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French Pages [145] Year 1990
PASSAGES DE L'IMAGE
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à Jean-Luc Godard
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Direction de j'ouvrage RAYMOND BELLOUI~ CATHERINE DAVID CHRISTINE VAN ASSUIE Coordination et recherches iconographiques ERWAN HUON DEPLNANSTEII Correction d'épreuves AI chez d. autres peintres; ou 1 digital pen C 'Il lui
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un réel au-delà du vivant, l'image de synthèse implique à la fois une création imitée et une création recommencée. L'Analogie totale et le nonAnalogue absolu. Puisqu'on sait bien qu'on n'imite pas Dieu, et d'autant moins qu'on joue à l'être. Cela expliquerait que l'image de synthèse se trouve d'emblée aussi démunie envers ce qu'elle peut produire en tant qu'art. Il est frappant qu'après déjà un certain nombre d'années d'existence, elle n'ait en effet rien conçu qui ressemble à une œuvre, ni même à un vrai geste d'art, en dépit des visions extrêmes dont elle a déjà doté l'entendement des images (contrairement à l'art vidéo qui a su assez vite trouver les gestes appropriés pour se situer par rapport à la télévision, puis affirmer une autonomie grandissante; ou au cinéma transformant «une invention sans avenir» en la limitant à ses acquis essentiels pour redéployer dans une dimension insoupçonnée la plupart des arts antérieurs). Il semble que sitôt qu'elle tend à dépasser le stade du pur processus local, la conquête du trait technologique isolé, pour s'engager dans une production avouée, dessiner les linéaments d'un monde, les amorces d'une fiction . l'Image de synthèse ait pour l'essentiel accompli ' quatre gestes (si on s'en tient à ce qu'on voit). La transformation et le recyclage des images antérieures (cinéma et surtout peinture, avec une insistance significative sur des moments, modes et œuvres clefs - Renaissance, trompe-l'œil, Picasso, Magritte, etc.l. Une cohabitation trouble avec le cinéma d'animation, bordée par deux extrêmes: la mimétique pure et simple, qui prouve seulement - mais c'est considérable - que la synthèse peut rattraper le dessin et que l'œil peut désormais les confondre (l'étonnant dessin animé de John Lasseter, Luxo Junior) ; la conception de nouveaux composants, qui ouvrent des virtualités à la fiction des corps, entre cinéma et peinture (tel le très beau Partic!e Dreams de Carl Sims dans lequel un essaim d'atomes erratiques se compose, dessinant une tête à la fois ferme et menacée, qui s'évide en s'aspirantsoufflant). Des tentatives plus directes et plus «réalistes» de modélisation de la nature, du corps et du visage, naïvement bloquées au seuil de la fiction. Enfin on a vu nombre de compositions mal définissables: formes, textures, matières, oscillant entre figuration et abstraction, images indécises autant qu'aléatoires. Sibien que c'est dans des entreprises mineures, marginales, qu'on trouve de rares essais ouvrant sur un monde, témoignant d'une vision propre, et par-là même faisant œuvr - comrne _!)ictures ou Is ttiere Any Rootn for Me I-Iere ? de 1amas Waliczky. Sans doute tout cela tient-il aux difficultés propres de l'image de synthèse: cout, temps de calcul, apprentïssage, etc. Et chaque Jour apporte de nO,uvelles solutions à d'anciens et nouveaux problemes. Ma~s l'image de svntnëse n'en est pas rnoms bloq~ee au bord d'un tout-analogique dont la IllTllte. est évidemment la capacité de conception (vaut-Il rmeux dire de re-production ?) du mouvent humain et des passions qui l'animent, dont 1Issue est Incertaine et l'enjeu problématique. C'est
l'analogique, ne serait-ce que comme écart entre ce que l'image désigne et ce qu'elle devient, face à la fiction qu'ainsi elle pose, ne peut pas ne pas poser. En va-t-il autrement de l'image de synthèse? Tous ceux qui la décrivent ont insisté sur son irréductible différence: strictement numérique, calculée, l'image de synthèse ne serait plus à proprement parler une image, mais vraiment un objet, échappant à l'emprise de la représentation, ouvrant sur ce qui s'en détache: une simulationl". Il semble que, d'emblée, les difficultés qu'on éprouve à la circonscrire tiennent aux flottements entre deux distinctions: d'un côté entre la nature de l'image et son usage; de l'autre, entre sa réalité (ce qu'elle est aujourd'hui) et sa virtualité (ce qu'elle pourra être, demain, après-demain). On voit bien que l'idée même d'une image calculée, obtenue non par enregistrement, mais par modèles, selon un langage qui bien au-delà de la langue semble avoir exorcisé les apories du sens et de la ressemblance, dissout la question de l'analogie. Si la seule analogie du langage-machine est le cerveau humain , le terme s'étend au-delà de ce qu'il peut porter. Mais d'un autre côté, reste l'œil: il y a les images, les quasi-images, ce qu'on en voit et ce qu'on en prévoit. t.trnage de synthèse reste liée à ce qu'elle figure, quelles que soient les conditions de formation et d'apparition de la figure (sur le mode de l'interactivité ou celui du spectacle, puisqu'elle est liée aux deux, à toutes les oscillations susceptibles de se produire entre l'une et l'autre). Si on reprend les choses où on les a laissées, on voit bien que l'image de synthèse démultiplie au delà de toute mesure la puissance de l'analogie, alors même qu'elle l'absorbe et la fait disparaître en arrachant l'image à l'enregistrement et au temps. EII se trouve d'autant plus «représenter» u'ell réduit à zéro toute représentation, peut prétendre dire à la fois, pour l'œil et pour l'esprit, d toute chose qu'ell calcule et figure: ceci est une r pr 'sentation, ceci n'est pas une représentation. l'Image d synt èse est l'expression ultime et paradoxale de la métaphore de la double hélice: d'elle-même t comme sans recours à aucun préalable, elle peut virtuellement moduler les quatre bords qui la composent, et surtout varier à loisir leurs tensions, jusqu'à l'indiscernable. En un sens, le pixel peut (ou pourra ou voudrait pouvoir) tout. Mais ce tom est ce qui l'étouffe, et rend l'image de synthèse si mcertaine d'elle-même, tenaillée entre son mythe si l'on veut e ce u'elle nous donne. ' 1 L'image" de synthèse désire le tout 'un ree surré 1 : la réplique du vivant tel u'cn peut se l'imaginer à partir de la confusion II cin 'ma et ~e l'hologramme, mais à travers la puissance décuplee d'un programme. Elle devient ainsi l'Analogue en personne son envers duplic . Non plus, une, . Image qui suivant les relais si lonotemps menages pour conduire de la na ur au surnaturel, du visible a J'invisible, de l'ernpiriqu à l'ontologique, cherche a témoigner, pal' les signes an',1Chés à cette nature, dl! Cn'a cur qu'elle suppose 0 de la Création comrnc .nvcloppc vivan e et 'nigme. Mais visant )
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cette situation dont témoignent les images ~c~e~tifiques, si souvent admi_rables,. qu'on a pu. VOIr ICI et là (en particulier les simulations de croissance de végétaux). Dans leur pureté exer:nplaire, à la croisée entre le schématisme du dessin et le rendu photographique, elles sont comparables aux,.«vues» Lumière d'un art qui ne sait pas encore s Il a un avenir et lequel, un avenir en propre ou seulement à proportion de ses combinaisons, encore insoypçonnées, avec les techniques et les arts ~u~ l~ precedent. En programmant des segments limités de la nature en ouvrant ainsi un accès à l'invisible, et en inscrivant cette invisibilité dans le temps ramassé de la vision naturelle, ces images montrent bien que l'image de synthèse nous propose ce paradoxe: une analogie virtuelle. Soit une image qui devient actuelle et donc vraie pour la vue dans la mesure où elle l'est avant tout pour l'esprit, dans une optique somme toute assez proche de ce qui s'est produit lors de l'invention de la perspective, si ce n'est que l'optique est justement ce qui se trouve relativisé. l'œil devient second par rapport à l'esprit qui le contemple et demande à l'œil de le croire. Mais c'est aussi parce que l'image, pour être simulée, doit être, autant que vue (c'est là sa fonction de spectacle, qui demeure), touchée, manipulée (c'est sa dimension proprement interactive). Si Bill Viola, l'artiste vidéo par excellence, ouvert plus qu'aucun autre aux violences du corps et du monde sensible, s'émerveillait si fort, il y a quelques années, à l'idée d'une «fin de la caméras", c'est qu'il voyait dans cette mutation la fin d'un privilège concentré depuis la camera obscura autour de la lumière comme préalable à la formation des images, et destiné à évoluer dans deux dimensions complémentaires: un espace conceptuel, un espace tactile. Le premier permet d'approcher, par-delà la trop pure impression visuelle, un rapport plus entier avec l'espace, dans la mesure où il permet de recouvrer la relation entre sensations visuelles et stimulations cérébrales: «selon un processus allant de l'intérieur vers l'extérieur, plu tôt que l'inversel;]» (c'est chez Freud la situation de l'image du rêve). L'image est ainsi conçue plus comme un diagramme, une projection mentale, que comme une captation du temps de la lumière. Le deuxième espace est celui de la manipulation de l'ordinateur, qui conçoit ces images: manipulation savante certes, mais surtout instrumentale, corporelle, gestuelle. Telles sont les deux conditions requises pour «avancer vers le passé'?», boucler la boucle qui de Brunelleschi à la vidéo comme dernier œil panoptique, a concentré autour d'un dieu de plus en plus absent mais toujours invisiblement prégnant le pouvoir de fabriquer des images. C'est aussi déloger le spectateur de sa place assignée, et l'introduire comme acteur, producteur ou coproducteur d'une virtualité. La référence constante à l'interactivité, dans tant de textes sur l'image de synthèse, a c,ette v.isée pour objet; et avec elle un supplément, a la f~!s fort et flo~~. . . , , Il est clair qu Il y a dans 1 InteractlVlte (au-dela de l'image de synthèse, mais.à t\aver~ e.lleJ,une . nce immpnse. Il suffIt d aVOIr Joue au pUlssa ~
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PacMan pour s'en convaincre, ou manipulé un vidéodisque (The Erl King, de Roberta Friedman et Grahame Weinbren, par exemple, à ce jour le plus achevé que je connaisse). Comme dit le voyageur de Sans Soleil, de Chris Marker, cette puissance participe du «plan d'assistance des machines à la race humaine, le seul plan qui offre un avenir à l'intelligence». Si elle tient lieu de l' «indépassable philosophie de notre temps», elle devient la seule utopie sociale et politique qui nous reste. Mais comme dit aussi le voyageur, filant la métaphore du PacMan, «s'il y a quelque honneur à livrer le pJus grand nombre d'assauts victorieux, au bout du compte, ça finit toujours mal». La question se formulerait donc ainsi: nécessaire, inéluctable, porteuse d'avenir, l'in teractivi té est-elle à verser au crédit d'une nouvelle utopie, plus raisonnable que ne l'a été le «Global Village» macluhanien ? D'un côté la télévision a changé la société, ni pour le meilleur ni pour le pire; de l'autre elle a ouvert, réponse symbolique de Palk et de son Global Groove, manifeste implicite de l'art vidéo, un espace nouveau à la différence de J'art. Ce que laisse entrevoir l'interactivité pourrait être bien plus profond. S'installant Sur l'orbite d'un cercle aussi généreux que vicieux dont on a déjà fait le tour ma,is. qu'il f~udra sans doute reparcourir, j'intera,ctlvlte serart cette nOuvelle dimension de l'expénen~e susce~~ibl: de réconcilier, cette fois grâce à la sCle~ce allIee a la technique, l'art avec la société et la VIe, en réduisant leur différence, par un accès plus large ménagé pour chacun à de nouveaux moyens. Rêve d'une nouvelle «langue» approchant un espace médiat, entre la transparence «des rapports de langage» et «celle des rapports sociauxs". ?n peut a;lssi bien espérer, plus tristement, que sous ce qu elle Prophétise de la «conversation» et ?e l'ac~.ès à de. r:oyvelles formes de bricolage sublectif, llT:teract!vlte, mythe et réalité, ne finisse pas par lavol'lser un, émiettemen t encore pl us grand de la communaute SOCIale, comme d l'art qui ne pourra, encore une tOIS, qu'y survivre, n se dotant de nouveaux instruments. cette tension à travers est la «trempett), ans laquelle lLl11ralent toutes les images, Si W/70 lremed Rog_erR~bbi\ Pest un film fort, ce n'est pas pour aVOl,r,après d autres, mêlé le cinéma d'animation Ile sch.ematJsme) et la prise de vue traditionnelle (J'ana. logie ~hotographique) ; c'est pour l'avoir fait et à cett.e VItesse et avec cette Sûreté de diagnostic~1 Par la VItesse . '·d' , . , . qUI pr~.SI e au melange des figures (grâce à !u~rdll1~teur), lImage atteint un degré de mixiié J q~e-la. ll1concevable et dont le «nature]); très vite adrnis VIent cons f ' .' nouveau entre rllveaux de re' acrer unlottement . presentatlOn. Mais c'est surtout e comn: dans les grands films symptomatiques hOlly' WOOdIens la force d' '. f . , un scenano tortueux d'avoir su ua~~e.de ce fl?ttement son Sujet: peut-on distmguer L ' Image d ~ne autre? Toontown et Hol1ywoodos Angeles? un toon d'un homme? P LI .on encore con . l' f· . . 'tl. ceVolr cl onctIon de spPctacl (lui ca üarS1S à la co . , ~ ,s r mmullaute? Ou COurt· Il 1 risqu . ~n pourrait
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de se dissoudre, avec les images, dans la «trempette», l'acide dans lequel le faux-vrai juge, symbole d'une loi déréglée, veut plonger toutes les créatures de dessin animé conçues dans j'histoire du cinéma (américain) ? La seconde image surgit de la machine à téléporter de The Fly ou de la télé de Videodrome. Si David Cronenberg est un cinéaste important, c'est qu'il a été le premier à montrer aussi nettement et massivement que la transformation des corps, par la pharmacologie, la génétique et la chirurgie, est contemporaine et homologue de la modélisation et de la diffusion des images, et plus largement des données de la communication par la télévision, la vidéo, le téléphone et l'ordinateur. Sur un fonds d'obsession généalogique et sexuelle, c'est un duel à mort qui s'engage, autour de l'image et de la réa lité des corps, entre l'homme et la machine, entre les composants imaginaires devenus hyperréels et un sujet abandonné aux affres de sa propre mutation : psychique et physiologique. La dernière image est celle de L'Eve future. Voilà un siècle, 21 peine dix ans avant l'invention du cinéma, Villiers de l'Isle Adam imaginait de faire de celui qui n'était alors que l'inventeur du phonographe et de l'ampoule électrique, le créateur d'une créature sublime: Hadaly (l'Idéal), un robot, la première femme-ordinateur, programmée comrne
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une oeuvre, version-femme de l'utopie du Livre, machine d'écriture aussi bien que «souveraine machine à visions». L'interactivité même, en somme, puisque promise par Edison à un seul, l'amant assoiffé d'idéal, destiné dans la solitude à aller jusqu'au bout de son désir. L'histoire finit mal, comme les amours romantiques et les utopies excessives. Mais non sans que Villiers ait administré la preuve par la substance nécessaire à la conception de sa machine comme à ridée de l'art qui s'y profile. A la beauté du modèle qui permet de doter Hadaly d'une apparence, au génie de l'inventeur qui fait de sa fabuleuse Andréide un carrefour des sciences et des techniques, l'écrivain a pris soin de faire ajouter par le savant ce sans quoi il n'y aurait ni femme, ni machine, ni oeuvre. La substance qu'il emprunte à une femme pour en doter une autre: une âme. FRAGMENTS
D'UN
ARCHIPEL
«Entre» Il Y a dans Blade Runner (Ridley Scott, 1983) une séquence devenue fameuse dans laquelle le héros décompose une photo grâce ~\ un «agrandisseur électronique». Ce moment est le coeur révélateur d'un film fondé sur l'idée de double et de transition entre le mécanique et le vivant, dans
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à peine du plus étonnant et qu'on y regarde à deux fois avant d'y prendre garde: le Polaroïd que demande Deckard à la machine en fin de parcours montre une image un peu différente du simple gros plan de visage auquel on venait d'arriver Au gré de l'inclinaison que la main de Deckard donne à la photo, la variation de la lumière dans un cadre plus serré laisse entrevoir, sur la gauche, un reflet évanescent du visage incliné; comme si se trouvait invisiblement figuré le miroir qu'on vient de traverser. Effets fantômes de la photo, parfois proche ainsi de la peinture, ou du traitement vidéo. Ainsi s'ajustent, au plus près, à l'image du film entier, les entredeux du mobile et de l'immobile, de l'identité de représentation et de sa perte, à la lisière entre vie et mort, sujet et simulacre. Il y a dans Granny's is de David Larcher (1989, 50 mn) un moment qui condense les effets perturbants d'une œuvre extrême, dont le titre annonce bien une rare capacité d'imbrication et d'intrication de ses éléments". L'auteur y évoque la figure de sa grand-mère (il l'a filmée pendant dix ans jusqu'à sa mort), en s'appuyant parfois (en voix-off) sur ce que Proust a écrit de la mort de la sienne, l'image trompeuse qui lui en vient par la photographie, celle qui lui en revient grâce au souvenir. Dans une matière très instable, qui se nourrit d'une fusion vibrante entre peinture (figurative et «abstraite»], photo, film et vidéo (Larcher a été surtout jusque-là un cinéaste expérimental, venu récemment à la vidéo), le moment dont je parle à l'intérêt de fixer, de façon presque théorique, l'intensité des passages qui s'opèrent, parfois à la limite du reconnaissable. Dans la pièce où il se tient, à la fois acteur et metteur en scène, dans l'intimité d'une vraie maison, Larcher s'affaire, mène sa vie et son tournage, et parle (en off) avec sa grand-mère. Ouand il se lève et que la caméra recule, l'image entre avec lui dans la boîte à images (une chambre photogra~hique ~ransformée en r::oniteur par incrustation), situee des lors dans la piece elle-même, délimitant un écran intérieur par rapport auquel et dans lequel la scène se déroule. Maintenant extérieur à cette image, Larcher en règle les lumières, modulant des
lequel de doux automates viennent renchérir sur l'opposition entre les androïdes supérieurs, les «répliquants», et les humains. L:héroïne est une des cinq créatures que Deckard, le «blade runner», est chargé de liquider à la suite de leur intrusion imprévue sur la Terre, à Los Angeles, en 2019. Rachel est dotée d'un statut singulier qui lui permettra de survivre et de justifier le pari que le héros, en fin de course, fera de l'aimer, après avoir accompli sa mission. Elle a des souvenirs, mais des souvenirs faux, qui appartiennent au passé d'une autre, des souvenirs fondés sur des photographies. ((Elle se raccrochait à la photo d'une mère qu'elle n'avait jamais eue, d'une petite fille qu'elle n'avait jamais été.») Le film est ainsi pénétré par ces images fixes qui sont les jetons équivoques d'une identité, les lignes de passage obligées par lesquelles les répliquants, programmés pour «imiter les êtres humains en tous points sauf dans leur émotions», sont pourtant, trop humains, saisis par elles, en quête d'une généalogie et travaillés par la peur de la mort. La séquence où Deckard erre dans la photo (une photo qu'il a posée, sur son piano, parmi ses photos de famille), à la recherche d'un indice minuscule, a ceci de paradoxal qu'elle traite l'image fixe comme un espace qui aurait à la fois deux et trois dimensions (contrairement à la séquence de Blow up d'Antonioni (1966), dont elle reprend le principe, et dans laquelle une «tache», noyée dans la trame, finissait par figurer l'indice d'un crime). lei, la machine, obéissant à la voix de Deckard, pénétre dans l'image, qui se démultiplie Sur elle-m 'me , de l'ensemble au détail. Mais la sén de mouvements , à la fois avant-arrière e: laté raux, que la «cam 'ra» etf ctue, suppose un espace improbable où ell aurait tourné dans l'image, ou traversé l'image n d'couvrant sa profondeur (trav rsé même, mbl matiquement, un miroir, pour trouver, caen " un (OIV de femme allongé sur un Ill, et conn son or ill , l' 'caille recherchée). Ainsi sc construnta iction d'un espac pré-photographié sous div rs angl "S, une 'one d'espace de synthèse dont on aurait programmé tout s les données, et dont 011 actualiserait un nombre fini de cadres, au gr' de l'investigation. Façon de conjuguer l'analog.que et le digital, d'entrer e l'un dans l'autre. ~ cela, il faut ajouter deux choses. Le mouvement, a rimérieur de la photo, s'effectue selon une succesSIOn
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Ridley SWIT, Blade Runner, 1982
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à peine du plus étonnant et qu'on y regarde à deux fois avant d'y prendre garde: le Polaroïd que demande Deckard à la machine en fin de parcours montre une image un peu différente du simple gros plan de visage auquel on venait d'arriver. Au gré de l'inclinaison que la main de Deckard donne à la photo, la variation de la lumière dans un cadre plus serré laisse entrevoir, sur la gauche, un reflet évanescent du visage incliné; comme si se trouvait invisiblement figuré le miroir qu'on vient de traverser. Effets fantômes de la photo, parfois proche ainsi de la peinture, ou du traitement vidéo. Ainsi s'ajustent, au plus près, à l'image du film entier, les entredeux du mobile et de l'immobile, de l'identité de représentation et de sa perte, à la lisière entre vie et mort, sujet et simulacre. Il y a dans Granny's is de David Larcher (1989, 50 mn) un moment qui condense les effets perturbants d'une œuvre extrême, dont le titre annonce bien une rare capacité d'imbrication et d'intrication de ses éléments*. I'auteur y évoque la figure de sa grand-mère (il l'a filmée pendant dix ans jusqu'à sa mort), en, s'appuyant parfois (en voix-off) sur ce que Proust a ecnt de la mort de la sienne, l'image trompeuse qui lui en vient par la photographie, celle qui lui en revient grâce au souvenir. Dans une matière très instable, qui se nourrit d'une fusion vibrante entre peinture (figurative et «abstraite»), photo, film et vidéo (Larcher a été surtout jusque-là un cinéaste expérirnental, venu récemment à la vidéo), le moment dont )e parle à l'intérêt de fixer; de façon presque théorique, l'intensité des passages qui s'opèrent, parfois à la limite du reconnaissable. Dans la pièce où il se tient, à la fois acteur et metteur en scène, dans l'intimité d'une vraie maison, Larcher s'affaire, mène sa vie et son tournage, et parle (en off) avec sa grand-mère. Quand il se lève et que la caméra recule, l'image entre avec lui dans la boîte à images (une chambre photogra~hique ~ransformée en moniteur par incrustation), situee des lors dans la pièce elle-même, délimitant un é~ran intér~eur par rapport auquel et dans lequel la scene se deroule. Maintenant extérieur à cette image, Larcher en règle les lumières, modulant des effets de couleur, riches et arbitraires. Puis il passe devant ,l.'écran (de droit~ à gauche), et son corps efface llmag~, faisan: naître une autre image: un ?ateau incliné entre mers et nuées, qui évoque un Turner irnprobablement bleu. Et à cet instant même (l'instant aussi où une voix basse et lointaine entame le texte de Proust) une forme informe verte et jaune bordée de noir, une sone de sel" pen~Irl, ~ntr~ à haut à droite, comme appelée par 1~ tl a]!2t,du corps, progresse dans le cadre et vient en se deplla:it peu à peu recouvrir l'écran : c'est le vlsag~ ~n tr s gros plan de la grand-mère allongée, tout a lM ImmobJ1e, un œil fermé, l'autre invisible PUIS un~ .rnage identique, surgissant cette fois dl; coin lllfeneu: gauche, monte, se colle à son tour sur: l~. p~'e~lere, produisant, à partir du point de coïncidence entre les deux images, un mouvement: la grand-mère tourne la tête et parle (on ne
lequel de doux automates viennent renchérir sur l'opposition entre les androïdes supérieurs, les «répliquants», et les humains. I'héroïne est une des cinq créatures que Deckard, le «blade runner», est chargé de liquider à la suite de leur intrusion imprévue sur la Terre, à Los Angeles, en 2019. Rachel est dotée d'un statut singulier qui lui permettra de survivre et de justifier le pari que le héros, en fin de course, fera de l'aimer, après avoir accompli sa mission. Elle a des souvenirs, mais des souvenirs faux, qui appartiennent au passé d'une autre, des souvenirs fondés sur des photographies. ((Elle se raccrochait à la photo d'une mère qu'elle n'avait jamais eue, d'une petite fille qu'elle n'avait jamais été.») Le film est ainsi pénétré par ces images fixes qui sont les jetons équivoques d'une identité, les lignes de passage obligées par lesquelles les répliquants, programmés pour «imiter les êtres humains en tous points sauf dans leur émotions», sont pourtant, trop humains, saisis par elles, en quête d'une généalogie et travaillés par la peur de la mort. La séquence où Deckard erre dans la photo (une photo qu'il a posée, sur son piano, parmi ses photos de famille), à la recherche d'un indice minuscule, a ceci de paradoxal qu'elle traite l'image fixe comme un espace qui aurait à la fois deux et trois dimensions (contrairement à la séquence de Blow up d'Antonioni (J 966), dont elle reprend le principe, et dans laquelle une «tache», noyée dans la trame, finissait par figurer l'indice d'un crime). lei, la machine, obéissant à la voix de Deckard, pénétré dans l'image, qui se démultiplie sur elle-même , de l'ensemble au détail. Mais la, série de mouvements, à la fois avant-arrière et latél'aux, que la «cam ira» ffectue, suppose un espace improbable où elle aurait tourn' dans l'image, ou trav rsé l'imag en découvrant sa profondeur (trav rsé même,'mblématique ent, un miroir, pour trouver, cach \ un corps de femme allongé sur un lit, el contre son oreille l'écaille recherchée). Ainsi s constru i tla fiction d'u n espace pl' '-photographié sous divers a gl s, une sorte d' space de synthèse dont on aurait programmé tout s les données, et dom on actualiserait un nombr fini de cadres, au gré de l'investigation. Facon de conjuguer l'analogique et le digital, d'entrer de l'un dans l'autre. ~ cela, il faut ajouter deux choses. Le mouvement, a l'.intérieur de la photo, s'effectue selon une s~cce~Sion de décompositions, de cadrages fixes preleves dans la matière immobile (ils son pré-dessin 's électroniquemen par une série e ca res encor .vir tuels, emboîtés l'un dans l'autre et cernés d'un trait bleu) ; on saute ainsi, comme la machine le perm t, d'un plan fixe à un autre et ar-là d'un niveau de figuration et de reconnaissance à un autre (on imagine une seule photo de La jetée travaillée comme l'espac de Sauve qui peut (la vi J. Mais les phases de mouvern n e faux-mouvement, de passage d'un cadre à l'a~ilr , tr ' br \1 s, t ponctuées d'un écl il' bleu, son autan d oussées de défiouratIo.n on l'elfe s. propage au·delà e l~ur duree propr'; %:;s rlllamcnt l'imao qu'on decouvre, la lesscmblanc> ui" cr' '. Au· oint qu'on s'étonne 0
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