Montand raconte Montand 2020518503, 9782020518505

Montand nous a raconté sa vie, de l'automne 1988 à l'été 1990. De la maison d'Autheuil à Saint-Paul-de-Ve

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French Pages 240 [244] Year 2001

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Montand raconte Montand
 2020518503, 9782020518505

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Montand raconte Montand

Montand raconte Montand récit recueilli par Hervé Hamon et Patrick Rotman

Editions du Seuil 27, rue Jacob, Paris VIC

ISBN 2-02-051850-3

© octobre 2001, Éditions du Seuil Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue

une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propnété intellectuelle.

www.seuil.com

« Comment ça va?» Il a déboulé à grands pas dans ce salon dont la forme, tout en longueur, entre la place Dauphine et le quai, évoque une roulotte. C’est ainsi, en tout cas, que les familiers des lieux ont baptisé, il y a très longtemps, la pièce mythique qui vit défiler tant d’étoiles. Dans les vitrines, aux murs, des photos en noir et blanc rappellent leur passage. Sa silhouette gigantesque qui semblait toucher le plafond emplissait la pièce. Il était tout de blanc vêtu, depuis le blouson à la coupe saharienne jusqu’aux tennis qui donnaient à ses pieds des allures de paquebot. L’homme en tenue estivale a traversé la pièce d’une démarche de cowboy et s’est affalé dans un fauteuil. C’est à ce moment que Montand a lancé son « Comment ça va? », banal et chaleureux, sur le ton du vieux pote qu’on a quitté la veille au zinc du coin. En même temps, le regard acéré, presque méfiant, qui contredit le sourire débonnaire, examine ses interlocuteurs, ces deux mecs

assis en face de lui, venus lui demander de faciliter l’écriture d’un livre sur sa vie. Nous voulions qu’il nous raconte

tout, qu’il nous ouvre sa mémoire et ses archives privées, qu'avec nous il refasse la traversée du siècle d’un petit 7

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Rital devenu star mondiale du music-hall et du cinéma. Montand, nous ne le connaissions pas plus que ça. «Ça», c’est-à-dire des dizaines de refrains entendus depuis l’enfance, des pelletées de feuilles mortes, quelques tours de bicyclette, des soirées à l'Olympia qui mettaient du soleil plein la tête jusqu’à l’aube, et des bobines en tout genre, lunettes de soudeur sur visage émacié, grand escogriffe cavalant, César désespérant de sa Rosalie. Il n’a dit ni oui, ni non. Il était intéressé, il avait lu notre dernier livre, Génération, et cette manière de raconter la

grande histoire en entrecroisant des dizaines de trajectoires individuelles au fil des années soixante l’avait séduit. Et il a ajouté : « Mais là, je serai tout seul ! » Il a promis qu’il réfléchirait quelques semaines et qu’il nous donnerait une réponse avant la fin de l’année. Deux jours plus tard, il a appelé : « Je crois qu’on va faire quelque chose ensemble. » L'aventure a duré vingt mois. De l’automne 1988 à l’été 1990, ce fut une conversation ininterrompue qui rebon-

dissait de la maison d’Autheuïil à Saint-Paul-de-Vence. Nous avons enregistré des dizaines et des dizaines d’heures d’entretien, noirci des carnets de notes, recueilli finalement

la plus longue interview dont puissent rêver des auteurs en quête de leur personnage. Nous travaillions avec méthode, balisant les grandes parties : enfance, Piaf, music-hall, etc. Montand se pliait volontiers au jeu mais s’évadait sans

cesse de ce carcan que nous souhaitions lui imposer. C’est un conteur. Il ne raconte pas, il joue, il met en scène, fait

revivre les situations. Il ne reste pas assis devant le micro mais déambule en tous sens, gesticule, mime. En dehors de ces séances de travail qui ne l’amusaient guère, nous parlions sans cesse, en dînant, en marchant, et

là, 1l s’amusait. Et parfois Montand partait dans un souvenir,

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sortait une anecdote, reprenait une séquence avec une sorte de génie de la digression. Nous avions toujours sur nous un petit magnétophone de poche qui démarrait à la seconde. Le meilleur, le plus inattendu, provient de ces souvenirs volés,

des bribes griffonnées sur une nappe ou une enveloppe. Certains jours, il fallait lui arracher chaque mot car nos questions ne l’intéressaient guère. Parfois, à l’inverse, il se lançait dans de longs monologues, de longs méandres, émaillés de télescopages surprenants. Montand avait à la fois une mémoire visuelle exceptionnelle qui lui permettait de ranimer des instantanés datant d’un demi-siècle et une mémoire des dates flageolante qui nous embrouillait dans une chronologie approximative. Nous eûmes droit à beaucoup de moments privilégiés: un récital privé dans le grand salon d’Autheuil où l’artiste, en tenue de danseur, en collant noir, fila le tour de chant qu’il projetait pour Bercy, sans cesser de fixer son unique spectateur droit dans les yeux. Une discussion, l’après-midi, dans la chambre d’un de ces palaces moscovites dont on ne trouve jamais la sortie, et au cours de laquelle Montand, ému sans doute par ce travelling arrière, se livra à une sorte de méditation-bilan sur sa vie qui aurait arraché des larmes à un bloc de granit. Et encore cette nuit à Autheuil, alors que la pluie tambourinait aux vitres du grand salon, Montand, pendant des heures, oubliant tout, y compris ses hôtes, parla de Simone, les paupières humides, la voix étranglée dans le corset de la nostalgie. Il pouvait être tour à tour chaleureux et lointain, touchant et insupportable, humble et narcissique, pathétique et cabot. Au long de ces mois de travail, il se montra le plus généreux des hommes, ouvrant son cœur, livrant son intimité avec une franchise crue et une sincérité méticuleuse.

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Les informations recueillies lors de ces conversations au long cours, recoupées par des milliers de pages de journaux, une kyrielle de livres, de documents écrits, sonores, filmés,

enrichies et confrontées d’entretiens avec une centaine de témoins nous ont servi pour écrire la biographie projetée!. En revanche, le texte des entretiens eux-mêmes

avec

Yves Montand — hormis quelques extraits cités dans cette biographie — est resté inédit. Nous en publions, tels quels, de larges passages, allégés des questions, débarrassés des scories, de remarques sur l’actualité de l’époque devenues obsolètes. Ce document brut que Montand avait parcouru, nous avons voulu lui conserver son statut de document de travail. Il n’a pas été récrit, ni remis en forme — si ce n’est pour assurer une cohérence chronologique. C’est Montand qui parle, c’est sa voix qu’on entend, avec sa spontanéité et ses approximations, ses finesses et ses jugements à l’emportepièce, ses obsessions, ses regrets. C’est la voix d’un homme qui fut acteur privilégié de son temps, et aux premières loges. Le temps de Montand, c’est la traversée d’un demisiècle. À l’époque de ces entretiens, le monde que notre inter-

locuteur avait arpenté à grandes enjambées, depuis la place Rouge jusqu’à la Maison-Blanche, agonisait du côté de Berlin. Les croyants dont il fut dans les années de guerre froide perdaient la foi. Fidèle toute sa vie à la mémoire d’un père qui lui fournit les repères essentiels de l’existence, Montand, à la fin de son parcours, était hanté par

l’idée de transmettre à son fils le récit d’une vie magnifique 1. Tu vois, je n’ai pas oublié, Seuil/Fayard, 1997.

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1990, et coll. «Points»,

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et le souci que les générations futures sachent éviter les pièges qui rendent « con et dangereux». Cette confession à mi-voix avait un destinataire expressément nommé : Valentin Livi. Il est donc naturel que ces pages lui soient dédiées. H. H., P. R., septembre 2001

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L’enfant de la Cabucelle

Ivo Livi est né le 13 octobre 1921 à Monsummano Alto en Toscane. Il est le troisième enfant de Giovanni et Giuseppina Liv. Sa sœur aînée, Lydia, est née en 1915 et son frère Julien en 1917. La famille Livi est très pauvre. Giovanni Livi, militant du Parti communiste itahen dès sa fondanon en 1921, est persécuté par son beau-frère, militant fasciste. Au début de 1924, il est contraint à l’exil et part pour la France à pied. Quelques mois plus tard, Giuseppina et les trois enfants le rejoignent à Marseille. Le futur Yves Montand n’a pas trois ans. Après deux déménagements, les Livi arrivent en 1929 dans le quartier de la Cabucelle.

Mess premiers vrais souvenirs remontent à l’époque où la famille s’est installée impasse des Mûriers à la Cabucelle. C’est un quartier juste au-dessus du port. Au point de vue pollution, c'était monstrueux. Il y avait l’usine de plomb, un peu plus haut on brûlait les ordures de la ville de Marseille — on a vu monter cette cheminée gigantesque, on ne savait pas ce que c'était —, il y avait les abattoirs, plus bas une usine de conserves et encore plus bas l’huilerie Agricola, à gauche il y avait les raffineries de sucre, ça puait de partout. 15

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On habite dans une maison, au 7 bis, où la fenêtre de la cuisine donne sur une montagne, une colline qui bouche tout le jour. Le soleil arrive de l’autre côté. La chambre

d'enfants est divisée en deux par un rideau : ma sœur dort d’un côté, et les deux garçons de l’autre. J'ai sept ou huit ans et je passe mes journées avec les enfants de l’impasse des Mûriers : il n’y avait pas le tout-àl'égout dans l’impasse, et le caniveau écoule les eaux usées qui viennent des chiottes, de l’évier. Et nous les enfants,

nous construisions des barrages dans le caniveau avec des petits bouts de bois pour faire un lac. Le jeu consistait à percer, avec une paille, un petit trou pour voir l’eau s’écouler. Et quand on avait soif, on buvait cette eau polluée,

dégueulasse, pour ne pas aller à la maison, pour ne pas perdre cinq minutes de jeu. Il y avait presque toutes les semaines, j’exagère, presque tous les mois, le corbillard qui arrivait, tout en blanc, avec

des fleurs blanches, parce qu’un enfant était mort. Et je n’ai réalisé que beaucoup plus tard que des enfants mouraient parce qu’ils buvaient de l’eau polluée. On peut dire que chez nous, c’était la misère, mais la

misère cachée. Ce que je considère comme la vraie misère. Maman, elle, partait toujours du principe que tant qu’on a du pain et du vin, pane e vino, on peut tenir le coup. On élevait quelques lapins ou des poules; au fond du jardin, nous avions la cage à lapins, avec une dizaine de lapins, pas plus, et cinq ou six poules et un coq, pour avoir des œufs frais tous les jours. Le dimanche, Maman cuisait un poulet pour nous cinq, ou du lapin en sauce. Mon père faisait les pâtes. Les pâtes, on les mangeait à midi, avec le poulet; et les pâtes, 16

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on en faisait beaucoup pour que ça bourre bien, et le soir on mangeait les pâtes froides et le poulet qui restait. Et le lendemain, ma mère s’était débrouillée pour découper un bout de cuisse, ou un bout de carcasse, et avec beaucoup

de pain, cela faisait un autre repas. Pareil pour le lapin. Un poulet faisait deux jours. Et l’on se régalait. Quelquefois, elle faisait la «polenta », c’est-à-dire de la farine de maïs. Je n’aimais pas beaucoup, mais c'était très beau. Elle sortait de la marmite cette pâte de maïs qu’elle versait sur un linge blanc, ça faisait une énorme boule et dessous on passait un

fil blanc à repriser comme un fil à couper le beurre et l’on coupait les tranches. On mettait ça dans l’assiette et c’est là que Maman nous donnait de la viande de mou pour le chat avec de la sauce pour tremper un bout de polenta dans cette sauce, avec du pain, tu n’avais plus faim... Mais deux heures après! Enfant, j'ai eu faim, mais on n’a jamais man-

qué de pain. C’est pourquoi, sans doute, je mange toujours beaucoup de pain. Le poulet ou le lapin, c’était le dimanche. Le dimanche, c’est un jour autre. Il n’y a pas le bruit des sirènes. Est-ce

que c’est par réflexe conditionné, est-ce parce que les camions ne roulent pas, je ne sais pas mais l’air est plus beau, plus chouette. Il y a une ambiance, une couleur qui n’ont rien à voir avec la semaine. Même le soleil est différent. Tu te réveilles à la même heure, naturellement, et tu te délectes dans le lit, tu es fou de joie, tu ne vas pas te lever.

Et après, il y a tout un cérémonial. Tu prends ton petit déjeuner. Ma mère pour me garder en forme m’amenait — et c’est grâce à ça, je crois, que j’ai pu survivre, très bien

d’ailleurs — le jaune d’œuf battu avec du café ou avec un peu de vin sucré. Pr

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On se lavait en bas dans le lavoir, au rez-de-chaussée. Juste à côté du lavoir, une petite réserve à charbon, un

poêle sur lequel ma mère faisait la lessive tous les lundis. On se changeait une fois par semaine. On avait une brosse à dents, mais on ne se lavait pas les dents. Et le dimanche, tu mets une chemise blanche et tu restes comme

ça : pantalon foncé et chemise. Mon père portait un chapeau qu’il soulevait à chaque fois qu’il croisait une connaissance. A la poche extérieure de sa veste, il accrochait un capuchon de stylo, je dis bien un capuchon car il n’y avait pas de stylo. Le dimanche,

on va à la séance de deux heures au

cinéma L’Idéal, où il y a les balcons, qui par accord tacite sont réservés aux « frottadous », c’est-à-dire les jeunes gens qui se caressent, ceux qui se fréquentent officiellement — car on se fréquente pendant trois, quatre ans avant de se marier. Eux, ils ont le droit de s’embrasser. En bas, il y a des places à 2 francs, sur des sièges, des bancs, et derrière il y a des fauteuils, en bois, ceux qui font du bruit en se relevant. On voit des productions d'Hollywood, des films

français. On reste les deux séances, bien entendu. Et à quatre heures, à l’entracte, on mange des esquimaux, qu’on appelle les « frigolos ». Et puis en fin d’après-midi, tu rentres à la maison et tu commences à sentir la tristesse qui tient tout le monde, la fête est finie. Demain il faudra remettre ça. Et les gens, généralement, quand ils sont tristes, ils se disputent pour un rien. Quand je rentrais vers cinq heures, je trouvais ma mère en train de repasser ou de coudre. Je m’asseyais sur une

chaise, je la regardais. Et ce sont de vrais rapports que j’ai eus là avec ma mère. Elle était tout d’un coup tendre, alors

qu’elle était souvent très rude, comme les gens qui sont 18

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pauvres, qui ont beaucoup de travail, qui n’ont pas le temps. Là, elle était disponible pour moi et affectueuse. Et moi, je l’aimais beaucoup

à ces moments.

Peut-être, je

rentrais un peu plus tôt pour partager cet instant. Souvent elle se mettait à fredonner des vieux chants populaires italiens : «Comme la mère pleurera quand on aura assassiné ses fils tombés pour la liberté. » J’ai toujours ces paroles et sa voix dans l’oreille… J'ai conservé un autre souvenir de cet ordre gravé au fond de ma mémoire. Je dois avoir sept ou huit ans et je pars en colonie de vacances,

dans le Vaucluse.

C’est la

première fois que je quitte la famille. Mon père m’accompagne à la gare Saint-Charles, où l’on doit prendre les cars sur l’esplanade. J’embrasse mon père et je grimpe tout à l’arrière du car. Je regarde par la vitre arrière mon père resté à attendre le départ. Le car démarre et je regarde mon père dont la silhouette diminue. Je vois encore son geste de la main et cette peine dans les yeux. Je ressens un sentiment violent d’arrachement, la tristesse de la séparation me submerge, Dans cette famille, on n’extériorisait pas les états d'âme, on ne montrait pas son amour, mais l’affection et la tendresse étaient là en nous. Le sourire de mon

père me disant adieu, c’est une image que j’ai gardée des années, et que j’ai encore maintenant en moi, comme le symbole de cette enfance marseillaise, faite de bonheur et de tristesse, de tristesse dans le bonheur.

A table, souvent, mes parents parlaient, surtout ma mère, de la vie en Italie, de ce qu’ils avaient vécu là-bas.

On peut dire que j’ai été bercé par la légende familiale en Italie. Dans ces discussions à la maison revenaient sans cesse des histoires de pauvreté, des récits où l’on sentait la

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dureté de leur vie —- ma mère en parlait plus facilement que mon père. Comment ils se levaient à quatre heures du matin pour aller cueillir des olives dans le froid, dans la glace; comment il n’y avait rien à manger : un pain, un oignon... Chez ma mère, ils étaient dix enfants : cinq garçons, cinq filles ;et mon grand-père est mort à quatre-vingt-douze ans. Ça rejoint le western, la conquête de l’Ouest, l’histoire de ces hommes qui ont été capables de traverser tous les États-Unis sur des carrioles en bois. Ou tu survis ou tu crèves. Ces épreuves donnent des gens très forts. Toutes proportions gardées, dans les campagnes italiennes, siciliennes, la loi était la même: si tu n’étais pas très fort, à l’époque, tu crevais, c’est tout. J’ai toujours entendu

mon père parler de cette injustice-là, de l’injustice sociale comme une chose inacceptable. Toujours. Pour moi, l'Italie, c’est le combat de mon père, le com-

bat pour la survie, qui nous a tous marqués. Tout petit, j’ai senti ce qu'’étaient l’injustice, l’oppression, l’humiliation. Toute ma vie en a été marquée. Je n’ai pas de souvenirs de l'Italie, mais, à force d’en avoir entendu parler, je crois avoir vécu ce drame familial : mon père militant communiste et mon oncle militant fasciste qui s’en prenait à lui. Il voulait recruter mon père pour le mouvement fasciste. Il lui a proposé de l’argent. Papa n’a pas voulu pour des raisons qui sont évidentes. Il était profondément communiste, comme on pouvait l’être dans les campagnes italiennes dans les années vingt. Mon père avait été marqué par la guerre. Il n’en parlait pas maïs il était revenu antimilitariste, convaincu que cette boucherie était due au capitalisme. La propagande bolchevique l’avait converti. Il avait adhéré au jeune Parti communiste italien dès sa fondation. Mon oncle n’a cessé 20

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de le persécuter. Mon père a tout encaissé, les sévices, les bastonnades, jusqu’à l’huile de ricin qu’on lui a fait avaler de force, comme les fascistes le faisaient à l’époque avec leurs adversaires. Un jour, mon père a compris qu’il ne s’en tirerait pas. Il est parti à pied pour la France. Quand j’entends parler italien, je fonds parce que cette langue a bercé mon enfance, mon adolescence. Mes parents nous parlaient en italien et nous répondions en français. Quand j'entends parler italien, ça me bouleverse, j’ai l’impression de retomber dans cette époque. Je me suis toujours senti français, mais, en même temps, je suis content

d’être né toscan; je suis content d’appartenir aussi à la civilisation latine, italienne. J’aime la courtoisie, la gentillesse — ils sont insupportables bien sûr aussi, les Italiens. Quand on va en Italie, tout le côté gesticulatoire m’ennuie un peu, tout le côté machiste et le côté m’as-tu-vu m’agacent;

mais ce n’est que superficiel : l’authenticité existe, chez eux, d’une vraie gentillesse et d’une vraie chaleur humaine. Je crois que le côté gesticulatoire aussi est une forme de défense, qu’il ne correspond pas du tout, profondément, à leur moi intérieur. Peut-être que je me réfère à moi-même. C’est chien de parler de soi. Enfin !Je peux donner l’apparence d’être cordial et ouvert, ce que je suis généralement par nature, mais ça peut être aussi une grande défense. Ça

peut être aussi une forme de rejet, comme tu n’as pas les armes pour chasser les gêneurs de but en blanc, Il y a des gens qui ont une attitude froide avec des paroles choisies, ça tombe comme une épée, plutôt que la gesticulation ou le coup de gueule qui pour moi est plutôt un aveu de

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À la Cabucelle, on n’était pas dépaysés. Nous étions entourés de familles italiennes, ces Ritals que j’ai adorés toute ma vie, et dont je garde un souvenir formidable, presque tous de la même région, de Toscane, ou du Piémont. Avec ces Italiens, avant la partie de boules, le

dimanche, on discute des événements politiques. Moi, je suis là, à côté de mon père. J'écoutais, je ne comprenais rien. J’admirais un vieux Toscan qui habitait juste à côté de nous. Il s’appelait Campanini. Immense, le visage raviné, creusé par deux sillons

de chaque côté de la bouche, encadré par deux oreilles éléphantesques, il vous fixait de ses yeux noirs sous un chapeau délavé rabattu sur les yeux. Il portait une veste de velours épais, mangeait de l’ail et des oignons qu’il engouffrait dans une bouche énorme. C’est, cinquante ans plus tard, de Campanini que je me suis inspiré pour camper le personnage du « papet ». À la Cabucelle,

les Italiens

étaient nombreux,

mais

ils n'étaient pas les seuls. A dire vrai, je ne sentais pas que J'étais un immigré ou un exilé, pendant mon enfance à Marseille. J’entendais bien des injures : « Vous êtes des sales babi.» Ça me passait un peu au-dessus de la tête. Je me demandais : «(Qu’est-ce qu’il raconte, ce con?» Et puis à l’école, nous n’étions que des petits immigrés. Quand on entendait : « Hé, toi tu es babi», on répondait : « Qui est-ce qui est français ici?» À Marseille, tu n’entendais presque pas parler français. Tous mes copains avaient des noms à consonance étrangère. Les Ramirez, les Macarelli.

Le racisme ne signifiait rien de concret, rien de compréhensible ou de menaçant. Dans mon quartier, cohabitaient des Italiens, des Arméniens,

des Grecs, des Espagnols.

C’était un mélange de nationalités. 22

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Nous n’avons reçu aucune éducation religieuse. Mon père étant communiste, on peut trouver cela normal, mais c'était plus compliqué. Dans la chambre de mes parents, il y avait saint Joseph, un de ces chromos saint-sulpiciens,

et de l’autre côté saint Jean (mon père s’appelait Jean, ma mère Joséphine) et au milieu le crucifix de buis, avec une

branche de laurier. Pourtant Maman ne pratiquait pas, mais elle croyait. En tout cas, elle n’en parlait jamais. On ne parle pas de ces choses-là. On fait un signe de croix, ce n’est pas la fin du monde. Mon père était anticlérical, et pourtant on était baptisés. Il n’a jamais empêché qui que ce soit dans la famille de croire. Il laissait libre. Et ma sœur Lydia avait des velléités de croyante, elle voulait faire sa communion, elle est allée

à l’Église.

Je n’aimais pas aller à l’école. Je n’étais pas très intelligent, c’est possible, peut-être je n’avais pas un sens de l’adaptation à l’école. J'étais trop rêveur. Je manquais de concentration. J’écoutais très religieusement, mais mon esprit s’évadait. Je n’arrivais pas à me concentrer sur ce que m'expliquait le maître. Et là je veux remercier mon maître Florian, qui était un anarchiste. Il demandait en classe: « Qui peut me dire ce que représente le Mur des Fédérés? » On était deux à lever le doigt. Je ne savais pas ce que c’était mais j'avais entendu mon père en parler à la maison. Et c’est ce maître qui avait fait mettre des grandes affiches dans la classe : « Ce qu’on aurait pu faire avec l’argent de la guerre : des écoles, des immeubles, etc. », « Ce que représentent les morts de 14-18 : des cercueils empilés les uns sur les autres, qui dépassent le mont Blanc». Mon anti23

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militarisme vient peut-être de lui. Mais pour moi, aller

à l’école ce n’était pas un plaisir. Après, beaucoup plus tard, quand je me suis trouvé affronté à la vie vraie, quand j'ai commencé à lire, à faire de la grammaire tout seul, à

apprendre l’orthographe, j’ai regretté toutes ces journées où j'ai fait l’école buissonnière... Je disais à mes parents que j'allais à l’école, mais je n’y allais pas. J’allais avec un copain qui s’appelait Cerredo, sur les quais. On voulait partir en Amérique en montant sur un bateau, clandestinement. Vers dix, onze ans, je me souviens

d’être resté des heures à regarder des bateaux en partance. Mon rêve de l’Amérique, il vient de là. Plus d’un demisiècle plus tard, lorsque j’ai chanté sur la scène du MET à New York, ce qui représentait pour moi la consécration suprême, j’ai repensé à ce gamin rêvant sur les quais. Une vie plus tard, une vie bien remplie à rêver l’Amérique,

à

conquérir cette Amérique rêvée (l’histoire avec Marilyn, c'était aussi une forme de rêve : conquérir le sex-symbol américain, c'était conquérir l’Amérique. Je dis ça maintenant, bien sûr sur le moment, j’avais d’autres idées en tête).

Je me souviens d’un plan, un plan que j’ai dans la tête — je parle comme au cinéma. Je suis assis sur le wagon à bestiaux ouvert. Je ressens encore cette jouissance d’être libre et cette tristesse en même temps de trahir les siens, de

faire croire qu’on allait à l’école alors qu’on n’y allait pas. Il neige, ce qui est rare à Marseille ; il y a un bateau de guerre dans le port, c’est la première fois que j’entends les sifflets de la marine. Je suis fasciné et émerveillé par le spectacle et, au fond de mon cœur, je suis mal à l’aise. Le bonheur et la mauvaise conscience. Peut-être est-ce la première fois où j’ai touché du doigt l’ambiguïté ou la contradiction qu’il y a en nous. Ce n’est pas la dernière. 24

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Sur les quais, on volait. C’était vraiment le pur chambard, on fauchait des bananes vertes, des fruits, des conserves.

Les camions montaient du port, chargés des marchandises débarquées des bateaux sur le boulevard qui mène aux abattoirs. Nous repérons les camions jaunes qui montent du sucre concassé vers la raffinerie et nous courons derrière — ils montent

lentement —, et avec des couteaux

nous

ouvrons les sacs pour prendre le sucre. On forme une bande et on fauche. J’ai eu une mentalité, comme ça, d’essayer de faucher, jusqu’à un certain âge. J’aurais pu facilement tomber dans le côté voyou, délin-

quant. Longtemps après, à Paris, il m’est arrivé de voler chez des gens chez qui j'allais dîner. Il m’a fallu du temps pour abandonner l’idée que le vol n’était qu’une forme de récupération. Longtemps, j’ai fait mienne la phrase de Proudhon : «La propriété, c’est le vol. » Cette maxime, je ne l’ai pas apprise dans les livres mais là, sur les quais, notre territoire de chasse. Lorsque nous étions lassés du port, nous allions jusqu’aux abattoirs. J'étais très impressionné par le spectacle des bêtes montant à l’abattoir. Ce bétail arrivait d’Afrique du Nord par bateau, les moutons, les bœufs, conduits par les «chevillards», qui s’habillaient encore à l’époque avec les grandes blouses grises, la canne et le chapeau. Ils étaient gros, rougeauds. Ils mangeaient de la viande, beaucoup, et essayaient de se taper les filles qui travaillaient à la boyauderie, aux tripes — c’est là où on fait les «pieds paquets». Elles sont une trentaine de femmes, en plein air, en plein hiver, abritées

de la pluie par des auvents. Elles ont les mains bouillantes et elles sont dans le froid, habillées avec de gros sabots, des trucs de laine, des châles sur les épaules et elles travaillent 25

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sans gants. Et quand elles arrêtent le travail, elles ont beau se mettre des litres d’eau de Cologne à bon marché, elles sentent la viande, les excréments. L’odeur reste. Mais

ravissantes ! Des filles d’une splendeur que les chevillards essaient d’avoir, comme ça se passe encore aujourd’hui dans les usines ou dans les bureaux.

Les bêtes montent à pied, poursuivies par les mecs qui les frappent, parce qu’elles ne veulent pas avancer. Tout gamin, je me glissais dans l’abattoir, entre les flaques de sang, pour assister au spectacle de la mort. Le bœuf est tué à la masse. Et c’est arrivé une ou deux fois que le gars rate la vache, et elle fout le camp, elle cavale dans tous

les sens dans l’abattoir et les gars courent après, parce qu’elle est folle, elle peut charger sur n’importe quoi. Mais le plus grave, c’est la manière dont on achève les chevaux. Un cheval quand tu l’emmènes dans l’abattoir, il ne veut pas entrer. Les hommes le battent, lui piquent le cul, pour ci:qu’il avance. On le tue de la même manière que le bœuf avec la masse mais on lui met un masque noir. Puis il s’affaisse, plein de sang, au milieu des excréments. Pourquoi presque chaque jeudi quand je n’avais pas classe ou même les autres jours, quand je faisais l’école buissonnière, je retournais à l’abattoir comme fasciné par ces gestes de mort?

L'usine à onze ans

Au début de 1930, Giovanni Livi, fraîchement naturalisé ainsi que toute la famille, décide d'installer impasse des Mûriers un petit ateher de bulais. Il achète à crédit une machine et passe commande d’un wagon entier de paille de sorgho. Il emprunte à des amis et à des connaissances : 1l est totalement endetté mais espère rentabiliser son investissement en quelques années. Las, les conséquences de la crise économique de 1929 ruinent le père Laivi. Il faut revendre la machine à perte, fermer l’atelier. Il ne reste que les dettes à rembourser. La famille Livi est au bord de la misère.

Plus haut dans l’impasse des Mûriers, mon père avait installé un petit atelier de fabrication de balais. C’était un hangar de planches et de tôle ondulée dans lequel Papa mettait la paille, paille de coco ou paille de sorgho, pour faire les balais. Il y avait deux ou trois personnes qui travaillaient là. Mon père s’était endetté pour acheter une machine qui permettait de fabriquer plus de balais. L’affaire ne marchait pas du tout et mon père avait une énorme somme à rembourser. C’est à cette époque que nous nous sommes mis 27

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tous à travailler, ma sœur a ouvert un salon de coiffure,

mon frère tenait une buvette sur les quais, et moi j’ai quitté l’école pour l’usine. Je suis entré chez Guérin, l’usine de pâtes alimentaires. J'avais onze ans et demi, pour entrer à l’usine, il fallait avoir treize ans. Il a fallu falsifier mes papiers. Par chance, j'étais grand, déjà grand pour mon âge. Mon travail consistait à remplir des sacs en cellophane. J'étais assis dans une cave éclairée par un soupirail. Autour de moi étaient empilés des sacs de jute, bourrés de pâtes (coquillettes, vermicelles, nouilles, spaghettis). Toute la journée, tout seul, je remplissais mes sacs. Tout seul, ce

n’est pas tout à fait exact. De temps en temps, une cheftaine venait voir ce que je faisais. Elle me surveillait en fait. Elle m’encourageait à augmenter la cadence tout en dévorant une boîte de biscuits Lu que moi je dévorais des yeux. Après, j’ai changé de travail. Je suis allé dans l’usine de fabrication des pâtes. C’était un bâtiment de trois ou quatre étages. Un étage servait à la ventilation des pâtes : elles sont placées dans des espèces de grands tiroirs traversés par une ventilation interne. Deux ouvrières étaient chargées de manipuler ces tiroirs pour qu’ils soient bien placés en face de l’air. Elles chantaient une chanson d’Henri Garat: «Amusons-nous, faisons les fous, la vie passera comme un rêve.» Moi, j’en rêvais, des ouvrières, elles étaient girondes, mais elles me traitaient en manœuvre que

j'étais. Elles prenaient plaisir à me donner des ordres: «Monte ça au quatrième », «Nettoie derrière la presse ». Je me souviens d’un ouvrier qui travaillait dans cette usine et qui a incarné pour moi le type même du prolétaire de cette époque. Il portait un petit tricot de flanelle à même la peau. Il fumait en se servant d’un porte-cigarettes en 28

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bois de cerisier. Sa bouteille de vin ne le quittait pas, et il s’envoyait deux ou trois litres par jour, de vin. Son travail était extrêmement pénible et il avait besoin de boire beaucoup. La semoule qui était stockée dans une énorme vasque en bois d’acajou était broyée d’abord dans des meules géantes et transformée en pâte comme si elle passait sous un gigantesque rouleau à pâtisserie. C’est cet ouvrier qui était chargé de découper cette pâte puis de la hisser en grimpant sur une échelle jusqu’à une énorme presse cylindrique dans laquelle se trouvait le moule. À chaque type de pâte correspond un moule différent. L’ouvrier bourre la gueule du moule en enfonçant un pilon très loin dans le cylindre et écrase cette pâte qui va obligatoirement sortir par les «gâteaux» de bronze sur lesquels on a façonné la forme des coquillettes ou des spaghettis. Ces «gâteaux » de bronze, je devais les nettoyer dans un bassin à l’eau douteuse. Il fallait frotter pour sortir la pâte de tous les trous. Le premier jour, une des deux ouvrières m’a montré

des cafards dans une prise électrique au-dessus de ce bac où trempaient les moules. Elle m’a dit en me tendant un verre d’eau : «Il faudrait les chasser. » Sans réfléchir, j’ai jeté l’eau dans la prise et j’ai reçu une décharge électrique. Les deux ouvrières rigolaient en se moquant de moi. Tout de suite, je les ai détestées. Ma grande satisfaction, à la fin de la première semaine

de travail, ce fut lorsqu’on m’a donné l’enveloppe. L’enveloppe avec les 50 francs que j’avais gagnés. L’enveloppe était remplie de pièces de monnaie dont une, trouée au milieu, valait 5 centimes. J’ai porté l’enveloppe à ma mère. J'étais pas peu fier. Tu imagines, à onze ans. Ma mère était épatée. Elle a ouvert l’enveloppe, l’a renversée sur la table.

Puis elle m’a embrassé, elle a trié les pièces et a poussé vers 29

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moi la menue

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monnaie en me disant : « Tiens, c’est pour

toi. » Et elle a ajouté, avec un sourire dans son visage sévère : «Dépense pas tout.» Ce « dépense pas tout», il s’est gravé là, dans ma tête.

C’était un boulot qui était assez fastidieux et répétitif. Heureusement, après quelques mois, le patron m’a mis aux livraisons. Il pensait que j'étais de taille à porter entre quatre et cinq paquets de cinq kilos de pâtes alimentaires. Je faisais équipe avec un chauffeur qui s’appelait Fouque. On faisait des livraisons jusqu’à La Ciotat, Cassis, Martigues. On partait pour la journée dans une camionnette bâchée remplie à ras bord de paquets de pâtes. Je me souviens que les premières fois quand on traversait les collines — les collines de Pagnol et de Giono -, je rêvais de vivre comme un cow-boy solitaire, en braconnant le lapin. Pour la pause du déjeuner, Fouque, le chauffeur, sortait un énorme sandwich avec deux ou trois tranches de jambon et il bouffait devant moi. Pas une fois, il m’a demandé : «Tu en veux un morceau? » Quel porc, ce Fouque! Pas un méchant bougre : égoïste, indifférent, bon spécimen de l’espèce humaine. Salaud quand même! Je n’ai jamais pu comprendre que, lorsqu'on a, on ne donne pas. Pendant qu’il s’empiffrait sous mon nez, je mangeais des morceaux de pâtes crues que je mastiquais longtemps. C’est assez écœurant. A cette période où je poussais comme une asperge, j'avais faim, tout le temps faim. J’avalais n'importe quoi pour calmer cette crampe dans le ventre. J'ai travaillé presque dix-huit mois chez Guérin et puis il m'a jeté dehors pour une sombre histoire de bouteille d’eau que j'avais cassée. Il voulait retenir le prix sur ma paie. Je n'étais pas d’accord, j’ai protesté. Voilà, les pâtes Guérin,

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c'était fini. À ce moment-là, j'avais treize ans, ma sœur Lydia m’a embauché

dans son salon de coiffure. Salon,

c’est un grand mot. Elle avait loué un garage, au 8 de

l’impasse des Mûriers, dans lequel elle avait installé son matériel. Au début, elle travaillait à domicile. Elle n’avait pas appris, c'était inné, elle a eu envie de faire de la coiffure. Elle a commencé au noir, en privé on disait, en

se faisant la main sur deux voisines — une s’appelait Riri, Pautre Lulu. Et puis, de bouche à oreille, elle s’est fait une clientèle de fidèles. Au bout de quelques mois, elle a ouvert son salon, « Chez Lydia », dans le garage. C’est Lydia qui a

eu l’idée de m’embaucher. Elle avait besoin de quelqu’un qui l’aide pour les shampoings. Son

affaire

marchait

très bien,

on venait

de toute

la Cabucelle. Sur la porte du garage, elle avait placé un écriteau : Permanentes garanties six mois. Ma sœur avait acheté un appareil à friser, une sorte de casque avec des fils partout qui devait donner des crans et des ondulations. Cet appareil, elle l’a testé sur moi. J’ai reçu une décharge de courant électrique, elle a failli m’électrocuter. Mon boulot chez Lydia? Récupérer les serviettes qu’on jette sur une corbeille négligemment alors qu’il n’y a que deux ou trois cheveux dessus. Alors tu vas à côté, tu mets les serviettes sur une table, et tu brosses bien chaque

serviette, jusqu’à ce qu’elle soit impeccable, et tu la replies dans les mêmes plis et tu rapportes la pile. Pareil pour les épingles. Ces fameuses épingles invisibles qu’on enfilait dans les abdomens des mouches. Je les ramassais dans le salon, passais dans la pièce à côté et enlevais tous les cheveux emmêlés autour. Je les remettais dans une boîte et les rapportais à ma sœur. Dans le salon de coiffure de Lydia, j’ai beaucoup plus 31

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appris sur les femmes que partout ailleurs. On peut même dire que j’y ai fait une grande part de mon éducation sexuelle. Il y a un mot marseillais formidable « espincher », c’est-à-dire faire le voyeur malgré soi. Là, j’ai beaucoup espinché. J'étais le garçon de la maison, je faisais partie du décor. Les clientes ne faisaient pas attention à moi. Elles ne se gênaient pas pour moi. Une femme est sur ses gardes, en permanence, parce qu’elle se sent regardée. Mais si elle n’est pas observée, elle est comme

elle a envie d’être,

détendue, sans aucune pudeur. Donc je voyais et j’entendais tout. Elles racontaient des histoires qui me faisaient rougir jusqu'aux oreilles, avec une exagération toute marseillaise. Ce qui était troublant et choquant pour moi, c’était le relâchement total de la femme lorsque je lui lavais les cheveux avec le shampooing aux œufs frais... Je masse la nuque, je tripote les épaules, je caresse le cuir chevelu. Quand tu shampouines une femme, elle est assise avec

les pieds sur un tabouret et la tête renversée en arrière sur une petite bassine qui a la forme du cou. Je verse l’eau chaude en demandant «ce n’est pas trop chaud, pas trop froid », et tu masses et tu laves. J’avais une vue directe sur la naissance des seins, surtout en été, quand le léger cor-

sage s’entrouvre... Mais le plus terrible et le plus fabuleux, c’est quand je devais ramasser les épingles à terre. Je me faufilais à quatre pattes entre leurs jambes surélevées tandis que les clientes lisaient sous le séchoir. Les jambes s’entrouvraient et se refermaient machinalement. J'avais quatorze ans. C’était pour moi un spectacle formidable, fellinien, de quoi devenir fou. Un jour, une femme d’une cinquantaine d’années, qui avait dû me sentir tout émoustillé, m’a vraiment mis la

main au panier: «Il est gentil, votre petit frère; ça lui

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fait quel âge? », tout en flattant la bête. J'étais paralysé, n’osais protester ou bouger. Ma mère qui travaillait aussi au salon s’est aperçue de la situation et m’a tiré de là en disant : «Ivo, monte là-haut me chercher du shampoing numéro 4.»

C’est vers mes quinze ans que les fils Campanini m'ont emmené dans un bordel du côté de l’Estaque-Plage. C'était deux mecs superbes, style Gabin d’avant-guerre, des vieux de vingt-huit, trente ans. Moi, à l’époque, j'étais

amoureux de la serveuse qui travaillait au bar des Müûriers, sur la place. Une nana avec tout ce qu’il faut partout, brune, elle s’appelait Bruna, vive. Elle aguichait tous les clients qui lui tournaient autour. Elle était un peu l’attraction du café. Je tirais la langue comme tous les mecs mais, du haut de ses dix-huit ans, elle me regardait comme un gamin. Je tentais ma chance dans les heures creuses de l’après-midi, j’ai eu droit à quelques attouchements, comme beaucoup d’autres sans doute. Mais deux-trois ans plus tard, lorsque je commencerai à chanter, j’aurai ma revanche. Victoire sur toute la ligne. Ça sert, la chanson! Je n’aimais pas du tout le travail de la coiffure. Je le faisais pour faire plaisir à la maison, parce que ça rendait service. Il fallait bien que je m’occupe. Vers quinze ans, je me disputais tout le temps avec ma mère qui avait la main leste. Comme j'étais trop grand, elle me tapait avec un balai, enfin, elle essayait. C’est elle qui m'a dit: «Tu vas aller suivre des cours du soir, tu ne peux pas continuer comme ça, il faut apprendre le métier de coiffeur, fais un petit effort. » J’ai fait l’effort et, deux

fois par semaine, je descendais à l’école de la coiffure à 33

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Marseille. C’était aussi l’occasion de sortir de mon village de la Cabucelle, de prendre les tramways, accroché à la plate-forme arrière comme tous les gamins, de découvrir Marseille. Je suis les cours de coiffure avec beaucoup de bonne volonté, très consciencieusement. On m’a appris à friser, on m’a parlé de la nature du cheveu. J’ai étudié les coupes, les colorations, bref le métier. Au bout de quelques mois, j'ai passé le CAP de coiffure. Pour présenter l’examen, il fallait un modèle. Je connaissais une fille ravissante qui habitait Saint-Louis, une blonde avec un côté populaire. Elle venait se faire coiffer chez Lydia. Quand elle venait, je lui lavais la tête, puis je lui faisais des crans, c’était pas mal, elle était contente, j'avais le petit béguin. Enfin, il ne faut pas le dire, mais j’ai eu une petite aventure avec elle. Elle a accepté de me servir de modèle pour l’examen : je lui ai fait une coiffure à la Jean Harlow, blonde platine avec ce

qu’il fallait de crans et d’ondulations. Le résultat n’était pas mal du tout. On m’a donné une médaille et un diplôme: Me voilà, coiffeur pour dame à seize, dix-sept ans.

Ma sœur m’a trouvé un emploi dans un vrai salon, «Chez Yvonne et Fernand», rue Pavillon. D’un coup, ça

m'a changé de la Cabucelle. La clientèle était formée de putes qui arpentaient le trottoir pas loin. Entre deux passes, elles venaient pour une mise en plis. Là encore, les conversations complétaient mon éducation sexuelle. Elles racontaient des histoires de clients qui avaient des goûts bizarres,

ils me semblaient également bizarres. Elles parlaient volontiers de leurs macs, des rivalités de trottoirs, de querelles de

territoires. Les souteneurs les accompagnaient parfois. Ils étaient habillés comme dans les films de truands, portaient le chapeau et les costumes croisés. Souvent, ils attendaient

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dans le bar d’en face, assez chic, avec un comptoir en bois.

Le patron m’envoyait chercher des consommations et je regardais ce milieu étrange. Le milieu, quoi. Juste à côté du salon, se trouvait le siège du PPE, le parti fascisant de Doriot, dont le grand homme sur Marseille était Sabiani, mi-truand, mi-politicard, qui utilisait les gangsters comme

hommes de main. Pendant les campagnes électorales, il y avait des bagarres gigantesques entre les colleurs d’affiches de Sabiani et les Jeunesses communistes. J'étais communiste de naissance, né dans une famille communiste. Mon père était militant du Parti italien et il était, à Marszille, responsable des antifascistes italiens qui luttaient à cette époque contre Mussolini. Souvent,

impasse des Mûriers, arrivait un camarade de passage que mon père abritait pendant quelque temps. Le gars arrivait certainement sur ordre du Parti et il donnait un mot de passe. On lui mettait un matelas par terre. Moi je lui portais une soupe et un morceau de pain. Un jour, j’entre dans la maison à l’improviste, je monte dans la chambre et pousse la porte de cette salle à manger glacée où l’on ne mettait jamais les pieds. Et là je tombe sur mon père avec trois types assis autour de la table. Il y avait des cartes sur la table, mais ils ne jouaient pas. C’était un paravent. Moi, je ne comprenais pas grand-chose, j'étais gamin. Je partais du principe que mon père avait raison. S’il disait blanc, ce ne pouvait être que blanc, ou rouge plutôt. J'ai participé, une fois, à un défilé organisé par RougeMidi qui était le journal communiste local. Ce devait être pour un 1° Mai. Peut-être en 1935 ou en 1936. Et, une autre fois, je me suis retrouvé dans une manif. Et là j’ai vu pour la première fois la charge de la garde mobile. C’était 35

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avant le Front populaire : il fallait déblayer la racaille, nous sommes la racaille. Je me rappelle d’un autre défilé où nous sommes partis de la préfecture de Marseille et on est descendus, passés devant la préfecture, on a pris la rue Saint-Ferréol ou la rue de Rome, et notre slogan était:

«Des soviets partout et une sucette aux sénateurs.» Sans doute en 1934, mais je n’en jurerais pas.

À quinze, seize ans, je suis communiste de cœur. Par affection pour mon père, par solidarité avec lui, avec ses combats. Ce lien familial, instinctif, je l’ai gardé jusqu’à sa mort. Mon père ne pouvait pas avoir tort, avec ce qu’il avait vécu. En plus, tous les communistes que je vois dans ces quartiers-là sont des gens formidables, je ne raconte pas d’histoires. Peut-être ils sont naïfs, mais la solidarité, la générosité, ça existe bel et bien. Je me souviens d’un jour où je me promenais avec mon père sur un chemin un peu défoncé. Mon père s’est arrêté, il a tapé avec son bâton sur le chemin comme pour le défoncer un peu plus. Il m’a pris par le bras, a levé les yeux vers l’horizon et il m’a dit: « T2 rendi conto, petit, li fanno anche delle strade d’acciaio ! » — Là-bas, petit, ils construisent

des routes en acier! Donc, je suis de Julien qui est aussi prends rien à leurs

J’y ai cru longtemps. cœur avec mon père, avec mon frère un militant du Parti. Mais je ne comdiscussions. Il ne m’est jamais venu à

l’idée de rentrer au Parti. Pour moi, j'étais déjà au Parti,

sentimentalement. Que je sois inscrit ou pas inscrit, cela ne faisait pas de différence. Et puis je voyais mon frère qui recevait Les Cahiers du communisme, que j’essayais de lire et qui me tombaient des mains. À vrai dire, ma vie était ailleurs, dans les salles obscures. Le cinéma, vers l’âge de quinze, seize ans, est

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devenu pour moi une passion, une obsession. Pas n’importe quel cinéma, le cinéma américain.

C’est la grande époque

d'Hollywood

du vrai, beau

cinéma du New Deal, de Capra, de la gauche démocratique américaine. Je suis dans une famille communiste et en même temps admiratif du cinéma américain. Dès que j'ai un moment,

je vais au cinéma.

Tout mon

budget

y passe. Le tramway, pour rentrer, c’est 14 sous, je crois, de la Canebière à la Cabucelle, et souvent, souvent, je suis rentré à pied pour économiser, et ça fait sept, huit kilomètres, sinon dix. J’allais au cinéma sur la Canebière mais surtout rue de l’Arbre, dans une salle minuscule, pour voir les films américains sous-titrés, en VO. C'était le seul cinéma qui donnait les films en VO. Moi, je ne savais pas ce que voulait dire « VO », j'y allais parce que c’étaient des films américains. J’entendais parler en américain. J’ai vu tous les grands classiques de cette époque-là, 95% des dessins animés. Par la suite, le cinéma en VO était associé dans mon esprit au port, aux marins de toutes les nationalités, allemands, américains, anglais, qui traînaient dans les ruelles et les bars à putes. De cette époque, me sont restées dans l’œil des scènes entières que je connais par cœur de films de gangsters, des comédies musicales avec Shirley Temple, les premiers films de Fred Astaire, la série des Broadway Melody. J'étais absolument fana de Fred Astaire et de ses numéros de claquettes. Je voulais danser comme lui. Les claquettes, j’en deviens fou. Je décide de prendre des cours avec un Arménien, qui fournit le matériel : c’est lui qui m’apprend qu’il ne sert à rien de taper frénétique-

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ment du pied mais que c’est tout le corps qui doit bouger afin de donner ce sentiment de naturel. Je m’entraîne dans le salon de coiffure devant la glace et ensuite je risque quelques imitations devant les clientes qui applaudissent. Ce fut mon premier public. Mon prof arménien me dit surtout que, pour bien apprendre les claquettes, il faut faire de la danse classique. Un autre de mes héros des salles obscures était Gary Cooper. Quand j'allais voir un film avec lui, à la sortie, je croyais vraiment que j'étais Gary Cooper. Quand je souriais aux gens, j’avais l’impression que je leur souriais comme Gary Cooper. Quand je sortais d’un western, je marchaïis comme le cow-boy, je prenais l’attitude du mec avec son flingue. Inconsciemment, à la place de ma vie réelle, je substituais une vie rêvée dont j'allais chercher les images et les références sur l’écran. C’est grâce au cinéma, pour imiter mes idoles, que j’ai commencé

à faire attention à

la manière de m’habiller. Mon rêve était d’avoir une veste en tweed comme on la voit sur les épaules de Gary Cooper ou de Clark Gable avec la fleur à la boutonnière. Rue Paradis, il y avait un tailleur, qui s’appelait « High Life tailleur». Dans la vitrine, je vois un tweed qui ressemble à ce que je voyais dans les films. Je suis entré et je me suis fait faire une veste sur mesure. Mes économies de l’année y sont passées, mais je l’ai eue. Je l’ai portée longtemps cette veste, en roulant des épaules. Quant aux actrices, dès qu’elles apparaissaient, j’étais comme la mouche sur la lampe. J'étais amoureux fou de, par exemple, Clara Bow, et puis je la trompais ignominieusement la semaine suivante avec Joan Crawford. Sans l'ombre d’un remords. Je n’étais pas sensible à Garbo, que j'ai rencontrée par la suite, à Beverly Hills, et que j’ai

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trouvée admirable, vraiment admirable. Sans doute, elle semblait trop lointaine, inaccessible dans sa beauté un peu figée. Dans les films américains, je trouvais un bonheur de vivre, un sens de la démocratie, de la justice : pour moi,

l'Amérique, c’est la justice. C’est plus tard que j’ai découvert ce qui ne fonctionnait pas dans la démocratie amériçaine. Mais à l’époque, je ressentais une attirance d’instinct pour la société américaine, cette apparence de liberté et la vision de l’avenir qu’elle me donnait. Je voulais que l’avenir soit différent. Je voulais que mon avenir soit différent mais je ne savais pas comment. Je savais que je m’en sortirais, non par l’engagement collectif comme mon père ou mon frère mais par une démarche individuelle.

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Les premiers pas sur scène

A lautomne 1938, la vie d’Ivo Livi bascule. Le jeune Rital monte sur scène et devient Yves Montand. Un demi-siècle plus tard, l’intéressé n’a toujours pas compris cette métamorphose. Le 21 juin 1939, quelques mois après avoir commencé à chanter dans des petits galas de banlieue, Montand passe à l’Alcazar de Marseille. C’est le début d’une ascension fulgurante que la guerre vient interrompre.

J'ai un souvenir précis de ce soir-là. Je revois la scène, la scène dans tous les sens du terme. J'étais à la fenêtre de la bicoque, impasse des Mûriers.

Mon

frère Julien était

accoudé à côté de moi. Le jour tombait. Nous ne disions rien. Devant nous, sur le terrain de boules, on avait dressé une estrade, en fait des planches qui servaient à des échafaudages. Là se déroulait une sorte de radio-crochet. Les candidats se succédaient devant un parterre de julots en maillot de corps et de nanas en robe à fleurs qui sifflaient,

criaient, applaudissaient. À un moment, j’ai tourné la tête vers mon frère et j’ai dit, du haut de mes dix-huit ans, quelque chose comme : «Il est vraiment mauvais, le gars. »

Alors Julien me réplique du tac au tac: « Fais-en autant.» 41

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Ce serait trop beau de dire : «Voilà ce fut le déclic.» En tout cas, ça s’est réellement passé comme ça. Je suis allé voir le gars qui organisait ces spectacles. Il s’appelait Francis Trottobas, mais tout le monde l’appelait Berlingot, je ne sais plus pour quelle raison. Je connaissais Berlingot. Il avait un petit âne qu’il laissait sur le jeu de boules. J’ai donc dit à Francis que je voulais chanter. C’est mystérieux, je n’avais jamais chanté. Pourquoi j’ai fait cette démarche? Je ne sais pas. Pendant des années, j’ai répondu : « Pour me payer mes cigarettes. » Prétexte pour masquer une impulsion plus forte? J'avais la tête farcie de ces films américains où l’on voit des petits gars découverts dans une usine qui deviennent vedettes avec le champagne, les filles, les belles bagnoles. Cette mythologie fonctionnait chez moi. Toujours l’idée de m’en sortir, de sortir de mon

milieu.

Chanter était peut-être le moyen, l’issue que je cherchais confusément. Alors Berlingot m’a répondu: « D'accord. Tu as déjà chanté? Non? Tu vas répéter. » Il m’a envoyé chez une dame qui était pianiste. Elle accompagnait tous les chanteurs. Je prends rendez-vous, je vais la voir, boulevard National. Elle s’installe au piano et je me lance. Je fredonne quelques refrains. Je chante faux, dans un faux ton, elle ne comprend pas un mot de ce que je dis, et je bouffe la mesure. À Îa fin, elle me dit : « Vous voulez vraiment chanter? » Je suis sorti découragé. Mais j'avais promis à Berlingot. Il me fallait encore trouver quelles chansons j’allais interpréter — si on peut employer ce mot. Là, je n’ai pas hésité parce que mon idole c'était Trenet. Les jeunes ne savent pas ce qu’a été Trenet. Le grand choc de mon adolescence, c’est Charles Trenet

qui me le donne. Les chansons, le rythme de Trenet qui 42

MARSEILLE

pour moi était du rythme américain. C’est le moment où Trenet se met au jazz. C’est le moment où toute la France se met à fredonner les chansons de Charles Trenet. Trenet, je l’aime beaucoup, mais il n’a jamais été un interprète de scène, au sens classique, au sens du spectacle, au sens de

Fred Astaire ou de Maurice Chevalier. Maurice Chevalier,

c’est fantastique, comme bête de scène. Au point de vue travail scénique, je dis encore aujourd’hui que c'était proprement fantastique. Du charisme, il en avait à revendre ce fils d’alcoolique. Il arrive sur scène, il quitte son canotier et c’est la classe personnifiée. Même s’il chante des chansons qui sont typiquement dans la lignée franchouillarde, grivoise, gauloise. Trenet, je l’ai vu sur scène. C’était en 1937-1938, au Pathé Palace, ou à l’Odéon. J’ai été déçu. Je

m'attendais à une vraie force qu’il n’a pas face au public. En revanche, il écrit merveilleusement : il a cette facilité de mettre les mots les uns à côté des autres, et ça donne un chef-d'œuvre. Il a écrit beaucoup de chefs-d’œuvre. Par

exemple La Folle Complainte, Que reste-t-il de nos amours ?, c’est à pleurer tellement c’est grandiose, et d’une simplicité! À l’époque, on écoute tous Ÿ a d'la joie, qui avait été interprétée par Maurice Chevalier. Et %e chante, je chante soir et matin, je chante, c’est l’explosion. Et une chanson

qui m'avait bouleversé, qui me faisait sauter, c’est La ve qui va et La Route enchantée. C’est au temps du Front populaire, l’époque où l’on a cru à des rapports différents entre les hommes, où l’on croyait à une montagne de générosité entre les gens. Les chansons de Trenet, les rythmes de Trenet exprimaient cette joie de vivre, cette fraternité.

Bref, quand je dois choisir un texte, il est évident pour moi que ce ne peut être que du Trenet. Je choisis Boum parce que «ça remue». Je m’entraîne devant la glace du 43

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salon de coiffure de ma sœur. Quand je chantais pour moi, comme ça, je cherchais des silhouettes devant la glace. J'essayais à travers des postures, des attitudes, de retrouver ce qui m'avait touché au cinéma... J'étais un imitateur en fait. Ce que j’aimais, c’était la comédie, la gestuelle. La voix, je n’y faisais pas attention. Je n’ai pas cherché à chanter Boum comme Trenet, j’en aurais été incapable. Je faisais des onomatopées comme Armstrong en roulant des yeux. Quelques jours plus tard, je me suis produit sur scène pour la première fois de ma vie. C’était au Vallon des Tuves, une espèce de scène improvisée devant trois rangées de chaises. Je suis entré sur scène à la fois paralysé de trouille et survolté.. Je suis sorti épuisé et grisé. Jamais je n’avais ressenti une souffrance aussi abominable. J’ai vraiment eu envie de vomir, je ne sentais plus mes jambes, c'était une panique absolue qui me poussait à fuir. Cette peur est en même temps un aiguillon, il faut la surmonter,

faire avec elle ou plutôt contre elle. Elle t’oblige à puiser au fond de toi, à te surpasser. Et finalement sortent de toi une force, une vérité que tu ne soupçonnais pas mais que

le public, lui, sent. Grâce aux répétitions solitaires, je m’en suis bien sorti. Au lieu de marcher à trente à l’heure sur scène, j'étais à cent vingt, bourré d’une énergie formidable qui provenait de cette nécessité de dominer la peur. J'étais souple, je bougeais bien. La joie n’est venue qu'après: la joie d’avoir réussi. Je l’avais fait. Ce mélange de souffrance et de plaisir, de trouille et de bonheur que j’ai éprouvé ce soir-là sera le compagnon de ma vie d’artiste. Je n’ai pas encore compris pourquoi, pourquoi je suis monté sur scène. Il faut voir qu’à l’époque j'étais un garçon dévoré de timidité, comme on ne peut pas l’ima44

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giner. Des années plus tard, Simone, qui était aussi une grande timide, me dira : «La grande timidité, c’est beaucoup d’orgueil, beaucoup de prétention. C’est se placer au-dessus du lot, être persuadé que les autres ne peuvent pas vous comprendre. » Gamin, en tout cas, cette timidité maladive me para-

lysait dans ma vie quotidienne. Par exemple, quand je prenais le tramway, je restais debout sur la plate-forme arrière. Pour aller m’asseoir, je n’avais qu’à faire coulisser

la porte. Mais jé ne le faisais pas parce que je savais que les yeux des passagers allaient se tourner vers moi. Et ces regards m'effrayaient. Alors je préférais rester debout à l’arrière, même si j’étais mort de fatigue. Jusqu’au jour où je prends la décision d’aller à l’intérieur. Comme un test. Comme un défi à moi-même. J’ouvre la porte, je tremble, et je regarde les gens. Il ne se passe rien. Ils baissent les yeux ou ils regardent ailleurs. Je vais m’asseoir, fier comme un gars qui a réussi un exploit. Ce jour-là, j’ai remporté une grande victoire sur moi-même. Alors de là à grimper sur scène! J’avais peur, peur d’être ridicule. Une bonne

part de cette angoisse venait de mon physique. Je me suis toujours considéré comme laid. J’étais maigre, d’une maigreur de chat, comme ces chats de gouttière qui traînaient impasse des Mûriers. Les Italiens de la Cabucelle m'appelaient Gambarina, une jolie expression qui vient de gambe, les jambes. Parce que je suis tellement maigre que quand je me déplace on ne voit que ces deux gambettes, comme

un personnage de la commedia dellarte.

Et le visage! Un grand nez, et une bouche immense qui déclenche les sarcasmes. Les copains à l’école m’appelaient «bouche ». «Bouche », «Gambarina », personne ne m’appelait Ivo ou Livi mais par des surnoms, cela finissait par 45

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m'obséder. À quinze ans, je me trouvais moche et, dans la

famille, on ne m’aidait pas. Ma mère, par exemple : «Il est grand pour son âge, mais vous avez vu sa bouche ! » Quand je me regardais dans la glace, j’étais effondré. Alors je faisais n’importe quoi pour changer de gueule. Un jour, je me suis fait raser les cheveux en triangle et je les ai «baker-fixés ». C’était le gel de l’époque pour plaquer les cheveux, le Baker-fix, qui devait son nom à Joséphine

Baker. A l’époque où je vais trouver Berlingot, je suis ce gamin timide qui ne supporte pas son physique, qui en public est incapable du moindre geste qui le ferait remarquer. Et c’est cet adolescent angoissé qui décide de s’offrir aux regards des autres. Pourquoi? Depuis cinquante ans, cette question m’obsède. J’ai essayé presque toute ma vie de trouver une réponse sans jamais y parvenir. C’est réellement étrange. Peut-on parler de dédoublement ? Est-ce que je n’ai pas servi d’enveloppe à quelqu’un d’autre ? Qui c’est ce mec qui monte

sur scène, est-ce vraiment le rejeton

d’une famille de paysans toscans depuis des siècles ? Pourquoi décide-t-il de faire le saltimbanque? Qu'est-ce qui le pousse? Tout mon moi, tout ce que j'étais profondément rejetait violemment l’exhibition. Je regardais ce grand échalas caoutchouté comme un étranger à moi-même qui m’épatait parce que moi j'étais incapable d’accomplir ce qu’il faisait. De ce temps, donc de mes tout débuts, m’est restée l’habitude de parler de moi à la troisième personne quand je répète. «Il avance vers la scène, il se retourne vers le piano, il sort par là.» Ce n’est pas par mégalomanie. Je mets en scène ce gars qui chante et qui est moi mais que je regarde et juge comme un spectateur. Tout au long de

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ma carrière, j'ai gardé cette faculté d’« être dedans » et de «l’observer», de chanter et d’écouter. Des années après, à Moscou, New York ou Rio, en plein concert, je me

surprendrai à me dire : «Qui c’est ce mec qui chante, pas mal!» . Quelques semaines après cette première mémorable du Vallon des Tuves, je suis allé voir un compositeur aveugle, Charles Humel, qui habitait dans une petite rue à côté de la rue Sainte-Barbe. J'avais vu son nom, je crois, dans un journal, Artistica, qui faisait des comptes rendus sur ce qui se passait dans le milieu du spectacle. Il écrivait de la musique inspirée des airs américains, un mélange de jazz et de swing. Il avait entre quarante-cinq et cinquante ans. Il vivait avec sa femme dans une pièce sombre. Tout timide, je lui ai demandé une chanson de cow-boy. Or, il était aveugle et il n’avait jamais vu un cow-boy de sa vie. Alors je lui ai raconté ce que j'avais vu au cinéma : les gars à cheval qui conduisent les troupeaux, qui le soir venu chantent autour du feu. Je lui décris comment ils sont habillés, comment ils bougent. Je suis revenu huit ou dix jours après et il avait écrit Dans les plaines du Far West: trois couplets et trois refrains que j'ai réduits à un refrain, un couplet, un refrain. Les paroles semblaient descendre tout droit de l’écran. C’est pour cette raison que cette chanson est si visuelle et qu’il faut une gestuelle pour l’interpréter. Humel m’a chanté en s’accompagnant au piano les Plaines du Far West. J'ai tout de suite adoré. J’ai eu l’idée immédiate en l’écoutant d’arriver en scène avec les jambes arquées. Plus tard, c’est encore Charles Humel qui m’écrira : «Je m’en fous, je m’en fous, je m’en contrefiche, je m’en fous, je m’en fous, moi je tiens le coup... Yeah. »

Pendant quelques mois, j’ai couru les galas dans des 47

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salles minuscules où je rodais mes trois chansons pour des cachets de 50 francs. Ma mère n’en revenait pas quand je rapportais cet argent à la maison. Elle me disait: «Tu as vraiment gagné ça en chantant?» Je n’étais pas peu fier. J’avais une petite célébrité dans le quartier. Les nanas me regardaient autrement. C’est à cette époque, au début de 1939, que j’ai pris mon nom de scène. Ivo Livi a laissé la place à Yves Montand. C’est Berlingot qui m’avait dit que, sur l’affiche, il fallait un nom qui sonne bien. J’ai hésité et puis je ne sais comment est venu Yves Montant avec un t qui a laissé la place à un d. Plus tard, j’ai dit que ce pseudonyme venait du cri de ma mère lorsqu’elle m'appelait : «Ivo, montaaaa.» Peut-être une reconstruction, peut-être la vérité, je ne saurais plus l’affirmer. Et puis, avant l’été 1939, Berlingot m’a décroché l’Alca-

zar. Je ne sais pas comment. Il avait la folie des grandeurs. L’Alcazar, c’était énorme! Aussi important que l’Olympia dans les années soixante, soixante-dix, à la grande époque

de l’Olympia. C’était un joli petit théâtre à l’italienne, bien rond, un style que j’ai retrouvé plus tard à San Francisco, avec des glaces tout au fond du promenoir qui donnent une luminosité extraordinaire. Avec le lustre, le rideau rouge, les ors. Bref, tout le décor. Le public de l’Alcazar était spécial ; les Marseillais adoraient le music-hall avec

le côté excessif propre à cette ville. Ils avaient tendance à considérer leurs vedettes régionales comme plus fortes que les Parisiens, par chauvinisme. Si le spectacle leur plaisait,

pas de demi-mesure, ils faisaient un triomphe. Chevalier passant à Marseille casse la baraque, mais si le chanteur ne leur plaît pas, c’est le délire dans l’autre sens. Dans les années vingt et trente, il était fréquent que certains chanteurs n’arrivent plus à tenir la scène tellement il y avait 48

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de cris. Les spectateurs balançaient des tomates ou même des carreaux de plâtre. Chanter à l’Alcazar était un métier à risque. Le spectacle à l’Alcazar était composé de plusieurs numéros de variétés. Un premier numéro ouvrait, généralement un illusionniste, ou des cascadeurs, ou un chanson-

nier. Derrière venait la vedette américaine qui fermait la première partie. Après, venait l’entracte, puis la vedette anglaise qui ouvrait la deuxième partie : elle devait avoir un caractère assez percutant, du punch pour reprendre en main le public après la pause. Ce n’est pas encore une vedette, mais elle monte. A l’Alcazar, la première fois, je

passe en vedette anglaise. Dans les jours qui précèdent, je ne dors plus: j’ai dans la tête toute cette légende de l’Alcazar, cette réputation terrible d’un public impitoyable. Et, encore, je n’ai pas la conscience des choses que j'aurai par la suite, la peur abominable qui reviendra avec la régularité de la marée, avant chaque spectacle.

Avant d’entrer sur la scène de l’Alcazar, je panique. Or, pour les Plaines du Far West, il faut rester calme. Plus tard, tout au long de ma carrière, je choisirai toujours, comme

chanson d’entrée, alors qu’on aurait besoin de quelque chose de rapide, une chanson lente, qui demande un sangfroid énorme. On ne peut pas chanter « Moi je suis venu à pied » en pétant de trouille. Or, tu pètes de trouille. Il faut absolument dominer cette terreur. Au dernier moment, j’enlève ma veste. Je suis en chemise à carreaux. J’ai le petit foulard jaune, un chapeau de cowboy que j’ai peint en blanc. J’entre en scène, je lance Dans les plaines du Far West et je reste tout le temps que je chante immobile, les jambes arquées. C’est long. Et ça a été un 49

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délire. De la folie. Je suis sorti de scène, revenu; je suis allé dans ma loge, il a fallu que je revienne saluer. Berlingot me poussait vers la lumière, le public réclamait : une autre, une autre. Je n’avais pas de matériel, je ne pouvais pas rechanter quelque chose, il aurait fallu que je la bisse, mais je n’ai pas voulu, j’avais peur. Ce triomphe était dû à la chanson. Voir un cow-boy sur scène alors qu’à cette époque régnait la chanson fantaisiste à la française dont Maurice Chevalier était le meilleur représentant. Et là tout d’un coup, ce cowboy fredonnant ce rythme qui semblait venir des grands espaces tranchait. En sortant de scène, je n’avais qu’une hâte: être seul avec moi-même. Digérer ce qui m’arrivait. Je ne comprenais toujours pas ce qui se passait en moi, indépendamment de ma volonté, de moi. J'étais troublé, très troublé. Je me demandais si c’était bien moi le gars qui avait chanté. Et ce gars-là épatait le petit Ivo. Après, le bonheur a succédé à la peur et je me suis dit: «C’est ça que je veux faire.» Berlingot délirait. Il me disait : «Tu as cassé la baraque à l’Alcazar, tu peux tout faire, ça va marcher.»

C’est là que j’ai vraiment

décidé d’être chanteur. Les événements en ont décidé autrement. La déclaration de guerre interrompt ma carrière qui commence. Le jour de la déclaration de guerre, j’étais avec un copain qui s’appelait Saritz. Il louchait. Nous sommes allés au cinéma ensemble. Si je m’en souviens si bien, c’est parce qu’un photographe nous a tiré le portrait. Je portais ma belle veste en tweed, façon Gary Cooper. Et, pour la première fois dans ma vie, j’allais avoir dixhuit ans, je suis entré dans une brasserie, avec lui, manger

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une pizza. Dans le restaurant, nous entendons à la radio la

déclaration de guerre : je suis pris d’un sentiment d’angoisse, qui venait probablement de ce que je savais de la guerre, par les enseignements de M. Florian à l’école, même si je ne percevais pas encore la monstruosité de la guerre. Les gens étaient silencieux, frappés de stupeur, les hommes surtout qui allaient partir à la guerre. Il y avait une drôle d’atmosphère. J’ai un souvenir de mugissement de sirènes. Je suis rentré impasse des Müûriers vers le soir. La maison était plongée dans l’obscurité et, contrairement à l’habitude, on n’entendait aucun bruit; un silence absolu et inquiétant. J'entre et je crie : « Y a quelqu'un? » Pas de réponse. Inquiet, j'appelle un peu plus fort. Alors, de la chambre de mes parents, me parvient une voix : «Nous sommes là. » J’entre dans la pièce qui est plongée dans le noir et je tourne l’interrupteur. Je découvre mes parents et ma sœur serrés les uns contre les autres, tremblants de peur, la panique dans le regard. La guerre, pour les émigrés italiens, c’était la catastrophe qui leur tombait sur la tête. En outre, mon père, communiste italien qui avait fui le

fascisme n’a rien compris au pacte germano-soviétique. Pourquoi Staline s’entendait-il avec Hitler? Cette alliance contre nature le dépassait complètement. Là, je vois mon père catastrophé. Il essaie de trouver une explication, qu’il ne trouve pas. Il est terriblement déchiré. Déchiré comme des milliers d’autres. Il ne supporte pas, mais il reste dans le Parti. Par fidélité, il n’a pas bronché, mais je crois me souvenir qu’il a été ébranlé dans ses convictions. Mon frère communiste lui aussi a été mobilisé et il est parti à l’armée. Moi, je n’ai vraiment ressenti l’horreur de la guerre que quelques jours plus tard lorsque j’ai vu dans Match une photo d’une petite fille en pleurs après le bombardement LL |

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de Varsovie par l’armée allemande. D’un coup, dans ce

visage d’enfant, la guerre devenait palpable. Comme, plus tard, je garderai dans mon portefeuille la photo de cet enfant juif du ghetto de Varsovie qui lève les mains devant des soldats allemands. La souffrance des enfants m'était intolérable.

Pendant la drôle de guerre, j’ai fait encore quelques petits galas ici ou là. Un en particulier pour des troufions. Les gars en instance de départ pour le front, ils se moquaient de ce qui se passait dans les plaines du Far West. Il a fallu que je trouve du travail. En mai 1940, je suis entré aux Chantiers de Provence. On m’a donné un laissez-passer parce que le port était déclaré zone militaire. Bizarrement, c’est au moment où la France s’effondrait que, sur un plan personnel, j'ai trouvé un certain équilibre. J'étais heureux sur le chantier où je travaillais comme

manœuvre dans un gigantesque hangar qui mesurait au moins cent mètres de long sur trente de large, et ce n’était qu’un des bâtiments. Le bruit était assourdissant, il fallait gueuler pour se parler au milieu des marteaux-piqueurs, des marteaux-pilons, des compresseurs, qui emboutissent les pièces. À côté, des presses hydrauliques, des grues qui saisissent des tôles, et les tordent, et leur donnent une circonférence qui va être la chaudière pour le cargo. C’est un spectacle formidable, magnifique, que je regarde fasciné. Je fais équipe avec un chef chaudronnier, un seigneur! Il est libre d’aller et venir sur le chantier où il va chercher le matériel dont il a besoin. Son boulot consiste à fabriquer des bouées géantes destinées à soutenir des câbles. Et moi,

je m'introduis à l’intérieur de ces cylindres qui font au 52

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moins deux mètres de circonférence et je tape avec une masse plate pour redresser les tôles de ces bouées. Au chantier, je découvre vraiment la classe ouvrière,

et même l’aristocratie de la classe ouvrière. Je suis heureux dans cette ambiance où je ressens une véritable solidarité et même une forme de fraternité. J’aime ces hommes au travail, j’admire la précision de leurs gestes, leur professionnalisme extrême. Pour faire du bon boulot, il en faut du travail. La leçon, je ne l’oublierai pas sur scène. Et,

en même temps, je découvre que dans ce milieu la part de cons et de salauds est la même qu'ailleurs. La classe ouvrière, il ne faut pas la mythifier. Ce n’est pas un bloc de granit ou de marbre, comme dirait Wajda. En pleine guerre, alors qu’on travaille pour la Défense nationale, les

gars parlent peu de la guerre. À la pause, tandis que chauffe la gamelle, on parle de bouffe ou de femmes, pour ne pas employer un mot plus vulgaire. Ils sont d’une crudité, les hommes

entre eux! Mon chef, le chaudronnier, particu-

lièrement, ne parle que de seins, de fesses. Le premier jour, sur la porte en métal du placard qui nous sert de vestiaire, il dessine à la craie un corps de femme avec tous

les détails. Et il me donne une leçon d’érotisme comparé des différentes parties de l’anatomie féminine, comment les aborder, les caresser. C’est à cette occasion que j’apprends un mot: le clitoris. À dix-huit ans! Dans la famille, le sexe était tabou. Je me souviens qu’en rentrant un soir de juin des Chan-

tiers j’ai entendu le fameux discours de Pétain qui était une capitulation. J’ai écouté ce discours dans la chambre de ma sœur, sur son appareil de TSF. Je perçois aussitôt autour de moi un grand soulagement, d’abord dans ma famille, mais aussi dans la rue, au café, impasse des Mûriers et

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partout. Soulagement de se dire : la guerre est finie, donc l'amant, le mari, le frère vont rentrer. Il n’y a plus cette menace des bombardements. On est dans le Midi de la France. On ne connaît pas le soldat allemand, le char allemand, le drapeau allemand. Faute de commande, et pour cause, les Chantiers ont

fermé. Je me suis retrouvé chômeur. Un demi-siècle plus tard, j'étais président du festival de Cannes. Le jury était en pleine discussion quand on m’a apporté un message des ouvriers de la Normed,

un chantier naval qui était

menacé de fermeture. Ils me demandaient de recevoir leur délégation en disant : « Vous avez travaillé sur un chantier naval, vous pouvez nous comprendre. » Cet appel au secours m'a bouleversé. J’ai replongé en arrière. Bien sûr, je suis allé leur parler. Les gars étaient balancés à cinquante ans. Je leur ai dit que je transmettrais leur message au gouvernement, ce que j’ai fait. J'ai fait la queue comme les autres au bureau de chômage pour toucher une aumône. Et puis j’ai trouvé un boulot sur les quais. Non, je n’étais pas docker (je l’ai toujours dit aux journalistes) mais aide magasinier (c’est un mot qui sonne moins bien que « docker»). Je travaille chez un magasinier place Camille-Pelletan où je prépare le camion à gazogène: je trie le charbon de bois. Puis, avec le chauffeur, on va au port prendre livraison de la mar-

chandise. J’ai gardé dans les épaules le souvenir des sacs de semoule qu’on allait chercher à la Semoulerie de la Madeleine. J’apprends à porter ces sacs de semoule qui pèsent leurs cinquante kilos. Il y a toute une technique à acquérir pour attraper les lourds paquets et les mettre sur l'épaule de manière à ne pas te casser le cou et ensuite marcher en équilibre. Tu apprends à maîtriser ton corps, à 54

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bouger correctement. Ça peut toujours servir. Apparemment, je suis loin de l’Alcazar quand je trimbale mes sacs, couvert de poussière. C’est également un bon entraînement pour le music-hall. Mais ça, je l’ignore.

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