Mongo Beti parle: testament d'un esprit rebelle
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Collection LAmUDES NOIRES (animéepar AGGÉEC. loMOMYAZHIOM) Dansle bruissementdu Toutmonde,mortifiés par le fer de l'esclavage,descolonisations,desoppressionset les poignes de la domestication,despeuplestiennentencoredebouten quêtede leur identité, cherchantles voiesde la Iibération et de l'autonomie. C'est à ces littératures de la quêted'émancipationque s'adresse la collection LatitudesNoires.Faire le Iien entre les diasporiques et les continentaux,décloisonner,ouvrir de nouveauxhorizons de recherche,créer la confrontation des idées.C'est enfin une invitation à un regard de l'intérieur et à l'émergencede nouvelles vitalités, avec pour ambition de sortir de l'afropessimisme.

Déjà paru dansla collection LatitudesNoires

Du Crimed'être> Celaveut dire que la vraievedette, le véritable héros, pendant très longtemps à Douala, c'était quand même DjeukamTchameni,l'ancien directeur de la compagnie d'infor1natiqueIntellar et fondateur de CAP-Liberté 8. Lesjeunes croyaient beaucoup en lui, parce que les jeunes à Douala sont beaucoup plus politisés qu'ici, à Yaoundé. Et quand les gens m'ont demandé d'aller à l'élection, moi je ne crois pas à l'élection, mais comme je ne voulais pas avoir l'air de me dérober,j'ai fait campagne aux élections législativesde mai 1997. Et c'est vrai qu'au Marché Central (Yaoundé), qui est le marché où il y a lesjeunes militants, il y avait un contact, une relation assez significative, assez enthousiaste aveclesjeunes, mais cela concernelesjeunes du Marché Central. Il est certain que lesjeunes Beti sont sous l'emprise du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais, le RDPCau pouvoir. Donc, quand bien même ils m'admireraient (le conditionnel est important) parce que je suis écrivain,politiquement, ils ne sont pas en phase avecmoi. J'ai beaucoup de contacts aveclesjeunes écrivains.Là encore, le problème c'est qu'un écrivain,par définition, EPISODE91281

est quelqu'un de très individualiste, quelqu'un qui cherche à arriver, à réussir, qui cherche à se faire un nom, à se faire publier. C'est le grand souci des jeunes qui viennent ici. Ils veulent être publiés.Ilsveulent que je leur donne des recettes pour être publiés.Ils sont en quête d'une recette technique: comment contacter un éditeur français. Ça, c'est facile, car il y a des répertoires ici. Maisils cherchent aussi des recettesesthétiques: comment il faut écrire pour être publié.C'estasseznaïf. Je n'ai pas beaucoup le sentiment que des jeunes écrivains qui viennent ici soient des gens engagés. Mais c'est normal, ils cherchent à bâtir une carrière. Lepoète ou le romanciervraiment engagé,c'est un cas rarissime. Je me souviens, par exemple, d'avoir introduit Ferdinand Oyono auprès d'un éditeur français à une époque oùje le connaissaisassezpeu.Je savaisqu'il était un Fon qui avait eu des problèmesde famille avec ' ' . , , son pere parce que son pere avait epouse une autre femme. Il était en conflit avecson père. C'estlui-même qui me l'avait dit d'ailleurs. Donc,c'était un être tourmenté. Quand il a écrit un livre, qu'il a demandé que je le présente à un éditeur,je l'ai fait. Ça a été facile.Je n'ai pas fait grand-chose. Je l'ai mis en rapport avec Maurice Nadeau qui dirigeait une collection chez Julliard, c'est tout. Or,il s'est révéléqu'Oyonon'a rien d'un , . . , ecr1va1nengage.

CONVENTIONS ETCREATION L'Afriqueest très riche comme matière première pour un écrivain.C'estvrai, ily a des chosesqu'on voit, qu'on sent, qu'on observe,dont on n'avait pas la jouissance quand on vivaità l'extérieur. Depuisque je suis revenu ici, c'est formidable.Jen'ai même pas besoin d'imaginer des situations,je n'ai qu'à les observer,alors que quand 282 l MONGO BETIPARLE

j'écrivais en France,je mettais à contribution énormément mon imagination.Ici,à peine ai-jebesoinde mettre à contribution mon imagination.Je découvre,en plus, une Afrique beaucoup plus riche que celle que j'imaginais quand j'étais à l'extérieur. Comme matière première, c'est beaucoup plus facile. Maispour mettre en forme, il est évident que j'ai besoin de beaucoup de repos, de beaucoup de distance. Et là, en France, cela m'arrange bien d'être à Rouen parce que je peux travailler du matin au soir sans être interrompu, sans être dérangé. Et puis, j'ai toutes sortes de matériel à ma disposition.Jen'ai pas de panne d'ordinateur, ou quand on a une panne d'ordinateur, ça se répare en 2 heures. Tout cela joue. Je ne vis pas seulement au Cameroun. Je vis beaucoup en France.Il faut combiner tous ces éléments-là. Donc,j'ai cette facilité matérielle, technique. Quand je vais en France,je travaille énormément. Laretraite compteaussi, dans la mesure où la retraite m'a libéré des contraintes de l'enseignement. LaFrance est un paystrès embourgeoisé,très colletmonté, engoncé dans des contraintes bourgeoisesextraordinaires. Si tu es professeur dans un grand lycée comme celui où j'étais à Rouen, et qu'il t'arrive de dire un mot d'argot en classe,en rigolant avecles jeunes, tu reçois le lendemain une protestation des parents: «Comment!Voilà le professeur qui parle argot en classe!» Les enfants racontent tout à leurs parents. Lesprofesseurs de français en France sont donc considérés comme dépositaires de certaines traditions, en tout cas dépositaires de la pureté de la langue. Mêmequand j'écrivais, étant professeur,j'étais dépositaire de la norme. Lesparents et le systèmes'attendent à ce que le professeur soit défenseur de cette norme. Maintenant,je ne suis plus professeur en activité,je ne EPISODE9 I 283

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suis plus rien. Personne n'attend plus rien de moi. C'est vrai que je me suis senti plus libre. Je me suis libéré, à tous points de vue, surtout dans l'utilisation de la langue, et même dans l'utilisation de ma création, car je peux imaginer des situations de violence sexuelle et de violence physique qui auraient choqué les parents d'élèves si j'avais écrit ce roman étant professeur en activité. Et là, je n'ai plus de compte à rendre à personne. C'est cette libération-là qui est une chose très significative pour moi, et que j'apprécie beaucoup, surtout si on tombe sur un éditeur qui est lui-même assez libre. Ce qui n'est pas toujours évident. Quand j'enseignais, il y avait des convenances, des limites que je ne pouvais pas dépasser parce que j'étais en charge de l'éducation des enfants.Je me devais donc de montrer l'exemple. Quand on est professeur en France, la vie privée et la vie professionnelle se mêlent. Quand tu es professeur de lycée en France, par exemple, tu ne peux pas aller n'importe où. Tu ne peux pas aller au bordel, par exemple, cela va de soi, mais tu ne peux même pas aller dans les bars et les cafés parce que si les bourgeois te surprennent là, ils seront choqués et te feront remarquer: «On t'a confié nos enfants à éduquer. Comment ça se fait que tu ne leur montres pas l'exemple?» Donc les deux se mêlent, tu n'es pas libre. Pas du tout. Peut-être que dans l'enseignement supérieur c'est différent. Mais nous, au lycée, c'est napoléonien, c'est presque l'armée. C'est Napoléon qui a inventé le lycée. Il y a la discipline, il y a un certain respect des nor1nes, des limites, et on est tenu de respecter ce climat-là.

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AINSIVALADISCIPLINE, AINSIVALERAPPORT A LALANGUE! En quittant le lycée,je me suis dégagé des contraintes normatives, mais mon écriture donne lieu à tout un de'batdans le staff éditorial. Lesuns pensent qu'il faut mettre des notespour expliquerlesafricanismes.D'autres croient que ce n'est pas la peine. Soit les gens comprennent, soit ils ne comprennent pas et tant pis. Mais en fait, les lecteurs font un effort pour comprendre, si bien que dans les derniers romans édités par Julliard, la plupart des notes ont disparu. Moi,je pense qu'il faut mettre des notes parce que la langue est un outil de communication. Ce n'est pas nouveau,d'ailleurs. Quand un Provençal,comme Marcel Pagnol, écrit en franco-provençal, quand il met en scène des Marseillaisqui parlent effectivement une langue qui n'est plus un dialecte mais qui est quand même assez différente du français courant, on met des notes parce que les gens veulent comprendre. Donc,je veux dire que le français que nous parlons n'est pas un dialecte,parce qu'un dialecte, c'est quelque chose que les autres ne comprennent pas. Par exemple, il y avait un dialecte normand jusqu'au XVIIIesiècle, c'était une langue parlée en Normandie, de même qu'il y avait un dialecte picard, parlé en Picardie, etc. LesFrançais de l'Ile-de-France,c'est-àdire de la région de Paris,ne comprenaient pas. Et pourtant, c'étaient des dialectes français, comme on disait. La question qui se pose est la suivante: si le français africain s'éloigne trop de la norme, est-ceque ce n'est pas une cause de rupture de communication avec les autres francophones? Est-ilbon que le français africain dérive trop, au point de devenir incompréhensible aux autres francophones? C'est ça la grande question. Les Canadiens aussi se sont posé cette question-là.Est-ilbon EPISODE 91285

pour les francophones, pour la langue française, que le français canadien s'érige en une langue incompréhensible, si bien qu'on n'aurait plus de communication entre les Queôécois et le français proprement dit? Moi, je pense qu'il faut mettre des notes pour éviter que les différents français dérivent trop les uns par rapport aux autres. Ces langues parlées restent quand même en contact les unes avec les autres, parce que ce qui nous menace finalement, c'est que le français africain se constitue en une espèce de créole à la longue. D'ailleurs, moi, je pense que c'est inévitable compte tenu de l'exécrable qualité de l'enseignement du français en Afrique, mais je n'approuve pas.Je m'en attriste. En fait, les facteurs qui unifient la langue n'existent pas chez nous, la lecture, les médias, etc. ou bien n'ont qu'un très faible impact sur les habitudes des locuteurs. Nous sommes dans une situation qui ressemble un peu au Moyen Age, c'est-à-dire qu'au contraire, tout est fait pour que le français africain soit encouragé à se fragmenter, à devenir un dialecte étranger aux autres. Moi, je n'approuve pas cela.Je dis que c'est quasiment inévitable, mais c'est dommage. C'est pour ça que je pense qu'il faut mettre des notes pour que le contact soit maintenu entre les sociétés francophones. Mais tout le monde n'est pas d'accord avec moi. De plus, la vie littéraire a ses exigences. Par exemple, si mon livre est traduit en américain, il faut que le traducteur comprenne. Raison de plus pour mettre des notes de bas de page. Moi, je considère la langue comme un instrument, non pas comme un terrain de lutte politique ou démagogique. C'est comme la voiture. Quand je conduis une voiture occidentale, je ne dis pas: «Je vais y mettre des astuces africaines ». Ça neveu t rien dire. Or, si on consi286 I MONGO BETIPARLE

dère la langue comme un instrument, il faut respecter la nature de cet instrument, les exigences de son efficacité. Donc ce n'est pas un champ d'affrontement.J'ai toujours dit qu'en ce qui me concerne, je n'ai aucune relation mystique avec la langue. Je ne suis pas Senghor. Mon attitude à l'égard d'une langue est purement objective et pragmatique. Si c'était dujaponais,je ferais le même effort pour apprendre le japonais, ou le chinois, ou l'américain, ou n'importe quoi. Lalangue est d'abord quelque chose d'extérieur à moi que j'utilise pour des buts pragmatiques. Donc j'essaie de tirer le maximum d'utilité, de pragmatisme de cette langue. C'est pour cela que je pense qu'il est bon que les expressions typiquement africaines, qui sont jolies d'ailleurs, soient explicitées, traduites, pour que les autres sociétés francophones les comprennent et que, éventuellement, un traducteur les comprenne. Il y a le même problème avec l'anglais-américain. C'est une langue, surtout celle du Sud, tellement éloignée de l'anglais qu'il vous faut plusieurs dictionnaires d'anglais pour comprendre. Dans les dictionnaires, on vous dit: . C'est ce qu'il faudrait faire en Afrique, c'est identifier ces particularismes. Si on ne les identifie pas, comment distinguerait-on le français-africain du français-français? Évidemment, si les Camerounais avaient des éditeurs à eux, s'ils avaient des institutions culturelles à eux, si un éditeur camerounais pouvait éditer des romans lus d'abord par les Camerounais, la question ne se poserait peut-être pas de la même façon Maislà, nous avons une situation de dépendance qui fait que moi, mon éditeur me dit: «Qu'est-ce que ça veut dire ça? Moi, je ne comprends pas. Le lecteur ne va pas comprendre». Bien sûr, quand c'est un système culturel autonome, EPISODE 91287

d'accord. Comme au Queôec, éventuellement, ou comme aux Etats-Unis par rapport à l'Angleterre. Mais ce qui est assez gênant, c'est que les Camerounais et les Africains veulent être considérés comme des sociétés autonomes et adultes alors que techniquement, socialement et politiquement, ils refusent d'assumer le combat qui les amènerait à ce statut d'adulte. A qui la faute? C'est quand même étonnant que mon livre Tropdesolet1 tue l'amourait eu un accueil de presse extraordinaire, comme on dit, en France mais il n'a jamais été mentionné ici. Il y a ce paradoxe-là aussi. Il n'a jamais été mentionné ici, dans aucun média du Cameroun. Il faut souligner le paradoxe et l'ambivalence de notre littérature, qui est une littérature, effectivement, faite par des Africains mais qui, à la limite, n'est qu'une littérature française d'Afrique et non une littérature africaine. Mais il faut, en même temps, soulever le paradoxe d'institutions politiques qui refusent une littérature nationale. Alors si elles n'en veulent pas, que fait l'auteur? L'auteur va où il est accepté. Et moi,j'étais même déjà mieux accepté ici au Cameroun à l'époque des Français que depuis qu'il y a des régimes africains soidisant indépendants. La question est la suivante: est-ce qu'il y a une Afrique indépendante? On peut appliquer à notre situation politique le même raisonnement qu'on vient de faire à propos de notre littérature. Il y a une littérature française d'Afrique, de même qu'il y a un pré carré français d'Afrique. Les deux vont ensemble. Lejour où les Africains ne seront plus le pré carré des Français, mais des Etats indépendants, il est probable qu'à ce moment-là, il y aura une littérature africaine indépendante ; en tout cas les questions ne se poseront plus de la même façon. On n'a jamais vu un Etat colonisé se doter d'une littérature autonome. Ça 2881MONGO BETIPARLE

n'existepas. Or,nos Etats sont toujours colonisés.Donc c'est logique,il n'y a pas de littérature africainede langue française, il y a une littérature françaiseécrite par des auteurs africains. LesEtats africains n'ont pas pris en main leur destin économiqueni leur destin social.Donc,ils ne peuvent pas le faire au niveau culturel. Noussommeslà devant notre impuissancefondamentale.L'Afriquene s'est pas dégagée du système colonial. On le constate à propos de la littérature comme il est possiblede le constater à propos de l'économie, de la finance et du reste. Nous ne sommes pas capablesde mettre sur pied une opposition unie. Si les gens ne sont pas capablesde se mettre ensemblepour faire une oppositionunie, par exemple -ce qui est quand même plus facile en politique-, ils ne vont pas se montrer capables d'imaginer de grandesinitiativesculturellesautonomes,privées!Cela demande un haut niveau de maturité. Si messieurs John Fru Ndi du SDFet MaigariBelloBouba9 de l'UNDP, l'Union Nationale pour la Démocratie et le Progrès, n'ont pas été capables de s'entendre, ça va être pareil dans d'autres domaines pour d'autres acteurs. C'est une des faiblessesdu système africain. Nous sommes trop divisés.C'est trop compartimenté. Comment inverser le courant? Et qu'est-ceque cela voudrait dire? Demanderà un individu ou à un groupe d'inverser cette situation, cela signifierait quoi? Cela signifieraitqu'on lui demanderait de créer une maison d'édition qui éditerait des livresconçusprioritairement pour le public africain. Maisil n'y a pas de marché africain du livre. Ça, il faut le savoir.Moi,je suis dans le métier depuis plus de 45 ans. Il n'y a pas de marché africain du livre. La France est un pays de 60 millions d'habitants, aujourd'hui. Il y a 20 ans, c'était un pays EPISODE 9 1289

de 50 millions d'habitants. Lescontraintes économiques sont telles aujourd'hui que pour publier un livre, il ne faut pas en faire un tirage de moins de 2 500 exemplaires. Economiquement, c'est impossible. Et ces 2 500, quand il s'agit d'un jeune auteur qui n'est pas connu, sont voués à être envoyés au pilon. Je connais bien la question. Ça a été le cas pour LePauvreChristde Bomba. Un jeune auteur comme je l'étais à l'époque ne peut pas vendre plus de 500 exemplaires dans un pays alphabétisé de 50 millions d'habitants. Un jeune auteur inconnu vend au maximum 500 exemplaires d'un livre. L'éditeur va tirer à 2 500. Il y a 2000 exemplaires qui vont être détruits parce que ça prend trop d'espace. Par ailleurs, Laffont publiait des auteurs qui se vendaient bien. Ce qu'il perdait sur un jeune auteur, il le gagnait sur des auteurs confirmés. Mais le jeune auteur, peu à peu, va devenir un auteur confirmé: il vendra unjour 20000, 30000 exemplaires. Voilà comment vit une maison d'édition en France. Les générations s'équilibrent. Lesjeunes sont financés, en somme, par les bénéfices des vieux. Eux-mêmes deviennent peu à peu des vieux, qui sont de plus en plus connus, qui se vendent de plus en plus. Mais ça ne peut pas exister au Cameroun. Nous sommes combien? 15 millions. Mais sur ces 15 millions, il y a combien de francophones? Disons peut-être 10 millions de francophones. Mais combien lisent le français? Et combien peuvent acheter un livre? Laréalité, c'est qu'il n'y a peut-être que trois à quatre mille personnes au Cameroun capables d'acheter un livre. Mais cela ne veut pas dire qu'elles vont acheter un livre. Dans ces trois ou quatre mille personnes, il n'y en a peut-être que cent qui soient des acheteurs potentiels. Et je connais bien la question. Lorsque nous arrivons à vendre un livre à 290 1MONGO em PARLE

succèsici à cent exemplaires,en un an, comme LeDe1·11ier jour deMobutu,c'est un best-seller.Lebest-seller absolu au Cameroun,ce serait 100-15010 exemplairesdans notre librairie, peut-être autant dans d'autres librairies. En tout et pour tout 500-700 exemplaires. Ça, c'est le bestseller. Si tu fabriques un livre dans les conditions normales, tu n'as aucune chance de le rentabiliser. L'Etat seul peut se permettre de gérer des entreprises qui sont déficitaires régulièrement parce qu'il y a les impôts, etc.Maisil n'y a pas de marché libredu livreau Cameroun. Si nous voulons survivre culturellement, nous sommes condamnés à créer un Etat national. Lesgens parlent d'afro-pessimisme,mais ils mêlent tout.Je démontre qu'avec le système actuel, sur le plan économique et autre, nous n'allons nulle part. Un pauvre type, se disant ministre, a foutu le bordel intégral pendant un an dans ce domaine, où il ne comprenait rien, ne connaissait rien. Nous sommes condamnés, nous sommes acculés à changer le système. La France, qui est un pays riche, indépendant, se ruine dans les subventions apportées à l'art, au cinéma, à la peinture, à la librairie. Et quand notre Etat sera un Etat national, il consentira les mêmes sacrifices pour promouvoir l'art national et la littérature nationale.

MAPHILOSOPHIE DEl!ECRITURE Lavocation de !'écrivain n'est pas de bénir le monde tel qu'il va. C'est au contraire de dire: «Çaneva pas». Il n'y a pas un écrivain au monde qui dise: «Çava bien, nous sommes heureux. Il faut nous arrêter là. A quoi bon nous avancer plus loin?». Jean-LouisBory,un type qui s'est suicidé, qui était critique littéraire et cinématographique, d'extrême-gauche très libertaire, disait qu'« Ecrire, c'est mettre un caillou dans la chaussure EPISODE9 1291

d'une société». Parce qu'une société a besoin de se sentir gênée, de boiter. Si une société ne boite pas, si une société n'a pas cet aiguillon, cette espèce d'éperon qui la met mal à l'aise et la contraint à réfléchir, c'est une société qui va à la décadence, ou même qui n'existe pas. La fonction de l'écrivain, c'est de mettre sa société mal à l'aise. Ce n'est pas de lui donner bonne conscience, mais de lui fournir cette mauvaise conscience dont elle a besoin pour s'améliorer chaque jour davantage. Je parle des sociétés qui nous paraissent des sociétés harmonieuses, comme la France. Les écrivains français sont des gens, de tout temps, extrêmement pessimistes, extrêmement mal à l'aise, qui mettent le lecteur mal à l'aise. Un grand écrivain chrétien -on croirait qu'être chrétien en France, cela va de soi-, c'est Mauriac. Les livres de François Mauriac étaient pessimistes, terriblement noirs, alors que ce type n'avait aucune raison d'être pessimiste. C'était un grand bourgeois, bien installé, marié, approuvé et applaudi par tout le monde. Ses livres se vendaient. Mais c'était quelqu'un de très pessimiste. Prenons les grands écrivains russes d'avant la révolution, Dostoïevski, par exemple. C'est épouvantable. Sans remonter jusqu'à Dostoïevski, il y a le roman américain que je viens de lire, celui de Patricia Highsmith, le fameux roman L'Inconnudu Nord Expressavec lequel Alfred Hitchcock a fait un film. Il faut lire ce livre. C'est horriblement pessimiste sur les Américains. On pourrait croire que la société américaine qui est riche est une société qui respire le bonheur. Et regarde notre ami feu Chester Himes. La fonction de l'écrivain, c'est donc de dire: « Ça va mal». Ça ne va jamais bien. Donc un écrivain africain, camerounais, ne peut pas dire:« Nous sommes heureux». Ce n'est pas sa fonction. D'ailleurs, 292 1MONGO BETIPARLE

cela ne serait pas sérieux, tout simplement parce que cela serait mensonger, cela sonnerait horriblement faux. Je ne peux pas dire aux gens: