Pas Si Fous, Ces Francais! (French Edition) 275780152X, 9782757801529

Maintenant disponible en format poche chez Points (Seuil)Deux journalistes, canadien et québécois, ont passé plus de deu

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French Pages 377 [192] Year 2013

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Table of contents :
Remerciements
Introduction
PREMIÈRE PARTIE L'esprit
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Les aborigènes
2 Terre de France
3 La sphère privée
4 Aux grands hommes,la Patrie reconnaissante
5 L'art de l'éloquence
6 Le jusqu'au-boutisme
7 Une guerre impossible à oublier
8 La guerre inavouable
DEUXIÈME PARTIE Les structures
9 Un certain penchant pour l'absolutisme
10 L'État: un pour tous,tous pour un
11 Les chiens, les villeset la liberté locale
12 Le complexe de la langue
13 L'éducation de l'élite
14 L'énarchie
15 Au nom de la loi
16 Une main secourable
17 Le ballet des manifs
18 La redistributiondes richesses
19 La main visible et la main invisible
20 Question de panache
TROISIÈME PARTIE Le changement
21 La France qui change
22 Le melting-pot français
23 Le rééquilibrage démocratique
Conclusion Le sens de l'Europe
TABLE
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Pas Si Fous, Ces Francais! (French Edition)
 275780152X, 9782757801529

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Jean-Benoît

Nadeau Julie

Barlow

-Pas si f ous, ces Françai s ! L ES

FRANÇAIS

MODE

D ' EMPLOI

DE J EAN-B E NO ÎT

NADEAU

Jean-Benoît Nadeau Julie Barlow

Les Français aussi ont un accent Payot, 2002 et• Petite Bibliothèque Payot » , n ° 495

PA S S I F 0 U S~, CES FRANÇAIS Tr aduit de l'anglais (Canada) par Valérie M orlot Adaptation et mise à jour par J ean -B enoît Nadeau

Éditions du Seuil

REMERCIEMENTS

T EXTE JNTllGRAL TfTR E Oll l GJN AL

Sixty Million Frenchmen Can't Bt Wrong llDITEUR ORIGINA L

Sourcebooks, Inc. Napervillc, Illinois ©Julie Barlow et Jean-Benoît Nadeau, 2003 JSBN original: l-4022-0045-5 lSBN 2-7578-0 152-X (ISBN 2-02-078793-8, 1.. publication)

© Éditions du Seuil, octobre 2005 pou r la présente édition de la traductio n f;ançaise Lc .Code dc Ia .rroprifo: inrellectuellc imerdir lc.s copies ou reproductions destinées à . un11.sauon co11ccrivc. Toute représentation ou rod · · . Ce~ta:nes personnes applaudirent le fait qu'un ~rem1e;,~mstre socialiste ait enfin eu le courage d'expnmer l ev1dence, mais beaucoup n'étaient absolument pas d'accord. Peu de temps après, une chronique parut dans Libération, intitulée« M. Jospin, gouverner a encore du sens» . Elle 305

LA MAIN VISIBLE ET LA MAIN I NVISIBLE

LES STRUCTURES

concluait ainsi : «De grâce, redites-nous que la politique peut tout.» Il arrive que des étrangers, sur le ton de la plaisanterie, qualifient l'expression «capitalisme français» d'oxymore. En Amérique du Nord, les affaires et l'industrie sont des sujets qui passionnent le public; les Français au contraire ne vantent pas souvent les réussites, pourtant réelles , de leur industrie. Les grands capitaines d'industrie ne sont pas pour eux des modèles. Or, outre dans le vin, la cuisine et la mode pour lesquels sa réputation n 'est plus à faire, la France possède des industries de haut niveau dans l 'aéronautique, l'automobile, la chimie et l'industrie pharmaceutique. Carrefour occupe le deuxième rang mondial dans la grande distribution après l'américain Wal Mart. Au xvme siècle, l'économiste écossais Adam Smith parlait de la main invisible qui guide les intérêts particuliers dans le sens du bien commun. En France, cette main n'est pas seulement invisible ; elle est volontairement cachée. En France, on parle peu du secteur privé : il est relégué à l'arrière-plan à cause de l'importance accordée au rôle de l'État. À l'inverse, en Amérique, l'entreprise privée est valorisée au point d 'occulter souvent les actions de soutien du gouvernement. La France ne manque pourtant ni d'entreprises privées ni d'associations, mais les salariés de ce secteur, ainsi que leurs dirigeants, restent relativement discrets. Les chefs d 'entreprise ne sont pas des personnages médiatisés. Les médias citent rarement leurs opinions et ne les interrogent jamais sur des questions de politique économique . En outre, Jes entreprises privées françaises sont relativement petites: sur 2400000 entreprises, 94 % 306

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emploient moins de 10 personnes; et moins de 2000 .c'est très peu - en emploient plus de 500. Le~ ~rança1s utilisent d'ailleurs un sigle spécifique pour designer les petites et moyennes entreprises: PME. . Napoléon qualifiait la Grande-Bretagne de nat10n ~e boutiquiers, mais com~e l'expliq~e 1;1é~dor~ Zeld1~ dans Histoire des passions françaises , c était ~n fait plutôt le cas des Français! L'entreprise française au XIXe siècle, écrit-il, était tournée vers le commerce plutôt que vers l'industrie. Aujourd'hui ~ncore, le se~teur industriel français reste beaucoup moms développe ~ue celui des services. En revanche, l'influence françai~e dans ce domaine est grande ; c'est le concept français des grands magasins qui a inspiré les A~érica~ns au début du x1xe siècle. Alors qu'elles ont la reputatlon de souffrir d'hypertrophie administrative, les entreprises françaises sont dynamiques, très. e~treprenantes et assez peu portées sur la bureaucratie mteme - ce que l'on appelle corporate dans le jargon de w_~ll Str~~t. Cette tendance n'est pas nouvelle. Au XIXe s1ecle, 1 mdustrie française était de type familial; les petits entrepreneurs et les artisans me~ta.ient_ raren;e~t leurs ressources en commun. Une leg1slat1on spec1ale protège encore les PME. À la tête des cinq cents plus grosses entreprises mondiales, on trouve ~'abord des sociétés américaines, puis des compagmes hollandaises britanniques et japonaises. Les entreprises françaises' ne viennent qu'ensuite. En dépit de leurs

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l. Theodore Zeldin, A Hist01y of French Passions, Oxford, Clarendon Press, coll. « Oxford History of Modern Eur~pe.», t. I, 1973; trad. fr. de Denise Demoy et Paule Bolo, f!istoire des passions françaises, 5 vol., Paris, Éd. du Seuil, coll. «Points Histoire», 1980-1981. 307

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LES STRUCTU RE S

LA MAIN V IS IBLE ET LA MAIN IN VI S IBLE

performances, les grandes sociétés françaises prennent rarement la tête d' un secteur industriel. La petite taille des entreprises tient à leur mode de financement privé plutôt que boursier: ce n'est que récemment que les Français ont commencé à effectuer des placements en Bourse considérables. Environ 8 % des Français possèdent des actions, contre 40 % des Américains et 75 % des Néerlandais. La tradition boursière des Pays-Bas explique qu ' un aussi petit pays ait pu donner naissance à des sociétés de la taille de Shell. Les Français préfèrent épargner de l'argent à moindre taux d'intérêt dans des investissements plus sûrs - dans la pierre, par exemple. Les entrepreneurs français préfèrent emprunter pour financer leurs entreprises plutôt que de vendre des parts de leur affaire à des personnes qu'ils ne connaissent pas. La mentalité terrienne des Français joue peut-être contre eux. En tout cas, l'absence de levier financier explique la taille relativement modeste des multinationales françaises. D'autres facteurs peuvent également expliquer ce manque de dynamisme. Les lois sur l'héritage - tout doit être partagé entre tous les enfants - ne favorisent pas la constitution de gros capitaux, susceptibles de permettre la création de grosses sociétés. Les contributions obligatoires qu'une jeune entreprise doit verser à la Sécurité sociale avant même d'avoir gagné quoi que ce soit freinent l'initiative. Une réglementation stricte entrave le développement de l'industrie et du commerce. Une part de l'activité économique en France reste, de plus, en dehors des statistiques: les commerçants français ne produisent pas systématiquement un reçu pour les transactions en liquide et le poids des impôts favorise le travail au noir, ainsi que la constitution d'une économie parallèle. La loi de 1999 sur les

trente-cinq heures, dont le but affiché était de relancer l'embauche, a été contournée par de nombr~uses entreprises. Malheure~sement , l'~xistenc~ notoire de telles pratiques ne suscite aucun debat pubhc.

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Question de panache



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L'ambassade de France à Ottawa n'est pas un immeuble comme les autres: c'est un monument fastueux représentatif de l' idée française de la grandeur. Voisine de la résidence du Premier ministre du Canada, elle a été construite dans les années 1930 en témoignage de gratitude envers le Canada pour sa contribution à la Grande Guerre. Son hall immense, d'inspiration Art déco , s'ouvre sur une série de pièces démesurées, ornées de fresques et de sculptures. Dans le bureau de l 'ambassadeur, une gigantesque gravure sur marbre célèbre sur quatre murs 1' histoire de la France en Amérique. Mais la pièce la plus curieuse et la plus impressionnante est le fumoir, entièrement tapissé d'écorce de bouleau, qui illustre de façon métaphorique la politique étrangère française: ici , on ne craint pas de jouer avec le feu. Nous étions venus rencontrer l'ambassadeur de France, Philippe Guelluy, afin précisément de mieux comprendre certains aspects de la politique étrangère française. Depuis six mois , les positions de la France et des États-Unis sur l ' invasion de l'Irak étaient inconciliables. Nous avions publié l'édition en langue anglaise de ce livre en mai 2003, en pleine guerre d'Irak , avec un titre provocateur, Sixty Million Frenchmen Can't Be 311

LES STRUCT URES

Wrong (Soixante millions de Français ne peuvent avoir tort). Bien évidemment, nous avons passé le plus clair ~e not~e te~~s à répondre aux questions de politique etrangere qu il soulevait. Nous avons demandé à l' ambassadeur ce qui lui semblait justifier le poids de la France dans. le~ affaires internationales. « Votre question es~ to~t à fait m~olente . Elle ne viendrait jamais à l'espnt d un Français, nous dit-il. La France compte parce que la France est la France.» Et, pour expliquer la nature des rapports franco-américains, il nous cita cette P?!a~e d~ Montaigne parlant de La Boétie: «Parce que c eta~t lm, parce que c'était moi.» La réponse avait un certam panache, mais la question resta posée. ~algré s.a taille moyenne, la France demeure une pmssanc~ .importante, plus démocratique, plus riche , plus pacifique qu'elle ne l 'a jamais été. L'influence fr~çai~~ tient à d~s causes structurelles (économiques , geopolit1ques, sociales) et culturelles, mais elle est renforcée ~ar l 'o:gueil qui anime sa politique extérieure. ~elle-c~, menee à grands frais, cherche à appliquer le vieux d~cton selon lequel la politique étrangère est l ' art du pos~1ble. On retrouve dans la politique étrangère des Fran~ais leur conception de la grandeur, leur talent ~ratorre et certaines caractéristiques de leur organisat!?n gouvernementale (le rôle central de l'État et 1 ~p~rtance des pouvoirs de son représentant), qu ' ils deplo1ent avec toutes les ressources d'une économie mode!!1e. En dépit des humiliations subies au cours du xxe .s1ecle, la France n'a jamais perdu le sens de son des~n , ce qui nous fait dire des Français , à juste titre qu'ils ~ont les Américains de l 'Europe . ' li existe une notion - worldview en anglais, Weltanschau~ng en allemand - qui se traduit assez mal en français par «vision du monde». À ce stade de notre 312

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QU ESTION DE PANACHE

ouvrage, il apparaît clairement que la France et l' Amérique ont des valeurs et des réflexes radicalement différents . Si toutes deux se fondent sur les principes de la démocratie et du libéralisme économique, ces grands idéaux ont pris des formes très distinctes, voire diamétralement opposées: les Américain s mettent l'accent sur les libertés individuelles, les Français sur l'intérêt général. De la même façon que les États-Unis ont exporté leur modèle démocratique, les Français ont exporté leur modèle étatique. Les choix d ' un pays déterminent sa vision du monde, avec ce mélange particulier de mesquinerie et de grands élans qui sont le propre des grandes nations.

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Toutes les sociétés ont un côté insulaire, une tendance au repli sur soi. La France n'y échappe pas. Et, à cause de sa mentalité profondément terrienne, qui a longtemps déterminé son orientation continentale, il est assez facile d'oublier que la France regarde ailleurs. Qu' elle est un pays-monde comme il en existe peu, au même titre que les États-Unis et la Grande-Bretagne. De même que les États-Unis ont l'Alaska et Hawa'i (et dans une moindre mesure Porto Rico), la France est présente sur les sept mers du globe grâce à ses anciennes colonies désignées sous le nom de « DomTom », pour «départements et territoires d' outre-mer». Les «Dom-Tom» représentent 5 % de la population et 20 % de la superficie totale du pays. lis font partie intégrante du territoire français. Ainsi , le Brésil , les États-Unis , Haïti , le Canada, Madagascar, l'Afrique du Sud, lAustralie et la Nouvelle-Zélande sont en quelque sorte les voisins de la France au-delà de l'Europe, et celle-ci peut par exemple intervenir en faisant stationner une frégate d'observation dans le port de Dili, au 313

LES STRUCT URES

Timor-Oriental, tandis que la force de paix, dirigée par les Australiens, se charge de rétablir l'ordre. Les Dom-Tom jouent tous un rôle qui évolue en fonction des circonstances économiques et politiques. La Nouvelle-Calédonie est le quatiième producteur mondial de nickel. La Guyane française est, pour des raisons techniques liées à la proximité de l'équateur, le site d'implantation de la base de lancement des fusées Ariane. Les 3 521 îles de la Polynésie française donnent à la France le contrôle du Pacifique central, sur une aire aussi vaste que la moitié des États-Unis, site idéal pour des essais nucléaires, à 500 km du plus proche voisin. Enfin, les îles Kerguelen, obscur tas de pierres subantarctique, lui assurent une immense zone de pêche. Cette présence géographique stratégique se double d' une influence économique tout aussi importante. Petit pays de la taille du Texas, mais deux fois plus peuplé que le Canada, la France compte dans l' économie mondiale autant que la Chine et bien davantage que l'Inde ou le Brésil, qui sont beaucoup plus grands. Avec son produit intérieur brut, elle dispute le quatrième rang économique mondial au Royaume-Uni. Son économie est plus diversifiée que la britannique ou l'allemande. Son programme d'énergie nucléaire civile et ses trains à grande vitesse sont impressionnants. Ses multinationales sont des acteurs incontournables de la mondialisation. Peu après notre arrivée en 1999, Renault a pris le contrôle de Nissan, dont elle a remarquablement opéré le redressement. La création d'Airbus sur une vieille idée française fut un succès. Et la fusion d ' Air France avec KLM a créé le numéro un mondial du transport de personnes. La France a également maintenu avec ses anciennes colonies africaines une zone de libre-échange où le franc CFA a toujours 314

•' Q UE STl ON D E PA NA C H E

cours. Enfin , le sommet France-Afrique est un forum qui rassemble tous les chefs d'État africains , y compris ceux appartenant à la sphère d'influence britannique. Alors qu'on les dit insulaires, nous avons pu constater au cours de notre séjour en France que les Français s ' intéressent beaucoup aux affaires internationales. C'est que, depuis 1945, la France a dû résoudre de nombreuses questions qui relevaient autant des affaires étrangères que de la politique intérieure: l' Indochine, l'Algérie, la Nouvelle-Calédonie, l'Europe. Créée en 1945 par de Gaulle alors que la France était à peine libérée, l' Agence France-Presse figure parmi les plus grandes agences de presse mondiales , au troisième rang derrière Reuters et Associated Press . Elle couvre l' actualité et diffuse l ' information dans cent dix pays en six langues, dont l'arabe, ce qui donne un grand écho aux idées et à la culture françaises. Du fait de son rayonnement géographique et économique, la France occupe donc une place importante sur la scène internationale. Son influence est accrue par la politique de puissance non déguisée qu'elle mène depuis 1945. Celle-ci se fonde sur des principes différents de ceux des années d' empire et de colonialisme, mais n'en est pas moins investie d'une ambition certaine. Avec la Seconde Guerre mondiale, la F!ance a dû reconnaître qu'elle n'avait pas la stature des Etats-Unis. Mais, que ce soit en envoyant des avions bombarder l'Afghanistan en 2001 ou en faisant appel à l'opinion publique mondiale, comme à l'hiver 2003 durant la crise irakienne, elle n'a jamais renoncé à intervenir sur la scène internationale, convaincue du rôle qu' elle a à y jouer. C'est d'ailleurs ce qui explique que le coq et l'aigle se prennent le bec de temps en temps. 315

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LE S STRUCTU RE S

La France et l' Amérique sont deux puissances alliées de longue date et conservent un sens très fort de leurs intérêts respectifs (Talleyrand disait en 1815: «Les États n'ont pas d'amis, ils n'ont que des intérêts»). Ceux-ci sont presque toujours convergents - même si les deux nations ne s'entendent pas forcément sur les moyens de les défendre. La France a contraint l' OTAN à redéfinir sa stratégie nucléaire, mais cela ne l'a pas empêchée de serrer les rangs au moment de la crise de Cuba en 1962, lors de la première guerre du Golfe en 1990-1991 ou dans la lutte contre le terrorisme islamiste avant et après le li septembre 2001. En dépit de nombreuses dissensions , la France et les États-Uni s s'accordent sur un grand nombre de points: le maintien des équilibres régionaux (essentiels aux flux commerciaux) , la lutte contre le terrorisme et le grand banditjsme international (qui minent la légitimité des grands Etats) et surtout la question de l'unification de l ' Europe, au cœur de leur politique étrangère. Contrairem~nt à ce qu'on pourrait croire, les Fr~çais ne sont pas guidés par un antiaméricanisme primaire - lequel , selon nous, n'existe pas en tant qu'idéolog ie. Ils sont avant tout profrançais. La France a été le premier des pays alliés à se dégager de l 'emprise américaine, dès l' été 1944, alors que les Alliés n ' avaient encore libéré que quelques départements de Normandie. Dès 1945, elle entreprit d ' établir des relations diplomatiques avec l'URSS sans prendre l'avis des États-Unis. À l'inverse, les Britanniques ont presque toujours agi de concert avec les Américains, surtout après la crise de Suez en 1956. Après son retour au pouvoir en 1958, de Gaulle prit la décision unilatérale de mener une politique de rapprochement avec la Chine et l'Union soviétique qui 3 16

QUESTION DE PA NACHE

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ne fut pas sans susciter l'inquiétude des Américains. En 1960, la France procéda à ses premiers essais nucléaires ; elle parvint à s'élever au rang de quatrième puissance nucléaire mondiale et se retrouva en position de demander des changements au sein de l'OTAN. Il en résulta une crise bien plus importante que lors des événements d ' Irak et, en 1966, la france claqua la porte de ! 'OTAN , qui dut se retirer du territoire français. Le désaccord entre la France et l'OTAN portait sur la doctrine nucléaire dite de la riposte graduée, qui prévoyait un dosage équilibré de réactions, le recours aux armes conventionne11es et éventuellement nucléaires : cela impliquait l' emploi de ces dernières armes en Europe de l' Ouest. De Gaulle proposait une autre stratégie, celle de la dissuasion. En cas de conflit, les Mirages français dirigeraient leurs attaques nucléaires directement contre Moscou (ou , à défaut, une grande ville soviétique). Les États-Unis , qui auraient été la cible évidente de la riposte, accusèrent la France de menacer le monde de destruction. L'ambassadeur Guelluy, qui fut ambassadeur à l'OTAN avant d'être en poste au Canada, nous dit à ce propos : « Les Américains ne nous ont jamais pardonné ce coup-là, même si l' OTAN a reconnu en 1974 que nous avions joué un rôle dissuasif important.» L'antiaméricanisme des Français, réel ou supposé, est amplifié par la psychologie des Américains. Bien que convaincu de la grandeur des États-Unis, chaque Américain éprouve un besoin viscéral d'être aimé ou accepté. Il est donc hypersensible aux critiques ouvertes. Les Américains considèrent souvent l' attitude des Français à leur égard comme une preuve d'ingratitude. La politique menée par de Gaulle à la Libération - qui visait à permettre à la France de recouvrer sa 317

LES STRUCTURES

QU ESTI ON DE PANACHE

souveraineté, mais manquait singulièrement de diplomatie - est à l'origine de ce sentiment. La France doit de son côté composer avec un certain courant de francophobie ancienne, qui remonte aux guerres coloniales et qui n'a pas vraiment disparu non plus. En janvier 2003, des invectives du New York Post traitaient les Français de cheese-eating, surrender monkeys (singes lâches et mangeurs de fromage), et certains tentèrent de rebaptiser les French /ries en Free dom /ries. Ceux qui considèrent la France comme une puissance secondaire oublient que son siège au Conseil de sécurité de l'ONU a le même poids et la même légitimité que celui de l'Angleterre. La France a 1'une des plus grandes armées du monde. Importante marchande d'armes, elle exploite aussi des bases militaires en Afrique, possède son propre programme spatial, ses propres services de renseignement et ses forces d'intervention spéciales, des légionnaires, des satellitesespions, etc. Cette politique de puissance ouvertement assumée n'empêche pas quelques fausses notes, comme le rôle trouble joué par la France en Bosnie (1992) et au Rwanda (1994); ou encore l 'affaire du Rainbow Warrior de Greenpeace, coulé par un agent secret français ' en Nouvelle-Zélande en 1985. Certains esprits critiques font valoir que la France n'a pas les moyens de sa politique, en grande partie parce . ' qu'elle ne consacre pas à son armée un budaet assez . 0 important (2 % de son PIB contre 2,4 % pour Je Royaume-Uni) . Il est vrai que Jes coupes sombres des années 1990 lui ont fait perdre l'équivalent d' une année de budget sur cette décennie. Et son nouvel avion de chasse Rafale, développé en vase clos, ne trouve preneur nulle part.

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D'autres considèrent que la France n'a pas su saisir certaines occasions au début des années 1990. Alors qu'elle avait pleinement joué son rôle d'intermédiaire entre les États-Unis et l'Union soviétique durant la guerre froide, 1'effondrement de l'empire soviétique l'empêcha de poursuivre sur sa lancée. Mais la France avait mesuré (vingt ans avant les États-Unis) l'ampleur que pouvait prendre le terrorisme international islamique, qu'elle dut combattre dès le milieu des années 1980, y consacrant des ressources considérables et mettant en œuvre de nombreux efforts pour développer des réseaux de renseignement. En 1998, soit trois ans avant le 11 septembre 2001, lors du détournement du vol d' Air Algérie entre Alger et Paris, la police française lança un raid sanglant contre les pirates pour les empêcher de réaliser leur projet: lancer l'avion contre la tour Eiffel! Les armées sont des bureaucraties souvent longues à bouger, et la France a opéré des changements fondamentaux en ce qui concerne son organisation militaire: elle a renoncé à son armée de conscrits - institution très ancienne, nourrie de traditions - et l'a remplacée par une armée de professionnels qu'elle soutient par de lourds investissements technologiques. L'armée britannique, qui a toujours eu ce statut professionnel, en était avantagée. Mais la France met actuellement les bouchées doubles pour combler son retard. En 1870, au lendemain de sa défaite contre les Prussiens, la France comprit qu'en raison de son retard démographique et industriel elle ne pourrait remporter de victoire sur l' Allemagne qu'en contractant de nouvelles a11iances. Depuis 1815, la politique étrangère de la France est 319

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LES STRUCTURES

QUESTION DE PANACHE

fondée sur des objectifs qui dépassent de loin ses

philes de nombreux pays, notamment en Amérique latine et en Afrique du Nord; l'ancien secrétaire général de l'ONU et de la Francophonie, Boutros BoutrosGhali, appartient à une catégorie de la bourgeoisie égyptienne qui a donné à ses enfants une éducation française, prenant ainsi ses distances avec la puissance occupante (l'Empire britannique) et les Américains. En 1967, Charles de Gaulle marqua profondément l' histoire canadienne avec son discours de !'Hôtel de ville de Montréal, qu'il termina par le fameux: «Vive le Québec Libre ! » Cette phrase lancée à la foule encouragea fortement le séparatisme québécois, alors même que le gouvernement français s'employait à réprimer des mouvements similaires en Bretagne, en Corse et au Pays basque. Mais cet épisode n'en inaugura pas moins une série de mesures de coopération France-Québec, qui culmina avec la création de la Francophonie institutionnelle. L'Organisation internationale de la Francophonie, son agence intergouvernementale et ses nombreux opérateurs (tels TV-5) sont un des plus puissants leviers de la politique étrangère française. Cette organisation n' était pas, au départ, une initiative française; les pays africains et le Québec souhaitaient créer une forme de coopération entre États francophones à la fin des années 1960 mais la France, qui craignait d'être accusée de néocolonialisme, y était quelque peu réticente. Cette idée s'inscrivait cependant parfaitement dans sa politique centenaire de diplomatie culturelle et la France, qui s'était laissée convaincre, en devint finalement le principal bailleur de fonds. La Francophonie souffre d'un manque de financement chronique. Sa volonté de promouvoir la langue française en privilégiant l'éducation et- le dévelop-

moy~ns militaires. Elle a cependant réussi, en dépit de

s~ fa1?~esse ~n 1945, ~ ob~enir un siège au Conseil de secunte de l ONU et a y imposer le français comme l~ngue de travail. La raison de ce succès tient à une dip~o~atie qui s~it recourir à des arguments autres que m1htaires et au discours rhétorique. En outre, la France a conservé une influence indirecte sur ses anciennes colonies. Ainsi, si le français n'est que la onzième langue par le nombre de locuteurs, il est la deuxième po~r le n?mbre de pays où elle est langue officielle; ce qm constitue la principale justification de son maintien comme langue de travail à l'ONU. Bis_marck a affirmé que le phénomène politique le plus important du xrxe siècle a été que les États-Unis parle~t anglais. Dans la première moitié du xxe siècle la pmssance américaine a supplanté celle des Britan~ niques. Deux puissances hégémoniques anglophones se son~ donc succédé au premier rang mondial - une conjoncture historique rarissime qui a implanté durablem~nt l~ lan?ue an~laise. La France parvint malgré to~t a ma!ntenir son mfluence, en grande partie parce ~u elle mi_t en pla~e, dès la fin du x1xe siècle, une politique de diplomatie culturelle unique. Les fers de lance en furent les lycées et instituts français (dans toutes les grandes villes du monde) et les Alliances françaises (~lus de 1100 dans 200 pays), dont la mission était de diffuser la culture française en faisant valoir son excel' / lence et de développer la francophilie dans le monde A~j?urd'hui encore, la France est un des pays les plu; genereux d~ monde en matière d'aide au développe~ent, domame auquel elle consacre quelque cinq milliards de d?llars par an contre neuf pour les États-Unis. Elle entretient des relations avec les dirigeants franco320

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pement économique et démocratique est sans doute trop ambitieuse pour ses moyens. Mais c 'est justement cette absence de pusillanimité, cette ambition disproportionnée, qui a to ujours séduit. C'est ainsi que la Francophonie jouit d ' une influence certaine au sein de l'ONU et suscite l'intérêt de pays qui n ' ont pourtant aucun passé francophone, comme la Grèce et l' Autriche, parce qu 'elle fédère ses membres autour de la notion de plurilinguisme plutôt que de la stricte promotion de la langue française. L'opposition tenace des Français à une intervention américaine en Irak a jeté un trouble dans les relations franco-américaines . Aux yeux des Américains, les Français passent souvent pour un peuple d'ergoteurs et de poseurs. C'est oublier que la symbolique et les idées sont justement de puissants outils de politique étrangère (une théorie d'ailleurs développée par Joseph Nye dans son livre Soft Power 1) . Les Français ont depuis longtemps la volonté d ' investir le champ symbolique, et ils y réussissent assez bien. Les mythes qui s'élaborent parallèlement à l'histoire jouent un rôle central dans la détermination des choix politiques d' une nation et l'adhésion qu ' ils reçoivent des peuples. C'est la fonction des cours d' histoire de les pérenniser. C'est aussi l'une des fo nctions de la production culturelle - cinématographique ou littéraire. De Gaulle l'avait parfaitement compris, alors que, dans une France déchirée par quatre ans d'occupation et dans un climat de guerre civile larvée, il devait trouver

QUESTION DE PA NAC HE

un soutien sans faille pour entreprendre ses réfor1?~s . Ainsi se développèrent le mythe de la « F~ance res1stante » fondé sur une réalité historique partielle, et son coronilie, celui de la France « se libérant.elle-;nên:ie d~ joug allemand », alors que l'armée ~rança1s: .n ~va1t fa~t que suivre les opérations des armees amencame, britannique et canadienne. , . . Les Américains, par l' intermédiaue de leur go~vemement ou de leurs médias, ont aussi con strm~ leurs propres mythes: celui de « 1'Amérique li?érat~1ce des peuples » fait oublier la présence des Bntanmques e~ des Canadiens lors du débarquement. Ou encore celm d'une Amérique dévouée et volontaire (alors qu: son intervention dans le conflit s'est fait attendre). Recemment encore , Je film U-571 raconte coi:nment des marines américains ont capturé un sous-mann allemand en 1941 et saisi les machines à crypter alleman? es; cette opération fut en réalit~ l~ fait soldats bntanniques, l'intervention améncame n etant pas encore décidée . La fabrication de tels mythes den:ia~de une imprégnation dans tous les domaines . Ainsi , 1 accord Blum-Bymes, signé en 1946 par la France et le~ ~t~tsUnis, stipulait qu'en contrepartie de 1'. aide amenc~me les Français devaient alléger les quotas sur les film s américains.

?:

l. Joseph S. Nye Jr., Soft Power: the Means to Success in World Politics, New York, Public Affairs, 2004.

La France occupe une place importante sur la scène internationale parce qu ' elle incarne indi~cutablement des valeurs phares. Ces références symb~bques fondent sa politique diplomatique et la Franc.e y JO~e la ca1te de l' «alternative » philosophique . L Am_encan ~reari; trouve son pendant dans l' idéal français - de l~berte, d'égalité et de fraternité. Et, de même que l~s ,hbe~t~s individuelles sont essentielles dans la mentalite amen-

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LES STRUCTURES

QUES TION DE PANACHE

caine, la notion d' intérêt général définie par Rousseau et dont l'État est le garant est capitale pour les Français. Ce principe est le fondeme nt même de l' unification européenne et explique pourquoi 1'Europe n'a pas emprunté la seule voie du libéralisme économique prisée par les Américains. Il existe au moins trois formes de mondialisation. La première est la mondialisation culturelle, expression désignant par euphémisme l' américanisation du monde, à laquelle les Français résistent fortement. La deuxième est la mondialisation économique, prônée par les Américains (ce qui ne les empêche pas de prendre des mesures protectionnistes lorsqu' il s'agit de défendre leurs intérêts), à laquelle les Français participent, par leurs multinationales et leurs intérêts économiques. Enfin, dans toutes les instances internationales, les Français sont les promoteurs d 'une troisième forme de mondialisation , plus politique, et pas seulement libre-échangiste. Selon cette thèse, il faut des institutions fortes au-dessus des États, qui permettent de redistribuer la richesse, de mettre au pas les États au ban des nations et de combattre le grand banditisme. En visite à Paris en février 2004, le président de la Banque mondiale (qui n'a pourtant pas la réputation d'être un socialiste) a même déclaré qu' il faudrait créer une taxe mondiale afin que les richesses des nations les plus riches soient redistribuées aux nations les plus pauvres (et les plus exploitées) . Dans un essai intitulé « Power and Weakness » [La puissance et la faiblesse] 1, Robert Kagan analyse

l'approche idéologique européenne (et, par extension, françai se) corrune la politique des faibles. Mais c'est oublier le fait qu'il s'agit avant tout d'un idéal. C'est cet idéal aux objectifs parfois utopiques que la France, dans le cadre diplomatique, tente tant bien que mal d ' incarner, dont elle se fait le porte-parole et qui lui donne sa force représentative. Faut-il s'étonner que la France compte ?

1. Robert Kagan, «Power and Weakness », Policy Review, n° 113, juin 2002 (rééd. augmentée sous le titre Of Paradise

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and Power. America and Europe in the New World Order, New York, Knopf, 2003; tra9. fr. d'Israël Fortunato, La Puissance et la Faiblesse. Les Etats-Unis et!' Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003; rééd., Hachette littératures, coll. «Pluriel», 2004).

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1 TROISIÈME PARTIE

Le changement

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La France qui change

La première conversation dont nous avons retenu les propos pour ce livre eut lieu à bord du 747 d' Air France qui devait nous mener à Paris. C'était en janvier 1999, et une tempête de neige avait retardé notre décollage de plus de trois heures. Pendant que l'avion était immobilisé sur la piste , nous avons fait la connaissance de notre voisine, qui habitait dans le Val-d'Oise et revenait d'une visite chez sa fille, coiffeuse à Québec. Son fils, lui , travaillait comme courtier au Japon. Elle voulait savoir ce que nous allions faire en France. Elle commenta: « Vous savez, la France, ce n'est plus ce que c'était. » Ce n'est que quatre ans plus tard, en écrivant ce livre, que nous avons compris la portée de cette phrase. Ce commentaire banal révèle que les Français ont de leur pays une image idéalisée, avec laquelle ils entretiennent un rapport nostalgique, sans qu'on puisse dire si elle se réfère à une période précise. Dans les deux premières parties de ce livre, nous en avons dressé une sorte de portrait en mouvement mouvement qui n'est pas uniforme et ne suit pas la courbe d'une évolution régulière. Nous avons tenté de démonter le fonctionnement du système français , d'en faire apparaître les mécanismes et les rouages, les

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LE CHANGEMENT

ficelles cachées, tout en ayant conscience que l 'exercice a ses limites. Une idée répandue - et en partie avérée - veut que la France résiste au changement. Or elle s' est montrée capable d'opérer de véritables mutations. Elle s'est même adaptée, à son rythme et selon les difficultés, à tous les changements auxquels l'histoire l'a confrontée. Le béret-baguette-croissant n'est qu ' un stéréotype. En France, plus personne (ou presque) ne porte le béret; la baguette de pain n' était pas connue il y a un siècle; le croissant fut inventé par des pâtissiers autrichiens pour tourner en dérision le symbole des envahisseurs turcs. Saint Nicolas était un évêque d ' Anatolie (la Turquie actuelle), qui devint le saint patron de la Lorraine avant d ' aller faire carrière aux États-Unis, où Coca-Cola l'a peint en rouge, puis de revenir en Europe dans les bagages des GI. Halloween a connu une trajectoire similaire. Comme toutes les sociétés évoluées, la France a accueilli, parfois subi, les transformations profondes amenées par la démocratie, le capitalisme, la révolution industrielle, l ' émancipation de la femme , la pilule, l'abolition de la peine capitale, l'abolition de l'esclavage, le protestantisme, la chrétienté, le latin, la comptabilité en partie double, la fin de l'étalon-or, la presse d' imprimerie, Internet, le moteur à explosion, l'énergie nucléaire ... Certaines de ces mutations ont pris plus de temps que d'autres. La France n'a, par exemple, accordé le droit de vote aux femmes qu'en 1944 (les femmes britanniques l'avaient obtenu en 1917). Mais les États-Unis ont aboli l 'esclavage cinquante ans après les Britanniques et dix-huit ans après la France. La France a accordé la citoyenneté aux juifs un siècle avant la 330

LA FRANCE QUl C HANGE

plupart des autres sociétés européennes, ce qui n'a pas empêché les horreurs commises lors de l'affaire Dreyfus ou sous le régime de Vichy. Les sociétés progressent par à-coups ; elles peuvent rencontrer des contextes favorables à une évolution sans heurts, être sommées de réagir dans l'urgence face à des événements historiques ou connaître des périodes d'immobilisme. La société française n'est pas aussi profondément conservatrice qu' on le dit: la catastrophe annoncée de la fin du franc face à l'avènement de l'euro n'a pas eu lieu. Dans les années 1950, la France a abandonné (assez rapidement) son économie agraire sans bouleversement. Les Français changent quand ils sont prêts et n'adoptent que les technologies qui leur conviennent: la climatisation ou les transmissions automatiques ne recueillent pas les mêmes suffrages que le transport rapide de passagers et les cartes à puce. En 1999, nous comptions étudier les raisons pour lesquelles la France résistait à la mondialisation. Or nous avons rapidement constaté qu'elle n'y résiste aucunement, et même qu'elle y participe activement. Pour ce qui est de la mondialisation des institutions politiques, elle joue même un rôle d'avant-garde. La seule chose à laquelle elle résiste véritablement est 1' américanisation. Le véritable intérêt de la question est d'élucider ce qui a forgé cette réputation. L' image de la France résistante au sortir de }'Occupation y a certes largement contribué. Mais, de façon plus générale, la force des passions, le manque de modération et le chauvinisme.voire le nombrilisme - qui caractérisent les Français l'ont nourrie. Lorsque l' on sonde la presse étrangère , on s'étonne 331

L E C HANGEM ENT

q~e la ~ation française y soit si constamment singularisee. C est que, en cherchant à mettre si fortement ses quali~és en v~leur, la France accentue du même coup ses defauts. Bien des pays sont par exemple aux prises avec l:extr~me droite :---- la Belgique, l' Italie, les PaysBas, l Autnche -, mais aucun leader politique ne fait autant parler de lui que Jean-Marie Le Pen . La France fut le seul pays à subir des boycotts pour ses essais nucléaires en 1995, alors que la Chine en avait fait autant la même année. Il en va de même pour la révocation de 1'Accord mutuel sur les investissements. Et a.us.si pour la loi françai se sur la laïcité, alors qu' au m01~~ trois pays à majorité musulmane (la Turquie, la Tunisie et l 'Algérie) ont des lois tout aussi dures, sinon ~lus; Qua.nt à l' antiaméricanisme dont on lui fait grief, Il s expnme souvent de façon bien plus violente ailleurs - même au Canada. Ce rôle de paratonnerre qu'e11e se donne lui attire toutes les foudres. C'est la rançon de la gloire.

LA FRA N CE QU I CHANGE

La résistance au changement des éléments structurels d'une société est particulièrement forte. Cela tient à leur nature même. Cependant, de tels changements s'avèrent périodiquement nécessaires. Et lorsque la maison ne convient plus, quatre choix sont possibles: on s'en accommode, on rénove, on rebâtit ou on déménage. Quelle que soit l' option retenue, cela ne se fait jamais sans heurts. La société française ne peut réformer la structure étatique et pyramidale dont elle s'est dotée que très lentement ou par à-coups soudains et brutaux. Il faut déployer beaucoup d'énergie pour mettre un rocher en branle, mais il est ensuite difficile de l'arrêter dans sa course. Ainsi existe-t-il en France, depuis cinquante

ans, un ministère de la Réforme de l'État (secrétariat d ' État rattaché au ministère de la Fonction publique) , qui n'a pas encore réformé grand-chose . . . L' Amérique est 1' un des «épouvantails» favoris des Français, et leur antiaméricanisme est l 'avatar le plus courant de cette vieille mentalité terrienne qui se refuse obstinément à des changements, surtout si les structures sont menacées. L'usage galvaudé du terme anglo-saxon en est un symptôme. Ainsi, il est question de multinationales anglo-saxonnes, de consultants anglo-saxons, de films anglo-saxons ... Un député qui veut combattre un projet de loi à l'Assemblée n'a qu'à l'étiqueter anglo-saxon. Même l'homme politique Jesse Jackson et l' acteur Spike Lee, tous deux noirs, sont anglosaxons pour les Français, ce qui fait ricaner les Américains. Dans le vocabulaire politique français, ce terme englobe to ut ce qui est anglo-américain et, dans la presse, il arrive qu'il désigne également l'Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande, les Allemands, les Scandinaves et les Sud-Africains, le point commun de ces sociétés , à do minante protestante , étant 1' importance qu'elles accordent à la vie communautaire, à la liberté individuelle et aux forces du marché. Les Français emploient le terme anglo-saxon de préférence à celui de protestant parce qu' il recouvre une réalité différente, et surtout moins lourde d' implications. S' ils désignaient les Anglo-Saxons comme des protestants, les Français laisseraient entendre qu'eux-mêmes sont catholiques. Or, la France est officiellement laïque depuis plus d'un siècle, statut remporté de haute lutte contre les tenants de la religion. Sa structure n'en est pas moins restée pyramidale, uniformisante et hiérarchique comme celle de l'Église (ce qui n' est pas le cas de l'Italie ou de l'Espagne, pourtant très catholiques) .

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LE C HANGEMENT

renforcement des institutions démocratiques de la y e République et l'Europe (qui met à rude ép~euv~ la sacro-sainte souveraineté française) en font parue. C est ce que nous allons explorer.

L'utilisation du terme anglo-saxon est en quelque , sorte une façon de se démarquer. Elle signifie un rejet de tout ce qui lui est associé. La France a choisi la centralisation, pas le fédéralisme. Elle valorise l' intérêt général, qui n'est pas la simple somme des intérêts particuliers. On n'y aime pas le compromis, et encore moins le communautarisme. On est très attaché aux principes et on n'aime pas rendre des comptes. On y prise les élites, jugées essentielles au bon fonctionnement des structures de la nation. Tout procède de l'État. Et personne ne viendra glorifier l' économie de marché, même s'il s'agit d'un ressort essentiel de la • société. Les Français sont beaucoup moins antiaméricains que ne le prétendent les Américains. Il serait d'ailleurs dangereux de généraliser. Certains Français peuvent se montrer très accueillants envers les Américains, mais beaucoup plus méfiants concernant leurs idées ou leurs façons de faire. D ' autres au contraire adoptent à outrance certains traits de la culture américaine comme les Blacks de banlieue - sans connaître un seul Américain. De nombreux anglicismes continuent d'être introduits dans la langue française, ce qui n'est pas un phénomène nouveau. Des termes comme révolution et gouvernement - dans leur sens moderne - sont des anglicismes, et Odette trouvait ce cher Swann bien smart. Ce sont les Français - enfin, certains - qui ont ' voulu qu'Eurodisney soit à Marne-la-Vallée et pas à Hanovre ou à Londres. Certains bouleversements affectent la société et exercent une forte pression sur les structures fondamentales, qu ' ils poussent à se transformer, engageant par voie de conséquence une mutation des valeurs. L' inté' gration des populations issues de l ' immigration, le

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Le melting-pot français

Arrivés à Paris peu de temps après le début du Ramadan, nous sommes passés devant la grande mosquée de Paris dès notre première promenade, et nous avons vu la foule des fidèles entrer et sortir. L e Monde fit paraître un encart spécial intitulé « Les nuits du Ramadan », et notre deuxième soirée à Paris nous mena à un concert de compositeurs et d'artistes musulmans très connus en France. La France est la plus grande nation musulmane d'Europe. Depuis près de trente ans, l'islam est la deuxième religion du pays , qui compte beaucoup plus de musulmans (cinq millions) que de protestants (un million) et de juifs (sept cent mille) réunis. On peut considérer que la culture arabe fait désormais partie du courant principal de la culture française. Ce n 'était pas le cas il y a encore dix ans. Lors de notre premier séjour en France, en 1992, nous entendîmes pour la première fois le terme Beur. Celui-ci, qui désigne la deuxième génération issue de l'immigration maghrébine, renvoie aussi à un courant de culture très vivant, dont le langage est un mélange d'arabe, de français et de verlan. Au début du xx1e siècle, on rencontre des prénoms comme Djamel, Farid, Samir et Khaled dans tous les domaines de la culture - musique, littérature, télévision ou cinéma. 337

LE CHANGEMENT

Tous nos amis et connaissances attribuaient ce coming out de la culture arabe à la victoire française lors de la Coupe du monde de football en 1998. Parmi les équipes européennes, l'équipe de France se singula:isait par l'exceptionnelle diversité d ' origine de ses Joueurs, dont beaucoup étaient Beurs ou « Blacks». La victoire de la Coupe du monde fut célébrée sur les Champs-Élysées par un million de personnes. Et un jeu de mots populaire transforma l'expression patriotique Bleu Blanc Rouge en Black Blanc Beur. Le meneur de jeu Zinedine Zidane constitue désormais une référence pour des centaines de milliers de jeunes, Beurs, Blacks et Blancs confondus. Les Français qualifient cette nouvelle réalité culturelle de métissage, ce qui nous a tout d'abord étonnés'. car ce terme recouvre une réalité beaucoup plus ancienne: la population française s'est constituée à partir d'un mélange de civilisations très tôt considérées comme parfaitement assimilées. De nombreuses célébrités françaises, d'aujourd' hui ou d ' hier, sont des immigrés, ou des filles et fils d'immigrés. Yves Montand était d'origine italienne. Albert Camus est né à Alger de mère espagnole. Alexandre Dumas, auteur des Trois Mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo était mulâtre . Dans les années 1920, les Américains a~couraient à Paris écouter des artistes noirs comme Joséphine Baker. Coluche était d'origine italienne. Léopold Sédar Senghor, ancien président du Sénégal, devint en 1985 membre ~e l'Académie française. Aujourd'hui, la France compte de nombreux comédiens et artistes d'origine maghrébine ou antilJaise. La culture beur occupe cependant une place particuliè~e, qui s'explique en partie par le poids démographique que représentent les émigrés nord-africains en 338

LE MELTI NG-POT FR ANÇAIS

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France - il est venu plus d ' Algériens que toute la population de la Martinique et de la Guadeloupe réunies. Populaire, elle fait désormais partie intégrante du paysage culturel français. Le chanteur de raï Cheb Mami a acquis une renommée internationale. Comme le rap américain qui est né dans les ghettos urbains, le rap français est sorti des ghettos de banlieue et, marginal à l'origine, il s' est rapidement fait une place dans les courants musicaux majeurs actuels. La comédie française la plus populaire de la dernière décennie est Taxi, l'histoire d ' un chauffeur de taxi beur de Marseille. Le film d' Abdellatif Kechiche, L' Esquive, a reçu quatre Césars en 2005, dont celui de meilleur film français de l'année; il met en scène des jeunes de banlieue qui tentent de monter la pièce de Marivaux Les Jeux de !'amour et du hasard. À en juger par le nombre de dialogues en verlan mâtiné de mots d'arabe que l'on peut entendre à la télévision, au cinéma, et surtout dans la chanson, il est clair que ce langage est devenu familier à la plupart des Français. De nombreux jeunes en prennent les accents , quelle que soit leur origine culturelle, suivant un phénomène de mode. Les Français ont toujours considéré les artistes et les acteurs comme des intellectuels, des promoteurs d'idées, et les artistes beurs acceptent volontiers ce rôle. Aux élections municipales de 2001 à Toulouse, les chanteurs du groupe Zebda ont créé la surprise en arrivant en troisième position avec 12,38 % des voix; ce qui leur a permis de figurer en bonne place au second tour sur une liste d'union, qui a remporté 45 % des voix face au candidat de droite Douste-Blazy. Yves Montand et Coluche ont envisagé très sérieusement de se porter candidats à la présidence. Demain, ce sera un Jamel ou un MC Solaar. 339

L E C HANGEMENT

Si la France assimile la culture arabe, certaines populations d'immigrés n' en restent pas moins marginalisées. Elles sont souvent concentrées dans les ghettos de banlieue, produits d'une politique d' urbanisation désastreuse datant des années 1960. Les cités ont fait des enfants de la première vague d'immigration maghrébine une génération perdue. À l'origine , les cités étaient de gigantesques programmes de logement public, réalisés dans l'urgence des besoins de l'après-guerre. L' intention du gouvernement était louable, mais la plupart des immeubles se sont délabrés en raison d'investissements trop faibles, de normes trop laxistes et d ' une mauvaise gestion. Comme la plupart des immeubles des centres-villes nord-américains les cités françaises ont fini par loger principalement le; personnes ayant des ressources limitées et les immigrés. La crise du pétrole de 1973 a causé une recrudescence du chômage qui a touché les travailleurs les moins qualifiés, majoritairement des immigrés. Dans les cités, le taux de chômage moyen est de 25 % . En outre, jusque dans les années 1980, les immigrés français ne disposaient d'aucune représentation politique, pas même sous la forme de comités consultatifs. En tant qu ' étrangers , ils n'avaient pas le droit de créer leurs propres associations et ne pouvaient même pas organiser une équipe de football sans l'accord préalable de .leur préfet. Une culture parallèle se développa, qui renforça la mentalité de ghetto. Le chômage chronique et la violence sévissaient. Émeutes nocturnes, véhicules brOlés et rodéos (consistant à conduire des voitures volées dans les environs et à les détruire) sont le lot quotidien des cités. Il ne s 'y passe pas une semaine sans un incident grave: bus incendiés , bagarre entre 340

LE ME L T I NG-POT F R ANÇA IS

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bandes , agressions , viols, vols et autres actes de vandalisme. En janvier 2001 , une bagarre a eu lieu en plein jour, près des tours de la Déf~nse, entre bandes rivales (deux cents jeunes au total) . A Toulouse, la mort d' un jeune voleur tué par un policier causa trois nuits d 'émeutes . Un couple de nos amis, un musicien anarchiste et une enseignante de lycée de gauche, avait loué un appartement dans une de ces concentrations d ' immeubles à Épinay-sur-Seine , banlieue nord de Paris , pas très loin de chez nous. Nous leur avons rendu visite cinq ou six fois . L'endroit avait la mauvaise réputation des banlieues, mais l'immeuble nous parut tout à fait correct. D'autres jeunes couples sans préjugés venaient d' y emménager. Mais , six mois après leur installation, le hall était peinturluré de graffitis et toutes les fenêtres du rez-de-chaussée avaient été cassées. Leurs nuits étaient interrompues par des bruits , des cris et des explosions. Ils remballèrent leurs affaires et déménagèrent pour Saint-Cloud, ville calme et cossue aux abords de Paris. Tandis qu'il effectuait des recherches sur l' administration des communes , Jean-Benoît eut l'occasion de rencontrer Jean-François Copé, le maire de Meaux, qui venait de créer une police locale chargée d'intervenir spécifiquement sur les problèmes chroniques des cités de la ville. Le maire l ' invita à accompagner une patrouille de nuit. Au centre d' une région réputée pour son fromage, Meaux est une commune double. Ancienne petite ville française , pittoresque, de proportion modeste et densément peuplée, elle comporte une face cachée où vit 53 % de la population: un ensemble de tours délabrées. Meaux ne constitue pas une exception. Elle est représentative de la plupart des villes de banlieue en France. 341

LE MELTING-POT FRANÇAIS

LE C HA NGEMENT

Avant que Copé n'obtienne l'autorisation de mettre en place sa police municipale, les électeurs de Meaux prob~blement davantage par réaction aux problème; des cités. que par réelle conviction, donnèrent 23 % de leurs voix à Jean-Marie Le Pen aux législatives de 1995. Le FN avait fait campagne sur l'insécurité. Bien que Meaux n'ait jamais élu de député Front national les 23 % de voix recueillies par l'extrême droite dan; la ~ommune étaient bien au-dessus de la moyenne nationale (15 % ) . Jean-Benoît accompagna deux policiers dans leur patrouille de routine à Beauval et la Pierre-Collinet d~ux cités de Meaux. Chacune abrite environ douz~ mille personnes. Beauval, la plus florissante est constituée d'une cinquantaine de petits imme~bles · des arbr~s Y ~vaient été plantés, effort visible pour hu~ani­ ser 1 e.nv1~onnement. Selon les policiers, ce quartier ne connaissait plus que de rares incidents. En effet le cli?1at étai.t plutôt calme cette nuit-là. La police 'ne dut mtervemr que pour sermonner un adolescent de douze an~ qui lançait des cailloux dans les vitres du commissanat.

À la Pierr:-~ollinet, .quelques kilomètres plus loin, les choses etaient radicalement différentes. La cité comprenait quatre immeubles de vingt étages sur ~OO mètres de long, séparés les uns des autres par des eten~ues de terr~in d~couvert. Une ceinture de graffitis ornait les pre rrners etages de chaque immeuble· l'un d 'eux était si d.élabré que les autorités avaient décidé de le faire démolir. Alors que la voiture de police patrouillait près des immeubles, quelque chose tomba ~ur son toit. Des habitants sifflaie nt et hurlaient des msul!es depuis les fenêtres. Un des deux agents expliqua a Jean-Be noît que les interventions de la police 342

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dans cette cité étaient très récentes et requéraient des mesures de protection spéciales - par exemple, on ne pénètre dans aucun imme uble sans un effectif minimum de trois policiers. « De toute façon, conclutil, les gens d ' ici ont tendance à régler les problèmes entre eux , et ils appellent rarement la police, dont ils se méfient. » Pour avoir un pied dans le quartier, la police municipale avait ouvert un poste dans un petit centre commercial voisin, mais, une semaine avant la visite de Jean-Benoît, un groupe de jeunes gens en avait enfoncé les grilles à l ' aide d'une voiture et l' avait incendié. En France, les relations entre la police et les immigrés sont particulièrement tendues. La police a la réputation de laisser les cités livrées à elles-mêmes en évitant d'y intervenir et par ailleurs d ' interpeller systématiquement les je unes des cités qui s 'aventurent dans les quartiers calmes. Les tensions raciales ne sont pas le seul problème. Les jeunes des cités sont connus pour être extrêmement rebelles à l'autorité . Rachid et Tony, les deux policiers que Jean-Benoît .accompagnait, étaient respecti vement maghrébin et guadeloupéen. Tous deux avaient grandi en banlieue . Mais les habitants de la cité les considéraient avant tout comme des flics. Ce soir-là, il y eut un appel provenant d'un quartier tranquille. Un habitant se plaignait que des jeunes faisaient beaucoup de bruit. Rachid et Tony ont interpellé quatre adolescents qui sortaient d'un immeuble, mais ceux-ci oe semblaient avoir aucun respect pour ces agents de l' autorité qui les interrogeaie nt : ils riaient, les interrompaient ou faisaient mine de partir. Ils se calmèrent seulement lorsque les policiers les menacèrent de.les coffrer s'ils ne leur montraient pas le urs papiers. 343

LE CHANGEMENT

La police française a la réputation d'être plus indulgente envers les individus de type européen. JeanBenoît suivit Rachid et Tony dans un quartier où ils avaient procédé à une arrestation le soir précédent. C'était un quartier pavillonnaire tranquille, sans tours. L'objet du déplacement était de rendre visite à un homme qui avait été agressé par un voyou du quartier, un adolescent blanc très violent, un chef de bande d 'origine grecque, celui-là. Tous les voisins pointèrent leur nez, engageant la conversation avec les policiers par-dessus la barrière de leur jardin. Ils semblaient tous satisfaits. Un homme noir accusa cependant les policiers de pratiquer une forme de discrimination raciale en leur disant: «Vous l'auriez embarqué plus vite si le jeune avait été black! - C'est à un Black et à un Rebeu que vous dites ça?» répliqua Rachid, narquois. Les relations intercommunautaires en France sont particulièrement complexes, et la discrimination raciale ne concerne pas que les cités. Nous avons été les témoins de nombreuses manifestations de discrimination raciale dans notre quartier populaire. L'épicier du coin, Ridha, qui avait quitté la Tunisie pour la France alors qu'il était encore adolescent, nous raconta par exemple qu'il avait vécu dans son arrière-boutique pendant quinze ans avant de pouvoir se marier et louer un appartement. Quand sa situation matérielle lui permit de se mettre à la recherche d'un logement pour son ménage, plus d'un propriétaire le renvoya en lui disant qu'il ne voulait pas d' «Arabe» dans son immeuble. « Je crois que ça va pas être possible », dit la chanson du groupe Zebda, un refrain familier à tous les immigrés. 344

LE MELTING-P OT FRANÇA IS

Il est difficile d'aborder les questions du racisme, de l'immigration et de l'intégration en France, et a fortiori d'écrire sur de tels sujets. Il n' existe absolument aucune statistique. Les formulaires officiels ne comportent pas de case à cocher concernant la religion, la langue maternelle ou l'origine ethnique. Le g?uvemement ne peut pas, légalement, demander ces mformations lors du recensement national , qui ne répertorie que la nationalité. Une fois que les immigrés sont naturalisés français , leur statut de citoyen français recouvre leur origine. Il est donc difficile de déterminer l'importance d'un groupe ethnique ou religieux. Ce vide statistique a une explication. Demander aux citoyens de déclarer leur origine ethnique constitue~ait une violation de principe à l'encontre de la doctnne française d'assimilation, qui est un des fondements de la République. La France fut la première nation ?'Europe à définir la citoyenneté non par le sang, mais~~ le droit du sol, ainsi que par l'appartenance à une enttte politique et 1'adhésion à ses valeurs . La loi est radicalement différente en Allemagne, où pendant la plus grande partie du xxe siècle la citoyennet~ a été d~finie par l' hérédité: le fils né en Allemagne d un travailleur turc ayant travaillé toute sa vie en Allemagne n'avait pas droit à la nationalité allemande. En revanche, un descendant de douzième génération d'un colon allemand des bords de la Volga l'obtenait presque automatiquement. Les Allemands n'ont modifié ~ette loi qu_'en 2000, soit deux siècles après la Révolution française. Le gouvernement de Vichy a ignoré les v~eurs rép~­ blicaines pendant la Seconde Guerre mondiale en pnvant les 300 000 juifs de France de leurs droits, sans parler des 75 000 qu ' il a envoyés à la mort dans les 345

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LE CHANGEMENT

ca?1ps d'extermination. À la fin de la guerre, les Françai.~ sont_ r:venus au strict principe d'assimilation tel qu t1 avait eté énoncé à la Révolution, et ont rendu illégale la détenti~n d'.i~ormations sur l'origine ethnique, ~a ~01:nmunaute rehgreuse ou l'orientation sexuelle des mdividus. Il est par conséquent impossible de rassembler_ des données sur ces questions. Dans le même espnt,_en 19?9, le gouvernement a décidé de légaliser les umons hbres en créant le PACS, afin de donner aux_ concubins les mêmes droits (Sécurité sociale, ~éntage ... ) qu'aux personnes mariées. Les unions hbres homosexuelles furent ainsi permises. En 2001 , 28000 ~ersonne_s se sont pacsées mais il est impossible de s~vo~r combien il y a eu de PACS gays parmi ces légalisations, parce que la question ne figure sur aucun document officiel. , L'~mm~gration et l'intégration en France ne font ~ Objet _d aucune évaluation statistique. Il est presque 1~pos~1ble de comparer la situation structurelle del 'im~1gratron en France à celles des autres pays européens. L All~magne compte officiellement 7300000 immigrés. Ce chiffre est élevé parce que l'acquisition de la citoyen~eté allemande est ~ifficile. En France, en revanche, où 1 o? dénombre environ 3 500000 immigrés (non natu,, rahsésj. les enfants d'immigrés deviennent citoyens français à leur majorité, à condition d'avoir été élevés sur _le .territoire français . Dès lors, ils disparaissent des s~attstiques. On ne sait rien de leur intégration, de ses divers modes,~ des facteurs qui déterminent la réussite ou l'échec. Les statistiques permettent seulement de savoir qu'en 2000: sur les 3 500 000 immigrés, 40 % étaient des travailleurs non qualifiés et 20 % environ restaient sans emploi. D ' autre part, 1700000 immigrés auraient

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acquis la citoyenneté française (mais ce chiffre passe pour être sous-estimé) . Des sociologues tentent de pallier ce manque de données officielles et parviennent même à produire des études sur le sujet. Ils se fondent par exemple sur la consonance étrangère des noms pour établir des estimations approximatives. Ainsi, la moitié des hommes de la seconde génération d'immigrés maghrébins épousent des non-musulmanes, mais un quart seulement des femmes maghrébines de deuxième génération épousent des Européens. Cependant, la marge d'erreur est énorme: aucune de ces études n'est vraiment fiable. Ce vide statistique a un effet positif: il empêche toute forme de classification discriminatoire. Mais il ôte aussi toute possibilité de démonter la rhétorique raciste de l'extrême droite française en lui opposant des faits et des chiffres vérifiables. Le Front national, en effet, a su utiliser cette lacune. Créé par son chef Jean-Marie Le Pen (avocat et diplômé d'une grande école), le parti est resté très marginal jusqu'en 1983, obtenant au maximum 0,5 % des voix aux élections. Mais, aux municipales de 1983, à la surprise générale, il a obtenu 11,3 % . Depuis, il a à peu près conservé son électorat, avec des pics à 17 % et des creux à 2 % . Il est difficile de déterminer la cause de cette soudaine hausse de popularité du Front national dans les années 1980. Le Pen est un orateur redoutable qui a séduit (et séduit toujours) un certain nombre d ' électeurs d'orientations politiques diverses (nostalgiques de 1'Ancien Régime, anticommunistes fanatiques, colonialistes endurcis , opposants au système parlementaire o.u même vieux inconditionnels de Pétain). Ce type d'électeurs partage, outre une idéologie conservatrice, 347

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u? sentiment xénophobe exacerbé. Le Pen construit son

Pour créer la même situation à droite, Mitterrand, lors des élections législatives, remplaça le mode de scrutin à de ux tours par un système à la proportionnelle . Mais sa stratégie se retourna contre lui : les socialistes essuyèrent une défaite et le président dut cohabiter avec un Premier ministre de droite. Le Front national obti nt, lui, 9,7 % des voix, ce qui lui permit d 'occuper 35 des 574 sièges de 1' Assemblée nationale. La nouvelle majorité de droite rétablit aussitôt le scrutin à deux tours, et en 1988 le Front national n' obtint qu'u n seul siège. Mais il était trop tard pour revenir en arrière: les élections de 1986 avaient offert au Front national un statut de parti politique à part entière. Le dommage politique restait cependan t limité. La droite isola le parti d'extrême droite et refu sa de traiter avec Le Pen. On doit reconnaître à la droite française le mérite d 'avoir toujours refusé d' établir quelque alliance que ce soit avec le FN, et souvent au prix du renoncement à la victoire électorale (en Autriche et en Italie, en 2000 et 2001, la droite s'est alliée à l'extrême droite pour les élections législatives). Lors des élections régionales de 1998 , certains politiciens locaux de droite constituèrent des aUiances avec les candidats du Front national, mais les partis nationaux de droite comme de gauche condamnèrent publiquement de telles pratiques qui n'eurent pas de suite. À la fin des années 1990 , le FN n 'a pas progressé, e ntre a utres parce que les autorités françaises ont décidé d'utiliser la manière forte envers Le Pen. En mai 1998, lors d'un meeting à Mantes-la-Jolie, le leader du FN agressa une manifestante socialiste. Il se trouva que c' était la maire de la ville. Le Pen fut poursuivi en justice et inculpé; il perdit ses fonctions politiques et fut démis de son siège de conseiller régional. En 1999, on

dis~ours sur ce dénominateur commun , usant d 'une habile rhétorique anti-imrnigration autour de laquelle il rassemble ses électeurs. .La montée du Front national a été favorisée par les circo~st~ces. La crise du pétrole de 1973 provoqua u~e re~ess1on e~ le chômage augmenta en Europe ; J 'imm1grat1on devmt alors un sujet brûlant , en France comr:ie en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Belgique et en Suède. En France, la montée du chômage eu~ lieu à ~n moment où l'immigration atteignait elle a~ss1 de~ chiffres sans précédent. Par un discours à l~ 10~1que, d1scuta.ble , les démagogues conservateurs ~eus~1re?t a convamcre de nombreux électeurs que les im~1gres .é taient la cause des pertes d'emplois (alors qu ils. étai.ent. sou.vent les premiers licenciés!). En outre, il e~is~a1t déjà une certaine rancœur à l'égard des Nord-Afncams, depui s la décolonisation et Je début ~u mouvement d ' indépendance algérien. Suivant 1 ;xemple d'~utres pays européens, le président Giscard ~.Esta.mg ~nt des mesures de restriction sévères sur l immigration et, e~c?uragea le retour des immigrés dans leur pays d ongme; comme partout ailleurs, ces mesures furent largement inefficaces . C'est à ce moment-là que la popularité de Le Pen prit son essor. On peut largeme nt reprocher à Mitterrand d ' avoir par ses mauvais calculs, permis au Front national de s~ parer ~·~ne ~ertaine légitimité: en 1986, à l 'approche de~ l.egislat~yes, la situation des socialistes était ~reca~re; Mit~errand décida alors de ne pas attaquer l extre me droite, pensant que , s ' il laissait faire cela pourrait faire éclater la droite. Le vote socia,fütecommuniste divisait la gauche depuis trente ans avec pour conséquence la réélection permanente des gaullistes. 348

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'f LE MELTING-POT FRANÇAIS LE CHANGEMENT

La France renforça par exemple les lois sur l' immigration dans les années 1980 et 1990. En 1986, le gouvernement de Jacques Chirac rendit plus strictes les règles concernant les mariages entre Français et étrangers: l'époux ou l'épouse doit attendre deux ans au lieu d'un pour obtenir la citoyenneté française. En 1993, le gouvernement abrogea la loi française qui accordait la citoyenneté automatique dès la naissance aux enfants d'immigrés et exigea que les enfants demandent leur naturalisation entre seize et vingt et un ans. En 1998, le gouvernement socialiste revint à une politique plus ouverte et leur rendit leur droit à la citoyenneté française, celle-ci étant accordée automatiquement à dixhuit ans, ou à seize ans sur demande expresse de leur part, et même à treize sur celle de leurs parents. De façon générale, les partis politiques opposés à Jean-Marie Le Pen ne développent pas contre ses idées une argumentation solide et construite. Même ceux qui admettent que la France est confrontée au problème de l'intégration de ses immigrés ont tendance à n'y faire allusion que de façon imprécise (comme si le sujet était politiquement incorrect) et ne proposent aucune solution constructive. Ceux qui s'y sont risqués, comme Jean-Pierre Chevènement, ont été ignorés ou se sont retrouvés isolés; la percée de Nicolas Sarkozy dans ce domaine, en 2003 et 2004, avec la création du Conseil français du culte musulman , a amorcé un réel change-

découv~t

des fu,sils d'assaut dans le coffre de sa voi- 1 ture: et il passa a nouveau en justice. Sa crédibilité en ~ut ebranlée; s'ensuivit une scission au sein du FN JUSte avant .les élections européennes de juin 1999. Le; deux factions d'extrême droite ne recueillirent ense~.ble que 8,8 % des voix, et moins de 10 % aux municipales de 2001. Or, aux présidentielles de 2002, Le Pen fit un retour en .force, ~~tenant 16,8% des voix au premier tour, ce qui ~rodms1t un choc médiatique et suscita même un ~entime.nt de honte parmi les Français. Les médias mt~i:iatio.nau~ commentèrent abondamment le discours ant1-~~1g~atl?n de Le Pen, dont la campagne élector~e eta1t pn1:1c1palement fondée sur le rétablissement de 1 or~re public: ~on programme aurait presque pu être celu.1 .d un candidat de droite très strict. Son discours trad1t1onnel d'extrême droite ne refit surface que dans l~ carr_:pagne second tour, quand les autres partis d extreme dr01te se rallièrent à lui. Au second tour son score monta à peine à 19 % , et aux législatives un ~ois plus tard, les représentants de son parti ne rec~eillirent que 12 % des. voix, ce qui laisse penser que le succès du F~ont nat10nal en 2002 était surtout dO au votesanction des Français, qui ont voulu signifier leur ras-1:-bol aux partis politiques traditionnels - les trois candidats trotskistes ont obtenu 11 % des suffrages ! ' Le, FN est le seul parti en France à avoir toujours ~ene ~am~agne sur les questions de l'intégration et de 1 1mm1grahon, qu'aucun autre parti n'évoque en leur donna~t un~ tou:nure p~sitiv,e: Ayant le monopole de ce.s S~Jets, 1~extr~me drmte defmit les termes du débat. . A1~s1, sans etre Jamais entré au gouvernement le FN a pu m~uencer indirectement la politique d'imntigration française et modeler l'opinion publique sur la question.

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ment. Le Front national n'a sans doute pas rallié plus de Français aux thèses racistes qu'elles ne comptaient déjà d'adeptes. Plus de 15 % de l'électorat est xénophobe, avec ou sans le FN. Dans tous les pays européens, il existe un parti d'extrême droite qui recueille à peu près les mêmes suffrages. 351

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La discrimination raciale se manifeste en France comme dans presque toutes les sociétés. Au début de notre séjour, au moment de souscrire le bail de location de notre appartement, l'agent immobilier nous fit remarquer en passant que nous avions choisi le bon dix-huitième - le mauvais, à l'est de l'arrondissement, vers Barbès, abritant une forte concentration d' Africains et d 'Arabes (les Français appellent ainsi les Nord-Africains). Les Français utilisent de nombreux euphémismes et parlent par exemple du climat d'insécurité instauré par les agissements des jeunes des cités. Cette absence de discours cohérent - due à la réticence des élites à discuter ouvertement des problèmes d'intégration - laisse le terrain libre à l'extrême droite française. Le gouvernement français ne peut pourtant ignorer que le pays est confronté au problème de l'intégration de ses «immigrants» ou de ses «personnes issues de l'immigration» - euphémismes maladroits qui en disent long sur la charge politique de ces termes. Pendant les deux ans et demi que nous avons passés en France, nous avons rarement entendu des propos positifs sur la pluralité des cultures. La République est fondée sur l~ principe que tous les citoyens sont égaux devant l'Etat. Le xxe siècle a montré aux Français que l'existence d'associations non gouvernementales ne portait pas préjudice à la République. Mais 1'État contrôle encore l'initiative politique locale et considère avec .circonspection toute tentative de développer une vie communautaire, en particulier autour des cultures régionales. Avant les années 1970, les Bretons, les Corses, les Basques et a fortiori les groupes d'immigrés n'étaient pas autorisés à créer librement leurs

propres associations (depuis 1939, les immigrés devaient les faire autoriser par le ministère de l'Intérieur, qui pouvait ensuite les dissoudre à son gré). En Allemagne, en revanche, l'usage veut que les immigrés puissent, dans le cadre des élections municipales, élire pour les représenter des conseils aux pouvoirs consultatifs. La France s'y refuse, arguant que les immigrés ne doivent pas disposer d'un statut différent de celui de n'importe quel autre citoyen. Par cette approche, le gouvernement a œuvré contre son propre projet d'intégration. Pendant les années 1960 et 1970, l'État n'a pratiquement rien fait pour empêcher la concentration dans les cités de travailleurs immigrés très peu spécialisés, qui ont été les premières victimes de la récession. Par la suite, en refusant le droit de vote aux immigrés, même pour élire un conseil municipal consultatif, et surtout en leur déniant le droit de créer librement leurs propres associations, le gouvernement les a privés d'une liberté d'expression et d'action. C'est ainsi que l'on a créé une espèce de sousprolétariat ethniquement différencié et qui accepte très difficilement sa condition. Un sentiment d'exclusion perdure au sein des populations issues de l'immigration, mais la situation a peu à peu évolué à partir des années 1970, le gouvernement concevant enfin une politique de conciliation entre la protection des minorités culturelles et les principes de la République. Les Basques, les Corses et les Bretons furent alors encouragés à développer des associations culturelles et l'idée que les immigrés puissent en faire autant se fit jour. En 1974, Valéry Giscard d'Estaing, nouveau président, créa un ministère chargé de l'intégration; si sa principale fonction était de veiller à 1'application des mesures restrictives concernant l'immigration, la France venait

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cep~?d~t d :accorder aux questions de l' immigration et de l integration une reconnaissance officielle. En octobre 198 ~ ' Mitterrand abrogea les dispositions d~ ~ 939 et autorisa les immigrés à créer leurs assoc1~t10ns. Le nombre de mosquées en France se multip~a, passant de 274 en 1980 à 2500 environ en 1993 ~1tterrand organisa une vaste opération de régularisa~ t10.n des clandestins et accorda les mêmes droits du tra~ail à tous les immigrés. Le gouvernement reconnut egalement l~s besoins des cités et les dota d'établissements scolaires et d'éducateurs supplémentaires. Tout au lo~g des années 1990, les autorités contribuèr~nt plus activement à l' intégration et tentèrent d'améliorer leurs re~ations avec la communauté musulmane de France, tou1ours plus nombreuse. ~n. des problèmes majeurs au xquels les autorités fa1sa1en~ face était le manque d ' unité au sein de la communau.te. La, plupart des grandes mosquées de France ~ont fmancees par des gouvernements musulmans en:angers, .et 4 % seulement de leurs imams sont français, de ?~ssanc~. Dans les années 1990, les mi nistres ~~ 1 Inteneur qm se sont succédé ont cherché à unifier l .1 sl~m de ~rance e.n le rassemblant au sein d'une orgarnsati? n un~que. Nicolas Sarkozy parvint finalement à obten~ la signature d'un accord donnant naissance au Co~se~ français du culte musulman. Cet accord fixe les obligations administratives auxquelles doit se conform~r le culte mus~l?1an en France, et les s ignataires affrr~ent leU: adh~s1on aux principes de la République , cel~1 de la _sep.aration de l'Eglise et de ! ' État en particube~. ~n ~change, les organi sations religieuses sont autor~sees ~ ~ercevoir des dons. Les mosquées ne doive~t ~tre utilisées qu 'à des fins religieuses o u pour les activités de l a vie sociale de la communauté, et en

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aucun cas pour des rassemblements militants ou autres activités en liaison avec les affaires étrangères, strictement interdites. Les fédérations ont admis l'application aux mosquées des normes nationales et locales du bâtiment; de son côté, le gouvernement a garanti que les permis de construire ne pourraient être refusés que pour des raisons de non-conformité. Le Conseil a également accepté que les chefs religieux soient rémunérés par leur propre association religieuse et non par un gouvernement étranger, et qu' ils soient choisis de préférence parmi les musulmans de France. Cet accord constitue une avancée remarquable. JI a résolu une grande partie des problèmes que les musulmans avaient avec les autorités et contribuera sans doute énormément à faciliter les relations entre le gouvernement français et la communauté musulmane de France. C ' est l'une des raisons pour lesquelles l'adoption de la loi sur la laïcité, votée en février 2004, a finalement suscité moins de protestations que prévu, même si elle donne encore lieu à des débats passionnés. Certains ont craint, du fait que l'Union des organisations islamiques de France était très présente au CFCM , que ce nouveau dispositif ne favorise les tendances intégristes et le communautarisme. Mais le comportement exemplaire de ses membres lors de la crise des otages français en Irak a montré que l' islam pouvait s'associer à la République. La discrimination positive sera bientôt au programme . Depuis l'élection des social istes en 1997, l' administration a adopté un certain nombre de mesures pour favoriser J'embauche de jeunes issus de l'immigration. L' idée même est en contradiction avec les principes de la République, selon lesquels les citoyens, quelle que soit leur origine, sont égaux devant la loi .

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Mais les Français commencent à admettre que de telles mesures sont peut-être nécessaires à l' intégration des minorités . En 1998, la Police nationale a recruté de nombreux auxiliaires de police parmi les citoyens d'origine étrangère. En 2000, les socialistes ont, sur le même principe, voté une loi fixal).t à 50 % la proportion de femmes candidates aux élections dans chaque parti . Les femmes étaient jusque-là singulièrement absentes des fonctions politiques en France, plus que dans n ' importe quel autre pays européen ( 10 % environ des membres de l'Assemblée nationale en France sont des femmes, alors que la moyenne est de 20 % en Europe) . Les Françaises ont obtenu le droit de vote et l'égalité des droits civils en 1944, mais un frein invisible semble les avoir empêchées d'entrer en politique. La loi sur les quotas féminins concernant des candidatures é lectorales a d'abord été « testée» aux élections municipales de 2001. Nous avons interviewé à ce sujet Yvette Roudy, féministe et députée à l'origine de la loi sur la parité en 1981 , que nous avons rencontrée en 2001 lors d ' une table ronde . Son point de vue concerne autant les femmes que les immigrés ou tout autre groupe minoritaire: «J'adhère entièrement au principe selon lequel . tous les citoyens doivent être égaux , mais , si ce principe d'égalité sert à justifier l'exclusion permanente de certains groupes, je ne marche plus : des mesures doivent corriger la situation .» La loi a été efficace. En 2005, la proportion des femmes à des postes d' élues a atteint 34 % dçins les conseils municipaux et 48 % dans les conseils régionaux. Comme Yvette Roudy, de nombreux législate urs reconnaissent que les projets de loi concernant les populations immigrées à l ' Assemblée nationale sont en nombre insuffisant. Une des raisons 356

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du succès des socialistes aux législative.s de ~997 est qu' ils ont choisi de présenter des ca~d1dats issus d~ communautés différentes. Cette pratique nouvelle a modifié .le paysage politique français et l'a rendu plus représentatif. . . Certains signes dénotent une pnse de conscience des Français sur les problèmes engendré~ p~r 1~ r~fus de traiter ouvertement de la question del assun~lation. L' intégration est en marche, mais ne se fait pas sa~s heurts. Les changements s'opèrent en grande partie parce que les Français de toutes ?rigines, beauc_?UP plus pragmatiques qu ' on veut bien l~. r~con~~1tre, modifient peu à peu , au fil du temps, 1 1dee qu ils se font d'eux-mêmes.

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Le rééquilibrage démocratique

Le 10 mai 1981, François Mitterrand fut éJu président de la République française. De Gaulle voyait comme un carriériste intéressé cet homme qui avait apporté sa contribution au régime de Pétain pendant la Seconde Guerre mondiale, puis pris la tête de cinq ministères consécutifs au sein d'un régime qui avait mené la France au bord de la guerre civile en 1958. De son côté, Mitterrand avait toujours réprouvé l'inflexibilité de De Gaulle et désavoué son autorité. Il accusait le Général d' avoir monté un coup d 'État pour prendre le pouvoir en 1958, d'avoir conçu le système électoral de façon à favoriser la droite, d'avoir enfin altéré la présidence de la République par des principes d'essence monarchique et rendu le système politique français hybride et inefficace. Mitterrand jurait, s'il accédait à la présidence, de réécrire la Constitution et de réinventer les institutions françaises. · À la surprise générale, il ne fit rien de tel après son élection en 1981. Il ne toucha pas aux principes fondamentaux de la Constitution et peu aux institutions. Il se contenta de modifier le mode de scrutin aux élections législatives de 1985 , mais la majorité de droite issue de ces élections abrogea aussitôt cette réforme. Le plus grand changement opéré par Mitterrand fut le regrou359

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introduites dans le système, à travers la création des régions et la délégation de pouvoirs aux administrations locales. Les électeurs ont imposé la cohabitation. Les Français commencent à exiger plus de responsabilité de la part de leurs élus. Et Je Parlement comme le gouvernement doivent se conformer aux décisions du Conseil constitutionnel. Une des plus profondes mutations qu'ait connues la démocratie française a été la création des régions décidée par Mitterrand en 1982. De Gaulle l'avait envisagée dès 1969 dans le cadre d ' une politique dite de participation, mai s sa réalisation impliquait .des changements constitutionnels. De G aulle soumit donc la question aux Français en organisant un référendu~. Les Français votèrent majoritairement contre une politique au nom peu explicite, qu'ils n 'avaient pas c?mprise. Considérant ce rejet comme un vote-sanction, de Gaulle démissionna exactement dix minutes après l'arrivée des résultats. Treize ans plus tard, Mitterrand faisait appliquer cette réforme par simple ratification du Congrès. Ainsi naquirent les vingt-six régions françaises. . Quand les régions furent formées en 1982, Pans transféra un certain nombre de pouvoirs à différents niveaux de l' administration locale. Les communes purent ainsi gérer leur urbanisme ; les régions ~vaien~ autorité sur les projets de développement. On crea aussi des conseils régionaux élus. Le gouvernement remit au président du C onseil général le pouvoir exécutif du département, jusqu' alors aux mains du préfet. Une telle décentralisation, en France, revêtait un caractère révolutionnaire. Peut-être est-ce l'imprécision même des programmes de la réforme qui ont rendu son application possible.

pement administratif des départements en régions et l'idée en était empruntée à De Gaulle. ' Le manquement de Mitterrand à ses promesses électorales s'avéra cependant profitable à la France. Ses actions ne furent pas toujours des plus démocratiques. Pendant son premier mandat, il fit mettre sur écoutes deux mille personnalités politiques, chefs d 'entreprise et journalistes. Il entreprit aussi plusieurs grands chantiers pharaoniques, comme la Bibliothèque nationale de France et l ' Opéra Bastille, qui lui assureraient une mémoire glorieuse . Mais surtout, avec ses deux mandats successifs, il permit à la constitution de De Gaulle de passer le cap de l 'alternance, pour enfin devenir universelle et permanente. De Gaulle a donné à la France les institutions solides et durables dont elle avait besoin pour que son système démocratique fonctionne. La y e République a déjà duré plus longtemps que la moyenne des quatre précédentes. Personne en France ne remet plus en question la légitimité du Parlement, du Sénat, de la présidence ou du Conseil constitutionnel. Ces institutions permettent les réajustements lorsque ceux-ci sont nécessaires et réduisent les risques de crise. Le système a ainsi résisté à des crises politiques majeures - les émeutes contre l'indépendance de l' Algérie en 1961-1962, ou encore Mai 1968 - et au changement qui a accompagné l'accession de la gauche au pouvoir en 1981. De Gaulle lui-même n'avait probablement pas mesuré par anticipation à quel point la constitution de 1958 transformerait profondément la démocratie française. Les institutions permettent de contrôler Paris le prési~ent, le Parlement et les hommes politiqu~s. Depuis 1982, des libertés politiques nouvelles ont été

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On évoque aussi la régionalisation par des termes comme décentralisation, déconcentration, réforme de l'État ou participation, qui sont interchangeables - les différencier relève de l'exégèse! Il est difficile de déterminer les pouvoirs qui ont véritablement été délégués, mais les régions ont indiscutablement acquis une plus grande autonomie dans les domaines de l'éducation, de l'économie, du développement et de la culture. La régionalisation met un frein réel à l'influence de Paris. Elle a permis de renforcer le sentiment d 'appartenance à une communauté locale, cet ancien tabou. Les économies locales ont pu développer des initiatives qui leur étaient propres. La ligne TGV Lyon-Bruxelles, directe (sans arrêt à Paris !) , est une réalisation sans précédent, et - surprise! - Paris ne s'en porte pas plus mal. Les régions ont désormais un fort pouvoir d 'attraction. Dans les années 1970 et 1980, 120000 Parisiens ont quitté la capitale pour s' installer en province; ce nombre a considérablement augmenté dans les années 1990, durant lesquelles 570000 personnes ont quitté la région parisienne pour des villes dynamiques comme Lyon, Nantes ou Toulouse. Depuis , le gouvernement a renforcé le soutien qu'il apportait aux initiatives locales. De récentes lois permettent aux communes, aux départements et aux régions de se regrouper afin de fournir des services communs en matière de transport par exemple, ou encore pour la gestion des ressources maritimes et des voies navigables. De tels regroupements, avant 1982, étaient soumis à l'accord du préfet. Désormais, les maires peuvent en prendre l'initiative. Le plus grand bénéfice de la régionalisation est d 'avoir donné plus de liberté aux hommes politiques locaux. Avant 1982, aucun débat public ne pouvait 362

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avoir lieu sans l'autorisation préalable du préfet. Et le préfet n'avait pas à justifier un éventuel refus a~près des conseils municipaux. Après les votes du conseil, les décisions prises par la municipalité étaient. encore s~u­ mises au préfet qui vérifiait leur confomnté aux pnncipes de la République. Déson:n~is, en cas de dout~, le préfet renvoie les arrêtés muruc1pau~ d~v?nt un tribunal administratif qui statue sur leur legal1te. Les régions constituent une sort~ de go~v~r.ne~,ent «super-municipal » . Elles ont acquis une leg1t~nute e~ une certaine liberté politique, mais n'ont tOUJ~ur~ ~i autonomie , ni souveraineté. En pratique, cel~ s~grufie que leur pouvoir en matiè~e ~'impôts re~te l~m1t~: Le préfet continue en outre de JOUlf de pouv01rs d1sc~e.hon­ naires en tant que représentant personnel du pre~1dent de la République; c'est lui qui dirige la pohce et l'administration nationale de chaque département. La régionalisation est une forme de déceni:a~isation .à la carte: chaque commune, département et reg1on ch01sit le degré d'autonomie qù'il souhaite à l'égard .d~ préfet. Certaines régions se sont montrées plus amb1tieus~s que d'autres. Il faudra du temps avant que la décentralisation ne s'ancre dans les mentalités des élus et des fonctionnaires (c'est-à-dire pour que les seconds acceptent de céder une part de leur pouvoir et que les premiers s'investissent davantage et osent prendre des initiatives). Mais les faits prouveront que. le~ r~gions les plus dynamiques sont celles où le conseil reg1onal a su s'affirmer. . II est intéressant de relever les critiques