Penser l’individu: Genèse stoïcienne de la subjectivité 9782503584430, 2503584438

Par quel prodige une philosophie matérialiste et naturaliste qui posait tout à la fois l'unité du continuum cosmiqu

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Penser l’individu: Genèse stoïcienne de la subjectivité
 9782503584430, 2503584438

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Penser l’individu Genèse stoïcienne de la subjectivité

HΦR Philosophie hellénistique et romaine Collection dirigée par Carlos Lévy (Paris) & Gretchen Reydams-Schils (Notre Dame, IN)

Penser l’individu Genèse stoïcienne de la subjectivité

Marion Bourbon

H

F

© 2019, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. ISBN 978-2-503-58443-0 E-ISBN 978-2-503-58444-7 DOI 10.1484/M.PHR-EB.5.117163 ISSN 2565-8816 E-ISSN 2565-9898 Printed in the EU on acid-free paper. D/2019/0095/204

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

11

PREMIÈRE PARTIE LA PHYSIQUE STOÏCIENNE DE L’INDIVIDUALITÉ

25

I. La théorie stoïcienne de l’individuation : l’unicité comme identité 26 1. Préalables : les conceptions platonicienne et aristotélicienne de la qualité (poiotês) 26 a. La qualité platonicienne 27 b. La qualité aristotélicienne 29 α. Le refus de la substantialisation platonicienne de la qualité 29 β. Les qualités primitives dans les traités biologiques : des qualités substantielles ? 32 2. La corporéisation stoïcienne du principe d’individuation 34 a. La corporéisation du principe d’individuation 34 b. Le « décrochement » poion/poiotês 36 c. Les degrés de qualification : le modèle corporéisé agent/ patient s’exerce à plusieurs niveaux de la matière 41 3. L’unicité comme identité 44 a. La qualité propre (idia poiotês) comme principe d’identité individuelle 44 b. Idia poiotês et atomôthen eidos : l’indivisibilité comme actualité47 c. Idia poiotês et atomon : deux indivisibles et un différend cosmologique49

Table des matières

II. L’individu « non séparé » et l’individu-monde 1. Individu et continuum 2. Le modèle organique de l’individu-monde a. Le pneuma comme logos spermatikos b. Le pneuma comme krasis di’holôn α. La krasis au croisement des logoi β. Krasis, phusis et pronoia : association hippocratique ou rétroprojection galénique ? γ. La krasis comme sumpatheia et sumpnoia c. La relativisation des niveaux d’individualité

51 51 52 52 54 55 56 59 61

III. L’identité individuelle à l’épreuve du temps et du monde 63 1. Individuation et identité : l’idia poiotês doublement attaquée 63 a. L’attaque de la qualité propre dans la théorie de la connaissance : l’argument de l’« aparallaxie » 63 b. L’argument dit « croissant » et la réponse chrysippéenne 65 α. L’argument dit « croissant » 65 β. Une première tentative de réfutation de l’argument croissant : le cas Dion 67 γ. Une deuxième tentative de réfutation de l’argument croissant : la distinction substrat (hupokeimenôn)/ individu qualifié (idiôs poion)70 2. L’extension du champ de l’identité de l’idiôs poion : l’identité relationnelle 73 3. Identité individuelle et « éternel retour » 76 DEUXIÈME PARTIE DE L’INDIVIDU AU SUJET I. Les outils conceptuels originels : le sujet en construction 82 1. Appropriation (oikeiôsis), conscience (suneidêsis/ sunaisthêsis), assentiment (sunkatathesis) 82 a. « Sujet » de soi-même : l’appropriation (oikeiôsis) biologique 82 α. Préalable : retour sur la notion de suneidêsis 82 β. L’individualité de la constitution et de la conscience de soi : la doctrine chrysippéenne de l’appropriation à soi-même85 γ. La perception de soi : l’appropriation de Hiéroclès 87 δ. Appropriation à soi-même et appropriation à sa constitution95 ε. Appropriation, conscience de soi et individuation 98



Table des matières

b. L’assentiment (sunkatathesis) comme acte subjectif 101 α. L’assentiment du sujet comme cause de l’effectivité de la représentation 101 β. L’assentiment entre cause principale et « mouvement volontaire (motus uoluntarius) » de l’âme 106 γ. De l’individuation de l’impulsion à la subjectivité de l’assentiment114 δ. La fonction personnalisante de l’assentiment 120 ε. Les limites du modèle de l’assentiment 127 2. Le daimôn entre principe cosmologique et concept psychologique : un principe d’identité personnelle ? 129 3. L’éthique en situation : individualité et transaction 135 II. Une inflexion panétienne : l’individualisation de l’appropriation (oikeiôsis) humaine

138

III. Le tournant Épictète : nouvelle psychologie ? nouveau sujet ? 142 1. La prohairesis : l’identité dans la plasticité 144 a. La responsabilité en héritage, avec et par-delà Aristote 144 α. La prohairesis : notion et concept 144 β. La prohairesis comme principe d’action et de responsabilité chez les orateurs attiques 146 γ. La reprise aristotélicienne : la prohairesis comme causalité psychique 148 δ. Une présence philonienne 151 b. La prohairesis dans le stoïcisme originel 153 α. Une présence (très) discrète 153 β. Les raisons d’une quasi absence. Du désir délibéré (prohairesis) aristotélicien à l’assentiment (sunkatathesis) stoïcien 154 c. La prohairesis chez Épictète : l’identité dans la plasticité 154 α. De l’assentiment (sunkatathesis) au choix (prohairesis)154 β. Soi-même comme sa prohairesis (faculté de choix) 158 2. Faire un à deux : l’identité personnelle à l’épreuve de l’habitation psychique 175 a. Le daimôn : un principe d’identité personnelle à la charnière de « l’intérieur et de l’extérieur » 176 b. L’exceptionnalité comme lot commun : l’universalisation de la figure du daimonion de Socrate 179



Table des matières

IV. Le « cas » Marc-Aurèle : la subjectivation en pratique 1. De soi-même à soi-même : au lieu de soi 2. La multiplicité psychique « en acte » a. La topographie démonique b. Les personae marc-auréliennes 3. Soi-même comme son hégémonique

183 183 185 186 187 190

TROISIÈME PARTIE LA SUBJECTIVITÉ CHEZ SÉNÈQUE : L’INDIVIDUATION À L’ÉPREUVE DU CHANGEMENT DE MONDE I. Le moment cicéronien : penser l’intériorité dans le monde latin201 1. La conscientia cicéronienne : de la complicité à la relation à soi-même202 2. De l’intériorité comme expérience à son fondement ontologique205 a. La distinction gnoséologique intestinum/oblatum 205 b. Le mouvement intérieur (interiorie) et sien (suo) de l’esprit 208 3. La uoluntas cicéronienne : par-delà le système stoïcien ? 210 a. La uoluntas cicéronienne dans le corpus « non philosophique » : l’ambivalence du vouloir 210 b. Le précédent lucrétien : la libera uoluntas 213 c. Le débordement de la uoluntas cicéronienne sur la boulêsis214 α. La traduction de la boulêsis stoïcienne par uoluntas 215 β. Le nouage cicéronien hekôn/uoluntas : l’extension du champ du volontaire 217 γ. Le redoublement du volontaire 219 δ. Du principe d’action au principe d’identité : les enjeux de l’unification linguistique de la uoluntas 222 d. L’identification de la uoluntas et du principe d’autodétermination : le De fato 23-24 223 e. Le legs cicéronien 226 II. L’intériorité sénéquienne : la psychologie stoïcienne revisitée 1. Préalables a. De la suneidêsis à la conscientia : la trace d’un « tournant » ? b. Deux points de contraste entre les usages de conscientia chez Cicéron et Sénèque c. Fonction de l’image et de la métaphore spatiale dans l’écriture de Sénèque



227 227 227 228 230

Table des matières

2. L’âme comme espace intérieur transactionnel 232 a. L’intériorisation du rapport à soi : l’âme comme « espace intérieur » 232 b. À la frontière de soi : séparation et transaction 238 c. L’aménagement de la condicio : l’espace psychique comme espace de reconfiguration 241 d. L’expérience intérieure du temps, matière de l’usage de soi 244 3. Du miroir à la conscientia : soi-même à l’épreuve de l’alter ego 250 a. Le miroir dans les Questions naturelles  251 b. Le dispositif en miroir des Lettres à Lucilius 253 c. Le miroir de la conscience du De clementia 256 d. Les deux formes d’imitation 260 e. L’intériorisation de la relation à l’alter ego : la conscientia262 f. Le sujet et sa conscientia263 α. La conscientia comme rempart 263 β. Les rapports conscientia/custos intérieur : le retour du démonique ? 268 4. L’âme comme espace conflictuel 272 a. Bona et mala conscientia 272 b. Procès, revendication et possession : le conflit avec soimême en soi-même pour soi-même 278 5. L’unité retrouvée ? La uoluntas 282 a. La uoluntas entre « instinct » et volonté vertueuse 283 b. Historicité de la uoluntas, unité du sujet de la uoluntas 285 c. Une nouvelle psychologie ? 288 d. Du logos vers la uoluntas : les enjeux d’un transfert 295 α. La redéfinition du telos : vouloir toujours la même chose et ne pas vouloir la même chose (semper idem uelle atque idem nolle)295 β. Une nouvelle représentation de la conflictualité psychique ? L’infirmitas de la bona mens 296 QUATRIÈME PARTIE PERSONAE ET PROSÔPA, L’IDENTITÉ PERSONNELLE À L’ÉPREUVE DE LA MÉTAPHORE DE L’ACTEUR I. La théorie panétienne et cicéronienne des personae : soi-même comme ses rôles 1. Retour sur la notion de persona a. Le terme de persona : évolution sémantique b. La persona en contexte oratoire c. La systématisation de la persona oratoire par Cicéron



310 312 312 314 316

Table des matières

2. Une modélisation de l’oikeiôsis humaine « pluralisée » 3. « S’identifier à soi-même » : destin et interprétation

318 320

II. La persona chez Sénèque : du masque à la personne 326 1. De la persona masque… 327 2. … à la persona relationnelle 333 3. Persona et uoluntas : la question de l’unité des usages de la métaphore335 III. L’acteur et le rôle propre (idion prosôpon) chez Épictète : le jeu de l’identité 1. La vie comme une pièce : l’injonction à jouer 2. Rôle social et circonstances, rationalité et personnalité : des identités pour un prosôpon 3. Prosôpon et prohairesis 4. L’art de l’acteur : de la multiplicité du polutropos à l’identité de sa voix 5. Du rôle individuel au rôle personnel : l’idion prosôpon

340 341 344 347 350 355

CONCLUSION GÉNÉRALE

361

BIBLIOGRAPHIE

365

INDEX Index des noms anciens Index des noms modernes Index des passages cités

405 407 411



INTRODUCTION

Par quel prodige une philosophie matérialiste et naturaliste qui posait tout à la fois l’unité du continuum cosmique et l’existence du destin a-t-elle pu donner naissance à une conception forte de l’individu1 et de cet individu singulier qu’est le sujet humain ? Tel est le paradoxe que nous voudrions ici éclairer. Nous chercherons en effet à montrer que c’est bien le stoïcisme qui a mené la réflexion la plus aboutie sur l’individu dans l’antiquité, là où tout semblait rendre cette genèse improbable : il a envisagé tous les degrés de l’individualité, de son degré le plus faible, celui de l’individu comme être qui dispose d’une unicité absolue, jusqu’à son degré ultime, celui de l’individualité humaine. Cela ne revient évidemment pas à prétendre que le stoïcisme « inventerait » ex nihilo l’individu. Sans parler des apports platoniciens et peut-être plus encore aristotéliciens2, le  moment stoïcien prend place dans une histoire de la pensée de l’individualité et de la subjectivité qui ne commence pas avec le stoïcisme, qui ne se limite pas non plus aux 1 L’histoire de la problématisation de l’individu se trouve non sans paradoxe relativement dissociée de celle du substantif indiuiduum introduit par Cicéron pour traduire l’atomon grec. Voir Luc. 55. Mais avant que la notion ne se trouve au fondement du système atomiste, il fallut attendre qu’elle se soit trouvée arrachée au contexte logique que le grec lui avait assigné. En effet, la notion d’atomon est d’abord liée chez Platon et chez Aristote à un contexte de division dialectique et, chez le Stagirite, biologique. Sur l’histoire de la notion, voir A.  Merker, « Individu, personne et humanité, ou l’émergence de la personne comme être éthique », in La Personne, Actes du colloque interdisciplinaire La Personne (20 & 21 octobre 2010, Université de Strasbourg), textes édités et introduits par A. Merker, préfacés par J.-M. Poughon, Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, no 31, premier semestre 2012, p. 71-105. 2 Le concept aristotélicien de prohairesis est à cet égard un concept central de cette histoire de la problématisation de l’individualité humaine. Voir plus bas, p. 144 sq.

PENSER L’INDIVIDU

c­ orpus dits philosophiques, tant elle charrie aussi une préhistoire poétique, rhétorique et juridique. Elle fait apparaître un certain nombre de marqueurs dans des alliages et des configurations à chaque fois singuliers. De cette histoire à la fois linguistique, littéraire et philosophique émerge une constellation de figures, comme autant de représentations de l’identité individuelle et personnelle, prises elles-mêmes dans l’histoire des représentations du corps et de l’âme, alors même que ces notions ne sont, au moins à l’époque archaïque, pas unifiées. À ce titre, l’appréhension philosophique de l’individu et de la subjectivité hérite et se trouve confrontée à toute une psychologie et une « somatologie » qui la précèdent et la débordent et dont Homère constitue à l’évidence le point de départ3. Le stoïcisme n’en construit pas moins une combinatoire inédite qui n’avait jamais été jusque-là à ce point unifiée pour penser l’individuation, depuis sa forme commune à tous les vivants jusqu’à la spécificité radicale de l’individuation humaine, celle de la subjectivité : l’individuation est ainsi de part en part naturelle, jusque dans sa forme rationnelle. C’est cette genèse que nous nous proposons de reconstruire. À cet égard, le naturalisme stoïcien relève un défi qui est encore et peut-être plus que jamais le nôtre : maintenir la différence irréductible du sujet humain sans jamais renoncer à poser la continuité profonde du vivant. Or nous défendons ici l’hypothèse que cette conception aboutie de l’individu est née d’une série de mutations synchroniques et diachroniques produites par le système stoïcien au contact de ses adversaires historiques académiciens, mais plus encore à la faveur d’un événement po Sur le thème de l’identité personnelle chez Homère, voir J. Redfield, « Le sentiment homérique du moi » in Le Genre humain, 12, 1985, p. 93-111. Sur la psychologie homérique, et plus largement de l’époque archaïque, voir J. Bremmer, The Early Greek Concept of Soul, Princeton, Princeton University Press, 1983. Sur le rapport de la psychologie de Platon à Homère, et l’hypothèse interprétative selon laquelle la psychologie platonicienne constituerait l’aboutissement de la psychologie archaïque, voir en particulier B. Snell, Die Entdeckung des Geistes, Studien zur Entstehung des Europäaischen Denkens bei den Griechen, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1946 (trad. fr. La Decouverte de l’esprit. La génèse de la pensée européenne chez les Grecs, Paris, Éditions de l’Éclat, 1994) et en particulier le chapitre « La vision homérique de l’homme » ; A. W. H. Adkins, From the Many to the One :A Study of Personality and Views of human Nature in the Context of Ancient Greek Society, Values and Beliefs, London, Constable, 1970 ; D. B. Claus, Toward the Soul. An Inquiry into the Meaning of ψυχη before Plato, New Haven/CT, Yale University Press, 1981 ; et R. B. Onians, The Origins of European Thought about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge, CUP, 1988 (trad. fr. : Les Origines de la pensée européenne, Sur le Corps, l’Esprit, l’Ame, le Monde, le Temps et le Destin, Paris, Seuil, 1999). Sur la constitution platonicienne de la psychologie à partir de la psychologie archaïque, voir O. Renaut, « Platon : l’invention de la psychologie », Sciences-croisées, 7-8, 2011, [en ligne] : http://www.sciences-croisees.com/. 3



Introduction

litique et culturel majeur, celui que constitua le passage à Rome. À partir de ce qu’on a appelé le moyen stoïcisme, les philosophes stoïciens se sont adressés à un public qui n’appartenait plus au cadre scolaire, celui des aristocrates romains. Plongé dans une culture et une langue qui lui étaient au départ étrangères, le système a muté, forgeant de nouveaux concepts décisifs, ceux de conscientia et de uoluntas, s’emparant aussi d’une notion de la langue commune dont Aristote avait fait un concept, celle de prohairesis4. Dans cette perspective, ces mutations théoriques ne peuvent pas être comprises comme de simples variations ornementales. La philosophie de Sénèque constitue à cet égard le terrain par excellence de cette mise à l’épreuve du système au contact du monde romain, celle de sa capacité à adapter ses idéaux éthiques aux contours d’une réalité culturelle qui lui était autre. Avec lui, la subjectivité – de l’insensé, du progressant et du sage – se trouve plus explicitement affirmée à travers celle de la conscientia et de la uoluntas dont il s’agit de penser les métamorphoses. Cela n’implique pas un renoncement au système mais un réaménagement de « l’intellectualisme » stoïcien et au moins par endroits un décollement par rapport à lui qui infléchissent nécessairement la conception de l’individu, lui conférant une activité plus affirmée, en tout cas irréductible à sa dissolution dans la rationalité du tout. Ce tournant amorcé par le système5 par lequel la uoluntas semble disposer de la centralité que les premiers stoïciens accordaient au destin nous semble ainsi devoir être mis en relation avec cette surdétermination langagière, culturelle et politique qu’apporte l’Empire romain, au moment même où Sénèque fait l’expérience de la tyrannie de Néron. Cette double contrainte philosophique et historique n’est sans doute pas étrangère à la forme spécifique d’affirmation de la puissance individuelle que déploie alors le stoïcisme de Sénèque, confronté à la figure du tyran-monde : l’Empire romain ajoute une dimension cosmique à la tyrannie, celle que la philosophie s’était précisément jusque-là réservée. On pourrait nous objecter que cette perspective prise sur « le » stoïcisme dans toute son évolution est rendue éminemment problématique du 4 Les limites de notre enquête nous ont conduits à concentrer notre recherche sur Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle plutôt que d’y faire entrer Musonius Rufus, mais aussi Perse et Lucain qui, à des degrés et avec des différences que nous ne contestons pas, sont tous représentatifs du stoïcisme romain. 5 De ce point de vue, la philosophie de Sénèque entame la reconquête du monde de l’intériorité qui avait été abandonné aux poètes élégiaques du fait d’un phénomène de marginalisation de la philosophie entre la fin de la République et le début du principat. Sur ce point, voir C. Lévy, « Auguste au miroir de la philosophie », in S. Luciani (dir.), Entre Mots et marbre. Les métamorphoses d’Auguste, 2016 (82), Ausonius, 2016.



PENSER L’INDIVIDU

fait du peu de textes qui nous sont parvenus pour le stoïcisme originel, mais aussi du fait de l’hétérogénéité du statut de ces textes : fragments d’exposés pour le stoïcisme originel, sermo, manuels, diatribes, plus largement textes parénétiques et protreptiques à l’attention du proficiens pour la période impériale. Il est certain que la rareté de nos sources rend très délicate toute tentative de reconstruction à partir d’une ligne originelle : nous n’avons qu’un aperçu extrêmement réduit de la production philosophique stoïcienne de la période des fondateurs et pour celle à laquelle nous avons accès, cet accès passe quasiment exclusivement par l’intermédiaire de témoignages critiques. Il est d’autre part évident que certains textes se prêtent beaucoup plus à la uariatio que d’autres : on ne peut pas demander à un exposé technique de faire preuve de la même souplesse qu’un traité thérapeutique ; de même, les textes où le support stoïcien originel est très présent autorisent sans doute moins de liberté que les dialogues. Faut-il pour autant réduire les différences à n’être que des variations de style imposées par des contraintes pédagogiques ? Il nous semble que la question ne s’en trouverait que repoussée : elle reste celle de savoir pourquoi la langue du stoïcisme est devenue celle du traité thérapeutique et protreptique. Il n’est selon nous pas possible de se rapporter au statut du texte comme à un indifférent, a fortiori dans une philosophie qui s’est à ce point conçue comme une pratique6 et qui s’est inscrite dans une certaine tradition de la mêtis7. C’est dire que loin de pouvoir être réduite à une simple facilité de langage, cette transformation participe elle-même de l’évolution du stoïcisme : la langue est le creuset de déplacements qui ont nécessairement une épaisseur théorique dont il convient de questionner le statut. Il ne s’agit pas de dire que tel ou tel auteur serait moins stoïcien qu’un autre ou qu’un stoïcisme moins exigeant, plus lâche, aurait succédé au précédent, mais au contraire de considérer combien le stoïcisme dispose d’une incroyable plasticité : il permet ses propres métamorphoses sans que celles-ci ne menacent à aucun moment son unité. Dès lors, par où commencer dans un système où tout est dans tout ? La nature du système pose une difficulté méthodologique : comment parler de ses parties dont l’individuation ne peut qu’être méthodolo6 Nous renvoyons sur ce point aux analyses de T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, Paris, Vrin, 2006. 7 Sur la présence de la tradition de la mêtis chez les stoïciens, voir S. Aubert-Baillot, Per Dumeta. Recherches sur la rhétorique des stoïciens à Rome, de ses origines grecques jusqu’à la fin de la République, thèse de doctorat de l’Université Paris IV-Sorbonne, 2006. Sur la mêtis chez les Grecs, voir M. Détienne & J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974.



Introduction

gique, en vertu de cet ordre incroyable des matières ? C’est la difficulté rencontrée par Caton qui se surprend à avoir parlé de logique et de physique8 dans un débat concernant l’éthique, comme emporté par la cohérence même du système : Mais à présent je m’aperçois que je me suis avancé plus loin que la question proposée ne le demandait. De fait, l’admirable arrangement de la doctrine et l’ordre incroyable des matières m’ont entraîné. Ceux-là, dieux immortels, ne les admires-tu pas ? Car, soit dans la nature, en comparaison de laquelle rien ne forme mieux un tout enchaîné, rien n’est mieux réglé, soit dans les ouvrages faits de main d’homme, peut-on trouver quelque chose d’aussi agencé, d’aussi bien assemblé, d’aussi uni ? Y a-t-il une suite qui ne convienne pas à ce qui la précède ? Une conséquence qui ne réponde pas à son antécédent ? Y a-t-il quelque chose qui ne soit si bien enchaîné au reste que changer une seule lettre la chute de tout l’édifice ? Et pourtant, il n’y a rien qui puisse être déplacé9.

La clôture du système sur lui-même et cette circularité ont pour contrepartie un ordonnancement au sein duquel tout se tient, dans une interdépendance qui rappelle celle de l’agencement des lettres dans une langue : ôter ou modifier la moindre lettre ferait s’effondrer tout l’édifice. À ce titre, il y a impossibilité de penser les parties du système pour elles-mêmes et en même temps nécessité de les penser ensemble pour expliciter cette unité organique. Cette dynamique reproduit la structure même de l’individu, son insubstituabilité et sa nécessaire inscription dans le tout. À l’échelle du système, la difficulté devient aussi dans le temps celle du statut de ses variations diachroniques. Nous la trancherons en partant de la physique, c’est-à-dire en adoptant une perspective génétique. L’individu ne se réduit pourtant jamais à un espace prédéfini de la pensée stoïcienne. Il construit en quelque sorte son site entre les structures du système, structures ellesmêmes en mutation à l’échelle de la période de notre corpus. Notre enquête nous conduira ainsi de l’individualité absolue que la physique stoïcienne reconnaît à tout être, comme corps, à la personnalité qui la parachève au niveau de l’éthique, du fait d’un acte subjectif qui n’est plus seulement un principe d’action, mais aussi un principe d’identité personnelle. Nous verrons ainsi que dès l’origine les stoïciens forgent une véritable physique de l’individualité. La corporéisation et la biologisation Fin. III, 72 et 73. Ibid., 74 (trad. J. Martha légèrement modifiée).

8 9



PENSER L’INDIVIDU

du principe d’individuation qu’est la qualité propre (idia poiotês) leur permettent de poser la positivité intrinsèque de l’individualité comme unicité. L’idia poiotês est cependant un concept peu individualisé qui s’applique à tous les vivants. Elle ne permet pas à elle seule d’appréhender la spécificité de l’individu spécifiquement humain au sein d’un système tout entier indexé sur l’unité cosmique : les stoïciens appliquent le modèle organique tout à la fois aux individus et au monde, l’individu paradigmatique, de sorte que les niveaux d’individualité infra-cosmiques s’en trouvent fortement relativisés. Dès lors, seul le sage constitue un individu au sens plein, parce que son individualité reproduit celle du monde. Ici encore, le système fait apparaître la perfection du seul homme véritablement individué, c’est-à-dire conscient de la relativité de son individualité : il est celui qui épouse le destin du tout. Cette physique de l’individualité affirme ainsi le caractère fondamentalement relationnel de l’identité individuelle auquel le stoïcisme ne renoncera à aucun moment10. Dès lors, comment le stoïcisme en vient-il à amorcer un effort de surdétermination de l’individuation humaine ? Cette question ne peut être informée qu’à partir d’une reconstruction que le peu de textes et le statut des sources par lesquels les témoignages nous sont parvenus rend donc éminemment problématique. Nous adopterons ainsi une perspective archéologique qui nous conduira des concepts originaux du système jusqu’au concept épictétéen de prohairesis et à la variation marc-aurélienne. En l’état de nos sources, trois éléments conceptuels forts occupent une fonction décisive au sein de l’éthique et du système et sont attestés dès les premiers scolarques : celui d’appropriation (oikeiôsis), celui de conscience de soi (suneidêsis/sunaisthêsis) et celui d’assentiment (sunkatathesis). La notion d’appropriation décrit cette tendance par laquelle tout animal se reconnaît comme lui-même – cette conscience de soi se nommant suneidêsis ou sunaisthêsis – et s’attache à lui-même. La notion d’assentiment permet quant à elle de penser comment l’individu consent ou refuse une représentation qui s’impose à lui, selon le modèle politique du suffrage. Ces concepts éthiques (oikeiôsis, suneidêsis, sunkatathesis) semblent déjà orientés vers l’explicitation de la spécificité 10 Nous sommes ici en présence de l’analogon de la partition que déploient les stoïciens dans l’analyse des passions lorsqu’ils opposent la perfection de la raison du sage au retournement de la raison du passionné. Chrysippe avait développé un vif intérêt pour des problématiques spécifiquement humaines, celles de la théorie des passions et la tragédie mais là encore la figure du passionné ne semble avoir suscité son intérêt qu’en tant qu’elle constituait une inversion littérale de la figure du sage, preuve s’il en est de l’hégémonie du modèle.

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Introduction

de l’individuation humaine mais sans pour autant la permettre jusqu’au bout. L’oikeiôsis et la suneidêsis apparaissent en effet d’abord comme les pivots de la théorisation de l’« autonomie » animale, au sens où tout animal fait un usage de soi et de son milieu, cette structure « réflexive » minimale n’étant pas l’apanage de l’homme. L’appropriation s’individualise certes très vite pour mobiliser des comportements sociaux de plus en plus raffinés, de sorte qu’il s’agit bien de penser dans le cas de l’homme le passage de la nature à la morale, de la pulsion d’autoconversation à la tendance à la rationalité. Il n’en demeure pas moins que la perspective de l’oikeiôsis insiste là encore sur la communauté avec l’animal plutôt que sur la différence entre l’être humain et tous les autres êtres11, alors même que le stoïcisme est le premier à affirmer de manière aussi radicale cette différence. Pour trouver une explicitation de la spécificité radicale de l’individuation humaine, il faut se tourner vers la théorie de l’assentiment et de son usage réflexif. L’assentiment est ainsi défini comme un acte subjectif irréductiblement en notre pouvoir – il y a bien là une forme de séparation – mais il n’en reste pas moins pris dans le destin : c’est ce qui lui vaut de concentrer les attaques des Académiciens. Cette double polarisation se retrouve mutatis mutandis lorsqu’on s’attache au concept de daimôn qui nomme une entité psychique qui assure cependant aussi une fonction cosmologique. C’est avec ce que l’on nomme le stoïcisme intermédiaire que les ­stoïciens semblent avoir commencé à produire des variations à partir du matériau conceptuel originel en faveur d’une humanisation sensible du modèle de l’individuation, peut-être sous l’effet des controverses avec la Nouvelle Académie mais aussi du fait du contexte historique et culturel nouveau dans lequel le stoïcisme se trouvait alors plongé, devenant donc un stoïcisme à l’usage de l’élite romaine. Panétius propose ainsi un réaménagement du modèle de l’oikeiôsis que l’on peut interpréter comme une tentative de transfert de la notion de qualité propre (idia poiotês) au sein de l’éthique. La doctrine de l’assentiment soulignait déjà combien la nature nous destine à la variation dans nos conduites, en nous déléguant le pouvoir d’un usage en première personne de notre assentiment. Pour la première fois à notre connaissance, avec la théorie panétienne des prosôpa, c’est notre individualité qui devient éthiquement normative. Avec Épictète, nous le verrons, les mutations du système connaissent une accélération décisive. Le modèle de l’oikeiôsis et celui de l’assentiment, sans doute pour une part également usés par la dialectique aca Fin. III, 19, 62-63.

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démicienne anti-stoïcienne, se trouvent relativement marginalisés  à la faveur de l’émergence d’un nouveau concept, celui de prohairesis, cette faculté de choix qui exprime celui ou celle que nous sommes. Or avec ce terme, Épictète recourt à une notion de la langue commune qui emprunte à un double héritage, aristotélicien mais aussi rhétorique et politique. Or si la prohairesis aristotélicienne fonde incontestablement une théorie forte de l’acte individuel, il est peut-être plus problématique d’aller jusqu’à affirmer que ce principe d’action soit déjà un principe d’identité personnelle chez le Stagirite, ce qu’il semble être devenu chez Épictète. Pour Aristote, certes les hommes seuls sont capables de prohairesis mais elle n’est pas encore ce avec quoi le sujet, dans sa singularité, coïncide. En accordant un statut absolument unique aux êtres humains au sein de la scala naturae et en affirmant de manière aussi appuyée leur unicité, les stoïciens ont mis en relation de manière nécessaire la physique et l’éthique selon une liaison qui n’est pas aussi explicite au sein de la pensée aristotélicienne. Nous sommes donc plutôt conduits à nous demander si la résurgence contextuelle de la notion n’a pas pu constituer une forme de catalyseur d’un processus conceptuel interne au stoïcisme. Avec la prohairesis, la plasticité psychique que les premiers stoïciens avaient posée se trouve ancrée dans un principe d’identité personnelle et est ainsi renforcée : en certains passages elle en vient à déborder l’acte subjectif de jugement que définissait l’assentiment et qu’elle paraît bien alors anticiper. Elle engage désormais le choix d’une vie toute entière qui fonde en retour la plasticité constitutive de l’usage de soi. Cette montée en puissance de la subjectivité corrélative de l’émergence des valeurs d’intériorisation et de personnalisation  au sein du stoïcisme hellénistique semble en effet coïncider avec la  plongée du système en milieu romain. Il conviendra donc de repartir chronologiquement un peu en arrière pour éclairer ces mutations dans la conception de l’individuation, cette fois-ci d’un point de vue externe au système. Pourquoi aborder ainsi la psychologie de Sénèque après celle d’Épictète? Un fait majeur nous semble devoir être mis en évidence au sein du stoïcisme : le changement de monde, et avec lui le changement de langue. Il constitue à lui seul un phénomène si important qu’il convient de ne pas établir artificiellement une continuité chronologique entre les auteurs stoïciens. L’unité linguistique ainsi dégagée, elle permet de mieux percevoir les mutations internes au système. En retour, la différence linguistique met en lumière les problèmes de réactivité et d’adaptabilité rencontrés par le système par rapport aux phénomènes extérieurs, à commencer par celui de la langue. La langue romaine dispose à ce titre

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d’un statut tout particulier : là où la prohairesis n’a laissé aucune trace dans notre langue, cette dernière dérive de la mutation linguistique qui fait émerger les notions de conscientia, de uoluntas et de persona. Nous sommes donc confrontés à des mutations provoquées par des changements internes et par des changements linguistiques et culturels, alors même que la frontière entre les deux n’est pas toujours simple à déterminer. La philosophie stoïcienne se trouvait confrontée tout à la fois au problème de la tradition et à celui d’une langue qui accueille sans renoncer pour autant à son propre sous-bassement. Sénèque se fait en outre l’habile utilisateur d’un lexique qu’il hérite directement de Cicéron et qui mêle donc les strates des efforts de traduction, la part de réélaboration qui en procède et la charge proprement cicéronienne donnée à ces notions. Nous faisons ainsi l’hypothèse que la langue latine est un facteur déterminant de cette genèse stoïcienne de la subjectivité. Elle constitue sa condition, de sorte qu’elle façonne les représentations et a ainsi nécessairement des effets sur la pensée. Or la langue latine du uelle et de la uoluntas fait surgir une dynamique vitale et psychique qui déborde l’acte intellectif sur lequel est centré le modèle hellénistique. La uoluntas permet ainsi d’exprimer en même temps ce que le grec dit avec plusieurs notions : le dynamisme pulsionnel qu’est la hormê et l’acte subjectif qu’est l’assentiment (sunkatathesis). Elle privilégie une dynamique de la pensée, plutôt que son analyse et la mise en évidence de ses différentes stases. La langue ne peut selon nous être considérée comme un indifférent : elle est ainsi partie prenante de la création d’une économie notionnelle originale qui tient aussi évidemment à l’usage que Sénèque en fait. Pour autant que nous puissions en juger en l’état de nos sources, c’est en effet chez Sénèque qu’on peut repérer quelque chose qui ressemble tout à la fois à un mouvement d’inflexion en faveur d’une conception de l’individuation spécifiquement humaine et à une certaine autonomisation de l’éthique. Il s’approprie deux notions forgées par Cicéron, celles de conscientia et uoluntas qui occupent chez lui une place centrale au sein de l’éthique, arrimant le sujet à la réalité d’une existence et d’une puissance que le modèle intellectualiste ne pouvait sans doute pas exprimer de manière aussi immédiate12. Avec ces deux notions, Sénèque forge deux principes d’identité personnelle. Dans cette perspective, le plus frappant est peut-être le relatif délaissement du modèle animal de l’oikeiôsis/conciliatio-commendatio : la Voir plus bas, p. 295 sq.

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doctrine de l’appropriation (oikeiôsis) de l’animal à lui-même n’est mentionnée en tant que telle par Sénèque qu’une seule fois à la toute fin des Lettres13, et en outre pour introduire une distinction entre appropriation à sa constitution et appropriation à soi-même qui permet précisément d’éclairer le passage à l’individuation rationnelle spécifiquement humaine. Le trait caractéristique de sa psychologie consiste dans le fait que le caractère relationnel qui constituait la structure originelle réflexive de l’oikeiôsis se trouve à la fois subjectivisé et intériorisé. C’est ce que rend sensible la dynamique spéculaire du dispositif des Lettres à Lucilius : le dialogue s’y donne comme relation à un alter ego, cet autre moi-même. Or cette dynamique identificatoire caractéristique de la relation parénétique se trouve importée à l’intérieur de l’âme pour devenir le modèle de la relation à soi-même, ou plutôt précisément à sa propre conscience (conscientia). La référence à la conscientia est en effet désormais contemporaine d’une représentation de l’âme comme espace intérieur, construit par creusement et délimitation. Pour autant, cet espace définit moins une retraite réelle hors du monde que ce lieu depuis lequel une relation adéquate au monde devient possible. À ce titre, la constitution du rapport à soi recouvre la conquête de l’espace psychique qui a tout d’un espace « transactionnel ». Avec cette métaphore, nous retrouvons à la fois G. Reydams-Schils et T.  Bénatouïl. La première a montré combien le moi stoïcien impérial se définit comme un « moi-médiateur »14, c’est-à-dire assurant une fonction médiatrice entre les idéaux philosophiques stoïciens et le réel socio-politique de l’Empire, avec les valeurs qu’il charrie. Elle souligne ainsi la dimension « transactionnelle » de l’individualité stoïcienne en éthique – dans cette négociation constante, les idéaux philosophiques comme ceux de la tradition se trouvent nécessairement mis à l’épreuve – et met en évidence le caractère décisif du choix comme acte subjectif dans la réflexion sur ce qu’est la subjectivité pratique. Nous nous proposons de réinscrire la dimension transactionnelle de la subjectivité stoïcienne dans la perspective de sa genèse biologique, de sorte qu’il y a là selon nous une structure fondamentale du stoïcisme à l’échelle du système en son entier, celle de la « transitivité » fondamentale du vivant : la transaction est la forme rationnelle que prend la structure relationnelle Ep. 121, 16 ; 24. Voir The Roman Stoics. Self. Responsibility and Affection, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2005. 13 14

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chez ce vivant singulier qu’est l’humain, précisément parce qu’alors la relation au monde se trouve réinvestie par cet acte rationnel par lequel elle devient subjective. Si l’espace psychique, lieu de cet investissement, est « transactionnel », c’est que la séparation qui assure son inaliénabilité n’est jamais que relative : l’ouverture au monde est première – je suis toujours déjà en relation avec lui – et le point de vue du retrait n’est que la condition d’une individuation rationnelle qui assure la possibilité d’un investissement adéquat du monde. Dès lors, avec la métaphore transactionnelle, nous cherchons à souligner la dynamique de cette structure d’échange prise en charge jusque-là par la physique de la dynamique des corps, et qui caractérise la relation du sujet au monde : celle-ci recouvre bien une structure d’ « usage »15 dont T. Bénatouïl a montré qu’elle traversait l’ensemble du système stoïcien en en faisant une « théorie de la pratique »16, mais un usage singulier puisqu’il engage au moins métaphoriquement une certaine réciprocité. Celle-ci ne peut évidemment pas être mise sur le même plan que celui de la parité intersubjective. Pourtant, l’espace psychique est le site stratégique où nous faisons avec ce qu’il nous est donné de vivre. Or en aménageant notre rapport à notre condition, nous forgeons en retour la qualité de ce que nous vivons. De ce point de vue, la nature de notre investissement subjectif fait aussi quelque chose au monde. La réflexivité caractéristique de l’individuation rationnelle se caractérise dès lors comme une capacité psychique inviolable d’usage des représentations, déployée tout à fait singulièrement par Sénèque comme un aménagement de l’intérieur psychique. Cet espace intérieur semble cependant devenir aussi structurellement l’espace possible d’un conflit, c’est l’un des autres ressorts de l’introduction de la référence à la conscientia. Bona et mala conscientia désignent précisément deux formes d’aménagement de l’économie psychique qui recouvrent deux rapports possibles du sujet avec sa conscientia : accord ou discordance, selon un jeu des identités que nous retrouverons avec la persona, dans lequel on cache aux autres ce que l’on ne peut cacher à soi-même, c’està-dire à sa conscience. De manière contemporaine, la subjectivation est figurée par Sénèque selon le paradigme juridique comme une conquête sur soi-même ou, comme le dira Créon dans l’Œdipe, une guerre contre T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit. Ibid. et « L’usage de soi dans le stoïcisme impérial », art. cité, qui insiste en particulier sur l’usage de soi épictétéen et sur les modifications qu’il apporte au modèle platonicien. 15

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soi-même17. Ces thèmes font ressurgir la conflictualité psychique mais celle-ci n’est plus référée à l’insensé comme à une figure repoussoir. Elle semble bien plutôt être devenue la donnée constitutive dont la thérapeutique doit partir. Il s’agit d’offrir hic et nunc à des hommes ordinaires la possibilité d’un dégagement d’une affectivité devenue littéralement enfermante (celle de cet espace étroit qu’est l’angustia), suggérant que le stoïcisme de Sénèque s’attache au moins autant à la libération de l’homme ordinaire qu’à la pleine liberté du sage18. C’est ce que la notion de uoluntas rend possible, en unifiant la séquence psychologique de l’action, du dynamisme de la pulsion vitale à la volonté vertueuse. Cette unification au moins linguistique permet de tenir ensemble le désir de l’insensé et la volonté du sage, conférant à la uoluntas l’unité d’un principe d’identité personnelle. La notion de uoluntas semble alors amorcer au moins un réaménagement de « l’intellectualisme » : il y a là non pas un renoncement au système mais une tentative de mieux affirmer la puissance subjective. Le stoïcisme impérial n’en a pas pour autant renoncé à la figure du sage, il a encore moins abandonné ses idéaux éthiques, ni même cessé de poser pour horizon l’unité et la perfection de la sagesse. Cependant, cette figure ne vaut plus dans le cadre d’un antagonisme qui oppose l’humanité presque toute entière à cette figure rarissime qui incarne l’anti-normalité. Il n’est plus ce modèle à la hauteur duquel en un sens presqu’aucun homme ne peut se hisser. Tout se passe comme s’il devenait en chacun une figure intériorisée que représentent au moins dans certains textes la conscientia comme le daimôn. La référence à la sagesse vaut désormais comme ce qui meut un individu hic et nunc vers le progrès moral, alors même que le sujet sait qu’il ne parviendra jamais à la perfection : le sage, comme un idéal, nomme cet autre en soi devenu pôle d’identification. Il semble bien alors que nous soyons désormais installés dans une pensée de la subjectivation19.

Sénèque, Œdipe, v. 237. Ep. 116, 6. 19 Nous empruntons ici une catégorie foucaldienne désormais passée dans la langue philosophique et qui nomme ce processus par lequel un individu se constitue lui-même en « sujet moral » dans et par l’instauration d’un certain rapport à lui-même. Voir M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome II : L’usage des plaisirs, Gallimard, 1984, p. 33-35 et Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France : 1979-1980, Gallimard, 2012, p. 227. Sur ce concept, voir aussi Histoire de la sexualité, tome III : Le souci de soi, Gallimard, 1994 et L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France : 1981-1982, Seuil-Gallimard, 2001. 17 18

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Introduction

Le parcours que nous proposons ici vise ainsi à reconstuire la genèse stoïcienne de la subjectivité : nous n’en présupposons donc pas le concept mais nous le redéfinissons à nouveaux frais comme un type d’individuation et d’appropriation à soi. Il s’agit de repenser l’agentivité et la réflexivité depuis l’individuation biologique. Cette enquête cherche ainsi à s’inscrire dans l’histoire des problématisations de l’individualité et de la subjectivité. Elle maintient que les philosophies anciennes participent de cette histoire, contre une certaine interprétation selon laquelle l’antiquité « ne connaîtrait pas l’idée de sujet20 ». On en trouve aujourd’hui une variante très vivace dans le champ anglo-saxon, celle qui refuse toute pertinence à l’usage du lexique de l’individualité et de la subjectivité21 dans l’étude des textes antiques en général et stoïciens en particulier. La conception de l’«  homme » antique (qui ne serait donc pas non plus un « individu ») serait « objective » et « participante » et donc non subjective22. Or cette relation d’inférence nous semble en elle-même problématique, tant ce verdict d’absence procède d’une projection d’une certaine conception du sujet, enclos dans son for intérieur, tendantiellement solipsiste et individualiste. C’est oublier qu’on peut tout à fait se défaire de cette figure idéalisante de la subjectivité sans pour autant renoncer au concept23 : même solidaire du monde et du monde social, l’individu, pourvu qu’il dispose d’une agentivité et d’une réflexivité, reste un sujet.

20 Sur cette thèse, d’abord heideggérienne, puis reprise par J.  Beaufret, voir M. Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la physis », trad. F. Fédier, in Questions II, Paris, Gallimard, 1968, p. 189. Voir aussi le verdict d’absence du « moi » prononcé par M.  Mauss  pour lequel la catégorie ne prendrait « forme précise » qu’avec Kant. Voir « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de “moi” », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1983. 21 C’est en particulier le cas de C. Gill, voir notamment The structured Self in Hellenistic and Roman Thought, Oxford, Clarendon Press, 2006 et B. Inwood, Reading Seneca, Oxford, Clarendon Press, 2005. Un certain nombre d’interprètes résistent en faisant usage de la notion de self. Voir notamment A. A. Long, « Representation and the Self in Stoicism » in Stoic Studies, Berkeley, 1996, p. 264-285 et « Seneca on the Self : Why now ? » in A.  A. Long, From Epicurus to Epictetus. Studies in Hellenistic and Roman Philosophy, Oxford, Clarendon Press, p. 360-376 ; R. Sorabji, Self, Oxford, Clarendon Press, 2006 et G. Reydams-Shils, The Roman Stoics, op. cit. 22 C. Gill, op. cit. 23 Ce fut précisément l’objet de ce qu’on a appelé la « Querelle du sujet », cette mise en crise du sujet souverain et transparent de la tradition idéaliste. Voir P. Ricoeur, « Introduction » in Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, (Points), 1990. Voir aussi V. Descombes, « Programme », in Le complément de sujet, Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard (NRF Essais), 2004.



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Il existe bien entendu des décalages dans « l’outillage linguistique » et par là même « mental »24 qui nous sépare des textes qui nous sont parvenus : c’est le sens même de la pratique de l’histoire de la philosophie que de les éclairer. Mais cet écart ouvre l’espace de la recherche, loin d’exclure la validité de son champ25. Il fait d’elle un travail de préhistoire qui est nécessairement une interprétation. Restituer la singularité des thèses stoïciennes dans le contexte propre où elles s’énoncent, dans leur différence, ne préjuge pas du fait qu’elles puissent encore nous parler dans la langue qui est aujourd’hui la nôtre.26

Nous empruntons ces deux expressions à M. Détienne dans son article « Ébauche de la personne dans la Grèce archaïque », in I. Meyerson (dir.), Problèmes de la personne, Exposés et discussions, actes du colloque du Centre de recherches de psychologie comparative (Paris, 29 septembre-3 octobre 1960), Paris/La Haye, Mouton & Co (Congrès et colloques. École pratique des hautes études. Sixième section. Sciences économiques et sociales), 1973, p. 45-52. 25 Sur ce point, voir P. Remes & J. Sihvola, Ancient Philosophy of the Self, Springer, New York, 2008. Voir aussi J. Seigel, The Idea of the Self, Thought and Experience in Western Europe since the Seventeenth Century, Cambridge, CUP, 2005. 26 Au moment d’achever l’écriture de ce livre, je voudrais remercier celui qui a été mon directeur de thèse, et bien plus encore, Carlos Lévy. Je remercie également Gretchen Reydams-Shils pour m’avoir offert l’opportunité de publier dans la collection qu’elle dirige avec lui. 24

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PREMIÈRE PARTIE LA PHYSIQUE STOÏCIENNE DE L’INDIVIDUALITÉ

Lorsque la philosophie grecque se saisit de la question de l’individu et de son identité, celle-ci se retrouve constitutivement solidaire de la manière de penser la nature du réel et, partant, de la question que l’on nommera postérieurement celle du « mobilier du monde » : de quoi le monde auquel nous appartenons est-il fait ? Quels en sont ses constituants réels ? C’est cette manière de penser le réel qui détermine le statut de cette unité individuelle donnée dans l’expérience la plus commune ; c’est elle qui pose la véritable nature de l’individu, avant même de déterminer plus spécifiquement celle de cet individu singulier qu’est l’humain. À ce titre, chercher à penser l’unité et l’identité d’un individu – au sens générique du terme, donc celui d’une individualité qui n’est pas spécifiquement humaine – engageait pour les stoïciens une ontologie, et avec elle une théorie de l’individuation1. La perspective adoptée est alors génétique : elle pose la question de savoir ce qui fait que toute réalité est ce qu’elle est, dans et par ses différences. Et elle a nécessairement pour gageure de rendre pensable l’unité – synchronique comme diachronique – que constitue l’individu comme unité différenciée et singulière, pour peu que l’on concède que l’unicité constitue un critère de l’individualité. La gageure consiste ainsi à de tenir de concert cette exigence d’intelligibilité et la nature différenciée de l’individu. La théorie stoïcienne de l’individuation est à cet égard décisive, et cela d’un double point de vue : d’une part celui du lien que le corpo1 Si l’on suit la démonstration de M. Conche, l’époque hellénistique a cependant exploré une autre voie pour penser l’individu qui est celle qui fait l’économie de l’ontologie, le seul individu véritable étant Pyrrhon vu par Timon, précisément parce qu’il a aboli l’ontologie et la tentation d’exister. Voir Pyrrhon ou l’apparence, Paris, PUF (Perspectives critiques), 1994.

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réisme permet de nouer de manière inédite entre individualité et unicité pour penser positivement et de manière immanente (c’est-à-dire sans recourir à un principe incorporel et/ou transcendant) la nature de cette distinction constitutive du réel ; d’autre part celui de la systématicité de cette pensée de l’individualité qui découle de la nature elle-même systématique de la philosophie stoïcienne. Il y a là une modification profonde de cadre théorique dans l’ontologie qui a pour effet une compréhension inédite de l’individualité. Celle-ci fonde dans le même temps un modèle organique2 qui s’applique aussi bien au niveau des individus qu’au niveau du monde et qui permet de penser l’individualité absolue de tout corps sans jamais renoncer à l’unité du continuum cosmique. L’individu y constitue une unité qualitative unique et l’identité individuelle y apparaît comme ouverte au devenir et constitutivement relationnelle.

I. La théorie stoïcienne de l’individuation : l’unicité comme identité 1. Préalables : les conceptions platonicienne et aristotélicienne de la qualité (poiotês) Les stoïciens proposent une alternative à ce qu’ils ont présenté comme l’échec du platonisme et de l’aristotélisme et qui tient à la difficulté structurelle de toute pensée se réclamant peu ou prou du dualisme : l’individualité semble s’y trouver écartelée entre la contingence du corps et de sa matière si difficile à saisir pour le logos et l’universel posé comme son identité destinale et normative. Il y a alors fort à parier que l’unicité de l’individu ne soit pensée comme telle et que ce qu’il est ne soit pas envisagé comme ce qui le rend proprement et irréductiblement lui-même. Son identité risque alors plutôt d’être appréhendée soit négativement comme ce qui est en défaut de l’essence, soit abstraitement comme cet universel auquel pourtant au moins en un sens l’individu n’est pas réductible.

2 Le substantif « organisme » dont nous faisons ici usage serait apparu au tournant des xviie et xviiie siècles, en particulier dans un débat qui opposa Leibniz au chimiste et médecin G.  E. Stahl. Sur l’histoire de cette catégorie et les enjeux de son apparition dans la philosophie de la biologie, voir notamment C. Wolfe, « La catégorie d’ “organisme” dans la philosophie de la biologie. Retour sur les dangers du réductionnisme », Multitudes 2004/2 (no 16), p. 27-40. On trouve néanmoins l’adjectif organikos déjà chez Aristote, voir par ex. De anima II, 1, 412b11.

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Première partie.  La physique stoïcienne de l’individualité

Le monisme stoïcien prétend dépasser cette difficulté : à la faveur d’un réaménagement sensible du concept de corps, la qualité propre (idia poiotês) se trouve corporéisée et devient le concept pivôt de la conception stoïcienne de l’individuation, assurant dès lors l’unité et l’unicité de tout être. Pour comprendre la nature de ce réaménagement, revenons brièvement sur les conceptions platonicienne et aristotélicienne de la qualité (poiotês). a. La qualité platonicienne Le terme poiotês apparaît pour la première fois dans le Théétète3 alors que Socrate présente la théorie de la sensation de Protagoras : […] chacune de [ces choses]4 se produit simultanément à la sensation dans l’intervalle qui sépare l’agent et le patient, et, tandis qu’alors le patient devient un sujet sentant, mais n’est plus sensitivité, l’agent (τὸ ποιοῦν) de son côté est   « chose de telle sorte (ποιόν τι) », mais non pas   « qualité (ποιότητα) ». Mais sans doute, en même temps que ce mot « qualité (ποιότης) » te fait une impression choquante, ne comprends-tu pas cette façon de dire la chose en bloc. Je détaillerai donc. L’agent (τὸ ποιοῦν) ne devient ni chaleur ni blancheur, mais chaud et blanc. Il en est ainsi pour tout le reste, car tu te rappelles, j’imagine, ce que précédemment nous disions : rien n’est par soi un ; agent et patient ne le sont pas davantage ; mais, se venant unir l’un à l’autre pour engendre sensations et sensibles, ils deviennent l’un, qualifié de telles qualifications, l’autre, sentant. […]5.

Pour Protagoras, la sensation est une affection, et c’est là que réside le ressort anti-dogmatique de sa théorie : nous ne pouvons connaître car nous percevons toujours en même temps et l’objet et nous-mêmes, affectés. L’accès à l’objet est ainsi barré par la sensation de nous-mêmes de sorte que nous ne pouvons nous prononcer sur autre chose que sur nos affects6. C’est ce qui justifie l’impossibilité de la connaissance et par

3 Il s’agit ici dans le corpus platonicien d’un hapax. Simplicius (voir Arist. Cat., 283, 23-28 (éd. Kalbfleisch)), suivi par P. Chantraine (Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris 1975, p. 921), fait de poiotês (« qualité ») un néologisme créé par Platon, quand A. Meillet (Aperçu d’une histoire de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1975, p. 242) y voit un emprunt à un autre philosophe. 4 Chaleur, blancheur. Voir ibid., 156d-e et 159d-e. 5 Théétète, 182 a-b (trad. L. Robin « La Pléiade » modifiée). 6 Esquisses pyrrhoniennes, Paris, Seuil, 1997, I, 10, 20, p. 65 (trad. P. Pellegrin).

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là même la nécessité de l’epochê7. Selon Protagoras, il n’y a donc jamais à proprement « qualité  (ποιότης) » mais seulement « chose de telle sorte (ποιόν τι) », c’est-à-dire sensation de mon être (τῆς ἐμῆς οὐσίας)8 : Par conséquent, est vraie pour moi ma sensation, car elle est toujours sensation de mon être (τῆς ἐμῆς οὐσίας), et je suis juge, comme le dit Protagoras, des choses qui sont pour moi et qui existent (τῶν τε ὄντων ἐμοὶ ὡς ἔστι), et des choses qui ne sont pas pour moi et qui n’existent pas (καὶ τῶν μὴ ὄντων ὡς οὐκ ἔστιν)9.

Dire que la sensation est toujours sensation de mon être (τῆς ἐμῆς οὐσίας) en même temps affecté et sentant, sans jamais qu’il ne soit possible de sortir de ce qui se donne comme mon être, c’est  sceller la réversibilité indépassable du sujet et de l’objet, réversibilité à laquelle le mobilisme revient toujours et contre laquelle le dogmatisme platonicien s’érige : la critique du relativisme emporte avec elle10 le spectre de cette individualité protagoréenne aux contours mouvants. Pour Platon, seul le recours à un principe non sensible – la Forme ou l’eidos – peut assurer à la qualité cette intelligibilité11. Il y a là le nerf de la doctrine de la participation12 : la qualité ne peut être sauvée qu’en étant essentialisée, c’est-à-dire soustraite à la relativité et à la contingence du sensible. L’individu qualifié participe d’une qualité en tant qu’il participe de l’intelligible, c’est-àdire d’une essence séparée. Cette essentialisation suppose ainsi une sortie du sensible et donc une décorporisation de la qualité. 7 Voir par ex. Adv. Math. VII, 15 (notre trad.) : « Ainsi alors que celui qui dogmatise pose qu’existe ce sur quoi il dogmatise, le sceptique énonçant ses expressions de telle manière qu’elles rendent possible leur propre limitation, on ne pourra pas dire qu’il dogmatise en les énonçant. Et le plus important, c’est que lorsqu’il énonce ces expressions, il dit ce qui lui apparaît à lui-même et rapporte son propre affect de manière non dogmatique, sans produire aucune affirmation sur les objets extérieurs ». Voir aussi Luc. 79. 8 Platon, Théétète, 160c. M.  Narcy choisit de traduire par « la réalité qui est mienne », suivant l’interprétation de F.  M. Cornford qui pose une équivalence entre « ma réalité » et « ce qui est réel pour moi ». Voir M. Narcy, Platon, Théétète, op. cit, p. 330, note 154. La seule autre occurrence attestée d’une telle construction se trouve chez Démosthène, voir In Aphobum I, 64. 9 Platon, op. cit., 160c (notre trad.). 10 On ne trouve à notre connaissance chez Platon qu’un seul autre exemple de construction « ousia + possessif de la première personne ». Voir Banquet, 218 c. 11 C’est ce qui éclaire le rapprochement arbitraire qu’il esquisse avec le participe présent du verbe faire poioun. Voir Théétète, 182a. 12 Sur la relation entre participation et prédication, voir notamment L.  Brisson, « Participation et prédication chez Platon », Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, T. 181, No. 4, Platon (Octobre-Décembre 1991), p. 557-569.

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b. La qualité aristotélicienne α. Le refus de la substantialisation platonicienne de la qualité13 C’est précisément pour contrer cette substantialisation platonicienne de la qualité qu’Aristote fait d’elle une catégorie de l’être14. Il y a dans cette distinction catégoriale15 qui pose une asymétrie entre la substance (ousia) et toutes les autres catégories16 le trait constitutivement anti-platonicien de la conception aristotélicienne de l’être. Pour Aristote, si l’être se dit en plusieurs sens, et parmi eux selon la qualité, il se dit toujours relativement à cet individu concret qu’est la substance première, seule à n’être ni dans un sujet ni dite d’un sujet. C’est dire qu’il convient de ne pas donner à la qualité le statut d’une substance concrète17. C’est à l’aune de cette tentative de désubstantialisation de la qualité que l’on peut comprendre l’apparence tautologique18 de la définition de la qualité que propose Aristote et qui distingue poion et poiotês19 alors qu’Aristote semble par ailleurs les tenir pour équivalents : J’entends par qualité ce en fonction de quoi (κατὰ) certains sont dits qualifiés20.

Voir Topiques, chap. 9, 103b25-30. La qualité appartient à la liste des signifiés des dits « hors combinaison », voir Cat. 2. 15 Sur cette tentative pour contrer le double risque de l’héraclitéisme et du platonisme, voir F.  Ildefonse, « Analyse du langage et analyse de l’être dans la Métaphysique d’Aristote », in M. Narcy & A. Tordesillas (éd.), La « Métaphysique » d’Aristote. Perspectives contemporaines, Première rencontre aristotélicienne (Aix-en-Provence, 21-24 octobre 1999), Paris, Vrin, 2006, p. 183-198. 16 Sur le statut « orthopédique » de la distinction catégoriale, voir F. Ildefonse, art. cité. 17 Métaphysique, Thêta, 7, 1049a27 sq (trad. F.  Ildefonse et J. Lallot). Voir  aussi ibid., Z, 6, 1031a20, b23 et 27-28 : « l’essence du blanc n’est pas identique à l’homme ou à l’homme blanc, mais identique à la qualité de blanc ». Sur l’ekeininos, voir B. Besnier « Ekeininon », in M. Canto-Sperber & P. Pellegrin (éd.), Le Style de la pensée. Recueil de textes en hommage à J. Brunschwig, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 132-154. 18 Sur l’aspect antiplatonicien de la définition tautologique de la qualité, voir F. Ildefonse & J. Lallot, entrée « qualifié et qualité » du glossaire de l’édition aux Catégories d’Aristote, Paris, Points Seuil, 2002, p. 259. 19 Sur l’interprétation porphyrienne de la distinction, voir R. Bodéüs (traduction française, introduction et notes), Porphyre, Commentaire aux Catégories d’Aristote. Édition critique, Paris, Vrin, « Textes philosophiques », 2008, p. 279. 20 Aristote, Catégories, 8, 8b25 (trad. F. Ildefonse & J. Lallot). 13 14

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Pour la plupart des prédications qualitatives, il existe une relation paronymique qui fait passer de la désignation de la qualité (poiotês) à celle du qualifié (poiôn) : de blancheur à blanc, de justice à juste, etc21. Aristote mobilise ici22 le dispositif de la dérivation typique de la paronymie : dire que poion et poiotês sont des paronymes, c’est dire que le poion tient son nom de la poiotês, ce qui implique qu’on « remonte » du qualifié à la qualité. L’hypostase de la qualité se trouve courcircuitée puisque la qualité, pour être une abstraction, ne peut jamais être séparée des conditions d’énonciation concrètes dont elle est tirée. Elle est rendue inséparable de l’individu concret qualifié, le poion/poios ti23. C’est l’expérience des individus qualifiés qui permet de définir la qualité, l’expérience des hommes vertueux qui permet de définir la vertu24, etc. C’est ainsi que la poiotês est tirée d’une sensation qui laisse apparaître un sujet de la sensation (dont l’objet est le poion du poios ti) qui est en même temps un sujet de la pensée (dont l’objet est la poiotês), ce à quoi se refusait absolument Platon. L’intime liaison entre poion et poiotês atteste donc l’existence d’un sujet de la sensation qui est aussi constitutivement un sujet de la pensée : ce sujet en lequel s’articule la sensation du poion et la pensée de la poiotês, la saisie de la poiotês à travers le sensible. On voit ainsi comment le ressort anti-platonicien de la conception aristotélicienne de la qualité conduit à resolidariser qualité et qualifié, ce que manifeste l’indistinction linguistique relative entre l’adjectif et sa forme substantivée au neutre (« to leukon »)25. Dans le chapitre 8 des Catégories consacré à la qualité, Aristote semble ainsi tenir pour équivalents le qualifié et la qualité : les qualités sont alors indifféremment exprimées par des adjectifs ou par le substantif abstrait correspondant. C’est ce lien de réciprocation que les stoïciens refusent parce qu’il entretient pour eux une confusion entre qualité et qualifié (ou dit qualifié), Voir sur ce point J. Lallot, « L’adjectif dans la tradition grammaticale grecque », art. cité, p. 28, n. 9. 22 Catégories, 8, 10a28. 23 Voir M. Narcy, « Qu’est-ce qu’une figure ? » in P. Aubenque (éd.), Concepts et catégories dans la pensée antique Paris 1980, p. 197-216, et en particulier, p. 205. Voir aussi F. Ildefonse & J. Lallot, op. cit., p. 262-263. 24 Voir P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, p. 39 à propos de la prudence et F. Ildefonse & J. Lallot, op. cit., p. 259. 25 Sur la fonction de ce neutre employé comme pour montrer que ce n’est pas la forme linguistique qui est en cause mais l’item qu’elle exemplifie, voir J. Lallot, « L’adjectif dans la tradition grammaticale grecque », Histoire Épistémologie Langage, Volume 14, no 1, 1992, p. 25-35, p. 28, note 9. 21

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qualité corporelle et signifiant incorporel (lekton) et donc, à propos des corps, entre qualité et manière d’être26. Pour les stoïciens, « blanc » ne peut constituer une qualité. À ce titre, on ne peut pas dire « L’homme est blanc. » mais « L’homme blanchit. » : la classe de l’adjectif donne lieu immédiatement à une répartition entre noms épithètes et verbes, c’est-à-dire précisément entre qualités et manières d’êtres. La qualité stoïcienne est signifiée non pas par un adjectif mais par un nom qui signifie une poiotês, quand le verbe indique comment ce corps est disposé d’une certaine manière (pôs echon)27. Si la qualité des Catégories concerne ainsi la substance composée déjà formée, on trouve néanmoins un autre sens de qualité dans la Métaphysique. Aristote y distingue entre qualités immobiles (diaphorai) et qualités soumises au mouvement (pathê)28. Si ces dernières désignent les qualités relatives aux substances en mouvement – celles des Catégories, par exemple : la blancheur – et s’apparentent à ce titre aux altérations des corps, la qualité peut aussi signifier « la différence de la substance29 » (par exemple : la qualité bipède de l’animal qu’est l’homme). En ce sens, les qualités sont ces différences qui relèvent de la substance comme forme30 et non plus comme composé. Mais là encore, même lorsque la qualité relève du système de différences qui exprime la substance formelle, la qualité n’est pas elle-même substantielle.

26 Aristote fait des manières d’être que sont l’habitus (hexis) et la disposition passagère (diathesis) des espèces de la qualité. Le chapitre 8 des Catégories distingue ces différentes « espèces » ou « genres » de la qualité : l’habitus ou disposition qualitative stable (hexis), la disposition passagère (diathesis). Voir Cat. 8, 8b36-9a13 ; voir aussi les distinctions afférentes, entre capacité et incapacité naturelle (dunamis phusikê ê adunamis) (Cat. 8, 9a13-28) ; entre qualités affectives (ou qualités associées à une passion) et passions (pathêtikai poiotêtes kai pathê) (Cat. 8, 9a28-10a10) et enfin entre figure et forme (skhêma kai morphê) (Cat. 8, 10a10-16). L’hexis désigne ainsi une qualité plus stable et plus durable que la diathesis. Le terme peut cependant aussi désigner le genre commun qui subsume la différence entre hexis et diathesis, voir Cat. 8, 9a10-13 : « Les habitus sont donc également des dispositions, mais les dispositions ne sont pas nécessairement des habitus ; en effet, ceux qui ont des habitus sont, bien entendu, également disposés en fonction d’eux, alors que ceux qui sont aussi dans une certaine disposition n’ont pas dans tous les cas aussi l’habitus [correspondant] » (trad. F. Ildefonse et J. Lallot). 27 Voir sur ce point F. Ildefonse, La naissance de la grammaire, Paris, Vrin, 1997, p. 320. Voir aussi É. Bréhier, La théorie des incorporels dans l’Ancien Stoïcisme, Paris, Vrin, 1987, p. 20. 28 Aristote, Métaphysique, Δ, 14, 1020a33-b25. Voir aussi ibid., I, 9. 29 Ibid., Δ, 14, 1020a33. 30 Sur cette distinction, voir A. Jaulin, Aristote. La Métaphysique, Paris, PUF, 1999, p. 52.

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β. Les qualités primitives dans les traités biologiques : des qualités substantielles ? Il existe un lieu du corpus aristotélicien où la distinction entre qualité et substance pourrait en apparence sembler fragilisée : celui des traités biologiques et en particulier le De generatione et corruptione et le livre IV des Météorologiques. La génération (genesis) y est en effet pensée à partir d’une théorie des qualités primitives ou primordiales31 des éléments ou « corps premiers » dont Aristote pose la génération réciproque. Ces éléments corporels disposent de qualités contraires (chaud, froid, sec, humide)32. La transformation réciproque de ces quatre « éléments » premiers permet de rendre compte de l’espèce de changement qu’est la génération : Aristote décrit ainsi la formation des homéomères (les tissus organiques)33 qui entrent eux-mêmes dans la composition des anhoméomères que sont les organes qui composent à leur tour les corps selon une logique intégrative finalisée34. La génération et la corruption s’expliquent en effet par l’interaction des qualités contraires de ces corps ou éléments primitifs35, si bien que ces qualités tangibles disposent d’un dynamisme qui est fonction de leur degré de légèreté ou de pesanteur à l’origine de processus de coction et d’incoction qui composent les tissus36. On le comprend, la difficulté tient à la question de la nature du substrat de la transformation des éléments primitifs dans ces générations réciproques : y a-t-il quelque chose qui demeure identique à soi sous les qualités primitives ? Ou bien les substances s’identifient-elles dans la génération à leurs qualités primordiales ? Cette question, qui soulève celle de la substantialité des qualités primitives, constituera l’un des nerfs de la controverse entre Alexandre et Averroès37, ce dernier reposant la substantialité comme l’apanage du composé, ce à quoi Alexandre aurait selon lui renoncé. Voir De gen. et corr. II, 1-5 qui présente la déduction des éléments qui aboutit au couple chaud-froid et humide-sec. Sur la proximité de cette théorie avec les théories médicales voir M. Rashed, Aristote, De la génération et de la corruption, texte établi et traduit, Paris, Les Belles Lettres (CUF), 2005, « Introduction », p. XXIV-XXX. 32 De gen. et corr. II, 3-5. 33 Op. cit., II, 8, 334b31-335a23. 34 Voir par exemple De gen. et corr. II, 8, 332b30 et Météor. IV, 8, 384b29. Voir aussi Part. anim. II, 2-9. 35 De gen. et corr. II, 8, 332b30. 36 Voir en particulier Météor. IV 1 et 2. 37 Sur cette question, voir en particulier M.  Rashed, Essentialisme. Alexandre d’Aphrodise entre logique, physique et cosmologie, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 2007  et Alexandre d’Aphrodise, Commentaire perdu à la Physique d’Aristote (Livres 31

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Sans trancher cette question controversée38, notons simplement qu’Aristote ne semble à aucun moment tenir ces éléments corporels désignés donc généralement comme des « corps » pour des substances (ousiai), ce que seuls les individus « achevés » sont39 : c’est bien ce qui justifie que leurs transformations réciproques constituent pour Aristote des générations et non des altérations40. Ainsi, les qualités des corps semblent demeurer qualitativement et substantiellement distinctes des « corps » que sont les quatre éléments qui ne sont eux-mêmes pas à proprement parler des substances. Elles n’existent jamais séparées des corps et ne peuvent pas à ce titre pas être  essentialisées. Dans cette perspective, on aurait donc par analogie quelque chose comme une distinction qualité/substance qui s’appliquerait à un niveau qui n’est pas encore à proprement parler celui de la substance composée, mais qui permettrait de maintenir la distinction qualité/matière41 en posant la matière semi-qualifiée comme intermédiaire entre les deux termes du changement. Comme dans les Catégories, et ici spécifiquement contre la conception présocratique de la qualité, Aristote maintient la distinction entre qualité et substance qui se trouve au fondement du schéma hylémorphique. C’est ce avec quoi rompt la théorie stoïcienne de l’individuation, à la faveur d’un réaménagement du concept de corps. Au sein du monisme stoïcien, l’individuation ne se trouve plus assurée par un principe incorporel : la distinction agir/pâtir se trouve importée à l’intérieur même du concept de corps42 qui absorbe par là même les

IV-VIII). Les scholies byzantines, Berlin/New York, 2011. Voir aussi C. Cerami, Génération et substance : Aristote et Averroès entre physique et métaphysique, Walter de Gruyter (Scientia Graeco-Arabica), Berlin/New York, 2015. 38 Comme le rappelle M.  Rashed, Aristote « à bien y regarder  s’est prononcé contre la materia prima ». Voir « Introduction », in op.  cit., p.  XCIII. Voir aussi, « Aristote sans prima materia », ibid., p. XCII-XCVII . Pour un status questionis, voir W. Charlton, Aristotle Physics, Books I and II, Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 129147 et B. Besnier, notice « Aristote : De generatione et corruptione – tradition grecque », in R. Goulet (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, Supplément à la lettre A, 2004, p. 302. Voir aussi M.-L. Gill, Aristotle on Substance, The Paradox of Unity, Princeton, Methexis, 1989. 39 Voir Métaphysique, Z 16, 1040b 5-10. Sur cet argument, voir M. Rashed, l’introduction au De generatione et corruptione, op. cit., p. XCI-XCII et E. G. Katayama, Aristotle on Artifacts. A Metaphysical Puzzle, Albany, State University of New York, 1999. 40 Voir par exemple De gen. et corr., I, 3, 19a12-14. 41 M. Rashed, « Introduction », in op. cit., p. XCVI-XCVI. 42 Sur cette causalité active, voir M. Frede, « The Original Notion of Cause », in J. Barnes, M. Schofield et M. Burnyeat (éd.), Doubt and dogmatism : studies in Hellenistic

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valeurs de détermination et d’informations attribuées jusque-là à la forme. 2. La corporéisation stoïcienne du principe d’individuation a. La corporéisation du principe d’individuation Les stoïciens affirment en effet que tout ce qui existe est le produit de l’union de la matière (hulê) et du principe actif qu’est le logos comme souffle (pneuma), même si cette union n’a historiquement jamais eu lieu. La matière tient sa détermination de l’action du logos43 qui lui confère sa qualité44. Il y a donc au fondement du réel deux principes45 mais le principe qu’est le logos est lui-même corporel46 au sens d’une corporéité active, cette dernière pouvant être distinguée seulement en raison de ce qui tient lieu pour elle de sa « matérialité », son ousia, comprise comme puissance de pâtir en elle-même passive et immuable47. La matière se présente ainsi sous deux espèces, l’une structurante, l’autre non-qualifiée. epistemology, Oxford, Clarendon Press, 1980, p. 217-249 repris in M. Frede, Essays in Ancient Philosophy, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987, p. 125-150. 43 Alexandre d’Aphrodise, Du mélange 225, 1-2 (extrait partiel de SVF II 310) : « [Les stoïciens] disent que Dieu est mélangé avec la matière (μεμῖχθαι τῇ ὕλῃ), la parcourant tout entière, lui donnant structure et forme, et l’organisant de cette manière en un monde (διὰ πάσης αὐτῆς διήκοντα καὶ σχηματίζοντα αὐτήν, καὶ μορφοῦντα καὶ κοσμοποιοῦντα τούτῳ τῷ τρόπῳ) » (trad. J. Brunchwig & P. Pellegrin légèrement modifiée). Sur cet aspect, voir notamment G. Reydams-Shils, Demiurge and Providence : Stoic and Platonist Readings of Plato’s « Timaeus », Turnout, Brepols, 1999 où l’on trouvera en outre une bibliographie exhaustive sur la question. Voir aussi M. Frede, « Sur la théologie stoïcienne » in G. Romeyer-Dherbey (dir.) et J.-B. Gourinat (éd.), Les Stoïciens, Paris, Vrin, 2005, p. 213-232. 44 Calcidius, In Tim., 292, p. 295, 4-5 Waszink (= SVF I 88 ; LS 44D) (trad. B. Bakhouche). Voir aussi ibid., 293 (= LS 44E). 45 D.L. VII, 134 (= SVF II 300 = LS 44B) (trad. J. Brunschwig & P. Pellegrin légèrement modifiée). Voir aussi Sénèque, Ep. 65, 2 sq. Sur la modalité d’action du dieu logos, outre l’ouvrage de G. Reydams-Shils, Demiurge and providence, op. cit., voir en particulier T. Bénatouïl, « How industrious is the Stoic God ? », in R. Salles (éd.), God and Cosmos in Stoicism, Oxford, Clarendon Press, 2009, p. 23-45. 46 Voir R.  Goulet, « Les principes stoïciens sont-ils des corps ou des incorporels ? », in J. Dillon & M. Dixsaut (éd.), Agonistes. Essays in honour of Denys O’Brien, Aldershot, Ashgate, 2005, p. 157-176. 47 Calcidius, In Tim., 290 (= SVF I 86). Voir aussi ibid., 289, paragraphe étonnemment absent des SVF de von Arnim. B. Bakhouche (dans Calcidius, Commentaire au Timée de Platon, édition et traduction de B. Bakhouche, Paris, Vrin, 2012, note 983) suggère que la source pourrait être Numénius auquel une réfutation de la doctrine stoïcienne est attribuée au paragraphe 292 de ce même commentaire (= SVF I 88). Voir aussi J-C. M. Winden O.F.M, Calcidius on Matter His Doctrine And Sources A Chapter in the History of Platonism, Leiden, Brill, 1959, p. 94-95 et Praef. LXXX sq. Cette distinction

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La théorie stoïcienne des principes procède ainsi à la corporéisation intégrale de l’existence : tout ce qui existe est un corps48. Seul un corps peut agir ou pâtir et seul un corps peut ainsi être cause49. Cette option corporéiste n’est pas sans rappeler la thèse des matérialistes « Fils de la terre »50 que la Gigantomachie du Sophiste51 opposait aux « Amis des Formes » qui identifiaient eux-mêmes déjà l’existence et de la corporéité. Pour autant, le corporéisme stoïcien fait subir à cette thèse un profond réaménagement. Il attribue la corporéité à un certain nombre de réalités que les premiers considéraient comme incorporelles en raison de leur imperceptibilité : l’âme, la vertu et la voix52. La vie psychique se trouve donc entièrement corporéisée. Or en même temps que les stoïciens élargissent la sphère de la corporéité aux réalités psychiques, ils opèrent une extension et une complexification du concept de réalité : ils confèrent aux incorporels une certaine réalité, à défaut d’une existence proprement dite53. Au sein des êtres qui sont « quelque chose »54, on trouve dès lors une bipartition des deux principes se retrouve chez Sénèque, voir Ep. 65, 23. Elle est attestée aussi chez D.L. VII, 134 (= SVF II 299), et chez Plutarque (Epit. I, 3, 878B-C). Sur cet aspect, voir B. Besnier, « La conception stoïcienne de la matière », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 37, no 1, 2003, p. 51-64. 48 Antiochus-Varron attribue ce dogme stoïcien aux Académiciens. Voir Cicéron, Ac. Post. I, 24. Sur ce point, voir C. Lévy, « Cicéron, le moyen-platonisme et la philosophie romaine : sur la naissance du concept latin de qualitas », Revue de métaphysique et de morale, 1/2008 (no 57), p. 5-20 pace D. Sedley qui attribue une origine académicienne à cette théorie dans « The Origins of Stoic God », in D. Frede & A. Laks (éd.), Traditions of Theology, Leiden, Brill, 2002, p. 41-84. Voir aussi G. Reydams-Schils, « The Academy, the Stoics and Cicero on Plato’s Timaeus » in A. G. Long (éd.), Plato and the Stoics, Cambridge, CUP, 2013, p. 29-58. 49 Voir notamment Sextus Empiricus, Hyp. III, 38, 1 ; Cicéron, Ac.  Post. I, 39 (= SVF I 90). 50 Sur la limite de cette comparaison, voir P. Aubenque, « Une occasion manquée : la genèse avortée de la distinction entre l’ “étant” et le “quelque chose” », in P. Aubenque & M. Narcy, Études sur le Sophiste de Platon, Napoli, Bibliopolis, 1991, p. 365-385, et K. Vogt, « Sons of the Earth : Are the Stoics Metaphysical Brutes ? », Phronesis, 54, 2, 2009, p. 136-154. 51 Platon, Sophiste, 246a-b. 52 Voir K. Vogt, art. cité, p. 142-143. 53 Sur ce double réaménagement, voir A. Macé, « Les Stoïciens du Théétète, La causalité des corps et l’inexistence des actes », in D. El Murr, La Mesure du savoir. Études sur le Théétète, Paris, Vrin, 2013. 54 Sur cette catégorie, voir en particulier J. Brunschwig, « La théorie stoïcienne du genre suprême », in J. Barnes & M. Mignucci (éd.), Matter and Metaphysics. Fourth Symposium Hellenisticum, Napoli, Bibliopolis, 1988, p. 19-127,. Voir aussi J. Sellars, « Stoic ontology and Plato’s Sophist » in V. Harte, M. M. McCabe, R. W. Sharples et A. Shep-

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entre les corps qui ont l’apanage de l’existence et les incorporels55 (le temps, le lieu, le vide, l’exprimable) qui, eux, subsistent. De ces incorporels les stoïciens affirment qu’ils ne peuvent être causés sur des corps que par d’autres corps56, ce qui n’est pas sans évoquer la définition platonicienne de l’être comme puissance d’agir ou de pâtir57. À ce titre, ce sont les Amis des Formes qui auraient pu tout à fait souscrire à la définition stoïcienne de l’existence à la différence près que la puissance stoïcienne est une puissance corporelle qui est toujours déjà en acte, contrairement à la virtualité péripatéticienne. La théorie stoïcienne de la qualité permet donc de fonder une nouvelle acception de la notion de corps comme puissance actuelle. b. Le « décrochement58 » poion/poiotês La corporéisation de la qualité semble avoir conduit les stoïciens à réintroduire contre Aristote une distinction entre qualifié (poion) et qualité (poiotês)59. En dissociant les deux notions, les stoïciens cherchaient à préserver la possibilité de qualifier les incorporels qui, comme tels, ne pouvaient pas prétendre disposer d’une qualité. Simplicius rapporte en effet que « certains stoïciens60 » auraient distingué trois sens différents sens du qualifié (τὸ ποιὸν), cette différence recouvrant alors une diffépard (éd.), Aristotle and the Stoics Reading Plato, London, Institute of Classical Studies, 2010, p. 185-203, p. 201. 55 Alexandre d’Aphrodise, Top. 359, 12-16  (= SVF II 329b ; FDS 709) et Arius Didyme, 40 (Dox. Gr., 472, 1-2). Pour un état de la question du statut des universaux, ce type d’ « être » qui semble se soustraire à la bipartition et n’être que des « quasi-quelque chose » (οὔτινα), voir notamment V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, op. cit., p. 18-19 et J. Brunschwig, art. cité, p. 30-42. 56 Cicéron, Ac. Post. I, 39 (= SVF I 90 = LS 45A) et Sextus Empiricus, Adv. Math. IX, 211 (= SVF II 341 = LS 55B). 57 Voir Platon, Sophiste, 247e. Voir  aussi Théétète, 156a6-7. Sur cet aspect, voir J. Brunschwig, art. cité, p. 72-73 ; V. Laurand, « L’incorporel stoïcien, quasi-être, presque non être », in J. Laurent & C. Romano (éd.), Le néant, Paris, PUF (Épiméthée), 2006, p. 89-95, p. 91-92 et A. Macé, « Les Stoïciens du Théétète », art. cité, p. 271 et Platon, philosophie de l’agir et du pâtir, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2006, p. 136-139. 58 Nous empruntons le terme à J. Brunschwig, art. cité, p. 119. 59 Voir Plotin, Ennéades, VI, I, 30 (= Traité 62), témoignage qui « aristotélise » les stoïciens. Sur ce point, voir F. Ildefonse, La naissance de la grammaire, Paris, Vrin, 1997, p. 232. Voir aussi É. Bréhier, La théorie des incorporels dans l’Ancien Stoïcisme, op. cit., p. 20-21. 60 Il pourrait s’agir d’Antipater, tant cette typologie des qualifiés semble être complémentaire de la définition du hekton qui lui est attribuée. Voir J.  Brunschwig, « La théorie stoïcienne du genre suprême et l’ontologie platonicienne », art. cité, p. 115 sq.

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rence entre types de prédicats. C’est en un seul de ces sens, le plus étroit, que le qualifié s’identifie avec la qualité : Certains des stoïciens définissent le « qualifié (τὸ ποιὸν) » de trois façons, et disent que deux de ces significations ont une extension supérieure à celle de la qualité, alors que l’une seulement, ou une partie de l’une, coïncide avec elle […] Ainsi donc, « qualifié » se dit de trois façons, et la qualité ne coïncide exactement avec le qualifié que selon le dernier sens de « qualifié ». C’est pourquoi, lorsqu’ils définissent la qualité comme la manière d’être du qualifié, il faut entendre la définition en comprenant que c’est le troisième sens de « qualifié » qui est adopté ; en effet, selon les stoïciens eux-mêmes, la qualité ne se prend qu’en un sens, alors que le qualifié se prend en trois sens61.

En un premier sens, le sens générique, le qualifié désigne ainsi indistinctement toute qualification, à savoir « tout ce qui est différencié (πᾶν τὸ κατὰ διαφοράν)62 », quelle que soit la nature de cette qualification (qu’elle présente ou non une certaine stabilité). Ce sens inclut donc les changements qui affectent le substrat parmi lesquels le mouvement, les attitudes, ou dispositions de quelque nature qu’elles soient : « l’individu prudent et celui qui tend le poing, mais aussi celui qui court, sont des individus qualifiés63 ». Cette définition correspondrait mutatis mutandis à la définition stoïcienne générique de la manière d’être (hexis) dont la disposition (diathesis) constitue une espèce64. En un second sens, déjà plus restreint, le qualifié est « ce qui est dans un état fixe différencié (τὸ ἰσχόμενον κατὰ διαφοράν) » : sont ainsi qualifiés « l’individu prudent et celui qui est en posture de garde65 ». Le qualifié désigne alors toute qualification qui présente un caractère stable et exclut donc le changement.

61 Simplicius, In Arist. Cat., 212, 12-213, 1 (= SVF II 390  = FDS 825) (trad. J. Brunschwig très légèrement modifiée). Comme le note J. Brunschwig, art. cité, p. 114 « les lignes 212, 19-22 du texte de Simplicius ont été omises dans SVF, par saut du même au même ; elles sont donc à rétablir entre les lignes 38 et 39, vol. II, p. 128. 62 Simplicius, op. cit., 15. 63 Ibid., 14-17. 64 Entre Aristote et les stoïciens, il y a donc inversion du rapport hexis/diathesis, puisque la diathesis stoïcienne nomme ce qui constituait chez Aristote l’hexis. Sur la distinction aristotélicienne entre état ou disposition passagère (diathesis) et disposition ferme ou habitus (hexis), voir Cat. 8, 8b28-34. 65 Simplicius, In Arist. Cat., 17-19.

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En un dernier sens enfin, le qualifié en vient à désigner exclusivement un caractère stable et durable, excluant donc toute attitude ou disposition non permanente. Il s’identifie à la qualité elle-même par un degré de stabilisation supplémentaire. Le qualifié devient la qualité : en ce sens-là, « celui qui tend le poing et celui qui est en posture de garde » ne sont plus des individus qualifiés66. Parmi ces individus qualifiés en ce troisième sens, il faut cependant distinguer immédiatement ceux qui, du point de vue de leur notion, coïncident absolument avec leurs qualités et ceux qui ne coïncident pas avec elles : Même parmi ces individus qui sont dans un état fixe différencié et durable, certains sont tels d’une façon qui coïncide exactement avec leur expression et leur notion, d’autres d’une façon qui ne coïncide pas exactement avec elles : ils excluaient ces derniers, et ne retenaient comme individus qualifiés que ceux qui coïncident [avec elles] et sont dans un état différencié durable67.

Les premiers « ne sont rien de moins ni de plus » que ce que la qualité les fait être, dans une coïncidence parfaite entre l’être et la qualité qui est ici aussi disposition. Il en est ainsi du grammairien qui est qualifié comme tel en vertu de la qualité qu’est la grammaire, du prudent, de l’amateur de bonne chère et de l’amateur de vin68. Dans ces cas, le qualifié s’identifie à la qualité. Pour les seconds, le cas est plus complexe : on ne peut alors identifier le qualifié et la quantité. L’exemple pris par Simplicius peut nous éclairer : à la différence de l’amateur de bonne chère et de l’amateur de vin, le gros mangeur et le grand buveur, pour être qualifiés de « gros mangeur » et de « grand buveur », doivent posséder non seulement les mêmes qualités que les premiers mais aussi les organes correspondants. Un gros mangeur qui aurait perdu sa langue cesserait d’être un gros mangeur sans pour autant cesser d’être un amateur de bonne chère69. Il reste à comprendre la nécessité de ce « décrochement » opéré entre poion et poiotês70. J.  Brunschwig a montré de manière extrême Simplicius, op. cit., 19-22. Ibid., 22-25. 68 Ibid., 25-28. 69 Ibid., 28-33. 70 Ibid. Ce « décrochement » est complété par une autre distinction, un autre « décrochement », entre hekton (possessible) et hexis (disposition), voir J. Brunschwig, « La théorie stoïcienne du genre suprême et l’ontologie platonicienne », art. cité, p. 117-118. 66 67

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ment convaincante que cette distinction avait vraisemblablement été introduite pour résoudre une difficulté interne à la doctrine stoïcienne du genre de l’être alors attaquée par des adversaires platoniciens, et en l’occurrence académiciens. Elle tenait au fait de comprendre comment la notion de qualité, une fois corporéisée, pouvait s’appliquer aux incorporels. En effet, en maintenant que les incorporels comme les corps appartenaient à un genre commun, celui du quelque chose71, les stoïciens étaient contraints d’admettre qu’un qualifié incorporel (un poion) devait tenir sa qualification d’autre chose que d’une qualité corporelle (poiotês). Il semble qu’une notion au demeurant assez énigmatique ait eu précisément pour fonction de dissoudre cette difficulté, celle de « κοινὸν συμπτώμα σωμάτων καὶ ἀσωμάτων72 » que J.  Brunschwig propose de traduire par « trait de coïncidence commun aux corps et aux incorporels »73. En tant que qualifiés, les incorporels disposaient dès lors à proprement parler non pas d’une qualité commune avec les corps mais d’un trait de coïncidence (συμπτώμα) qui, lui, n’est pas corporel. Cette notion de sumptôma apparaît de manière récurrente dans le chapitre du Commentaire aux Catégories par Simplicius consacré à la qualité74 où elle qualifie indistinctement les corps et les incorporels, là où l’on aurait pu s’attendre à ce qu’il soit question d’une poiotêta : les corps et les incorporels sont dits disposer d’un koinon sumptôma et non d’une koinê poiotês. Pour éclairer cette distinction, il convient d’en faire intervenir une seconde, celle que trace Antipater entre hekton et hexis. En effet, ces deux distinctions entre qualifié (poion) et qualité (poiotês) et entre possessible (hekton) et manière d’être (hexis) semblent participer toutes deux de la construction d’une distinction entre détermination et qualité. Cette seconde distinction étant ici attribuée à Antipater, on peut rapprocher ces stoïciens qui distinguent entre trois sens de qualité de ce même Antipater. Dans un passage de son Commentaire, Simplicius rappelle en effet que les stoïciens identifiaient la poiotês à une manière d’être (hexis) (contrairement aux académiciens qui nommaient les hexeis indistinctement hekta)75. Le substantif hexis est formé à partir du verbe hekein, d’où découlaient probablement ses sens de « disposition », « teneur » ou « tenant ». Or parallèlement, la notion d’hekton aurait subi une exten Voir par exemple Sénèque, Ep. 58, 13-15. Simplicius, In Arist. Cat., 209, 25. Voir aussi ibid., 216, 21 ; 222, 34. 73 J. Brunschwig, art. cité, p. 113. 74 Simplicius, op. cit., 209, 25 ; 216, 21 ; 222, 34. 75 Ibid., 209, 10-12. 71 72

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sion, là encore sous l’influence d’Antipater. Chez ce dernier, la notion d’hekton se serait progressivement détachée du sens étroit de hexis pour absorber des valeurs que ce dernier  avaient perdues : celle d’attitudes (scheseis) ; de mouvements ; de compositions de mouvements et d’attitudes ; voire de mouvements relatifs et d’attitudes relatives : Les uns pensent que le hekton s’étend seulement à partir des hexeis jusqu’aux activités ; d’autres y rattachent encore les passions ; Antipater enfin étend le mot de hekton jusqu’aux koinon sumptôma sômatôn kai asômatôn76.

Comme a pu le souligner J. Brunschwig, ce passage procède à l’extension de l’étendue de la notion de poiotês. La notion d’hekton « s’élargit », là où la notion de poiotês « se rétrécit », et dans cette extension la notion d’hekton en vient à absorber les valeurs dont la notion de poiotês s’était délestée. La poiotês a désormais un sens étroit et l’hekton un sens large, celui de « trait de coïncidence (sumptôma) ». Le possessible (hekton) se trouve de fait distingué de la manière d’être (hexis) puisqu’il désigne une simple détermination. À la différence de la poiotês corporelle, il est donc applicable à un « quelque chose » incorporel. En perdant en extension, l’hexis en vient quant à elle à s’identifier à la qualité (poiotês). De manière analogue, l’expression « κοινὸν συμπτώμα σωμάτων καὶ ἀσωμάτων » dont on peut dès lors subodorer qu’elle fut l’invention du même Antipater permet « de ne pas dire que c’est une koinê poiotês des corps et des incorporels77. » La qualification de sumptôma nomme ce degré minimal de détermination, celui du possessible (hekton), par lequel une chose est quelque chose sans pour autant être un corps. Les incorporels comme les corps peuvent ainsi être communément qualifiés de « quelque chose ». Ils n’ont pourtant pas de qualité commune. Du possessible (hekton) à la disposition ou manière d’être (hexis) qui est toujours relative à un corps, du poion à la poiotês, la conséquence n’est pas bonne : […] il n’y a pas de manière d’être qui ne soit spécifiquement corporelle ou, par analogie, incorporelle. Ce qui est quelque chose se différencie par là-même de ce qui n’est pas quelque chose ; en ce sens, il est poion, dans l’acception la plus large du terme, celle qui comprend pan to kata diaphoran. Mais à cette qualification ne correspond aucune qualité78. Ibid., 22-25. J. Brunschwig, « La théorie stoïcienne du genre suprême et l’ontologie platonicienne », art. cité, p. 119. 78 Ibid. 76 77

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L’entreprise stoïcienne de redéfinition du poion et de l’hekton témoigne ainsi d’une volonté d’élargir le champ de la détermination au-delà de la sphère de la poiotês et de l’hexis afin que ces prédicats puissent s’appliquer aussi aux incorporels. Cet élargissement implique a contrario une restriction de l’extension de la notion de qualité. À ce titre, les êtres qui disposent d’une unité par composition ne disposent pas de qualité – pas plus qu’ils n’ont d’hexis – mais n’en sont pas moins des qualifiés (poia)79. c. Les degrés de qualification : le modèle corporéisé agent/patient s’exerce à plusieurs niveaux de la matière Une fois corporéisé, le modèle agent/patient de la théorie stoïcienne des principes se trouve mobilisé à chaque niveau d’organisation de la matière. La causalité synectique du logos-pneuma80 s’exerce en effet sur la matière pour ainsi dire à trois niveaux81 : celui de la matière passive, celui des éléments et celui des corps. À un premier niveau, le niveau cosmogonique, cette causalité est celle du feu pur (il ne s’agit pas encore du mixte d’air et de feu qu’est le pneuma). Ce statut principiel du feu rélèverait d’une influence héraclitéenne82. Il remonterait à Zénon, à en croire Aristoclès83 qui fait le Simplicius, op. cit., 214, 26-27 (= SVF II 391 fragment partiel). Lorsqu’il reprend les thèses physiques sur le principe vital qu’est la chaleur, Chrysippe choisit plutôt de parler du « souffle » (pneuma). Voir A. A. Long & D. Sedley, Les philosophes hellénistiques, op. cit., p. 281. 81 Voir D. Sedley, « The origins of Stoic gods », in D. Frede & A. Laks (éd.), Traditions of Theology, Leiden, Brill, 2002, p. 41-83 et, du même auteur, « Les Stoïciens et le monde », Revue de Métaphysique et de Morale no 4, 2005. Voir aussi J.-B. Gourinat, « La théorie stoïcienne de la matière : entre le matérialisme et une relecture “corporaliste” du Timée », in C. Viano (dir.), L’alchimie et ses racines philosophiques. La tradition grecque et la tradition arabe, Paris, Vrin, 2005, p. 37-62 et « The Stoics on matter and prime-matter : “corporealism” and the imprint of Plato’s Timaeus » in R. Salles (éd.), God and cosmos in Stoïcism, op. cit., p. 118-134. Voir aussi R. Salles, « Chrysippus on conflagration and the indestructibility of the cosmos » in R. Salles (éd.), op. cit. Sur la tentative plotinienne de concilier le modèle du Timée et celui des σπερματικοὶ λόγοι, voir notamment M. Bonazzi, À la recherche des idées, Platonisme et philosophie hellénistique d’Antiochus à Plotin, Paris, Vrin, 2015, p. 58-61. 82 Sur la relation du stoïcisme à Héraclite, voir A. A. Long, « Heraclitus and Stoicism » in Stoic Studies, Oxford, 1996, p. 35-57. A. A. Long refuse cependant de considérer qu’il y ait eu une appropriation stoïcienne de l’héraclitéisme (voir p. 45 sq.). Pour une lecture contraire, voir C. Lévy & L. Saudelli (éd.), Présocratiques Latins, Héraclite, Paris, Les Belles Lettres, 2014, « Introduction », p. XLIX, note 75. 83 Aristoclès, ap. Eusèbe, Préparation évangélique, XV, 816d (= SVF I 98). Aristoclès précise que si le modèle peut évoquer la conception platonicienne, le caractère matériel des principes rend le rapprochement impossible. 79 80

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rapprochement entre les deux auteurs, et aurait été renforcé par Cléanthe84. Ce dernier aurait ainsi été le premier à user de la notion de tension (tonos)85 grâce à laquelle il aurait étendu par analogie le modèle biologique de la chaleur vitale à l’univers en son entier et à ses parties86 : le pouvoir synectique du feu agit aussi bien au niveau des corps qu’au niveau du tout du monde. Le feu divin87 est donc l’élément fondamental88 dont l’activité détermine toute les déterminations du cycle cosmique – ses modifications sont coextensives à l’activité divine. Il préside à la différenciation des éléments (eau, air, terre89) à partir d’une matière décrite abstraitement comme passive et informe (ousia). Ces éléments constituent les qualifications premières de la matière dans un cycle cosmique déterminé et limité : ils ne sont pas comme chez Aristote les éléments inertes éternels d’un ordre cosmique lui-même éternel mais sont déjà le produit de l’activité du logos divin sur la matière par un double mouvement d’atténuation et de condensation du feu pur. Chrysippe aurait semble-t-il attribué ce pouvoir sustentateur non plus exclusivement au feu artiste du dieu mais au souffle (pneuma) auquel ses prédécesseurs avaient déjà identifié l’âme. À un deuxième niveau intermédiaire, le pneuma s’applique aux quatre éléments déjà différenciés dans la cosmogénèse pour produire les quatre modalités d’organisation et d’unification de la matière que sont l’hexis Cléanthe aurait ainsi consacré un traité à la physique de Zénon. Voir D.L. VII,

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176.

Stobée, Eclog. I, 17, 3, p. 153, 13-15 W (= SVF I 497). Sur le tonos comme principe à la fois cosmologique et psychologique dérivé de l’ischus cynique. Voir A.-J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, PUF, 1973, op. cit., p. 15-18 ; 47-49 ; 87-92 ; 193-194 ; M.-O. Goulet-Cazé, L’ascèse cynique, un commentaire de Diogène Laërce VI 70-71, Vrin, 1986, p. 39, p. 164-167. Voir aussi T. Bénatouïl, « Force, fermeté, froid, La dimension physique de la vertu stoïcienne. », Philosophie antique, no 5, 2005, p. 5-30. 86 Voir Cicéron, De la nature des dieux II, 23-25, 28-30 = LS 47C. Sur la fonction du feu dans la cosmologie de Cléanthe, voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme : recherche sur la notion d’usage (khrèsis) de Zénon à Marc Aurèle, Thèse de doctorat de l’Université Paris XII-Val de Marne, 2002. 87 On trouvera dans Cicéron, De natura deorum, II, 28-30 un exposé de l’activité de ce feu dans le monde. 88 Voir Stobée, Eclog. I, 10, 16c, p.  129, 1 W (= SVF II 413  = LS 47A) et Eusèbe, Praep. ev., XV, 14, 1(= SVF I 98 (extrait partiel) = LS 45G). Sur ces textes, voir J.B. Gourinat, « La théorie stoicienne de la matière : entre le matérialisme et une relecture corporaliste du Timée », in C. Viano (éd.), L’Alchimie et ses racines philosophiques, Paris, Vrin, 2005, p. 37-62 et « The Stoics on Matter and Prime Matter » in R. Salles (éd.), God and cosmos in Stoicism, op. cit., p. 46-70, p. 61 et 51. 89 Voir B. Besnier, « La théorie stoïcienne de la matière », art. cité, p. 60. Voir aussi D. Hahm, The Origins of Stoic Cosmology, Columbus, Ohio State University Press, 1977. 85

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(pour les minéraux)90, la phusis (pour les plantes), la psuchê91 (pour les animaux) et la psuchê logikê (pour les hommes) : ces modalités qui déterminent des propriétés de la matière sont fonction de l’intensité de la tension pneumatique qui résulte elle-même de la proportion d’air et de chaleur qui la compose comme mixture  (krasis). Les propriétés opposées du feu (chaud) et de l’air (froid) créent des mouvements centripètes et centrifuges ininterrompus qui unifient et contiennent la matière92. À une tension supérieure correspond une passibilité supérieure, la passibilité la plus haute étant le propre des individus rationnels. Enfin, à un troisième niveau, plus commun, le pneuma s’applique aux réalités composées que sont les « corps », au sens phénoménologique du terme, à partir des éléments différenciés (par exemple les minéraux des os lorsqu’ils entrent dans la composition d’un corps humain). À ces trois niveaux, l’action du pneuma (ou du feu pur lors de la cosmogénèse) sur la matière l’unifie en lui conférant un certain nombre de propriétés qui sont le produit du pouvoir synectique du pneuma. Il y a toujours une matière sur laquelle s’exerce cette action du pneuma, un « fond passif du nouveau corps édifié93 » disposant déjà d’un certain nombre de qualités. Ce dernier était lui-même au niveau précédent le produit de l’action du pneuma sur la matière (à l’exception du « premier niveau » de la cosmogonie) et constitue à nouveau le soubassement d’une nouvelle action du pneuma. Plus on « remonte » dans l’échelle de la complexité des productions jusqu’à l’épisode de la cosmogenèse, plus la matière semble pure, informe ou non qualifiée alors même qu’elle l’est en fait toujours déjà. La tension interne du souffle divin fonde ainsi une physique continuiste dans laquelle le mélange intégral (krasis di’holôn)94 des deux principes actifs que sont le feu et l’air95 aux qualités contraires permet de garantir l’unité synchronique et cohésive de chaque être au sein du continuum cosmique. 90 Galien, SVF II 715 et Pseudo-Galien, SVF II 716 qui fait d’ailleurs de l’hexis comme pneuma une invention stoïcienne. 91 Un témoignage de Sextus Empiricus, Adv. Math. IX, 81 rapporte cette tripartition. Voir aussi le témoignage de Plutarque, De virt. mor. 451B (= SVF II 460). 92 Némésius, Nat. hom., 2, p. 71 Morani (= SVF II 451 = LS 47J) : « il existe dans les corps un mouvement tensionnel qui se déplace en même temps vers l’intérieur et vers l’extérieur, et le mouvement vers l’extérieur produit les dimensions et les qualités et le mouvement vers l’intérieur l’unité et la substance […] » (trad. T. Bénatouïl in T. Bénatouïl, « Échelle de la nature et division des mouvements chez Aristote et les Stoïciens », Revue de métaphysique et de morale 2005/4 (no 48), p. 537-556, p. 548). 93 Voir B. Besnier, « La théorie stoïcienne de la matière », art. cité, p. 55. 94 Voir plus bas, p. 54 sq. 95 Alexandre d’Aphrodise, De An., p. 115, 6, éd. Bruns (= SVF II 786).



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3. L’unicité comme identité a. La qualité propre (idia poiotês) comme principe d’identité individuelle La tension (tonos), modalité d’action du pneuma divin, constitue dès lors le facteur d’apparition et d’expression de la qualité commune (déterminant tout corps comme appartenant à telle espèce) et de la qualité propre (déterminant ce même corps comme tel individu) dont dispose chaque être. En tout point de la matière, cette qualité et sa tension constitutive sont différenciées : Les stoïciens disent que ce qui est commun aux qualités qui concernent les corps est d’être ce qui différencie la substance, chose non séparable par soi mais circonscrite par un concept et par une particularité (εἰς ἐννόημα καὶ ἰδιότητα ἀπολήγουσαν), et qui n’est pas spécifiée par sa durée ou par sa force (οὔτε χρόνῳ οὔτε ἰσχύι εἰδοποιουμένην), mais par la qualité qui surgit d’elle (τῇ ἐξ αὑτῆς τοιουτότητι) et en vertu de laquelle ce qui engendre le qualifié subsiste (καθ’ ἣν ποιοῦ ὑφίσταται γένεσις)96.

La qualité unifie l’être en tant que force interne immanente qui assure sa cohésion, son identité transtemporelle et même son unicité puisqu’elle lui confère une particularité (ἰδιότητα) en même temps qu’une qualité commune circonscrite par un concept (ἐννόημα)97. C’est dire que le niveau de différenciation qui définit la qualité commune ne constitue pas le degré de différenciation ultime de l’être : tout être dispose d’une qualité propre dont il tient son unicité. On peut concevoir cette articulation entre les degrés de différenciation à l’aide d’une analogie musicale pourtant tout à fait anachronique : l’espèce constituerait alors la tonalité au sein de laquelle l’individu présente une séquence inédite qui fait de lui un être unique. D.  Sedley a proposé de penser la qualité propre sur le modèle de l’ADN qui présente précisément une séquence combinatoire unique de déterminations en outre matérielles. Il permet de comprendre que la qualité propre recouvre une combinatoire non pas de qualités mais d’éléments monomères, tels que le sont les nucléotides98. V. Laurand a quant à lui suggéré une ana Simplicius, In Arist. Cat., 222, 30-33 (= SVF II 378). Sur ce point, voir A.- J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 11-12 et E. Lewis, « The Stoics on identity and individuation », Phronesis, 1995, XL, p. 89-108. 98 De ce point de vue, le caractère combinatoire ne reproduit pas la déformation de Dexippe (voir infra, p. 46), contrairement à ce que prétend F. Alesse. Voir « Alcuni aspetti del concetto stoico di sostanza e identità », Chora, REAM, 6, 2008, p. 127-142, p. 141. 96 97

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logie avec la longueur d’onde qu’il fait jouer à deux niveaux99. Chaque espèce dispose de telle ou telle propriété (par exemple : la dureté pour la pierre) en vertu de la nature de la composition du souffle qui la constitue. Au sein d’une espèce, chaque individu possède une longueur d’onde unique : il est porteur d’un rapport unique entre qualités qui composent son souffle, ce rapport constituant, c’est là l’aspect crucial, une qualité individuelle qui définit elle-même l’individu comme un qualifié de manière propre (idiôs poion). L’analyse sémantique et l’analyse ontologique sont alors parfaitement solidaires : l’appellation (prosêgoria)100 a pour fonction de signifier la qualité commune (sêmainon koinên poiotêta) quand le nom propre (onoma) a pour fonction de rendre manifeste la qualité propre (dêloun idian poiotêta). Ce que l’appellation désigne – la qualité commune101 – correspond la généralité ou la communauté d’un genre et renvoie ainsi à un degré d’organisation relative de la matière par le pneuma. Le nom propre définit lui le degré ultime de différenciation de l’individu102. L’idia poiotês recouvre donc une indivisibilité qualitative irréductible à la somme unique de qualités communes à laquelle semble la réduire Porphyre dans l’Isagogê lorsqu’il affirme que pour les stoïciens l’individu (ἄτομον) « est constitué de propriétés dont le rassemblement (ἆθροισμα) ne saurait jamais se retrouver identique en un autre103 ». Selon lui, ce seraient non pas « des différences spécifiques qui distinguent Socrate de Platon mais un concours de qualités qui est propre  [à Socrate] », 99 V. Laurand, Stoïcisme et lien social, Enquête autour de Musonius Rufus, Paris, Classique Garnier, 2014, p. 110. 100 D.L. VII, 58 : « L’appellation (προσηγορία) est une partie du discours qui signifie une qualité commune (σημαῖνον κοινὴν ποιότητα), comme “homme”, “cheval” ; le nom (onoma) est une partie du discours qui met en évidence une qualité propre (δηλοῦν ἰδίαν ποιότητα), comme « Diogène », « Socrate » (Διογένης, Σωκράτης – sans article) » (trad. J. Brunschwig). Voir J. Brunschwig, « Remarques sur la théorie stoïcienne du nom propre », 1983, repris dans Études sur les philosophies hellénistiques, Paris, PUF, 1995. La distinction est cependant postérieure à Chrysippe. Sur cette distinction, voir aussi J.-B. Gourinat, La dialectique des Stoïciens, op. cit., p. 152-153. Voir aussi A. Torrance & J. Zachhuber, Individuality in Late antiquity, Ashgate, Farhnam/Burlington, 2014, p. 70. 101 Voir J. M. Rist, « Categories and their uses », in A. A. Long (éd.), Problems in Stoicism, London, The Athlone, 1971, en particulier p. 48-51. 102 Sur les rapports entre idiôs poion et etumos logos, voir M. E. Reesor, « The Stoic idion and Prodicus’near-synonyms », The American Journal of Philology, Vol. 104, No. 2 (Summer, 1983), p. 124-133. 103 Porphyre, Isagogê, 7, 19-27. Sur la définition porphyrienne de l’individu et sa critique par Dexippe, voir R. Chiaradonna, « La teoria dell’individuo in Porfirio e l’idios poion stoico », Elenchos, Rivista di studi sul pensiero antico, Vol. 21, Nº 2, 2000, p. 303-332.

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PENSER L’INDIVIDU

« une combinaison particulière de qualités (ἰδιότητι δὲ συνδρομῆς ποιοτήτων)104 ». Pour Porphyre, l’idia poiotês ne serait ainsi rien d’autre qu’un rassemblement singulier de propriétés accidentelles105. Or pour les stoïciens, elle ne se définit précisément pas comme une collection de qualités ou de propriétés soumises comme telles au devenir, sans quoi elle ne pourrait constituer un principe d’identité diachronique. Les stoïciens maintiennent qu’elle est donnée d’un bloc (ἀθρόως) et subsiste malgré les changements qui affectent la substance, comme le rapporte ce témoignage de Simplicius : [la qualité propre est] une forme indivisible (τὸ ἀτομωθὲν εἶδος), celle en référence à laquelle les stoïciens parlent de quelque chose de qualifié de façon particulière (ὃ ἰδίως ποιόν), qui à la fois apparaît (ἐπιγίνεται) et disparaît (ἀπογίνεται), d’un bloc (ἀθρόως), et qui reste le même pendant toute la vie du composé (τὸ αὐτὸ ἐν παντὶ τῷ τοῦ συνθέτου βίῳ διαμένει), même si ses parties apparaissent et disparaissent les unes à tel moment, les autres à tel autre106.

Simplicius souligne ainsi que la qualité propre surgit une fois pour toutes durant la vie de l’individu sans être soumise aux variations qui affectent la substance. La notion d’idia poiotês contient donc en elle la rigidité d’un principe d’identité mais dispose dans le même temps d’une plasticité inédite puisqu’elle intègre la possibilité de modifications qui n’affectent pas en dernière instance l’identité – au sens étroit – de l’individu. Il y a là une construction de l’immanence extrêmement intéressante puisque l’idia poiotês présente la caractéristique de la Forme mais aussi les caractéristiques positives du devenir dans un amalgame considéré comme non contradictoire. Le modèle de la distinction et de l’articulation entre génotype et phénotype peut, nous semble-t-il, éclairer ce point : le génotype reste invariant quand les phénotypes apparaissent progressivement dans le temps. De manière analogue, l’idia poiotês constitue le principe d’apparition des caractéristiques individuelles tout au long de la vie. C’est ce qui permet de concevoir que les différences ne concourent pas toutes au même titre à l’identité individuelle107. Porphyre, In Arist. Cat., 129, 8-10. Voir aussi Dexippe In Arist. Cat., 30, 20-26. 106 Simplicius, Sur le traité De l’âme d’Aristote, 217, 36-218,2 (SVF II 395 = LS 28I) (notre trad.). 107 Voir plus bas, p. 78-79. 104 105

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b. Idia poiotês et atomôthen eidos : l’indivisibilité comme actualité Parce qu’elle recouvre une indivisibilité qualitative, l’idia poiotês semble pouvoir être rapprochée de l’espèce ou forme dernière (ἔσχατον εἶδος) qui constitue pour Aristote le meilleur candidat au titre de principe d’identité de l’individu108. L’aporie de l’individu, on le sait, tient à cette différence irréductible de nature entre l’individualité contingente du τόδε τι (l’individu objet d’une δείξις) et l’universalité du λόγος et de la science109. Elle recouvre donc le passage du τόδε τι au τοιόνδε (sa qualité, sa « talité », le fait pour lui d’être tel). Les espèces ou formes dernières (τὰ ἔσχατα εἴδη) constituent dès lors le degré de différenciation ultime dans l’ordre de l’intelligible, puisqu’elles sont plus déterminées que le genre. On ne peut aller au-delà d’elles dans la division en espèces. Elles sont ainsi indivisibles selon l’espèce ou la forme (κατὰ τὸ εἶδος ἀδιάφορα) et constituent à ce titre le point d’arrêt de la prédication : Mais puisque ce sont les formes dernières (τὰ ἔσχατα εἴδη) qui sont substances (οὐσίαι) et que celles-là sont indifférenciées selon la forme (κατὰ τὸ εἶδος ἀδιάφορα), comme Socrate et Coriscos, il est nécessaire soit d’énoncer d’abord les propriétés générales qui leur appartiennent (τὰ καθόλου ὑπάρχοντα), soit de répéter souvent la même chose, comme on l’a dit. Or les propriétés générales sont communes (κοινά), car ce qui appartient à beaucoup de choses (τὰ κοινά), nous l’appelons « général (καθόλου) »110.

Nous n’entrerons pas dans la question de la nature de la substance première (au sens de forme qu’elle a dans la Métaphysique, et non au sens de l’individu concret des Catégories), problème interne à une difficulté aristotélicienne et qui a peu de rapport avec celui qui nous intéresse ici, puisqu’il s’agit de savoir si la forme est un universel ou un singulier. Pour ce débat, voir M. Frede, « Substance in Aristotle’s Metaphysics », in M. Frede, Essays in Ancient Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1987, p.  72-80 ; V.  Harte, « Aristotle Metaphysics H6 : A Dialectic with Platonism », Phronesis, 41(1996), p. 276304 et M. J. Loux, « Composition and Unity : An Examination of Metaphysics H6 » in M.  Sim (ed.), The Crossroads of Norm and Nature : Essays on Aristotle’s Ethics and Metaphysics, Lanham, Md. : Rowman and Littlefield, 1995 et Primary Ousia, Ithaca, NY, Cornell University Press, 1991. 109 Métaphysique, Z, 15, 1039b28: « […] les substances sensibles singulières n’ont ni définition ni démonstration (τῶν οὐσιῶν τῶν αἰσθητῶν τῶν καθ’ ἕκαστα οὔτε ὁρισμὸς οὔτε ἀπόδειξις ἔστιν) parce qu’elles possèdent une matière dont la nature est telle qu’elles puissent être et n’être pas (ὕλην ἧς ἡ φύσις τοιαύτη ὥστ’ ἐνδέχεσθαι καὶ εἶναι καὶ μή) » (trad. A. Jaulin). Voir aussi ibid., E, 2, 1027 a 20 sq ; K, 1, 1059b26 et An. Post., I, 6, 75a 19. 110 Aristote, Parties des animaux I, 4, 644b 24-28 (trad. P. Pellegrin). 108

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PENSER L’INDIVIDU

L’espèce ou forme dernière (ἔσχατον εἶδος) est ici exemplifiée par Socrate et Coriscos. La référence maintenue à l’individualité empêche donc l’identification pure et simple de l’espèce dernière au genre111. Tout se passe comme si Aristote cherchait dès lors un « universel individualisé ». En effet, si la forme qu’est l’âme constitue bien le principe d’identité, l’âme est toujours l’âme d’un corps, de sorte qu’on doit « préciser ce qui touche à l’identité ou la qualité de ce corps (προσδιορίζοντες ἐν τίνι καὶ ποίῳ)112 » et que la définition de l’âme doit être « conforme à l’espèce appropriée et indivisible (κατὰ τὸ οἰκεῖον καὶ ἄτομον εἶδος)113 ». À ce titre, considérer l’individualité de Socrate ou Coriscos, c’est considérer cette indivisibilité dernière, c’est-à-dire l’universel qu’est la forme mais la forme de tel corps. Le principe d’identité de Socrate ou de Coriscos n’est pas la forme en général, pas plus que la matière qu’elle informe n’est une matière en général mais une matière dernière (τὸ ἔσχατον ὕλη)114. Or lorsqu’Aristote cherche à déterminer cette « forme de l’universel atomique ou indivisible », il est conduit à secondariser voire à neutraliser la différence entre universel et singulier qui se trouve alors réduite à une différence purement quantitative de matière qui n’affecte pas ce qui est commun aux deux, à savoir la forme, l’εἶδος qui est aussi λόγος. La forme constitue ce « système de différences identiques115 », ou cette même « séquence finie de différences116 » purement formelles qui est identique dans le singulier comme dans l’universel, du moins lorsque le processus d’information est parfaitement achevé117. De ce point de vue, il y a identité entre « matière dernière » et forme118 : l’individu est alors en acte ce qu’il est, à savoir sa forme. Et c’est d’ailleurs cette identité qui permet de comprendre comment la saisie des particuliers peut produire la saisie de l’universel. L’individu est donc 111 Voir aussi An. Post. II, 13, 97b26-31 où l’espèce dernière est identifiée au καθ’ ἕκαστον. 112 De An. II, 2, 414a23. 113 Aristote, op. cit., 3, 414b27. 114 Sur ce point, voir aussi P.-M. Morel, « Matière et philosophie première. À propos du livre H de la Métaphysique d’Aristote », Philosorbonne, 10 | 2016, p. 153-168. 115 A. Jaulin, art. cité, p. 16. 116 Ibid., p. 10. 117 Cette thèse a pour corrélat celle de l’existence d’une matière intelligible. Voir Aristote, Métaphysique, Z, 11, 1037a4-5. 118 Ibid., H, 6, 1045b18. Voir aussi Z, 12, 1038a19-20 où la substantialité et la définition de la chose est constituée par « la dernière différence » et Z, 13 qui fait de cet état achevé un état séparé (χωρίς).

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cette unité achevée qui exclut toute différenciation ultérieure possible et qui, comme telle, sépare : il est ce tout qui n’est plus rien en puissance mais tout en acte car il a épuisé toutes ses potentialités. L’indivisibilité de l’espèce dernière ne recouvre donc pas une indivisibilité numérique mais l’absence de toute potentialité : elle vaut comme complétude119. Aristote situe ainsi l’individualité du coté de la cause et du par soi (kath’auto). On a là, mutatis mutandis, une préfiguration de la compréhension stoïcienne du concept de corps  qui dénoue puissance et virtualité. c. Idia poiotês et atomon : deux indivisibles et un différend cosmologique Il existe un autre principe d’identité qui lui aussi recouvre une indivisibilité matérielle et semble à ce titre pouvoir être rapproché de l’idia poiotês stoïcienne : il s’agit de l’atome de Leucippe, Démocrite et Épicure. Nous savons d’ailleurs par un témoignage de Diogène Laërce que les premiers stoïciens ont écrit des ouvrages « contre les indivisibles et les simulacres (pros tas atomous kai ta eidôla120) ». Le doxographe fait en particulier mention d’un traité de Cléanthe sur les indivisibles (Peri tôn atomôn121), et c’est l’un de ses élèves, Sphairos de Boristhène, qui passe pour avoir été le plus anti-épicurien des stoïciens. Il semble bien à ce titre qu’il ait existé une controverse entre les stoïciens et les atomistes sur la question des atomes122. Les présocratiques Leucippe et Démocrite posent en effet au fondement de la réalité des principes physiques matériels insécables et inaltérables, les atomes123, qui présentent une structure analogue aux corps stoïciens, bien qu’ils ne soient pas définis par Démocrite comme des corps : ils sont indissociablement matière et forme124. Cependant, à la différence de l’indivisibilité qualitative de l’idia poiotês, l’indivisibilité atomique est Voir A. Jaulin, art. cité, p. 17. D.L. VII, 177 (= SVF I 620). 121 D.L. VII, 134 (= SVF I 493). 122 Sur cette controverse, voir E.  Kechagia, « Rethinking a Professional Rivalry : Early Epicureans against the Stoa », The Classical Quarterly 60 (2010), p. 132-155. 123 Voir par exemple Démocrite, A370  DK = Aristote cité par Simplicius, Commentaire sur le Traité du ciel d’Aristote, 295., 1-6 (= Fragment Rose 208, p.  143-145 Ross) et A40 DK (= Réfutation de toutes les hérésies, I, 13). Nous ne sommes pas certains de l’identité de l’auteur de cette réfutation, même s’il pourrait s’agir d’Hippolyte. Sur ce point, voir G. Scalas, « “Le anime sono sangue” (ref. I 22, 5 = 340 USENER). Una Testimonianza “ippolitea” sulla psicologia di Epicura », LPh 3, 2015. 124 Voir P.-M. Morel, « Corps et cosmologie dans la physique d’Épicure », Revue de métaphysique et de morale 1/ 2003 (no 37), p. 33-49, p. 34. 119 120

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PENSER L’INDIVIDU

de nature quantitative et elle tient à l’impassibilité, la petitesse et l’absence de parties des atomes125, même si Épicure126 aurait affirmé que les atomes possédaient des limites127. Les atomes disposent ainsi de formes (eidê) physiques128 (c’est-à-dire matérielles) inaltérables grâce auxquelles ils peuvent former des agrégats avec les autres atomes. Ces formes atomiques déterminent les propriétés des corps129 qui ne disposent quant à eux d’aucune unité réelle. Seuls les atomes, avec le vide, sont principes et seuls ils constituent la nature des corps, c’est-à-dire des composés : « Les principes insécables (atoma) sont nécessairement les natures des corps130 ». Tout le problème réside alors dans le passage du plan de l’unité de ces principes indivisibles à celle des composés et de leurs qualités sensibles131. C’est celui de la continuité composé/composant et du statut étiologique des atomes132 : comment ces atomes, simples constituants ultimes de toute réalité (ce qu’ils sont avec le vide), peuvent-ils devenir « cause et principe » des corps ? La réponse atomiste consiste à faire de l’atome un principe actif qui dispose d’un mouvement autonome, d’une forme, d’une grandeur et d’un poids qui lui permettent de s’agréger à d’autres atomes et d’entrer avec deux dans des rapports de composition. En vertu de ce mouvement et du principe d’indifférence ou d’isonomie, la combinatoire infinie des 67 A13 DK. Voir P.-M.  Morel, Épicure : la nature et la raison, Paris, Vrin, 2009, p.  38-39. Sur la prise en compte des critiques aristotéliciennes de Démocrite par Aristote, voir D. Furley, Two Studies in the Greek Atomists, Princeton, 1967. Sur l’ambivalence du rapport d’Épicure à Démocrite, voir P.-M. Morel, Démocrite et la recherche des causes, Paris, Klincksieck, 1996, p. 249-254 et J. Warren, Epicurus and Democritean Ethics. An Archaelogy of Ataraxia, Cambridge, CUP, 2002, p. 23-28 ; p. 193-200. 127 Hdrt., 59 ; Lucrèce, De rerum natura I, 599-634. Sur la question du statut des minima (ta elachista), voir F. Verde, Elachista. La dottrina dei minimi nell’Epicureismo, Leuven, Leuven University Press, 2013. 128 Voir S. Makin, « The Indivisibiliy of the Atome », Archiv für Geschichte der Philosophie 71, 1989, p. 125-149 et F. Verde, op. cit. 129 Démocrite, A49 DK (= Galien, Des Éléments selon Hippocrate, I, 2). 130 Épicure, Lettre à Hérodote, § 41. 131 Il y a là le nerf de la critique que Plutarque adresse à Démocrite. Voir Plutarque, Contre Colotès 1111A. Sur ce texte, voir P.-M. Morel & F. Verde, « Le Contre Colotès de Plutarque et son prologue », Aitia, 3 | 2013. Sur la réception polémique de l’épicurisme à partir de Cicéron, voir C. Lévy, « Cicéron et l’épicurisme : la problématique de l’éloge paradoxal », p. 61-75 in C. Auvray-Assayas & D. Delattre (éd.), Cicéron et Philodème. La polémique en philosophie, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2001. 132 Sur cet aspect, voir en particulier « Corps et cosmologie dans la physique d’Épicure », art. cité, et W. Lapini, L’epistola a Erodoto e il Bios di Epicuro in Diogene Laerzio : note testuali, esegetiche e metodologiche, Roma, Ed. di storia e letteratura, Pleiadi, 20, 2015. 125 126

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atomes produit l’émergence de la diversité des agrégats qui se font et se défont au gré des mouvements de la matière. C’est alors l’hypothèse des formes atomiques qui est mobilisée pour comprendre la complexité des processus vitaux et des états psychiques caractéristiques de l’individualité humaine. Pour justifier ces derniers, les Épicuriens auraient soutenu que les atomes psychiques étaient plus individués que les autres atomes. Lucrèce quant à lui parle de semences (semina)133 particulières pour justifier la diversité du tout. Or même si Épicure, à la différence de Démocrite, fait du corps la catégorie fondamentale de la physique, l’indivisibilité réelle demeure celle de l’atome de sorte que les corps ne sont jamais in fine que des agrégats que les atomes forment au gré de leur combinatoire. Dès lors, en l’absence de toute cause finale et de providence, comment fonder l’identité des composés que sont les corps ? La même difficulté se pose a fortiori au niveau cosmogonique de la production des mondes. La multiplicité atomique est en effet définie comme une multiplicité discontinue qui ne se résorbe pas dans une unité de niveau supérieur, là où les stoïciens posent l’unité du continuum cosmique tout en maintenant l’individuation des corps qui en constituent les parties. C’est dire que du point de vue stoïcien, la séparation de l’individu n’est jamais que relative.

II. L’individu « non séparé » et l’individu-monde 1. Individu et continuum La gageure consiste pour les stoïciens à définir une sorte d’ « atome » d’identité à partir de la fluidité cosmique, à maintenir cette fluidité sans qu’elle n’aboutisse pour autant à la confusion : il s’agit donc d’assurer une certaine séparation des corps sur fond de continuité cosmique. De ce point de vue, le geste stoïcien peut être considéré comme un geste symétrique au geste atomiste : pour les atomistes, une fois l’atome posé, il faut trouver un moyen de reposer un tissu mondain dont l’ordonnancement puisse être intelligible. Pour les stoïciens, c’est le continuum qui est premier, et il faut s’employer à retrouver une forme d’atomicité garante de la distinction de tout corps. Tout corps est donc ce qui participe à l’unité du tout sans pour autant se confondre avec lui. C’est pour cela que la qualité propre ne peut De rerum natura, I, 155-173.

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constituer à proprement parler un fragment – au sens fort – du pneuma qui est un fluide, sans quoi le continuum cesserait d’être un continuum. La forme de séparation que suppose l’individuation ne peut être absolue : le monde est de ce point de vue le seul insécable. Nous sommes donc conduits à nous représenter le principe d’individuation qu’est la qualité propre (idia poiotês) comme un principe de variation : il fonde l’unicité absolue de ce qu’il détermine sans pour autant assurer une séparation réelle. Cette double exigence conduit ainsi les stoïciens à attribuer deux fonctions au logos : il individue à l’échelle des corps mais il est aussi intentionalité et providence, selon un modèle organique, intégratif et différentiel qui repose sur les notions de raison spermatique (logos spermatikos) et de mélange intégral (krasis di’holôn). 2. Le modèle organique de l’individu-monde a. Le pneuma comme logos spermatikos La thèse de l’existence du destin134 ou de la liaison des causes fournit en effet une structure spécifique au logos divin qui est décisive dans la construction du modèle organique appliqué à l’échelle du monde : le pneuma divin est conçu comme logos spermatikos, raison spermatique ou séminale. C’est l’image du germe qui contient déjà tout son développement, tout comme le sperme ou liquide séminal porte en lui la structure du petit d’homme qui est contenue dans les logoi spermatikoi135. La semence « contient les raisons de tout et les causes des événements passés, présents et futurs : c’est leur entrelacement, l’implication fatale, la science, la vérité et la loi des êtres, invincible et inévitable136 ». C’est dire que le logos porte en lui à tout instant et en tout lieu l’intégralité de la structure rationnelle du monde. Ce qui implique qu’en tout point est contenue la raison de l’harmonisation de tout individu à lui-même et au tout cosmique. Cette image de la semence procède à la biologisation du modèle du providentialisme divin137 : le feu divin comme semence est un principe 134 D.L. II, 136 (= SVF I 102) qui rapporte la définition de Zénon et SVF II 580. Sur ce point, voir J.-J. Duhot, « Le stoïcisme : une métaphysique de l’information ou le matérialisme impossible », Philosophie antique 5, 2005, p. 31-47, p. 46-47 en particulier. Sur les logoi spermatikoi, voir aussi V. Laurand, Stoïcisme et lien social, op. cit., p. 161. 135 C’est ce qui explique leur ressemblance, voir Aétius, Plac. (= Pseudo-Plutarque, Vies et opinions des philosophes) V, 11 (= SVF II 749). 136 Eusèbe, Praep. ev., XV, 14. 137 Sur cette fonte du « déterminisme biologique » et du « providentialisme  divin », voir J.-B. Gourinat, « Éternel retour et temps périodique dans la philosophie stoï-

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vivant qui contient le programme génétique du monde. C’est ce qui permet de comprendre comment la génération des êtres vivants se produit tel que le prévoit destin. Comme le rapporte Plutarque : Puisqu’en effet la commune nature s’étend à toutes choses, il faudra que tout ce qui survient de quelque façon, que ce soit dans l’univers et dans une quelconque de ses parties se fasse en conformité avec elle et avec sa raison, dans un enchaînement qui ne connaisse pas d’entrave, en raison du fait qu’il n’y a ni facteur extérieur qui puisse s’opposer à son gouvernement ni partie quelconque qui soit en état de se mouvoir ou de se disposer autrement en conformité avec la commune nature (κατὰ τὴν κοινὴν φύσιν)138.

L’unité de l’individu monde contient les raisons séminales du développement de tous les corps que sont les individus particuliers comme de ses parties entrelacées les unes aux autres et qui concourent à l’harmonie du tout. La chaîne causale du destin qui lie les événements est celle qui entrelace selon la même nécessité les corps, de sorte qu’en réalisant chacun leur nature propre, ils réalisent la nature commune. Il s’agit donc pour les stoïciens de penser à la fois l’unité fondamentale du monde, qui est celle de la chaîne des corps-causes qu’est le destin – au sein duquel toutes les causes renvoient toutes en dernière instance à la cause ultime et unifiante, synectique139 qu’est le pneuma divin –, mais aussi ses particularisations et diversifications concrètes, celle des unités relatives que sont les individus : toujours et tout à la fois tenir chaque corps dans le tissu du monde et en même temps l’individuer, c’est-à-dire lui conférer l’unité qualitative qui lui est propre. Pour penser ce double mouvement, les stoïciens mobilisent la notion de mélange intégral (krasis di’holôn) qui définit la nature du pneuma. Avec cette notion, ils cherchent à penser un type de mélange bien spécifique, celui dans lequel les éléments se mêlent totalement sans pour autant perdre leurs caractéristiques individuelles respectives. cienne », Le Temps dans l’Antiquité, Revue philosophique de la France et de l’étranger, no 2, avril-juin 2002, p. 213-227, p. 218. 138 Plutarque, De stoic. rep. 1050C-D (trad. D.  Babut). Voir  aussi Aétius, Plac. (= Pseudo-Plutarque, Vies et opinions des philosophes), I, 7, 37 (= SVF II 1027) qui rapporte que les stoïciens affirmaient que le feu artiste contenait en lui tout le développement du monde dans les logoi spermatikoi, et que c’est avec eux qu’il traversait le monde. Sur l’idée d’un entrelacement ordonné à l’unité cosmique, voir aussi Marc-Aurèle, Pensées, VII, 9. 139 É. Bréhier a pu parler à ce titre de « monothéisme cosmique ». Voir Chrysippe et l’Ancien Stoïcisme, Paris, PUF, 1910, p. 197-199.

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b. Le pneuma comme krasis di’holôn Les stoïciens modifient en effet la bipartition aristotélicienne qui distinguait le mélange par juxtaposition mécanique ou par agrégation (sunthesis) et le mélange par fusion ou « mixture » (mixis) en introduisant une troisième forme de mélange : la krasis. Ils proposent ainsi une tripartition entre sunthesis, sunchusis et krasis140.  Dans la juxtaposition parcellaire qu’est la sunthesis, le contact entre les éléments est limité à un contact de surface. Les éléments ne subissent aucune altération essentielle du fait du mélange de sorte qu’on peut les en extraire sans qu’ils ne perdent aucune de leurs qualités essentielles. La fusion qu’est la sunchusis – et qui correspondrait à la mixis aristotélicienne – est quant à elle caractérisée par la perte des qualités essentielles de ses constituants. Elle donne ainsi naissance à un nouveau composé qui diffère de chacun de ses éléments initiaux141. Enfin, la krasis nomme le type de mélange qui conserve la coextensivité réciproque des éléments qui caractérise la sunchusis, sans aucune limitation quant à leurs quantités relatives. Cependant, à la différence de cette dernière, l’originalité des composants initiaux et leur séparabilité est conservée, comme dans la mixis aristotélicienne. La krasis permet donc de penser une unité par unification et sustentation, une unité dont la relation de l’âme et du corps constitue dès lors le modèle paradigmatique : De cette manière aussi une mesure de vin se mélange (κιρνᾶσθαι) à une grande quantité d’eau et par là atteint une extension de cette taille. Comme preuve claire qu’il en est ainsi, [les stoïciens] usent du fait que l’âme, qui a sa propre existence individuée (ἰδίαν ὑπόστασιν ἔχουσαν), 140 Alexandre d’Aphrodise, Du mélange 216, 14-218, 6 (= SVF II 473). Voir aussi Stobée, I, 17, p. 153, 23 – 155, 14 W (= SVF II 471) partiellement reproduit dans LS 48D, qui rapporte quant à lui l’existence d’une quadripartition parathesis/mixis/krasis/ sunchusis. Voir aussi D.L. VII, 151 (= SVF II 479 = LS 48A) ; et pour la critique de Plutarque référée à celle d’Archésilas, voir Des notions communes, 1078 B-E (= fragment partiel de SVF II 465). Sur la théorie stoïcienne du mélange, voir A.-J. Voelke, Les rapports avec autrui dans la philosophie grecque d’Aristote à Panétius, Vrin, 1961, p. 149-152 et J. Brunschwig, « Le modèle conjonctif » in Études sur les philosophies hellénistiques, op. cit., p. 168. 141 Cependant, la mixture aristotélicienne ne peut prendre place qu’entre constituants homogènes, lorsque les stoïciens lèvent cette condition. Sur la controverse entre stoïciens et péripatéticiens, voir en particulier B. Collette-Ducic & S. Delcomminette, « La théorie stoïcienne du mélange et sa postérité », Revue de philosophie ancienne, XXV, 2 (2007), p. 67-100 et J. Groisard, Mixis, Le problème du mélange dans la philosophie grecque d’Aristote à Simplicius, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

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tout comme le corps qui la reçoit, pénètre la totalité du corps, tout en préservant dans le mélange avec celui-ci sa propre substance. En effet, rien de l’âme ne manque d’être partie prenante dans le corps qui a l’âme142.

α. La krasis au croisement des logoi Lorsque les stoïciens s’emparent de la notion de krasis, celle-ci circule déjà dans les pensées biologiques et dans la pensée médicale naissante143. En effet, l’idée que la constitution (et l’état) des êtres naturels repose de manière plus ou moins fondamentale sur un mélange d’éléments primordiaux est centrale chez les présocratiques. La notion de krasis (et le verbe kerannusthai) a en outre une extension spécifiquement médicale. On la trouve chez Hippocrate144, Alcméon parle quant à lui d’isonomia, si l’on s’en tient au témoignage d’Aétius145, ce mélange équilibré des puissances contraires. La conception consacrée d’une krasis des quatre qualités élémentaires – plus d’ailleurs que celle d’une krasis proprement humorale – provient quant à elle de Galien et est donc plus tardive146. Cette connotation médicale prend chez les stoïciens un statut tout à fait spécifique. Leur philosophie n’est plus seulement l’analogue d’une médecine : en vertu de l’option corporéiste,  elle est une médecine, l’âme malade est un corps malade et les affections de l’âme sont les maladies d’un corps. Nous savons d’ailleurs que Chrysippe écrivit un traité Thérapies – qui ne nous est cependant pas parvenu – et qu’il y avait pour source le corpus hippocratique, ce qui semble attester l’existence de points de contact entre le modèle physique et médical et la théorie des

Alexandre, De mixtione ( = SVF II 473 = LS 48C, 9-10). Voir V. Langholf, Medical Theories in Hippocrates. Early Texts and the « Epidemics », Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1990. 144 Voir notamment VM 1, 582, 5.7 ; 606, 20 ; 616, 18 ; 68, 21 ; Aph. 4, 556, 1 ; Nat. Hom. 6, 38, 7 ; 40,3 ; Vict. I 6, 506, 22 ; Hebd. 40 app. 45 R = 8, 647, 26 ; Aer. 2, 52, 19). Voir V. Boudon-Millot, « La notion de mélange dans la pensée médicale de Galien : mixis ou crasis ? »,  Revue des Études Grecques, tome 124, fascicule 2, Juillet-décembre 2011, p. 261-279. 145 Aétius, Opinions, V, xxx, 1, in Les Présocratiques, Alcméon, B II, D.  Delattre (trad.), Gallimard (La Pléiade), 1988, p. 226. 146 Voir V. Boudon-Millot, art. cité. 142 143

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affections (patôn)147, les deux reposant sur l’affirmation commune de la nature corporelle de l’âme qui est souffle (pneuma) et mixture (krasis)148. La difficulté majeure de l’entreprise de détermination de ces recoupements entre traditions biologiques, médicales et philosophiques réside d’une part dans la rareté du matériau qui nous est parvenu, d’autre part dans ce qu’on pourrait appeler le « problème Galien ». Ce dernier constitue un témoin crucial de cette histoire des échanges entre la pensée médicale et la pensée biologique et philosophique mais il est loin d’être un témoin« neutre » lorsqu’il reconstruit la généalogie du problème philosophique du mélange et de la conception de la phusis qui lui est associée. β. Krasis, phusis et pronoia : association hippocratique ou rétroprojection galénique ? Galien présente en effet Hippocrate comme « l’inventeur » de la notion149 de phusis, une phusis comprise précisément comme krasis au sein de laquelle la qualité du mélange corporel assure la communauté des parties, la maladie consistant a contrario dans le dérèglement de cette krasis150. La médecine comme art (technê) a pour fin de rétablir cette phusis et, puisque

147 L. Brisson a par ailleurs montré comment la médecine hippocratique a pu influencer la conception platonicienne de la sensation dans le Timée dans laquelle l’âme apparaît en relation étroite avec le corps. Voir en particulier 44b1-c4. Voir « Le Timée de Platon et le traité hippocratique Du régime, sur le mécanisme de la sensation », Études platoniciennes [En ligne], 10  |  2013 et « Plato’s theory of sense perception in the Timaeus. How it works and what it means », Boston Area Colloquium in Ancient Philosophy 13, 1999, p. 147-176. 148 Voir T.  Tieleman, Chrysippus on Affections. Reconstruction and Interpretation, Leiden, Brill, 2003 et Galen and Chrysippus on the Soul : Argument and Refutation in the “De placitis” Books II-III, Philosophia Antiqua, vol. 58, Leiden, Brill, 1996. Sur les relations entre Galien et les stoïciens, voir aussi C. Gill, Naturalistic Psychology in Galen and Stoicism, Oxford, Clarendon Press, 2010. 149 Galien aurait consacré un traité à la phusis : Sur les termes médicaux, mais il est perdu. Sur ce point, voir J. Jouanna, « La notion de nature chez Galien » in J. Barnes & J. Jouanna (éd.), Galien et la Philosophie : Huit exposés suivis de discussions (Entretiens sur l’antiquité classique), XLIX, Vandœuvres-Genève, 2003, p. 229-262, p. 229. Voir aussi J. Pigeaud, « Quelques aspects du rapport de l’âme et du corps dans le corpus hippocratique », in M. D. Grmek (éd.), Hippocratia, Actes du Colloque hippocratique de Paris (4-9 septembre 1978), Éditions du CNRS, 1980 et La maladie de l’âme. Étude sur la relation de l’âme et du corps dans la tradition médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981. 150 Galien reprend la notion à Hippocrate mais il dresse à partir d’elle une classification de huit mélanges mauvais dont on ne trouve en revanche pas trace dans le corpus hippocratique. Sur ce point, voir J. Jouanna, « La notion de nature chez Galien », art. cité, p. 268.

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c’est strictement équivalent, de « redresser » le corps151. Cette thérapeutique requiert à ce titre une méthode de décomposition qui prête attention à tous les éléments et qui décompose l’unité pour en saisir la diskrasia : Cette même méthode (μέθοδος) enseigne aussi ce qu’est la constitution du corps elle-même (τὴν τοῦ σώματος αὐτοῦ διδάσκει σύνθεσιν), celle qui provient des éléments premiers (τήν τ’ ἐκ τῶν πρώτων στοιχείων) qui sont en totalité mêlés entre eux (ἃ δι’ ἀλλήλων ὅλα κέκραται), celle des éléments seconds, les sensibles, que l’on appelle aussi les homéomères et la troisième en plus de ces deux-là, celle qui provient des parties organiques152.

Dans le préambule au Commentaire du traité de La nature de l’homme d’Hippocrate, Galien attribue dès lors à Hippocrate une conception finalisée de la phusis dont les stoïciens seraient les héritiers. Il y affirme ainsi que les stoïciens « admettent toutes les opinions d’Hippocrate sur la nature153 ». L’accord entre les deux écoles reposerait selon lui sur une conception commune de la phusis doublement définie comme mixture (krasis) et comme providence : « la nature œuvre avec providence (προνοητικῶς ἡ φύσις ἐργασαμένη154) ». C’est d’ailleurs un différend cosmologique qui détermine ici deux conceptions opposées de la nature des corps, celle de l’école hippocratique continuiste à laquelle souscriraient donc les stoïciens, et celle de l’école d’Asclépiade fondée sur l’hypothèse atomiste discontinuiste. La nature hippocratique décrirait donc déjà cette unité organique d’un corps qui définit une communauté de parties et en l’occurrence de souffle corporel en parfaite sympathie : Il dit que dans nos corps il y a une communauté de flux (σύμπνοιάν), une communauté d’air (σύρροιαν), et que tout est en sympathie (πάντα συμπαθέα)155. 151 C’est là ce qui la distingue de la phusiologia qui s’en tient à un discours sur ces dérèglements. 152 Que l’excellent médecin est aussi philosophe, éd. I Mueller, Scripta Minora, II, p. 6, 14-19 (trad. J. Jouanna très légèrement modifiée). Sur cet opuscule, voir du même auteur, « La lecture de l’éthique hippocratique chez Galien », in H. Flashar & J. Jouanna (éd.), Médecine et morale dans l’Antiquité (Entretiens sur l’antiquité classique), XLIII, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1997, p. 211-253, p. 230-241 et note 41. 153 Galien, De methodo medendi, X, 16, 8. 154 De usu partium, IV, 343, 5 (Kühn). Comme le note J. Jouanna, art. cité, note 62, l’adverbe est récurrent puisqu’il apparaît 8 fois appliqué à la nature. 155 De naturalibus facultatibus, II, 39, 3-4 (Kühn) (notre trad.).

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Or rien en l’état de nos sources ne prouve qu’Hippocrate ait luimême forgé cette notion de phusis comme nature finalisée à l’échelle du corps156. Aucun texte ne nous permet de dire que ces valeurs de technê et pronoia se soient trouvées associées explicitement à la notion de phusis chez Hippocrate. Comme l’a souligné J. Jouanna, le transfert du paradigme de la technê à la nature n’est pas attesté chez Hippocrate  : la technê est le monopole du médecin et la pronoia désigne exclusivement le pronostic qu’il est amené à faire157. L’association entre sumpatheia158 et sumpnoia159 est en revanche bien présente chez les stoïciens, à la différence près que ces derniers ne limitent pas son application au niveau de description du microcosme qu’est le corps. Pour les stoïciens, le modèle organique que fonde la krasis s’applique aussi bien au niveau des organismes individuels (la relation de l’âme et du corps est une krasis) qu’au niveau de cet organisme qu’est le monde160. Le monde lui-même est conçu comme un organisme, de sorte que ce tout ce qui se produit dans ses parties (les entités individuelles) s’y produit conformément à la nature commune du tout qu’est l’individu-monde, selon une structure quasi fractale161 : chaque unité organique 156 Voir J. Jouanna, « La notion de nature chez Galien », art. cité, p. 254. Voir aussi B. Holmes, « Proto-Sympathy in the Hippocratic Corpus », in J. Jouanna & M. Zink (éd.), Hippocrate et les hippocratismes : médecine, religion, société : Actes du xive Colloque International Hippocratique, Paris, Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2014. 157 Voir J. Jouanna, « La lecture du traité de la nature de l’homme par Galien » in Le commentaire entre tradition et innovation, Actes du colloque international de l’Institut des Traditions textuelles (Paris et Villejuif, 22-25 septembre 1999), publiés sous la dir. de M.O. Goulet-Cazé, Paris, Vrin, Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie, 2000, p. 250-251. 158 On trouve une référence à la sungeneia de la nature dans le Ménon, 81 c-d et le modèle de la sungeneia, parenté, des hommes et du logos est également attesté chez Aristote. Sur ces points, voir l’ouvrage d’É. Des Places, Syngeneia. La parenté de l’homme avec Dieu, d’Homère à la patristique, Paris, C. Klincksieck, 1964. La question de savoir si c’est Posidonius qui aurait donné à la doctrine de la sumpatheia une importance dont elle ne disposait pas chez les fondateurs a été l’objet d’une controverse. La thèse radicale selon laquelle Posidonius aurait « inventé » la notion a été défendue par K. Reinhardt dans Kosmos und Sympathie, Münich, Beck, 1926, en particulier p. 53. Une thèse plus nuancée a été soutenue par F. H. Sandbach, The Stoics, Indianapolis, Cambridge, Hackett, 1989, et, plus récemment, par V. Laurand, art. cité. 159 Voir V. Boudon-Millot, « La notion de mélange dans la pensée médicale de Galien : mixis ou crasis ? », art. cité. 160 Voir Platon, Timée 41d-e et L. Brisson, Le même et l’autre dans la structure ontologique du « Timée » de Platon. Un commentaire systématique du « Timée » de Platon, Paris, Klinscsieck, 1974, p. 339 sq. 161 L’analogie trouve sa limite dans le fait que chaque individu reproduit certes l’unité du tout mais d’une manière irréductiblement singulière, en vertu de l’unicité de son idia poiotês : il n’y a pas en ce sens reproduction à l’identique.

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reproduit à un niveau inférieur l’unité du tout. Et c’est précisément la conception stoïcienne de la krasis qui permet de le penser. γ. La krasis comme sumpatheia et sumpnoia C’est en effet la krasis comme nature du pneuma qui assure en tout lieu l’union des corps pourtant « séparés » : le pneuma constitue ainsi la cause de leur unité propre tout comme il assure la possibilité de leurs liaisons et leurs actions réciproques – l’univers est dynamisme, il se transforme en permanence  –, tout en maintenant l’unité homogène mais dynamique du tout à laquelle ils concourent tous. C’est la compénétration du souffle (sumpnoia) en toute chose qui définit la krasis qui constitue le monde comme un continuum auquel elle confère l’unité d’un corps vivant. Sous l’action du pneuma, l’univers est ainsi rendu sympathique à lui-même : La substance tout entière est unifiée et soutenue par un souffle qui la parcourt entièrement ; sous l’effet de celui-ci, l’univers est contenu et rendu sympathique à soi-même162.

La sympathie désigne ainsi cette modalité de compénétration des corps par laquelle « tout est dans tout163 », ce qui engage à la fois l’harmonie du cosmos avec lui-même, et qu’il y va de la même harmonie dans les parties comme dans le tout : ces choses ne pourraient assurément pas être ainsi, toutes les parties du monde s’harmonisant entre elles (omnibus inter se concinentibus), si elles n’étaient rassemblées par un unique souffle continu et divin164.

Il existe bien une « communauté de souffle et de tension qui unit les corps célestes aux corps terrestres165 ». C’est cette sumpnoia166 qui se Alexandre d’Aphrodise, Du Mélange, p. 216, 14-17 Bruns (= SVF II 473) (trad. V.  Goldschmidt modifiée) : « ἡνῶσθαι μὲν ὑποτίθεται τὴν σύμπασαν οὐσίαν, πνεύματός τινος διὰ πάσης αὐτῆς διήκοντος, ὑφ’ οὗ συνέχεταί τε καὶ συμμένει καὶ σύμπαθές ἐστιν αὑτῷ τὸ πᾶν ». Voir V. Goldschmidt, op. cit., p. 106. 163 Sénèque, Quaest. Nat. III, 10, 4. Voir aussi Cicéron, Tusc. V, 38 qui parle de l’âme comme d’une « parcelle détachée de l’âme du dieu (humanus autem animus decerptus ex mente diuina) ». 164 Cicéron, Nat. Deor. II, 19. 165 D.L. VII, 14. 166 Ibid., 140 (= SVF II 543) : « Dans le monde en revanche il n’y a aucun vide : c’est un (corps) unifié. Ceci est rendu nécessaire par la communauté de souffle (συντονία) et de tension (σύμπνοια) qui unit les corps célestes aux corps terrestres » (trad. R. Goulet). 162

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traduit dans l’accord entre tension des souffles (suntonia) sur laquelle repose la sumpatheia167, de sorte que l’unité du monde est la même unité que l’unité individuelle : Chrysippe dit : « Il est certain que nous respirons et vivons par une seule et même chose (una et eadem certe re spiramus et uiuimus). Mais nous respirons par un souffle naturel (naturali spiritu). Donc nous vivons aussi par ce même souffle. Mais nous vivons par l’âme. L’âme se trouve donc être un souffle naturel168.

Selon ce sens précis de l’harmonie, la sumpatheia est « déjà » présente dans la constitution de l’unité individuelle169 qui en procède en même temps qu’elle l’exprime170. Cette liaison ou continuité intégrale entre les corps affecte les corps eux-mêmes : l’âme est ainsi définie comme « un souffle naturel et continu, parcourant le corps tout entier171 ». Il y a donc une double harmonisation, un double accord à soi-même et au tout. Il s’agit toujours de penser et l’individuation et l’union et l’individuation comme modalité de l’union. Pour décrire cette sympathie universelle, le modèle spécifiquement cosmologique de la sumpnoia172 est complété plus tardivement (et dans des applications éthiques plus que strictement physiques) par le modèle spécifiquement musical de la sumphônia, de la concordance, que l’on trouve par exemple chez Épictète et Marc-Aurèle173. Lorsqu’il s’agit de donner sa signification au précepte delphique « connais-toi toi-même », c’est à cette métaphore que le premier recourt : Si l’on ordonnait à un choriste de « se connaître soi-même », ce dernier n’obéirait-il pas en concentrant son attention tant sur le chant de Plotin reprendra cette idée d’une sympathie entre les âmes au sein du cosmos, constituant un « ensemble systématique (τὸ ὅλον σύνταγμα) ». Voir Ennéades, IV, 3, 8, 17. 168 Calcidius, In Tim., 220 ( = SVF II 879 ; LS 53G) (trad. J. Brunschwig & P. Pellegrin). 169 Sur l’articulation entre la sumpatheia et la sumpnoia, voir V. Laurand « La sympathie universelle : union et séparation »,  Revue de métaphysique et de morale 4/2005 (no 48), p. 517-535. Voir aussi R. Brouwer, « Stoic Sympathy », in E. Schliesser (éd), Sympathy, Oxford, Clarendon Press, 2015, p. 15-35. 170 Sur les conséquences politiques de cette sumpatheia universelle, à savoir le cosmopolitisme stoïcien, voir V. Laurand, La politique stoïcienne, Paris, PUF, 2005. 171 Galien, Plac. Hipp. et Plat., III, 1, p. 170, 9-10 ( = SVF II 885) (trad. V. Goldschmidt). 172 D.L. VII, 140. 173 Voir Épictète, Entretiens, I, 12, 16 ; Marc-Aurèle, Pensées, IX, 23, 11. L’image du chœur est déjà chez Cicéron; Voir Off. I, 145. 167

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ses camarades de chœur que sur l’accord (συμφωνίας) de sa voix avec les leurs174 ?

Tout comme la symphonie de l’ensemble résulte de la nécessité pour le musicien d’accorder sa voix tout en même temps à lui-même et aux autres, chaque âme doit s’harmoniser à elle-même et aux autres. Par là, puisqu’il s’agit du même accord, elle réalise l’accord avec l’âme du monde. c. La relativisation des niveaux d’individualité Cette conception organique du monde qui sous-tend la théorie stoïcienne de l’individuation implique une relativisation des niveaux d’individualité inférieurs, chaque individu concourant à l’individualité du tout : l’unité du monde est l’unité à partir de laquelle toutes les autres unités individuelles se constituent. Tous les individus sont donc tous des portions du même souffle, ou encore du même organisme, portions dont seule diffère la tension propre. L’homme n’est donc pas l’exemple paradigmatique de l’individu selon un modèle de l’individualité anthropomorphique, même s’il existe bien une hiérarchie d’individus, la scala naturae175, au sommet de laquelle on trouve les hommes et enfin le dieu : cette échelle d’individualité est elle-même relative à l’individu-monde qui totalise tous les individus qui n’en sont que des parties, portions différenciées et hiérarchisées (cette hiérarchie étant fonction de leurs passibilité) du pneuma divin qui se réalise en s’y pluralisant. Au sein de la théorie stoïcienne de l’individuation, la séparation de l’individu ne peut donc être qu’une perspective prise sur le monde qui lui ne comporte pas de séparation. Elle est bien à la fois une réalité ontologique – elle est ce par quoi l’individu est impossible à confondre, et cette distinction vaut en ce sens comme séparation – mais il existe un point de vue qui la nie : l’individu n’est pas coupé du tissu du monde. Il existe toujours une autre perspective, celle du tout dans laquelle cette séparation ne dispose d’aucune réalité : elle est donc toujours relative. La physique stoïcienne de l’individuation anticipe ainsi une réflexion sur les frontières de l’organisme qui se trouve au cœur de la philosophie de la biologie contemporaine. Même si l’immunologie reste encore at174 Épictète, Fragment I, 18 (trad. O. D’Jeranian) : « εἰ χορευτῇ τις παρήγγελλε τὸ γνῶναι ἑαυτόν, οὔκουν ἂν τῇ προστάξει προσεῖχε τῷ ἐπιστραφῆναι καὶ τῶν συγχορευτῶν καὶ τῆς πρὸς αὐτοὺς συμφωνίας ». 175 Sur ce point, voir l’article de T. Bénatouïl, « Logos et scala naturae dans le stoïcisme de Zénon à Cléanthe », Elenchos, 2002, 23, p. 297-331.

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tachée au modèle du soi introduit par F.  M. Burnet et qui repose sur l’identification entre éléments exogènes et éléments pathogènes, on voit en effet peu à peu s’y substituer la théorie de la continuité-discontinuité. Cette dernière tente de reposer à nouveaux frais la question de l’identité biologique176. Les expérimentations des vingt dernières années sur ce qu’on nomme la tolérance immunitaire ont révélé  que cette partition entre soi et non soi était en bien des cas fragilisée : il y a de l’étranger qui est intégré par l’organisme – la relation symbiotique en est un exemple paradigmatique – et inversement des réactions immunitaires peuvent être déclenchées par un organisme contre des constituants qu’il reconnaît par ailleurs comme sains (la phagocytose ou les réponses immunorégulatrices en témoignent). La théorie de la continuité-discontinuité propose à partir de ces résultats – sur lesquels il y a aujourd’hui consensus – de renoncer à la dichotomie soi/non soi et cherche ainsi à prendre en charge la plasticité des frontières de l’organisme et la manière dont « l’autre » est toujours « en nous ». Avec la notion d’organisme « hétérogène » constitué d’entités différentes et ayant des origines différentes, elle permet ainsi de dépasser la distinction entre entités endogènes et entités exogènes en montrant comment de nombreuses entités « étrangères » à l’organisme participent de son économie et de son fonctionnement. Celui-ci inclut la possibilité de la symbiose, la co-dépendance d’éléments ou parties hétérogènes qui participent à la réalisation de l’harmonie de ce tout qu’est l’organisme. Les symbioses montrent à ce titre la difficulté à établir l’indépendance comprise à la fois comme séparation et comme autonomie puisqu’elles caractérisent des situations où un organisme indépendant – au sens de séparé – n’est pas pour autant autonome177. De ce point de vue, en relativisant tous les niveaux d’indi176 Sur la théorie du soi, voir F.  M. Burnet, Self and Not-Self, Cambridge, CUP, 1969. Sur la théorie de la continuité, voir en particulier T. Pradeu & E. D. Carosella, « Analyse critique du modèle immunologique du soi et du non-soi et de ses fondements métaphysiques implicites », C. R. Biologies 327 (2004) et, des mêmes auteurs, « On the definition of a criterion of immunogenicity », PNAS USA, 103 (47), 2006, p. 1785817861. Voir aussi T. Pradeu, « Les limites du soi. Immunologie et identité biologique. », Montréal & Paris, Presses Universitaires de Montréal & Vrin, 2009 et, du même auteur, « La mosaïque du soi : les chimères en immunologie », Bulletin de la Société d’Histoire et d’Épistémologie des Sciences de la Vie 16(1), p. 19-27. Sur le phénomène de tolérance immunitaire, voir G. Eberl, « Immunity by equilibrum », Nature Reviews Immunology 16, (2016), p. 524-532 et sur celui d’autoréactivité non pathologique, voir par exemple P. Kourilsky, Le Jeu du Hasard et de la complexité, Paris, Odile Jacob, 2014. 177 Sur cette conception de l’organisme et ses conséquences sur la définition de l’individualité biologique, on pourra notamment se reporter à T. Pradeu, « Les limites du soi. Immunologie et identité biologique », art. cité.

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vidualité inférieure à celui de l’individu-monde, la physique stoïcienne mettait déjà en crise ce critère de la séparation : elle forgeait ainsi une conception relationnelle de l’identité individuelle.

III. L’identité individuelle à l’épreuve du temps et du monde 1. Individuation et identité : l’idia poiotês doublement attaquée Le principe d’identité qu’est l’idia poiotês s’est trouvé attaqué par les adversaires historiques des stoïciens, les académiciens, et cela sur deux fronts. Le premier, épistémologique, consiste à nier la thèse stoïcienne de l’absolue discernabilité des individus. Le second va jusqu’à nier l’existence même d’un sujet de la croissance. Or c’est au cours de cette seconde polémique que Chrysippe forge une notion décisive dans la problématisation de l’individu : celle d’idiôs poion, le qualifié de manière propre178. a. L’attaque de la qualité propre dans la théorie de la connaissance : l’argument de l’« aparallaxie » La thèse stoïcienne de l’unicité absolue de tout être avait pour corrélat épistémique celle de l’absolue distinction des représentations. Avant même que Chrysippe n’introduise la notion d’idiôs poion, Zénon avait ainsi forgé la notion d’aparallaxia (littéralement : l’absence de différence) dans une controverse qui l’opposait à Arcésilas au sujet de la représentation compréhensive (phantasia kataleptikê). Contre l’aparallaxie sceptique – selon laquelle à toute impression vraie correspond une impression fausse qui en est indiscernable de sorte qu’il n’existe aucune perception qui distinguerait et identifierait deux objets semblables –, Zénon affirmait l’absolue distinction de tous les individus dans la nature et avec elle la discernabilité des représentations qui leur sont relatives. Arcésilas ne manqua pas d’attaquer ce principe en lui opposant des cas supposés d’indiscernabilité qualitative entre deux choses indistinctes (aparallakta) (jumeaux, œufs, abeilles, empreintes à partir du même sceau) : […] il n’y a aucun homme qui ne pense pas ainsi, et qui ne trouve au contraire extraordinaire et paradoxal qu’une colombe n’ait pas été, dans Voir A.- J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit. p. 11-12 et E. Lewis, « The Stoics on identity and individuation », art. cité. 178

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toute la durée du temps, indiscernable d’une autre colombe, une abeille d’une autre abeille, un grain de blé d’un autre grain de blé, ou une figue, comme dit le proverbe, d’une autre figue179.

L’argument sceptique est rapporté et contré par Lucullus dans les Académiques. Les Académiciens préfèraient ainsi avancer « cette idée incompatible avec la nature : que chaque être n’est pas caractérisé par son genre et qu’entre deux choses ou plusieurs il existe une communauté sans aucune différence180 ». C’est l’argument de l’indiscernabilité des œufs181 et de celle des abeilles ou des empreintes à partir du même sceau182. Lucullus leur oppose alors que « chaque chose particulière possède des propriétés particulières (singularum rerum singulas proprietates esse183) » : les jumeaux Servilius, certes semblables, n’en étaient pas pour autant identiques. À un œil bien exercé comme celui de leurs parents ils apparaîtront comme distincts. Lucullus poursuit en retournant même l’argument des œufs : il aurait entendu parlé de propriétaires de poules à Délos capables de distinguer deux œufs en apparence parfaitement semblables et de retrouver à chaque fois la poule pondeuse dont chacun est issu184. En défenseur de l’Académie, Cicéron réplique en affirmant qu’il est impossible de différencier des sceaux imprimés par le même anneau avant d’ajouter, non sans ironie : « À moins qu’il ne te faille chercher un fabricant d’anneaux, puisque tu as trouvé ce volailleur capable de distin-

179 Plutarque, De comm. not. 1077C-E (LS 28O). Voir aussi le commentaire de H. Cherniss, ad. loc., dans son édition et sa traduction On stoic self-contradictions, The stoic talk more paradoxically than the poets, Against the stoics on common conceptions (Moralia vol. XIII-2). 180 Cicéron, Luc., 54-58 (trad. J. Kany-Turpin) : « et cur id potius contenditis quod rerum natura non patitur, ut non suo quidque genere sit tale quale est, nec sit in duobus aut pluribus nulla re differens ulla communitas ». Voir aussi ibid., 87. 181 Ibid., 57. L’argument se retrouve chez Quintilien, Institution Oratoire, V, 11, 30 et chez Sextus, voir Adv. math., VII, 409. Voir aussi l’expression « se ressembler comme un œuf ressemble à un œuf » que l’on retrouve chez Sénèque dans l’Apocoloquintose, 11, 5 : « hominem tam similem sibi quam ouum ouo ». Sur l’application spécifique de cet argument au cas des jumeaux, voir V. Dasen, « Naître jumeaux : un destin ou deux ? » in L. Brisson, M.-H. Congourdeau et J.-L. Solère (éd.), L’embryon : formation et animation. Antiquité grecque et latine, traditions hébraïque, chrétienne et islamique, Paris, Vrin, 2008, 109-122. Ce passage cicéronien se retrouve chez Montaigne, voir Essais, III, 13, De l’expérience (p. 1065 éd. P. Villey). 182 Cicéron, Luc., 54 (trad. J. Kany-Turpin). 183 Ibid., 84. 184 Ibid., 58.

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guer les œufs185 ». Il en va de la possibilité même pour la représentation d’être critère du vrai et du faux. Il ne s’agit pourtant pas pour Lucullus de soutenir que les œufs sont identifiables en fait (nous ne sommes pas semblables à ces volaillers de Délos et le sage lui-même ne l’est pas). Cependant, ce n’est pas parce qu’il n’est pas possible de le reconnaître que la différence entre les œufs n’est pas réelle : les individus, même ressemblants, sont toujours en droit discernables parce qu’ils sont toujours en fait différents, et cela en vertu de leur qualité propre. b. L’argument dit « croissant » et la réponse chrysippéenne Venons-en désormais au problème plus spécifique de l’identité personnelle et à la controverse entre académiciens et stoïciens sur la question de l’argument dit « croissant » ou « argument fondé sur ce qui croît ». Il s’agissait pour les Académiciens de nier l’existence même d’une identité diachronique. Or c’est sur l’existence de cette identité diachronique que reposait non seulement l’idée même de croissance qui occupait une fonction centrale dans l’explication des processus naturels au sein de la physique stoïcienne, mais aussi la thèse épistémologique de l’infaillibilité cognitive et la possibilité de l’éthique – il faut bien rester le même pour pouvoir être tenu responsable de ses actes186. α. L’argument dit « croissant » Avec l’argument dit « croissant », les Académiciens réactualisent une aporie qu’on fait remonter traditionnellement à Épicharme, et qui était relative au statut des altérations de quantité qui affectent la matière : il s’agissait de savoir si l’on pouvait à proprement parler de diminution ou de croissance, ce qui suppose un sujet de ces changements (compris comme altérations), ou s’il fallait plutôt parler de génération et de corruption en raison de l’absence de permanence d’un sujet du changement – puisque génération et corruption font perdre son identité à la chose187. Épicharme aurait défendu le second membre de l’alternative : de même qu’un nombre auquel on ajoute ou soustrait quelque chose devient un nombre radicalement différent, de même un homme qui grandit ou subit une diminution est un homme radicalement autre. Il faut cependant attendre la reprise académicienne de l’aporie et l’émergence de l’école Ibid., 58. La question est déjà posée par Socrate dans un contexte épistémique analogue. Voir notamment Cratyle, 439d. 187 Épicharme, ap. D.L. III, 11. 185 186

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stoïcienne pour que cette dernière, par l’intermédiaire de Chrysippe, s’empare du paradoxe de l’argument croissant. C’est ainsi pour répondre à cet argument que Chrysippe aurait forgé la distinction entre substrat et qualité188, posant ainsi la première pierre de la théorie des « genres » ou catégories de l’être. La version académicienne de l’argument nous a été rapportée par Plutarque : Toutes les substances individuelles sont en flux et en mouvement, laissant échapper d’elles-mêmes quelques particules, et en recevant d’autres qui leur viennent d’ailleurs. Les nombres ou quantités auxquels ces particules sont ajoutées ou soustraites ne restent pas les mêmes, mais deviennent différents, en raison des transformations que causent à la substance les arrivées et les départs mentionnés ci-dessus. La convention dominante par laquelle ces processus sont appelés croissance et diminution est mal fondée : on devrait plutôt les appeler génération et destruction, puisqu’ils transforment la chose de ce qu’elle est en autre chose, alors que croissance et diminution sont les attributs d’un corps qui sert de substrat et qui subsiste189.

Selon le même argument de l’instabilité numérique de la matière, les Académiciens en venaient à soutenir l’altérité radicale de la chose et rejetaient dès lors les concepts de croissance et de diminution : s’il ne s’agit pas du même x à l’instant t. 1 et à l’instant t. 2, il est impossible de dire que « x croît ». L’argument repose ainsi sur une analogie entre mode d’affection des nombres lorsqu’ils subissent une addition ou une soustraction et mode d’affection des corps, sur la base de leur manière commune d’être « en flux et en mouvement », c’est-à-dire d’être sujet à Voir plus bas, p. 70-73. Plutarque, De comm. not. 1083B-C (trad. D. Babut) : « ὁ μὲν γὰρ λόγος ἁπλοῦς ἐστι καὶ τὰ λήμματα συγχωροῦσιν οὗτοι· τὰς ἐν μέρει πάσας οὐσίας ῥεῖν καὶ φέρεσθαι, τὰ μὲν ἐξ αὑτῶν μεθιείσας τὰ δέ ποθεν ἐπιόντα προσδεχομένας· οἷς δὲ πρόσεισι καὶ ἄπεισιν ἀριθμοῖς ἢ πλήθεσι, ταὐτὰ μὴ διαμένειν ἀλλ’ ἕτερα γίνεσθαι, ταῖς εἰρημέναις προσόδοις ἐξαλλαγὴν τῆς οὐσίας λαμβανούσης· αὐξήσεις δὲ καὶ φθίσεις οὐ κατὰ δίκην ὑπὸ συνηθείας ἐκνενικῆσθαι τὰς μεταβολὰς ταύτας λέγεσθαι, γενέσεις [δὲ] καὶ φθορὰς μᾶλλον αὐτὰς ὀνομάζεσθαι προσῆκον, ὅτι τοῦ καθεστῶτος εἰς ἕτερον ἐκβιβάζουσι· τὸ δ’ αὔξεσθαι καὶ τὸ μειοῦσθαι πάθη σώματός ἐστιν ὑποκειμένου καὶ διαμένοντος ». Voir aussi Arius Didyme, fr. 27 D ap. Stobée, Eclog. I, 20, 7, p. 178, 10 sq. W = Posidonius fr. 96 Edelstein-Kidd ; Simplicius, Commentaire au De anima d’Aristote, 217, 36-218, 1 (= SVF II 395) ; In Arist. Cat., 140, 24-30 ; P. Oxy. 3008 (éd. P. Parsons, The Oxyrrhynchus Papyri XLII, Oxford, 1974, p. 30-31). T. Irwin (Revue Internationale de Philosophie, 51, 1997, p. 273, n. 26) souligne ainsi que dans Comm. not. 1083C-D le terme désignant ce qui persiste à travers le changement est tombé du texte. On le rétablit habituellement par ποιότης ou ποιόν mais il semble probable que l’expression utilisée était aussi ici ἰδίως ποιόν (ou -ός), si l’on compare avec P. Oxy. 3008, doublet cependant non reconnu de l’argument de Plutarque. 188 189

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ce type d’affection spécifique que sont l’addition et la soustraction d’une part de matière. Les nombres et quantités semblent à ce titre offrir un modèle paradigmatique pour comprendre les effets de ce type d’affection sur toute substance particulière. Une addition ou une soustraction d’une unité détruisent ou génèrent un nombre ou une quantité : lorsqu’on ajoute 2 à 1, il ne reste pas le même mais devient un chiffre totalement autre. L’argument conclut donc par extension que les corps ne restent pas les mêmes lorsqu’ils subissent une addition ou une soustraction. Le type de changement qui affecte les substances particulières ne relève pas de la catégorie de ceux qui affectent un substrat qui demeure à travers ce changement de sorte que rien n’autorise à parler de croissance ou de diminution en raison même de l’absence d’un sujet persistant qui pourrait se voir attribuer cette croissance ou cette diminution. Plus encore, ce n’est pas seulement la possibilité d’appliquer le concept de croissance aux vivants qui est détruite, c’est l’existence même d’une identité persistante qui est attaquée, au prix de la réduction des corps à leur matière toujours soumise aux aléas de la perte et du gain de portions. Pour cette raison, chaque état se trouve remplacé par un autre radicalement nouveau, radicalement autre. Nous disposons de plusieurs témoignages qui rapportent comment Chrysippe répondait à l’argument croissant : le premier190 cherche à établir la nécessité de maintenir un principe d’identité personnelle en démontrant qu’il aboutit à des conclusions contradictoires. Le second, à partir de la distinction entre substance et qualité, vise à montrer comment seule la qualité propre peut constituer ce principe en préservant l’identité de l’individu pendant toute la durée de son existence191. β. Une première tentative de réfutation de l’argument croissant : le cas Dion Philon rapporte comment Chrysippe oppose pour ainsi dire un « contre-paradoxe » au paradoxe de l’argument croissant192 : Philon d’Alexandrie, De aeternitate mundis, 48-49 (= SVF II 397 = LS 28P). Plutarque, De comm. not. 1083D-E. 192 L’Anonyme du Commentaire anonyme du Théétète envisage également les réponses stoïciennes à l’argument croissant. Voir M. Bonazzi, « The Commentary as Polemical Tool : The Anonymous Commentator on the Theaetetus against the Stoics », Laval théologique et philosophique, 64, 3, 2008, p.  597-605, p.  599-601. Voir aussi, du même auteur, « Le commentateur anonyme du Théétète et l’invention du platonisme » in D. El Murr (éd.), La Mesure du savoir. Études sur le Théétète de Platon, op. cit., p. 309333. 190 191

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Chrysippe, le représentant le plus réputé de leur école, dans son traité sur l’Argument Croissant, présente un monstre de l’espèce que voici. Ayant d’abord établi qu’il est impossible de réunir deux individus qualifiés de façon particulière dans la même substance, il dit : « Soit, à titre d’hypothèse théorique, un individu conçu avec tous ses membres, et un individu pensé avec un pied en moins ; appelons celui qui a tous ses membres Dion, celui qui est incomplet Théon. Ensuite, supposons que l’on coupe un pied à Dion. » On demande lequel des deux a disparu ; et il affirme que Théon est la réponse la plus appropriée. Ce sont là les mots d’un amateur de paradoxes, plutôt que ceux d’un ami de la vérité. Car comment soutenir que Théon, celui qui n’a subi aucune amputation, a été supprimé, alors que Dion, à qui on a coupé un pied, n’a pas été détruit ? « C’est ce qu’il faut », dit Chrysippe ; « car Dion, celui qui a été amputé du pied, a fait retraite pour se confondre avec la substance incomplète de Théon ; et deux individus qualifiés de façon particulière ne peuvent résider dans le même substrat. Il est donc nécessaire que Dion subsiste, et que Théon soit détruit193.

Dans l’expérience de pensée rapportée ici par Philon, Dion et Théon sont décrits comme deux individus initialement différenciés : il manque à l’un, Théon, l’une de ses jambes à la différence de Dion dont l’intégrité physique est originellement parfaite. C’est en cela que réside leur seule différence, puisque mise à part cette jambe qui manque à Théon, les deux Philon d’Alexandrie, De aeternitate mundis, 48-49 (= SVF II 397 = LS 28P) (trad. A. A. Long & D. Sedley/J. Brunschwig & P. Pellegrin) : « Χρύσιππος γοῦν ὁ δοκιμώτατος τῶν παρ’ αὐτοῖς ἐν τοῖς Περὶ αὐξανομένου τερατεύεταί τι τοιοῦτον· προκατασκευάσας ὅτι “δύο ἰδίως ποιὰ ἐπὶ τῆς αὐτῆς οὐσίας ἀμήχανον συστῆναι”, φησίν· “ἔστω θεωρίας ἕνεκα τὸν μέν τινα ὁλόκληρον, τὸν δὲ χωρὶς ἐπινοεῖσθαι τοῦ ἑτέρου ποδός, καλεῖσθαι δὲ τὸν μὲν ὁλόκληρον Δίωνα, τὸν δὲ ἀτελῆ Θέωνα, κἄπειτα ἀποτέμνεσθαι Δίωνος τὸν ἕτερον τοῖν ποδοῖν”. ζητουμένου δή, πότερος ἔφθαρται, τὸν Θέωνα φάσκειν οἰκειότερον εἶναι. τοῦτο δὲ παραδοξολογοῦντος μᾶλλόν ἐστιν ἢ ἀληθεύοντος. πῶς γὰρ ὁ μὲν οὐδὲν ἀκρωτηριασθεὶς μέρος, ὁ Θέων, ἀνήρπασται, ὁ δ’ ἀποκοπεὶς τὸν πόδα Δίων οὐχὶ διέφθαρται; “δεόντως” φησίν· “ἀναδεδράμηκε γὰρ ὁ ἐκτμηθεὶς τὸν πόδα Δίων ἐπὶ τὴν ἀτελῆ τοῦ Θέωνος οὐσίαν, καὶ δύο ἰδίως ποιὰ περὶ τὸ αὐτὸ ὑποκείμενον οὐ δύνατ’ εἶναι. τοιγαροῦν τὸν μὲν Δίωνα μένειν ἀναγκαῖον, τὸν δὲ Θέωνα διεφθάρθαι ». Voir aussi les témoignages rassemblés par A. A. Long et D. Sedley, et notamment Plutarque, De comm. not. 1083B-C (= SVF II 762). Sur « l’argument croissant », voir D. Sedley, « The Stoic Criterion of Identity », Phronesis, Vol. 27, No. 3 (1982), p. 255-275 (trad. fr. de J. Brunschwig, « Le critère d’identité chez les Stoïciens », Revue de Métaphysique et de Morale, 94 (1989), p. 513-533), p. 15-16. Sur les conséquences de l’argument chrysippéen sur la théorie stoïcienne des modalités, voir W. C. Kneale, The Development of Logic, Oxford, Clarendon Press, 1962, p. 126-128 ; 154-155 ; M.  Frede, Die stoische Logik, Gottingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1974, p. 56 et 116 et A. Prior, Past, Present and Future, Oxford, Clarendon Press, 1967, p. 148149 ; 151-152 et M. Mignucci, « Sur La Logique Modale des Stoïciens », in Les Stoïciens et leur logique, Paris, Vrin, 1978, p. 317-346. 193

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Première partie.  La physique stoïcienne de l’individualité

individus sont supposés qualitativement identiques. Pour des motifs dialectiques, Chrysippe part ici de prémisses académiciennes. Le principe d’unicité selon lequel un individu qualifié de façon particulière ne peut occuper simultanément deux substrats aurait pourtant permis de rejeter d’emblée la caractérisation initiale de la relation Dion/Théon, décrits comme qualitativement identiques à l’exception de l’absence d’une jambe chez Théon194. Si Dion et Théon sont donc qualitativement identiques à l’exception de la jambe qui manque à Théon, lorsque l’on fait subir à Dion une amputation, il semble a priori nécessaire de conclure que rien ne distingue plus les deux individus. Or en vertu du principe de non-coextensivité qui fait consensus entre les académiciens et les stoïciens et qui semble également admis ici par Philon, deux individus qualifiés de façon particulière ne peuvent occuper en commun le même substrat. Si Dion et Théon désormais parfaitement identiques ne peuvent occuper le même substrat, il faut admettre que l’un survit, et que l’autre disparaît. Chrysippe conclut donc qu’un individu (Dion) ayant subi une soustraction matérielle (l’amputation) est resté le même. L’argument croissant s’est détruit lui-même. La difficulté qui demeure est celle de savoir ce qui détermine que ce soit Dion et pas Théon qui survive. On peut supposer qu’en fait Dion ne peut pas avoir disparu, car dire qu’il aurait disparu reviendrait à affirmer que son pied est constitutif de son idia poiotês. Or si Dion n’a pas disparu, c’est que Théon a disparu, en vertu là encore du principe de non-coextensivité195. De la destruction de l’argument croissant ressort ainsi la nécessité de poser un principe d’identité personnelle. Tout l’enjeu consiste pour Chrysippe à montrer à partir de la distinction entre substrat et qualité 194 Plutarque, De comm. not. 1077C-D : « On peut entendre de leurs [des stoïciens] bouches ou lire dans bien des écrits de leurs mains les polémiques qu’ils dirigent contre les Académiciens, leur reprochant à cor et à cri de tout boueverser avec leurs ressemblances indiscernables, en voulant à tout force qu’une seule individualité qualifiée appartienne à deux substances (ἐπὶ δυοῖν οὐσιῶν ἕνα ποιὸν εἶναι βιαζόμενοι) » (trad. D. Babut). 195 D.  Sedley a cherché à éclairer la difficulté du passage, en posant le problème en termes logiques, ce qui ne peut cependant constituer le tout de l’argument stoïcien, en vertu même du système. Voir D. Sedley, « The Stoic Criterion of Identity » = J. Brunschwig, « Le critère d’identité chez les Stoïciens », art. cité, p. 15. Voir aussi M. E. Reesor, « The Stoic Concept of Quality », American Journal of Philology 75  (1954), p. 40-58 et J. M. Rist, « Categories and their Uses », in J. M. Rist (éd.), Stoic Philosophy, Cambridge, CUP, 1969, p. 152-172, repris dans A. A. Long (éd.), Problems in Stoicism, London, Athlone, 1971, p. 38-57.

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comment seule la qualité propre peut constituer ce principe en préservant l’identité de l’individu pendant toute la durée de son existence. γ. Une deuxième tentative de réfutation de l’argument croissant : la distinction substrat (hupokeimenôn)/individu qualifié (idiôs poion) Un type de témoignage réplique donc spécifiquement au nerf de l’argument académicien rapporté par Plutarque, celui de la réduction du mode d’être des corps à celui de nombres ou de qualités196. Pour la contrer, Chrysippe, à en croire Plutarque, aurait introduit ce qui constitue la première distinction de ce que l’on a appelé par commodité les « quatre genres de l’être », la distinction entre la substance (ousia) ou substrat (hupokeimenôn)197 et l’individu qualifié (idiôs poion) qui, lui, persiste. La première comme matière en flux perpétuel est l’objet d’une diminution ou d’un accroissement de quantité de matière, le second est le sujet du changement qui survit aux altérations de la matière sans être jamais détruit, selon un « dédoublement » raillé par Plutarque : Ces gens-là [scil. les stoïciens] ont été les seuls à voir cette nature composite, double et ambiguë, le fait que chacun de nous est fait de deux substrats, dont l’un est substance et l’autre , le premier toujours fluent et mouvant, ne connaissant ni croissance ni diminution, et d’une façon générale ne restant pas identique à lui-même, tandis que le second reste identique, connaît accroissement et diminution, et se comporte en tout point à l’inverse du premier, avec lequel il est associé naturellement, étroitement joint et confondu, sans jamais laisser saisi par la perception la différence qui les distingue. […] Mais pour ce qui est de cette hétérogénéité et de cette différence qui serait en nous, il n’est personne qui l’ait discernée et repérée, et nous-mêmes n’avons pas pris conscience de notre dualité, ni du fait que, par une partie de nous-mêmes, nous sommes emportés dans un flux perpétuel, tandis que, par l’autre, nous restons identiques à nous-mêmes de notre naissance jusqu’à notre fin198. Sur le rapport de la pensée stoïcienne aux mathématiques, voir T. Bénatouïl et D. El Murr, « L’Académie et les géomètres : usage et limites de la géométrie de Platon à Carnéade », Philosophie antique, 10, 2010, p. 41-80. 197 La substance (ousia) stoïcienne s’identifiant à la matière passive du corps ou πρώτη ὕλη, elle fonctionne comme un substrat (hupokeimenôn). Voir Stobée, Ecl., I, 11, 5a, p. 187 (= SVF I 87 ; II 317). Voir B. Besnier, « La théorie stoïcienne de la matière », art. cité. 198 Plutarque, De comm. not. 1083D-E (trad. D. Babut) : « ἀλλ’ οὗτοι μόνοι εἶδον τὴν σύνθεσιν ταύτην καὶ διπλόην καὶ ἀμφιβολίαν, ὡς δύο ἡμῶν ἕκαστός ἐστιν ὑποκείμενα, τὸ μὲν οὐσία τὸ δὲ · καὶ τὸ μὲν ἀεὶ ῥεῖ καὶ φέρεται, μήτ’αὐξόμενον μήτε μειούμενον μήθ’ ὅλως οἷόνἐστι διαμένον, τὸ δὲ διαμένει καὶ αὐξάνεται καὶ μειοῦται, καὶ πάντα πάσχει τἀναντία θατέρῳ, συμπεφυκὸς καὶ συνηρμοσμένον καὶ συγκεχυμένον καὶ τῆς διαφορᾶς τῇαἰσθήσει 196

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Première partie.  La physique stoïcienne de l’individualité

Théon n’est pas identique à son substrat ou à sa matière. Le manque de permanence de la substance de Théon ne menace en rien l’identité de Théon, véritable sujet du changement, susceptible de croître ou de diminuer précisément parce qu’il ne cesse d’exister. On ne peut donc pas appliquer le mode de changement spécifique aux nombres et aux quantités aux corps en tant qu’individus qualifiés comme le font les Académiciens. C’est cette non-identité de l’ousia et de l’individu qualifié que pose encore un texte de Mnésarque199, sucesseur de Panétius, au Ier siècle av. J-C, même si on ne peut pas postuler que l’accord avec Chrysippe soit total, mais que l’on retrouve aussi chez Posidonius, à en croire Arius Didyme. Posidonius montre ainsi que les altérations sont relatives au substrat. La croissance et la diminution concernent l’individu qualifié constitué par sa matière et dont l’identité diachronique est assurée par sa qualité individuelle : La substance ne croît ni ne diminue par addition ou soustraction, elle ne fait que s’altérer, comme dans le cas des nombres et des mesures. Et il en résulte que c’est dans le cas des individus qualifiés de façon particulière, comme Dion et Théon, que s’effectuent les processus de croissance et de diminution. C’est pourquoi la qualité de chaque individu persiste depuis sa naissance jusqu’à sa destruction, dans le cas des êtres vivants qui sont destructibles, des plantes et des choses apparentées. Dans le cas des individus qualifiés de façon particulière, ils disent qu’il existe deux parties réceptives, l’une correspondant à la présence de la substance, l’autre à celle de l’individu qualifié. Car c’est cette dernière, comme nous l’avons dit souvent, qui est réceptive de la croissance et de la diminution. La chose qualifiée de façon particulière n’est pas identique à la substance qui la constitue. Elle n’est cependant pas autre qu’elle mais seulement non identique à elle, parce que la substance est une de ses parties et occupe le même lieu qu’elle, alors que les choses qu’on appelle autres que quelque chose doivent en être séparées localement et ne pas même être conçues comme ses parties200. μηδαμοῦ παρέχον ἅψασθαι. […]  ταύτην δὲ τὴν ἐν ἡμῖν ἑτερότητα καὶ φορὰν οὐδεὶς διεῖλεν οὐδὲ διέστησεν, οὐδ’ ἡμεῖς ᾐσθόμεθα διττοὶ γεγονότες καὶ τῷ μὲν ἀεὶ ῥέοντες μέρει τῷ δ’ ἀπὸ γενέσεως ἄχρι τελευτῆς οἱ αὐτοὶ διαμένοντες ». 199 Voir Κ. V. Fritz, Mnesarchos, R.E. 29, 2272-2274. Sur cet auteur, on pourra en outre se reporter à l’article que lui a consacré R. Goulet, dans le Dictionnaire des Philosophes Antiques, R. Goulet (dir.), t. 4, Paris, CNRS Éditions, 2005. 200 Stobée, Eclog. I, 20, 7, p. 178, 21 - p. 179, 8 W (= Arius Didyme fr. 27 = Posidonius fr. 96 Edelstein & Kidd = LS 28D) (trad. J. Brunschwig & P. Pellegrin) : « Τὴν γὰρ οὐσίαν οὔτ’ αὔξεσθαι οὔτε μειοῦσθαι κατὰ πρόσθεσιν ἢ ἀφαίρεσιν, ἀλλὰ μόνον ἀλλοιοῦσθαι, καθάπερ ἐπ’ ἀριθμῶν καὶ μέτρων συμβαίνειν. Ἐπὶ τῶν ἰδίως ποιῶν, οἷον Δίωνος καὶ

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PENSER L’INDIVIDU

Ici, l’applicabilité à la notion de substance de la notion de croissance (par addition de matière) ou de celle de diminution (par soustraction de matière) est niée à partir de l’analogie des nombres et des mesures reprise à Épicharme. À  l’instar des nombres, les substances ne grandissent ni ne diminuent. Elles sont soumises exclusivement aux modes d’altération absolus et non relatifs que sont la génération ou la destruction. Seuls les individus qualifiés distincts des substances qu’ils occupent peuvent à proprement parler constituer les sujets de croissance et de diminution : croissance et diminution ne transforment pas leur sujet. Posidonius conclut de l’identité diachronique des individus corporels à celle de leur qualité individuelle qui doit persister autant que ce dont elle garantit la permanence. La relation entre substance et individu qualifié est dès lors explicitée à partir du modèle méréologique. Il s’agit ainsi de montrer que l’altérité de la substance et de l’individu qualifié n’est pas absolue : leur relation est une relation qui lie la partie au tout qui n’est pas caractérisée par la séparation et l’indépendance. La partie n’est pas autre que le tout et pourtant elle ne s’identifie pas à lui201. Le mode de relation qui lie la substance à la qualité dans l’individu qualifié est celui du mélange total202 (en l’occurrence d’une matière et d’une qualité propre) qui exclut précisément la séparation, en vertu de la compénétration qui lie les parties au tout. Le tout et la partie occupent ainsi le même lieu de sorte que la substance n’est pas autre chose que l’individu qualifié. Le point est illustré par Sénèque : Mon âme est un être vivant, je suis un être vivant aussi, et pourtant, nous ne sommes pas deux. Pourquoi ? Parce que l’âme est une partie de moimême. Ne comptera par soi que ce qui subsistera par soi et ce qui demeurera membre de quelque chose ne pourra être regardé comme autre. Et pourquoi ? Je vais te le dire : pour être une chose autre, il faut être soi, particulier, un tout, quelque chose de complet en soi-même203. Θέωνος, καὶ αὐξήσεις καὶ μειώσεις γίνεσθαι. Διὸ καὶ παραμένειν τὴν ἑκάστου ποιότητα ἀπὸ τῆς γενέσεως μέχρι τῆς ἀναι-ρέσεως, ἐπὶ τῶν ἀναίρεσιν ἐπιδεχομένων ζῴων καὶ φυτῶν καὶ τῶν τούτοις παραπλησίων ». 201 Sur cette relation partie/tout, voir J. Barnes, « Bites and Pieces », in J. Barnes, M. Mignucci (dir.), Matter and Metaphysics, Napoli, Bibliopolis, 1988, p. 223-294. 202 Voir plus haut, p. 54 sq. 203 Sénèque, Ep. 113, 5  (trad. H.  Noblot revue par P.  Veyne légèrement modifiée) :  « Et animus meus animal est et ego animal sum, duo tamen non sumus. Quare ? dicam : quia animus mei pars est. Tunc aliquid per se numerabitur cum per se stabit ; ubi uero alterius membrum erit, non poterit uideri aliud. Quare ? dicam : quia quod aliud est suum oportet esse et proprium et totum et intra se absolutum ».

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Première partie.  La physique stoïcienne de l’individualité

Là où chez Aristote la substance pouvait désigner comme substance première l’individu, l’idiôs poion ne s’identifie ici pas à la substance sans être pour autant autre qu’elle. C’est dès lors sa qualité individuelle qui constitue son unicité en principe d’identité. 2. L’extension du champ de l’identité de l’idiôs poion : l’identité relationnelle À en croire Plutarque204, la distinction entre les deux premiers genres aurait donc été forgée par Chrysippe pour répondre à l’argument croissant. Cette première distinction s’est cependant trouvée prolongée par deux nouvelles déterminations. Aux côtés de la substance et du qualifié, on trouve en effet deux autres « catégories » : le « disposé (πῶς ἔχον) », par lequel la chose est décrite comme dans un certain état (Socrate en colère ou amoureux) et le « disposé de manière relative  (πρός τι πῶς ἔχον)205 » (à gauche de son ami, époux de Xanthippe). Le statut des témoignages  qui nous renseignent sur ces « catégories » est cependant problématique : ils appartiennent tous à une tradition indirecte et dans une large mesure également hostile, parce qu’elle est transmise surtout par Plutarque, Plotin et les commentateurs aristotéliciens des Catégories. On ne trouve la formulation systématique de cette « table » des catégories que dans des témoignages critiques néo-platoniciens206, le premier de Plotin207, le second de Simplicius208. Plutarque fait cependant déjà mention de cette « quadruplicité » de l’être chez Chrysippe209. C’est ce qui a conduit les interprètes à lui attribuer la paternité de cette catégorisation, au moins dans cette forme systématique. L’hypothèse d’une invention tardive est fragilisée par un témoignage de Galien qui mentionne la différence substrat (hupokeimenôn)/qualité (poiotês) en l’attribuant à Zénon210. Le pôs echon est en outre attesté chez Plutarque dans un texte concernant la philosophie d’Ariston de Chios211. De comm. not., 1083C-E. Sur la théorie des catégories, voir J.-B.  Gourinat, La dialectique des stoïciens, op. cit., p. 129 sq. 206 Sur ce point, voir aussi F. Alesse, « Alcuni aspetti del concetto stoico di sostanza e identità », art. cité, p. 135 sq. 207 Plotin, Ennéades, VI, 1, 25 sq (= SVF II 373 = FDS 827 et 837). 208 Simplicius, In Arist. Cat., 66, 32 sq (= SVF II 124, 369 = FDS 832, 833, 834). 209 Plutarque, De uirt. mor. 441B. 210 Galien, SVF I 92. 211 Plutarque, op. cit., 440F. Voir D. Sedley « The Stoic Criterion of Identity », art. cité, p. 273. 204 205



PENSER L’INDIVIDU

La quadripartition des catégories procède ainsi à une extension et à une complexification de la sphère de l’identité. Car Chrysippe ne se contente pas de construire un outil théorique pour garantir l’identité personnelle transtemporelle (grâce à la distinction hupokeimenôn/idiôs poion), sous la contrainte du sophisme d’Épicharme. Il élabore un modèle qui fait de l’identité le point de fuite de quatre dimensions de l’individu, introduisant le déterminisme des situations et des relations au cœur de l’identité individuelle. La disposition saisit la condition de l’individu, la disposition relative la relation de l’individu à son contexte, du plus immédiat au moins immédiat. La catégorie du pôs echon assure ainsi un degré supplémentaire de détermination, en spécifiant la situation qui est celle de l’idiôs poion dans son contexte spatio-temporel, sa condition, là où catégorie de la qualité (poiotês) saisit l’identité du substrat (hupokeimenôn) en le qualifiant comme tel ou tel. La disposition relative précise quant à elle les relations que l’individu qualifié disposé d’une certaine manière (pôs echon) entretient avec l’extérieur. Il constitue lui-même une spécification du pôs echon qui reçoit ainsi un degré de différenciation supplémentaire212. Les dispositions relatives désignent ainsi les relations dans lesquelles un corps se trouve constitutivement pris, précisément du fait même de sa situation. Comme la situation, elles ne sont pas elles-mêmes des corps mais elles sont quelque chose du corps. La disposition relative comme catégorie relationnelle inscrit ainsi l’individu dans le tissu de relations que constitue le monde, le réseau des causes dans lequel elle s’insère dont la physique décrit les rapports de continuité (akolouthia), la relation de l’individu au monde comme celle d’une partie au tout213. On voit là tout l’écart qui sépare la relation stoïcienne de la relation aristotélicienne : le chevauchement qualité/substance qui découlait de la nature linguistique des catégories aristotéliciennes est ici rendu impossible214. Ces deux catégories stoïciennes scellent ainsi ce qu’on pourrait appeler la transitivité constitutive de l’être : il n’est que d’être du monde. Simplicius, In Arist. Cat., 165, 32-166, 29 (= SVF II 403 extrait partiel = LS 29C). Voir J. M. Rist, art. cité, p. 54 213 De stoic. rep. 1054E (= SVF II 550). 214 Les dispositions relatives ne sont pas des relations au sens que leur avait assigné Aristote dans son analyse catégoriale. Sur ce point, voir J.-B. Gourinat, art. cité, p. 16 et J. M. Rist, Stoic Philosophy, Cambridge, CUP, 1969, p. 170. Sur le statut des relatifs chez Aristote, voir aussi D. Sedley, « Aristotelian relativities » in M. Canto Sperber & P. Pellegrin (éd.), Le Style de la pensée. Recueil d’hommages à Jacques Brunschwig, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 324-352, et en particulier p. 345-348. 212

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Première partie.  La physique stoïcienne de l’individualité

Et cette « catégorisation » quadripartite du réel  n’est pas une simple décision méthodologique, ce qui reviendrait à faire des troisième et quatrième catégories des critères d’identification. Elle possède un sous-bassement ontologique. C’est ce qui rend pour une part problématique la formulation selon laquelle les catégories constitueraient un « critère méthodologique commun215 » au sein du système, tout comme l’idée qu’il s’agirait de « quatre points de vue distincts sous lesquels considérer les objets216 ». Il y a une irréductibilité de chaque catégorie qui définit le sens en même temps que la progressivité d’une enquête217 : c’est dire que celle-ci n’est achevée que lorsque les quatre catégories ont été envisagées. Tant que tous ces points de vue sur la chose n’ont pas été pris, alternativement, nous ne savons pas réellement ce qu’elle est218. La progressivité de l’ordre catégorial a ainsi pour objet la production de ce que F. Ildefonse a pu nommer « un énoncé linéaire », c’est-à-dire un énoncé complet dont la vocation consiste à restituer la singularité du corps considéré tout en le réinscrivant dans l’ordre cosmique219. L’hétérogénéité catégoriale rend dès lors compte de la diversité des types de causes, la catégorie du pros ti pôs echon clôturant l’ordre des causes en opérant la liaison des causes principales identifiées par le poion et des causes adjuvantes que sont les confatalia220. Le processus que définit l’enquête catégoriale définit ainsi un excès de l’identité de l’individu par rapport à celle de la substance qualifiée. L’identité intègre le rapport à l’extériorité, et il n’y a là rien d’autre que l’expression de la syntaxe relationnelle du monde. La théorie des catégories ajoute au déterminisme de la qualité individuelle, constitutive, fermée sur sa particularité, ce que constitue en retour le dé215 Voir par exemple P. De Lacy, « The Stoic Categories as Methodological Principles », TAPhA 76, 1945, p. 246-263, p. 263. Voir aussi J.-M. Rist, art. cité, notamment p. 55. 216 F. Ildefonse, op. cit., p. 228. Voir aussi A. C. Lloyd, « Grammar and Metaphysics in the Stoa », in A. A. Long (éd.), Problems in Stoicism, op. cit., p. 66. 217 Sur la nature linéaire et progressive des déterminations des énoncés selon les catégories voir V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, op. cit., p. 23-25 et F. Ildefonse, op. cit., p. 224 ; 228 ; 234-235 selon lesquels les catégories soutiennent un processus de détermination croissante de l’individu. 218 Sur le renouvellement du statut de la deixis ainsi opéré, voir F. Ildefonse, op. cit., p. 230. 219 Voir ibid., p. 231-233. Sur ces aspects, voir aussi D. Blank & C. Atherton, « The Stoic Contribution to Traditional Grammar », in B. Innis, The Cambridge Companion to the Stoics, Cambridge, CUP, 2003, p. 310-327. 220 Les manières d’être relatives doivent être identifiées grammaticalement aux confatalia. Voir F. Ildefonse, op. cit., p. 233-234.

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PENSER L’INDIVIDU

terminisme de son milieu. Elle inscrit au cœur de l’identité le double rapport de l’individu à lui-même et au monde, de l’un de son unicité au multiple du monde, du réel – le corps – à ses manifestations – tout ce qui fait événement pour ce corps. Tout en ancrant l’individu dans sa particularité constitutive, elle l’ouvre sur l’« extériorité » et l’« altérité » de son monde et de ses liens. L’individu n’est « lui-même » que relativement à ce qui n’est pas lui : il n’y a de « propre » qu’en « situation »221. En ce sens, l’identité individuelle, saisie à partir de la qualité, n’est pas le tout de l’identité : elle la déborde. L’ADN peut certes constituer un modèle pour penser la qualité propre, comme l’a proposé D. Sedley, mais il ne livre pas à lui seul la clef de notre identité222. Elle l’excède encore d’une autre manière dans le cas de l’homme, puisque l’idia poiotês peut-être retrouvée sur un autre plan, celui de la rationalité, et sous un autre mode, personnel. Elle n’est plus alors un donné mais le produit d’une appropriation rationnelle qui fait d’elle l’objet d’une conquête. Chez l’homme, l’individualité contient en elle une ouverture à ce qui la dépasse pour mieux la retrouver. 3. Identité individuelle et « éternel retour » La doctrine de la renaissance périodique du monde, ou de ce qu’on a coutume d’appeler depuis Nietzsche « l’éternel retour », semble mettre à l’épreuve l’identité de l’idiôs poion223. Formulée et défendue par les trois premiers scolarques, elle repose sur deux thèses, celle d’une conflagration ou d’un embrasement périodique du monde, et celle du « retour » à l’identique du monde à l’issue de cet embrasement, un retour « éternel » en cela qu’il se produit « à l’infini et sans fin ». Il y a donc en fait répétition à l’infini plutôt qu’éternité : le monde stoïcien n’est pas éternel, contrairement au monde aristotélicien. Ce retour impliquerait jusqu’au retour des mêmes individus et à la répétition des mêmes événements. C’est ce que l’on trouve chez Zénon, selon ce qu’en rapporte V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, op. cit. Voir F. Alesse, « Alcuni aspetti del concetto stoico di sostanza e identità », art. cité, p. 142. 223 Nous laissons ici de côté la question du (faux) problème de la nature cyclique de ce temps de l’éternel retour, opposé aux Stoïciens par le pseudo-Aristote en Problèmes (XVII, 3). Sur cet aspect, voir en particulier J.-B. Gourinat, art. cité, p. 221-222. Le temps de la renaissance n’est pas un temps cyclique mais un temps périodique, ce qui implique qu’il a un début et une fin, marquée par la conflagration, et qu’il y a donc succession de mondes et non « retour ». 221 222

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Première partie.  La physique stoïcienne de l’individualité

Tatien224 qui affirme que tous, personnages historiques (Anytos et Mélétos, Busiris) ou mythiques (Héraclès), reviendront à l’identique, et exécuteront exactement le même destin. Mais ce serait également le cas chez Chrysippe, selon un témoignage d’Alexandre d’Aphrodise qui nous intéresse tout particulièrement puisqu’il mobilise précisément la notion d’idiôs poion225 : Ils pensent que, après la conflagration, toutes les mêmes choses dans le monde se produisent de nouveau numériquement, de sorte que le qualifié de manière propre (ἰδίως ποιὸν) est de nouveau le même que celui d’avant et qu’il existe dans ce monde, comme Chrysippe le dit dans son traité Sur le monde226.

Origène mentionne pourtant dans le même temps une divergence au sein de l’École qui opposerait les tenants de la thèse d’un retour d’un individu qui ne serait pas le même sans pour autant être différent227 et de celle de différences négligeables qui ne relèveraient donc pas de l’idiôs poion. Comment comprendre ces trois versions aménagées de la thèse de l’identité ? Il n’est pas certain que ces variations recouvrent une divergence doctrinale réelle. Que la thèse de l’identité absolue soit une formulation zénonienne n’est pas si étonnant : nous l’avons vu, Zénon est précisément le stoïcien à avoir introduit la doctrine de l’aparallaxia, c’est-à-dire de l’impossibilité pour deux individus du même type d’être absolument identiques, dans une controverse avec Archésilas qui lui opposait l’indiscernabilité des représentations. On peut supposer que c’est ce qui a pu conduire à une version radicale de l’éternel retour qu’Origène attribue à certains stoïciens et dans laquelle on voit apparaître des relatifs dans les propriétés de l’individu qui revient, comme « fils de Sophronisque ». Tout se passe comme si ce n’était pas seulement l’idiôs poion qui revenait, mais aussi des caractéristiques qui le débordent et qui font retour avec lui, car elles sont aussi constitutives de son identité, conformément à ce que pose la théorie des catégories. Tatien, Discours aux Grecs, 3, 24-25. Nous disposons d’un autre témoignage de Lactance qui présente un Chrysippe qui demeurerait plus prudent. Voir Div. inst., VII, 23 (= SVF II 263). 226 Alexandre d’Aphrodise, Arist. Analyt. pr., 180, 31-36 ; voir aussi Némésius, Nat. hom., 38 (= SVF II 625) ; Origène, Adv. Cels., IV, 20 (= SVF II 628) ; IV, 68 (= SVF II 625) ; V, 20 (= SVF II 626) ; Némésius, Nat. hom., 38, p. 112, 3. 227 Origène, op. cit., IV, 68. 224 225

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PENSER L’INDIVIDU

Quant aux différences minimes qui semblent admises dans la formulation qu’Alexandre attribue à Chrysippe, elles sont conçues sur le modèle de ces caractères qui au cours de la vie disparaissent ou se modifient sans menacer l’idia poiotês et donc l’identité de l’individu228. Chrysippe admettrait donc les différences qui n’affectent ni l’identité de l’individu qualifié ni le cours de l’histoire229, restriction essentielle puisqu’il ne faut pas oublier que c’est la providence divine qui dicte la nécessité de l’identité  du monde : un seul monde est le meilleur, donc celui-là seul peut éternellement renaître. La compréhension de ce retour de l’idiôs poion à partir de la notion d’identité numérique est quant à elle le fait des commentateurs aristotéliciens qui appliquaient une notion aristotélicienne pour mieux attaquer la thèse stoïcienne de l’identité : d’un point de vue aristotélicien, l’identité numérique est en effet le monopole de la substance permanente incorruptible, de sorte que l’identité de l’individu d’un cycle à un autre est impossible. Or, comme l’a souligné J.-B. Gourinat, « […] précisément, la doctrine stoïcienne n’est pas celle de la permanence de la substance, puisque tout est détruit dans la conflagration230 ». C’est une des hypothèses qui peut expliquer la formulation de la thèse du retour d’un individu qui n’est pas le même sans pour autant être différent : à strictement parler, cette succession, parce qu’elle n’est pas permanence, laisse place à un autre individu, qui est pourtant le même. On voit ici comment le problème cosmogonique de la doctrine de « l’éternel retour » fait ressurgir celui de la nature et les limites du champ de l’identité individuelle. Il n’est à cet égard peut-être pas anodin de remarquer que si la présence de la doctrine paraît avoir été dense au début du système, le développement historique de ce dernier semble l’avoir marginalisée : elle passe progressivement à l’arrière-plan, en même temps qu’émerge l’individu. Nous nous exprimons ici avec prudence comme à 228 Ibid., V, 20 ; Alexandre d’Aphrodise, Arist. Analyt. pr., 181, 25-31, passage qui semble amender, sinon contredire la thèse énoncée un peu plus haut dans le même texte. Sur cette divergence, voir J.-B. Gourinat, art. cité, p. 222-224. Pour une typologie détaillée des positions en présence, voir aussi J. Barnes, « La doctrine du retour éternel », in J. Brunschwig (éd.), Les Stoïciens et leur logique, Paris, Vrin, 1978, p. 3-20 et A. A. Long, « The Stoics on world-conflagration and everlasting recurrence », in R. Epp (éd.), Spindel Conference 1984 : Recovering the Stoics = Southern Journal of Philosophy, 23 suppl. (1985), p. 26-31 ; voir aussi A. Long & D. Sedley, The Hellenistic Philosophers, op. cit., vol. I, chap. 52, p. 312. 229 De ce point de vue, il y a sans doute une présentation outrancière, à dessein, dans le témoignage d’Origène sur Socrate. Voir op. cit., V, 20. 230 J.-B. Gourinat, art. cité, p. 224.

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Première partie.  La physique stoïcienne de l’individualité

chaque fois qu’il s’agit de fragments mais en l’état de nos sources, Zénon de Tarse et Diogène suspendent leur jugement sur ce dogme, Panétius le rejette231, et chez Épictète et chez Marc-Aurèle, sa présence reste discrète. Il y a là peut-être un aperçu de la manière dont les dogmes se sont trouvés eux-mêmes réaménagés sous l’effet d’une montée en puissance de l’individu. L’individuation trouve donc son fondement dans la structure originelle du système stoïcien, dans le concept d’idia poiotês par lequel tout être dispose d’une singularité absolue et qui constitue son principe d’identité. L’identité individuelle déborde pourtant son principe : l’idia poiotês n’est pas le tout de l’identité. C’est là l’un des acquis de la théorie des « catégories », tout individu est toujours pris dans un réseau de situations et de relations. Dire qui il est (et non seulement l’identifier spatio-temporellement) engage aussi de le réinsérer dans ce monde qui le lie à tout ce qui n’est pas lui, ce monde dont il est une partie. L’idia poiotês est ainsi ce qui assure l’identité de tout individu dès la naissance et qu’il ne peut perdre, quelle que soit l’intensité des modifications introduites par son histoire. Bien que celles-ci participent aussi de ce qu’il est, elles ne parviennent à aucun moment à briser l’idia poiotês : faire avec ce qui nous arrive et qui nous change, c’est toujours faire avec celui ou celle que nous sommes et que nous restons. Au sein de cette physique de l’individualité, l’idia poiotês constitue néanmoins un principe d’individuation peu individualisé alors que les stoïciens ne cessent dans le même temps de poser la spécificité radicale de l’individu humain par rapport aux autres animaux, avec peut-être plus d’insistance que cela n’avait jamais été fait. Il semble à cet égard que la structure même du système ait rendu nécessaire de concevoir des outils théoriques permettant d’appréhender pour elle-même la spécificité irréductible de l’individuation humaine dans le champ de la psychologie et de l’éthique. En retour, il est fort probable que cette physique de l’individualité ait constitué un « sous-bassement » qui ait permis à la notion d’individualité, une fois arrimée dans la physique, de conquérir une consistance inédite en psychologie et en éthique.

Voir plus bas, p.138.

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DEUXIÈME PARTIE DE L’INDIVIDU AU SUJET

Comment la physique stoïcienne de l’individu en vient-elle à produire une véritable conception de l’individuation humaine en psychologie et en éthique1 ? En d’autres termes, quelles sont les médiations qui permettent d’éclairer ce passage d’une physique de l’individualité commune à tous les vivants à l’affirmation forte d’une forme d’individuation qui n’appartient qu’aux humains ? Il nous faut donc envisager la manière dont un système qui s’acharnait à poser la naturalité de l’éthique a pu en même temps se donner les conditions pour penser la spécificité radicale de l’individualité humaine. Privilégiant la continuité de langue pour éclairer les inflexions internes au stoïcisme hellénistique, nous n’adoptons pas ici un ordre chronologique et différons donc l’introduction d’un facteur pourtant fondamental, l’irruption du monde romain et de la langue latine. Nous chercherons pourtant à montrer, pour ainsi dire après coup, combien il a pu constituer un acteur décisif dans une inflexion, au moins apparente, vers une pensée de la subjectivité. Pour aborder la question de ce « passage » entre physique et éthique, et compte tenu de la rareté des témoignages qui nous sont parvenus le plus souvent par l’intermédiaire d’une tradition critique, nous nous proposons de suivre la trace des marqueurs de l’individuation dans la psychologie stoïcienne. Nous nous demanderons dans quelle mesure ils permettent d’envisager spécifiquement l’individuation humaine. Par1 La physiognomonie constituait déjà une application de la physique de l’identité à la psychologie. Voir V. Laurand, « Du morcellement à la totalité du corps : lecture et interprétation des signes physiognomoniques chez le Pseudo-Aristote et les Stoïciens », in F. Prost & J. Wilgaux (éd.), Penser et représenter le corps dans l’Antiquité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 191-207, et en particulier p. 200 sq.

PENSER L’INDIVIDU

tons donc des deux modèles qui occupent une position charnière au sein du système stoïcien puisqu’ils ont pour fonction d’articuler le passage de la nature à la morale, ce qui leur vaut de concentrer les attaques des Académiciens : celui d’appropriation (oikeiôsis) et celui d’assentiment (sunkatathesis).

I. Les outils conceptuels originels : le sujet en construction 1. Appropriation (oikeiôsis), conscience (suneidêsis/sunaisthêsis), assentiment (sunkatathesis) a. « Sujet » de soi-même : l’appropriation (oikeiôsis) biologique Dès les premiers scolarques, ce sont deux concepts qui semblent prolonger les acquis de la physique de l’individuation au sein de la psychologie : celui d’appropriation (oikeiôsis) et celui de conscience (suneidêsis/ sunaisthêsis) de soi. Avant même d’assurer spécifiquement chez l’homme la transition de la nature à la morale2, l’appropriation (oikeiôsis) décrit cette tendance par laquelle tout animal reconnaît sa constitution (sustasis) comme sa constitution propre et s’attache à elle. La conscience de soi (suneidêsis) apparaît comme son fondement. Or lorsque les stoïciens s’emparent de cette seconde notion, celle-ci recouvre un champ d’expérience spécifiquement humain : celui de ce que nous nommerions aujourd’hui la conscience morale. α. Préalable : retour sur la notion de suneidêsis La langue grecque dispose d’un large spectre sémantique qui mêle parfois de manière non exclusive les valeurs que peut recouvrir pour nous le terme de conscience3 : elle associe dans des configurations variées les 2 Cicéron, Fin. III, 16 sq.; 62 sq. Sur l’oikeiôsis sociale, voir notamment G. Reydams-Schils, The Roman Stoics, op. cit., chap. II, p. 53-82 et chap. V, p. 143-176 ; R.  Radice, « Oikeiôsis », Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi, Milano, Vita e pensiero, 2000, p. 197, qui nomme ce passage comme celui d’une oikeiôsis « conservative » à une oikeiôsis « déontologique ». Voir aussi V. Laurand, La politique stoïcienne, op. cit., p. 9-58 et Stoïcisme et lien social, op. cit., en particulier p. 127 sq. 3 Qu’il s’agisse de penser ou d’agir, le grec décrit en effet un certain nombre d’expériences comme un dialogue entre instances, voire entre organes tant la physiologie, à l’époque archaïque, y est impliquée : « ça » parle en moi, et je m’y parle. Voir par exemple, Iliade, XVII, 90  = XI, 403, l’adresse et le dialogue avec son thumos de Ménélas qui hésite à aller défendre la dépouille de Patrocle. La langue poétique comme la langue philosophique nous donnent ainsi à penser un certain type d’expérience de soi

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

acceptions de perception externe, de rapport à soi et de jugement moral que le substantif français condense. Quelle que soit l’acception ou les acception(s) spécifique(s) engagées, il semble qu’elle implique toujours sinon un schéma d’emblée dialogique, du moins duel. C’est ce deux dont rend compte le sun qui marque l’union ou l’accompagnement4, dans les composés suneisthêsis et le verbe sunaisthanestai qui expriment l’aperception et la perception ; sunesis-ξύνεσις qui désigne aussi bien la sagacité que la conscience de la faute5 et articule la dimension épistémique et la dimension morale ; enfin le composé de oida, sunoida6 (formé sur le verbe eidenai qui connote le savoir dans sa dimension immédiate, par opposition à noein qui lui suppose la médiation du raisonnement). Même si le terme sunoida peut signifier la connaissance partagée par les complices7, il semble qu’il ait d’abord et préférentiellement désigné une connaissance partagée non pas « à l’extérieur » avec les autres, mais « à l’intérieur » avec soi-même8, ou du moins avec quelque chose en soi-même. C’est ce qu’attestent les occurrences de sunoida dans la poésie lyrique chez Sappho9 et Enomia de Solon. Celle-ci décrit l’omniscience de Dikê, celle qui « sait ce qui arrive et ce qui a été et exige, au fil du temps, l’expiation (ἣ σιγῶσα σύνοιδε τὰ γιγνόμενα πρό τ’ ἐόντα, τῶι δὲ χρόνωι πάντως ἦλθ’ ἀποτεισομένη)10 ». C’est aussi ce que renforce l’emploi du syntagme σύνοιδα ἐμαυτῷ qui marque le et du monde structurée comme une conversation : elle suppose qu’il y ait du deux, mais pas nécessairement du dédoublement (qui impliquerait que les deux dédoublés font du même) : l’altérité, et en particulier celle du corps, y est souvent engagée, même si la définition platonicienne de la pensée comme dialogue de l’âme avec elle-même (voir Théétète, 189e-190a) exclut le corps. 4 Voir P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, p. 112. Voir aussi H. Osborne, « ΣϒΝΕΣΙΣ and ΣϒΝΕΙΔΗΣΙΣ », The Classical Review, Vol. 45, No. 1 (Feb., 1931), p. 8-10. 5 On trouve cette valeur par exemple dans l’Oreste d’Euripide, en 395-396. C’est l’échange entre Ménélas et Oreste qui vient de tuer sa mère : « Quel mal te ronge ? – La conscience que je sais avoir commis des choses terribles (ἡ σύνεσις, ὅτι σύνοιδα δείν’ εἰργασμένος) ». Voir aussi chez Démocrite, fr. 77 DK : « Réputation et richesse sans conscience (ἄνευ ξυνέσιος) sont des possessions fragiles ». 6 Sur les usages de sunoida, voir A. Cancrini, Syneidesis : Il tema semantico della ‘con-scientia’ nella Grecia antica, Roma : Edizioni dell’Ateneo Roma, 1970 ; P. Bosman, Conscience in Philo and Paul, A Conceptual History of the Synoida Word Group, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003, p. 49-105 ; M. Ojakangas, The Voice of Conscience : A Political Genealogy of Wester Ethical Experience, London, Bloomsbury, 2013, p. 111 sq. 7 Voir Isaeus, cité par M. Ojakangas, The Voice of Conscience, op. cit., p. 112. 8 Ibid., p. 111. 9 Sappho, Fragment 26, 12 : « ἔγω δ’ ἔμ’αὔται τοῦτο συνοίδα ». 10 Fragment 4, 15-16.



PENSER L’INDIVIDU

rapport à soi par la forme réfléchie11 pour désigner également un savoir privé, partagé avec soi-même12, celui-ci pouvant parfois s’identifier, selon une acception plus spécifiquement morale, à la « mauvaise conscience » qui surgit du savoir du mal qui a été accompli13. C’est sur ce composé sunoida qu’est à son tour forgé le substantif suneidêsis. La première occurrence du terme suneidêsis est attestée chez Démocrite, chez lequel il désigne là encore non pas un savoir partagé mais « la conscience des mauvaises actions  (συνειδήσις τῆς κακοπραγμοσύνης) » qui constituerait la cause des fables mensongères que les hommes inventent sur le temps après la mort : Certains hommes par conscience des mauvaises actions dont leur vie est remplie (συνειδήσει τῆς ἐν τῷ βίῳ κακοπραγμοσύνης τὸν τῆς βιοτῆς) passent le temps de leur existence dans les troubles et dans les frayeurs, en inventant des fables mensongères sur le temps qui suit la mort14.

On ne trouve pas d’autre occurrence philosophique avant l’occurrence chrysippéenne qui nous est rapportée par Diogène Laërce. Le témoignage qui définit la doctrine stoïcienne de l’appropriation (oikeiôsis) mentionne l’existence d’une suneidêsis15 dont dispose tout être vivant dès la naissance et qui désigne le sentiment individuel que l’animal a de sa propre constitution. En l’état de nos sources stoïciennes, il s’agit d’un hapax. En usant du substantif suneidêsis pour décrire l’appropriation de tout vivant à lui-même, les stoïciens choisissent donc paradoxalement un terme qui disposait dans la langue grecque d’un sens moral16 et qui Que reproduira le latin avec la forme sibi conscire. Voir par exemple, Platon, Apologie de Socrate, 21b : « Je suis conscient du fait que je ne suis pas le moins du monde sage (ἐγὼ γὰρ δὴ οὔτε μέγα οὔτε σμικρὸν σύνοιδα ἐμαυτῷ σοφὸς ὤν) ». 13 Pour des usages moraux de sunoida emautô, voir Aristophane, Thesmophories 476477 : « Je me sais coupable de choses terribles (ξύνοιδ’ ἐμαυτῇ πολλὰ δείν’·) » ; Isocrate, Orationes, 1.16 et Xénophon, Anabase, 1, 3, 10. Voir aussi Platon, République, 331a : « celui qui ne se sait aucunement coupable (τῷ δὲ μηδὲν ἑαυτῷ ἄδικον συνειδότι), une douce espérance l’accompagne toujours, cette “bonne nourrice du vieillard”, selon l’expression de Pindare ». 14 Démocrite, B297 DK. 15 En ce qui concerne les iiie et iie siècles avant J.-C., nous ne disposons que de 6 occurrences, 2 chez Diodore Siculus et 4 chez Denis d’Halicarnasse. Le terme deviendrait plus fréquent dans la langue à partir du Ier siècle Sur ce point, voir P. Bosman, Conscience in Philo and Paul, op. cit., p. 63 ; voir aussi D. E. Marietta, « Conscience in Greek Stoicism », Numen, 17 (1970), p. 176-187, p. 178 et M. Ojakangas, op. cit., p. 112. 16 Sur l’histoire de la notion de conscience morale, voir R. Sorabji, Moral Conscience through the Ages : Fifth Century BCE to the Present, University of Chicago Press, 2014. 11 12

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décrivait une réalité spécifiquement humaine et ce, alors même qu’ils différenciaient radicalement l’homme de l’animal. On peut se demander s’ils ne trouvent pas là une condition nécessaire pour exprimer l’unité du vivant et si la suneidêsis ne dispose pas ici d’un sens métaphorique : la relation de l’animal à lui-même ne pourrait être comprise qu’à partir de notre propre expérience de la conscience, laquelle n’en est pas moins différente. Nous serions donc en présence d’un usage philosophique de la métaphore qui témoigne de la manière dont les stoïciens ont toujours cherché à penser l’unité des notions plutôt qu’à établir des disjonctions fortes entre elles. β. L’individualité de la constitution et de la conscience de soi : la doctrine chrysippéenne de l’appropriation à soi-même17 La définition chrysippéenne de l’appropriation (oikeiôsis18) pose l’existence chez tout animal d’un rapport à soi-même qui permet dès la naissance d’assurer une relation immédiatement adaptée au monde19, un monde dont il fait son monde. Il n’y a là que la conséquence logique de la doctrine de la providence de la nature : La première chose appropriée (πρῶτον οἰκεῖον) à tout animal, c’est sa propre constitution et la conscience qu’il en a (τὴν αὑτοῦ σύστασιν καὶ τὴν ταύτης συνείδησιν). Car il ne serait pas vraisemblable que la nature ait rendu l’animal étranger (ἀλλοτριῶσθαι) à lui-même, ou que, l’ayant créé, elle ne l’ait rendu ni étranger ni approprié à lui-même. Il reste donc Sur l’histoire plus spécifique de la honte, voir aussi les travaux classiques d’E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, trad. par M. Gibson, Paris, Aubier, 1965 ; A. W. H. Adkins, Merit and Responsability, Oxford, Clarendon Press, 1960  et B.  Williams, Shame and Necessity, édition avec un supplément d’A. A. Long, Berkeley, University Press of California, 2008 (1993). 17 Sur cette notion, voir notamment S. G. Pembroke,’Oikeiôsis’, in A. A. Long (éd.), Problems in Stoicism, op. cit., p. 114-149 ; G.  Striker,« The Role of Oikeiôsis in Stoic Ethics », OSAPh, 1, 1983, p. 145-167, repris dans Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics, chap. 13 ; T. Engberg-Pedersen, The Stoic Theory of Oikeiôsis. Moral Development and Social Interaction in Early Stoic Philosophy, Aarhus, Aarhus University Press et R. Radice, « Oikeiôsis » Ricerche sul fondamento del pensiero stoico e sulla sua genesi, op. cit. 18 La doctrine serait néanmoins attestée aussi chez Zénon, d’après le témoignage de Porphyre, De abstinentia, III, 19 (= SVF I 19). Voir R. Radice, op. cit., p. 248-262. Cicéron lui-même indique que Zénon aurait emprunté la doctrine des prima naturae à Polémon. Voir Fin. IV, 45. 19 Cette thèse d’un caractère instinctif des comportements animaux n’était pas exclusivement stoïcienne. Sur le thème de la « nature sans instruction » et de l’ « autonomie » animale, que l’on retrouve dans le Corpus Hippocratique, chez Épicure et chez Galien, voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 26.

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à soutenir qu’en constituant l’animal, elle l’a approprié à lui-même. C’est pourquoi l’animal repousse ce qui lui est nuisible et accepte ce qui lui est approprié20.

La structure de l’oikeiôsis est ainsi une structure réflexive, au sens d’une réflexivité minimale. La constitution propre à l’animal (déterminée par sa qualité individuelle, idia poiotês) se trouve immédiatement redoublée par la conscience (suneidêsis) de cette constitution21 qui elle aussi lui est donnée comme sienne. Le rapport d’appropriation se trouve ainsi d’emblée « subjectivisé » : ce que la nature confie à tout animal, c’est une relation première à lui-même qui fonde un usage de soi. Et cet usage de soi définit en même temps un usage de son milieu. La conscience de ce qui est sien devient le critère de son usage du monde – par elle, l’approprié (oikeion) est donné comme tel –, celui à partir duquel l’animal investit le monde comme son monde, c’est-à-dire ce qui du monde lui est adapté et qu’il fait sien. Elle conditionne ainsi une impulsion immédiate vers ce qui est approprié et une répulsion immédiate vis-à-vis de ce qui est étranger, déterminant ce que Canguilhem nommera la « polarité dynamique 20 D.L. VII, 85 (= SVF III 178 = LS 57A) (trad. J. Brunschwig & P. Pellegrin). Voir aussi Cicéron, Fin. III, 16 (= SVF III 182) : « Telle est l’opinion de ceux dont j’approuve la doctrine : dès que l’animal est né (car c’est de là qu’il faut commencer l’exposé), il est approprié à lui-même (ipsum sibi conciliari) et recommandé (commendari) à se conserver et à aimer sa constitution (suum statum) et les choses qui sont propres à conserver sa constitution, au contraire, il est étranger à la mort et à toutes les choses qui semblent porter la mort » (trad. C.  Lévy). Pour la métaphore de la lettre de recommandation, voir aussi ibid., III, 23. Sur cette doctrine, voir notamment S.  G. Pembroke, art. cité, p. 115-116 et C. Lévy, Cicero Academicus, p. 386-387. Sur les différences d’exposés entre Diogène Laërce et Cicéron, voir J. Brunschwig, « L’argument des berceaux » art. cité, p. 91-92 ; C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 378-387 ; M. R. Wright, « Cicero on self love and love of Humanity in Fin. 3 », in J. G. F. Powel (éd.), Cicero the Philosopher, Twelve Papers, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1999, p.  171-195, et en particulier p. 174 ; et V. Laurand, Stoïcisme et lien social, op. cit., p. 128-130 qui s’arrête notamment sur les valeurs rhétorique, politique et juridique du lexique cicéronien. Sur la métaphore de la lettre de recommandation, voir aussi Fin. III, 23 et C. Lévy, op. cit., p. 386-387. Sur la spécificité de la version romaine de l’oikeiôsis, voir aussi G. Reydams-Shils, « Human Bonding and Oikeiōsis in Roman Stoicism », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 22 (2002), p. 221-251 et The Roman Stoics : Self, Responsability, and Affection, op. cit., en particulier chap. 2. 21 Sur le glissement entre appropriation à sa constitution et appropriation à soimême, voir plus bas, 95 sq. Sur la question du passage de l’oikeiôsis à l’homoiôsis, voir C.  Lévy, « Ethique de l’immanence, éthique de la transcendance : le problème de l’oikeiôsis chez Philon », in C. Lévy & B. Besnier (éd.), Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, Actes du colloque organisé par le Centre d’études sur la philosophie hellénistique et romaine de l’Université de Paris XII-Val de Marne (octobre 1995), Brepols, Turnhout, 1998, p. 153-164.

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de la vie »22. C’est dire que la providence ne veille pas elle-même à notre conservation mais veille à ce que nous l’assurions par nous-mêmes23 : Puisque la protection la plus sûre est celle qui est la plus proche, chacun est confié à soi24.

La providence livre ainsi l’animal à lui-même, elle lui confie en propre le soin de sa conservation et définit le monde comme le milieu de cette appropriation dont il constitue le centre. γ. La perception de soi : l’appropriation de Hiéroclès On retrouve la thèse de l’appropriation à soi-même (oikeiôsis) dès la naissance dans le traité du stoïcien Hiéroclès des Éléments d’Éthique25 qui date du iie siècle après J-C. Ce texte est pour nous d’une importance capitale: avec la Lettre 121 de Sénèque, il constitue le seul texte issu du Portique sur l’oikeiôsis. C’est en outre le seul traité stoïcien qui nous soit parvenu – bien que partiellement – sur la perception de soi caractéristique de l’oikeiôsis, sans que nous puissions réellement déterminer dans quelle mesure cette insistance sur la perception de soi constitue ou non un approfondissement tardif de la conception stoïcienne de l’appropriation. Il nous permet en tout cas d’éclairer son statut charnière dans la conception de l’individuation. C’est pour cela que nous l’envisageons avant le témoignage sénéquien, bien que ce dernier lui soit antérieur. Avec Hiéroclès, la conscience (suneidêsis) de soi chrysippéenne du témoignage de Diogène Laërce est devenue sunaisthêsis26. Prenant, comme Chrysippe, l’être animé à sa naissance27, Hiéroclès pose lui 22 G. Canguilhem, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1950, 1973, p. 73. 23 T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 21-25. 24 Sénèque, Ep. 121, 18. Sur l’argument de la proximité, voir W. Kühn, « L’attachement à soi et aux autres », art. cité, p. 249-250. 25 Nous disposons de deux éditions récentes du texte de Hiéroclès, celle de G. Bastianini & A. Long, « Hierocles, Elementa Moralia », in Corpus dei papiri filosofici greci e latini, I, vol. 1**, Florence, 1992, p. 268-451, et I. Ramelli (éd.) & D. Konstan (trad.), Hierocles the Stoic : Elements of Ethics, Fragments and Excerpts, Atlanta, Society of Biblical Literature, 2009. 26 Sur la notion chez Hiéroclès, voir G. Badalamenti, « Ierocle stoico e il concetto di synaisthesis », Annali del Dipartimento di Filosofiadell’Università di Firenze, 3 (1987), p. 53-97. 27 On retrouve aussi cette thèse dans la Lettre 121 de Sénèque qui pose que les animaux ont une perception innée de leur propre constitution. Voir plus bas, p. 95 et 199.

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aussi l’existence d’une perception (aisthesis28) de soi qui fonde l’appropriation (oikeiôsis) de l’animal à lui-même. Tous les animaux ont pour Hiéroclès une perception continue d’eux-mêmes29 par laquelle ils se trouvent spontanément appropriés ou encore attachés à eux-mêmes30. C’est ce lien entre perception continue de « soi-même » et processus d’appropriation de l’animal à lui-même et à ce qui lui est propre auquel A. A. Long a consacré un article désormais classique31. Il y revient sur un aspect important, celui du statut de ce soi-même objet de l’usage de soi de l’animal dans l’appropriation : malgré l’usage du pronom réfléchi heauton, il n’y a aucun soi-même substantiel qui préexisterait au mouvement d’appropriation à soi-même. Et pourtant c’est bien ce « soi-même » qui constitue le fondement de la vie de chaque animal. Pour user d’une distinction phénoménologique, on pourrait dire que le « soi-même » est un objet constituant mais non constitué : horizon du processus d’appropriation, il le précède comme sa condition de possibilité, mais il ne lui préexiste pas. Poser ce « soi-même » comme origine de la relation d’appropriation, c’est dès lors faire de l’oikeiôsis une relation et distinguer le soin de soi-même comme activité – avec la dimension processuelle qu’elle engage – de cet objet du soin qu’est ce « soi-même ». La doctrine de l’oikeiôsis insiste moins sur le fait que la nature nous donne une identité que sur le fait qu’elle nous confie la capacité de la constituer comme norme. Le concept d’oikeiôsis assure ainsi les fondements d’un processus d’identification de l’animal à luimême selon différentes modalités, plus ou moins immédiates. Le « soimême » est cet objet d’attachement qui est propre à soi. C’est dire que pour être sien, il n’est pas soi : c’est une relation à soi qui est donnée, non une coïncidence. Or la spécificité du texte de Hiéroclès tient au lien explicite qu’il pose entre cette faculté à se prendre comme objet d’attachement et la El. Mor. col. III, 56 ; VI, 1-10. Sur le caractère continu de la perception de soi depuis la naissance, voir le récent article de C. Gill « La continuité de la perception depuis la naissance (Hiéroclès, Élements d’Éthique, col. III-VI) », in L’éthique du stoïcien Hiéroclès, op. cit., p. 47-63. 30 Hiéroclès, El. Mor. col. VI, 27-30 et 40-53. Voir aussi Cicéron, Fin. III, 16 (= SVF III 182) ; Plutarque, De stoic. rep. 1038C (= SVF I 197). Pour un plan analytique des El. Mor., voir A. A. Long, « Hierocles on oikeiosis and self-perception », art. cité, « Appendix : Synopsis of Hierocles’ Elements of Ethics » et I. Ramelli (éd.) & D. Konstan (trad.), Hierocles the Stoic : Elements of Ethics, Fragments and Excerpts, op. cit. 31 A. A. Long, « Hierocles on oikeiôsis and self-perception » in Stoic Studies, art. cité, p. 250-263. Voir aussi, du même auteur, « Representation and the Self in Stoicism », repris dans le même recueil. 28 29

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représentation de soi. Hiéroclès pose ainsi au fondement de l’oikeiôsis une conscience de soi (ce qui correspondrait à ce que la biologie nomme proprioperception), socle d’un amour de soi (philautia)32. Le témoignage de Diogène ne mentionnait que le verbe τηρεῖν, qui indique beaucoup plus une protection que l’amour. L’exposé du stoïcien Caton dans le livre III du De finibus33 pose quant à lui l’existence d’un mouvement premier qui n’est pas l’amour de soi, mais la conciliation. C’est de celle-ci que découle « l’amour » de sa constitution et de tout ce qui peut la préserver (le verbe diligo indique en fait surtout la prédilection). Quant à Antiochus que Cicéron fait parler au livre V § 24 du De finibus, il mentionne toujours le verbe diligo, mais paraît revenir à la logique péripatéticienne de la philia, précisément parce qu’il fait l’économie de la conciliation dans laquelle s’origine cette affection, gommant pour une part l’innovation stoïcienne.34 La philautia de Hiéroclès semble ainsi s’inscrire dans la continuité du livre III du De finibus, conservant l’idée d’un attachement à sa constitution et à ce qui nous est approprié qui trouve sa condition dans une conciliation première à soi-même, même si les verbes τηρεῖν et diligo disposent de particularités sémantiques irréductibles. Or la philautia découle de la perception de soi35. Il y a donc un rapport de consécution « perception de soi-amour-impulsion36 », dès lors que l’amour de soi qui pousse à rechercher ce qui est adapté37 requiert la perception de soi comme sa condition de possibilité. Cette priorité logique en faisait donc ce qu’il suffisait d’attaquer pour fragiliser l’existence même de l’oikeiôsis38. Elle était d’autant plus décisive que Hiéroclès fondait sur elle la continuité du passage de l’oikeiôsis instinctive à l’oikeiôsis rationnelle39. C’est ce que ne manquent pas de faire deux types Voir Hiéroclès, op. cit., col. VI, 50-52 et VII, 24. Cicéron, Fin. III, 16 : « le principe de l’action [des petits] est issu de l’amour de soi-même (principium ductum esse a se diligendo) » (trad. J. Martha). 34 «  Omne animal se ipsum diligit ac, simul et ortum est, id agit se ut conseruet ». 35 Sur cette articulation, voir notamment M.-A.  Zagdoun, « Problèmes concernant l’oikeiôsis stoïcienne », in G. Romeyer-Dherbey (dir.) & J.-B. Gourinat (éd.), Les Stoïciens, op. cit., p. 319-334. 36 Cicéron, op. cit., III, 20. 37 El. mor. col. I, 35. 38 Voir B.  Inwood, « Hierocles : Theory and Argument in the Second Century AD », Oxford Studies in Ancient Philosophy 2, 1984, en particulier p. 163-164 et 169177 ; sur ce point, voir aussi W. Kühn, « L’attachement à soi et aux autres », art. cité, p. 269-270. 39 Pour un exposé de la critique de l’oikeiôsis stoïcienne attribuée à Antiochus, voir Cicéron, De finibus, V. Voir sur ce point, C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., en particu32 33

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d’adversaires (que Hiéroclès ne nomme pas)40 : les premiers41 remettent en cause l’existence de cette perception de soi ; les seconds, plus « modérés » – vraisemblablement Antiochus et ses partisans Péripatéticiens42 – en contestent le caractère inné et continu43. Selon ces derniers, la perception de soi serait le produit d’une acquisition progressive44 et rationnelle. La position académicienne inverse de ce point de vue le rapport entre perception de soi et attachement à soi, en affirmant la primauté logique et chronologique de l’impulsion sur la perception de soi (sunaisthêsis). À ces seconds adversaires, Hiéroclès répond d’abord en s’attachant à mettre en évidence la continuité de la perception de soi45 ainsi que le lier p. 282 sq. Nous disposons également d’une autre critique adressée à l’oikeiôsis dans la continuité de la tradition académique, celle du Commentateur Anonyme du Théétète qui pourrait avoir été le contemporain de Hiéroclès (voir B. Inwood, art. cité, p. 183). Ce dernier s’attaque à la continuité de l’oikeiôsis individuelle et de l’oikeiôsis rationnelle et en l’occurrence sociale. Selon lui, la perception de soi et la philautia stoïcienne condamneraient les stoïciens à l’égoïsme. Voir G. Bastianini & D. Sedley, « Commentarium in Platonis “Theaetetum” (PBerol 9782) », in Corpus dei papiri filosofici greci e latini. Testi e lessico nei papiri dicultura greca e latina, I, 1**, Florence, 1992, p. 227-563, V, 3-VIII, 6. Sur cette critique, voir en particulier V. Laurand, La Politique stoïcienne, op. cit., p. 40-56. 40 Sur l’existence de deux dialectiques anti-oikeiôsis distinctes, voir A.  A. Long, « Hierocles on oikeiôsis and self-perception », art. cité, p.  255 notes 11 et 12 contre B. Inwood, art. cité, p. 158. 41 El. mor. col. I, 42-44. Voir J.-B. Gourinat, « La gestation de l’animal et la perception de soi » in J. B. Gourinat (éd.), L’éthique du stoïcien Hiéroclès, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2016, p. 15-46, p. 38. Il s’agirait d’un groupe de péripatéticiens, d’après A. A. Long & G. Bastiani, op. cit., p. 390-393 et I. Ramelli, Hierocles the Stoic : Elements of Ethics, Fragments and Excerpts, op. cit., p. 40-41. 42 Le livre V du De Finibus est tout à la fois inspiré de Staséas et d’Antiochus d’Ascalon dont Pison constitue le représentant dans le livre V. Antiochus ne remettait pas en cause l’oikeiôsis mais l’existence d’une perception de soi présente dès la naissance. Voir Fin. V, 24-75 et plus particulièrement, 65-66. L’instinct de survie précède toute perception et connaissance de soi. Voir ibid., § 20 et 24. Sur cet exposé et les enjeux polémiques de la préséance de la perception de soi sur l’attachement à soi, voir B. Inwood, art. cité, p. 169177 et A. A. Long in G. Bastianini & A. Long (éd.) « Hierocles, Elementa Moralia », in Corpus dei papiri filosofici greci e latini, op. cit., p. 390-393. 43 A.  A. Long pense qu’il pourrait s’agir pour les premiers de Péripatéticiens contemporains de Hiéroclès, pour les seconds d’Antiochus, rejoignant donc ici l’hypothèse de B. Inwood. « Hierocles on oikeiôsis and self-perception », art. cité. 44 Cicéron, Fin. V, 41 ; Voir B.  Inwood, « Hierocles : Theory and Argument in the Second Century AD », OSAPh 2 (1984), p. 151-183, p. 173-177 ; G. Bastianini & A. Long, « Hierocles, Elementa Moralia », in Corpus dei papiri filosofici greci e latini, op. cit., p. 390-393 ; I. Ramelli (éd.) & D. Konstan (trad.), Hierocles the Stoic : Elements of Ethics, Fragments and Excerpts, op. cit., p. 40 ; J.-B. Gourinat, « La gestation de l’animal et la perception de soi. (Hiéroclès, Élements d’éthique, col. I-III) », art. cité, p. 38-39. 45 El. mor. col. V, 38-43. Pour une analyse détaillée de l’argument, voir W. Kühn, « L’attachement à soi et aux autres », art. cité, p. 259-261.

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fait qu’elle s’origine dès la naissance46. C’est l’occasion pour Hiéroclès de spécifier la nature de cette perception de soi (eauthou aisthesis). En s’appuyant sur l’observation, il s’agit d’affirmer l’existence d’une capacité de l’animal à se comporter vis-à-vis de lui-même et de son milieu en mobilisant des parties ou organes qu’il se représente comme un équipement spécifique en vue de sa propre survie47 : Par conséquent, la première preuve que l’animal se perçoit lui-même entièrement est sa conscience de ses parties et des fonctions pour lesquelles ces parties lui ont été données48.

Cette représentation s’enracine dans une expérience dans laquelle l’animal perçoit son corps comme son propre corps. Hiéroclès affirme donc qu’une certaine forme de conscience de soi qui s’apparente à ce que nous nommons proprioperception est présente dès le début de la vie de l’animal. Cette conscience de soi ne dépend d’aucun apprentissage : elle est instinctive. Ces premières manifestations de la conscience sont en effet non-notionnelles même chez l’homme chez lequel elles sont à proprement parler prénotionnelles, lorsque sa constitution n’est pas encore rationnelle. Il existe donc une relation sensorielle entre les parties de l’animal qui lui sont vitales et l’animal comme tout organique49. La perception de soi a pour objet cette relation entre l’animal comme tout et ce qui lui est propre, c’est-à-dire ses parties corporelles spécifiques dont les fonctions sont ordonnées à sa vie. Le modèle de la relation âme/corps permet dès lors à Hiéroclès de passer à la question du caractère continu50 de la perception de soi qui recouvre alors l’interaction qui prend place entre l’âme de l’animal et son corps. La psychê est ici définie comme une faculté de perception qui, parce qu’elle interpénètre El. mor. col. V, 42-52 et 52-110. Voir aussi B. Besnier, « La proprioperception de l’animal dans le stoïcisme », Anthropozoologica 33-34, 2001, p. 113-129. Sur le détail des arguments de Hiéroclès, voir aussi W. Kühn, art. cité, p. 259-270 et en particulier p. 261262, arguments b) et c). 47 Sur ce point, voir A. A. Long, « Hierocles on oikeiôsis and self-perception », art. cité. 48 El. mor. col. II, 1-3 = LS 57C (trad. T. Bénatouïl). Voir aussi ibid., V, 38-42. 49 El. mor. col. III, 56. Voir B. Inwood, « Hierocles : Theory and Argument in the Second Century AD », OSAPh 2 (1984), p. 151-183. Voir également R. Radice, op. cit., p. 189-196. 50 El. mor. col. V, 38-43 ; voir W. Kühn, « L’attachement à soi et aux autres », art. cité, p. 259 sq. 46

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tout le reste de l’animal selon le modèle du mélange intégral (krasis)51, se trouve capable de répondre elle aussi perceptivement à tout événement du corps de l’animal. Cette interaction génère un pathos qui est conduit jusqu’au centre de commande de la psychê, ce qui produit une perception de toutes les parties, à la fois celles du corps et de l’âme, ce en quoi réside la « perception de soi » de l’animal52. C’est de cette imbrication entre perception de soi-même et perception du monde extérieur dont semble témoigner l’exemple de ces enfants qui, traversés par une peur panique, se mettent à pleurer lorsqu’ils se retrouvent plongés dans le noir et dans le silence : le rapport perceptif au monde extérieur étant suspendu, tout se passe comme si c’étaient eux-mêmes qu’ils ne pouvaient plus percevoir. Et ne se percevant plus eux-mêmes, ils se trouvent traversés par le sentiment de leur propre anéantissement53. Les nourrices doivent dès lors encourager les enfants à s’entraîner à fermer leurs yeux pour apprivoiser cette peur. L’exemple est tout à fait intéressant puisque, comme l’a souligné récemment F. Alesse54, il suggère que l’absence de perception par l’enfant de son environnement immédiat n’a pas raison d’une certaine appréhension de lui-même. C’est en vertu d’une représentation de lui-même que l’enfant se met à pleurer, comme menacé par l’hostilité d’un monde dans lequel il ne peut plus faire usage de lui-même. Tout l’enjeu consiste ainsi à comprendre comment l’éveil ou la focalisation sur un objet ne sont pas nécessaires à la perception de soi qui est bien plutôt une disposition invariante produite par et dans l’interaction continue entre le corps et l’âme au sein de leur milieu perceptif55. Pour le dire avec A. A. Long, cette perception de soi Voir A. A. Long, « Soul and Body in Stoicism », art. cité, p. 34-57. A. A. Long, « Hierocles on Oikeiosis and Self-perception », art. cité, p. 259-260. 53 El. mor. col. VII, 5-15 et en particulier 5-10 : « C’est par nature, me semble-t-il, que les jeunes enfants ne tolèrent pas facilement d’être enfermés dans des chambres obscures où aucun bruit de voix ne peut pénétrer. Car ils tendent leurs organes sensoriels, et cependant ne peuvent rien entendre ni voir ; ils en retirent l’impression de leur propre destruction, et c’est pourquoi ils sont malheureux » (trad. J. Brunschwig). 54 F. Alesse, « La continuité de la perception depuis la naissance » in J.-B. Gourinat, L’éthique du stoïcien Hiéroclès, op. cit., p. 74. F. Alesse propose ainsi de distinguer entre « perception de soi » et « représentation » de soi, une distinction qui nous semble cependant difficilement pouvoir être comprise dans le cadre de la psychologie stoïcienne. Voir aussi, du même auteur, « La teoria delle forme di appropriazione nello stoico Ierocle », in F. Alesse et alii (éd.), Anthropinè sophia, Mélanges G. Giannantoni, Napoli, Bibliopolis, 2008, p. 441-455. 55 Sur les objections que soulève cette définition, voir A. A. Long, « Hierocles on oikeiôsis and self-perception », art. cité, p. 260-261. 51 52

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consiste dans le fait d’être « […] always in position to monitor every part of itself as its own property and special concern56 ». Or au moment même de penser le passage de la conscience de soi à l’attachement à soi dont fait preuve tout animal57, Hiéroclès fait précisément intervenir la notion de représentation : la conscience de soi suppose une représentation de soi58 qui est l’objet spécifique de l’attachement, ce que montre l’exemple des enfants en larmes à l’idée de leur propre anéantissement59. L’oikeiôsis consiste dès lors dans un retour sur soi non pas à penser sur le modèle de la réflexion, au sens moderne de la notion, mais d’une conscience proprioperceptive qui est saisie (antilepsis) d’une phantasia de soi-même (non rationnelle dans le cas de l’animal, non encore rationnelle dans le cas de l’homme). L’oikeiôsis est appropriation au sens où elle est constitutivement reconnaissance. Avec la référence explicite à la notion de phantasia dont il envisage le raffinement progressif60 (elle est d’abord obscure et confuse), Hiéroclès introduit une distinction entre la représentation et son objet : c’est dire qu’il en va toujours pour l’animal de ce qu’il tient pour lui-même et auquel il se trouve dès lors attaché. Dans sa forme animale, ce jeu entre l’objet (le soi-même, c’est-à-dire la constitution) et la représentation se trouve recouvert par la spontanéité d’un comportement efficace et adapté : l’animal prend cette représentation de lui-même pour lui-même, ce sentiment immédiat de sa propre constitution. Comme l’a montré T.  Bénatouïl, il n’y en a pas moins une forme, bien que la plus minimale qui soit, d’« usage » animal de soi61. Ce dernier définit bien une autonomie pratique qui interdit d’affirmer que les animaux sont agis par leurs représentations ou par leurs impulsions62. Pour autant, cet usage ne permet de rendre compte ni de la perception de soi spécifiquement Voir A. A. Long, « Hierocles on oikeiosis and self-perception », art. cité, p. 260. Hiéroclès, El. mor. col. VI, 25-53. Voir aussi col. VI, 55-VII, 5 où cet attachement à soi prend la forme d’un attachement à tout ce qui peut assurer sa survie. 58 El. mor. col. VI, 24-27. Sur les difficultés du passage, voir W. Kühn, « L’attachement à soi et aux autres », art. cité, p. 263-268. Voir aussi J. Brunschwig, « L’argument des berceaux » et A. A. Long in A. A. Long & G. Bastiani, Corpus dei papiri, op. cit., p. 433. 59 El. mor. col. VII, 5-15. 60 Ibid., VII, 50-VIII, 27. 61 D.L. VII, 86 (= SVF III 178) : Les animaux « font usage de l’impulsion pour aller vers ce qui leur est propre » (trad. T. Bénatouïl). 62 Nous suivons ici T. Bénatouïl, op. cit., p. 24. Voir aussi A. A. Long, « Hierocles on Oikeiosis and Self-perception », art. cité, p.  256 ; G.  Romeyer-Dherbey, « La naissance de la subjectivité chez les Stoïciens » in G. Romeyer-Dherbey (dir.) & J.-B. Gourinat (éd.), Les Stoïciens, Paris, Vrin, 2005, p. 282-289 ; C. Gill, The Structured Self in 56 57

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humaine, du moins dès lors que le petit d’homme est devenu rationnel, ni de l’usage de soi comme forme spécifique d’attachement à soi qu’elle fonde et qui définit l’oikeiôsis sociale. Comment passe-t-on de cette représentation et de cette conscience de soi proprioperceptive communes à l’animal et à l’homme à la conscience de soi spécifique qui constitue le socle de l’oikeiôsis sociale (une conscience présente à l’état embryonnaire chez certains animaux mais qui ne s’actualise que chez l’homme ) ? Ce moment charnière du manuscrit de Hiéroclès ne nous est pas parvenu, de sorte que nous en sommes réduits à formuler des conjectures, à un point du manuscrit où l’analyse avait convoqué la notion de phantasia. Or nous savons que l’usage des représentations définissait chez Épictète un usage commun aux animaux et aux hommes mais que ce dernier avait également pensé la forme spécifique qu’il pouvait prendre chez les hommes. Chez eux, la nature donne avec la raison la capacité de contrôle de cet usage63 et avec elle aussi la capacité d’en mésuser. Avec la rationalité, l’homme a reçu en propre les ressources de cette appropriation rationnelle de ses représentations : la constitution rationnelle permet spécifiquement d’investir cet écart entre le sujet et sa représentation. Ce qui distingue alors l’homme de l’animal est une capacité à s’approprier le contenu de sa représentation, à le rendre sien, tout à la fois conforme à sa nature d’être rationnel et à sa nature propre, ce pouvoir constituant un usage irréductible dont Épictète fait l’essence du don divin64. La représentation se trouvait ainsi au cœur du statut spécifique de l’être humain au sein de la scala naturae, et cela depuis l’origine du système, comme nous allons pouvoir le mesurer. Or ici Hiéroclès accorde lui aussi un statut décisif à la représentation (phantasia), et spécifiquement à la représentation de soi. En quoi consiste donc un usage spécifiquement humain, et donc un degré supérieur d’usage, de la représentation de soi-même ? Chez l’homme, cet écart entre le sujet et la représentation définit pour ainsi

Hellenistic and Roman Thought, op. cit., p. 34-46 et F. Alesse, « Représentation de soi et formes d’appropriation », art. cité, p. 74. 63 Entretiens, I, 6, 13-14 (= LS 63E) et II, 8, 3-9. Sur l’usage des représentations chez Épictète, voir T. Bénatouïl, La pratique du stoïcisme : recherches sur la notion d’usage (chrésis) de Zénon à Marc-Aurèle, op. cit., 5e partie, chapitre II. 64 Voir en particulier Musonius, fr. 38 Hense = Épictète, fr. 4 Schenkl : « Parmi les choses qui sont, le dieu en a placé certaines en notre pouvoir, d’autres non. Est en notre pouvoir le plus beau et de plus éminent – ce par quoi le dieu lui-même est heureux, l’usage des représentations (τὴν χρῆσιν τῶν φαντασιῶν) » (notre trad.). Voir aussi Épictète, Entretiens, I, 1, 7.

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

dire un excès de soi-même sur le sentiment de sa constitution65. Dans l’oikeiôsis humaine, cette conscience proprioperceptive est celle par laquelle l’individu se prend lui-même pour objet à travers sa propre constitution et qui déborde ce qui en est donné dans l’immédiateté d’une perception organique qui constitue pourtant son socle. Le concept de représentation permettait ainsi de souligner la nature de l’écart entre l’appropriation instinctive de l’animal à lui-même et l’appropriation spécifiquement humaine : l’homme est cet animal qui ne « se » prend pas seulement pour ce lui-même donné dans une proprioperception et qui ne peut constituer le tout de la représentation de soi. Cette ouverture à ce à quoi la nature le destine, cette identité normative, est constitutive de son humanité. C’est d’ailleurs le ressort de la distinction sénéquienne entre oikeiôsis à sa propre constitution et oikeôsis à soi-même. δ. Appropriation à soi-même et appropriation à sa constitution Sénèque distingue en effet l’appropriation à sa constitution et l’appropriation à « soi-même » (cette identité individuelle), « un soimême » posé comme le point focal invariant de toutes les constitutions. C’est déjà dire combien ici la question de l’oikeiôsis est envisagée sous la perspective de l’identité personnelle, c’est-à-dire de celle de la permanence d’un sujet à travers les modifications qui l’affectent. Elle permet de comprendre comment le bébé qui n’est pas encore raisonnable en vient à s’approprier à sa constitution raisonnable66 : Il y a une constitution propre (constitutio = sustasis) et chaque fois différente, pour le bébé, l’enfant, le vieillard. Tous s’approprient à la constitution où ils se trouvent (omnes ei constitutioni conciliantur in qua sunt) […] Autre, en effet, est la première enfance, autre la seconde, autre l’adolescence, autre la vieillesse. Moi cependant je reste le même que je fus bébé, enfant et adolescent (ego tamen idem sum qui et infans fui et puer et adulescens). Ainsi la constitution, pour chacun a beau varier (alia atque alia cuique constitutio sit) ; l’appropriation à sa constitution y demeure égale (conciliatio constitutionis suae eadem est), car ce n’est pas mon enfance, ni mon adolescence, ni ma vieillesse, que la nature me confie ; c’est moi-même (non enim puerum mihi aut iuuenem aut senem, sed me natura commendat)67. Voir A. A. Long, « Hierocles on oikeiôsis and self-perception », art. cité, p. 262. Ep. 121, 14. 67 Ibid., 14-16 (trad. V. Goldschmidt). 65 66

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J.  Brunschwig en a déduit un « changement théorique et méthodologique dans l’exposition de l’oikeiôsis »68 fondé sur la distinction entre « conscience de soi proprement dite, c’est-à-dire  […] la conscience que l’âme, ou du moins sa partie majeure, a d’elle-même » et « sentiment de notre propre constitution, dont l’objet spécifique est la présence de l’âme dans l’ensemble du corps »69 . Ce changement permettrait à Sénèque de dissoudre la difficulté du saut qualitatif entre l’animalité de l’appropriation instinctive à sa nature et l’appropriation à sa nature rationnelle comme vertu70 : Sénèque résout ingénieusement ce problème en utilisant la distinction entre oikeiôsis à soi-même et oikeiôsis à sa propre constitution. […] Chaque âge possède sa constitutio spécifique, qui est munie d’une conciliatio particulière […] ; mais la forme de cette conciliatio reste invariable, et c’est ce qui nous permet de nous référer à une oikeiôsis permanente de l’individu à lui-même71.

Tentons donc d’éclairer le statut de cette distinction qu’introduit Sénèque entre « soi-même » et « constitution », ou encore entre oikeiôsis à soi-même et oikeiôsis à sa propre constitution. Le sentiment que les vivants ont de leur propre constitution est d’abord caractérisé négativement. Comme le note J.  Brunschwig, il est distingué d’une part des « formes de conscience qui ont pour objet autre chose que notre propre constitution72 » (la conscience de ses propres parties, la conscience de soi et la connaissance précise intellectuellement articulée de notre propre constitution), d’autre part des « formes de relation à l’égard de notre constitution qui ne sont pas des formes de conscience73 » (l’appréhension extéroceptive des objets utiles ou nuisibles ou l’attachement de l’être vivant à sa propre constitution, qui est une tendance et non une représentation). 68 J. Brunschwig, « L’argument des berceaux chez les Épicuriens et chez les Stoïciens » in Études sur les philosophies hellénistiques, op. cit., p.  69-112. L’argument des berceaux se trouve néanmoins au livre V et non au livre III, contrairement à ce que laisse penser J. Brunschwig. D. Lories, in Le sens commun et le jugement du Phronimos, Aristote et les Stoïciens, Louvain La Neuve, Peeters, 1998, p. 294-304, lui reproche d’hypostasier le soi. Pour un exposé et une réfutation de cette critique, voir V. Laurand, Stoïcisme et lien social, op. cit., p. 129 sq. 69 Ibid. Sénèque propose en effet de définir la constitution comme « la partie principale de l’âme qui se comporte d’une certaine façon envers le corps (principale animi quodammodo se habens erga corpus) ». Voir Ep. 121, 10. 70 Voir Sénèque, op. cit., § 14. 71 J. Brunschwig, art. cité. 72 Ibid. 73 Ibid.

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

Ce sentiment de notre propre constitution est donc doublement individué : il est une forme spécifique de relation à soi-même, en l’occurrence de conscience de soi qui a pour objet spécifique une constitution particulière, actuelle. Cette constitution physique  est définie comme un certain état de l’âme et du corps ( et de l’âme comme corps, mélangée au corps ) et la conscience que le vivant en a. Il y a ainsi constitution d’une relation à soi, d’une conscience de soi dans l’épreuve du corps. C’est dire que le premier accès à soi se situe en deça de tout privilège cognitif. Or on trouve dans le texte de Sénèque un deuxième « objet » de conscience. À côté de la constitution actuelle objet d’une appropriation et qui fournit un sentiment de cette constitution propre, c’est un autre pôle  dont l’existence est posée : « moi-même », un pôle qui n’est pas un objet d’appropriation homogène à celui des constitutions successives. Que signifie donc que ce soit « moi-même » qui m’approprie à telle ou telle de mes constitutions ? Et que signifie que je reste « le même » que je fus bébé, enfant et adolescent ? Comme l’a montré V.  Laurand, cette distinction recouvre moins deux oikeiôsis distinctes qui auraient chacune un objet propre qu’une distinction de raison à des fins d’exposition qui n’implique pas l’existence de deux objets différents : Il n’y a pas un soi permanent, mais une appropriation permanente de l’âme à elle-même, qui fait qu’elle ne s’approprie pas autre chose qu’ellemême, malgré la différence de constitution du corps, cela parce qu’elle s’approprie en revanche une constitution toujours différente. D’une certaine manière, on pourrait dire qu’il y a d’une part la forme de la conciliatio (grossièrement : l’âme se percevant elle-même dans une constitution – elle ne pourrait guère se percevoir autrement qu’incarnée, puisque mélangée intégralement au corps74) et la conciliatio de telle constitution actuelle.

Pour notre part, il nous semble qu’il est ici possible d’user d’un lexique phénoménologique. Ce « moi-même » est posé comme véritable objet de l’appropriation, celui que la nature me confie et qui pourtant, du point de vue de l’oikeiôsis, n’est lui-même jamais donné : le contenu de ce moi-même n’est pas lui-même objet de constitution. On ne s’y « trouve » pas, là où en revanche on se « trouve » dans telle ou telle constitution. Le « moi-même » précède les constitutions données comme leur condition de possibilité. On pourrait ainsi Hiéroclès, El. mor. col. IV, 38-53 = LS 53B 5-9 montre ainsi cette proprioperception de l’âme qui résulte de la résistance du corps. 74

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dire qu’il est non pas substance mais horizon des constitutions. Ces constitutions sont autant de manifestations de ce « moi-même ». Car au sein même des différentes constitutions se manifeste, sous l’espèce de l’invariance, une identité individuelle comme forme des constitutions vécues qui, elles, sont variables. Ce moi-même principe d’identité « constitue » les diverses constitutions comme constitutions de ce moi-même. C’est dire que le moi-même se tient dans la structure même de l’oikeiôsis comme rapport à la constitution qui est elle-même l’objet actuel de l’appropriation. Ce moi-même visé dans l’oikeiôsis revêt la forme d’une « avance » par rapport à moi-même qui définit l’individuation. À la permanence substantielle d’une identité donnée une fois pour toutes – celle que l’ontologie saisit à partir de la qualité individuelle – se substitue ici, sous le point de vue de l’oikeiôsis, la constance d’un processus par lequel ce qui m’est confié à chaque fois m’est confié comme mien: « l’appropriation y demeure la même (  conciliatio constitutionis suae eadem est )75 ». C’est donc toujours une relation à moi-même qui est donnée et qui en retour constitue ce qui m’est propre ou ce qui est mien comme tel. Dans le cas de l’homme, cette relation est investie par le logos et elle ouvre alors la temporalité d’un usage spécifique de soi. ε. Appropriation, conscience de soi et individuation La doctrine de l’oikeiôsis pose donc l’existence d’une double individualisation : individualisation de la constitution (il s’agit de ma propre constitution) donnée comme premier propre (prôton oikeion), mais aussi individualisation de la conscience de cette constitution. Celle-ci suppose à ce titre un « sujet » parce qu’elle conditionne un usage de soi de l’animal : c’est cette conscience de soi à travers celle de sa propre constitution que Chrysippe nomme suneidêsis et Hiéroclès (sun)aisthesis. La suneidêsis constitutive de l’oikeiôsis témoigne ainsi d’abord d’une extension de la sphère perceptive qui n’est pas réduite à celle du monde extérieur : elle pose l’existence d’un objet pour ainsi dire « interne », le « soi-même ». En outre, elle relativise cette sphère perceptive externe : la capacité de se rapporter au monde suppose cette capacité de se rapporter à soi. Bien qu’elle le soit au départ de manière obscure et confuse, il y a donc une distinction soi/l’autre qui est donnée dans une capacité à se représenter soi-même comme soi-même. Cette saisie de soi-même fonde une affection pour soi-même qui se manifeste dans le choix de Ep. 121, 16.

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

comportements adaptés à la survie et à la vie. On a en effet affaire à une pulsion vitale dont le socle est biologique et qui a pour objet la constitution propre (sustasis). Pour autant que nous puissions généraliser ces acquis, le texte de Hiéroclès met particulièrement en évidence l’existence d’un élément fort de la notion d’individualité biologique : la proprioperception animale76. Si nous nous en tenons à la mention de la suneidêsis dans le témoignage de Diogène Laërce, nous pouvons cependant supposer qu’il ne s’agissait pas d’une innovation impériale77. L’individuation biologique dont l’idia poiotês assurait le fondement dans les corps trouve ici son prolongement dans la proprioperception individualisée qui scelle là encore la communauté de l’homme et de l’animal. Le point aveugle du modèle reste à ce titre celui du passage de l’individuation biologique à l’individuation humaine posée comme naturelle mais néanmoins seconde, quand la première est spontanée. Il est vrai que nous n’avons conservé qu’un embryon de ce qui constituait l’éthique du traité de Hiéroclès. Nous avons simplement la confirmation que les stoïciens enracinaient l’éthique dans la naturalité d’un prôton oikeion commun à tous les animaux dont l’homme. La structure du traité laisse penser que c’est l’usage spécifiquement humain de la phantasia (en position charnière entre la tendance instinctive à la conservation et la sociabilité) qui permettait de passer à l’individuation qu’implique la vie en société. On tient là peut-être la difficulté du modèle. Il s’individualise en effet assez vite: les animaux s’attachent rapidement non plus seulement à leurs propres membres mais aussi à leur progéniture et cela dès la naissance, ce qui constitue ainsi une forme minimale de comportement social78. Mais cette individualisation ne dissout pas la difficulté du passage à l’individuation rationnelle qui est posée comme la conséquence de l’oikeiôsis des parents envers leurs enfants79. Le modèle restait ainsi en attente d’une détermination supplémentaire et demandait à être humanisé pour pouvoir constituer le fondement d’une conception plus individualisée de l’individualité humaine, voire d’une forme spécifiquement humaine

76 J.-B.  Gourinat, « La gestation de l’animal et la perception de soi », art. cité, p. 15-16. 77 Voir T. Bénatouïl, « Introduction » in J-B. Gourinat (éd.) L’éthique du stoïcien Hiéroclès, op. cit., p. 11 et J.-B. Gourinat, art. cité, p. 21-22 sq. 78 Plutarque, De stoic. rep. 1038B (= SVF III 179) et 1040E (= SVF III 24). 79 Cicéron, Fin. III, 23.

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de l’oikeiôsis comme oikeiôsis sociale80. Cette humanisation constitue d’ailleurs un des enjeux de la traduction cicéronienne qui introduit les valeurs du modèle relationnel et social romain. Dans cette perspective, un autre texte de Hiéroclès offre un modèle tout à fait spécifique de l’oikeiôsis humaine81 par extension progressive de la relation initiale d’attachement à sa dianoia, extension selon des cercles concentriques82 de plus en plus larges, des plus proches (le corps, les parents, les proches) au plus lointain (l’intégralité du genre humain)83. Il s’agit dès lors d’investir les liens les plus distants de la même manière que ceux que nous avons avec ce qui nous est le plus proche. L’oikeiôsis sociale est ainsi caractérisée par une forme tout à fait spécifique de subjectivisation de la relation du sujet à son monde dès lors que la relation aux autres se trouve intégrée au processus d’appropriation à soi : le processus d’individuation rationnelle constitue les autres comme une part de soi-même84. Nous l’avons vu, le seul autre texte issu d’un stoïcien que nous ayons conservé sur l’appropriation, à savoir la Lettre 121 de Sénèque, s’attache spécifiquement à la question de l’individualisation progressive de l’appropriation humaine qui a pour spécificité de devenir rationnelle. C’est ce qui amène Sénèque à dénier quasiment tout intérêt à ce sentiment de soi qu’est la proprioperception de Hiéroclès85. Il n’est à ce 80 T. Bénatouïl remarque qu’outre la col. XI de Hiéroclès qui mentionnerait l’expression, celle-ci n’est attestée que dans le Commentaire anonyme du Théétète, V, 18 (LS 57H) (voir aussi Porphyre, De abst. III, 26, 9) puis tardivement chez Épictète (en Entretiens, III, 24, 11). La doctrine cependant est déjà celle de Panétius. 81 Hiéroclès, ap. Stobée, IV, 671, 7-673, 11 = LS 57G. On retrouve le modèle des cercles concentriques chez Cicéron, voir Off. I, 54, ce qui laisse présager que Panétius en faisait aussi usage. 82 Sur quelques unes des difficultés de ce texte, voir B. Inwood, « Theory and Argument in the Second Century AD », OSAPh, 2 (1984), p. 151-183, en particulier p. 181183 ; V. Laurand, La politique stoïcienne, Paris, PUF, 2005, p. 34-56 et Stoïcisme et lien social, op. cit., p. 373-378. Voir aussi le deuxième chapitre de l’ouvrage de G. Reydams-Schils, « From Self-Sufficiency to Human Bonging » in The Roman Stoics : Self, Responsability, and Affection, op. cit. L’autre modèle pour penser les relations de justice entre les hommes étant celui de l’homoiôsis. Sur ce point, voir V. Laurand, Stoïcisme et lien social, op. cit., p. 144 sq. 83 Pour une interprétation temporelle du modèle de l’extension, voir C. Lévy, « Sénèque et la circularité du temps », in B. Bakhouche (éd.), L’ancienneté chez les anciens, t. 2 : « Mythologie et religion », Montpellier, Publications Montpellier 3, 2003, p. 491509, et en particulier p. 495-496 et G. Reydams-Shils, op. cit., p. 31, pour une lecture qui combine les deux mouvements de l’extension temporelle et de l’élection. 84 Sur cet aspect, voir G. B. Kerferd, « The Search for Personal Identity in Stoic Thought », Bulletin of the John Rylands University Library of Manchester, LV (1972), p. 177-196, p. 195-196. 85 Ep. 121, 5.

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

titre pas anodin que Sénèque ait distingué les constitutions en fonction de l’âge, permettant de penser une constitution spécifiquement rationnelle86. La distinction entre conciliatio à sa propre constitution et conciliatio à soi-même dispose d’un statut méthodologique : elle permet de maintenir l’unité de l’individu derrière les changements de constitution qui l’affectent, de poser l’identité personnelle du sujet de ses variations. Sénèque formulait ainsi la condition pour penser le passage entre conscience proprioperceptive et conscience de soi dans le cas de ce sujet spécifique qu’est l’humain. Nous le verrons, la conscientia n’est choisie ni par Cicéron ni par Sénèque pour signifier cette conscience proprioperceptive commune à tous les animaux, et cela alors même qu’elle constitue étymologiquement le calque de suneidêsis. Nous reviendrons sur les raisons de cet abandon mais il y a fort à parier que dans cet écart qui sépare la suneidêsis de la conscientia s’opère un déplacement sensible du point de vue des valeurs et des représentations associées à la conscience de soi. De ce sensus sui commun aux hommes et aux animaux, la conscientia devient l’apanage de la subjectivité humaine, sans doute au prix d’un « décrochement » entre l’animal et l’humain. Pour le moment, il nous faut souligner que la conscience de soi et l’usage de soi propres à l’oikeiôsis, lot commun de tous les vivants, ne constituent pas non plus le fin mot de ce que le stoïcisme originel a pu avoir à dire sur l’individuation humaine. C’est ce dont témoigne la théorie stoïcienne de l’assentiment. b. L’assentiment (sunkatathesis) comme acte subjectif α. L’assentiment du sujet comme cause de l’effectivité de la représentation L’assentiment constitue l’un des trois concepts fondamentaux de la théorie de la perception et de la théorie de l’action forgées par Zénon87, avec celui de représentation (phantasia) et d’impulsion (hormê), cette dernière constituant le genre du désir (orexis). Les actes psychiques que sont les assentiments88 sont définis comme des altérations de l’hêgemoni86 Voir J. Brunschwig, « L’argument des berceaux », art. cité, p. 135 sq., et la comparaison qu’il mène précisément avec le manuscrit des Elementa Moralia de Hiéroclès. 87 La notion d’assentiment aurait été introduite par Zénon, voir Cicéron, Ac. Post. I, 40 (= SVF I 61 = LS 40B). Voir aussi Épictète, fr. 9 Schenkl rapporté par Aulu-Gelle, Noctes Atticae, XIX, 1, 16. 88 Sur la fonction de l’assentiment, voir A.  A. Long, « Stoic Psychology », in K. Algra, J. Barnes, J. Mansfeld et M. Schofield (éd.), The Cambridge History of Hellenistic Philosophy, Cambridge, CUP, 1999, p. 577.

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kon89, tout comme les représentations et les impulsions90. Les premiers stoïciens posent ainsi l’existence d’une « capacité91 » propre à la partie directrice de l’âme d’assentir aux représentations qui l’affectent, cet acte d’assentiment conditionnant la perception effective92 : Car, lorsque j’expliquais le pouvoir des sens, il apparaissait que maintes choses étaient « appréhendées » et « saisies » par les sensations ; ce qui ne peut se faire sans assentiment93.

Dans le domaine pratique, on assentit donc toujours selon eux à une représentation préliminaire94 qui se trouve alors associée à une dynamique pulsionnelle : cette représentation est « une représentation

Sextus Empiricus, Contre les Professeurs, VII, 237, 2-4. Sur cette capacité d’impulsion, voir T.  Brennan « Stoic Moral Psychology », in B. Inwood (éd.), The Cambridge Companion to the Stoics, Cambrige/New York 2003, p. 257-294 et en particulier p. 267 ; pour l’idée que l’impulsion constitue le cœur de la psychologie, voir en particulier p. 265. 91 Si l’on peut parler de capacité, cette capacité n’est en aucun cas séparable des impulsions et des assentiments, voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit. Voir aussi F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », in M.-O. Goulet-Cazé (éd.), Études sur la théorie stoïcienne de l’action, Vrin, Paris, 2011, p. 1-71, p. 6-7. Sur la nature de cette« disposition impulsive (τῆς ἕξεως τῆς ὁρμητικῆς,) » dont parle Stobée en Eclog. II, 7, 9, p. 87, 9-13 W (= SVF III 169 = LS 53Q), nous adoptons ici la position d’A.-M. Ioppolo suivie par T. Bénatouïl et F. Ildefonse, contra B. Inwood. Pour ce dernier, il s’agit d’une disposition (hexis) dont est issu le mouvement (kinêma). Pour A.-M. Ioppolo, cette disposition impulsive s’identifie à l’impulsion, de sorte qu’elle ne s’apparente en aucun cas à la puissance aristotélicienne comme dunamis inactualisée. Voir B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, op. cit., p. 38 ; A.-M. Ioppolo, « Il monismo psicologico degli stoici antichi », Elenchos 8, 1987, p. 451 ; T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 54 et F. Ildefonse, art. cité, p. 6-7. 92 Voir Plutarque, De stoic. rep. 1057A (= SVF III 177 = LS 53S). Sur ce texte, voir plus bas, p.104-105. Sur l’importance de l’assentiment A. A. Long & D. Sedley, The Hellenistic Philosophers, Cambridge, t. I, 1987, p. 322. 93 Luc. 37 (SVF II 115) (trad. J. Kany-Turpin) : « Nam cum uim quae esset in sensibus explicabamus, simul illud aperiebatur, comprehendi multa et percipi sensibus, quod fieri sine assensione non potest ». 94 Ibid., 24-25 et 30 (= SVF II 116). Voir B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, op. cit., p. 54. Sur la continuité de cette analyse avec les analyses aristotéliciennes, voir F. Woerther « Aristote : l’explication de la κίνησις (mouvement) et les usages du terme ὁρμή (impulsion) », in M.-O. Goulet-Cazé (éd.) Études sur la théorie stoïcienne de l’action, op. cit., 2011, p. 473-504. Voir aussi A. Laks & M. Rashed (éd.), Aristote et le mouvement des animaux. Dix études sur le De motu animalium, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004. 89 90

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

impulsive (phantasia hormêtikê) du convenable95 » qui nous présente un bien apparent comme approprié (oikeion96) et nous met en mouvement97. Les stoïciens font ainsi de l’assentiment comme penchant98 la cause de la perception comme de l’action, d’où le statut décisif qu’il occupe dans la psychologie99. Le jugement comme l’acte ne sont que les conséquences nécessaires de l’assentiment100 qui seul peut donner une effectivité et une force à la représentation : […] toute action serait en toute chose impossible chez celui qui n’use pas de l’assentiment (adsensu) pour affirmer (comprobet) une chose101.

Il existe à ce titre une asymétrie réelle entre les assentiments théoriques (sans conséquence pratique) et les assentiments pratiques102. L’assentiment confère en effet à la représentation pratique, qui engage 95 Stobée, Eclog. II, 7, 9, p. 86, 17-18 W (= SVF III 169 = LS 53Q). Sur ce fragment, voir B. Inwood, op. cit., p. 224-242. Sur la distinction entre représentation perceptive et représentation impulsive et sur la spécificité de la représentation impulsive, voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 65. Sur la notion de kathekôn et son application à tous les êtres vivants, voir ibid., p. 56 et 207. 96 Arius Didyme ap. Stobée, Eclog. II, 7, 9, p. 88, 2-6 W (= SVF III 171 = LS 33I). Sur l’analyse logique et linguistique de la hormê et de l’assentiment, voir J. Brunschwig, Sur une façon stoïcienne de ne pas être, Revue de théologie et de philosophie, 122 (1990), p. 389-402, p. 397-399 ; A. A. Long, « Stoic Psychology », art. cité, p. 584 et F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 20-33. 97 Sur l’analogie entre le processus de la perception et le processus de l’action qui sont toutes deux des réponses à une représentation, voir J. Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, Berkeley, Los Angeles & Oxford, University of California Press, 1992, p. 93. 98 Origène, De principiis, III, 1, 2-3 (= SVF II 988 fragment partiel = LS 53A). 99 Sur la fonction centrale de l’assentiment dans une analyse qui cherche à fonder la responsabilité, voir notamment B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, op. cit., p. 66 ; F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 19-20. 100 Voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit, p. 103-106, et en particulier p. 104. 101 Cicéron, Luc., 108 : « […] negatis actionem ullius rei posse in eo esse qui nullam rem adsensu suo comprobet ». Cette effectivité est fonction du degré de force que l’assentiment octroie à la représentation. Voir la typologie des assentiments rapportée par Stobée, Eclog. II, 7, 11m, p. 111, 18-112, 8 W (= SVF III 548 (extrait partiel)  = LS 41G) qui distingue assentiment du sage, assentiment de l’ignorant et assentiment qui entraîne l’opinion et celle, condensée, de Cicéron qui rassemble opinion et ignorance, voir Ac. Post., I, 41 = SVF I 60 = LS 41B. 102 Sur ce point, voir T.  Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op.  cit., p. 103-104.

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une impulsion, une activité et un dynamisme moteur103 : sur ces effets irréductibles, l’âme ne conserve après-coup plus aucun pouvoir, même si elle n’assume plus les conséquences de son assentiment104. Cela a des conséquences sur la théorie des passions, dès lors que celles-ci sont définies par Chrysippe comme un assentiment accordé indûment à un jugement fautif105. L’assentiment qu’est la passion provoque ainsi des effets incontrôlables : en cédant à la représentation impulsive rationnelle, l’hégémonique perd avec lui toute capacité à faire usage de lui-même. C’est donc à l’assentiment seul que revient cette capacité motrice106. Comme le rapporte Plutarque, le point constitue à ce titre le nœud de la controverse entre académiciens et stoïciens (Chrysippe et Antipater) dans la compréhension de la séquence psychologique qui déclenche l’action : Par ailleurs, dans leurs controverses avec les Académiciens, quel a été le point sur lequel Chrysippe lui-même et Antipater ont fait porter l’essentiel de leur argumentation ? C’était l’impossibilité d’agir et de suivre une impulsion sans y donner son assentiment (μήτε πράττειν μήθ’ ὁρμᾶν ἀσυγκαταθέτως) : on débiterait selon eux des fables et des suppositions sans fondement en prétendant que l’apparition d’une représentation appropriée suscite immédiatement l’impulsion, sans que l’on y cède et que l’on donne son assentiment (οἰκείας φαντασίας γενομένης εὐθὺς ὁρμᾶν μὴ εἴξαντας μηδὲ συγκαταθεμένους)107.

L’alternative oppose ainsi les stoïciens qui font de l’assentiment la condition nécessaire de l’impulsion et par suite de l’action, à ceux qui A.  A. Long, « Arius Didymus and the Exposition of Stoic ethics », in A.  A. Long, (éd.), Stoic Studies, op. cit., p. 107-133, p. 118 qui fait de ces représentations des stimuli pour l’action. 104 Sur cette conception non intellectualiste de l’assentiment, voir T.  Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 104. 105 D.L. VII, 110-111. 106 La représentation est ainsi condition nécessaire mais non suffisante. Voir B. Inwood, Ethics and human action in early stoicism, op. cit., p. 54. 107 Plutarque, De stoic. rep. 1057A (= SVF III 177) (trad. D. Babut) : « καὶ μὴν ἔν γε τοῖς πρὸς τοὺς Ἀκαδημαϊκοὺς ἀγῶσιν ὁ πλεῖστος λόγος αὐτῷ τε Χρυσίππῳ καὶ Ἀντιπάτρῳ περὶ τίνος γέγονε; περὶ τοῦ μήτε πράττειν μήθ’ ὁρμᾶν ἀσυγκαταθέτως, ἀλλὰ πλάσματα λέγειν καὶ κενὰς ὑποθέσεις τοὺς ἀξιοῦντας οἰκείας φαντασίας γενομένης εὐθὺς ὁρμᾶν μὴ εἴξαντας μηδὲ συγκαταθεμένους ». Pour une analyse des problèmes du passage, B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, op. cit., p. 85-86 et F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 36-39 ; sur la distinction entre « céder » et « donner son assentiment », voir M.-O. Goulet-Cazé, « A propos de l’assentiment stoïcien », in M.-O. Goulet-Cazé (éd.) Études sur la théorie stoïcienne de l’action, Paris, Vrin, 2011, p. 73-236. 103

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leur objectent la continuité de la représentation à l’impulsion (l’adverbe euthus indiquant cette consécution immédiate)108. C’est dire encore que la représentation n’est pas la cause suffisante de l’assentiment. On le comprend, l’enjeu est crucial puisque la première partie de l’alternative conduit les stoïciens à poser que la suspension du jugement néo-académicienne conduit nécessairement à l’apraxie : si seul l’assentiment a le pouvoir de déclencher l’action, le suspendre condamne à l’inaction. Un autre texte de l’Adversus Colotem fait apparaître la même thèse anti-stoïcienne : Le mouvement d’impulsion, éveillé par celui de la représentation, meut l’homme, en le faisant agir, en direction des objets qui lui sont appropriés, une sorte de penchant et d’inclinaison se produisant dans sa partie directrice. Ceux qui suspendent leur jugement sur toutes choses ne détruisent donc pas non plus ce mouvement, mais font usage de l’impulsion qui mène naturellement vers ce qui apparaît approprié109.

Ce texte adopte, dans un contexte polémique, un lexique stoïcien : il pose l’existence d’un mouvement d’impulsion issu de la représentation qui anticipe l’assentiment. L’argument cherche à réfuter la thèse stoïcienne de l’existence de l’assentiment comme condition nécessaire à l’action, en subvertissant la fonction de l’assentiment pour retourner l’argument stoïcien de l’apraxia : à partir de cette « décomposition » stoïcienne de la séquence de l’action en impulsion/assentiment/action, les académiciens concluent que le dynamisme de la hormê se suffit à luimême pour expliquer l’action, de sorte que la suspension de l’assentiment ne menace en rien son effectivité. Tout au plus la prive-t-elle de l’opinion ou du jugement qui pourraient l’accompagner mais qui ne serait que superfaitatoire110. Les académiciens réduisent ainsi la compré De stoic. rep. 1055F (= SVF II 994) : « la représentation n’est pas la cause complète (αὐτοτελῆ) de l’assentiment ». Sur ce point, voir A.-M.  Ioppolo, « Il monismo psicologico degli stoici antichi », art. cité et F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 36. Sur ce texte, voir aussi l’analyse de S. Bobzien, in Determinism and Freedom in Stoic Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 271-274. 109 Plutarque, Adv. Colot. 1122C (trad. F. Ildefonse) : « τὸ δ’ ὁρμητικὸν ἐγειρόμενον ὑπὸ τοῦ φανταστικοῦ πρὸς τὰ οἰκεῖα πρακτικῶς κινεῖ τὸν ἄνθρωπον, οἷον ῥοπῆς ἐν τῷ ἡγεμονικῷ καὶ νεύσεως γινομένης. οὐδὲ τοῦτ’ οὖν ἀναιροῦσιν οἱ περὶ πάντων ἐπέχοντες, ἀλλὰ χρῶνται τῇ ὁρμῇ φυσικῶς ἀγούσῃ πρὸς τὸ φαινόμενον οἰκεῖον ». 110 Pour une analyse approfondie du passage, voir D. Babut, Plutarque et le stoïcisme, op. cit., p. 138-139. Voir aussi A. Stevens, « Preliminary Impulse in Stoic Psychology », Ancient Philosophy 20, 2000, p. 139-168, p. 151 et B. Inwood, Ethics and Human Action 108

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hension stoïcienne du mouvement de l’âme à une pure réactivité automatique aux représentations, ce qui condamne pour eux la tentative stoïcienne de maintenir l’existence d’une liberté subjective. Nous verrons que les choses sont en réalité beaucoup plus complexes111. β. L’assentiment entre cause principale et « mouvement volontaire (motus uoluntarius) » de l’âme On comprend ainsi que l’assentiment – défini comme cause de l’impulsion et de l’action – ait constitué le point nodal de l’appréhension stoïcienne du problème du destin. C’est cette liaison entre théorie de l’assentiment et théorie du destin qu’atteste le De fato de Cicéron. Il reconstitue112 en effet notamment la position de Chrysippe face au soupçon du fatalisme émanant de ueteres113 : Chrysippe est présenté par Cicéron comme tentant désespérément et, au moins dans un premier temps en vain, à ne pas retomber dans le nécessitarisme diodorien114. Il aurait ainsi cherché à poser l’existence d’une causalité universelle – rien n’arin Early Stoïcism, op. cit., p. 46 et F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 39 à 44. Voir aussi Plutarque, De stoic. rep. 1057B2-3 = SVF III 177. Pour  B. Inwood, la thèse est faussement attribuée par Plutarque à Chrysippe à des fins dialectiques, hypothèse refusée par D. Babut. La difficulté est dissoute si l’on admet – comme pour De stoic. rep. 1057B,  2-3 (= SVF III 177) – la possibilité d’un téléscopage entre deux registres argumentatifs, l’un qui concerne la séquence psychologique propre aux vivants rationnels, l’autre à l’oikeiôsis commune à tous les vivants. Voir A. C. Lloyd, « Emotion and Decision », in J. M. Rist (éd.), The Stoics, Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1978, p. 238-239. 111 Voir plus bas, p. 114 sq. 112 Le témoignage cicéronien dispose d’un statut tout à fait spécifique. C. Lévy a montré que l’« armature du texte tout entier » reposait sur la dialectique carnéadienne et que cette dialectique était profondément platonicienne, de sorte qu’on ne peut réduire la doctrine cicéronienne du libre-arbitre à une « réfutation du fatalisme stoïcien ». Voir Cicero Academicus, op. cit. p. 592 sq. et plus largement cinquième partie, chap. 3 « Le De Fato et la tradition du Phèdre ». 113 Pour l’argument anonyme des ueteres anti-fatalistes, voir Fat. 40. Sur ce texte, voir S. Bobzien, Determinism and Freedom in Stoic Philosophy, op. cit., p. 245-248. Sur les problèmes liés à l’ordre de la séquence psychologique in ce témoignage, voir I. Koch in M.-O. Goulet-Cazé (éd.), Études sur la théorie stoïcienne de l’action, Vrin, Paris, 2011, p. 367-449, p. 408-411. Nous disposons d’une autre version de l’argument anti-chrysippéen, grâce au témoignage d’Aulu-Gelle, voir Noctes Atticae, VII 2, 4-5. Voir aussi Plutarque, De stoic. rep. 1055F-1057A. Sur ces trois versions de l’argument, voir O. D’Jeranian, Responsabilité et engagement dans le stoïcisme, Thèse de doctorat de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2001, p. 207 sq. 114 Cette tentative chrysippéenne est décrite par Cicéron (adoptant vraisemblablement alors une position carnéadienne) comme ayant conduit Chrysippe à légitimer le nécessitarisme, voir Cicéron, Fat. 39 : « ut necessitatem fati confirmet inuitus ». On retrouve cette position chez Alexandre d’Aphrodise qui assimile les deux positions, voir

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rive sans cause – tout en maintenant la responsabilité de l’individu. Si l’on en croit Cicéron115, celle-ci ne pouvait dès lors être garantie que par l’autonomie de son assentiment : ce dernier devait donc définir un acte en notre pouvoir et volontaire (in nobis posita et uoluntaria) de manière à « libérer les mouvements de l’âme de la nécessité (necessitate motus animorum liberatos uolunt)116 ». Il y aurait donc eu là une tentative pour proposer une troisième voie entre fatalisme et liberté117, en articulant ce qui est donné et qui ne dépend pas de nous – la représentation – à ce qui est et demeure irréductiblement en notre pouvoir (in nobis posita) : l’assentiment que nous choisissons ou non de lui donner118. La solution chrysippéenne ne reposait donc pas sur une négation du déterminisme (selon lequel rien n’arrive sans cause) mais sur une différenciation des causes (en causes principales et parfaites – perfectae et principales – et causes antécédentes et auxiliaires – adiuvantes et proximae –). Cette dernière était censée préserver la liberté de l’assentiment119. La nécessité porte ainsi sur la liaison des deux événements qui sont de ce point de vue co-déterminés (confatalia), et non sur l’événement lui-même. Pour illustrer cette distinction causale, et avec elle la relation qui lie la représentation à l’assentiment, Chrysippe aurait ainsi proposé une métaphore, Du destin, 220 et le commentaire de A. A. Long, Stoic determinism and Alexander of Aphrodisias Fat. (I-XIV), AGPh, 52, 1970, (p. 247-268), p. 249. 115 Il s’agit bien de la position que Cicéron attribue à Chrysippe. D’autres témoignages, celui d’Aulu-Gelle (Noctes Atticae, VII, 2) et de Diogénien cité par Eusèbe (Praep. ev., VI, 8, 25 = SVF II 998) ne font pas apparaître la distinction des causes et se concentrent plutôt sur son caractère non fatal. Sur ce point, voir notamment J.-B. Gourinat, « Prediction of the Future and Co-Fatedness : two Aspects of Stoic Determinism », in C. Natali & S. Maso (éd.), La catena delle cause. Determinismo e anti-determinismo nel pensiero antico e in quello contemporaneo, Amsterdam, Hakkert, 2005, p. 215-240. Sur ces aspects, voir aussi V. Mikeš, Le paradoxe stoïcien, Liberté de l’action indéterminée, Paris, Vrin, 2016. 116 Fat. 39. 117 Cicéron, Fat. 39-44 (= SVF II 974 = LS 62C). 118 Cette tentative d’articulation qu’on a parfois nommé « compatibilisme » est raillée par Plutarque (De Stoic. rep. 1056B-D (= SVF II 997 = LS 55R)). Sur ce texte, et son lien avec le témoignage de Cicéron, voir D. Babut, De stoicorum repugnantis, Paris, CUF, 2004, p. 357-358. Pour un état de la question, voir R. J. Hankinson, « Determinism and indeterminism », in K. Algra et al. (éd.) The Cambridge History of Hellenistic Philosophy, Cambridge, CUP, 1999, p. 153-540. 119 Sur ce point, voir A. M. Ioppolo, « Le cause antecedenti in Cic. Fat. 40 », in J.  Barnes & M.  Mignucci (dir.), Matter and Metaphysics, Naples, Bibliopolis, 1988, p. 399-424. Voir aussi notamment R. Salles, « Determinism, Fatalism and Freedom in Stoic Philosophy », in H. Dyke, A. Bardon (éd.), A Companion to the Philosophy of Time, Chichester, Wiley-Blackwell, 2013, chap. 4, p. 59-72 et, du même auteur, The Stoics on Determinism and Compatibilism, Aldershot, Ashgate, 2005.

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celle du cylindre120 : à l’image du choc extérieur qui n’est pas la cause principale du comportement du cylindre, la représentation ne constitue pas la cause principale ou complète de l’assentiment121 mais seulement sa cause auxiliaire et antécédente122. C’est l’assentiment qui constitue la cause principale et parfaite123 de l’action, de la même manière que c’est la nature du cylindre qui est cause de son comportement : de même donc, dit-il [Chrysippe] que celui qui a poussé le cylindre lui a donné le commencement du mouvement (dedit principium motionis), mais ne lui a pas donné sa propriété de rouler, ainsi la perception qui se présente imprimera bien et gravera, pour ainsi dire, son image dans notre esprit, mais l’assentiment sera en notre pouvoir (adsensio nostra erit in potestate) et, comme on l’a dit pour le cylindre, une fois provoqué par une impulsion extérieure, il se mouvra pour le reste en vertu de sa force et de sa nature propre (suapte ui et natura)124.

120 Sur ce point, voir S.  Bobzien, Determinism and Freedom in Stoic Philosophy, op.  cit., « Stoic Conceptions of Freedom and their relation to Ethics », in R.  Sorabji (éd.), Aristotle and After (Bulletin of the Institute of Classical Studies suppl. 68), 1997, p. 71-89 et « Chrysippus’ theory of causes », in K. Ierodiakonou (éd.), Topics in Stoic Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1999, p. 196-242. Voir aussi M. Graver, Stoicism and Emotion, op. cit., p. 63-64. 121 On retrouve l’argument dans un témoignage de Plutarque, De stoic. rep. 1055F-1056A (= SVF II 994) : Chrysipppe est décrit comme « voulant démontrer que la représentation n’est pas la cause complète de l’assentiment (τὴν γὰρ φαντασίαν βουλόμενος οὐκ οὖσαν αὐτοτελῆ τῆς συγκαταθέσεως αἰτίαν ἀποδεικνύειν) ». 122 Cicéron, Fat. 41 (= SVF II 974 = LS 62C5-6). Sur la distinction des causes stoïciennes, voir le témoignage de Clément d’Alexandrie, Strom. VIII, 9, 25, 4 (= SVF II 346 = FDS 768). Sur cet aspect, voir M. Frede, « The Original Notion of Cause », art. cité. Voir aussi A. M. Ioppolo, « Il concetto di causa nella filosofia ellenistica e romana », in W. Haase (éd.), Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, Berlin and New York, Walter de Gruyter, 1994, p. 494-505 ; I. Koch, « Distinctions causales stoïciennes et académiciennes dans le De fato de Cicéron », χώρα, REAM, 12, 2014, p. 87-120 et le volume de C. Natali & S. Maso (éd.), La catena delle cause. Determinismo e anti-determinismo nel pensiero antico e in quello contemporaneo, Amsterdam, Hakkert, 2005. Sur la question de savoir à qui s’adresse Chrysippe dans le De fato et dans les Nuits Attiques d’Aulu-Gelle, voir O. D’Jeranian, Responsabilité et engagement dans le stoïcisme, op. cit., p. 210-216. 123 Cicéron rapporte la distinction en Fat. 41-43 et la critique implicitement en 33. Il rendrait ainsi la distinction entre cause αὐτοτελὴς et cause προκαταρκτικόν. Sur le problème général des causes dans le stoïcisme, voir l’exposé de S. Sambursky, Physics of the Stoics, Princeton, Princeton University Press, 1959, p. 60 sq. On retrouve dans des témoignages postérieurs chez Plutarque, (De stoic. rep. 1056B-D (= SVF II 997 ; LS 55R), Pseudo-Galien (Definitiones medicae, XIX, 393 K) et Clément d’Alexandrie, Strom. VIII, 9, 33, 2 (= SVF II 121, 27). 124 Cicéron, Fat. 43 (= SVF II 974) (trad. I. Koch légèrement modifiée).

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

Le passage pose la question de savoir quelle est l’expression grecque que Cicéron traduit par « suapte ui et natura »125, et par la même occasion ce que désigne cette force et cette nature propre dont Cicéron ne nous dit ici pas grand chose. On peut remarquer que le point de vue adopté par Cicéron met en lumière l’unité du système. L’assentiment apparaît ici comme l’expression de la qualité propre qui constitue précisément la réalité absolue de tout être et donc la modalité d’insertion de l’assentiment dans le destin. L’individualité comme cause active s’inscrit dans un monde dont les divers éléments sont, du point de vue de l’idia poiotês, essentiellement (et tous) différents126. C’est ce que semble confirmer un témoignage postérieur d’Aulu-Gelle qui attribue à Chrysippe la même métaphore127 : là encore, Aulu-Gelle insiste sur l’insertion de la causalité individuelle dans le destin128. Il parle cependant non plus d’une suapte ui et natura mais de la uoluntas et des animorum ingenia qui « réglent l’élan de nos décisions et de nos pensées, ainsi que de nos actions129 » : cette causalité individuelle est donc alors définie à la fois par des dispositions de l’âme (l’idia poiotês) et par l’usage volontaire que nous en faisons. Nous retrouvons dans le texte d’Aulu-Gelle un redoublement (uoluntas/ingenium) qui n’est pas sans évoquer celui qu’introduit Cicéron dans ses traductions de la conception grecque de l’acte vo125 Sur l’hypothèse d’une identification de la nature propre et de l’idia poiotês, voir A. A. Long & D. Sedley, Les philosophies hellénistiques, op. cit., p. 385. M. Frede et S.  Bobzien en revanche évitent étonnamment de mentionner l’idia poiotês : M.  Frede identifie parle d’une cause synectique et S. Bobzien à un ensemble de qualités (poiotêtes) qui expriment le principe d’actif (pneuma). Voir M. Frede, « The Original Notion of Cause », art. cité, p. 236 et S. Bobzien, Determinism and Freedom in Stoic Philosophy, op. cit., p.  266 sq. 126 Voir ibid., p. 260-261 et, du même auteur, « Chrysippus’ theory of causes », art. cité. Voir aussi I. Koch, « Le destin et “ce qui dépend de nous” : sur les causes de l’impulsion », art. cité. 127 Aulu-Gelle, Noctes Atticae, VII, 2, 11 (= SVF II 1000) : « [Chrysippe] donne ensuite de ce dernier phénomène, en général, un exemple, qui n’est, ma foi, pas trop lointain ni sans ingéniosité. De même que si l’on jette, dit-il, une pierre cylindrique dans un terrain en pente et abrupt, on aura produit la cause et le début de sa chute, mais qu’ensuite elle roule emportée non parce que tu agis désormais, mais parce que sa manière d’être et sa forme ronde le veulent ainsi ; de même l’ordre, la structure rationnelle et la nécessité du destin mettent en mouvement les genres et les débuts des causes, mais la volonté propre de chacun et nos dispositions d’esprit naturelles règlent l’élan de nos décisions et de nos pensées ainsi que nos actions (impetus uero consiliorum mentiumque nostrarum actionesque ipsas uoluntas cuiusque ipsa propria et animorum ingenia moderantur) » (trad. R. Marache modifiée). 128 Voir S. Bobzien, Determinism and Freedom in Stoic Philosophy, op. cit., p. 300. 129 Aulu-Gelle, Noctes Atticae, VII, 2, 11 (= SVF II 1000).

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lontaire130. L’ingenium semble alors déborder l’acte lui-même bien qu’il en détermine la qualité, et pointer vers un acte subjectif irréductible à la causalité de l’assentiment. Le destin est ainsi l’occasion et même la condition de l’exercice de ma puissance individuelle : je ne peux incarner ma subjectivité que dans la rencontre avec le réel qui est la matière et le facteur d’expression de ma qualité individuelle. On voit ici ressurgir la quatrième « catégorie » de l’ontologie stoïcienne, celle de la disposition relative : tout idiôs poion est un pros ti pôs echon, il exerce sa causalité au sein du monde. L’assentiment est ainsi un acte en notre pouvoir et volontaire : in nobis posita et uoluntaria131. En cela il ne peut être contraint. Cela implique d’une part la possibilité de suspendre132 voire de refuser son assentiment s’il y a doute. Mais cela suppose aussi que l’évidence elle-même, dont les stoïciens posent la possibilité à travers la notion de représentation compréhensive, requière l’assentiment. Ce second point n’est pas sans poser difficulté : l’assentiment est dit en notre pouvoir et pourtant, nous ne pouvons, dans le cas de la représentation cataleptique, qu’y assentir – c’est sa définition même133. Ce point constitua le nerf de la critique académicienne de la définition stoïcienne de la représentation  cataleptique : l’affirmation de la providence divine134 qui garantissait la vérité de la représentation Voir plus bas, p. 214 sq. Cicéron, Lib. Ac. I, 40. La question est celle de savoir quelle expression grecque est rendue par Cicéron par « in nobis », comme d’ailleurs par « in nostra potestate ». Il faut noter qu’on la retrouve dans le témoignage des Noctes atticae VII, 2, qui rapporte comment Chrysippe « a établi la force et la nécessité du destin et a affirmé que, cependant, dépend de nous (esse tamen in nobis) l’autorité sur nos projets et sur notre jugement (consilii iudiciique nostri arbitrium). L’hypothèse eph’hêmin ne peut être parfaitement établie puisque l’expression n’est attestée que dans des textes stoïciens tardifs (chez Épictète). Les citations de Chrysippe donnent plutôt les expressions par’hemas et ex’hemôn, même si des témoignages postérieurs critiques lui attribuent l’expression. Voir S. Bobzien, Determinism and Freedom, op. cit., p. 280-281 et p. 332 n. 3 ; J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète : décision, volonté ou “personne morale” ? », Philosophie antique 5, 2005, p. 93-134, voir « annexe 1 », p. 128-129 ; V. Mikeš, Le paradoxe stoïcien : liberté de l’action déterminée, op. cit. ; I. Koch, « Le destin et “ce qui dépend de nous” », art. cité, p. 411, n. 92. Les commentateurs n’en admettent pas moins communément que toutes ces expressions renvoient peu ou prou à la capacité de donner ou de refuser leur assentiment. Nous revenons plus loin sur cette difficulté, voir plus bas, p. 219-220. 132 Voir B. Inwood, Ethics and human action in early stoicism, op. cit., p. 44, qui rattache cette idée à la théorie des dicibles. 133 Sextus Empiricus, Adv. Math. VIII, 396 (= SVF II 91). 134 Sur cette idée des sens comme critères donnés par la nature « quasi normam et principium sui », voir Cicéron, Ac.  Post., I, 42. Sur l’idée d’une providence divine, voir aussi Cicéron, Luc., 10, 30. 130 131

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

compréhensive et justifiait la confiance dans les sens135 réduisait selon eux l’assentiment à n’être qu’une réaction quasi-automatique qui devenait contradictoire avec la liberté136. Le problème est bien en effet celui de savoir comment l’irrésistibilité du processus peut demeurer compatible avec l’acte volontaire de l’âme. Or pour les stoïciens, il n’y a là rien d’autre qu’un nouvel exemple de conciliation de la providence divine et de la responsabilité humaine. L’évidence nous est certes donnée par nature comme telle, mais elle demande à être reconnue. En d’autres termes, la phantasia, fût-elle cataleptique, n’est jamais la cause suffisante de l’assentiment. De ce point de vue, alors que l’on pourrait croire que l’image d’une représentation qui nous tire par les cheveux137 vers l’assentiment indique exclusivement son caractère irrésistible, celle-ci souligne en même temps que la résistance demeure toujours possible, mais qu’elle se révèle alors terriblement douloureuse. La métaphore fait donc apparaître que le pouvoir d’assentir de l’individu est toujours engagé, en suggérant aussi combien les hommes, en résistant à l’évidence, en font bien peu usage. La théorie stoïcienne du destin met ainsi en place un dispositif qui mobilise le modèle de l’épreuve. La représentation est conçue comme une épreuve qui articule la passivité du donné à l’activité de la reprise : l’épreuve, c’est ce qui nous arrive et ce que nous en faisons. Il ne s’agit plus pour la raison d’être mue par une autre faculté comme c’était le cas chez Aristote, mais de ressaisir ce par quoi elle est d’abord affectée, ressaisissement qu’Épictète définira comme un certain usage des représentations138. L’assentiment requiert ainsi un sujet actif, le sujet d’une reprise, un sujet qui apparaît à la faveur de la distance qu’il peut mettre entre ce qui lui apparaît ou ce qui l’attire et ce qu’il décide d’en penser ou d’en faire139. Avec lui est introduite

135 Épictète, sans doute sous l’influence des critiques néo-académiciennes, souligne plutôt le travail nécessaire d’interprétation de la représentation. Voir par exemple, Entretiens, I, 28, 10-33. 136 Cicéron, Luc., 38 : « […] si les arguments que j’ai avancés sont vrais, parler de l’assentiment ne sert absolument à rien (nihil attinet de adsensione omnino loqui) : percevoir, c’est assentir aussitôt (qui enim quid percipit adsentitur statim) » (trad. J. Kany-Turpin). 137 Sextus Empiricus, Adv. Math., VII, 257. 138 Épictète, Entretiens, III, 3, 1-2 : « La tâche de l’homme de bien consiste à user de ses représentations conformément à la nature (τὸ χρῆσθαι ταῖς φαντασίαις κατὰ φύσιν) ». Pour l’association explicite prohairesis/usage des représentations, voir aussi ibid. I, 30, 4 et II, 22, 29. Voir aussi ibid., III, 22, 103. 139 Sur ce point, voir A. A. Long « Representation and the Self in Stoicism », in Stoic Studies, op. cit.

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une capacité de dégagement140 : le sujet s’y trouve séparé de ce qui l’affecte, cette séparation constituant la condition pour qu’il décide ou non d’y consentir141. C’est à partir de ce jeu – cet écart – que le sujet peut assumer de se positionner par rapport à ce qui lui arrive. Le moment de la reprise est ainsi celui dans lequel advient un sujet de l’énonciation, celui qui après avoir donné son assentiment peut désormais formuler en son propre nom la proposition à laquelle il vient d’assentir, ou un sujet de l’action qui peut désormais signer son acte parce qu’il a choisi d’agir ainsi. L’assentiment introduit donc une recoloration qualitative rétrospective de toute la séquence psychologique : à partir du moment où le sujet assentit à la représentation, il ne s’autorise plus que de lui-même, et son jugement et son acte lui sont désormais irréductiblement propres. Il peut en être tenu pour responsable. Ce point peut être éclairé par la distinction stoïcienne que rapporte Simplicius entre « opérer une modification  à partir de soi-même  (ἀφ’ ἑαυτῶν κινεῖσθαι) », comme le font les réalités naturelles, et « agir par soi-même (ὑφ’ ἑαυτῶν κινεῖσθαι) », qui est la modalité d’action spécifiquement humaine142. Seuls les hommes peuvent agir à proprement parler, c’est-à-dire « opérer une modification par soi-même ». La théorie de l’assentiment scelle ainsi l’insubstituabilité de cet acte par lequel le sujet fait de lui-même la cause de ce qu’il sait, de ce qu’il veut et de ce qu’il fait : il est le seul à pouvoir assumer pour lui-même par lui-même de se constituer comme l’acteur de son destin. Le point est essentiel puisqu’il définit la nature même de la liberté qui ne peut consister dans une liberté d’indifférence, précisément parce que l’assentiment engage et exprime la qualité d’un sujet et qu’il y va à ce titre de son identité : l’assentiment exprime ce que nous sommes. Or il ne peut y avoir qu’un choix absolu, celui de la vertu ou du vice qui détermine l’intégralité de nos assentiments et avec eux de nos actes143. C’est ce que rapporte Alexandre d’Aphro140 F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 60. 141 Sur l’importance de la notion d’eixis (le fait de céder) et sur le problème de son articulation avec l’assentiment (sunkatathesis), voir M.-O. Goulet-Cazé, « À propos de l’assentiment stoïcien », art. cité. 142 Origène, De principiis, III, 1, 1 (= SVF II 988). Sur cette distinction, voir T. Bénatouïl, « Échelle de la nature et division des mouvements chez Aristote et les Stoïciens », art. cité. Voir aussi J.-L. Labarrière, « De la “nature phantastique” des animaux chez les Stoïciens », in J.  Brunchwig & M.  Nussbaum (éd.), Passions and Perceptions, Studies in Hellenistic Philosophy of Mind, Cambridge, CUP, 1993, p. 225-249. 143 Voir A. A. Long, Problems in Stoicism, Londres, 1971, (p. 9-21) et, du même auteur, « Freedom and determinism in the Stoic theory of human Action », in Problems in Stoicism, op. cit., p. 173-199, et en particulier p. 184 où A. A. Long souligne que seul le caractère moral de l’action est déterminé et non sa dimension spatio-temporelle.

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

dise : pour les stoïciens, la liberté ne peut se définir comme la capacité à faire tout et son contraire144. L’assentiment caractérise en effet toujours un certain état de l’âme. L’opinion (doxa), la compréhension (katalepsis) et la science (epistemê) en constituent les formes possibles145 qui expriment la qualité ou de l’état de l’hêgemonikon146. C’est ce qu’atteste encore un texte plus tardif d’Épictète147 qui semble affirmer non sans paradoxe que l’opinion ou le préjugé (hupolepsis) du disciple qui répète quelque chose de juste a moins de valeur que le jugement (dogmata), même erroné, de la foule. Pour comprendre cette hiérarchie quelque peu surprenante, il convient de remarquer que la typologie des assentiments fait apparaître deux critères du jugement, celui du contenu et celui de sa stabilité qui est fonction la tension de l’âme qui la formule, faible ou stable et ferme, et donc eutonique148, ce dernier état définissant la disposition (diathesis) caractéristique de l’âme du sage. Ainsi, si l’opinion du disciple dispose du même contenu que la science du sage, il n’en provient pas moins d’une âme atonique : son adhésion est toute extérieure, elle ne procède pas d’un acte de compréhension mais de la pure et simple imitation. Seul le sage juge vraiment de ce qu’il dit, parce qu’il le pense, ce jugement trouvant sa stabilité dans l’attention (prosochê149) de l’âme, qui n’est rien d’autre que la tension de ce corps. Paradoxalement, même si son opinion est fausse, le disciple ignorant est un acteur du jugement plus authentique que le disciple qui dit le vrai sans s’autoriser de lui-même dans ce jugement. Cela revient à souligner l’exigence de la revendication de l’opinion, ou encore celle de se constituer comme cause active, c’est-à-dire comme sujet de son assentiment150. Alexandre d’Aphrodise, Du destin, 26 (= SVF II 984). Sextus Empiricus, Ad. Math., VII, 151,1-152,1 (LS 41C) ; Clément d’Alexandrie, Strom., II, 12, 55 (= SVF II 992). 146 Sur l’analogie dite de la paume de la main, qui décrit la progressivité qui fait passer de la représentation à la compréhension et à la science, voir Cicéron, Luc, 47 (= SVF I 66 = LS 41A). Voir aussi Sextus Empiricus, Hyp. Pyr., II, 8, 81 et Adv. Math., VII, 38 (= SVF II 132) et Stobée, Eclog. II, 7, 11m, p. 111, 18-112, 2-5 W (= SVF III 548 (extrait partiel)). 147 Épictète, Entretiens, III, 16, 7. 148 Voir par exemple Stobée, op. cit. 149 Épictète, op. cit., III, 16, 15. 150 Voir Plutarque, De stoic. rep. 1055F-1056A (= SVF II 994). Sur la question de l’hupolepsis, voir notamment C. Lévy, « Le concept de doxa des Stoïciens à Philon d’Alexandrie », in J. Brunschwig & M. Nussbaum (éd.), Passions and Perceptions, Studies in Hellenistic Philosophy of Mind, CUP, 1993, p. 250-284. 144 145



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γ. De l’individuation de l’impulsion à la subjectivité de l’assentiment La compréhension stoïcienne de la genèse de l’action (praxis) fait apparaître un autre concept au côté de celui d’assentiment, celui d’impulsion (hormê). Tous deux sont nécessaires à l’action151 et tous deux sont constitutifs de la définition de l’individualité et de la subjectivité. L’impulsion est en effet cet autre acte psychique propre à l’hêgemonikon posé par les stoïciens à la fois comme source de l’action152 et comme réponse à une représentation153, cette dernière constituant le point de départ du processus de l’action : c’est elle qui met l’individu en mouvement. Le concept est décisif dès la théorie de l’oikeiôsis et dans toute l’éthique154 : impulsion elle-même individualisée, elle relève d’abord du dynamisme vital155. Elle est aussi la matière de l’assentiment, ce sur quoi il s’exerce. Et l’on comprend que la difficulté devient celle de l’articulation au sein de l’hêgemonikon de ces deux modalités, pulsionnelle et intellective, que sont la hormê et la sunkatathesis, ces deux pouvoirs qui nous sont confiés par la nature. En liant la pulsion vitale à la reprise rationnelle, il s’agit de tenir ensemble et comme le même le sujet de l’impulsion qui est mû sous l’effet d’une représentation elle-même déterminée par le sentiment que l’individu a de lui-même et le sujet de l’assentiment qui agit par lui-même. Pour le dire encore autrement, il s’agit de penser la manière dont l’individu biologique de l’oikeiôsis se révèle devenir, dans le cas de l’homme, un individu qui signe personnellement son acte. Sur la causalité que constitue la hormê, voir B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, op. cit., p. 47. 152 Plutarque, Animine an corporis affectiones sint peiores, 3, 501C12. Sur le couple représentation/impulsion, voir J. Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, op. cit., chap 4, Action, p. 89 sq. et ses problèmes p. 93 sq. 153 Sur le caractère central parce qu’initial de la hormê dans l’éthique, voir T. Brennan, « Stoic Moral Psychology », op. cit., p. 265 ; voir B. Inwood, Ethics and human action, op. cit., p. 47-54, et F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 3-5. Sur le parallèle, là encore, avec Aristote, voir A. Laks et M.  Rashed (éd.), Aristote et le mouvement des animaux. Dix études sur le De motu animalium, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2004 ; F. Woerther, « Aristote : l’explication de la kinêsis (mouvement) et les usages du terme hormê (impulsion) » in Les fondements naturalistes de la morale stoïcienne, Paris, Vrin 2011, p. 473-504. 154 Sur la fonction de la hormê dans l’oikeiôsis, voir le texte d’Arius Didyme dans Stobée, Eclog. II, 7, 5b, p. 62, 7-14 W. Voir A. A. Long, « Arius Didymus and the exposition of Stoic ethics », in Stoic Studies, Cambridge, CUP, 1996, p. 113-119. 155 Sur l’événementialité de l’impulsion, voir notamment T. Brennan, The Stoic Life Emotions, Duties, and Fate, Oxford, Clarendon Press, 2005, p. 86. 151

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

Pour éclairer ce passage de l’individualité biologique à la subjectivité qui est l’apanage de l’homme, il convient de revenir sur la question de l’individualité de la hormê, réplique individuée de l’animal à la représentation elle-même individuée qui lui présente son objet comme approprié (oikeion) à lui-même et à ce titre comme convenable (kathekôn)156. On se souvient que c’est le sentiment immédiat de soi (suneidêsis) qui détermine l’objet de la représentation comme « compatible » avec soi, cette représentation individuant en retour la hormê. C’est dire que la hormê procède toujours de la représentation d’un convenable (kathêkon) : ce qui met en mouvement l’impulsion n’est rien d’autre, disent-ils (scil. les stoïciens), que la représentation impulsive de ce qu’il convient de faire, sur le champ. L’impulsion est un transport de l’âme en direction de quelque chose, selon le genre157.

Différentes traductions de ce passage à la syntaxe difficile ont été proposées158 : c’est la détermination de la place du autothen dans la structure de la phrase qui pose problème (modalise-t-il ὁρμητικὴν ou καθήκοντος ?) et, par 156 Sur la représentation hormétique dans l’oikeiôsis, voir B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, op. cit., p. 56. Voir aussi A. A. Long, « Arius Didymus and Stoic ethics », art. cité, p. 118 (sur le autothen) et « Stoic psychology », art. cité, p. 57 ; voir aussi T. Brennan, « Stoic Moral Psychology », art. cité, p. 266 et T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 65. 157 Stobée, Eclog. II, 7, 9, p. 86, 17 W (= SVF III 169) (notre trad.) : « Τὸ δὲ κινοῦν τὴν ὁρμὴν οὐδὲν ἕτερον εἶναι λέγουσιν ἀλλ’ ἢ φαντασίαν ὁρμητικὴν τοῦ καθήκοντος αὐτόθεν, τὴν δὲ ὁρμὴν εἶναι φορὰν ψυχῆς ἐπί τι κατὰ τὸ γένος ». 158 J. Annas (Hellenistic philosophy of Mind, op. cit., p. 91) traduit : « They say that what moves and impulses (hormê) is nothing but an impulsory (hormètikè) appearance of what is then and there appropriate, and that impulse is in general a movement of the soul toward something » ; A. A. Long & D. Sedley : « what activates impulse, they [the Stoics] say, is precisely an impression capable of directly impelling a proper function », que J. Brunschwig et P. Pellegrin rendent par « ce qui met en mouvement l’impulsion, disent-ils [les stoïciens], ce n’est rien d’autre qu’une impression capable d’impulser d’elle-même une fonction propre » ; A.Stevens (« Preliminary Impulse in Stoic Psychology », art. cité, p. 142, n. 6) traduit : « An impression capable of immediately compelling an appropriate external thing » et M. O. Goulet-Cazé, « A propos de l’assentiment stoïcien », art. cité, p. 96-99 et note 86 : « Ce qui met en mouvement l’impulsion n’est rien d’autre qu’une représentation susceptible d’entraîner de soi-même une impulsion vers ce qui convient ». F. Ildefonse propose quant à elle la traduction suivante : « ce qui met en en mouvement l’impulsion, disent-ils, n’est rien d’autre qu’une représentation capable d’impulser de façon immédiate ce qui convient », ou « ce qui met en mouvement l’impulsion, disent-ils, n’est rien d’autre qu’une représentation de ce qui convient, susceptible d’entraîner de soi-même une impulsion ». Pour une synthèse et une résolution de la difficulté, voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 56.

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voie de conséquence, celle de savoir ce qui est caractérisé comme immédiat : est-ce l’objet lui-même de l’impulsion qui est d’emblée approprié ou bien l’impulsion qui procède d’emblée de la représentation ? C’est cette dernière option que choisissent J. Brunschwig et P. Pellegrin, à la suite d’A. A. Long et D.  Sedley159 qui rendent autothen par « d’elle-même » (« directly »). Pour notre part, nous choisirons de rattacher autothen à tou kathêkontos, à l’instar de B. Inwood qui traduit (« an hormetic presentation of what is obviously appropriate »)160 et de T. Bénatouïl qui rend l’expression par « une représentation impulsive de ce qui convient immédiatement »161. Il y a bien immédiateté du sentiment du convenable comme réplique au sentiment immédiat de soi-même (suneidêsis), comme le fait apparaître la solution de traduction de F. Ildefonse (« une représentation de ce qui convient, susceptible d’entraîner de soi-même une impulsion162 »). Mais cette immédiateté n’est que la conséquence d’une évidence première, la seule que pose explicitement le texte qui exclut donc toute délibération et qui donne l’objet comme oikeion163. À ce titre, le autothen ne nous semble absolument pas exclure que quelque chose (en l’occurrence l’assentiment) s’intercale entre la représentation et l’impulsion. Mais ce qui est en question ici, sous l’angle de l’oikeiôsis, c’est la naturalité d’une relation spontanée à ce qui dans le monde est identifié comme immédiatement approprié à soi. La dynamique de la hormê relève bien en ce sens d’une structure intentionnelle, au sens minimal du terme, celui d’une structure transitive : la hormê a un objet, elle est toujours hormê de quelque chose, et elle est à ce titre toujours individuée. Comme l’a souligné T. Bénatouïl, il ne faut cependant pas en conclure qu’il y a là intentionalité au sens fort, celui où la hormê mobiliserait une « intention » caractérisée164. 159 Les philosophies hellénistiques, op. cit., LS 53Q. C’est aussi ainsi qu’A. A. Long traduit l’adverbe dans son article « Arius Didymus and Stoic ethics », art. cité, p. 118. 160 Ethics and human action in early stoicism, op. cit., p. 224. 161 Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 121. 162 « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 8. 163 Voir Clément d’Alexandrie, Strom. II, 20, 111, 1-2 (= SVF II 714) ; sur le fait que l’impulsion entraîne immédiatement un mouvement, voir B. Inwood, Ethics and human action in early stoicism, Oxford, Clarendon Press, 1985, op. cit. p. 97-101 ; J.-B. Gourinat, Les Stoïciens et l’âme, Paris, P.U.F., 1996, p. 36-85 et T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 21-22. 164 Ibid. T. Bénatouïl montre ainsi combien le schéma d’une visée intentionnelle, tel qu’il a pu être développé par T. Brennan est peu approprié. Voir T. Brennan, « Stoic moral psychology », art. cité, p. 266 et The Stoic Life. Emotions, Duties and Fate, Oxford, Clarendon Press, 2005, p. 86-87.

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

La hormê est ainsi définie comme cet acte psychique qui constitue le point de départ de toute action, ce dynamisme vital premier qui la situe bien du côté d’une puissance d’initier un mouvement. Sous cet angle, la nature immédiate de la hormê ne semble pas relever d’autre chose que de la spontanéité de l’élan vital qui scelle le rapport individué de l’individu à son monde immédiat. Toute la question est dès lors celle de l’articulation de la hormê à cet acte qu’est l’assentiment qui constitue la cause principale et parfaite de l’action, celle qui fait apparaître non plus un sujet (au sens passif ) de la pulsion mais un sujet auteur de sa reprise rationnelle. La difficulté consiste en effet à tenir ensemble le caractère décisif de l’assentiment (il n’y a pas d’action volontaire sans assentiment) et le nécessaire fondement impulsif de cet assentiment que constitue la hormê, chez tous les vivants, dès la naissance165. La question doit-elle cependant nécessairement nous conduire à tenter de démêler ce qui est « premier » – au double sens de « commencement » et de « principe » – : impulsion ou assentiment ? Jusqu’à quel point engage-t-elle vraiment celle de l’ordre de la séquence psychologique du processus qui mène à l’action ou encore celle de savoir ce à quoi l’on assentit, représentation (l’impulsion étant alors l’effet de l’assentiment) ou dynamisme issu de la représentation (l’impulsion précédant l’assentiment) ? Nous ne rentrerons pas ici dans les détails d’une controverse qui a suscité une littérature abondante166, et qui repose sur l’affirmation de l’existence d’un prétendu « flottement167 » dans les témoignages relatifs à la logique séquentielle qui conduit à l’action et qui résulterait de l’indétermination relative de la nature du vocabulaire mobilisé pour désigner cette zone d’événementialité psychique intermédiaire entre la représentation et l’action. La difficulté consisterait dans l’existence d’une divergence apparente entre des témoignages jugés « orthodoxes » au sein desquels l’assentiment précède l’impulsion168 165 Sur la conformité de ces considérations sur l’impulsion animale rapportées par Diogène avec le stoïcisme ancien, voir A. A. Long, « The logical Basis of Stoic Ethics », in A. A. Long (éd.), Stoics Studies, Cambridge, CUP, 1996, p. 134-135, p. 146. 166 Pour un état de la controverse, voir F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 13-20. 167 Sur le fait que la mention d’un impetus qui anticipe l’assentiment n’implique pas en fait un retournement de l’ordre « orthodoxe » de la séquence psychologique, voir A.- J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 163-168 ; J. Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, op. cit., p. 97-98 ; F. Ildefonse, art. cité, p. 16-17 et 56. 168 Voir en particulier Stobée, Eclog. II, 7, 9, p. 88, 2-6 W (= SVF III 171) : « Πάσας δὲ τὰς ὁρμὰς συγκαταθέσεις εἶναι, τὰς δὲ πρακτικὰς καὶ τὸ κινητικὸν περιέχειν. Δὴ δὲ ἄλλῳ μὲν εἶναι συγκαταθέσεις, ἐπ᾽ ἄλλο δὲ ὁρμάς· καὶ συγκαταθέσεις μὲν ἀξιώμασί τισιν, ὁρμὰς

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et d’autres, essentiellement chez Sénèque dans des textes consacrés à la genèse de la passion, qui semblent faire mention d’une « dynamique impulsive » qui anticiperait l’assentiment169. Ce dernier n’en est toujours pas moins posé comme le seul à pouvoir lui conférer une effectivité réelle170. On voit donc que la différence de primauté chronologique de la hormê dans les deux hypothèses n’est qu’apparente. Malgré une relative instabilité terminologique, c’est toujours l’assentiment qui est décisif dans le déclenchement de l’action. Il y a là matière, semble-t-il, à ne pas s’engouffrer trop vite dans l’hypothèse d’un renversement de la logique [représentation/assentiment/tendance] en une logique [représentation/ tendance/assentiment]171. Un tel débat  chronologique qui emprunte nécessairement une méthodologie analytique ne tient pas compte de la nature intrinsèquement dynamique du système qui condamne toute description ponctuelle, toujours fonction de la spécificité du contexte engagé, à n’être qu’un point de vue figé sur ce qui est constitutivement, pour les stoïciens, flux et processualité unifiée : Il faut en effet rester attentif aux objectifs de l’analyse stoïcienne. Il s’agit de décrire un processus naturel et continu qui conduit d’un objet perçu à une action à son égard, en passant par ces événements psychologiques différents que sont la représentation et l’impulsion. Intervient donc nécessairement dans ce processus une phase intermédiaire censée joindre ces événements sans les dispenser du laisser-passer de l’assentiment172.

δὲ ἐπὶ κατηγορήματα, τὰ περιεχόμενά πως ἐν τοῖς ἀξιώμασιν, οἷς συγκατατίθεσθαι ». Le témoignage contient une difficulté syntaxique, celle de savoir si πρακτικάς se réfère à συγκαταθέσεις ou à ὁρμάς. Sur cette difficulté, voir G. Striker, « Sceptical Strategies », in M.  Schofield, M.  F. Bunryeat & J.  Barnes (éd.), Doubt and Dogmatism, Oxford, Clarendon Press 1980, p. 78 ; J. Annas, Hellenistic Philosophy of mind, op. cit., p. 93-97 ; A. Stevens, « Preliminary impulse in Stoic Psychology », art. cité, p. 130-144 ; F. Alesse, « La représentation de soi et les différentes formes de l’appropriation chez Hiéroclès» in L’éthique du stoïcien Hiéroclès, op. cit., p. 65-83, et en particulier p. 67. 169 A. A. Long, « Stoic Psychology », art. cité, p. 579. 170 C’est ce qui fait que ces mouvements de l’âme sont toujours distingués de la passion (adfectus) qui suppose l’assentiment. 171 T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 200 rappelle que « la seule incompatibilité qui semble exister entre la description de Sénèque et celle de Stobée [Eclog. II, 88, 2-6 W (= SVF III 171)] concerne la phase qui précède immédiatement l’assentiment à la norme donnant lieu à l’action. Sénèque la désigne comme une impulsion que l’assentiment confirme, Stobée comme une représentation impulsive. 172 T. Bénatouïl, op. cit., p. 200.

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

Les textes qui relèvent de la problématique de l’oikeiôsis ne mobilisent jamais la même argumentation que ceux qui cherchent à élucider la transition de la nature à la morale, de la phusis à l’homologia : les premiers insisteront plutôt sur la transitivité de l’impulsion (comme impulsion qui vise un oikeion) et sur son caractère moteur (commun à tous les vivants), et cela sans mobiliser explicitement l’assentiment et sans non plus faire intervenir le logos ; les seconds s’arrêteront plus volontiers sur la transformation que l’assentiment fait subir à la représentation hormétique dans la genèse de l’action. C’est de ce point de vue que la question des rapports hormê/sunkatathesis devient pour nous centrale puisqu’elle détermine celle de la nature d’une hormê qui a subi l’épreuve de l’assentiment  et avec elle celui de la nature de ce degré d’individualisation supplémentaire qu’elle conquiert à la faveur l’assentiment réfléchi. Sous cette perspective, la question de savoir si cette hormê lui ait ou non en fait préexisté n’est pas décisive. Un certain nombre d’analyses ont montré que la « représentation impulsive » de Stobée relève précisément de cette « hybridation173 » de la représentation et de l’impulsion qui permet précisément de tenir ensemble ce qui dans la réalité est lié, tant la représentation est toujours déjà mêlée à une dynamique impulsive, celle que A.-M. Ioppolo la première a proposé de nommer « impulsion préliminaire174 ». Il s’agit alors d’adopter la perspective même du système en insistant sur la continuité du processus plutôt que sur un de ces moments considérés comme une stase : les stoïciens cherchent à « jouer la fluidité contre la dissection175 », pour reprendre une expression de T. Bénatouïl. Le caractère préliminaire de l’impulsion n’implique pas tant une distinction réelle entre deux impulsions ou même deux « étapes » de l’impulsion que la possibilité de dégager le champ d’action de l’assentiment. Que l’impulsion anticipe ou pas l’assentiment, c’est « l’après assentiment » qui importe en tant qu’il manifeste ce qui a changé avec lui mais aussi ce qui s’est exprimé avec lui. « Après lui », mais en réalité plus précisément « avec lui », la hormê n’est plus la même : elle a subi une individuation rationnelle, elle a conquis une valeur expressive. Nous empruntons le terme à T. Bénatouïl, op. cit. Sur cette absence de contradiction entre les témoignages, voir ibid., p. 203. 174 A.-M. Ioppolo, « Il monismo psicologico degli stoici antichi », art. cité, p. 449466. 175 Ibid. 173

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δ. La fonction personnalisante de l’assentiment176 Un passage de la Lettre 113 de Sénèque mentionne donc une impulsion (impetus) qui semble anticiper l’assentiment : L’animal rationnel, quel qu’il soit, ne fait rien s’il n’a été d’abord excité par la représentation de quelque chose, s’il n’a ensuite pris un élan et si ensuite l’assentiment n’a pas confirmé cet élan. Qu’est-ce que l’assentiment ? Je vais le dire. Il faut que je me promène : c’est seulement quand je me suis dit cela et que j’ai approuvé cette idée qui est mienne qu’alors je me promène. Il me faut m’asseoir : c’est après les mêmes démarches qu’alors seulement je m’assois177.

Ce n’est ici pas à la représentation (species) mais à un élan (impetus) qu’elle a provoqué que l’âme donne son assentiment. On remarquera que Sénèque emploie ici impetus et non adpetitio ou adpetitus que Cicéron a introduits pour traduire le grec hormê178. On retrouve alors la métaphore politique du suffrage : l’assentiment confirme l’élan, il lui confère une effectivité dont il ne disposait pas par lui-même. En posant l’existence d’un impetus qui précède l’assentiment, Sénèque semble ainsi se référer à un premier mouvement involontaire179 176 L’argumentation elle-même du De fato a conduit O. Hamelin, contre A. Yon, à substituer adpetitus à la place d’adpetitum. I. Koch suit O. Hamelin, et traduit : « si tout arrive par le destin, tout arrive par une cause antécédente ; et si c’est le cas pour l’impulsion, c’est aussi le cas pour ce que suivent les impulsions ; donc c’est aussi le cas pour les assentiments ». Pour une analyse détaillée de ce problème complexe, voir I. Koch, « Le destin et “ce qui dépend de nous” : sur les causes de l’impulsion », art. cité. Sur la distinction entre adpetitus et adpetitio, où l’adpetitus apparaît comme l’impulsion préliminaire, voir F. Ildefonse, « La psychologie stoïcienne de l’action », art. cité, p. 44-45. Sur l’analyse de la séquence du De Fato, voir aussi A. Stevens, « Preliminary impulse in Stoic Psychology », art. cité, p. 160-165. 177 Sénèque, Ep. 113, 18 (= SVF III 169) : « Omne rationale animal nihil agit, nisi primum specie alicuius rei inritatum est, deinde impetum cepit, deinde adsensio confirmauit hunc impetum. Quid sit adsensio, dicam. Oportet me ambulare : tunc demum ambulo, cum hoc mihi dixi et adprobaui hanc opinionem meam. Oportet me sedere : tunc demum sedeo ». Sur Sénèque, Ep. 113, voir B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism, op. cit., p. 176. L’auteur estime que le texte ne constitue pas une représentation orthodoxe de l’ancien stoïcisme. A.-M. Ioppolo, « Il monismo psicologico degli stoici antichi », art. cité, p. 458-461 fait à l’inverse l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une thèse zénonienne pour en conclure que Chrysippe aurait renversé son ordre sous la pression des objections académiciennes. Voir aussi A. Stevens, « Preliminary impulse in Stoic Psychology », art. cité, p. 139, qui montre que dès Chrysippe une impulsion spécifique anticipe l’assentiment. 178 Fin. V, 6, 17 : « adpetitum animi, quem ὁρμὴν Graeci vocant » ; Luc. 24 (= SVF II 116) : adpetitio (eam enim uolumus esse ὁρμὴν). Voir aussi Fin. III, 24 (= SVF III 11) et IV, 60. 179 E. Holler a fait l’hypothèse que l’impetus constituerait un mouvement involontaire qui demeure sans effet sans le consentement de l’assentiment. Voir Seneca und die Seelentelungslehre und Affektpsychologie der Mittelstoa, Diss. München, 1934, p. 22.

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kata phusin qui change de nature sous l’effet de l’assentiment qui le confirme180. Chez l’homme, l’élan encore sans autre rationalité que celle de la nature est comme retravaillé par l’assentiment rationnel de l’individu de sorte qu’il devient à proprement parler élan pour agir181, selon un mouvement d’individuation progressive de la uoluntas. Sénèque décrit explicitement l’acte d’assentiment comme celui qui instaure une réflexivité, celle d’un dialogue intérieur (il s’agit alors de se dire), à l’issue duquel tout à la fois j’ai accordé ma confiance à ma représentation (elle a passé l’épreuve de mon jugement) et elle est devenue mienne, de sorte que je peux l’assumer comme telle. La mention d’une affectivité préliminaire appelée par Sénèque (proludentia affectibus182) et que des sources postérieures ont nommé προπάθεια ne fait que confirmer la fonction décisive de l’assentiment en distinguant précisément ces mouvements corporels ou psychologiques involontaires « insurmontables et inévitables » (inuicti et ineuitabiles)183, même chez le sage184, de la passion 180 Nous nous accordons avec la critique de J. Annas par F. Ildefonse : il ne s’agit pas encore de volonté ; voir F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 57, note 223. F. Ildefonse n’adopte ainsi pas tout à fait la solution proposée par J. Annas qui dédoublait l’impulsion en impulse 2 (préliminaire) et 1 (ensemble pratique – impulsion préliminaire + assentiment), parce que l’impulse 2 (préliminaire) n’exprime pas une volonté au sens propre du terme mais bien plutôt une « tendance » naturelle. 181 Pour la thèse d’un dédoublement de l’impulsion, voir A.-M. Ioppolo, « Il monismo psicologico degli stoici antichi », art. cité, p. 462 ; J. Annas, Hellenistic Philosophy of mind, op. cit., p. 97-98. Sur cette question voir aussi M.-O. Goulet-Cazé, « À propos de l’assentiment stoïcien », art. cité, p. 102. F. Ildefonse a montré, à la suite de J. Annas, comment l’impulsion se trouvait dédoublée, ou plus exactement suspendue entre un mouvement impulsif qui précède l’action et une impulsion consécutive à l’assentiment, même si de fait cette suspension n’a aucune validité réelle. À cette distinction correspondrait une distinction entre l’usage de substantifs et l’usage de verbes en grec, la distinction adpetitus et adpetitio en latin, voir art. cité, p. 55-59. T. Brennan maintient l’unité de l’impulsion, voir « Stoic Moral Psychology », art. cité, p. 265. A. A. Long ne consent pas non plus à cette division de la hormê. Sur les néologismes formés par Cicéron, adsensio, adprobatio, voir C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 246. 182 De ira, II, 2, 3. 183 Voir SVF II 528, 266, 293 et 279. 184 Sénèque, De ira II, 2, 2 ; I, 16, 7 (= SVF I 215) qui se réfère à Zénon. Ce dernier rapporte que même guérie l’âme du sage conserve la cicatrice de la blessure. Il y aurait là matière à penser que les propatheiai ne constituent pas une innovation sénéquienne, malgré l’absence du terme dans les fragments stoïciens qui nous sont parvenus, et en particulier pas dans le reste du traité chrysippéen Des passions puisque nous ne disposons que de deux sources, Sénèque et Aulu-Gelle par lequel nous avons accès au cinquième livre perdu des Entretiens (= Épictète fr. 9). C’est par ailleurs la thèse qu’a défendue M. Graver dans « Philo of Alexandria and the Origins of the Stoic προπαθείαι », Phronesis, Vol. 44, No. 4, Nov., 1999, p. 300-325, p. 300 et Stoicism and Emotion, The University of Chicago Press, Chicago and Londres, 2007, p. 89-93 contre R. Sorabji, Emotion and

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proprement dite qui, elle, a reçu un assentiment185 et dont nous demeurons à ce titre responsables186. Si Sénèque complexifie la séquence psychologique de l’action, c’est sans doute parce qu’il est ici précisément question de décrire chez l’homme cette individuation progressive de l’impetus à la faveur de laquelle le jugement comme l’élan font l’épreuve du logos et se personnalisent187. Or cet investissement par la raison de la naturalité de la dynamique vitale, de ce qui est « d’abord » hors-champ du volontaire, est le propre de la subjectivité humaine. On comprend ainsi qu’une analyse analogue soit déployée par Sénèque dans le De ira, traité dans lequel la présence du support stoïcien est très forte, dans le cadre d’une psychopathologie de la passion. Sénèque décrit ce « premier choc de l’âme188 (primus ictus animi) » que représente la représentation d’une offense189 et qui fait naître un premier mouvement non volontaire, « un prélude et

Peace of Mind, from Stoic Agitation to Christian Temptation, Oxford, Clarendon Press, 2000. Sur la προπάθεια, voir aussi B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, op. cit., p. 175-181 ; T. Tieleman, Chrysippus on Affections. Reconstruction and Interpretation, op. cit., p. 198-287 et C. Gill « Competing Readings of Stoic Emotions » in R. Salles, Metaphysics, Souls and Ethics : Themes from the Work of Richard Sorabji, (éd.), Oxford, Clarendon Press, 2005, p. 445-470, p. 458 ; et O. D’Jeranian, Responsabilité et engagement dans le stoïcisme, op. cit., p. 396-422 et « Deux théories stoïciennes des affections préliminaires », Revue de philosophie ancienne, T. XXXII/2, 2014. 185 Sénèque, De Ira, II, 3, 2 : « S’imaginer que la pâleur, les larmes, l’excitation génitale, un profond soupir, l’éclat soudain des yeux ou tout autre phénomène analogue soit l’indice d’une passion et la manifestation de notre état d’esprit, c’est tomber dans l’erreur sans comprendre que ce sont des mouvements purement corporels (fallitur nec intellegit corporis hos esse pulsus) » (trad. A. Bourgery modifiée). Voir aussi le témoignage d’Aulu-Gelle, Noctes Atticae, XIX 1, 17 = Épictète fr. 9. 186 S’il y a difficulté, elle nous semble plutôt tenir à l’instabilité terminologique de cette affectivité préliminaire : dans la lettre 113, Sénèque emploie impetus pour nommer cette impulsion préliminaire, alors que dans le livre II du De ira, il distingue précisément l’impetus-hormê des mouvements préliminaires qui anticipent l’assentiment. Voir par exemple De ira, II, 3, 5. Ces mouvements préliminaires reçoivent eux-mêmes plusieurs dénominations. Sénèque parle tour à tour en II, 2, 2 d’un « choc premier de l’esprit » (primus ille ictus animi), en II, 4, 1 d’un « premier mouvement » (primus motus) et d’un « premier trouble de l’âme induit par la représentation d’une injustice (prima illa agitatio animi quam species inuriae incussit) ». 187 Voir à ce sujet J. Fillion-Lahille, Le De Ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, Paris, Klincksieck, 1984, p. 165. 188 Ce premier choc de l’âme est comparé par Sénèque à ces mouvements incontrôlés du baillement, voir De ira II, 4, 2. 189 Sur la nature sénéquienne de l’offense, voir A.-J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 163.

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une sorte de menace à la passion (praeparatio adfectus et quaedam comminatio)190 ». Il convient de distinguer cette affectivité immédiate qui provoque un impetus préliminaire encore non volontaire et le « laisser-passer » que nous lui accordons qui, lui, est volontaire. Sénèque est ici parfaitement en accord avec la conception de la passion des premiers stoïciens : le passionné ne s’est à aucun moment emparé de l’objet de son jugement pour en interroger la nature, sans quoi la représentation passionnelle n’aurait pas survécu à l’examen critique. L’assentiment donné à la représentation l’a été de manière immédiate. Le passionné n’a à aucun moment fait usage de cette puissance d’appropriation de son affectivité, et il agit donc de ce point de vue de manière absolument apersonnelle. On a ici affaire à la figure d’une impulsivité – au sens contemporain du terme – consentie (il y a bien eu assentiment), sans qu’à aucun moment elle n’ait été l’objet d’une reprise, sans qu’à aucun moment une distance ne se soit creusée entre le sujet et ce qui s’impose à lui dans l’immédiateté d’un affect, entre le sujet et lui-même. Le remède à la passion, qui dit aussi encore autrement en quoi consiste l’usage proprement humain de l’assentiment, réside alors dans la veille qu’il convient de mener vis-à-vis de ce qui nous pousse, parfois intensément : qu’il soit attentif (ἐπιστησάτω) à ses propres passions et à ses propres mouvements (ἐπιστησάτω τοῖς ἰδίοις πάθεσι καὶ κινήμασιν), [afin qu’il discerne s’]il ne se produit pas un acquiescement, un consentement et une inclination de la partie directrice de l’âme vers cette chose  (εἰ μὴ εὐδόκησις γίνεται καὶ συγκατάθεσις καὶ ῥοπὴ τοῦ ἡγεμονικοῦ ἐπὶ τόδε τι) en raison des moyens de persuasion (τὰς πιθανότητας) qu’elle déploie191.

Il s’agit de « reprendre la main » dans un processus déjà initié en soi sans soi. Et cette résistance ne peut naître que du jeu qui nous sépare de ce qui nous affecte. Cette distance crée l’espace pour une réplique à chaque fois personnelle et singulière qui suppose une certaine tempora190 Sénèque, op. cit. II, IV, 1. Voir aussi ibid. II, I, 4 : « Notre thèse est qu’elle [la colère] n’ose rien par elle-même, mais qu’il lui faut l’approbation de l’esprit (nihil per se audere sed animo adprobante) » (trad. A. Bourgery). Voir aussi le fr. 9 Schenkl d’Épictète = Aulu-Gelle, Noctes atticae, XIX, 17, auquel renvoie F. Ildefonse (« La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 17) en notant cependant qu’il « atteste moins une impulsion préliminaire que la force des représentations qui affectent l’homme ». 191 Origène, De principiis, III, 1, 1 (= SVF II 988) (trad. F.  Ildefonse) : « οὗτος ἐπιστησάτω τοῖς ἰδίοις πάθεσι καὶ κινήμασιν, εἰ μὴ εὐδόκησις γίνεται καὶ συγκατάθεσις καὶ ῥοπὴ τοῦ ἡγεμονικοῦ ἐπὶ τόδε τι διὰ τάσδε τὰς πιθανότητας ».

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lité, celle de l’appropriation ou du refus de ce qui nous meut. La nature nous a destinés à ce libre usage, cet usage subjectif par lequel nous faisons en propre avec ce qui nous arrive. Tout comme elle a délégué à chaque vivant de prendre soin de lui-même, elle nous a confiés avec la raison cette reprise personnelle. Ce qui est en jeu ici, c’est donc la spécificité de la temporalité de l’action humaine qu’un témoignage d’Origène relatif à l’« animation animale » (celle des vivants non rationnels) permet par contraste d’éclairer : Parmi les êtres qui ont en eux-mêmes la cause de leur mouvement, les uns, dit-on, sont mus d’eux-mêmes, les autres par eux-mêmes. D’euxmêmes les êtres qui sont dépourvus d’âme, par eux-mêmes les êtres pourvus d’une âme. Sont mus par eux-mêmes les êtres qui sont pourvus d’une âme du fait que survient en eux une représentation qui appelle une impulsion. On remarque encore que chez certains des animaux se produisent des représentations qui appellent une impulsion lorsque la nature représentative met en mouvement selon un ordre déterminé l’impulsion : c’est ainsi que chez l’araignée la représentation de tisser se produit et que l’impulsion à tisser suit, parce que la nature représentative de l’araignée l’appelle à cet acte selon un ordre déterminé et que l’animal ne se voit confier rien d’autre au-delà de sa nature représentative ; il en est de même dans le cas de l’abeille pour la fabrication des cellules de cire192.

Ce texte attribue à l’animal une phantastikê phusis par laquelle non seulement il perçoit mais il se représente, dans une forme de projection minimale, les réactions adéquates, représentations ayant pour effet immédiat les actions correspondantes via des impulsions pratiques, c’està-dire comprenant un élément moteur. Les conduites animales relèvent bien du « par soi-même », ce qui distingue l’instinct d’une simple mécanique193. Origène attribue ainsi à l’animal une forme de « rationalité » 192 Ibid., III, 1, 2 (= SVF II 988) (trad. F. Ildefonse) : « τῶν δὲ ἐν ἑαυτοῖς τὴν αἰτίαν τοῦ κινεῖσθαι ἐχόντων τὰ μέν φασιν ἐξ ἑαυτῶν κινεῖσθαι, τὰ δὲ ἀφ’ ἑαυτῶν· ἐξ ἑαυτῶν μὲν τὰ ἄψυχα, ἀφ’ ἑαυτῶν δὲ τὰ ἔμψυχα. καὶ ἀφ’ ἑαυτῶν κινεῖται τὰ ἔμψυχα φαντασίας ἐγγινομένης ὁρμὴν προκαλουμένης. καὶ πάλιν ἔν τισι τῶν ζῴων φαντασίαι γίνονται ὁρμὴν προκαλούμεναι φύσεως φανταστικῆς τεταγμένως κινούσης τὴν ὁρμήν, ὡς ἐν τῷ ἀράχνῃ φαντασία τοῦ ὑφαίνειν γίνεται καὶ ὁρμὴ ἀκολουθεῖ ἐπὶ τὸ ὑφαίνειν, τῆς φανταστικῆς αὐτοῦ φύσεως τεταγμένως ἐπὶ τοῦτο αὐτὸν προκαλουμένης καὶ οὐδενὸς ἄλλου μετὰ τὴν φανταστικὴν αὐτοῦ φύσιν πεπιστευμένου τοῦ ζῴου, καὶ ἐν τῇ μελίσσῃ ἐπὶ τὸ κηροπλαστεῖν ». Pour une analyse détaillée du passage et de ses enjeux, voir F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 48-54. 193 Voir T. Bénatouïl, Faire usage, La pratique du stoïcisme, op. cit., p. 61-64. Sur le rapprochement entre l’analyse de la production de l’impulsion animale de l’analyse du

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minimale qui est celle de l’instinct. Comme l’a souligné T. Bénatouïl, le tetagmenôs194 qui caractérise ici la conduite animale indique à la fois son caractère réglé qui conduit immédiatement de la représentation à l’impulsion195 (on songe au autothen de Stobée) et sa régularité196. Il n’existe pas à ce titre d’imprévisibilité de la réponse animale qui est précisément une réaction qui sera toujours la même, ce qui fait qu’on peut opter pour la traduction « systématiquement », même si à strictement parler il s’agit d’une conséquence197 du caractère réglé de l’affaire. La nature pourvoit et prévoit jusqu’à déterminer le comportement induit par telle ou telle représentation: l’animal se conduit toujours de la même manière. Cette prévisibilité implique l’uniformité au moins relative des conduites animales qui les distingue des conduites spécifiquement humaines, ce dont les insensés ne font aucun cas. Sénèque condamne à ce titre le comportement de la foule qu’il compare à l’instinct grégaire. Toute possibilité de signature y disparaît au sein d’un magma indifférencié et anonyme, celui où l’acte d’assentiment, pourtant insubstituable, est délégué à la rumeur et où par conséquent aucun individu n’assume sa responsabilité, parce qu’il ne répond ni de ses actes, ni de lui-même : biologiste Jacob Von Uexküll, voir T. Bénatouïl, op. cit., p. 65 et J. Von Uexküll, « Théorie de la signification », in Mondes animaux et monde humain suivie de Théorie de la signification, Paris, Gonthier, 1965. 194 Pour une recension exhaustive des différentes traductions de tetagmenôs qui ont pu être proposées, voir F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 48. En voici quelques unes : T. Engberg-Pedersen (The Stoic Theory of Oikeiosis. Moral Development and Social Interaction in Early Stoic Philosophy, op. cit., p. 224) traduit par « automatically », B. Inwood (Ethics in Human Action in Early Stoïcism, op. cit., p. 78) par « automatically or regularly », J.-B. Gourinat (Les Stoïciens et l’âme, op. cit., p. 86) par « de façon uniforme et régulière », M.-O. Goulet-Cazé (« À propos de l’assentiment stoïcien », art. cité, p. 150-151) par « selon un ordre déterminé », M. Isnardi-Parente (Stoici antichi, Torino, UTET, 1989) par « ordinamente ». Sur la qualification de la nature représentative au moyen de l’adverbe tetagmenôs, voir aussi T. Bénatouïl, op. cit., p. 61-63 et J. Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, op. cit., p. 89. Sur l’interprétation de l’adverbe pratikôs, voir A. Stevens, « Preliminary Impulse in Stoic Psychology », art. cité, p. 152 et T. Bénatouïl, op. cit., p. 196. 195 Alexandre d’Aphrodise, Du destin, 14, p.  183, 8-15 Bruns (= SVF II 980) : « Puisque […] les actes effectués par l’animal ne se produiraient pas sans cette condition, si l’animal ne manifestait pas d’impulsion, mais parce que l’animal donne son assentiment, l’impulsion aussi se manifeste » (trad. P. Thillet modifiée par F. Ildefonse). Sur le caractère « contraignant (compelling) » de l’impulsion, voir T. Brennan, « Stoic Moral Psychology », art. cité, p. 267 et The Stoic Life. Emotions, Duties and Fate, op. cit., p. 86-87. 196 T. Bénatouïl, op. cit., p. 61-62. 197 Voir F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 49.

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Rien ne doit donc plus nous importer que de ne pas suivre à la manière des moutons le troupeau de ceux qui nous précèdent, nous dirigeant non où il faut aller, mais là où l’on va. Et pourtant, rien ne nous embrouille dans de plus grands maux que de nous régler sur la rumeur, croyant que sont les meilleures les choses qui reçoivent l’assentiment du grand nombre198.

L’immédiateté de l’adaptabilité au milieu qui assure la survie constitue en même temps la limite constitutive de l’impulsivité animale199. C’est que la spontanéité, l’immédiateté et la régularité de la conduite animale en font une conduite inférieure à l’action humaine : elles excluent toute variabilité et individualité de la réponse qui de ce point de vue est indifférenciée. À l’inverse, la nature nous a destinés à la variation et à l’individuation de nos conduites : Tandis que les leçons de l’expérience sont plus tardives et variables, un savoir que confère la nature est immédiat et le même pour tous200.

L’usage de l’assentiment fait entrer dans la temporalité spécifique de l’après-coup201 en laquelle consiste précisément l’expérience humaine – l’adéquation au présent caractéristique de la sagesse n’est conquise qu’à la faveur de l’expérience202. Avec elle, l’assentiment introduit cette variabilité constitutive d’un savoir qui parce qu’il n’est pas par nature immédiat, parce qu’il demande à être retrouvé, est toujours l’objet d’une appropriation singulière dont la nature nous a délégués le pouvoir. Les animaux ne disposent de rien d’autre que de cette « nature représentative » qui détermine la régularité de leurs comportements, là où les hommes ont reçu en partage cet au-delà de la nature représentative – Sénèque parle ailleurs de « vaincre la nature »203–, cette capacité rationnelle qui est en nous de faire usage de l’assentiment204. Celle-ci condi Sénèque, Vit. Beat. I, 3 (trad. V. Laurand). T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 32. 200 Ep. 121, 20 : « Et tardum est et uarium, quod usus docet : quiquid natura tradit, et aequale omnibus est et statim ». 201 Sur l’importance de la mémoire dans le stoïcisme romain, voir G.  ReydamsSchils, The Roman Stoics, op. cit., p. 29-34. 202 L’expérience est introduite par Chrysippe dans la définition du telos. Voir D.L. VII, 87 (= SVF III 4 = LS 63C). 203 De brev. vit. XIV, 2. 204 Sur la question de savoir si les animaux disposent ou non d’un assentiment, ce que ne semble pas exclure le texte d’Origène, et que semblent confirmer des témoignages d’Alexandre d’Aphrodise et de Némésius, voir B. Inwood, Ethics and Human Action in 198 199

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tionne l’individualité absolue de la réponse que nous lui accordons et constitue notre manière spécifique d’être cause de nous-mêmes en nous inscrivant en même temps dans la causalité du monde. On voit ainsi comment la logique stoïcienne du cercle est portée à son plus haut degré : la nature donne à tout être vivant une individualité propre, celle de l’idia poiotês comme unicité absolue. La représentation comme altération de l’âme (heteroiôsis)205 atteste elle-même une idia poiotês, ce qui la rend infalsifiable. Or dans le cas de l’humain, l’individu peut lui aussi à son tour marquer la nature d’une signature : son acte d’assentiment fait sien, et qui comme un don est désormais inscrit dans le monde. L’assentiment individue et personnalise la représentation impulsive qui le précède et à ce titre en change qualitativement la nature en le signant. On reconnaît ici la circularité si lumineusement mise en évidence par V. Goldschmidt, celle qui fait passer du par nature, non rationnel (ici l’impulsion) à l’homologia comme accord rationnel. L’assentiment comme acte du logos trouve dans la hormê sa matière, mais c’est bien lui seul, comme acte subjectif, qui est capable d’apposer le saut de sa singularité rationnelle et à ce titre de la transformer en volonté. C’est cette qualité individuelle qui sera celle de son exécution qui est fondamentalement en notre pouvoir. L’assentiment constitue ainsi le principe de l’action humaine : c’est l’idée de la raison qui « vient s’ajouter comme artisan de l’impulsion (τεχνίτης γὰρ οὗτος [λόγος] ἐπιγίνεται τῆς ὁρμῆς)206 ». Cicéron parle quant à lui de « rendre [les désirs qu’ils appellent hormas] obéissants à la raison (adpetitiones quas illi hormas, oboedientes efficere rationi)207 ». ε. Les limites du modèle de l’assentiment L’acte de jugement qu’est l’assentiment incarnait donc pour les stoïciens la perfection de la fonction intellective. Il y avait là un modèle si l’on peut dire holistique puisqu’il constituait le pivot tout à la fois de la psychologie de la connaissance et de la psychologie de l’action. Il était en outre parfaitement inséré dans la problématique du destin au sein duEarly Stoïcism, op. cit., p. 72 sq. et en particulier p. 77-78 ; T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 55 ; F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 52-53 ; M.-O. Goulet-Cazé, « A propos de l’assentiment stoïcien », art. cité, p. 322. 205 Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 230. 206 D.L. VII, 86. 207 Cicéron, Off. II, 18.

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quel, nous l’avons vu, il occupait une fonction stratégique. Il incarnait à ce titre la clôture maximale du système, assignant explicitement à chaque sujet l’activité et la causalité que la physique avait reconnues à tout corps, à tout idiôs poion, à l’intérieur de l’ordre universel. Ce statut de pivot lui valut de concentrer quasiment à lui seul la contradiction au moins apparente du système sur laquelle s’acharna la critique néo-académicienne : celle de l’affirmation conjointe du plus parfait déterminisme psychologique et de l’autonomie individuelle de tout sujet humain. Il s’agissait de concilier la quasi-automaticité de l’assentiment dans l’évidence, prévue par la providence et celle d’un pouvoir insubstituable confié à l’individu, celui de donner ou refuser son assentiment208. C’est cette double dimension de l’assentiment qui demeurait sans doute difficile à admettre sinon à comprendre, a fortiori lorsqu’il s’est agi de s’adresser à des auditeurs hors du cadre scolaire. L’assentiment est à la fois ce que nous sommes inclinés à donner comme irrésistiblement dans les cas d’évidence, expression maximale de la providence divine209, et qui est dans le même temps le lieu d’exercice de notre liberté : l’assentiment selon Zénon est « ancré en nous et volontaire (uoluntarius/εκούσιος)210 ». Or à en croire le témoignage de Cicéron, lorsqu’il s’agissait d’expliciter cette dualité les stoïciens usaient à nouveau du modèle naturaliste de l’oikeiôsis211 et de l’image de la balance pour expliquer ce mouvement qui fait passer de l’évidence immédiate à l’assentiment consenti, du par nature (kata phusin) à l’harmonie rationnelle (homologia). Le passage est opéré par l’acte d’un sujet qui ne lui préexiste pas mais que l’harmonie naturelle a rendu possible : Tout comme le plateau d’une balance cède nécessairement à la charge des poids, l’esprit doit céder aux évidences ; car, de même qu’il est impossible à l’être animé de ne pas tendre vers ce qui lui paraît approprié à sa nature (oikeion est le terme grec), de même il lui est impossible de ne pas approuver ce qui se présente avec évidence212. Chrysippe après Zénon aurait ainsi insisté sur le fait qu’on pouvait négativement refuser de donner son assentiment à une représentation, fût-elle d’ailleurs compréhensive. Voir Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 254. 209 De natura deorum II, 142 : « quel ouvrier, sauf la nature, à qui nul n’est supérieur en habileté, pourrait atteindre une telle ingéniosité dans les organes des sens ? » (trad. C. Lévy). 210 Cicéron., Ac. Post., I, 41. 211 Cicéron, Luc., 12, 38. Voir aussi Épictète, Entretiens, III, 7, 15, mais l’oikeiôsis considérée est alors exclusivement une oikeiôsis humaine. 212 Luc. 38 (trad. J. Kany-Turpin) : « ut enim necesse est lancem in libram ponderibus impositis deprimi, sic animum perspicuis cedere. Nam quo modo non potest animal ullum 208

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

Chez le sage, ce mouvement de l’évidence à l’assentiment devient l’analogue de celui qui fait passer de la tendance instinctive à la tendance rationnelle. Par l’assentiment, ce qui était déjà adapté – et en ce sens déjà donné – est rechoisi. Il y avait là ce qui aux yeux des Académiciens rendait la liberté stoïcienne contradictoire. Les stoïciens répliquaient à partir de deux distinctions techniques qui ne parvenaient sans doute pas entièrement à dissoudre la difficulté aux yeux de leurs adversaires : la distinction entre représentation et assentiment que le système cherchait d’un autre point de vue à relativiser, et la distinction entre causes au sein de la théorie du destin. Le concept de sunkatathesis restait à ce titre entièrement arrimé à une théorie de la causalité que le spectre du nécessitarisme poursuivait comme son ombre. C’est d’ailleurs ce point qui constitue le cœur de la critique cicéronienne de l’argument chrysippéen : pour Cicéron, une véritable conception de la liberté individuelle doit pouvoir penser le décrochement entre natura et uoluntas et donc un certain arrachement de la volonté à l’ordre des destins, là où l’analogie du cylindre semble identifier la uoluntas à l’idia poiotês, l’acte volontaire et la nature de l’âme. Le concept de sunkatathesis s’est ainsi sans doute usé dans la controverse féroce dont le De fato ne nous donne qu’un aperçu. On peut dès lors se demander si ce n’est pas ce qui a contraint le stoïcisme à amorcer une évolution qui a conduit à la psychologie d’Épictète : nous le verrons, le lexique de l’assentiment s’y trouve pour une part marginalisé au profit du concept de prohairesis. 2. Le daimôn entre principe cosmologique et concept psychologique : un principe d’identité personnelle ? Poursuivons notre enquête avec un concept psychologique dont la continuité est attestée du stoïcisme originel jusqu’au stoïcisme d’Épictète et de Marc-Aurèle, et qui occupait déjà une fonction centrale au sein de la tradition platonicienne213. Or ce concept psychologique disposait aussi au départ d’une fonction cosmologique. L’effacement de cette dernière à la faveur de sa psychicisation à l’époque impériale fait de lui un élément particulièrement intéressant pour notre enquête, puisqu’on assiste à un effacement de cette une psychicisation à la période impériale. non adpetere id quod accommodatum ad naturam adpareat (Graeci id οἰκεῖον appellant), sic non potest obiectam rem perspicuam non adprobare ». 213 Voir A. Timotin, Histoire de la notion de Daimōn de Platon aux derniers néoplatoniciens, Leiden/Boston, Brill, 2012. Sur le daimôn chez Philon d’Alexandrie, voir aussi B.  Decharneux, L’Ange, le Devin et le Prophète. Chemins de la Parole dans l’œuvre de Philon d’Alexandrie dit « Le Juif », Bruxelles, Éditions de l’Antiquité, 1994.

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PENSER L’INDIVIDU

Le matérialisme stoïcien aurait en effet déployé dès les fondateurs l’image d’un dieu à l’intérieur de nous, une image qui repose sur l’idée d’une parenté entre l’âme et dieu214 : en vertu de la théorie cosmogonique, l’âme est un fragment d’éther (apospasma aitheros215), une partie du logos divin qui organise le tout du monde216. Pour autant, A. Setaioli l’a souligné avec raison, on ne peut se contenter de réduire l’image d’un dieu « à l’intérieur » à la simple affirmation de la nature divine de l’âme humaine217. L’auteur distingue à ce titre deux mouvements : le premier est celui d’une remobilisation de « l’idée ancienne » selon laquelle l’âme est une partie du dieu, qui ne serait que la reformulation de la nature divine de l’âme ou encore de la parenté naturelle entre l’âme humaine et l’âme divine ; le second réside dans la rencontre de ce premier motif avec un second thème, selon lequel l’âme est elle-même un dieu. Mais ce que A. Setaioli ne distingue pas, c’est l’écart qui sépare l’idée d’un dieu ou d’un daimôn « en soi » (dont il s’agit de prendre soin, auquel il s’agit de s’identifier) de l’idée que l’âme elle-même est un daimôn218. Il y va pourtant de trois thèmes irréductibles les uns aux autres : celui du culte (l’idée qu’il faut prendre soin de ce démon), celui de l’identification (l’idée qu’il faut s’identifier à son démon) et celui de l’identité (l’idée que l’âme est un démon). Dans le corpus stoïcien, l’idée de l’identité noûs/daimôn apparaîtrait déjà chez Zénon, au dire de Diogène Laërce, avec un glissement qui fait 214 Sur l’idée d’une nature divine de l’esprit, voir Sénèque, Ep. 66, 12 ; 92, 30 ; 120,14 ; Quaest. Nat., 7, 25, 2 ; Ot., 5,5 ; Cons. Helv. 6,8 ; Ep. 41, 5 ; 71, 6 ; 73,16. Sur cet aspect, voir J. Wildberger, Seneca und die Stoa, der Platz des Menschen in der Welt, Berlin, de Gruyter, 2006, I, 20, p. 217-241. 215 D.L. VII, 143 (= SVF II 633) ; Épictète, Entretiens, I, 14, 6 ; Marc Aurèle, Pensées, V, 27. 216 De même pour Sénèque, elle est cette « parcelle du souffle divin engagée dans le corps de l’homme » (Ep. 66, 12). 217 A.  Setaioli, « Physics III : Theology », in Brill’s Companion to Seneca : Philosopher and Dramatist, G. Damschen et A. Heil (éd.), Leiden, Boston, Brill, 2014, p. 239256. 218 K. Algra, « Stoics on Souls and Demons : Reconstructing Stoic Demonology » in D. Frede & B. Reis (éd.), Body and Soul in Ancient Philosophy, Berlin, De Gruyter, 2009, p. 359-387, p. 360 (= « Stoics on Souls and Demons : Reconstructing Stoic Demonology » in N. Vos & W. Otten (éd.), Demons and the Devil in Ancient and Medieval Christianity, Leiden, Brill, p. 71-98. Sur l’interprétation stoïcienne des poètes, voir A. A. Long, « Stoic Readings of Homer » in Stoics Studies, op. cit. et K. A. Algra, « Comments or Commentary ? Zeno of Citium and Hesiod’s Theogonia », Mnemosyne, 54, 2001, p. 562-581. Sur le rapport des stoïciens à la religion en général, voir K. A. Algra, « Epictetus and Stoic Theology » in T. Scaltsas & A. Mason (éd.), The Philosophy of Epictetus, Oxford, Clarendon Press, 2007, p. 32-56.

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

passer insensiblement du theion au theos, de l’idée d’une parenté divine entre le noûs et le dieu à l’identification du noûs au dieu, dans une formulation qui ne peut évoquer celle du Timée219. À vrai dire, Zénon irait encore plus loin dans l’idée qu’il y va dans le rapport theos/noûs d’un rapport d’identité. C’est l’esprit lui-même qu’il faut considérer, traiter – c’est le double sens d’ἡγεῖσθαι – comme un dieu : Zénon le stoïcien dit qu’il ne faut pas construire des temples aux dieux220, mais avoir le divin dans son seul esprit, ou plutôt considérer l’esprit lui-même comme un dieu. En effet, il est immortel221.

La difficulté réside précisément dans cette ambiguïté constitutive du verbe ἡγεῖσθαι qui installe la référence au daimôn dans le double registre du cultuel et de l’injonction à l’identification (du noûs à un dieu ou à un daimôn). Le thème de l’identification daimôn, theos/noûs dans lequel le démon est intérieur remonterait en fait à Euripide222 et à Héraclite. Pour Héraclite en effet, « le caractère de l’homme est son démon (ἦθος ἀνθρώπῳ δαίμων)223 ». Le fragment est d’interprétation difficile, et cela tient au statut même de l’identification qu’il pose et qui dépend des valeurs respectives d’êthos et de daimôn qui sont engagées. Nous ne trancherons pas ici ce qui divise les interprètes. Rappelons simplement la nature de l’alternative. L’identification posée entre êthos et daimôn peut valoir comme une critique de la croyance populaire en l’existence de daimones  extérieurs auxquels tiendraient les passions et la destinée humaine224, une croyance qui conduisait à une certaine déresponsabili 40d. Sur la critique zénonienne des temples, voir M. Odile Goulet-Cazet, Les Kynika du stoïcisme, Hermes-Einzelschriften Band 89, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2003 ; É. Des places, La religion grecque, Paris, 1969 ; L. Ramarosow, « Contre les “temples faits de main d’homme” », RPLHA 43 (1969), p. 217-238 ; D. Babut, La religion des philosophes grecs, Paris, PUF, 1974, p. 178. 221 Épiphane, Adversus haeres, Volume 3, page 508, ligne 16 (=Zénon SVF I 146 fragment partiel) (notre trad.) : « Ζήνων ὁ Κιτιεὺς ὁ Στωϊκὸς ἔφη μὴ δεῖν θεοῖς οἰκοδομεῖν ἱερά, ἀλλ’ ἔχειν τὸ θεῖον ἐν μόνῳ τῷ νῷ, μᾶλλον δὲ θεὸν ἡγεῖσθαι τὸν νοῦν· ἔστι γὰρ ἀθάνατος ». 222 Fragment 1018 Nauck d’Euripide : « L’esprit en effet est le dieu en chacun de nous (ὁ νοῦς γὰρ ἡμῶν ἐστιν ἐν ἑκάστῳ θεός) ». 223 Héraclite, fragment 8 CXIX (Stobée, Florilège, IV, XL, 23). Pour un commentaire de ce fragment, voir F. Woerther, L’êthos aristotélicien : genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, p. 51-53. 224 Voir K. Algra, « Stoics on souls and demons : Reconstructing Stoic demonology », art. cité, p. 363. 219 220

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PENSER L’INDIVIDU

sation225. À l’inverse, Héraclite affirmerait que le daimôn, c’est-à-dire ici la destinée ne tient à rien d’autre qu’au caractère personnel, à la conduite que l’individu choisit d’adopter et qui lui revient en propre. Le fragment soulignerait ainsi la responsabilité de l’homme dont la destinée (daimôn) ne reposerait sur rien d’autre que sur lui-même. Cette version prendrait à rebours une des compréhensions populaires du daimôn comme « facteur chance » pour la vider de son contenu et lui substituer l’idée d’un êthos personnel au principe des choix de vie de chaque homme. Il s’agirait ainsi de resituer la responsabilité en l’homme, sans que la notion de daimôn ne reçoive un véritable contenu : elle réfléchirait précisément l’absence de contenu en renvoyant immédiatement à la consistance de l’êthos, ce qui fait d’elle un marqueur d’individualité. Une autre lecture est cependant également possible, celle dans laquelle le daimôn désigne cette réalité démonique irréductible qui l’apparente aux dieux, et qui fait à ce titre du caractère moral de l’homme une partie du dieu, c’est-à-dire, au sein du cadre théorique héraclitéen, des éléments qui constituent le cosmos. Dans cette seconde interprétation, il en va bien d’une intériorisation et d’une psychicisation du daimôn : il désigne ici quelque chose à l’intérieur de soi226, quelque chose de soi, et en l’occurrence une entité psychique. Nous disposons d’un autre fragment, cette fois-ci de Posidonius, qui semble précisément lui aussi mobiliser l’image d’un démon intérieur, tout en l’articulant à une figure du démon cosmique qui gouverne l’univers, à partir de l’idée d’une co-parenté divine de ces deux démons : La cause des passions, c’est-à-dire de l’incohérence et de la vie malheureuse, consiste à ne pas suivre en toute chose le démon en soi qui est apparenté et qui dispose de la même nature que celui qui gouverne tout l’univers mais parfois à dévier et être emporté par le pire et le bestial227. Sur les rapports d’Héraclite à la religion, voir C. Osborne, « Heraclitus and the rites of established religion » in A. C. Lloyd (éd.), What is a God ?, London, 1997, p. 3542 et M. Adomenas, « Heraclitus on religion », Phronesis, 44 (2), 1999, p. 87-113. Pour les occurrences de daimôn où il constitue un facteur explicatif de ce qui survient de manière mystérieuse, voir par exemple Odyssée, 14, 488 ; 12, 295. 226 Voir K. Algra, « Stoics on souls and demons : Reconstructing Stoic demonology », art. cité, p. 363. On retrouve cette topologie intérieure chez Xénophon voir Mémorables 4, 2, 14 et Platon, République, 589e  et Timée 90a. Voir aussi Aristote, EN, X, 7, 1177a13. Pour un relevé exhaustif des occurrences où elle apparaît, voir J. Haussleiter, « Deus internus », in T. Klauser (éd.) RAC III, Stuttgart, Hiersemann, 1957, p. 794-842. 227 Posidonius, Fragment 187 Edelstein-Kidd  = Fragment 417 Theiler  (= SVF III 460) (= De affectibus) (notre trad.) : « […] τὸ δὴ τῶν παθῶν αἴτιον, τουτέστι τῆς τε ἀνομολογίας καὶ τοῦ κακοδαίμονος βίου, τὸ μὴ κατὰ πᾶν ἕπεσθαι τῷ ἐν αὑτοῖς δαίμονι συγγενεῖ 225



Deuxième partie.  De l’individu au sujet

Ce témoignage pose l’existence d’au moins deux démons : l’un à l’intérieur de soi et qu’il s’agit de suivre, selon une topographie psychique qui là encore rappelle celle du Timée ; l’autre qui gouverne tout l’univers et qui semble à ce titre s’identifier au dieu. Le caractère individuel du daimôn  psychique intérieur qu’il faut suivre pour se préserver des passions se trouve pour ainsi dire relativisé par la co-présence du daimôn cosmique : le démon est certes « à l’intérieur » mais définit un excès de ce que je porte en moi, et qui donc à strictement parler n’est pas tout moi, et de cette réalité vers laquelle il fait lui-même signe (le démon cosmique) : le divin en moi, partie de ce divin du monde. La figure démonique « extérieure » atteste quant à elle la fonction cosmologique228 que la notion occupait au sein de la doctrine stoïcienne de la providence. Les daimones y constituent les parties ou manifestations particulières du dieu unique qu’est le logos qui agit en tout point de la matière229. Cette liaison entre démonologie et cosmologie déjà présente dans l’Ancienne Académie permet de repérer un point de contact entre les démonologies platoniciennes230 et celle du stoïcisme originel, point de contact qui peut justifier que les doxographes rapprochent ces auteurs malgré l’opposition radicale de la conception du dieu dans ces philosophies. Dans l’une comme dans l’autre, la référence aux daimones s’inscrit dans une théorie de la transformation des éléments probablement d’origine aristotélicienne231 qui permettait d’assurer l’efficacité de l’action divine en tout point du monde à partir du principe physique de continuité : c’est la reprise de ce qu’on a nommé l’argument des « habitants naturels » qui τε ὄντι καὶ τὴν ὁμοίαν φύσιν ἔχοντι τῷ τὸν ὅλον κόσμον διοικοῦντι, τῷ δὲ χείρονι καὶ ζῳώδει ποτὲ συνεκκλίνοντας φέρεσθαι ». Sur ce texte, voir A. Setaioli « Physics III : Theology », art. cité, p. 392 et La vicenda dell’anima nel commento di Servio a Virgilio, Frankfurt, 1995, p. 157-172 et en particulier p. 158. Voir aussi E. A. Fontecedro, « Seneca : l’altro aspetto della divinità », in P. Parroni (éd.), Seneca e il suo tempo, Atti del Convegno internazionale di Roma-Cassino (11-14 novembre 1998), Roma, 2000, p. 179-191, p. 188 qui renvoie, comme le note A. Setaioli, au fragment 1018 N2 d’Euripide : « L’esprit en effet est le dieu en chacun de nous (ὁ νοῦς γὰρ ἡμῶν ἐστιν ἐν ἑκάστῳ θεός) ». Cette identification constitue un thème récurrent chez Marc-Aurèle (Pensées, II, 13, 1 ; 17, 4 ; 6, 2 ; III, 12, 1 ; V, 10, 6 ; 27, 1, VIII, 45, 1 ; XII, 3, 4). Voir sur ce point J. Wildberger, op. cit., II, 785, n. 1083. 228 Voir A. Timotin, La démonologie platonicienne, op. cit., chapitre 4. 229 Plutarque, De comm. not. 1075A-B (= Cléanthe SVF I 536), même si le texte ne fait pourtant pas mention de l’argument par analogie aristotélicien. Voir K. Algra, « Stoics on souls and demons : Reconstructing Stoic demonology », art. cité, p. 368-369. 230 Le rôle des daimones dans la théorie de la providence sera fortement diminué avec Jamblique, chez lequel ils ne constituent que des adjuvants et disparaît littéralement chez Proclus. Sur ce point, voir A. Timotin, La démonologie platonicienne, op. cit. 231 L’argument est rapporté par Cicéron, De natura deorum II, 15, 42 = Aristote, fr. 23.

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fonde l’existence de ces daimones que Sextus attribue à Chrysippe232 et dont nous conservons aussi la trace chez Philon233 et Apulée234. Il s’agit de conclure par analogie que s’il existe des formes de vie animale sur terre et dans l’eau, il doit a fortiori exister dans l’air, cet élément plus subtil que ne le sont la terre et l’eau, des êtres démoniques, c’est-à-dire dotés d’une psychê. Cette extériorité du démon constitutive de la référence au cadre cosmologique et à l’existence de démons extérieurs semble confirmée par cet autre fragment plus tardif de Posidonius qui décrit la sympathie qui lie les démons aux hommes comme une veille. Certains démons non « intérieurs » veillent sur les affaires humaines : Ils disent qu’il existe aussi certains démons qui sont en rapport de sympathie avec les hommes, qui veillent sur les affaires humaines ; et que les âmes des hommes de bien qui survivent sont des héros235.

L’extrême rareté des sources qui nous sont parvenues rend bien délicate toute tentative de synthèse sur l’usage de cette notion jusqu’à Posidonius. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle semble attester la bipolarisation constitutive du système par sa double fonction psychique et cosmologique. La fonction cosmologique du daimôn cosmique semble avoir assuré la continuité de l’unité cosmique et de la providence divine : les daimones se retrouvaient en position d’analogon du pneuma divin, cette assimilation actant la rationalisation et l’immanentisation intégrales du démonique. Dès lors, la définition de l’âme comme fragment du pneuma divin permettait d’identifier l’âme elle-même à un daimôn. En faisant du démon une réalité psychique individuelle, les stoïciens 232 Sextus, Adv. Math. IX, 86 (=SVF II 1014 et 1105. Voir D. Babut, Plutarque et le Stoïcisme, op. cit., p. 388, n. 2 ; voir aussi Posidonius, fr. 24 EK (=Macrobius, Saturnalia, I, 23, 7). Sur l’attribution aux Stoïciens de cet argument des « habitants naturels », voir A. Timotin, op. cit., p. 122 sq. 233 De gigantibus, 6-8. 234 De deo Socratis, 138-140. 235 Posidonius, fr. 24 EK (= Macrobius, Saturnalia, I, 23, 7) (notre trad.) : « Φασὶ δ’ εἶναι καί τινας δαίμονας ἀνθρώπων συμπάθειαν ἔχοντας, ἐπόπτας τῶν ἀνθρωπείων πραγμάτων· καὶ ἥρωας τὰς ὑπολελειμμένας τῶν σπουδαίων ψυχάς ». Voir  aussi Sextus, Adv.  Math. IX, 71  (= SVF II 812) où Sextus attribue cette thèse à Chrysippe. Voir aussi Aétius, I, 8, 2 (= SVF II 1101) ; D.L. VII, 151 (= SVF 1102) et IV, 7,3 (= SVF II 810). Les Stoïciens posaient l’existence de daimones qui n’avaient pas pour origine l’âme humaine mais ils faisaient cependant aussi l’hypothèse que les daimones ou herôes puissent être des âmes humaines vertueuses « redescendues » sur la terre. Sur ce point, voir K. Algra, « Stoics on Souls and Demons : Reconstructing Stoic Demonology », art. cité, p. 84-86.

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retrouvaient une des figures platoniciennes du daimôn, celle du Timée. Pour autant, son autre fonction cosmologique n’autorisait sans doute pas encore de le constituer comme un critère d’identité personnelle, du fait de l’absence de séparation réelle du démon psychique et du démon cosmique. Les stoïciens n’en avaient pas moins importé une structure relationnelle au sein de la réalité psychique dont les stoïcismes impériaux d’Épictète et de Marc-Aurèle allaient s’emparer tout en réinvestissant une autre figure platonicienne, celle du démon personnel de Socrate236. 3. L’éthique en situation : individualité et transaction Si l’on se tourne désormais plus spécifiquement vers le contenu de l’éthique stoïcienne, force est de constater que, là encore, dès les fondateurs, l’individualité y occupe une place fondamentale dans la définition de l’acte vertueux. L’éthique stoïcienne se donne en effet comme une éthique en situation : la détermination de l’action morale engage une réflexion sur les conditions d’actualisation de la vertu237, l’attitude à adopter requérant un acte d’évaluation qui prend en compte les circonstances, toujours particulières. C’est ainsi une certaine attention portée aux contingences de l’expérience humaine qui conduisit les stoïciens à refuser d’accorder une valeur absolue à des règles morales, ce dont témoigne la doctrine de la sélection (eklogê)238 des indifférents. Il s’agissait de définir comment les indifférents, ces « choses ni bonnes ni mauvaises239 » au premier rang desquels la vie, pouvaient devenir des préférables lorsqu’elles se révélaient conformes à la nature (kata phusin)240 : l’objet de la sélection ne dispose que d’une valeur relative et n’est jamais Voir plus bas, p. 179-183. Nous renvoyons sur ce point aux analyses de T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., et en particulier p. 222-223 et 238-240. 238 Les Stoïciens distinguaient la sélection (eklogê) des indifférents du choix (hairesis) du bien, voir Chrysippe ap. Plutarque, De stoic. rep. 1039C. Voir B. Inwood, Ethics and Human Action, chap. 6, p. 206-215 qui montre bien que chez le sage la sélection tend à être un choix puisque même dans la sélection des indifférents, il s’agit de viser le bien. Voir aussi, du même auteur, « Rules and reasoning » (chap. 4) in Reading Seneca : Stoic Philosophy at Rome, op. cit., p. 95-132 et P. Mitsis, « Seneca on reason, rules, and moral development », in J. Brunschwig & M. Nussbaum (éd.), Passion and Perceptions, Studies in Hellenistic Philosophy of Mind, Cambridge, CUP, 1993, p. 285-312. 239 D.L. VII, 102 (= SVF III 117). Voir aussi Alexandre d’Aphrodise, Quaestiones IV, 1 ; p. 118-119 Bruns. 240 Cicéron, Fin. III, 13 ; D.L. VII, 160. Voir B. Inwood, Ethics and Human Action, op. cit., p. 198 et T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 516. Voir aussi S.  Alexandre, Faire-valoir. Essai de reconstruction d’un « dispositif d’évaluation » stoïcien. Caractéristiques, limites, enjeux, op. cit., p. 99 et chap. 5. 236 237

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que l’occasion et la matière et de l’action morale. En relativisant la valeur accordée à l’objet, le modèle de la sélection renforçait ipso facto l’importance de l’acte de choix subjectif. Seul Ariston a résisté à cette tendance, lui qui refusait d’accorder toute valeur aux indifférents241, maintenant la seule valeur des decreta242. Considérant que toute prise en compte du caractère particulier de l’effectuation de la vertu constituait une limitation, il concevait le sujet vertueux exclusivement comme un sujet de la compétence s’identifiant abstraitement à sa vertu. La position d’Ariston a cependant été marginalisée, au moins définitivement à partir de Chrysippe. Sans renoncer au privilège de la disposition qui équipe le sage pour tout affronter, ce dernier confère une importance décisive à l’acte subjectif d’évaluation qui apparaît dès lors comme l’expression du logos universel en même temps que celle d’une qualité propre. C’est ce dont semble témoigner la redéfinition chrysippéenne du telos : lui qui avait été d’abord défini par Zénon comme une vie en accord (ὁμολογουμένως ζήν243) devient avec Chrysippe le « fait de vivre en accord avec l’expérience de ce qui se produit selon la nature (τὸ τῷ κατ’ ἐμπειρίαν τῶν φύσει συμβαινόντων ζῆν)244 ». Chrysippe soulignait par là même un peu plus encore le caractère transactionnel de l’individualité vertueuse, à la croisée de l’éthique universelle et de son actualisation empirique. Ce que nous pouvons dire en l’état de nos sources, c’est que les auteurs de ce qu’on a coutume d’appeler le stoïcisme moyen, et en particulier Diogène et Panétius, ont chacun à leur manière contribué à renforcer tout à la fois ce caractère transactionnel de l’éthique stoïcienne et la fonction normative des caractères individuels dans la définition de la vertu. C’est vrai de la « tentation casuistique » qui fut celle de Diogène245, le Sextus Empiricus, Adv. Math. XI, 64-65 (= SVF I 361 = LS 58F). Sur ce refus de faire droit aux praecepta et donc auc contingences de l’expérience, voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit. p. 190-191 et 196. 242 Sénèque, Ep. 94, 2 (= SVF I 358). Sur cette question, voir A. M. Ioppolo, Aristone di Chio e lo stoicismo antico, op. cit., p. 123-130 et « Decreta e praecepta in Seneca », in A. Brancacci (éd.), La filosofia in età imperiale. Le scuole e le tradizioni filosofiche, Napoli, Bibliopolis, 2000, p. 15-36. 243 D.L. VII, 87 (= SVF I 179 = LS 63C et SVF III 4). 244 Ibid. Sur le détail de l’apport de Chrysippe à la téléologie stoïcienne, voir aussi A. A. Long, « Carneades and the Stoic telos », Phronesis, 12, 1967, p. 59-90, p. 60-68. 245 Cicéron reconstruit la polémique entre Diogène de Babylonie et Antipater dans le livre III du De officiis Off. III, 51. , Voir M. Pohlenz, Cicero De Officiis III, in Kleine Schriften, vol. 1, Hindelsheim, Olms, 1965, p. 253-291 ; P. M. Valente, op. cit., p. 29 sq. ; P. Grimal, « Nature et limites de l’éclectisme philosophique chez Sénèque », in LEC, 38, 1970, p. 3-17 ; F.-R. Chaumartin, Le “De beneficiis” de Sénèque, sa signification philosophique, politique et sociale, Lille, 1985, p.  75-76 ; J. Annas, « Cicero on Stoics and 241

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quel chercha à montrer contre Antipater que l’intérêt individuel, loin de menacer le lien social, constituait sa condition246 dès lors qu’il trouvait son origine dans la raison. Diogène donna en outre une importance inédite au concept de sélection qu’il tenta d’introduire dans la définition du telos en en renforçant l’importance, là où le stoïcisme originel la cantonnait à la théorie des indifférents. Pour Diogène, l’accord (homologia) avec l’expérience de la nature universelle est complété par la référence à la sélection dont elle constitue le critère247, ce qui permet de mettre en évidence les modalités concrètes de cet accord lui-même individué. La vertu consiste dès lors à « bien raisonner dans la sélection (εὐλογιστεῖν ἐν τῇ ἐκλογῇ) et le rejet des choses conformes à la nature248 ». Diogène maintenait ainsi ce que l’acte subjectif de choix – comme sélection – pouvait apporter à la téléologie et à la définition du bonheur. La vitalité de la notion de sélection ne s’en est pas moins usée dans ces polémiques, ce qui permet peut-être d’éclairer son abandon. Elle constitua certainement une étape importante dans la construction de la conception stoïcienne de l’acte subjectif, une étape dont la prohairesis conservera sans doute quelque chose, elle qui réalisera la synthèse entre la compétence universelle du modèle aristonien249 et l’acte de choix du modèle chrysippéen : la prohairesis est tout à la fois faculté de choix et choix ponctuel250. C’est pourtant la contribution de Panétius qui fut la plus marquante et la plus vivace, parce qu’elle amorce une humanisation du modèle de l’oikeiôsis à partir d’une métaphore à laquelle aucun stoïcien ne renoncera par la suite, celle des rôles. Avec Panétius, l’unicité attribuée à tout être private propriety », M. Griffin & J. Barnes (éd.), Philosophia Togata, I, Oxford, Clarendon Press, 1997, 1ère éd. 1989 et B. Inwood, « Rules and reasoning », in Reading Seneca, op. cit. ; sur la reconstruction cicéronienne du conflit et la critique de la casuistique diogénienne, voir C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 531  ; V. Laurand, La politique stoïcienne, op. cit. et, du même auteur, « L’articulation entre loi universelle et loi naturelle à partir du débat entre Diogène de Babylonie et Antipater de Tarse (De Officiis, III) », Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61, 2008, p. 1-18. 246 Off. II, 73. 247 Voir A. A. Long, « Carneades and the Stoic telos », Phronesis, 12, 1967, p. 59-90. p. 65. A. A. Long souligne que le concept d’eklogê a pu être utilisé d’abord chez Chrysippe, en renvoyant au témoignage de Plutarque, De comm. not. 1069D (= SVF III 167). 248 Stobée, Eclog. II, 7, 6a, p. 76, 13 W (= SVF III 57 = LS 58K). Une définition analogue est attribuée aux stoïciens par Plutarque, De comm. not. 1072C-D. 249 Sur ces aspects et les enjeux du passage de la conception aristonienne de l’usage de la vertu à la conception chrysippéenne de l’usage des vertus, voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 198-215. 250 Voir plus bas, p. 154 sq.

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passe définitivement en éthique et devient normative. Il y a là incontestablement une condition décisive de la pensée stoïcienne du subjectif.

II. Une inflexion panétienne : l’individualisation de l’appropriation (oikeiôsis) humaine Panétius semble en effet avoir cherché à transférer la thèse de l’individualité comme unicité dans la sphère éthique dans le cadre de ce qui s’apparente à une nouvelle modélisation de la doctrine de l’appropriation (oikeiôsis) humaine. Peut-être s’agissait-il d’une tentative pour intéresser plus directement un public romain d’avantage concerné par les problèmes éthiques que par les discussions sur la physique ou la logique. Or cette tentative de transfert de la physique de l’individuation dans le champ éthique n’emprunte pas le lexique de la qualité propre (poiotês). On peut ainsi se demander si cet abandon du vocabulaire chrysippéen ne relevait pas d’une volonté d’approfondir la conception de la subjectivité humaine en créant un autre vocabulaire qui lui soit propre, d’autant que comme nous l’avons vu la notion s’était trouvée attaquée de toute part par les académiciens. Deux hypothèses nous semblent pouvoir être avancées. D’une part nous savons que Panétius rejetait la doctrine de la conflagration universelle251, même si infiniment peu de ses fragments nous sont parvenus252. On peut supposer dans ces conditions que les notions physiques d’idiôs poion et d’idia poiotês forgées par Chrysippe restaient trop étroitement liées à la cosmogonie pour que Panétius choisisse de les réutiliser. D’autre part, la qualité propre (idia poiotês) pouvait caractériser indéfiniment tout individu, vivant ou non, rationnel ou non. Panétius peut donc avoir cherché à renforcer la rupture entre l’homme et l’animal en forgeant un modèle qui s’appliquait en propre à l’individuation humaine253. 251 Sur ce point, voir F. Alesse, op. cit., p. 264-268. Nous ne disposons cependant pas des raisons qui ont justifié cet abandon. 252 Les fragments ont été collectés par M. Van Straaten, Panaetii Rhodii fragmenta collegit terioque edidit, Leiden, Brill, 1962, (Philosophia antiqua, 5) [« editio amplificata » ; 1952, 1946 = Panétius, sa vie, ses écrits et sa doctrine, avec une édition des fragments, Amsterdam, 1946] ; F.  Alesse, Panezio di Rodi e la tradizione stoica, Testimonianze, Naples, 1997 et plus récemment E. Vimercati, Panezio : Testimonianze e frammenti, Milan, Bompiani, 2002. 253 L’hypothèse a été soutenue par A. Grilli, « Studi paneziani », Studi Italiani di Filologia classica, 29, 1957, p. 31-97.

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À vrai dire, cette inflexion en faveur de l’individuation spécifiquement humaine est déjà sensible dans la formulation panétienne de l’oikeiôsis. Là où l’oikeiôsis de l’ancien Portique n’éludait pas la continuité entre l’homme et l’animal en mentionnant un instinct social chez certains animaux254, Panétius fait reposer l’oikeiôsis sociale sur la raison. C’est par la vertu de la raison (ui rationis) que les hommes en viennent à fonder des liens éthiques : Cette même nature, par la vertu de la raison (ui rationis), incline l’homme vers l’homme, en vue d’une communauté de langage et de vie ; elle met en lui surtout un amour spécial pour ceux qu’il a engendrés ; elle le pousse à vouloir qu’il y ait des réunions et des assemblées, et à les fréquenter ; elle le pousse en conséquence à l’effort de se procurer de quoi subvenir à son entretien et à sa subsistance, non seulement pour lui, mais pour son épouse, ses enfants et les autres êtres qui peuvent lui être chers et qu’il doit protéger […] or, ce souci stimule aussi les âmes et les rend plus grandes pour l’action255.

Tout se passe comme si Panétius avait tenté d’échapper à la critique que Carnéade avait adressée à l’éthique stoïcienne, celle de fonder la morale dans une tendance instinctive commune à l’homme et à l’animal256 : plus explicitement que Chrysippe, Panétius remet la raison à l’origine de la sociabilité en marquant la différence de nature entre les formes de sociabilité animale et le type de sociabilité spécifiquement humaine. Panétius se concentre en effet sur la modalité spécifiquement humaine et sociale de l’individuation en l’illustrant à partir de l’image concrète de l’usage de ressources (aphormai) individuelles empruntée au modèle de la propriété privée, et avec celle du masque ou du rôle (prosôpon) propre257. La vie heureuse est en effet définie par Panétius comme « la vie conforme aux ressources qui nous ont été données par la nature (τὸ ζῆν κατὰ τὰς δεδομένας ἡμῖν ἐκ φύσεως ἀφορμὰς)258 ». Or pour être Fin. III, 19, 62-63. Off. I, 4, 12. (trad. C. Lévy). 256 Sur cet aspect, et plus largement sur la variation panétienne de l’oikeiôsis, voir C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 526-529. 257 Sur cette métaphore, voir plus bas, p. 310 sq. 258 Panétius, Fragment 96 (Van Straaten). Un témoignage de Stobée attribue aussi la notion à Cléanthe. Voir  SVF I 129 : « Ni la vertu ni le vice ne connaissent de milieu (μεταξύ). Car tous les hommes tiennent des ressources de la nature, pour s’élancer vers la vertu (ἀφορμὰς ἔχειν ἐκ φύσεως πρὸς ἀρετὴν), comme s’ils avaient la raison des demi-ïambes, selon Cléanthe. De là vient que ceux qui n’aboutissent pas sont des insensés (φαύλους), ceux qui parviennent à la perfection étant des sages » (trad. V. Laurand 254 255

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confiées à tous les hommes en tant qu’êtres rationnels, les ressources (aphormai) n’en sont pas moins diverses (poikilas), c’est-à-dire attribuées à chacun de manière singulière259. Ainsi, l’image de la ressource ne rompt pas avec l’idée d’un accord avec la nature universelle mais elle modalise cet accord avec le logos que réalise la vertu via la référence aux ressources individuelles (aphormai) : c’est dire d’abord qu’individuellement la providence nous a confié les aphormai comme ce dont nous disposons en propre260 dans cette quête de la vertu. Le terme d’aphormê désigne d’ailleurs tout autant le point de départ ou le point d’appui261 que la ressource262. Il n’apparaît dans un contexte philosophique (et en l’occurrence stoïcien) que pour désigner la répulsion dans le couple d’opposé hormê/aphormai forgé par Zénon263. La notion n’avait semble-t-il pas conquis de sens spécifiquement technique et elle n’avait conquis philosophiquement de valeur positive264 qu’avec Cléanthe265 qui l’appliquait lui aussi à l’homme. Les valeurs communes et concrètes de la notion – l’image de la ressource individuelle et celle du point de départ ou point d’appui, tous deux individués parce que spatialement circonscrits et définis par contact – contribuent ainsi immédiatement à renforcer l’individualisation du telos. Nous ne pouvons réaliser cet accord avec la nature universelle qu’à partir et selon ce que nous sommes, c’est-à-dire, en termes physiques, selon notre nature propre (propria natura)266. C’est l’enjeu de la distinction, là encore spécifiquement panétienne, entre nature uni-

légèrement modifiée). Sur ce texte, voir F. Alesse, Panezio di Rodi e la tradizione stoica, Testimonianze, op. cit., p. 26 et en particulier la note 10. 259 Plutarque, Tranq., 473A: « οὕτω τοῖς ἀνθρώποις ποικίλας πρὸς τὸν βίον ἀφορμὰς ἔδωκε ». 260 Toute la question est celle de savoir si les aphormai se confondent à ce titre avec une espèce de l’impulsion instinctive qu’est la hormê. Sur la controverse relative à cette question, voir F. Alesse, op. cit., p. 183. 261 Voir par exemple Polybe, Historiae, I, 41, 6. 262 Voir notamment ibid., I, 3, 10. Le terme peut d’ailleurs nommer plus spécifiquement la ressource économique. Voir par exemple, Xénophon, Mémorables, 2, 7, 12 ; 3, 12, 4. 263 SVF III 169. Sur ce texte, voir A. Grilli, « Studi paneziani », art. cité, p. 32. 264 Pour les sens de aphormai, voir A. Grilli, art. cité, p. 31-32. A. Grilli détaille les occurrences non philosophiques, puisqu’on trouve le terme chez Euripide, Thucydide et Xénophon ; on ne trouve en revanche aucune occurrence technique ni chez Platon ni chez Aristote. Voir aussi aussi F. Alesse, op. cit., p. 183-184. 265 Un témoignage de Stobée attribue aussi la notion à Cléanthe, voir SVF I 129. 266 Off. I, 110 = T61 Alesse.

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verselle267 et nature propre268, distinction qui est explicitée à partir de la notion de prosôpon269, là où Chrysippe – pour autant que nous puissions en juger en l’état de nos sources – distinguait plus volontiers entre nature cosmique et nature spécifiquement humaine270. Chaque individu concourt ainsi selon son individualité ou encore selon sa nature propre à la nature commune rationnelle. C’est dire que c’est la nature individuelle qui constitue le critère du convenable (prepon271), de sorte que l’individualité des aphormai constitue aussi une limitation. Tout homme, s’il doit suivre la nature universelle et rationnelle, ne le peut qu’en accomplissant la nature propre que la nature lui a confiée. Chaque individu, conformément à l’être unique qu’il est, aura donc une manière irréductiblement singulière de conquérir la vertu, de sorte qu’il est vain et même insensé de prétendre imiter les autres. Ce que nous pouvons en revanche chercher à imiter chez l’homme de bien, c’est une manière d’être devenu lui-même et de s’être approprié son individualité. Comme un passeur, il nous invite à construire notre propre voie vers la vertu à partir de celui ou celle que nous sommes. Panétius donnait ainsi un contenu éthique à l’idée d’unicité que l’on trouvait dans la physique avec la notion de qualité propre (idia poiotês) en explicitant par là même en quoi constituait l’individualisation rationnelle de l’unicité à laquelle la nature destinait tout homme : la qualité propre détermine ici un itinéraire individualisé vers la vertu. Ainsi, loin de rompre avec les premiers stoïciens, Panétius prolonge leur perspective : avec les aphormai individuelles et le prosôpon individuel, il conçoit le destin spécifiquement humain en éthique de cette individualité qui est le lot commun de tous les êtres. Avec lui, le stoïcisme se trouve ainsi engagé plus qu’avant dans la conceptualisation de ce que peut être une appropriation humaine rationnelle de sa propre individualité. En d’autres termes, l’individualité est désormais explicitement posée comme éthiquement normative272. 267 Sur la difficulté à laquelle se heurte Cicéron pour rendre aphormai qu’il traduit finalement par adpetitio, voir A. Grilli, « Studi paneziani », art. cité, p. 36-37. 268 Voir plus bas, p. 318-320. 269 Off. I, 110 = T61 Alesse. 270 D.L. VII, 89 (= SVF III 4) : « Chrysippe entend sous (le mot) nature, en conformité avec laquelle il faut vivre, à la fois la nature commune et de façon particulière la nature humaine (ᾗ ἀκολούθως δεῖ ζῆν, τήν τε κοινὴν καὶ ἰδίως τὴν ἀνθρωπίνην) » (trad. R. Goulet). 271 Le champ d’application de la notion de prepon est ainsi étendu, puisque chez Diogène de Babylonie n’était encore qu’une vertu exclusivement énonciative. Le prepon devient ici relatif à la nature individuelle. Voir plus bas, p. 310. 272 Voir F. Alesse, op. cit., p. 264. Voir aussi l’article d’E. Vimercati « Panaetius on self-knowledge and moral responsibility » in P. Destrée, R. Salles & M. Zingano (éd.),

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L’aménagement panétien n’aura pourtant visiblement pas suffi, peut-être précisément parce que les aphormai maintenaient la référence au modèle de l’oikeiôsis : il humanisait les ressources individuelles au sein d’un cadre qui avait été conçu spécifiquement pour démontrer la naturalité de l’individuation humaine. C’est peut-être ainsi que l’on peut comprendre que le concept de prohairesis soit devenu nécessaire aussi rapidement.

III. Le tournant Épictète : nouvelle psychologie ? nouveau sujet ? À en juger en tout cas par nos textes, la psychologie d’Épictète présente un certain nombre de réaménagements par rapport à la psychologie stoïcienne antérieure273. Elle introduit en effet un concept qui n’occupait qu’une place marginale dans le stoïcisme et qui conquiert désormais une importance fondamentale au sein d’une philosophie devenue essentiellement protreptique : celui de prohairesis274. La prohairesis désigne dès lors aussi bien l’acte de choix que la faculté dont il procède et dont la nature n’est pas déterminée a priori. Ce mouvement d’extension de l’influence du concept semble être contemporain de la marginalisation de la référence à la boulêsis qui constituait dans l’ancien stoïcisme l’apanage du sage, comme forme droite de l’hormê275. Le concept de proWhat is Up to Us ? : Studies on Agency and Responsibility in Ancient Philosophy. Studies in ancient moral and political philosophy, v. 1, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2014. 273 Voir notamment, A.-J.  Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op.  cit. ; A. Dihle, The Theory of Will in Classical Antiquity, Sather Classical. Lectures, Volume 48, Berkeley, University of California Press, 1982 ; J.-B.  Gourinat,  « L’apparition de la notion de volonté dans le stoïcisme », in P.  Saltel (éd.), La volonté, Paris, Ellipses, 2002, p. 49-57 et « La “prohairesis” chez Épictète : décision, volonté, ou “personne morale” ? », Philosophie Antique 5, 2005, p. 93-133; M. Frede, A Free Will. Origins of the Notion in Ancient Thought, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2011 ; L. Monteils-Lang, Agir sans vouloir, Le problème de l’intellectualisme moral dans la philosophie ancienne, Paris, Classique Garnier, 2014. 274 On trouve au moins 63 occurrences dans les Entretiens et 5 dans le Manuel, une présence qui autorise selon nous la comparaison avec la notion de uoluntas chez Sénèque. Voir plus bas, p. 282 sq. 275 Là encore, l’usage de la boulêsis reflète la double hégémonie du modèle du sage et du modèle cosmique. Comme le souligne B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism, op. cit., appendix 2, p. 237, l’usage du terme est presqu’exclusivement circonscrit aux analyses qui opposent les pathé et les eupatheiai. La boulêsis est en effet une eupathie (eupatheia) qui est l’apanage du sage. Sur l’analyse des eupatheiai, comme émotion intérieure, voir M. Graver, Stoicism and Emotion, Chicago et Londres, The University

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

hairesis semble à ce titre opérer une unification linguistique des formes non raisonnable (l’epithumia) et raisonnable (la boulêsis) de l’impulsion (hormê) que le stoïcisme originel envisageait comme deux formes antagonistes. La prohairesis s’applique aussi bien à l’insensé qu’au sage et au progressant et elle devient par là même pouvoir des contraires, lieu du bien et du mal276, de la vertu et du vice277. La boulêsis en vient d’ailleurs à désigner aussi le désir de l’insensé278 voire même la passion279. Or avec l’inflation du concept de prohairesis, c’est le modèle de l’assentiment lui-même qui semble pour une part marginalisé280. Tout se passe comme si Épictète opérait un transfert de l’assentiment (sunkatathesis) à la faculté de choix (prohairesis) qui en absorbe la prérogative. La prohairesis décline l’unité psychique de l’hêgemonikon : elle rassemble et concentre tous ses actes actifs (à savoir l’assentiment et l’impulsion281). Elle s’identifie à lui, tout en lui conférant en tant que fonction unifiée une plasticité renforcée qui n’est pas sans évoquer celle de la uoluntas sénéquienne. La prohairesis prolonge ainsi le modèle de l’assentiment par un modèle plus explicitement qualitatif et intensif pour penser la teneur propre de la réflexivité humaine. Lorsque le sujet en a précisément fait le choix, cette faculté de choix prend la consistance d’un choix plus fondamental, plus originaire, un choix de vie qui à bien des égards constitue un principe d’identité personnelle. Irréductiblement nôtre, il marque alors tous les actes du saut de la personnalité dont ils émanent, en en faisant des actes irréductiblement subjectifs. Le sujet s’y choisissant lui-même à chaque fois, cette faculté en vient à s’identifier à lui282. On pourrait dire que la question devient : « dis-moi ce que tu choisis, je te dirai qui tu es ».

of Chicago Press, 2007, en particulier p. 51-52. On trouve néanmoins le terme appliqué à la volonté de la nature, celle de l’organisateur de l’univers (τοῦ τῶν ὅλων διοικητοῦ βούλησις). Voir D.L. VII, 88. Voir aussi le témoignage de Cicéron, De natura deorum II, 28, 58 (= SVF I 172). 276 Entretiens, I, 25, 1-4 ; II, 1, 5-6 ; ibid, 16-11. Voir aussi I, 18, 6-8 où elle est aussi définie comme le lieu de la connaissance du bien et du mal. 277 Ibid., II, 23,19. 278 Ibid., I, 12, 14. 279 Ibid., 27, 10-11. 280 On trouve chez Épictète au moins à 21 reprises le lexique de l’assentiment, 149 fois celui de la prohairesis. 281 Le point est souligné par M. Graver, « Not even Zeus », art. cité, p. 349-350. 282 Épictète, op. cit., I, 22, 18 ; III, 18, 1-3 ; IV, 5, 12.

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1. La prohairesis : l’identité dans la plasticité a. La responsabilité en héritage, avec et par-delà Aristote α. La prohairesis : notion et concept Lorsqu’Épictète recourt au terme de prohairesis, celui-ci recouvre autant une notion qu’un concept. S’il revient à Aristote de l’avoir fait entrer sur la scène philosophique (on ne trouve qu’une seule occurrence chez Platon283), le terme avait en effet commencé son histoire hors du champ de la philosophie. Comme l’a montré A. Merker, la prohairesis jouait en particulier un rôle central chez les orateurs attiques284, au moins depuis Démosthène285. Il y a bien de ce point de vue une préhistoire non philosophique de la prohairesis au sein de laquelle elle constitue déjà un facteur décisif de l’individualité, même si Aristote est le premier à se lancer dans une entreprise définitionnelle et conceptuelle, héritant d’usages archaïsants. Le terme appartient cependant toujours aussi à la langue non philosophique chez les contemporains d’Épictète, comme en témoigne sa fréquence dans les biographies de Plutarque286. À cet égard, nous voudrions ici chercher à tenir ensemble deux interprétations qui ont été jusque-là souvent opposées : la première postule

Parménide, 143c. Le terme est par ailleurs attesté chez Polybe (pas moins de 159 occurrences du substantif référencées dans le TLG), Diodore de Sicile (108 occurrences), chez lequel il est très fréquent et chez Denys d’Halicarnasse (35 occurrences). Voir par exemple, Polybe, Historiae, I, 45, 9 ; Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XI, 11, 3 et XIII, 82, 2 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, VI, 59, 1 et VIII, 56, 1. Le terme prohairesis est également extrêmement fréquent chez Galien (182 occurrences). Voir par exemple, De placitis Hippocratis et Platonis, I, 10, 15 ; II, 5, 31. 285 On trouve en particulier plus de 20 occurrences chez Démosthène et sa présence est également attestée chez Isocrate (À Démonicos, 9, 10 ; Sur l’échange, 4, 118 ; Lettre VII (à Timothée), 1 ; Pnathénaïque, 11). Pour un relevé exhaustif des occurrences de prohairesis, voir A. Merker, Le principe de l’action humaine selon Démosthène et Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 2016, annexe III « Occurrences de prohairein & mots apparentés à l’époque classique ». 286 La notion est centrale dans l’analyse du comportement de Démosthène. Là où Plutarque souligne l’inconstance de Démade (Phocion, 20, 5), il loue la prohairesis de Démosthène. Voir en particulier Plutarque, Démosthène, 13, 1-4. Pour l’opposition entre les deux hommes,voir par exemple ibid., 10, 2 ; 11, 5 ; 28, 2 ; 31, 4-6. Sur la prohairesis comme constitutive du héros plutarquien, voir A. Wardman, Plutarch’s Lives, Londres, Elek, 1974, p. 107-114 et C. Cooper, « The Moral Interplay between Plutarch’s Political Precepts and Life of Demosthenes », in A. G. Nikolaidis (éd.), The Unity of Plutarch’s Work : « Moralia » Themes in the « Lives », Features of the « Lives » in the « Moralia », Berlin, 2008, p. 67-83 et en particulier, p. 70-71. 283 284

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l’indépendance radicale d’Épictète vis-à-vis d’Aristote287 en affirmant qu’Épictète ne ferait que reprendre un vocabulaire fréquent en politique et en histoire ; la seconde insiste plutôt sur la proximité du concept épictétéen et du concept aristotélicien, ce qui la conduit parfois à minorer leur originalité respective288. Il nous semble quant à nous délicat de refuser a priori que la notion devenue concept ait pu exercer une influence dans les éthiques de ses successeurs en général et dans l’éthique d’Épictète en particulier. Si Épictète ne mentionne pas Aristote, pas plus que des adversaires aristotélisants, il n’en demeure pas moins que le contexte philosophique de l’époque est marqué par la résurgence de l’aristotélisme, vivier de renouvellement philosophique et sémantique289. Nous verrons que la notion est présente chez Philon d’Alexandrie (avec pas moins de 39 occurrences), ce qui témoigne du fait que sa sphère d’influence s’étendait au-delà des cercles aristotéliciens. Dans ces conditions, on peut même se demander si la résurgence du concept dans la sphère de l’aristotélisme n’a pas joué un rôle de catalyseur dans son apparition chez Épictète. Nous voudrions dès lors réinscrire la prohairesis épictétéenne dans cette double perspective notionnelle et conceptuelle tout en mettant en évidence la profonde continuité de la psychologie d’Épictète avec celle du premier stoïcisme. La prohairesis reste une notion, ce qu’elle est au moins depuis les orateurs attiques, mais elle est aussi devenue un concept avec Aristote. C’est dire que si le recours à une notion qui appartenait à la langue non technique est sans aucun doute lié à un souci pédagogique, parénétique et protreptique, il n’engage pas moins des enjeux théoriques 287 Voir notamment A.  Bonhöffer, Epictet und die Stoa : Untersuchungen zue stoischen Philosophie, Stuttgart, Enke, 1890, p. 118-121 et p. 259-261. 288 Voir A. Dilhe, The theory of the Will in Classical Antiquity, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1982, p. 60, p. 134 ; R. Dobbin « Prohairesis in Epictetus », Ancient Philosophy, 11, 1991, p. 111-135 ; A. A. Long, Epictetus : a Stoic and Socratic Guide to Life, op. cit., p. 113, p. 213-214. La position de J.-B. Gourinat est quant à elle beaucoup plus attentive à la spécificité du concept épictétéen : il montre que malgré les similarités, il demeure des points de disparité entre les deux approches. Voir J.B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité. Sur les différences avec l’approche aristotélicienne, voir aussi R. Sorabji, Ancient and Modern Insights about Individuality, Life and Death, Oxford, Clarendon Press, 2006, p. 188 sq. et « Epictetus on Prohairesis and Self », in T. Scaltas & A. Madon (éd.), The Philosophy of Epictetus, Oxford, Clarendon Press, 2007, p. 87-98. 289 Voir A. A. Long, « Arius Didymus and the exposition of Stoic ethics » (1983), in A.  A. Long (éd.), Stoic Studies, Cambridge, CUP, 1996, p.  107-133 ; M.  Bonazzi « Antiochus’ Ethics and the Subordination of Stoicism », in M. Bonazzi & J. Opsomer (éd.), The Origins of the Platonic System : Platonisms of the Early Empire and their Philosophical Contexts, Leuven, Leuven University Press, 2009, p. 33-54.

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qui permettent d’éclairer le choix d’Épictète d’en avoir fait le concept décisif de son éthique stoïcienne et de sa conception du sujet. β. La prohairesis comme principe d’action et de responsabilité chez les orateurs attiques Avant même qu’Aristote ne s’en saisisse, le terme prohairesis290 est employé par les orateurs Isocrate et Démosthène qui jouent tous deux, à part inégale cependant, et aux côtés d’Aristote, un rôle important dans l’histoire de la notion et du concept de prohairesis. En l’état de nos sources, Isocrate est le premier orateur avant Démosthène chez lequel la présence du substantif dans des contextes relatifs à l’action humaine est attestée (du reste seulement dans les discours postérieurs à -356) mais reste discrète. Au sein de la sphère éthique, il peut ainsi désigner un choix, une décision ou un dessein291 qui engage le choix de vie292 bien qu’il semble alors s’inscrire dans un cadre d’autojustification plutôt que dans celui d’une véritable pensée de l’action293 ; sa qualité peut cependant témoigner de la vertu de son auteur, ce qui justifie son rapprochement avec la prudence294. Le lexique de la prohairesis se trouve aussi associé aux notions de volonté295 et de délibération296, sans que cette articulation ne soit ni explicitée ni théorisée297. La terminologie de la prohairesis, 290 Le premier emploi de la forme active du verbe prohairein remonte à Aristophane. Voir Thesmophories, 418-421. Le verbe désigne alors l’acte de (re)tirer des provisions d’un cellier. Sur les premiers usages attestés de prohairein, voir A. Merker, Le principe de l’action humaine selon Démosthène et Aristote, op. cit., p. 127-130. Ce sont les orateurs attiques que la forme prohairesthai et le substantif prohairesis commence à apparaître. Chez un certain nombre de ces auteurs cependant (Thucydide, Aristophane, Phérécrate, Lysias, Xénophon, Isée, Hégésippe, Démade et Dinarque), seul le verbe prohairesthai est attesté et le substantif n’apparaît pas, en l’état de nos sources. Sur ces points, voir ibid., p. 124 sq. Le verbe devient en revanche courant avec Isocrate qui est le premier à faire autant usage du verbe prohairesthai (68 occurrences) ni même du substantif prohairesis (6 occurrences). 291 Sur la question de la traduction de prohairesis, voir plus bas, p. 150, note 315. 292 Sur l’échange, 4. Voir aussi Panathénaïque, 11 où la prohairesis est rattachée à la volonté de « se réfugier (κατέφυγον) dans la philosophie ». Pour une autre occurrence dans laquelle la prohairesis engage l’orientation globale d’une vie, voir aussi À Démonicos, 9 ; 10. Ce discours est cependant considéré comme inauthentique. 293 Voir A. Merker, op. cit., p. 134-136 ; 144-145. 294 Lettre VII (À Timothée). 295 Cette proximité avec le verbe boulesthai concerne cependant le verbe prohairesthai et non le substantif prohairesis. 296 Sur l’échange, 118. 297 Sur les valeurs de prohairesthai et de prohairesis chez Isocrate, voir Le principe de l’action humaine selon Démosthène et Aristote, op. cit., p. 132-145.

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bien que relativement bien installée, ne semble pas encore disposer de la fonction décisive au sein de la sphère d’analyse du comportement et de l’action politique qu’elle occupera chez Démosthène. C’est en effet avec Démosthène que la notion semble avoir conquis une consistance éthique supérieure qui la situe du côté d’un principe de responsabilité et d’individualité. À la suite de G. Mathieu, A. Merker a proposé d’éclairer cette accélération dans l’histoire de la notion à l’aune de ce dont disposait Démosthène et qui faisait défaut à Isocrate, l’expérience du politique : « il manque certainement à Isocrate, une volonté énergique et obstinée de faire passer la pensée à l’acte, condition qui fait l’homme politique298 ». Chez Démosthène, si le terme désigne le choix de vie comme c’était déjà le cas chez Isocrate, il a conquis incontestablement une nouvelle dimension éthique. L’expression prohairesis tou biou299 que l’on retrouvera chez Aristote300 et postérieurement chez Philon301 apparaît. Il s’agit bien comme chez Isocrate de rendre raison de sa vie, ce qui lie l’apparition de la prohairesis à une stratégie rhétorique voire théâtrale. La notion conquiert cependant une dimension juridique et politique : par comparaison avec ce qui se passait chez Isocrate, la responsabilité éthique, juridique et pénale302, et politique303 semble engagée de manière beaucoup plus marquée. Elle est celle par laquelle l’individu s’affirme comme tel. C’est ce qu’illustrerait un passage du traité démosthénien Sur la couronne. Dans ce traité déployant une stratégie oratoire qui lui confère

298 Ibid., p. 145 reprenant la thèse de G. Mathieu, Les idées politiques d’Isocrate, Paris, Les Belles Lettres, 1925, p. 39. 299 L’expression (prohairesis tou biou) est attestée chez Démosthène, voir Contre Aristocrate, 141  (τῇ προαιρέσει τοῦ βίου) ; Contre Olympiodore, 56 (τῇ προαιρέσει τοῦ βίου) ; Eroticos (Pseudo Démosthène, 2) (περὶ προαιρέσεως τοῦ βίου). 300 EE, VII, 10, 1242b ; Politiques, 1280a30, ce qui n’exclut pas qu’il donne aussi un sens plus étroit à la notion quand elle prend une valeur préférentielle dans le schéma boulêsis/bouleusis/prohairesis. Il n’y aurait donc pas nécessairement entre Aristote et Épictète sur la prohairesis une opposition aussi forte qu’on le pense habituellement en en restant au livre III de l’Éthique à Nicomaque et donc au sens restreint de prohairesis chez Aristote. 301 De fuga et inventione, 204, 5 ; De spec. leg., 4, 194. Voir aussi De sacrificiis Abelis et Caini, 11, 4 où l’on trouve l’expression au pluriel (« κατὰ τὴν τῶν βίων προαίρεσιν »). 302 Philippiques, II, 16. Sur l’expression « ek prohaireseôs » (« à dessein »), forgée par Démosthène, pour « intensifier » la responsabilité de Midias, voir aussi A. Merker, op. cit., p. 169 sq. 303 Pour l’expression prohairesis tês politeias, voir Sur les forfaitures de l’ambassade, 27. Voir aussi, Sur la couronne, 93.

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une « force d’apologie de soi304 », la prohairesis en vient à désigner le principe même de l’action : « […] avec la prohairesis s’exprime quelque chose qui coïncide avec l’être humain lui-même, dans sa distinction avec le hasard, les dieux, et qui est le support à la fois de la responsabilité et de la qualité éthique de la personne305 ». Dès ses premiers usages et avant même qu’Aristote ne s’empare philosophiquement de la notion, la prohairesis avait donc partie liée avec les valeurs de la responsabilité individuelle et par extension de choix de vie. De ce point de vue, « l’importance éthique et pratique de la prohairesis ne vient pas de la philosophie306 ». Avec Démosthène et les orateurs attiques qui furent ses contemporains307, la prohairesis engage déjà ce que peut un sujet, ce sur quoi il a un pouvoir et à ce titre ce dont il peut répondre. C’est en revanche à Aristote qu’il revient de lui avoir donné une consistance théorique particulière et d’avoir constitué la prohairesis en principe d’action. γ. La reprise aristotélicienne : la prohairesis comme causalité psychique Le travail d’élaboration conceptuelle de la prohairesis chez Aristote est indissociable d’une tentative de rationalisation des degrés de responsabilité juridique et éthique. Aristote se saisit en effet du terme prohairesis pour introduire une distinction supplémentaire au sein du champ de ce qui effectué de « plein gré »308. Cette distinction lui permet d’établir une gradation dans la responsabilité de l’agent et de distinguer entre des types d’injustice309. Or Aristote fait ici quelque chose qui avait été préparé par les orateurs attiques. Là où le droit athénien en effet ne reconnaissait que la bipartition « de plein gré (hekôn) »/« malgré soi (akôn) », ils introduisirent une distinction entre l’hekôn et le ek prohaireseôs (qui correspondrait à ce qui relève pour nous de la préméditation) que le

A. Merker, op. cit., p. 241. Ibid. 306 Ibid., p. 16. 307 Lycurgue, Eschine, Hypéride (nous n’avons pas d’occurrence du substantif attestée chez Dinarque et Démade). Voir ibid., p. 161-257. 308 Sur la distinction akôn/hekôn, voir EN, III, 1-3. 309 Sur la tripartition relative aux injustices contre son gré/de plein gré/à dessein, voir aussi le livre V, 10 sq de l’EN (et le livre IV de l’EE qui est le même). Voir aussi l’analyse d’A. Merker, Le principe de l’action humaine selon Démosthène et Aristote, op. cit., p. 339-342. 304 305

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

droit athénien ne faisait pas310, du moins pas positivement311. Le rapprochement aristotélicien prohairesis/ek pronoias a ainsi été rendu possible par celui qu’avait lui-même initié Démosthène en créant l’expression ek prohaireseôs et en l’associant à l’expression juridique ek pronoias, dans le cadre d’une stratégie d’insistance. Il théorisait déjà par là une gradation dans la responsabilité. Aristote hérite de ce cadre rhétorique qui lui permet de définir la prohairesis comme un cas spécifique du « de plein gré  (hekôn) »312, lui permettant d’éclairer l’idée d’une responsabilité individuelle et, avec elle, la temporalité spécifique du projet. Un acte est effectué kata prohairesin « par prohairesis » si et seulement s’il a été délibéré et anticipé. Autrement dit, dès lors que le désir est principe de l’acte, on entre dans la catégorie du hêkon. Et lorsque ce désir n’est plus un simple désir mais qu’il est constitué en une prohairesis par une délibération, on passe dans la catégorie du ek prohaireseôs, ou encore, puisque les expressions deviennent équivalentes, du ek pronoias.  Il y a alors eu « préméditation » : la prohairesis implique qu’il y a eu délibération. En forgeant ces distinctions, Aristote donne à la prohairesis le statut de causalité psychique et celui de principe de responsabilité : par-delà cette conceptualisation des degrés d’injustices, la prohairesis devient à l’échelle de l’éthique principe d’action. Seul un acte qui a pour principe une prohairesis peut à proprement parler être qualifié d’action (praxis). Aristote fait ainsi de la prohairesis une espèce de désir (orexis)313, un « désir délibéré (orexis bouleutikê)314 », ce qui l’apparenterait mutatis mutandis à la boulêsis stoïcienne comme désir raisonnable (orexis eulogos), principe (archê) de l’action chez le sage. La prohairesis suppose donc que le désir qu’est le souhait (boulêsis) comme désir rationnel s’est Les catégories hekôn/ek pronoias ne semblent pas recouvrir une distinction réelle au sein du droit athénien classique où elles étaient équivalentes. C’est du moins l’interprétation qui semble s’imposer chez les historiens. Sur ce point, nous renvoyons ici à la bibliographie d’A. Merker, op. cit., p. 337, note 198. 311 La loi athénienne peut cependant faire référence négativement à la délibération, l’absence de délibération constituant un critère de l’acte commis en légitime défense, qui est à ce titre immédiatement qualifié d’akôn. Sur ce point, voir ibid., p. 334. 312 Sur la distinction entre ekousion et kata prohairesin, voir EN, III, 4, 1111b4-11 et EE, II, 8, 1123b38-1244a6. 313 Le souhait porte « sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire (dein ti prattein ê ou prattein) », voir EE, II, 10, 1226a6. Sur le statut « hybride » de la boulêsis comme « désir rationnel », articulant cette jonction entre désir d’un objectif (boulêsis) et jugement rationnel, et sur la manière dont la prohairesis naît de l’achèvement du processus décisionnel, voir C. Kahn, « Discovering the will : From Aristotle to Augustine », op. cit., p. 239-240. Voir aussi L. Monteils-Lang, Agir sans vouloir, op. cit., p. 227 sq. 314 EN, III, 5, 1113a11 ; VI, 2, 1139a23. 310

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constitué en choix (prohairesis)315 à la faveur d’une délibération. La prohairesis naît alors de la décision qui clôt la délibération. Dans ces conditions, la prohairesis aristotélicienne ne définit pas la fin (déterminée par le souhait) mais elle fixe en revanche les conditions de réalisation316 de la fin (posée par la boulêsis). De ce point de vue, l’objet sur lequel on délibère (bouleuton) s’identifie à l’objet de la décision ou du dessein (prohaireton)317 ; la boulêsis et la prohairesis partagent ainsi le même objet : chacun cesse en effet de chercher comment agir dès l’instant où il a fait remonter le point de départ de l’action jusqu’à lui et, en lui, jusqu’à la partie qui dirige, car c’est elle qui porte le dessein318.

Cette composante rationnelle fait de la prohairesis l’apanage de l’homme, dès lors que les animaux et les enfants sont dépourvus de réflexion : « la prohairesis suppose en effet calcul et réflexion319 ». Lorsque la prohairesis intervient, les « faisables (praktôn) »320 ont déjà 315 La prohairesis peut être traduite par « décision » ou par « choix » voire, comme le préconisent P. Aubenque (La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, p. 119) et plus récemment A. Merker, par « intention » (comprise comme « tension vers » ou dessein). A. Merker a défendu récemment l’idée qu’avec la prohairesis il ne serait pas question de choix, car le désir, même délibératif, ne serait pas une faculté de choix, et que la délibération telle qu’Aristote la définit ne serait pas non plus essentiellement une opération de choix ou de sélection, mais une opération de détermination et de recherche causale des moyens relatifs à une fin. Elle refuse également la traduction par « décision » qui introduit une dualité décision/délibération qui serait étrangère au grec, le terme français supposant que l’on met fin par un acte de volonté à la délibération, là où dans le grec la prohairesis est le produit de la délibération (bouleusis). Ce choix de traduction fait pourtant perdre la dimension d’acte de la notion de prohairesis : à l’instar de la volonté, l’intention ou le dessein ne supposent pas nécessairement leur effectuation concrète, à la différence de la prohairesis aristotélicienne qui engage toujours aussi la réalisation de cette intention ou de ce dessein. 316 EN, VI, 2, 1139a32-36. 317 EN, III, 5, 1113a2. 318 Ibid., 5-7 : « παύεται γὰρ ἕκαστος ζητῶν πῶς πράξει, ὅταν εἰς αὑτὸν ἀναγάγῃ τὴν ἀρχήν, καὶ αὑτοῦ εἰς τὸ ἡγούμενοντοῦτο· γὰρ τὸ προαιρούμενον. » 319 EN, III, 4, 1112a16 : « ἡ γὰρ προαίρεσις μετὰ λόγου καὶ διανοίας ». Sur les spécificités de l’action humaine chez Aristote, voir notamment l’article de P.-M.  Morel, « Action humaine et action naturelle chez Aristote », Philosophie, 73, 2002, p. 36-57 et A. Merker, Une morale pour les mortels, L’éthique de Platon et d’Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 2011. 320 EN, III, 3, 1112a30-31 : « Nous ne délibérons que sur les choses qui dépendent de nous et sont faisables (βουλευόμεθα δὲ περὶ τῶν ἐφ’ ἡμῖν καὶ πρακτῶν) ». Nous ne délibérons pas ainsi sur le vrai ou sur le faux. La προαίρεσις diffère ainsi de l’opinion (δόξα) qui elle porte sur le vrai et le faux, alors que le dessein porte sur le bien et le mal. Voir aussi ibid., 1111b33-34.

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été soumis à l’épreuve de la délibération et en l’occurrence au critère du eph’hêmin, précisément dans le processus de décision321 : « car ce qui a été préalablement discerné à partir de la délibération est objet de la prohairesis322 ». La prohairesis aristotélicienne caractérise donc un régime de causalité spécifique au sein duquel c’est l’homme qui est cause de sorte que c’est en elle que se situe la responsabilité que nous pouvons exercer précisément sur ce qui dépend de nous, pas sur la fortune. Le partage aristotélicien des causes distingue ainsi la nature, la nécessité, le hasard et « l’intelligence et tout ce qui est du fait de l’homme (νοῦς καὶ πᾶν τὸ δι’ ἀνθρώπου)323 » qui fait donc apparaître le eph’hêmin sur lequel nous pouvons exercer un pouvoir. Or ce partage des causes au sein duquel la prohairesis définit une causalité psychique constituée en principe de responsabilité se trouve attesté chez Philon, preuve semble-t-il que l’identification de la prohairesis à un principe d’action faisait depuis l’objet d’un consensus assez large dans les cercles philosophiques. δ. Une présence philonienne Avant même que le concept de prohairesis ne soit réinvesti par Épictète nous trouvons sa trace chez Philon. Le sens majoritaire est alors celui de « ligne de conduite » ou de « règle de vie », même si les sens ne sont pas non plus unifiés si l’on en croit F. Alesse324. Les prohaireseis ne sont de ce point de vue pas nécessairement vertueuses ni même rationnelles : elles peuvent s’autoriser de la tradition, se définir comme choix d’une vie de plaisir ou comme recherche de gloire et ne disposer à ce titre d’aucune valeur éthique ou religieuse325. En un sens plus restrictif et moins existentiel, le terme peut cependant aussi nommer l’intention issue d’une délibération, intention là encore qui n’est pas nécessairement rationnelle puisqu’un texte au moins mentionne une prohairesis non rationnelle (alo321 EN, I, 1, 1094a 18-22 ; II, 5, 1106b36 ; III, 4, 1111b26-9 ; III, 6, 1113a22-4 ; EE I, 2, 1214b7-11. 322 EN, III, 5, 1113a2-5 (trad. A. Merker). 323 EN, III, 5, 1112a31-33. Voir J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 110. 324 F.  Alesse, « Prohairesis in Philo of Alexandria », in B.  Decharneaux & S. Inowlocki (éd.), Philon d’Alexandrie. Un penseur à l’intersection des cultures gréco-romaine, orientale, juive et chrétienne, Turnhout, Brepols, 2011, p. 205-220. 325 Voir par exemple De fuga et inventione, 204 ; De vita Mosis, 1, 161; De spec. leg., 1, 102 et 4, 194. Sur ce point, voir F. Alesse, art. cité, p. 207.

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gos prohairesis326). On rencontre enfin l’expression kata prohairesin – expression attestée pour la première fois chez l’orateur Lycurgue327 et qu’on retrouvait aussi chez Aristote328 : Le collier d’or semble figurer à la fois l’honneur et le châtiment. Tant que les affaires politiques lui [l’homme politique] réussissent, on le voit joyeux et fier, honoré des foules. Mais quand l’échec survient, non pas de son fait (μὴ κατὰ προαίρεσιν329) – il y aurait alors culpabilité (ὑπαίτιον) – mais par malchance (τυχηρόν), ce qui est excusable (συγγνωστόν), il n’en est pas moins entraîné à la chute par cet ornement attaché à son cou, précipité à terre ; et peu s’en faut que son maître n’ajoute : « Ce collier, je te l’ai donné comme parure dans la prospérité de mes affaires, mais comme un lacet fatal si elles échouent »330.

Nous ne pouvons pas ici entrer dans la complexité de ce passage philonien, ni de son contexte qui mêle diverses tonalités philosophiques331 tout à la fois sceptiques332, platoniciennes et cyniques. Philon vient d’user de l’argument académicien de l’indiscernabilité du rêve et de la veille : les sens ne peuvent distinguer le vrai de ce qui est illusoire. Ce premier partage s’ouvre sur un autre partage qui sépare cette fois-ci deux registres de causalité, le kata prohairesin et le tucheron : il se peut que le roi fasse tout ce qui est en son pouvoir pour le bien de la cité mais que la fortune le conduise au désastre et lui arrache la gloire. La fortune peut tout nous enlever, alors même que nous avons tout fait pour qu’il en soit autrement. C’est de cela seul dont nous pouvons être tenus responsables. Ce passage philonien semble ainsi confirmer que la notion qui circulait De cherubim, 32, 3. Contre Léocrate, 148. Sur ce texte, voir A. Merker, Le principe de l’action humaine selon Démosthène et Aristote, op. cit., p. 180-181. 328 EN, III, 4, 1111b6. 329 F. H. Colson, le traducteur de l’édition Loeb traduit kata prohairesis par « of his set purpose ». 330 Philon, De Josepho, 150. 331 Voir J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 111. 332 Philon remobilise l’argument sceptique de l’absence de distinction infaillible entre le rêve et la veille et que la réalité est-elle-même incertaine. Voir F. Alesse, « Prohairesis in Philo of Alexandria », art. cité, p. 211-213. Sur ce problème du scepticisme chez Philon, voir C. Lévy, « Le scepticisme de Philon d’Alexandrie : une influence de la Nouvelle Académie ? », in A. Caquot, M. Hadas Lebel et J. Riaud (éd.), Hellenica et Judaica : Hommage à Valentin Nikiprowetzky, Leuven, Peeters, 1986, p. 29-41 et « La conversion du scepticisme chez Philon d’Alexandrie », in F. Alesse, Philo of Alexandria and Post-Aristotelian Philosophy, Leiden, Brill, 2008, p. 103-120. 326 327

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dans la langue commune était aussi devenue depuis Aristote un concept central de l’éthique, des éthiques antiques : il avait fait d’elle une causalité psychique associée au eph’hêmin. b. La prohairesis dans le stoïcisme originel α. Une présence (très) discrète Dans l’ancien stoïcisme333, le sens de prohairesis est restrictif. Elle figure au nombre des formes que peut prendre l’impulsion pratique : elle est alors cette décision préalable, ce « choix avant le choix » (hairesis pro haireseôs) ou « choix préliminaire »334. Comme espèce d’impulsion (hormê), le pro semble alors indiquer plutôt l’antécédence de ce choix sur celui de l’hairesis. Le concept n’a alors que peu de rapport avec l’analyse aristotélicienne. Aucun témoignage ne permet réellement d’attester l’existence d’un sens plus général avant Diogène de Babylonie chez lequel le terme ne semble avoir absorbé la valeur d’hairesis et désigner le choix. Diogène réfère ainsi un certain type de mouvements, ceux dont la cause est une exhalaison psychique, à ce choix qu’est la prohairesis qui dispose d’une dimension conative : Ce qui pour l’homme est le moteur des mouvements procédant d’un choix, c’est une exhalaison psychique ; or toute exhalaison est issue de la nourriture ; donc ce qui est le premier moteur des mouvements procédant d’un choix (προαίρεσιν) et ce qui nourrit, il est nécessaire que ce soit une seule et même chose335.

Avant Diogène de Babylonie, le concept ne revêt donc qu’une importance très minime au sein de la psychologie de l’action. Et si les stoïciens ne s’en emparent pas336, c’est sans doute parce qu’elle constituait un concept charnière du modèle délibératif aristotélicien dont ils cherchaient à se démarquer. La prohairesis incarnait en effet par sa définition 333 Pour une analyse détaillée des occurrences attestées de prohairesis dans l’ancien stoïcisme, voir J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 97-105. 334 Elle figure au sein de la liste des impulsions pratiques qui nous est parvenue par Stobée. Voir Eclog. II, 7, 9a, p. 87, 14-22 W (= SVF III 173). Sur ce texte, voir B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, appendix 2, « The kinds of impulse », p. 224-242 et J.-B. Gourinat, art. cité, p. 98-99. 335 Galien, Plac. Hipp. Plat. II, 8, 44, p. 164, 32-166, 4 De Lacy (= Diogène SVF III 30) (trad. J.-B. Gourinat très légèrement modifiée). 336 Voir B. Inwood, Ethics and Human action in Early Stoicism, op. cit., appendix 2, p. 241-242. Voir aussi J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 107110.

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même l’union du désir et la rationalité, de la faculté désirante (orektikon) et de la faculté raisonnante (logistikon), là où le monisme stoïcien s’acharnait à maintenir l’unité qualitative de l’âme comme logos. β. Les raisons d’une quasi absence. Du désir délibéré (prohairesis) aristotélicien à l’assentiment (sunkatathesis) stoïcien Pour Aristote, la prohairesis constitue nous l’avons vu « l’acte commun » de la faculté délibérative et de la faculté désirante. On comprend alors la différence qu’introduit le modèle de l’assentiment par rapport au modèle de la délibération : le modèle de l’assentiment suppose précisément l’unité de l’hégémonique qui assume des fonctions qui se trouvaient séparées dans le modèle aristotélicien de l’âme, le logistikon et l’orektikon qui est seul à pouvoir se constituer comme principe de mouvement, la raison n’étant pas par elle-même motrice. A contrario, l’âme stoïcienne définie comme logos dispose en elle-même d’un dynamisme, celui de la hormê, sans qu’une faculté extérieure ne le lui confère : le désir comme principe du mouvement n’est pas extérieur à la raison comme c’est le cas chez Aristote. Et c’est précisément cette affirmation moniste qui conduit à une homogénéisation du processus de la perception et de l’action : l’acte de la raison qu’est l’assentiment est requis aussi bien dans le cas d’une représentation théorique que dans celui d’une représentation pratique. Cela implique à la fois que notre assentiment est nécessaire même en ce qui concerne le vrai, même devant l’évidence, mais aussi que ce sont toujours des jugements qui nous font agir337. Après avoir confié la prérogative de l’assentiment à la prohairesis, Épictète étend ainsi le champ d’action de la prohairesis au vrai et au faux338. c. La prohairesis chez Épictète : l’identité dans la plasticité α. De l’assentiment (sunkatathesis) au choix (prohairesis) Lorsqu’Épictète fait usage du concept, il n’est pas aisé de déterminer s’il mobilise le caractère préférentiel ou le caractère préliminaire du pro à moins que ce ne soit les deux. Cette ambiguïté est en effet constitutive : elle tient à la nature même de la nouvelle compréhension épictétéenne de la prohairesis qui la situe du côté de la puissance, cette

Pour Aristote, la προαίρεσις n’est ni vrai ni fausse. Voir EE, II, 10, 1226a4. Par exemple, Entretiens, I, 29, 3.

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« faculté339 prohairétique (προαιρετικὴ δύναμις340) » de l’hégémonique de faire usage de lui-même qui en fait une puissance des contraires, une puissance qui donc peut se transformer en principe d’identité mais seulement lorsque le sujet fait le choix fondamental d’une vie à la hauteur de ce qu’il est (sa nature rationnelle). C’est seulement dans ce cas que la prohairesis déborde la décision particulière et conquiert une dimension d’anticipation et peut désigner à proprement parler le choix de vie. Si la prohairesis d’Épictète dispose ainsi d’une dimension d’anticipation, il ne s’agit pour autant à aucun moment de retomber dans le modèle aristotélicien au sein duquel la puissance précède l’acte : son anticipation est caractéristique de celle d’un principe d’identité qui assure pour ainsi dire par avance que nous restons le même en vertu précisément de celui ou celle que nous sommes, quel que soit ce qu’il nous est donné de vivre. J.-B. Gourinat341 l’a mis en évidence, la prohairesis chez Épictète peut dès lors nommer soit 1/ une décision ponctuelle qui semble pouvoir l’apparenter à une « préférence »342, soit 2/ la faculté de prendre une décision (qui pourrait à première vue la rapprocher de l’hexis prohairetikê qui définit la vertu chez Aristote343), soit 3/ plus étroitement un choix préliminaire auquel on se tient d’un mode de vie ou d’un per La question de l’usage stoïcien du lexique des puissances de l’âme (hexis et dunamis) avec lequel Épictète semble ici renouer n’implique pas qu’il soit question d’une potentialité non actualisée ni d’un retour à une partition de l’âme mais bien plutôt de renforcer la problématique de l’usage. Certains témoignages de Simplicius attribuent la notion de dunamis aux stoïciens (voir  par exemple In Arist. Cat., 224, 22-24  (= SVF III 203, extrait partiel)) et un témoignage de Stobée parle d’une hexis hormêtikê (Eclog. II, 7, 9, p. 87, 9-13 W (= SVF III 169 = LS 53Q). B. Inwood a proposé de comprendre que les dispositions (hexeis) constituaient des puissances (dunameis) qui précèdent et engendrent les actes correspondants, sans bien entendu prétendre qu’il y aurait là des « parties » séparées de l’âme. Voir Ethics and Human Action in Early Stoicism, op. cit., p. 37-41. A.-M. Ioppolo, T. Bénatouïl et F. Ildefonse ont cependant montré, notamment à partir d’un témoignage de Stobée qui rapporte l’existence d’une hexis hormêtikê, et à notre avis de manière convaincante, que cela revenait à « attribuer au Portique un concept de dunamis comme potentialité non actualisée ». Voir F. Ildefonse, « La psychologie de l’action : représentation, impulsion et assentiment », art. cité, p. 6-7; T. Bénatouïl, La pratique du stoïcisme : recherche sur la notion d’usage (chrêsis) de Zénon à Marc-Aurèle, op. cit., p. 194; A. M. Ioppolo, « Il monismo psicologico degli stoici antichi », art. cité, p. 451-452. 340 Entretiens, II, 23, 11. 341 Voir J.-B.-Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, annexe 2 pour un relevé exhaustif des usages de prohairesis dans les Entretiens et dans le Manuel. 342 Épictète, Entretiens, I, 17, 26-28. On retrouverait alors la valeur préférentielle de pro-. 343 Sur cette notion, voir P.-M. Morel, « Vertu éthique et rationalité pratique chez Aristote. Note sur la notion d’hexis proairetikê », Philonsorbonne, 11 | 2017, p. 141-153. 339

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sonnage (selon cette fois-ci la valeur d’anticipation du pro-). C’est en ce dernier sens qu’elle peut s’apparenter à une « personne morale »344, lorsque ce choix dispose d’une qualité particulière et manifeste une certaine constance. De toute évidence, la plupart des usages mêlent les sens 1/ et 3/345 : parce qu’il est précisément question d’amener l’individu à faire des choix qui soient à la hauteur de sa nature d’homme, il devient délicat de distinguer la décision ponctuelle de ce choix plus originaire de la rationalité que l’acte de choix manifeste hic et nunc. C’est ce qui justifie la difficulté346 de la traduction du concept que les interprètes ont choisi de rendre par « choix », « choix de vie347 » « volonté348 », « résolution349 ». Nous préférerons quant à nous conserver la double traduction de « choix » et de « faculté de choix ». Le lexique du choix nous semble ici le plus adéquat pour rendre ce dont il est question avec la prohairesis. Une autre possibilité consisterait à la traduire par « décision » ou « faculté de décision ». Mais en fait il n’est pas certain qu’il faille ici accorder trop d’importance à la distinction entre les notions de choix et de décision car la plupart du temps, la prohairesis chez Épictète est à la fois une décision et un choix350. Contrairement au choix, la décision est constitutivement liée à la délibération ou plus largement C’est ce qui conduit J. Souilhé à traduire prohairesis par « personne morale » dans la collection Tel de l’édition Gallimard. 345 J.-B. Gourinat, art. cité, p. 97. 346 La difficulté se pose de la même manière au sein de la langue anglaise. En traduisant prohairesis par volition, A. A. Long fait un choix analogue à celui de T. Bénatouïl, puisqu’il évite à la fois l’option de traduction par volonté (will) qui supposerait une conception d’une faculté autonome (notre volonté moderne et contemporaine) et celles de choix (choice) ou de de décision (decision) qui, parce qu’elles désignent des actions ponctuelles ne sont pas en mesure de rendre compte du fait que la prohairesis nomme souvent la faculté de faire des choix et non le choix lui-même. Sur ce point, voir M. Graver, « Not even Zeus », art. cité, p. 149-150. 347 C’est le choix de traduction de P. Hadot, Arrien. Manuel d’Épictète, introduction, traduction et notes, Paris, Le Livre de Poche, 2000, p. 41-43 : cette traduction insisterait sur le fait que la προαίρεσις assure la synthèse des modalités de la raison et sur la responsabilité dont dispose dès lors tout choix qui engage notre vie tout entière. 348 Voir L. Jaffro, « Introduction : Épictète portatif », in Manuel d’Épictète, traduit par E. Cattin, Paris, GF-Flammarion, 1997, p. 7-58, p. 14, n. 6. 349 Voir T. Bénatouïl, La pratique du stoïcisme, op. cit. et « L’usage de soi dans le stoïcisme impérial », in C. Lévy et P. Galand-Hallyn (éd.), Vivre pour soi, vivre dans la cité, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, collection “Rome et ses renaissances” (no 1), 2006, p. 59-73. 350 Sur la distinction entre ces deux notions, voir A. Merker, Le principe de l’action humaine, op. cit., p. 46-47. 344

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– et hors contexte aristotélicien – à l’épreuve critique rationnelle. De ce point de vue, la prohairesis peut bien être une décision. Cette dernière ne dispose pas nécessairement d’un caractère préférentiel, par contraste avec le choix : on peut décider quelque chose sans nécessairement décider ce quelque chose plutôt qu’autre chose. Or en un sens, le geste épictétéen consiste à montrer que toute décision est un choix. Il y a de ce point de vue une dramatisation de l’acte décisionnel, comme en témoigne la structure rhétorique récurrente de l’alternative351 : décider, c’est toujours choisir a plutôt que b, a et non b – le choix est de ce point de vue toujours exclusif –, et en l’occurrence choisir à qui nous nous faisons ressembler (et à qui ou à quoi nous ne nous faisons pas ressembler). L’acte de choix est un acte d’identification (à qui t’identifies-tu ? de qui te donnes-tu la prohairesis ?) qui engage toujours celui ou celle que nous sommes, celui ou celle que nous nous faisons être. La prohairesis donne en ce sens au jugement la forme d’un choix, sans doute plus explicitement et plus immédiatement que ne l’aurait fait le terme d’assentiment (sunkatathesis) qui plus est très lié aux controverses épistémologiques. Le choix dispose d’une extension plus existentielle : il s’agit désormais de choisir et in fine, ce choix comme attitude dit aussi quelque chose du choix de vie que l’on a fait352. Ce glissement conceptuel nous semble particulièrement sensible dans un passage des Entretiens dans lequel le lexique du caractère volontaire de l’assentiment cède la place à celui de l’inviolabilité de la prohairesis : Mais, dit-il, si on me présente la crainte de la mort, on me contraint. – Non, ce n’est pas ce qu’on t’a présenté qui te contraint, mais c’est le fait qu’il te semble qu’il vaut mieux accomplir l’une de ces actions que de mourir. Encore une fois, c’est donc ton jugement qui t’a contraint (τὸ σὸν δόγμα σε ἠνάγκασεν), c’est-à-dire qu’un choix a contraint un choix (τοῦτ’ ἔστι προαίρεσιν προαίρεσις) [nous soulignons]. Car la partie propre que le dieu nous a donnée en la détachant de lui, s’il l’avait constituée susceptible d’être empêchée ou contrainte, soit par lui-même soit par un autre, il n’aurait plus été dieu et il n’aurait même pas pris soin de nous comme il faut353.

Voir notamment  Épictète, Entretiens, III, 15, 13 ; Manuel, XXIX, 4-7. Chez Marc-Aurèle, l’alternative cède parfois la place à une multiplicité d’options, voir Pensées, V, 11. 352 Voir L. Monteils-Lang, Agir sans vouloir, op. cit., p. 379-385. 353 Entretiens, I, 17, 25-27 (trad. J.-B. Gourinat) : « “ἄν μοι”, φησί, “προσάγῃ θανάτου φόβον, ἀναγκάζει με.” οὐ τὸ προσαγόμενον, ἀλλ’ ὅτι δοκεῖ σοι κρεῖττον εἶναι ποιῆσαί τι τούτων ἢ ἀποθανεῖν. πάλιν οὖν τὸ σὸν δόγμα σε ἠνάγκασεν, τοῦτ’ ἔστι προαίρεσιν προαίρεσις. εἰ γὰρ 351

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Tous les acquis du monisme rationnel sont ici conservés – le jugement apparaît ici comme la cause de l’impulsion qui réside irréductiblement dans l’individu – mais dans une langue qui ne les décline plus exclusivement dans un vocabulaire « intellectualiste » : les actes de l’âme que sont l’assentiment et l’impulsion sont désormais décrits comme des choix, Épictète insistant sur la dimension active de ces actes par distinction avec la passivité de la représentation. La prohairesis est ce qui nous « fait accomplir quelque chose (ποιῆσαί τι)354 ». Comme le souligne J.B.  Gourinat, « l’assentiment, qui est un choix, contraint l’impulsion, qui est un autre choix, ou plutôt [un] choix (l’opinion qu’il vaut mieux accomplir telle action que mourir) l’a emporté sur un autre choix (l’opinion qu’il vaut mieux mourir qu’accomplir telle action)355 ». En passant de l’assentiment (sunkatathesis) au choix (prohairesis), ce qui est en notre pouvoir est devenu explicitement ce sur quoi l’autre n’a pas de pouvoir. La référence à la prohairesis est en effet contemporaine du surgissement du thème de l’inviolabilité de la prohairesis dont nous allons voir qu’il est caractéristique de l’émergence d’un partage entre la prohairesis comme « intérieur » et l’« extérieur ». Ici, il s’agit de dire que seule une autre de mes prohaireseis, un autre de mes choix, peut me contraindre : le cas échéant, le conflit prend place au sein de l’âme entre deux prohaireseis. Or par métonymie, la prohairesis en vient à décrire non seulement ce choix particulier irréductiblement mien mais la faculté (dunamis prohairetikê356) de faire des choix. β. Soi-même comme sa prohairesis (faculté de choix) – La délimitation du champ psychique La prohairesis centralise en effet les fonctions de l’hégémonique qui concentre tous les actes psychiques : impulsions, désirs, assentiments357, mais aussi usage des représentations et du langage. À ce titre, elle en vient à s’identifier à l’hêgemonikon358 en en constituant pour ainsi dire le nerf. Elle prolonge par ailleurs les acquis de la théorie de l’assentiment en reτὸ ἴδιον μέρος, ὃ ἡμῖν ἔδωκεν ἀποσπάσας ὁ θεός, ὑπ’ αὐτοῦ ἢ ὑπ’ ἄλλου τινὸς κωλυτὸν ἢ ἀναγκαστὸν κατεσκευάκει, οὐκέτι ἂν ἦν θεὸς οὐδ’ ἐπεμελεῖτο ἡμῶν ὃν δεῖ τρόπον ». 354 Ibid. 355 Voir J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 111. 356 Entretiens, II, 23, 11. 357 Ibid., I, 17, 21-24. 358 Ibid., III, 1, 40-43 ; III, 18, 1-3 ; IV, 5, 12.

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mobilisant l’idée d’un retour sur soi qui procède de l’assignation à moimême comme à la seule cause en notre pouvoir (eph’hêmin)359. L’impératif de reconduction à soi-même se décline dès lors explicitement selon la catégorie de la causalité. Il s’agit de faire retour à soi-même comme à la seule cause pertinente parce que seule en notre pouvoir (eph’hêmin) : Le profane dit : malheur à moi à cause de mon enfant, de mon frère, de mon père » ; le philosophe, si tant est qu’il soit contraint de le dire, énonce : « malheur à moi » ; et il ajoute après une pause : « à cause de moi » » ; car rien ne peut empêcher ou léser une faculté de choix [προαίρεσιν], si ce n’est elle-même360.

La causalité individuelle est ainsi explicitement identifiée à la prohairesis et l’assignation causale se trouve pour ainsi redoublée par un discours intérieur. Le sujet de l’assentiment qui se confond donc avec sa prohairesis s’ancre dans ce mouvement d’intériorisation, de délimitation et de renforcement de l’espace psychique. C’est ce dont témoigne déjà l’alternative entre discours prononcé et discours intérieur : le sage formule en lui-même ce que le profane a besoin d’énoncer à voix haute. – Du pouvoir sur ce qui dépend de nous au pouvoir qui dépend de nous : l’intériorisation épictétéenne du « eph’hêmin » Avec l’association de la prohairesis et de « ce qui dépend de nous  (eph’hêmin) », nous tenons un motif qui semble autoriser une confrontation directe avec le concept aristotélicien de prohairesis et qui a d’ailleurs constitué un argument en faveur d’un rapprochement361. Aristote n’est bien sûr pas le premier à avoir utilisé les deux expressions qui sont des notions de la langue commune. Il n’en demeure pas moins que la conceptualisation philosophique de cette articulation, elle, est spécifiquement aristotélicienne : avec le Stagirite, la prohairesis se trouve 359 Voir R. Salles, « Epictetus and the causal conception of moral responsiblity and what is eph’ hémin » qui défend la thèse selon laquelle le eph’hêmin épictétéen disposerait exclusivement d’une valeur causale. Nous voudrions ici montrer que le retour sur soi est certes intégré au registre de la causalité mais qu’il dispose spécifiquement d’un sens éthique. 360 Entretiens, III, 19, 1-3. 361 Pour un relevé des points de connexion entre la prohairesis aristolélicienne et la prohairesis épictétéenne, voir la liste de A. A. Long, Epictetus : a Stoic and Socratic Guide to Life, op. cit., p. 213 et la discussion qu’en propose J.-B. Gourinat. Voir « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 208. Voir aussi R. Sorabji, Self. Ancient and Modern Insights about Individuality, Life and Death, op. cit., p. 90-94.

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définie comme un « désir délibéré des choses qui dépendent de nous362, elle porte sur le eph’hêmin363. Or lorsqu’on retrouve chez Épictète ce nouage d’allure aristotélicienne de la prohairesis et du eph’hêmin, sa nature a bien changé : Épictète procède à l’intériorisation du eph’hêmin en l’identifiant à la prohairesis. Avec lui, ce ne sont plus les objets de la prohairesis qui sont eph’hêmin mais la prohairesis elle-même qui est devenue l’eph’hêmin364. Cette différence de définition du eph’hêmin engage une divergence relative à la nature même de la liberté. Chez Aristote, le concept de prohairesis a partie liée avec la thèse des futurs contingents. La prohairesis est alors la « vertu du possible » dans un monde qui est contingent et dans lequel il convient donc de délibérer sur ce qui n’est pas déterminé d’avance. Il y a là un motif et une opposition avec Épictète que nous retrouverons mutatis mutandis dans la critique que formulera Œnomaos de Gadara à l’encontre de la lecture épictétéenne de la métaphore théâtrale365 : pour Épictète, le champ de notre liberté s’épuise dans l’usage de cette puissance psychique qu’est la prohairesis. Tout se joue donc d’abord exclusivement en soi puisque plus rien de ce qui est eph’hêmin n’est extérieur à la prohairesis : ce n’est rien d’extérieur à ellemême qui définit le choix. L’objet lui-même n’est jamais que l’occasion de son exercice. C’est donc exclusivement une capacité psychique qui est en notre pouvoir et qui est définie comme un certain usage d’elle-même, ce lieu inaliénable construit par un « retour en soi »366 et qu’il nous revient de transformer : la prohairesis n’a pas d’autre objet qu’elle-même. Malgré cette différence de statut du eph’hêmin épictétéen et aristotélicien, on peut remarquer que la prohairesis d’Aristote pointe déjà vers la part « intérieure » et donc « invisible »367 du champ psychique. C’est ce que traduit la dimension d’anticipation de la prohairesis qui est invisible (exaiphnês)368. La délibération qui donne naissance à la prohairesis 362 Aristote, EN, III, 5, 1113a10-11 : « ἡ προαίρεσις ἂν εἴη βουλευτικὴ ὄρεξις τῶν ἐφ’ ἡμῖν ». 363 Ibid., 1111b29-30 : « ὅλως γὰρ ἔοικεν ἡ προαίρεσις περὶ τὰ ἐφ’ ἡμῖν εἶναι ». Voir A. A. Long, op. cit., p. 214. 364 Épictète, Entretiens, I, 22, 10 : « ἐφ’ ἡμῖν μὲν προαίρεσις καὶ πάντα τὰ προαιρετικὰ ἔργα ». 365 Voir plus bas, p. 342-344. 366 Sur ce point, voir F. Ildefonse, « La multiplicité intérieure chez Marc-Aurèle », Rue Descartes, Revue du Collège International de Philosophie, 43, « L’intériorité », Paris, PUF, 2004, p. 58-67. 367 Voir F. Alesse, « Prohairesis in Philo of Alexandria », art. cité, p. 219. 368 Aristote, EN, III, 4, 1111b9-10.

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se soustrait au regard d’autrui, elle est intérieure, de sorte que paradoxalement elle peut difficilement être en tant que telle l’objet d’une évaluation externe, alors même qu’elle est ce qui a le plus de valeur. Quelque chose de cette délibération intérieure chez Aristote semble à ce titre préfigurer la distinction stoïcienne entre le logos endiathetos et le logos prophorikos369 : la prohairesis englobe d’ailleurs chez Épictète l’usage du langage. Avec Épictète, la distinction eph’hêmin/ouk eph’hêmin se trouve ainsi adossée à un partage désormais explicite intérieur (endon)/extérieur (ekton) au sein duquel l’intérieur est désormais coextensif à l’hégémonique (hêgemonikon), ce lieu plastique structuré par la naturalité de la puissance qu’est la faculté de choix (prohairesis) qui incarne au mieux sa nature. Avec le lexique du partage intérieur/extérieur, Épictète importe en éthique un vocabulaire dont la présence n’était pas attestée dans la psychologie370, du moins si nous nous en tenons aux fragments qui nous sont parvenus. Ici, l’extérieur (ekton) est réinvesti au sein d’un partage qui l’oppose à « l’intérieur », un « intérieur » qui nomme désormais le régime spécifique de l’économie psychique qu’est l’hégémonique. – La personnalisation du champ psychique : prohairesis et idion hêgemonikon L’apparition de cette topographie psychique intérieur/extérieur est dès lors contemporaine d’une personnalisation de l’hégémonique : en s’identifiant à l’intérieur (endon), l’hégémonique (hêgemonikon) devient mon propre (idion) hégémonique. L’adjectif idion qui déclinait dans la physique chrysippéenne l’unicité de la qualité et du qualifié se trouve ici réinvesti au sein de la psychologie et appliqué à l’hégémonique : en investissant l’hégémonique (hêgemonikon), la prohairesis le rend nôtre. L’idion désigne désormais cet espace intérieur structuré par une puissance qui nous est propre au plus haut point : la prohairesis. Un texte d’Épictète établit cette équivalence immédiate entre l’intérieur (ici τὰ ἔσω) et l’hêgemonikon personnalisé caractérisé via la référence au possessif (ton hégémonique « τὸ ἡγεμονικόν τὸ σαυτοῦ ») :

369 Sur la distinction, voir le témoignage de Sextus Empiricus, Adv.  Math. VIII, 275 (= SVF II 223 = FDS 529). Sur ce texte et la nature de la distinction, voir J.-B. Gourinat, La dialectique des stoïciens, op. cit., p. 147-148 sq. Sur le langage intérieur stoïcien, voir aussi, du même auteur, Les Stoïciens et l’âme, op. cit., p. 108-112. 370 Voir D.L. VII, 75 (= FDS 988).

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Il faut que tu sois un homme un, soit bon soit mauvais ; tu dois travailler soit à l’hégémonique de ton âme, soit aux choses extérieures, consacrer tes forces soit au soin de l’intérieur soit de l’extérieur, c’est-à-dire prendre l’état de philosophe ou celui de profane371.

L’unité est conquise à la faveur d’un partage qui devient celui qui sépare l’intérieur de l’extérieur, mon hêgemonikon de ce qui est extérieur. En effet, à la faveur de cette circonscription du propre apparaît le partage explicite qui distingue le propre (idion) non plus du commun (koinon) mais de l’étranger (allotrion), c’est-à-dire de ce qui appartient à un autre372. L’intérieur est désormais coextensif à mon hêgemonikon et par là même l’extérieur est constitué en étranger (allotrion). Il est dès lors question de savoir repérer ce propre qui est mien, c’est-à-dire de savoir se situer dans son hégémonique. On retrouve ainsi le thème panétio-cicéronien de la critique de l’imitation : comme la ressource ou la nature individuelles, l’idion hêgemonikon définit notre champ d’action propre et le définit comme le seul pertinent. Il lui assigne des limites. Ce qui excède l’idion hêgemonikon ne relève pas de notre pouvoir, de sorte que nous ne pouvons que nous y perdre. Plus encore, investir ce qui excède son champ nous condamne à passer à côté de nous-mêmes. En nous souciant de ce que sont et font les autres, c’est (à) nous-mêmes que nous manquons, harmonique que l’on retrouve chez Marc-Aurèle : N’use pas ce qui te reste de vie à t’imaginer ce que pensent les autres, à moins que ce ne soit en rapport avec l’intérêt général. Car tu manques une autre action en imaginant ce que fait un tel, pourquoi il le fait, ce qu’il dit, ce qu’il pense, ce qu’il prépare, toutes choses qui te détournent, en t’étourdissant, de surveiller son ton propre hégémonique373.

371 Épictète, Entretiens, III, 15, 13 (trad. J. Souilhé légèrement modifiée) : « ἕνα σε δεῖ ἄνθρωπον ἢ ἀγαθὸν ἢ κακόν εἶναι· ἢ τὸ ἡγεμονικόν σε δεῖ ἐξεργάζεσθαι τὸ σαυτοῦ ἢ τὰ ἐκτός· ἢ περὶ τὰ ἔσω φιλοτεχνεῖν ἢ περὶ τὰ ἔξω· τοῦτ’ ἔστι φιλοσόφου στάσιν ἐπέχειν ἢ ἰδιώτου ». 372 Ibid., I, 1, 32 ; 12, 3 ; 24, 11 ; 25, 4 ; II, 5, 5 ; 6, 8-9 ; 6, 25 ; 9, 17 ; 13, 8 ; 13, 18-19 ; 15, 1 ; 16, 10 ; 16, 28 ; III, 10, 18 ; 10, 20 ; 18, 8 ; 22, 32 ; 22, 39 ; 22, 97 ; 22, 102 ; 24, 3-4 ;24, 23 ; 24, 69 ; IV, 1, 75 ; 1, 77 ; 1, 81 ; 1, 83 ; 1, 88 ; 1, 107 ; 1, 129 ; 1, 130 ;1,159 ; 1, 173 ; IV, 5, 5 ; 5, 7 ; 5,15 ; 5, 35 ; 6,10 ; 10, 19 ; 10, 29 ; 12,15 ; Manuel, I, 3 ; VI, 1 ; XI, 1 ; XIV, 1. 373 Marc-Aurèle, Pensées, III, 4 (trad. É. Bréhier modifiée) : « Μὴ κατατρίψῃς τὸ ὑπολειπόμενον τοῦ βίου μέρος ἐν ταῖς περὶ ἑτέρων φαντασίαις, ὁπόταν μὴ τὴν ἀναφορὰν ἐπί τι κοινωφελὲς ποιῇ· τί γὰρ ἄλλου ἔργου στέρῃ …, τουτέστι φανταζόμενος τί ὁ δεῖνα πράσσει καὶ τίνος ἕνεκεν καὶ τί λέγει καὶ τί ἐνθυμεῖται καὶ τί τεχνάζεται καὶ ὅσα τοιαῦτα ποιεῖ ἀπορρέμβεσθαι τῆς τοῦ ἰδίου ἡγεμονικοῦ παρατηρήσεως ».

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

Et parce que ce « hors-champ » de l’âme ne relève plus de mon pouvoir, il est vain d’imaginer qu’on puisse changer les autres, ce pourquoi Socrate évitait tout conflit. Il n’y a là que la conséquence pratique de l’affirmation selon laquelle seule notre prohairesis nous est propre. C’est parce qu’elle est seule à détenir le pouvoir sur elle-même qu’elle ne peut être contrainte : [Socrate] se souvenait d’une manière extrêmement sûre que personne n’est maître de l’hégémonique d’autrui. Il ne voulait rien d’autre que ce qui lui était propre. Et qu’est-ce que c’est ? Il ne s’agit pas d’essayer de faire agir quelqu’un conformément à la nature, car c’est du ressort d’autrui ; mais, pendant que les autres traitent de ce qui leur est propre comme il leur semble bon, d’être et de rester soi-même rien de moins que dans un état conforme à la nature, en se bornant à ses actes propres pour faire en sorte que les autres aussi se trouvent dans un état conforme à la nature : c’est en effet ce que l’homme de bien se propose toujours. Être général ? Non, mais si cela t’est donné, dans cette circonstance, veiller sur l’hégémonique qui t’est propre374.

Épictète formule ici la nécessité de l’expérience de la déprise : nous ne pouvons changer les autres ni les conduire à vouloir ce qu’ils ne veulent pas. En revanche, nous pouvons prendre soin de notre propre hêgemonikon, seule manière – paradoxale – de conduire les autres sur le chemin de la vertu. C’est ce en quoi consiste le rayonnement du sage : en incarnant lui-même cet homme de bien enfin advenu à lui-même, il peut conduire les autres, comme par surcroît, à initier la conquête d’eux-mêmes. Ils trouvent en lui l’image de ce qu’ils pourraient eux-mêmes devenir à leur manière et se mettent à imiter en lui cette capacité à faire ainsi usage de son hégémonique375. Le soin de l’hégémonique assure dès lors la permanence de l’identité personnelle : Ne sois pas, comme les enfants, aujourd’hui philosophe, demain publicain, puis rhéteur, puis procurateur de César. Tout cela ne s’accorde pas. Tu as à être un seul homme – ou bon, ou mauvais (ἕνα σε δεῖ ἄνθρωπον 374 Épictète, Entretiens, IV, 5, 4-6 (trad. J. Souilhé modifiée) : « λίαν γὰρ ἀσφαλῶς ἐμέμνητο, ὅτι οὐδεὶς ἀλλοτρίου ἡγεμονικοῦ κυριεύει. οὐδὲν οὖν ἄλλο ἤθελεν ἢ τὸ ἴδιον. τί δ’ ἔστι τοῦτο; οὐχ † ἱκ … ος οὗτος … κατὰ φύσιν· τοῦτο γὰρ ἀλλότριον· ἀλλ’ ὅπως ἐκείνων τὰ ἴδια ποιούντων, ὡς αὐτος δοκεῖ, αὐτὸς μηδὲν ἧττον κατὰ φύσιν ἕξει καὶ εξάξει μόνον τὰ αὑτοῦ ποιῶν πρὸς τὸ κἀκείνους ἔχειν κατὰ φύσιν. τοῦτο γάρ ἐστιν, ὃ ἀεὶ πρόκειται τῷ καλῷ καὶ ἀγαθῷ. στρατηγῆσαι; οὔ· ἀλλ’, ἂν διδῶται, ἐπὶ ταύτης τῆς ὕλης τὸ ἴδιον ἡγεμονικὸν τηρῆσαι ». Cf. Marc-Aurèle, op. cit., VIII, 48. Voir plus bas, p. 192-194. 375 Là encore, voir ibid., IV, 38. Voir plus bas, p. 192-193.

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ἢ ἀγαθὸν ἢ κακὸν εἶναι) ; il te faut cultiver ou l’hégémonique qui t’est propre (ἢ τὸ ἡγεμονικόν σε δεῖ ἐξεργάζεσθαι τὸ σαυτοῦ), ou l’extérieur (τὸ ἐκτὸς), appliquer ton art ou bien aux choses intérieures (περὶ τὰ ἔσω φιλοτεχνεῖν), ou bien aux choses extérieures (ἢ περὶ τὰ ἔξω) ; c’est-à-dire tenir le rang d’un philosophe, ou d’un profane (τοῦτ’ ἔστιν ἢ φιλοσόφου τάξιν ἐπέχειν ἢ ἰδιώτου)376.

Non sans paradoxe, la constitution du domaine psychique propre suppose dès lors de détruire la citadelle située en soi et qui renferme les tyrans intérieurs que sont les représentations : le combat premier, le seul véritable est à mener en soi-même « avec soi-même ». C’est dire que les tyrans sont en nous, de sorte qu’une fois détruits, tous les autres deviennent dérisoires : Comment une citadelle est-elle détruite ? Non par le fer et par le feu, mais par des opinions. Car si nous détruisons celle qui est dans la cité, détruisons-nous aussi celle de la fièvre, celle des jolies femmes ? En général, ruinons-nous la citadelle intérieure, les tyrans qui sont en nous, que nous trouvons en nous chaque jour, à chaque instant, qui sont tantôt les mêmes tantôt différents ? Il faut commencer par là, il faut détruire cette citadelle et chasser ces tyrans, laisser là le corps, ses parties et ses puissances, les biens, la renommée, les magistratures, les honneurs, les enfants, les frères, les amis, et penser que tout cela est étranger. Et une fois les tyrans chassés, pourquoi raser encore l’acropole et dans quel intérêt ? si elle reste debout, qu’est-ce que cela me fait ? Pourquoi chasser les soldats de l’escorte ? Quand m’aperçois-je qu’ils sont là ? C’est pour d’autres qu’ils portent leurs faisceaux, leurs bâtons et les couteaux377 ?

Pour autant, loin d’être un absolu, cette « rentrée en soi » constitue une propédeutique : pratiquée d’abord pour elle-même, elle permet précisément d’acquérir une capacité à se retrouver en soi-même 376 Épictète, Manuel, XXIX, 4-7 (trad. E. Cattin très légèrement modifiée). Voir aussi Entretiens, III, 23, 1-3. 377 Ibid., 1, 86-89 (trad. É. Bréhier) : « πῶς οὖν ἀκρόπολις καταλύεται; οὐ σιδήρῳ οὐδὲ πυρί, ἀλλὰ δόγμασιν. ἂν γὰρ τὴν οὖσαν ἐν τῇ πόλει καθέλωμεν, μή τι καὶ τὴν τοῦ πυρετοῦ, μή τι καὶ τὴν τῶν καλῶν γυναικαρίων, μή τι ἁπλῶς τὴν ἐν ἡμῖν ἀκρόπολιν καὶ τοὺς ἐν ἡμῖν τυράννους ἀποβεβλήκαμεν, οὓς ἐφ’ ἑκάστοις καθ’ ἡμέραν ἔχομεν, ποτὲ μὲν τοὺς αὐτούς, ποτὲ δ’ ἄλλους; ἀλλ’ ἔνθεν ἄρξασθαι δεῖ καὶ ἔνθεν καθελεῖν τὴν ἀκρόπολιν, ἐκβάλλειν τοὺς τυράννους· τὸ σωμάτιον ἀφεῖναι, τὰ μέρη αὐτοῦ, τὰς δυνάμεις, τὴν κτῆσιν, τὴν φήμην, ἀρχάς, τιμάς, τέκνα, ἀδελφούς, φίλους, πάντα ταῦτα ἡγήσασθαι ἀλλότρια. κἂν ἔνθεν ἐκβληθῶσιν οἱ τύραννοι, τί ἔτι ἀποτειχίζω τὴν ἀκρόπολιν ἐμοῦ γε ἕνεκα; ἑστῶσα γὰρ τί μοι ποιεῖ; τί ἔτι ἐκβάλλω τοὺς δορυφόρους; ποῦ γὰρ αὐτῶν αἰσθάνομαι; ἐπ’ ἄλλους ἔχουσιν τὰς ῥάβδους καὶ τοὺς κοντοὺς καὶ τὰς μαχαίρας ».

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

qui permet d’investir les liens intersubjectifs à la hauteur de notre rationalité. Le souci de l’hêgemonikon définit ainsi la capacité à vivre avec soi-même (ἑαυτῷ συνεῖναι) qui constitue la condition de la véritable amitié378 et même la véritable préparation à la vie (ἐπὶ τὸ βιοῦν παρασκευή)379 : il s’agit de savoir assumer une certaine solitude pour pouvoir se retrouver dans un lien qui suppose l’individuation des membres de la relation. Une solitude « bien » construite constitue l’antithèse de l’isolement380 marqué par l’absence de secours : l’usage réflexif de l’hégémonique définit alors le degré le plus absolu de l’usage de soi. C’est ce qui distingue l’isolement de la solitude effective, qui souligne qu’il s’agit de conquérir cette capacité à se retrouver en soimême : L’isolement est un état où l’on est privé de secours. Un homme en effet, par le fait qu’il est seul, n’est pas pour cela isolé, pas plus, du reste, qu’il n’est délivré de l’isolement par le fait qu’il se trouve au milieu d’une foule381.

On retrouve ici cette atopie du philosophe382 : pour celui qui sait où il se trouve (en lui-même, c’est-à-dire dans sa faculté de choix), peu importe qu’il soit effectivement seul ou au milieu de la foule. Le lieu et la présence sont devenus indifférents. Le sage qui sait où il est peut faire en toutes circonstances avec ce qui est. – Le renforcement de la plasticité de l’hêgemonikon Cette coextensivité de l’intérieur et de l’hégémonique n’est pourtant pas une coextensivité statique383. L’hêgemonikon est avant tout caractérisé par la possibilité plastique de transformation que lui confère la prohairesis. L’activité de l’hégémonique se trouve ainsi référée à la plasticité ré Entretiens, III, 13, 6-7. Ibid. 380 D’autant qu’en vertu de la présence du démon, nous ne sommes jamais seuls. Voir Épictète, Entretiens, I, 14, 12 : « Lorsque vous fermez les portes et faites l’obscurité à l’intérieur, rappelez-vous de ne jamais dire que vous êtes seuls ; car vous ne l’êtes pas, un dieu est à l’intérieur, et c’est votre démon » (trad. F. Ildefonse). Voir plus bas, p. 175 sq. 381 Ibid., III, 13, 1-2 (trad. J. Souilhé). Sénèque, par exemple Vit. Beat., I, 4. 382 Voir plus bas, p. 181. 383 Sur ces aspects, voir F.  Ildefonse, « L’idion hegemonikon est-ce le moi ? », in G. Aubry & F. Ildefonse (éd.), Le moi et l’intériorité, Paris, Vrin, 2008, p. 71-81. 378 379

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flexive de la prohairesis qui recouvre une « conscience (παρακολούθησιν384) de l’usage [que nous pouvons faire] de nos représentations (τῇ χρήσει τῶν φαντασιῶν385) ». Elle définit une réflexivité qui est le propre de l’homme. Épictète insiste ainsi sur la dimension constructiviste de « l’intellectualisme » : par la réduction de ce qui dépend de nous à l’usage de notre prohairesis, il situe toute notre activité dans un pouvoir de construction psychique par lequel nous façonnons notre rapport à nos représentations. Si l’hêgemonikon tient sa plasticité de la prohairesis, celle-ci est ainsi structurellement puissance des contraires : toute prohairesis n’est pas bonne. Il y a ainsi une indétermination constitutive de la prohairesis qui autorise tous les usages, toutes les identifications et qui situe donc en nous (en elle) le choix de notre « identité ». La prohairesis est en effet caractérisée par son absolue et irréductible liberté qui en fait une liberté de tous les possibles. En ce sens elle reste indéterminée, au sens où sa qualité n’est pas nécessitée : il nous revient à tout moment, en toute occasion, en tout choix, d’exercer sa véritable nature. Le dieu nous a fait don de cette puissance et nous a délégué le soin d’en faire un usage droit386 qu’il a rendu possible. C’est ce qui justifie que la prohairesis se trouve définie comme le lieu de la possibilité des contraires – elle est tout à la fois le lieu du bien et du mal387, de la connaissance du bien et du mal388, de la vertu et du vice389 – dans des formulations qui tranchent avec l’étanchéité absolue des formes antagonistes de la hormê qu’étaient le désir de l’insensé (epithumia) et la volonté parfaite du sage (boulêsis) : c’est une même prohairesis qui peut incarner le pire comme le meilleur390. Son indétermination n’est ainsi rien d’autre que le négatif de cette liberté qu’elle rend possible. C’est dire que la prohairesis est moins ce que je trouve en moi que ce que j’en fais. C’est par elle que je suis à tout moment celui que je choisis d’être, homme de bien ou insensé, philosophe ou profane. La prohairesis situe donc la subjectivité du côté d’une « création continuée » de soi. Entretiens, II, 8, 8 : « si l’âne avait reçu cette même conscience de l’usage des représentations, il n’obéirait plus à l’homme (εἰ γὰρ καὶ τὰ μάλιστα χρῆσιν φαντασιῶν ἔχει, ἀλλὰ παρακολούθησίν γε τῇ χρήσει τῶν φαντασιῶν οὐκ ἔχει) » (notre trad.). Cette conscience qui définit la réflexivité d’un usage est donc le critère qui distingue l’homme de l’animal. 385 Ibid. 386 Ibid., III, 3, 14 ; voir aussi IV, 12, 2. 387 Ibid., I, 25, 1-4 ; II, 1, 5-6 ; II, 16, 1. 388 Ibid., I, 18, 6-8. 389 Ibid., II, 23, 19. 390 Voir J.- B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 124. 384

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La prohairesis désigne ainsi cette capacité de l’hêgemonikon à faire usage de lui-même391. La plasticité de la bonne prohairesis devient la condition de la parfaite adaptabilité vertueuse au réel. Le choix ponctuel (c’est-à-dire le jugement en tant qu’il engage ponctuellement tel ou tel choix d’objet, dans telles ou telles circonstances) la manifeste. Ce qui est en jeu dans l’acte, c’est donc moins un choix d’objet qu’un positionnement subjectif dans lequel le sujet fait le choix de lui-même392, ce qui a pu justifier une traduction de prohairesis par « commitment »393. L’intériorisation du champ de ce qui dépend de nous (eph’hêmin) a pour conséquence l’absence d’extériorité de ce qui dépend de nous (eph’hêmin) à la prohairesis. Pour le dire autrement, l’objet du choix n’est qu’une matière en elle-même indifférente394 dont la prohairesis fait usage, cet usage étant la mesure de l’usage qu’elle fait d’elle-même. En choisissant à propos de ce qui n’est pas elle, elle se choisit elle-même : on retrouve ici la structure même de l’oikeiôsis, celle de l’attachement à soi-même, mais cet accord est un accord kata logon, kata prohairesin. Ainsi, le bien et le mal ne résident en rien d’autre que dans une qualité de la prohairesis : La nature du bien est une certaine qualité de la faculté de choix (προαίρεσις ποιά), celle du mal une certaine qualité de la faculté de choix (προαίρεσις ποιά). Que sont donc les choses extérieures ? Des matières pour le choix, autour desquelles elle tourne et façonne ainsi son propre bien ou son propre mal. Comment façonnera-t-elle son bien ? Si elle n’admire pas les matières. Car les convictions (δόγματα) à propos des matières, si elles sont justes, rendent la faculté de choix bon, alors que si elles sont tordues et perverties, la rendent mauvaise. Telle est la loi qu’a posée Dieu et qu’il énonce : « Si tu veux quelque chose de bon, tire le de toi-même395 ».

391 Le point est là encore noté par M. Graver, art. cité, p. 351 ; M. Graver souligne donc chez Épictète exactement ce que B. Inwood repère à l’œuvre dans la parénèse sénéquienne, sans pour autant l’attacher à la notion de uoluntas. Voir « The will in Seneca », art. cité. 392 Voir O. D’Jeranian, Responsabilité et engagement dans le stoïcisme, op. cit., p. 553. 393 Voir J. Annas, The Morality of Happiness, op. cit., p. 223. 394 Sur la note aristotélicienne de la mélodie stoïcienne du thème de la vertu, voir J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 111. 395 Épictète, Entretiens, I, 29, 1-4 (trad. J. Souilhé modifiée par T. Bénatouïl légèrement modifiée). Voir également Manuel, XXI, 2 et Entretiens, II, 22, 29. Voir aussi ibid. I, 8, 16 ; i, 25 ; II, 1, 5-6 ; 16, 1 ; III, 3, 8 ; IV, 5, 32 ; 10, 8 ; 12, 7.

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Épictète refond ici la définition stoïcienne de la vertu dans une « distinction analogue396 » à la tripartition bien, maux, indifférents397. Comme l’écrit J.-B. Gourinat, la prohairesis apparaît comme : […] une faculté de choisir, qui doit s’exercer d’une certaine manière, pour constituer l’essence du bien. Autrement dit, c’est la constance de la prohairesis qui constitue la vertu ou le vice de l’âme, doctrine qui rejoint très exactement la doctrine traditionnelle du stoïcisme. En dehors d’elle, il n’y a ni bien ni mal, elle n’est pas contrainte par nature, parce qu’elle est différente et indépendante du corps et des réalités extérieures, et qu’il dépend de nous de l’exercer bien ou mal398.

La tripartition des objets se trouve fondue dans la seule référence à l’activité de la prohairesis, de sorte que la vertu est située explicitement en nous, dans cette capacité psychique d’usage des représentations399 : ce sont les actes psychiques qui relèvent de la prohairesis – et qui à ce titre dépendent de moi – qui définissent le bien et le mal. Tout le reste qui ne dépend pas de moi est indifférent. Il y a donc là une « variation sur le thème des indifférents400 », une « modification d’accent » et non une divergence réelle avec la définition originelle. L’idion hêgemonikon est ainsi la matière (ὕλη401) de l’homme de bien402, celle dont il faut faire usage, « comme le corps est celle du médecin et du médecin-masseur, et le champ celle du cultivateur403 », celle qu’il faut exercer, travailler, soigner, ce travail étant explicitement assimilé à un certain usage des re-

P. Hadot, Arrien, Manuel d’Épictète, op. cit., p. 39. La tripartition est rapportée par Diogène Laërce, voir D.L. VII, 101 : « τῶν δ’ ὄντων φασὶ τὰ μὲν ἀγαθὰ εἶναι, τὰ δὲ κακά, τὰ δ’ οὐδέτερα ». 398 J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 122. 399 Entretiens, III, 3, 14. 400 J.-B. Gourinat, art. cité, p. 112. Sur cette reformulation épictétéenne de la tripartition du stoïcisme des premiers stoïciens, voir aussi P. Hadot, Arrien. Manuel d’Épictète, op. cit. et S. Alexandre, Évaluation et contre-pouvoir. Portée éthique et politique du jugement de valeur dans le stoïcisme romain, op. cit., p. 22-42. 401 Entretiens, III, 3, 1-2. 402 Voir aussi ibid., 21, 19 où le thème est repris, à la différence près que c’est la pensée (dianoia) qui est là matière de l’homme de bien. 403 Ibid., 3, 1 : « τὸ σῶμα δ’ ἰατροῦ καὶ ἰατραλείπτου, ὁ ἀγρὸς γεωργοῦ ὕλη ». 396 397

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

présentations404 en lequel réside la « préparation à la vie  (ἐπὶ τὸ βιοῦν παρασκευή)405 ». En vertu de la parfaite coextensivité de la prohairesis et du eph’hêmin, la prohairesis est la seule qui peut exercer une contrainte sur ellemême, la seule à pouvoir entrer en conflit avec elle-même : elle ne peut subir d’autre rapport de force que celui qu’elle s’impose elle-même. La prohairesis peut « se vaincre elle-même406 ». C’est dire négativement qu’elle ne peut jamais être empêchée, thème qui décline l’inviolabilité407 et l’inaliénabilité qui la caractérisent comme « lieu » psychique : il n’est aucune situation qui puisse la contraindre en contraignant son exercice, puisqu’elle est une certaine manière de faire usage d’ellemême, et ne dépend pas à ce titre de conditions extérieures à ellemême. Comme l’a noté M.  Graver, cette inaliénabilité absolue de la prohairesis fait d’elle le seul corps sur lequel aucune contrainte ne peut s’exercer. Épictète va jusqu’à poser que « pas même Zeus ne peut [la] contraindre », formulation qui semble assimiler la prohairesis à un ilôt soustrait à la chaîne du destin. On trouvait déjà dans le témoignage cicéronien l’affirmation intransigeante de l’autonomie de l’assentiment que le destin lui-même ne pouvait pas venir remettre en cause. Épictète semble accomplir un pas supplémentaire  en assumant ce que les néo-académiciens considéraient comme une contradiction. Il ne s’agit à aucun moment de rompre avec le destin mais de chercher à s’individuer comme cause autonome distincte de Zeus au sein même du destin408 : choisir d’y consentir devient paradoxalement la seule manière de ne pas subir la contrainte qu’il exercerait sinon sur moi, ce qui assure une forme de dégagement. Comment conserver l’initiative dans ce qu’on entre Ibid., 1-2 : « La tâche de l’homme de bien consiste à user de ses représentations conformément à la nature. ἔργον δὲ καλοῦ καὶ ἀγαθοῦ τὸ χρῆσθαι ταῖς φαντασίαις κατὰ φύσιν. » Pour l’association explicite prohairesis/usage des représentations, voir aussi ibid., I, 30, 4 : « “λέγε καὶ τὰ ἀγαθὰ τίνα ὑμῖν ἐδόκει;” “προαίρεσις οἵα δεῖ καὶ χρῆσις φαντασιῶν” » et II, 22, 29 : « ἐκεῖ μόνον τὸ ἀγαθὸν ὅπου προαίρεσις, ὅπου χρῆσις ὀρθὴ φαντασιῶν ». Voir aussi III, 22, 103. 405 Ibid., IV, 4, 12-18. 406 Voir ibid., I, 29, 12 : « προαίρεσιν δὲ οὐδὲν ἄλλο νικῆσαι δύναται, πλὴν αὐτὴ ἑαυτήν ». Voir aussi ibid., III, 19, 2. Sur ce point, voir J.-B. Gourinat, art. cité, p. 122. On trouvait déjà l’image du conflit de la uoluntas chez Sénèque qui dit la reprendre à Panétius. Voir Ep. 116, 5. 407 Voir Entretiens, I, 1, 23 ; 17, 21-24 ; IV, 12, 7. 408 Sur ce point, voir M. Graver, « Not even Zeus. A Discussion of A. A. Long, Epictetus : A Stoic and Socratic Guide to Life. », OSAP 25, 2003, p. 345-361, p. 349. 404

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PENSER L’INDIVIDU

prend plutôt que d’être le jouet de son destin ? Précisément en voulant chaque événement : Comment pourrais-je suivre en tout les dieux et vivre content du gouvernement divin ? Comment pourrais-je devenir libre ? (“πῶς ἂν ἑποίμην ἐγὼ ἐν παντὶ τοῖς θεοῖς καὶ πῶς ἂν εὐαρεστοίην τῇ θείᾳ διοικήσει καὶ πῶς ἂν γενοίμην ἐλεύθερος;”) Car l’homme libre, c’est celui à qui tout advient selon sa faculté de choix, celui à qui personne ne peut faire obstacle (ἐλεύθερος γάρ ἐστιν, ᾧ γίνεται πάντα κατὰ προαίρεσιν καὶ ὃν οὐδεὶς δύναται κωλῦσαι.) […] S’instruire, c’est apprendre à vouloir chaque événement tel qu’il se produit (μανθάνειν ἕκαστα οὕτω θέλειν ὡς γίνεται. πῶς δὲ γίνεται.) Comment se produit-il ? Selon l’ordre établi par celui qui ordonne tout (ὡς διέταξεν αὐτὰ ὁ διατάσσων) […] C’est avec la pensée de cet ordre qu’il faut aborder les leçons, dans l’intention non pas de changer le rôle (οὐχ ἵν’ ἀλλάξωμεν τὰς ὑποθέσεις) (cela ne nous est pas donné et n’en vaudrait pas mieux) mais les choses étant autour de nous comme elles sont par nature (ἀλλ’ ἵνα οὕτως ἐχόντων τῶν περὶ ἡμᾶς ὡς ἔχει καὶ πέφυκεν), de conformer nous-mêmes notre jugement aux événements (αὐτοὶ τὴν γνώμην τὴν αὑτῶν συνηρμοσμένην τοῖς γινομένοις ἔχωμεν)409.

Épictète reste parfaitement fidèle au stoïcisme originel mais la perspective a elle été renversée : elle se trouve indexée non plus sur le tout mais sur le sujet. Tout se passe comme si l’injonction à l’obéissance à la nécessité se trouvait justifiée depuis son point de vue : elle est définie comme la seule manière de conserver une forme d’indépendance vis-à-vis de la force contraignante du destin. La liberté consiste dès lors dans une capacité à choisir ce que nous nous trouvons faire410. Il s’agit donc non pas de méconnaître la nécessité, mais de construire un point de vue subjectif depuis lequel l’action trouve son sens au sein de l’ordre universel. La constitution rationnelle fonde un sentiment de soi décrit comme cette expérience d’un pouvoir absolu sur soi-même sur lequel même le destin ne peut rien et qui tient tout entier à cette liberté psychique qu’assure la prohairesis. Entretiens, I, 12, 7-17 (trad. É. Bréhier très légèrement modifiée). Sur cette définition de la liberté, voir M. Graver, « Not even Zeus », art. cité, p. 355 note 14 : « By eleutheria Epictetus means the opportunity to act as one chooses ». Nous ne suivons pas en revanche M. Graver lorsqu’elle distingue cette liberté de l’autonomie qui selon elle désignerait un pouvoir de choisir parmi des possibles indéterminés, ce en quoi consiste pour nous le libre-arbitre et non l’autonomie. Il nous semble donc qu’il y a un fort parallèle entre cette capacité critique et la prohairesis épictétéenne. Sur cette corrélation entre perfection morale et autonomie, voir aussi A. A. Long, Epictetus, a Socratic Guide to life, op. cit., p. 220-222 et S. Bobzien, Determinism and freedom in Stoic philosophy, op. cit., p. 341-344. 409 410

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

– Identité et prohairesis C’est parce qu’elle est ce que nous en faisons à chaque instant que la prohairesis incarne au mieux ce que nous sommes en propre : l’identité personnelle assure la plasticité d’un usage de soi dont il nous revient de choisir la qualité : c’est dire combien tout est donné mais aussi combien tout est à reconquérir411. Il s’agit de savoir ce que nous faisons de ce que nous sommes412. Cette liaison explicite entre faculté de choix et identité peut évoquer des harmoniques aristotéliciennes. Aristote propose en effet une articulation du désir délibéré qu’est la prohairesis et du caractère. Le caractère – et avec lui une certaine définition de la personnalité – sont révélés par la qualité de la prohairesis413 : c’est à sa prohairesis que nous jugeons quelle est la qualité de quelqu’un (ἐκ τῆς προαιρέσεως κρίνομεν ποῖός τις), c’est-à-dire d’après ce en vue de quoi il agit et non d’après ce qu’il a fait414.

La prohairesis est donc pour Aristote contemporaine de l’usage de la capacité anticipatrice du raisonnement, ce qui justifie qu’Aristote en vienne à inverser la définition de la prohairesis comme « désir délibéré » qu’il propose par ailleurs : […] la prohairesis est soit un intellect désirant (ὀρεκτικὸς νοῦς) soit un désir pensant (ὄρεξις διανοητική), et un tel principe est un être humain (ἡ τοιαύτη ἀρχὴ ἄνθρωπος)415

La prohairesis aristotélicienne ne s’identifie à l’homme – notons l’universel – que dans sa plus parfaite actualisation de l’intellect, intellect lié au désir sans lequel il ne peut être mû. C’est ce qui permet à Aristote de donner un contenu philosophique au sens et à l’expression 411 C’est la tension apparente que F. Ildefonse a pu traduire en termes d’identité tout à la fois prédicative et normative. Voir « La personne en Grèce ancienne », art. cité. 412 Sur cette identification de l’hêgemonikon au « self », voir G. Reydams-Schils, The Roman Stoics, op. cit., p. 16-52. 413 Sur le lien entre prohairesis et qualité morale, voir A. A. Long, op. cit., p. 213 et J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 110-114. 414 Aristote, EE, II, 11, 1228a2-3. Sur ce lien de la prohairesis à la fin, voir A. Merker, Le principe de l’action humaine selon Démosthène et Aristote, op. cit., p. 309. 415 EN, VI, 2, 1139b4-5 (trad. A. Merker).

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PENSER L’INDIVIDU

démosthéniens de la prohairesis tou biou416. On comprend alors qu’il en aille d’un véritable « choix de vie »417, ou encore, selon l’expression aristotélicienne, de « vivre selon son propre choix (ζῆν κατὰ τὴν αὑτοῦ προαίρεσιν)418 ». La prohairesis peut ainsi se muer elle-même en principe d’identité d’une vie dont elle réalise la perfection419 : Aristote donne pour nom prohairesis à cette idée d’une vie tout entière tendue vers un but. La prohairesis tou biou n’est ainsi pas le « choix d’une vie (plutôt que d’une autre) », mais le dessein structurant temporellement et organiquement une vie entière, le dessein qui anime cette vie en la mettant en tension et en cohésion, comme aimantée par une fin, tout comme la prohairesis tês politeias de Démosthène était le dessein d’ensemble qui animait son action politique – laquelle se confondait du reste avec sa vie420.

C’est ce qui justifie chez Aristote la proximité du concept avec la définition de la prudence comme vertu pratique, disposition à délibérer « en vue de la vie heureuse dans son ensemble (πρὸς τὸ εὖ ζῆν ὅλως)421 ». On perçoit encore que le telos est la réussite de la vie elle-même, de sorte que ce principe d’identité appliquée à la vie et qui est constitutivement principe d’action demeure de ce point de vue en position d’extériorité par rapport à l’individu. On trouve ainsi une formulation d’Épictète qui présente une ressemblance frappante avec celle d’Aristote et qui pourtant à bien y regarder atteste aussi l’écart qui sépare les deux perspectives422 : Si la [prohairesis] est bien dirigée, l’homme devient bon ; si elle est mal dirigée, il devient mauvais. Par elle nous connaissons l’insuccès ou le succès, nous nous critiquons mutuellement ou nous sommes contents 416 Prohairesis tou biou apparaît ainsi chez Démosthène à quatre reprises. Voir Contre Aristocrate, 141 (τῇ προαιρέσει τοῦ βίου) ; Contre Olympiodore, 56 (τῇ προαιρέσει τοῦ βίου) ; Eroticos (Pseudo Démosthène, 2) (περὶ προαιρέσεως τοῦ βίου). Voir A. Merker, Le principe de l’action humaine, op. cit., p. 364-372. 417 EE, VII, 10, 1242b ; Pol., III, 9, 1280a30. 418 EE, I, 3, 1214b6-11. 419 A contrario, en un passage la prohairesis recouvre un dessein de vie non vertueux, celui des sophistes. Voir Métaphysique, Γ, 2, 1004b22-25. 420 A. Merker, op. cit., p. 368. 421 EN, VI, 5, 1114a28. 422 Sur cette ressemblance et sa limite, voir J.-B.  Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 110-113.

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

les uns des autres ; elle est, en un mot, ce qui cause le malheur, quand on la néglige, et le bonheur quand on en prend soin423.

La prohairesis requiert que nous choisissions à chaque occasion d’en faire bon usage. On voit ici comment l’usage vertueux de la prohairesis dissout le partage aristotélicien – et que l’on retrouvait chez Philon – du eph’hêmin et du tucheron : il n’y a plus de tucheron qui subsiste puisque la prohairesis englobe la totalité du champ causal pertinent. Elle épuise à elle seule le champ du eph’hêmin. C’est à elle seule que tient le succès ou l’insuccès. Dans la perspective épictétéenne, l’identification du eph’hêmin et de la prohairesis et l’intériorisation de cette dernière ont emporté avec elles la distinction entre le caractère moral et la prohairesis : il n’y a pas d’extériorité du caractère moral à la prohairesis. À strictement parler, la personnalité n’est donc pas révélée par la présence de la prohairesis (ce qui suppose qu’on puisse agir autrement que kata prohairesin) : la prohairesis s’identifie à l’individu et non simplement à son intention ou à son dessein. Elle exprime ce qu’il est. Là où pour Aristote la qualité de la prohairesis reste dissociée de l’individu, chez Épictète, par métonymie, c’est la prohairesis elle-même qui incarne tout à la fois l’essence du bien et le principe d’identité qui fait de nous celui ou celle que nous sommes. La prohairesis hérite donc de l’ambivalence constitutive du jeu des identités : elle peut être soit bonne soit mauvaise. Le motif décisif chez Épictète est ainsi celui de l’identification qui fonde des formulations que nous avons déjà rencontrées, et dans lesquelles la question est celle de savoir ce que je fais de moi-même, c’est-àdire de ma prohairesis et à ce titre « de qui » j’ai la prohairesis. Ce mouvement qui situe l’identité dans la qualité de l’usage de la prohairesis – c’est en lui qu’elle réside, parce qu’elle est puissance – fait passer insensiblement du motif de l’identité à celui de l’identification (de qui te donnestu la prohairesis ? à qui t’identifies-tu ?). C’est peut-être ce qui permet d’éclairer un passage qui complexifie sensiblement la représentation de l’unité psychique424 :

Épictète, Entretiens, II, 23, 28-29 (trad. J. Souilhé modifiée). Voir plus bas p. 175 sq. Nous sommes en présence d’une multiplicité psychique qui semble renverser les rapports contenu/contenant du dispositif démonique. Au sein de ce dernier, c’est le démon qui est en moi. Ici c’est moi qui suis en mon âme. 423 424

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PENSER L’INDIVIDU

En toute circonstance, je maintiendrai l’hégémonique de l’âme en accord avec la nature (τηρήσω τὸ ἡγεμονικὸν κατὰ φύσιν ἔχον) – L’hégémonique de qui (Τὸ τίνος;)? – De celui-là dans lequel que je suis (Τὸ ἐκείνου, ἐν ᾧ εἰμί)425.

Il semble bien ici que je sois en mon âme et qu’il ne soit donc pas le tout de l’âme. Je me donne l’identité (le « qui ») de celui que je choisis d’être et auquel je me fais ressembler. La faculté de choix devient donc principe d’identité personnelle : elle dit qui je suis – qui je fais de moi. En ce sens, la prohairesis structure l’hêgemonikon : Car où se trouvent « moi » et « mien », il est nécessaire que là penche l’être vivant (ὅπου γὰρ ἂν τὸ ‘ἐγὼ’ καὶ τὸ ‘ἐμόν’, ἐκεῖ ἀνάγκη ῥέπειν τὸ ζῷον); si c’est dans la chair, c’est là qu’est le maître ; si c’est dans la faculté de choix (ἐν προαιρέσει), c’est là qu’il est ; si c’est dans les choses extérieures (ἐν τοῖς ἐκτός), c’est là qu’il est ; si donc je suis moi là où est ma faculté de choix (εἰ τοίνυν ἐκεῖ εἰμι ἐγώ), c’est ainsi seulement que je serai l’ami, le fils et le père que je dois être426.

Ce point peut nous conduire à une nouvelle distinction avec la perspective aristotélicienne. La vertu elle-même est définie par Aristote comme hexis prohairetikê, ce qui semble la rapprocher de la prohairesis d’Épictète. Or l’hexis prohairetikê est le produit d’une répétition alors que la constance de la prohairesis stoïcienne ne peut être conditionnée par la « répétition critique427 » des comportements constitués en habitus428. Elle anticipe et déborde ses choix particuliers. La continuité de son identité ne tient qu’à celle de ce choix toujours à rechoisir, constamment à rejouer, de soi-même. En ce sens précis, le pro- est entendu comme un pro- de l’anticipation qui dit la veille nécessaire : il suggère la constance d’une vie qui l’exerce sans cesse429. Il indique aussi l’initiative, celle de la projection par laquelle nous continuons d’être celui que nous avons choisi d’être. La prohairesis est ici un choix qui déborde et anticipe ses actualisations particulières et qui peut nommer le choix de vie préliminaire ou celui du rôle que nous nous donnons, un choix qui engage notre exis Épictète, Entretiens, I, 15, 4 (trad. F. Ildefonse légèrement modifiée). Ibid., II, 22, 20 (trad. F. Ildefonse). 427 Nous empruntons le syntagme à L.  Monteils-Lang, Agir sans vouloir, op.  cit., p. 384. 428 Bien que les habitudes jouent un rôle fondamental, ce n’est pas elles qui sont premières mais le choix préliminaire qu’elles viennent conforter. 429 A.-J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 147. 425 426

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

tence toute entière. Dans cette constance à soi-même qui permet de faire usage du monde, on retrouve le caractère inébranlable que les stoïciens accordent à la vertu du sage mais aussi l’intensité de l’usage qu’il en fait « à tout instant (διὰ παντὸς)430 ». Avec Épictète, la notion de prohairesis a conquis la consistance d’un acte subjectif et d’un principe d’identité personnelle431 : elle n’est plus réductible ni aux acceptions communes dans lesquelles elle nomme le choix d’un mode ou d’une règle de vie, ni au principe d’action aristotélicien. Les premiers stoïciens illustraient la plasticité de l’hêgemonikon avec l’image d’un usage animal, celui du poulpe déployant ses pseudopodes432. Elle s’ancre ici dans un choix d’existence. 2. Faire un à deux : l’identité personnelle à l’épreuve de l’habitation psychique Si la psychologie d’Épictète décline l’injonction à l’unité via l’identification à l’hégémonique, cette unité psychique est immédiatement complexifiée par la référence au daimôn. Nous avons vu que dans le premier stoïcisme la notion attestait au moins pour une part de l’hégémonie du modèle cosmique, de sorte qu’elle semblait a priori peu apte à incarner un principe d’identité personnelle. Il ne faut néanmoins pas oublier qu’au moins depuis Euripide et Héraclite, elle avait partie liée au thème de la personnalité, thème auquel la figure du démon de Socrate avait donné une épaisseur philosophique. Rappelons-le, lorsqu’Épictète se saisit de la notion, il le fait dans le contexte d’une polémique433 avec le médio-platonisme. Par l’intermédiaire de Plutarque, celui-ci cherchait à légitimer les cultes et 430 Eclog. II, 7, 11g, p. 99, 6 W (= SVF I 216 = LS 59N) : « διὰ παντὸς τοῦ βίου χρῆσθαι ταῖς ἀρεταῖς » ; D.L. VII, 128 = SVF I 569 : « διὰ παντὸς χρῆσθαι τῇ ἀρετῇ » ; Sextus, Adv. Math. XI, 61 = SVF III 122. Sur ce thème de l’intensification de l’usage de la vertu chez le sage, voir T. Bénatouïl, Faire usage, La pratique du stoïcisme, op. cit. chapitre II « L’usage permanent de la vertu » et sur le sens intensif de panta, voir en particulier p. 162 et 177 : « πάντα […] désigne la totalité des actions dont est tramée la vie du sage jusque dans leurs moindres détails ». 431 Nous refusons donc de réduire l’injonction à l’identification à la prohairesis à une perspective « objective », telle que le propose C. Gill. Voir « Le moi et la thérapie philosophique », in F. Ildefonse & G. Aubry, Le moi et l’intériorité, Paris, Vrin, 2008, p. 95-96 pace l’analyse d’A. A. Long, Epictetus, a Socratic Guide to life, op. cit. Nous revenons plus loin sur le motif de notre désaccord avec C. Gill. Voir plus bas, p. 311-312. 432 Aétius, Placita, IV, 4, 4 (= SVF II 226, 17). 433 Ce point constituait un point clef de l’exégèse médio et néo-platonicienne, précisément dans la mesure où le néo-platonisme cherchera à substituer à la pratique divinatoire un modus communicandi alternatif entre les dieux et les hommes. Sur ce point, voir A. Timotin, La démonologie platonicienne, op. cit.

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PENSER L’INDIVIDU

mythologies religieux par la démonologie pour sauver la croyance (pistis), opposant ainsi la divination réservée aux polloi434 au secours démonique qui constituait l’apanage des sages. Cette « démonisation » du culte religieux opérée par Plutarque et complétée par une théorie des trois espèces de providence avait pour fonction d’offrir une troisième voie dans la résolution du problème du contact entre les hommes et le monde divin : il pensait ainsi probablement échapper à la providence divine stoïcienne jugée insatisfaisante, comme à l’idée épicurienne d’une indifférence des dieux au sort des hommes. Les stoïciens (comme d’ailleurs les Épicuriens) cherchaient au contraire à dissocier ces traditions – et en particulier la pratique divinatoire – de tout élément religieux, ou du moins de rationaliser entièrement le cultuel. En ayant lui-même recours à la notion de daimôn, Épictète poursuivait ainsi la tentative de rationalisation intégrale de la pratique démonique. a. Le daimôn : un principe d’identité personnelle à la charnière de « l’intérieur et de l’extérieur » Avec la notion de daimôn, Épictète retrouve des thèmes que nous avons déjà repérés chez les premiers scolarques : celui d’une parenté divine de l’âme, celui de l’image de la parcelle de la divinité et celle du « dieu lui-même à l’intérieur de soi », double omniscient dont l’ombre portée nous accompagne irréductiblement. Pour autant, la tonalité protreptique donne lieu à des formulations tout à fait singulières : Quoi ! Les bêtes ne sont-elles pas aussi des œuvres divines ? Oui, mais non pas des êtres de premier rang, des parties de dieu. Toi, tu es au premier rang, tu es un fragment de dieu ; tu as en toi-même une part de dieu. Pourquoi donc ignorer la parenté ? Ne sais-tu donc pas d’où tu viens ? Ne veux-tu pas te rappeler, quand tu manges, qui tu es en mangeant, qui tu nourris ? Quand tu as des rapports avec une femme, qui tu es en ayant ces rapports ? Quand tu as commerce avec quelqu’un, qui tu es en ayant ce commerce ? Quand tu t’exerces, quand tu discutes, ne sais-tu pas que tu nourris un dieu, que tu exerces un dieu ? Tu portes un dieu, malheureux, et tu l’ignores ! Et tu crois que je parle de quelque statue extérieure d’argent ou d’or ? C’est en toi que tu le portes, et tu 434 Voir ibid. Le daimôn devient chez Plutarque, à la faveur de l’identification daimôn-noûs, l’exclusive du sage : chez les polloi, c’est la divination qui s’y substitue. C’est la même idée que l’on retrouve chez Apulée qui identifie le daimôn personnel à la prudentia et son culte à la philosophie, bien qu’il accepte l’interprétation divinatoire du daimôn à la différence de Plutarque (comme d’ailleurs Maxime et Hermias).

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

n’as pas conscience que tu le salis par tes pensées impures, par tes actions infâmes. En présence de la statue du dieu tu n’oserais rien faire de ce que tu fais ; mais en présence du dieu lui-même à l’intérieur de toi, “qui voit tout, qui entend tout”, tu n’as pas honte de ce que tu penses et de ce que tu fais, toi qui es sans conscience de ta propre nature, objet de la colère du dieu435.

Le dieu qui est compris lui-même comme un élément de l’intérieur psychique se trouve ici intériorisé mais Épictète joue aussi sur les effets de frontière entre identité et altérité, intérieur et extérieur. Là encore, la parenté de l’homme et du dieu engage ce dispositif tout à fait spécifique dans lequel l’identité n’implique ni la superposition, ni la confusion de la mêmeté. Selon un dispositif métonymique qui fonctionnait déjà dans la physique, l’homme est une partie du dieu, c’est-à-dire qu’il n’est pas lui sans pour autant être autre chose que lui (dieu est dans tout) : le rapport est un rapport d’identification, il maintient l’altérité des deux parties tout en posant l’horizon de la communauté de nature. C’est ainsi qu’alternent l’injonction à l’identification (le « qui es-tu ? » qui vaut pour « à qui dois-tu t’identifier » ?) et l’image du soin que nous devons à notre démon, dans un déplacement qui fait passer insensiblement de la question de savoir qui l’on est à l’injonction à prendre soin de son démon. Le rapport au démon est en effet assimilé à une forme limite de métabolisation : pour s’identifier au daimôn, il s’agit non pas de l’incorporer mais de le nourrir, de l’exercer, de le porter : le verbe peripherô indique qu’il s’agit de le tenir avec soi, dans un mouvement de retour qui le ramène à soi, mais de le tenir en soi comme celui qui n’est pas soi et pourtant auquel nous devons nous identifier. Ailleurs436, et selon une symétrie parfaite, il sera question non plus de ce soin que nous avons de lui mais de ce soin qu’il a de nous, dans une parfaite réversibilité des rôles. Cette réversibilité par laquelle c’est en prenant soin de cet autre en 435 Épictète, Entretiens, II, 8, 10 (trad. Souilhé très légèrement modifiée) : « “τί οὖν; οὐκ ἔστι θεῶν ἔργα κἀκεῖνα;” ἔστιν, ἀλλ’ οὐ προηγούμενα οὐδὲ μέρη θεῶν. σὺ δὲ προηγούμενον εἶ, σὺ ἀπόσπασμα εἶ τοῦ θεοῦ· ἔχεις τι ἐν σεαυτῷ μέρος ἐκείνου [= τοῦ θεοῦ]. τί οὖν ἀγνοεῖς σου τὴν συγγένειαν; τί οὐκ οἶδας, πόθεν ἐλήλυθας; οὐ θέλεις μεμνῆσθαι, ὅταν ἐσθίῃς, τίς ὢν ἐσθίεις καὶ τίνα τρέφεις; ὅταν συνουσίᾳ χρῇ, τίς ὢν χρῇ; ὅταν ὁμιλίᾳ; ὅταν γυμνάζῃ, ὅταν διαλέγῃ, οὐκ οἶδας ὅτι θεὸν τρέφεις, θεὸν γυμνάζεις; θεὸν περιφέρεις, τάλας, καὶ ἀγνοεῖς. δοκεῖς με λέγειν ἀργυροῦν τινα ἢ χρυσοῦν ἔξωθεν; ἐν σαυτῷ φέρεις αὐτὸν καὶ μολύνων οὐκ αἰσθάνῃ ἀκαθάρτοις μὲν διανοήμασι, ῥυπαραῖς δὲ πράξεσι. καὶ ἀγάλματος μὲν τοῦ θεοῦ παρόντος οὐκ ἂν τολμήσαις τι τούτων ποιεῖν ὧν ποιεῖς. αὐτοῦ δὲ τοῦ θεοῦ παρόντος ἔσωθεν καὶ ἐφορῶντος πάντα καὶ ἐπακούοντος οὐκ αἰσχύνῃ ταῦτα ἐνθυμούμενος καὶ ποιῶν, ἀναίσθητε τῆς αὑτοῦ φύσεως καὶ θεοχόλωτε; ». 436 Voir ibid. I, 14, 12.

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moi que je prends soin de moi se trouve déployée dans un autre texte437 qui lie indissociablement le thème socratique du connais-toi toi-même (γνῶθι σαυτόν) et l’interrogation de son démon (ἀνάκρινον τὸ δαιμόνιον). L’image platonicienne de la pensée comme dédoublement de l’âme – le dialogue de l’âme avec elle-même – cède la place à celle d’un dialogue en soi de l’âme avec son daimôn. Épictète renoue ici avec le thème exégétique du daimonion de Socrate dont il propose une interprétation divinatoire, à l’usage de tous les progressants : le dieu envoie des signes qui témoignent de la providence divine par l’intermédiaire du daimôn438. Le point témoigne là encore d’une tentative de rationalisation intégrale de la pratique démonique. Le modèle épictétéen propose ainsi une forme inversée d’incorporation : il ne s’agit pas de l’intérieur d’assimiler l’extérieur mais de conserver à l’intérieur l’extérieur comme extérieur – c’est là le sens du soin porté au démonique. Pour le dire autrement, il faut tenir ensemble soi et le démon en soi, conserver le démonique comme démonique, et c’est sur ce modèle qu’est pensée l’identification : ce rapport qui maintient les deux termes tout en posant la communauté de leur nature. Au sein de ce dispositif psychique, il s’agit de savoir ce qu’on a en soi et de choisir ce que nous faisons de nous-mêmes – ce à quoi renvoyait déjà l’injonction à s’identifier à sa prohairesis –, ce qui revient à savoir ce qui en soi décide (βουλευόμενον) : Et Épicure, qu’as-tu en toi qui décide (τί ἐστιν ἐν σοὶ τὸ βουλευόμενον) ? qui examine dans chaque cas (ἐπισκεπτόμενον ἕκαστα), qui juge sur cette chair qu’elle est le principal ? Pourquoi allumer ta lampe ? Pourquoi travailler sur nous et écrire tant de livres ? Afin que nous n’ignorions pas nous la vérité ? Qui, nous ? (τίνες ἡμεῖς ;) Et que sommes-nous pour toi ? (τί πρὸς σὲ ὄντες ;) Ainsi s’allonge notre discours439.

437 Ibid., III, 22, 53: « Délibère avec plus de soin, connais-toi toi-même (γνῶθι σαυτόν), interroge ton démon (ἀνάκρινον τὸ δαιμόνιον) et n’entreprends rien sans Dieu. Si Dieu te conseille d’entreprendre, c’est qu’il veut que tu deviennes grand ou que tu reçoives de nombreux coups » (trad. J. Souilhé). 438 Ibid., III, 1, 37. 439 Εpictète, Entretiens, Ι, 20, 18 (notre trad.). Voir aussi ibid., II, 14, 23, où la question sur « nous » est insérée dans une série qui élargit encore la sphère du questionnement au monde : « Tout est chez nous comme dans une foire. […] Il en est ainsi dans cette foire qu’est le monde… » […] « Il y a donc un être qui la gouverne. Quel est-il ? Comment la gouverne-t-il ? Et nous, qui sommes-nous ? Par qui venons-nous à l’existence et pour accomplir quelle œuvre ? Avons-nous quelque liaison et relation avec lui ? N’en avons-nous aucune ? » et ibid., 26-27 qui comporte l’expression « ἡμεῖς δὲ τίνες ὄντες ».

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

Le jeu des pronoms rend sensible la multiplicité de l’économie psychique. « Qui dans ce “ nous ” est βουλευόμενον ? »(où l’on reconnaît une harmonique platonicienne ), ou encore « Qui agit en nous ? » engage de savoir où je me situe. Mais le questionnement s’étend à l’identité de la multiplicité psychique elle-même (« Qui, nous ? ») et devient aussi celui de la relation intersubjective (« Que sommes-nous pour toi ? »). La topologie psychique tient ensemble la multiplicité du « nous » et l’instance individuelle du « je ». b. L’exceptionnalité comme lot commun : l’universalisation de la figure du daimonion de Socrate Le régime intérieur est ainsi défini chez Épictète comme un régime de la co-présence. À l’intérieur loge un démon. Le rapport à soi est irréductiblement un rapport à lui, de sorte que nous ne sommes jamais seuls : Qui donc te dit que tu as un pouvoir égal à celui de Zeus ? Toutefois, il n’en a pas moins placé auprès de chaque homme (ἑκάστῳ παρέστησεν), comme gardien (ἐπίτροπον), un démon qui lui est propre (τὸν ἑκάστου δαίμονα), et il a confié chaque homme à sa protection (παρέδωκεν φυλάσσειν αὐτὸν αὐτῷ), et c’est un gardien qui ne dort pas (ἀκοίμητον), qui ne se laisse pas tromper (ἀπαραλόγιστον). À quel autre gardien, en vérité, meilleur et plus attentif (κρείττονι καὶ ἐπιμελεστέρῳ), aurait-il pu confier chacun de nous ? Ainsi lorsque vous fermez les portes et faites l’obscurité à l’intérieur, rappelez-vous de ne jamais dire que vous êtes seuls ; car vous ne l’êtes pas, un dieu est à l’intérieur, et c’est votre démon440.

Il y a là une inflexion sensible dans l’usage stoïcien de la notion de daimôn qui devient un daimôn personnel. Non seulement il nous est attribué en propre – à chacun (ἑκάστῳ) son démon –, mais lui-même est particulier (ἕκαστον). Parce qu’il est ce gardien confié à chacun de nous, en tant qu’il est exclusivement et spécifiquement le nôtre, il ne peut en exister de meilleur et de plus attentif. Non sans paradoxe en apparence si l’on se souvient que le dieu nous délègue l’usage de notre constitution et de notre prohairesis, le souci de 440 Entretiens, I, 14, 12 (trad. J.  Souilhé légèrement modifiée). Sur ce texte, voir A. Bonhöffer, Epiktet und die Stoa, op. cit., p. 81-86 ; É. Des Places, Syngeneia. La parenté de l’homme avec Dieu, d’Homère à la patristique, op. cit., p. 155-156 ; A. A. Long, Epictetus. A Stoic and Socratic Guide to Life, op. cit., p. 163-168 ; voir aussi A. Timotin, La démonologie platonicienne, op. cit., p. 275.

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soi se trouve délégué à un autre que nous-mêmes. De ce souci confié au soin d’un autre naît l’idée d’un partage qui libère : cette présence suspend  quelque chose de cette attention constante que nous pourrions porter sur notre propre destin. Inutile de veiller à ce qui nous arrive, un autre le fait pour nous. La double structure de l’attribution et de la répartition (« Rappelle-toi qui donne (τίς ὁ διδούς ἐστι), à qui (τίσιν) et pourquoi il donne (διὰ τίνα) ») permet ce dégagement. C’est parce qu’on peut lui déléguer cette part de soin – quelque chose se fait en nous sans nous – qu’il est possible d’investir ce qui nous revient en propre : notre hêgemonikon ou ce qui en incarne au mieux la nature, notre prohairesis. Ce décentrement – la présence de cet autre en nous – autorise un (re) centrement sur nous. Il convient ainsi convient d’abandonner à la surveillance du démon tout ce qui ne relève pas de ce qui est en notre pouvoir pour travailler à notre propre hégémonique (ἐπὶ τὸ ἴδιον ἡγεμονικὸν ἀναφέρειν τὸν πόνον441) afin de le conformer à la nature (κατὰ φύσιν ἔχειν) et de l’exercer continument (διεξάγειν442) : Il n’y a qu’une route vers le bonheur (que cela soit présent à ton esprit dès l’aurore, jour et nuit), le renoncement aux choses qui ne relèvent pas de notre prohairesis (ἀπόστασις τῶν ἀπροαιρέτων), de ne jamais les tenir pour ce qui nous est propre (τὸ μηδὲν ἴδιον ἡγεῖσθαι), de les abandonner toutes au démon (τὸ παραδοῦναι πάντα τῷ δαιμονίῳ), à la fortune (τῇ τύχῃ), de les donner à ces gardiens (ἐπιτρόπους), ceux que Zeus a créés, mais de nous lier nous-mêmes à la seule chose qui nous soit propre (αὐτὸν δὲ πρὸς ἑνὶ εἶναι μόνῳ, τῷ ἰδίῳ) qui soit indépendante (τῷ ἀκωλύτῳ), et à laquelle nous devions rapporter nos lectures, nos écrits, les leçons entendues. […] […] Rappelle-toi qui donne, à qui et pourquoi il donne (τίς ὁ διδούς ἐστι καὶ τίσιν καὶ διὰ τίνα). Nourri dans ces pensées, qu’importe encore l’endroit où tu dois être heureux, où tu dois complaire à Dieu ? Ne sommes-nous pas partout à la même distance des dieux ? Ne voientils pas également de partout les événements443,

On voit ainsi réapparaître l’idée d’un double accord, en soi avec l’hêgemonikon comme ce qui nous est propre, et de cet idion hêgemonikon avec la nature universelle, double accord qui définit une économie psychique qui conjoint une expérience du personnel et de l’impersonnel. Dans ces conditions, la question de savoir où l’on se trouve dans Entretiens, IV, 4, 43. Ibid. 443 Ibid., 39 (trad. J. Souilhé modifiée). 441 442

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l’espace, accompagné ou pas, n’a plus de valeur : en aucun lieu nous ne sommes seuls, c’est-à-dire isolés. On retrouve l’« atopie » de l’homme de bien. L’idée d’une habitation psychique – en moi, c’est un « nous » que je trouve – suspend la possibilité d’un rapport à soi-même comme rapport d’identité : de ce point de vue, cette altérité démonique est immanente au soi. Dans le même temps, ce rapport au démon est irréductiblement personnel. Sont ainsi tenues ensemble deux imageries pourtant a  priori antagonistes : il y a ainsi porosité de l’autre et du propre. Le propre (idion) n’est pas exclusivement du soi. Ce qui vient de soi seul vient aussi des dieux mais ce qui vient des dieux vient de soi seul : « ταῦτα ἐκ σοῦ αὐτοῦ γίνεταί σοι καὶ ἀπὸ τῶν θεῶν444 ». La langue d’Épictète tient ensemble l’autre et le mien, elle mêle indissociablement le démonique et la singularité d’un destin personnel : chacun joue ce qui lui est le plus propre en jouant ce rôle que le démon lui a confié, il prend soin de lui en prenant soin de cet autre en lui. Qui est Socrate ? Celui qui a pris et tenu jusqu’au bout cette « place qui lui a été attribuée par son démon (ταύτην τὴν τάξιν ὑπὸ τοῦ δαιμονίου) », celle d’être celui qui ne cessa à aucun moment de conduire les hommes à prendre soin d’eux-mêmes (ἐπιμελεῖσθαι ἑαυτῶν)445, au risque de n’avoir jamais été écouté446. Dans un contexte où la figure socratique comme modèle de vie philosophique prend de plus en plus d’importance447, Épictète fait ressurgir ce daimôn qui occupait déjà une place centrale et pour le moins problématique au sein de la tradition platonicienne448. Les auteurs médio et néo-platoniciens s’attachaient en particulier à démêler les difficultés posées par le caractère exceptionnel du daimonion de Socrate qui semblait impliquer que le daimôn personnel, loin d’être universel, ne soit jamais

Ibid., IV, 4, 47. Ibid., III, 1, 19. 446 Ibid. (notre trad.). 447 Voir K. Döring, Exemplum Socratis. Srudien zur Sokratesnachwirkun in der kynisch-stoischen Popularphilosophie der frühen Kaiserzeit und im frühen Christentum, Wiesbaden, Steiner, 1979 ; J. P. Hershbell, « Plutarch’s Portrait of Socrates », ICS 13, p. 365381 ; P. Donini, « Socrate “pitagorico” e medioplatonico », Elenchos 24, p. 333-359. 448 Plotin fait figure d’exception, puisqu’il se « désintéresse » de la figure du démon de Socrate auquel la notion de daimôn n’est jamais associée. Voir A. Timotin, La démonologie platonicienne, op. cit., p. 320. Sur le daimôn plotinien, voir aussi G. Aubry, « Démon et intériorité d’Homère à Plotin : esquisse d’une histoire » in G.  Aubry & F. Ildefonse (éd.), Le moi et l’intériorité, op. cit., p. 255-268. 444 445

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que l’apanage du sage449. Il s’agissait d’une part de savoir si le daimôn s’identifie à une partie de l’âme ou s’il lui demeure extérieur, d’autre part d’articuler la croyance en l’existence d’un démon personnel (déjà présente chez Héraclite mais aussi dans les mythes du Timée et de la République) et l’exceptionnalité du démon de Socrate450. Épictète fait ressurgir la notion dans le cadre d’une topologie qui maintient donc à la fois le caractère intérieur et extérieur du daimôn mais qui propose une interprétation tout à fait spécifique de sa personnalisation : le daimôn est le lot que chacun a reçu en propre. Il s’agit de tenir qu’en chacun de nous loge un daimôn tout en maintenant son exceptionnalité451. L’exceptionnalité est devenue, pour ainsi dire, la norme. Or c’est à ce titre que le destin de Socrate devient exemplaire : il incarne celui qui en suivant son démon n’a cessé à aucun moment d’être lui-même. L’exceptionnalité du destin de Socrate devient l’exceptionnalité dont chaque individu peut se rendre capable lorsqu’il choisit de retrouver sa nature propre (idia poiotês). Par sa physique et par son éthique, la philosophie stoïcienne rend ainsi possible l’universalisation du démon de Socrate et par là même confère à Socrate le statut d’un modèle. Ce que nous imitons en lui, ce n’est pourtant pas sa nature individuelle (qui lui est propre) mais une capacité à s’approprier à nous-mêmes qui est ce pouvoir que nous a confié la nature – c’est le mouvement même de l’oikeiôsis : la trouvant à l’œuvre en lui, nous la cherchons en nous-mêmes. C’est en ce sens que Socrate apparaît ici comme la personnalité par excellence, car il est celui qui toute sa vie joue son rôle propre et qui à ce titre performe son destin individuel. Pour les stoïciens, nous sommes tous à ce titre virtuellement des Socrate ou plutôt, nous disposons tous d’un destin propre qu’il nous revient de choisir de vivre et de jouer jusqu’au bout. Les daimones extérieurs des premiers stoïciens semblent ainsi s’être éclipsés à la faveur de l’importance que prend le daimôn intérieur. Cette Sur les questions associées à ce débat, voir A. Timotin, op. cit., p. 244 sq. Le défi consiste dès lors au moins jusqu’à Jamblique à harmoniser les figures platoniciennes du daimôn. 450 Voir ibid. A. Timotin montre ainsi que Plutarque, Apulée et Plotin cherchent à défendre l’idée qu’il n’y a pas contradiction réelle, mais que le daimôn, selon le point de vue que l’on adopte, est à la fois intérieur et extérieur. La « tension » se retrouve ainsi dans la dialectique du De genio de Plutarque et du De deo Socratis d’Apulée. Plutarque cherche en effet à concilier la thèse du daimôn-noûs avec la pistis commune qui pose le caractère intérieur du daimôn. Le daimôn d’Apulée est à la fois particulier et intérieur et les descriptions du daimôn rappellent fortement celles d’Épictète et de Marc-Aurèle. 451 Les textes d’Épictète rappellent en ce sens ceux d’Apulée, chez lequel le daimôn apparaît comme particulier et intérieur. Là encore, c’est l’usage de son daimôn qui définit sa personnalisation. 449

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intériorisation d’une figure de l’extériorité pourrait sembler introduire une césure par rapport à la conception de l’individualité que nous avons cherchée à mettre en évidence : le daimôn en soi introduit une complexification de l’unité toute intérieure qu’il s’agit de construire. Il apparaît comme une figure paradoxale de l’identité, l’« extime » de l’intime, puisqu’il forge une représentation de l’extérieur dans l’intérieur et de l’autre en soi. Il offre ainsi une nouvelle variation autour du thème de l’identité personnelle dans laquelle on peut peut-être repérer la permanence paradoxale de la qualité propre (l’idia poiotes) : il constitue un marqueur personnel qui se donne dans une expérience de l’impersonnel en soi. C’est cette alliance paradoxale qui définit ici l’identité « personnelle ».

IV. Le « cas » Marc-Aurèle : la subjectivation en pratique 1. De soi-même à soi-même : au lieu de soi Marc-Aurèle dispose d’un statut tout à fait spécifique parmi les auteurs stoïciens452. À bien des égards, il incarne une version limite de la pensée stoïcienne de la subjectivation. S’il est philosophe (sans pourtant en avoir la doxa, l’apparence453), ce n’est pas parce qu’il développe des thèses ni même un discours parénétique – Marc-Aurèle n’enseigne pas – mais par l’acte même d’écriture de ces βιβλία εἰς ἑαυτόν, celui de coucher sur le papier le discours intérieur qu’il se tient à lui-même. Nous avons donc affaire à un texte destiné à un usage personnel et dont la fonction est donc toute entière pratique et même thérapeutique454 : il s’agit pour Marc-Aurèle de « produire en [lui] un effet455 », comme a pu l’écrire P. Hadot. Il ne se raconte pas (à un autre), il se parle et se parlant, il se 452 Voir C. Gill, « Marcus Aurelius », in R. Sorabji & R. W. Sharples, (éd.), Greek and Roman Philosophy 100 BC–200 AD. Vol.  1, London, Institute of Classical Studies, University of London, 2007, p. 175-187 et J. Sellars, « Marcus Aurelius : The Philosopher », in M. Gagarin (éd), The Oxford Encyclopedia of Ancient Greece and Rome, 7 vols, New York, Clarendon Press, 2010, vol. 4, p. 345-346. 453 Pensées, VIII, 1. 454 Il y a là évidemment une harmonique socratique. Sur ce point, voir J.  Sellars, « Socratic Themes in the Meditations of Marcus Aurelius », in C. Moore (éd.), Brill’s Companion to the Reception of Socrates, Leiden, Brill, 2019, p. 293-310. 455 P. Hadot, La citadelle intérieure, Paris, Fayard, p. 262-388. Voir aussi A. A. Long, « The self and the Meditations » in M. van Ackeren (éd.), A Companion to Marcus Aurelius, Malden MA, Oxford, Chichester, Wiley-Blackwell, 2012, p. 465-480, p. 465.

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façonne. Or cette exercice qui relève de l’« art de vivre (βιωτικὴ)456 » se donne d’emblée comme une lutte (παλαιστική)457, Marc-Aurèle insistant un peu plus loin sur cette dimension agonistique (ἀγώνισαι)458, une lutte qui est inscrite elle-même dans le registre d’un conflit d’identifications : il s’agit de « demeurer tel que la philosophie a bien voulu te former459 », ce qui souligne combien il s’agit de tenir une identification. On reconnaît ici un motif épictétéen460 : chez celui qui n’est pas sage, ce choix d’existence –celui de « se faire » philosophe– n’est jamais donné une fois pour toutes, il demande à chaque instant à être rejoué, faisant de soimême l’objet d’une « création continuée ». La structure réflexive est ainsi portée à son degré maximal par le dispositif des Pensées461 : Marc-Aurèle s’adresse et écrit pour lui-même, à luimême, ce que traduit le dédoublement des pronoms personnels ἑαυτήν et σεαυτὴν : l’âme est à la fois sujet et objet d’elle-même. Il ne s’agit donc pas d’écrire à l’autre comme à soi-même (que l’on pense par contraste aux Lettres à Lucilius) mais à soi-même comme à un autre, comme à un tu : Tu t’insultes, tu t’insultes toi-même, ô mon âme ! Mais tu n’auras plus d’occasion pour t’honorer toi-même : elle est brève la vie, pour chacun, et la tienne s’est presque achevée, sans que n’ait de respect pour elle-même, mais en plaçant dans les âmes des autres sa bonne fortune462.

L’écriture vaut comme « souci de soi » par un mouvement de translation : ne plus situer son souci dans les âmes des autres mais en la sienne propre, où l’on retrouve la topologie épictétéenne du propre – idion – et de l’étranger – allotrion –463. À cet égard, le dispositif de l’adresse à soi456 Pensées, VII, 61. Sur cet aspect, voir J. Sellars, « The Meditations and the Ancient Art of Living », in M. van Ackeren, ed., A Companion to Marcus Aurelius, op. cit., p.  453-464 ; « Roman Stoic Mindfulness : An Ancient Technology of the Self », in M. Dennis & S. Werkhoven (éd.), Ethics and Self-Cultivation : Historical and Contemporary Perspectives, Abingdon, Routledge, 2018, p. 15-29. 457 Pensées, VII, 61. 458 Ibid. 459 Ibid., VI, 30. 460 Voir plus haut, p. 166 sq. 461 Sur ce dispositif, voir A. Giavatto, Interlocutore di se stesso : la dialettica di Marco Aurelio, Europaea memoria. Reihe 1, Studien. 58, Hildesheim/New York, Olms, 2008. Voir aussi l’ouvrage de R. B. Rutherford, The Meditations of Marcus Aurelius : a Study, Oxford, Clarendon Press, 1989. 462 Pensées, II, 6 (notre trad.). 463 Ibid., VII, 2.

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même ne constitue rien d’autre que la mise pratique de l’attachement à soi-même de l’oikeiôsis, celle de ce réinvestissement rationnel de la relation de l’âme à elle-même en elle-même, c’est-à-dire à l’intérieur464. C’est peut-être ainsi que l’on peut éclairer le caractère hyperbolique que prend l’injonction au resserrement sur la fonction prohairétique de l’hégémonique : il s’agit alors de s’abstraire de tout ce qui n’est pas soi, c’est-à-dire de tout ce qui ne relève pas de cette capacité réflexive qu’est la faculté prohairétique, en allant jusqu’à suspendre les autres fonctions assurées par l’hégémonique465. L’autopoiétique ne peut être que celle dont le sujet – la matière – est la faculté prohairétique, seule qui « peut faire d’elle ce qu’elle veut »466. On reconnaît ici les harmoniques sénéquiennes et épictétéennes dans lesquelles le constructivisme  semble s’apparenter à un subjectivisme : nous avons le pouvoir de façonner le réel467, notre réel, au sens où il n’est jamais que celui de la représentation que nous nous en forgeons. Il y a donc dans ce pouvoir que nous pouvons exercer sur nos représentations – et qui est le seul corps inviolable – le fondement de notre immunité, ce par quoi nous sommes rendus invincibles468. 2. La multiplicité psychique « en acte » Nous sommes donc pour ainsi dire « en présence » de la personnalité de Marc-Aurèle : parce que ses Écrits sont adressés à lui-même, la personnalité de l’auteur n’aura peut-être jamais été à ce point convoquée dans un écrit stoïcien. Dans le même temps, cette identité personnelle ne cesse d’être en question tout au long des Pensées. Le décalage entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’adresse produit par le dispositif dialogique installe le « soi » dans un lieu d’identifications plurielles. Il n’est peut-être pas anodin à cet égard que le texte s’ouvre sur les figures et personnalités – pères, maîtres, amis – qui ont fait de Marc-Aurèle celui qu’il est, c’est-à-dire sur la question des identifications subjectives : ces portraits donnent déjà à voir la multiplicité psychique en acte469. Mais il n’y a là qu’une de ses formes, puisque Marc-Aurèle convoque également la 464 Ibid., VII, 28 ; 59 ; Voir plus haut, p. 161 sq. Sur cette structure réflexive, voir A. A. Long, « The self and the Meditations », art. cité, p. 475. 465 Voir A. A. Long, art. cité, p. 473. 466 Pensées, VI, 8. 467 Ibid. Voir aussi XI, 1. Sur ce point, voir A. A. Long, art. cité, p. 476. 468 Pensées, VI, 8. Voir aussi XII, 33. 469 Sur cette dimension, voir J. Laurent, « La personnalité multiple de l’Empereur Marc-Aurèle », Cahiers de philosophie de l’université de Caen, no 52/2015, p. 15-38.

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topologie psychique démonique épictétéenne (l’image du dieu en soi)470 et le modèle panétio-cicéronien des personae qui, sans être explicitement mobilisé, paraît présent de manière souterraine471. a. La topographie démonique On retrouve ainsi chez Marc-Aurèle cet « amalgame » de psychologie et de théologie déjà présent chez Épictète chez lequel l’intériorisation et la personnalisation du daimôn semblaient désormais achevées. Et pourtant si l’harmonique est épictétéenne, la variation est incontestablement marc-aurélienne. On ne peut en effet qu’être frappé par la fréquence des apparitions du daimôn à l’échelle des Pensée. En outre, Marc-Aurèle franchit un pas de plus dans le degré d’identification du daimôn à la raison (dianoia)472. On peut considérer qu’il y a là le point d’acmée de sa psychisation dans le stoïcisme, là où chez Épictète on ne trouvait pas l’identification explicite entre prohairesis et daimôn. Chez Marc-Aurèle, l’injonction à l’identification à sa faculté prohairétique se donne comme une injonction à l’identification à son daimôn473. Pour autant, Marc-Aurèle conserve le motif de l’« habitation psychique »474, celle du dieu intérieur475 ou du « maître intérieur (ἔνδον κυριεῦον)476 ». Nous n’avons pas affaire pour autant à deux perspectives antagonistes, ni même extérieures l’une à l’autre. Leur coexistence fonde bien plutôt une topographie psychique qui installe le subjectif dans une expérience qui conjoint du personnel et de l’impersonnel. Il y a du dieu en moi et c’est dans cette épreuve – je suis autre à moi-même – que je fais celle de ma puissance subjective. Comme chez Épictète, nous assistons bien ici au passage d’une perspective centrifuge à une perspective centripète indexée non plus sur le destin cosmique mais sur la subjectivité. C’est ce sur quoi insiste A. A. Long lorsqu’il souligne le surgissement chez Marc-Aurèle de ce qu’il nomme un point de vue « subjectif » aux côtés du point de vue « ex Voir plus haut, p. 175-183. À bien des égards, « l’analytique » marc-aurélienne qui procède en décomposition du réel rappelle également un autre thème sénéquien, celui de l’injonction à ôter leurs masques aux choses. Voir Sénèque, Ep. 24, 12-13. 472 Pensées, V, 28. Voir aussi ibid. XII, 26. 473 Ibid., III, 5. 474 Ibid., II, 13 ; III, 4 ; 6 ; 12 ; 16 ; V, 10 ; 21 ; VIII, 41 ; XI, 12 ; XII, 3. 475 Ibid., V, 8. 476 Ibid., IV, 1. 470 471

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térieur » du dieu-monde. Dans ce dernier, le sujet est envisagé comme soumis à la rationalité divine en tant qu’il est une partie du monde. Par contraste, dans le point de vue « subjectif » et « intérieur », le sujet – du moins lorsqu’il s’identifie à son daimôn et qu’il est alors lui-même un dieu – devient lui-même « le sujet premier », non plus élément du tout mais participant activement à sa rationalité intégrale : When Marcus reflects on the course of events, on human history, and on the cycle of life from birth to death, he is inclined to view the self and himself in an externalist and deflationary way. But when he focuses inwardly on what he calls “the properties of the rational soul, its capacity to see itself, articulate itself and make itself into whatever it wants” (11.1), he treats his subjective identity as if he himself is the ultimate subject – no mere part of cosmic Nature but fully consonant with it. Either way, he speaks with the voice of his internal divinity477.

La dichotomie identifiée par A. A. Long nous semble pourtant trop concéder encore au partage entre intérieur et extérieur. La topographie psychique met précisément ici en évidence le fait que l’extérieur se loge à l’intérieur : l’ouverture à l’extérieur est immanente au soi. Il y a quelque chose comme un décentrement en direction du monde qui est premier et constitutif du rapport que le sujet a de lui-même : le dieu, c’est-à-dire le monde, est une partie de moi. Le sujet marc-aurélien apparaît ainsi comme le point de fuite de ce mouvement de centrement et de décentrement. b. Les personae marc-auréliennes Un autre modèle stoïcien nous semble pouvoir éclairer la représentation marc-aurélienne de la multiplicité psychique, bien que Marc-Aurèle ne s’y réfère donc pas explicitement, ce qui témoigne d’une certaine métabolisation du modèle. Il s’agit de celui de la métaphore des rôles478. Elle pose que nous avons reçu en partage quatre rôles, la nature humaine comme nature rationnelle par laquelle nous sommes apparentés au divin, notre nature individuelle, les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons – ce que le casus nous donne à vivre –, enfin le rôle que nous décidons de jouer et la vie que nous choisissons à partir de ce que nous sommes : la uoluntas. Ce quatrième rôle dispose d’un statut tout à fait spécifique puisque c’est lui qui permet d’assumer la multiplicité Voir A. A. Long, art. cité, p. 476-477. Sur ce modèle, voir plus bas, p. 307 sq.

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des autres rôles qui définissent notre condition et de l’articuler dans un usage de soi en première personne. Or ce thème et celui du démonique se trouvent mêlés voire fondus l’un dans l’autre, comme dans cette Pensée : Que le dieu qui est en toi (ὁ ἐν σοὶ θεὸς) commande à un être mâle, respectable, dévoué à la cité (πολιτικοῦ), qui soit un Romain et un chef479.

Il y a là des rôles, définis par des conditions et des appartenances : la quadripartition panétio-cicéronienne est certes remaniée mais on retrouve la référence à la double nature480, propre et universelle481 fondue dans une déclinaison d’identités : mâle, respectable et dévoué à la cité peuvent valoir comme des qualités propres (idia poiotêta) mais peuvent aussi être considérées comme des qualités communes, renvoyant à la nature rationnelle que tout homme doit faire advenir, avec une insistance spécifique, c’est là une spécificité marc-aurélienne, sur la dimension politique de l’appropriation qu’elle conditionne482. Sont aussi mentionnées l’identité sociale – romain, chef – (la troisième persona) et enfin la fonction de l’hégémonique – du commandeur –, celle du metteur en scène, si l’on file la métaphore théâtrale, qui se trouve ici identifiée au dieu en soi. Marc-Aurèle incarne précisément une forme limite de la multiplicité d’appartenances au centre desquels tout homme se trouve pris et qui peut devenir conflictuelle – il s’agit de tenir des rôles multiples ; elle s’éprouve en lui de manière exemplaire du fait même de l’exceptionnalité de son statut : dès lors qu’il est tout à la fois un individu singulier, un homme et un empereur, que peut-il assumer – et en quelle personne – devant le monde qu’il gouverne ? Le modèle des personae permet précisément de comprendre comment la conflictualité apparente des appartenances et Pensées, III, 5. Cela n’est pas le cas ici, si l’on admet que « respectable » et « dévoué à la cité » sont des qualités communes mais la distinction entre nature propre et nature commune en vient parfois à recouvrir une distinction entre une nature qui nous fait agir et une nature depuis laquelle nous devons adhérer au destin, entre la perspective subjective et la perspective cosmique. Sur ce point, voir J-.B. Gourinat, « Ethics », in M. van Ackeren (éd.), A Companion to Marcus Aurelius, op. cit., p. 420-436, p. 422. 481 Sur cette articulation entre nature commune et nature universelle, voir aussi par ex. ibid., V, 3, 2 ; VIII, 12 ; XII, 32, 3 ; VII, 55, 1. VI, 44, 5-7. Voir J.-B. Gourinat, art. cité, p. 421-424 et G. Reydams-Shils, « Social Ethics and Politics » in M. van Ackeren (éd.), op. cit., p. 437-452. 482 Ibid., en particulier p. 429 sq. Sur cet aspect, voir aussi V. Laurand, « Marc Aurèle et la politique », Cahiers Philosophiques (128), 2012, p. 30-41 et G. Reydams-Shils, art. cité. 479 480

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des rôles ne conduit pas à une contradiction indépassable dès lors qu’elle est l’objet d’une interprétation singulière, un jeu ici porté et assumé par l’hégémonique. Les Pensées construisent un « Je » comme le lieu de ce jeu, c’est-à-dire comme point d’articulation de la pluralité des identités en soi. Ce n’est pas dire pour autant que nous soyons en présence d’une d’une personnalité multiple. Cette dernière est en effet caractérisée par l’absence de metteur en scène sur la scène psychique, la multiplicité intérieure ne pouvant alors précisément être l’objet d’une appropriation. Les Pensées décrivent précisément une autre voie, celle de ce jeu de l’existence par lequel coexistent en Marc-Aurèle des personae, et qui permet d’éclairer notamment comment peuvent cohabiter en lui sa fonction d’individu singulier, celle d’empereur, et celle de philosophe stoïcien refusant de se revendiquer expressément comme tel, autant d’identités qui pourraient à bien des égards paraître inconciliables. Sans cette capacité assumée par la faculté prohairétique, nous ne sommes que des « marionnettes », articulées par des ficelles483. D’où la nécessité de maintenir la distance avec ses rôles, celle qui assure la capacité à initier un jeu, telle qu’elle apparaît dans la condamnation de ceux à qui elle fait défaut, comme en témoigne l’injonction « Prends garde de te césariser à fond (apokaisarôthês)484 ! ». Le canevas de la métaphore des rôles permet donc de comprendre qu’il n’est à aucun moment question d’une dissolution de l’individualité, contrairement à ce qu’a pu prétendre M. Foucault485. Cela supposerait que l’individualité et l’universalité soient exclusives l’une de l’autre, là où Marc-Aurèle ne cesse de les tenir ensemble486. Il n’y a bien plutôt 483 Voir Pensées II, 2 ; III, 16 ; VI, 16 et 28 ; VII, 3 ; X, 38. L’image est d’abord platonicienne, voir Lois, I, 644, 38. Sur ce texte, voir J. Laurent, « Fil d’or et fils de fer. Sur l’homme “marionnette” dans le livre I des Lois de Platon », Archives de philosophie, 69-3, 2006, p. 461-473. 484 Pensées, VI, 30. Voir aussi IX, 29. 485 Voir M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France : 19811982, Paris, Seuil-Gallimard, 2001, (cours du 24 février 1982), p.  294 :  « C’est donc plutôt vers une sorte de dissolution de l’individualité que va l’exercice spirituel de Marc-Aurèle, alors que l’exercice spirituel de Sénèque – avec ce déplacement du sujet vers le sommet du monde d’où il peut se ressaisir dans sa singularité – avait plutôt pour fonction de fonder et d’établir l’identité du sujet, sa singularité et l’être stable du moi qu’il constitue ». Voir aussi P. Hadot, La citadelle intérieure, op. cit., p. 262 qui formule le même constat même s’il nuance cependant immédiatement cette affirmation : « […] les Pensées visent en quelque sorte à éliminer le point de vue de l’individualité pour s’élever au niveau de la Raison universelle et impersonnelle. Mais l’individu n’en transparaît pas moins dans cet effort toujours renouvelé, toujours inachevé, pour assimiler les principes de la Raison, c’est-à-dire les appliquer à son cas particulier ». 486 Pensées, V, 3 ; VIII, 12 ; XII, 32 ; VII, 55 ; VI, 44.

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jeu entre nature propre et nature commune : la nature commune n’est jamais conquise que selon une modalité singulière qui nous est propre – ce sur quoi l’éthique stoïcienne n’a jamais varié –, un jeu qui est assuré et assumé par un usage personnel de l’hégémonique qui définit le sujet stoïcien, cette instance qui mène en première personne cette appropriation personnelle de ce que nous sommes. Il n’y a ainsi qu’une seule manière d’assumer sa fonction d’homme : depuis la singularité qui nous définit en propre. Cette insistance sur l’identité ou la « constitution de l’homme (kataskeuê tou anthropou)487 » ne signifie donc pas qu’il soit question d’abandonner ses autres « identités » mais de jouer l’homme, c’est-à-dire précisément d’inventer un jeu singulier à partir de ce qui nous fait, de ce dont nous héritons, de ce qui nous traverse et de ce qui nous arrive. De manière parfaitement stoïcienne, Marc-Aurèle fait ainsi de l’hégémonique le lieu de la liberté, celui de ce que la Pensée III, 1, 10 nomme un « usage de soi (heautoi khrêsthai) » dont la qualité singulière exprime celle ou celui que nous sommes : le lieu qui permet précisément d’articuler en soi cette multiplicité destinale. Marc-Aurèle retrouve ainsi tout autant Cicéron et Sénèque qu’Épictète. Les premiers situaient ce jeu dans un usage de la uoluntas, le second dans celui de la prohairesis. 3. Soi-même comme son hégémonique Les Pensées sont pourtant paradoxalement marquées par une absence, celle du substantif prohairesis. Marc-Aurèle lui préfère la forme adjectivale to prohairetikon488. On peut difficilement ne pas mettre en relation cette préférence pour le modèle hégémonique avec l’identité sociale de Marc-Aurèle : l’injonction à commander prend une résonnance particulière, dès lors qu’elle est formulée par celui qui a à commander l’Empire489 et qui de fait fait l’expérience politique (et non seulement psychique) tout à la fois de son immunité et de sa toute-puissance : comme empereur, il est celui sur lequel personne ne peut exercer son pouvoir, et celui pour lequel il n’est personne sur lequel il ne puisse exercer son pouvoir. La métaphore est plus qu’une métaphore : la puissance de l’hégémonique est pensée depuis l’exercice du pouvoir impérial et, il est au moins autorisé de le supposer, la pratique philosophique nourrit la pratique personnelle du pouvoir marc-aurélien. Il s’agit de s’identifier à son hégémonique et de s’identifier à sa fonction d’empereur, de choisir Voir par exemple ibid., X, 33. Ibid., VIII, 56 ; XII, 33. 489 Ibid., XI, 8. Voir A. A. Long, « The self and the Meditations », art. cité, p. 470. 487 488

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ce qui commande en lui (les désirs ou l’hégémonique), c’est-à-dire faire de lui un tyran ou un empereur. Nous assistons donc ici à l’émergence d’une individualité incomparable, celle de l’empereur, cet individu à nul autre pareil en contact avec l’unité universelle qu’est l’Empire et qui se construit en relation avec lui, là où jusque-là le sage avait le monopole de la relation avec la totalité cosmique. Ce miroir politique devient le paradigme de l’individualité, celui par rapport auquel toutes les autres se trouvent en position de se définir à l’échelle individuelle. La conception de l’hégémonique semble pourtant avoir absorbé les valeurs que la prohairesis a conférées à l’hégémonique, à commencer par son « intériorisation » et sa « personnalisation ». Par cette identification de l’hégémonique à la fonction prohairétique (to prohairetikon), l’hégémonique conquiert le statut de principe d’identité personnelle. Plus l’individu est concentré dans la fonction de la faculté prohairétique, plus l’effet de concentration de cette faculté dans l’hêgemonikon se trouve justifié. C’est ce dont témoignent les usages marc-auréliens de l’hêgemonikon qui en vient à s’identifier à la faculté prohairétique. Nous retrouvons en effet des thèmes sénéquiens et épictétéens, celui de l’identification de l’intérieur et de l’hégémonique, à la faveur d’une « rentrée en soi » qui définit un mouvement de circonscription d’un champ soustrait à tout ce qui pourrait l’affecter du dehors. L’hégémonique doit s’entourer d’une limite, celle de la frontière psychique : Que la partie directrice et dominante de ton âme demeure inchangée par le mouvement, calme ou rapide, dans ta chair et qu’elle ne s’y unisse pas, mais qu’elle s’entoure d’une limite et qu’elle circonscrive ces affections dans les parties [du corps]490.

Dans cette circonscription de l’hégémonique qui vaut aussi comme détachement et arrachement du champ de l’extériorité, il y va de la conquête d’un espace propre : c’est par un même mouvement que, me détachant de ce qui m’est étranger, je constitue le champ psychique comme un domaine qui m’est propre sur lequel je dispose d’une entière souveraineté491 – il n’y a que sur lui que je peux disposer de ce pouvoir absolu. On repérait déjà cette personnalisation chez Épictète qui, en formulant

490 Pensées, V, 26 (trad. F. Ildefonse) :  « Τὸ ἡγεμονικὸν καὶ κυριεῦον τῆς ψυχῆς σου μέρος ἄτρεπτον ἔστω ὑπὸ τῆς ἐν τῇ σαρκὶ λείας ἢ τραχείας κινήσεως καὶ μὴ συγκιρνάσθω, ἀλλὰ περιγραφέτω αὑτὸ καὶ περιοριζέτω τὰς πείσεις ἐκείνας ἐν τοῖς μορίοις ». 491 Ibid., VIII, 32.

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cette injonction au souci exclusif de l’intérieur, passait insensiblement du possessif à l’adjectif idion : Car ce n’est pas la tâche du philosophe que de veiller sur ces choses extérieures, ni sur un peu de vin, ni sur un peu d’huile, ni sur un petit corps, sur quoi alors ? Sur son propre hégémonique492.

Chez Marc-Aurèle aussi la circonscription du propre comme intérieur s’accompagne du surgissement de la catégorie de l’étranger (allotrion). Ce qui m’est propre, mon hégémonique l’est à la mesure de ce qui ne l’est pas : l’allotrion sur lequel je n’ai aucun pouvoir. C’est la capacité à instaurer cette frontière, à savoir se situer (le cas Médée nous le montre, le vice s’origine toujours dans l’absence d’un tel partage493) : Ce n’est pas dans l’hégémonique de l’autre que se trouve ton mal ; ce n’est pas non plus dans une modification ou une altération de ce qui t’entoure494.

Ou encore : Ceux-là ont une partie directrice qui leur est propre et se servent de leur impulsion propre ; toi ne porte pas ton regard sur eux, mais poursuis tout droit, en te conformant à la nature, ta nature propre et la nature commune ; il n’y a qu’une seule route pour ces deux-là495.

L’exemple des sages peut nous apprendre – pour ainsi dire négativement – qu’il n’y a rien à attendre de l’observation de la conduite des autres, du moins de celle des insensés. En revanche, conformément à ce que suggéraient déjà Sénèque et Épictète496, ce que nous pouvons trouver chez les sages et ce que nous avons en ce sens à imiter chez eux, c’est l’usage qu’ils font d’eux-mêmes, décliné là encore dans une manière de Épictète, Entretiens, III, 10, 16 (trad. Souilhé modifiée) : « οὐ γάρ ἐστιν ἔργον τοῦ φιλοσόφου ταῦτα ἐκτὸς τηρεῖν, οὔτε τὸ οἰνάριον οὔτε ἐλάδιον οὔτε τὸ σωμάτιον, ἀλλὰ τί; τὸ ἴδιον ἡγεμονικόν ». 493 Voir M. Bourbon, « La “servitude volontaire” de Médée : conflictualité psychique et résistance », Cahiers La Boétie, no 4 : Nature et naturel, autour du « Discours de la servitude volontaire », études réunies par O. Guerrier & L. Gerbier, Paris, Classiques Garnier, 2014. 494 Pensées, IV, 39 (trad. F.  Ildefonse très légèrement modifiée) :  « Ἐν ἀλλοτρίῳ ἡγεμονικῷ κακὸν σὸν οὐχ ὑφίσταται οὐδὲ μὴν ἔν τινι τροπῇ καὶ ἑτεροιώσει τοῦ περιέχοντος ». 495 Ibid., V, 3 (trad. F. Ildefonse) :  « ἐκεῖνοι μὲν γὰρ ἴδιον ἡγεμονικὸν ἔχουσι καὶ ἰδίᾳ ὁρμῇ χρῶνται· ἃ σὺ μὴ περιβλέπου, ἀλλ’ εὐθεῖαν πέραινε ἀκολουθῶν τῇ φύσει τῇ ἰδίᾳ καὶ τῇ κοινῇ, μία δὲ ἀμφοτέρων τούτων ἡ ὁδός ». 496 Voir plus haut, p. 163-164 et plus bas, p. 261 sq. 492

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s’orienter dans l’existence, c’est-à-dire de faire des choix en vertu d’un choix fondamental, celui de leur hégémonique ou de leur faculté prohairétique : Regarde bien leurs parties directrices et ce que fuient les sages, ce qu’ils recherchent497.

Comme chez Sénèque et Épictète, ce sont donc l’inaliénabilité et l’invincibilité qui caractérisent dès lors cet espace psychique constitué en domaine intérieur qui devient ainsi ce « petit champ de l’âme498 ». L’image de la citadelle s’applique alors à la pensée, une place forte laissant place à une autre qui, parce qu’elle s’est érigée en lieu et place de la première, celle de l’aliénation, est devenue inaliénable. Ce qui est construit l’est à la mesure de ce qui a été déconstruit, fort de ce qui a été conquis, précisément dans la construction de cet espace propre : Souviens-toi que ton hégémonique devient invincible (ἀκαταμάχητον), lorsque ramassé sur lui-même, il se contente de ne pas faire ce qu’il ne veut pas, même s’il résiste de manière non rationnelle. Que sera-ce dont lorsqu’il le fait avec la raison et l’examen dans son jugement ? Aussi estce une citadelle que la pensée libérée des passions. L’homme n’a pas de plus forte position où se réfugier (καταφυγὼν), pour être imprenable désormais. Celui qui ne l’a pas vu est un ignorant, celui qui la vu et ne s’y réfugie pas est un malheureux499.

À l’image du « petit champ » et de la citadelle succède alors celle de la sphère qui fournit le modèle de l’intérieur qu’il s’agit de construire, la circularité matérialisant la simplicité d’un rapport exclusif et actuel à soi-même qui ne souffre aucun écart : Si tu sépares de cette partie dirigeante tout ce qui s’y est attaché du fait des passions et ce qui est au-delà du temps ou le passé, tu feras de toi497 Pensées, IV, 38 (trad. F.  Ildefonse) : « Τὰ ἡγεμονικὰ αὐτῶν διάβλεπε καὶ τοὺς φρονίμους, οἷα μὲν φεύγουσιν, οἷα δὲ διώκουσιν ». 498 Ibid., VIII, 48. Voir aussi Épictète, Entretiens, IV, 1, 86-88 ; IV, 5, 25-28. Voir aussi Musonius Rufus, Diatribes, XVI, 12. 499 Marc-Aurèle, op. cit., VIII, 48 (trad. É. Bréhier) : « Μέμνησο ὅτι ἀκαταμάχητον γίνεται τὸ ἡγεμονικόν, ὅταν εἰς ἑαυτὸ συστραφὲν ἀρκεσθῇ ἑαυτῷ, μὴ ποιοῦν τι ὃ μὴ θέλει, κἂν ἀλόγως παρατάξηται. τί οὖν, ὅταν καὶ μετὰ λόγου καὶ περιεσκεμμένως κρίνῃ περί τινος; διὰ τοῦτο ἀκρόπολίς ἐστιν ἡ ἐλευθέρα παθῶν διάνοια· οὐδὲν γὰρ ὀχυρώτερον ἔχει ἄνθρωπος, ἐφ’ ὃ καταφυγὼν ἀνάλωτος λοιπὸν ἂν εἴη. ὁ μὲν οὖν μὴ ἑωρακὼς τοῦτο ἀμαθής, ὁ δὲ ἑωρακὼς καὶ μὴ καταφεύγων ἀτυχής ».

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même, comme le dis Empédocle : « Une sphère toute ronde, fière de sa circularité solitaire » ; tu t’exerceras seulement sur ce que tu vis, c’està-dire le présent ; et tu pourras passer la vie qui te reste jusqu’à ta mort, sans trouble, dans la bienveillance et d’une manière favorable à ton démon500.

Il pourrait sembler que le modèle relationnel de l’individu en négociation constante avec le monde s’efface ici au profit de celui de la citadelle qui construit une position de retranchement garantissant l’autarkeia du sage. Et pourtant ces deux modèles ne se trouvent pas en tension, c’est ce qu’éclaire la figure du sage chez lequel cette contradiction apparente se dissout : le dégagement dont il est capable assure précisément la condition de sa relation constante avec le monde. Il y a donc là moins « repli » et « retrait » absolu que constitution d’un lieu stratégique depuis lequel il est désormais possible de tout vivre501. Ne plus te limiter à respirer ta part de l’air environnant ; mais participer désormais à la sagesse de l’intelligence qui embrasse toutes choses502.

Un texte permet précisément d’éclairer combien cette « tension » n’en est pas une : Pour mon propre pouvoir de choisir, le pouvoir de choisir du prochain est aussi indifférent que son souffle ou sa chair. Et en effet même si nous sommes essentiellement nés l’un en vue de l’autre, pour autant chacun de nos hégémoniques a sa propre souveraineté. Puisque sinon le mal de l’autre pourrait bien devenir un mal pour moi, ce que précisément dieu n’a pas jugé bon, afin que mon infortune ne dépendît pas d’un autre que moi-même503. 500 Ibid., XII, 3 (trad. F.  Ildefonse) : « τοῦ ἡγεμονικοῦ τούτου τὰ προσηρτημένα ἐκ προσπαθείας καὶ τοῦ χρόνου τὰ ἐπέκεινα ἢ τὰ παρῳχηκότα, ποιήσῃς τε σεαυτόν, οἷος ὁ Ἐμπεδόκλειος σφαῖρος κυκλοτερὴς μονίῃ περιγηθέι γαίων, μόνον τε ζῆν ἐκμελετήσῃς ὃ ζῇς, τουτέστι τὸ παρόν, δυνήσῃ τό γε μέχρι τοῦ ἀποθανεῖν ὑπολειπόμενον ἀταράκτως καὶ εὐμενῶς καὶ ἵλεως τῷ σαυτοῦ δαίμονι διαβιῶναι ». Sur ce texte, voir F. Ildefonse, art. cité, p. 62. Voir aussi Pensées, VIII, 41 et XI, 12. 501 Voir T. Bénatouïl, Les Stoïciens III, Paris, Les Belles Lettres, 2009, p. 32-34. Voir aussi M. Foucault, L’herméneutique du sujet, op. cit., p. 518 : « L’éthique se concentre moins sur notre intériorité que sur notre rapport aux objets extérieurs ». 502 Pensées, VIII, 45 (notre trad.). 503 Ibid., 56 (trad. F. Ildefonse) : « Τῷ ἐμῷ προαιρετικῷ τὸ τοῦ πλησίον προαιρετικὸν ἐπίσης ἀδιάφορόν ἐστιν, ὡς καὶ τὸ πνευμάτιον αὐτοῦ καὶ τὸ σαρκίδιον. καὶ γὰρ εἰ ὅτι μάλιστα ἀλλήλων ἕνεκεν γεγόναμεν, ὅμως τὰ ἡγεμονικὰ ἡμῶν ἕκαστον τὴν ἰδίαν κυρίαν ἔχει· ἐπεί τοι

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

L’investissement de ce champ intérieur constitue donc la condition de l’investissement vertueux des liens interpersonnels. Nous sommes nés en vue de ces liens en vertu de l’oikeiôsis sociale. Et c’est précisément dans la mesure où nous sommes en mesure de nous situer que nous rendons capables de les investir. C’est dire là encore que la condition atopique du philosophe ne recouvre pas une solitude réelle (il n’en a pas besoin pour se retrouver en lui-même), mais une manière de se situer par rapport à ce sur quoi il ne peut rien qui constitue la condition de notre être au monde : Celui qui a préféré sa propre intelligence, son démon et les mystères à célébrer en l’honneur de son excellence ne fait pas une tragédie, ne gémit pas, n’aura besoin ni de solitude, ni d’une compagnie nombreuse504.

Le renforcement des frontières psychiques qui signe le recentrement du sujet sur sa faculté prohairétique assure ainsi la plasticité d’un usage de soi qui engage dès lors la personnalité du sujet de cet usage. Comme chez Épictète, cette plasticité réflexive est explicitement assimilée à l’usage des représentations par laquelle elle contrôle l’évaluation de ce qui lui arrive, dans des formulations qui ne sont pas sans rappeler la reprise cicéronienne du thème platonicien de l’automotion de l’âme505 : L’hégémonique, c’est ce qui s’éveille soi-même, ce qui se modifie soimême, ce qui se fait soi-même tel qu’il veut et ce qui fait que tout événement lui apparaisse tel qu’il veut506.

Dans un mouvement de recentrement, l’injonction exclusive au soin de l’hêgemonikon conduit ainsi à déréaliser tout « le reste », selon un mouvement de réduction typique des Pensées :

ἔμελλεν ἡ τοῦ πλησίον κακία ἐμοῦ κακὸν εἶναι, ὅπερ οὐκ ἔδοξε τῷ θεῷ, ἵνα μὴ ἐπ’ ἄλλῳ ᾖ τὸ ἐμὲ ἀτυχεῖν ». 504 Ibid., III, 7 (trad. F. Ildefonse) : « ὁ γὰρ τὸν ἑαυτοῦ νοῦν καὶ δαίμονα καὶ τὰ ὄργια τῆς τούτου ἀρετῆς προελόμενος τραγῳδίαν οὐ ποιεῖ, οὐ στενάζει, οὐκ ἐρημίας, οὐ πολυπληθείας δεήσεται ». 505 Tusc. I, 55. Voir plus bas, p. 208-209. 506 Pensées, VI, 8 (trad. F. Ildefonse très légèrement modifiée) : « Τὸ ἡγεμονικόν ἐστι τὸ ἑαυτὸ ἐγεῖρον καὶ τρέπον καὶ ποιοῦν μὲν ἑαυτὸ οἷον ἂν καὶ θέλῃ, ποιοῦν δὲ ἑαυτῷ φαίνεσθαι πᾶν τὸ συμβαῖνον οἷον αὐτὸ θέλει ».

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Comment l’hégémonique se sert-il de lui-même ? Tout est là en effet ; le reste, qui dépend ou non de ta faculté de choix est cadavre et fumée507.

À ce titre, ce qui est propre (idion) et ce qui est sien, c’est un usage de soi-même, c’est-à-dire de son hégémonique comme faculté prohairétique. C’est peut-être ici que la présence souterraine d’Épictète est la plus frappante : là où ce dernier faisait de la seule question qui vaille celle de savoir ce que je fais de ma prohairesis, il s’agit ici de savoir ce que je fais de mon hégémonique (et là encore, le possessif est présent) : Qu’est-ce qu’est pour moi ma partie directrice ? Et à quoi moi la fais-je ressembler maintenant ? Et à quoi la fais-je servir maintenant ? Est-elle vide d’intelligence ? Est-ce qu’elle est affranchie et séparée de la communauté ? Est-elle si fondue et mélangée à la petite chair qu’elle se trouve modifiée avec elle508 ?

Ce qui m’est propre, ce qui est mien, c’est là où tout se joue – c’est exclusivement en ma faculté de juger que réside l’accordement à ma nature et à la nature universelle : Honore ta faculté de juger ; il y a tout en elle pour que le jugement de ta partie directrice ne perde plus sa conformité à la nature et à la constitution d’un animal rationnel509.

Comme chez Épictète, ce mouvement aboutit à l’identification entre la qualité de l’individu et la qualité de ce à quoi il accorde une valeur, c’est-à-dire à la qualité de l’usage de sa faculté prohairétique comme faculté de choix : chacun dispose d’autant de valeur que celle dont disposent les choses qu’il prend au sérieux (τοσούτου ἄξιος ἕκαστός ἐστιν, ὅσου ἄξιά ἐστι ταῦτα περὶ ἃ ἐσπούδακεν510). 507 Ibid., XII, 33 (notre trad) : « Πῶς ἑαυτῷ χρῆται τὸ ἡγεμονικόν; ἐν γὰρ τούτῳ τὸ πᾶν ἐστι. τὰ δὲ λοιπὰ ἢ προαιρετικά ἐστιν ἢ ἀπροαίρετα, νεκρὰ καὶ καπνός ». Sur cette formule, voir T. Bénatouïl, « L’usage de soi dans le stoïcisme impérial », art. cité. 508 Ibid., X, 24 (trad. F. Ildefonse légèrement modifiée) : « Τί ἐστί μοι τὸ ἡγεμονικόν μου καὶ ποῖόν τι αὐτὸ ἐγὼ ποιῶ νῦν καὶ πρὸς τί ποτε αὐτῷ νῦν χρῶμαι; μήτι κενὸν νοῦ ἐστι; μήτι ἀπόλυτον καὶ ἀπεσπασμένον κοινωνίας; μήτι προστετηκὸς καὶ ἀνακεκραμένον τῷ σαρκιδίῳ, ὥστε τούτῳ συντρέπεσθαι; ». 509 Ibid., III, 9 (trad. É. Bréhier modifiée). 510 Ibid., VII, 3 (notre trad). Sur ce texte, voir S. Alexandre, Faire-valoir. Essai de reconstruction d’un « dispositif d’évaluation » stoïcien. Caractéristiques, limites, enjeux,

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Deuxième partie.  De l’individu au sujet

La variation marc-aurélienne témoigne encore de la manière dont en près de cinq siècles la conception stoïcienne de l’individuation s’est incontestablement enrichie : la puissance subjective de choix se trouvait désormais constituée en principe d’identité personnelle inaliénable. Le stoïcisme avait ainsi forgé une topique psychique inédite qui lui permettait de penser sous une forme nouvelle la spécificité radicale de la réflexivité humaine. Pour éclairer cette montée en puissance de la subjectivité qui semble coïncider avec la rencontre du système avec le monde romain, nous nous proposons de convoquer le changement de langue et de culture que constitua l’irruption du monde romain et dont nous avons jusque-là différé l’introduction.

op. cit., p. 238-240.

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TROISIÈME PARTIE LA SUBJECTIVITÉ CHEZ SÉNÈQUE : L’INDIVIDUATION À L’ÉPREUVE DU CHANGEMENT DE MONDE

Pour autant que nous puissions nous prononcer en l’état de nos sources, nous assistons avec Sénèque à quelque chose qui ressemble à une autonomisation de l’éthique1 et à un mouvement de surenchère pour penser la spécificité de l’individuation humaine. Un premier indice de cette inflexion apparente en faveur de l’individuation subjective peut se mesurer au déplacement que Sénèque semble opérer de la question de la conscience de soi (suneidêsis) commune à tous les vivants à celle de la conscientia qui recouvre la forme de conscience de soi spécifiquement humaine : l’appropriation (oikeiôsis) animale n’est mentionnée qu’une seule fois à la toute fin des Lettres2, Sénèque la présentant comme une question « un peu en marge de la morale3 ». On assiste ainsi un mouvement d’intériorisation et de subjectivation de la structure réflexive de l’appropriation qui traversait la psychologie hellénistique chrysippéenne. La conscientia constitue la déclinaison rationnelle de la réflexivité de l’usage de soi. Elle en est la forme spécifiquement humaine. De manière contemporaine, et sans pour autant que les deux notions ne trouvent toujours explicitement à s’articuler, tout se passe 1 C’est de cet intérêt prononcé pour l’éthique des stoïciens romains dont semble témoigner l’image de la philosophie comme d’un jardin dont l’éthique correspondrait aux fruits (la physique, au sol et aux arbres et la logique, à la haie). Cette représentation laisse penser que l’éthique constitue l’orientation profonde et qui n’est pas réductible à celle d’un système dans lequel aucune des parties ne seraient à proprement parler subordonnée à l’autre. Pour l’image du jardin, voir D.L. VII, 40 ; Philon, De agricultura §14 (= SVF II 39) et Origène, In Matth. III 778 (= SVF II 40) qui la décline avec celle du vignoble. 2 Ep. 121, 5 sq. 3 Ibid., § 5.

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comme si l’on assistait à un transfert par lequel la uoluntas en venait à occuper la centralité autrefois dévolue au destin. Cette notion circulait alors déjà dans la langue poétique, rhétorique et judiciaire4 et Cicéron, après Carnéade, en avait fait le concept clef de sa psychologie dans le De fato. La uoluntas accomplit l’hybridation de l’impulsion vitale et de l’assentiment qu’elle unifie linguistiquement. Elle permet ainsi de créer un continuum entre le désir de l’insensé et la volonté du sage et fait ainsi apparaître plus volontiers la figure du progressant, ce sujet pris dans la conflictualité de ses attachements. La conflictualité psychique n’est plus considérée comme l’exclusive du passionné dont le modèle chrysippéen fait l’anti-sage incarnant le retournement de la perfection de la volonté vertueuse (boulêsis). Elle constitue ainsi le matériau même de la parénèse, ce dont la philosophie doit partir pour pouvoir offrir aux hommes ordinaires la perspective d’un dégagement plutôt que de leur opposer une figure idéale. En ce sens, tout se passe comme si la philosophie sénéquienne – comme le fera plus tard celle d’Épictète – s’attachait à penser la libération du progressant au moins autant que la pleine liberté du sage. C’est ce que semble attester le déplacement par lequel Sénèque passe de la question du sage à un « toi et moi (mihi et tibi) » en en attribuant d’ailleurs la paternité à Panétius : Je trouve bien fine la réplique de Panétius à un tout jeune homme désireux de savoir si l’amour sera le fait du sage. « Pour le sage, lui dit-il, c’est à voir. Pour toi et pour moi, qui sommes encore loin de l’état de sagesse, gardons-nous bien de tomber à la merci d’une passion orageuse, emportée, esclave d’autrui, vile à ses propres yeux […] »5

Il convient donc de se demander si la perspective de l’imputation – qui trouvait son sous-bassement dans la physique des corps – n’ouvre pas ici d’une manière inédite la voie de la subjectivation : le sujet est cause 4 Voir C.  Lévy, « De la critique de la sympathie à la volonté. Cicéron, De fato 9-11 », art. cité, p. 31-32, qui cite à titre d’exemple Plaute, Curculio 698, Mercator 321, Miles 450, Pseudolus 537 ; Térence, Adelphes 490, Andrienne 658 et 880 ; Rhétorique à Herennius, 3,7 et 21. 5 Sénèque, Ep. 116, 5-6 = Panétius, Fragment 82 (Alesse) = Fragment 114 (Van Straaten) (traduction de H.  Noblot) : « Eleganter mihi uidetur Panaetius respondisse adulescentulo cuidam quaerenti, an sapiens amaturus esset : “ De sapiente, inquit, uidebimus ; mihi et tibi, qui adhuc a sapiente longe absumus, non est committendum ut incidamus in rem commotam, inpotentem, alteri emancupatam, uilem sibi…” ». Sur ce texte, voir G. Reydams-Shils, « Authority and Agency in Stoicism », Greek, Roman, and Byzantine Studies 51 (2011), p. 296-322. Voir aussi T. Bénatouïl, « Les possessions du sage et le dépouillement du philosophe », art. cité.

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mais il l’est d’une manière tout à fait spécifique : non pas simplement comme celui à qui on impute rétrospectivement la responsabilité de ses actes mais comme celui qui est à tout moment capable de commencer à répondre de ce qu’il veut pour lui-même. C’est ce qui fait de lui non une cause comme les autres mais de manière irréductible le sujet de sa uoluntas. Ce déplacement ne va pas sans un certain nombre de réaménagements de « l’intellectualisme » par lequel le stoïcisme devient une pensée de la subjectivité, sans doute plus explicitement qu’il ne l’avait été jusque-là. Dès lors qu’ils s’effectuent dans la langue latine, une langue qui accueille le stoïcisme sans renoncer à son propre fondement, ces réaménagements semblent pouvoir être éclairés par l’irruption de nouvelles conditions linguistiques et culturelles qui ont contribué à la création d’économies notionnelles originales. I. Le moment cicéronien : penser l’intériorité dans le monde latin En devenant romain, le stoïcisme se trouve donc confronté au problème de son passage dans la langue latine, un problème que Cicéron exprime lui-même en ces termes : les stoïciens ont « une façon de s’expliquer subtile ou plutôt épineuse ; elle l’est pour les Grecs, elle l’est encore plus pour nous, Romains, qui avons, de surcroît, à créer des termes et à mettre sur des choses nouvelles des noms nouveaux6 ». Par ses traductions des concepts philosophiques grecs (et pas seulement stoïciens), Cicéron avait ainsi contribué à l’enrichissement du vocabulaire philosophique latin. Il avait façonné les notions traditionnelles et les valeurs qu’elles charriaient dans la langue non philosophique. Mais il avait aussi lui-même installé de nouvelles polarités dans la définition de l’âme et de ses pouvoirs. Sénèque se fait à ce titre l’habile utilisateur d’un lexique latin de l’intériorité et de la uoluntas qu’il hérite directement de Cicéron et qui mêle donc les strates des efforts de traduction, la part de réélaboration qui en procède et la charge proprement cicéronienne qu’il leur a donnée. C’est donc ce champ de construction de la langue qu’il convient de convoquer afin de mieux saisir les aménagements qui s’imposeront à Sénèque pour qu’elle puisse devenir la langue du stoïcisme romain7. Il devra réinvestir des notions romaines forgées par Cicéron mais en leur retirant la gangue académicienne dont ce dernier les avait pour une part revêtues. La contribution cicéronienne n’est en effet évidemment pas ex Fin. III, 1, 3. Sur ces aspects, voir A. Setaioli, Facundus Seneca. Aspetti della lingua e dell’ideologia senecana, Bologna, Patron, 2000. 6 7

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clusivement linguistique : Cicéron forge aussi sa pensée de l’intériorité dans une langue conceptuelle en construction et dans laquelle émerge un principe d’action, la uoluntas, qui à bien des égards semble aussi déjà être devenue un principe d’identité personnelle. 1. La conscientia cicéronienne : de la complicité à la relation à soi-même Un premier élément d’importance doit être souligné. Il s’agit du décrochement qui s’opère avec Cicéron entre suneidêsis-sunaisthêsis8 et conscientia, un décrochement qui engage le statut même de la conscience de soi au cœur de la conception stoïcienne de l’appropriation. Là où les stoïciens avaient délibérément conservé le terme de suneidêsis pour l’appliquer indistinctement à l’homme comme à l’animal, Cicéron fait un geste symétrique. Son choix de traduction rétablit la distinction entre la forme animale de conscience et sa forme spécifiquement humaine. Il traduit en effet sunaisthesis par sensus sui9 et non par le calque latin conscientia. Comme nous allons le voir, le spectre sémantique dont disposait déjà le terme conscientia le rattachait à une réalité spécifiquement humaine. Or cela semble avoir justifié pour Cicéron de renoncer à l’employer pour nommer ce sentiment de soi spécifique de l’appropriation commune à tous les vivants. Tout se passe ainsi comme si la langue latine était rétive à l’usage métaphorique de suneidêsis pour lequel les stoïciens avaient opté. Tentons donc de le confirmer en esquissant ici un aperçu des acceptions de conscientia essentiellement psychologiques et morales dans la langue classique. La première occurrence attestée de conscientia est empruntée à la Rhétorique à Hérennius (2, 5, 8)10, au moment où l’Auctor propose une véritable physiognomonie : le comportement de l’orateur et des manifestations physiques de son visage interprétés comme signes de culpabilité (signa conscientiae) révèlent et trahissent à leur tour l’acte commis dans le passé. La conscientia est ainsi ce sentiment de soi référé à l’expérience 8 Il est probable que Cicéron traduise plutôt sunaisthêsis que l’on trouve chez Hiéroclès. Nous remercions ici J.-B. Gourinat de nous l’avoir fait remarquer. 9 Fin. III, 16 : « Nisi sensum haberent sui ». 10 «  L’accusateur dira, si possible, que son adversaire, quand on s’est approché de lui, a rougi, a blêmi, a chancelé, qu’il s’est contredit, qu’il est tombé, qu’il a fait des promesses : autant de signes de culpabilité. Accusator dicet, si poterit, aduersarium, cum ad eum uentum sit, erubuisse, expalluisse, titubasse, inconstanter locutum esse, condidisse, pollicitum esse aliquid ; quae signa conscientiae sint. » (trad. C. Guérin in Persona : l’élaboration d’une notion rhétorique au Ier siècle avant J-C., Volume II : théorisation cicéronienne de la persona oratoire, Paris, Vrin, 2011, p. 61). Voir aussi ibid., 2, 50, 25.

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de la culpabilité, voire du remords11. C’est cependant à Cicéron – chez lequel on trouve 77 occurrences du substantif – qu’il revient d’avoir généralisé l’usage de la notion. On retrouve chez lui cette acception du sentiment de remords12 qui est aussi attestée chez Lucrèce13. Outre ce sens moral, les usages de conscientia chez Cicéron dérivent de l’une des valeurs possibles de cum, celle qui connote le partage ou la communauté14. Deux acceptions en découlent : d’une part celle d’un savoir partagé par quelques uns, les intimes15, la conscientia désignant alors la confidence voire la connivence et la complicité ; d’autre part celle d’un savoir privé qu’on ne partage qu’avec soi-même, un savoir secret, du moins jusqu’à ce qu’on en fasse précisément confidence. C’est dans ce glissement d’un partage non plus avec les autres mais avec soi-même que la conscientia gagne une dimension réflexive. La conscientia désigne dès lors l’assurance tirée du fond de soi-même16 et l’expérience de soi thématisée aussi bien comme sentiment immédiat de notre propre pensée17 que comme produit d’un mouvement de retour et de rassemblement impliquant la mémoire18. On voit comment la conscience en vient à désigner une certaine évaluation de soi et retrouve alors la valeur morale dont elle disposait par ailleurs : si elle est un certain mouvement de soi vers soi, ce mouvement d’intériorisation se donne en même temps comme un jugement qui s’exerce en nous envers nos actes. Elle en vient ainsi à s’identifier à l’instance de ce jugement19, ce qu’exprime particulière-

11 Voir Cicéron, De legibus, I 40 ; Fin. II, 53 ; Pro Clu., 38 ; Tusc. IV, 45 ; Off. III, 85, et Lucrèce, De rerum natura IV, 1135 : « aut cum conscius ipse animus se forte remordet ». Voir aussi ibid., III, 1018 et Cicéron, De legibus, I 40. 12 La conscientia figure à ce titre dans la typologie des passions du De legibus, I, 43 : « ardentes tum cupiditate, tum metu, tum conscientia : enflammés par la passion, par la peur, le remords » (notre trad.). 13 Voir De rerum natura IV, 1135-1136 : « aut cum conscius ipse animus se forte remordet / desidiose agere aetatem lustrisque perire. Tantôt leur conscience éprouve le remords / d’une vie paresseuse et perdue en débauches » (trad. J. Kany-Turpin). 14 Pour une acception qui mêle les deux connotations, voir par exemple Cicéron, Fin. II, 28. 15 Voir par exemple Pro Clu., 56 et 81. 16 Voir par exemple Fin. II, 71 ; Brut., 250 ; Pro Clu., 159 ; Tusc. II, 64. 17 Voir par exemple Ad fam., 3, 7. 18 De republica, VI, 8 et De senectute, 9. 19 Verr., 5, 74, Cat., 2, 13 ; 3, 10 ; Leg. 2, 43 ; Fin. I, 51. Voir aussi pour la bona conscientia Ad. Att. 15, 11, 3 et 12, 28, 2 et pour la recta conscientia, ibid. 13, 20, 4.

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ment le syntagme cicéronien conscientia animi20 ou celui de conscientia mentis21 au sein duquel elle définit une indépendance parfois associée à une expérience de la solitude de l’âme22, voire référée à l’hostilité du monde23. Chez Cicéron, l’usage psychologique et l’usage moral de conscientia qui se trouvent donc fortement imbriqués font ainsi apparaître une scène intérieure, ce dont témoigne encore l’image cicéronienne de la conscientia comme théâtre24. Cette scène matérialise la multiplicité des acteurs en présence tout en assurant en même temps l’unité du lieu théâtral, et avec elle l’idée d’une délimitation de cet espace. Cette multiplication des instances intérieures, la construction même de l’adjectif conscius la matérialisait déjà, du fait même de son usage réflexif : conscius apparaît en effet dans des constructions non seulement avec le génitif (qui indique la chose qui est l’objet de la conscience) mais aussi avec le datif d’intérêt ou de point de vue (conscius esse – calque du grec sunoida – sibi). Ce jeu du datif et du génitif pose tout à la fois le moi (sujet de conscius), sa forme dédoublée (le sibi) et l’objet dans le même espace intérieur. Le datif sibi est en effet en même temps une entité personnalisée et le référent de conscius. Il introduit ainsi une forme de dédoublement au sein même du rapport à l’objet. Il en est de même pour la construction mimi conscius sum25 dans laquelle le mimi, forme renforcée du me, figure la centralité de ce « moi » par rapport auquel je me trouve en rapport de connivence mais avec lequel l’identité est suspendue. Il est ce datif de référence par lequel nous sommes conscients par rapport à nous-mêmes de quelque chose, et par là même constitue l’expression privilégiée d’un savoir sur soi-même. Notons-le d’ores et déjà, Sénèque fera explicitement de la uoluntas une modalité de ce savoir sur soi-même : […] c’est déjà grande avance prise que de vouloir progresser (sed magna pars est profectus uelle proficere). De cela, je suis conscient pour moi20 Le syntagme « conscientia animi » est assez fréquent chez Cicéron, voir par exemple Fin. II, 54. On le trouve également chez Publilius Syrus, Sententiae, C 16, H 25, O 8. 21 Clu., 159. 22 Ad Att., 12, 28, 2. 23 Pour la conscience « seule contre tous », voir par exemple Ad Atticum, 12, 28, 2. Pour l’image du témoignage de la conscience, voir César, C., 3, 60, 2 et Quintilien, Inst. Or., V, 11, 41. 24 Tusc. II, 64. 25 Lucilius, 1344 : « Dum mimi conscius ».

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même (huius rei conscius mihi sum) : je veux, je veux de toute mon âme (uolo et mente tota uolo) […]26.

Dans ces constructions, la langue latine fait donc apparaître trois instances pour une même réalité psychique et ainsi une topologie qui permet de poser la possibilité du conflit autrement que sous la forme de la partition. La conscientia du conscius assure une forme de médiation entre le même et l’autre : par elle, référent de l’identité, je reste moi-même (sujet de la pensée) tout en étant aussi à distance de ce moi (dans le dédoublement, je deviens pour une part étranger à moi-même). L’image du théâtre privé de la conscience que la syntaxe même semble avoir préparée constitue un unicum, même si la métaphore des personae du De officiis lui donne un contenu explicite : le terme conscientia n’y apparaît cependant à aucun moment. On touche là à une des difficultés de l’usage de la notion de conscientia chez Cicéron : dans le corpus philosophique cicéronien, toutes les occurrences de conscientia27 font référence au sens dans lequel elle désigne la mauvaise conscience, la conscience du remords. Le vocabulaire de la conscientia est désespérément absent des textes où Cicéron cherche à fonder ontologiquement cette expérience intérieure et où l’esprit apparaît comme un principe de réflexivité. C’est en revanche une autre notion qui semble avoir progressivement conquis une place décisive au sein de la conception cicéronienne de l’intériorité : celle de uoluntas. 2. De l’intériorité comme expérience à son fondement ontologique a. La distinction gnoséologique intestinum/oblatum Si « l’intérieur » conquiert avec Sénèque un sens psychique28, c’est chez Cicéron le premier que la réalité psychique se trouve associée à « l’intérieur ». Pour autant que nous puissions en juger en l’état de nos sources, le lexique de l’intérieur n’est en effet pas attesté dans la psychologie stoïcienne hellénistique. La thèse fondamentale de l’appropriation de l’animal à lui-même dès la naissance semble même d’ailleurs dissocier le registre du propre et de l’intérieur. La pulsion vitale de l’oikeiôsis par 26 Ep. 71, 36. Pour cette même forme « mihi conscius » chez Sénèque, voir aussi ibid. 94, 71 ; 101,14 ; 116,5, 120,18. 27 Tusc. II, 64 ; IV, 20 : « morderi est melius conscientia » ; Off. III, 73 : « consci culpae » et III, 85 : « hunc tu quas conscientiae labes in animo censas habuisse, quae uulnera ? » ; Fin. I, 51 ; II, 28 ; II, 53-54, II, 71 ; De natura deorum III, 85 et II, 7 (conscire). 28 Voir plus loin, p. 208-210.

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laquelle l’animal perçoit immédiatement ce qui lui est propre et ce qui lui est étranger suppose bien la perception d’un soi, aussi minimale et obscure que soit cette perception à la naissance, mais ce soi définit précisément du propre à l’extérieur de soi, de sorte que la distinction entre le propre et le non propre ne recouvre pas une distinction entre intérieur et extérieur. Seul un témoignage de Diogène Laërce sur la logique chrysippéenne mentionne un extérieur. Le possible y est défini comme « ce qu’aucun élément extérieur n’empêche d’être vrai29 », c’est-à-dire comme ce qui n’est pas physiquement empêché. Nous n’avons donc pas conservé la trace d’un partage entre l’intérieur et l’extérieur qui se soit trouvé ontologisé. Or c’est précisément en restituant un argument stoïcien que Cicéron introduit un partage qui demeure un hapax entre l’interne (intestinum) et l’externe (oblatum). Il s’agit de celui que déployaient les stoïciens pour neutraliser la dialectique carnéadienne dirigée contre la représentation cataleptique. L’argument néo-académicien consistait à exploiter le lien entre affection (pathos) et représentation (phantasia) : les mouvements intérieurs de l’esprit constitueraient une source de confusion entre les représentations, de sorte que la représentation ne pourrait constituer un critère de vérité. Il s’agit ainsi in fine pour Carnéade de nier la possibilité pour le sujet de « sortir de lui-même » pour évaluer la validité de sa représentation30 : Deuxièmement, puisque l’esprit possède un mouvement autonome, comme le montrent les scènes dépeintes par la pensée ou les apparitions se présentant dans le sommeil ou la folie, n’est-il pas extrêmement vraisemblable que l’esprit se meut de telle manière que non seulement il ne distingue pas les représentations vraies des fausses, mais qu’il n’y ait absolument aucune différence entre elles31 ?

Face à cet argument, Cicéron réplique l’existence d’une distinction réelle et donnée par la providence entre l’interne (intestinum) et l’externe (oblatum) : – comme si l’on tremblait et pâlissait spontanément, par un mouvement de l’esprit ou bien par la rencontre d’un objet extérieur terrifiant, sans qu’il y eût aucun moyen de distinguer le tremblement et la pâleur en D.L. VII, 75 (= FDS 914) (trad. J.-B. Gourinat). Sextus Empiricus, ibid., VII, 161 : « Τούτο δε το πάθος αύτοϋ ένδεικτικόν οφείλει τυγχάνειν και τοΰ έμποιήσαντος σύτό φαινομένου ». Sur ce point de la critique académicienne, voir en particulier C. Lévy, « Opinion et certitude dans la philosophie de Carnéade », Revue belge de philologie et d’histoire, tome 58, fasc. 1, 1980, Antiquité-Oudheid, p. 30-46. 31 Luc., 48. 29 30

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question ni aucune différence entre un mouvement interne (intestinum) et celui qui vient de l’extérieur (oblatum)32.

À la confusion du sceptique se trouve ici opposée une structuration première de l’espace, admise de manière non critique comme structuration fondamentale du monde, ce dont témoigne encore un témoignage postérieur de Sextus : « la représentation vient soit de l’extérieur soit des affections en nous (ἡ φαντασία γίνεται ἤτοι τῶν ἐκτὸς ἢ τῶν ἐν ἡμῖν παθῶν33) ». C’est sur ce partage que se fonde la possibilité même de la représentation cataleptique. C’est dire que la providence nous a donné la capacité de percevoir ce qui nous vient « de l’intérieur » et ce qui nous vient « de l’extérieur », de sorte que ce partage nous est donné. Pour autant, avec Cicéron, cette distinction qui demeure donc dans le stoïcisme implicite se trouve radicalisée et pour ainsi dire ontologisée par la langue même34 : elle trace un partage qui se trouve constitué comme la condition même de la liberté du sujet. C’est parce qu’il est séparé de sa représentation qu’il doit toujours choisir de lui accorder son assentiment, même si tout est déjà prévu pour que nous le lui accordions, du moins lorsque la représentation est vraie. En explicitant ce partage, Cicéron insiste sur sa condition subjective – le pouvoir de consentement du sujet – plutôt que sur la providence de la nature qui rend possible l’évidence, en la rendant irrésistible. Il choisit ainsi de traduire katalepton (qu’il rend par comprehendibile) et non kataleptikê (comprehensum) pour rendre la phantasia kataleptikê35 stoïcienne : il prilivégie l’acte subjectif – nous choisissons ou non d’assentir – plutôt que le caractère contraignant36 de la représentation. Le partage et la séparation intestinum/oblatum engagent donc la constitution de la frontière psychique. Cette frontière qui sépare le sujet de l’extérieur renforce sa liberté vis-à-vis de ses représentations. On voit ainsi que dès la théorie de la connaissance, l’intériorisation de la réalité psychique participe de la construction de la puissance subjective, celle par laquelle un sujet choisit de rejoindre par un acte subjec Ibid. Adv. Math. VII, 241. 34 Voir C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 259. 35 Sextus Empiricus, Adv. math. VII, 257. Sur les problèmes posés par l’interprétation de ce kataleptikê, voir A. Graeser, Zenon von Kition, Berlin-New York, 1975, p. 46-47. 36 Sur ce point, voir C. Lévy, « Cicéron, créateur du vocabulaire latin de la connaissance, essai de synthèse », in La langue latine, langue de la philosophie. Actes du colloque de Rome (17-19 mai 1990), Rome, École Française de Rome, 1992, p. 91-106, p. 100. 32 33

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tif la réalité, c’est-à-dire ce qui lui est « extérieur ». Or cette association de l’intérieur et de la réalité psychique n’est pas seulement caractéristique de l’explicitation cicéronienne d’une thèse stoïcienne. On la retrouve au cœur même de la construction cicéronienne de l’intériorité, une construction marquée par l’anthropologie platonicienne. b. Le mouvement intérieur (interiorie) et sien (suo) de l’esprit Les modalités du rapport à soi que constituent pour Cicéron l’automotion et la réflexivité en viennent en effet à se trouver à la fois associées et inscrites dans le registre de l’intériorité. Pour le comprendre, il est utile de mettre en regard deux passages, celui du De Republica37 et celui de la première des Tusculanes38. Dans ces deux textes, cherchant à montrer l’immortalité de l’âme, Cicéron reproduit la démonstration du Phèdre 245 c39. Il réaffirme un lien entre l’automotion de l’âme et son éternité. Dans le texte des Tusculanes, il semble cependant assumer plus personnellement cette thèse de l’automotion et ne se contente plus de citer le texte du Phèdre. L’immortalité de l’âme est présentée alors comme la conclusion la plus vraisemblable40 en raison même de la perfection de l’argument platonicien, même si elle n’est jamais conçue pour autant comme une nécessité. Cette automotion de l’âme se trouve arrimée, du moins chez l’homme, à sa réflexivité, réflexivité que le livre I des Tusculanes identifie à la véritable connaissance de soi. Or ces deux thèmes se trouvent ici inscrits dans le registre de l’intériorité. Cicéron identifie en effet d’abord le mouvement de l’esprit ou « mouvement intérieur (interiore) » comme la caractéristique spécifique de la vie41 : Est inanimé, en effet, tout ce qui est mis en mouvement (agitatur) par une impulsion extérieure (externo). Quand à ce qui est un animal, il est De Republica, VI, 27. Tusc. I, 52-54. 39 R. Demos, « Plato’s doctrine of the Psyche as a self-moving motion », JHPh, 6, 1968, p. 133-145 et R. Bett, « Immortality and nature of the soul in the Phaedrus », Phronesis, 33, 1986, p. 1-26. 40 Voir C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 608. 41 Sur cette alliance âme/intérieur, voir De la nature des dieux, I, 26 lorsque Cicéron rapporte la conception de la divinité d’Anaxagore. Au cours de la restitution de l’argument qui conclut à l’existence d’un corps, la mens comme intérieur se retrouve devenir non plus seulement « un principe intérieur (aliquid interius) » mais « quelque chose de plus intérieur que l’intelligence (interius mente) ». Sur ce basculement du comparatif au superlatif, voir F. Ildefonse, « Questions pour introduire à une histoire de l’intériorité », in Le moi et l’intériorité, op. cit., p. 223-239, p. 228-229. 37 38

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mu (cietur) par un mouvement qui est intérieur (interiore), et qui vient de lui (suo)42.

Là où le De Republica ne faisait aucune allusion au regard sur soi pas plus qu’à une intériorité, la connaissance de soi est dès lors assimilée au regard de l’âme sur elle-même. L’esprit est ainsi caractérisé par le redoublement réflexif de cette capacité automotrice comme « savoir » de son automotion, redoublement corrélé à l’idée d’un champ psychique dynamique : l’esprit (animus) sent qu’il se meut, et lorsqu’il le sent, il sent qu’il est mu seulement par sa propre puissance (ui sua), et non par une puissance étrangère, et qu’il ne pourra jamais arriver qu’il se déserte lui-même43.

Cicéron superpose ici le partage intérieur (interiore)/extérieur à celui du propre (suo) et de l’étranger : l’automotion définit le sentiment de ce qui est intérieur en tant qu’il est sien. Or, et c’est là ce qui distingue l’esprit humain, non seulement l’esprit se meut par lui-même mais il connaît qu’il se meut par lui-même. Dans cette expérience réflexive, l’esprit devient pour lui-même ce champ dont il ne peut s’extraire et dont il n’y a pas d’au-delà. C’est l’image spatiale et guerrière du champ de guerre : l’esprit ne peut jamais être hors de lui-même, de sorte qu’il n’y a rien de plus intérieur à l’esprit que lui-même. Cette non-extériorité à soi-même situe l’ipséité à la fois dans la réflexivité et dans l’automotion : l’esprit est décrit à partir de ce savoir de l’âme sur elle-même, l’âme qui connaît sa nature intelligible, ce savoir absolu de l’absolu de sa nature, un savoir de ce qui la dépasse dans une destinée qui transcende son existence incarnée. La représentation cicéronienne de l’esprit articule ainsi ici deux thèmes : celui emprunté au Phèdre44 de l’automotion de l’âme soustraite au devenir  et celui tout aussi platonicien de sa réflexivité. À  la faveur de leur rapprochement, l’âme gagne une dimension intérieure, de sorte qu’il semble qu’on puisse parler d’une conception de l’intériorité qui pourtant ne fait pas apparaître le terme de conscientia. La conception cicéronienne de l’intériorité semble en revanche mobiliser une notion décisive, celle de uoluntas. Très prégnante dans le vocabulaire psychologique, Cicéron l’identifie en outre explicitement au principe psychologique d’autodétermination à la fin du De fato, à la faveur cette fois-ci d’un Tusc. I, 54. Ibid. § 55. 44 Rep. VI, 27-28 ; Tusc. I, 53. 42 43

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thème dialectique et néo-académicien. Nous sommes donc confrontés au problème de l’articulation de proximité de ces thèmes (l’automotion, la réflexivité, la uoluntas) qui conduit Cicéron de la référence platonicienne à la référence carnéadienne. Cette articulation ne se trouve à aucun moment explicitée par Cicéron lui-même, ce qui n’est pas sans poser une difficulté réelle sur laquelle nous reviendrons. Éclairons donc pour le moment ce qui dans le corpus cicéronien prépare l’identification de la uoluntas à un principe psychologique d’autonomie et qui conduit Cicéron par-delà le système stoïcien, alors même qu’il pose par ailleurs explicitement la uoluntas comme l’équivalent de la boulêsis stoïcienne. 3. La uoluntas cicéronienne : par-delà le système stoïcien ? Lorsque Cicéron s’empare de la notion de uoluntas et l’introduit dans la langue philosophique elle a déjà commencé son histoire : dans le latin préphilosophique le terme de uoluntas occupait une place centrale. L’enquête psychologique y recourt dès qu’il s’agit de mener une analyse des comportements et des pensées45, tout comme elle recourt au terme de consilium, beaucoup plus tourné vers l’action que celui de ratio et à celui de iudicium. C’est en tout cas ce que semblent confirmer les usages cicéroniens du corpus « non philosophique ». a. La uoluntas cicéronienne dans le corpus « non philosophique » : l’ambivalence du vouloir Le corpus non philosophique cicéronien46 fait apparaître la uoluntas comme cette réalité psychologique obscure et insaisissable associée à l’inconstance de la foule (nihil obscurius uoluntate hominum47). Elle est cette force instable et impénétrable (parce qu’elle n’est pas immédiatement accessible mais « intérieure ») que la physiognomonie cherche pourtant à déchiffrer, conformément à son étymologie : uultus quod uult ostendit48. Elle peut ainsi désigner cette « intention » que l’orateur49 Voir à ce titre l’analyse du prologue du De inuentione de Cicéron par C. Lévy dans son article « Le mythe de la naissance de la civilisation chez Cicéron », in S. Cerasuolo (éd.), Mathesis e philia : studi in onore di Marcello Gigante, Napoli, Università degli Studi di Napoli, 1995, p. 155-168. 46 Voir J.  Hatinguais,  « Sens et valeur de la volonté dans l’humanisme de Cicéron », Bulletin de l’Association Guillaume Budé : Lettres d’humanité, no  17, décembre 1958, p. 50-69. 47 Pro Murena 17, 36 ; voir aussi Pro Milone, 42. 48 De legibus, I, 9 et 3 ; Orat., 59. 49 De inuentione, II, 7, 24. 45

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ou le juriste50 cherchent à anticiper ou à retrouver chez l’accusé ou le législateur et qu’un comportement passé est supposé pouvoir trahir51. Elle apparaît ainsi au sein d’une typologie des intentions qui distingue le pouvoir (potestas), la faculté (facultas) et la volonté (uoluntas)52. Ce caractère énigmatique voire irrationnel atteste déjà l’irréductibilité de cette réalité de l’âme qui anticipe le jugement (consilium)53 qui décide ou non de le suivre mais qui semble engager quoi qu’il arrive la responsabilité de son auteur : même si elle demeure irréalisée, il peut en être tenu pour responsable54. En plusieurs lieux, cette anticipation se donne comme une puissance de prospection et de projection dans l’avenir, dans une acception tout à fait inédite par rapport à celle de la boulêsis dans la psychologie stoïcienne grecque. La uoluntas cicéronienne mobilise la dialectique du vouloir et du pouvoir : comme puissance, la uoluntas cicéronienne engage l’arbitraire constitutif relatif à (tout) ce qu’on peut et à (tout) ce qu’on peut vouloir, ce choix parmi les possibles étant par nature indéterminé, du moins dans la mesure où il n’est pas contraint : en tant qu’il est accompli de plein gré, le uoluntarius s’oppose à tout ce qui est effectué sous la contrainte55. Puissance de tous les possibles, la uoluntas peut se faire tyrannie comme vertu, elle peut désigner l’arbitraire personnel (le despotisme des decemvirs56 et la tyrannie de Sylla57), tout comme elle peut prendre les traits du consilium qui en constitue la forme rationnelle58. Dans un contexte dualiste, elle s’identifie ainsi à un roi qui exerce sa souveraineté sur les autres parties de l’âme, selon une métaphore qui rappelle l’analogie platonicienne de l’âme et de la cité59. Cette association avec le consilium60 et avec le iudicium61 trouvera son analogue dans les Pro Caecina, 66. De inuentione, II, 5. 52 Ibid., 7. 53 Philippiques, II, 14 et II, 12. 54 Ibid., XIV, 6. 55 Ibid., VIII, 4 qui opposent la contrainte et l’amende au dévouement (studio) et à la volonté (uoluntate). 56 De Lege Agraria, I, 7. 57 Philippiques, XIV, 8. 58 Par exemple ibid., XIV, 9 et 14. 59 De Republica, I, 28. 60 Philippiques, XIV, 9 et 14. Voir aussi, ibid. I, 4. 61 Ibid., V, 14 ; VII, 8. 50 51

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textes philosophiques : marquant la mainmise de la raison sur la décision, la uoluntas devient alors pouvoir d’assentiment (adsensio) ou de refus, Cicéron conservant la métaphore politique du suffrage62 et la métaphore du dialogue intérieur63. Dans la psychologie, la uoluntas semble ainsi former un couple avec la ratio, couple dans lequel elles peuvent s’articuler – c’est ce qui permettra à la uoluntas d’être un équivalent de la boulêsis stoïcienne – ou entrer en conflit – c’est ce qui lui fait déborder l’acception strictement stoïcienne. C’est le cas lorsqu’elle préside au choix de vie64 : elle apparaît alors comme une puissance sinon autonome, du moins distincte du jugement et qui peut possiblement s’ériger contre lui (elle est alors le sous-bassement de l’ambitio)65, même si elle peut aussi se laisser déterminer par lui (ratio). Elle est cet idéal qui seul est capable de la conduire à sa réalisation66, avec ou sans l’aval de la raison : si la uoluntas ne suit pas, ce projet d’existence reste lettre morte. Par-delà l’ambivalence qui fait ressurgir la question de la conflictualité psychique, les usages cicéroniens font donc apparaître que la uoluntas relève d’une puissance sinon autonome du moins irréductible à la ratio, mais surtout une puissance constitutivement subjective et personnelle : elle engage irréductiblement un choix intime, un parti pris vis-à-vis de soi-même et qu’il s’agit de risquer au milieu des autres. C’est à ce titre qu’elle est ce que ces mêmes autres tentent de saisir comme si elle pouvait à elle seule délivrer la clef d’une existence et d’un sujet. Ainsi constituée comme marqueur de l’identité personnelle, elle est tout à la fois ce qui cristallise l’affrontement entre les hommes qui se donne dès lors comme conflit entre des volontés67, mais aussi ce qui cristallise l’amitié68 dans une acception métonymique où la volonté vaut pour la personne et l’incarne en en livrant la véritable nature, sens métonymique que nous retrouverons chez Sénèque69. 62 Acad., II, 12, 37 : c’est le grec sunkatathesis que Cicéron propose de traduire par adsensio ou adprobatio. 63 Tusc. II, 17, 51. 64 Ad. Att., 1 17, 5. Voir aussi ibid. 1, 20. 65 Voir Paradoxes V, 1, 39 où elle renvoie à un désir ou à un souhait spontané. 66 Voir Off. I, 115. Voir plus bas, p. 319. 67 Seconde action contre Verres, III, 3. 68 Fin. III, 8, pour la communion des volontés. Voir aussi Philippiques VIII, 10 où, pour les discours, s’aliéner la uoluntas de Pompée, c’est s’aliéner sa faveur et par là-même l’homme lui-même. 69 Ben. I, 5, 5.

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Cette irréductibilité de la uoluntas à la ratio témoigne déjà d’une possible ambivalence de la uoluntas : elle préfigure l’identification à laquelle procèdera Cicéron de l’hêkon (ce qui relève du plein gré) et du uoluntarius (le volontaire) : par elle, la uoluntas deviendra pouvoir des contraires, ce que n’était pas la boulêsis stoïcienne. Avant d’envisager ces usages philosophiques de la notion de uoluntas au sein du corpus cicéronien, il nous faut rappeler brièvement qu’avant Cicéron, Lucrèce avait employé l’expression « libera uoluntas » et fait de la uoluntas un principe d’indétermination. b. Le précédent lucrétien : la libera uoluntas C’est en effet Lucrèce qui est le premier à employer le syntagme « libera uoluntas70 » bien que l’expression reste chez lui extrêmement rare. Il s’agit alors précisément de rendre compatible le système atomiste avec l’idée d’une liberté humaine, de tenter d’installer la question de la responsabilité dans une physique qui la rende concevable. Lucrèce fait ainsi fonctionner une analogie entre clinamen71, cet écart infime qui caractérise les trajectoires des mouvements atomiques et ce qu’il nomme la libera uoluntas. L’argument que Lucrèce fonde sur l’expérience72 est le suivant : s’il existe une nécessité naturelle, il lui arrive d’être suspendue73 et c’est cet espace de l’indétermination des possibles qui constitue la condition même de notre libre choix. De même que la déviation (clinamen) affecte insensiblement le mouvement des atomes permettant ainsi la libre émergence des phénomènes, de même nous pouvons choisir d’agir d’une manière ou d’une autre (c’est ce qui distingue l’action forcée de l’action non forcée). C’est cet inconditionné à l’initiative du mouvement que nomme la libera uolontas74. Elle est relative à l’âme (animus) de tout animal et c’est en elle que s’origine tout mouvement libre (motus ex animi uoluntate). Le clinamen d’une part garantit la possibilité physique de l’agrégation ; d’autre part, il lé-

De rerum natura II, 256-257. Sur la question de la fonction éthique du clinamen, voir D. Sedley, « Epicurus’ Refutation of Determinism », in Συζήτησις : Studi sull’Epicureismo greco e romano offerti a M. Gigante, Napoli, Macchiaroli 1983, p. 11-51, et « Epicurean Anti-Reductionism », in J. Barnes & M. Mignucci, Matter and Metaphysics, op. cit., p. 297-327. 72 Lucrèce, op. cit., II, 263, 269, 277. 73 Ibid., II, v. 251. Ce n’est cependant pas le cas chez Démocrite, ce qui lui vaut les critiques d’Épicure et de Lucrèce. Voir aussi le témoignage de Cicéron, Fat. 23. 74 Lucrèce, op. cit., II, 256-257. 70 71

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gitime ce mouvement d’indépendance de la chaîne causale à l’origine d’une action75 : d’où vient, dis-je, cette volonté arrachée aux destins, qui nous fait aller partout où nous conduit notre plaisir et d’infléchir nous aussi nos mouvements, non pas en un moment ni en un lieu fixés mais en suivant l’intention de notre seul esprit76.

Plus qu’une puissance de décision spécifiquement humaine77, la libera uoluntas lucrétienne constitue ainsi une spontanéité de mouvement dont dispose tout animal et dont il peut user notamment dans la recherche du plaisir78. Si elle constitue pour Lucrèce un principe d’indétermination, toute la philosophie cicéronienne va s’attacher à la constituer comme principe d’autodétermination. c. Le débordement de la uoluntas cicéronienne sur la boulêsis La difficulté de l’usage cicéronien du terme de uoluntas dans le corpus philosophique tient à ce que la notion relève de deux champs qui ne sont pas superposables : forgeant le vocabulaire philosophique latin, Cicéron voulait tout à la fois conserver la notion traditionnelle de uoluntas tout en créant des équivalents des concepts philosophiques grecs. Il fait explicitement de uoluntas la traduction de la boulêsis79 des premiers stoïciens comme forme rationnelle du désir (orexis eulogos) qui est luimême une espèce d’impulsion (hormê que Cicéron traduit par adpeti-

Ibid., 216-293. Ibid., 257-260 (trad. J. Kany-Turpin) : « Unde est haec, inquam, fatis auolsa uoluntas / per quam progredimur quo ducit quemque uoluptas / declinamus item motu nec tempore certo / nec regione loci certa, sed ubi ipsa tulit mens ». 77 Voir P.  Mitsis, Epicurus Ethical Theory, Ithaca New York, Cornell University Press, 1988, p.  129-166 ; trad. fr. L’Éthique d’Épicure, Les plaisirs de l’invulnérabilité, Paris, Garnier, 2014, p. 182-205 et p. 219-227. Voir aussi S. Bobzien, « Did Epicurus discover the free will problem ? », Oxford Studies in Ancient Philosophy, XIX, 2000 et E. Spinelli & F. Verde « Alle radici del libero arbitrio ? Aporie e soluzioni nelle filosofie ellenistiche », in M. De Caro, M. Mori et E. Spinelli, Emidio (dir), Libero arbitrio. Storia di una controversia filosofica, Roma, Carocci, 2014, p. 59-98. 78 Voir R. Sorabji, Emotion and Peace of Mind, From Stoics Agitation to Christian Temptation, op. cit., p. 351. 79 Cicéron, Tusc. IV, 6, 12. 75 76

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tio80 ou adpetitus81). Pour autant, les usages qu’il fait de uoluntas ne sont pas réductibles à l’extension de la notion grecque : la uoluntas s’applique chez lui indifféremment à la volonté (boulêsis) du sage comme au désir irrationnel (epithumia) de l’insensé. Pour le comprendre, revenons donc sur la compréhension stoïcienne de la boulêsis. α. La traduction de la boulêsis stoïcienne par uoluntas La notion de boulêsis, qui occupait une fonction médiatrice chez Platon comme chez Aristote82, est remobilisée par les premiers stoïciens qui en proposent une compréhension cependant tout à fait différente83. Pour les fondateurs, la boulêsis est en effet une espèce tout à fait particulière d’impulsion pratique (hormê praktikê)84, c’est-à-dire une impulsion « qui contient un rôle moteur85 » puisqu’elle est « la raison de l’homme qui lui enjoint d’agir86 », une « raison qui veut ». Plus précisément, il s’agit d’une espèce d’impulsion (hormê), et en l’occurrence sa forme rationnelle (hormê logikê) encore nommée orexis, dont seuls les hommes en tant qu’être rationnels sont capables87. Les animaux n’ont à ce titre pas d’orexeis mais seulement des hormai. Lorsque ce désir rationnel se tourne vers un bien illusoire qui bien que rationnel n’en est pas pour autant conforme à la raison, l’orexis est non raisonnable (alogê) et se nomme epithumia. À l’inverse, la boulêsis nomme la forme raisonnable (eulogê) de l’orexis88. Elle est à ce titre l’apanage du sage dont la boulêsis est parfaitement accordée au logos universel, caractérisé lui-même comme boulêsis divine. La boulêsis définit ainsi une certaine tension de l’âme, définie par

Fin. V, 6, 17 : « adpetitum animi, quem ὁρμὴν Graeci uocant ». Luc. 24 (= SVF II 116) : « adpetitio (eam enim uolumus esse ὁρμὴν) ». Voir aussi Fin. III, 24 (= SVF III 11) et IV, 39 (= SVF III 132). 82 Voir L. Monteils-Lang, Agir sans vouloir, op. cit. 83 Chez Aristote, la boulêsis n’est pas en elle-même motrice ou conative mais constitue le point de départ du processus de délibération dont l’issue donne naissance à la prohairesis. 84 Stobée, Eclog. II, 7, 9a, p. 87, 14-22 W (= SVF III 173). 85 Ibid. 9b, p. 88, 2 W (= SVF III 171). 86 Ibid. 87 Ibid., p. 86, 17-p. 87, 6 W (= SVF III 169 (extrait partiel)). Épictète ne tiendra pas cette définition en opérant une distinction radicale entre la hormê et l’orexis, renforçant ainsi la dichotomie qui apparaissait déjà dans le couple orexis/boulêsis. 88 B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoicism, op. cit., p. 235-237. 80 81

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la stabilité caractérisée de la raison droite89. La définition de la boulêsis l’arrache donc d’emblée au champ de l’alogos : il ne peut exister de boulêsis qui ne soit pas droite. Elle ne participe donc à aucun moment de l’analyse relative aux désirs « rationnels » non raisonnables. Elle ne peut constitutivement être traversée par un conflit. Cicéron fait explicitement de la uoluntas l’équivalent latin de boulêsis pour indiquer la perfection de la rationalité. L’exercice plein de la uoluntas du sage coïncide avec le plein exercice de sa raison, la dynamique d’une raison parfaite. La uoluntas est donc l’exclusive du sage. Les insensés n’ont pas de boulêsis (uoluntas)90 mais une epithumia (libido)91. Le problème tient à ce que Cicéron ne respecte précisément pas cette équivalence entre uoluntas et boulêsis. L’extension de la notion de uoluntas chez lui n’est pas réductible à l’acception étroite de la boulêsis des stoïciens. La uoluntas nomme dès lors une réalité irréductible à la boulêsis stoïcienne : si elle nomme bien chez l’homme un élan vital qui l’apparente à la hormê stoïcienne, et à la hormê qu’est l’orexis (pour lequel pourtant le latin dispose déjà des termes adpetitio, adpetitus et impetus), cet élan n’est pas nécessairement raisonnable. La notion dispose à ce titre d’une ambivalence étrangère au grec boulêsis : la uoluntas désigne une force vitale au principe de l’action qui se trouve possiblement ( mais pas nécessairement ) investie par la mens et qui l’apparente à la hormê. Cicéron dit d’ailleurs lui-même traduire hormai par « motus uolontarii92 ». Il emploie ainsi le terme uoluntas indistinctement pour nommer la hormê du passionné comme celle du sage, ou même celle du progressant. Comme dans les usages non philosophiques dans lesquels elle se trouve parfois coïncider avec le consilium, parfois s’y opposer, la uoluntas ne constitue pas toujours la forme rationnelle de la hormê. 89 La boulêsis est ainsi définie comme une eupatheia. Voir Tusculanes, IV, 14 où ces dernières (constantiae) sont distinguées des passions. Voir D. L. VII, 116 (= SVF III 431). Sur l’analyse des eupatheiai comme émotions intérieures, voir M.  Graver, Stoicism and Emotion, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2007, en particulier p. 5152. Voir aussi T. Brennan, « The Old Stoic theory of emotions », in J. Sihvola & T. Engberg-Pedersen, Emotions in Hellenistic Philosophy, Dordrecht, Kluwer, 1998, p. 21-70. 90 S. Bobzien, Determinism and freedom in Stoic philosophy, op. cit., p. 280. 91 Tusc. IV, 12, 12 ; ibid. III, 4, on retrouve une acception analogue, même si elle ne s’applique pas au sage mais à des hommes politiques ayant fait preuve de vertu. Le texte redéploie la distinction stoïcienne entre telos et skopos rapportée par Caton (Cicéron, Fin. III, 22 (= SVF III 18 = LS 64F). Les politiques ont fait preuve d’une volonté vertueuse, ils ont visé le telos même si les circonstances ont contrarié leur volonté, de sorte qu’ils n’ont pas atteint leur cible (skopos) : « atque hi quidem optuma petentes non tam uoluntate quam cursus errore falluntur ». 92 De natura deorum II, 58 (= SVF I 172).

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Malgré l’identification explicite de la uoluntas à la boulêsis des stoïciens, la notion cicéronienne de uoluntas introduit ainsi un excès sur la notion grecque de boulêsis, et cela d’au moins deux manières. D’une part la notion dispose en fait d’une extension plus large qui l’apparente à la hormê et qui fait qu’il existe des formes non raisonnables du volontaire : il y a une uoluntas de l’insensé chez Cicéron, et elle est d’ailleurs beaucoup plus présente que la boulêsis-uoluntas du sage. D’autre part, même lorsqu’il se réfère voire adopte la théorie stoïcienne de l’assentiment dans l’analyse des passions et qu’alors la uoluntas désigne la forme raisonnable de l’impulsion rationnelle, Cicéron n’en maintient pas moins dans l’expression un « redoublement » du volontaire93. La présence du doublet qui mentionne à la fois la liberté de l’assentiment et le caractère volontaire suggère que la uoluntas dispose d’une valeur psychologique que le grec en l’état ne pouvait rendre et qui a sans doute à voir avec son irréductibilité à la natura individuelle ou même humaine94. Les deux aspects sont liés puisque c’est cette valeur de la uoluntas par laquelle elle déborde la puissance intellective qui fait qu’elle ne coïncide pas avec la mens et qu’elle s’apparente en revanche à la hormê, comme possibilité des contraires, bien qu’à la différence de cette dernière elle désigne une réalité exclusivement humaine. β. Le nouage cicéronien hekôn/uoluntas : l’extension du champ du volontaire Cicéron noue deux champs notionnels qui en grec n’étaient pas liés : celui de l’adjectif grec hekousion ou de l’adverbe hekôn et celui de la boulêsis. Il choisit en effet de rendre l’adjectif hekousion par uoluntarius et hekôn par uoluntate, en même temps qu’il choisit de traduire boulêsis par uoluntas95. À la faveur de cette identification de ce qui est effectué de plein gré (hekôn) et de la boulêsis, l’extension du champ de la uoluntas se trouve élargie. Il y a désormais strictement identité entre ce qui relève de notre plein gré et ce qui relève du « volontaire », là où le grec ne les confondait pas96, au moins depuis Aristote. L’hekôn devient uolontarius, il procède de la uoluntas. Cette équivalence fait que le caractère volon93 Voir par exemple Lib. Ac. I, 40 ; Tusc. IV, 31 ; voir aussi, ibid., III, 33 et 66. Voir plus bas, p. 219-222. 94 On se souviendra d’ailleurs que la métaphore des personae fait apparaître successivement la natura et la uoluntas comme des didaskaloi distincts. Voir plus bas, p. 319. 95 Voir J.-L. Labarrière, « De ce qui dépend de nous », Les Études philosophiques 1/2009 (no 88), p. 7-26, p. 11. 96 Sur cette distinction, voir EN, III, 2, 1111 b2-3.

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taire s’exprime dès lors indifféremment par la présence de l’adverbe, de l’adjectif, ou même du substantif dans l’expression « cum (sua) uoluntate », là où ces équivalences restaient étrangères au grec. C’est cette absorption de la charge de l’hekôn par la uoluntas qui peut justifier qu’on retrouve le substantif dans une tripartition d’inspiration aristotélicienne qui distingue le par nature, le par violence et le volontaire (aut natura aut uia aut uoluntate97), là où d’un point de vue aristotélicien on aurait pourtant attendu l’hekousion : la uoluntas s’oppose alors à ce qui est effectué malgré soi (l’akousion grec), c’est-à-dire soit par nature, soit par force98, ce qui souligne déjà l’indépendance de la uoluntas par rapport à la natura. Cicéron traduit cependant également la prohairesis aristotélicienne par uoluntas99, alors même que le champ de la prohairesis aristotélicienne est plus étroit que celui de l’hekôn qui recouvre tout ce qui est effectué de plein gré100. Pour Aristote en effet, tout ce qui est effectué de plein gré et non malgré soi ne relève pas pour autant de la prohairesis, ce pour quoi les animaux peuvent effectuer des actes de plein gré (hekôn), sans pour autant disposer d’une prohairesis. La distinction aristotélicienne akousion/kata prohairesin est donc gommée par le choix de traduction cicéronien. Dans une autre partition, cette fois-ci d’allure plus stoïcienne, Cicéron oppose le uoluntarius à la nécessité du destin (fatum)101 : les uoluntate comme les impulsions (adpetitii) ne relèvent pas des causes naturelles et antécédentes, à la différence des penchants (propensiores), mais sont volontaires, c’est-à-dire en notre pouvoir, dans la mesure où elles sont causées par un assentiment. Cicéron identifie donc ce que le grec jusque-là distinguait : la uoluntas ou le uoluntarius en viennent à se rapprocher du champ de ce que le grec nomme hekôn (l’acte effectué de plein gré). De cette identification découle une extension du champ du « volontaire » qui définit dès lors ce sur quoi nous pouvons exercer un pouvoir, un champ d’action possible, celui du « in nostra potestate », en lui-même indéterminé. La uoluntas devient ainsi elle-même une puissance des contraires, sans que la nature De natura deorum II, 16, 44. Sur la typologie aristotélicienne des causes qui énumère la nature, la fortune, la nécessité et la prohairesis, voir Métaphysique, Δ, 1, 1013a20-23 ; EN, III, 3, 1112a30-33. Sur ce point, voir L. Monteils-Lang, Agir sans vouloir, op. cit., p. 391. 99 M. Graver en fait un argument en faveur d’une probable utilisation de la notion par Chrysippe. Voir « Not even Zeus », art. cité, p. 356-360. Il nous semble qu’en l’état l’argument n’est pas convaincant. 100 EN, III, 2, 1111 b2-3. 101 Cicéron, Fat. 9. 97 98

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de son exercice ne soit a priori déterminée, ce qui n’était pas le cas avec la boulêsis stoïcienne qui désignait la forme raisonnable de la hormê. C’est peut-être ce qui permet d’éclairer un aspect frappant de la traduction cicéronienne de la théorie stoïcienne de l’assentiment : lorsqu’il s’agit de traduire ce qui relève de l’assentiment, Cicéron use d’une paraphrase qui pour ainsi dire redouble la référence au volontaire. γ. Le redoublement du volontaire Cicéron choisit en effet d’introduire le lexique du volontaire pour traduire la définition stoïcienne de l’assentiment, mais en le redoublant par l’expression « in nobis positam » : [Zénon] ajoute l’assentiment de l’esprit dont il veut qu’il se trouve en nous et qu’il soit volontaire (assensionem adiungit animorum quam esse uult in nobis positam et uoluntariam)102.

La faculté d’accorder son assentiment (sunkatathesis/adsensio) se trouve ici doublement qualifiée de « in nobis positam »103 et de « uoluntariam ». Nous n’entrerons pas ici dans la question amplement débattue de savoir si c’est l’expression grecque « eph’hêmin » ou des expressions proches (« par’hemas », « ex hemôn »104) que Cicéron traduit par « in nobis positam » – d’ailleurs ici référé à Zénon. Le point est bien délicat à trancher du fait de la rareté des témoignages qui nous sont parvenus : l’expression « eph’hêmin » n’est attestée que dans des textes tardifs105. Ac. Post., I, 40. Le lien ce qui dépend de nous (eph’hêmin)/assentiment (sunkatathesis) est attesté jusqu’à Marc-Aurèle, voir Pensées, VIII, 7 et XI, 37 (177 = Épictète fr. 27). 104 Sur les distinctions entre les différentes expressions, voir S. Bobzien, Determinism and freedom in Stoic philosophy, op. cit., p. 281-289 et J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, annexe 2 « L’expression eph’hêmin dans le stoïcisme avant Épictète. Voir aussi, du même auteur, « Adsensio in nostra potestate : “from us” and “up to us” in ancient Stoicism – a plea for reassessment », in P. Destrée, R. Salles et M. Zingano, What is up to us ? Studies on Agency and Responsibility in Ancient Philosophy, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2014, p. 141-150, p. 146-148. J.-B. Gourinat souligne que le « in nostra potestate » et le « in nobis » circulaient déjà dans la langue non philosophique (voir Cicéron, Pro Sulla, 60), et que Cicéron avait déjà rendu le « παρ’ ἡμᾶς » épicurien (voir Lettre à Ménécée, 133) par in nostra potestate (voir De natura deorum I, 69), ce qui rendrait plausible le fait qu’il traduise ici un παρ’ ἡμᾶς chrysippéen plutôt qu’un eph’hêmin. 105 On trouve le syntagme eph’hêmin dans des témoignages d’Alexandre d’Aphrodise, Fat. (181, 13-182, 20), Némésius (Nat. Hom. 105, 6-106, 13 Morani), Origène (= SVF II 988-990) et Plutarque (De Stoic. rep. 1056D). Sur l’identité de celui dont ces auteurs discutent l’argument, voir S. Bobzien, Determinism and freedom in Stoic philosophy, op. cit., chap. 8, et en particulier p. 368-369, et J.-B. Gourinat, art. cité, p. 143-144. 102 103

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Comme le résume C. Lévy106, les commentateurs s’accordent à penser que dans le stoïcisme le eph’hêmin est étroitement lié à cette faculté d’assentiment sans que celle-ci ne s’en trouve « ontologisée, en ce sens qu’elle ne peut être isolée de la nature individuelle107 ». Le texte pose ensuite le problème de savoir comment interpréter ce redoublement in nobis positam/uoluntariam. Cette difficulté liée au redoublement se repose au cœur de l’analyse des passions108 menée dans les Tusculanes109, lorsque Cicéron semble adhérer à la thèse stoïcienne du caractère décisif de l’assentiment donné à une représentation fautive dans le phénomène passionnel : l’assentiment (adsensio) constitue la condition nécessaire pour que l’élan devienne effectif110. C’est ce qui explique que les passions sont toutes en notre pouvoir (in nostra potestate) et toutes volontaires (uoluntarias) : Une seule proposition semble tout résumer : elles sont toutes en notre pouvoir (omnis eas esse in nostra potestate), elles résultent du jugement (omnis iudicio susceptas), elles sont volontaires (omnis uoluntarias)111.

Là encore, alors même que le caractère volontaire des passions tiendrait tout entier pour un stoïcien dans le fait de donner son assentiment, ce qui les rend par là même in nostra potestate, Cicéron ajoute l’adjectif uoluntarias comme s’il n’y avait pas coïncidence parfaite entre le fait que les passions procèdent d’un assentiment et leur caractère volontaire. On retrouve une formulation analogue ainsi que cette même structure de redoublement un peu plus loin : « les passions (perturbationes) prennent toutes leur source dans les jugements de l’opinion et dans les volontés (omnes oriuntur ex iudiciis opinionum et uoluntatibus112) ».

Voir aussi M. Frede, « The ἐφ’ ἡμῖν in Ancient Philosophy », ΦΙΛΟΣΟΦΙΑ 37, 2007, p. 110-123. 106 C.  Lévy, « De la critique de la sympathie à la volonté. Cicéron, Fat. 9-11. », Lexis, 25, 2007, p. 27. 107 Ibid. 108 Tusc. IV, 10. 109 Ibid., II, 17, 51. 110 Ibid., III, 33, 80 et IV, 35. 111 Ibid., IV, 31. 112 Ibid., III, 66. Voir aussi, ibid., 33, 80 et IV, 35, 76. Sur ces textes et le redoublement, voir C. Lévy, « De la critique de la sympathie à la volonté. Cicéron, Fat. 9-11 », art. cité, p. 27-28.

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C’est dire que Cicéron maintient l’irréductibilité absolue de la uoluntas à la mens. Le statut même du texte peut contribuer à éclairer la difficulté : les Tusculanes ont pour vocation de concilier la doctrine stoïcienne des passions avec le dualisme platonicien113. Il y a donc ici sans doute un élément supplémentaire qui permet à Cicéron de maintenir une distance critique vis-à-vis du stoïcisme, celle qui lui permet d’éviter que son adhésion au stoïcisme ne devienne dogmatique. C’est cette irréductibilité de la uoluntas à la mens que semblent confirmer deux passages dans un tout autre contexte, cette fois-ci cosmologique : dans le premier Cicéron traduit la boulêsis divine stoïcienne par « mens uoluntasque114 », ou encore « kata noûn » par « ex sua mente ac uoluntate115 ». Cette répétition de mens, comme si la uoluntas ne suffisait pas pour désigner la boulêsis divine, semble bien prouver que l’extension de uoluntas n’est pas strictement superposable à celle de la boulêsis grecque : s’il est besoin d’indiquer que la mens est engagée, il semble bien qu’il puisse exister une uoluntas indépendante de la mens et que le terme de uoluntas comme celui de mens n’en disent chacune pas assez. La langue cicéronienne associe et articule les deux modalités constitutives de la boulêsis grecque en les présentant comme irréductibles l’une à l’autre, comme si la notion grecque de boulêsis gommait un aspect irréductible de la psychologie qui occupait une place centrale dans la langue latine. Cette irréductibilité de la mens à la uoluntas peut être rapprochée de la non-coïncidence que Cicéron maintient entre la natura et uoluntas. De ce point de vue, le De fato tire toutes les conséquences de la critique de la théorie stoïcienne de la providence menée par Cotta dans le De natura deorum. L’analyse théorique de la notion116 est préparée par la référence aux exempla de Stiplon et Socrate présentés comme ces individus qui ont su par leur uoluntas vaincre leur nature, ou du moins combattre leurs penchants naturels117 : Stilpon aurait ainsi réussi à dompter son goût pour le vin et les femmes, Socrate à devenir le philosophe que l’on sait malgré une physionomie qui le disposait, au dire de Zopyre, à peu Ibid., p. 28 et 32 et Cicero Academicus, op. cit., p. 462 sq. Cicéron, De natura deorum III, 27, 70. 115 Cicéron, Commentaire du Timée, 6, 36d. 116 Fat. 23-26. 117 Voir Fat., 10. La même opposition apparaissait déjà en Rep. I, 47 qui faisait procéder la constitution politique de deux causes distinctes, à savoir la nature individuelle et la volonté du politique : « Telle est la qualité de toute communauté, tel est le caractère (aut natura) et la volonté (uoluntas) qui le dirige » (notre trad.). 113 114

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d’intelligence118. La uoluntas constitue déjà ici un principe d’action qui peut s’exercer sur une nature119 à laquelle, pas plus qu’à la mens, elle n’est réductible120. De manière analogue, la théorie des personae maintiendra cette irréductibilité de la uoluntas à la natura121 : la uoluntas s’exerce sur fond de naturalité mais ne se confond pas avec elle. δ. Du principe d’action au principe d’identité : les enjeux de l’unification linguistique de la uoluntas La uoluntas cicéronienne ne coïncide donc pas avec la boulêsis stoïcienne. Elle est une réalité dont tout homme peut faire l’expérience, celle de cette part insubstituable de ce qu’il peut sur lui-même qui n’est semblet-il pas réductible à un acte intellectif, ni donc à la rationalité parfaite incarnée par le sage. En faisant de la distinction entre l’insensé et le sage, et avec elle de la volonté (boulêsis), un absolu, le stoïcisme avait pour une part enfermé l’insensé dans un destin dont il ne pouvait pas ou plus décider de s’extraire : le stultus n’est en ce sens plus en mesure de devenir quelqu’un d’autre qu’un passionné, il n’a pas de volonté (boulêsis) mais une rationalité pervertie et fracturée qui contrôle entièrement sa dynamique vitale (sa hormê). À ce titre, il ne peut être lui-même sous aucune perspective. Ce n’est pas dire que le stoïcisme était pour autant étranger à l’idée d’une thérapeutique de la raison ni avec elle à la possibilité de la progression morale122 : toute sa psychologie moniste cherchait à montrer que chaque individu porte en lui-même la pleine responsabilité de sa passion et de ses malheurs, cette « conscientisation » constituant déjà un aspect crucial de la thérapeutique. Il envisageait ainsi négativement la responsabilité morale, sans doute précisément parce qu’il s’agissait d’abord d’établir la responsabilité du passionné dans son propre malheur. Le portrait « clinique » du passionné avait dès lors conduit les premiers stoïciens à renforcer la distinction entre le sage et la figure repoussoir de l’insensé, figure pensée et construite comme le retournement de ce à quoi la nature nous a destinés. Il y avait là deux figures antithétiques de la responsabili Ibid. Sur la manière dont le concept cicéronien de natura résulte de la critique de la sympathie stoïcienne, voir C. Lévy, « De la critique de la sympathie à la volonté. Cicéron, Fat. 9-11 », art. cité. 120 Sur ce point, voir ibid., p. 26. 121 Voir plus bas, p. 320 sq. 122 Sur ce point, voir en particulier A.-J.  Voelke, « La fonction thérapeutique du logos selon Chrysippe », in La philosophie comme thérapie de l’âme, Fribourg, Édition du Cerf, 1993, p. 73-89 et R. Brouwer, The Stoic Sage : The Early Stoics on Wisdom, Sagehood and Socrates, Cambridge, CUP, 2014. 118 119

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té : l’une comme forme absolue de perversion, l’autre comme actualisation parfaite de la rationalité. Ce que la perspective stoïcienne ne rendait donc peut-être pas immédiatement pensable, c’est l’existence d’un principe d’identité derrière ces états du désir. Chez Cicéron, et parce que la uoluntas n’est plus l’exclusive du sage, cette continuité qui conduit de la stultitia à la sagesse devient plus sensible : la uoluntas peut s’appliquer indistinctement à l’insensé, au progressant ou au sage. C’est donc la même uoluntas qui est présente chez l’insensé et chez le sage. C’est la même uoluntas qui fait à un moment le choix de la rationalité. C’est dire que le sujet reste le même à travers les métamorphoses de sa raison, de sorte que la libido du stultus est aussi la condition dont il faut partir : c’est elle qu’il faut exercer. Plutôt que d’insister sur la forme pervertie de la raison, ou sur la perfection de sa forme chez le sage, Cicéron contribue à donner plus explicitement un contenu positif à l’idée de responsabilité. Il situe explicitement en nous notre responsabilité non seulement pour le pire mais aussi pour le meilleur, une « virtualité » qui est déjà en lui, de sorte qu’il est potentiellement un sage. Il n’est pas impossible possible qu’il y ait dans cette unification au moins linguistique la condition de l’émergence du sujet : en portant l’accent plus spécifiquement sur les conditions de la subjectivation, la uoluntas ne le réduit plus à la figure exceptionnelle du sage, rare comme le Phœnix. Il désigne désormais tout individu engagé dans la voie de la progression morale. Cette construction de soi est elle-même constitutive de la subjectivité, de sorte que celle-ci désigne moins un terminus ad quem que le mouvement et l’itinéraire par lequel nous nous essayons à la vertu. d. L’identification de la uoluntas et du principe d’autodétermination : le De fato 23-24 Si la philosophie cicéronienne des passions fait apparaître la uoluntas comme un principe d’identité, le De fato l’identifie en outre à un principe d’autodétermination, alors même qu’il s’agit pour Cicéron de critiquer la libera uoluntas épicurienne et la conception stoïcienne de la liberté. Le statut de la uoluntas cicéronienne dans le De fato ne peut en effet être compris qu’à la lumière de la double polémique anti-stoïcienne et anti-épicurienne que Cicéron y engage123, en s’autorisant de Carnéade. Sur l’élaboration cicéronienne qui a abouti à la notion cicéronienne de uoluntas, voir C. Lévy, « De la critique de la sympathie à la volonté. Cicéron, Fat. 9-11 », art. cité, p. 26, sq. Cette perspective permet de ne pas réduire le statut de la uoluntas cicéronienne à la question de ses possibles antécédents grecs, en affirmant en particulier que Cicéron aurait pour source Antiochus d’Aschalon, comme a pu le soutenir R. Hoyer. Voir 123

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Si l’on en croit Cicéron, Carnéade avait en effet voulu tracer une troisième voie en montrant que l’on pouvait réfuter la doctrine stoïcienne du destin sans pour autant tomber dans « la fiction de la déclinaison (commenticia declinatione)124 » épicurienne : avec la notion de uoluntas comme causa sui, il prétendait ainsi renvoyer dos-à-dos la doctrine épicurienne et la doctrine stoïcienne. Cette dernière était accusée de contenir une contradiction insurmontable entre d’une part l’affirmation de la liberté de l’assentiment et l’idée qu’ « il [existait] quelque chose qui est en notre pouvoir (est autem aliquid in nostra potestate125) », et d’autre part la théorie causale du destin126. La première était selon lui parfaitement inutile. C’est ainsi dans le cadre de la dialectique anti-épicurienne que, s’autorisant de Carnéade, Cicéron en vient à identifier la uoluntas au principe d’autonomie de l’âme, ce principe par lequel l’âme se meut ellemême et qui devient celui du mouvement volontaire. Il s’agit pour lui de jouer le sens psychologique du libre-arbitre, la uoluntas comme causa sui, contre l’indétermination de la matière127 qui selon lui manquait son objet en repoussant la question de l’indétermination dans le monde physique. Au § 23, Cicéron rapporte ainsi que Carnéade128 affirmait ceci : quand nous disons que l’âme se meut sans cause, nous entendons par là qu’elle se meut sans cause antérieure et externe, et non pas que ce mouvement est dépourvu de toute cause […] car le mouvement volontaire a pour nature propre d’être en notre pouvoir et notre dépendance ; loin d’être sans cause, il a pour cause sa nature même129.

La distinction entre causes externes et antécédentes et cause intérieure permet d’affirmer que la liberté de la uoluntas ne menace pas le principe de causalité : « notre volonté n’admet pas de causes extérieures ni antécédentes (uoluntatis enim nostrae non esse causas externas et anteceden« Quellensudien zu Ciceros Büchern de natura deorum, de divinatione, de fato », RhM 53, 1898, p. 37-65. 124 Cicéron, Fat., 23. 125 Voir ibid., 31. 126 Ibid. 127 Voir Ibid., 25 (= LS 20E 6-7). Sur le problème du libre arbitre chez les épicuriens, voir S. Bobzien, « Did Epicurus Discover the Free Will Problem ? », Oxford Studies in Ancient Philosophy 19, 2000, p. 287-337. 128 Sur le fait qu’il y ait là une réponse probable de Cicéron à Lucrèce, voir C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 593 sq. et art. cité, p. 30 sq. 129 Fat., 24 (trad. C. Lévy).

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

tis)130 ». Le mouvement volontaire n’est pas sans cause mais sans causes extérieures et antécédentes : il contient en lui-même sa propre cause. Cicéron identifie donc faculté d’autodétermination de l’esprit et uoluntas comme cause intérieure et propre du mouvement volontaire qui échappe à toute contrainte extérieure : l’âme est à elle-même la cause de son mouvement. À la différence d’Épicure et de Lucrèce, Cicéron situe ainsi la uoluntas non dans l’indétermination de la matière – la simple spontanéité de mouvement –, mais dans l’autonomie. Il nous semble difficile de ne pas rapprocher la uoluntas ainsi caractérisée du thème de l’automotion de l’âme emprunté au Phèdre : Cicéron n’identifie pas le principe platonicien de l’automotion du De republica et du premier livre des Tusculanes au principe psychologique de la uoluntas131 du De fato. Il décrit cependant lui-même cette autonomie comme une automotion. Du fait de la médiation carnéadienne, celle-ci n’est plus ici référée à un contexte dualiste : cum sine causa animum dicimus moueri, sine antecedente et externa causa moueri, non omnino sine causa dicimus132. Le principe de l’automotion semble bien avoir été pour une part déspiritualisé et il en vient dans le cadre d’une dialectique anti-stoïcienne à nommer un principe psychologique : celui de la uoluntas. La difficulté, réelle, n’en demeure pas moins celle de l’articulation entre l’argument dialectique de l’autodétermination de l’acte volontaire et celui de l’automotion de l’âme comme thèse ontologique. En d’autres termes, la question – que nous ne trancherons pas ici133 – devient celle de savoir s’il existe « une conciliation possible entre l’attitude néo-académicienne, qui se caractérise par le refus de toute référence explicite à Platon et par le silence sur l’immortalité, et cette adhésion enthousiaste au fondateur de l’Académie, qui annonce déjà le moyen-platonisme134 ». Ibid., 23 (trad. C. Lévy). Sur les difficultés propres à l’articulation entre l’argument dialectique de l’autodétermination de l’acte volontaire et celui de l’automotion de l’âme, voir C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 608. 132 Fat., 24 : « Lorsque nous disons que l’âme se meut sans cause, nous voulons dire sans cause extérieure et antécédente, mais non sans cause aucune » (trad. É. Bréhier modifiée). 133 Nous laissons ici de côté la question de savoir si Carnéade lui-même a procédé à cette identification, comme celle de savoir si c’est cette identification qui aurait constitué le pivot de la dialectique anti-stoïcienne comme de la dialectique anti-épicurienne. Sa doctrine du libre-arbitre est généralement perçue comme la réfutation du fatalisme stoïcien, et non comme une certaine interprétation de ce qui avait été dit dans le Phèdre par le fondateur de l’Académie. 134 Ce point a pu constituer une médiation entre scepticisme et moyen platonisme. Voir M. Bonazzi, Academici e Platonici. Il debattito antico sullo scetticismo di Platone, Milan, 2003. 130 131

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Il se peut à ce titre qu’à la faveur de la référence à Carnéade, le De fato manifeste la rencontre entre le thème de l’automotion comme principe d’autonomie et de liberté et la uoluntas dont le corpus cicéronien avait exploré la réalité sans le systématiser : une réalité irréductible à la natura comme à la puissance intellective de la mens. L’adoption de la définition carnéadienne d’une uoluntas comme causa sui constituait vraisemblablement pour Cicéron le meilleur compromis avec ce que la langue latine exprimait déjà par elle-même, l’idée d’un libre-arbitre et d’une puissance d’initiative irréductible à celle de la raison, ce principe d’action et d’identité dont les Tusculanes cherchaient à poser la possibilité de la transformation en vue du bonheur. Désormais exportée hors du cadre dualiste, la uoluntas constituait un principe psychologique dont Sénèque allait s’emparer alors même que Cicéron disait l’emprunter à la théorie carnéadienne, c’est-à-dire à une théorie qui, au moins implicitement, contenait une charge anti-stoïcienne135. e. Le legs cicéronien Sénèque trouve donc la langue dans l’état où l’avait laissée Cicéron. Il avait donc à initier un certain nombre de réaménagements qui engageaient tout à la fois sa relation à la tradition romaine et à la langue cicéronienne et sa relation au stoïcisme hellénistique : il forge la langue de son stoïcisme, une langue dans laquelle la conscientia et peut-être plus encore la uoluntas occupent une place de choix. Il s’empare en effet de la notion de conscientia, ce sentiment intime associé à l’expérience de la conscience morale. Bien que relativement bien installée dans la langue cicéronienne, cette notion restait pourtant désespérément absente des textes relatifs au fondement ontologique de cette expérience. Sénèque conserve ainsi la structure de réflexivité caractéristique de l’oikeiôsis mais il forge avec la conscientia une représentation de l’expérience intérieure sensiblement remaniée. Si pour Cicéron le mouvement de l’autonomie de l’âme conservait quelque chose de la perspective transcendante du mouvement d’automotion platonicien des Tusculanes, chez Sénèque la conscientia caractérise désormais l’expérience intérieure d’un sujet toujours à même de reprendre hic et nunc en lui-même ce qui lui arrive, dans l’immanence de Même si Cicéron ne mentionne la uoluntas que dans le cadre de la dialectique anti-lucrétienne, il est possible qu’elle ait été utilisée par Carnéade à la fois contre les stoïciens et les épicuriens. En effet, telle qu’elle est rapportée par Cicéron, la définition carnéadienne de uoluntas comme causa sui permet de faire l’économie du schéma action/ réaction à laquelle les Académiciens réduisaient la séquence stoïcienne représentation/ assentiment de l’âme, un point qui rendait selon eux la liberté stoïcienne contradictoire. 135

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

sa rationalité. Il s’agit pour le progressant de reconquérir au présent une certaine prise sur soi et par là même sur le monde, d’où la double valeur du réseau métaphorique de la possession (possessio) de soi et du temps comme temps de la conscience : la métaphore définit une « topique » qui constitue en fait une économie psychique caractérisée par la dynamique relationnelle avec la conscientia entendue cette fois-ci comme instance psychique. Sénèque trouve ainsi dans la conscientia le principe qui lui permet d’articuler les modalités de l’expérience intérieure et de donner à la physique stoïcienne du présent une portée existentielle : comme nous allons le voir, les sens de conscientia ne sont pas stabilisés, mais elle se trouve intimement associée au mouvement de reprise subjective que fonde la temporalité de ce que nous nommerions aujourd’hui la conscience.

II. L’intériorité sénéquienne : la psychologie stoïcienne revisitée 1. Préalables a. De la suneidêsis à la conscientia : la trace d’un « tournant » ? À la suite de Cicéron136, Sénèque137 choisit de traduire suneidêsis-sunaisthêsis par sensus sui. Il renonce lui aussi à sceller une correspondance entre sunaisthêsis et conscientia (qui constitue pourtant le calque du grec), à un moment où les quasi-contemporains de Sénèque n’emploient plus non plus suneidêsis comme un terme technique138 : on ne trouve le substantif ni  chez Épictète qui emploie seulement to suneidos139 ou sunaisthêsis140, ni chez Marc-Aurèle qui lui use exclusivement de l’adjectif eusuneidetos141. Nous l’avons vu, le terme conscientia avait déjà conquis une autonomie et une histoire. Il appartient alors depuis 136 Sur ce refus de forger un calque du grec pour traduire suneidêsis, nous renvoyons à l’article de P. Grimal, « Le vocabulaire de l’intériorité dans l’œuvre de Sénèque », in P. Grimal (éd.), La langue Latine, Langue de la Philosophie : Actes du Colloque Organisé par l’Ecole Française de Rome, Rome, Collection de l’École Française de Rome, 1992, p. 141-159. 137 Ep. 121, 5 : « Constitutionis suae sensus ». 138 Voir G. Molenaar, « Seneca’s Use of the Term Conscientia », Mnemosyne, 22:2, 1969, p. 171. 139 Épictète, Entretiens, III, 22, 94. 140 Ibid., I, 2, 31 ; II, 11, 1. 141 Marc-Aurèle, Pensées, VI, 30. On a vu par ailleurs que plus tardivement, Hiéroclès substitue sunaisthesis à suneidêsis.

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au moins un siècle à la langue de la psychologie et de la philosophie lucrétienne et cicéronienne dans lesquelles il dispose d’une double acception psychologique et morale. Tout comme Cicéron, Sénèque se refuse à nommer par le même terme cette conscience de soi caractéristique de la tendance vitale commune à l’animal et à l’homme qu’est l’appropriation (oikeiôsis/conciliatio). Le terme conscientia disposait pour Sénèque de valeurs qui la liaient à une expérience spécifiquement humaine : la conscientia n’est plus la conscience de soi de la suneidêsis entendue comme conscience proprioperceptive mais elle est caractérisée comme un rapport relatif à soi-même constitutif de l’intériorité et qui demeure l’apanage de l’homme. b. Deux points de contraste entre les usages de conscientia chez Cicéron et Sénèque On trouve au moins 44 occurrences de conscientia dans les dialogues et les Lettres à Lucilius142, ce qui suggère l’importance que la notion conquiert au sein de la philosophie de Sénèque, bien qu’il ne soit pas le premier à employer le terme puisque Cicéron, mais aussi dans une moindre mesure Lucrèce, en avaient fait usage avant lui. Sénèque ne définit pourtant jamais la notion que la langue commune liait à l’expérience d’un rapport à soi-même. Celle-ci se trouve adossée chez Sénèque à une représentation de l’âme conçue comme « espace » (c’est le cas de manière paradigmatique avec l’exploration des « profondeurs » de la bona ou de la mala conscientia, lorsque Sénèque joue sur l’image de la conscientia comme « contenant »), bien que la conscientia semble aussi parfois désigner une instance en l’âme, la conscientia témoin (testis143) ou gardien (custos144), ou bien encore celle qui pose un gardien aux frontières de l’âme145. Nous choisirons à ce titre de parler de la conscientia comme d’une « économie psychique », précisément parce que l’expression permet de saisir combien ce modèle est tout à la fois parfaitement conforme à la définition de la vertu comme disposition de l’âme (et la bona conscientia nous le verrons n’est rien d’autre que la vertu), tout en intégrant l’apport spécifiquement sénéquien par le142 La répartition est la suivante : 16 occurrences dans les Lettres à Lucilius ; 13 dans le De Beneficiis ; 4 dans le De clementia ; 4 dans le De ira ; 2 dans le De vita beata ; 2 dans le De tranquillitate animi, 1 dans le De brevitate animi. Les Quaestiones naturales présentent quant à elles 2 occurrences. 143 Ep. 11, 8-10. 144 Ibid., 41, 2 ; Voir aussi Fr. 14 Haase. 145 Ep. 43, 3-4.

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quel le rapport à soi devient littéralement l’objet d’un aménagement : l’économie intérieure se construit, se façonne, s’aménage et cela dans une constante négociation avec l’extérieur : c’est son caractère profondément transactionnel. G. Molenaar a produit une recension des usages comparés du substantif conscientia chez Cicéron comme chez Sénèque et en tire les deux conclusions suivantes : (1) la généralisation de ce qu’elle nomme l’usage « absolu » chez Sénèque, c’est-à-dire un usage intransitif (le substantif est alors employé sans génitif ). Cet usage remontait cependant aux toutes premières apparitions du terme146 et était déjà présent chez Cicéron mais la proportion usage absolu (c’est-à-dire usage intransitif )/usage relatif croît fortement chez Sénèque. (2) l’usage du couple « adjectif + conscientia » (et en particulier des syntagmes « bona/mala conscientia ») devient courant chez Sénèque147 : plus précisément l’usage de « bona conscientia » croît fortement (on compte 10 occurrences de bona conscientia et 5 de mala conscientia148). Nous tirons pour notre part de ces deux observations deux hypothèses de départ : (1) D’une part celle du statut de ce qui ressemble à une autonomisation de la conscientia dont témoigne la généralisation de l’usage intransitif : la conscientia semble s’autonomiser et ne plus être réductible au sentiment moral cicéronien. Elle n’est plus conscientia de quelque chose ni même conscience de l’âme (conscientia animi) et cette autonomisation est contemporaine tout à la fois d’une identification de la conscientia à l’âme et de l’émergence de ce qui semble à première vue constituer une « topique » psychique – nous entendons par là la représentation de ce corps qu’est l’âme comme un intérieur, Sénèque assimilant explicitement au moins en un passage la conscientia à l’âme comme espace149. Rhétorique à Herennius, II, 5. Mais ce type d’association est aussi courant chez les contemporains de Sénèque : Quintillien, Apulée et Tertullien. Voir G. Molenaar, « Seneca’s Use of the Term Conscientia », art. cité, p. 173. 148 Il est plus difficile par la suite de suivre la typologie de G. Molenaar qui croise deux critères qui parfois se recoupent, à savoir d’une part usage « absolu »/usage « relatif » du terme et acceptions variées, voir à ce titre les « entrées » qu’il propose et dont on voit assez mal comment elles font jouer le critère usage relatif/usage absolu énoncé  précédemment : « joint knowledge », « objective genitive », « absolute use », « bona conscientia », « mala and bona conscientia », « conscientia observator-custos ». Voir ibid. 149 Il s’agit là d’un discours métaphorique. Il ne faut donc pas nécessairement à chercher un corrélat dans le discours physique sur l’âme. Si l’on voulait néanmoins s’y essayer, on peut considérer que l’espace ou le lieu figure certes parmi la liste des incorporels 146 147

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(2) C’est ce second aspect qui permet peut-être d’éclairer la « stratification » de l’usage de bona conscientia, syntagme déjà présent chez Cicéron, bien qu’il s’agisse alors d’un hapax150 : en vertu de cette identification de la conscientia à un certain état de l’âme qui recouvre aussi un certain rapport à la conscientia comme instance de cet « intérieur ». La bona conscientia s’identifie à la disposition ferme de l’âme vertueuse (diathesis), là où la mala conscientia désigne une mauvaise disposition de l’âme, l’atonie ou manque de tension se déclinant alors ici plus spécifiquement comme étroitesse151. Tout se passe donc comme si la référence à l’âme engageait désormais une économie psychique subjective. Il s’agit de donner une image extrêmement concrète de la transformation et de la construction de soi déployée tout à la fois par celle de l’aménagement intérieur, par celle du procès et par celle du théâtre, qui supposent bien tous deux une scène intérieure. c. Fonction de l’image et de la métaphore spatiale dans l’écriture de Sénèque Avant de poursuivre notre enquête, il nous faut revenir sur une difficulté spécifique à la langue de Sénèque. Nous venons de l’évoquer, elle mêle sans cesse le registre métaphorique et le registre technique152. La langue métaphorique introduit une représentation spatialisante de la conscience qu’elle associe à un lexique de l’intériorité et, avec elle, l’évidence de l’image qui figure le rapport à soi-même comme la conquête d’un domaine intérieur remparé qui se révèle cependant sans cesse altéré. Pour la question qui nous occupe, ce recours constant aux images a une conséquence immédiate : il nous oblige à adopter cet angle spatial et à considérer cet « imaginaire » de la conscience, ce qui est sans aucun doute moins le cas chez Épictète ou chez Marc-Aurèle qui recourent moins à la métaphore.

mais il s’agit alors toujours de l’espace ou du lieu d’un corps, et en l’occurrence ici de ce corps qu’est l’âme. 150 Ad Att., 13, 20. Nous renvoyons sur ce point au tableau des occurrences de la notion chez Cicéron et Sénèque, voir G. Molenaar, art. cité, p. 171. 151 Sénèque, Tranq. II, 10. 152 Sur cette imbrication, voir M. Armisen-Marchetti, Sapientia facies. Etude sur les images de Sénèque, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 43-46. Sur la question de la langue sénéquienne, voir aussi A.  Traina, Lo stile “drammatico” del filosofo Seneca, Bologna, Patron, 1987 et M. Armisen-Marchetti, « La langue philosophique de Sénèque : entre technicité et simplicité, Antike une Abendland XLII (1996), p. 76-84.

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

Cette psychologie des profondeurs n’en conserve pas moins son statut métaphorique : il y a sans doute moins à se demander si elle constitue l’illustration mécanique d’un aspect de la physique de l’âme stoïcienne qu’à considérer que la métaphore vaut comme puissance de suggestion. Les stoïciens étaient d’ailleurs on le sait de grands utilisateurs de la métaphore153 dont ils usaient pour rendre plus accessible tel ou tel aspect de leur doctrine. La métaphore met sous les yeux ce que la langue ellemême ne peut dire immédiatement en en offrant une image, même si cette image n’épouse pas parfaitement toutes les caractéristiques de ce qu’elle illustre. C’est cette puissance de suggestion qui la constitue comme un langage du dégagement perpétuel, conformément à son sens littéral. Cependant, l’usage de la métaphore pour exprimer la spatialité de l’âme dispose d’une puissance toute particulière du fait même de son objet. Dans une mise en abyme, elle rend exprimable le dégagement (vers l’intérieur) en même temps qu’elle l’acte elle-même dans la langue. À ce titre, la métaphore dispose ici d’une puissance performative : elle fait ce qu’elle dit. La langue métaphorique, langue du dégagement, est ici utilisée pour exprimer combien la puissance de la conscientia est elle-même une capacité psychique de dégagement (ce « retour » en soi) qui est la condition même de l’engagement vertueux. La métaphore constitue ainsi une tentative pour faire avec les limites de la langue, tout comme la conscientia définit une capacité d’aménagement du rapport au réel. La métaphore permet donc de mettre sous les yeux du progressant la possibilité de se dégager d’un sentiment de confinement dans un intérieur, celui du réel perçu comme trop étroit. Elle « fait voir » cette capacité psychique de dégagement qui, une fois conquise, permet de nouer un rapport inédit au réel. La conversion philosophique passe sans doute pour Sénèque par une « conversion de l’imaginaire154 » : il s’agit bien de substituer un imaginaire à un autre, celui d’un espace intérieur caractérisée par une liberté intérieure qui assure un mouvement perpétuel à celui d’un espace clos dans lequel le sujet, en proie à l’angoisse, se trouve enfermé. L’adhésion à la doctrine requiert ici, peut-être plus que jamais, un investissement de l’imaginaire qui fait que le « concept fonctionne dans une certaine mesure comme une actualisation de l’imaginaire155 ». 153 Sur le problème des métaphores dans le stoïcisme, on se reportera à l’ouvrage de K.-H. Rolke, Bildhafte Vergleiche in den Fragmenten der Stoiker von Zenon bis Panaitios, Hildesheim-New York, Olms, 1975. Voir aussi G. Moretti, Acutum dicendi genus. Brevità, oscurità, sottigliezze e paradossi nelle tradizioni retoriche degli Stoici, Bologna, Pàtron, 1995. 154 M. Armisen-Marchetti, Sapientia facies, op. cit., p. 274. 155 Ibid., p. 276.

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2. L’âme comme espace intérieur transactionnel L’éthique sénéquienne thématise une conscience de soi qui n’est pas réductible à la proprioperception que les hommes reçoivent en partage avec les animaux. À la faveur de ce déplacement, la conception de l’individu s’en trouve elle-même approfondie : l’injonction du « retour en soi » semble bien définir une modalité irréductible du rapport à soimême et constituer à ce titre un critère de l’identité individuelle spécifiquement humaine. L’âme devient ce « lieu » qu’il nous revient de construire puis d’aménager par notre usage personnel de la raison, en suspendant dans un premier temps un rapport à l’extérieur dans lequel, tant que nous ne savons pas où nous sommes, nous ne pouvons que nous abîmer. On pourrait dire que la constitution de soi de l’individu devient la condition de cet usage singulier du monde qui caractérise en propre la condition humaine. Tout l’enjeu consiste en effet à comprendre que cette référence inédite à l’intériorité n’implique pas un renoncement au monde : si l’âme est ce « lieu » auquel il est possible de faire retour, ce retour en soi définit une capacité psychique de dégagement par laquelle elle peut en toutes circonstances se retrouver en elle-même, cette capacité assurant son identité. C’est à cette condition qu’elle peut investir la scène du monde. Si « topique » il y a, elle ne vaut que comme condition de la dynamique qu’elle rend possible (la spatialité de la profondeur de la conscience incarnant la possibilité du dégagement donc du mouvement), de sorte que la topique psychique sénéquienne définit bien plus une économie psychique en relation constante avec le réel qu’un espace clos et statique. a. L’intériorisation du rapport à soi : l’âme comme « espace intérieur » Sénèque construit ainsi un réseau de représentations spatiales156 de l’âme qui participe de l’émergence de ce que nous proposerons d’appeler une « topique » psychique qui à bien des égards vient représenter l’espace même de la conversion philosophique : la sagesse elle-même « a besoin d’espace libre (uacuo illi loco opus est)157 », celui que lui ménage précisément la pratique philosophique de la meditatio158. Les métaphores 156 La critériologie de G. Molenaar fondée sur la stricte distinction usage absolu/usage relatif ne nous semble pas pertinente, puisque certains usages relatifs participent, au même titre que des usages absolus, de la construction d’une représentation spatiale de l’âme. 157 Ep. 88, 33. 158 Sur l’importance de la meditatio chez Sénèque, voir R.  J. Newman, « Cotidie meditare : Theory and Practice of the meditatio in imperial Stoicism », ANRW II

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

spatiales construisent en effet un espace qui se constitue dans et par un mouvement de « retour en soi » et que Sénèque assimile au moins une fois explicitement à la conscientia : c’est l’équivalence regarder en soi (inspicere)/faire le tour (circuire) de sa conscience (conscientia)159. Dans ce « retour en soi », il en va d’abord d’un mouvement de dégagement par rapport à l’extériorité, de retrait (secretum) vis-à-vis des occupations (occupationes) qui vaut comme condition d’individuation et de transformation de soi160. L’écriture offre l’une des formes privilégiée de ce mouvement de conversion vers l’intérieur161 qu’elle matérialise par le choix même de ses objets : il s’agit de n’écrire et de ne se soucier que de ce qui est sien162. Dans les Lettres, et alors que Lucilius presse Sénèque de lui écrire plus fréquemment, ce dernier se refuse de s’adonner au bavardage, comme l’aurait fait Cicéron qui aurait passé ses Lettres à Atticus à décrire les affaires politiques du moment163. Selon Sénèque, Cicéron n’opèrerait à aucun moment le retrait vis-à-vis des activités extérieures et de ce qui dépend de la fortune164, ce retrait qui constitue la condition de la progression morale : […] Il est plus opportun de porter la main sur nos maux, plutôt que sur ceux d’autrui (sua satius est mala quam aliena tractare), de fouiller à l’in36.3 (1989) p. 1473-1517 et I. Hadot, Sénèque, Direction spirituelle et pratique de la philosophie, Vrin, Paris, 2014. Voir aussi M. Armisen-Marchetti, « Tota ante oculos sortis humanae condicio ponatur » : exercice moral et maîtrise des représentations mentales chez Sénèque, Incontri triestini di filologia classica, 4 (2004-2005), p. 161-179. On retrouve le même exercice chez Épictète, Entretiens, III, 10, 1-5. Sur la fonction des exercices spirituels et le rôle de l’askêsis dans la philosophie antique, voir P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002 ; J.-B.  Gourinat, « La sagesse et les exercices philosophiques », art. cité, p. 193-200 ; J. Sellars, « The Meditations and the Ancient Art of Living », in M. van Ackeren (éd.), A Companion to Marcus Aurelius, op. cit., p. 453-464 ; « Stoic practical Philosophy in the Imperial Period », in R. Sorabji & R.  W. Sharples (éd.), Greek and Roman Philosophy, op. cit., p.  115-140. Voir aussi, du même auteur, The Art of Living. The Stoics on the Nature and Function of Philosophy, Aldershot, Ashgate, 2003 et 2009 (2ème éd.) et « Marcus Aurelius and the Tradition of Spiritual Exercises », in R.  Fletcher & W.  H. Shearin (éd.), The Oxford Handbook of Roman Philosophy, New York, Clarendon Press, 2010. 159 Sénèque, De Clementia, I, 1. 160 Voir Ep. 5, 1 et 3, 1. 161 Voir M.-H.  Garelli-François, « Sénèque et le temps dramatique [« Omnium temporum in unum collectio »], Vita Latina, No 147, 1997, p. 20-29. Voir Ep. 14, 2. Sur ces aspects, voir plus bas, p. 232 sq. 162 Voir M.-H. Garelli-François, art. cité, p. 29. 163 Ep., 118, 1-2. 164 Voir C. Edwards, « Self-scrutiny and self-transformation in Seneca’s Letters », Greece & Rome, 44, 1, 1997, p. 23-38, p. 24.

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térieur de soi (se excutere), et de voir toutes ces choses auxquelles on est candidat, sans soutenir sa candidature (et uidere quam multarum rerum candidatus sit et non suffragari)165.

La temporalité de l’écriture permet ici tout particulièrement de se dégager de l’extériorité. Il y a là le ressort de l’attitude de la conversion qui suppose un mouvement de recentrement. Ce recentrement définit donc une position de l’âme, une position par laquelle nous devons d’abord rester « spectateurs, sans rien acheter ni rien vendre (nec ementem quicquam nec uendentem)166 ». Il s’agit de suspendre la spontanéité et la réactivité de notre rapport aux choses qui nous conduit à nous y perdre faute d’avoir la possibilité de nous en dégager, faute de savoir où nous sommes réellement : en se séparant et en s’arrachant, il s’agit de s’individuer, de se constituer comme unité autonome. Le « premier indice (primum argumentum) » d’une âme ordonnée (mens composita) se mesure ainsi tout à la fois à sa capacité à être cohérente (consistere) et à se recueillir en soi-même (secum morari)167. On voit ici comment la définition stoïcienne de la vertu comme tension (tonos) caractéristique de la diathesis se trouve ici redoublée d’un mouvement réflexif de retour en soi-même : l’identité de l’âme procède de cette relation de l’âme à elle-même dans laquelle l’objet choisi coïncide avec le sujet168. L’âme se tient elle-même (sibi ipse animus haere)169. On notera que dans ce « retour » de l’âme à elle-même définit une dynamique réflexive qui dit déjà que le retrait ne définit pas la fixité d’une stase mais une capacité de dégagement qui apparaît toujours comme une manière d’être (pôs echon) dans le monde. Il s’agit pour elle de reconquérir une constitution individuelle qui lui permette de se mêler au monde tout en conservant son individualité (où l’on retrouve le modèle de la krasis di’holôn) : […] demeurant un et le même au milieu des circonstances diverses (unus idemque inter diuersa sit), [le sage] pense que rien n’est à lui, sinon luimême (nec quicquam suum nisi se putet)170.

Sénèque, op. cit., 118, 2 (trad. P. Grimal modifiée). Ibid., 118, 3 (trad. P. Grimal). 167 Ibid., 2, 1. 168 Voir P.  Thévenaz, « L’intériorité chez Sénèque », in Hommages à M.  Niedermann, Bruxelles, Latomus, 1956, p. 189-194, p. 191. 169 Tranq. I, 11. 170 De const. sap. VI, 3 (trad. É. Bréhier revue par L. Bourgery). 165 166

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

Ce qui est tout à fait sensible ici, c’est que l’appropriation positive que définit l’oikeiôsis chrysippéenne comme dynamique pour une part centrifuge cède la place à un « mouvement rétrograde de l’οἰκείωσις171 », mouvement d’appropriation à soi-même qui suppose cette fois-ci un dégagement vis-à-vis de ses objets : sous la perspective de la progression morale, le seul oikeion se trouve ici en soi-même, c’est-à-dire « à l’intérieur ». Il s’agit d’abord de s’approprier à soi-même en revenant et en rentrant172 en soi-même, selon un mouvement qui constitue l’analogue de celui du dieu à la fin d’un cycle cosmique173. Par là s’opère une intériorisation du sentiment de soi, par désappropriation de tout ce qui est défini comme « extérieur » : nous nous défaisons et nous nous délestons de ce qui n’est pas nous-mêmes, et dans la conquête de cette relation à nous-mêmes, nous avons rapport à ce qui nous est propre mais en tant qu’il nous est intérieur. La thématisation de la conscience de soi humaine chez Sénèque est ainsi contemporaine de l’émergence d’une référence à l’intériorité sans équivalent jusque là dans le stoïcisme hellénistique. Avec Sénèque, les locutions prépositionnelles indiquant l’intérieur (in, intra) conquièrent en revanche un sens spécifiquement psychique. C’est peut-être l’une des raisons de la préférence de Sénèque pour intra qui, à la différence de in, implique spécifiquement le partage intra/externa174 que l’on trouve encore décliné sous la forme du partage entre le propre (domestica ou sua) et l’extérieur (externa, aliena, adventiciae res)175 : intra contient implicitement l’idée d’une limite176. Mais il convient de remarquer que les formulations sénéquiennes mobilisent aussi de manière privilégiée la forme comparative de intus, inte171 Nous empruntons l’expression à V.  Laurand, Stoïcisme et lien social, op.  cit., p. 374. 172 Ep. 25, 6-7 : au milieu de la foule, le sage se recueille en lui-même. 173 Sénèque, Ep. 9, 16 (= SVF II 1065). 174 Voir A. Traina, Lo stile “drammatico” del filosofo Seneca, op. cit. 175 Sur la distinction externa (par exemple Vit. Beat., VII, 8)/aliena (par exemple Ep. 1, 3), aduenticiae res (par exemple ad Helv. 5)/domestica (par exemple Ep. 72, 4) ou sua (par exemple Vit. Beat. VII, 26). Voir P. Thévenaz, art. cité, p. 190. 176 Sur ce point, voir U. E. Paoli, Scriver latino, Milano, 1952, p. 376. On compte chez Sénèque (dans l’œuvre en prose) une vingtaine d’occurrences de intra (qui dispose le plus souvent d’une fonction prépositionnelle) dans lesquelles il s’applique à l’intérieur psychique et en tout au moins 131 (ce qui est rarissime avant Sénèque). Voir O. Hiltbrunner « Die lat. Adv. und Praep. auf -tra (Zum Text von Horaz epist. 2, 1, 31) », Glotta 40, 254-267, 1962, p. 264 qui attribue à Sénèque l’introduction d’intra dans la prose latine). Intra est explicitement accolé à un partage avec l’extériorité au moins à 6 reprises, voir par exemple De ira, I, 20, 5 et Vit. Beat., XII, 5. Sur ces aspects, voir A. Traina, Lo stile “drammatico” del filosofo Seneca, op. cit., p. 73-74.

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rius, qui introduit une logique qualitative des degrés d’intérieur. Il n’y est pas question seulement de l’intérieur qu’est l’âme mais du plus intérieur dans l’âme : l’intérieur est ce lieu dans lequel il y a du plus intérieur que l’intérieur qu’elle constitue que ce soit ce lieu où l’insensé vient refouler tous ses secrets (c’est le thème des méandres de la mala conscientia177), ou cette partie plus intérieure de l’âme qu’atteignent les vertueux qui lient la reconnaissance du bienfait au souvenir du bienfaiteur178. Le réseau métaphorique sénéquien construit ainsi une véritable cartographie des profondeurs qu’il convient d’emprunter pour atteindre le plus intérieur, cette descente dans les profondeurs devenant explicitement l’image de l’accès au souverain bien179 : Ce n’est pas seulement dans les courses et les joutes du cirque, c’est aussi dans les arènes de la vie qu’il faut savoir se pencher vers ce qui est plus intérieur (interius)180.

Ce plus intérieur de l’intérieur indique l’idée d’un « renfoncement » de l’âme au sein duquel elle serait soustraite à tout ce qui sur lui pourrait avoir une prise et qui assure son inviolabilité181. Sénèque semble alors retrouver une image d’allure platonicienne mais profondément réaménagée au sein du cadre stoïcien. L’intériorité de l’âme fait d’elle le seul corps soustrait au pouvoir d’autrui, le seul corps inaliénable : C’est le corps, par conséquent, que la fortune a livré au maître ; c’est le corps qu’il achète, qu’il vend, tandis que l’autre partie, celle qui est plus intérieure (interior illa pars), ne saurait être cédée à titre de propriété182.

La logique qualitative des degrés d’intérieur (dont témoigne la forme comparative interius) renforce ainsi l’image de l’âme comme scène psychique à laquelle on peut faire retour – la référence à l’intérieur assure une consistance – mais dans laquelle le mouvement constant est assuré : en lui donnant une profondeur, le comparatif pose la possibilité dynamique de sa traversée. Ainsi, par conversion du « regard », ce mouvement d’intériorisation de la conscience définit un espace intérieur, cet espace qui est le lieu ex 179 180 181 182 177 178

Clem. I, 13, 3 ; Tranq. II, 10. Ben. I, 15, 4. De prov. VI, 5 : « Intus omne posui bonum ». Tranq. IX, 3. Sur la reprise du thème par Épictète et par Marc-Aurèle, voir plus haut, p. 169 et 193. Ben. III, 10, 2.

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clusif d’attention : les seuls « biens » sont le « bien » qui réside en soi, le mouvement de retour en soi constituant une appropriation par soi de soi-même : Si notre esprit n’a plus que mépris pour tout ce qui nous vient du bon et du mauvais sort ; s’il s’est élevé au-dessus des appréhensions ; si, dans son avidité, il n’envisage plus de perspectives sans bornes, mais sait ne chercher de richesse qu’en lui-même183.

On remarquera qu’Épictète reprendra explicitement ces thèmes du détournement des extérieurs (ἀπόστασις τῶν ἐκτὸς)184 et de la concentration (ἐπίστρεψις) qui définissent l’ἐπιστροφὴ κατὰ σαυτὸν185 ou πᾶσα ἔστω186, seule à même d’assurer la sécurité intérieure (ἀσφάλεια187). L’epistrophê suppose là encore d’établir une frontière entre l’étranger et le propre. C’est le sens de l’injonction à se remmémorer à quel domaine appartient ce qui arrive (τὴν χώραν ἐξ ἧς ἐστι τὸ συμβεβηκός188), c’està-dire à celui de ce qui ne relève pas de ma prohairesis et qui n’est pas à moi (ἐκ τῆς τῶν ἀπροαιρέτων τῶν οὐκ ἐμῶν189) : le mien et l’intérieur sont identifiés explicitement à la faculté de choix (prohairesis)190. Ainsi la construction de cette « topique » psychique permet-elle au « sentiment de soi » d’acquérir une consistance inédite. La conscience de « soi » s’éprouve désormais comme conscience « en » soi, l’usage de ses ressources comme un usage de soi, dans et par ce mouvement de retour qui constitue un espace différencié et qui nous est propre. Sénèque retrouve l’image du champ et du domaine déjà présente chez Cicéron mais en en offrant une interprétation singulière, celle d’un espace-temps à investir hic et nunc dans l’immanence de la rationalité. Il réinvestit par là même aussi l’image de l’oikia constitutive de l’oikeiôsis pour en proposer un réaménagement : la spatialité de cet « intérieur » qu’est la conscience vient indiquer l’exigence et même l’urgence de la construction d’une place forte, fortifiée, soustraite à l’hostilité du monde comme 185 186 187 188 189 190 183 184

Ibid., VII, 1, 7. Entretiens, III, 16, 15. Ibid. Manuel, XLI, 5. Entretiens, III, 16, 9. Ibid. III, 24, 106. Ibid. Sur cette identification de l’eph’hêmin et de la prohairesis, voir plus haut, p. 159 sq.

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au contact corrupteur des insensés191. Cette construction manifeste une activité rationnelle qui définit un usage de soi spécifiquement humain. b. À la frontière de soi : séparation et transaction La mise à distance de l’extériorité engage ainsi tout à la fois une position de surplomb et la délimitation de l’intérieur qu’est l’âme. La problématique devient celle de la frontière psychique : la référence à l’intérieur vient matérialiser l’idée d’une séparation qui, bien assurée, est aussi la condition d’une relation constante avec l’« extérieur ». Contre l’illimitation constitutive du champ des aléas de la « fortune », il s’agit d’ériger un espace circonscrit et à ce titre consistant depuis lequel il deviendra possible d’établir à nouveaux frais un rapport à tout ce qui ne dépend pas de nous, sans pour autant nous perdre dans ce rapport : un rapport en soi, c’est-à-dire en l’âme (animo) dans lequel à travers l’objet nous nous prenons nous-mêmes pour objet, c’est-à-dire précisément un modèle qui incarne l’usage des indifférents192, et dans lequel la possession du seul bien (la diathesis de l’âme) rend tous les objets indifférents. La conscience constitue dès lors le lieu d’où (ex) l’on se poste, avec l’idée d’un « retranchement »193 vis-à-vis du monde qui est cependant toujours conçu comme le site stratégique de notre usage du monde. Le renforcement des limites de cet espace devenu intérieur rend possible un investissement spécifiquement rationnel de la scène psychique qu’est l’hêgemonikon devenue ce siège stable de l’âme (stabilem animi sedem).194 C’est ainsi que s’identifient195 le lieu et le sentiment qu’est la tranquillitas par lequel Sénèque cherche à rendre l’euthumia démocritéenne, cet état caractéristique de l’âme vertueuse. Il est donc moins question de poser cette retraite comme un absolu que d’ancrer en soi la possibilité d’un retour en soi : la référence spatialisante à la conscience vient représenter le « sol » d’une capacité psychique de dégagement. La « retraite » dans le refuge de l’âme n’est donc qu’un moment196, une propédeutique à un usage singulier du monde. Et Par exemple, Sénèque, Ep. 94, 54-55. Sur ce texte, voir plus bas, p. 326. Ep. 91, 18. 193 Clem. I, 10, 9. 194 Tranq. II, 3. 195 Ibid : « Ce siège stable de l’âme je l’appelle tranquillité (hanc stabilem animi sedem […] ego tranquillitatem uoco) (notre trad.) ». 196 Ep. 68, 10. Voir  aussi ibid., 55, 4. Sur la reprise de l’injonction stoïcienne au commerce avec les hommes dans la cité jusqu’au cercle de l’humanité tout entière, voir par exemple Tranq. IV, 4. 191 192

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

surtout elle désigne une disposition intérieure plus qu’une retraite effective : Je suis aussitôt revenu à moi-même (repetiui me) : il n’a pas persisté, cet engourdissement du corps incertain et pensant à mal (marcor ille corporis dubii et male cogitantis). Je me mets à l’étude de toute mon âme. À cela, le lieu n’y contribue pas beaucoup, pour peu que l’âme ne réacquiert pas elle-même sa propre possession (nisi se sibi praestat animus) : celle-ci, si elle le veut, trouvera le retrait (secretum) au milieu des occupations. Mais celui qui choisit ses lieux de villégiature en courant après le repos trouvera en tout lieu de quoi s’angoisser (quo distringatur)197.

Il s’agit d’apprendre à se retrouver en soi-même, même au milieu des autres, ce qui distingue l’autonomie véritable de l’isolement réel198 : l’otium ne peut se réduire à la fuite qu’incarne le contre-exemplum de Servilius Vatia199 qui s’exile pour échapper aux déceptions de la vie active. Il ne tient pas non plus à la préconisation épicurienne de « vivre caché »200 mais il recouvre la conquête d’un « lieu intérieur », celle de la véritable autonomie par laquelle le sage vit pour lui (sibi uiuere201) et qui ne dépend aucunement de conditions matérielles202. On retrouve chez Épictète cette même distinction entre solitude et isolement203 ainsi que l’idée que ce « retour en soi » constitue une préparation par laquelle le sujet conquiert une capacité d’autonomie : l’homme n’est capable d’une véritable amitié que lorsqu’il s’est exercé à la solitude, c’est-à-dire précisément à l’autonomie : « vivre uniquement avec soi-même (ἑαυτῷ ἀρκεῖν, […]  ἑαυτῷ συνεῖναι204) » constitue

Ep. 104, 6-7 (trad. V. Laurand modifiée). Ibid., § 7-8. 199 Ibid., 55, 2-5. Sur ce point, voir M. Armisen-Marchetti, « Le Sénèque de l’Octavie : imago imaginis », Pallas, 49/1998, Rome et le tragique, sous la direction de M.H. Garelli-François, p. 197-209, p. 204. 200 Sur ce thème, voir R. Pierini, « “Vivi nascosto”. Riflessi di un tema Epicureo in Orazio, Ovidio e Seneca », in Tra filosofia e poesia, Bologna, Pàtron, 1999. 201 Sénèque, Ep. 55, 4. 202 Le point engage le statut de l’otium. Sur ce point, voir notamment M.  Armisen-Marchetti, « L’intériorisation de l’otium chez Sénèque », in J.-M. André & J. Dangel (éd.), Les Loisirs et l’héritage de la culture classique, Actes du xiiie Congrès de l’Association Guillaume Budé (Dijon, 27-31 août 1993), Bruxelles, Latomus, 1996, p. 411-424. 203 Voir Sénèque, par exemple Vit. beat, I, 4 et Épictète, Entretiens, III, 13, 1-2. 204 Ibid., III, 13, 6-7. 197 198

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la seule préparation à l’amitié réelle et plus encore à la vie (ἐπὶ τὸ βιοῦν παρασκευή)205. Ainsi cette appropriation par soi de soi-même définit-elle chez le sage un mouvement parallèle d’extension de l’appropriation de soi-même : cette appropriation première produit corrélativement une extension du domaine des possessions, lui-même intériorisé. Il s’agit de posséder intérieurement ou de posséder en soi-même (animo) même ce qui n’est pas à soi, l’objet lui-même qui peut toujours nous être retiré mais un rapport à l’objet dans lequel il n’est que l’occasion d’un rapport à soi-même. Il y a là un usage du monde : dans cet usage, le sujet vise non pas l’objet par nature extérieur, mais lui-même comme sujet de l’usage. C’est dès lors une distinction juridique entre deux natures de possession – la pleine jouissance et l’usufruit – introduite dans le cadre de l’examen de l’objection « si tout appartient au sage comment peut-on lui donner ? » – qui décline le modèle stoïcien de l’usage des indifférents. La même chose a en effet toujours deux maîtres (uterque eiusdem rei dominus est206), celui qui l’est à proprement parler (dominus) et celui qui en est l’usager (usus)207. La propriété universelle de César est dans l’Empire, sa propriété personnelle dans son patrimoine, de sorte que lui appartient même ce qui n’est pas à lui208. De même : « le sage possède tout en son âme ; mais il possède légalement et comme propriétaire ce qui est à lui (sic sapiens uniuersa animo possidet, iure ac dominio sua)209 ». Le « retour sur soi » sénéquien dégage ainsi un site intérieur par délimitation et creusement. La problématique de l’intériorité psychique devient celle de la frontière psychique : une frontière « bien » constituée assure à la fois la séparation et le passage, ce qui fait d’elle un lieu de transaction permanente. C’est en effet dans la mesure où il est d’abord ce domaine dont nous avons pleine possession que l’intérieur peut se constituer comme un champ ouvert sur le monde : la nature de la structuration de cet intérieur façonne en retour notre rapport au monde. La langue métaphorique décrit donc les modalités de la constitution de l’intérieur comme domaine. Ibid. Ben. VII, 6, 1. 207 Voir T. Bénatouïl, « Les possessions du sage et le dépouillement du philosophe : un paradoxe socratique et ses reprises stoïciennes », Rursus (revue électronique du LALIA, Université de Nice), no 3, février 2008, p. 62-67. 208 Sénèque, op. cit., § 3. 209 Ibid., VII, VI, 2. 205 206

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

c. L’aménagement de la condicio : l’espace psychique comme espace de reconfiguration Loin de définir un espace statique et clos, le « renforcement » des frontières de la scène psychique apparaît comme la condition de sa plasticité. Sa fonction « contenante » constitue la condition de l’ouverture du champ psychique à l’événementialité : investir la scène intérieure pour bien investir celle du monde, faire de nous-mêmes les architectes de notre condition. C’est l’analogie entre l’âme raisonnable se rapportant à sa condition (condicio) et l’homme qui aménage les espaces les plus exigus pour les rendre habitables : On voit souvent un emplacement exigu se prêter, grâce à l’art de l’architecte, à une foule d’usages divers, et une habile ordonnance rendre le plus petit coin habitable. Pour triompher des obstacles, fais appel à la raison : tu verras ce qui résistait s’assouplir, s’élargir ce qui était étroit, et les fardeaux s’alléger aux épaules qui sauront les porter210.

Il s’agit d’aménager un rapport à sa condicio, tout comme dans la métaphore du rôle il nous revient d’incarner en propre le rôle qui nous échoit et que nous n’avons pas choisi. Faire avec le réel. Il convient ainsi de « s’accoutumer à sa condition, s’en plaindre le moins possible et ne rien laisser échapper des avantages qu’elle peut offrir (adsuescendum est itaque condicioni suae et quam minimum de illa querendum et quicquid habet circa se commodi adprendendum)211 », ou encore d’intensifier l’usage que nous pouvons faire de ce qui nous arrive. Par une mise en abîme, la métaphore fait d’ailleurs ici avec les limites de la langue ce qu’elle exprime : la possibilité du dégagement. C’est en assumant les limites de notre corps et plus largement de notre condicio que nous pouvons commencer à user de ce pouvoir de reconfiguration de nos représentations, cette épreuve critique rationnelle par laquelle la conflictualité psychique initiale se dissout, qui assure notre liberté véritable212. La raison se trouve ainsi identifiée à une capacité psychique de reconfiguration de notre rapport au réel. Cet espace, il faut ici l’élargir, introduire en lui Tranq. XVII, 1 (notre trad.) (trad. R. Waltz et P. Veyne modifiée) : « Exiguae saepe areae in multos usus discribentis arte patuerunt, et quamuis angustum pedem dispositio fecit habitabilem. Adhibe rationem difficultatibus : possunt et dura molliri et angusta laxari et grauia scite ferentes minus premere ». 211 Ibid., X, 4 (trad. R. Waltz et P. Veyne). 212 Sur ces aspects, voir B. Inwood, « Seneca on Freedom and Autonomy », in Reading Seneca, op. cit., p. 302-321. 210

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du jeu pour conquérir une souplesse et une liberté de mouvement dans ce rapport à ce qui nous échoit. Il y a là un motif qui préfigure celui de l’usage épictétéen des représentations qui situe le sujet dans une capacité psychique de jeu avec ses représentations référée là encore à la constitution d’une intériorité dynamique213. Chez Sénèque, la représentation de l’âme comme cet espace au sein duquel nous jouissons d’une liberté absolue vient dès lors se substituer à une autre représentation de l’espace, celle que les insensés se font de leur propre condition. Pour eux, l’espace du réel est perçu comme étroit et oppressant : il est celui dans lequel ils se sentent confinés et contraints de se maintenir par ce que les circonstances leur imposent. Selon une description du De tranquillitate animi, il en est chez qui la honte « a refoulé ce qui tourmente à l’intérieur (tormenta introsus segit uerecundia) pendant que les désirs renfermés à l’étroit s’étouffent eux-mêmes, sans trouver d’issue (in angusto inclusae cupiditates sine exitu se ipsa strangulant)214 ». Le caractère exigu et l’étroitesse du lieu intérieur des insensés font que les désirs s’asphyxient, parce qu’alors toute possibilité de jeu dans l’usage des représentations est suspendue. À l’opposé de la représentation de ce huis-clos angoissant de l’insensé (celui de la mala conscientia)215 dont l’étroitesse interdit toute liberté intérieure216, la métaphore de l’aménagement permet ainsi de constituer la condicio comme un espace transactionnel avec le monde, le site de cette relation avec « l’extérieur » qui peut se constituer comme le champ ouvert de cette expérience, ce qui suppose bien qu’il a d’abord été constitué comme domaine et donc qu’il ait reçu des limites et une certaine consistance, celle de la place forte depuis laquelle nous pouvons mener une guerre. S’opposent pour ainsi dire deux types d’atopies, une « bonne » et une « mauvaise » : pour celui qui dispose en lui de ce lieu « intérieur », c’est-à-dire de cette capacité psychique d’aménagement de toute condition qui définit l’autonomie, le lieu devient indifférent : celui qu’il convient d’habiter réside en lui-même. Parce qu’il porte avec lui cette capacité d’habiter tout espace et avec lui toute condicio, le sage peut être partout. Par contraste, celui qui ne dispose pas de cet espace intérieur et dont l’âme ne trouve en elle-même que peu de réconfort où qu’il soit ne tient pas en place : Voir plus haut, p. 165 sq. Sénèque, op. cit., II, 10 (notre trad.). 215 Voir plus bas, p. 272 sq. 216 Voir aussi Clem. I, 13, 3. 213 214

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alors se voyant privé des distractions que ces mêmes occupations procurent aux gens qui courent de toutes parts, on ne peut supporter sa maison, sa solitude, ses murs. Alors l’âme, avec chagrin, se regarde abandonnée à elle-même (se sibi relictus)217.

C’est le thème des âmes sans cesse hors d’elles-mêmes, spectatrices impuissantes de ce qui leur advient, abandonnées à elle-mêmes (relictus se sibi), position qui renverse l’image juridique de la possessio par laquelle l’âme se tient et tient elle-même (haere sibi). Il en est ainsi de ces âmes fébriles qui tentent d’échapper à leur inquiétude par le mouvement constant en multipliant les voyages : elles recourent aux changements de lieu matériel comme à des remèdes218. C’est Achille qui n’en supportant aucun ne se remet pas de la mort de Patrocle et ne parvient pas à trouver le sommeil, « tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, prenant différentes positions219 », Sénèque retrouvant ainsi un thème lucrétien : Comme dit Lucrèce : « C’est ainsi que chacun se fuit toujours soi-même (se quisque semper fugit) » Mais à quoi cela lui sert-il s’il ne peut s’échapper ? Il se suit lui-même, et ne se quitte pas, compagnon insupportable. Ce qui nous tourmente ne tient pas à un défaut des lieux (non locorum uitium) mais à un défaut de nous-mêmes (nostrum). Incapables de tout tolérer, nous ne supportons ni la peine ni le plaisir, ni nous-mêmes ni aucune chose qui dure trop longtemps. Cela a porté certains au suicide, parce que changeant toujours de projets ils retombaient dans le même cercle et n’avaient plus laissé d’espace à la nouveauté : la vie et le monde lui-même commença à être ce qui les ennuie ; et s’introduit en eux ce fameux doute qui est le propre des jouissances déliquescentes (tabidarum deliciarum) » : « Jusqu’à quand la même chose ? »220.

217 Tranq. II, 9 (notre trad.) : « Ideo, detractis oblectationibus quas ipsae occupationes discurrentibus praebent, domum, solitudinem, parietes non fert ; inuitus adspicit se sibi relictus ». 218 Cf. aussi la Médée qu’Épictète qu’il décrira comme celle qui recourt aux changements d’objets au lieu de se réformer elle-même. Voir Entretiens, II, 17, 22. Sur ce point, voir M. Bourbon, « La “servitude volontaire” de Médée : conflictualité psychique et résistance », art. cité, p. 28-29. 219 Tranq. II, 12 (notre trad.) : « […] modo pronus, modo supinus, in uarios habitus se ipse componens, quod proprium aegri est […] ». 220 Ibid., 14 (notre trad.).

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Faute de nous supporter nous-mêmes, nous cherchons à changer d’espace. La cause du trouble de l’âme n’est ainsi pas le défaut du lieu mais le défaut de nous-mêmes qui nous condamne à l’éternelle répétition du même. Peu importe le lieu, c’est d’âme qu’il faut chercher à changer (animum mutare)221. Une fois conquis « ce lieu intérieur » qui assure la capacité à habiter tout lieu, la question des conditions matérielles, celle du lieu où nous nous trouvons, tout comme celle de la nature de l’entourage, devient en elle-même indifférente. L’âme peut alors assumer aussi bien la retraite222 que le fait de se trouver au milieu de la foule223 : elle est capable d’une autonomie véritable. d. L’expérience intérieure du temps, matière de l’usage de soi Nous commençons de le percevoir, la référence spatialisante à l’âme apparaît constitutivement aussi comme une référence à une temporalité spécifique proprement humaine qui enrichit à nouveau la compréhension de la conscience de soi224 constitutive de l’identité personnelle. Le « retour en soi » fonde littéralement le site et le champ d’expérience de la conscience de soi spécifiquement humaine qui est dans le temps et non hors du temps. C’est de cet ancrage dans le temps225 dont témoigne dans les textes sa spatialisation226. Dans cet espace intérieur, la temporalité as Ep. 28, 1. Ibid., 104, 7 et 106,1. 223 Ibid., 55, 9. 224 Il en va bien d’une perception de soi qui recouvre notre notion de « conscience ». Nous nous autorisons donc à faire usage du substantif même si à proprement parler Sénèque ne pose pas explicitement l’équivalence entre la conscientia et cette perception psychologique de soi. 225 Sur le problème du temps chez Sénèque, l’ouvrage de référence reste celui de V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, op. cit. Voir également P. Grimal « Place et rôle du temps dans la philosophie de Sénèque », Revue des Études Anciennes 70, 1968, p. 92-109 ; C. Lévy, « Sénèque et la circularité du temps », in B. Bakhouche (éd.), L’ancienneté chez les anciens, t. 2 : « Mythologie et religion », Montpellier, Publications Montpellier 3, 2003, p. 491-509  ; M.-H. Garelli-François, « Sénèque et le temps dramatique, art. cité, p. 20-29 ; M. Armisen-Marchetti, « Sénèque et l’appropriation du temps », Latomus 54, Juillet-Septembre 1995, p. 545-567 ; A. Bertini Malgarini, « Seneca e il tempo nel De breuitate uitae e nelle Epistulae ad Lucilium », Annali del Istituto Italiano per gli Studi Storici, 1983-1984, p. 75-92 ; E. Sangalli, « Tempo narrato e tempo vissuto nelle Epistulae ad Lucilium di Seneca », Athenaeum, LXVI, 1988, p. 53-67 et A.-L. Motto & J. Clarks, « Tempus omnia rapit : Seneca on the rapacity of time », Cuadernos de filologia clasica XXT, 1988 p. 120-138. 226 Voir V. Rimell, « Roman philosophy and the house of being. Senecas’ Letter », in The Closure of Space in Roman Poetics : Empire’s Inward Turn, Cambridge, CUP, 2015, p. 113-156. Voir aussi, du même auteur, « In the Mirror of Time : Seneca and Neronian 221 222

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sure en effet un mouvement perpétuel non linéaire mais circulaire car réflexif, un mouvement dont la forme accomplie reproduit à l’échelle de l’individu le mouvement du logos divin227. Sénèque fond ici la thèse stoïcienne physique du primat du présent dans l’éthique228 : là où la passion s’enracine dans une conception du temps tridimensionnelle, la revendication (uindicatio) de soi passe alors par l’injonction d’une réappropriation du présent, temps de l’acte des corps. L’usage de la constitution rationnelle introduit en effet une temporalité spécifique. Là où la proprioperception définissait l’immédiateté du rapport à soi, le « retour à soi » recouvre l’instauration d’un certain rapport du sujet au temps qui semble constituer un autre trait de l’identité spécifiquement humaine : le temps n’existe ici qu’en fonction de la conscience que nous en avons229. Cette temporalité assure ainsi la condition d’un rapport du sujet à lui-même. Sénèque montre dès lors que le rapport du sujet au temps est la mesure du rapport du sujet à lui-même. C’est soi que l’on abîme et que l’on perd dans un rapport inadéquat au temps : Ne croyons pas ces gens qui se disent trop pris par les affaires pour pouvoir s’adonner à l’étude. Ils font les occupés, exagèrent leurs tracas, somme toute se tracassent eux-mêmes. Ma liberté, Lucilius, est pleine et entière : quelque part où je sois, je suis à moi ; je ne me livre pas aux choses, je me prête à elles et ne cours pas après les prétextes à gaspiller mon temps. En quelque lieu que je séjourne, je brasse mes réflexions, je rumine en mon esprit une vérité salutaire230.

À l’inverse, se recentrer sur soi-même revient toujours à s’inscrire dans le seul temps qui existe, à savoir le présent. Être à soi, c’est user du temps Culture » in S. Bartsch-Zimmer & A. Schiesaro (éd.), The Cambridge Companion to Seneca, Cambridge, CUP, 2015, p. 122-134. 227 Sénèque, Ep. 9, 16 (= SVF II 1065). 228 La physique stoïcienne du temps, elle-même issue de la physique des corps, accorde un primat au présent comme temps de l’acte des corps. Voir notamment D.L. VII, 140 (= SVF II 166, 2). Elle fonde ainsi les conditions d’un investissement inédit du présent comme temps de l’action en éthique. Sur cet aspect, voir V. Goldschmidt, Le système stoïcien et l’idée de temps, op. cit., p. 31 sq. Voir aussi M. Bourbon, De l’unicité à la personnalité, Recherche sur la contribution stoïcienne au concept d’individu, Thèse de doctorat de l’Université Bordeaux Montaigne, 2016, p. 114-119. 229 Voir  Ep. 48, 1 ; 58, 37 ; 61, 2 et 58, 22. Voir P. Grimal, « Place et rôle du temps dans la philosophie de Sénèque », art. cité, et M.-H. Garelli, « Sénèque et le temps dramatique [« Omnium temporum in unum collectio »] », art. cité, p. 21. 230 Ep. 62, 1 (trad. H. Noblot). Voir aussi ibid., 58, 6.

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comme de soi-même231. Par cet écart du sujet à ses représentations qu’introduit la temporalité, la liberté du sujet par rapport à elles se trouve renforcée et elle s’éprouve désormais dans une expérience intérieure. La parénétique qui s’exerce elle-même dans le temps se donne ainsi comme une conversion de ce rapport au temps par lequel il devient par la médiation de la conscience ce présent à investir comme temps de l’action. Mais cette conversion de notre rapport au temps suppose la conversion du rapport à nous-mêmes : Hâtons-nous. À cette condition la vie sera un bienfait. Autrement elle n’est que temps perdu, sordidement perdu, où nous piétinons dans l’ignominie : faisons en sorte que chaque heure soit bien à nous ; chose impossible si nous ne sommes pas d’abord à nous-mêmes232.

Dès le début des Lettres à Lucilius, Sénèque situe ainsi la conquête de la véritable liberté, posée par l’intermédiaire de la métaphore juridique de la uindicatio233, dans un certain rapport de la conscience au temps : C’est cela, mon cher Lucilius, lui dit-il, revendique tes droits sur toimême et fais en sorte que le temps qui, jusqu’ici, t’était ou bien arraché, ou bien dérobé, ou qui se perdait, soit recueilli par toi et sauvegardé234.

La temporalité de la conscience apparaît ainsi comme le lieu, la matière et la modalité de cette « transaction » tout à fait spécifique que constitue la conquête de soi-même235 : conquérir un libre rapport à soimême, c’est conquérir une conscience du temps, là où l’insensé se trouve englué dans un temps qui lui échappe236, le temps des occupationes et de la passion et qui est tout à la fois le temps de la répétition, le temps du 231 Voir M. Armisen-Marchetti, « Sénèque et l’appropriation du temps », art. cité, p. 553. 232 Ep. 71, 36 (trad. H. Noblot) : « ita demum uita beneficium erit. Alioqui mora est, et quidem turpis inter foeda uersantibus. Id agamus, ut nostrum omne tempus sit. Non erit autem, nisi prius nos nostri esse coeperimus ». 233 Sur cette métaphore, voir plus bas, p. 278-280. 234 Ep. 1, 1 (trad. H. Noblot légèrement modifiée) : « ita fac, mi Lucili, uindica te tibi et tempus, quod adhuc aut auferebatur aut subripiebatur aut excidebat, collige et serua ». On retrouve ce lien explicite entre affirmation de soi et analyse du temps formulé dans le De Brev. vit., 10, traité par ailleurs consacré précisément à la question de l’urgence de faire usage du temps. 235 Voir aussi Ep., 8, 1-2. 236 Le stultus n’a pas conscience de la fuite du temps, voir Ep. 49, 2 : « ad praesentia intentos fallit ». Sur ce point, voir C. Lévy, « Sénèque et la circularité du temps », art. cité, p. 494-495. Voir aussi Ep. 20, 4 et De briev. an., 8, 1-2.

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tourment et le temps dilapidé237. Pour reprendre la métaphore stoïcienne de l’archer238, l’insensé ne cesse de tirer sans viser aucune cible. Il s’agit donc à l’inverse de « mettre la main (manum inicere239) » sur le temps, de substituer à l’enlisement une liberté de rapport au temps en le constituant comme un objet disponible pour la conscience et dont il faut désormais revendiquer la pleine possession240. L’expression manum inicere désigne en effet l’acte juridique qui signe l’accès à la possession d’un bien, expression que Sénèque applique tout à la fois au temps et à la vie qu’à l’âme241, tant il en va du même mouvement d’appropriation ; elle est également celle par laquelle Sénèque exprime l’invincibilité du sage : son âme est celle dont on ne peut de l’extérieur prendre possession puisqu’il s’appartient à lui-même. La pleine possession de soi-même via celle du temps de la conscience assure dès lors la plus parfaite forme d’autonomie. L’appropriation du temps permet en effet de l’investir comme un champ qui nous est propre et que nous aménageons en « [nous] [maintenant] dans les choses présentes, de quelque nature qu’elles soient242 ». La qualité de l’âme se mesure donc à la qualité d’un rapport au temps, comme le confirme la « classification » des progressants de la Lettre 75 : c’est la constance, c’est-à-dire précisément la capacité à vivre le temps sans en subir le pouvoir corrupteur qui détermine la qualité du progressant243. La Lettre 12 permet ainsi d’illustrer combien ce mouvement de conversion progressive de la conscience caractéristique de la progression morale recouvre toujours un mouvement d’appropriation du temps. Là encore, Sénèque use d’une métaphore spatiale pour décrire cette temporalité spécifique de la conscience : le tour de la villa qui devient l’image même, nous allons le voir, du tour de la conscience. Elle fait peu à peu apparaître la perspective d’un dégagement par rapport à des limites, ici Sur la distinction entre le rapport au temps du sage, qui depuis le présent, s’affranchit des limites temporelles du temps pour épouser le point de vue du logos divin et de l’insensé qui s’abîme dans le temps présent dont il ne fait aucun usage, voir De brev. vit., XV, 5. Sur ce texte, voir M.  Armisen-Marchetti, « Sénèque et l’appropriation du temps », art. cité, p. 566-567. Sur le rapport au temps de l’insensé, voir aussi Ad Helv. 11, 7 ; Ep. 102, 21-22. 238 Cicéron, Fin. III, 22 (= SVF III 18 = LS 64F). 239 Ep. 1, 2. 240 Ep. 65, 1 ; voir aussi Ot. 5, 7. 241 L’expression est aussi appliquée par Sénèque à la relation maître/disciple, voir Rep. 34, 2 comme à la relation prince/peuple, voir Clem. I, 10, 2. 242 Ibid., VI, 2. 243 Ep. 75, 9-15. 237

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temporelles, à mesure que l’individu conquiert cette capacité à se constituer à la fois comme maître de son temps et de lui-même. Les insensés n’ont précisément aucune conscience du temps et par là même passent leur temps à le gaspiller. Leur conscience toute installée dans le présent ne perçoit pas qu’elle s’y trouve emportée à une vitesse vertigineuse. Lorsque cette non-expérience du temps en vient à être brisée par la maladie ou la vieillesse, ils prennent brutalement conscience du temps et ce temps est vécu comme un temps désormais compté244. Dans cette lettre sur l’âge, Sénèque décrit ainsi comment cette « prise de conscience » d’un temps qui est le temps qui reste s’origine dans une expérience des ravages du temps d’abord sur son monde  immédiat : ce n’est qu’en percevant les effets du temps tout autour de lui-même que le sujet en vient à se percevoir lui-même, par un effet de miroir, comme vieillissant. Sénèque rapporte comment en retournant dans sa villa de campagne245 sa vieillesse lui est apparue à travers tout à la fois la uetustas de ces pierres et ces platanes, de ces êtres si familiers que la décrépitude lui a rendus méconnaissables246. Ce tour du propriétaire devient l’allégorie du mouvement de la conscience. Son premier réflexe consiste à en imputer la responsabilité à son régisseur, le uillicus, accusé de neglegentia247. Il y a là l’état d’inconscience voire de déni caractéristique de l’insensé qui préfère ne pas voir, ou chercher une cause en dehors de lui-même, plutôt que d’accepter la nécessité. Puis c’est son vieil esclave qu’il a connu enfant et à qui il offrait alors des poupées que désormais Sénèque ne reconnaît plus. Au cours du dialogue avec lui, il prend ainsi peu à peu conscience qu’il n’y a là que l’effet du temps, c’est-à-dire de la necessitas : ces choses sont restées les mêmes mais ont vieilli. Sénèque comprend qu’il a lui-même vieilli avec elles. Ici, le dispositif spéculaire de l’Alcibiade se trouve ainsi pour ainsi dire élargi au commerce avec les choses. Sénèque voit sa vieillesse apparaître à travers la uetustas des ruines et des platanes : le processus de conscientisation comme processus de conversion s’origine dans un rapport de la conscience à la nature, l’expérience des realia, avant d’être confirmé par le dialogue avec le régisseur. C’est dans la nature aussi bien que dans l’âme d’un autre que Sénèque trouve son propre reflet et par elle qu’il est amené voir différemment, comme il est réellement. Cette prise 244 Voir M. Bourbon, « Quand vieillir, c’est vivre : la vieillesse comme expérience chez Sénèque », Cahiers des études anciennes, LV | 2018, p. 181-195. 245 Ep. 12, 1. 246 Ibid. § 3. 247 Ibid.

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

de conscience de la réalité du temps qui s’impose aux choses est aussi celle de sa propre finitude248. Dès lors, comment échapper à ce temps subi et au sentiment d’enfermement dans les limites temporelles d’une vie, dans celle d’un corps qui inéluctablement décline ? L’acceptation de la necessitas du temps devient l’occasion d’un autre rapport à lui et avec lui d’une certaine liberté. À la différence des autres êtres à qui la nécessité ne peut que s’imposer, les hommes ont le pouvoir insubstituable de choisir de consentir à leur destin. Il s’agit donc de passer d’un sentiment où la vieillesse est subie à un temps où reconnue et acceptée, nous décidons d’en tirer le meilleur des partis249. C’est à ces conditions qu’elle peut devenir active et plaisante. Désormais investie comme et pour ce qu’elle est, il est possible de la vivre pleinement250. Elle devient dès lors l’âge d’une sérénité inattendue, liée à l’expérience de ce qui a été traversé251 et qui n’a plus à l’être. Sénèque rapporte ainsi cette conversion qui substitue à la représentation du temps d’abord vécu comme le temps du ravage contre lequel il ne peut rien, la représentation caractéristique de la sagesse et qui seule permet d’échapper à ce temps subi. Cette substitution d’une représentation à une autre caractéristique de la meditatio recouvre donc une capacité de dégagement spécifique de la conscience qui conduit du sentiment d’enfermement dans lequel l’insensé se trouve pris – lorsqu’il n’est pas dans l’inconscience ou le déni – jusqu’à la perspective qu’introduit la pleine prise de conscience du réel, qui permet à nouveaux frais de l’investir pour ce qu’il est. Il y a là un motif spécifiquement sénéquien, celui de sa contribution au constructivisme stoïcien dont nous retrouverons les échos chez Épictète : la clef de la thérapeutique réside dans l’aménagement de notre rapport au réel par lequel nous intensifions l’usage que nous pouvons en faire. L’âme se trouve ainsi définie comme le lieu du souverain bien (summi boni locus)252. Elle est ainsi cet espace délimité mais non clos, perméable à l’altérité du dieu, et qui dispose d’une certaine qualité qui est fonction de l’aménagement que nous en faisons : si l’âme n’est pas pure et sainte, elle ne comprend pas le dieu253. Ailleurs, cette économie intérieure fait apparaître un autre « personnage », celui de la conscientia qu’un certain 248 Ibid. (notre trad.) : « De quelque côté que je me tourne, j’y vois la preuve de ma vieillesse ». 249 Ibid. 12, 4. 250 Ibid., § 5. 251 Ibid. 252 Ibid., 87, 21. 253 Ibid.

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nombre de textes sur lesquels nous allons revenir font apparaître comme une instance : la structuration de l’intérieur est elle-même déterminée par la qualité de la relation que nous entretenons en nous à la conscientia et qui peut être marquée par l’accord ou par le conflit. Il nous faut donc éclairer les conditions d’émergence de cette figure de l’intérieur, tant il est vrai que la relation à cette instance semble devenir avec Sénèque la structure de l’économie psychique. Pour cela, revenons sur une métaphore qui parcourt les dialogues et qui permet d’inscrire la relation à l’autre dans la perspective d’une dynamique identificatoire : celle du miroir. 3. Du miroir à la conscientia : soi-même à l’épreuve de l’alter ego Avec le thème du miroir, Sénèque semble retrouver une harmonique platonicienne empruntée à l’Alcibiade dans lequel le miroir fournit le modèle de la connaissance de soi : prolongeant celui de l’interlocution entre âmes, le « paradigme » optique254 vient alors offrir une meilleure compréhension du précepte delphique du « Connais-toi toi-même »255. Platon montre ainsi que si « le précepte s’adressait à notre œil256 », il inviterait à se regarder dans un miroir que pourrait être l’œil d’un partenaire ou plus exactement dans sa pupille qui fait office de miroir. Le miroir est en effet cet objet au statut tout à fait paradoxal, visible et réfléchissant mais non voyant : il ne peut se voir lui-même mais il rend possible simultanément et la vision de l’objet et l’auto-vision de l’œil dans cet objet. L’œil voit le miroir et il se voit aussi lui-même, voyant. De manière analogue, si le précepte s’adresse désormais à l’âme, il l’invite à se regarder dans l’âme de l’autre devenu miroir de soi-même, un miroir que seule l’âme intellective et divine peut constituer. Le « chaque soi (αὐτὸ ἕκαστον)257 » est à ce titre d’essence divine et cette composante intellective de toute âme individuelle semble bien constituer ici la composante fondamentale de l’individualité : l’âme est de ce point de vue essentiellement âme intellective, c’est ce qui permet en dernière instance de justifier 254 Voir J. Brunschwig, « La déconstruction du “Connais-toi toi-même” dans l’Alcibiade Majeur », in M. L. Desclos, Réflexions contemporaines sur l’Antiquité, Université Pierre-Mendès-France, Grenoble, 1996. 255 Platon, Alcibiade, 130d-131a : « Ne convient-il pas […] de penser que, lorsque toi et moi nous conversons ensemble, en usant de discours, c’est l’âme qui s’adresse à l’âme (ἐμὲ καὶ σὲ προςομιλεῖν ἀλλήλοις τοῖς λόγοις χρωμένους τῇ ψυχῇ πρὸς τὴν ψυχήν;) ? […] Lorsque Socrate s’entretient avec Alcibiade au moyen du discours, ce n’est pas à ton visage, comme il semble, qu’il adresse ses discours, mais à Alcibiade lui-même ; or ceci c’est l’âme » (trad. J.-F. Pradeau). 256 Alcibiade, 133a-b. 257 Ibid., 130d5-6.

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

sa fonction spéculaire. Il y a là ce qui fait d’elle un miroir pour une autre âme, la spécularité s’identifiant ici à la réflexivité permise par l’identité de nature258. Le paradigme du Premier Alcibiade fait ainsi de la connaissance de l’âme la seule véritable connaissance de soi tout en renforçant l’affirmation de l’identité entre l’individu (Alcibiade) et son âme259. Si Sénèque réinvestit ce dispositif spéculaire – explicitement dans le De clementia, implicitement dans les Lettres –, il n’en propose pas moins des versions tout à fait singulières : c’est déjà dire qu’il devient celui des usages possibles du miroir qui sont d’ailleurs plus exactement des usages possibles de l’image de soi qu’il est susceptible d’offrir. a. Le miroir dans les Questions naturelles Sénèque consacre tout un exposé aux miroirs dans les Questions naturelles, et notamment à leurs propriétés optiques et aux conditions d’apparition des reflets, ce qui constitue déjà un indice de l’importance du thème dans sa philosophie260. Le miroir qui est d’abord une invention naturelle est alors défini par Sénèque comme un outil de connaissance de soi mais un outil dont les hommes peuvent aussi faire mauvais usage261. De manière tout à fait frappante, c’est ainsi l’exemple d’un usage contre-nature262 de miroir déformant, celui d’Hostius Quadra263, qui conduit Sénèque à retracer la genèse de l’invention des miroirs et à poser ainsi la question de leur finalité. Les miroirs furent en effet d’abord 258 Comme l’a montré J. Brunschwig, la relation d’âme à âme reconduit ainsi à la relation au divin dans l’âme par la découverte de ce qu’il y a d’impersonnel en soi, dans un « dépassement décisif de l’individualité ». Voir « La déconstruction du “Connais-toi toimême” dans l’Alcibiade Majeur », art. cité. Voir aussi V. Tsouna, « Socrate et la connaissance de soi : quelques interprétations », in A. Laks & M. Narcy (éd.), Figures de Socrate, Philosophie antique, no 1, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2001. 259 Voir Alcibiade, en particulier 129b-130c. 260 Sur ce paradigme dans la philosophie sénéquienne, nous renvoyons à l’article de G. Mazzoli, « Seneca, De ira e De clementia : la politica negli specchi della morale », in A. De Vivo et E. Lo Cascio (éd.), Seneca uomo politico e l’età di Claudio e di Nerone, Edipuglia, Bari, 2003. 261 Voir Quaest. Nat. I, 15, 8-17, 9. 262 De ce point de vue, il en est des miroirs comme des vents. Voir T. Bénatouïl, La pratique du stoïcisme, op. cit., p. 110. Voir aussi Quaest. Nat. V, 18, 15. 263 Ibid., I, 16. Sur cette fabella, voir F.  R. Berno, « Ostio Quadra allo specchio. Riflessioni speculari e speculative su Nat.  Quaest. 1, 16-17 », Athenaeum 90, 2002, p. 214-228 et F. Le Blay, « Une version pervertie de la connaissance de soi : le cas d’Hostius Quadra », Pallas, 92 | 2013, 305-313. Voir aussi M. Bettini, en particulier Il ritratto dell’amante, Torino, Einaudi 1992 = 2008 (= The Portrait of the Lover, trans. by L. Gibbs, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1999).

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des miroirs naturels, c’est-à-dire des œuvres divines que les hommes se sont ensuite mis eux-mêmes à fabriquer264, conformément là encore à un motif platonicien puisque la division interne à l’art de la fabrication (poiêtikê technê) du Sophiste265 posait une distinction analogue. À la question de savoir pourquoi la nature nous a donné les miroirs, et avec eux la possibilité de contempler notre propre reflet, Sénèque répond ainsi que les miroirs ont été inventés (inuenta sunt specula) : […]  pour que l’homme se connût lui-même (ut homo ipse se nosset), afin d’en tirer bien des choses (multa ex hoc consecuturus) : d’abord la connaissance de soi (sui notitiam), ensuite, sur divers sujets, une résolution (consilium) : s’il est beau, d’éviter le déshonneur, laid, de bien savoir qu’il lui faut racheter par ses vertus (redimendum esse uirtutibus) les manques de son physique266.

Ce lien entre fonction cognitive et protreptique267 était déjà attesté dans la tradition socratique puisqu’un témoignage de Diogène Laërce rapporte que « [Socrate] jugeait bon aussi que les jeunes gens se regardent continuellement dans un miroir afin que, s’ils sont beaux, ils en deviennent dignes, et que s’ils sont laids, ils dissimulent sous leur éducation leur vilaine apparence268 ». Il confère au miroir une fonction pédagogique : Sénèque reprend ainsi le conseil de Sextius de tendre un miroir à un homme en colère afin qu’il prenne conscience de son état à travers les déformations que la passion produit sur son visage269. Sénèque rapporte ainsi que c’est le plaisir pris à la contemplation d’eux-mêmes qui a conduit les hommes à fabriquer des miroirs. De compagnons de vertu ils se sont peu à peu transformés en compagnons du luxe et eux-mêmes en objets de luxe. Le miroir peut donc aussi se prêter à un mésusage et devenir miroir des vanités qui met sous les yeux le vice, Quaest. Nat. I, 17, 4. Sophiste, 266a-268c. Sur ce rapprochement, voir F. Leblay, « Nuages et miroirs : à propos des Questions sur la nature de Sénèque », in J.  Pigeaud (dir.), Nues, Nuées, Nuages, XIVe Entretiens de la Garenne-Lemot, Rennes, PUR, 2010, p. 73-84. 266 Quaest. Nat., I, 17, 4 (trad. F. Le Blay). Cf. Épictète, Entretiens, II, 14, 20-21. 267 Sur ces aspects, on pourra notamment se reporter à J. Pigeaud, « Ouverture. Le miroir, la conscience et la connaissance de soi », in Nues, Nuées, Nuages, op. cit., p. 13-20 et à F. Leblay, « Miroirs philosophiques : vertus et perversions du reflet de soi », in Nues, Nuées, Nuages, op. cit., p. 193-203. 268 D.L. II, 33. Voir aussi le témoignage de l’Apologie d’Apulée, XV, 4. 269 D’après Diogène Laërce, le même conseil était donné par Platon aux hommes ivres, voir D.L. III, 39. 264 265

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

un miroir associé au plaisir érotique qu’incarne donc de manière exemplaire le cas Hostius Quadra. De manière fidèlement stoïcienne, la problématique du miroir est ainsi d’emblée présentée par Sénèque comme une problématique de l’usage : la nature nous a là encore confié le soin d’en bien user, et à ce titre seule une volonté vertueuse pourra assurer que le miroir réalise sa fonction cognitive. On tient là une spécificité sénéquienne du miroir sénéquien : si le modèle du miroir donne une image de l’appropriation au divin (homoiôsis tô theô)270, celle que définit la progression morale, seul un certain usage peut en garantir la réalisation. Cet usage vertueux suppose donc une volonté insubstituable de transformation de soi, là où le miroir désignait dans l’Alcibiade la fonction de la part divine de l’âme soustraite par nature à la possibilité d’un mésusage. b. Le dispositif en miroir des Lettres à Lucilius Si le « retour sur soi » s’opère de manière privilégiée à travers la relation parénétique d’interlocution, celle-ci se donne comme une relation en miroir : on se montre à l’autre et via l’autre à soi-même. Ce nouage entre soi et l’autre qui fait de l’adresse la condition du retour à soi-même, les Lettres à Lucilius le matérialisent de manière exemplaire. Voici ce que Sénèque écrit à Lucilius : Tu m’écris souvent et je t’en sais gré, car c’est là en effet le seul moyen par lequel tu peux te montrer à moi (nam quo uno modo potes, te mihi ostendis)271.

L’écriture adressée apparaît comme la seule manière de se révéler « soi-même », de donner à voir une image de soi mais, c’est tout le sens du cheminement des Lettres, via l’autre à soi-même. La substitution du lexique visuel au lexique plus strictement cognitif est sensible : il n’est pas question de « se connaître » mais de « se montrer ». L’implicite est alors déjà celui du miroir. On se montre à l’autre comme on se mettrait devant un miroir, où l’on retrouve la structure même du modèle platonicien : c’est le miroir qu’est le regard de l’autre qui conditionne la connaissance de soi, tel l’œil qui ne peut s’observer que dans la pupille d’un autre œil. C’est donc sous le regard de ce témoin qu’est l’autre qu’on se fait donc observateur de son intérieur : on « fouille à l’intérieur de soi (excutere se) », on « scrute en divers sens (uarie scrutare) », on « observe attenti270 Pour une analyse de la version stoïcienne des l’homoiôsis tô theô, voir V. Laurand, Stoïcisme et lien social, op. cit., p. 144 sq. 271 Sénèque, Ep. 40, 1 (trad. H. Noblot revue par Veyne légèrement modifiée).

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vement (obseruare) »272, selon les métaphores d’un véritable extispicium auquel Œdipe se livrera en un sens non métaphorique273. La structure de l’adresse est en réalité rendue encore plus complexe par le dispositif des Lettres. Deux subjectivités sont impliquées274, l’auteur et le destinataire, même si ce dernier est absent (c’est la condition même de l’écriture)275. Mais ces lettres ont aussi vocation à être diffusées. L’écriture conditionne ainsi un double mouvement de retour sur soi et de diffraction vers les autres, mais ce qui caractérise de manière tout à fait spécifique ce dispositif de l’adresse est sa réversibilité revendiquée : l’autre devient un double ; il est comme soi-même : Ce que je me dis à moi-même, prends-le comme si je le disais aussi pour toi (haec mecum loquor, sed tecum quoque me locutum puta)276.

Ou encore : Tu me demanderais : « Pourquoi me donnes-tu des conseils ? » « Peutêtre que déjà tu te les aies appliqués à toi-même, tu t’es corrigé, et c’est pour cela que tu as du temps pour corriger les autres ? » Je n’ai pas l’audace, moi qui suis moi-même malade, de prétendre soigner les autres ; mais, comme si nous étions tous deux dans un même hôpital, je parle de notre maladie commune et je te passe les remèdes. Ecoute-moi donc comme si je me parlais à moi-même (sic itaque me audi tamquam mecum loquar) ; je t’admets dans mon secret (in secretumte meum admitto) et je te prends comme témoin avec moi pour m’examiner (et te adhibito mecum exigo)277.

Cette réversibilité de l’adresse est aussi celle de l’introspection, celle à laquelle se livre Sénèque mais aussi celle à laquelle il exhorte Lucilius : Ibid., 16, 2. Sénèque, Œdipe, v. 291-402. Sur cette analogie, voir Gregory A. Staley, « Making Œdipus Roman », Pallas, 95 | 2014, 111-124. Voir aussi J. P. Aygon, « Les tragédies de Sénèque : des textes pour la scène ? L’exemple de l’extispicium dans Œdipus », Pallas, 71, 2006, p. 97 et suiv. Sur l’examen de conscience voir en particulier De ira, III, 36. Voir aussi plus bas, p. 265-268. 274 Voir G. Misch, History of Autobiography in Antiquity, London, Greenwood, 1950. 275 Sur ce point, voir C. Edwards, « Absent Presence in Senecas’ Epistles : Philosophy and Friendship », in S. Bartsch & A. Schiesaro (éd.), The Cambridge Companion to Seneca, Cambridge, CUP, 2015. 276 Sénèque, Ep. 26, 7 (notre trad.). 277 Ibid. 27,1 (notre trad.). 272 273

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

J’espère bien de toi, sans confiance encore (iam de te spem habeo, nondum fiduciam). De ton côté je veux que tu fasses de même. (tu quoque idem facias uolo)278.

Sénèque comme Lucilius sont engagés dans l’écriture comme dans la transformation de soi279. Sénèque revendique ainsi la transformation opérée par Lucilius sur lui-même, instaurant une véritable continuité psychique du « tu » et du « moi » : comme le dit Sénèque à Lucilius, « tu es mon ouvrage (meum opus es280) ». Cette réciprocation des acteurs tous deux engagés dans la transformation d’eux-mêmes a une conséquence : les Lettres constituent le récit d’une transformation de deux subjectivités, de l’une comme de l’autre, de sorte quelle est virtuellement celle que chacun d’entre nous peut initier en lui-même : elle est à la portée de tous281. Or progressivement l’ami réel s’efface au profit du guide imaginaire qu’il faut se représenter en son absence. Sénèque conseille à son ami d’imaginer que toutes ses actions sont scrutées par des grands hommes, des exempla (Scipion, Caton, Laélius), en attendant de pouvoir être luimême pour lui-même cette autorité : Quand déjà tu auras assez progressé pour porter révérence même à toimême (tibi tui reuerentia), libre à toi de congédier le précepteur282.

On voit ici apparaître la métaphore juridique de la voix de la conscience qu’on retrouvera avec celle du custos et du testis et qui maté278 Ibid. 16, 2 (trad. H. Noblot revue par P. Veyne). Voir aussi Ibid. 35, 1 : « Quand je te demande si instamment de t’adonner à la philosophie, je travaille pour mon compte (meum negotium ago) » (trad. H. Noblot revue par P. Veyne). 279 Ibid., 6, 1-3: « Je le sens bien, Lucilius : je ne fais pas que m’amender, je me transforme (non emendari me tantum sed transfigurari). […] Ah ! Je voudrais te faire sentir les effets d’une transformation si soudaine (cuperem itaque tecum communicare tam subitam mutationem mei) […] Tu ne peux imaginer les progrès en mon âme que je vois que chaque jour m’apporte (concipere animo non potes quantum momenti adferre mihi singulos dies uideam) » (trad. H. Noblot revue par P. Veyne modifiée). Sur cet aspect, voir M. Graver, « Honeybee Reading and Self-Scripting : Epistulae Morales 84 », in J. Wildberger & M. L. Colish (éd.), Seneca Philosophus, Berlin/Boston, de Gruyter, 2014. 280 Ep. 34,2. 281 Et c’est sans doute ce qui donne à ce texte une résonnance autobiographique. Sur ce point, voir S. Bartsch, « The Senecan Selves », in S. Bartsch & A. Schiesaro, The Cambridge Companion to Seneca, op. cit., pour lesquelles les Lettres sont à ce titre « a narrative-like autobiography ». 282 Ep. 25, 6 (trad. H. Noblot revue par P. Veyne très légèrement modifiée).

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rialise ce dédoublement dans lequel le sujet est à la fois juge et jugé, juge et avocat, découvrant et cachant283 : Prends-toi donc sur le fait, autant que tu pourras ; enquête sur toi-même (inquire in te). Sois d’abord ton accusateur, puis ton juge ; ne te fais ton avocat qu’en dernier lieu. À l’occasion sache te désobliger284.

Le statut de ce dédoublement produit par le dispositif de l’adresse livre ici sans doute sa véritable nature : le dialogue avec le double dans lequel l’autre conditionne le retour sur soi et la réforme de soi n’est en dernière instance que l’analogon du dialogue que l’âme doit tenir avec elle-même ou plutôt avec cet autre en elle-même. c. Le miroir de la conscience du De clementia Sénèque propose pourtant une autre version du dispositif du miroir dans laquelle il fonde une forme tout à fait singulière de parénèse. Au début du De clementia, Sénèque propose à Néron de « faire en quelque sorte office de miroir (quodam modo speculi uice) » pour lui permettre de « regarder en lui-même (inspicere) » et de « faire le tour (circumire) » (on retrouve ici la métaphore spatiale) de sa conscience : J’ai entrepris ce traité sur la clémence, Néron, pour faire en quelque sorte office de miroir (quodam modo speculi uice) », et t’acheminer, en te montrant à toi-même (te tibi ostenderem), au plaisir le plus grand de tous. En effet, si le profit vrai de nos bonnes actions consiste à les avoir faites, et s’il n’y a point de digne récompense à nos vertus en dehors d’elles-mêmes, ce n’en est pas moins une jouissance que de regarder en soi et de faire le tour de sa bonne conscience (iuuat inspicere et circuire bonam conscientiam) ; et alors de jeter les yeux sur cette foule immense divisée […], incapable de se maîtriser285.

La relation parénétique est décrite explicitement comme cette relation dans laquelle Sénèque lui-même devient pour Néron un miroir. En se regardant dans le miroir du philosophe, Néron est donc censé se voir, selon une identification du philosophe au miroir que nous retrouvons Une autre variante de ce dispositif consiste à demander à Lucilius d’imaginer que Sénèque est présent à ses côtés, comme un gardien qui veille et scrute tous ses comportements. Voir ibid., 32, 1. 284 Ibid., 28, 10  (trad. H.  Noblot revue par P.  Veyne modifiée) : « Ideo quantum potes te ipse coargue ; accusatoris primum partibus fungere, deinde iudicis, nouissime deprecatoris ; aliquando te offende ». 285 Sénèque, De Clementia, I, 1. 283

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

chez Épictète286. Le regard sur soi (notitia sui) est assuré par la médiation d’un alter ego, cet autre comme miroir qui permet de « se montrer à soimême (se sibi ostendere) ». Nous avons cependant affaire à un dispositif en miroir tout à fait spécifique auquel on fait remonter l’origine de la tradition du « miroir du prince »287 par lequel on nomme cette relation qui peut lier le prince à un philosophe. Il est caractérisé par l’asymétrie de la relation entre partenaires (l’empereur conseillé et le philosophe qui est en position de conseiller) et qui confère au dispositif une double caractéristique. Le dispositif est hyper-individualisé : Sénèque s’adresse à Néron, rien qu’à Néron, et il n’est à ce titre ni universalisable ni même transposable à un autre sujet. Dans le même temps, en raison même de l’asymétrie de la relation, la personnalité de Sénèque est totalement gommée au profit de l’autre partenaire, dispositif qui contraste avec la réversibilité des places martelée par Sénèque dans son échange épistolaire avec Lucilius. Du fait même de l’identité du conseillé qui dispose de tous les pouvoirs, l’exigence est celle de faire disparaître la relation d’autorité constitutive de la relation parénétique : Sénèque ne peut apparaître comme le maître288 parce que Néron ne peut apparaître comme l’élève. C’est de cette alliance d’une hyper-individualisation et de la distrophie qui l’accompagne qu’atteste aussi le réaménagement de la forme même de l’examen de conscience à laquelle Néron est invité. Sénèque décrit en effet une version pour ainsi dire édulcorée de l’introspection référée à la contemplation de l’image de soi qui semble valoir en dernière instance pour le plaisir – uoluptas dit qu’il s’agit d’un plaisir sensuel289 – qu’elle procure, bien plus que pour la uirtus censée en constituer le telos. Comme l’a remarqué M.  Armisen-Marchetti, la description de l’examen de conscience se trouve vidée de toute men Cf. Épictète, Entretiens, II, 14, 20-21. L’expression speculum regum apparaît seulement à la fin du xiie siècle dans un traité de Gottfried de Viterbe. Elle est traduite alors en Allemand par « Fürstenspiegel » puis vulgarisée, désormais employée pour désigner ce genre d’ouvrages qui devient précisément un genre. Voir P. Hadot, art. Fürstenspiegel, R.L.A.C VIII, 1970, col. 556. Voir aussi E. M. Honsoon, Le miroir. Naissance d’un genre littéraire, Paris, Les Belles Lettres, 1995. 288 Sur les limites imposées par la situation au dispositif parénétique, voir S. Bartsch, The Mirror of the Self. Sexuality, Self-Knowledge, and the Gaze in the Early Roman Empire, Chicago, University of Chicago Press, 2006, p. 186-187. 289 On retrouve d’ailleurs le terme uoluptas dans la caractérisation de l’usage érotique du miroir par Hostius qui se dote d’un miroir déformant pour se délecter de ses ébats sexuels, voir F. R. Berno, « Ostio Quadra allo specchio. Riflessioni speculari e speculative su Nat. Quaest. 1, 16-17 », art. cité et F. Le Blay, art. cité. 286 287

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tion d’inquisition ou d’accusation que fait apparaître ailleurs sa définition290 : la promesse du plaisir fait passer « la pilule » de l’effort que nécessite l’introspection, selon une stratégie épicurienne que Sénèque semble ici faire sienne291. En effet, une particularité distingue une fois de plus le dispositif du miroir néronien de celui des Lettres à Lucilius : le miroir est un miroir hautement déformant et plus précisément idéalisant. Sénèque présente à Néron une image à dessein magnifiée, celle d’un Néron clément292. L’image réfractée qu’il lui renvoie est donc une image idéalisée qu’il lui présente comme un reflet fidèle : à la faveur d’une prosopopée ou sermocinatio, il s’agit de mettre devant les yeux de Néron celui qu’il devrait être, tout en lui présentant comme un portrait réaliste, avant de lui demander de devenir pour lui-même son exemplar293, c’est-à-dire précisément de coller à sa propre image, en espérant ainsi obtenir rapidement de la clémence de sa part. Devenu speculator sui ou plutôt speculator d’un soi idéalisé, Néron pourra chercher à s’imiter lui-même. C’est du moins tout l’enjeu du discours : si la stratégie fonctionne, il s’essaiera à faire le clément. Tout se passe donc comme si Sénèque supposait que Néron, tel un narcisse, n’était pas à même de reconnaître l’altérité de sa propre image : comme s’il se prenait déjà pour elle. Et il y a là ce qui le rend encore étranger à la logique de la progression qui n’est pas une logique de l’imitation au sens strict294. Néron est enfermé dans une logique du même, il ne peut précisément pas faire l’épreuve d’un alter ego : la dynamique de la progression, celle d’un processus d’identification par rapport à ce qui est posé comme un idéal, suppose la reconnaissance de l’écart qui nous en sépare. Là où le miroir des Lettres creusait la temporalité de la parénétique comme temporalité de l’intériorisation progressive d’une image de soi forgée comme un idéal, le miroir du De clementia joue sur les jeux de reflets tout extérieurs mais qui suffiront peut-être dans l’immédiat pour que Néron joue le clément à défaut de l’être devenu. On mesure ainsi ici une autre caractéristique du dispositif du miroir néronien, celle de la temporalité spécifique qu’il engage. Le temps de la parénèse ici ne peut être celui d’une direction de conscience « clas Ep. 28, 10. Voir aussi De ira, III, 36. Sur ce point, voir M. Armisen-Marchetti, « Les ambiguïtés du personnage de Néron dans le De clementia de Sénèque », Vita Latina, No 174, 2006, p. 92-103. 292 Ibid., p. 95 sq. 293 Clem. I, 19, 3-4. 294 Voir plus bas, p. 260-262. 290 291

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

sique », ce temps long qui la caractérise ailleurs, et cela du fait même de l’identité de celui à qui elle s’adresse : Néron est déjà au pouvoir et il a tous les pouvoirs. Il faut donc faire vite. La parénèse doit donc se faire « traitement de choc », et le miroir a précisément pour vocation de devenir un « raccourci parénétique », cette stratégie dans l’urgence295, une stratégie qui reste superficielle, comme semblent le confirmer la diuisio et la temporalité même du traité296. Il faut en effet attendre le livre III (qui ne nous est pas parvenu ou que Sénèque n’a pas écrit) pour qu’il soit alors question de « faire sienne » (confirmare) la clementia par la pratique (usu) : c’est dire que jusque-là la clementia tient sans doute plus de la posture que d’un choix de l’âme, c’est-à-dire précisément ce moment où l’image de soi est devenue bona conscientia, celui où elle réalise la coïncidence entre caractère ferme de l’âme (diathesis) et sentiment de soi, cette bona conscientia que Sénèque fait « miroiter » à Néron dès le début du traité et qui s’accompagne, comme par surcroît, d’une joie (gaudium et non uoluptas) de l’âme297. En effet, le miroir ne contient pas en lui-même la capacité de transformation du sujet. L’usage du miroir suppose une volonté de se transformer. C’est alors que l’épreuve du regard sur soi invite à son dépassement dans la progression, ce qui justifie la restriction que Sénèque formule au sujet de l’usage psychagogique socratique du miroir : Tu pourrais croire que personne en vérité n’ait été détourné de la colère en se regardant dans le miroir : qu’en est-il donc ? Celui qui est venu vers le miroir pour changer était déjà changé Pour les colériques, de fait, aucune image n’est plus belle que leur atroce et horrible image, c’est ainsi encore qu’ils veulent paraître298.

La transformation suppose une volonté de s’y engager qui anticipe le regard sur soi et détermine l’usage du miroir comme de l’image qu’il Voir M. Armisen-Marchetti, art. cité., p. 95. Il s’agit de flatter l’ego de Néron pour l’amener insensiblement à cette transformation de lui-même ou, du moins dans un premier temps, de ses actes. 297 Sur cette distinction, voir en particulier Ep. 23, 4-5 ; 59, 1-4 et Tranq. II, 4. Il convient néanmoins de noter que la distinction n’est pas toujours tenue par Sénèque. Sur ce point, voir A. Borgo, Lessico morale di Seneca, Napoli, Bibliopolis, 2000, s.v. Voluptas, p. 198-205 ; E. Malaspina, L. Annaei Senecae De clementia libri duo. Prolegomeni, testo critico e commento, Alessandria, dell’Orso, 2001, p. 232-234 ; F. R. Chaumartin (éd. et trad.), De clementia, Paris, CUF, 2005, p. 55, n. 3 et S. Bartsch, The Mirror of the Self. Sexuality, Self-Knowledge, and the Gaze in the Early Roman Empire, op. cit., p. 185. 298 De ira II, 36, 3 (notre trad.) : « speculo quidem neminem deterritum ab ira credideris : quid ergo est ? qui ad speculum uenerat ut se mutaret, iam mutauerat ». 295 296

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nous renvoie. Cette volonté de se transformer nous rend capable de prendre le risque de nous confronter à notre véritable image, de regarder celui ou celle que nous sommes pour commencer à devenir celui ou celle que nous voulons être. Or c’est cette volonté qui semble manquer cruellement à Néron. Il n’est à cet égard pas anodin que ce soit Sénèque lui-même qui forge pour Néron le discours en première personne que Néron est censé prononcer. Comme le souligne S. Bartsch, Néron a tout de l’homme en colère qui se repaît de sa propre image, plutôt que de trouver en elle la pierre de touche de la réforme de lui-même : If Nero’s mirror has no protreptic ability to make him want to change the image he seens in its reflective surface, it seems that he too, like the angry man, would have to change before he came to the mirror – or at least he would have to be ready to disbelieve its message that he was already the best possible ideal for himself299.

d. Les deux formes d’imitation Ces deux dispositifs spéculaires – celui des Lettres et celui du De clementia – semblent renvoyer à deux modèles de l’imitation qui déterminent deux modèles antagonistes de la relation. En effet, la relation des insensés tout à la fois aux autres et à eux-mêmes se comprend sur le modèle de l’imitation300, ou plutôt de la mauvaise imitation. Cette structure en miroir déformant qui caractérise les liens sociaux dès la naissance301 est décrite par Sénèque comme un phénomène de quasi-contamination par contiguïté et capillarité qui permet de mieux comprendre la nécessité et l’urgence de la retraite (secretum) pour celui qui veut s’engager dans la voie de la vertu. Pour se réformer, il convient d’abord de s’extraire de ces pseudos-liens qui nous perdent : Si tu veux d’heureux voyages, guéris celui qui t’accompagne. L’avarice te tiendra, tant que tu logeras avec un avare et un pingre ; l’orgueil te tiendra, tant que tu auras commerce avec un orgueilleux. Jamais tu ne quitteras ton humeur cruelle, dans la cohabitation avec un bourreau ; la camaraderie avec des séducteurs réveillera le feu de la débauche en toi. Si l’on veut extirper ses vices, il faut se retirer loin des vicieux exemples.

S. Bartsch, The mirror of the self, op. cit., p. 188. Sénèque, Vit. Beat., I, 3. 301 Sénèque, Ep. 94, 54-55. 299 300

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

L’avare, le séducteur, le cruel, le fourbe t’auraient fait bien du mal proches de toi : or ils sont en toi302.

La relation entre insensés n’a rien d’une relation et encore moins d’une relation d’amitié303 : les liens apparents masquent le triste isolement dans lequel chacun des partenaires se trouve pris. Au sein de cette apparence de lien, il n’entre en relation qu’avec un reflet : l’insensé imite l’autre dans son inconsistance304, et dans cette version pervertie du miroir, trouvant en l’autre son image, il en vient à s’imiter lui-même imitant l’autre305. Dans ce jeu de reflets, l’insensé se trouve englué, tel un narcisse, dans sa propre image : les insensés sont « pleins » d’eux-mêmes, ou plutôt de l’image d’eux-mêmes qui vient masquer leur propre inconsistance306. À cette imitation-singerie, Sénèque oppose une contre-imitation, une forme limite d’imitation tout à fait spécifique tant par sa structure que par ses effets, et dont la relation parénétique constitue le modèle. Dans la relation au sage, l’imitation ne vise pas à se rendre semblable à un modèle. C’est une des restrictions de l’usage des exempla307 dont la force ne peut consister qu’à une invitation à devenir soi-même, pour soi-même, son propre exemplum. Pour décrire l’action du philosophe sur le proficiens, Sénèque use ainsi de la métaphore platonicienne du philosophe-taon308  dont la piqûre provoque son effet après coup et dans le temps : la rencontre avec le philosophe initie une transformation toute intérieure qui se poursuit sans lui. Cette relation se prolonge dans un rapport à l’autre désormais intériorisé. Sénèque prolonge l’image par celle du butinage qui laisse entrevoir qu’il y va dans cette transformation de cette alchimie indécidable par laquelle nous devenons nous-mêmes à partir de et dans la relation à un autre309, dans une assimilation d’une telle nature qu’on ne peut plus dé302 Ibid., 104, 20-21 (trad. V. Laurand). Sur ce texte, voir V. Laurand, Stoïcisme et lien social, op. cit., p. 41-42. 303 Voir  par exemple D.L. VII, 124  (trad. R.  Goulet) : « En revanche, chez les hommes mauvais, il n’y a aucune amitié et aucun homme mauvais ne peut avoir un ami ». 304 Sur l’inconsistance de la foule, voir Sénèque, Vit. Beat., I, 4-5. 305 Ep. 99, 16. 306 Ibid., 104, 8. 307 Ibid., 33, 7-9. 308 Ibid., 94, 40. Voir également ibid., 108, 4 où Sénèque assimile la pratique de la philosophie à l’exposition au soleil. Sur ces textes, voir V. Laurand, op. cit., p. 48 sq. 309 Sénèque,  Ep. 84, 4. Sur ce texte, voir M. Graver, « Honeybee Reading and Self-Scripting : Epistulae Morales 84 », in J. Wildberger & M. L. Colish, Seneca Philosophus, op. cit.

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terminer par qui ce qui a été fait a été fait, à l’image du miel dont on ne peut dire si les abeilles l’ont fabriqué ou seulement recueilli. Ce que nous imitons chez le sage, ce n’est donc pas sa nature individuelle mais la nature310 en lui : la trouvant à l’œuvre en lui, nous la cherchons en nousmêmes. Comme l’a montré V. Laurand, il y a là une forme limite d’homoiôsis : […] il s’agit pour Sénèque non plus d’imiter, mais de rompre avec un modèle, mais pour retrouver le modèle du modèle, à savoir la systématicité et l’harmonie de la nature, harmonie qu’incarne à sa manière tout sage, et qui seule vaut311.

Ce n’est donc rien d’autre que ce pouvoir insubstituable que nous a confié la nature que nous voyons à l’œuvre chez le sage312 : nous trouvons en lui quelqu’un qui a su devenir lui-même, et c’est cette capacité qu’il incarne pour ainsi dire avec une longueur d’avance sur laquelle nous prenons modèle. Cette relation au modèle façonne jusqu’à la manière dont Sénèque pense son rapport aux ueteres : de ses prédécesseurs, Sénèque dit qu’il a hérité de questions plus que de réponses, des réponses qu’il lui convient d’inventer : non inuenta sed quaerenda nobis reliquerunt313. e. L’intériorisation de la relation à l’alter ego : la conscientia Un des aspects tout à fait caractéristiques des dialogues de Sénèque consiste donc dans la fonction que revêt la dynamique spéculaire dans la parénétique : la représentation suppose un regard sur soi314 que le mouve310 Sénèque, Ep. 66, 39 : « “Qu’est-ce donc que la raison ?” L’imitation de la nature. “Quel est le souverain bien de l’homme ?” Se comporter à partir de la volonté de la nature.” “Quid est ergo ratio ?” Naturae imitatio. “Quod est summum hominis bonum ?” Ex naturae uoluntate se gerere (notre trad.) ». 311 V. Laurand, op. cit., p. 184 qui parle à ce titre de « se rendre semblable à une esquisse, mais c’est une esquisse qui n’a aucune valeur en elle-même si elle n’est pas remplie d’une expérience toujours individuelle ». C’est ainsi selon lui tout le sens de l’aemulatio musonienne. 312 V. Laurand, « Recommandation et sympathie chez Hume ou le retournement du stoïcisme contre lui-même (réponse à l’exposé de M.  Biziou) », in V.  Laurand & J. Terrel (dir.), L’héritage stoïcien dans les débats modernes sur le droit naturel et la religion naturelle. Actes des journées d’études des 4 et 5 avril 2002 à Bordeaux, Revue Lumières, no 1, 1er semestre 2003, p. 122-127, p. 126. 313 Ep. 45, 4. 314 Sur la question du regard sur soi, voir notamment J.  Dross, « Du bon usage de l’imagination : l’importance du regard intérieur dans l’œuvre philosophique de Sénèque », Pallas, 92 | 2013, p. 225-235 et J.-P. Aygon, « Les yeux de l’esprit » (oculi men-

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

ment même des Lettres à Lucilius intériorise peu à peu. Le sujet en vient à « se montrer à lui-même (se sibi ostendere) » sous les yeux d’un autre qu’il se représente en son absence. La relation à la conscientia constitue dès lors l’analogon de la relation à l’autre qu’est le maître, ce qui conduit à envisager la progression morale comme une intériorisation progressive de cette dynamique parénétique. C’est désormais un autre réseau métaphorique qui vient décrire l’économie psychique comme une épreuve de l’alter ego. Le rapport à cet autre en soi qu’est la conscientia par lequel je suis autre à moi-même apparaît ainsi comme la modalité de l’appropriation à soi-même. f. Le sujet et sa conscientia Le « retour en soi-même » caractéristique de l’individuation rationnelle est ainsi médiatisé par le rapport à l’autre sous l’égide de la pratique et du dialogue philosophiques. Il opère un passage de l’interlocuteur « réel » à l’interlocuteur imaginaire. Il a donc un effet : le soi-même s’y trouve comme altéré, il est rendu pour une part autre. C’est ce que fait apparaître le dialogue intérieur dans lequel le sujet s’adresse à lui-même comme à cet autre en lui, puisqu’à une représentation du regard de l’autre en lui. α. La conscientia comme rempart C’est bien ce dont il semble être question avec la figure de la conscience personnelle (ipsa conscientia) qui incarne la perfection de l’âme vertueuse, dans un dédoublement caractéristique du dialogue intérieur. Voici ce qu’affirme Sénèque à propos de celui dont la vertu n’est pas reconnue : Cet homme, que peut-il suivre d’autre que sa propre conscience qui même sous les décombres fait notre joie, s’oppose au public et à la renommée et repose toute chose en elle-même, et lorsqu’elle a vu de l’autre côté la foule de ceux qui sont d’opinion contraire, elle ne compte pas les votes, mais vainc avec une seule voix ? Et lorsqu’elle voit qu’à sa bonne foi sont infligées les peines destinées à la trahison, elle ne descend pas de sa hauteur, et garde sa position au-dessus de la punition. “J’ai, dit-elle, ce que j’ai voulu, ce que j’ai cherché ; je ne regrette pas et je ne regretterai pas, et aucune injustice de la fortune ne me réduira à prononcer ces paroles : “Qu’ai-je voulu pour moi ? À quoi donc maintenant me sert ma bonne volonté ?” Elle est utile même sur le chevalet et au milieu des flammes ; et elles peuvent approcher chacun tis, Quintilien, I. O., 8, 3, 62) : la relation entre les images et la raison chez les rhéteurs et chez Sénèque », Pallas, 93 | 2013, p. 253-267.

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de mes membres et peu à peu faire le tour de mon corps encore en vie, et si mon cœur lui-même plein de la bonne conscience d’avoir accompli mon devoir, il aimera ce feu qui fera briller ma bonne foi”315.

La conscientia apparaît ainsi d’emblée dans son ambivalence constitutive316 : elle est tout à la fois celle à laquelle on tient mais aussi celle qui tient317. Le texte met en effet en scène un dialogue de la vertu personnifiée avec sa propre conscience qui constitue sa voix « intérieure », le guide qu’il lui faut suivre (sequor). Selon une partition que l’on trouvait déjà Cicéron, la conscientia est le jugement vrai et stable de l’âme qui s’oppose à la croyance fausse que sont l’opinio318 ou la fama319, ce jugement qui rend l’âme pleinement confiante d’elle-même (summa fiducia sui)320. Elle désigne donc un état de l’âme caratéristique de la bona mens. C’est l’image de l’âme qui se vide de bona conscientia comme de son sang. Elle fait par là « briller de toute part (conlucebit) » sa bona fides, forme extériorisée de la bona conscientia, manifestation de cette autonomie comme rapport assumé et pour ainsi dire performé à soi-même. La conscientia fonde ainsi un état tout à fait spécifique d’estime de soi-même, la bona conscientia321 caractéristique de la véritable autonomie Ben. IV, 21, 5-6 (trad. F. Préchac modifiée) : « Hic quid aliud sequitur, quam ipsam conscientiam ? quae etiam obruta delectat, quae contioni ac famae reclamat, et in se omnia reponit, et quum ingentem ex altera parte turbam contra sentientium adspexit, non numerat suffragia, sed una sententia uincit. Si uero bonam fidem perfidiae suppliciis affici uidet, non descendit e fastigio sed supra poenam suam consistit. “Habeo, inquit, quod uolui, quod petii. Non poenitet nec poenitebit, nec ulla iniquitate me eo fortuna perducet, ut hanc uocem audiam : ‘quid mihi uolui ? quid mibi nunc prodest bona uoluntas ?’ Prodest et in equuleo, prodest et in igne ; qui singulis membris admoueatur et paulatim uiuum corpus circumeat licet, licet ipsum cor plenum bona conscientia stillet : placebit illi ignis, per quem bona fides collucebit”». Le texte a été diversement corrigé et interprété. Nous adoptons ici celui de F. Préchac. 316 Cette ambivalence reproduit l’ambivalence sémantique du verbe haere qui peut signifier tenir et tenir à. 317 Voir Tranq. II, 1 et Ben. II, 33, 2. La conscientia dispose ainsi d’une double face, à la fois norme qui préside à l’acte qu’est le bienfait et caractère distinctif, indice ou manifestation : on reconnaît le bienfait à la conscience qui l’accompagne. 318 Cicéron Fin. II, 7-1. Sur l’opposition conscience (conscientia)/opinion (opinio), voir aussi Sénèque, Vit. Beat., XX, 4 et Ben. VI, 42, 2. 319 Ce qui n’exclut pas que la bonne conscience puisse s’exposer aux yeux de tous, voir Ep. 43, 5. 320 Sur le témoignage de la conscience qui assure une garantie suffisante contre la malveillance, voir aussi par exemple De clementia, I, 15, 5. 321 Pour cette valeur de « bona conscientia » comme sentiment immédiat qui accompagne la réalisation de l’action vertueuse, produit de la bona uoluntas, voir aussi par exemple, Tranq. IX, 3-4. La bona conscientia constitue l’effet immédiat du bienfait comme sa manifestation ou contrepartie subjective, voir en particulier Ben. IV, 12, 4. 315

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

par laquelle elle s’éprouve comme étant à elle-même son propre critère. On voit ainsi réapparaître de manière sous-jacente la distinction entre skopos et telos322 : le témoignage de la conscience suffit à fonder la rectitude de l’action indépendamment même de la réussite effective de l’action droite323. Elle est cette âme qui sait se contenir en elle-même (in se), condition de son indépendance parfaite que matérialise sa hauteur : toujours au dessus de ce qui lui arrive comme de son supplice. Cette indépendance se donne comme inaliénabilité. Elle est ce rempart au trouble qui pourrait gagner l’âme324 depuis lequel il devient possible de tout affronter, jusqu’à la plus cruelle des tortures. L’imagerie de la conscientia décline ici les éléments de la définition stoïcienne de la vertu des premiers scolarques tout en déployant de manière irréductible la métaphore militaire du rempart. On voit donc bien que se constitue ici le caractère tout à la fois personnel et impersonnel de ce rapport à la conscientia : il en va d’un sens intime de ce qui n’est pas tout soi en soi et qui assure en même temps l’identité personnelle. La conscientia dispose ainsi d’un double statut : elle est à la fois vécue comme sentiment effectif et instance, valeur et modèle intériorisé, en vertu desquels le sujet éprouve cette nécessité de se rendre des comptes à lui-même, c’est-à-dire à cet autre en lui-même qu’il trouve en lui-même. La conscientia fonde ainsi un mouvement de retour sur ses propres actions qu’on verra aussi apparaître chez Musonius325. Cet examen réflexif qui rappelle l’examen de conscience cher à Sénèque326 et qui prend la forme d’une reddition de compte, la conscientia consequens, déjà attestée dans la pensée épicurienne327. Dans le De vita beata, Sénèque use d’ailleurs de ce « schéma » de la conscience dans son portrait de l’épicu-

Cicéron, Fin. III, 22 (= SVF III 18 = LS 64F). Vit. 20 Beat., XX, 4 ; Ben. II, 33, 3 ; IV, 11, 3 ; IV, 21, 6 ; Ep. 81, 20. 324 Pour cette même idée, voir aussi Clem. I, 15, 5 et Ben. VI, 42, 1 pour la manière dont l’angoisse (anxietas) « est repoussée par la conscience d’une affection véritable (ex conscientia ueri amoris dimissa) ». 325 Sur ce point, voir V. Laurand, Stoïcisme et lien social, op. cit., p. 99. 326 Sur l’examen de conscience, voir en particulier De ira III, 36, où Sénèque dit alors s’autoriser de Sextius. Voir I. Hadot, Sénèque, Direction spirituelle et pratique de la philosophie, op. cit., p. 293-297 ; C. Edwards, « Self-scrutiny and Self-transformation in Seneca’s Letters », art. cité, p. 25-29 ; J. Ker « Seneca on Self-examination : On Anger 3, 36 », in S. Bartsch & D. Wray (éd.), Seneca and the Self, Cambridge, CUP, 2009. 327 Sur ce point, voir A.  Hasic, « La securitas chez Sénèque : nuances lexicales et innovations conceptuelles », Vita latina, 2015, p. 79-95. p. 85. 322 323

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rien Diodore328 qu’il s’agit alors de défendre contre des détracteurs qui lui reprochent de ne pas avoir suivi les principes de l’épicurisme329 en se suicidant : Diodore est alors présenté par Sénèque comme cet homme plein de bonne conscience (plenus bona conscientia330) qui s’est rendu lui-même témoignage au moment de quitter la vie (reddidit sibi testimonium uita excedens331). Même s’il faut remarquer que Sénèque fait ici l’éloge d’un épicurien qui fit preuve d’une certaine liberté par rapport aux principes de son école (et qui en choisissant le suicide a sans doute pour Sénèque quelque chose d’un stoïcien qui s’ignore), il y a donc pour lui un certain noyau de vérité de l’épicurisme qui tient précisément ici à la structure de la conscience heureuse332. La conscientia renvoie de ce point de vue à un continuum générique dans lequel son dédoublement structurel assure la securitas et à ce titre conditionne la vie heureuse. La convergence avec l’épicurisme n’engage donc pas la définition de l’honestum mais les conditions subjectives de son accomplissement (le dispositif de la conscientia) que définit cet état de l’âme qu’est la tranquillitas par laquelle Sénèque prétend justement traduire l’εὐθυμίᾳ de Démocrite333, sans aucune référence à Panétius qui fut pourtant le premier à introduire le terme dans le vocabulaire stoïcien334. Pour Sénèque, 328 Sur la difficulté de l’articulation de cette défense de Diodore et de la critique en règle que Sénèque formule de l’épicurisme, voir P. Grimal, « Place et rôle du temps dans la philosophie de Sénèque », art. cité, p. 105. 329 Vit. Beat. XIX, 1 sq. 330 Ibid. 331 Ibid. 332 Pour une stratégie analogue d’ « intégration » de l’épicurisme au stoïcisme, cf. Ep. 66, 45-46. Sur ce point, voir A. Setaioli, Seneca e i greci, Bologne, Pàtron Editore, 1988, p. 235, n. 1056 ; A. Grilli, Il problema della vita contemplativa nel mondo greco-romano, Milano, Fratelli Bocca Editori, Brescia, 2002 (1953), p. 43. Ce procédé argumentatif aurait été lui-même revendiqué par Chrysippe dans sa thérapeutique, voir I. Hadot, Sénèque, Direction spirituelle et pratique de la philosophie, op. cit., p. 188. Voir aussi J. Wildberger, « The Epicurus Trope and the Construction of a “Letter Writer” in Seneca’s Epistulae morales », in J. Wildberger & M. Colish (éd.), Seneca Philosophus, op. cit., p. 431-465. 333 Sénèque, Tranq. II, 3-4 : « Cet équilibre de l’âme, les grecs l’appellent l’εὐθυμία, et il existe un très noble ouvrage de Démocrite à ce sujet ; moi je l’appelle “tranquillité” car il n’est pas nécessaire de copier et de reproduire le mot grec d’après sa forme ; la chose dont il s’agit doit être signifiée par un certain nom qui ait la force de l’appellation grecque, non pas sa forme » (notre traduction). 334 Panétius aurait consacré un traité à l’euthumia, le Περὶ εὐθυμίας. Voir DL, IX, 20. Jusque-là, les stoïciens lui préféraient celui d’ἀταραξίᾳ, littéralement « l’absence de trouble (tarachê) ». Dans le De tranquillitate animi, Sénèque ne mentionne cependant pas Panétius (par contraste avec Ep. 116, 5-6 et Nat. Quaest. VII, 30). Il ne mentionne pas plus le fait que Cicéron a déjà utilisé tranquillitas pour traduire le grec εὐθυμία, en

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

l’honestum ne consiste en rien d’autre que dans un certain état de l’âme dans lequel : […] l’âme toujours d’un pas égal et sûr, peut être en paix avec elle-même, contempler joyeuse ses biens, et prolonger ce contentement, se maintenir dans un état paisible, sans jamais s’exalter ou se déprimer. Cet état sera la tranquillité335.

Malgré ce rapprochement avec l’épicurisme revendiqué par Sénèque lui-même, il n’y en a pas moins une réelle divergence entre les deux écoles. Comme l’a remarqué P. Grimal, la première partie de la description de la vie heureuse par Sénèque pourrait tout à fait être adoptée par un épicurien : « Qu’est-ce qui nous empêche de dire que la vie heureuse consiste en une âme libre, vigoureuse, inaccessible à la crainte, équilibrée, placée au-delà de la peur et du désir336 ? ». Il y a là un « terrain commun » entre l’épicurisme et le stoïcisme. Sénèque ajoute en revanche qu’il s’agit d’« Une âme pour laquelle le seul bien est le bien moral, le seul mal le mal moral, le reste, une foule confuse et sans valeur de choses extérieures, qui n’ôte ni n’ajoute rien à la vie heureuse, qui n’accroît pas, ne diminue pas le bien parfait en venant ou en se retirant337 ? ». C’est dire qu’avec Sénèque, la structure de dédoublement de la conscientia devient un absolu, lorsque pour Épicure le souverain bien dépend encore du plaisir (uoluptas). Cette divergence sur la nature de l’honestum motive d’ailleurs chez l’associant avec celui de securitas. Voir Fin. V, 8, 23 et Off. I, 69. Chez Sénèque, les deux termes tranquillitas et securitas semblent ne pas toujours pouvoir être tenus pour équivalents. S’ils sont fréquemment associés (par exemple en Ep. 92, 3), la securitas semble caractériser un degré moindre de perfection morale caractéristique de la progression morale (Ep. 75, 13-14), lorsque la tranquillitas apparaît comme l’apanage du sage. Sur les rapports entre securitas et tranquillitas, voir I. Hadot, Sénèque, Direction spirituelle et pratique de la philosophie, op. cit., p. 233-236. Selon I. Hadot il s’agirait de distinguer la capacité négative de résister aux passions de l’état intransitif par lequel l’âme se prend elle-même pour objet (ibid. p. 236). Voir aussi A. Hasic, « La securitas chez Sénèque », art. cité, voir en particulier p. 92 et, du même auteur, La tensione tra interiore ed esteriore. Studio attorno all’idea di securitas in Seneca, op. cit. 335 Tranq. II, 4 (notre trad.) : « animus semper aequali secundoque cursu eat propitiusque sibi sit et sua laetus aspiciat et hoc gaudium non interrumpat, sed placido statu maneat, nec attollens se umquam nec deprimens. Id tranquillitas erit ». 336 Vit. Beat. IV, 3 (trad. P. Grimal) : « quis enim prohibet nos beatam uitam dicere liberum animum et erectum et interritum ac stabilem, extra metum, extra cupiditatem positum […]  ». 337 Ibid. (trad. P. Grimal) : « […] cui unum bonum sit honestas, unum malum turpitudo, cetera uilis turba rerum nec detrahens quicquam beatae uitae nec adiciens, sine auctu ac detrimento summi boni ueniens ac recedens ».

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Sénèque un refus radical de la préconisation épicurienne du retrait (le « vivre caché »). La tranquillitas comme état caractéristique de la véritable autonomie ne dépend pas de conditions matérielles : pour Sénèque, Épicure se trompe sur le véritable sens de l’autonomie et du bonheur. β. Les rapports conscientia/custos intérieur : le retour du démonique ? En d’autres passages, la figure de la conscientia cède la place à celle d’un spiritus, d’un observator et d’un custos qui ne se trouvent cependant pas nécessairement explicitement identifiés à la conscientia. Sénèque semble ainsi retrouver la problématique du démonique et avec elle les deux aspects que nous avons repérés et distingués plus haut, celui de la reformulation de la nature divine de l’âme et celui selon lequel l’âme est elle-même un dieu, motif que l’on trouvait déjà chez Zénon et qui rappelait un motif platonicien qu’on pouvait néanmoins faire remonter à Héraclite. L’âme est en effet décrite par Sénèque comme cette « part du souffle divin plongée dans le corps de l’homme (in corpus humanum pars divini spiritus mersa)338 ». Cette image d’un dieu à l’intérieur de nous mobilise l’idée d’une parenté entre l’âme et dieu339 telle que le matérialisme stoïcien l’a déployée dès les fondateurs : en vertu de la théorie cosmogonique, l’âme est un fragment d’éther (apospasma aitheros340), une partie du dieu, c’est-à-dire du logos divin qui organise le tout du monde. C’est encore l’image d’un Dieu « présent dans notre âme » et qui « se trouve au milieu de nos pensées341 ». Dans un texte qui rappelle là encore le daimôn-noûs du Timée342, Sénèque en vient ainsi à poser l’identification de l’esprit vertueux et du Dieu : un esprit droit, bon et courageux, doit-on l’appeler autrement qu’un dieu habitant dans un corps humain (deum in corpore humano hospitantem)343 ?

Ep. 66, 12. Sur l’idée d’une nature divine de l’esprit, voir aussi ibid. 92, 30 ; 120, 14 ; Quaest. Nat, 7, 25, 2 ; Ot., 5,5 ; Ad Helv. 6,8 ; Ep. 41, 5 ; 71, 6 ; 73,16. Voir J. Wildberger Seneca und die Stoa, der Platz des Menschen in der Welt, Berlin, de Gruyter, 2006, I, 20, p. 217-241. 340 D.L. VII, 143  (= SVF II 633). Voir aussi Épictète, Entretiens, I, 14, 6 ; Marc ­Aurèle, Pensées, V, 27. 341 Ep. 83,1. 342 Timée, 90a-b. 343 Ep. 31, 11. 338 339

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

On se souvient que le daimôn pouvait aussi disposer d’une fonction cosmologique chez Posidonius qui posait l’ubiquité et la vigilance infaillible de démons extérieurs garant de la providence divine en rapport de co-parenté avec le démon intérieur. Or il semble que ce soit un dispositif et une géographie analogues que l’on retrouve au paragraphe XX, 5 du De vita beata qui, dans un contexte cosmologique providentiel, pose l’extériorité des dieux à soi-même tout en maintenant la parenté divine du souffle qu’est l’âme. Les dieux s’y trouvent « au-dessus » et « tout autour » de moi. La bonne conscience qui aura été l’objet de soin de toute une vie semble constituer l’équivalent « intérieur » de ces dieux extérieurs : Ma patrie, je saurai que c’est le monde et mes chefs les dieux, qui se tiennent au-dessus et tout autour de moi, juges de mes paroles et de mes actes. Et quand la nature reprendra mon souffle ou que ma raison le renverra, je partirai en attestant que j’ai chéri une bonne conscience, de hautes bonnes aspirations, sans avoir pour ma part aliéné la liberté de quinconque, encore moins la mienne […]344.

La Lettre 73, 15-16 opère pourtant le renversement littéral de cette économie divine caractéristique du De vita beata : à l’idée que l’homme aurait à rejoindre les dieux Sénèque substitue celle dans laquelle ce sont les dieux eux-mêmes qui descendent chez les hommes, matérialisant explicitement ce mouvement d’intériorisation du daimôn : Les dieux ne sont point dédaigneux, point jaloux. Ils ouvrent leur seuil et à qui veut monter jusqu’à eux tendent leur main. Tu t’étonnes qu’un homme ait accès chez les dieux ? Dieu vient chez les hommes. Non, la relation est plus étroite (propius) : il vient en eux (in homines). Sans dieu il n’est point d’âme sage345.

Sénèque amende immédiatement sa formule et redéfinit la nature de cette proximité : il descend non pas « chez » mais « en » eux, reposant l’idée d’un intérieur habité par le dieu et sans lequel l’âme ne peut être sage – le texte maintient la non-identité. 344 Vit. Beat., XX, 5 (trad. V. Laurand) : « […] Patriam meam esse mundum sciam et praesides deos, hos supra me circaque me stare factorum dictorumque censores. Quandoque aut natura spiritum repetet aut ratio dimittet, testatus exibo bonam me conscientiam amasse, bona studia, nullius per me libertatem deminutam, minime meam […]  ». 345 Ep. 73, 15 (trad. H. Noblot et P. Veyne modifiée).

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On retrouve cette représentation d’un daimôn intérieur qui serait attribué en propre à chacun comme un gardien dans la Lettre 110, même s’il s’agit alors d’une représentation qu’il faut pour l’instant « laisser de côté ». Elle peut difficilement ne pas évoquer la conception du daimôn personnel qu’on trouve chez Épictète : Laissons pour l’instant de côté ce que professent certains : qu’à chacun de nous est attribué un dieu qui lui sert de guide (paedagogum)346.

Sénèque maintient donc cette idée d’un rapport qui ne peut être un rapport de pure identité parce qu’il est un rapport de co-présence. Si l’esprit est un dieu, alors l’esprit n’est pas le tout de l’intérieur. Un esprit sacré (sacer spiritus) réside à l’intérieur (intra) de nous comme un observateur (obseruator) et un gardien (custos) : Le dieu est près de toi ; il est avec toi, il est en toi. Je te le dis, oui Lucilius : un esprit sacré réside à l’intérieur de nous-mêmes, observateur de nos bonnes et mauvaises actions et gardien. Comme il a été traité par nous, il nous traite. Homme de bien en vérité sans dieu personne ne l’est. Qui donc pourrait surmonter la fortune s’il ne s’est appuyé sur son aide ? C’est lui qui donne des conseils magnifiques et nobles. Dans chacun des hommes de bien, un dieu habite, mais quel est-il, cela est incertain347.

On remarque ici la pluralité irréductible de la topographie engagée, celle de l’habitation psychique : le dieu est à la fois avec, au près, à l’intérieur. Autant de manière de maintenir la non-identité et de décliner le rapport dans sa multiplicité irréductible. Cet intérieur décrit plus haut loge donc un sacer spiritus, omniscient et omnipotent. Il est celui dont il faut prendre soin tant, selon une parfaite réversibilité des traitements, la qualité du soin qu’il nous porte dépend de celle de ceux que nous lui avons prodigués. L’asymétrie est pourtant fondamentale : il est celui sans lequel nous ne pouvons accéder à la vertu, cet adjuvant sur lequel on s’appuie (exurgere) pour surmonter la fortune, ce conseiller qui prodigue de nobles conseils. Ibid., 110, 1 (trad. H. Noblot et P. Veyne modifiée). Ibid., 41, 2 (trad. H. Noblot revue par P. Veyne modifiée) : « Prope est a te deus, tecum est, intus est. Ita dico, Lucili : sacer intra nos spiritus sedet, malorum bonorumque nostrorum obseruator et custos ; hic prout a nobis tractatus est, ita nos ipse tractat. Bonus uero uir sine deo nemo est : an potest aliquis supra fortunam nisi ab illo adiutus exsurgere ? Ille dat consilia magnifica et erecta. In unoquoque uirorum bonorum (quis deus incertum est) habitat deus ». 346 347

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

Cette omniscience et omnipotence du custos est déclinée également dans le Fragment 14. La conscientia y apparaît comme ce custos, seul véritable complice qui rend tous les autres dérisoires. C’est le jeu de mot complice (conscium)/conscience (conscientiam) : Que fais-tu ? que machines-tu ? que caches-tu ? ton gardien te suit. Un autre, le voyage te l’a ôté, un autre la mort, un autre la maladie : mais celui dont je te parle tient bon ; tu ne peux jamais être sans lui. À quoi bon parcourir un lieu secret et éloigner les témoins ? penses-tu donc pouvoir réussir à fuir les yeux de tous ? insensé ! que t’importe de ne pas avoir de complice, si tu disposes de ta conscience348 ?

Nous sommes donc en présence d’une nouvelle topographie psychique au sein de laquelle la relation au custos constitue la structure de l’économie psychique. Il n’est plus seulement à l’intérieur mais attaché, non plus seulement en soi mais avec soi : haere dit qu’il est tout à la fois fixé, accroché, rivé, arrimé (ainsi dit-on que la terre est attachée par ses racines – quasi radicibus suis haeret349 – ou encore que l’œsophage est fixé à la langue – ad radices haerens350–). Nous ne sommes jamais seuls mais toujours en sa présence351. Il nous suit et ne nous quitte pas, survivant à la disparition de nos autres compagnons de voyage : il vaut tous les complices puisqu’il les supplante tous. Il est à ce titre tout à fait intéressant que ce soit le même verbe haere qui caractérise la manière d’être du custos (qui lui tient bon quand tous les autres ont été emportés) et la nature de la relation que l’âme entretient avec elle-même : l’âme vertueuse « se tient elle-même (sibi ipse animus haereat)352 », comme le custos tient à nous et comme nous devons tenir à lui. Chez Marc-Aurèle, où l’on retrouve l’image de l’accroche, c’est nous-mêmes qui devons nous attacher (ἀντέχω) au démon comme au meilleur353. La consientia-custos semble ici avoir absorbé les valeurs du daimôn stoïcien et permet de mesurer qu’à la faveur de cette intériorisation, ce 348 Sénèque, Fragment 14 (Haase)  (notre trad.) : « Quid agis ? quid machinaris ? quid abscondis ? custos te tuus sequitur. Alium tibi peregrinatio subduxit, alium mors, alium ualetudo : haeret hic, quo carere nunquam potes. Quid locum abditum legis, et arbitros removes ? Putas tibi contigisse, ut oculos omnium effugias ? Demens ! quid tibi prodest non habere conscium, habenti conscientiam ? ». 349 Cicéron, Luc., 122. 350 Cicéron, De natura deorum II, 135. 351 Voir Épictète, Entretiens, Ι, 20, 18. 352 Tranq. I, 11. 353 Pensées, III, 6.

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dernier est devenu définitivement un concept psychologique auquel l’éthique d’Épictète accorde aussi une place centrale. Chez Sénèque, la conscientia désigne ainsi une instance de l’intérieur qui permet d’enrichir la compréhension de l’économie psychique et de son caractère relationnel. Le rapport au dieu se trouve lui-même l’objet d’une intériorisation et d’une appropriation personnelles : comme le daimôn, le custos est garant de l’identité personnelle. Il est devenu un personnage clef de l’intériorité, subjectivisant et personnalisant le rapport à la rationalité du tout. La qualité de la dialectique engagée par le sujet avec le monde trouve précisément sa condition dans la qualité de la relation à la conscientia, une relation dont la nature n’est pas déterminée a priori et qui peut toujours ainsi être celle de l’accord ou du conflit. Cette figure de la conscientia témoigne ainsi d’un intérêt spécifique de Sénèque pour la possibilité de la conflictualité psychique. Ce rapport à l’autre, custos bienveillant, modèle intériorisé de la relation parénétique, peut aussi se transformer en rapport conflictuel : c’est la mala conscientia qui scelle la dissonance dans le rapport du sujet à lui-même. 4. L’âme comme espace conflictuel a. Bona et mala conscientia Un texte de Sénèque permet de comprendre combien la nature de l’économie psychique est fonction de la relation à la conscientia : il articule explicitement la nature de la clôture intérieure à la figure de la conscientia comme témoin (testis) intérieur. La conscientia y apparaît comme cette instance protectrice qui garantit les frontières de l’intérieur en plaçant des gardiens à l’entrée : Ce que tu fais, comment tu dînes, comment tu dors, on le demande, on le sait : il te faut surveiller ta vie avec encore plus d’attention. Mais attends, pour t’estimer heureux, que tu puisses vivre en public, que tes murs te protègent, non qu’ils te dissimulent, ces murs nous estimons le plus souvent qu’ils nous entourent non pour vivre sans danger, mais pour pécher plus secrètement. Je dirais une chose à partir de laquelle tu estimeras nos mœurs : tu trouveras difficilement quiconque à qui il soit possible de vivre porte ouverte. C’est notre conscience et non notre arrogance qui a placé des gardiens. Nous vivons de telle manière, qu’être vu à l’improviste signifie être pris sur le fait. Mais à quoi bon se retirer à l’écart, et éviter les yeux et les oreilles des hommes ? Une bonne conscience appelle la foule comme avocat ; une mauvaise est, même dans la solitude, anxieuse et tourmentée. Si ce que tu fais est honnête, que

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

tous le sachent ; si c’est indigne, qu’importe que nul ne le sache354, alors que toi tu le sais ? Oh malheureux que tu es, si tu méprises ce témoin355 !

La topographie que forge ici Sénèque engage la nature des frontières de l’intérieur356 qu’il s’agit de construire et avec elle la nature de la véritable securitas357 : il est une sécurité toute intérieure qui ne dépend pas de conditions matérielles. Sénèque distingue entre deux usages des murs, entre deux types d’intérieurs, et entre deux dialectiques intérieur/extérieur. On peut user des murs comme de remparts qui protègent et depuis lesquels on peut d’ailleurs mener une offensive. Mais on peut aussi en faire des cloisons qui dissimulent et qui cachent. On a alors affaire à deux intérieurs de nature différente : le premier intérieur résulte positivement de la constitution de frontières qui déterminent qualitativement l’intérieur comme intérieur ; le second est constitué négativement et extérieurement comme ce qui n’est pas ou pas encore visible : le caché. Rien ne sépare alors qualitativement cet intérieur de son extérieur sinon l’arbitraire d’une borne contingente que la fortune aura tôt fait de lever. Cette borne ne fait qu’apposer pour un temps et artificiellement le voile du secret sur ce qui n’a d’intérieur que le nom : il est négativement ce qui n’est pas encore découvert. En établissant les frontières psychiques, la conscientia – qui apparaît ici comme une instance de l’intérieur et non comme l’intérieur lui-même – rend possible la constitution réelle d’un espace intérieur différencié, là où l’orgueil est à l’origine d’une construction phantasmatique, celle d’un masque qui recouvre ce qui est pourtant su du sujet. À l’intérieur en effet, le sujet ne peut se soustraire à l’omniscience de la conscience : il n’existe pas d’au-delà de la conscience. Elle est ce lieu qui échappe par Voir Cicéron, Tusc. II, 26. Ep. 43, 3-5 (trad. R. Waltz et P. Veyne modifiée) : « Quid agas, quemadmodum cenes, quemadmodum dormias, quaeritur, scitur : eo tibi diligentius uiuendum est. Tunc autem felicem esse te iudica cum poteris in publico uiuere, cum te parietes tui tegent, non abscondent, quos plerumque circumdatos nobis iudicamus non ut tutius uiuamus, sed ut peccemus occultius. Rem dicam ex qua mores aestimes nostros : uix quemquam inuenies qui possit aperto ostio uiuere. Ianitores conscientia nostra, non superbia opposuit : sic uiuimus ut deprendi sit subito aspici. Quid autem prodest recondere se et oculos hominum auresque uitare ? Bona conscientia turbam aduocat, mala etiam in solitudine anxia atque sollicita est. Si honesta sunt quae facis, omnes sciant ; si turpia, quid refert neminem scire cum tu scias ? O te miserum si contemnis hunc testem ! ». 356 Sur un même plan, voir les personnifications de la vertu en Ep. 66, 20 et 27 et celles de la ratio, voir par exemple, ibid. 32, 5 et De ira, I, 18, 1. 357 Voir plus haut, p. 266-267. Sur l’introduction de la notion et ses rapports avec la notion de tranquillitas, avec laquelle elle est souvent associée, voir A. Hasic, « La securitas chez Sénèque », art. cité, p. 179-195. 354 355

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nature à la possibilité du mensonge : si l’on peut mentir aux autres et porter un masque, on ne peut se mentir à soi-même358. Le statut de la « clôture » intérieure recouvre ainsi la qualité d’un rapport du sujet à sa conscience, un rapport qui façonne le rapport du sujet aux autres : ce qu’il assume de lui-même en lui-même devant sa conscience définit en retour ce qu’il peut assumer dans les relations personnelles. La relation à la conscience assure donc la securitas, la sécurité intérieure qui permet de tenir sa place dans le monde. A contrario, lorsqu’il y a conflit entre le sujet et sa conscience, la logique du refoulement conduit à endosser le masque du superbus : il s’agit alors de cacher aux autres ce que l’on ne peut cacher à sa conscience. La prise d’une persona traduit donc l’incapacité du sujet à pouvoir se retrouver en lui-même, du fait même de ce désaccord du sujet avec sa conscience, et cette discordance qui rend le sujet extérieur à lui-même se redouble dans un rapport phantasmatique au réel. On voit ici combien le texte mobilise en filigrane le registre du masque (persona) : il s’agit d’adopter soit le masque du superbus, soit le visage de la bona conscientia. Nous y reviendrons, la persona est un phantasma qui traduit un rapport de désaccord du sujet à lui-même, cette discordance se redoublant dans un rapport phantasmatique au réel359. La métaphore de la persona fait voir cet espace retiré dans lequel les semblants ne peuvent plus subsister : en cet intérieur, la conscience sait ce que l’individu n’avoue pas aux autres. Ce qui apparaît ici, c’est donc la structure du jeu des identités qui tient dans l’alternative entre choix de l’artificialité et de l’évitement que le partage intérieur/extérieur rend toujours possible et choix de la naturalité, celui de l’accord avec soi-même : mala et bona conscientia ne sont jamais des réalités ontologiquement séparées mais deux options possibles qui relèvent toutes deux d’un choix subjectif. Nous faisons pour nous-mêmes le choix de celui ou celle que nous sommes, et nous pouvons toujours décider de nous mentir. Notre qualité morale se mesure ainsi à ce choix par rapport à nous-mêmes. M. L. 358 Ep. 97, 14. Voir aussi ibid. 42, 2 ; 43, 5 ; 105, 7-8. C’est ce qui caractérise la condition de Phèdre qui connaîtra les méandres de sa mala conscientia même si son crime n’est pas découvert. Voir Phèdre, v. 159-164. La mala conscientia ne se réduit pas à un sentiment d’insécurité (du moins d’insécurité entendue comme peur d’être découvert), ou plutôt elle désigne un sentiment d’insécurité intérieure. Sur ce point, voir M.  Armisen-Marchetti, « La passion de Phèdre », Vita Latina, No 117, 1990, p. 26-36, p. 33. 359 Pace A. Hasic qui réduit la mala conscientia à ce deuxième aspect, voir « La securitas chez Sénèque », art. cité, p. 191-192 : la mala conscientia dont il est question en Ep. 12, 8 désignerait selon elle « non pas le sentiment d’avoir mal agi, mais une perturbation du jugement, une sorte de traumatisme de la conscience ».

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Colish souligne ainsi que nous faisons de nous-mêmes les auteurs et les metteurs en scène de notre propre personnage : The only character we portray is ourselves, and we are also our own drama critics. Whatever the audience reception, our self-examination will judge whether we have merely attitudinized, or lied to ourselves, or portrayed ourselves authentically, truly manifesting our inner convictions. For Seneca, being true to our own conscience is the ultimate test of our moral character, a test which we are fully capable of choosing to fail360.

L’intériorité est à ce titre constitutivement soit le lieu de la divergence entre soi-même et sa conscience, soit celui de l’accord, selon une alternative qui recouvre celle de la mala et de la bona conscientia. La mala conscientia devient cet espace intérieur sclérosé au sein duquel le sujet se trouve toujours hors de lui-même, précisément parce que rien en lui ne donne prise à un partage entre intérieur et extérieur. De ce point de vue, rien ne lui est intime. Une « bonne » délimitation de l’intérieur recouvre en revanche un certain rapport du sujet avec sa conscience qui constitue cette intériorité comme un espace structurellement relationnel. La scène intérieure devient ainsi une scène ouverte sur le monde, une scène assez individuée pour que le sujet ne s’y abîme pas. La représentation de l’intérieur psychique conduit ainsi à un dépassement de la dichotomie entre intérieur et extérieur. L’intérieur n’est pas un espace clôturé mais il assure la capacité psychique du sujet à se (re)trouver : la securitas. La relation avec la conscience peut littéralement s’y établir. A contrario, la mala conscientia désigne ce lieu qui retient et conserve ce savoir et cette mémoire du pire, comme dans ce passage du De Clementia I, 13, 3 où Sénèque fait le portrait de l’homme qui après s’être livré au dehors aux pires vices se retrouve à mettre à nu en lui (le verbe adaperio indique bien qu’il s’agit de découvrir ce qui jusque-là restait caché) les crimes et remords qui torturent, tant cette conscience, la mala conscientia à la topographie sinueuse, présente des replis361 : Celui qui, puisqu’il a fait le tour de ses actions et de ses projets, et mis à nu sa conscience pleine de crimes et torturée par les remords (conscien360 M.  L. Colish,  « Seneca on Acting against Conscience », in J.  Wildberger & M. L. Colish (éd.), Seneca Philosophus, op. cit., p. 95-110, p. 106, qui en conclut : « His analysis of how we can act against conscience is indeed his own and stands as a perceptive contribution to the legacy of Roman Stoicism, and of ancient philosophy as such ». 361 Voir aussi Ben. III, 17, 3.

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tiam suam plenam sceleribus ac tormentis), redoute souvent le trépas et le plus souvent le souhaite, odieux à lui-même plus encore qu’à ceux qui sont ses esclaves362 !

En elle-même, l’âme conserve la trace de ce qu’elle cache au monde. Ce savoir subsiste en secret dans son âme363. C’est ce sentiment qui est celui de la divergence et du conflit parfois tragique entre ce que l’on sait devoir faire et ce que l’on a fait, entre la réalité intérieure et le masque qu’on endosse. Il est décrit précisément comme une expérience de culpabilité voire de souffrance intérieure364 que nomme la mala conscientia : le sentiment d’insécurité lié à l’inquiétude d’être découvert se redouble d’une insécurité intérieure puisqu’en lui-même l’insensé sait ce qu’il cache au monde. Ainsi en est-il de ce genre d’ingrat (ingratus) qui nie avoir reçu un bienfait (qui beneficium accepisse se negat365) qu’il a pourtant reçu. Sénèque décrit ainsi ces hommes comme des individus qui recèlent en eux-mêmes ce savoir sur eux-mêmes : S’ils ne paient point, ils ne laissent pas de se tenir pour redevables et il subsiste en eux tout au moins la trace des bienfaits enfermés à l’intérieur de leur mauvaise conscience (vestigium meritorum intra malam conscientiam inclusorum)366.

C’est ce même antagonisme entre la mala conscientia sclérosée et le contenant ouvert de la bona conscientia que décrit le De beneficiis, IV, 21, 1 : la conscientia y est ce qui contient et cache367 ce genre de reconnaissance qui n’a rien à faire valoir, rien à montrer368. Elle renferme alors cet affect caché (adfectus latens) qu’est la reconnaissance (gratus) : c’est en elle que l’obligé « aime, doit et désire manifester sa gratitude (amat, debet, referre gratiam cupit)369 ». Ainsi les plus grands bienfaits ne peuvent se prouver (à l’extérieur) mais sont « cachés dans la conscience silencieuse des deux (intra tacitam duorum conscientiam latent »)370. Et Clem. I, 13, 3. Voir Ep. 97, 12, dans laquelle Sénèque s’autorise à ce sujet d’Épicure. 364 Ep. 97, 14. Voir aussi Ep. 42, 2 ; 43, 5 ; 105, 7-8. 365 Voir Ben. III, 1, 3. 366 Ibid., § 4 (trad. H. Préchac modifiée). 367 Ibid., IV, 21, 1 : « intra conscientiam clusus est ». 368 Ibid. Voir aussi ibid., II, 2, 25. 369 Ibid., IV, 21, 2. 370 Ibid., III, 10, 2. 362 363

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

l’on voit bien ici toute l’ambivalence de cette dernière formulation qui définit une communauté de relation (celle qui lie le bienfaiteur à son bénéficiaire) qui se passe de paroles, dans et par la « séparation » des consciences : si la conscience contient le bienfait, elle fonde une relation de partage qui, loin de conduire au solipsisme, repose précisément sur la conscience partagée du bienfait. La relation est cimentée par la conscience de ce qui lie les deux partenaires, où la conscientia est cette connaissance partagée de ce lien. La conscience est ainsi encore la complicité et la confidence371, comme dans le De tranquillitate animi, VII, 3 qui définit l’amitié comme ce lien dans lequel l’autre, pour ainsi dire plus que soi-même, devient sa propre conscience : Mais rien ne flatte autant l’âme qu’une amitié fidèle et tendre. Quel bienfait que de rencontrer des cœurs à qui l’on puisse sans danger confier n’importe quel secret, des consciences que nous redoutions moins que la nôtre, des compagnons dont la parole adoucisse nos soucis, dont les avis guident nos décisions, dont la gaieté dissipe notre tristesse, dont la vue soit une joie pour nous372 ?

Par métonymie, dans le secret de la confidence, les amis sont des consciences. L’inversion est tout à fait sensible : la conscience de l’ami devient la conscience bienveillante tant l’on craint alors moins le jugement de l’autre que de soi-même  ; elle devient cet intérieur qui se trouve à l’extérieur de soi, dans l’ami et non en soi. Le plus extérieur devient plus intérieur que l’intérieur. Ce mouvement pour ainsi dire d’extériorisation373 de ce qui est tenu comme intérieur – sa propre conscience –, et dans lequel l’autre devient le contenant de sa propres conscience est l’exact symétrique de celui qui anime ceux qui  refoulent à l’intérieur tout ce qui leur est secret. Il y a donc deux usages de cette rétention de la conscience. La bonne conscience contient pour lier, la mauvaise conscience contient mais recouvre, enfermant l’individu dans la solitude de son phantasma, selon la logique de la surenchère du refoulement des secrets : Cf. De brev. vit. XIII, 2. Tranq. VII, 1 (trad. R. Waltz). 373 J.  Hijmans considère qu’il s’agit d’une occurrence où la conscience apparaît comme un contenu. B. L. Hijmans Jr. « Conscientia in Seneca Three Footnotes », Mnemosyne, Fourth Series, Vol. 23, Fasc. 2 (1970), p. 189-192, p. 190. S’il y a effectivement quelque chose qui est partagé, de l’ordre d’un contenu, il nous semble qu’ici c’est précisément le schéma contenant/contenu qui vole lui-même en éclat. 371 372

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Ils redouteraient la conscience de ceux qu’ils chérissent le plus, et, s’ils le pouvaient, ne se fieraient pas à eux-mêmes : ils refoulent plus intérieurement tout secret (interius premunt omne secretum)374.

Quand les premiers craignent moins leurs amis qu’eux-mêmes, les seconds en viendraient à manquer de confiance envers eux-mêmes. Dans cette figure limite de la conscience qui à bien des égards rappelle la tendance paranoïde, tout écart que suppose le « cum » est supprimé tant même le soi-même ne peut plus être un confident et devient un ennemi. On retrouve ce jeu sur l’intime/extime sous la forme du retournement paradoxal de la nature de l’obligation chez ceux qui ne veulent la contracter qu’en secret : là où l’obligation comme relation qui lie le bienfaiteur à son obligé est par nature non secrète, parce que non solitaire, il en est qui évitent tout témoin des obligations qu’ils contractent375. La nature de l’intérieur psychique comme intérieur ouvert autorise ici ainsi le dépassement de la distinction dedans/dehors. S’il y a là un espace privé, c’est en tant qu’il désigne cette capacité psychique du sujet à s’y (re)trouver, dans la mesure où le dialogue et le commerce avec la conscience peuvent y prendre place. À cet intérieur ouvert Sénèque oppose la contre figure de l’espace intérieur sclérosé au sein duquel le sujet se trouve toujours hors de lui-même. L’alternative entre deux versions de la conscientia (bona conscientia/ mala conscientia) recouvre donc celle qui sépare la représentation d’un domaine qui est aussi un champ ouvert de celle d’un domaine sclérosé caractérisé par la clôture sur soi faute d’avoir été bien délimité. L’autonomie assurée par une « bonne » délimitation de l’intérieur recouvre ainsi un certain rapport du sujet avec sa conscience qui le constitue comme un espace structurellement relationnel, au risque du conflit. b. Procès, revendication et possession : le conflit avec soi-même en soi-même pour soi-même Cette idée d’une conflictualité de l’espace psychique n’est pas pour autant l’apanage de l’insensé qui n’est pas encore engagé dans la voie de la progression morale. Nous avons commencé de le voir avec l’image de la conscience-témoin (conscientia testis), et même avec l’image du temps qu’il s’agit de s’approprier, la relation du sujet à lui-même est pensée à Ep. 3, 3  (trad. H. Noblot revue par P. Veyne modifiée). Ben. II, 23, 1.

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partir du paradigme juridique. Ce dernier apparente ainsi la subjectivation à l’expérience du procès et par là même du conflit, conflit pour établir une culpabilité, conflit aussi entre « parties » qui se disputeraient une possession ou une propriété dont il s’agirait de récupérer la pleine jouissance. Sénèque importe ainsi le modèle juridique au sein de l’âme elle-même, faisant ressurgir un modèle de conflictualité interne qui constitue ici de manière inédite la modalité de la progression morale : c’est la transformation de soi assimilée à une libération qui suppose une conflictualisation avec soi-même en soi-même. L’âme devient la scène d’un procès intérieur dans lequel, lorsqu’elle n’est pas soumise au regard d’un témoin (testis), elle occupe tour à tour les rôles de l’individu jugé, du juge et de l’avocat : Prends-toi donc sur le fait, autant que tu pourras ; cherche en toi-même. Sois d’abord ton accusateur, puis ton juge ; ne te fais ton avocat qu’en dernier lieu. Sache t’imposer quelque peine376.

La métamorphose de soi est placée sous le regard de l’autre en soi. Le « for intérieur » devient la scène d’un procès, ce qui engage à la fois la temporalité spécifique d’une enquête, avec la part inquisitoriale qu’elle comporte, et celle d’un jeu entre l’évident et le caché, le reconnu et le dénié : les insensés refusent leur responsabilité de sorte qu’ils cherchent toujours les causes à l’extérieur d’eux-mêmes. L’issue du procès consiste en effet dans la reconnaissance de la culpabilité, c’est-à-dire tout à la fois de sa condicio et de son rôle d’homme. C’est ce que mettra en scène l’Œdipe qui narre cette enquête intérieure par laquelle Œdipe en vient à admettre sa culpabilité – pourtant sous ses yeux dès l’ouverture de la pièce –, ou en d’autres termes à consentir à son propre destin377. Cette image se trouve prolongée par celles de l’esclavage et de la libération378 : il s’agit alors pour l’âme de se libérer du joug d’un maître 376 Ibid., 28, 10 (trad. H. Noblot revue par P. Veyne) : « Ideo quantum potes te ipse coargue, inquire in te ; accusatoris primum partibus fungere, deinde iudicis, novisiime deprecatoris ; aliquando te offende ». 377 Sénèque, Œdipe. 378 Voir aussi : Sénèque, Ep. 71, 29 : « Que l’on n’aille pas croire que la vertu que nous défendons s’égare hors de la nature : le sage certes tremblera, souffrira, pâlira, tous ces phénomènes procèdent en effet de la sensibilité du corps. Où est donc la déchéance, où le mal véritable ? Il est là, assurément, si ces réactions abattent l’âme, l’amènent à se reconnaître esclave et lui inspirent une aversion pour elle-même » (trad. F. Prost). Sur le rôle particulier joué par les métaphores de l’esclavage et de la libération, voir C. Edwards, « Free yourself ! Slavery, freedom and the self in Senecas’s Letters », in S.  Bartsch & D. Wray (éd.), Seneca and the self, Cambridge, CUP, 2009, p. 139-159.

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pour retrouver le pouvoir (potestas) sur elle-même. Les Lettres à Lucilius s’ouvrent ainsi sur l’injonction à revendiquer ses droits sur soi-même. La uindicatio libertatis désignait la procédure juridique (qui recouvrait un moyen pétitoire impliquant là encore un procès) par laquelle un esclave en conflit avec son maître pouvait revendiquer sa liberté lorsqu’il estimait avoir été illégitimement soumis à la seruitus. Plus généralement, la uindicatio rei nommait l’acte379 par lequel un individu revendiquait légitimement la restitution d’un bien qu’un autre détenait en sa possession. Dans son acception physique et de manière tout à fait intéressante, le terme sert à nommer le mouvement de dégagement de l’air qui s’échappe (sibi ius suum uindicat380) : il y va là encore à la fois d’un dégagement et d’une libération. Le thème est constant : les insensés (stulti) ont fait abandon de leur pouvoir (potestas) sur eux-mêmes, et c’est en cela que consiste leur aliénation. Il s’agit pour eux381 de les conduire à revendiquer leurs droits sur eux-mêmes pour devenir sui iuris, c’est-à-dire conquérir la forme la plus parfaite de l’autonomie de l’âme382 : seul le sage vit pour lui383. L’expression sui iuris esse par laquelle Sénèque choisit de traduire le eph’hêmin grec384  désignait en droit romain le statut d’indépendance juridique par lequel l’individu disposait de sa personne et de ses biens de manière absolue. L’âme est ainsi assimilée à un bien dont nous sommes propriétaires385, ou plutôt elle est le seul bien dont nous pouvons légitimement revendiquer la propriété car elle est le seul par lequel nous ne dépendons que de nous-mêmes et, par là même, le seul véritable. Les insensés passent leur temps à se croire propriétaires de ce à quoi ils sont en réalité aliénés. Plus encore, ils se vendent eux-mêmes croyant acquérir des faux biens386. C’est le paradoxe de ces possessions qui rendent esclaves : pas un des plus Pol. 2, 6 ; Breu. 2, 4 ; Ep. 1, 1 ; 33, 4. Quaest. Nat., VI, 18, 3. 381 Comme le relève M. Armisen-Marchetti, Sapienta Facies, op. cit., p. 107, le verbe emancipare est utilisé par Sénèque pour signifier l’aliénation à la culture (Ben. I, 3, 6) et aux plaisirs (Ben. IV, 2, 6). Voir aussi Ep. 116, 5 dans laquelle Sénèque prétend emprunter la métaphore juridique à Panétius. 382 Tranq. IV, 7 ; Ben. III, 20, 1. Voir aussi Ep. 44, 6 ; 71, 5. 383 Ep. 55, 5. Sénèque emploie aussi les expressions sum fieri, suum esse, sui possessor, se habere. 384 Ibid., 16, 6. 385 Sur cette possession sur soi-même, voir notamment G. Lolito, Suum esse. Forme dell’interiorità senecana, op. cit. 386 Ep. 42, 7. Sur ce texte, voir S.  Bartsch, « Seneca metaphor and Stoic self-instruction », in S. Bartsch & D. Wray (éd.), Seneca and the self, op. cit., p. 188-217, p. 205. 379 380

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grands propriétaires n’est propriétaire de lui-même387, il se trouve bien plutôt aliéné à ses biens comme aux pseudos-liens de clientélisme au sein desquels il en vient à se définir exclusivement par les honneurs qu’il prodigue ou attend des autres388. En ce sens-là, les hommes juridiquement libres n’en sont pas moins esclaves389. Le choix du réseau métaphorique juridique était sans aucun doute commandé par son potentiel psychagogique : le contexte social et culturel de Sénèque est celui d’une omniprésence de la réalité juridique dans la vie publique390. La pratique de l’esclavage y constitue un « fait » social constitutif de la perception du monde et d’eux-mêmes des individus, comme l’ont mis en évidence récemment un certain nombre de travaux391. À ce titre, les métaphores juridiques ne semblent pas trouver d’équivalent dans la psychologie du stoïcisme hellénistique où prédominait le modèle politique de l’accord du suffrage (la sunkatathesis) lorsqu’il s’agissait de penser l’acte volontaire, si l’on s’en tient à ce qui nous est parvenu. Avec la métaphore de l’esclavage, Sénèque semble d’ailleurs plutôt renouer avec une image platonicienne voire aristotélicienne, en particulier lorsque la métaphore est appliquée aux rapports de l’âme et du corps392, à la tyrannie que ce dernier peut exercer sur la première, Sénèque retrouvant alors le vocabulaire et les thèmes chers à l’anthropologie platonicienne par-delà la divergence sur le dualisme. Mais ce qui est tout à fait frappant chez Sénèque, et qui permet de mesurer ce qui la sépare des modèles platonicien et aristotélicien, c’est que la métaphore de la libération décrit une dramatique et une conflictualisation qui ne reconduit pas à une partition : l’âme peut se trouver en conflit avec elle-même comme unité. Il y a alors conflit non plus entre parties de l’âme mais entre deux états de l’âme, celui de dépossession Voir aussi M. Armisen-Marchetti, « Sénèque et l’appropriation du temps », Latomus, 54, 1995, p. 550-553, p. 99. 387 De brev. vit. II, 4. 388 Ibid. 389 Sur ce paradoxe, voir C.  Edwards, « Free yourself… », art. cité, en particulier p. 147-148. 390 On pourra se reporter à ce titre aux travaux de Y. Thomas, voir en particulier « Fictio legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, revue France de théorie juridique, 21, 1995, p. 17-63 et « L’indisponibilité de la liberté en droit romain », Hypothèses, Revue de l’Ecole Doctorale de Paris I, 2007, p. 376-390. 391 Sur ces aspects, voir notamment W. Fitzgerald, Slavery and the Roman Literary Imagination, Cambridge, CUP, 2000 et P. Garnsey, Ideas of Slavery from Aristotle to Augustine, New York, CUP, 1996. 392 Voir par exemple Ben. III, 20, 1-2.

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dans lequel elle se trouve et celui de la pleine possession sur soi-même que le droit pose pour norme. Tout se passe comme si la dichotomie qui opposait le sage à l’insensé se trouvait intériorisée ou du moins qu’elle était devenue la bipolarité constitutive du jeu des identités. Appliquée au rapport à soi, la revendication sur soi-même (uindicatio se sibi) paradigme de la progression morale en vient ainsi à exprimer la forme limite d’une libération vis-à-vis de soi-même. En liant la subjectivation à une procédure de nature juridique, elle l’inscrit tout à la fois dans le monde social et dans le registre de la fiction. Le sujet s’y trouve pris entre le présent de l’aliénation et la virtualité de ce plein usage de lui-même qui dispose désormais de la force d’une fiction normative, celle que lui confère le droit et qui constitue le moteur du progrès moral. Le paradigme juridique permet là encore de mesurer à la fois la continuité profonde de Sénèque avec le stoïcisme originel mais aussi un certain déplacement en faveur de la thérapeutique qui enrichit le modèle de l’appropriation rationnelle de valeurs romaines. Il n’est pas non plus réductible au modèle cicéronien de la recommandation (commendatio et conciliatio). Sénèque importe au sein de l’âme un modèle emprunté à la sphère publique pour mettre en scène les négociations conflictuelles du monde intérieur. Il y a là une interprétation personnelle de la manière dont le stoïcisme concevait la circularité de l’appropriation (oikeiôsis) humaine par laquelle nous retrouvons rationnellement notre nature propre. Exprimée à travers le lexique de l’indépendance juridique, la pleine autonomie du sage fonde ici à tout moment la nécessité d’une thérapeutique dont la uindicatio se sibi devient le paradigme, un paradigme universel de la subjectivation que chacun peut expérimenter hic et nunc. C’est dire que le pouvoir de nous approprier à nous-mêmes que la nature nous délègue rejoint ici l’initiative que le droit nous accorde dans la possession de nous-mêmes : il s’agit de prendre son propre parti, mais de le prendre sur nul autre que soi-même. On le retrouvera chez Épictète : le seul véritable combat est à mener en soi-même avec soi-même : les tyrans extérieurs ne sont jamais que dérisoires393. 5. L’unité retrouvée ? La uoluntas Alors même que l’âme engagée dans la progression morale apparaît comme un espace de conflictualisation, une notion décisive de l’éthique sénéquienne se trouve constituée en principe d’identité personnelle, celle de uoluntas, grâce à laquelle Sénèque continue de revisiter le mo Épictète, Entretiens, III, 1, 86-89. Voir plus haut, p. 164.

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nisme stoïcien. Avec cette notion, Sénèque poursuit une tentative d’unification linguistique initiée par Cicéron. La uoluntas permet en effet d’embrasser sous une même notion et le dynamisme pulsionnel individualisé au fondement de la vie qu’est la hormê devenue « volonté de vivre394 » et l’insubstituabilité de cet acte rationnel en notre pouvoir (in nostra potestate) qu’est l’assentiment par lequel le sujet tient de lui seul sa capacité d’adhésion au réel. Elle permet de créer un continuum entre le désir de l’insensé et la volonté du sage. Il nous faut donc questionner les enjeux théoriques de ce passage du modèle hégémonique de l’assentiment (sunkatathesis) au modèle de la uoluntas qui apparaît comme le lieu de la conflictualité psychique mais aussi celui de son possible dépassement. a. La uoluntas entre « instinct » et volonté vertueuse La question de l’usage de la notion de uoluntas par Sénèque mêle les aspects linguistiques et conceptuels. Sénèque récupère la langue dans l’état dans lequel l’avait laissée Cicéron : de la uoluntas de l’insensé à la uoluntas du sage, il y a désormais, au moins linguistiquement, ­continuité. Sénèque connaît cependant également parfaitement les concepts psychologiques grecs du Portique. Le statut de la définition et de l’usage de la notion chez Sénèque eu égard à cette double filiation a donné lieu à une controverse interprétative, la question consistant à évaluer l’originalité de l’introduction de la notion de uoluntas395 qui reste sémantiquement relativement instable. A.- J. Voelke l’a montré, les différentes occurrences de uoluntas ne permettent pas de parvenir à une définition 394 Voir M. Pohlenz, « Ein römisher Zug in Senecas Denken », in Kleine Scriften, op. cit., p. 440-446 et en particulier, p. 445. 395 La controverse oppose ceux qui voient dans la uoluntas une invention  spécifiquement sénéquienne à ceux qui refusent à la notion sénéquienne (et d’ailleurs plus largement à la langue latine) une quelconque originalité par rapport au modèle psychologique du Portique. Pour la première voie interprétative, voir M.  Polhlenz, Die Stoa, Geschichte einer geistiger Bewegung, 3ème éd. 2 vol. Göttingen, Vandenhoek and Ruprecht, 1964, I ; P.  L. Donini, Le scuole, l’anima, l’impero : la filosofia antica de Antioco a Plotino, Turin, Rosenberg et Sellier, 1982 ; R. Zöller, Die Voestellung vom Willen in der Morallehre Senecas, Münich/Leipzig, K. G. Saur, 2003. Pour la seconde, voir en particulier J. M. Rist, Stoic Philosophy, Cambridge, CUP, 1969 ; A. Dihle, The Theory of the Will in Classical Antiquity, op. cit. ; I. Hadot, Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung, Berlin, W.  de Gruyter, 1969. B.  Inwood propose quant à lui une voie intermédiaire. Voir « The Will in Seneca », in Reading Seneca. Stoic Philosophy at Rome, Oxford, Clarendon Press, 2005, p. 132-156. Pour une lecture plus attentive au facteur de la langue, voir L. Monteils-Lang, Agir sans vouloir. op. cit., p. 394-410.

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univoque. Il existe bien une acception dans lequel uoluntas désigne encore le consentement caractéristique de la boulêsis qui donne son assentiment comme acte en notre pouvoir qui vient confirmer l’impulsion (hormê), absorbant ainsi aussi la charge sémantique du hekôn grec (ce qui est effectué de plein gré sans nécessairement être volontaire au sens strict). En ce sens, on observe bien un fort tropisme en faveur de l’identification bona uoluntas396/vertu, surtout dans le De beneficiis et les Lettres à Lucilius : la uoluntas confère alors à l’action sa qualité vertueuse et assure la bona conscientia, Sénèque allant jusqu’à poser que seule la vertu est volontaire parce qu’elle seule est pleinement rationnelle397. Mais la uoluntas n’est pas pour autant réductible à cette forme rationnelle de uoluntas. Ce que l’on peut dire, c’est qu’à chaque fois que Sénèque use du terme et conformément à sa valeur traditionnelle dans la langue latine, il y va bien d’une puissance qui lie la uoluntas au dynamisme de ce que les stoïciens grecs nommaient l’impulsion (hormê) lorsqu’ils décrivaient la logique de l’agir. Chez l’homme, la uoluntas est constitutivement mens. Mais la mens s’exerce toujours sur une dynamique pulsionnelle elle-même provoquée par une représentation et donc par un jugement, de sorte qu’elle est toujours en même temps impulsion (impetus). C’est cette double composante que la uoluntas permet de rassembler sous un même terme, en articulant l’activité du logos au dynamisme de la hormê. En ce sens, en unifiant linguistiquement les actes de la séquence psychologique qui mène à l’action, l’emploi de uoluntas semble tendre à gommer la rupture qualitative que le grec situait précisément dans l’assentiment volontaire qui rompait avec le caractère involontaire de l’impulsion préliminaire – même si le De ira398, texte dans lequel les fondateurs sont très présents, reproduit cette distinction. Cet usage tend de la même manière à supprimer la dichotomie entre la forme raisonnable (boulêsis) et la forme non raisonnable (epithumia) de l’impulsion rationnelle : l’unification linguistique produit l’unification de la dynamique impulsive (non rationnelle et rationnelle) et, avec elle, celle du sujet du désir et de la volonté. La uoluntas nomme ce mouvement qui conduit du dynamisme vital jusqu’à cet acte rationnel par lequel il est retravaillé et rechoisi chez le sage. Voir Ep. 72, 9 et 81, 8. Ibid., 66, 16. 398 De ira II, 2, 1 (notre trad.) : « Tous les mouvements qui ne proviennent pas de notre volonté sont irrésistibles et inévitables (omnes […] motus qui non uoluntate nostra fiunt inuicti et ineuitabiles sint) ». 396 397

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b. Historicité de la uoluntas, unité du sujet de la uoluntas Dans l’ensemble du corpus, la uoluntas est donc toujours relative à une tendance mais la nature de cette tendance peut varier et cela précisément en fonction de la nature de son objet qui n’est pas déterminé : la uoluntas peut avoir des objets de natures diverses, elle ne cesse pour autant d’être nommée uoluntas. Instinct, désir, volonté du mal, bona uoluntas, de la spontanéité de l’instinct vital de l’oikeiôsis à l’inclination d’une âme ferme et vertueuse qui choisit le bien en passant par le désir inconstant de l’insensé et par l’élan irrationnel qui procède de l’assentiment volontaire dans le choix du pire, autant de mouvements de l’âme que Sénèque peut qualifier de « volontaires » sans qu’il ne soit possible de faire de la uoluntas une tendance exclusivement rationnelle, ni même spécifiquement humaine399. Tantôt la uoluntas a-t-elle l’immédiateté et la labilité de la forme instinctive de l’impetus, tantôt la durabilité et la fermeté de l’habitus, tantôt caractérise-t-elle l’irrationalité du désir, tantôt la pleine rationalité de la volonté droite. Cette indifférence « fonctionnelle » recouvre une indifférence de ses objets. En ce sens, comme chez Cicéron, la uoluntas transcende la distinction grecque entre boulêsis et epithumia comme formes antagonistes de l’orexis. Le terme revêt un spectre de significations beaucoup plus large que celui de volonté et peut recouvrir insensiblement ce que le grec distinguait : epithumia, thumos, boulêsis. Peut-être que le meilleur moyen de comprendre cette relative indétermination consiste à faire de la uoluntas une caractérisation générique par laquelle Sénèque désigne cette dynamique pulsionnelle d’abord dirigée vers des objets non rationnels et qui s’individue progressivement en vertu de la progression morale en s’orientant vers des objets de plus en plus rationnels. Présente dès la naissance, c’est l’acquis de l’oikeiôsis, la uoluntas meut alors l’individu vers des objets qui assurent sa conservation : Quel sera donc l’objet de son étude ? Ce qui est de bon usage contre toute espèce d’armes et d’ennemis : le mépris de la mort. Que la mort ait en elle quelque chose de terrible, qui effarouche cet amour de soi que la nature a mis dans nos âmes (ut et animos nostros quos in amorem sui natura formauit), nul n’en doute ; autrement il ne serait pas nécessaire de se préparer et de s’enhardir à une chose où un instinct volontaire nous porterait (in quod instinctu quodam uoluntario iremus), comme est porté tout homme à sa propre conservation (sicut feruntur omnes ad conseruationem sui)400. Voir A.-J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 168. Sénèque, Ep. 36, 8-9. Voir aussi ibid., 82, 16.

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La uoluntas précède et en ce sens déborde la mens, cette capacité de jugement qui définit spécifiquement chez l’humain sa constitution rationnelle. Conformément à la dynamique de l’appropriation, la uoluntas s’attache dans un premier temps à des objets immédiatement appropriés avant de se tourner, du fait de la diastrophê, vers des objets illusoires, puis enfin, par degré de progression vers la vertu, vers des objets de plus en plus appropriés. En un sens plus étroit, elle nomme alors la force de la volonté pleinement rationnelle qui est tout à la fois celle de l’intention (intentio) et de la constance caractéristique de l’habitus, celle qui transforme précisément le désir (cupiditas) en volonté (uoluntas). Cette forme achevée de la « volonté » est elle aussi nommée uoluntas, tout comme la tension de l’âme qu’elle manifeste ou même l’intention qui y préside, analogue des volontés de la nature401. Ce degré ultime de la uoluntas est celui qui articule le savoir et le vouloir dans la résolution de ce conflit entre ces deux modalités de l’âme qui caractérise les degrés inférieurs de la uoluntas. Parce qu’il ne choisit pas entre tous ces sens de la uoluntas, Sénèque permet d’appréhender l’historicité du désir, celle qui mène possiblement du désir (cupere) au vouloir (uelle). Son degré ultime réalise l’harmonie la plus parfaite entre la uoluntas et son objet puisqu’alors elle s’y choisit elle-même, l’objet étant redevenu au sens plein indifférent puisqu’il n’est désormais que l’occasion d’un rapport à soi-même caractéristique de la disposition vertueuse. La uoluntas recouvre ainsi tout le mouvement de transformation et de différenciation depuis cet élan vital jusqu’à sa pleine reprise dans la uoluntas rationnelle. La uoluntas comprend donc d’abord ce moment de l’origine du désir dans sa dimension de passivité irréductible, dans son obscurité aussi. C’est la formulation presque freudienne : Tu ne me trouveras personne qui sache comment il a commencé à vouloir ce qu’il veut : il n’y a pas été conduit par la réflexion, mais poussé par une impulsion irrationnelle402. 401 Ibid., 76, 15 : « Or, [l’homme] est bon, si la raison est développée dans toute sa rectitude, en harmonie avec les volontés de sa nature (ad naturae sua uoluntatem accomodata) » (trad H. Noblot revue par P. Veyne). Voir aussi ibid. 66, 39 : « Quel est le souverain bien (summum bonum) de l’homme ? De se conduire conformément à la volonté de la nature ? (ex naturae uoluntate se genere) » (trad. H. Noblot revue par P. Veyne modifiée). 402 Ep. 37, 5 (trad. A.-J. Voelke modifiée) : « Neminem mihi dabis qui sciat quomodo quod uult coeperit uelle ; non consilio adductus illo, sed impetu impactus est ». Voir aussi ibid., 121,13.

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La uoluntas désigne ainsi d’abord cet événement psychique par lequel et avec lequel tout commence, qui s’impose au sujet403 et qui mène tyranniquement vers son objet. Les insensés sont agis, du moins au sens où ils ne savent pas ce qui les meut, ou encore, et nous retrouverons l’idée dans le De Tranquillitate animi avec toute l’équivocité de la formule : « ils ne savent pas ce qu’ils veulent404 », formule qui dit à la fois qu’ils sont pris dans la labilité de leurs désirs contradictoires, ces désirs qui changent incessamment d’objets, mais aussi et sinon d’abord qu’ils sont dans l’ignorance de ce qui les conduit à les désirer – leurs jugements, auxquels ils ont assenti sans élaboration critique. Sénèque identifie ainsi l’origine du vouloir chez les insensés comme une zone d’ombre, un lieu qui échappe au savoir. Toute la question revient précisément à éclairer le statut de cette ignorance : s’agit-il pour ainsi dire d’une ignorance de fait de la cause (le jugement) qui les meut et les détermine ? ou bien fautil également comprendre qu’il y va dans l’agir d’une obscurité constitutive du vouloir, irréductible et hétérogène à tout savoir, de sorte que les insensés seraient mus par autre chose qu’un jugement ? La uoluntas nomme-t-elle à ce titre une puissance indépendante de la mens qui serait au principe de l’action ? Un certain nombre de commentateurs ont pu soutenir que Sénèque introduirait une nouvelle instance ou faculté psychique au principe de l’action en rapport d’extériorité avec la raison. Selon cette hypothèse, Sénèque romprait avec le monisme rationnel stoïcien, cette rupture étant parfois référée à la supposée influence platonisante de Posidonius405, 403 Pour  M. Pohlenz, la uoluntas est ainsi une véritable pulsion, « une fonction énergétique de l’âme qui se dirige vers les objets sans aucune considération pour leur nature ». Voir « Ein römanischer Zug in Senecas Denken », Kleine Schriften, op. cit., p. 440-447, p. 446. 404 Ep. 20, 6. 405 Panétius a revendiqué formellement sa sympathie avec les doctrines platonicienne et aristotélicienne, ce qui a conduit certains interprètes à conclure à sa rupture avec les canons stoïciens des fondateurs. Nous adoptons quant à nous la tendance encore minoritaire qui montre, selon nous de manière convaincante, que les différences sont plus apparentes que réelles. Voir M. Van Straaten, Panétius, sa vie, ses écrits et sa doctrine avec une édition de ses fragments, Amsterdam, 1946, p. 106. ; voir également, A-J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op.  cit., p.  116-117 ; pour un état de la question et une réfutation, voir C. Lévy, Cicero Academicus, op. cit., p. 472-480 et plus récemment F. Prost, « La psychologie de Panétius : réflexions sur l’évolution du stoïcisme à Rome et la valeur du témoignage de Cicéron », REL, 79, 2001, p. 37-53. Sur le cas connexe de Posidonius, voir aussi J.  Fillion-Lahille, Le De Ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, Paris, Klincksieck, 1984. Pour le cas de Sénèque, voir notamment B. Inwood, « Seneca and Psychological dualism », in J. Brunschwig & M. Nussbaum,

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voire de Panétius. Nous assisterions donc à la « naissance » du « volontarisme » dont témoignerait ce qui relèverait dès lors d’une véritable exaltation de la volonté devenue une fonction psychique autonome primant sur la raison406. Rien dans les textes de Sénèque n’autorise à considérer que Sénèque ait rompu avec la psychologie moniste stoïcienne. Pourtant, affirmer que la uoluntas est parfaitement réductible au monisme stoïcien, à l’instar d’un certain nombre de commentateurs comme J.-M.  Rist407, B. Inwood408 et I. Hadot409, revient à manquer une question essentielle : pourquoi cette conformité aux analyses du Portique prend-elle chez Sénèque la forme d’une différence ? Nous proposons dès lors d’introduire une troisième voie, celle qui consiste à maintenir l’originalité de la variation sénéquienne tout en en soulignant sa continuité profonde avec le Portique410. c. Une nouvelle psychologie ? Comme a pu le montrer B. Inwood411, il est certain que la conception sénéquienne de la uoluntas reste profondément stoïcienne : avec elle, vouloir et savoir sont bien noués. Le vouloir procède toujours d’un certain savoir. La différence entre vouloir et savoir, entre uoluntas et mens ne recouvre ainsi à aucun moment une distinction entre deux puissances de l’âme indépendantes : Passions and Perceptions. Studies in Hellenistic Philosophy of Mind, Cambridge, CUP, 1993, p. 150-183. 406 Sur cette idée d’une indépendance et d’une souveraineté quasi absolues de la volonté. Voir M. Polhlenz, Die Stoa, Geschichte einer geistiger Bewegung, 3ème éd. 2 vol. Göttingen, Vandenhoek and Ruprecht, 1964, I, p. 319-320, voir aussi P. L. Donini, Le scuole, l’anima, l’impero : la filosofia antica de Antioco a Plotino, op. cit., p. 202-203 et R. Zöller, Die Voestellung vom Willen in der Morallehre Senecas, Münich/Leipzig, K. G. Saur, 2003. Pour une interprétation contraire, voir B.  Inwood, « Seneca and Psychological Dualism », art. cité, p. 165-170 qui s’attache à montrer la compatibilité des primi motus et du monisme chrysippéen. Pour un état de la controverse sur les influences qu’aurait subies Sénèque, voir R. Sorabji, Emotion and Peace of Mind, op. cit., p. 72-73. 407 J. M. Rist, Stoic Philosophy, op. cit., p. 230. 408 B. Inwood, « The Will in Seneca the Younger », Classical Philology, 95, 2000, p. 44-60 repris sous le titre « The Will in Seneca », in Reading Seneca., op. cit., p. 132-156. 409 I.  Hadot, Seneca und die römischen Tradition der Seelenleitung, op.  cit., et Sénèque, Direction spirituelle et pratique de la philosophie, op. cit. 410 Voir M. Bourbon, « De l’objet du telos au sujet de la uoluntas : le destin stoïcien du vouloir » dans Cahiers philosophiques 2017/4 (no 251), p. 59-72. 411 Pour la réfutation des passages « problématiques » car en apparence « volontaristes » par B. Inwood, voir op. cit., p. 137-142.

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

L’action ne sera pas droite, si la volonté ne l’est pas, puisque l’action procède de la volonté. À son tour, la volonté ne sera pas droite, si la disposition de l’âme est sans droiture, car de là procède la volonté ; et la disposition de l’âme ne présentera toute la perfection désirable qu’autant que l’âme aura pénétré les lois universelles de la vie, pesé quel jugement il convient de porter sur chaque chose et ramené tout à la mesure du vrai412.

Le savoir demeure donc le levier du vouloir (uelle)413 : le vouloir enveloppe avec lui le jugement dont il procède414. de sorte que même si ce jugement est « ignoré » de l’insensé, le vouloir n’en a pas moins de détermination cognitive. C’est ce qu’engage la distinction que pose Sénèque entre désirer (cupere) et vouloir (uelle) dans laquelle le vouloir désigne bien un désir rationnel : Mais voici : je te défendrai de désirer (cupere), je te permettrai de vouloir (uelle) ; ainsi tu feras ces mêmes choses, mais sans peur (intrepidus) et avec une ferme intention (certore consilio) ; et ainsi, ces mêmes plaisirs, tu les goûteras mieux415.

C’est dire que c’est à la qualité du rapport aux choses que se mesure ce qui distingue le vouloir (uelle) du désirer (cupere). La uoluntas se trouve virtuellement réinscrite dans un continuum avec des volontés qui ne sont pas constantes pour mieux être dégagée explicitement de la masse des désirs, ces visées qui ne maîtrisent pas leur objet. La valeur de l’objet n’est alors que la mesure de la qualité d’un rapport à soi-même, ce que posait déjà la distinction stoïcienne entre skopos et telos416 : celui qui veut vise dans son rapport aux indifférents le seul bien qui vaille, l’honestum417. Il y va bien alors, selon la métaphore politique, d’un ren412 Ep. 95, 57 (trad. H. Noblot revue par P. Veyne) : « Actio recta non erit, nisi recta fuerit uoluntas : ab hac enim est actio. Rursus, uoluntas non erit recta, nisi habitus animi rectus fuerit : ab hoc enim est uoluntas. Habitus porro animi non erit in optimo, nisi totius uitae leges perceperit et quid de quoque iudicandum sit, exegerit, nisi res ad verum redegerit ». 413 Voir L. Monteils-Lang, Agir sans vouloir, op. cit., p. 401. 414 Ep. 80, 4-5, lettre sur laquelle nous allons revenir : c’est le jugement droit qui conditionne la bona uoluntas. 415 Ibid., 116, 1 (notre trad.). 416 Cicéron, Fin. III, 22 (= SVF III 18 = LS 64F). 417 Cette déclinaison stoïcienne de la métaphore de l’archer conduit Sénèque à affirmer que le sage réussit en tout parce qu’il fait toute chose avec réserve (cum exceptione) : en introduisant dans le « tout faire pour que l’action réussisse » la restriction « à moins que quelque obstacle n’intervienne », l’exceptio permet d’intégrer à l’action la conscience que nous ne pouvons pas tout, et que c’est parce que nous savons que nous ne pouvons

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versement de rapport de pouvoir, et donc d’une véritable politique psychique. En substituant le vouloir au désir, il s’agit de passer d’un état où l’on subit à un état où l’on dirige : En effet, ils [les plaisirs] viendront mieux à toi quand tu leur commanderas, plutôt que si tu leur obéissais418.

Dans ce texte qui épouse parfaitement les acquis stoïciens Sénèque déploie précisément une distinction décisive : le vouloir ne s’identifie pas au désir. De manière tout à fait symptomatique, c’est ce que semble pourtant oublier B. Inwood lorsqu’il traduit uelle par to desire dans sa réfutation de l’interprétation volontariste de la Lettre 80  (comme par refus de lui accorder une force réelle) : « Que te faut-il pour être bon ? Vouloir419 (et non : désirer) ». Il est pourtant question de tout autre chose que de désir précisément parce que la mens est engagée dans cette forme de désir mais aussi parce qu’il en va alors d’une puissance qui est d’ailleurs tout aussi irréductible à la cupiditas qu’à la mens : vouloir, ce n’est ni simplement désirer, ni non plus simplement comprendre. Et c’est ce qui permet peut-être d’éclairer la spécificité de l’exhortation sénéquienne à « vouloir le bien ». Il existe en effet un certain nombre de formulations sénéquiennes qui évoquent l’adage de toute puissance « il suffit de vouloir pour pouvoir » et qui ont à ce titre fait l’objet de controverses interprétatives420. Sénèque semble alors faire de la uoluntas la condition suffisante de la vertu421 et du progrès moral une affaire de volonté422 : pas tout que nous pouvons véritablement pouvoir ce que nous pouvons., voir Ben. IV, 34, 4-5 ; 39, 3-4 ; Tranq. XIII, 1-3. On retrouvera cette notion de « réserve (ὑπεξαίρεσις) » chez Marc-Aurèle et celle de renversement (περιτροπή) (voir par exemple Pensées, V, 20). Nous renvoyons sur ce point et sur les concepts de réserve et de renversement aux articles de T. Brennan, « Reservation in Stoic Ethics », Archiv für Geschichte der Philosophie 82, 2000, p. 149-177 et de J. Brunschwig, voir « Sur deux notions de l’éthique stoïcienne : de la « réserve » au « renversement » », in J.-B. Gourinat & G. Romeyer-Dherbey, Les Stoïciens, Paris, Vrin, 2005, p. 357-380. Voir aussi B. Inwood, Ethics and Human Action in Early Stoïcism, op. cit., p. 121-122. 418 Sénèque, Ep. 116, 1. 419 Ibid., 80, 4 (trad. H. Noblot revue par P. Veyne) : « Quid tibi opus est ut sis bonus ? uelle. ». 420 Ce sont cinq textes qui posent problème : Ep. 34, 3 ; 37, 5 ; 71, 36 ; 80, 4 et 81, 13. Voir B. Inwood, Reading Seneca, op. cit., p. 137. 421 Ep. 34, 3. 422 Ibid., 71, 36.

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

Sais-tu pourquoi nous ne pouvons pas cela ? – Parce que nous pensons que nous ne le pouvons pas. – Mais non, c’est d’autre chose qu’il s’agit : nous aimons nos vices, nous en sommes les avocats et nous préférons les excuser plutôt que de les expulser. La nature a donné à l’homme suffisamment de force, si seulement nous en tirions parti, si nous rassemblions nos énergies et les mobilisions tout entières pour notre profit, ou du moins ne les retournions pas contre nous. Nous ne voulons pas ; voilà la vraie raison ; nous ne pouvons pas n’est qu’un prétexte423.

Sénèque situe le commencement de la réforme de soi dans la uoluntas qui semble ici désigner une intention, un projet, une force d’anticipation et de projection qui vient contrer les résistances présentes tout en ayant l’immense avantage de ne dépendre que de nous, là où l’entraînement du corps424 suppose des conditionnements425 qui engagent l’extérieur : Or, que pourrais-tu vouloir de mieux que de t’arracher à cette servitude dont le poids pèse sur tous les hommes, que nos esclaves de la plus basse catégorie et nés dans l’abjection s’efforcent de rejeter par tous les moyens ? Le pécule qu’ils se sont amassé au détriment de leur ventre, ils le donnent pour racheter leur tête. Et tu ne souhaiterais pas de conquérir la liberté à tout prix, toi qui naquis, à ton estime, dans l’état de liberté ? Tu regardes vers ton coffre-fort ? Elle ne s’achète pas. Il est donc trompeur ce nom de liberté qui s’inscrit sur les registres publics : ceux qui l’ont achetée ne la possèdent point, ni ceux qui l’ont vendue. Il n’y a que toi pour te donner ce bien auquel tu aspires ; c’est à toi qu’il te faut le demander. Affranchis-toi premièrement de la crainte de la mort, tyran qui nous impose son joug, ensuite de la crainte de la pauvreté426. 423 Ibid., 116, 8 (trad. A.-J. Voelke) : « Scis quare non possimus ista ? quia nos posse non credimus. Immo mehercules aliud est in re ; uitia nostra quia amamus defendimus et malumus excusare illa quam excutere. Satis natura homini dedit roboris si illo utamur, si uires nostras colligamus ac totas pro nobis, certe non contra nos concitemus. Nolle in causa est, non posse praetenditur ». 424 Sur le thème cynique du parallèle entre l’ascèse morale et l’ascèse physique, voir A. Setaioli, Seneca e i greci, op. cit. 425 Ep. 80, 3. 426 Ibid., 80, 4-5 (trad. H. Noblot revue par P. Veyne) : « Quid autem melius potes uelle quam eripere te huic servituti quae omnes premit, quam mancipia quoque condicionis extremae et in his sordibus nata omni modo exuere conantur ? Peculium suum, quod comparauerunt uentre fraudato, pro capite numerant: tu non concupisces quanticumque ad libertatem peruenire, qui te in illa putas natum ? Quid ad arcam tuam respicis ? emi non potest. Itaque in tabellas uanum coicitur nomen libertatis, quam nec qui emerunt habent nec qui uendiderunt : tibi des oportet istud bonum, a te petas. Libera te primum metu mortis (illa nobis iugum inponit), deinde metu paupertatis ». Sur ce texte, voir L. Monteils-Lang, Agir sans vouloir, op. cit., p. 399-400.

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La uoluntas se donne ainsi pour la forme la plus accomplie de liberté puisque par elle nous décidons de ce que nous voulons faire. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’extension du rôle de la volonté dans la morale : la progression commence par la volonté, celle de s’engager « corps et âme » dans la voie philosophique, ce désir de perfectionnement qui doit vaincre la résistance de celui qui hésite ou précisément « ne sait pas ce qu’il veut »427. Il n’en va pas ici seulement d’une puissance d’initiative : tout au long de l’itinéraire vers le souverain bien, la uoluntas soutient comme force tout autant qu’elle manifeste cette tension de l’âme, ce tonos caractéristique de la vertu comme diathesis. Elle est sa modalité et son acte : dans une parfaite équivalence, ne pas manquer de tonos, c’est ne pas manquer de uoluntas, de sorte que la volonté est la condition nécessaire et suffisante du progrès moral. Comme l’écrit A.-J. Voelke : […] la volonté ne se réduit pas ici à l’élan initial vers le bien : elle fait corps avec la force intérieure permettant à cet élan de se soutenir428.

L’intention se mue chez le progressant en constance dont la force soutient (comme la force cohésive du tonos) et on retrouve alors une caractérisation de la uoluntas très proche de la boulêsis stoïcienne caractéristique du sage. Le rôle conféré au sujet par la uoluntas n’entre donc à aucun moment en contradiction avec « l’intellectualisme » des premiers stoïciens : c’est le cas lorsque la uoluntas est définie comme un désir rationnel ou comme la mainmise du désir par la raison. Plus largement, la uoluntas n’exclut à aucun moment que la mens429 soit engagée. C’est alors le dynamisme de la mens qui transforme de l’intérieur une uoluntas qui n’est pas au départ rationnelle et qui lui préexiste. On retrouve le schéma stoïcien de la raison qui « vient s’ajouter comme artisan de l’impulsion (τεχνίτης γὰρ οὗτος [λόγος] ἐπιγίνεται τῆς ὁρμῆς)430 » du témoignage de Diogène Laërce, et l’idée rapportée par Cicéron qu’il s’agit de « rendre [les désirs qu’ils appellent hormas] obéissants à la raison (adpetitiones quas illi hormas, oboedientes efficere rationi)431 ». Dans le même temps, au moins par endroits, la uoluntas devient une capacité d’anticipation et de projection qui ne correspond pas à la com Ep. 38, 1. L’idée de volonté dans le stoïcisme, op. cit., p. 171. 429 Ibid. 430 D.L. VII, 86. 431 Cicéron, Off. II, 18. 427 428

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

préhension de la boulêsis de la doctrine stoïcienne et par laquelle la uoluntas semble se dégager de « l’intellectualisme », sans à aucun moment devenir pour autant incompatible avec lui. La uoluntas engage alors un investissement et une transformation de ce dynamisme vital, donné, de cette énergie psychique volontaire qui se trouve dans le même temps peu à peu différenciée rationnellement sous l’effet de la mens. Sénèque maintient à ce titre une distinction entre bona mens et bona uoluntas432 au sein de laquelle la bona uoluntas représente un degré inférieur dans l’accès à la vertu incarné par la bona mens. C’est dire qu’il ne suffit pas de savoir, mais que le savoir n’en est pas moins la condition sine qua non pour bien vouloir. Il ne suffit pourtant pas non plus de vouloir indifféremment. Sénèque ne réintroduit donc pas une partition au sein de l’âme, il souligne et la transitivité433 et la double composante dynamique du désir humain de « savoir » et de « vouloir », tout en situant peut-être plus que jamais en nous sa possible réforme. En ce sens, le statut chez lui de la notion de uoluntas qui n’est pas encore un concept est celui de tous les objets en devenir. Après M. Foucault et P. Hadot434, B. Inwood a souligné cette nouvelle insistance sur le rapport que le sujet entretient à luimême et sur ce pouvoir qu’il peut exercer sur lui-même qui marque un changement réel dans l’approche du subjectif, Sénèque contribuant de ce point de vue à l’élaboration de la « volonté dans son sens fort » : Lorsque Sénèque insiste sur le rapport que nous avons à nous-mêmes, lorsqu’il attire notre attention sur la manière dont nous traitons notre propre caractère et notre tempérament comme des choses sur lesquelles on peut réfléchir et agir, sur lesquelles on peut avoir un impact causal, alors, en dépit du fait qu’il travaille encore dans les limites d’une volonté dite sommaire, il contribue cependant au développement de la volonté dans son sens traditionnel435. Ep. 16, 1. Voir plus bas, p. 295. 434 Voir P. Hadot, La citadelle intérieure, op. cit. ; M. Foucault, Histoire de la sexualité, tome III : Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1994 et L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France : 1981-1982, Paris, Seuil-Gallimard, 2001. Pour une synthèse des usages contemporains du « soi » stoïcien, on pourra se reporter à L. Jaffro, « Système et subjectivité : Le soi stoïcien des Modernes », DoisPontos, Universidade Federal do Paraná, Universidade Federal de São Carlos, 2008, 5 (1), p. 67-90. Sur l’usage foucaldien, voir aussi, du même auteur, « Foucault et le stoïcisme. Sur l’historiographie de l’Herméneutique du sujet », in F. Gros & C. Lévy (dir.), Foucault et la philosophie antique, Paris, Kimé, 2003, p. 51-83 et T. Bénatouïl, « Deleuze, Foucault : deux usages du stoïcisme », in F. Gros & C. Lévy (dir.), op. cit., p. 17-49. 435 B. Inwood, Reading Seneca, op. cit., p. 149. 432 433

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B. Inwood n’en refuse pourtant pas moins d’accorder à la notion de uoluntas et à son sous-bassement linguistique la moindre originalité philosophique. Tout se passe comme si pour lui la question se posait nécessairement dans les termes d’une alternative : puisque la uoluntas de Sénèque ne fonde pas un véritable volontarisme, la uoluntas ne pourrait être qu’un mirage. Or comme B. Inwood l’écrit luimême, sans en tirer à notre avis toutes les conséquences : « Conceptual history is a messy business436 ». En s’évertuant à montrer que la uoluntas n’est pas incompatible avec « l’intellectualisme » stoïcien – ce qu’elle n’est effectivement pas –, il en est conduit à minorer la manière dont la condition linguistique crée une économie notionnelle originale. Plutôt que de réduire la uoluntas à n’être qu’une « illusion »437, nous proposons de la considérer comme une notion en construction. De ce point de vue, il existe selon nous un enrichissement ou une innovation philosophique via le langage438. Et cette originalité philosophique tient à deux effets de la uoluntas que nous allons désormais chercher à mettre en évidence. Le premier consiste à introduire une faculté unique qui enveloppe la totalité de la séquence psychologique, et cela à la place de la référence exclusive aux actes ponctuels d’assentiments référés à des représentations précises, ce qui est sensible dans la problématisation de la représentation de la conflictualité psychique. De ce fait, et c’est là le second effet de l’introduction de la uoluntas, la dynamique psychique n’est pas immédiatement projetée sur un plan logique, ce qu’elle est dans la psychologie hellénistique dans laquelle la perspective dynamique était prise en charge par la physique de l’âme, celle de la contraction et de la dilatation caractéristique de la passion. La perspective est donc ici nettement moins réductionniste. Nous sommes ainsi incontestablement installés dans une psychologie tout à la fois moins nominaliste, moins analytique et plus dynamique et au sein de laquelle à ce titre la conflictualité psychique est aussi envisagée comme l’épreuve de son possible dépassement, et par là même comme constitutive de la subjectivation. Ibid., p. 155. Cette illusion serait in fine pour B. Inwood celle du self lui-même. Il refuse à ce titre d’identifier le self à l’hêgemonikon, voir B. Inwood, « Seneca on self-assertion », in Reading Seneca, op. cit.. 438 C’est précisément ce que T. Bénatouïl a déjà pu l’objecter à B. Inwood qui là encore préfère ne voir que l’identité de « contenu objectif » dans des formulations différentes. Voir T. Bénatouïl, « L’usage de soi dans le stoïcisme impérial », art. cité. 436 437

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

d. Du logos vers la uoluntas : les enjeux d’un transfert α. La redéfinition du telos : vouloir toujours la même chose et ne pas vouloir la même chose (semper idem uelle atque idem nolle) La définition sénéquienne du telos transfère l’unité du logos au vouloir (uelle) : Abandonnant les anciennes définitions de la sagesse, je puis me borner à dire ceci : qu’est-ce que la sagesse ? – Toujours vouloir la même chose et ne pas vouloir la même chose (semper idem uelle atque idem nolle)439.

Zénon avait donné pour formule du souverain bien : « Vivre en accord  (ὁμολογουμένως ζήν) », ajoutant immédiatement « c’est-à-dire selon une raison une et consonante (τοῦτο δ’ ἐστὶ καθ’ ἕνα λόγον καὶ σύμφωνον ζῆν)440 ». Sénèque conserve la structure de l’homologia ; cependant, cet accord n’est plus un accord intransitif et abstrait de la raison avec elle-même mais celui d’un accordement du vouloir (uelle) avec son objet : seul l’objet accordé à nous-mêmes (c’est-à-dire conforme à notre nature propre) peut assurer la constance, c’est-à-dire l’identité du vouloir. C’est dire que la dynamique psychique n’est pas ici reconduite à une dimension logique : elle révèle sans doute l’état de la raison mais elle n’en demeure pas moins irréductible à cet acte intellectif de jugement qu’est l’homologia. Là où la formulation zénonienne se réfère à un acte ponctuel d’assentiment, avec le uelle Sénèque introduit une faculté psychique unique qui le comprend mais le déborde. Et en effet, ce que fait apparaître la reformulation sénéquienne du telos zénonien, c’est bien la transitivité de la volonté et avec elle l’aspect dynamique des attachements d’objets, là où la définition stoïcienne du telos privilégiait l’acte de compréhension qu’est le jugement. L’accordement apparaît dès lors comme la résolution d’un conflit interne à la uoluntas : ne plus vouloir que la même chose, c’est négativement ne plus se trouver pris dans l’intermittence de ses désirs, et non plus seulement dans des jugements contradictoires. Il y a là un aspect central de la notion de uoluntas qui en négatif pour ainsi dire réintroduit la question de la dynamique de la conflictualité. Là où la uoluntas de l’insensé se trouve éclatée dans la multiplicité instable des désirs, la vertu nomme cet état dans lequel elle se trouve unifiée dans et par le choix d’un seul objet, l’honestum. Ep. 20, 5. Stobée, Eclog. II, p. 75, 11 W (= SVF I 179).

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Pour autant, cette différence d’expression ne devient à aucun moment contradictoire avec le stoïcisme : l’objet n’apparaît ici paradoxalement que comme un indifférent qui ne fait que révèler la qualité du sujet du vouloir. Il revêt ici la même fonction que celle qu’occupait la cible dans la métaphore de l’archer441 : celle-ci est nécessaire pour pouvoir viser et pourtant ce n’est pas elle qui dispose d’une valeur mais la maîtrise de la visée. Tout se passe comme si Sénèque retrouvait « l’intellectualisme » stoïcien à partir de la uoluntas : celle-ci ne peut trouver un soubassement pérenne que dans le savoir qui seul peut lui assurer sa constance. Elle est toujours de ce fait révélatrice de l’état cognitif de la mens. Bien vouloir, c’est toujours savoir vouloir : On ne peut atteindre la tranquillité si l’on n’a pas acquis un jugement immuable et stable : les autres tombent, puis se reprennent et oscillent continuellement entre le désintétêt et le désir. Quelle est cette cause de leur agitation ? Rien n’est clair pour ceux qui se règlent sur l’opinion, la plus incertaines des règles de conduite. Si tu veux toujours vouloir la même chose, tu dois vouloir le vrai442.

Savoir vouloir n’est pourtant précisément pas équivalent à savoir ce qu’il faut vouloir. La distinction stoïcienne entre le jugement faible et la fermeté d’âme caractérisée de la science443 est fondue dans la langue du vouloir : la faiblesse épistémique engage alors ce qui la déborde, la faiblesse du vouloir. L’âme apparaît dès lors plus explicitement comme un principe de liberté qui engage une position subjective qui n’est pas ici réductible à l’acte de compréhension qu’est l’homologia, même si elle le présuppose. β. Une nouvelle représentation de la conflictualité psychique ? L’infirmitas de la bona mens En nouant ainsi le jugement et la uoluntas, Sénèque retrouve le langage et la question de la conflictualité psychique et, avec eux, le problème de l’intensité de la passion : le caractère hégémonique de la partie directrice s’y trouve comme neutralisé et quelque chose comme une vo Cicéron, Fin. III, 22 (= SVF III 18 = LS 64F). Ep. 95, 57-58 (notre trad.) : « Non contingit tranquillitas nisi immutabile certumque iudicium adeptis : ceteri decidunt subinde et reponuntur et inter missa adpetitaque alternis fluctuantur. Causa his quae iactationis est ? Quod nihil liquet incertissimo regimine utentibus, fama. Si uis eadem semper uelle, uera oportet uelis ». 443 Voir A. A. Long, « Freedom and determinism in the Stoic Theory of Human Action », in Problems in Stoicism, op. cit., p. 173-199. 441 442

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

lonté du passionné semble résister à toutes les raisons, y compris − et à commencer par − la sienne, en vertu de la force du contenu affectif des fausses représentations auxquelles il consent. Les stoïciens avaient bien cherché à penser la force passionnelle et ce qui la rend irréductible à une simple question d’ignorance et de jugement faux444. Mais elle ne relevait plus à proprement parler d’un conflit psychique. Or Sénèque déplace la représentation de la conflictualité psychique qui avec lui n’apparaît plus exclusivement comme une raison retournée, c’est-à-dire en désaccord avec elle-même445, mais plutôt comme une uoluntas tiraillée, diffractée. S’il y a en ce sens conflit de l’âme, il s’agit d’un conflit interne au vouloir et non un conflit entre des instances séparées concurrentes aux choix d’objets concurrents. C’est là en effet la différence fondamentale avec l’analyse platonicienne comme avec l’analyse aristotélicienne. Ici, c’est la même faculté qui veut plusieurs choses, voire plusieurs choses en même temps. La multiplicité affecte la uoluntas ellemême de l’intérieur : la volonté malheureuse ne sait pas où désirer, quels objets désirer, de sorte qu’elle est en proie à la versatilité et la conflictualité des désirs. La uoluntas de l’insensé est éclatée entre ses objets, là où la bona uoluntas réalise une unité parfaite. À l’instabilité caractéristique de l’âme de l’insensé (mutatio uoluntatis indicat animum nature446) s’oppose la stabilité de la tranquillitas de l’âme qui s’est attachée au seul objet stable qui soit447, cet attachement par lequel l’âme se tient ellemême. Le vouloir toujours la même chose (la vertu) permet précisément de forger un rapport aux objets qui n’est que l’occasion d’un rapport à soi-même. Le remède consiste ainsi à savoir où désirer, ou plutôt précisément à savoir où vouloir. C’est dire que le vouloir est subordonné au savoir mais demeure un acte de l’âme irréductible à un acte de jugement. La référence à la uoluntas permet ainsi un enrichissement de la compréhension de la conflictualité psychique, une conflictualité qui s’applique préférentiellement à un type tout à fait spécifique de sujet : le progressant qui souffre d’une faiblesse de la bonne âme (bonae mentis infirmitas)448. Sénèque compare ainsi Sérénus à un malade à la guérison fragile. Voir plus bas, p. 298-299. D.L. VII, 110 (= SVF III 412) ; Thémistius, In Ar. De Anima, 90b (= SVF I 208 et III 382) ; Simplicius, In Arist. Cat., 107 (= SVF III 382). 446 Ep. 35, 4. 447 Ibid. 74, 11. 448 Sénèque, Tranq. I, 16. 444 445

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Le stoïcisme originel proposait pour ainsi dire deux lectures du mécanisme passionnel449. La plupart du temps l’insensé « lambda » est aveugle à l’irrationalité de ses choix et il n’existe rien chez lui qui relèverait du conflit tant il est pris dans son erreur : il n’est jamais divisé entre deux options possibles mais veut ce qu’il croit savoir être désirable. Les stoïciens envisageaient bien le cas où la raison du passionné, conscient de son erreur, est littéralement impuissante, retrouvant par là même une version du conflit psychique450. Chrysippe concédait en effet qu’il restait problématique d’expliquer la persistance de la passion à toute épreuve dans les cas où chez le passionné lui-même tout plaide en faveur du caractère erroné de son choix, tout comme il restait difficile d’expliquer son possible évanouissement, parfois indépendamment d’ailleurs de toute remise en cause critique du jugement451. Certes l’idée d’un retournement de la raison fournit un modèle explicatif de cette suspension de la capacité de l’hégémonique à faire usage de lui-même452 : en un sens, parce qu’il a à un moment cédé initialement à un jugement fautif il a perdu cette capacité une fois pour toutes et il ne peut plus rien sur lui-même, comme l’illustre la métaphore chrysippéenne du coureur qui, emporté par son élan, ne peut plus s’arrêter comme il le voudrait453. Dans ce modèle, la question du conflit entre ce dont il a conscience et ce Sur l’histoire de la théorie stoïcienne des passions de Zénon à Posidonius, voir T. Tieleman, Chrysippus on Affections. Reconstruction and Interpretation, Leiden, Brill, 2003 où l’on trouvera notamment un status quaestionis sur les témoignages sur la théorie chrysipéenne des passions. Voir aussi J. Fillion-Lahille, Le De Ira de Sénèque et la philosophie stoïcienne des passions, Paris, Klincksieck, 1984. Sur le traitement stoïcien des passions, voir aussi M. Nussbaum, The Therapy of Desire : Theory and Practice in Hellenistic Ethics, Princeton, Princeton University Press, 1994 et en particulier « The Stoics on the extirpation of the Passions », p. 359-400. Sur ces aspects, voir aussi R. Sorabji, Emotion and Peace of Mind. From Stoic Agitation to Christian Temptation, op. cit. 450 Sur la compréhension stoïcienne de l’akrasia, voir en particulier R. Joyce, « Early Stoicism and akrasia », Phronesis 40, 1995, p.  315-335 ; B.  Gluckes, « Akrasia in der älteren Stoa », in B. Gluckes (dir.), Zur Ethik der älteren Stoa, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 2004, p.  94-122 ; M.  D. Boeri, « The Presence of Socrates and Aristotle in the Stoic Account of Akrasia », in R. Salles (dir.), Metaphysics, Soul, and Ethics in Ancient Thought, Themes from the work of Richard Sorabji, Oxford, Clarendon Press, 2005, p. 383-412 ; J.-B. Gourinat, Akrasia in Greek Philosphy, Leiden-Boston, Brill, 2007, p. 289-302 ; L. Monteils-Lang, Agir sans vouloir, op. cit., p. 289-338. 451 Galien, Plac. Hipp. Plat., IV, 7, 12-18, p. 284 De Lacy (= SVF III 466). 452 Voir L.  Monteils-Lang, « La version stoïcienne du conflit de l’âme : entre intellectualisme moral et tragédie de la raison » », in S.  Alexandre & O.  Renaut (éd.), Rationalité tragique, Zetesis – Actes des colloques de l’association [En ligne], no 1, 2010 [http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?rubrique1]. 453 De ira, I, 7, 4 : « Quemadmodum per procliue currentium non ubi uisum est gradus sistitur, sed incitato corporis ponderi seruit ac longius quam uoluit effertur […]  ». 449

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

qu’il est incliné à vouloir se trouve ici très vite éclipsée par la référence à un élan excessif. En posant la possibilité de la mauvaise conscience (mala conscientia), Sénèque semble avoir réintroduit la possibilité du conflit de l’âme avec elle-même : « les hommes ont tout à la fois, à l’égard de leurs vices, de l’amour et de la haine454 ». La mauvaise conscience atteste cette ambivalence interne à la uoluntas qui n’implique pas le retour d’une partition dans l’âme. Il faut remarquer à cet effet qu’à y regarder de plus près, Sénèque réaménage la métaphore chrysippéenne du coureur455 en la fondant dans celle du cylindre. Pour Chrysippe, l’élan emportait le coureur (le logos) qui ne pouvait plus s’arrêter parce qu’il avait perdu tout contrôle sur lui-même : c’est l’atonie ou le manque de tension caractéristique de la passion dans laquelle la raison fait l’expérience de son impuissance. Sénèque formule quant à lui les choses un peu autrement456 : l’absence d’hégémonie de l’âme sur elle-même par laquelle elle n’est plus en sa possession (nec in sua potestate457) résulte positivement d’une force assimilée ici à la force de résistance du corps qui empêche le coureur de s’arrêter. Le fait pour l’âme de ne plus avoir de pouvoir sur elle-même est ainsi aussi décrit positivement comme le produit d’une résistance, de sorte que la volonté semble faire ici l’épreuve de sa propre ambivalence : […] celui qui court sur une pente ne peut arrêter son pas à l’endroit prévu : mais poussé par le poids du corps, il est entraîné et est emporté plus loin qu’il ne voulait. […]458.

Il convient de même de remarquer que Sénèque ne s’intéresse non pas exclusivement à la figure repoussoir du passionné mais à une forme de conflictualité psychique qui est cette fois-ci caractéristique du progressant engagé sur la voie de la sagesse. Il s’agit d’envisager une conflictualité psychique non seulement accessible à la thérapeu454 Ep. 112, 4 : « Homines uitia sua et amant simul et oderunt ». Voir A. J. Voelke, L’idée de volonté dans le stoïcisme, op.  cit., p.  172-175 ; Die Vorstellung vom Willen in der Morallehre Senecas, München/Leipzig, 2003 et M. L. Colish, « Seneca on Acting against Conscience », art. cité. 455 Galien, Plac. Hipp. et Plat., IV, 2, 10, p. 369 (= SVF III 462). Sur la métaphore chrysippéenne du coureur et sur le modèle du retournement passionnel, voir T. Bénatouïl, Faire usage : la pratique du stoïcisme, op. cit., p. 100-105 et 109-112. 456 Voir M. L. Colish, art. cité, p. 105. 457 Ep. 40, 7. 458 Ibid. (notre trad.) : « per procliue currentium non ubi uisum est gradus sistitur, sed incitato corporis pondere se rapit ac longius quam uoluit effertur  ».

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tique mais qui est celle sur laquelle elle s’exerce préférentiellement car elle est celle qui résiste pour une part à la parénétique. Lorsqu’il progresse, le sujet sait ce qu’il convient de vouloir sans pour autant le vouloir « jusqu’au bout ». La question devient pour lui celle de « tenir ses résolutions (ut proposita custodias)459 », plus que d’en « prendre d’honorables (ut honestas proponas) », ce qu’il a déjà fait. C’est la figure du progressant qu’incarne le Sérénus du De tranquillitate animi. Dans un retournement tout à fait caractéristique, Sénénus craint que la force de l’habitude constitue l’arme du vice plutôt que celle de la vertu : Je crains que l’habitude, qui affermit toutes choses, n’enracine plus profondément en moi ce vice : le long commerce avec les vices comme avec les biens conduit à les aimer460.

Avec Sérénus, Sénèque fait le portrait d’une autre figure du non-sage qui n’est plus celle de l’insensé mais celle du progressant déjà bien engagé sur la voie de la vertu  : lui la veut ou plutôt, la voudrait. Il est acquis à la cause du stoïcisme, met en pratique ses préceptes mais n’en est pas moins comme pris de faiblesse, selon la formule même de Sérénus, là où la vertu est censée procurer la stabilité : il en vient à manquer de volonté, c’est-à-dire ici d’intention, jusqu’à douter de la voie qu’il a pourtant choisie, ce qui témoigne encore de l’imbrication du vouloir et du savoir. Sérénus décrit son mal avec l’image de la nausée, une nausée dont il demande à Sénèque de le guérir : Je te prie donc, si tu as quelque remède avec lequel tu puisses mettre un terme à mon hésitation, de me tenir digne de te devoir ma tranquillité. Que ces mouvements de l’âme ne sont pas dangereux et qu’ils n’entraînent pas de perturbation avec eux (nec quicquam tumultuosi adferentis), je le sais ; et pour exprimer ce dont je me plains, par une comparaison juste, ce n’est pas la tempête qui me tourmente, mais le mal de mer. Délivre-moi donc de ce mal quel qu’il soit, et secoure le passager qui souffre en vue du port (in conspectu terrarum laboranti)461. Ibid., 16, 1 (trad. M.-A. Jourdan-Gueyer). Tranq. I, 3  (notre trad.) : « Sed ego uereor ne consuetudo, quae rebus affert constantiam, hoc uitium mihi altius figat : tam malorum quam bonorum longa conuersatio amorem induit ». 461 Sénèque, Tranq. I, 18 (notre trad.) : « Rogo itaque, si quod habes remedium quo hanc fluctuationem meam sistas, dignum me putes qui tibi tranquillitatem debeam. Non esse periculosos hos motus animi nec quicquam tumultuosi afferentes scio ; ut uera tibi simili459 460

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

Sénèque retrouve ainsi la question de la conflictualité psychique, celle du progressant intermédiaire acquis en théorie à la cause de la progression mais qui n’en demeure pas moins tiraillé et tourmenté462 de ce tiraillement : il en va bien tout à la fois d’un conflit et d’une conscience de ce conflit qui donne lieu chez Sérénus à un mécontentement de soi (fastidio sui) et à un découragement. Ce conflit représente pour lui le défaut le plus fâcheux qui soit car en un sens le moins individué : quel combat reste-t-il à mener, puisque celui de la conversion a déjà eu lieu463 ? Lorsqu’il est confronté à ce conflit au surgissement imprévisible, le progressant ne sait précisément plus contre quoi il doit se battre : En cherchant pour moi, Sénèque, quelques défauts sont apparus en moi, exposés à tous les yeux, que je pouvais toucher du doigt, quelques autres plus obscurs, et cachés dans les replis de mon âme, d’autres enfin qui ne sont pas continuels, mais paraissent par intervalle : ceux-là je dis qu’ils sont les plus fâcheux de tous, comme des ennemis toujours changeant de place et qui épient le moment de vous assaillir et avec lesquels il n’est permis ni de se tenir en haleine comme en temps de guerre, ni en sécurité comme en temps de paix464.

tudine id de quo queror exprimam, non tempestate uexor, sed nausea : detrahe ergo quicquid hoc est mali, et succurre in conspectu terrarum laboranti ». 462 Avec cette figure du progressant, on a affaire à l’anti-Médée, dans la mesure où Médée ignore le conflit, et par là même la possibilité de son dépassement, nous y reviendrons, de sorte que le cas Médée incarne un cas limite d’impossibilité de la guérison et par là même de déshumanisation absolue. Voir M. Bourbon, « La “servitude volontaire” de Médée : conflictualité psychique et résistance », art. cité. Sur ce personnage paradigmatique, voir aussi notamment V. Laurand, « Médée, paradigme philosophique ? Réflexion sur l’usage de l’exemple de Médée chez les Stoïciens », A. Berra, B. Cuny-Le Callet, C. Guérin (éd.), Cahiers du Théâtre Antique – Cahiers du GITA no 20, Médée. Versions et interprétations d’un mythe, Besançon, PUFC, 2016, p. 111-128 et M. Bourbon, De l’unicité à la personnnalité, op.  cit., p.  456-474, où l’on trouvera une bibliographie complète. Voir aussi M. M. Sassi, « The Medea Syndrome », Philosophical Inquiries, V, 1-2017, p. 91-106. 463 C’est ce qui distingue le Sérénus du De Tranquillitate animi du Sérénus du De constantia Sapientae, auquel Sénèque non sans ironie déclare en III, 1 : « Je crois voir ta pensée s’échauffer et se soulever d’indignation. Tu es prêt à t’écrier : “Voilà ce qui enlève toute autorité à vos préceptes. Vous faites de grandes promesses, qui vont même au-delà de nos souhaits, bien loin que nous puissions y croire” » (trad. É. Bréhier). 464 Tranq. I, 1 (notre trad.) : « Inquirenti mihi in me quaedam uitia apparebant, Seneca, in aperto posita, quae manu prehenderem, quaedam obscuriora et in recessu, quaedam non continua, sed ex interuallis redeuntia, quae uel molestissima dixerim, ut hostes uagos et ex occasionibus assilientes, per quos neutrum licet, nec tamquam in bello paratum esse nec tamquam in pace securum ».

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Sérénus sait où vouloir – sa mens est une bona mens – mais chez lui le vouloir ne s’identifie pas encore pleinement au savoir. Il ne dispose pas à ce titre d’une bona uoluntas. Sa mens loge une conflictualité psychique qui n’est plus conflictualité entre des instances extérieures l’une à l’autre mais pour ainsi dire conflictualité avec « soi-même » en « soi-même ». L’âme de Sérénus pâtit d’une faiblesse (infirmitas), celle « d’une âme hésitante entre ces deux choses, n’incliner ni fortement vers la voie droite ni vers le vice465 » : Cependant cet état habituel en moi que je surprends le plus souvent (car, pourquoi ne dirais-je pas le vrai comme à mon médecin ?), c’est celui de n’être ni délivré de bonne foi des vices que je redoutais et détestais, ni d’être de nouveau sous leur empire. Je me trouve dans une condition qui si elle n’est pas la pire, est pourtant plus que jamais douloureuse et la plus désagréable : je ne suis ni malade, ni bien portant466.

Chez lui, c’est en la uoluntas elle-même que s’éprouve la possibilité d’un écart du vouloir au savoir, celle précisément d’une résistance interne : le conflit est un conflit de la uoluntas-mens avec elle-même et avec ses objets. C’est la même uoluntas qui sait ce qu’il convient de vouloir mais qui persiste à vouloir autre chose et donc ne le veut pas tout le temps ou veut plusieurs choses à la fois, prise dans la multiplicité, l’instabilité et la versatilité de ses attachements. Dans le conflit, la uoluntas elle-même est prise entre deux pôles : comme mens elle peut se trouver tiraillée par ce à quoi elle est inclinée comme adpetitus, ce qui n’annule cependant à aucun moment son caractère rationnel – c’est la lucidité caractéristique de Sérénus – et ne suspend donc à aucun moment sa responsabilité. C’est sur la même scène psychique que tour à tour et parfois pour ainsi dire en même temps elle veut puis ne veut plus ou ne veut pas jusqu’au bout. Il en va bien ici à ce titre d’un glissement de la valeur du retournement du logos à celle de la conflictualité interne de la uoluntas. L’analyse moniste chrysippéenne projette en effet immédiatement le conflit sur un plan logique qui est l’ultime référent du système : il est réduit à un 465 Ibid. I, 4 (notre trad.) : « Haec animi inter utrumque dubii, nec ad recta fortiter nec ad praua uergentis, infirmitas qualis sit, non tam semel tibi possum quam per partes ostendere ». 466 Ibid. I, 2 (notre trad.) : « Illum tamen habitum in me maxime deprehendo (quare enim non uerum ut medico fatear ?), nec bona fide liberatum me iis quae timebam et oderam, nec rursus obnoxium. In statu ut non pessimo, ita maxime querulo et moroso positus sum nec aegroto nec ualeo ».

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

conflit entre des jugements, ce qui demeure le cas lorsqu’Épictète parle d’un conflit d’une prohairesis contre une autre prohairesis467. Ici, ce modèle de la conflictualité interne qui est appliqué non plus à la figure du passionné perdu pour lui-même mais à celle du progressant se trouve enrichi : si cette projection sur un plan logique demeure toujours possible (sans quoi on aurait quitté le système stoïcien), le conflit de la uoluntas déborde aussi le jugement. Il est ainsi question tout à la fois d’une complaisance (fauor) qui fait obstacle au jugement (judicio fauor officit)468, son jugement paraissant se trouver en position d’extériorité par rapport à son affectivité, et en retour d’une faiblesse (infirmitas) de l’âme qui rend le jugement vacillant. L’âme grevée de l’intérieur, c’est le jugement même censé la soutenir qui s’en trouve affaibli. Sérénus en arrive à douter, comme si ici c’était la puissance de l’affectivité qui imposait ses raisons au contenu du jugement : Je m’éloigne donc, non pas pire mais plus triste ; et dans mon pauvre domicile je ne porte plus la tête si haute ; une morsure secrète m’arrive, enfin je doute si ces choses-là ne sont pas préférables. Rien de tout cela ne me change mais il n’est rien qui ne m’ébranle469.

Sérénus est ainsi pris dans une alternance de mouvements oscillatoires d’amplitude limitée470 par lesquels il ne peut s’empêcher de regretter ce à quoi il a pourtant renoncé en conscience. Les bonnes intentions se trouvent menacées à l’épreuve de la réalité, ses résolutions se trouvent rudement mises à l’épreuve par l’attrait pour le luxe qu’il a conservé. Ce conflit est redoublé par un savoir de la mens sur elle-même. Sérénus « ose se dire la vérité (sibi uerum dicere ausus est) » sur lui-même471. Sérénus vit le conflit : il se sait non-sage472. Cette alternance est ainsi redoublée Entretiens, I, 17, 25-27. Sénèque, Tranq. I, 16 (notre trad.) : « En fait nous regardons avec familiarité les choses ordinaires et la complaisance obscurcit toujours le jugement. Familiariter enim domestica aspicimus, et semper iudicio fauor officit ». 469 Ibid., I, 9 (notre trad.) : « Recedo itaque non peior, sed tristior, nec inter illa frivola mea tam altus incedo, tacitusque morsus subit et dubitatio numquid illa meliora sint. Nihil horum me mutat, nihil tamen non concutit ». 470 Voir Tranq. I, 5-15. 471 Ibid. I, 17 (notre trad.). 472 Voir aussi, dans un autre cadre cependant, l’aveu de Sénèque qui vaut pour autojustification dans le De vita beata, XVII, 3 : « Je ne suis pas un sage, et (que ta malveillance soit satisfaite) je ne le serai pas. Exige donc de moi, non que je sois l’égal des meilleurs, mais seulement meilleur que les méchants : il me suffit de retrancher chaque jour quelque chose de 467 468

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par des variations d’humeur où les épisodes de repli et de haine de soi alternent avec des épisodes d’exaltation frénétique : la prise de conscience de son état le conduit au découragement. Il y a là un point décisif : autant que du conflit, c’est de sa lucidité sur lui-même dont souffre Sérénus, celle de l’angoisse de retomber dans le vice : en toute chose me suit cette même faiblesse de bonne âme. Je crains d’y succomber à la longue ; ou, ce qui est plus inquiétant, d’être toujours suspendu comme celui qui va tomber, et que la situation soit plus funeste, peut-être, que celle que je prévois473.

Au chapitre 2, le diagnostic de Sénèque est posé : Sérénus voudrait être inébranlable. Il voudrait avoir atteint cette tranquillitas que seule la vertu est à même d’offrir et dont la description vient incarner l’exact négatif de cet état d’instabilité caractérisée dont il fait l’expérience : Nous cherchons donc comment l’âme toujours d’un pas égal et sûr, peut être en paix avec elle-même, contempler joyeuse ses biens, et prolonger ce contentement, se maintenir dans un état paisible, sans jamais s’exalter ou se déprimer. Cet état sera la tranquillité474.

C’est ainsi que l’on peut éclairer à nouveaux frais la formule de la Lettre 20 : le manque de tranquillité de l’âme est une affaire de désirs contradictoires, de distonie, et c’est aussi la leçon du De Tranquillitate animi. Tant que le vouloir n’est pas arrêté dans un savoir consistant, celui de la vertu, nous ne pouvons atteindre la tranquillitas : Les hommes ne savent pas ce qu’ils veulent, sinon au moment où ils le veulent : vouloir ou ne pas vouloir n’est chose arrêtée de façon absolue pour personne475.

mes vices et de gourmander mes égarements » (trad. A. Bourgery). Sur cette revendication, voir T. Bénatouïl, « Les possessions du sage et le dépouillement du philosophe », art. cité. 473 Tranq. I, 16 (notre trad.) : « in omnibus rebus haec me sequitur bonae mentis infirmitas, cui ne paulatim defluam uereor, aut, quod est sollicitius, ne semper casuro similis pendeam et plus fortasse sit quam quod ipse peruideo ». 474 Ibid., II, 4 (notre trad.) : « ergo quaerimus quomodo animus semper aequali secundoque cursu eat propitiusque sibi sit et sua laetus aspiciat et hoc gaudium non interrumpat, sed placido statu maneat, nec attollens se umquam nec deprimens. Id tranquillitas erit ». 475 Sénèque, Ep. 20, 6 (trad. H. Noblot très légèrement modifiée).

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Troisième partie.  La subjectivité chez Sénèque

Non sans paradoxe, Sénèque préconise pourtant comme thérapeutique pour Sérénus un nouvel entre-deux qui mêle tour à tour « la solitude et le monde476 », un savant mélange censé rendre les amplitudes de ses oscillations les moins fortes possibles, comme si le lot de la condition humaine résidait précisément dans cet entre-deux qu’il fallait tenter de tenir au mieux, à la manière d’un funambule : une manière de dire aussi que nous devons faire avec ce savoir que nous ne serons jamais sages. Tout se passe ainsi comme si Sénèque venait prendre en charge, dans la langue de la uoluntas, la limite même de la langue « intellectualiste », celle de l’expérience d’une certaine irréductibilité du vouloir au savoir et sans doute avec elle du bonheur à la vertu : dans l’expérience de la conflictualité qui l’affecte, Sérénus n’est pas moins vertueux ou plus mauvais (peior), il est plus triste (tristior)477. Le choix de la vertu ne semble pas l’avoir conduit au bonheur escompté. Il y a là un point tout à fait décisif : l’histoire de Sérénus est peut-être avant tout celle de la conscience de son infirmitas. Sénèque pousse ainsi dire « l’intellectualisme » jusqu’à son plus haut degré : l’expérience du conflit de la volonté se donne comme celle d’un savoir sur soi-même. Et c’est ce savoir qu’il s’agit pour lui d’apprivoiser. Par ce détour, le savoir a dès lors absorbé une charge de liberté irréductible en devenant sous cette perspective une modalité de la uoluntas. Pour Sénèque, le mécontentement de soi-même dont se plaint Sérénus n’a donc en fait pas grand-chose à voir avec les maux réels qui rongent les insensés478: il est le signe d’une bona mens. C’est en tout cas ce que suggère l’image des maux imaginaires dont se croient encore porteurs ceux qui sont en fait déjà guéris. Elle conduit cette forme de conflictualité psychique à apparaître comme un état quasi constitutif de l’âme vertueuse : Je me demande, par Hercule, depuis longtemps, moi-même sans rien dire, à quoi je pourrais comparer une telle affection de l’âme, et je ne saurais appliquer de plus propre exemple que celui de ceux qui, revenus d’une longue et grave maladie, sont encore affectés de temps à autre de légers frissons et malaises et, qui lorsqu’ils se sont débarassés de ces Tranq. XVII, 3. Ibid., IX, 1. 478 Ibid., II, 5  (notre trad.) : « […] tu comprendras aussitôt combien tu as bien moins à faire avec ce mécontentement de toi-même que ceux qui enchaînés à une profession ambitieuse et alourdis du poids d’un titre imposant, se maintiennent dans ce rôle affecté (in sua simulatione), plutôt par pudeur (pudor) que par volonté (uoluntas) ». 476 477

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traces, s’inquiètent encore de maux imaginaires, présentant le pouls au médecin, et prennent pour de la fièvre la moindre chaleur corporelle. De ceux-ci, le corps n’est pas peu sain, Sérénus, mais leur corps n’est pas suffisamment habitué à la santé, il est comme l’oscillation et le frémissement d’une mer tranquille ou qui se repose d’une tempête479.

Le paradoxe est formulé par Sérénus lui-même : ne pas croire être parvenu à la sagesse est la condition sine qua non pour y parvenir480. Cette conflictualité devient à ce titre constitutive du processus de subjectivation. Sommes-nous donc ici toujours dans le système stoïcien ? Oui, mais dans un système qui prend mieux en compte la complexité de l’être humain et de sa vie psychique et qui affirme mieux son existence en tant que sujet. La uoluntas n’apparaît plus seulement comme un principe d’action mais comme un principe d’identité personnelle capable de porter la part conflictuelle que revêt toute progression vers la vertu.

479 Ibid., II, 1 (notre trad.) : « Quaero mehercules iam dudum, Serene, ipse tacitus, cui talem adfectum animi similem putem, nec ulli propius admouerim exemplo quam eorum qui, ex longa et graui ualetudine expliciti, motiunculis leuibusque interim offensis perstringuntur et, cum reliquias effugerunt, suspicionibus tamen inquietantur medicisque iam sani manum porrigunt et omnem calorem corporis sui calumniantur. Horum, Serene, non parum sanum est corpus, sed sanitati parum assueuit, sicut est quidam tremor etiam tranquilli maris motusque, cum ex tempestate requieuit ». 480 Ibid. I, 17 (notre trad.) : « Je pense que beaucoup d’hommes auraient pu parvenir à la sagesse, s’ils n’avaient pensé y être arrivés, s’ils ne se fussent dissimulé quelquesuns de leurs vices, ou s’ils n’avaient passé, les yeux ouverts, devant d’autres. Puto multos potuisse ad sapientiam peruenire, nisi putassent se peruenisse, nisi quaedam in se dissimulassent, quaedam opertis oculis transiluissent ».

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QUATRIÈME PARTIE PERSONAE ET PROSÔPA, L’IDENTITÉ PERSONNELLE À L’ÉPREUVE DE LA MÉTAPHORE DE L’ACTEUR

Il est peut-être un lieu qui dépasse la distinction entre les mondes grec et romain : celui de la théâtralité. Nous aimerions ainsi conclure notre enquête en prenant au mot la métaphore stoïcienne de l’acteur1. Si comme elle le fait voir la philosophie a à aller chercher quelque chose au théâtre2, c’est qu’elle relève de ce que H.  Blumenberg a nommé « métaphore absolue »3 : une métaphore qui exprime tout autant que la pensée conceptuelle4, qui révèle ce qu’il s’agit d’enseigner, et dans laquelle le discours conceptuel vient lui-même puiser5. La métaphore de l’acteur a constitué pour les stoïciens un usage du langage qui contribue à construire un rapport pratique au réel. C’est dire qu’elle fait signe vers 1 Sur l’histoire du motif du teatrum mundi, nous renvoyons ici à l’ouvrage de G. Navaud, Persona. Le théâtre comme métaphore théorique de Socrate à Shakespeare, Genève, Droz, 2011. 2 La métaphore du théâtre fournit en outre à Chrysippe le modèle même de l’appropration. Voir Chrysippe, d’après Cicéron, Fin. III, 20, 67 (= SVF III 371). 3 H.  Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, trad. fr. D.  Gammelin, postface de J.-C. Monod, Paris, Vrin, 2006. 4 Le pouvoir « heuristique » de la métaphore comme « métaphore vive » a été mis en évidence par P. Ricoeur, voir La métaphore vive, Paris, Éditions du Seuil, 1975. Voir aussi J. Derrida, La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique, repris dans Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972 et « Le retrait de la métaphore », conférence reprise dans Psychè. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1998. Sur ces deux conceptions de la métaphore, voir l’étude de J.-L. Amalric, Ricoeur, Derrida. L’enjeu de la métaphore, Paris, PUF, 2006. 5 Voir H. Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, op. cit. Le concept de métaphore absolue s’articule de ce point de vue chez H. Blumenberg à l’idée qu’il n’y a « pas de fin au mythe, mais seulement des stratégies diverses pour tenter de le “porter à sa fin” ». Sur ce point, voir J.-C. Monod, « Métaphore absolue et mythe sans fin. La lumière, les ombres, l’aveuglement », Cahiers philosophiques, 3/2010 (no 123), p. 19-35, p. 20.

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l’expérience subjective que l’homme entretient au monde : le problème du subjectif trouve alors son expression ultime dans un paradigme qui le montre. Elle rend ainsi pensable ce qui pouvait conserver une apparence contradictoire dans l’analyse théorique : l’affirmation conjointe du destin et de la liberté6, celle de la distance et de l’engagement au cœur du rapport à l’existence, et avec elles celle d’une scission constitutive du rapport à soi qui situe l’identité dans l’entre-deux d’un rapport d’identification toujours à rejouer. Les métamorphoses d’une métaphore à laquelle les stoïciens tenaient autant ont donc certainement quelque chose à nous livrer de cette genèse stoïcienne de la subjectivité. Car la « métaphore absolue » présente une caractéristique tout à fait cruciale selon H. Blumenberg : sa capacité à être l’objet d’une appropriation subjective. La métaphorique du théâtre « ne connaît pas de fin7 » : à l’image des mythes, des personnages et des pièces que les auteurs s’approprient pour en offrir une interprétation personnelle, les auteurs stoïciens s’emparent de la métaphore pour la transformer chacun à leur manière. Elle constitue ainsi le lieu d’une interprétation et d’une variation infinies et opère ainsi dans la langue ce que la reprise théâtrale opère sur la scène et qu’il s’agit de réaliser dans la vie. Ce caractère « absolu » que prend ici la métaphore permet sans doute d’éclairer qu’elle devienne d’ailleurs plus qu’une métaphore. En effet, elle en vient à se trouver lexicalisée  chez Sénèque comme chez Épictète : l’image passe alors dans la langue sans que son statut métaphorique ne reste désormais explicite. Dans le cas de persona, cette lexicalisation prend une dimension tout à fait spécifique puisque c’est elle qui est à l’origine de notre terme de « personne »8. Il nous faut donc tenter d’éclairer ce mouvement par lequel le terme est arraché à la sphère du théâtre pour se retrouver investi dans le champ de la philosophie – en même temps qu’il l’est dans celui de la rhétorique et du droit –, au moment même où celle-ci élabore un appareil conceptuel décisif dans l’histoire de la problématisation de la subjectivité. Dans ces conditions, la métaphore théâtrale nous semble pouvoir être considérée comme un 6 Voir M. Vegetti, « La sagezza dell’attore. Problemi dell’etica stoica », Aut aut, n. s., 195-196, 1983, p. 19-41, p. 30. 7 J.-C. Monod, art. cité, p. 20. 8 Voir A. Merker, « Introduction : Personne », in La Personne, Actes du colloque interdisciplinaire de l’Université de Strasbourg des 20 & 21 octobre 2010, organisé par A. Merker, et J.-M. Poughon, Textes édités et introduits par A. Merker, préfacés par J.M. Poughon, Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, op. cit., p. 11-24. Voir aussi F. Ildefonse, « La personne en Grèce ancienne », art. cité.

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Quatrième partie.  PERSONAE ET PROSÔPA

opérateur de cette histoire. Il s’agit donc de questionner les effets théoriques par lesquels dans le stoïcisme la persona devient une notion avant de devenir un concept. L’historiographie renvoie volontiers aux débats trinitaires dans lesquels la persona se constitue en concept théologique. A. de Libera a montré comment, une fois entrée en philosophie à l’âge classique, la notion de personne y « présid[e] en sous-main à la naissance du sujet9 ». Il reste à éclairer comment la métaphore contribue déjà dans le stoïcisme à cette histoire de la subjectivité, avant même sa reprise par la théologie trinitaire10, et a  fortiori avant son entrée sur la scène philosophique classique. À la différence de ce que nous avons fait jusque-là, nous ne renoncerons pas ici à l’ordre chronologique. En l’état de nos sources, nous privilégions des corpus au sein desquels la récurrence et l’importance de la métaphore font qu’il devient plus aisé de mettre en évidence les enjeux théoriques de son usage du fait du contexte dont nous disposons. Nous commencerons ainsi avec la théorie panétienne et cicéronienne des personae11. Il n’en demeure pas moins que l’exposé de Caton du livre III du De finibus fait de l’art de l’acteur le paradigme de la sagesse12, ce qui laisse supposer que Chrysippe ou Antipater usaient déjà de la métaphore. Nous savons par ailleurs par Diogène Laërce que pour Ariston l’acteur incarnait par excellence la capacité d’adaptation du sage13. Chez Caton, le sage ne peut jouer qu’un seul rôle, chez Ariston il peut tous les jouer, en vertu de son adaptabilité vertueuse. Dans les deux cas, la métaphore vise à illustrer le caractère intransitif de la vertu14. Caton in A. de Libera, Archéologie du sujet I. Naissance du sujet, op. cit., p. 87. Sur cette question, voir E.  Bermon, « Persona », Augustinus-Lexikon (éd. C. Mayer, Bâle, Schwabe & Co.), vol. 4, 2016, p. 693-700. 11 D.L. VII, 160 (= SVF I 351) « Le sage est en effet semblable au bon acteur, lequel, qu’il reçoive le rôle de Thersite ou d’Agamemnon, les joue chacun comme il convient » (notre trad.). Sur ce texte, voir A. M. Ioppolo, Aristone di Chio e lo stoicismo antico, op. cit., et en particulier, chapitre 7, p. 188-207. Voir aussi plus bas, p.350-352. 12 Fin. III, 24 : « De même en effet qu’à l’acteur tous les gestes (histrioni actio), au danseur tous les pas ne sont pas permis mais ceux qu’on leur a précisément donnés à exécuter, de même la vie doit être conduite, non d’une façon quelconque, mais d’une façon déterminée, celle dont nous disions qu’elle est accordée et harmonieuse  » (trad. J. Martha). 13 Voir A. M. Ioppolo, Aristone di Chio e lo stoicismo antico, op. cit., p. 198. 14 Il n’y a donc pas, nous semble-t-il, à opposer les usages chrysippéen et aristonien, comme le suppose K. H. Rolke pour qui Ariston aurait délibérément souscrit pas à cette lecture mais continue cependant d’insister sur la différence entre les deux usages de la métaphores. Voir aussi, du même auteur, Die Bildhafte Vergleiche in den Fragmanten der Stoiker von Zenon bis Panaïtios, op. cit., p. 296. 9

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siste sur l’unité et la détermination du rôle joué par le sage, celles d’un accord à la normativité de la raison universelle qui définit l’harmonie du convenable (prepon). Ariston souligne plutôt comment la constance de cet accordement permet au sage de tout affronter, selon un usage cynicisant sur lequel nous reviendrons15. La métaphore suppose alors la substantialité du sage identifié à ce grand acteur distinct de son rôle. Or les théories panétienne et cicéronienne de la persona ne partent pas de cette perfection de jeu, elles cherchent plutôt à penser les conditions de la genèse de l’acteur.

I. La théorie panétienne et cicéronienne des personae : soimême comme ses rôles Nous trouvons le premier usage stoïcien signifiant de la métaphore de l’acteur dans le texte cicéronien du De officiis16 : Il faut encore comprendre que nous avons été revêtus par la nature comme de deux masques (duabus quasi nos a natura indutos esse personis) ; l’un d’eux est commun (una communis) à tous du fait que nous participons tous à la raison et à sa supériorité, par lequel nous nous distinguons des bêtes, duquel est tiré tout l’honnête et le convenable (honestum decorumque) et à partir duquel on recherche la méthode pour découvrir les devoirs (ratio inueniendi officii) ; mais l’autre de ces rôles est confié en propre à chacun (proprie singulis est tributa). […] À ces deux rôles (ac duabus iis personis) dont je viens de parler, s’ajoute un troisième, [que] le hasard ou les circonstances font peser sur quelqu’un (casus aliqui aut tempus imponit) et aussi un quatrième, que nous adaptons à nous-mêmes par notre propre jugement (nobismet ipsi iudicio nostro accommodamus). En effet, la royauté, le pouvoir suprême, la noblesse, les honneurs, la richesse, et les pouvoirs, et leurs contraires, relèvent du hasard et sont gouvernés par les circonstances ; mais la manière dont nous voulons jouer notre rôle (ipsi gerere quam personam uelimus) nous-mêmes vient de notre volonté (a nostra uoluntate proficistur). C’est pourquoi les uns s’adonnent à la philosophie, les autres au droit civil, d’autres à l’éloquence ; et dans les vertus elles-mêmes, on préfère l’une d’elles pour se rendre excellent. […]17 Voir plus bas, p. 353-354. Off. I, 107-115.C’est P. De Lacy qui le premier en a souligné l’importance. Voir son article, « The Four Stoic Personae », Illinois Classical Studies 2, 1977, p. 163-172. 17 Cicéron, Off. I, 107-115. 15 16

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La métaphore théâtrale offre ici une modélisation inédite de la doctrine de l’appropriation (oikeiôsis) individuelle18. Comme l’ont notamment souligné R.  Woolf et C.  Gill19, Cicéron pose la normativité de l’individualité en éthique. Elle décrit la nécessité d’un accord constant de l’individu à lui-même, un accord qui implique une pluralité d’éléments20 qui consacrent tous la primauté de l’individu, à l’exception peut-être du casus (la troisième persona). C. Gill n’en a pas moins soutenu que la théorie cicéronienne des personae ne devait pas être interprétée comme l’expression d’une approche plus « subjective » et plus « individualiste » du « moi », mais bien comme un réaménagement interne au schéma caractérisé par la prévalence de l’objectivité et de l’universalité qui constitue selon lui la caractéristique essentielle de l’antiquité. À en croire l’interprète, il ne serait pas ici question de la personnalité (personality) qui serait l’apanage d’une conception « subjective-individualiste », mais de la personne (personhood), définie par la rationalité et la capacité éthique d’assumer ses fonctions au sein de la communauté21. Plutôt que de reconduire le texte cicéronien à un modèle « objectif-participant » en risquant de recouvrir sa singularité, nous nous proposons d’explorer la nature du déplacement par lequel le point de vue individuel en vient à devenir celui depuis lequel l’inscription dans le monde trouve son sens. La théorie cicéronienne des personae vise en effet à penser la sociabilité à partir de la primauté du sujet individuel. Il s’agit bien de poser la question du convenable « Quid decet ? », et donc avec elle de l’oikeiôsis sociale. Mais en déployant la centralité de l’individu, la métaphore de la persona22 permet de mener une réflexion renouvelée Cicéron, Fin. III, 16. C. Gill, « Personhood and Personality », art. cité, p. 169-199 ; « Panaetius on the Virtue of Being Yourself », in A. Bulloch et al. (éd.), Images and Ideologies, Self-definition in the Hellenistic World, Berkeley, University of California Press, 1993, p. 330353  et « Le moi et la thérapie philosophique », in G.  Aubry & F.  Ildefonse, Le moi et l’intériorité, op. cit., p. 83-105 ; R. Woolf, « Particularism, Promises, and Persons in Cicero’s De officiis », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 33, 2007, p. 334-344. 20 Voir P. De Lacy, « The Four Stoic Personae », Illinois Classical Studies, 2, 1977, p. 163-172, p. 170, qui explique à juste titre que l’agent moral n’est pas un mais quatre. 21 Voir C.  Gill, Personality in Greek Epic, Tragedy, and Philosophy : The Self in Dialogue, Oxford, Clarendon Press, 1996 ; The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, Oxford, Clarendon Press, 2006 et « Le moi et la théraphie philosophique dans la pensée hellénistique et romaine », art. cité. 22 Cicéron a déjà usé de l’image, toujours pour poser la rationalité comme le critère de distinction entre les bêtes et les autres vivants, voir Off. I, 97. Pour un autre usage de la 18 19

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sur l’oikeiôsis individuelle humaine. Afin d’éclairer les enjeux du modèle cicéronien, revenons d’abord sur la notion de persona. 1. Retour sur la notion de persona a. Le terme de persona : évolution sémantique Persona n’a jamais pris le sens de « visage, devant, façade » ni par métonymie celui d’« expression du visage » que son équivalent grec prosôpon possède. Cette différence a son importance : le grec prosôpon ne se défait jamais de son ambivalence originelle qui fait qu’il désigne indifféremment le visage et le masque. Pour le dire autrement, il ne va pas de soi « qu’il y ait quelqu’un derrière le masque-prosôpon23 ». Il peut toujours s’avérer que le prosôpon ne soit rien d’autre qu’un visage. La persona est quant à elle travaillée par une autre ambivalence inhérente au jeu théâtral : elle a toujours déjà à voir avec un partage entre ce qui est évident et ce qui est ne l’est pas, ce qui l’associe constitutivement à la problématique de la représentation, qui n’est cependant pas réductible à celle de l’aliénation. Le terme persona est d’emblée relatif au contexte théâtral, même si par ailleurs son sens originel est difficilement identifiable24. Le substantif est attesté depuis Plaute où il apparaît au pluriel pour désigner les personnages de théâtre, mais on s’accorde pour penser qu’avant d’être appliqué au personnage, il désignait d’abord le masque de théâtre. Les latins ont longtemps attribué une étymologie pourtant fautive à persona : per-sonare, ce sans quoi la voix ne pourrait se faire entendre25. Un fragment d’Aulu-Gelle, au iie siècle après J.-C., rapporte cette étymologie

métaphore du masque endossé et d’un partage visible/invisible, voir De natura deorum II, 24, 63. 23 Sur ces aspects, voir F. Frontisi-Ducroux, Du masque au visage. Aspects de l’identité en Grèce ancienne, Paris, Flammarion, 1995. 24 Voir M. Nédoncelle, « Prosôpon et persona dans l’Antiquité classique », Revue des sciences religieuses 22, 1948, p. 277-299 ; C. Moussy, « Esquisse de l’histoire du substantif persona », in A.  Alvar Ezquerra & F.  Garcia Jurado (éd.), Actas del X congresso español de estudios clásicos, vol. 2, Madrid, Sociedad Española de Estudios Clásicos, 2001, p. 154 ; voir aussi F. Létoublon, « La personne et ses masques, remarques sur le développement de la notion de personne et sur son étymologie dans l’histoire de la langue grecque », in Faits de Langues, 3, La personne, Paris, PUF, 1994, p. 7-14. 25 Cette étymologie est rendue impossible par la différence d’accentuation des deux termes : la deuxième syllabe de « persona » est longue alors que celle de personare est brève. D’autres étymologies ont été avancées. Sur ces points, voir M.  Nédoncelle, « Prosôpon et persona dans l’Antiquité classique », art. cité, p. 286-287.

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fantaisiste proposée par Gavius Bassus26 – étymologie que l’on retrouvera chez Boèce27 et même dans l’entrée « persona » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert28. Persona serait pourtant dérivé de l’étrusque Phersu29 dont le nom évoque celui de la grecque « Perséphone », figure limite entre l’invisible et le visible, elle qui fut condamnée à partager sa vie entre les Enfers et la Terre, entre l’ombre et la lumière, détentrice de l’invisible par excellence, la tête gorgonéenne. Le terme désignait en étrusque tout autant le masque que le personnage masqué (on a retrouvé le mot sur les représentations où apparaissait un tel personnage) sans qu’on ne sache vraiment à quoi le phersu faisait référence – le masque lui-même ou son porteur. Persona serait donc un emprunt à la langue étrusque qui se serait opéré à la faveur de l’importation romaine des pratiques scéniques des Étrusques, alors même que les romains auraient résisté longtemps au port des masques dans leurs pratiques théâtrales30. Le terme est en tout cas en usage au moment où, selon toute vraisemblance, le port du masque n’est pas alors généralisé. Il se serait trouvé ainsi « laïcisé » à partir des rites étrusques : de son acception originairement rituelle et religieuse, persona devient un terme technique du théâtre qui n’est plus utilisé à propos des masques rituels en latin classique (on trouvera en revanche les acceptions oscilla, laruae, maniae). Il subit ensuite une évolution sémantique analogue à celle de prosôpon mais une évolution accélérée, de sorte qu’elle aurait même influencé cette dernière. Un transfert sémantique s’opère ainsi à partir de la sphère théâtrale, puisqu’on trouve un peu avant l’ère chrétienne les acceptions théâtrales élargies à la sphère de la vie. Outre le personnage ou le rôle de la vie courante et de la vie sociale, son sens oratoire et son sens juridique, persona pouvait déjà exprimer l’idée d’individualité et de personnalité humaine31. C’est donc le théâtre qui confère au terme le sens de rôle (par synecdoque du masque au personnage et par métaphore du personnage au Nuits Attiques, VI, 7. Patrologie latine, 64, col. 1343 D. 28 Diderot & d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, « Personne », Tome XII, p. 431. 29 Voir D. Emmanuel-Rebuffat, « Le Jeu du Phersu à Tarquinia : nouvelle interprétation », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 127e année, N. 3, 1983, p. 421-438. 30 Selon M. Nédoncelle, c’est ce qui milite en faveur du fait que le terme s’appliquait déjà aux jeux folkloriques étruscos-latins et qu’il avait déjà acquis le sens de personnage ou de rôle au moment de l’emprunt. Voir art. cité.. 31 Ibid. 26 27

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rôle) et, par extension à la sphère non théâtrale, celui de rôle social, familial32, civique et politique (celui par exemple de premier citoyen ou la charge officielle de magistrat33 ou encore la position occupée dans un procès34), ce qui lie le rôle au rang social, à la notion de dignitas et avec elle à celle de decorum ou plus largement à l’officialité d’une fonction35. Or ce rôle, la langue l’assimile peu à peu à l’individu lui-même, souvent dans des contextes laudatifs36, suspendant alors la dissociation que suppose le rôle. La persona en vient ainsi à désigner soit le rôle, soit l’individu lui-même, pris comme un tout37 (l’individu dans sa complexion singulière et avec l’ensemble de ses actes), et elle peut ainsi désigner aussi le « sujet » du droit38. Mais cet individu est toujours susceptible de dissimuler et de paraître celui qu’il n’est pas. Comme l’a mis en évidence C.  Guérin39, cette bipolarité est structurelle : la persona est toujours prise entre référence réelle (ce que l’on est socialement) et rôle (la fonction qu’on assume). Cette bipolarité comporte en elle la possibilité et le risque d’une mésalliance. b. La persona en contexte oratoire En effet, lorsque la rhétorique récupère et théorise peu à peu ces différentes acceptions en systématisant les sens non techniques de persona, on retrouve une répartition analogue entre deux pôles sémantiques, celui de la persona prédiscursive et de la persona discursive, de l’identité individuelle et du personnage fictionnel40 : dès la Rhétorique à Herennius et le De inuentione, la persona désigne l’individu auquel le propos fait 32 Ad.  Fam. 5, 3, 2. Nous empruntons la référence, comme celles qui suivent, à C. Guérin, Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au Ier siècle av. J.-C. Volume I : antécédents grecs et première rhétorique latine, Paris, Vrin, 2009, p. 16-20 qui recense les différentes acceptions du terme. Sur les acceptions de persona chez Cicéron, voir aussi M.  Faure-Ribreau, « L’identité en question. Étude du terme persona dans l’oeuvre de Cicéron », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, no 2, 2011, p. 126-169. 33 In Pisonem, 24. 34 Voir plus bas, p. 316. 35 Leg. Agr. II, 45, 49 ; Pro Planc. 100 ; Dom. 134 ; Harusp. Resp. 61 ; Phil. VI, 2 ; VIII, 29. 36 Rep. II, 55 ; Luc. 5, 6 ; De amic. 7. 37 Pro Cael. 30 ; Phil. II, 53 ; VI, 15 ; XII, 18 ; Tusc. III, 79 ; Ad fam. 3, 5, 2 ; 5, 12, 2 ; 6, 6, 10. Voir sur ce point C. Guérin, op. cit., t. I, p. 17. 38 Ver. II, 43 ; Pro Clu. 125 ; Pro Flacc. 45 ; Dom. 133 ; Leg. II, 48. 39 C. Guérin a ainsi montré qu’elle renvoie in fine à deux théorisations distinctes de la persona oratoire dans l’antiquité. Voir op. cit., t. I, p. 295-423 et t. II, p. 47-143. 40 De inu. I, 99 ; Rhet. Her., I, 13 ; III, 24 ; IV, 66.

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référence (qui peut être l’orateur mais qui ne l’est pas nécessairement) et ses qualités réelles propres, c’est-à-dire une « référence réelle » et à ce titre prédiscursive qui préexiste et demeure indépendante du discours41. La persona permet alors d’ « identifier » de qui il est question dans le discours et de « situer » cet individu en l’inscrivant dans un réseau de relations et de hiérarchies sociales. Pour autant, cette identité prédiscursive ne se limite pas à une identité sociale mais elle fait également appel à des caractéristiques propres moins objectives ainsi qu’à ses manières d’être au cours du procès. Cette persona revêt une fonction argumentative décisive puisqu’elle devient le critère qui permet d’imputer des actes qui peuvent vraisemblablement ou non être attribués à l’individu42. Lorsque la persona est celle de l’orateur ou du client, elle revêt une importance stratégique puisqu’en vantant ses mérites et sa dignitas, elle permet de susciter la bienveillance de l’auditoire : elle détermine la valeur et le sens de ce qui est dit puisqu’elle est ce à l’aune de quoi le discours de l’orateur ou le savoir du témoin sont évalués. La persona prédiscursive fait ainsi du discours de l’orateur ou du savoir du témoin des réalités subjectives. Dans le même temps, et il y a là un second foyer d’acceptions discursives cependant là encore non unifiées, la persona peut avoir partie liée à l’énonciation et désigner soit un personnage de fiction, soit un individu réel, mais cette fois-ci envisagés comme pierre de touche du discours : la persona discursive doit alors se conformer à cette persona réelle (l’individu) et les qualités présentées par le discours doivent être en adéquation avec elle pour préserver la vraisemblance du récit43. La persona désigne ainsi aussi le personnage présenté dans la narration, de sorte qu’elle en vient à nommer une (re)présentation fictionnelle. Le discours de l’orateur et le savoir du témoin sont tous deux évalués en fonction de leur identité sociale, de leur dignitas et même de caractéristiques individuelles moins objectives (qui constituent en un sens encore non discursif sa persona). Leurs qualités sont cependant aussi perçues en fonction de la présentation qui en est faite et de la manière dont elles se manifesteront au cours du procès, en particulier lorsque le public ne connaît pas au préalable l’orateur ou le témoin : ce sont ces caractéristiques rhétoriques que nomme aussi la persona et qui se révèlent cruciales en particulier dans le processus de validation du témoignage judiciaire. La persona en vient Voir Rhet. Her. I, 8 ; De inu. I, 20. Ibid.. I, 34, 78, 82, 100 ; II, 16, 22, 28, 38, 42, 43, 44, 46 ; De orat. II, 104. Voir C. Guérin, La voix de la vérité. Témoin et témoignage dans les tribunaux romains du Ier siècle avant J.-C., Paris, Les Belles Lettres, 2015. 43 De inu. I, 29 ; Rhet. Her. I, 16 ; IV, 55, 65. 41 42

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à désigner « l’image globale d’un individu, susceptible d’être valorisée ou attaquée44 » forgée par le discours : la persona de l’orateur comme du témoin sont en effet construites par l’interrogatoire du procès. La persona est ainsi devenue une réalité discursive considérée dans le rapport qu’elle entretient avec sa référence (l’individu) qui peut-être l’orateur lui-même – mais c’est un cas particulier et non la norme. Ces acceptions de persona consacrent ainsi la non-identité de la persona discursive et de la persona réelle mais en même temps leur indissociabilité, de sorte que la persona installe l’identité dans le registre de la représentation. c. La systématisation de la persona oratoire par Cicéron Il revient à Cicéron d’avoir systématisé la notion en contexte oratoire dans les traités de maturité, en conservant et en unifiant ses aspects discursifs et non-discursifs et en l’appliquant spécifiquement à la figure de l’orateur. Cicéron importe d’abord le sens non rhétorique de rôle ou de fonction sociale dont la notion disposait et qu’elle revêtait également en contexte juridique. Un même homme peut assumer plusieurs personae, la sienne, celle de l’adversaire et celle du juge45. Le patronus46 dispose ainsi de deux personae, celle d’accusateur (persona accusatoris) et celle de défenseur (persona defensoris47). En outre, la persona de l’orateur peut désigner ses caractéristiques individuelles prédiscursives48 (ses qualités, comme la dignitas ou l’auctoritas) qui déterminent le decorum et auxquelles doivent se conformer l’actio et l’elocutio, mais aussi ses qualités individuelles discursives, en tant qu’elles manifestent les premières49. L’une des problématiques soulevée par la théorie du decorum oratoire réside ainsi dans la conciliation entre les qualités rhétoriques valorisées par les normes sociales et l’individualité de l’orateur50 (qui est elle-même définie à la fois par des traits 44 C.  Guérin, Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au Ier siècle av.  J.C. Volume I : antécédents grecs et première rhétorique latine, op. cit., p. 18 qui renvoie à Rhet. Her. II, 5. 45 De orat., II, 102. 46 Ibid., I, 169. 47 Ibid., II, 102 ; Top. 92. 48 Voir par exemple De orat. I, 138 ; II, 42 ; Orat. 45-46 ; Part. orat. 28, 61, 106 ; Top. 73, 80 ; Fin. IV, 6 ; Ad Att. 15, 1a, 2. 49 Pour le sens de ces traits individuels, voir Part. orat. 32, 34 et par extension pour le sens de « personnage », voir par exemple De orat. II, 328 ; II, 171, 204 ; Part. orat. 34, 55. 50 Sur l’adaptation à ses qualités individuelles, De orat. III, 210-211 ; Orat. 71, 72, 73-74, 88, 123.

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« objectifs » et par des traits plus « émotionnels ») à laquelle son style et son actio doivent dans le même temps être fidèles. C’est de cette complexité des rapports entre persona réelle et persona discursive dont semble témoigner la partition entre persona de l’acteur et persona de l’orateur (actor personae/auctor personae), qui constitue un unicum : à la différence de celle de l’acteur, la persona de l’orateur n’est pas un rôle feint puisque ce dernier ressent les passions qu’il interprète et manifeste dans son discours, de sorte qu’on a ici une configuration dans laquelle la persona discursive semble s’autoriser – littéralement – de la persona réelle. Comme a pu l’écrire C. Guérin : L’orateur est par conséquent auctor de sa persona dans un second sens, celui de garant : ses qualités propres, son statut, sa valeur viennent étayer et valider les manifestations pathétiques. Ici abordée sous l’angle des passions, la persona peut donc prendre une valeur pleinement discursive : elle correspond au comportement qu’adopte l’orateur au moment où il prononce son discours. Mais comme le montre l’opposition actor/ auctor, elle entretient avec la persona réelle de l’orateur des liens complexes, qui interdisent de la considérer comme une pure fiction51.

La persona rhétorique cicéronienne pose ainsi la dissociation au fondement de l’économie subjective et engage ainsi la question du rapport de l’orateur à son image discursive, réalité structurellement subjective, en théorisant les modalités et les enjeux de sa construction. L’adaequatio constitutive du decorum introduit dès lors la problématique de la représentation. C’est cette même problématique élargie à la sphère éthique que l’on retrouve dans le De officiis. Pour autant, non circonscrite aux qualités rhétoriques individuelles, l’individualité y devient centrale et elle est déclinée sous quatre aspects comme autant de personae qui imposent que chacune d’elles soit prise en compte. La question de l’accord se pose ainsi à deux niveaux : celui de chaque persona à soi-même et celui des personae entre elles. Lorsque Cicéron reprend la métaphore théâtrale et le thème du prepon/decorum à Panétius, la référence à la persona charriait ainsi des enjeux rhétoriques irréductibles qui contribuèrent eux aussi à la romanisation du modèle de l’oikeiôsis que Cicéron avait initiée par son double choix de traduction en rendant oikeiôsis par conciliatio52 et commendatio53. 51 C.  Guérin, Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au Ier siècle av.  J.C. Volume I, op. cit., p. 20. 52 Fin. III, 21-22. 53 Ibid., § 63.

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2. Une modélisation de l’oikeiôsis humaine « pluralisée » La métaphore des personae apparaît dans le De officiis, un traité d’éthique appliquée adressé par Cicéron à son fils dans lequel il prend pour source le Περί καθήκοντος de Panétius54. Il propose ainsi dans le livre I une théorie éthique du decorum (convenable), le terme qu’il choisit pour traduire le grec prepon55. Panétius aurait en effet été le premier des stoïciens à avoir accordé à la notion de prepon une valeur d’adéquation sociale, là où chez Diogène de Babylonie elle disposait semble-til d’une valeur purement discursive56. La notion de decorum avait déjà été mobilisée par Cicéron dans le De oratore mais elle subit dans le De officiis une extension notable puisqu’elle ne définit plus seulement un decorum rhétorique dans lequel l’individualité n’occupe qu’une place marginale57 mais un decorum éthique : là où l’orateur doit conformer son style à sa persona, le sujet éthique doit conformer ses actes à ses personae individuelles, respectivement sa nature rationnelle (première persona), sa nature individuelle (deuxième persona), les circonstances dans lesquelles il se trouve (troisième persona) et enfin le choix de vie qu’il juge le plus adapté à sa nature (quatrième persona). S’il conserve la théâtralité du prepon grec, le decorum dispose dans ces conditions d’une valeur d’adéquation (adaequatio), celle du rapport entre une persona et les actes d’un individu, c’est là sa spécificité par rapport au prepon. Le critère de cette adaequatio est ici l’individualité. 54 Cicéron revendique explicitement avoir Panétius pour source dans les deux premiers livres du De officiis (Off. III, 7), de sorte qu’il n’y a semble-t-il pas de raison d’en douter. Voir F. Alesse, Panezio di Rhodi, Testimonianze, éd. par F. Alesse, Napoli, Bibliopolis, 1997, p. 195-197 ; 200 ; P. De Lacy, « The Four Stoic Personae », art. cité, p. 169 ; C. Gill, « Personhood and Personality. The Four-Personae Theory in Cicero De officiis I », OSAP 6, 1988, p. 169-199 et C. Lévy, « Y a-t-il quelqu’un derrière le masque. À  propos de la théorie des personae chez Cicéron », in P.  Galland-Hallyn & C.  Lévy (éd.), Vivre pour soi, vivre pour la cité. De l’Antiquité à la Renaissance, op. cit., p. 45-58 pace M. Van Straaten dans son édition de 1962, op. cit. Sur Panétius, voir F. Alesse, Panezio di Rodi e la tradizione stoica, Naples, 1994 ; Panezio di Rodi, Testimonianze, Naples, 1997 ; F. Prost, « La psychologie de Panétius : réflexions sur l’évolution du stoïcisme à Rome et la valeur du témoignage de Cicéron », art. cité. 55 Off. I, 93 : « id quod dici latine decorum potest, graece enim πρέπον dicitur decorum ». Sur les difficultés posées par ce couple, voir A. R. Dyck, A Commentary on Cicero, “De officiis”, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1996, p. 238-249. Cicéron y propose ainsi un réaménagement de la typologie des quatre vertus cardinales sous la forme d’une typologie de la beauté morale (honestum). Au sein de cette typologie, la temperantia se trouve substituée à la sophrosunê. 56 D.L. VII, 60 (= SVF III 24). 57 Voir C. Guérin, Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au Ier siècle av. J.C. Volume I : antécédents grecs et première rhétorique latine, op. cit.

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Celle-ci est déclinée à la fois comme complexion spécifique (deuxième persona) dans les limites de la rationalité (première persona) et comme uoluntas (quatrième persona) qui revêt dès lors une dimension spécifiquement éthique, là où dans le De fato la notion désignait exclusivement un principe psychologique. Le modèle théâtral se trouve ici complexifié, par pluralisation des personae que l’acteur doit synchroniquement assumer. L’individu doit se conformer dans le même temps à quatre personae comme quatre critères dont il doit tenir compte dans la détermination de l’action convenable. Le texte cicéronien dissocie ce qui est en fait unitaire58, la nature commune (koinê poiotês) et la nature individuelle (idia poiotês). La première persona recouvre la nature rationnelle de l’être humain qui lui assure sa dignité au sein de la scala naturae. La raison a déjà été identifiée précédemment comme le critère de distinction entre la bête et l’homme59. Les particularités individuelles (deuxième persona) qui n’occupaient qu’une place marginale dans la théorie cicéronienne du decorum stylistique constituent ici le cœur de la théorie du decorum éthique60. Nos coordonnées sociales nous échoient comme un rôle, le troisième. La quatrième persona qui arrive au terme du parcours nous identifie conjointement au didaskalos et à l’acteur que celui-ci dirige : la persona est dès lors celle que nous voulons jouer. Contre le risque de l’argument paresseux61 lié à l’existence même du destin, l’individu se voit ici ôter la tentation de l’irresponsabilité. Il ne s’agit pas de nous adapter à notre rôle mais d’adapter notre rôle à notre jugement. La quatrième persona nomme ainsi le choix de la uoluntas ici exemplifié par le choix de la profession62. Il est dès lors possible de proposer une interprétation circulaire et dynamique des quatre personae  qui articule les quatre catégories stoï-

C’est ce qui nous conduit à refuser l’hypothèse de D. Machek selon laquelle la distinction entre première et deuxième personae comme une distinction entre vertu et indifférents : nos dispositions individuelles seraient à ce titre des « quasi-externals ». Voir D. Machek, « Using our selves : An interpretation of the Stoic four-personae theory in Cicero’s De Officiis I », Apeiron : A Journal of Ancient Philosophy and Science 49.2 (2016), p. 163-191. 59 Off. I, 11 et 105. A. R. Dyck, A Commentary on Cicero “De officiis”, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1999, p. 269. 60 Sur ce point, voir C. Guérin, Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au Ier siècle av. J.-C. Volume II, op. cit., p. 397 sq. 61 Cicéron, Fat., 30 (= SVF II 956). 62 Ibid., 116. 58

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ciennes63 et qui permet de montrer la profonde continuité de Panétius par rapport au système64. C. Lévy a ainsi souligné que ce texte était certes un texte sur l’éthique à l’attention d’un progressant mais également un « texte qui parle aussi du rapport de l’homme à l’univers65 » : l’individu est toujours situé (c’est la catégorie du pôs echon) et inséré dans un réseau de relations (le pros ti pôs echon), celui du monde, un monde qui se trouve ici profondément socialisé. La première et à la deuxième catégories se fondent ainsi dans la première et la deuxième personae – celle du substrat et la chose qualifiée de manière commune et de manière propre. La troisième persona recouvre le troisième et au quatrième genres, c’est-à-dire le déterminisme des situations et des relations parmi lesquelles le rôle social que les circonstances nous ont fait endosser. La relation de l’individu au monde (le pros ti pôs echon) se trouve ainsi déclinée spécifiquement comme sociabilité et intégrée à la définition même de l’identité individuelle, conformément à ce que posait la théorie stoïcienne des catégories : l’identité individuelle est profondément relationnelle. L’unité des personae relève dès lors de celle de la structure circulaire du système, celle du passage du même au même, de l’accord conquis rationnellement avec ce qui est toujours déjà donné. La quatrième persona, la uoluntas, permet de rejoindre la première selon une modalité tout à fait spécifique puisque dans le cas du sage la rationalité est alors rechoisie, là où sous la perspective de la première elle nous était donnée. Elle est rechoisie à partir de ce que nous sommes, ce qui engage à la fois notre individualité (deuxième persona) et notre socialité (troisième persona). Par elle, les identités qui nous sont données deviennent la personnalité que nous nous contruisons. Il s’agit de « s’identifier à soi-même ». 3. « S’identifier à soi-même » : destin et interprétation L’originalité de l’usage cicéro-panétien des personae tient ainsi à un usage tout à fait singulier du concept d’identification. Les troisième et quatrième rôle(s) semblent bien supposer la dissociation spatiale du rôle et de son porteur. Le sujet peut toujours ne pas jouer le rôle social que lui attribue ce qu’il perçoit comme relevant du casus (troisième persona) ou Voir C. Gill, « Personhood and Personality. The Four-Personae Theory in Cicero De officiis I », OSAP, 6, 1988, p. 169-199. 64 Sur ce point, voir F. Prost, « La psychologie de Panétius : réflexions sur l’évolution du stoïcisme à Rome et la valeur du témoignage de Cicéron », art. cité. 65 « Y a-t-il quelqu’un derrière le masque ? », art. cité. 63

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Quatrième partie.  PERSONAE ET PROSÔPA

les circonstances (tempus), et il peut bien mal jouer le rôle, rester distinct de sa quatrième persona en n’usant pas de sa uoluntas – c’est là d’ailleurs le cas pour tous les insensés. De fait, l’écrasante majorité des hommes ne fait pas usage de sa volonté – et de ce point de vue là ne joue pas ce rôle. Il est en revanche plus complexe d’envisager qu’on puisse s’identifier à sa propre nature universelle (première persona) et propre (deuxième persona) qui comme natures sont toujours déjà données. La persona en vient en donc à couvrir tous les aspects de l’individualité, c’est-à-dire non seulement son existence et son identité sociales mais aussi sa nature commune et individuelle. Notre nature elle-même nous est donnée comme un rôle. C’est dire que du point de vue fonctionnel de la métaphore qui inscrit l’identité dans le registre de l’identification, notre nature se trouve d’abord perçue comme extérieure : par définition, un rôle et a fortiori un masque n’est pas soi66. Et pourtant, du point de vue de l’ontologie stoïcienne, il ne peut s’agir en réalité que d’une apparence d’extériorité. Il y a là la tension constitutive du dispositif cicéronien. Le concept d’identification s’y trouve poussé à la limite dans l’idée d’une identification à soi-même67 : cette nature qu’il s’agit de « faire passer » en soi n’est pas une propriété de l’autre – on s’identifie toujours à ce qui n’est pas soi – mais bien notre propre nature. Il reste donc à comprendre le statut de ce jeu, de cet écart qui donne à penser une figure limite de l’identification par laquelle notre nature nous est donnée comme un rôle. La première persona dispose d’une double fonction : elle est ce masque « duquel (a qua) est tiré tout l’honnête et le convenable (honestum decorumque) et à partir duquel (ex qua) on recherche la méthode pour découvrir les devoirs (ratio inueniendi officii) ». La première persona est d’abord a qua, ce par quoi, duquel, on tire tout l’honestum et tout le decorum. Elle indique ainsi le telos, le souverain bien68. Mais elle C’est ce qui justifie selon nous qu’on ne puisse pas ici considérer que le masque est son porteur et que le paraître et l’être s’identifient parfaitement. Pour une telle interpretation, voir par exemple, D. Burchell, « Civic Personae : Mac Intyre, Cicero and Moral Personality », History of Political Thought, 19, 1998, p. 101-118, p. 114. Pour une critique de cette interprétation, voir S. Bartsch, The Mirror of the Self. Sexuality, SelfKnowledge, and the Gaze in the Early Roman Empire, op. cit., p. 220. Nous n’allons cependant pas jusqu’à considérer avec S. Bartsch que la notion n’aurait plus rien de théâtral dans la Rome tardo-républicaine. 67 Sur cette forme limite de l’identification, voir M. Bourbon, « “S’identifier à soimême” : identité et altérité à l’épreuve de la métaphore cicéro-panétienne des rôles (personae) », in J. Lagouanère (dir.), La Naissance d’autrui de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, 2019. 68 Voir Épictète, Entretiens, II, 11, 1-6. 66

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est cependant aussi ex qua, c’est-à-dire ce à partir de quoi nous déterminons nos devoirs. C’est bien la double nature de la norme qu’est la raison qui est engagée ici : science et expérience, elle définit le champ de la recherche tout en laissant le sujet la (re)trouver. Il n’y a de sage qui ait échappé à la perversion (diastrophê) avant d’atteindre la vertu. L’accès au souverain bien suppose initialement un écart qui rend possible un itinéraire vers l’honestum et qui fait de la rationalité tout à la fois un donné et une conquête, celle d’un usage, avec la part d’invention qu’il suppose. La métaphore nous conduit à envisager de manière analogue la progressivité de l’appropriation de l’individu à son individualité. Tout homme dispose bien à la naissance d’une unicité, celle de la qualité propre donnée une fois pour toutes (athroôs). Cependant cette individualité est ici envisagée sous la perspective de sa normativité : elle est non seulement ce que nous sommes en propre – ce rôle nous est donné – mais aussi ce que nous avons à devenir socialement en raison de ce que nous sommes – il nous reste à le jouer. Réalité profondément sociale, le convenable (decorum) suppose dès lors une certaine expérience de ses qualités et de ses limites, thème que l’on retrouve chez Sénèque69 et chez Épictète70 que Cicéron fait apparaître comme un réaménagement de la formule socratique  du « connais-toi toi-même ». Il s’agit d’apprendre à connaître notre propre talent, à juger de nos qualités et de nos défauts pour mieux les fuir71. Cette conformité à soi-même72 ou convenance (conuenientia) doit dès lors valoir à l’échelle de la vie toute entière et définit une égalité à notre vie dans son ensemble, c’est-à-dire dans chacune des actions qui la composent. On reconnaît donc l’accord (homologia) de la vie tout entière73 constitutif du telos et l’heureux cours de la vie (εὔροια βίου)74, même si ici l’individualité de cet accord apparaît plus explicitement : il n’est plus 69 Sénèque, Tranq. VI, 5 et 4. Sur ce point, voir A. R. Dyck, A Commentary on Cicero, “De officiis”, op. cit., p. 280. 70 Voir Épictète, Entretiens, III, 4, 1. 71 On se souvient que les ressources panétiennes sont tout autant des ressources que des limites. 72 On retrouve cet impératif d’adéquation à soi-même notamment chez Sénèque, Ep. 89, 14. 73 C’est dans ce thème que C. Gill voit un indice de ce que le soi stoïcien est un soi structuré (« structured self »), c’est-à-dire un « soi » qui combine des idéaux éthiques socratiques (« Socratic ethical ideas ») et un point de vue holiste (« holistic outlook »). Voir The structured self in hellenistic and Roman thought, op. cit., p. 154-155. 74 L’expression serait chrysippéenne. Voir D.L. VII, 87-89. Ce dernier aurait déjà développé des considérations esthétiques sur l’harmonie de la mesure associées au thème du prepon, formulant l’exigence d’un exercice coordonné des vertus produisant la beauté.

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seulement accord à la science (avec Zénon), ni même à l’expérience (avec Chrysippe), mais accord à soi-même. Dans les mêmes circonstances, plusieurs individus ne feront pas les mêmes choix qui n’en seront pas moins chacun vertueux et cela en vertu de leur nature propre75. Cette définition du decorum fonde ainsi une critique de l’imitation : en imitant la nature des autres, on « laisse échapper (omittas)76 » la sienne77. Ce que la dissociation figure ici avec le jeu, c’est précisément la temporalité de cette figure limite de l’identification à soi-même. Le jeu entre soi et soi-même perçu d’abord comme un rôle extérieur par lequel tout individu se trouve réinvestir ce qui lui est déjà donné par la nature qu’il perçoit d’abord comme du « dehors » mais qu’il lui reste à assumer en propre. La dissociation spatio-temporelle met ainsi en lumière cette temporalité spécifiquement humaine de l’identité. Elle la situe dans l’entredeux d’un passage puisqu’elle se trouve tout à la fois en position de terminus a quo et de terminus ad quem : donnée en partage par la nature et pourtant toujours à performer dans un usage de soi qui requiert une uoluntas. En ce sens, interprétant son rôle l’acteur s’identifie, et s’identifiant il interprète son rôle sans jamais cesser d’être lui-même. C’est donc ici la uoluntas qui crée le véritable jeu de l’identité mais qui le crée sur l’arrière-plan de la naturalité (les deux premières personae) et de la socialité (troisième persona). De cette naturalité, l’individu se défait progressivement – c’est la condition pour qu’il y ait interprétation –, sans pour autant à aucun moment rompre avec elle : nous ne pouvons faire qu’avec celui ou celle que nous sommes. Et ce que nous sommes relève aussi bien d’une nature – tout à la fois commune et propre – que d’une identité sociale. Cicéron décrit donc un travail de surgissement de l’individu par lequel ce dernier crée son jeu et son rôle à partir de ce qu’il est, naturellement et socialement. Il y a de ce point de vue une profonde continuité entre Sénèque et Cicéron. Avant de le montrer, c’est une autre filiation que nous voudrions esquisser. Cette structure de délégation que fait apparaître la quatrième 75 C’est ce qu’illustre au paragraphe 112 l’exemple du suicide de Caton. Voir aussi Épictète Entretiens, I, 2, 23-24. Sur cet aspect, voir C. Gill, The Structured Self in Hellenistic and Roman Thought, Clarendon Press, 2006 ; du même auteur, « The Ancient Self : Issues and Approaches », in P. Remes & J. Sihvola (éd.), Ancient Philosophy of the Self, op. cit., p. 35-58, p. 36 sq. Voir également R. Sorabji, Ancient and Modern Insights about Individuality, Life and Death, op. cit. 76 Cicéron, op. cit., I, 111. Dans le cas où nous sommes confrontés par la nécessité à des choses qui ne sont pas faites pour nous, il nous faut les accomplir avec le moins de disconvenance (discrepantia) (ibid., § 114) possible. 77 Voir C. Gill, « Le moi et la thérapie philosophique », art. cité.

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persona par laquelle le choix de vie nous revient en propre n’est pas sans évoquer une harmonique platonicienne, celle du mythe d’Er78. Rappelons-en très brièvement le cadre : il s’agit de décrire le devenir des âmes après la mort, c’est-à-dire après la séparation de l’âme et du corps. Les âmes s’y trouvent rassemblées, jugées sur la vie qu’elles ont menée puis conduites auprès des Moires, filles de nécessité (Lachesis, Clôtho et Atropos), avant qu’un porte-parole leur explique ce qui va suivre : après avoir tiré au sort leur ordre de passage, les âmes devront choisir à tour de rôle la vie à laquelle elles seront liées par nécessité lors de leur prochaine incarnation. Le mythe s’ouvre donc sur un paradoxe, celui de ne pas avoir d’autre choix que de choisir son destin – d’aucuns diraient d’être condamnés à être libres. Lachesis, fille de Nécessité, proclame ainsi que le choix de vie dépend de nous et non du dieu, du destin ou de la chance. Et « c’est là, comme le dit Socrate, que réside tout l’enjeu – le κίνδυνος, c’est à la fois ce qui importe et le risque – pour l’homme (ἔνθα ὁ πᾶς κίνδυνος ἀνθρώπῳ)79 » : Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu personne n’est le maître, chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit (αἰτία ἑλομένου). Le dieu, quant à lui, n’est pas responsable (θεὸς ἀναίτιος) […]80.

Un premier niveau de lecture semble suggérer que le fin mot de ce dispositif un peu complexe reviendrait à souligner qu’on peut faire un choix catastrophique en choisissant en premier – c’est-à-dire en bénéficiant de l’éventail le choix le plus grand, en disposant du plus d’options possibles et donc en apparence de la liberté la plus grande en ce qui concerne le choix de vie – et vice versa. Or les choses sont un peu plus compliquées. L’une des difficultés est celle de savoir sur quoi porte le choix. Que choisit-on en choisissant parmi les modèles de vie (βίων παραδείγματα)81 ? Ce n’est pas la vertu qui est objet du choix. De fait, ce que les âmes choisissent n’est pas à proprement parler un caractère 78 Platon, République X, 614 a-621c. Sur ce texte, on pourra notamment se rapporter à l’analyse d’A. Merker, Le principe de l’action humaine selon Démosthène et Aristote, op. cit., p. 104-106. 79 République, 618b (traduction G. Leroux). 80 Ibid., X, 617e (trad. G. Leroux modifiée). 81 Ibid., X, 617d.

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mais plutôt une vie au sein de laquelle elles prendront nécessairement tel ou tel caractère. On assiste alors au spectacle des âmes, un spectacle à la fois « pitoyable, ridicule et étrange » au dire de Platon, celui des âmes qui choisissent leur vie et qui la plupart du temps la choisisse sans philosophie : Le premier qui avait été désigné par le sort s’avança, racontait [Er], et aussitôt il choisit la plus grande tyrannie. Sous le coup d’un manque de réflexion et de la gloutonnerie (ὑπὸ ἀφροσύνης τε καὶ λαιμαργίας), il la choisit sans en examiner suffisamment tous les aspects : il ne se rendit pas compte qu’entre autres maux, il aurait pour destin de manger ses propres enfants. Quand il l’examina plus à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta d’avoir fait ce choix, sans tenir compte de ce que venait dire le porte-parole : il ne s’accusait pas (αἰτιᾶσθαι) lui-même de ces maux, mais la malchance et les démons, bref tout sauf lui-même. C’était un de ceux qui venait du ciel et qui avait vécu sa vie antérieure dans une constitution politique bien ordonnée et avait eu part à la vertu grâce à la force de l’habitude, mais sans philosophie82.

Contrairement aux apparences, le choix de celui qui choisit en premier relève de tout sauf d’un choix libre. Son choix est un faux choix, un choix immédiat et irréfléchi à l’image de la vie qu’il a vécu dans une cité sans philosophie, une cité où précisément les conditions qui permettent d’assurer les conditions d’un choix autonome et en l’occurrence d’un choix éclairé sont absentes. Or comme celle de Thyeste, la plupart des âmes font un choix « selon leurs habitudes » et non un choix qui procède de la philosophie. Elles ne font donc pas réellement de choix ou encore : elles ne peuvent pas faire d’autre choix que celui qu’elles font. De ce point de vue, elles ne sont pas responsables. En d’autres termes, seul celui qui a fait le choix de la philosophie se trouve capable de choisir véritablement sa vie. La vie choisie par Ulysse est la seule (ou l’une des seules) à être compatible avec l’exercice de la philosophie ; en la choisissant, il choisit donc les conditions qui lui permettront de la pratiquer – mais cela suppose qu’il soit déjà philosophe. Juste avant notre texte, Socrate a précisément expliqué à Glaucon que seule la philosophie rend « capable de raisonner en considérant la nature de l’âme et de choisir entre une vie mauvaise ou une vie meilleure83 ». C’est peut être ainsi qu’on peut comprendre que dans le mythe il n’y ait pas de vie de philosophe parmi Ibid., X, 619b-c (trad. P. Destrée légèrement modifiée). Ibid., X, 618e.

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les modèles de vie proposées au choix. C’est dire que le philosophe « ne choisit pas une vie parmi d’autres84 », comme il choisirait celle d’avocat, de poète ou de tanneur. Il choisit de philosopher et « sa manière de vivre n’est qu’une conséquence de ce choix85 » qui détermine entièrement son existence. De ce point de vue, la philosophie est une instance de choix plutôt qu’un objet de choix, ou encore ce que l’on pourrait appeler un choix préliminaire86. Pour se convaincre du caractère existentiel de ce choix, mentionnons un dernier exemple, celui du choix que fait Alcibiade qui choisit en connaissance de cause la vie ordonnée au désir des honneurs et non la vie vertueuse87. Là encore, la philosophie assure les conditions pour qu’il y ait véritablement choix. Le choix de la vie philosophique détermine ainsi le reste de la vie tout entière. Il dispose ici déjà d’un caractère fondamental et préliminaire, celui que lui redonne à nouveau le dispositif cicéronien, qui souligne aussi combien il engage la personnalité de son auteur. Le choix de vie apparaît comme un choix qui conditionne tous les autres et la vie philosophique comme un choix à nul autre pareil. C’est ce que nouent ainsi Platon et Cicéron dont on pourrait trouver l’aboutissement chez Épictète88 : le choix de vie qu’est par endroit la prohairesis devient chez ce dernier un principe d’identité personnelle.

II. La persona chez Sénèque : du masque à la personne On trouve dans le corpus sénéquien 31 occurrences de persona89 et c’est bien l’ambivalence des usages de la notion qui frappe à première

84 M. Dixsaut, « Le plus juste et le plus heureux », in Études sur la République de Platon – 1. De la justice, Paris, Vrin, 2005, p. 315. 85 Ibid. 86 Sur ce point, voir A. Larivée, « Avoir choisi sa vie. Le mythe d’Er comme expérience de pensée », Revue De Philosophie Ancienne, vol. 27, no 1, 2009, p. 87-108 ; P. Destrée, « Comment être responsable de son destin ? Platon et le mythe d’Er », Mélanges Steel (Carlos) 2014, p. 23-38 (version anglaise « How can our fate be up to us ? Plato and the myth of Er », in P. Destrée, R. Salles et M. Zingano (éd.), What is up to us, op. cit., p.  25-38). Voir aussi, S.  Delcomminette, « Liberté et caractère dans le mythe d’Er », Mélanges Steel (Carlos) 2014, p. 39-57. 87 Platon, Banquet 215e-216a (trad. L. Brisson). Voir P. Destrée, art. cité. 88 Voir plus haut, p. 158 sq. 89 On en recense 14 dans le De beneficiis, 8 dans les Lettres à Lucilius, 3 dans le De ira, 1 dans le De tranquillitate animi, 1 dans le De Clementia, 1 dans le De constantia, 1

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vue90. Le registre de la persona est associé la plupart du temps au masque de l’insensé. Le terme est cependant employé laudativement dans le De beneficiis. Sénèque lui alors fait endosser une signification dans laquelle la résonance métonymique ne semble plus mobilisée : la persona est alors ce qu’on est, la personnalité91 et la personne92. Chez Sénèque, la persona peut donc nommer la posture inconsistante qui caractérise structurellement le rapport de l’insensé à lui-même et aux autres insensés, tout comme elle peut nommer la personnalité par laquelle s’exprime notre nature dans l’échange intersubjectif. Nous voudrions ici suggérer que cette ambivalence est la conséquence de la radicalisation du rôle de la uoluntas chez Sénèque. La persona devient exclusivement et constitutivement une construction de la uoluntas : elle est toujours l’objet d’un choix et n’est jamais donnée par nature. C’est ce qui fait que la persona ne peut être appréhendée qu’à partir de sa possible artificialité : la persona n’est jamais conforme à la nature a priori, elle ne peut le devenir qu’à la faveur d’un choix de la volonté qui peut toujours préférer l’artificialité d’un masque. C’est dire que la uoluntas ne surgit pas à partir des personae comme chez Cicéron mais qu’elle en constitue le principe. 1. De la persona masque… Il y a bien chez Sénèque une ligne anti-cicéronienne par laquelle la persona se trouve exclue de la sphère de la naturalité : la persona constitue alors l’illusion de ce faux-visage qui en même temps que de mystifier le réel enferme l’insensé dans la rigidité paradoxale de son atonie. Là où le sage revêt le visage de son âme (induit sibi animi sui uultum93), les faux généreux qui n’agissent que par orgueil portent la persona d’une grandeur toute illusoire : Voilà pourquoi j’aime demander à ces gens pourquoi ils cambrent si fort leur taille (libet itaque interrogare, quid se tanto opere resupinet), pourdans le De consolatione ad Helvium, 1 dans le De consolatione à Marciam, 1 dans le De consolatione ad Polybium. 90 Sur ce point, voir C. Lévy, « La persona chez Sénèque », à paraître dans la revue Actas del X congresso español de estudios clásicos. Le terme est totalement absent des écrits tragiques Sénèque se refuse absolument à user du terme à la différence de tous ses contemporains et rompt par la même avec la tradition autoréférentielle de la persona. 91 Voir par exemple Ben. IV, 40, 5 ou encore Clem. I, 5, 3. 92 De ira, III, 40, 1-2. 93 Ben. II, 2, 2. Sur ce sens où la métaphore identifie la persona à l’état d’âme, voir M. Bellincioni, « Il termine persona da Cicerone a Seneca », art. cité, p. 70.

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quoi cet air, cette physionomie contraires à leur nature (quid uultum habitumque oris peruertat), au point qu’ils aiment mieux porter un masque qu’un visage (ut malit personam habere quam faciem)94.

La dichotomie persona/uultus ou facies recouvre ici une opposition entre persona et natura : le masque est contraire à la nature véritable du visage qu’il vient cacher en en constituant la peruersio. Chez eux à vrai dire, ce n’est même plus le masque qui cache le visage mais le masque qui a pris la place du visage : « personam habere quam faciem ». On a affaire à quelque chose comme une « naturalité » de l’artificialité, une articialité devenue seconde nature95. Un jour ou l’autre pourtant, la nature a raison du masque : c’est le tout début du De clementia, et l’éloge ironiquement tragique du noble naturel (nobilis indoles) de Néron : Situation ingrate en vérité, si cette bonté que tu fais paraître, loin d’être naturelle, n’eût été qu’un air d’emprunt ; car nul ne saurait porter un masque longtemps (nemo enim potest personam diu ferre). Les artifices retournent bientôt à leur nature (ficta cito in naturam suam recidunt) ; les qualités qui reposent sur la vérité et naissent pour ainsi dire de la souche ne font avec le temps que s’accroître et s’améliorer96.

Sénèque retrouve ici un thème lucrétien. L’adversité et les vissicitudes de la vie – et en particulier l’approche de la mort – font tomber le masque, révélant ipso facto la véritable nature de celui qui jusque là la dissimulait sous l’artificialité d’un masque97. Pour Sénèque, le masque n’est d’ailleurs pas seulement celui que nous portons, c’est aussi celui de l’opinion que nous mettons aux choses : « ce n’est pas seulement aux hommes, c’est aux choses que nous devons ôter le masque, les obligeant à reprendre leur vrai visage98 ». La persona s’identifie ainsi à la passion, ce double jugement erroné sur les choses qui

Sénèque, op. cit., II, 13, 2 (trad. F. Préchac légèrement modifiée). Sur cet aspect, voir M. Jones, « Seneca’s Letters to Lucilius : Hypocrisy as a Way of Life » in J. Wildberber et M. L. Colish, Seneca Philosophus, op. cit. 96 Clem., I, 1, 6 (trad. F. Préchac modifiée). 97 Voir aussi Tranq. XVII, 2. 98 Sénèque, Ep. 24, 13. Le contexte dramatique rappelle celui du De rerum natura III, 55-58 de Lucrèce (voir plus loin, p. 329). On retrouve le thème chez Épictète, Entretiens, III, 22, 106 et II, 1, 15 et 17. 94 95

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porte à la fois sur la valeur accordée à l’objet de la représentation et sur la nature de ce qu’il convient de faire99 : On en est arrivé à un tel degré de sottise que ce n’est pas seulement la douleur qui nous tourmente, mais bien l’idée que nous nous en faisons (doloris opinione) : nous ressemblons en cela à ces enfants effrayés par une ombre (umbra), par un masque hideux (personarum deformitas) ou par un visage déformé100.

L’insensé en proie aux représentations illusoires est comme un enfant qui a peur du noir, une peur qui implique un mécanisme de projection que l’on trouvait déjà décrit chez Lucrèce : En effet de même que les enfants tremblent et ont peur de tout dans les ténèbres aveugles, de même nous craignons parfois dans la lumière des choses qui ne sont en rien plus à craindre que celles que les enfants redoutent dans les ténèbres et s’imaginent devoir se produire101.

La passion est ainsi assimilée à cette régression vers l’enfance : elle retourne l’itinéraire même de la temporalité dynamique de l’oikeiôsis, celle dans laquelle nous redevenons pour le pire les enfants que nous avons cessé d’être, ces maiusculi pueri. La persona constitue alors un phantasma, une doxa fausse que l’insensé projette sur le réel, à la manière des enfants qui s’inventent des histoires en jouant à se faire peur. Ce phantasma vaut aux yeux de l’insensé métonymiquement pour (à la place de) ce qui est. Il y a ainsi chez l’insensé comme un masque entre le sujet et la réalité des choses qu’il se refuse à voir. La persona-masque figure ainsi le schéma d’occultation du réel : elle cache ce qu’on ne veut pas voir, ce qu’on se cache à soi-même et ce qu’on cache aux autres, et rend ainsi impossible toute rencontre et tout lien véritables.

99 Sur la définition chrysipéenne de la passion, voir Cicéron, Tusc. III, 62. Voir aussi D.L. VII, 111,1-4 (= SVF III 456). 100 De const. sap., V, 2. On retrouve cette comparaison en De ira, II, 11, 2 à propos de ceux qui craignent la colère : « La colère est par elle-même difforme, mais nullement redoutable, et pourtant beaucoup la redoutent, comme les enfants ont peur d’un masque difforme (deformis persona) » (notre trad.). 101 Lucrèce, De rerum natura III, 55-58 (notre trad.) : « Nam ueluti pueri trepidant atque omnia caecis / In tenebris metuunt, sic nos in luce timemus / Interdum, nihilo quae sunt metuenda magis quam / Quae pueri in tenebris pauitant finguntque futura ». Pour la métaphore spatiale de la projection, voir ibid., IV, 269.

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L’insensé projette alors sa propre anomie sur le réel, selon un dispositif qui rappelle le rapport magique de l’enfant au réel102 : c’est alors le réel qui doit s’adapter à la perception qu’il s’en fait, à ce qu’il en imagine et non l’inverse. Hostius Quadra formule parfaitement ce point au début des Questiones naturales : Je vais m’entourer de ce genre de miroirs qui renvoient des images d’une taille incroyable. Si j’en avais le pouvoir, je ferais d’elles des réalités ; mais puisque je ne le peux, je vais me repaître d’illusion103.

À l’instar d’Hostius Quadra, l’insensé se nourrit de la construction phantasmatique dans laquelle il se trouve enfermé et qu’il projette dans les choses. Faute d’être lui-même, il ne peut que prendre le masque de celui qu’il n’est pas, pris dans un jeu infini de reflets104. La mystification du réel est ainsi toujours le produit d’une discordance en soi-même avec soi-même qui déteint dans le rapport du sujet au monde. Le sujet qui vit sous le masque est dans une parfaite extériorité à luimême qui est caractéristique de la mala conscientia, ce lieu où il est devenu impossible de se retrouver : la discordance se donne ainsi comme inconsistance que l’insensé vient masquer par la dissimulation. Le De tranquillitate animi oppose ainsi la simplicitas de la sincérité à l’inquiétude constante à laquelle se condamnent ceux qui vivent continuellement sous le masque : Voici un autre sujet d’inquiétude qui n’est pas négligeable : si tu joues un rôle et si tu ne te montres jamais tel que tu es vraiment (si te anxie componas nec ullis simpliciter ostendas) : telle est la vie de beaucoup, feinte (ficta) et bien pourvue de faux-semblants (ostentationi parata). La surveillance assidue de soi (assidua obseruatio sui) tourmente et fait craindre d’être pris sous un autre jour que de coutume (deprehendi aliter ac solet). Cette inquiétude (cura) ne nous lâche plus, dès l’instant que nous nous pensons estimés (aestimari) et regardés (aspici). Car beaucoup de choses arrivent qui nous mettent à nu malgré nous (inuitos denudant). Et, quand bien même nous réussirions dans l’exercice de cette vigilance visà-vis de nous-mêmes (sui diligentia), la vie de ceux qui vivent continuellement sous le masque (semper sub persona uiuentium) n’est ni agréable (iucunda) ni sécurisante (secura). Au contraire, que de plaisirs comprend la simplicité sincère, sans autre ornement qu’elle-même et qui se refuse La comparaison est déjà utilisée par Lucrèce. Voir ibid., II, 58. Quaest. Nat., I, 16, 7-9. 104 Sur cette contagion par capillarité et quasi contamination, voir plus haut, p. 260. 102 103

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à voiler ses mœurs (obtendens moribus suis). Cette vie court cependant le risque du mépris, en s’offrant sur tous les points à la vue de tous. Il en est qui méprisent quoi que ce soit dont ils s’approchent de trop près. Mais ce n’est pas la vertu qui court le danger de perdre sa valeur en s’offrant aux regards (admota oculis), et il vaut mieux être méprisé pour sa simplicité que d’être continuellement tourmenté par la dissimulation perpétuelle (perpetua simulatione torqueri). Nous devons cependant en cette matière user de modération : de la vie simple à la vie négligente, la marge est grande105.

Sénèque se concentre ici sur la contrepartie intérieure de l’hypocrisie érigée en modus vivendi. Celui qui porte sans cesse un masque se contraint à une auto-surveillance et à un auto-contrôle permanents par peur que sa dissonance ne devienne criante. Ce jeu spéculaire définit le retournement littéral de ce mouvement de retour en soi-même qui conduit à l’autonomie véritable106. Avec lui, c’est la possibilité même de la dynamique de sa traversée et par là même de la progression morale qui est suspendue : ce regard sur soi est tout entier indexé sur le regard des autres de sorte qu’il signe paradoxalement une extériorité totale à soimême. Ce que l’insensé surveille en lui n’est que le reflet spéculaire de ce qu’il imagine et projette du regard des autres. Loin de se ressembler, il ne relationne « en lui » qu’avec ce qu’il n’est pas dans une perversion littérale de l’oikeiôsis : il s’agit de s’approprier non pas à soi-même mais à un phantasme. C’est l’image de la personnalité gigogne107 qui adopte comme par capillarité le comportement de l’autre : Si tu veux d’heureux voyages, guéris celui qui t’accompagne. L’avarice te tiendra, tant que tu logeras avec un avare et un pingre ; l’orgueil te tiendra, tant que tu auras commerce avec un orgueilleux. Jamais tu ne quitteras ton humeur cruelle, dans la cohabitation avec un bourreau ; la camaraderie avec des séducteurs réveillera le feu de la débauche en toi. Si l’on veut extirper ses vices, il faut se retirer loin des vicieux exemples. L’avare, le séducteur, le cruel, le fourbe t’auraient fait bien du mal proches de toi : or ils sont en toi108. 105 Tranq. XVII, 1: Sénèque qui poursuit, en XVII, 3 : « Il faut beaucoup se retirer en soi-même (multum et in se recedendum est) (notre trad.) ». 106 Voir par exemple, Sénèque, Ep. 104, 6-7. Sur ce mouvement du retour en soimême, voir plus haut, p. 232 sq. 107 Sur ce point, voir V. Laurand, Stoïcisme et lien social, op. cit., p. 41-42. 108 Ep. 104, 20-21 (trad. V. Laurand).

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La persona désigne les masques successifs et étrangers que l’insensé endosse les uns après les autres109 en en changeant incessamment de sorte que toute possibilité de reconnaissance est suspendue : C’est par là surtout que se trahit l’absence de jugement dans une âme. [Il] entre en scène sous un visage, puis sous un autre et, immoralité que je juge souveraine, il n’est jamais égal à lui-même. Tiens comme une grande chose de jouer toujours le même homme. Or, le sage excepté, nul joue toujours le même homme. Tous sans exception nous sommes perpétuellement multiformes. Tu nous verras par moments rangés et sérieux, par moments prodigues et frivoles. Coup sur coup nous changeons de masque pour en prendre un qui exprime l’opposé de celui que nous quittons. Prends donc sur toi de te maintenir (praestare) jusqu’à ta sortie de scène tel que tu as résolu d’être. Fais si bien que le monde t’applaudisse ou tout du moins qu’il te reconnaisse. De tel homme rencontré la veille on pourrait dire avec raison : « Qui est celui-là ? », tant il a changé110.

La persona ou plutôt les personae successives témoignent donc de la dépersonnalisation de l’individu caractéristique de la logique passionnelle. C’est dès lors la distinction entre soi-même et l’autre qui vole en éclat. L’individu et ses autres deviennent parfaitement indifférenciés, ce qu’illustre paradigmatiquement cette gradation fascinante du De ira qui décrit comment l’objet de la colère est si peu individué qu’il mue sans cesse jusqu’à se retourner contre l’individu lui-même. La confusion est telle que l’emportement contre l’autre se transmue en emportement contre soi-même : La fortune n’a jamais si bien souri à personne que ses tentatives, s’il les multiplie, réussissent toutes ; il s’ensuit que celui qui, dans quelques entreprises, n’a pas eu le succès attendu s’impatiente contre les hommes et les choses et pour les motifs les plus futiles s’irrite contre une personne, contre une affaire, contre un lieu, contre la fortune, contre lui-même111. 109 On pense évidemment aux tyrans intérieurs d’Épictète, voir Entretiens, III, 1, 86-89. Voir plus haut, p. 164. 110 Ep. 120, 22 (trad. F. Préchac modifiée) : « Sic maxime coarguitur animus inprudens: alius prodit atque alius et, quo turpius nihil iudico, impar sibi est. Magnam rem puta unum hominem agere. Praeter sapientem autem nemo unum agit, ceteri multiformes sumus. Modo frugi tibi uidebimur et graues, modo prodigi et uani; mutamus subinde personam et contrariam ei sumimus quam exuimus. Hoc ergo a te exige, ut qualem institueris praestare te, talem usque ad exitum serues; effice ut possis laudari, si minus, ut adgnosci. De aliquo quem here uidisti merito dici potest “hic qui est ? ” : tanta mutatio est ». 111 De ira, III, 6, 5 (trad. A. Bourgery).

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2. … à la persona relationnelle En un passage du De beneficiis112, Sénèque en vient ainsi à critiquer l’hypocrisie cynique : sous couvert du masque de l’indigence, le cynique feindrait le mépris de l’argent alors qu’il en demande. Sénèque retourne donc une métaphore à laquelle Démade et Télès avaient eu recours. Le jeu de l’acteur était alors associé à l’autarcie constitutive de la vertu impliquant un dépouillement de tout ce qui est vain113. Là où les Cyniques opposaient la vérité de la performance du vertueux à l’apparence du faussaire, Sénèque surrenchérit en les exhortant à jouer jusqu’au bout le rôle qu’ils prétendent d’endosser : Tu as pour l’argent une haine déclarée ; tu as affiché ce sentiment, tu as endossé ce rôle ; il faut le jouer (hoc professus es, hanc personam induisti : agenda est). Il est tout à fait injuste que tu t’enrichisses en prenant les grands airs de l’indigence (iniquissimum est te pecuniam sub gloria egestatis adquirere)114.

Or Sénèque en tire une conclusion tout à fait étonnante qui fait apparaître une acception profondément différente de celle que nous avons pu rencontrer jusque-là : C’est donc un devoir pour chacun de considérer également et sa propre personnalité et celle de l’homme qu’il songe à assister115.

Sénèque réintroduit la persona dans la sphère de la naturalité puisque la persona est ici constitutive du bienfait (beneficium). Ce glissement sémantique s’articule à un changement de paradigme : Sénèque substitue alors au modèle théâtral l’image chrysippéenne du jeu de balle. Dans un retournement radical, la persona n’est plus ici le masque de l’hypocrisie du cynique mais ce sur quoi il faut porter toute son attention (adspicere) : elle désigne non plus ce qui cache le faussaire mais la nature réelle des membres de la relation de l’échange et qui est posée comme ce à quoi il convient doublement de s’adapter. Les personae assurent la relation fon Ben. II, 17, 1 sq. Télès, « Sur l’autarcie », p. 5 (Hense) = fragment II (Fuentes Gonzales) = Bion, fr 16a en partie (Kindstrand) et « Sur les circonstances », p. 52, 1-5 (Hense) = fragment VI (Fuentes Gonzales) = Bion, fr 16b en partie (Kindstrand). Voir plus bas, p. 352 sq. 114 Ben. II, 17, 2 (notre trad.). 115 Ibid. : « Adspicienda ergo non minus sua cuique persona est quam eius, de quo iuuando quis cogitat ». 112 113

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datrice de l’échange, celle qui caractérise l’attention à ce qui en soi est personnel (sua cui persona) et à ce qui en l’autre (eius) lui est personnel. Sénèque conserve un trait constitutif du paradigme théâtral : la structure de la donation qui n’est plus ici celle de la distribution du rôle mais celle de l’échange. Quelque chose est donné, ce qui fonde ici la nécessité d’une double adaptabilité. Nous devons nous adapter à notre persona mais aussi à la persona du partenaire. Or Sénèque recourt alors au paradigme chrysippéen du jeu de paume : Je veux recourir à une comparaison de notre Chrysippe, empruntée au jeu de paume ; si celle-ci tombe il est hors de doute que c’est la faute de celui qui la lance ou de celui qui la reçoit ; elle ne se maintient en mouvement qu’en passant d’une main à l’autre, lancée et reçue exactement par les deux partenaires en un va-et-vient continu. Or il est nécessaire qu’un bon joueur s’y prenne différemment pour la lancer à un partenaire de haute taille ou à un petit. La même règle s’applique au bienfait. S’il ne s’adapte pas exactement à l’une et à l’autre personne, à celle qui donne et à celle qui reçoit, il ne quittera pas les mains de la première et n’arrivera pas aux mains de la seconde avec la justesse requise116.

La spécificité de cette description tient à ce que celui avec lequel nous entrons en relation n’est pas défini par les cercles de l’oikeiôsis mais par le fait qu’il s’inscrit dans le beneficium. Il va précisément s’agir d’investir cet individu d’une identité. Condition de la performance, l’adaptabilité aux circonstances est dès lors spécifiquement envisagée ici comme adaptabilité à la nature individuelle du partenaire de l’échange117, caractéristique du bienfait (beneficium). C’est bien en effet l’intersubjectivité qui est la particularité du beneficium118. Le beneficium n’advient que si et seulement il y a deux individus que Sénèque nomme ici deux personae : 116 Ibid., § 3 (trad. F. Préchac) : « uolo Chrysippi nostri uti similitudine de pilae lusu, quam cadere non est dubium aut mittentis vitio aut excipientis ; tum cursum suum servat, ubi inter manus utriusque apte ab utroque et iactata et excepta versatur. Necesse est autem lusor bonus aliter illam conlusori longo, aliter breui mittat. Eadem beneficii ratio est. Nisi utrique personae, dantis et accipientis, aptatur, nec ab hoc exibit nec ad illum perueniet, ut debet ». 117 Il faut toujours tenir compte (obseruere) outre du moment, et du lieu, de la personne. Voir Ben. I, 12, 3. Voir aussi ibid. II, 15, 3 et II, 16, 3 où est formulée la nécessité de tenir compte de la personnalité de celui à qui nous donnons. Sur cette évaluation (aestimatio) du destinataire du bienfait, voir aussi ibid., IV, 28, 5. 118 Nous renvoyons sur ce point à l’article de V. Laurand, « Sénèque et l’organisation politique des affections sociales : les théories concurrentes du De clementia et du De beneficiis », in F.  Brahami, Les affections sociales, Bensançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 55-83.

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Mais enfin, puisque le bienfait (beneficium) doit être considéré comme une de ces choses qui exigent une seconde personne (secundam personam), certains actes peuvent être honorables, magnifiques, du plus haut du mérite : sans application à autrui, ils ne sauraient exister119.

Dans le dispositif de la persona-masque que nous décrivions plus haut, l’insensé se trouve enfermé dans la solitude de son phantasma qui condamne toute relation à n’être que le lieu de la projection de sa propre dissonnance. La logique de l’insensé conduit ainsi l’autre à n’être que le spectateur impuissant de sa propre folie120. A  contrario, la nouvelle acception de persona fonde ici un modèle spécifiquement intersubjectif : l’oikeiôsis individuelle est envisagée comme constitutivement sociale. Sa temporalité est celle de l’échange : le beneficium fonde le lien social sur la considération active de l’individualité de l’autre comme de celle de soi-même. La persona nomme alors la personnalité de l’individu en tant qu’elle s’exprime dans la fonction occupée dans l’échange. Elle est ainsi réintégrée à la sphère de la naturalité puisqu’elle constitue une des étapes de l’oikeiôsis par laquelle l’individu exprime son aptitude à la sociabilité éthique, c’est-à-dire à ce qui constitue au plus haut point sa nature d’être rationnel. On passe ici de la relation posée par l’oikeiôsis individuelle à la relation constituée dans et par l’échange et qui construit un sujet en face d’un autre sujet, une personne en face d’une autre personne. 3. Persona et uoluntas : la question de l’unité des usages de la métaphore Comment la persona peut-elle tour à tour nommer la forme la plus pervertie et la plus banale de l’identité-écran (l’insensé jouant à être celui qu’il n’est pas, dissimulant celui qu’il est) mais également son expression la plus rationnelle ? Un texte de la Consolation à Marcia nous semble pouvoir éclairer cette difficulté. Sénèque y affirme que le propre des propriétés naturelles tient à ce qu’elles s’exercent indistinctement sur ce qu’elles affectent : « la nature n’a rien figé dans un rôle  (quae [scil. natura] nihil in personam constituit)121 ». L’affirmation paraît pour le moins surprenante. Cette absence de considération de la nature pour la persona ne peut pas signifier que la nature n’attribue pas de qualité individuelle : tout être Ben. V, 10, 4. C’est ce que matérialise le théâtre tragique : le spectateur ne peut que voir le héros s’acheminer vers son destin. Voir C. Lévy, « La persona chez Sénèque », art. cité. 121 Cons. ad Marc. 7, 4. 119 120

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est par nature un idiôs poion. Il s’agit donc plutôt de comprendre que la persona ne relève pas de la nature mais d’une appropriation personnelle de sa nature individuelle  que l’individu seul peut mener : paradoxalement – et la charge anti-cicéronienne ne peut qu’apparaître –, le mode de donation de la nature n’est pas un mode de donation in personam, précisément parce que la persona ne peut résulter que d’un choix volontaire. Sénèque distingue ici très clairement un type tout à fait spécifique de différenciation qui ne peut qu’être l’apanage d’un individu rationnel, qui ne relève pas de la prérogative de la nature et qui est nécessairement le produit de l’usage de sa liberté. Certes le destin s’applique indifféremment à tout être mais il ne faut pas en conclure que la nature ait fait des êtres indifférenciés. C’est là notre désaccord avec M. Bellincioni qui affirme : « la natura non crea “persone” » ; il che significia : « la natura crea forze cieche, che sono sempre aguali a se stesse ; le forze naturali sono indifferenziate, le leggi naturali non conoscono deroghe ». Nell’ordine naturale implicito nella constitutio non ha posto l’originalità individuale : questa è appunto, come fa notare Seneca, opera dell’uomo ; il quale anch’esso, s’intende, in quanto appartenente alla specie umana, è dotato di una constitutio che lo accomuna a tutti gli altri uomini e in virtù della quale tutti gli uomini sono eguali122.

M.  Bellincioni ne fait pas mention d’une distinction qui nous paraît ici décisive entre deux niveaux de différenciation, celui de la qualité propre (idia poiotês) et celui de la persona. Tout être est par nature différencié, porteur d’une qualité propre (idia poiotês) qui le rend absolument unique. Pour autant, parce qu’elle est rationnelle, le propre de notre constitution est d’être celle par laquelle nous pouvons faire le choix de cette différence à partir de cette idia poiotês qui nous est donnée : notre individualité devient alors notre personnalité. Dans l’éthique, la nature laisse au sujet le soin de constituer lui-même sa persona en lui laissant celui de décider ou de prendre tel ou tel parti. Elle ne nous livre pas de persona : c’est en ce sens que la persona n’est jamais naturelle. Elle nous constitue en revanche rationnellement pour que nous nous risquions à expérimenter notre liberté à partir de ce que nous sommes. C’est en ce sens qu’elle nous confie indistinctement ce pouvoir de nous distinguer. Sous cet aspect, la naturalité de cette différence ne peut être posée a prio M. Bellincioni, « Il termine persona da Cicerone a Seneca », art. cité, p. 73. Voir ibid., p. 73-79 pour sa lecture du passage. 122

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ri mais elle suppose l’usage personnel de cette capacité à nous approprier à nous-mêmes. La nature nous constitue pour décider de nous-mêmes : c’est le double sens du verbe constituere. Il n’est pas anodin en effet que ce soit un peu plus haut le même verbe qui caractérise le pouvoir du sujet d’assentir à sa représentation (constituere). La douleur éprouvée par les animaux est fugace – elle disparaît comme elle est venue, à la différence de la souffrance humaine qui est une passion : l’homme souffre non pas en raison de ce qui l’affecte (sa prépassion) mais pour autant qu’il a décidé d’être éprouvé  (quantum constitutit adficitur), c’est-à-dire parce qu’il a donné son assentiment123 à cette représensation. La constitution (constitutio) que nous a attribuée la nature réside précisément dans ce pouvoir de décider (constituere). C’est là encore ce qui fait du stoïcisme un constructivisme : nous ne vivons du réel que ce à quoi nous le faisons ressembler, à savoir la représentation singulière que nous nous en faisons et qu’il nous revient à tout moment de forger en ôtant leur masque aux choses124. De ce point de vue, il y a bien une spécificité du champ de l’éthique qui constitue un parachèvement de celui de la nature125 : c’est le sens de l’injonction à vaincre (uincere) la nature humaine126. La constitution (constitutio) contient en elle toujours la possibilité de son dépassement ou plutôt de son parachèvement dans l’usage personnel de notre rationalité : [la nature] ne donne pas la vertu (non dat enim natura uirtutem) : c’est un art que de se rendre homme de bien127. […] la vertu n’est conférée qu’à l’âme éduquée et instruite, que de perpétuels exercices (adsidua exercitatione) ont conduite au sommet de la perfection. Nous naissons pour cette perfection, mais sans elle (ad hoc quidem, sed sine hoc nascimur) ; et dans le meilleur naturel du monde, avant qu’on ne l’applique à l’étude, il y a l’étoffe de la vertu (materia utirtutis), il n’y a pas la vertu128.

123 Voir M. Graver, Cicero on the emotions, Tusculan Disputations 3 and 4, Chicago, University of Chicago Press, 2002, p. 190 et 205. 124 Ep. 24, 13. 125 Voir M. Bellincioni, « Il termine persona da Cicerone a Seneca », art. cité, p. 7879. 126 Sénèque, De brev. vit. XIV, 2  (notre trad.): « Vaincre la nature humaine avec les Stoïciens, avec les Cyniques, la dépasser (hominis naturam cum Stoicis uincere, cum Cynicis excedere) ». 127 Ep. 90, 44. 128 Ibid., 46.

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Ce pouvoir insubstituable ne peut être assumé par la nature. Il nous revient en propre comme ce à quoi « il faut soi-même veiller (ipse necesse est uigiliam)129 » et qui « n’admet pas de délégation (delegationem non recipit)130 ». C’est ce qui permet à nouveau d’éclairer la distinction de la Lettre 121 entre appropriation à sa constitution et appropriation à soi-même : elle dit cette ouverture au dépassement du par nature (kata phusin) dont seul l’homme est capable. La nature ne nous approprie pas seulement à notre constitution (constitutio, sustasis) actuelle mais à nousmêmes131, ce qui inscrit en nous la possibilité de cette transformation par laquelle nous conquérons véritablement notre nature. L’identité humaine se situe dans ce passage. L’ambivalence de la persona chez Sénèque recouvre donc celle de la uoluntas. Elle recouvre le choix qui nous revient en propre entre masque de l’insensé et fidélité à nous-mêmes, entre mala ou bona conscientia, cette fois-ci considérée explicitement du point de vue de l’intersubjectivité : non plus la conscience face à elle-même mais face aux autres. Ce qui est caché (occultius) aux autres par la persona vient masquer la mala conscientia. La nature de la relation à soi-même conditionne la nature de la relation à l’autre. Sortir de cette alternative suppose d’introduire la perspective de la progressivité qu’il convient d’adopter, celle qui mène de l’expérience du conflit – parfois tragique – de l’insensé qui ment aux autres comme à luimême jusqu’à celle de la reconnaissance, qui caractérise un accord avec soi-même dont l’autre est le témoin au sein d’une oikeiôsis sociale accomplie. On peut alors comprendre comment la persona en vient à ne plus fonctionner dans son usage métonymique et cesse d’être une référence au masque. Sénèque conserve la référence au théâtre mais lui fait subir un déplacement sensible, puisque ce n’est plus la valeur du rôle et du personnage qui est désormais mobilisée. La persona devient la personnalité que l’on choisit d’interpréter comme un rôle, précisément au sens où l’acteur incarne son personnage jusqu’à ce que la frontière ne puisse plus être clairement établie parce qu’il est devenu son propre rôle : la persona nomme le choix personnel de cette complexion singulière qui requiert l’adaptabilité à sa propre spécificité, un choix envisagé sous l’aspect de la dynamique personnelle et interpersonnelle qu’il inaugure dans le jeu du monde. À la réalité absolue de la différenciation ontologique répond en retour l’exigence d’une double adaptabilité à sa propre nature et à celle de l’autre. La Ibid., 27, 4. Ibid. 131 Ibid., 121, 16. 129 130

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persona constitue ainsi le lieu de l’articulation de l’oikeiôsis individuelle et l’oikeiôsis sociale, réconciliant l’absolue singularité de l’idiôs poion et sa nécessaire inscription dans l’universel. Elle figure ainsi le jeu de la vie sociale dans lequel nous nous trouvons irréductiblement pris et dans lequel nous devons à tout moment nous adapter à l’autre en même temps qu’à nousmêmes. L’auteur de cette interprétation lui confère une qualité irréductiblement singulière : « il en va de la vie comme d’une pièce de théâtre : ce n’est pas la longueur qui compte, mais la qualité de l’acteur (quomodo fabula, sic uita : non quamdiu, sed quam bene acta sit, refert)132 ». La persona n’est alors plus extérieure à l’individu, elle nomme désormais la personnalité, cet être qui ne réside que dans la dynamique de l’échange qui le constitue tout en étant constitué par lui. Du masqueécran à la personnalité de celui qui joue enfin son propre rôle, il y a dès lors toute la distance qui sépare le jeu de masques – cette non-relation – du jeu de balle – ce jeu de l’échange véritable : l’insensé est pris dans la fixité paradoxale et solitaire des jeux de reflets, quand le sage épouse le mouvement même du passage dans l’interprétation personnelle de ce qu’il est amené à jouer. La persona ne devient natura qu’à ce prix, dans la dynamique de la vie que figure le jeu de paume. Il substitue à l’asymétrie de la relation entre didaskalos et acteur la réciprocité de l’échange entre ceux qui sont ici des pairs. Cette réciprocité n’exclut à aucun moment la différenciation et l’absolue singularité des positions. Ainsi Sénèque procède-t-il à un retournement littéral puisque après avoir caractérisé l’hypocrite, la notion de persona en vient à être associée à celle de constantia comme fidélité à soi-même qui n’est autre que cette identité dynamique à laquelle on peut reconnaître la personne : elle devient critère de reconnaissance et d’identité. Il ne s’agit même plus d’une cohérence externe entre comportements ou postures que l’on donne à voir aux autres mais d’une cohérence toute intérieure qui caractérise le rapport à soi-même (jouer celui qu’on est) : la seule manière de jouer un seul homme, c’est de « jouer à soi-même » en jouant son rôle (agere133). Il convient à ce titre de mentionner un unicum dans lequel la persona semble retrouver le sens commun de fonction ou de rôle mais où il est aussi question de cette capacité de choix qui définit la condition humaine. La référence à la persona se trouve insérée dans la métaphore de l’existence. Or, et c’est suffisamment rare chez Sénèque pour être souligné, il n’est pas question ici d’artificialité : comme le timonier qui est à Ibid., 77, 20 (trad. F. Préchac très légèrement modifiée). Ibid., 120, 22.

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la fois passager et pilote de son embarcation, nous avons reçu en partage deux rôles (duas personas). La condition humaine est faite d’une part de passivité, tant notre condicio nous lie au tout du monde que la providence a ordonné – c’est la définition même du destin – mais aussi d’une part d’activité car nous sommes les seuls maîtres de notre action – et ce pouvoir demeure inaliénable : à la différence d’un passager, un pilote ne pâtit jamais de la tempête. Et c’est précisément la spécificité du sage que d’être toujours pilote et par là même jamais empêché : son activité épouse parfaitement le dessein de la providence134. Les usages sénéquiens de la persona bouleversent donc le système panétio-cicéronien des personae par l’explicitation de l’accent mis sur la uoluntas. La persona ne peut être conforme à la nature qu’au prix d’une reconquête de notre nature de sorte que la problématique de la persona, comme plus haut celle du miroir, est devenue exclusivement une problématique de l’usage de la uoluntas. Si la persona en vient à désigner le sujet lui-même dans la description de la relation intersubjective, c’est qu’alors celui-ci a décidé de celui qu’il voulait être. Dans le choix de cette persona il n’est plus question de porter un masque mais d’assumer celui qu’on est devenu : la persona est devenue personnalité.

III. L’acteur et le rôle propre (idion prosôpon) chez Épictète : le jeu de l’identité Abordons un dernier usage stoïcien de la métaphore théâtrale, l’usage épictétéen. Pas plus que Sénèque, Épictète ne théorise cet usage. Comme nous le verrons, ce dernier mobilise dans un alliage singulier des valeurs empruntées à Télès135 et à Ariston, à Panétius et à Cicéron, mais aussi à Sénèque. La notion de prosôpon chez Épictète136 semble en effet Ibid., 85, 35. Sur la question des aspects cynicisants de la philosophie d’Épictète, nous renvoyons en particulier à M. Billerbeck, « Le cynisme idéalisé, d’Épictète à Julien », in M.O. Goulet-Cazé & R. Goulet (éd.), Le cynisme ancien et ses prolongements, Paris, PUF, 1993, p. 319-338 ainsi qu’à Epiktet vom Kynismus (III, 22), Leyde, Brill, 1978. Voir aussi M. Schofield, « Epictetus on Cynism », in T. Scaltsas et A. S. Mason (éd.), The Philosophy of Epictetus, Oxford, Clarendon Press, 2007, p. 71-86. 136 Sur la métaphore du rôle chez Épictète, voir S.  Alexandre, Évaluation et contre-pouvoir, op.  cit., chap. 6, p.  175-210. Voir aussi T.  Bénatouïl, Les Stoïciens III, op.  cit., p.  56 sq. et C.  Veillard, « L’acteur, le masque et le danseur : la métaphore du théâtre dans le système stoïcien », communication au colloque Theatrum mundi (Paris, 2007) en ligne : https://uparis10.academia.edu/ChristelleVeillard. Sur ces aspects, 134 135

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concentrer les fonctions des personae cicéroniennes qui apparaissent plus ou moins explicitement au gré des réseaux notionnels dans lesquelles le prosôpon se trouve pris. Par ailleurs, l’importance de l’injonction à la distanciation témoigne d’une influence cynicisante mais confirme aussi l’importance conquise par la quatrième persona cicéronienne dont fait ici office la prohairesis, cette voix derrière le masque. Au moins autant que chez Sénèque, l’acteur qui surgissait à la toute fin de la théorie panétio-cicéronienne dispose ici d’une consistance intrinsèque parce qu’il s’identifie à la prohairesis que toute l’éthique d’Épictète s’emploie à définir comme un principe d’identité. C’est dans ce cadre que le rôle devient rôle propre (idion prosôpon), c’est-à-dire un rôle qui livre aussi quelque chose de la personnalité de l’acteur. 1. La vie comme une pièce : l’injonction à jouer L’usage épictétéen de la métaphore théâtrale met l’accent sur l’injonction à jouer. Il s’agit de donner à voir que l’existence du destin n’exclut pas la liberté. Si la vie est analogue à une pièce dont nous serions les acteurs, c’est parce qu’elles partagent une structure causale « déterministe » et avec elle la structure temporelle de la répétition (tout ce qui arrive est déjà prévu d’avance)137 : Est-il donc en ton pouvoir de choisir le thème ? Tel corps t’a été donné, tels parents, tels frères, telle patrie, tel rang dans cette patrie. Et voilà que tu viens me dire : “Change-moi le thème”. Eh quoi ! n’as-tu en toi aucune ressource pour utiliser ce qui t’a été donné ? Est-ce à toi d’imposer le thème, à moi de bien m’y exercer ? Mais non, tu dis : « Ne me donne pas telle trame narrative, mais telle autre ; ne m’apporte pas tel dénouement, mais tel autre »138. voir aussi B. E. Johnson, The Role Ethics of Epictetus. Stoicism in Ordinary Life, Lanham, Lexington Books, 2014. 137 Il n’est pas impossible qu’Épictète ait trouvé dans la métaphore du jeu théâtral une manière d’illustrer une distinction modale entre possibilité et nécessité qui se trouvait au cœur de la théorie du destin. Sur cette hypothèse, voir M. Bourbon, « Jeu théâtral et réalité dans le stoïcisme : du possible jouable à la reprise » in S. Alexandre & E. Rogan (dir.), Modalisations du réel : nécessité, possibilité, contingence, Zetesis – Actes des colloques de l’association [En ligne], no 5, 2014. 138 Épictète, Entretiens, I, 29, 39-40 (trad. J. Souilhé modifiée) : « ἐπὶ σοὶ γάρ ἐστι λαβεῖν ἣν θέλεις ὑπόθεσιν; δέδοταί σοι σῶμα τοιοῦτον, γονεῖς τοιοῦτοι, ἀδελφοὶ τοιοῦτοι, πατρὶς τοιαύτη, τάξις ἐν αὐτῇ τοιαύτη· εἶτά μοι λέγεις ἐλθὼν’ἄλλαξόν μοι τὴν ὑπόθεσιν’. εἶτα οὐκ ἔχεις ἀφορμὰς πρὸς τὸ χρήσασθαι δοθεῖσιν ; σόν ἐστι προτεῖναι, ἐμὸν μελετῆσαι καλῶς. οὔ· ἀλλὰ “μὴ τοιοῦτό μοι προβάλῃς τροπικόν, ἀλλὰ τοιοῦτον· μὴ τοιαύτην ἐπενέγκῃς τὴν ἐπιφοράν, ἀλλὰ τοιαύτην ».

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PENSER L’INDIVIDU

Les insensés passent leur temps dans l’illusion de la toute-puissance139, pensant pouvoir s’ériger en auteurs de leur propre pièce, cherchant à changer le réel plutôt que d’y jouer en propre leur partition. Or sur la scène comme dans la vie, les rôles eux-mêmes, leur distribution et la longueur de la pièce nous échappent : ils ne dépendent pas de nous140. Dès lors, notre liberté ne peut pas consister dans l’illusion de pouvoir décider du thème ou de changer la pièce – ce sur quoi nous pouvons rien – mais dans le fait de reprendre le rôle qui nous a été attribué, à la manière d’un acteur qui donne une interprétation singulière d’un rôle qui le précède. La métaphore permet de penser que la répétition caractéristique du destin n’implique par une réitération mais une reprise, c’est-à-dire un acte subjectif que la distinction entre le rôle et l’acteur rend sensible : dans le cadre de la nécessité diodorienne, ce qui arrive n’est jamais que la répétition du même. Dans celui du destin, ce passage « du même au même » recouvre la coïncidence du retour, en vertu de la structure de circularité du système141 : nous retrouvons notre condition mais cette fois-ci par un acte d’adhésion, celui de la médiation rationnelle. Le sage est dès lors cet acteur qui opère par son jeu cette ressaisie consciente de ce destin : le jeu devient dès lors ce lieu de l’intériorisation de cette représentation de son destin et du destin du monde, celui en lequel il se reconnaît parce que désormais il y collabore. La métaphore vient donc montrer où réside notre véritable liberté en donnant à voir que l’existence du destin n’implique pas la passivité mais requiert un acte subjectif d’interprétation. C’est cette scène-là, celle du jeu, qu’il nous revient d’investir. Ce n’est donc pas par hasard que le cynique Œnomaos de Gadara142 attaque la théorie stoïcienne du destin en subvertissant la métaphore théâtrale143 : Ep. 107, 2 : « Ducunt uolentem fata, nolentem trahunt ». Voir ici la citation des vers de l’Hymne à Zeus de Cléanthe, cités par Épictète, Manuel, LIII, 1. 140 Voir S. Alexandre, Évaluation et contre-pouvoir, op. cit., p. 184. 141 Sur ce passage du même au même, voir V. Goldschmidt, Le Système stoïcien et l’idée de temps, op. cit., p. 55. 142 Sur Œnomaos de Gadara qui passe pour avoir été l’un des cyniques les plus anti-stoïciens, voir J. Hammerstaedt, « Der Kyniker Œnomaos von Gadara », ANRW, II, 36, 4, p. 2849-2850 et Die Orakelkritik der Kynikers Oenomaos, Francfort-sur-le-main, 1988, p. 68. Voir aussi M.-O. Goulet-Cazé, « Oinomaus de Gadara », DPhA, IV, 2005, p. 751-761. 143 Sur ce texte, nous renvoyons aux analyses d’A. Brancacci, « L’attore e il cambiamento di ruolo nel Cinismo », Philologus, no 146, 2002, p. 65-86. 139

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Ne vois-tu pas que fréquemment, cette puissance qui est en notre pouvoir, nous qui jouons144 ce drame, interrompt le drame tout entier ? Ainsi, prends l’intrigue que tu souhaites, je délierai votre enchaînement et je prouverai qu’il est impossible. Mais peut-être sais-tu quel en sera le dénouement ? L’intrigue tient et tend tout entière à une puissance capable d’interrompre un enchaînement. C’est qu’en toute intrigue, devin, les êtres vivants, sont souvent considérés comme principes, pour un plus ou moins grand nombre d’entre eux. Ces principes rompent ce qui s’est déroulé jusqu’à eux et ils amènent une situation nouvelle, ils peuvent progresser aussi longtemps qu’un autre principe, venu d’ailleurs, ne force pas ce qui vient après lui à découler, non plus de ce qui venait avant, mais de lui-même145.

Œnomaos retourne ici littéralement l’usage stoïcien de la métaphore théâtrale et avec lui l’hypothèse du destin en s’installant dans le jeu de recouvrement du logique et du théâtral : le terme hupothesis dispose en effet d’une acception logique, celle de prémisse, et d’une acception spécifiquement théâtrale, celle de thème et par extension celle d’intrigue et de rôle. Dès lors, briser l’enchaînement (heirmos) de l’intrigue, c’est aussi briser le destin (heimarmenê). À l’art du jeu comme capacité de reprise d’un rôle, Œnomaos substitue ici un art de dénouer délier la trame narrative, de changer l’intrigue et son dénouement pour initier une nouvelle série d’événements sur la scène du monde. Il procède ainsi conjointement à une réextension du champ du possible, qui est dès lors entièrement indéterminé, et à une extériorisation de la liberté. Celle-ci consiste pour l’acteur à inventer son rôle, s’érigeant ainsi en auteur du drame en même temps qu’il le joue. L’homme-acteur se fait archê, principe et cause, sa liberté se mesurant dans sa capacité à introduire de la rupture par rapport à ce qui le précède : elle est puissance (dunamis) et licence (exousia)146. Le primat du présent de la performance s’efface au profit du primat du futur que l’acteur fait advenir : l’acteur invente son rôle en même temps qu’il le joue. Sumplerô outre « remplir » signifie également « remplir un rôle », « jouer ». Eusèbe, Praep. ev., VI, 7 (notre traduction) : « ἢ οὐχ ὁρᾷς ὡς πυκνὰ διακέκοφε τὸ ὅλον δρᾶμα ἡ ἐν ἡμῖν τοῖς τὸ δρᾶμα συμπληροῦσι δύναμις ; οὕτω δὲ καὶ ἣν βούλει ὑπόθεσιν λαβὼν διατεμῶ τὸν εἱρμὸν ὑμῶν ἀποφανῶ τε ἀδύνατον ὄντα. ἀλλὰ σὺ τὰ τῆς ὑποθέσεως ἔσχατα εἰδέναι λέγεις, ἡ δὲ ὑπόθεσις ἐκ διακοπτικῆς εἱρμοῦ δυνάμεως ὅλη συντέτακται. ἢ ὃ λέγω οὐ συνιεῖς ; ἀλλὰ καθ’ ἑκάστην ὑπόθεσιν, ὦ μάντι, τὰ ζῷα ἢ ὀλίγας πολλάκις ἀρχὰς ποιούμενα ἢ πολλὰς ἐν αὐτῇ. αἱ δὲ ἀρχαὶ αἰεὶ τὰ μέχρι αὐτῶν διακόψασαι αὐταὶ ἄλλα προάγουσι πράγματα· τὰ δ’ ἐπὶ τοςοῦτον προχωρεῖν δύναται, ἐφ’ ὅσον ἐὰν μὴ ἄλλη ποθὲν ἐπιστᾶσα ἀρχὴ τὰ μετ’ αὐτὴν μὴ τοῖς ἔμπροσθεν ἀκολουθεῖν, ἀλλ’ ἑαυτῇ κελεύσῃ ». 146 Pour ce sens d’exousia, voir par exemple, Démosthène, Contre Timocrate, 205.. 144 145

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C’est le dispositif même de l’attribution dont Œnomaos fait ici l’économie – ce qui n’est pas le cas dans les autres témoignages cyniques –, de sorte qu’on peut se demander si la métaphore ne rencontre pas alors sa limite constitutive. 2. Rôle social et circonstances, rationalité et personnalité : des identités pour un prosôpon Comme chez Cicéron-Panétius, le prosôpon surgit dans le cadre d’une réflexion sur l’oikeiôsis sociale. Il est alors associé à la définition du convenable (eulogon) par lequel Épictète cherche à rendre le prepon panétien et le decorum cicéronien147. Il définit le rôle social et la dignité qui lui est associée dès lors qu’on choisit de le tenir148. On retrouve ainsi l’injonction à l’identification à l’acteur, celle à jouer le rôle que les circonstances nous imposent, les exemples pris étant alors des exemples de rôles sociaux : Rappelle-toi : tu es acteur dans un drame, un drame tel que le veut l’auteur : court, s’il le veut court ; long, s’il le veut long ; s’il veut que tu joues un mendiant, c’est pour que, celui-là aussi, tu le joues avec talent, de même s’il s’agit d’un boiteux, d’un magistrat, d’un simple particulier. Ce qui te revient en effet, c’est de bien jouer le rôle qui t’a été donné ; mais le choisir, c’est l’affaire d’un autre149.

Les trois premières personae cicéroniennes semblent ici recouvertes par le même prosôpon. C’est le cas lorsqu’Épictète rapporte l’histoire de cet athlète qui a préféré la mort à l’amputation : Telle fut aussi l’attitude (τρόπον) d’un certain athlète qui risquait la mort si on ne le mutilait pas. Survint son frère (c’était un philosophe), qui lui dit : « Eh bien ! mon frère, que vas-tu faire ? Amputons-nous ce membre et continuons-nous d’aller au gymnase ? » L’athlète ne put supporter cette idée, mais il se raidit contre le mal et mourut. Et comme on demandait : « Comment a-t-il fait cela ? Comme un athlète ou comme 147 Cette équivalence n’est cependant pas systématique, voir T. Brennan, « Reasonable impressions in Stoicism », Phronesis 41, (1996), p. 318-334. 148 Tenir son rôle, c’est ainsi toujours maintenir des rapports (σχέσεις). Sur ce point, voir S. Alexandre, Évaluation et contre-pouvoir, op. cit., p. 84 sq. 149 Manuel, XVII : « Μέμνησο, ὅτι ὑποκριτὴς εἶ δράματος, οἵου ἂν θέλῃ ὁ διδάσκαλος· ἂν βραχύ, βραχέος· ἂν μακρόν, μακροῦ· ἂν πτωχὸν ὑποκρίνασθαί σε θέλῃ, ἵνα καὶ τοῦτον εὐφυῶς ὑποκρίνῃ ἂν χωλόν, ἂν ἄρχοντα, ἂν ἰδιώτην. σὸν γὰρ τοῦτ’ ἔστι, τὸ δοθὲν ὑποκρίνασθαι πρόσωπον καλῶς· ἐκλέξασθαι δ’ αὐτὸ ἄλλου ».

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un philosophe ? » - « Comme un homme, répondit Épictète, comme un homme dont le nom a été proclamé à Olympie et qui y a lutté, qui a passé sa vie sur un pareil terrain, et non comme un homme qui allait se faire parfumer chez Baton. Un autre se serait même fait couper la tête, s’il eût pu vivre sans tête. Voilà ce que d’être à la hauteur de son rôle (τοιοῦτόν ἐστι τὸ κατὰ πρόσωπον) ; telle est sa force chez ceux qui sont habitués (παρὰ τοῖς εἰθισμένοις) à le faire entrer en ligne de compte dans leurs délibérations (ἐν ταῖς σκέψεσιν)150.

Le prosôpon de l’athlète qui détermine son attitude (tropon) engage sa nature d’homme – sa nature rationnelle, mobilisée dans l’examen – et son rôle social, mais aussi sa personnalité151. L’athlète s’est comporté conformément à ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il a agi tout à la fois comme un homme, comme un athlète mais surtout comme la personne qu’il est devenue en vertu de la vie qu’il a mené jusque-là. De ce point de vue, son acte effectué kata prosôpon lui ressemble152. Plus haut dans le texte, Priscus répond à Vespasien : « Il dépend de toi de ne pas me compter parmi les sénateurs, mais tant que je le suis, je dois siéger153 ». Le devoir est là encore déterminé par la fonction de sénateur de Priscus mais il s’agit bien aussi pour lui d’être fidèle à lui-même, à l’idée qu’il se fait de sa fonction mais aussi de sa personne. Sa personnalité est ici normative : elle engage la représentation que l’individu se fait de lui-même et de celui qu’il veut être – et continuer à être. On pourrait donc retrouver dans le prosôpon de l’athlète tout à la fois la troisième persona (le rôle social qui était le sien et les circonstances qui s’imposent à lui), mais aussi la deuxième persona (sa nature individuelle ou sa constitution personnelle154) et la première persona (l’usage de sa rationalité). Comme l’a souligné A. A. Long155, il Épictète, Entretiens, I, 2, 25-28 (trad. J. Souilhé modifiée). Voir A. A. Long, Epictetus : a Stoic and Socratic Guide to Life, op. cit., p. 240. Voir aussi M. Frede, « A notion of a person in Epictetus », in T. Scaltsas & A. S. Mason (éd.), The philosophy of Epictetus, Oxford and New York, 2007, p. 153-168, p. 254. 152 Sur cette individualisation de la rationalité et de la vertu, qui met en évidence une continuité entre Panétius et Épictète, voir M. Frede, « A notion of a person in Epictetus », art. cité, en particulier p. 163. Voir aussi C. L. Bates, « Self-Identity in Epictetus : Rationality and Role », in D. R. Gordon et D. B. Suits (éd.), Epictetus : His Continuing Influence and Contemporary Relevance, Rochester, NY, Rochester Institute of Technology Press, 2014, p. 151-164. 153 Épictète, op. cit., § 19-20 : « Ἐπὶ σοί ἐστι μὴ ἐᾶσαί με εἶναι συγκλητικόν· μέχρι δὲ ἂν ὦ, δεῖ με εἰσέρχεσθαι’ ». 154 Voir J.-B. Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 116 et R. Dobbin, « Προαίρεσις in Epictetus », art. cité, p. 78-86. 155 Voir A. A. Long, Epictetus : A Stoic and Socratic Guide to Life, op. cit., p. 240. 150 151

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est bien question de faire usage de ressources naturelles tout à la fois spécifiquement humaines (c’est-à-dire rationnelles) et individuelles. Mais ici, l’appropriation (oikeiôsis) individuelle devient elle-même normative : dans une forme de redoublement, ce n’est pas seulement ici notre constitution qui est critère de l’appropriation mais la qualité de l’usage que nous faisons de notre constitution individuelle. C’est bien en effet la manière dont nous avons conçu notre rôle et celle dont nous l’avons toujours joué en conséquence qui constitue la norme de notre conduite. C’est ainsi que l’on peut comprendre la référence à la notion d’habitude : cette capacité à agir kata prosôpon, selon ce « personnage » que nous nous sommes forgés et qui engage tout à la fois celui que nous sommes parce que nous avons voulu l’être et celui que nous voulons continuer à être. Cette capacité suppose donc un exercice constant auquel la répétition confère la force de l’habitude, celui d’une « création continuée » de soi. Dans ces usages de prosôpon, il en va bien d’une affaire de « personne », du moins au sens où nous dirions de tel individu à l’occasion d’un comportement que nous jugeons inhabituel : « ce n’est pas lui » ou encore « cela ne lui ressemble pas », expression qui suppose une identité, celle d’une personnalité à l’aune de laquelle nous mesurons une discordance ou une parfaite adéquation (le familier « c’est tout lui »). Pour M. Frede, tout comme cette « personne » à laquelle la langue ordinaire fait référence, le prosôpon peut changer. C’est ce qui rendrait ces notions irréductibles au concept philosophique de personne qui suppose au contraire l’identité156. Lorsqu’il s’identifie ou du moins qu’il est associé au rôle social – ce qui semble être le cas la majorité du temps dans les Entretiens –, il est certain que le prosôpon peut en droit changer. Priscus peut cesser d’être sénateur et en cessant de l’être, la représentation qu’il se fait de ce qu’il a à accomplir ne sera nécessairement plus la même. Il n’aura en l’occurrence plus à siéger. Il n’est pourtant pas certain que l’on puisse considérer qu’il en aille de même lorsqu’on envisage le prosôpon comme la représentation de luimême que l’individu qui accomplit ce rôle social s’est forgée et à la hauteur de laquelle il veut être, ce qui est le cas dans l’exemple de l’athlète. De ce point de vue, nous ne changeons pas de prosôpon, du moins pas au point de cesser d’être celle ou celui que nous sommes. Si la « personne » change véritablement, ce qui peut toujours arriver, ce changement est perçu comme une variation dont la nature met en péril l’identité et avec Ibid., p. 156-157.

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elle la reconnaissance (« tu n’es pas toi-même ! »). En ce sens, la « personne » peut bien changer, précisément parce que rien d’autre ne détermine a priori que nous allons tenir ce rôle que nous nous donnons. Rien sinon un choix personnel – et souvenons-nous que la question de la prohairesis est celle de savoir à qui nous nous faisons ressembler. De fait, seul le sage ne joue qu’un seul rôle. Les insensés ne cessent de changer de prosôpon, de sorte qu’on ne peut jamais savoir qui ils sont – quel est leur prosôpon. Le prosôpon suppose un usage singulier et singularisant de sa prohairesis, cet usage qui permet d’articuler la pluralité des identités multiples (rationnelle, singulière, sociale) qui nous façonnent. À ce titre, avec lui il est question d’identité personnelle. C’est là encore un aspect qui autorise un rapprochement avec notre représentation de la personne. Or cette unité-identité est assumée par la prohairesis : la prohairesis constitue le nerf du prosôpon. 3. Prosôpon et prohairesis Le lien entre prosôpon et prohairesis se trouve explicitement attesté dans le chapitre 10 du livre II des Entretiens intitulé « Comment par les noms on peut découvrir les devoirs (Πῶς ἀπὸ τῶν ὀνομάτων τὰ καθήκοντα ἔστιν εὑρίσκειν) » et dans lequel la métaphore du prosôpon se trouve lexicalisée. Le titre de ce chapitre reproduit presque littéralement celui du De officiis mais curieusement la référence aux prosôpa n’apparaît pas157. Épictète reprend lui-même le thème du gnôthi seauton décliné sous l’impératif « Examine qui tu es (σκέψαι τίς εἶ) » : Considère tout d’abord qui tu es. Tout d’abord un homme, c’est-à-dire quelqu’un qui ne met rien au-dessus de la prohairesis, mais lui subordonne tout le reste, la conservant elle-même à l’abri de la servitude et de la sujétion. Considère donc de quoi tu te distingues par la raison. Tu te distingues des bêtes sauvages, tu te distingues des moutons. En outre tu es citoyen du monde et partie de ce monde, non pas une des parties subordonnées mais une des parties dominantes car tu es capable de comprendre le gouvernement divin et de réfléchir à ses conséquences. Or, de quoi fait profession le citoyen ? de n’avoir aucun intérêt personnel, de ne jamais délibérer comme s’il était isolé, mais d’agir comme le ferait la main ou le pied s’ils pouvaient raisonner et comprendre l’ordre de la nature : ils n’auraient jamais ni aspiration ni désir, sans les rapporter au tout. C’est pourquoi les philosophes ont raison de dire : si l’homme de bien pouvait prévoir l’avenir, il coopérerait lui-même à la maladie, à la Contrairement à Entretiens, I, 2.

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mort, à la mutilation, parce qu’il aurait conscience qu’en vertu de l’ordre universel cette tâche lui est assignée et que le tout est plus important que la partie, la cité que le citoyen. Mais du moment que nous ne pouvons prévoir les événements, notre devoir est de nous attacher à ce qu’il est plus convenable selon la nature de choisir puisque nous sommes nés pour cela. De plus, souviens-toi que tu es fils. Quelle est l’exigence de ce rôle ? (τίς τούτου τοῦ προσώπου ἐπαγγελία;) Regarder tout ce qui lui appartient comme étant à son père, obéir en tout, ne jamais le critiquer devant qui que ce soit, ne rien dire ou faire qui puisse lui nuire, être toujours déférent envers lui, lui céder, lui apporter le plus possible sa collaboration. Sache ensuite que tu es également frère. Et ce rôle engage à (τὸ πρόσωπον ὀφείλεται) être déférent, complaisant, bienveillant dans ses paroles, de ne disputer à son frère rien de ce qui est soustrait à notre pouvoir, mais de céder de bon cœur pour accroître notre avantage dans ce qui dépend de nous. Vois donc ce que c’est que d’acquérir la bonté d’âme, au prix d’une laitue, peut-être, ou d’un siège ; quel gain ! Puis si tu es conseiller dans quelque ville, rappelle toi que tu es conseiller ; si tu es jeune, rappelle toi que tu es jeune ; si tu es vieux, rappelle toi que tu es vieux ; si tu es père, rappelle toi que tu es père. Car toujours, chacun de ces noms, si on les considère, suggère des actes appropriés158.

On retrouve en apparence un dispositif comparable au dispositif cicéronien : il s’agit de déterminer les kathekônta, les convenables. Cependant, la typologie des prosôpa et des noms se trouve réaménagée par rapport à la théorie cicéronienne. L’oikeiôsis est envisagée exclusivement selon son versant social, du cercle le plus élargi de l’oikeiôsis (la communauté de la rationalité par laquelle nous sommes citoyens du monde) jusqu’au rôle social (celui de la charge politique), en passant par les rôles familiaux (fils ou frère). Ce sont donc les cercles de la sociabilité qui sont décrits d’une manière qui rappelle celle que nous trouvons chez Hiéroclès. Une seconde différence réside dans le fait que les prosôpa qualifient exclusivement les rôles de fils ou de frères, premiers cercles de l’oikeiôsis : de manière tout à fait surprenante, le terme prosôpon n’est employé que pour ces rôles familiaux. Les fonctions politiques quant à elles sont assimilées à des noms-fonctions. À cette différence près, chacun de ces deux prosôpa familiaux prescrit une epangelia, et par analogie, chaque nom prescrit des erga. Le terme epangelia désigne tout à la fois la promesse Entretiens, II, 10, 1-12 (trad. J. Souilhé légèrement modifiée).

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Quatrième partie.  PERSONAE ET PROSÔPA

et, en droit attique, la mise à l’épreuve de l’orateur159. Il associe donc la contrainte voire l’hostilité que peut exercer un ordre extérieur qui s’impose à l’individu et l’obligation constitutive de la promesse qui engage cette fois-ci la mise à l’épreuve de sa propre liberté160. Il s’agit donc de faire usage de sa rationalité, c’est-à-dire de sa prohairesis qui n’est pas, elle non plus, un prosôpon. Le point est décisif : la rationalité qui constituait chez Cicéron la première des personae est ici identifiée à la prohairesis (c’est-à-dire à ce qui correspondait chez ce dernier à la uoluntas). Tout se passe comme s’il y avait eu fusion entre la première et la quatrième personae, selon un mouvement qui restait implicite chez Cicéron. Le texte pose ainsi l’antécédence autant que la préséance de la prohairesis sur les rôles et les noms : nous pouvons et devons endosser les prosôpa ainsi que les noms qui valent pour des prosôpa, grâce à la liberté que nous donne notre prohairesis, condition de toute visée normative. C’est aussi dire que si les rôles sont relatifs aux circonstances, la capacité d’incarner les rôles sociaux qui nous échoient (et dont le contenu n’est d’ailleurs pas en lui-même personnel) peut quant à elle ne connaître aucune variation, à condition que nous le choisissions. La prohairesis est donc capacité et non contenu, une capacité qui n’est pas déterminée par les circonstances. La prohairesis se trouve ainsi associée aux prosôpa sans être elle-même un prosôpon : un acteur a besoin de rôles pour jouer, des rôles qui peuvent changer en fonction des circonstances. La qualité du jeu ne connaît en revanche aucune variation, du moins chez le bon acteur. La prohairesis ne se confond pas non plus, semble-t-il, avec le choix de l’occupation ou de la profession (prosôpon ou epitedeuma), contrairement à l’acception que nous trouvions chez les rhéteurs161 : elle le déborde. Un passage éclaire cette articulation entre la prohairesis et son « actualisation » ponctuelle dans une décision particulière, en distinguant le but général du but particulier : Il y a un but général et un but particulier. Tout d’abord, je dois agir en homme. Qu’est-ce que cela implique ? De ne pas agir comme du bétail, bien qu’on agisse avec douceur, ou d’une façon malfaisante, comme une bête sauvage. Le but particulier concerne le genre de vie de chacun (τὸ ἐπιτήδευμα ἑκάστου) et sa prohairesis (τὴν προαίρεσιν). Le citharède doit

Eschine, Tim. 64 et 81. Ibid. 161 Voir plus haut, p. 146-148. 159 160

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agir en citharède, le charpentier en charpentier, le philosophe en philosophe, le rhéteur en rhéteur162.

Certes les deux termes epitedeuma et prohairesis apparaissent côte à côte, et c’est à ce titre un passage où le degré d’identité entre les deux termes est porté à son plus haut niveau163. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agit de suggérer que dans ce choix particulier il n’est pas question d’autre chose que du choix de la prohairesis, c’est-à-dire de notre rationalité qui en constitue le seul « contenu » : ce choix d’une occupation peut être considéré comme une particularisation d’un choix plus général et plus fondamental, un choix de vie au sens fort. De même que le citharède doit agir en citharède, nous pouvons en tant que philosophe agir en tant que philosophe, c’est-à-dire être à la hauteur de l’être de raison que nous sommes. L’insistance sur la distinction entre le prosôpon et la prohairesis fait surgir la figure de l’acteur comme paradigme de la capacité d’adaptation : le bon acteur sait tout jouer, l’homme vertueux peut tout vivre. C’est précisément ce qu’avait déjà mis en évidence l’usage cynicisant de la métaphore dans lequel Ariston lui-même avait puisé pour soutenir une version radicale de l’indifférentisme. 4. L’art de l’acteur : de la multiplicité du polutropos à l’identité de sa voix La métaphore de l’homme vertueux comme bon acteur capable de tout jouer est en effet attestée chez Démade164 mais aussi chez Télès165 qui prétend alors citer Bion166. C’est avec Télès que la figure de l’acteur,

Entretiens, III, 23, 5. Voir sur ce point J.-B.  Gourinat, « La prohairesis chez Épictète », art. cité, p. 119-120. 164 Démade, ap. Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, XVI, 87, 2, aurait dit à Philippe de Macédoine « ô Roi, la fortune t’a attribué le rôle d’Agamemnon : n’as-tu point honte d’agir en Thersite ? » (notre trad.). 165 Voir J. F. Kindstrand, Bion of Borysthenes, Uppsala, Uppsala UP, 1976 et « Bion de Borysthène », DPhA, I, 1994, p. 108-112. 166 Les fragments concernés ont à ce titre été intégrés à l’édition O. Hense et J. F. Kinstrand, Bion of Borysthenes, op.  cit. où ils constituent le Fragment 1a, line 7. P.  P. Fuentes-Gonzalez conteste cette attribution. Sur ce point qui engage le fait de savoir si Télès est le père de la métaphore, et sur le rapport Bion/Télès, voir P. P. Fuentes-Gonzales, Les diatribes de Télès, Paris, Vrin, 1998, p. 10-32. 162 163

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Quatrième partie.  PERSONAE ET PROSÔPA

dont on s’accorde à admettre qu’elle circulait dans les ambiances socratiques167, semble avoir pris une consistance inédite168 : De même que le bon acteur doit jouer comme il convient tout rôle que lui attribue le poète, de même l’homme de valeur doit jouer comme il convient tout rôle que lui attribue la Fortune. C’est elle, en effet, dit Bion, qui, telle une poétesse, attribue tantôt un premier rôle, tantôt un rôle secondaire et tantôt celui d’un roi, tantôt celui d’un vagabond. Par conséquent, si tu es second rôle, ne prétends pas au premier rôle ; sinon, ton jeu sera discordant169.

On retrouve une image analogue dans le fragment 6 issu du Sur les circonstances : La Fortune, telle une poétesse, crée des rôles de toutes sortes, celui du naufragé, du mendiant, de l’exilé, de l’homme connu, de l’homme inconnu. L’homme de bien doit donc jouer comme il convient le rôle qu’elle lui a attribué, quel qu’il soit. Tu es devenu naufragé : joue bien le naufragé ; si tu es devenu pauvre, de riche que tu étais, joue bien le pauvre170.

167 Sur cette tonalité socratique, voir J. D. P. Bolton, Glory, jest and riddle, London, 1973, p. 46. 168 La figure de l’acteur reste relativement discrète jusque-là dans les usages de la métaphore qui nous sont parvenus et qui identifient le monde à une skênê et la vie à un parodos chez Démocrite ou du moins à une skênographia (une peinture en trompe l’œil) chez Anaxarque, maître de Pyrrhon, au dire de Sextus Empiricus. Voir Démocrite, 55B 115 DK ; Sextus Empiricus, Adv. Math. VII, 88. On trouve une exception chez Platon : Charmide apparaît comme un mauvais acteur qui interprèterait mal l’exigence de son rôle. Voir Charmide, 162d. 169 Télès, fragment 2 extrait de Sur l’autarcie (Ἐκ τοῦ Τέλητος περὶ αὐταρκείας), texte et trad. par P. P. Fuentes González, op. cit., p. 134-135 (Hense, Teletis reliquiae, Tübingen, Mohr, 1969 (1909), p. 5) = Bion, fragment 16 a (fragment partiel) (Kindstrand) (trad. P. P. Fuentes-Gonzales très légèrement modifiée) : « Δεῖ ὥσπερ τὸν ἀγαθὸν ὑποκριτὴν ὅ τι ἂν ὁ ποιητὴς περιθῇ πρόσωπον τοῦτο ἀγωνίζεσθαι καλῶς, οὕτω καὶ τὸν ἀγαθὸν ἄνδρα ὅ τι ἂν περιθῇ ἡ τύχη. καὶ γὰρ αὕτη. φησὶν ὁ Βίων, ὥσπερ ποιήτρια, ὁτὲ μὲν πρωτολόγου, ὁτὲ δὲ δευτερολόγου περιτίθησι πρόσωπον, καὶ ὁτὲ μὲν βασιλέως, ὁτὲ δὲ ἀλήτου. μὴ οὖν βούλου δευτερολόγος ὢν τὸ πρωτολόγου πρόσωπον· εἰ δὲ μή, ἀνάρμοστόν τι ποιήσεις ». 170 Télès, fragment 6 extrait de Sur les circonstances (Ἐκ τῶν Τέλητος Περὶ περιστάσεων), texte et trad. par P.  P. Fuentes González, op.  cit., (Hense, op.  cit. p.  52, 1-5 = Bion, fragment 16b (fragment partiel) (trad. P. P. Fuentes-Gonzales très légèrement modifiée) : « Ἡ τύχη ὥσπερ ποιήτριά τις οὖσα παντοδαπὰ ποιεῖ πρόσωπα, ναυαγοῦ, πτωχοῦ, φυγάδος, ἐνδόξου, ἀδόξου. δεῖ οὖν τὸν ἀγαθὸν ἄνδρα πᾶν ὅ τι ἂν αὕτη περιθῇ καλῶς ἀγωνίζεσθαι. ναυαγὸς γέγονας, εὖ τὸν ναυαγόν· πένης ἐξ εὐπόρου, εὖ τὸν πένητα ».

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PENSER L’INDIVIDU

La métaphore est ici associée à deux topiques, celle de l’autarcie et de l’attitude à adopter vis-à-vis des circonstances. Elle permet de formuler une définition positive de l’autarkeia. Celle-ci n’est plus seulement comprise négativement comme dépouillement de tout ce qui est vain jusqu’à parvenir à un minimum naturel indispensable. Elle est aussi définie positivement comme adéquation à toute circonstance. Le détachement du sage vis-à-vis de ce qui arrive lui permet cette perméabilité totale, celle de celui qui revêt tous les rôles comme autant de peaux171. Ce noyau conceptuel qui lie la vertu à une adaptabilité à toute circonstance est remobilisé par Ariston de Chios qui considérait que les premiers stoïciens accordaient trop d’importance aux préférables. La métaphore procède ainsi chez lui à l’articulation entre théorie du destin et usage des indifférents et figure l’attitude à adopter vis-à-vis de ceuxci, celle d’une liberté absolue vis-à-vis des circonstances. De même que l’acteur joue justement le rôle qui lui est distribué bien qu’il ne l’ait pas choisi, de même nous devons adopter une indifférence totale à l’égard de ce qui ne dépend pas de nous : Il a dit que la fin est de vivre dans l’indifférence à l’égard de ce qui est intermédiaire entre la vertu et le vice, sans faire quelque distinction que ce soit entre ces choses, mais en se comportant de façon égale envers toutes. Le sage est en effet semblable au bon acteur, lequel, qu’il reçoive le rôle de Thersite ou d’Agamemnon172, les joue chacun comme il convient173.

Épictète convoque ainsi la figure d’Ulysse polutropos174 qui incarne paradigmatiquement chez Antisthène cette capacité vertueuse. Ulysse est celui dont l’identité consiste à pouvoir jouer mille tours : 171 Pour un motif semblable, voir le témoignage de Diogène Laërce qui fait apparaître Aristippe comme « capable de s’adapter au lieu, au temps et au rôle et il jouait convenablement selon les circonstances ». Voir Aristippe, d’après Diogène Laërce, I 66 (trad. R. Goulet). 172 Thersite est décrit comme l’homme le plus laid et le plus lâche (Iliade, II. 212270), Agamemnon est à l’inverse courageux et intrépide (Iliade, II. 216, 248). 173 D.L. VII, 160  (= SVF I 351) (trad. R.  Goulet) :  « τέλος ἔφησεν εἶναι τὸ ἀδιαφόρως ἔχοντα ζῆν πρὸς τὰ μεταξὺ ἀρετῆς καὶ κακίας μηδ’ ἡντινοῦν ἐν αὐτοῖς παραλλαγὴν ἀπολείποντα, ἀλλ’ ἐπίσης ἐπὶ πάντων ἔχοντα· εἶναι γὰρ ὅμοιον τὸν σοφὸν τῷ ἀγαθῷ ὑποκριτῇ, ὃς ἄν τε Θερσίτου ἄν τε Ἀγαμέμνονος πρόσωπον ἀναλάβῃ, ἑκάτερον ὑποκρίνεται προσηκόντως ». 174 Sur le personnage d’Ulysse dans la tradition stoïcienne, voir l’article de S. Aubert-Baillot, « Réflexions sur une mêtis stoïcienne à travers les témoignages de Stobée », in G.  Reydams-Schils (éd.), Thinking through excerpts : studies on Stobaeus, Turnhout, Brepols, 2011, p. 511-535.

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Quatrième partie.  PERSONAE ET PROSÔPA

Ne vois-tu pas que Pôlos ne jouait pas Œdipe le tyran avec une voix plus belle ni de manière plus plaisante qu’il ne jouait le mendiant errant à Colone ? Alors un homme noble se montrera plus mauvais que Pôlos, en ne jouant pas magnifiquement tout rôle qui lui a été attribué par son daimôn ? Et n’imitera-t-il pas Ulysse qui, même en haillons, n’était nullement plus remarquable que dans son épais manteau de pourpre175 ?

On assiste cependant ici à un glissement tout à fait intéressant par lequel la distanciation176 acteur/rôle se trouve pour ainsi dire redoublée. Comme chez Télès et chez Ariston, on retrouve la figure paradigmatique de l’acteur (Pôlos) qui joue aussi bien deux personnages qui sont en fait le même individu (Œdipe le tyran, Œdipe à Colonne), confronté à des situations et des circonstances qui ne sont pas les mêmes. Œdipe se trouve tour à tour roi puis mendiant – il s’agit d’un rôle unique qui comporte des changements. Puis c’est à Ulysse, personnage cynique par excellence que se réfère Épictète. Or il s’agit pour l’acteur Pôlos de mimer (mimesthai) celui qui joue (hupokrinesthai) : non pas d’être Ulysse mais de jouer Ulysse, un personnage et pas n’importe lequel : le personnage paradigme de la capacité d’adaptation, un être polutropos qui peut tout jouer. En d’autres termes : il s’agit de jouer le personnage de l’acteur. Si Épictète semble renouer avec un topos cynique, la singularité de son usage de la métaphore consiste dans la manière d’insister sur la conscience de la condition d’acteur, de sorte que la nécessité du maintien d’une séparation entre l’acteur et ses rôles est envisagée comme la condition essentielle pour ménager l’espace de son jeu. L’acteur n’est pas son personnage, même lorsque ce personnage (Ulysse) est l’acteur par excellence. C’est d’ailleurs l’une des manières d’entendre l’injonction à se souvenir que nous sommes acteurs : Le temps viendra bientôt où les acteurs croiront que leurs masques, leurs brodequins, leur robes, ceux sont eux-mêmes. Homme, tout cela tu l’as comme matière, comme thème. Dis quelque chose pour que nous sachions si tu es acteur ou bouffon. Car tout le reste est commun aux deux. 175 Épictète, fr. 11 = Stobée, IV, 33, 28, éd. Oldfather, 1928 (Loeb) : « ἢ οὐχ ὁρᾷς, ὅτι οὐκ εὐφωνότερον οὐδὲ ἥδιον ὁ Πῶλος τὸν τύραννον Οἰδίποδα ὑπεκρίνετο ἢ τὸν ἐπὶ Κολωνῷ ἀλήτην καὶ πτωχόν; εἶτα χείρων Πώλου ὁ γενναῖος ἀνὴρ φανεῖται, ὡς μὴ πᾶν τὸ περιτεθὲν ἐκ τοῦ δαιμονίου πρόσωπον ὑποκρίνασθαι καλῶς ; οὐδὲ τὸν Ὀδυσσέα μιμήσεται, ὃς καὶ ἐν τοῖς ῥάκεσιν οὐδὲν μεῖον διέπρεπεν ἢ ἐν τῇ οὔλῃ χλαίνῃ τῇ πορφυρᾷ; » 176 Sur le thème de la distanciation, voir S. Alexandre, Évaluation et contre-pouvoir, op. cit., p. 192.

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PENSER L’INDIVIDU

C’est pourquoi si on enlève à l’acteur à la fois ses brodequins et son masque et si on le produit à la manière d’une image, l’acteur a-t-il disparu ou subsiste-t-il ? S’il conserve sa voix, il subsiste. De même dans la vie : « Prends un commandement. ». Je le prends et le prenant, je montre comment se comporte un homme qui a reçu l’éducation philosophique. « Dépose le laticlave, prends les haillons et produis-toi dans ce rôle. » Eh bien ! ne m’a-t-il pas été donné d’apporter une belle voix177 ?

Le risque associé et constitutif du jeu que suppose l’existence sociale, celui qu’il s’agit à tout prix d’éviter  est donc celui de l’identification, du non-maintien de la distance qui nous sépare de notre rôle, le risque de ne faire qu’un avec notre personnage. Selon un thème lucrétien et sénéquien, le prosôpon ne doit pas devenir un prosôpeîon, un masque qui effraie les enfants. De ce point de vue, il n’en va pas ici seulement d’une reformulation du thème stoïcien des indifférents, ni même de la reconduction d’un partage entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Épictète ne se limite pas à souligner que les cothurnes, les vêtements, le masque sont seulement une matière dont il convient de faire usage178. Il précise d’abord que ce qui fait l’acteur, ce ne sont pas ses accessoires, ses attributs, son masque ou son rôle « commun à l’acteur et au bouffon », « au philosophe et au profane », mais la manière dont il joue avec eux, l’usage qu’il en fait. Il y a pourtant bien ici quelque chose dont il peut faire usage sans qu’il ne s’agisse pour autant d’un usage des indifférents, précisément parce qu’il en va dans cet usage d’un usage de soi. Épictète ajoute en effet que l’acteur demeure si, lorsque tout tombe, il lui reste sa voix, ce diapason à l’aune duquel il doit pouvoir tout jouer et qui n’est autre que sa prohairesis : la voix est précisément ce à quoi seul tient la puissance d’interprétation de l’acteur179. La dissociation permet de situer le sujet et avec lui sa singularité ailleurs que dans ses rôles, dans une capacité incarnée ici par sa voix. La voix peut déclamer tout rôle et Entretiens, I, 29, 41-46 : « ἔσται χρόνος τάχα, ἐν ᾧ οἱ τραγῳδοὶ οἰήσονται ἑαυτοὺς εἶναι προσωπεῖα καὶ ἐμβάδας καὶ τὸ σύρμα. ἄνθρωπε, ταῦτα ὕλην ἔχεις καὶ ὑπόθεσιν. φθέγξαι τι, ἵνα εἰδῶμεν πότερον τραγῳδὸς εἶ ἢ γελωτοποιός· κοινὰ γὰρ ἔχουσι τὰ ἄλλα ἀμφότεροι. διὰ τοῦτο ἂν ἀφέλῃ τις αὐτοῦ καὶ τὰς ἐμβάδας καὶ τὸ προσωπεῖον καὶ ἐν εἰδώλῳ αὐτὸν προαγάγῃ, ἀπώλετο ὁ τραγῳδὸς ἢ μένει; ἂν φωνὴν ἔχῃ, μένει. Καὶ ἐνθάδε. “λάβε ἡγεμονίαν.” λαμβάνω καὶ λαβὼν δεικνύω, πῶς ἄνθρωπος ἀναστρέφεται πεπαιδευμένος.’θὲς τὴν πλατύσημον καὶ ἀναλαβὼν ῥάκη πρόσελθε ἐν προσώπῳ τοιούτῳ.’ τί οὖν; οὐ δέδοταί μοι καλὴν φωνὴν εἰσενεγκεῖν; » Voir aussi ibid., 47-49. 178 Sur cet aspect, voir C. Veillard, « L’acteur, le masque et le danseur : la métaphore du théâtre dans le système stoïcien », art. cité. 179 A. A. Long, Epictetus : A Stoic and Socratic guide to Life, op. cit., p. 243. 177

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Quatrième partie.  PERSONAE ET PROSÔPA

elle dispose de deux caractéristiques absolument décisives : elle est tout à la fois ce qui est absolument singulier – en vertu de son timbre – et ce qui se travaille, s’exerce. Un autre passage qui décline chez Marc-Aurèle le même thème semble pouvoir appuyer cette importance qu’a prise le jeu de l’acteur : Songer continuellement à quel point tout ce qui est déjà arrivé est semblable à ce qui arrive ; et songer à ce qui arrivera. Te placer devant les yeux dans leur ensemble les drames et comédies du même genre dont tu as été toi-même le témoin ou qu’une ancienne tradition t’a fait connaître, par exemple l’ensemble de la cour d’Hadrien, de celle d’Antonin, de celles de Philippe, d’Alexandre ou de Crésus. Tous ces actes étaient identiques, seulement c’était avec d’autres acteurs180.

Dans cette version de la thèse de l’éternel retour, l’accent est mis sur l’identité des rôles et non sur celle des acteurs. Ce sont les acteurs qui changent, de sorte que c’est ce qui nous revient en tant qu’acteur, notre jeu, qui apparaît comme le marqueur de notre identité, un jeu considéré comme insubstituable : personne d’autre que nous-mêmes ne peut le jouer comme nous le jouerons. C’est dans l’interprétation que réside ce qui nous revient en propre. L’usage épictétéen se distingue donc ici de l’usage aristonien : la distanciation ne fonde pas exclusivement le détachement par rapport aux indifférents que constituent les circonstances. Elle est aussi envisagée comme la condition d’une interprétation personnelle de son rôle. En ce sens et en ce sens seulement, le bon acteur dispose d’un rôle dont il lui revient de faire son rôle propre (idion). 5. Du rôle individuel au rôle personnel : l’idion prosôpon L’usage épictétéen du prosôpon fait en effet apparaître une alliance tout à fait singulière entre distanciation et personnalisation181. Comme chez Panétius et Cicéron, il s’agit d’abord de prendre un rôle qui soit 180 Marc-Aurèle, Pensées, X, 27 (trad. É.  Bréhier modifiée) : « Συνεχῶς ἐπινοεῖν πῶς πάντα τοιαῦτα, ὁποῖα νῦν γίνεται, καὶπρόσθεν ἐγίνετο, καὶ ἐπινοεῖν γενησόμενα· καὶ ὅλα δράματα καὶ σκηνὰς ὁμοειδεῖς, ὅσα ἐκ πείρας τῆς σῆς ἢ τῆς πρεσβυτέρας ἱστορίας ἔγνως, πρὸ ὀμμάτων τίθεσθαι, οἷον αὐλὴν ὅλην Ἁδριανοῦ καὶ αὐλὴν ὅλην Ἀντωνίνου καὶ αὐλὴν ὅλην Φιλίππου, Ἀλεξάνδρου, Κροίσου· πάντα γὰρ ἐκεῖνα τοιαῦτα ἦν, μόνον δι’ ἑτέρων ». 181 Sur ce point, voir P. De Lacy, « The Four Stoic Personae », art. cité, p. 163 qui cependant ne distingue pas entre l’individualité que nous recevons par nature et l’interprétation singulière que nous en donnons.

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PENSER L’INDIVIDU

adapté à notre nature individuelle182 pour ne pas risquer de mal le tenir : Si tu as pris un rôle qui dépassait tes forces, tout à la fois tu l’as mal tenu, et celui que tu pouvais remplir, tu l’as laissé passer183.

Or par endroits, ce rôle « que nous pouvons remplir » se voit qualifier de propre (idion)184 : le prosôpon en vient ainsi à porter l’adjectif idion et même à être associé au possessif. Il semble alors que ce ne soit pas seulement l’individualité de la nature propre avec laquelle nous devons faire qui soit ici engagée mais la qualité de l’appropriation rationnelle de cette individualité : l’idion caractérise alors la qualité de la prohairesis qui s’exprime dans le rôle pris, de sorte que l’idion propôpon en vient à s’identifier à la prohairesis. L’idion prosôpon devient le critère de notre jeu, la pierre de touche de nos choix qui en manifestent en retour la qualité : pour juger ce qui est raisonnable et déraisonnable, non seulement nous utilisons les degrés de valeur des objets extérieurs, mais chacun de nous considère en outre ce qui conforme à son rôle propre185.

C’est ce que permet de comprendre l’histoire de Florus : C’est pourquoi, quand Florus se demandait s’il lui fallait descendre au spectacle de Néron, pour y remplir aussi son rôle, Agrippinus lui dit : « Descends ». Et comme Florus l’interrogeait : « Et toi, pourquoi ne descends-tu pas ? » il répondit : « Moi je ne me pose même pas la question ». Si on se met une seule fois à examiner de pareilles choses, comparant la valeur des biens extérieurs, la calculant, on est bien près de ressembler à ceux qui ont perdu leur rôle propre (τῶν ἐπιλελησμένων τοῦ ἰδίου προσώπου). Que me demandes-tu donc ? Si c’est la mort qui est préférable ou bien la vie ? Je te réponds : la vie. La peine ou le plaisir ? Je réponds : le plaisir. - Mais si je ne joue pas à la tragédie, on me coupera le cou. 182 Voir Off. I, 110-114. Sur cette continuité dans laquelle il faudrait intégrer Sénèque, voir notamment D. Machek, « Using our selves : An interpretation of the Stoic four-personae theory in Cicero’s De Officiis I, art. cité. 183 Manuel, XXXVII, 1 : « Ἐὰν ὑπὲρ δύναμιν ἀναλάβῃς τι πρόσωπον, καὶ ἐν τούτῳ ἠσχημόνησας καί, ὃ ἠδύνασο ἐκπληρῶσαι, παρέλιπες ». 184 Entretiens, I, 2, 15 ; IV, 3, 3. Voir aussi ibid., III, 5, 16 où le possessif est présent. 185 Ibid., I, 2, 8 : « εἰς δὲ τὴν τοῦ εὐλόγου καὶ ἀλόγου κρίσιν οὐ μόνον ταῖς τῶν ἐκτὸς ἀξίαις συγχρώμεθα, ἀλλὰ καὶ τῶν κατὰ τὸ πρόσωπον ἑαυτοῦ ἕκαστος ».

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Quatrième partie.  PERSONAE ET PROSÔPA

- Va donc et joue. Moi, je ne jouerai pas. - Pourquoi ? - Parce que toi, tu ne crois pas être autre chose qu’un des fils de la tunique. - Et alors ? - Tu devais te préoccuper de ressembler aux autres hommes, comme un simple fil ne veut en rien se distinguer des autres. Mais moi, je veux être laticlave, cette pièce petite et éclatante qui donne à tout le reste son élégance et sa beauté. Que viens-tu donc me dire : « Assimile-toi complètement à la foule ? » Et comment serais-je encore laticlave186 ?

Florus hésite à descendre jouer, précisément parce qu’il sait que s’il ne joue pas, il sera condamné à mort. Agrippinus quant à lui ne descendra pas jouer, préférant mourir qu’abandonner son idion prosôpon. Ironie de l’histoire dans un texte qui joue sur la mise en abyme, c’est celui qui renoncera à entrer sur scène qui jouera véritablement son rôle d’homme, quand celui qui descendra jouer la tragédie ne l’aura jamais endossé. Les deux valeurs de l’adjectif idion sont engagées : le propre est tout à la fois le contraire de koinon – le commun – et de l’allotrion – l’étranger – qui m’est indifférent. La partition stoïcienne entre bien et indifférent se trouve dès lors déclinée comme une partition entre la valeur que nous accordons à notre rôle propre et la valeur des biens extérieurs187. La conquête de la rationalité est aussi celle d’une singularité irréductible : faire le choix de son propre prosôpon, c’est faire le choix du bien en se distinguant. Il s’agit de jouer le laticlave. En même temps qu’il fixe le telos, ce rôle propre devient critère d’identité personnelle, puisqu’il me distingue et reste le même en chaque circonstance (πανταχοῦ) : Garde bien présente cette pensée quand tu viens à perdre quelque objet extérieur : qu’est ce que tu acquiers à sa place ? Et si cela vaut beaucoup plus, ne dis jamais : j’ai subi une perte. Ne le dis pas non plus si, au lieu d’un âne, tu acquiers un cheval ; au lieu d’une brebis, un bœuf ; au lieu d’une petite pièce de monnaie, une belle action ; au lieu d’un discours sans vie, la paix qui te convient ; ou au lieu de propos honteux, le respect de toi-même. En te souvenant de cela, tu préserveras en toutes circonstances le rôle que tu dis mien que tu dois avoir (τούτων μεμνημένος πανταχοῦ διασώσεις τὸ σαυτοῦ πρόσωπον οἷον ἔχειν σε δεῖ)188.

Ibid., 12-18. Ibid., 8. 188 Ibid., IV, 3, 3 (trad. J. Souilhé modifiée). 186 187

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PENSER L’INDIVIDU

L’idion prosôpon désigne ainsi un principe de différenciation de la rationalité qui s’exprime dans des choix singuliers, ces actes dont la qualité porte l’empreinte de leur auteur. L’idion prosôpon devient le diapason des identifications comme autant de diffractions dont la prohairesis constitue le point source. Grâce à la plasticité de l’hêgemonikon et à la liberté de la prohairesis, l’idion prosôpon reste le même. L’idion prosôpon définit ainsi la qualité d’un usage personnel d’une matière en elle-même indifférente. Il fonde donc une identité personnelle qui détermine en chaque circonstance un pôs echein, un tropon, une attitude qui la révèle (comme plus haut celle de l’athlète). Il garantit ainsi la cohérence à soi-même : nous avons différents rôles en fonction des circonstances dans lesquelles nous nous trouvons mais nous sommes pourtant la même personne. L’idion prosôpon désigne ainsi un différentiel, l’harmonique tensionnelle de l’âme, la qualité de la prohairesis. La permanence de ce rôle personnel suppose sa « réactualisation » dans des choix singuliers qui parce qu’ils nous ressemblent expriment celui ou celle que nous sommes, quel que soit ce que nous allons devoir vivre. La personnalité n’est pas donnée une fois pour toutes : en matière d’identité personnelle, à moins d’être un sage, les jeux ne sont jamais faits. Nous avons à tout moment à rechoisir d’être celui ou celle que nous sommes, au risque tout à la fois de perdre l’homme189 et de nous perdre. C’est ainsi que l’on peut comprendre que l’injonction à l’unité de l’hêgemonikon et de la prohairesis que nous évoquions plus haut se décline désormais comme injonction à ne jouer qu’un seul rôle, l’idion prosôpon, ce rôle qui nous est personnel, à rester un et le même. L’unité devient celle qui s’éprouve dans la constance du jeu du même personnage : Mais on ne mélange pas des rôles si différents (διάφορα δ’ οὕτως πρόσωπα οὐ μίγνυται). Tu ne peux jouer (ὑποκρίνασθαι) à la fois le rôle de Thersite et celui d’Agamemnon. Si tu veux être Thersite, tu dois être bossu et chauve ; mais, si c’est Agamemnon, tu dois être grand et beau et aimer tes sujets190.

Or la plupart des hommes font preuve de la versatilité des enfants qui passent d’un rôle à l’autre sans crier gare, comme le souligne ce texte qui semble redéployer un thème sénéquien : […] sinon, rends-toi compte que tu te comporteras à la manière des enfants : tantôt ils jouent aux athlètes, tantôt aux gladiateurs, tantôt ils Ibid., II, 10, 22 (trad. J. Souilhé). Ibid., IV, 2, 10 (trad. J. Souilhé modifiée).

189 190

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Quatrième partie.  PERSONAE ET PROSÔPA

sonnent de la trompette, puis ils jouent toutes les scènes qu’ils ont vues et admirées. Toi, de même, tu es de cette façon tantôt athlète, tantôt gladiateur, ensuite philosophe et rhéteur, mais, avec ton âme entière, rien du tout (ὅλῃ δὲ τῇ ψυχῇ οὐδέν) ; comme un singe, tout ce que tu vois, tu l’imites (ὡς ὁ πίθηκος πᾶν ὃ ἂν ἴδῃς μιμῇ) et c’est toujours une chose après l’autre qui te plaît (ἀεί σοι ἄλλο ἐξ ἄλλου ἀρέσκει), mais l’accoutumance t’ennuie (τὸ σύνηθες δ’ ἀπαρέσκει)191.

Comme chez Sénèque, la permanence du rôle propre qui assure la constance du jeu introduit la thématique de l’identité personnelle192. Le grec prosôpon retrouve alors son sens originel de visage, lorsqu’il assure la reconnaissance : c’est l’éloge de Socrate qui n’a qu’un seul visage reconnaissable parmi tous, parce que son rôle restait toujours le même (ἓν ἔχων πρόσωπον ἀεὶ διετέλει193). Il convient de « conserver toujours le même rôle, en sortant et en entrant » (τὸ αὐτὸ πρόσωπον ἀεὶ καὶ ἐκφέρειν καὶ εἰσφέρειν194) : le prosôpon (re)devient alors visage, il est plus que jamais principe d’identité personnelle. C’est ici que l’injonction à jouer son rôle trouve sans doute son sens ultime : c’est parce que nous ne sommes pas notre rôle que nous pouvons nous en forger un qui incarne au plus haut point celui ou celle que nous sommes. Ce rôle propre (idion prosôpon) engage à la fois notre nature universelle et notre nature individuelle, le rôle social et les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons mais il est d’abord celui que nous nous forgeons avec ces déterminations. La prohairesis est le principe de cet idion prosôpon qui lui confère désormais le statut d’une personnalité que nous reconnaissons à son jeu et qui définit la qualité singulière d’une interprétation.

193 194 191 192

Ibid., III, 15, 5-6 (trad. J. Souilhé). Ep. 120, 22. Voir plus haut, p. 338-339. Entretiens, I, 25, 31 (trad. J. Souilhé modifiée). Ibid., III, 5, 16 (trad. J. Souilhé modifiée).

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CONCLUSION GÉNÉRALE

De l’unicité que les stoïciens reconnaissent à tout être à la personnalité que la métaphore de l’acteur manifeste de manière irréductible, le stoïcisme forge synchroniquement et diachroniquement une conception unifiée de l’individu. C’est en effet sur fond de l’unité fondamentale du vivant qu’il a conçu la spécificité de l’individuation humaine : en même temps qu’il posait la communauté de nature de l’individuation animale et humaine à ses débuts, il s’est attaché dès l’origine à penser le destin humain de l’appropriation à soi-même, la manière dont l’homme s’humanise. L’individualité du vivant, celle de ce « centrement » vital que définit l’oikeiôsis n’est pas abolie mais se trouve transformée dans un usage singulier du logos auquel la nature destine les humains, celui de la réflexivité. C’est cette différence subjective que construisent tour à tour la théorie de l’assentiment – cet acte par lequel la pulsion vitale prend une valeur expressive –, la psychologie de la uoluntas de Sénèque et celle de la prohairesis d’Épictète : le caractère relationnel que le stoïcisme reconnaît à toute individualité vitale trouve ici sa modalité rationnelle, celle par laquelle le rapport au monde se trouve réinvesti par un acte subjectif de choix. La uoluntas puis la prohairesis donnent ainsi à cette capacité de choix le statut d’un opérateur d’identification subjective. La plasticité vitale là encore prend une forme irréductible, celle que peut déployer de manière singulière dans une existence ce vivant singulier qu’est l’humain. C’est cette genèse subjective dont témoigne encore l’histoire des usages stoïciens de la métaphore théâtrale et qui est celle de l’émergence progressive de la figure de l’acteur dont le jeu est reconnaissable et qui livre une interprétation personnelle du texte du monde. Il y a là l’aménagement d’un stoïcisme qui n’a pas renoncé au destin mais pour lequel ce destin est irréductiblement un destin singulier : nous sommes dans le

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monde tout à la fois personnage et acteur. Et cette structure du dégagement définit précisément l’économie subjective. Dans cette conscience que nous ne sommes pas (que) nos rôles se loge en effet la condition de notre liberté. M. Vegetti l’a exprimé de manière lumineuse : « Je ne peux pas décider si je suis Œdipe ou Thersite, mais je peux prendre conscience du fait que je ne suis en vérité ni l’un ni l’autre, mais l’acteur qui interprète ces rôles, et qui en les interprétant s’en sépare1 ». Chez le sage, la distance assure ce mouvement de dégagement qui constitue précisément la condition pour qu’il y ait interprétation. Il n’y a pourtant pas là selon nous une scission qui séparerait le moi en deux parties, l’une parfaitement autonome, l’autre s’abîmant dans l’extériorité du monde2. Car la métaphore ne présuppose pas un moi qui préexisterait à ces deux avatars et encore moins une division statique entre l’acteur et le personnage. Elle installe le progressant dans l’espace de ce rapport entre deux pôles identificatoires et la subjectivité dans ce « petit décalage3 ». Nous sommes tout à la fois acteur et personnage, pris dans cette constante négociation par laquelle nous tentons tant bien que mal de construire comme acteur notre propre rôle. C’est sans doute dans cette tension tragique que se loge pour les stoïciens l’identité subjective. Peu à peu arrachées à leur origine métaphorique, les notions de prosôpon et de persona continueront leur histoire : la théologie trinitaire fera d’elles des concepts théologiques. Ce n’est ensuite qu’avec la philosophie classique de langue anglaise que la persona ressurgit sur la scène philosophique lorsque Locke choisit pour ainsi dire le self contre le moi cartésien, donnant ainsi naissance à un concept, celui de personne. Avec lui, la tradition anglophone substitue à l’alliance sujet-substance celle qui lie le self non substantiel à la person4. La personne matérialise alors M. Vegetti, « La sagezza dell’attore. Problemi dell’etica stoica », art. cité, p. 19-41. M.  Vegetti souligne à ce titre le caractère anti-aristotélicien de ce modèle qui substitue selon lui la « scission » à la plénitude du « moi » aristotélicien. Voir ibid. 3 Nous empruntons l’expression à J.-P. Sartre. Voir Situations IX. Mélanges, Paris, Gallimard, 1972, p. 102-103 : « […] ce que vous pourriez appeler la « subjectivité » n’est pas ce qu’elle serait aujourd’hui pour moi : le petit décalage dans une opération par laquelle une intériorisation se réextériorise elle-même en acte. […] L’individu intériorise ses déterminations sociales : il intériorise les rapports de production, la famille de son enfance, le passé historique, les institutions contemporaines, puis il re-extériorise tout cela dans des actes et des choix qui nous renvoient nécessairement à tout ce qui a été intériorisé […] ». 4 A. de Libera, Archéologie du sujet, tome II, La conquête de l’identité, Paris, Vrin, 2008, p. 29 : « la personne tient le rôle du sujet parce qu’elle est définie de manière non substantielle, parce qu’elle s’est délestée de l’idée d’un ego-substance […] ». A. de Libera a ainsi montré comment une fois entrée en philosophie, la notion de personne y « [préside] en sous-main à la naissance du sujet ». 1 2

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Conclusion générale

cet écart irréductible que pose la langue entre le sujet de l’énonciation I et le self, et elle aura un effet théorique : l’existence de cette réalité qu’est le self tendra à se penser non pas selon la substantialité que le moi semble convoquer mais selon le modèle – au combien stoïcien – de l’appropriation primitive par soi de soi-même. Au terme de cette histoire5, tout se passe pourtant comme si la personne ne faisait plus qu’un avec ellemême : notre concept de personne semble avoir résorbé le jeu de la métaphore et avec elle la trace d’une certaine expérience de la multiplicité psychique. Or la pensée stoïcienne de la subjectivité tient ensemble l’intérieur et l’extérieur, le personnel et l’impersonnel, l’identité et l’altérité. Car en même temps qu’elle fait de la uoluntas et de la prohairesis des facultés de choix avec lesquelles le sujet, dans sa singularité, coïncide, la problématisation stoïcienne du subjectif maintient le caractère relationnel et intersubjectif de l’identité individuelle. Elle souligne aussi avec le daimôn et la conscientia la manière dont l’altérité se trouve immanente à l’expérience de soi, sans qu’à aucun moment ces traits ne soient considérés comme contradictoires : je suis toujours, même en moi, en relation avec le monde. Cet alliage qui conjoint les pouvoirs pratique et cognitif de la uoluntas ou de la prohairesis et une certaine expérience de décentrement nous semble à ce titre pouvoir être mis en rapport avec la tension constitutive de la représentation de la subjectivité que nous héritons d’une histoire conceptuelle complexe, qui fut à la fois celle de sa construction et celle de sa déconstruction, celle d’un sujet pour ainsi dire dégrisé d’avoir été déconstruit. À bien des égards, notre post-modernité mêle en effet la figure d’un sujet autonome et celle d’un sujet qui, loin d’être un principe ou une origine, est un effet, et un effet insaisissable. Nous tentons ainsi de le penser à la fois comme ce pôle d’initiative critique et pratique sans lequel il n’y aurait pas de sujet, mais aussi comme ce qui se loge dans le rapport à ce qui n’est pas lui, ce sujet qui advient alors dans l’après-coup d’une épreuve. Lorsque nous nous demandons comment construire un point de vue depuis lequel notre action peut trouver un sens sans méconnaître la part des déterminismes auxquels nous ne pouvons totalement nous arracher mais avec lesquels nous cherchons néanmoins à construire nos vies, lorsque nous tentons de concilier la perspective de l’individu et son Pour une synthèse sur l’histoire de la notion entre métaphore et concept, voir A. Merker, « Introduction : Personne », art. cité. 5

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inscription dans un monde social, nous posons des questions qui ont une tonalité profondément stoïcienne. L’une des leçons les plus modernes de l’éthique stoïcienne consiste probablement à situer l’autonomie subjective non dans une liberté abstraite mais dans cette capacité psychique de dégagement, de relation en nous avec ce qui n’est pas tout nous qui permet d’investir à nouveaux frais la scène du monde sans y projeter nos propres dissonances – une capacité à ce titre tout à la fois soustraite au politique mais aussi condition du politique. Cette capacité portée par la uoluntas et la persona, par la prohairesis et l’idion prosôpon, est celle par laquelle, pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, un principe d’action se trouve à ce point constitué en principe d’identité personnelle.

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

INDEX

Index des noms anciens AÉTIUS : 55, 134, 175 ALCMÉON : 55 ALEXANDRE D’APHRODISE : 32, 34, 36, 43, 54, 59, 77, 78, 106, 113, 125, 126, 135, 219 ANTIOCHUS : 89, 90, 223 ANTIPATER DE TARSE : 36, 39, 40, 104, 136, 137, 309 ANTISTHÈNE : 352 APULÉE : 134, 176, 182, 229, 252 ARISTIPPE : 352 ARISTOCLÈS : 41 ARISTOTE : 11, 13, 18, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 36, 37, 42, 43, 46, 47, 48, 49, 50, 54, 58, 66, 73, 74, 76, 78, 81, 96, 102, 111, 112, 114, 131, 132, 133, 140, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 153, 154, 155, 157, 159, 160, 161, 167, 171, 172, 173, 174, 175, 215, 217, 218, 281, 287, 297, 324, 362 BION : 333, 350, 351 CARNÉADE : 139, 200, 206, 223, 224, 225, 226 CATON : 15, 89, 216, 255, 309, 323 CHRYSIPPE : 6, 16, 41, 42, 45, 55, 60, 63, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 73, 74, 77, 78, 84, 85, 87, 98, 104, 106, 107, 108, 109, 110, 120, 121, 126, 128, 129, 134, 135, 136, 137, 138, 139,

141, 161, 199, 200, 206, 218, 219, 235, 266, 288, 298, 299, 302, 307, 309, 322, 323, 333, 334 CICÉRON : 8, 9, 11, 19, 35, 42, 50, 59, 60, 64, 82, 85, 86, 88, 89, 90 ; 99, 100, 101, 103, 106-111, 113, 120, 121, 127-129, 133, 135-137, 141, 143, 162, 169, 186, 188, 190, 195, 200-230, 233, 237, 247, 264266, 271, 273, 282, 283, 285, 287, 289, 292, 296, 307, 309-312, 314, 316-323, 326, 327, 329, 336-337, 340-341, 344, 348, 349, 355 CLÉANTHE : 42, 49, 133, 139-140, 342 CLÉMENT D’ALEXANDRIE 108, 113, 116 DÉMADE : 144, 146, 148, 333, 350 DÉMOCRITE : 49-51, 83-84, 213, 238, 266, 351 DÉMOSTHÈNE : 28, 144-149, 172, 343 DIODORE DE SICILE : 144, 350 DIOGÈNE DE BABYLONIE : 136, 137, 153, 318 DIOGÈNE LAËRCE : 34, 35, 42, 45, 49, 52, 54, 59, 60, 86, 93, 104, 126, 127, 130, 134, 135, 136, 141, 143, 161, 168, 175, 199, 206, 216, 245, 252, 261, 268, 292, 297, 309, 318, 322, 326, 329, 352

INDEX

133, 135, 142-146, 154-183, 208, 209, 210, 236, 250, 252, 253, 261, 268, 281, 287, 297, 324-326, 351 PLOTIN : 36, 41, 60, 73, 181, 182 PLUTARQUE : 35, 43, 50, 54, 64, 66, 67, 68, 69, 70, 73, 88, 99, 102, 104, 105, 106, 107, 108, 113, 114, 133, 135, 137, 140, 144, 175, 176, 182, 219 PORPHYRE : 29, 45, 46, 85, 100 POSIDONIUS : 58, 66, 71, 72, 132, 134, 269, 287, 298 PUBLILIUS SYRUS : 204 SCIPION : 255 SÉNÉQUE : 8, 10, 13, 18-22, 34, 35, 39, 59, 64, 72, 87, 95-97, 100-101, 118, 120-126, 130, 136, 142, 165, 169, 186, 189, 190, 192, 199, 201, 204, 205, 226-308, 322-341, 356, 359, 361 SEXTUS EMPIRICUS : 35, 36, 43, 102, 110, 111, 113, 127, 128, 136, 161, 206, 207, 351 SIMPLICIUS : 27, 36, 37, 38, 39, 41, 44, 46, 49, 66, 73, 74, 112, 155, 297 SOCRATE : 27, 45, 47, 48, 65, 73, 78, 84, 135, 163, 175, 178, 179, 181, 182, 221, 250-252, 324, 325, 359 SPHAIROS : 49 STOBÉE : 42, 54, 65, 66, 70, 71, 100, 102, 103, 113, 114, 115, 117, 118, 119, 125, 131, 137, 139, 140, 153, 155, 215, 295, 353 TATIEN : 77 THÉMISTIUS : 297 TÉLÉS : 333, 340, 350, 351, 353, 370 VARRON : 35 ZÉNON : 41, 42, 52, 63, 73, 76, 77, 85, 101, 120, 121, 128, 130, 131, 136, 140, 207, 219, 268, 295, 298, 323

ÉPICTÈTE : 10, 13, 16, 17, 18, 21, 60, 61, 79, 94, 100, 101, 110, 111, 113, 121-123, 128-130, 135, 142-147, 151-186 ; 190-197, 200, 215, 219, 227, 230, 233, 236-237, 239, 242, 243, 249, 252, 257, 268, 270-272, 282, 303, 308, 321, 322, 323, 326, 328, 332, 340-361 ÉPICURE : 49, 50, 51, 85, 178, 213, 225, 239, 267, 268, 276 EUSÈBE DE CÉSARÉE : 41, 42, 52, 107, 343 GALIEN : 43, 50, 55-58, 60, 73, 85, 122, 153 HÉRACLITE : 29, 41, 131-132, 175, 182, 268 HIÉROCLÈS : 87-95, 97-100, 118, 202, 227, 348 HYPÉRIDE : 148 ISOCRATE : 84, 144-147 LAÉLIUS : 255 LUCRÈCE : 50-51, 203, 213-214, 224225, 228, 243, 328, 330 MARC-AURÈLE : 13, 53, 60, 79, 94, 129, 133, 135, 155, 157, 162-163, 182-197, 219, 227, 230, 236, 271, 290, 355, 366 MUSONIUS : 13, 94, 193, 265 NÉMÉSIUS : 43, 77, 126, 219 NÉRON : 13, 256-260, 328, 356 ŒNOMAOS DE GADARA : 160, 342-344 ORIGÈNE : 77, 78, 103, 112, 123, 124, 126, 199, 219 PANÉTIUS : 17, 71, 79, 100, 136-142, 162, 169, 200, 266, 280, 287-288, 317, 318, 320, 344, 355 PHILON : 67-69, 129, 134, 145, 147, 151-153, 173, 199 PLATON : 11, 12, 21, 26-29, 30, 36, 41, 45, 56, 58, 83, 84, 106, 129, 132,



INDEX

Index des noms modernes BONAZZI, M. : 41, 67, 145, 225 BONHÖFFER, A. : 145, 179 BORGO, A. : 259 BOSMAN, P. : 83, 84 BOURBON, M. : 192, 243, 245, 248, 288, 301, 321, 341 BRANCACCI, A. : 136, 342 BRÉHIER, É. : 31, 36, 53, 162, 164, 170, 193, 196, 225, 234, 301, 355 BREMMER, J. : 12 BRENNAN, T. : 102, 114, 115, 116, 121, 125, 216, 290, 344 BRISSON, L. : 28, 56, 64, 326, 369 BROUWER, R. : 60, 222 BRUNSCHWIG, J. : 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 45, 60, 68, 69, 71, 74, 78, 86, 92, 93, 96, 101, 103, 115, 116, 135, 250, 251, 290 CANCRINI, A. : 83 CERAMI, C. : 33 CHARLTON, W. : 33 CHAUMARTIN, F. R. : 136, 259 CHIARADONNA, R. : 45 CLARKS, J. : 244 CLAUS, D. B. : 12 COLLETTE-DUCIC, B. : 54 COLISH, M. L. : 255, 261, 266, 275, 299, 328 CONCHE, M. : 25 COOPER, C. : 144 D’JERANIAN, O. : 61, 106, 108, 122, 167 DASEN, V. : 64 DECHARNEUX, B. : 129 DE LACY, P. : 75, 153, 298, 310, 311, 318, 355 DE LIBERA, A. : 309, 362 DELCOMMINETTE, S. : 54, 326 DEMOS, R. : 208 DERRIDA, J. : 307 DES PLACES, É. : 58, 131, 179 DÉTIENNE, M. : 14, 24 DIHLE, A. : 142, 283 DILLON, J. : 34 DIXSAUT, M. : 34, 326

ADKIN A. W. H. : 12, 85 ADOMENAS, M. : 132 ALESSE, F. : 44, 73, 76, 92, 94, 118, 138, 140, 141, 151, 152, 160, 200, 318, 366, 370, 390 ALEXANDRE, S. : 152, 160, 200, 318, 366, 370, 390 ALFIERI, V. E. : 135, 168, 196, 298, 340, 341, 342, 344, 353, 376 ALGRA, K. : 101, 107, 130, 131, 132, 133, 134 AMALRIC, J.-L. : 307 ANNAS, J. : 103, 114, 115, 117, 118, 121, 125, 167 ARMISEN-MARCHETTI, M. : 230, 231, 233, 239, 244, 246, 247, 257, 258, 259, 274, 280, 281 AUBENQUE, P. : 30, 35, 150 AUBERT-BAILLOT, S. : 14, 352 AUBRY, G. : 165, 175, 181, 311 AYGON, J. P. : 254, 262 BABUT, D. : 53, 66, 69, 70, 104, 105, 106, 107, 131, 134 BAKHOUCHE, B. : 34, 100, 244, 368 BARNES, J. : 33, 35, 56, 72, 78, 101, 107, 118, 137, 213 BARTSCH, S. : 245, 254, 255, 257, 259, 260, 265, 279, 280, 321 BATES, C. L. : 345 BELLINCIONI, M. : 327, 336, 337 BÉNATOUÏL, T. : 14, 20, 21, 34, 42, 43, 61, 70, 85, 87, 91, 93, 94, 99, 100, 102, 103, 104 BERMON, E. : 309 BERNO, F. R. : 250, 257 BESNIER, B. : 29, 33, 35, 42, 43, 70, 86, 91 BETT, R. : 208 BETTINI, M. : 251 BODEÜS, R. : 29 BILLERBECK, M. : 340 BOBZIEN, S. : 105, 106, 108, 109, 110, 170, 214, 216, 219, 224 BOERI, M. D. : 298 BOLTON, J. D. P. : 351



INDEX

GROISARD, J. : 54 GUÉRIN, C. : 202, 301, 314, 315, 316, 317, 318, 319 HADOT, I. : 233, 265, 266, 267, 283, 288 HADOT, P. : 156, 168, 183, 189, 233, 257, 299 HAMELIN, O. : 120 HAMMERSTAEDT, J. : 342 HANKINSON R. J. : 107 HASIC, A. : 265, 267, 273, 274 HATINGUAIS, J. : 210 HAUSSLEITER, J. : 132 HEIDEGGER, M. : 23 HIJMANS Jr., B. L. : 277 HÖLLER, E. : 120 HOLMES, B. : 156 HONSOON, E. M. : 257 HOYER, R. : 223-224 ILDEFONSE, F. : 29, 30, 31, 36, 75, 102, 103, 104, 105, 106, 112, 114, 115, 116, 117, 120, 121, 123, 124, 125, 127, 155, 160, 165, 171, 174, 175, 181, 191, 192, 193, 194, 195, 196, 208, 308, 311, 372, 382, 386 INWOOD, B. : 23, 89, 90, 91, 100, 102, 103, 104, 105, 106, 110, 114, 115, 116, 120, 122, 125, 126, 135, 137, 142, 153, 155, 167, 215, 241, 283, 287, 288, 290, 293, 294, 365 IOPPOLO, A. M. : 102, 105, 107, 108, 119, 120, 121, 136, 155, 309 IRWIN, T. H. : 66 ISNARDI PARENTE, M. : 125 JAFFRO, L. : 156, 293 JAULIN, A. : 31, 47, 48, 49 JOHNSON, B. E. : 341 JONES, M. : 328 JOUANNA, J. : 56-58 JOYCE, R. : 298 KAHN, C. : 149 KATAYAMA, E. G. : 33 KECHAGIA, E. : 49 KER, J. : 265 KERFERD, G. : 100 KIDD, I. G. : 66, 71, 132 KINDSTRAND, J. F. : 333, 350, 351

DOBBIN, R. : 145, 345 DONINI, P. L. : 181, 283, 288 DROSS, J. : 262 DUHOT, J.-J. : 52 EDWARDS, C. : 233, 254, 265, 279, 281 EMMANUEL-REBUFFAT, D. : 313 ENGBERG-PEDERSEN, T. : 85, 125, 216 FAURE-RIBREAU, M. : 314 FILLION-LAHILLE, J., : 122, 287, 298 FITZGERALD, W. : 281 FONTECEDRO, E. A. : 133 FOUCAULT, M. : 22, 189, 194, 293 FREDE, D. : 35, 41, 130 FREDE, M. : 33, 34, 47, 68, 108, 109, 142, 220, 345, 346 FRITZ, Κ. V. : 71 FURLEY, D. : 50 GARELLI-FRANÇOIS, M.-H. : 233, 239, 244, 245 GARNSEY, P. : 281 GILL, C. : 23, 56, 88, 93, 122, 175, 183, 311, 318, 320, 322, 323 GILL, M.-L. : 33 GLUCKES, B. : 298 GOLDSCHMIDT, V. : 36, 59, 60, 75, 76, 95, 127, 244, 245, 342 GOULET-CAZÉ, M.-O. : 42, 58, 102, 104, 106, 112, 115, 121, 125, 127, 131, 340, 342 GOULET, R. : 33, 34, 59, 71, 141, 261, 340, 352, 368, 374 GOURINAT, J.-B. : 34, 41, 42, 45, 52, 73, 74, 76, 78, 89, 90, 92, 93, 99, 107, 110, 116, 125, 142, 145, 151, 152, 153, 155, 156, 157, 158, 159, 161, 166, 167, 168, 169, 171, 172, 188, 202, 206, 219, 233, 290, 298, 345, 350 GRAVER, M. : 108, 121, 142, 143, 156, 167, 169, 170, 216, 218, 255, 261, 337 GRIFFIN, M. : 137 GRILLI, A. : 138, 140, 141, 266 GRIMAL, P. : 136, 227, 234, 244, 245, 266, 267



INDEX

MOLENAAR, G. : 227, 229, 230, 232 MONTEILS-LAENG, L. : 142, 149, 157, 174, 215, 218, 283, 289, 291, 298 MOUSSY, C. : 312 MOREL, P.-M. : 48, 49, 50, 150, 155 MORETTI, G. : 231 MOTTO, A.-L. : 244 NARCY, M. : 28, 29, 30, 35, 251 NÉDONCELLE, N. : 312, 313 NEWMAN, R. J. : 232 NUSSBAUM, M. : 112, 113, 135, 222, 287, 298 OJAKANGAS, M. : 83, 84 ONIANS, R. B. : 12 OSBORNE H. : 83 OBSORNE, R., : 132 PELLEGRIN, P. : 27, 29, 34, 47, 60, 68, 71, 74, 86, 115, 116 PEMBROKE, S. G. : 85, 86 PIERINI, R. : 239 POLHENZ, M. : 136, 283, 287 PROST, F. : 81, 279, 287, 318, 320, 390 RADICE, R. : 82, 85, 91 RAMELLI, I . : 87, 88, 90 KONSTAN, D. : 87, 88, 90 RAMAROSOW, L. : 131 RASHED, M. : 32, 33, 102, 114 REDFIELD, J. : 12 REESOR, M. E. : 45, 69 REINHARDT, K. : 58 RENAUT, O. : 12, 298 REYDAMS-SCHILS, G. : 20, 23, 24, 34, 35, 82, 86, 100, 126, 171, 188, 200, 352 RIST, J. M. : 45, 69, 74, 75, 106, 283, 288 ROLKE, K.-H. : 231, 239 ROMEYER-DHERBEY, G. : 34, 89, 93, 290 RUTHERFORD, R. B. : 184 SALLES, R. : 34, 41, 42, 107, 122, 141, 159, 219, 298, 326 SANDBACH, F. H. : 58 SANGALLI, E. : 244 SASSI, M. M. : 301 SCALAS, G. : 49

KOCH, I. : 106, 108, 109, 110, 120 KÜHN, W. : 87, 89, 90, 91, 93 LABARRIÈRE, J.-L. : 112, 217 RASHED, M. : 32-33, 102, 114 LALLOT, J. : 29, 30, 31 LANGHOLF, V. : 55 LAURAND, V. : 36, 44, 45, 52, 58, 60, 81, 82, 86, 90, 96, 97, 100, 137, 139, 188, 235, 239, 253, 261, 262, 265, 269, 301, 331, 334 LAURENT, J. : 36, 185, 189 LEBLAY, F. : 252 LÉVY, C. : 2, 13, 24, 35, 41, 50, 86, 89, 100, 106, 113, 131, 128, 137, 139, 152, 156, 200, 206, 207, 208, 210, 220, 222, 223, 224, 225, 244, 246, 287, 293, 318, 320, 327, 335 LLOYD, A. C. : 43, 63 LONG, A. A. : 13, 17, 18, 23, 35, 41, 45, 46, 68, 69, 73, 75, 78, 82, 85, 87, 88, 90, 91, 92, 93, 95, 99, 101, 102, 104, 107, 109, 111, 112, 114, 115, 117, 118, 121, 130, 136, 137, 141, 143, 145, 156, 158, 159, 160, 169, 170, 171, 175, 178, 179, 183, 185, 186, 187, 190, 200, 243, 250, 259, 261, 262, 267, 268, 279, 292, 296, 298, 299, 300, 304, 305, 306, 312, 313, 328, 334, 339, 340, 342, 343, 344, 345, 354 LORIES, D. : 96 MACÉ, A. : 35, 36 MACHEK, D. : 319, 356 MAKIN, S. : 50 MALASPINA, E., L. : 259 MANSFELD, J. : 101 MARIETTA, D. E. : 84 MATHIEU, G. : 147 MAUSS, M. : 23 MAZZOLI, G. : 251 MERKER, A. : 11, 144, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 156, 171, 172, 308, 324, 363 MIGNUCCI, M. : 35, 68, 72, 107, 213 MIKEŠ, V. : 107, 110 MISCH, G. : 204 MITSIS, P. : 135, 214



INDEX

TSOUNA, V. : 251 VAN STRAATEN, M. : 138, 287, 318 VEGETTI, M. : 308, 362 VEILLARD, C. : 340 VERDE, F. : 50, 214 VOELKE, A.-J. : 42, 44, 54, 63, 117, 122, 142, 174, 222, 283, 285, 286, 287, 291, 292, 299 VOGT, K. : 35 WARDMAN, A. : 144 WARREN, J. : 50 WILDBERGER, J. : 130, 133, 255, 261, 266, 268, 275 COLISH, M. L. : 255, 261, 266, 275, 299, 328 WILLIAMS, B. : 85 WINDEN, J. C. M. : 34 WOERTHER, F. : 102, 114, 131 WOOLF, R. : 311 WRIGHT, M. R. : 86 YON, A. : 120 ZAGDOUN, M.-A. : 89 ZÖLLER, R. : 283, 288 ZACHHUBER, J. : 45

SCHIESARO, A. : 245, 254, 255 SCHOFIELD, M. : 33, 101, 118, 340 SEDLEY, D. N. : 35, 41, 44, 68, 69, 73, 74, 76, 78, 90, 102, 109, 115, 116, 213 SELLARS, J. : 35, 183, 184 SETAIOLI, A. : 13à, 133, 201, 266, 291 SEIGEL, J. : 24 SHARPLES, R. W. : 35, 183, 233 SNELL, B. : 12 SORABJI, R. : 23, 84, 108, 121, 145, 159, 183, 214, 233, 288, 298, 323 SHARPLES, R. W. : 35, 183, 233 STEVENS, J. A. : 105, 115, 118, 120, 125 STRIKER, G. : 85, 118 THÉVENAZ, P. : 234, 235 THOMAS, Y. : 281 TIELEMAN, T. : 56, 122, 298 TIMOTIN, A. : 129, 133, 134, 175, 179, 181, 182 TORRANCE, A. : 45 TRAINA, A. : 228, 235



INDEX

Index des passages cités ARISTOPHANE, Thesmophories : 418-421 : 146 476-477 : 84

III, 5, 1112a31-33 : 151 III, 5, 1113a2 : 150 III, 5, 1113a2-5 : 151 III, 5, 1113a5-7 : 150 III, 5, 1113a11 : 149 III, 6, 1113a22-24 : 151 VI, 2, 1139a23 : 149 VI, 2, 1139a32-36 : 150 X, 7, 1177a 13 : 132

ARISTOTE, Catégories (Cat.) : 2 : 29 8, 8b25 : 29 8, 8b28-34 : 37 8, 8b36-9a13 : 31 8, 9a10-13 : 31 8, 9a13-28 : 31 8, 9a28-10a10 : 31

ARISTOTE, Métaphysique : Δ, 1, 1013a20-23 : 218 Δ, 14, 1020a33 : 31 Δ, 14, 1020a33-b25 : 31 E, 2, 1027a20 : 47 Z, 6, 1031a20 : 29 Z, 6, 1031b23 : 29 Z, 6, 1031b27-28 : 29 Z, 11, 1037a4-5 : 48 Z, 12, 1038a19-20 : 48 Z, 13 : 48 Z, 15, 1039b28 : 47 Z, 16, 1040b5-10 : 33 H, 6, 1045b18 : 48 ϴ, 7, 1049a27 : 29 H, 9 : 31 K, 1, 1059b26 : 47

ARISTOTE, De l’âme (De an.) : II, 2, 414a23 : 48 II, 3, 414b27 : 48 ARISTOTE, De la génération et de la corruption (De gen. et corr.) : I, 3, 19a12-14 : 33 II, 3-5 : 32 II, 8, 334b31-335a23 : 32 II, 8, 332b30 : 32 ARISTOTE, Éthique à Eudème (EE) : II, 10, 1226a6 : 149 I, 2, 1214b7-11 : 151 I, 3, 1214b6-11 : 172 II, 8, 1123b38-1244a6 : 149 II, 10, 1226a4 : 154 II, 10, 1126a6 : 149 II, 11, 1228a2-3 : 171

ARISTOTE, Métérologiques (Météor.) : IV, 1 et 2 : 32 IV, 8, 384b29 : 32 ARISTOTE, Parties des animaux : I, 4, 644b24-28 : 47

ARISTOTE, Éthique à Nicomaque (EN) : I, 1, 1094a18-22 : 151 II, 5, 1106b36 : 151 III, 1-3 : 148 III, 4, 1111b4-11 : 149 III, 4, 1111b6 : 152 III, 4, 1111b26-9 : 151 III, 4 : 1111b33-34 : 150 III, 4, 1112a16 : 150 III, 5, 1112a30-31 : 150

ARISTOTE, Topiques : 9, 103b25-30 : 29 ARISTOTE, Seconds Analytiques (An. Post.) : I, 6, 75a19 : 47 II, 13, 97b26-31 : 48



INDEX

ARISTOTE, Parties des animaux (Part. anim.) : II, 2-9 : 32

5, 12, 2 : 314 6, 6, 10 : 314 CICÉRON, De finibus bonorum et malorum (Fin.) : I, 51 : 203 II, 7-1 : 264 II, 28 : 203, 205 II, 53 : 203 II, 53-54 : 205 II, 54 : 204 II, 71 : 203, 205 III, 1, 3 : 201 III, 8 : 212 III, 13 : 135 III, 16 : 82, 86, 88, 89, 206, 311 III, 19 : 17 III, 19, 62-63 : 139 III, 20, 67 : 307 III, 21-22 : 317 III, 22 : 216, 247, 265, 289, 296 III, 23 : 86, 99 III, 24 : 120, 215, 309 III, 62 : 82 III, 72 : 15 III, 73 : 15 III, 74 : 15 IV, 6 : 316 IV, 39 : 215 IV, 45 : 85 V, 6 : 120, 215, 316 V, 8, 23 : 267 V, 24-75 : 90 V, 41 : 90

AULU-GELLE, Nuits Attiques (Noctes Atticae) : VI, 7 : 313 XIX, 1, 16 : 101 CALCIDIUS, In Platonis Timaeum (In Tim.) : 220 : 60 290 : 34 292 : 34 CICÉRON, Ad Atticum (Ad Att.) : 1, 17, 5 : 212 1, 20 : 212 12, 20 : 230 12, 28, 2 : 203, 204 13, 20 : 230 13, 20, 4 : 203 15, 11, 3 : 203 15, 1a, 2 : 316 CICÉRON, Brutus (Brut.) : 250 : 203 CICÉRON, Pro Caecina : 66 : 211 CICÉRON, In Catilinam orationes (Cat.) : 2, 12 : 203 3, 10 : 203

CICÉRON, De inventione : II, 5 : 11 II, 7 : 211

CICÉRON, Pro Cluentio oratio (Pro Clu.) : 38 : 203 56 : 203 81 : 203 159 : 203 125 : 314

CICÉRON, Laelius De amicitia (De amic.) : 7 : 314 CICÉRON, Les lois (Leg.) : II, 48 : 314

CICÉRON, Epistulae ad familiares (Ad fam.) : 3, 7 : 203 5, 3, 2 : 314

CICÉRON, De Lege Agraria : I, 7 : 211



INDEX

CICÉRON, Second Académiques II (Luc.) : 5, 6 : 314 10, 30 : 110 12, 38 : 110 24 : 120, 215 37 : 102 38 : 111, 128 48 : 206 54 : 64 54-58 : 64 55 : 11 79 : 28 103 : 108 122 : 271

III, 85 : 203 CICÉRON, De oratore (De orat.) : I, 138 : 316 II, 102 : 316 II, 104 : 315 II, 328 : 316 II, 171, 204 : 316 III, 210-211 : 316 CICÉRON, Orator (Orat.) : 45-46 : 316 59 : 210 71 : 316 CICÉRON, Partitiones oratoriae (Part. orat.) : 28, 61, 106 : 316 32, 34 : 316 34, 55 : 316

CICÉRON, De natura deorum (Nat. deorum) : I, 69 : 219 II, 7 : 205 II, 15, 42 : 133 II, 16, 44 : 218 II, 19 : 59 II, 24, 63 : 312 II, 28-30 : 42 II, 28, 58 : 143 II, 85 : 205 II, 142 : 128 III, 27, 70 : 221 III, 35 : 271

CICÉRON, Philippiques : I, 4 : 211 II, 12 : 211 II, 14 : 211 V, 14 : 211 VII, 8 : 211 VIII, 4 : 211 XIV, 6 : 211 XIV, 8 : 211 XIV, 9 : 211

CICÉRON, De officiis (Off.) : I, 4, 12 : 139 I, 11 : 319 I, 69 : 267 I, 93 : 398 I, 97 : 311 I, 105 : 319 I, 107-115 : 310 I, 110 : 140, 141 I, 110-114 : 356 I, 115 : 212 I, 145 : 60 I, 54 : 100 II, 18 : 292 II, 73 : 137, 205 III, 7 : 318 III, 51 : 136

CICÉRON, De republica (Rep.) : I, 28 : 211 VI, 8 : 203 VI, 27 : 208, 209, 225 VI, 27-28 : 209 CICÉRON, De senectute : 9 : 203 CICÉRON, Topica (Top.) : 92 : 216 73, 80 : 316 CICÉRON, Tusculanae Disputationes (Tusc.) : I, 52-54 : 208



INDEX

DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique : XI, 11, 3 : 144 XIIII, 82, 2 : 144  XVI, 87, 2 : 350

I, 53 : 209 I, 54 : 209 I, 55 : 195, 209 II, 17, 51 : 212, 220 II, 26 : 273 II, 64 : 203, 204, 205 III, 33 : 217 III, 33, 80 : 220 III, 62 : 329 III, 66 : 217, 220 III, 79 : 314 IV, 45 : 203 IV, 6, 12 : 214 IV, 10, 109 : 220 IV, 12, 12 : 216 IV, 20 : 205 IV, 31 : 217, 220 IV, 35 : 220 IV, 45 : 203 V, 38 : 59, 195

DIOGÈNE LAËRCE, Vies et opinions des philosophes illustres (D. L.) : II, 33 : 252 II, 39 : 252 II, 136 : 52 III, 11 :65 VII, 14 : 59 VII, 40 : 199 VII, 58 : 45 VII, 60 : 318 VII, 75 : 161, 206 VII, 85 : 86, 93 VII, 86 : 292 VII, 87 : 126, 127 VII, 87-89 : 322 VII, 88 : 143 VII, 89 : 149 VII, 101 : 168 VII, 102 : 135 VII, 110 : 297 VII, 110-111 : 104 VII, 111, 1-4 : 329 VII, 116 : 216 VII, 128 : 175 VII, 134 : 34, 35, 49 VII, 140 : 60, 245 VII, 124 : 261 VII, 143 : 130 VII, 151 : 54, 134 VII, 160 : 135, 309, 352 VII, 176 : 42 VII, 177 : 49 VII, 143 : 268

CICÉRON, In verrem actio (Verr.) : 5, 74 : 203 DÉMOCRITE, Fragments : A370 DK : 49 A13 DK : 50 A40 DK : 49 A49 DK : 50 A77 DK : 83 B115 DK : 351 B297 DK : 84 DÉMOSTHÈNE, Contre Aristocrate : 141 : 147 DÉMOSTHÈNE, Contre Olympiodore : 56 : 147 PSEUDO-DÉMOSTHÈNE, Discours sur l’amour : 2 : 147

ÉPICTÈTE, Entretiens : I, 1, 7 : 34 I, 2 : 347 I, 2, 8 : 256 I, 2, 15 : 356 I, 2, 23-24 : 323

DEXIPPE, Sur le traité De l’âme d’Aristote (in Arist. Cat.) 30, 20-26 : 46



INDEX

II, 23, 11 : 155 II, 23, 19 : 143 II, 23, 28-29 : 173 III, 1, 86-89 : 282, 332 III, 3, 1 : 168 III, 3, 1-2 : 111, 168 III, 3, 5-16 : 356 III, 3, 8 : 167 III, 3, 14 : 168 III, 4, 1 : 322 III, 5, 16 : 359 III, 7, 15 : 128 III, 10, 5 : 233 III, 10, 16 : 192 III, 13, 1-2 : 165, 239 III, 13, 6-7 : 165, 239 III, 15, 5-6 : 359 III, 15, 13 : 157 III, 16, 7 : 113 III, 16, 9 : 237 III, 16, 15 : 237 III, 19, 1-3 : 113 III, 21, 19 : 168 III, 22, 94 : 227 III, 22, 103 : 111 III, 22, 106 : 328 III, 23, 1-3 : 164 III, 23, 5 : 350 III, 24, 11 : 100 III, 24, 106 : 237 IV, 1, 86-88 : 193 IV, 3, 3 : 356 IV, 4, 43 : 180 IV, 5, 4- 6 : 163 IV, 5, 32 : 167 IV, 5, 25-28 : 193 IV, 5, 32 : 167 IV, 10, 8 : 167 IV, 12, 2 : 166 IV, 12, 7 : 167

I, 2, 31 : 227 I, 2, 25-28 : 345 I, 2, 31 : 227 I, 6, 13-14 : 94 I, 8, 8 : 166 I, 8, 16 : 167, 169 I, 10, 1-12 : 348 I, 11, 1 : 227 I, 11, 1-6 : 321 I, 12, 7-17 : 170 I, 12, 14 : 143 I, 12, 16 : 60 I, 14, 6 : 130, 268 I, 14, 20-21 : 252, 257 I, 14, 12 : 165, 177 I, 15, 4 : 174 I, 17, 22 : 243 I, 17, 25-27 : 157, 303 I, 17, 26-28 : 155 I, 18, 6-8 : 143 I, 22, 10 : 160 I, 25 : 167 I, 25, 1-4 : 143 I, 25, 31 : 359 I, 27, 10-11 : 143 I, 28, 10-33 : 128 I, 29, 1-4 : 167 I, 29, 3 : 154 I, 29, 39-40 : 341. I, 29, 41-49 : 354 I, 30, 4 : 169, 111 II, 1, 5-6 : 143, 167 II, 1, 15 : 328 II, 1, 16-11 : 143 II, 1, 17 : 328 II, 8, 3-9 : 94 II, 8, 10 : 177 II, 10, 1-12 : 348 II, 10, 20 : 162 II, 11, 1 : 227 II, 11, 1-6 : 321 II, 14, 6 : 130, 268 II, 14, 20-21 : 252 II, 16, 1 : 167 II, 22, 19-20 : 345 II, 22, 20 : 174 II, 22, 29 : 167, 111

ÉPICTÈTE, Manuel : I, 3 : 162 VI, 1 : 162 XI, 1 : 162 XIV, 1 : 162 XXI, 2 : 167



INDEX

HÉRACLITE ap. Stobée, Florilèges : Fragment 8 CXIX (=IV, XL, 23) : 131

XVII : 344 XXXVII : 356 XLI, 5 : 237 LIII, 1 : 342

HIÉROCLÈS ap. Stobée, Anthologium (Anth.) : IV, 671, 7-673, 11 : 131

ÉPICTÈTE, Fragments : I, 18 : 61 9 Schenkl : 101, 121, 122, 123

HIÉROCLÈS, Éléments d’Éthique : col. I, 35-38 : 89 col. II, 1-3 : 91 col. III, 56 : 88 col. IV, 38-53 : 89, 97 col. V, 38-43 : 90, 91 col. VI, 1-10 : 88 col. VI, 25-53 : 93 col. VI, 27 : 93 col. VI, 27-30 : 88 col. VI, 40-53 : 88 col. VI, 50-52 : 89 col. VI, 55 : 93 col. VII, 24-33 : 89 col. VII, 5 : 93 col. VII, 5-15 : 92, 93 col. VII, 24 : 89

ÉPICURE, Lettre à Ménécée : 133 : 219 ÉPICURE, Lettre à Hérodote : 41 : 50 EUSÈBE, Préparation Evangélique (Praep. ev.) : XV, 816d : 41 XV, 14, 1 : 42, 52 VI, 8, 25 : 107 VI, 7 : 343 GALIEN, De Elementi : I, 2 : 50 GALIEN, De methodo medendi : X, 16, 8 : 57

ISOCRATE, À Démonicos : 9, 10 : 144

GALIEN, De naturalibus facultatibus : II, 39, 3-4 : 57

ISOCRATE, Sur l’échange : 4, 118 : 144

GALIEN, De Placitis Hippocratis et Platonis (Plac. Hipp. Plat.) : I, 10, 15 : 144 II, 5, 31 : 144 II, 8, 44 : 153 III, 1, 9-10 : 60 IV, 7, 12-18 : 298 IV, 2, 10 : 299

ISOCRATE, Lettre VII (À Timothée) : 1 : 144 ISOCRATE, Orationes : 1, 16 : 84 ISOCRATE, Panathénaïque : 11 : 144

GALIEN, De usu partium : IV, 343, 5 : 57

LONG, A. A. & SEDLEY, D. N, The Hellenistic Philosophers (LS) : 20E : 224 28D : 71 28I : 46

PSEUDO-GALIEN, Definitiones medicae : XIX, 393 K : 108



INDEX

IV 269 : 239 IV 1135 : 203 IV 1135-1136 : 135

28O : 64 28P : 67, 68 29C : 74 33I : 103 40B : 101 41B : 103 41C : 113 41G : 103 44B : 34 44D : 34 44E : 34 45A : 36, 42 47C : 42 47J : 43 48A : 54 48C : 55 48D : 52 53B : 97 53G : 60 53Q : 102, 103 53S : 102 53Q : 116, 155 55B : 36 55R : 107 57A : 86 57G : 100 57H : 100 58C : 91 58F : 136 58K : 137 59N : 175 63E : 94 62C : 107, 108 63C : 126, 136 64F : 216, 247, 265, 289, 296

MARC-AURÈLE, Pensées : II, 2 : 189 II, 6 : 184 II, 13 : 186 III, 4 : 162, 186 III, 6 : 186, 271 III, 7 : 195 III, 9 : 196 III, 12 : 186 III, 16 : 189 IV, 1 : 186 IV, 38 : 163, 193 IV, 39 : 192 V, 3 : 189, 192 V, 3, 2 : 188 V, 8 : 186 V, 10 : 290 V, 17 : 186 V, 21 : 186 V, 26 : 191 V, 27 : 130, 268 V, 28 : 186 VI, 8 : 185, 195 VI, 16 : 189 VI, 28 : 189 VI, 30 : 184, 189, 227 VI, 44 : 188, 189 VI, 44, 5 : 188 VI, 44, 5-7 : 188 VII, 2 : 184 VII, 3 : 189, 196 VII, 9 : 53 VII, 55 : 189 VII, 55, 1 : 188 VII, 61 : 184 VII, 28 : 185 VII, 59 : 185 VIII, 1 : 183 VIII, 12 : 188, 189 VIII, 7 : 219 VIII, 32 : 191 VIII, 41 : 186, 194 VIII, 45 : 194

LUCRÈCE, De rerum natura : I 155-173 : 51 I 599-637 : 50 I 599-634 : 50 II 216-293 : 214 II 251 : 213 II 256-257 : 213 II 257-260 : 214 II 263 : 213 II 269 : 213 II 277 : 213



INDEX

PHILON D’ALEXANDRIE, Sur la couronne : 93 : 147

VIII, 48 : 163, 193 VIII, 56 : 190 VIII, 96 : 194 IX, 29 : 189 IX, 23 : 60 X, 23 : 60 X, 24 : 196 X, 27 : 355 X, 38 : 189 XI, 1 : 185 XI, 8 : 190 XI, 12 : 186, 194 XI, 37 : 219 XII, 3 : 186, 194 XII, 26 : 186 XII, 32 : 189 XII, 32, 3 : 188 XII, 33 : 185, 190, 196

PHILON D’ALEXANDRIE, De vita Mosis : 1, 161 : 151 PLATON, Alcibiade : 130d-131a : 250 133a-b : 250 130d5-6 : 250 129b-130c : 251 PLATON, Apologie de Socrate : 21b : 84 PLATON, Banquet : 218c : 28 215e-216a : 326

PANÉTIUS, Fragments : T 61 (Alesse) : 140, 141 T 82 (Alesse) : 200 Fragment 96 (Van Straaten) : 139

PLATON, Charmide : 162d : 351 PLATON, Lois : I, 644, 38 : 189

PHILON D’ALEXANDRIE, De aeternitate mundis : 48-49 : 67-68

PLATON, République : I, 331a : 84 IX, 589e : 132 X, 614a-621c : 324 X, 618b : 324

PHILON D’ALEXANDRIE, De fuga et inuentione : 204 : 151 204, 5 : 147

PLATON, Sophiste : 246a-b : 35 247e : 36 266a-268c : 252

PHILON D’ALEXANDRIE, De specialibus legibus (De spec. leg.) : 4, 194 : 147, 151 1, 102 : 147

PLATON, Théétète : 156a6-7 : 36 160c : 28 182a : 28 182a-b : 27 189e-190a : 83

PHILON D’ALEXANDRIE, De sacrificiis Abelis et Caini : 11, 4 : 147 PHILON D’ALEXANDRIE, Sur les forfaitures de l’ambassade : 27 : 147

PLATON, Timée : 41d-e : 58



INDEX

1083B-C : 68 1077C-D : 69 1083D-E : 70 1083C-E : 73 1057A-B : 133 1069D : 137 1072C-D : 137

90a : 132 90a-b : 268 NÉMÉSIUS, De natura hominis (Nat. Hom.) : 2 : 43 38 : 77 6, 38, 7 : 55 40, 3 : 55 105, 6-106, 13 : 219

PLUTARQUE, De la tranquillité de l’âme (Tranq.) : 473A : 140

PORPHYRE, Sur le traité De l’âme d’Aristote : 129, 8-10 : 46

PLUTARQUE, De la vertu morale (Virt. mor.) : 451B : 43

PLOTIN, Ennéades : VI, 1, 25 : 73

POLYBE, Historiae : I, 41, 6 : 140 I, 45, 9 : 144

PLUTARQUE, Des contradictions des stoïciens (De stoic. rep.) : 1050C-D : 53 1054E : 74 1038C : 88 1038B : 99 1057A : 102, 104 1055F : 105 1057B : 106 1055F-1057A : 106 1057B-D : 107 1055F-1057A : 108 1056B-D : 108 1055F-1056A : 113 1056B-D : 107 1055F-1056A : 108 1039C : 135 1056D : 219 1057B2-3 : 106

POSIDONIUS, Fragments : Fragment 24 EK : 134 Fragment 96 EK : 66, 71 Fragment 187 EK = Fragment 417 Theiler : 132 SÉNÈQUE, De beneficiis (Ben.) : I, 3, 6 : 280 I, 5, 5 : 212 I, 12, 3 : 334 I, 15, 4 : 236 II, 2, 2 : 327 II, 2, 25 : 276 II, 13, 2 : 328 II, 17, 1-2 : 333 II, 23, 1 : 278 II, 33, 2 : 264 II, 33, 3 : 265 III, 1, 3 : 276 III, 1, 4 : 276 III, 10, 2 : 236, 276 III, 17, 3 : 275 III, 20, 1 : 280, 281 IV, 2, 6 : 280 IV, 11, 3 : 265 IV, 12, 4 : 264 IV, 21, 1 : 276, 279

PLUTARQUE, Contre Colotès : 1111A : 50 PLUTARQUE, Notions communes contre les stoïciens (Comm. not.) : 1077C-E : 64 1038B-C : 66 1083C-D : 68 1083D-E : 67



INDEX

31, 11 : 268 32, 5 : 273 33, 4 : 280 33, 7-9 : 261 34, 3 : 290 37, 5 : 286, 290 35, 4 : 297 36, 8-9 : 285 36, 80 : 290 38, 1 : 292 40, 7 : 299 41, 2 : 228 41, 5 : 130, 268 42, 2 : 274 42, 7 : 280 43, 5 : 274 44, 6 : 280 43, 3-5 : 273, 274 43, 3-4 : 228 43, 5 : 264 45, 4 : 262 55, 5 : 280 55, 2-5 : 239 55, 4 : 238, 239 58, 13-15 : 39 65, 2 : 34 65, 23 : 35 66, 12 : 130, 268 66, 16 : 284 66, 20 : 273 66, 27 : 273 66, 39 : 262 66, 45-46 : 266 68, 10 : 238 71, 5 : 280 71, 6 : 130, 168 71, 29 : 279 71, 36 : 205, 290 72, 4 : 235 72, 9 : 284 73, 15 : 269 73, 16 : 130, 268 74, 11 : 296 75, 13-14 : 267 80, 3 : 291 80, 4 : 290 80, 4-5 : 289, 291

IV, 21, 6 : 265 IV, 21, 5-6 : 264 IV, 34, 4-5 : 290 IV, 39, 3-4 : 290 IV, 40, 5 : 327 V, 10, 4 : 335 VI, 42, 1 : 265 VI, 42, 2 : 264 VII, 1, 7 : 237 VII, 6, 1 : 240 SÉNÈQUE, De clementia : I, 1 : 256 I, 1, 6 : 328 I, 5, 3 : 327 I, 13, 3 : 236, 242, 275 I, 10, 2 : 247 I, 10, 9 : 238 I, 19, 3-4 : 258 I, 15, 5 : 264 SÉNÈQUE, De la constance du sage (De const. sap.) : V, 2 : 329 VI, 3 : 234 SÉNÈQUE, Epistulae morales ad Lucilium (Ep.) : 1, 1 : 284 1, 3 : 235 3, 1 : 233 3, 3 : 278 5, 1 : 233 9, 16 : 235 11, 8-10 : 228 12, 8 : 274 14, 2 : 233 16, 1 : 293 16, 6 : 280 20, 5 : 295 20, 6 : 287, 304 23, 4-5 : 259 24, 12-13 : 186 24, 13 : 328, 337 25, 6-7 : 235 28, 1 : 244 28, 10 : 258



INDEX

SÉNÈQUE, De ira : I, 7, 4 : 298 I, 16, 7 : 121 I, 18, 1 : 273 I, 20, 5 : 235 II, 2, 1 : 284 II, 2, 2 : 121 II, 2, 3 : 121 II, 3, 2 : 122 II, 3, 5 : 122 II, 4, 2 : 122 II, 11, 2 : 329 II, 36, 3 : 259 III, 6, 5 : 332 III, 36 : 254 III, 40, 1-2 : 327

81, 8 : 294 81, 13 : 290 81, 20 : 205 82, 16 : 285 83, 1 : 268 84, 4 : 261 88, 33 : 232 89, 14 : 322 90, 44 : 337 90, 46 : 336 91, 18 : 238 92, 3 : 267 92, 30 : 130 94, 2 : 136 94, 40 : 261 94, 54-55 : 238, 260 95, 57-58 : 289, 296 97, 12 : 276 97, 14 : 274 99, 16 : 261 104, 6-7 : 239, 331 104, 7-8 : 239 104, 8 : 261 104, 20-21 : 331 105, 7-8 : 274, 276 107, 2 : 342 108, 4 : 261 112, 4 : 299 113, 5 : 72 113, 18 : 120 116, 1 : 289 116, 5 : 169, 280 116, 5-6 : 200, 266 116, 6 : 22 118, 1-2 : 233 120, 14 : 130 120, 22 : 332, 359 121, 5 : 100, 177, 199 121, 10 : 96 121, 13 : 286 121, 14 : 95 121, 14-16 : 95 121, 16 : 20 121, 18 : 87 121, 20 : 126 121, 24 : 20

SÉNÈQUE, De providentia (De prov.) : VI, 5 : 236 SÉNÈQUE, De Tranquillitate animi (Tranq.) : I, 1 : 301 I, 3 : 300 I, 5-15 : 303 I, 11 : 271 I, 16 : 297, 303, 304 I, 18 : 300 II, 1 : 264 II, 3 : 238 II, 4 : 241, 259, 267 II, 5 : 305 II, 9 : 243 II, 10 : 230, 236 II, 12 : 243, IV, 4 : 238 IV, 7 : 280 VI, 4 : 322 VI, 5 : 322 VII, 1 : 277 IX, 1 : 305 IX, 3 : 236 IX, 3-4 : 266 X, 4 : 241 XIII, 1-3 : 290 XVII, 2 : 328



INDEX

XVII, 1 : 241 XVII, 3 : 305 XVII, 1-3 : 331

SIMPLICIUS, Sur le traité De l’âme d’Aristote : 217, 3-218, 2 : 46

SÉNÈQUE, De vita beata (Vit. Beat.) : I, 3 : 126, 260 I, 4 : 165 I, 4-5 : 265 II, 4 : 281 IV, 3 : 267 VII, 8 : 235 VII, 26 : 235 XII, 5 : 235 XII, 5 : 235 XIII, 2 : 277 XIV, 2 : 126, 337 XV, 5 : 247 XVII, 3 : 303 XIX, 1 : 266 XX, 4 : 264, 265 XX, 5 : 269

SIMPLICIUS, Sur le traité Des catégories d’Aristote (In Arist. cat.) : 212, 12-213, 1 : 37 17-19 : 37 209, 25 : 39 222, 30-33 : 44 129, 8-10 : 46 140, 24-30 : 66 66, 32 : 73 165, 32-166, 29 : 74 224, 22-24 : 155 107 : 297 SIMPLICIUS, Commentaire sur le traité Du ciel d’Aristote 295, 1-6 : 49 STOBÉE, Eclogae (hors SVF) : I, 20, 7, p. 178, 10 W : 66 I, 20, 7, p. 178, 21- p. 179, 8 W : 71 II, 7, 11m, p. 111, 18-112, 2-5 W : 113

SEXTUS EMPIRICUS, Esquisses pyrrhoniennes (Hyp.) : II, 8, 81 : 113 III, 38, 1 : 3

STOICORUM VETERUM FRAGMENTA (SVF) I, 19 : 85 I, 60 : 103 I, 61 : 101 I, 66 :113 I, 86 : 34 I, 87 : 70 I, 88 : 34 I, 90 : 35, 36 I, 92 : 73 I, 98 : 41, 42 I, 102 : 52 I, 129 : 139, 140 I, 146 : 131 I, 172 : 143, 216 I, 179 : 136, 295 I, 208 : 297 I, 215 : 121 I, 216 : 175 I, 351 : 309, 352

SEXTUS EMPIRICUS, Contre les mathématiciens (Adv. Math.) : VII, 257 : 111 VII, 151, 1-152, 1 : 113 VII, 38 : 113 VII, 88 : 351 VII, 161 : 206 VII, 230 : 127 VII, 257 : 207 VII, 254 : 128 VIII, 275 : 161 VIII, 396 : 110 IX, 81 : 43 IX, 211 : 36 XI, 64-65 : 136 SEXTUS EMPIRICUS, Contre les Professeurs : VII, 237, 2-4 : 102



INDEX

II, 580 : 52 II, 625 : 77 II, 626 : 77 II, 628 : 77 II, 633 : 130, 268 II, 714 : 116 II, 715 : 43 II, 716 : 43 II, 749 : 52 II, 762 : 68 II, 786 : 43 II, 810 : 134 II, 812 : 134 II, 879 : 60 II, 885 : 60 II, 956 : 319 II, 974 : 107, 108 II, 980 : 125 II, 984 : 113 II, 988 : 103, 112, 123, 124, 219 II, 990 : 219 II, 992 : 113 II, 994 : 105, 108, 113 II, 997 : 107, 108 II, 998 : 107 II, 1000 : 109 II, 1014 : 134 II, 1027 : 53 II, 1101 : 134 II, 1105 : 134 II, 1065 : 235, 245 III, 4 : 126, 136, 141 III, 11 : 120, 215 III, 18 : 216, 247, 265, 289, 296 III, 24 : 99, 318 III, 30 : 153 III, 57 : 137 III, 117 : 135 III, 122 : 175 III, 132 : 215 III, 167 : 137 III, 169 : 102, 103, 115, 120, 140, 155, 215 III, 171 : 103, 117, 118, 215 III, 173 : 153, 215 III, 177 : 102, 104, 106 III, 178 : 86, 93

I, 358 : 136 I, 361 : 136 I, 493 : 49 I, 497 : 42 I, 536 : 133 I, 569 : 175 I, 620 : 49 II, 39 : 199 II, 40 : 199 II, 91 : 110 II, 115 : 102 II, 116 : 102, 120, 215 II, 121 : 108 II, 124 : 73 II, 132 : 113 II, 166 : 245 II, 223 : 161 II, 226 : 175 II, 263 : 77 II, 266 : 121 II, 279 : 121 II, 293 : 121 II, 299 : 35 II, 300 : 34 II, 310 : 34 II, 317 : 70 II, 329 : 36 II, 341 : 36 II, 346 : 108 II, 369 : 73 II, 373 : 73 II, 378 : 44 II, 390 : 37 II, 391 : 41 II, 395 : 46, 66 II, 397 : 67, 68 II, 403 : 74 II, 413 : 42 II, 451 : 43 II, 460 : 43, 132 II, 465 : 54 II, 471 : 54 II, 473 : 54, 55, 59 II, 479 : 54 II, 528 : 121 II, 543 : 59 II, 550 : 74



INDEX

THÉMISTIUS, Commentaire sur le traité De l’âme d’Aristote (In Aris. de Anima) : 90b : 297

III, 179 : 99 III, 182 : 86, 88 III, 197 : 88 III, 203 : 155 III, 371 : 307 III, 378 : 297 III, 382 : 297 III, 412 : 297 III, 431 : 216 III, 456 : 329 III, 462 : 299 III, 466 : 298 III, 548 : 103, 113

XÉNOPHON, Anabase : 1, 3, 10 : 84 XÉNOPHON, Mémorables : 2, 7, 12 : 140 3, 12, 4 : 140 4, 2, 14 : 132

