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French Pages [281] Year 2009
CULTURES D’EUROPE CENTRALE HORS SÉRIE N° 6 Collection : « Régions »
MÉMOIRE(S) DE SILÉSIE : TERRE MULTICULTURELLE, MYTHE OU RÉALITÉ ? Textes réunis par Florence Lelait, Agnieszka Niewiedział et Małgorzata Smorąg-Goldberg Maquette et réalisation graphique : Maria Tolka et Mateusz Chmurski Assistante : Natalia Grądzka
Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université Paris-Sorbonne (Paris IV) 2009
CULTURES D’EUROPE CENTRALE Revue publiée par le CIRCE Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université Paris-Sorbonne, Paris, 2009 Revue dirigée par : Delphine Bechtel et Xavier Galmiche Revue éditée avec comité de lecture. Comité de lecture : Bernard Banoun, Daniel Baric, Delphine Bechtel, Xavier Galmiche, Lubov Jurgenson, Michel Maslowski, Cécile Kovácsházy, Małgorzata Smorąg-Goldberg, Clara Royer, Thomas Serrier, Marketa Theinhardt. Comité consultatif : Adriana Babeţi (Timişoara), Omer Bartov (Providence), Andrei Corbea-Hoisie (Iaşi), Elżbieta Dzikowska (Łódź), Catherine Gousseff (Paris - Berlin), Jiří Holý (Prague), András Kányádi (Paris - Cluj), Csaba Kiss (Budapest), Alfrun Kliems (Leipzig), Philipp Ther (Francfort/Oder - Florence), Robert Traba (Varsovie - Berlin).
Maquette de couverture : Mateusz Chmurski Photographies de couverture : Hôtel de ville de Breslau/Wrocław, carte postale (env. 1900). Source : Bibliothèque du Congrès, Washington (DC), Département des arts graphiques et de la photographie, Photochrom Prints Collection, LC-DIG-ppmsca-01058. Pierre tombale du cimetière juif de Wrocław, © Florence Lelait, 2005. Arrivée en Silésie d’Opole des déplacés polonais des confins orientaux et d’autres régions de la Pologne, 1945. © Stanisław Bober. Source : Archives iconographiques du département d’ethnographie du Musée de la Silésie d’Opole à Opole. Illustration utilisée en fond graphique : Magasin des frères Barasch, Place de l’Hôtel de ville, à l’angle de la rue d’Ohlau, Breslau (Wrocław) années 1920 ; Verlag Gebrüder Barasch, Breslau. Source : Collection Florence Lelait.
Imprimerie Payard
© Cultures d’Europe centrale Hors série n° 6, 2009, collection « Régions »
Cet ouvrage fait suite à la journée d’étude « Mémoire(s) de Silésie : du souvenir à la reconstruction » organisée par le CIRCE, qui s’est déroulée le 24 novembre 2006 à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), et au colloque international « Silésie multiculturelle : mythe ou réalité ? » tenu les 7 et 8 décembre 2007 à l’Université Paris - Sorbonne (Paris IV) dans le cadre du projet transversal « Espaces multiculturels » de l’École Doctorale IV. Toutefois, les contributions ont été éditées en vue de la constitution du présent volume. Cet ouvrage est publié avec le soutien de l’École doctorale IV et du Conseil scientifique de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), ainsi que de l’Ambassade de Pologne. Le CIRCE tient à remercier particulièrement le Professeur Marie-Madeleine Martinet, directeur de l’École doctorale IV de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV), le Professeur Catherine Depretto, directeur du CRLECOB, le professeur Michel Masłowski et Mme Elżbieta Sayegh, attachée scientifique de l’ambassade de Pologne, pour leur soutien précieux. Ainsi que : Le programme ACCES du Ministère de l’éducation nationale L’UFR d’Études slaves de l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV). Nous tenons à remercier les institutions suivantes : Instytut Pamięci Narodowej, Varsovie, Musée de la Silésie d’Opole à Opole, Stiftung Kreisau für Europäische Verständigung/Fundacja ‘Krzyżowa’ dla Porozumienia Europejskiego, Fundacja Karta, qui ont bien voulu mettre gracieusement à notre disposition leurs archives photographiques. Enfin, ce volume ne serait pas ce qu’il est sans les relectures attentives de Delphine Bechtel et Clara Royer ainsi que le soutien de Xavier Galmiche et la patience et la ténacité des auteurs, des traducteurs – notamment Sophie Zimmer - et de nos formidables maquettistes, Mateusz Chmurski et Maria Tolka. Qu’ils soient ici chaleureusement remerciés.
TABLE DES MATIÈRES Table des matières ............................................................................................................................ 7 Florence LELAIT, Małgorzata SMORĄG-GOLDBERG MÉMOIRE(S) DE SILÉSIE ................................................................................................................. 9 AUX ORIGINES DE LA MULTICULTURALITÉ SILÉSIENNE Marie-Thérèse MOUREY Le paysage culturel de la Silésie : retour sur les origines .......................................................... 21 Wojciech DOMINIAK La colonisation de droit allemand : point de départ du processus de transformation de la structure sociale et ethnique en Silésie ........................................................................................ 33 LA SILÉSIE À L'HEURE DES NATIONALISMES Nicole HIRSCHLER-HORÁKOVÁ et Vladimír J. HORÁK La multiculturalité dans les espaces frontaliers : tableau de la vie quotidienne à Hruschau/Hrušov à la périphérie de la ville industrielle d’Ostrava ....................................... 45 Ingo LOOSE Antisémitisme et exclusion de la communauté juive À travers la presse juive de Breslau et de Basse-Silésie (1925-1938) ......................................................................................................... 61 Juliane HAUBOLD-STOLLE La Haute-Silésie territoire du combat national : la propagande haute-silésienne allemande et polonaise dans l’entre-deux-guerres.............. 73 Adriana DAWID Les anciens membres de la Division I de l’Association des Polonais en Allemagne face aux questions de nationalité en Silésie (1941-1949) ......................................................................... 87 Piotr KOCYBA Le multilinguisme de la Haute-Silésie dans les discours nationalistes.................................. 103 MÉMOIRE(S) DES NOUVEAUX ET ANCIENS HABITANTS Corinna FELSCH Histoire commune – perception différente ? L’historiographie polonaise et allemande relative à la Silésie dans l’entre-deux-guerres (1919-1939) ..................................................... 119 Christian LOTZ Politique mémorielle dans l’Allemagne divisée : débats autour de l’histoire de la Silésie et de l’expulsion des Allemands ..................................................................................................... 129
Florence LELAIT La Silésie allemande : entre le « bagage invisible » et la mémoire reconstruite .................. 141 Elżbieta DWORZAK et Małgorzata GOC « Nouveaux habitants » de la voïvodie d’Opole dans les activités du Musée de la Silésie d’Opole .......................................................................................................................................... 153 Agnieszka NIEWIEDZIAŁ Espace comme cadre social de la mémoire. Paysans polonais dans les villages repeuplés de la Silésie d’Opole. ......................................................................................................................... 169 Gerard KOSMALA Résistance face à la mémoire – mémoire résistante. Monuments aux morts (allemands) dans la Silésie d’Opole ................................................................................................................. 181 Izabela KAŻEJAK Le passé de Wrocław à travers le prisme de l’Oral History : compte rendu d’une enquête ...................................................................................................... 193 Hélène CAMARADE Krzyżowa/Kreisau, paradigme du renouveau démocratique et de l’entente européenne : les enjeux de la mémoire germano-polonaise du Cercle de Kreisau depuis 1945.............. 205 LITTÉRATURE : UNE AUTRE ÉCRITURE DE L'HISTOIRE ? Zofia MITOSEK L'image de l'ennemi : la fonction des symboles littéraires dans le plébiscite en Haute-Silésie ............................................................................................. 223 Lucrèce FRIESS Langue allemande et langue polonaise dans la « Tétralogie de Gleiwitz » de Horst Bienek : de la nécessité du témoignage..................................................................................................... 241 Małgorzata SMORĄG-GOLDBERG Breslau/Wrocław dans le miroir de la paralittérature ou le recours à l’archaïsme décoratif ........................................................................................ 255 Nicole BARY Des écrivains allemands sur les traces de leurs racines silésiennes ....................................... 267 Table des illustrations .................................................................................................................. 275 Présentation de la revue Cultures d’Europe Centrale ................................................................... 279
MÉMOIRE(S) DE SILÉSIE La chute du mur de Berlin a fait tomber bien d’autres murs symboliques en Europe centrale, ouvrant ainsi des chantiers historiques consacrés aux sujets tabous, ou du moins peu étudiés et peu discutés par la société civile, les discours officiels les ayant trop longtemps laissés dans l’ombre. Parallèlement, la concomitance avec le processus d’intégration européenne des pays de cette aire culturelle a eu un effet dynamisant. Une intense activité symbolique a fait émerger des problématiques mémorielles inédites. Mais entre le(s) discours officiel(s) et la réalité telle qu’on peut l’observer sur le terrain, on constate souvent des écarts significatifs. Breslau ou Wrocław, Oppeln ou Opole, Gleiwitz ou Gliwice, Ostrau ou Ostrava… La Silésie, région au statut identitaire complexe, située au cœur de l’Europe, lieu-carrefour où se croisent monde germanique et monde slave, en est un exemple emblématique. Terres de passage et de mélange, traversée au cours des siècles par de nombreuses influences – catholique, protestante, hussite, juive, slave, germanique – qui, s’affrontant parfois, se complétant souvent, se sont mélangées, sans que pour autant l’identité « nationale » de la région soit clairement définie. La Silésie pose ainsi un défi d’analyse et de compréhension de ses héritages mémoriels. Sans doute la politique de l’Union européenne, qui encourage les actions de réconciliation, agit-elle comme une soupape résorbant périodiquement le trop-plein de pression, mais elle donne parfois aussi trop de visibilité aux acteurs qui prennent en charge ces dissensions et ces conflits, rendant ainsi possibles les abus du politically correct, du positive thinking. Quelles sont donc les véritables retombées sociales, politiques et culturelles (débats publics, mises en scène muséographiques, quêtes identitaires des écrivains…) de ces retrouvailles avec une histoire que l’on a tant manipulée ? La Silésie, dans ce contexte, fait presque figure de cas d’espèce, apparaissant comme une caisse de résonance des conséquences provoquées par la chute du mur de Berlin dans l’Europe centrale post-communiste, notamment en ce qui concerne le renouvellement des débats sur l’histoire, sa perception, son écriture. Aux origines de la multiculturalité silésienne D’abord dominée au Moyen Âge par la dynastie polonaise des Piast qui appela des Allemands – moines, paysans, marchands, artisans… – à venir faire fructifier ses terres
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marécageuses, la Silésie devint possession de la couronne de Bohême en 1335 à l’occasion de la signature du traité de Trencin, intégrant ainsi le Saint Empire romain germanique. Passée ensuite sous le contrôle des Habsbourg en 1526, elle connut son âge d’or au XVIIe siècle, considéré comme celui de la première modernité silésienne. Marie-Thérèse Mourey brosse le tableau du paysage culturel de cette Silésie baroque à la recherche d’une identité culturelle modelée par l’influence des espaces voisins. La multiculturalité y était un phénomène ancien qu’il ne s’agit cependant pas d’idéaliser : elle était offensive et conflictuelle. Elle fut conquise par la Prusse, d’abord en 1740 au cours de la première guerre silésienne, puis définitivement à l’issue de la troisième guerre silésienne plus connue en France sous le nom de guerre de Sept Ans. La Silésie fut alors profondément marquée par une réorganisation administrative, une germanisation de la province, notamment en Haute-Silésie. Le clivage politique, linguistique et confessionnel entre la Basse-Silésie et la Haute-Silésie s’en trouva d’autant plus accentué. Le XIXe siècle, époque de l’éveil des nations1, confronta enfin la Silésie à son destin de région frontalière. Face à une Pologne déchirée entre la Russie, l’Autriche-Hongrie et une Prusse qui montait en puissance, étendant son territoire et sa zone d’influence politique, les habitants de la Silésie se virent obligés de choisir progressivement leur nation d’appartenance. Conflits politiques et recompositions socioculturelles La mosaïque culturelle que composaient les différentes communautés de Silésie au début du XXe siècle est l’occasion de s’interroger sur les dichotomies qui existaient ou non dans leur vie quotidienne et leurs représentations. Cohabitation, vie commune, affrontement ? Lieux de vie communs, quartiers séparés ? Quelle était la vie des habitants de Breslau et de la Silésie dans l’entre-deux-guerres ? Quelles étaient les relations entre les différentes communautés – polonaise, allemande, ukrainienne, tchèque, juive – en Silésie au XXe siècle ? Si le multiculturalisme, en tant que discours, est un concept inventé et présent dans l’imaginaire du dernier quart du vingtième siècle, il pouvait exister à travers la multiculturalité des communautés urbaines et rurales. Était-il alors, dans les faits, synonyme de véritables relations ou bien d’ignorance réciproque ? Quelles étaient, au quotidien, les formes de manifestation de cette multiculturalité ? À l’aube du XXe siècle, la mise en application du principe wilsonien de l’autodétermination des peuples marque l’entre-déchirement des Silésiens, qu’ils soient proches de l’Allemagne ou de la Pologne. L’Allemagne meurtrie après le traité de Versailles signé le 28 juin 1919 n’en finit pas de voir ses voisins régler leurs comptes avec elle, à l’instar de la Pologne qui a retrouvé son indépendance. En Silésie tout particulièrement, le conflit se cristallise entre les communautés allemande et polonaise 1
Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales, Paris, Seuil, 2001.
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autour du plébiscite prévu par l’article 88 du traité. Alors que le traité stipule qu’une partie des arrondissements de Guhrau, Militsch, Groß Wartenberg et Namslau, soient 512 km2 et environ 26 000 habitants, serait d’emblée attribuée à la Pologne, tandis que le territoire de Hultschin – 518 km2 et 48 000 habitants –, échoit à la Tchécoslovaquie, le plébiscite qui se déroule le 20 mars 1921 débouche finalement en 1922, après trois insurrections polonaises, sur des négociations à Genève sous l’égide de la Société des Nations, protectrice des droits des minorités, qui conclut à la cession d’une partie de la Silésie à la Pologne. La province est partagée entre les deux États. Les premiers mouvements de population séparent les communautés allemande et polonaise. Les relations conflictuelles entre « Allemands » et « Polonais » de Silésie ont ainsi exacerbé un processus amorcé au XIXe siècle, à l’ère de l’éveil des nationalismes, qui a fait passer la population silésienne de la multiculturalité à l’affirmation de velléités monoculturelles. Juliane Haubold-Stolle montre en quoi la Haute-Silésie a été l’objet d’un mythe aussi bien du côté allemand que polonais, porté à son paroxysme dans la symbolique de la propagande diffusée lors de la campagne du plébiscite de 1921. La partition territoriale qui en a résulté a créé des minorités fortes en Haute-Silésie, conduisant à la prolongation de l’affrontement nationaliste non seulement dans les provinces allemandes et polonaises nouvellement créées, mais aussi sur la scène internationale entre les Allemands et les Polonais sur le plan politique et scientifique. L’intégration du morceau de terre conservé ou récupéré à la communauté nationale devint un enjeu politique et culturel. Elle révélait une incapacité des deux communautés en présence à dialoguer, les Juifs étant rejetés à la fois en Allemagne et en Pologne. La Haute-Silésie d’une part symbolisait pour les parties en présence l’injustice du diktat de Versailles, le partage de 1922 étant présenté comme une « blessure sanglante » infligée à la nation, tandis que d’autre part tous les acteurs de la sphère politique revendiquaient une identité polonaise ancestrale pour cette région. Chaque camp mythifia le combat des insurgés des années vingt. Zofia Mitosek souligne pour sa part la force des symboles littéraires en analysant les résonances des différents usages du « serpent teuton » dans la propagande polonaise lors de la campagne du plébiscite de 1921. Son analyse déconstruit le paradigme de l’Allemand – incarnation stéréotypée de l’étranger et de l’ennemi – tel qu’il a été forgé et transmis par la littérature à partir de l’époque romantique. Elle montre, en s’appuyant sur les exemples précis de tracts de propagande, comment il a contribué à la cohésion identitaire des Silésiens polonais. Parallèlement à la Silésie germano-polonaise a subsisté à la périphérie, une Silésie tchèque qui connaît aussi ses mémoires problématiques et ses lieux contestés entre les Allemands, les Polonais et les Tchèques, entre les autochtones et les nouveaux arrivants. En référence aux trois variantes de la multiculturalité théorisées par Jürgen Bolten2 – ignorance, tolérance, acceptation –, Nicole Hirschler-Horáková et Vladimír 2
Jürgen Bolten, Interkulturelle Kompetenz, Erfurt, Landeszentrale für politische Bildung Thüringen, 2007.
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Horák analysent l’affrontement entre ces trois communautés à partir de l’étude d’un cas : la petite ville de Hruschau/Hrušov située aux confins de la Silésie tchèque à la lisière de la ville industrielle d’Ostrau/Ostrava. La multiculturalité avérée y est conflictuelle. En pleine expansion économique, confrontée à la montée des consciences nationales, la ville voit les communautés polonaise et tchèque adopter des stratégies différentes : coopération pour l’une, confrontation pour l’autre. Dans le même temps, Breslau se développe et bénéficie d’un rayonnement culturel, économique et politique grandissant. Au rythme effréné des années vingt et trente, de la crise économique et de la montée du national-socialisme, la capitale silésienne surgit dans la région comme une terre de brassage où les communautés nationales et religieuses, les milieux socioprofessionnels se côtoient, voire vivent ensemble jusqu’à l’heure néfaste de l’avènement d’Hitler. La fin des années trente et la Seconde Guerre mondiale marquent ainsi le début d’une deuxième séparation : la disparition de la communauté juive (exil, déportation). Ingo Loose montre cependant, à travers l’étude de la presse juive de Breslau entre 1925 et 1938, que conformément à la thèse défendue par Gershom Scholem, la communauté juive de Breslau était en réalité victime de l’antisémitisme bien avant le 30 janvier 1933. Il ne s’agit pas tant d’un processus d’exclusion qui aboutit sous le régime national-socialiste que de la fin d’un processus de désintégration. La communauté juive de la capitale silésienne subit, dès les années vingt, un déclin économique (faillites, augmentation du nombre de chômeurs), qui se traduit par la montée en puissance des institutions sociales juives. La communauté religieuse se transforme en communauté culturelle, la presse constituant un moyen d’en assurer la cohésion intellectuelle. La terre de mélange est devenue dans la première moitié du XXe siècle une terre de conflits. L’un des derniers bastions allemands face à l’avancée de l’Armée rouge, la Silésie cède dans le chaos, les populations allemandes fuyant vers l’Ouest sur les routes enneigées de l’hiver 1945. Puis, après la conférence de Potsdam, c’est l’expulsion organisée des Allemands restés sur leur terre natale vers les quatre zones d’occupation que les Alliés ont constituées en Allemagne. La Silésie perd la majeure partie de sa population allemande. L’URSS dont les troupes occupent le terrain place la région sous l’administration de la nouvelle République populaire de Pologne. La Silésie devient une terre d’accueil pour les déshérités de Pologne centrale et les déplacés des territoires de l’Est annexés par l’URSS, parmi lesquels des Ukrainiens et des Juifs. Adriana Dawid s’intéresse à la position de la minorité polonaise de Silésie vivant en Allemagne face aux questions de nationalité en Silésie entre 1944 et 1949. À l’aide de l’exemple des anciens membres de la Division I (Silésie d’Opole) de l’Association des Polonais en Allemagne, elle montre comment cette minorité prépare d’ores et déjà l’aprèsguerre. S’appuyant sur des documents souvent inédits, elle analyse la façon dont les membres d’associations de ce type tentèrent dès le début des années quarante de poser les fondements d’une Silésie polonaise en sélectionnant les habitants favorables à la Pologne,
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voire polonais, et en délimitant une nouvelle frontière germano-polonaise. Ils dessinèrent ainsi les contours d’une Silésie monoculturelle d’où les Allemands seraient expulsés ou polonisés et d’où les traces du passé allemand seraient effacées. Pourtant, ils durent faire face à l’hostilité des Polonais de l’intérieur envers l’avènement du nouveau régime communiste, ceux-ci leur reprochant notamment de revendiquer leurs origines silésiennes avant leurs origines polonaises. Mais dans l’après-guerre, les conflits entre communautés subsistent, parfois intériorisés par les individus. Agnieszka Niewiedział explique comment les Polonais de la première et de la deuxième génération arrivés des confins ou de Pologne centrale dans la commune de Korfantów (Friedland OS) dans la voïvodie d’Opole se sont appropriés cet espace allemand qu’était le village, au moment où la polonité de la région était affirmée par le pouvoir central et les traces de la germanité progressivement effacées. La perception de l’espace diffère selon sa fonction – économique, religieuse… Tandis que les nouveaux arrivants se dévalorisent dans la perception qu’ils ont d’eux-mêmes face à leurs prédécesseurs allemands lorsqu’ils considèrent le village comme un espace économique, le village en tant qu’espace religieux devient un point de convergence et d’égalité entre anciens et nouveaux habitants, notamment dans l’hommage rendu aux morts. Cette analyse des représentations, fondée sur un long et minutieux travail d’enquêtes sur le terrain, rend compte de la profondeur historique de la mémoire vive3 des habitants de la Silésie et de la pérennité de la dichotomie entre la « polonité » des habitants et la « germanité » de leur espace de vie. Étouffée par un régime communiste qui veut construire un État ethniquement uniforme, la Silésie prend à nouveau son envol après 1989. Elle redécouvre sa pluralité en même temps que la démocratie. Wrocław, sa capitale, se passionne pour son patrimoine culturel germanique. Oscillant entre les différentes cultures – juive, allemande, polonaise – qui l’ont imprégnée à travers les siècles, la Silésie devient un de ces lieux des mémoires nationales ou interculturelles, tantôt complémentaires, tantôt conflictuelles. Le processus de réappropriation et de ré-articulation de ces différents héritages culturels devient un élément important de la transition identitaire portée par le changement de système politique et l’intégration européenne. Ce processus, abordé en termes de recomposition mémorielle, implique de multiples acteurs, enjeux et modes d’expression. Izabela Każejak présente à ce sujet un compte rendu de l’enquête menée par des étudiants de l’Université européenne Viadrina à Francfort/Oder sous la direction de Philipp Ther et articulée autour de l’influence de la politique de la mémoire promue depuis 1989 par la municipalité de Wrocław sur la conscience historique de ses habitants. L’enquête a permis de démontrer le contraste entre la valorisation par les élites de la 3
Mémoire vive ou mémoire commune sont des notions opératoires définies par Marie-Claire Lavabre, notamment dans « De la notion de mémoire à la production des mémoires collectives », in Daniel Cefaï (dir), Cultures Politiques, Paris, PUF, 2001, p. 233-252..
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multiculturalité de Wrocław, passée et actuelle, et la réalité des relations entre les minorités – juive, allemande, ukrainienne – et la majorité polonaise. Il est cependant certain que la politique de l’Union européenne qui vise à favoriser des dispositifs et des actions de réconciliation, à force de manier le discours de la multiculturalité, a fini par faire évoluer les mentalités. Sa politique de financement et d’encouragement des instances qui prennent en charge la réouverture des dossiers qui semblaient définitivement classés apparaît comme l’un de ses effets les plus positifs. C’est précisément ce que montrent indirectement les initiatives telles que celle de l’Université européenne de la Viadrina et du Centre Willy Brandt de Wrocław. Aujourd’hui encore, le débat sur l’identité nationale est vivace en Silésie. Piotr Kocyba évoque, à travers la question du multilinguisme en Haute-Silésie, la charge et la signification socio-culturelles de chaque idiome et l’utilisation qui est faite du critère linguistique par les mouvements nationalistes depuis le XIXe siècle4. Le Mouvement autonomiste de Silésie créé en 1991 se fonde ainsi sur une mémoire commune pour construire une identité silésienne actuelle, gardienne d’un héritage multiculturel, tentant de se démarquer de la Pologne sans pour autant vouloir rejoindre le giron de l’espace culturel allemand. Loin des deux grandes nations, ce mouvement forge une identité régionale, voire une nation, empruntant aux deux aires culturelles. Mise(s) en récit Témoin des affrontements entre communautés nationales, de la barbarie nazie, de la résistance allemande, de l’expulsion des Allemands en 1945, du communisme, des grandes grèves des années quatre-vingts, la Silésie se souvient des souffrances endurées, quelle que soit la nationalité des victimes. Les différents acteurs de l’histoire régionale, individus ou groupes, Polonais, Allemands ou autres, mais aussi historiens et écrivains, (re)construisent ou reconstituent une certaine mémoire par le biais du document ou de la fiction, et de l’utilisation qu’ils en font. Mémoire historique, mémoire officielle, mémoire privée ; mémoire virtuelle, mémoire des traces – topographiques, écrites, orales… –, chaque réinterprétation de l’histoire, chaque mémoire répond à des objectifs précis. La mémoire est diverse et complexe, allemande ou polonaise, tchèque, slovaque, ukrainienne ou catholique, protestante ou juive, parfois uniate. Mise en récit historique controversée… Mouvementée, la Silésie n’a pas été seulement le lieu d’affrontements physiques, mais est depuis le XIXe siècle et encore aujourd’hui l’objet de débats intellectuels parfois vifs
À ce sujet voir l’article de Tomasz Kamusella, « Échanges de paroles ou de coups en Haute-Silésie : la langue comme lieu de contacts et de luttes interculturels », in Delphine Bechtel et Xavier Galmiche (dir.), Lieux communs de la multiculturalité urbaine en Europe centrale, Paris, Cultures d’Europe centrale (n° 8), 2009, p. 133-152.
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entre historiens qui participent selon les périodes à la défense de telle ou telle identité nationale de la région. Au moment où la recherche historique en particulier consacrée aux régions de Pologne anciennement allemandes et aux relations germano-polonaises se renouvelle considérablement à la fois en Pologne et en Allemagne, jusqu’à parfois converger dans son appréhension du passé, force est de constater que les délicates questions sémantiques restent d’actualité, d’autant que certains termes portent une charge idéologique importante. Dans ce volume même, le lecteur remarquera que les mêmes événements peuvent être évoqués en des termes différents. Ces choix sémantiques ne sont pas nécessairement porteurs d’un point de vue, relevant plutôt de l’endroit d’où les auteurs s’expriment, de l’objet de leur étude, des sources utilisées. Les « Silésiens » des uns seront Allemands, ceux des autres Polonais, et d’autres encore habitants d’une région qui se veut autonome. La traduction ajoute à la difficulté. Le médiéviste Charles Higounet se faisait déjà l’écho dans son ouvrage Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Âge5 paru en 1989 de la difficulté à nommer et plus encore à traduire les phénomènes comme celui de la colonisation des terres orientales par des Allemands, traditionnellement Ostsiedlung en allemand, mais que l’on peut aussi désigner par deutsche Kolonisation. Ce volume lui-même apparaît comme une mise en abyme de ce que Corinna Felsch par exemple développe dans son article : aux mêmes sources, aux mêmes événements répondent parfois des interprétations divergentes. Mais il est aussi précisément l’occasion, en rassemblant les contributions de chercheurs français, allemands, polonais et tchèques, de confronter les points de vue. L’époque de ce que l’on appelle donc à tort ou à raison – selon les traditions historiographiques qui se trouvent en arrière-plan – la « colonisation allemande », au Moyen Âge, point de départ du processus des transformations de la structure sociale et ethnique en Silésie, est ainsi largement débattue. Wojciech Dominiak montre dans un premier temps à quel point l’historiographie de la période médiévale a été marquée par les antagonismes germano-polonais et germano-slaves de l’époque, les historiens n’envisageant qu’au début des années soixante-dix une lecture de ce phénomène indépendante des intérêts nationaux. Puis il s’attache à démontrer comment le processus de colonisation, d’abord phénomène économique, a contribué à changer en profondeur la structure socioculturelle de la région par l’afflux de populations nouvelles d’origine germanique – chevaliers, moines… -, par le passage du droit ducal dit « droit polonais » au droit allemand, par une assimilation culturelle progressive qui transparaît notamment dans les usages linguistiques. Plusieurs auteurs retracent ainsi les phases successives de différents recours à l’instrument historique ou linguistique (Wojciech Dominiak, Corinna Felsch, Christian 5 Charles Higounet, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Âge, Paris, Aubier (Collection historique), 1989.
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Lotz, Piotr Kocyba) pour mobiliser l’électorat d’un parti ou d’une coalition autour d’objectifs de revendication identitaire. Répertorier ces « conflits de mémoire(s) » tels qu’ils existent dans les rapports de forces présents est l’un des objectifs de cette publication. Instrumentalisation de l’histoire C’est ainsi également qu’après 1945, alors que la guerre froide divisait durablement l’Europe, différents groupes sociaux, non seulement en Pologne, mais aussi en République fédérale d’Allemagne ou en République démocratique allemande, avaient investi l’espace public pour faire valoir leurs revendications sur la Silésie. De la même manière que les activistes de l’entre-deux-guerres menèrent une politique culturelle volontariste allemande dans la province de Haute-Silésie (Provinz Oberschlesien) d’une part et polonaise dans la voïvodie de Silésie (województwo śląskie) d’autre part, on continua à instrumentaliser après 1945 les événements du plébiscite, chacun des acteurs en présence élaborant une stratégie politique afin d’appuyer sa démonstration nationale. C’est le cas par exemple de l’Association provinciale de Silésie qui a été créée en 1950 en Allemagne de l’Ouest par les Allemands expulsés de cette région et dont Florence Lelait analyse les activités culturelles. Le projet mémoriel de cette organisation qui défend l’image d’une Silésie uniquement allemande donne à voir une mémoire figée et monolithique. Celle-ci repose sur une reconstruction culturelle essentiellement fondée sur la littérature, les arts et traditions populaires. L’Association reconstitue la mémoire collective, telle qu’elle est définie par Maurice Halbwachs6, de la communauté silésienne. Si, depuis 1989, les expulsés de Silésie peuvent se recueillir sur les lieux de mémoire véritables, la mémoire associative reste guidée par de nombreux succédanés qui avaient entre-temps vu le jour à l’ouest de l’Allemagne. Christian Lotz aussi analyse les interprétations de l’histoire silésienne après 1945 telles qu’elles sont présentées par l’Association provinciale de Silésie en République fédérale d’Allemagne, ainsi que par l’Église protestante de Silésie et la Société Helmut von Gerlach, implantées toutes deux en RDA et en RFA. Il démontre, à travers l’étude de leur politique mémorielle sélective, marquée idéologiquement soit par le nationalisme, soit par le christianisme ou encore le communisme, que l’histoire de la Silésie et de l’expulsion des Allemands n’était pas taboue dans les années cinquante dans les deux Allemagnes. La politique mémorielle constituait un élément du débat politique portant notamment sur la définition de la nouvelle frontière germano-polonaise. Les rapports de forces entre les différentes interprétations historiques défendues par ces organisations évoluèrent au cours des années sans que les organisations concurrentes aient pu en profiter réellement dans
Maurice Halbwachs, La mémoire collective, édition critique établie par Gérard Namer, Paris, Albin Michel (Bibliothèque de « L’Evolution de l’humanité »), éd. revue et augmentée 1997.
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une conjoncture nationale de progrès socio-économique et un contexte international de « détente ». Ces deux contributions montrent notamment comment une véritable concurrence des victimes s’est organisée entre l’Allemagne et la Pologne, conduisant les tenants respectifs des thèses défendues vers des discours parfois révisionnistes. Ces deux cas sont révélateurs des difficultés qui touchaient d’autres catégories de porteurs de cette mémoire – institutionnels, collectifs etc. Quelle mémoire a droit de cité ? Doit-il exister une mémoire officielle ? Offrant une représentation partielle et partiale, voire simplificatrice, de l’histoire de la Silésie, les historiens autant que les acteurs de l’affrontement idéologique entre l’Allemagne et la Pologne tentent de fonder le mythe d’une Silésie allemande ou polonaise pour appuyer leurs revendications politiques, s’écartant ainsi de la réalité multiculturelle de cette région frontalière. On observe pourtant une certaine convergence dans la représentation historique qu’ils livrent de la Silésie puisqu’ils en utilisent les mêmes éléments : des événements ou phénomènes comme la colonisation allemande au Moyen Âge, le plébiscite de 1921, ou bien la langue et le patrimoine culturel. La multiculturalité illustrée notamment linguistiquement, par exemple à Breslau entre Juifs et Allemands, ou à Ostrau entre Allemands, Polonais, Tchèques et Juifs, se révèle ainsi d’abord comme pacifique, tant qu’une culture s’impose comme dominante et que les autres communautés culturelles en présence ne tentent pas de devenir autonomes. Mais les tensions politiques et nationales opposent rapidement ceux qui s’obstinent à présenter la Silésie sous un jour monoculturel, national, voire nationaliste. Rendre intelligibles les raisons du « recyclage » de ce passé complexe pour apporter des éclairages utiles à la compréhension du passif avec lequel doivent compter les acteurs institutionnels en charge des dossiers de réconciliation est l’une des missions que se sont fixées les auteurs ici réunis. Traces topographiques Cependant la mémoire collective, selon Maurice Halbwachs, « enveloppe les mémoires individuelles, mais ne se confond pas avec elles. Elle évolue suivant ses lois, et si certains souvenirs individuels pénètrent aussi quelquefois en elle, ils changent de figure dès qu’ils sont replacés dans un ensemble qui n’est pas une conscience personnelle7 ». Elle ne s’exprime pas seulement dans le discours des historiens. Au-delà de ces « lieux de mémoire8 » abstraits que sont les travaux historiques, elle s’inscrit dans le paysage régional. Des lieux symboliques, des monuments insérés dans ses paysages incarnent cette mémoire collective, manifestant ainsi concrètement le point de vue des différentes communautés sur le passé de la Silésie. 7 8
Maurice Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 98. Pierre Nora, Les lieux de mémoire, vol.1, Paris, Gallimard, 1984.
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Hélène Camarade présente les enjeux de la mémoire germano-polonaise que représente le Cercle de Kreisau depuis 1945. Après que la Pologne et la RDA eurent reconnu le statut de résistant contre le national-socialisme aux membres du Cercle de Kreisau, les valeurs de ce groupe devinrent une référence pour les opposants au communisme en Pologne. Mais c’est seulement en 1989, année de l’effondrement du communisme, que ce lieu de mémoire qui avait accueilli une réunion de dissidents polonais, puis la rencontre entre le chancelier Helmut Kohl et le Premier ministre Tadeusz Mazowiecki, reçoit sa vocation actuelle de centre de rencontres internationales pour la jeunesse. Les projets autour de Kreisau, qu’ils soient nationaux ou bilatéraux, illustrent la subordination de l’évocation du passé aux intérêts et normes du présent tout comme le rapprochement germano-polonais propre à l’époque actuelle. Cette mémoire consensuelle contraste avec le cas des monuments aux morts des deux guerres mondiales, honorés par les habitants « autochtones » de la Haute-Silésie, qu’analyse Gerard Kosmala. Malgré l’action de « dé-germanisation » organisée après 1945, nombre de ces monuments ont été préservés. Depuis les années quatre-vingt-dix, des divergences portant sur les célébrations mémorielles se font jour entre élites politiques régionales et défenseurs locaux de ces monuments. Si les premiers voient en eux un signe de révisionnisme, les seconds les considèrent comme l’expression du devoir chrétien de mémoire à l’égard des morts. Musées : lieux de mémoire consensuels ? En collaboration avec Elżbieta Dworzak, Małgorzata Goc montre à travers sa présentation historique du Musée de la Silésie d’Opole, dont elle est l’une des conservatrices, à quel point la Seconde Guerre mondiale et les décisions prises à Téhéran, Yalta et Potsdam ont, pour de longues années, déterminé la construction historicomémorielle du passé de la région. La mémoire collective étant mise en forme au moyen du dispositif muséographique, leur article dresse d’une part un état des lieux historique du (non) traitement muséographique de la présence des nouveaux habitants de la voïvodie d’Opole dans le Musée, et d’autre part présente en détail le travail qui y a été accompli au cours des deux dernières décennies - le rattrapage des lacunes, des tabous et sa (r)évolution depuis 1989 -, notamment en ce qui concerne les déplacés polonais des confins, établis en voïvodie d’Opole et dont le destin reste encore peu exploré par les universitaires polonais. L’exemple de ce musée montre comment, pour de nombreuses institutions vivant au rythme des aléas de la politique historique en vigueur dans la zone d’influence soviétique, les retrouvailles avec une histoire occultée ou déformée furent des moments forts de la reconstruction des référents identitaires. Il montre également les difficultés rencontrées dans des régions telle que la Silésie pour porter un regard dépassionné sur le passé et la part d’irréconcilié qu’on y devine.
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Mémoires littéraires Mais là où historiens et muséographes tentent de présenter une vérité objective, là où les témoins et acteurs de ces périodes troublées défendent une vision nationale de la Silésie, les écrivains en particulier – et les artistes de manière générale – introduisent par la subjectivité un regard plus complexe faisant place à une multiculturalité vécue au quotidien et rétablissant ainsi une certaine vérité de la région. Analyser comment cette littérature-là, en dépit des apparences, et du fait de son essence poétique et subjective, est, elle aussi, porteuse d’un discours, d’une forme d’engagement dans la construction d’un nouveau territoire communautaire, est aussi l’un des objectifs de la publication. La fiction intervient de plus en plus comme relais de la littérature de témoignage, réservée pendant un temps aux acteurs et témoins des « nettoyages ethniques ». En effet, la deuxième et la troisième génération, dont la plupart des écrivains étudiés ici sont représentatifs, choisissent plutôt la fiction, moyen pour eux de s’insérer dans l’histoire, et se réapproprier un passé qu’ils n’ont pas connu et qui hante ces lieux qui les fascinent. La (re)construction subjective devient ainsi un discours complémentaire de celui de l’historien ou du sociologue et entre en résonance avec le document objectif. Depuis 1989, au nom d’un héritage qui commence à peine à être articulé, ce passé sort de l’ombre, concurrençant le discours des historiens. La génération actuelle d’écrivains issus de l’espace silésien s’apprête précisément à écrire un chapitre important d’une histoire commune des peuples d’Europe centrale, dans le dépassement des martyrologies nationales concurrentes ou antagonistes, proposant une lecture commune des souffrances du XXe siècle. Ainsi, le caractère subversif de la mémoire littéraire est illustré de façon emblématique par le projet mémoriel inscrit dans la « Tétralogie de Gleiwitz » d’Horst Bienek, examinée par Lucrèce Friess. Elle utilise pleinement la définition des lieux de mémoire que donne Pierre Nora en explorant l’usage que fait Bienek de la langue. Comment lui, Allemand de Haute-Silésie, parvient-il à faire entendre les voix polonaises de Gleiwitz ? Comment mène-t-il son travail de deuil privé qui a pourtant une visée collective ? La terre natale ne se réduit pas au lieu, elle survit dans sa mémoire. Il parvient à la fixer par la fiction, tout en lui attribuant une fonction politique : s’opposer à la mémoire tronquée de la Silésie que véhiculent les organisations d’expulsés. La prouesse de Horst Bienek est d’avoir réussi, tout en renonçant au « je » autobiographique, à intégrer le travail documentaire dans la fiction, sans gommer complètement son caractère de trace, tout en multipliant les personnages et les voix pour construire un véritable témoignage. Dans la même perspective, Nicole Bary retrace le voyage effectué par de jeunes écrivains allemands de l’après 1989 dans la mémoire familiale silésienne : Olaf Müller, Tanja Dückers, Petra Reski et Ulrike Draesner. Contrairement à leurs aînés – Günter Grass, Siegfried Lenz, Horst Bienek, Johannes Bobrowski ou Arno Surminski –, qui ont évoqué l’expulsion des Allemands de manière périphérique au travers des souvenirs
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Introduction
d’enfance, cette jeune génération essaie avant tout de retrouver ses racines et de surmonter l’absence de dialogue qui règne dans leurs familles respectives. Ces jeunes auteurs entrent dans un processus d’anamnèse, c’est-à-dire de recherche active d’une mémoire qui n’est pas la leur mais celle de leur famille, voire d’une mémoire collective qui leur permet de reconstruire la mémoire qu’ils auraient dû recevoir en héritage. À l’inverse, une certaine littérature – dont les romans policiers de Marek Krajewski, analysés par Małgorzata Smorąg-Goldberg, greffés sur un Breslau de carte postale – donne à voir une « mémoire saturée9 » dont on use et abuse. Krajewski regermanise superficiellement la ville sans pour autant aborder les questions fondamentales de la cohabitation des communautés, de la multiculturalité et de sa disparition. Ici, l’histoire réduite au kitsch sert de toile de fond à des intrigues policières intemporelles et interchangeables. Quel regard poser sur ce genre de phénomène littéraire ? Cette mise à distance par la muséographisation, cette littérature du trompe-l’œil ont sans doute quelque chose de dangereux à long terme, une mise à plat de l’histoire, comme si tout processus de questionnement et d’interrogation était désormais derrière les habitants et les autorités de la ville. Une écriture qui conserve ne fait-elle pas le lit du conservatisme, repli frileux devant les défis de la complexité ? Qu’elle soit littéraire, historique, muséographique, la mémoire individuelle ou collective des Silésiens et l’histoire silésienne elle-même font l’objet de manipulations, souvent idéologiquement orientées. La Silésie n’échappe pas à la surenchère contemporaine des mémoires collectives10 qui prennent pour support la pierre, les documents écrits, mais aussi le discours oral des témoins, les commémorations. Elle voit s’opposer différentes mémoires, différents discours. Terre de mélange et de friction, la Silésie actuelle n’est toujours pas épargnée par des conflits potentiels entre les différentes communautés culturelles qui l’habitent. Pourtant chacune est libre depuis la chute du mur de Berlin d’appréhender la communauté voisine et de s’insérer dans son passé. Peut-on dire que la Silésie d’aujourd’hui est l’héritière de ce passé multiculturel ? Florence Lelait, Małgorzata Smorąg-Goldberg
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Régine Robin, Mémoire saturée, Paris, Stock, 2003. Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard (Folio Histoire), 1988, p. 170.
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AUX ORIGINES DE LA MULTICULTURALITÉ SILÉSIENNE
LE PAYSAGE CULTUREL DE LA SILÉSIE : RETOUR SUR LES ORIGINES Marie-Thérèse MOUREY (Université Paris-Sorbonne Paris IV) Bien avant les événements tragiques qui la marquèrent au cours du XXe siècle, la Silésie fut confrontée aux spécificités entraînées par son statut géopolitique de région frontalière, entre le monde germanique et le monde slave, au cœur d’un triangle formé par la Pologne à l’est, la Bohême-Moravie au sud et les territoires allemands (Brandebourg-Prusse et Saxe) à l’ouest et au nord. De fait, la Silésie ne cessa d’être l’objet d’âpres convoitises de la part de ses puissants voisins. Si la fragilité de ce statut ne fut pas sans répercussions sur la constitution d’un fort sentiment identitaire, on ne saurait oublier qu’elle favorisa en retour l’essor incomparable d’une culture originale, nourrie par d’intenses échanges avec ces pays proches. Or les racines de cette interculturalité bien réelle ont été quelque peu occultées par les développements ultérieurs de l’Histoire. Pourtant, au début de l’ère moderne, la Silésie brilla dans les domaines intellectuel, culturel et artistique. Au carrefour des traditions spirituelles et mystiques de l’Europe centrale, elle se trouva tout d’abord, avec la Bohême, au cœur de l’humanisme tardif européen, avant d’être, au XVIIe siècle, le berceau d’une grande littérature nationale en langue allemande. La Renaissance, puis le Baroque y triomphèrent dans les arts. Si ce paysage culturel singulier, dont il subsistait encore des traces au début du XXe siècle, appartient aujourd’hui irrémédiablement au passé, il n’en est pas moins inscrit de manière indélébile dans le patrimoine de cette région d’Europe centrale. Géopolitique et Histoire Le retour sur les origines implique tout d’abord un rappel sur la notion de « Silésie ». À l’intérieur de ce territoire fort hétérogène et relativement morcelé, la Haute et la BasseSilésie constituent déjà deux entités ethniques, linguistiques, politiques et juridiques bien distinctes à l’aube du XVe siècle ; si la première est caractérisée par la prédominance du tchèque et du polonais, avec une influence polonaise plus prononcée, la seconde porte en revanche une empreinte presque exclusivement germanique. Il en va de même pour les maisons princières : celles de Basse-Silésie cherchent ouvertement à renforcer les liens avec les princes allemands, tandis que celles de Haute-Silésie (dont Oppeln/Opole et
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Ratibor/Racibórz) regardent plus volontiers du côté de la Pologne. Mais cette mosaïque de petites entités plus ou moins autonomes est elle-même insérée dans un triangle politique et culturel (Grande Pologne, Bohême-Moravie et Saint Empire romain germanique) qui détermina toute son histoire. De cette histoire fort mouvementée, on peut retenir les principales étapes1. Durant les XIVe et XVe siècles se produit un premier glissement structurel, géopolitique, à l’intérieur du triangle évoqué : au fil d’un processus long et conflictuel, la Silésie se sépare de la Pologne pour rejoindre la Bohême, dont elle devient un satellite à partir de 13482. Si la province connaît alors son heure de gloire, sa place à l’intérieur du système étatique de la Bohême, ainsi que ses relations avec les autres pays de la couronne (la Moravie et les deux Lusaces), constituent désormais un problème essentiel, ce qui explique les nombreuses crises qui scandèrent son histoire (dont l’intermède hongrois, avec Matthias Corvin), les tendances au particularisme et à l’autonomie des « états3 » de Silésie et des princes étant constamment contrecarrées par une volonté extérieure d’unification politique par le pouvoir central. Au XVIe siècle, l’année 1526 constitue, en vertu des coïncidences de l’Histoire, une date-clé à deux points de vue, politique et religieux. D’une part, la mort à l’âge de vingt ans du roi Louis II de Bohême-Hongrie, sans héritier, lors de la bataille de Mohács contre les Turcs, eut des conséquences irréversibles sur l’équilibre politique européen, puisqu’en vertu d’accords matrimoniaux4, les territoires de Hongrie, Bohême et Moravie furent transférés à la Maison des Habsbourg. L’événement scella le destin de la Silésie, réintégrée dans un espace politique et culturel plus occidental, et germanique. À la même date, l’instauration très précoce de la Réforme luthérienne en pays silésien, alors que la région était demeurée catholique à la suite du mouvement hussite qui avait frappé la Bohême au début du XVe siècle, marqua le début historique d’un dilemme structurel crucial. En effet, la Silésie fut désormais prise en tenaille entre la loyauté exigée envers le souverain légitime, le Habsbourg catholique, et ses propres convictions, majoritairement protestantes. Or, la théorie luthérienne dite « des deux royaumes » impliquait une soumission absolue au souverain, de droit divin, et le refus du droit de résistance active et de rébellion contre un pouvoir qui pouvait être perçu comme une tyrannie. Ce cas de « double contrainte » typique eut des répercussions majeures dans les domaines culturel et artistique, en 1 Le bref rappel qui suit se fonde sur l’ouvrage monumental de Norbert Conrads (dir.), Deutsche Geschichte im Osten Europas. Schlesien, Berlin, Siedler, 1994, en particulier le chapitre « Schlesiens Frühe Neuzeit, 1469-1740 ». 2 Le roi Charles IV incorpora les duchés feudataires de Silésie dans les pays de la couronne de Bohême ; ce statut juridique perdura jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, lorsque la Silésie, à l’issue d’une guerre entre la Prusse et l’Autriche (1740/41), fut partagée entre ces deux États. 3 Nous traduisons par ce terme le mot allemand de Stände, qui désigne la représentation politique des différents corps de la société, aristocratie, patriciens et bourgeoisie. 4 Deux mariages croisés avaient été conclus entre les Habsbourg d’Autriche et les Jagellon de Hongrie : Ferdinand, le frère de l’empereur Charles Quint, avait épousé en 1521 la princesse Anna, la sœur de Louis de Hongrie, tandis que leur sœur Maria avait épousé le roi Louis en 1522.
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particulier dans le medium de la littérature, mais aussi pour la formation d’une conscience de « victime » de l’Histoire. Le XVIIe siècle illustra de façon exemplaire cette situation précaire et en soi insoutenable de la Silésie. En 1618 débuta, en Bohême, la grande tragédie que fut la guerre de Trente Ans : un coup d’éclat inouï, la défenestration de Prague, fut suivi de la formation d’une Confédération en 1619 (point culminant de la rébellion des états de Bohême contre le pouvoir monarchique central), et enfin de l’élection de Frédéric, Prince électeur du Palatinat (un calviniste) comme nouveau roi, à la place du Habsbourg catholique. La réaction ne se fit pas attendre. Avec la défaite cinglante du Palatin, en novembre 1620, commença non seulement une féroce répression, mais aussi une restructuration institutionnelle, administrative et religieuse des pays de la couronne de Bohême, proclamés pays héréditaires de la Maison d’Autriche. Malgré son mauvais choix initial, l’allégeance au Palatin, la Silésie réussit à maintenir son intégrité territoriale. Selon les stipulations des Traités de Westphalie, les princes silésiens de confession luthérienne, à Brieg/Brzeg, Liegnitz/Legnica, Wohlau/Wołów, Münsterberg/Ziębice et Oels/Oleśnica, ainsi que la ville de Breslau/Wrocław, se virent même confirmer leurs droits religieux d’avant-guerre ; mais ces droits devaient bientôt faire l’objet d’âpres négociations, puis de contestation violente. Avec l’extinction de la lignée des princes Piast protestants en 1675, la Silésie tomba sous la tutelle des Habsbourg catholiques, et subit leur volonté d’homogénéisation des pays héréditaires, à l’instar de la Bohême. Visages de la multiculturalité entre Humanisme et Réforme Dès le Moyen Âge, la Silésie avait vu se développer une vie culturelle et littéraire fort riche, grâce à la tradition des cloîtres, mais aussi à la noblesse5. En témoignent aujourd’hui encore de nombreux parchemins et manuscrits qui, miraculeusement rescapés des désastres des guerres, sont conservés dans les archives et bibliothèques silésiennes. Toutefois, c’est à l’époque de la Première modernité, avec l’Humanisme, que fut atteint un essor culturel inégalé6 ; à travers la redécouverte de l’Antiquité grecque et latine, ce grand mouvement intellectuel européen contribua à remodeler de fond en comble l’héritage culturel chrétien, en promouvant des idéaux d’humanité, d’ouverture et de tolérance. Les échanges intellectuels, en particulier épistolaires, sur lesquels repose la culture humaniste, grâce au très dense réseau relationnel, se diversifièrent avec les voyages de formation, pérégrinations académiques des étudiants ou périples professionnels pour les artistes et artisans qui allèrent se former dans de grands centres européens, auprès de modèles reconnus. Ces voyages contribuèrent largement à l’enrichissement de la culture silésienne, au brassage des influences, styles et écoles, ainsi qu’à la naissance de formes artistiques originales. Dynamisé par le succès de l’imprimerie, l’Humanisme favorisa également la Peter Moraw, « Das Mittelalter (bis 1469) », in Norbert Conrads (dir.), Schlesien, op. cit. Cf. l’imposante histoire culturelle de la Silésie due à Klaus Garber (dir.), Kulturgeschichte Schlesiens in der Frühen Neuzeit, 2 vol., Tübingen, Niemeyer, 2005. 5 6
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création de bibliothèques et d’institutions éducatives de pointe. La célèbre bibliothèque municipale de Breslau, dite Rhedigeriana Vratislaviensis, doit son nom à son fondateur, Thomas Rhediger (1540-1576), un riche patricien animé du rêve fou d’égaler les grandes bibliothèques fondatrices de l’humanité, celle de Ptolémée à Alexandrie, la Vaticane de Rome ou la bibliothèque Palatine de Heidelberg, et désireux de procurer à sa patrie, en dehors de richesses matérielles, les biens immatériels dont s’enorgueillissaient les grands centres culturels de l’ouest de l’Europe (Paris et Orléans, Louvain et Anvers, Padoue, Venise, etc.) qu’il avait pu lui-même visiter. La donation intervint par contrat entre la famille des Rhediger et la ville en 1645. Avant la Seconde Guerre mondiale, Breslau possédait encore des trésors, dont des manuscrits précieux de Pétrarque et autres incunables. Le développement d’institutions éducatives destinées aux laïcs, et non plus aux seuls clercs, est dû aux théories pédagogiques du luthérien antidogmatique Philippe Melanchton. Ainsi furent créés, à Breslau, les deux célèbres « gymnases », Ste Elisabeth et Ste Marie-Madeleine, pépinières de l’élite politique, administrative et intellectuelle de la région. L’absence d’université en Silésie, en soi une carence, obligeait les jeunes gens qui voulaient faire des études à partir pour l’étranger : Leyde, en Hollande, mais aussi Prague, Vienne, Cracovie, ou encore Leipzig, Wittenberg, la Viadrina de Francfort sur l’Oder, sans oublier l’espace rhénan avec Strasbourg ou Heidelberg. La Silésie fut ainsi enrichie par les courants de pensée les plus divers, de l’humanisme rhénan aux courants mystiques et pansophiques d’Europe centrale, ce qui favorisa l’épanouissement d’un syncrétisme culturel sans pareil. L’exemple paradigmatique de ce type d’institutions est le gymnase académique de Beuthen/Bytom, créé en 1614 par un noble silésien, Georg von Schönaich ; le gymnase entretenait des contacts avec les cercles calvinistes du Palatinat, mais aussi avec les « Frères Polonais » (Bracia polscy), une secte radicale et égalitariste née de la fusion avec la Fraternité de Bohême, qui militait en faveur du développement des sciences et des arts, et de la littérature, ainsi qu’avec le gymnase académique de Thorn/Toruń, en Pologne. Enfin, le directeur Caspar Dornau était en relation étroite avec le pédagogue de Bohême Jan Amos Comenius (1592-1670). Les ouvrages de ce dernier, dont Janua linguarum (La clé des langues), furent mis au programme des deux gymnases de Breslau en 1643. Toutefois, trop ouvert et tolérant (il campait sur des positions supraconfessionnelles), le gymnase de Beuthen fut fermé en 1628 sur ordre des autorités catholiques. Un autre domaine dans lequel s’illustre l’humanisme est l’historiographie. Si l’on trouve dès le XVe siècle une chronique de la ville de Breslau, une véritable historiographie silésienne ne se développe qu’à la fin du XVIe siècle, en liaison étroite avec une affirmation identitaire confessionnelle. C’est également à cette époque que se fonde une tradition durable d’écrits historiques et juridiques, codifiant les multiples aspects de la notion de droit (« jus communale »), dont la question centrale était celle des « franchises » (c’est-à-
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dire des privilèges). Un des représentants les plus importants de cette historiographie locale fut le patricien Nicolaus Henel von Hennenfeld (1582-1656), auteur des Silesiographia et Breslographia (1613). Le nombre impressionnant d’imprimeurs et d’éditeurs n’est pas sans expliquer le succès des idéaux de l’Humanisme, et l’essor culturel de la province. À la fin du XVIIIe siècle, on comptait vingt-et-une imprimeries dans toute la Silésie, à Breslau, mais aussi à Liegnitz, Oels, Görlitz/Zgorzelec, etc. Outre l’humanisme, un autre facteur déterminant réside dans le poids de la religion. À la fin du XVIe siècle, une grande partie de la noblesse et des princes (renforcés par le privilège de jus reformandi acquis après 1555) s’était convertie au protestantisme, parfois même secrètement au calvinisme (cette confession n’étant pas encore reconnue officiellement). Si dans la Bohême voisine, le calvinisme, également soutenu par l’aristocratie, prit d’emblée une coloration politique, en Silésie il fournit des impulsions décisives à la vie culturelle, notamment à travers les échanges avec de nombreux Silésiens, médecins, théologiens, prédicateurs, érudits, installés en Europe de l’ouest. En dehors des deux grandes confessions issues de la Réforme, la Silésie vit éclore de nombreux mouvements mineurs, dont les courants millénaristes (fréquemment persécutés comme sectes), qui favorisaient le développement d’une piété toute d’intériorité, contre la fixation dans une orthodoxie rigide. Ainsi, Caspar von Schwenkfeld, un noble silésien qui réussit à convertir le prince de Liegnitz aux nouvelles idées de Luther, développa une conception spiritualiste et anti-dogmatique de l’Église. Enfin, la Silésie fut, avec la proche Lusace, un véritable terreau mystique. La lignée inaugurée par Jacob Böhme fut illustrée, entre autres, par Abraham von Frankenberg, Philipp Jakob Sachs von Löwenheim, Johann Theodor von Tschesch, Christian Knorr von Rosenroth, ou encore, pour la traduction littéraire de ces tendances mystiques, la poésie de Daniel von Czepko ou celle de Quirinus Kuhlmann. Pour parfaire le tableau, on ne saurait omettre de considérer la situation des Juifs en Silésie7. Cette situation n’était guère enviable. Depuis le Moyen Âge, les Juifs demeuraient au mieux des marginaux, au pire étaient persécutés. Paradoxalement, l’introduction de la Réforme dans les villes et les territoires silésiens ne contribua pas à accroître la tolérance, mais au contraire à marquer plus clairement les zones confessionnelles, c’est-à-dire à en chasser les Juifs. Dans tout le territoire, ils devaient porter un anneau jaune sur leur vêtement, comme le prescrivait l’ordonnance de police d’Empire de 1548. Les villes de Breslau et de Schweidnitz/Świdnica s’enorgueillissaient même du triste privilège de ne pas les tolérer (de non tolerandis judaeis). Sous la pression des états de Silésie, l’empereur Rodolphe II, pourtant très ouvert, se vit obligé de promulguer un décret leur interdisant de s’installer dans la région. Breslau, métropole commerciale, n’accepta l’installation d’une communauté juive sédentaire qu’à la fin du XVIIe siècle ; et il fallut attendre 1737 pour que fût promulgué l’édit de tolérance de Charles VI. Exception dans ce triste paysage : en 7
Norbert Conrads (dir.), Schlesien, op. cit., chapitre « Das Judentum am Rande der Toleranz », p. 231-239.
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dehors des deux îlots constitués par Zülz/Biała (Fig. 11) et Glogau, la principauté d’Oels, avec à sa tête un prince originaire de Bohême, de la maison des Podiebrad, apporta un large soutien à la communauté juive. Aujourd’hui encore, on peut voir l’ancienne synagogue, érigée vers 1500 sur le modèle de l’ancienne synagogue de Prague, mais profanée lors de l’expulsion des juifs en 1535, puis « sécularisée » et transformée en église évangélique en 1695. C’est à Oels que s’installa un imprimeur juif originaire de Prague, Chaim Schwarz, à qui l’on doit une merveille, la plus ancienne bible hébraïque imprimée en Allemagne (1530), d’une qualité technique exceptionnelle. Au fil du temps, surtout à partir de 1557 et au XVIIe siècle, la tolérance s’accrut envers les communautés juives, tolérance intéressée bien sûr (d’ordre économique, commercial et financier), mais aussi dictée par une reconnaissance culturelle envers les médecins, musiciens et maîtres à danser devenus indispensables à l’élite sociale. Ce constat sociologique trouve une correspondance sur le plan intellectuel. Tout en demeurant dans leur cadre épistémique et éthique d’origine, le christianisme, les érudits humanistes firent montre d’un réel intérêt pour la culture hébraïque, en particulier pour ses aspects ésotériques (la Kabbale) et manifestèrent un respect pour l’hébreu, langue sacrée, vecteur de la Révélation, qui fut même enseigné dans le gymnase de Beuthen. Au reste, dès le début du XVIe siècle, certains humanistes silésiens s’étaient solidarisés avec le Rhénan Johannes Reuchlin, entré en conflit ouvert avec l’Inquisition en 1514 pour avoir pris la défense de la langue et de la littérature hébraïques. Le conflit des cultures À la fin du XVIe siècle, le fragile équilibre entre les communautés est menacé par une escalade progressive des tensions et par le durcissement des antagonismes. La génération d’érudits marqués par un christianisme irénique, engagés dans la défense d’un patriotisme local et régional tout pacifique, cède la place aux tenants d’un dogmatisme intolérant, d’une violente affirmation partisane qui refuse la coexistence religieuse et rejette le consensus social. La culture humaniste de la bourgeoisie, inexorablement écrasée, ne survécut plus que dans certaines grandes villes et principautés médiates. Le confessionnalisme qui caractérisait le XVIIe siècle, la culture protestante et la culture catholique produisant chacune des phénomènes singuliers, connut une expression spécifique en Silésie, puisque ces deux cultures se développèrent sur le même territoire, dans une imbrication extrême et une rivalité conflictuelle8. S’il y eut une multiculturalité factuelle, elle n’eut pas le visage paisible de l’échange bienveillant, mais celui, tourmenté, de l’affrontement, voire de la haine. Une des raisons de ces antagonismes réside dans la politique implacable menée par le souverain légitime Habsbourg sur les plans administratif et religieux. Dès 1624, Ferdinand Arno Herzig, « Schlesischer Barock im konfessionellen Spannungsfeld des 17. Jahrhunderts », in Mirosława Czarnecka (dir.), Memoria Silesiae, Wrocław, 2003, p. 63-69.
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II prit des mesures de rétorsion passant par la « réduction » (confiscation) des églises et établissements scolaires protestants, et même par des conversions forcées (notamment dans les principautés de Glogau, Sagan/Żagań, Schweidnitz et Münsterberg). Cette recatholicisation à outrance, poursuivie après 1648 avec la réintroduction des rites catholiques dans la vie publique, alla de pair avec une perte des libertés religieuses, pourtant garanties par la Lettre de Majesté de Rodolphe II en 1609. Même la ville de Breslau ne parvint pas à résister, comme l’atteste l’ascension irrésistible des Jésuites, en dépit de l’opposition farouche du Sénat protestant de la ville. En 1701, l’université tant espérée fut créée : mais c’était une université impériale, et catholique (et même jésuite), l’Academia Leopoldina (Fig. 7-8). La politique autoritaire menée par le souverain Habsbourg fut donc ressentie non seulement comme arbitraire, mais aussi et surtout comme une traîtrise, voire un « viol des consciences ». Face à ce pouvoir absolu, la proche Pologne catholique était idéalisée en raison de la tolérance religieuse qui y régnait, et de l’accueil fait, notamment à Danzig, aux nombreux intellectuels silésiens durant la guerre et même bien après. Or, et ce n’est pas un hasard, c’est précisément durant cette période très tourmentée que naquit, en Silésie, une grande littérature en langue allemande, capable de rivaliser à égalité avec les autres littératures nationales européennes qui s’étaient déjà constitué un patrimoine littéraire9. Ce paradoxe de la « provincialité » d’une littérature nationale n’est qu’apparent. En effet, la Réforme des Lettres allemandes mise en place par Martin Opitz (1597-1639), natif de Bunzlau/Bolesławice, n’est que le reste du rêve évanoui d’une Réforme universelle (renovatio universalis) développé dans les cercles humanistes et calvinistes du Palatinat, héritiers des milieux pansophiques et hermétistes (cercles rosicruciens, kabbalistes gravitant autour de Rodolphe II à Prague10). Cette Réforme se proposait, grâce à l’élection du Prince Palatin calviniste comme Empereur, de chasser l’Antéchrist et de rétablir la véritable religion chrétienne… De même qu’avec Luther, la langue allemande était devenue le symbole de l’affirmation de la « Germania » protestante face à la « Romania » catholique, le projet de patriotisme culturel et littéraire initié par Opitz au début du XVIIe siècle se vit investi d’une mission spécifique, à dimension théophanique et eschatologique. Mais la Réforme poétique et littéraire n’avait de chance de réussir qu’à la condition expresse de ne pas prendre la forme d’une rébellion ouverte contre les Habsbourg. Cette soumission, imposée par les circonstances politiques et aggravée par le statut alors très précaire de l’écrivain, explique que l’affrontement idéologique se déplaça dans le medium de la littérature, à travers des genres et modes d’expression cryptés, fondés sur le double langage, l’allégorie et l’analogie. Cette littérature qui nous semble aujourd’hui aussi étrange qu’étrangère revêtait alors une fonction Marie Thérèse Mourey, « La littérature baroque en Allemagne », Littératures classiques, n° 36, 1999, p. 164-177. Pierre Béhar, « Martin Opitz : weltanschauliche Hintergründe einer literarischen Bewegung », GermanischRomanische Monatsschrift, Neue Folge, vol. 34, n° 1/2, 1984, p. 44-53. 9
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essentielle de ciment d’une communauté sociale, intellectuelle, confessionnelle, à l’égal, dans un autre registre, des cantiques d’églises protestants, qui continuent aujourd’hui encore de déterminer la mémoire culturelle de la Silésie. La tragédie silésienne protestante, tout axée sur la martyrologie, donna naissance au genre spécifique du « drame de martyr ». L’œuvre d’Andreas Gryphius, de Glogau, qui fut témoin dans son enfance des pires exactions infligées à ses proches (les terribles « dragonnades »), puis assista à l’insidieuse entreprise de séduction des jésuites, témoigne de cette résistance à l’oppression qui ne peut se déployer que dans le registre spirituel, selon les principes de l’éthique luthérienne. Sa Catherine de Géorgie est, à juste titre, considérée comme l’emblème de la Silésie, martyrisée par un tyran impie, mais dont la rédemption est garantie par l’Éternité, tandis que Papinian stylise un juriste vertueux qui refuse de sacrifier sa conscience à la raison d’État. Les drames de Daniel Casper von Lohenstein, tout d’abord vibrant éloge du républicanisme de la cité de Breslau, opèrent une reddition idéologique après l’extinction de la dynastie des Piast en 1675, qui exige de glorifier la monarchie Habsbourg ; quant à Hoffmannswaldau, président du Conseil de Breslau et conseiller impérial, il se représente poétiquement sous les traits du Romain Caton qui se suicida pour échapper à la traîtrise de « César » – allégorie transparente de l’Empereur, le « Kaiser ». En dehors de cette littérature en langue allemande, la richesse culturelle de la région apparaît dans l’architecture et les arts plastiques. Dans ce domaine également, et malgré l’indéniable qualité de l’héritage médiéval, l’apogée fut atteint durant la période de la Renaissance et du baroque. Dès le début du XVIe siècle, le paysage architectural se transforma en profondeur, tant dans le registre profane que sacré ; en témoignent encore, dans la limite des destructions infligées ultérieurement par les vicissitudes de l’Histoire, les résidences princières, châteaux, hôtels de ville, églises, etc. L’Hôtel de Ville (Ratusz) de Breslau, symbole de la puissance et de la richesse de la capitale, voit sa structure médiévale complétée par une ornementation extérieure de style Renaissance. La résidence princière de Brieg (Fig. 3-4) est achevée dans le même esprit, avec une cour centrale entourée d’arcades, selon le modèle de Cracovie. Des variantes spécifiques de la Renaissance, à la fois polonaise, tchèque et hongroise, se développent, comme dans la décoration de la cathédrale de Breslau, influencée par les tombeaux des rois de Pologne à Cracovie ou par le travail d’artistes de Prague. Pour la sculpture en revanche, c’est un art italien qui pénètre dans les grands centres culturels, à travers les artisans de la proche Saxe, tandis que pour la gravure, les modèles viennent des Flandres et de Hollande, et de nouveau de Prague. Au XVIIe siècle se développa de même un art baroque spécifiquement silésien. Les développements originaux auxquels on assiste en matière d’architecture ou d’ornementation permettent de prendre la pleine mesure de la double identité confessionnelle constitutive de la Silésie. Les systèmes sémiotiques mis en place dans les programmes iconographiques respectifs des protestants et des catholiques sont autant une
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forme d’affirmation identitaire qu’ils répondent à un défi. Chez les premiers, l’image n’est pas absente, mais elle est soumise à la diffusion de l’Écriture, de la Parole de Dieu. Les églises se caractérisent par une relative sobriété, à l’extérieur comme à l’intérieur, la pièce maîtresse étant la plupart du temps la chaire, lieu de la prédication, de la Parole, et les orgues, la musique étant considérée depuis Luther comme le support essentiel de la foi. Du côté catholique se développa, en vertu de la doctrine rénovée par le Concile de Trente affirmant l’importance primordiale des images, un art visuel tout de splendeur, ostentatoire, d’une sensualité chatoyante, à même de produire la conversion du chrétien. Les nouvelles constructions, sacrées et profanes, furent accompagnées par la « baroquisation » de bâtiments plus anciens, comme en témoigne la grande salle de l’université de Breslau (Aula Leopoldina, Fig. 9, I). Les routes et chemins aussi, dont les routes de pèlerinage, furent ponctués de figures saintes telles la Vierge et les saints, tant il est vrai que tout le territoire du souverain devait devenir un paysage « sacré », témoignant de la victoire de la Vraie foi sur l’hérésie protestante (et, à partir de 1683, sur les Turcs). Ainsi, le paysage culturel si singulier de la Silésie fut déterminé par des influences croisées tout autant que par les bouleversements de sa propre histoire. En retour, la Silésie exerça un rayonnement sans pareil sur ses proches voisins, ainsi que sur des régions plus éloignées de l’espace germanique, comme la Franconie ou le Palatinat. Sa culture fut autant marquée par des productions originales que par la réception et l’absorption de divers courants. Réalité intrinsèque, et non imaginaire mythique, aussi ancienne que complexe, la « multiculturalité » de la Silésie frappe par ses innombrables ramifications et la diversité de ses facettes. Elle n’est pas pour autant à concevoir sous un jour idéalisé : loin de toute harmonie utopique, elle fut conflictuelle, offensive, voire polémique. Ce sont les réalités de son statut géopolitique qui imposèrent à la région d’accepter progressivement la pluralité des cultures. Le dépassement du confessionnalisme, qui avait engendré un processus de définition identitaire empreint de repli jaloux sur soi, de défiance et de rejet de l’Autre, fut long et douloureux, mais contribua à forger les structures de la société moderne. Dans le contexte des sociétés de l’Ancien Régime, et en l’absence d’un espace réservé à l’expression de l’opinion publique, les expressions artistiques et esthétiques furent le moyen privilégié de traduire cette identité spécifique. En simplifiant quelque peu, on peut affirmer que la littérature (de langue allemande) fut, pour les protestants, un moyen d’écrire l’Histoire en marche, en donnant un visage allégorique à cette Silésie martyrisée, tandis que le programme iconographique du baroque catholique prétendait unifier le paysage géographique et culturel en affirmant la communion dans une même foi du Souverain et de ses sujets. Aujourd’hui, la dimension mémorielle de nombreuses entreprises culturelles en Silésie (création de musées, rénovation de châteaux, églises ou cloîtres comme Leubus/ Lubiąż, préservation de sites menacés, etc.) démontre à l’envi le besoin urgent, du côté polonais, de reconstruire une mémoire silésienne « longue », afin de
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faire le point sur l’héritage légué par l’Histoire. Les trois modestes « Églises de la paix » (Friedenskirchen), concédées aux Luthériens en 1648, revêtent une valeur symbolique et émotionnelle considérable. Si l’église de Glogau a entièrement brûlé lors d’un incendie en 1758, celles de Jauer/Jawor et Schweidnitz/Świdnica (Fig. 6) existent encore et ont été placées, depuis 2001, sous protection de l’UNESCO. Ce n’est certes pas fortuit si la perception du patrimoine culturel original et singulier de la Silésie se fait peut-être davantage dans les « lieux de mémoire », à travers ses aspects visuels (dans l’urbanisme et l’architecture) qu’à travers la littérature, essentiellement de langue allemande et surtout peu accessible en raison de ses postulats philosophiques et esthétiques obsolètes. Mais cette dimension mémorielle devrait se comprendre dans le sens dynamique d’un retour sans complaisance sur une histoire aussi riche que mouvementée et conflictuelle, et non comme célébration nostalgique d’un « siècle d’Or » qui, lui, serait totalement imaginaire.
Fig. I Franz Mangoldt, Johann Christoph Handke, Christopher Hollandt, Aula Leopoldina (Auditorium Academicum), Université de Wrocław/Breslau (1728-1732), détail de l’entrée principale. Photo : Agnieszka Wiatrzyk (2008).
LA COLONISATION DE DROIT ALLEMAND : POINT DE DÉPART DU PROCESSUS DE TRANSFORMATION DE LA STRUCTURE SOCIALE ET ETHNIQUE EN SILÉSIE Wojciech DOMINIAK (Université d’Opole) Entre les Xe et XIIIe siècles, la Silésie fut le terrain d’affrontements politiques entre le Saint Empire romain germanique et les royaumes de Pologne et de Bohême. Elle ne cessa de changer d’appartenance nationale : après avoir été rattachée à la fin du Xe siècle au royaume de Pologne, à la suite de l’attaque du prince Brzetyslaw en 1039, la région se retrouva dans l’aire d’influence tchèque. La Pologne parvint à récupérer ce territoire quinze ans plus tard, mais son appartenance était désormais conditionnée au paiement d’un tribut versé à l’empereur allemand. Le caractère tributaire de la région témoignait du rôle particulier de la Silésie dans les relations politiques dès le milieu du XIe siècle. Il en résultait une importante exposition aux influences culturelles des pays limitrophes. Avec la mort du prince Boleslas III dit Bouche-Torse en 1138, l’État polonais connut un démembrement territorial et l’accès à l’autonomie des différents duchés. Ces transformations politiques qui durèrent en Silésie jusqu’en 1202 se traduisirent par la division de la région en deux unités territoriales : le duché de Wrocław et le duché d’Opole1. Au XIIIe siècle, la Silésie entre donc dans un cycle de profonds changements politiques, sociaux et économiques, visibles d’abord sur le territoire du duché de Wrocław, la future Basse-Silésie2. Les ducs silésiens surent mettre à profit leur autonomie et mirent rapidement en place des politiques de rentabilisation de leur ressource principale que constituaient de grandes étendues de terres inexploitées. Compte tenu des faibles capacités de production de la population locale, ils firent appel à une main-d’œuvre recrutée à l’ouest de l’Europe, 1 Janusz Bieniak, « Powstanie księstwa opolsko – raciborskiego jako wyraz przekształcania się Polski w dzielnicową poliarchię » [Formation du Duché d’Opole-Raciborz en tant qu’expression de la transformation de la Pologne en une oligarchie des régions], in Anna Pobóg-Lenartowicz (dir.), Sacra Silentii provincia. 800 lat dziedzicznego księstwa opolskiego (1202 – 2002) [Sacra Silentii provincia. 8 siècles d’héritage du duché d’Opole], Opole, Redakcja Wydawnictw Wydziału Teologicznego Uniwersytetu Opolskiego, 2003, p. 37-81. 2 La division en Basse et Haute-Silésie s’est cristallisée seulement au XVe siècle. Idzi Panic, « Kształtowanie się pojęcia i terytorium Górnego Śląska w średniowieczu » [Formation du territoire et de l’appellation de HauteSilésie au Moyen Âge], in Dominika Abłamowicz (dir.), Początki i rozwój miast Górnego Śląska. Studia interdyscyplinarne [Fondation et développement des villes de la Haute-Silésie : Études pluridisciplinaires], Gliwice, Muzeum w Gliwicach, 2004.
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principalement des Flamands, des Wallons, des colons venant des principautés allemandes, mais aussi, plus rarement, de Bohême. Il est important de souligner que ce fut là la seule migration dans l’histoire de l’Europe qui s’effectua d’ouest en l’est3. Cet intense flux migratoire marqua fortement l’économie de la Silésie au XIIIe siècle et eut des conséquences durables. La colonisation de droit allemand dans l’historiographie allemande et polonaise L’impact de la colonisation dite allemande sur le développement de la Silésie au XIIIe siècle a été abordé de manière diverse par les historiens. Jusqu’à une époque assez récente, la perception multiculturelle de ce phénomène était absente des historiographies polonaise et allemande. Au XIXe et au début du XXe siècle, l’histoire de la Silésie médiévale était marquée par les antagonismes germano-polonais et germano-slaves en vigueur de l’époque. Convaincus de la supériorité de leur culture, les historiens allemands sous-évaluaient le niveau de développement de la population locale. Sur la base de ce préjugé, ils considéraient que les terres slaves en friche avaient été intégrées à la civilisation européenne grâce au travail des colons allemands4. L’historiographie polonaise en parlait sur un ton tout aussi nationaliste, dépréciant l’importance et la signification des changements socioculturels fondamentaux connus par la Silésie grâce à l’apport des nouveaux arrivants5. Dans le même temps, les ducs silésiens du XIIIe siècle étaient perçus comme les initiateurs de la germanisation de la Silésie6. De plus, on surévaluait du côté polonais, en dépit des faits, l’impact de la colonisation de droit polonais et le développement des villes7. Après 1945, dans le contexte de l’émergence du bloc soviétique et des changements de la frontière germano-polonaise, les historiens polonais essayèrent de bannir du vocabulaire historique le terme « location » (lokacja), le remplaçant par celui de « réforme urbaine8 ». Ce n’est qu’au début des années soixante-dix que les historiens 3 Anna Pobóg-Lenartowicz, « Kulturelle Vielfalt Schlesiens im Mittelalter », in Rudolf Wichard (dir.), Mitteleuropa. Geistige Grundlagen Geschichte und Gegenwart Pädagogische Perspektiven. Dokumentation eines trinationalen wissenschaftlichen Symposiums vom 2. bis 4. November 2004 in Krakau, Francfort/Main, Stiftung Haus der Action 365, 2005, p. 114. 4 « Science au service du politique » – c’est ainsi que l’on peut définir des ouvrages comme celui de Karl Hampe, Der Zug nach dem Osten. Die kolonisatorische Großtat des Deutschen Volkes im Mittelalter, Leipzig, Teubner Verlag, 1934, ou encore de Hermann Conrad, Die mittelalterliche Besiedlung des deutschen Ostens und das Deutsche Recht, Cologne, Westdeutscher Verlag, 1955. Pour une synthèse critique de l’historiographie de la colonisation de droit allemand voir Sławomir Gawlas, « Znaczenie kolonizacji niemieckiej dla rozwoju gospodarczego Śląska » [Rôle de la colonisation allemande dans le développement économique de la Silésie], in Antoni Barciak (dir.), Korzenie środkowoeuropejskiej i górnośląskiej kultury gospodarczej [Racines de la culture économique de l’Europe centrale et de la Haute-Silésie], Katowice, Instytut Górnośląski, 2003, p. 22-31. Voir également l’article de Corinna Felsch dans ce volume, p. 115-125 (NdE). 5 Kazimierz Tymieniecki, Kolonizacja a germanizacja Śląska w wiekach średnich [Colonisation et germanisation de la Silésie au Moyen âge], Katowice, Instytut Śląski, 1937. 6 Feliks Koneczny, Dzieje Śląska [Histoire de la Silésie], Varsovie, Antyk, 1997 (1ère édition 1897), p. 103-104. 7 Sławomir Gawlas, « Znaczenie kolonizacji niemieckiej dla rozwoju gospodarczego Śląska », op. cit., p. 23. 8 Ibid., p. 24.
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des deux pays commencèrent à envisager une lecture de ce phénomène indépendante des intérêts nationaux. Néanmoins, l’envergure et les conséquences de la colonisation y sont toujours évaluées de façon bien différente. Le concept de « prise du pouvoir par la colonisation », introduit dans l’entre-deuxguerres, témoigne de façon éloquente de l’importance de la colonisation sous le droit allemand dans l’exercice du pouvoir des ducs colonisateurs. Son introduction était un des plus importants moyens d’élargissement de leur zone d’influence politique et de consolidation de leur puissance9. Les exemples de changements induits par la colonisation de droit allemand présenté dans cet article démontrent la validité de cette formulation. Après une exposition générale des modalités pratiques de cette politique, nous examinerons les changements connus au XIIe siècle par le duché d’Opole (future HauteSilésie). Ils sont imputables à Vladislav Ier d’Opole, l’un des plus importants représentants de la dynastie des Piast à cette période. La politique socio-économique qu’il mit en œuvre modifia durablement le visage de la région tout en déterminant son caractère pluriculturel. Colonisation de droit allemand en Silésie au XIIIe siècle – principes fondamentaux La politique de colonisation fut initiée en Silésie sous le règne du prince Henri le Barbu (1202-1238). Il accomplit sur le territoire de son duché, et ce de façon consciente, un programme d’investissement que résume la formule melioratio terrae10. Ce programme consistait en une hausse du rendement sur ses propriétés par la concentration de la population, l’amélioration des méthodes d’exploitation agricole, la réglementation des relations entre le seigneur et ses sujets selon de nouvelles dispositions juridiques, l’essor du commerce ainsi que le développement des centres urbains11. Grâce à cette politique, les pratiques socioéconomiques et fiscales anachroniques, qui dominaient en Silésie depuis la fin du IXe siècle, furent progressivement abandonnées, permettant à la région d’entrer dans une nouvelle étape de son aménagement. La politique de colonisation à grande échelle était menée par les plus puissantes des institutions féodales – ducales, ecclésiastiques et chevaleresques. Elle était synonyme de rationalisation des politiques économiques et de concentration des propriétés de ces « acteurs de l’investissement12 ».
Ibid., p. 32-33. Ce terme apparaît pour la première fois sur le diplôme de Wincenty, l’archevêque de Gniezno, établi pour le monastère des cisterciens de Lubiąż en 1225. Heinrich Appelt et Winfried Irgang (éd.), Schlesisches Urkundenbuch, Historische Kommision für Schlesien (SUB par la suite), t. 1-4, n° 253, Vienne – Cologne, Böhlau, 1977-1998. 11 Benedykt Zientara, Henryk Brodaty i jego czasy [Henri le Barbu et son époque], Varsovie, Trio, 1997, p. 59-93 et p. 211-228. 12 Benedykt Zientara, « Rozkwit feudalizmu (XIII-XV w.) » [L’âge d’or du féodalisme (XIIIe-XIVe siècles)], in Benedykt Zientara, Antoni Mączak, Ireneusz Ihnatowicz, Zbigniew Landau (dir.), Dzieje gospodarcze Polski do roku 1939 [Histoire économique de la Pologne jusqu’en 1939], Varsovie, Wiedza Powszechna, 1988, p. 88. 9
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La mise en place du « droit allemand » dans les campagnes et les villes fut appelée « location ». Le processus de colonisation devait se dérouler de façon organisée et planifiée. Les possessions prévues pour la colonisation étaient d’abord libérées de toute obligation de droit ducal. Les ducs accordèrent aux colons une certaine indépendance économique sous forme de franchises (wolnizna), dispensant le nouvel arrivant du versement de toutes sortes de charges au duc. De cette façon, dans une perspective économique de long terme, le seigneur s’assurait de futurs revenus tirés de ses possessions jusqu’ici inexploitées. Le seigneur nommait ensuite un intermédiaire dit zasadźca (locateur), qui organisait l’arrivée des colons. Les zasadźcy étaient principalement issus de la bourgeoisie ou de la frange la plus pauvre de la chevalerie. Après la signature d’un accord avec le propriétaire du village sur la base duquel ils devenaient, le plus souvent, maires, ces entrepreneurs particuliers procédaient à l’insertion des colons, l’établissement du nouvel ordre impliquant des changements non seulement juridiques, mais également relatifs à l’aménagement du territoire13. La diffusion en Europe de l’ouest d’informations sur les gisements d’or en Silésie était un des moyens de favoriser le recrutement des candidats à l’établissement dans la région. « La ruée vers l’or » alimentait un flux croissant de colons en provenance de l’ouest. Nous en trouvons des traces dans la création de localités telles que Zlate Hory, Złotoryja ou encore Złoty Stok14. Il faut signaler ici que le mouvement migratoire sur un territoire donné n’aboutissait pas nécessairement à la location. Le processus pouvait être perturbé si la terre se révélait de mauvaise qualité, ce qui contraignait les colons à se déplacer vers un lieu plus adapté à l’installation. L’échec locatif pouvait aussi être dû à l’incompétence du zasadźca ou encore au caractère querelleur de la politique des chevaliers, propriétaires des domaines jouxtant les étendues de terres destinées à la location15. Il arrivait aussi que le processus de colonisation initié par un premier seigneur fût abandonné par son descendant. Les colons qui arrivaient en Silésie apportaient leur culture au sens large du terme, ainsi que les règles juridiques selon lesquelles ils avaient vécu à l’ouest pour inciter et faciliter le déroulement de la colonisation. Cette population créa sa propre organisation autonome des villes et des campagnes, conçue selon le droit allemand (ius teutonicum). En revanche, la population locale, contrairement aux colons, était sujette aux règles archaïques du droit ducal (« droit polonais ») enracinées dans le système économique du bas Moyen Âge. La nouvelle culture agraire mise en œuvre par les colons, se différenciait radicalement de celle des locaux. Elle était plus efficace, ce qui fut parfois source de conflits entre les colons et la population locale. Le privilège de franchises dites wolnizna dont bénéficiaient les colons
Ibid., p. 85-86. Anna Pobóg-Lenartowicz, « Kulturelle Vielfalt Schlesiens im Mittealter », op. cit., p. 114. 15 Benedykt Zientara, Henryk Brodaty i jego czasy [Henri le Barbu et son époque], op. cit., p. 198. 13 14
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provoquait également le mécontentement de la population locale, au point de susciter des révoltes contre les seigneurs qui favorisaient la population immigrée. Ladislas Ier (1225-1281), duc d’Opole, et sa politique de peuplement Sur le territoire du duché d’Opole, le processus de colonisation à grande échelle ne commença qu’après l’invasion mongole de 1241, qui donna l’impulsion à la grande machine colonisatrice. Le processus de colonisation connut une intensité sans précédent dans le duché d’Opole à l’époque de Ladislas Ier dont le règne de trente-cinq ans (12461281) changea de façon non négligeable l’image territoriale et ethnique de cette partie de la Silésie16. L'historiographie le qualifie de « père des villes de Silésie orientale ». Il n’y a dans cette formule aucune exagération. L’histoire d’un grand nombre de villes de Silésie orientale, telles qu’Opole, Racibórz, Bytom, Głogówek, Wodzisław Śląski, Gliwice, Chrzanów, Oświęcim, Kęty, Mikołów, est fortement liée à Ladislas Ier (Fig. 2). En comparaison avec la Silésie, d’autres régions polonaises n’étaient pas aussi avancées dans leur développement économique et tout particulièrement pour ce qui était de fonder de nouvelles localités. Ainsi, dans les années 1250-1285, c'est-à-dire pendant la période correspondant au règne de Ladislas Ier de Silésie, cinquante-quatre villes furent fondées en Silésie contre une seule en Mazurie, dix-huit en Petite Pologne et vingt-trois en Grande Pologne17. La Basse-Silésie vit également naître aux environs de l’année 1266 cent cinquante-cinq nouveaux villages18. Le règne de Ladislas Ier d’Opole fut également marqué par la construction de nombreux monastères dans les villes nouvellement créées. Le seigneur avait une préférence pour les ordres mendiants, franciscains et dominicains, qu’il privilégia volontiers par rapport au clergé séculier. D’autres acteurs disposant d’un réservoir considérable de terres non aménagées conduisaient également la colonisation : les seigneurs (la chevalerie, les nobles) ainsi que le clergé, majoritairement représenté par des monastères qui, ayant reçu les terres de la part de donateurs, devaient aménager ces terres. Le caractère fragmentaire des sources historiques du XIIIe siècle rend difficile la description de la structure sociale silésienne résultant de la colonisation de droit allemand. 16 Wojciech Dominiak, Ostatni władca Górnego Śląska. Władysław I, pan na Opolu i Raciborzu (1225 - 1281) [Dernier duc de Haute-Silésie : Ladislas Ier, seigneur d’Opole et de Raciborz (1225-1281)], Racibórz, WAW, 2009. 17 Jerzy Wyrozumski, Dzieje Polski piastowskiej (VIII w.-1370) [Histoire de la Pologne des Piast (VIIe siècle1370], Cracovie, Fogra, 1999, p. 201. Voir aussi Peter Johanek, « Entstehung und Etwicklung der Städtennetzes in Oberschlesiens », in Thomas Wünsch (dir.), Stadtgeschichte Oberschlesiens. Studien zur städtischen Entwicklung und Kultur einer ostmitteleuropäischen Region vom Mittelater bis zum Vorabend der Industrialisierung, Berlin, Gebr. Mann Verlag, 1995, p. 63, et Walter Kuhn, « Die Städtengründungspolitik der Schlesischen Piasten im 13. Jahrhundert, vor allem gegenüber Kirche und Adel », Archiv für Schlesische Kirchengeschichte, vol. 32, 1974, p. 7-8. 18 Marek Lech Wójcik, « Dolny Śląsk w latach 1138- 1326 » [La Basse-Silésie dans les années 1138-1326], in Wojciech Wrzesiński (dir.), Dolny Śląsk. Monografia historyczna [La Basse-Silésie : Monographie historique], Wrocław, Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego, 2006, p. 81.
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Nous pouvons cependant nous risquer à proposer une certaine approche du sujet qui nous intéresse. Fig. I Structure des locations sous le règne de Ladislas I (1243 - 1281).
5 28%
5 28% locations ducales
locations ecclésiastiques
8 44% locations des seigneurs
Seuls treize documents attestant l’introduction ou l’intention d’introduire le droit allemand sur le territoire du duché d’Opole à l’époque de Ladislas Ier ont été préservés jusqu’à nos jours, parmi lesquels un seul (sic !) est un document de location en bonne et due forme19. Dans les autres cas, le duc se contentait de signer l’accord de location20, ce qui était un phénomène assez répandu dans les régions où l’on pratiquait la colonisation de droit allemand. Les destinataires des trois documents de location établis par le duc Ladislas Ier et préservés jusqu’à nos jours étaient les locateurs (zasadźcy) suivants : Henryk21, Richolf22 et Herman Surnagel23. Si l’on applique le critère onomastique, on peut supposer que les deux derniers, Richolf cité en 1265 et Herman Surnagel mentionné en 1272, étaient de nouveaux arrivants originaires de l’ouest. Une affirmation que l’on ne saurait étendre au premier cas, Henryk étant un prénom très répandu dans l’Europe chrétienne24. Cet exemple montre que dans la seconde moitié du XIIIe siècle, la colonisation de droit allemand jouait un rôle essentiel dans le duché d'Opole, car les intermédiaires cités (provenant de la zone d’influence de la culture occidentale) devaient suffisamment jouir de la confiance du duc pour qu’il les charge de la mission de recruter des colons à l’ouest de l’Europe. On commence également à voir apparaître dans l’entourage proche de Ladislas Ier ainsi que dans les documents officiels portant mention de « témoin », des prénoms d’origine étrangère tels que Ruprecht25, Wirganss26, Gothard27, Il s’agit du village Kózki. SUB, t. 2, n° 328. Marek Lech Wójcik, « Dolny Śląsk w latach 1138-1326 », op. cit., p. 97. 21 SUB, t. 3, n° 142. 22 Ibid., t. 3, n° 503. 23 Ibid., t. 4, n° 188. 24 Anna Pobóg-Lenartowicz, « Kulturelle Vielfalt Schlesiens im Mittelalter », op. cit., p. 117. 25 SUB, t. 3, n° 142. 19 20
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Rainoldus28 ou encore Ropprahtus29 (évoqué quant à lui comme châtelain de Cieszyn). Mais la plupart des personnes de l’entourage du duc portaient encore des prénoms typiquement polonais ou chrétiens. Il est quasiment impossible d’établir l’origine des prénoms provenant de ce dernier groupe, car les noms latins de Paulus ou de Petrus ne renvoyaient pas nécessairement à une origine polonaise. Implantation des chevaliers et des monastères et différenciation socioculturelle de la Silésie La question de la multiculturalité en Silésie nécessite d’aborder la colonisation comme un élément de la politique commerciale des cours ducales, ou encore, sur un plan supranational, comme un phénomène relevant de la globalisation. La colonisation de droit allemand (surtout d’après les données que l’on possède pour la seconde moitié du XIIIe siècle) stimula également la migration économique d’une population d’Europe occidentale en quête d’une Arcadie heureuse, territoire où l’on pouvait investir et finalement changer son destin30. Conséquence de la montée en puissance des cours ducales, avec les colons arrivaient également les seigneurs, implantant ainsi la culture chevaleresque et les mœurs propres à leurs lieux d’origine. On considère généralement que cent cinquante familles de chevaliers s’installèrent dans la région jusqu’à la première moitié du XIVe siècle31. Près de 70 % des chevaliers étrangers s’implantèrent définitivement en Silésie et y fondèrent des familles, s’unissant par des liens maritaux avec les femmes autochtones32. La descendance issue de ces familles constituait au milieu du XIVe siècle près de 40 % de toute la chevalerie silésienne, ce nombre approchant même les deux tiers dans certaines régions33. On comptait également parmi les chevaliers-colons les fondateurs de lignées aristocratiques qui dans les siècles à venir allaient marquer l’histoire sociopolitique de la région. Parmi eux, à titre d’exemple, les familles de Larischach, von Bersten IIe (Gaszynowie), ou encore les Schaffgotsch34. Le tableau illustre la structure de la chevalerie silésienne en tenant compte de la proportion des nouveaux arrivants. Ibid. Ibid. 28 Ibid., t. 2, n° 328. 29 Ibid., t. 3, n° 235. 30 Anna Pobóg-Lenartowicz, « Kulturelle Vielfalt Schlesiens im Mittealter », op.cit., p. 114- 115. 31 Tomasz Jurek, « Ślub z obcym. Żony i córki niemieckich rycerzy na Śląsku w XIII- XIV w. » [Mariage avec un étranger. Épouses et filles des chevaliers allemands en Silésie aux XIIIe et XIVe siècles], in Zenon Hubert Nowak et Andrzej Radzimiński (dir.), Kobieta i rodzina w średniowieczu i na progu czasów nowożytnych [La femme et la famille au Moyen Âge et au début des temps modernes], Toruń, Wydawnictwo Uniwersytetu Mikołaja Kopernika w Toruniu, 1998, p. 36. 32 Ibid., p. 115. Marek Cetwiński, Rycerstwo śląskie do końca XIII w. Pochodzenie, gospodarka, polityka [La Chevalerie silésienne jusqu’à la fin du XIIIe siècle : Origines, économie, politique], Wrocław, Wrocławskie Towarzystwo Naukowe, 1980, p. 11-58 et p.135-168 ; Tomasz Jurek, Obce rycerstwo na Śląsku do połowy XIV wieku [La Chevalerie étrangère en Silésie jusqu’au milieu du XIVe siècle], Poznań, Wydawnictwo Poznańskiego Towarzystwa Przyjaciół Nauk, 1998, p. 67-90. 33 Tomasz Jurek, « Ślub z obcym…», op. cit., p. 36. 34 Joanna Banik, Rody opolskie [Les familles de la Silésie d’Opole], Żyrardów, Arsgraf, 2005, p. 19, 43 et 57. 26 27
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Wojciech Dominiak
La diversité ethnique et sociale de la Silésie est aussi parfaitement visible au sein de la structure de l’Église et en particulier en Basse-Silésie. Les premiers chanoines officiels de Wroclaw étaient originaires des Flandres35 ; les cisterciens installés à Lubiąż et Trzebnica venaient d’Allemagne36 tandis que les franciscains, dominicains et chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem étaient culturellement liés à la Bohême37. Les abbés des monastères silésiens avaient l’obligation de participer aux rassemblements annuels de leurs ordres, lors desquels ils avaient la possibilité d’échanger leurs points de vue avec des moines en provenance de tous les pays d’Europe38. Génération
Nombre de documents
Nombre de chevaliers (total)
Nombre d’immigrés parmi les chevaliers
I. 1201-1225 II. 1226-1248 III. 1249-1277 IV. 1278-1300
24 124 286 462
105 94 259 432
3 (3%) 5 (5%) 13 (5%) 76 (18%)
Tableau : Structure de la chevalerie silésienne au XIIIe siècle39.
La carte ethnique des monastères de Haute-Silésie se différenciait nettement de celle de la Basse-Silésie. Les relations culturelles et politiques des duchés d’Opole et de Petite Pologne déterminaient les modalités de fondation des monastères de la région. Les moines de la plupart des monastères du duché d’Opole étaient en effet originaires de Petite Pologne et de Bohême. Ainsi donc, les cisterciens furent déplacés de Jędrzejów en Petite Pologne vers Rudy, les dominicains de Cracovie créèrent des monastères à Racibórz, Oświęcim et Cieszyn, alors que les bénédictins de Tyniec ouvrirent une filiale à Orłowa. Seuls les monastères franciscains d’Opole, Bytom et Głogów appartenaient à la province polono-tchèque tandis que le monastère de Wodzisław était rattaché administrativement à la province autrichienne40. La formation dans les années 1238-1239 de la province polonotchèque par Haymon de Feversham, le nouveau ministre général de l’ordre des
35 Anna Pobóg-Lenartowicz, Konwent klasztoru kanoników regularnych NMP na Piasku we Wrocławiu do początku XVI wieku [La convention du monastère des chanoines officiels de la Vierge Marie à Piaski de Wroclaw jusqu’au début du XIVe siècle], Opole, Redakcja Wydawnictw Wydziału Teologicznego Uniwersytetu Opolskiego, 2007, p. 21-24 et p. 71-72. 36 Ibid. 37 Anna Pobóg-Lenartowicz, « Kulturelle Vielfalt Schlesiens im Mittealter », op. cit., p. 115. 38 Ibid., p. 116. 39 D’après Marek Cetwiński, « Pokolenia rycerzy śląskich w XII-XIII wieku » [Générations de chevaliers silésiens aux XIIe et XIIIe siècles], in Marek Cetwinski, Śląski tygiel. Studia z dziejów polskiego średniowiecza [Melting-pot silésien : Études sur le Moyen Âge polonais], Częstochowa, WSP, 2001, p. 36. 40 Wojciech Dominiak, Ostatni władca Górnego Śląska…, op.cit., p. 194-197.
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franciscains, témoigne des liens spécifiques de cette partie de la Silésie avec la Bohême41. La diversité culturelle provoquée par la fondation en Silésie de monastères dont les moines provenaient d’horizons culturels différents trouve également son reflet dans l’architecture et dans l’introduction en Silésie de divers ateliers artistiques, par exemple, de celui des Parler de Prague42. Les monastères menaient aussi leurs propres activités colonisatrices, comme ce fut le cas des cisterciens43, des chanoines officiels44 et de l’ordre des Prémontrés45. Colonisation de droit allemand et multiculturalité onomastique Les divisions sociales, culturelles et ethniques provoquées par la colonisation de droit allemand furent rapidement réduites par la politique de colonisation intérieure mise en œuvre par les seigneurs. De plus en plus de bourgades peuplées par la population polonaise autochtone et fonctionnant selon le droit ducal dit « droit polonais » passèrent au système de « droit allemand », ce qui entraîna l’effacement de différences dans la culture juridique, agricole, etc. Une assimilation culturelle progressive commence alors, accompagnée de la diffusion des coutumes appartenant à ces différentes catégories de population ainsi que de leurs interactions. Ce phénomène apparaît également dans l’augmentation des « mariages mixtes », l’accession aux distinctions et charges à la cour ducale. Même si l’on peut encore observer une certaine division dans la structure ethnique et sociale de la population silésienne au XIIIe siècle, le mélange des éléments polonais et allemand devient aisément repérable au cours de la période ultérieure par l’emploi de formules telles qu’ « Albert le Polonais et Mroczek l’Allemand »46 que l’on trouve dans les documents officiels, et qui rend caduc le critère onomastique pour déterminer l’origine ethnique des personnes évoquées dans les sources historiques. La multiculturalité silésienne apparaît de manière patente dans Le livre des dotations du monastère cistercien de Tadeusz Szafrański, « Klasztory franciszkańskie na Śląsku w XIII w. i ich przynależność organizacyjna » [Les monastères franciscains en Silésie au XIIIe siècle et leur appartenance administrative], Rocznik Historyczny, vol. 7, n° 2, 1958, p. 177. 42 Ernst Ullmann (éd.), Geschichte der deutschen Kunst 1350-1470, Leipzig, Seemann, 1981. 43 Kazimierz Bobowski, « Podstawy gospodarcze cysterskich klasztorów śląskich » [Fondement économique des monastères cisterciens silésiens], in Antoni Barciak (dir.), Korzenie środkowoeuropejskiej i górnosląskiej, op. cit., p. 242-249. 44 Anna Pobóg-Lenartowicz, Uposażenie i działalność gospodarcza kanoników regularnych NMP na Piasku we Wrocławiu do początku XVI wieku [Équipements et activités économiques des chanoines officiels de la Vierge Marie de Piaski à Wrocław], Opole, Wydawnictwo Świętego Krzyża, 1994, p. 45-56. 45 Pour une étude du rôle économique des monastères dans la politique de Ladislas I : Wojciech Dominiak, « Klasztory w polityce gospodarczej Władysława I opolskiego » [Monastères dans la politique économique de Ladislas Ier], in Marek Derwich et Anna Pobóg-Lenartowicz, Klasztor w państwie średniowiecznym i nowożytnym [Monastères dans l’État du Moyen Âge et des temps modernes], Wrocław, DIG, 2005, p. 193-200. 46 Marek Cetwiński, « Polak Albert i Niemiec Mroczko. Zarys przemian etnicznych i kulturalnych rycerstwa śląskiego do połowy XIV wieku » [Le Polonais Albert et l’Allemand Mroczko : Esquisse des transformations ethniques et culturelles de la chevalerie silésienne jusqu’à la moitié du XIVe siècle], in Marek Cetwiński, Śląski tygiel, op. cit., p. 62- 74. Albert est un prénom d’origine allemande et Mroczko un prénom polonais. (NdT). 41
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Wojciech Dominiak
Henryków, dont la première version vit le jour peu après 1270. On peut y lire la phrase qui, jusqu’à une période récente, était considérée comme la première phrase écrite dans la langue polonaise : Daj, ać ja pobruczę, a ty pocziwaj (Laisse-moi moudre et toi, repose-toi)47. C’est un Tchèque, Brukał, qui aurait adressé ces mots à sa femme polonaise. Son propos a été noté en latin par un Allemand, moine au monastère d’Henryków48. Dans une autre source à caractère hagiographique, la Vita sanctii Hedvigis, reproduisant les mœurs de la seconde moitié du XIIIe siècle, un tiers des prénoms est d’origine étrangère49. Parmi ces derniers, les plus populaires étaient Juta, Herman, Adelajda. Les autres groupes de prénoms slaves et chrétiens y figuraient avec la même fréquence50. La colonisation de droit allemand suivie du flux migratoire sur le territoire silésien est un des éléments qui amorcèrent le processus de transformations visibles dans tous les aspects de la vie des habitants de la région. Si l’on ajoute à cela les changements d’appartenance au cours des siècles ultérieurs – passage sous la souveraineté de la Bohême jusqu’à la fin de la première moitié du XIVe siècle, puis aux mains des Habsbourg, après la bataille de Mohács en 1526 ; entrée dans le royaume de Prusse au terme des guerres dites de Silésie dont la dernière se termina en 1763, on obtient tout le spectre des facteurs qui ont contribué à la formation du paysage d’une Silésie multiculturelle jusqu’à la première décennie du XXe siècle. Les changements politiques et les processus sociaux qui les ont accompagnés dans l’entre-deux-guerres puis pendant la Seconde Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre, creuseront encore davantage les différenciations du tissu social et contribueront à former la structure démographique et culturelle de ce territoire bien spécifique. Traduit du polonais par Agnieszka Niewiedział, assistée de Christophe Biniek
47 Dans le document d’origine, cette phrase reformulée de manière à être compréhensible pour un lecteur du XXe siècle était écrite ainsi : day ut ia pobrusa a ti poziwai, Roman Grodecki (éd.), Liber Fundationis Claustri Sancte Marie Virginis in Henrichow, t. 1, n° 10, Wrocław, Ossolineum, 2004, (1re édition 1949), p. 234. 48 Anna Pobóg-Lenartowicz, « Kulturelle Vielfalt Schlesiens im Mittelalter », op. cit., p. 118. 49 Aleksander Semkowicz (éd.), « Vita Sanctae Hedwigis ducissae Silesiae », in [s.a.], Monumenta Poloniae Historica, t. 4, Lvov, Gubrynowicz i Schmidt, 1884, p. 510-641. 50 Anna Pobóg-Lenartowicz, « Kulturelle Vielfalt Schlesiens im Mittelalter », op. cit., p. 117.
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Fig. II Location dans la principauté d’Opole sous le règne de Ladislav Ier
- locations sûres (diplômes de location et de quasi-location) - locations sûres (autres sources) - locations possibles - locations impossibles Source : W. Dominiak, Ostatni władca górnego Śląska..., op. cit., p. 339 (voir note 16).
LA SILÉSIE À L'HEURE DES NATIONALISMES
LA MULTICULTURALITÉ DANS LES ESPACES FRONTALIERS : TABLEAU DE LA VIE QUOTIDIENNE À HRUSCHAU/HRUŠOV À LA PÉRIPHÉRIE DE LA VILLE INDUSTRIELLE D’OSTRAVA Nicole HIRSCHLER-HORÁKOVÁ et Vladimír J. HORÁK (École supérieure Báňská, Université technique d’Ostrava/Université d’Ostrava) Cet article laisse de côté les centres historiques et culturels de la Silésie pour s’intéresser à sa périphérie, à ses confins et espaces frontaliers qui, bien que faisant géographiquement et historiquement partie de la Silésie, ne sont pas si souvent pris en considération dans les études qui lui sont consacrées. Notre étude se concentre sur la petite ville de Hruschau/Hrušov, historiquement située à la périphérie de la région frontalière de la Silésie. Au cours de l’industrialisation qui eut lieu dans la seconde moitié du XIXe siècle, Hruschau/Hrušov, petit village de paysans, devint une petite ville industrielle aux portes de la métropole du nord de la Moravie Ostrau/Ostrava. Géographiquement, Hruschau/Hrušov se trouve sur le territoire silésien et appartient aussi à cette région au regard de son évolution historique. La situation géographique de Hrušov présente à vrai dire quelques spécificités, si bien que l’on peut parler d’une situation périphérique multiple : - Hrušov était situé et se trouve à la frontière entre la Moravie et la Silésie ; - il s’agissait d’abord d’un village frontalier situé sur le territoire de la monarchie habsbourgeoise sur les bords de l’Oder, fleuve frontière entre la Prusse et l’Autriche-Hongrie ; - après la Première Guerre mondiale, Hrušov se retrouva à la périphérie d’un territoire qui, sur la base du droit à l’autodétermination des peuples cher à W. Wilson, occasionna de nombreuses discussions entre l’Empire allemand, la Pologne et la Tchécoslovaquie. Seul un plébiscite, en 1920, permit de tracer définitivement la frontière et mit fin provisoirement au statut frontalier de Hrušov ; - après les accords de Munich de 1938, Hrušov retrouva un statut frontalier et dut accueillir de nombreux réfugiés originaires du territoire tchécoslovaque occupé par la Pologne ; - Hrušov était en outre un village aux portes de la ville d’Ostrava qui ne fut pas intégré, dans un premier temps, à la ville qui s’étendait. Il représentait donc également une frontière entre la ville et la campagne.
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Nicole Hirschler-Horáková et Vladimír Horák
Hrušov a dû se positionner face à chacune de ces situations périphériques et c’est là qu’apparut l’influence tchèque, polonaise et allemande que ce soit au plan démographique, culturel ou politique1. D’un point de vue temporel, cette étude se concentre sur la période qui s’étend de la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’au début des années trente, le temps fort correspondant toutefois aux deux premières décennies du XXe siècle. Nous mettrons en particulier l’accent, durant cette période, sur la cohabitation des différents groupes ethniques à Hrušov en étudiant l’exemple des écoles existantes et de la politique scolaire, ou de l’administration ainsi que de la vie associative, à la lumière de la typologie de la multiculturalité élaborée par Jürgen Bolten. Espace frontalier et multiculturalité Les espaces frontaliers représentent, d’un point de vue géographique, historique, sociologique, ethnologique et économique, des territoires particuliers caractérisés par leur hétérogénéité. Il s’agit généralement des espaces situés à la périphérie d’un ensemble : « ce sont des lieux où des groupes sociaux différents (ethniquement, linguistiquement, culturellement, religieusement, etc.) entrent en contact aussi bien de manière traditionnelle que dans un système politique et économique. Ce sont des espaces où s’achève habituellement la validité d’un régulateur juridique et d’un système juridique2 ». Les localités frontalières sont en cela des territoires où, en raison de leurs spécificités géographiques, politiques et historiques, la multiculturalité est une réalité sociale qui fait partie de la vie quotidienne3. En philosophie sociale, le concept de multiculturalité recouvre des prémisses théoriques qui s’intéressent, entre autres, aux possibilités et conditions dans lesquelles des hommes « de différentes cultures peuvent coexister sur le même territoire4 ». Dans cette organisation sociale caractérisée par un monde composé de membres issus de plusieurs cultures, Bolten distingue trois variantes, qui sont divisées selon le degré de multiculturalité, donc selon le processus et la dynamique de la cohabitation : il introduit Voir Nicole Hirschler-Horáková et Vladimír J. Horák, « Dorf – Industrielle Vorstadt – Sanierungsgebiet. Eine Mikrostudie zur Geschichte und Sozialstruktur der Gemeinde Hrušov (Hruschau) bei Ostrava im 19. und 20. Jahrhundert », in Thomas M. Bohn (dir.), Von der ‘europäischen Stadt’ zur ‘sozialistischen Stadt’ und zurück ? Urbane Transformationen im östlichen Europa des 20. Jahrhunderts. Vorträge der gemeinsamen Tagung des Collegium Carolinum und des Johann Gottfried Herder-Forschungsrats in Bad Wiessee vom 23. Bis 26. November 2006, Munich, Oldenbourg (Bad Wiesseer Tagungen des Collegium Carolinum, vol. 29), 2009, p. 115-128. 2 Milan Jeřábek, Jaroslav Dokoupil, Tomáš Havlíček et al., České pohraničí. Bariéra nebo prostor zprostředkování?, Prague, Academia Praha, 2004, p. 33. 3 Il faut distinguer les concepts de multiculturalité et de multiculturalisme : alors que le concept de multiculturalité désigne la réalité sociale qui résulte de la co-existence de différentes cultures, ethnies, langues, religions, etc. au sein d’une même communauté, se cache derrière la dénomination « multiculturalisme » un programme politique qui peut être plus ou moins couronné de succès dans sa réalisation. 4 Jacques Domorgon, Hagen Kordes, « Multikultur, Transkultur, Leitkultur, Interkultur », in Hans Nicklas, Burkhard Müller, Hagen Kordes (dir.), Interkulturell denken und handeln. Theoretische Grundlagen und gesellschaftliche Praxis, Bonn, Bundeszentrale für politische Bildung, 2006, p. 29. 1
La multiculturalité dans les espaces frontaliers : tableau de la vie quotidienne à Hruschau/Hrušov
49
une gradation « ignorance (multiculturalité I) – tolérance (multiculturalité II) – acceptance (multiculturalité III) ». Bolten considère la multiculturalité de niveau I « façonnée par la prédominance claire d’un monde étendu et dans le meilleur des cas « hospitalier », qui cherche en règle générale à maintenir ses structures identitaires faibles par des exigences d’adaptation strictes. Selon ses intentions, la multiculturalité s’avère monoculturalité. (…) En raison de la peur latente que sa propre culture soit minée par des influences « étrangères », on agit à titre préventif pour écarter tout danger. »5 Dans ce cas, il s’agit donc seulement d’une multiculturalité statistique dans laquelle les spécificités culturelles sont réprimées et ignorées en vertu d’exigences strictes d’assimilation afin d’empêcher une confrontation des groupes. Selon Bolten, au stade de la tolérance (multiculturalité II), l’intégration n’est pas perçue comme une récupération. « D’un point de vue organisationnel, des espaces libres subsistent qui, dans des situations de crise, peuvent remplir une fonction dédiée à la création et au renforcement identitaires. (…) L’adaptation est toujours partielle tandis que dans d’autres domaines, l’autonomie est préservée et les communautés (communities) ethniques offrent la possibilité de la réaliser aussi »6 dans le but de niveler les différences entre les groupes culturels et d’encourager une coexistence pacifique. Au niveau III de la multiculturalité, celui de l’acceptance, les groupes culturels sauvegardent des espaces libres créateurs d’identité et acceptent ceux-ci aussi mutuellement, mais essaient de réaliser « un vivre ensemble » interculturel dans d’autres domaines. « La multiculturalité n’est plus alors un principe de classification, mais un processus au cours duquel de nouvelles idées, des projets et actions peuvent surgir qui ne seraient pas imaginables en cas de stricte séparation spatiale des différents mondes7 ». Dans la localité frontalière de Hruschau/Hrušov, la multiculturalité était un élément essentiel de la réalité sociale et de l’environnement. Depuis le début du XXe siècle et ce jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale en 1918, différentes nationalités, des habitants de religions, de cultures et de groupes linguistiques différents, cohabitaient dans la ville au sein de la monarchie des Habsbourg : Allemands et Tchèques, Polonais de la zone frontalière, Juifs de Galicie et Russes de l’ancien empire des tsars. Mais la question se pose de savoir comment cette multiculturalité était vécue et perçue : le travail dans les usines, la vie dans les cités ouvrières ainsi que les conditions de vie et l’environnement en majeure partie défavorables et dus à l’industrialisation rapide et inconditionnelle, unissaient-ils les hommes et conduisaient-ils à un vivre ensemble interculturel (l’acceptance au sens de la définition ci-dessus), ou la sauvegarde de sa propre identité culturelle était-elle ce qui motivait principalement les habitants de Hruschau dans leurs agissements, et ce qui les séparait figurait-il ainsi plutôt au premier plan ? Nous tenterons de répondre à cette question en étudiant quelques exemples de la vie quotidienne. Jürgen Bolten, Interkulturelle Kompetenz, Erfurt, Landeszentrale für politische Bildung Thüringen, 2007, p. 64. Ibid., p. 65. 7 Jürgen Bolten, Skript zur Einführung in die Interkulturelle Wirtschaftskommunikation, Jena, [s.n.], 2007 ; Jürgen Bolten, Interkulturelle Kompetenz, op.cit., 2007, p. 63-67. 5 6
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Nicole Hirschler-Horáková et Vladimír Horák
Méthodologie Hruschau/Hrušov n’a jusqu’à présent pas fait l’objet d’études scientifiques systématiques. Il existe certes quelques travaux d’histoire générale sur l’origine et l’évolution de la commune ainsi que des chroniques rédigées par des historiens amateurs, mais de nombreux documents ainsi que des rapports contemporains, dans les archives de la ville et des usines, attendent encore d’être exploités systématiquement8. Nous avons exploité ici des chroniques de la ville et des écoles disponibles en langue allemande, tchèque et polonaise dans les archives municipales d’Ostrava. Nous avons également intégré à l’analyse les descriptions de contemporains ainsi que des documents non publiés comme des lettres, des photographies et des entretiens avec des témoins, qui ont été mis à notre disposition par des chroniqueurs amateurs de langue tchèque et allemande. À ce sujet, les recherches s’avérèrent difficiles car beaucoup de documents ont été détruits en raison des nombreuses inondations9. De même de nombreuses archives industrielles ne sont plus accessibles depuis la dissolution des entreprises intervenue après 1989. Hruschau/Hrušov : Du village agricole à la ville industrielle. Une courte digression historique La découverte et l’exploitation industrielle des gisements de charbon, l’établissement d’entreprises industrielles de différents types ainsi qu’un rattachement avantageux au réseau de circulation dès les années 1850 ont contribué à transformer le village agricole de Hrušov en petite cité industrielle moderne ayant le charme d’une ville. L’industrialisation eut aussi pour conséquence – non seulement à Hrušov, mais dans l’ensemble de la région d’Ostrau – un besoin croissant en main-d’œuvre et par voie de conséquence une migration de demandeurs d’emploi originaires des régions environnantes. À ce sujet, le fait que la migration de personnes désireuses de travailler fut possible sans gros obstacles bureaucratiques au sein de l’empire multiethnique des Habsbourg, sur le territoire duquel se trouvait Hruschau/Hrušov, eut des effets positifs. Depuis les années 1890, c’est en particulier une main-d’œuvre venue de la Galicie autrichienne pour travailler dans les usines du bassin d’Ostrau et donc aussi à Hruschau/Hrušov qui fut engagée. Dans le même temps se trouvait traditionnellement à Hruschau/Hrušov une forte communauté polonaise, ce que l’on peut expliquer par la situation frontalière de la ville et son rattachement administratif ancien à Schlesisch-Ostrau.
8 Par exemple Archiv města Ostravy [Archives de la ville d’Ostrava] (plus loin : AMO), Archiv městyse Hrušova, inv. č. 2 [archives de la bourgade de Hrušov, inventaire n° 2], Pohludka, p. XXX : Hruschau von einst und jetzt. Mährisch Ostrau, Pohludka, 1893, p. XX ; Die Hruschauer Holzkirche, Mährisch Ostrau, [s.n.], 1892. Numéro spécial du Mährisch–schlesischer Grenzbote, archives d’usine de la première fabrique de limonade autrichienne, plus tard usine chimique morave. 9 Des inondations dévastatrices frappent de plus en plus souvent la ville ; citons par exemple les inondations de 1880, 1903, 1960 1961 et 1997, qui détruisirent de grandes parties de la cité.
La multiculturalité dans les espaces frontaliers : tableau de la vie quotidienne à Hruschau/Hrušov
51
Population Année : Nombre d’habitants :
1804
1843
1851
1869
1880
1890
1900
1910
1921
1930
220
249
262
1278
1888
2543
4517
7922
7736
7627
Tableau 1 : L’évolution démographique de Hruschau/Hrušov entre 1804 et 193010
Le tableau ci-dessus montre l’évolution démographique de Hruschau/Hrušov. On y remarque l’augmentation rapide du nombre d’habitants dans la commune entre 1851 et 1869. Dans ce laps de temps, Hruschau a gagné 1 000 habitants, et on ne manquera pas de faire le lien entre cette augmentation avec la croissance rapide des entreprises industrielles. En 1804, Hrušov ne comptait que 220 habitants qui vivaient surtout de l’agriculture. En 1890, ils étaient déjà 2 543. L’afflux continua pour atteindre son point d’orgue en 1910 avec 7 922 habitants. L’importance économique du site industriel de Hruschau/Hrušov ne se démentit pas malgré les événements politiques (Première Guerre mondiale, création de la première République tchécoslovaque, occupation national-socialiste, Seconde Guerre mondiale, effondrement du Troisième Reich) ; c’est ce que l’on peut déduire de l’analyse démographique 11. Les habitants de Hruschau/Hrušov étaient majoritairement des ouvriers qui travaillaient surtout dans la plus grande mine de charbon, la mine Hubert, qui appartenait à la société d’extraction de charbon « Mines de charbon de la ligne ferroviaire du nord Empereur Ferdinand » (Kohlengruben der nördlichen Kaiser-Ferdinand-Bahnstrecke). Un autre employeur important était la mine de charbon Ida, qui tomba dans le giron de la société d’extraction de charbon « Houillères de Vitkovice » (Vitkovice Steinkohlegruben) tout comme l’usine « Union des produits chimiques et miniers » (Vereinigung für chemische und bergbauliche Erzeugnisse) et la poterie, qui appartenait à la même Union. De nombreux ouvriers et employés d’administration travaillaient également dans les usines des villages et villes des environs comme Přívoz, Mährisch Ostrau, Vítkovice et Bohumín12. Au début des années vingt, 124 travailleurs indépendants étaient enregistrés au total à Hruschau/Hrušov dont 64 artisans, 37 commerçants, 12 restaurateurs, 12 propriétaires de concession, 3 épiciers ; 43 exerçaient une profession libérale, par exemple avocat ou 10 Karel Jiřík et al., Dějiny Ostravy [Histoire d’Ostrava], Ostrava, Sfinga, 1994, p. 670 sq. ; Statistický lexikon obcí v republice československé. II. Země moravskoslezská [Dictionnaire statistique des villes de la République tchécoslovaque. Vol. II : Moravie et Silésie], Prague, Státní úřad statistický, 1935, p. 28. 11 Pour compléter il est nécessaire de signaler que le nombre élevé d’habitants se maintint jusqu’au début des années soixante lorsque la municipalité fut touchée par une inondation dévastatrice. La démolition partielle des habitations qui s’ensuivit eut pour conséquence un déménagement massif de la population dans d’autres quartiers d’Ostrava, nouvellement construits. Après le tournant politique de 1989/1990, le déclin économique de nombreuses grandes entreprises et la fermeture des mines qui s’ensuivirent, le nombre d’habitants de Hrušov baissa rapidement. D’après le dernier recensement de 2001, il n’y avait plus que 558 habitants à Hrušov. 12 AMO, Archiv městyse Hrušova, inv. č. 2, p. 5.
52
Nicole Hirschler-Horáková et Vladimír Horák
médecin. Dans ce village autrefois très rural, seules quatre personnes tiraient encore leurs revenus de l’agriculture13. L’industrialisation et l’afflux de main-d’oeuvre qui en découlent au XIXe siècle contribuèrent à faire de la commune de Hruschau/Hrušov, autrefois homogène au plan ethnique, une agglomération multiethnique. La population qui déclarait avoir le tchèque pour langue maternelle y côtoyait des Allemands et des Polonais. La population allemande, essentiellement des employés administratifs, s’installa de manière accrue au début de l’industrialisation, à partir de 1850 environ, au moment de la découverte des gisements de charbon et de leur exploitation à grande échelle. Sous la monarchie des Habsbourg, les postes de direction les plus importants dans les entreprises industrielles, mais aussi la direction politique de la ville de Hruschau/Hrušov, étaient aux mains des Allemands : l’usine chimique (fabrique de limonade) était dirigée par la famille Ritter von Miller-Aichholz, qui donna aussi son maire à la commune de Hruschau/Hrušov de 1866 à 1910 – avec de brèves interruptions (Fig. 21-22). À partir de 1890 des ouvriers polonais, en majeure partie de confession juive, commencèrent à affluer de Galicie ; ils quittaient leur terre natale pour trouver, dans la monarchie des Habsbourg, de meilleures conditions de vie et de travail et trouvèrent entre autres du travail dans les usines de Hruschau/Hrušov. Appartenance linguistique et événements politiques année :
allemand
tchèque
polonais
autres nationalités
1890
32,92%
54,78%
12,30%
1900
35,66%
30,29%
34,05%
1910
45,25%
24,09%
30,66%
1930
10,3%
83,9%
3,7%
2,1%
1938
10,5%
83,9%
3,7%
1,9%
Tableau 2 : Nationalités présentes à Hruschau/Hrušov (critère linguistique)14.
Pendant la première moitié du XIXe siècle vivaient à Hrušov des habitants de langue tchèque. Cette situation changea en raison de l’industrialisation grandissante et de l’afflux de travailleurs dans les mines, mais aussi dans l’administration. Comme le montre le tableau ci-dessus, le nombre d’habitants germanophones augmenta fortement à la fin du XIXe et au cours de la première décennie du XXe siècle. Le nombre d’habitants de langue tchèque baissa à Hrušov entre 1890 et 1910 de 55 % environ à 24 %, pendant que les Ibid. Tableau établi par les auteurs d’après Jiřík, Karel, Klíma, Bohuslav, Myška, Milan, et al., Dějiny Ostravy, Ostrava, Sfinga, 1993, p. 509. 13 14
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habitants de langue allemande et polonaise virent leur nombre augmenter fortement. En 1910, l’année où Hrušov connut son plus grand nombre d’habitants, 45 % d’entre eux se déclaraient de langue allemande, 30 % de langue polonaise et seulement 24 % de langue tchèque. Après la création de la première République tchécoslovaque, le nombre de ceux qui se déclaraient de langue maternelle allemande recula fortement et n’atteignait plus que 10 % en 1930 ; de même le nombre de ceux qui se déclaraient de langue maternelle polonaise baissa, ce qui peut s’expliquer par les conflits frontaliers entre la Pologne et la Tchécoslovaquie. De ce fait, la population de langue tchèque représentait, avec 84 %, de nouveau la majorité à Hruschau15. D’après le recensement de 1921, sur 7 734 habitants, 4 607 se déclaraient de nationalité tchèque, voire slovaque, contre 1 209 de nationalité allemande ; 400 habitants indiquaient une autre nationalité16. Lorsque l’on interprète ces données statistiques, il faut toutefois prendre en compte le fait que la déclaration de la langue maternelle ne peut être considérée de manière absolue. Au contraire, différents facteurs influencent, dans le cas d’un recensement, la décision de chaque individu en faveur – ou indirectement aux dépens – d’une langue. Cela vaut en particulier dans les zones frontalières qui présentent une hétérogénéité ethnique constituée au fil des siècles : la décision de déclarer avoir une langue comme langue maternelle était souvent liée à la situation politique et familiale (locale) du moment ; elle n’avait rien de définitif et pouvait être annulée ; elle faisait ainsi partie d’une identité changeante. La décision pouvait être prise de manière inconsciente, ou au contraire après réflexion et avec calcul : elle était opportune ou prise sous la pression et en raison de méthodes spéciales des autorités pendant le recensement, comme le montre l’exemple ci-dessous pendant le recensement à Hruschau en 1910. La population tchèque fut appelée à boycotter le recensement commencé en décembre 1910 parce que les habitants de Hruschau devaient se manifester auprès de la municipalité allemande. Voici ce que l’on peut lire sur un tract de l’organisation tchèque : « Citoyens de Hruschau ! N’allez pas vous faire recenser au bureau de la commune, où les citoyens tchèques et polonais subissent des pressions. Les agents du recensement devraient en réalité passer de maison en maison ! Attendez qu’ils viennent. Une plainte a été déposée aujourd’hui auprès du conseiller d’arrondissement de Frýdek contre la procédure illégale des germanisateurs de Hruschau.17 »
Alors que, sous la monarchie des Habsbourg, les entreprises établies à Hrušov étaient essentiellement aux mains de germanophones, qui pourvurent également les postes administratifs avec des Allemands, le travail physique était accompli dans les usines principalement par des Polonais immigrés de Galicie, région qui appartenait à l’empire des Ibid., p. 508 sq. AMO, op.cit., p. 4. 17 AMO, op.cit., p. 112. 15 16
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Habsbourg. De nombreux Juifs se trouvaient également parmi ces migrants si bien qu’une communauté juive stable put se développer à Hrušov et finit par ouvrir une synagogue en 1914. Après la création de la première République tchécoslovaque, 219 juifs domiciliés à Hrušov furent encore comptabilisés lors du recensement de 1920.18 Le recensement de 1930 ne différenciait plus les confessions ; à vrai dire on peut être assuré que la communauté juive de Hruschau/Hrušov resta active jusqu’à ce que la synagogue soit incendiée en juin 1939 par les national-socialistes, qui étaient entrés dans Hrušov le 14 mars 193919. Une multiculturalité vécue : observations de la vie quotidienne à Hrušov à la lumière de l’exemple des écoles et des associations La réalité de l’hétérogénéité sociale est, comme nous l’avons déjà mentionné, une caractéristique spécifique des régions frontalières. Cette multiethnicité est visible dans beaucoup de domaines de la vie quotidienne et peut être ressentie comme un élément de séparation, mais aussi un lien par exemple face à l’« intérieur du pays ». La multiethnicité est une réalité sur le lieu de travail, dans le voisinage, dans la vie sociale, et même de manière partielle au sein d’une famille. L’afflux d’autres groupes nationaux à Hrušov survint sous le signe de l’industrialisation, c’est-à-dire que des personnes à la recherche d’un travail, voire de possibilités d’investissement, saisirent l’opportunité de s’installer dans cette région en plein développement. Alors que la population germanophone arriva, dans cette région moravo-silésienne, en sa qualité de capitaliste et de spécialiste, voire d’agent administratif, la population de langue polonaise recherchait des opportunités d’emploi dans les usines qui existaient déjà. Cette évolution s’effectua ainsi ou de manière analogue dans toutes les régions industrielles du bassin d’Ostrau. Hrušov n’est donc pas un cas isolé dans cette évolution ; la situation (frontalière) spécifique de la petite ville influence cependant son développement de manière durable et rend les événements qui s’y déroulent – quasiment dans un microcosme - plus aigus. Dans le même temps, on observe que l’afflux d’autres groupes linguistiques dans un village auparavant purement tchèque survint à une époque où une conscience nationale plus forte s’établit dans toute l’Europe centrale et orientale, ce qui passait principalement par la langue, vecteur culturel. C’est ainsi que la création d’associations réservées à un groupe linguistique déterminé était extrêmement importante. De même l’école, qui jouait un rôle important dans la transmission de la langue et de la culture, était soumise à une nationalisation croissante. Ces deux domaines doivent être présentés ici en détail à partir de l’étude des sources disponibles et du point de vue de la dynamique du vivre ensemble établie par Bolten.
18 Statistický lexikon obcí v republice československé, op. cit., p. 28. D’après ce dictionnaire, les Juifs cohabitaient aussi avec des catholiques (7 502 en 1910, 6 604 en 1921) ainsi que 182 protestants en 1910 et 231 en 1921. 19 Hrušov : vznik, život a zánik obce [Hruschau : fondation, vie et déclin de la ville], Ostrava, [s.n.], 2003, p. 50.
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L’évolution de l’école à Hrušov eut lieu dans le cadre de la politique scolaire générale dans l’empire des Habsbourg. L’obligation scolaire générale fut introduite en 1774, sous le règne de Marie-Thérèse, pour les enfants de 6 à 12 ans. En milieu rural, les écoles étaient concentrées dans les paroisses ; on y enseignait les bases de la lecture, de l’écriture et du calcul. Dans les classes suivantes, dans les plus grandes villes, la langue d’enseignement était l’allemand. À la suite des conflits entre nationalités au sein de la monarchie des Habsbourg, les communes eurent la possibilité depuis les années 1860 de créer et d’administrer elles-mêmes des écoles primaires. Outre l’administration centrale de l’État à Vienne qui disposait de représentations pour la Bohême et la Moravie à Prague, Brünn et Troppau, les écoles relevaient de la compétence de l’administration autonome locale, en particulier au niveau des arrondissements et des communes. La municipalité était élue par ceux qui payaient le plus d’impôt (suffrage censitaire). La municipalité avait le droit de percevoir des suppléments fiscaux spéciaux auprès des contribuables, qui étaient ensuite utilisés pour la construction et l’entretien d’infrastructures publiques comme des écoles, des voies de communication, des canalisations d’eau, des hôpitaux etc. Pour la commune de Hrušov étudiée ici, cela signifiait que la population germanophone, qui payait une grande partie des impôts, détenait aussi, en même temps, le pouvoir politique dans la ville et pouvait par conséquent aussi décider de la construction et de l’équipement des écoles. Comme la langue était perçue comme un vecteur culturel, les représentants germanophones de la ville s’efforçaient de créer et de gérer des écoles si possible germanophones dans lesquelles se rendaient également les enfants des autres communautés linguistiques de la ville, afin de renforcer la position de l’allemand à Hrušov20. L’école et la vie associative à Hruschau/Hrušov Jusqu’en 1862 il n’existait à Hruschau/Hrušov aucune école susceptible d’accueillir les enfants qui y habitaient et qui devaient être scolarisés ; ceux-ci fréquentaient l’école de la paroisse de Schlesisch Ostrau. Dans l’école qui ouvrit ses portes en 1862, l’enseignement était dispensé en tchèque dans les petites classes et en allemand dans les grandes classes, puisque la suite de la scolarité, au-delà de l’éducation élémentaire, se déroulait exclusivement en allemand et restait par conséquent, dans la plupart des cas, réservée à la classe supérieure germanophone de la société. En raison du nombre toujours croissant d’habitants, d’autres écoles furent créées à Hruschau/Hrušov, notamment en 1898. On y enseignait en allemand21. 20 À propos de la politique scolaire autrichienne, voir Stefan Newerkla, « Post factum nullum consilium - Die Sprachengesetzgebung in der Habsburgermonarchie und ihre Auswirkung auf die sprachliche Wirklichkeit an Böhmens Schulen am Beispiel Pilsen (1740-1918) », Österreichische Osthefte, n° 43, 2001, p. 349-380. 21 Hrušov. Z historie školství. Vydáno k 750. výročí první písemné zprávy o vsi Hrušov v roce 1256 a 7. setkání rodáků a přátel Hrušova [Hrušov. Histoire du système scolaire, publié à l’occasion du 750e anniversaire de la première
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C’est seulement à partir de 1907 que des écoles primaires dispensant leurs enseignements dans d’autres langues que l’allemand virent le jour à Hruschau/Hrušov. L’école tchèque fut créée en 1907, et un an plus tard l’école polonaise. Selon les statistiques, 1 200 enfants au total fréquentaient les écoles allemande et tchèque en 1907. L’école tchèque en accueillait 185 tandis que l’école allemande était fréquentée non seulement par des enfants germanophones, 120 au total, mais aussi par 650 enfants de langue tchèque et 230 de langue polonaise22. Les raisons qui présidaient au choix de l’école étaient variées ; le fait que l’école allemande existait déjà, que la langue allemande était ressentie comme universelle et que les propriétaires germanophones des usines, de leur côté, influaient dans quelques cas sur le choix de l’école, jouait certainement un rôle23. Une bataille acharnée entre la population tchèque et l’administration germanophone de la commune, qui ne voulait initialement autoriser aucune école dispensant des enseignements dans une autre langue que l’allemand, précéda la création des écoles tchèque et polonaise. Une partie de la population tchèque s’organisa an sein de différentes associations qui furent créées à la suite de l’épanouissement de la vie associative au XIXe siècle. Ces associations s’intéressaient avant tout à la sauvegarde de la langue (tchèque) et à la formation de leurs membres, et devançaient souvent les activités liées à la création d’une école. Les premières associations purement tchèques de Hruschau/Hrušov étaient le « Cercle de lecture » (Čtenářská beseda), créé en 1893, qui appartint à partir de 1907 à la « Section de la société scolaire centrale Matice » (Odbor Ústřední Matice Školské), l’association « Générosité – Association pour le soutien des ouvriers de la fabrique de limonade de Hruschau/Hrušov » (Šlechetnost, podporovací spolek dělníků sodové továrny v Hrušově) ainsi que le « Cercle de lecture Havlíček » (Čtenářský spolek Havlíček), créé en 1907. L’objectif avoué des deux cercles de lecture - Beseda et Havlíček – était la création d’une école et d’un jardin d’enfants de langue tchèque à Hruschau/Hrušov. Ces faits montrent clairement que, dans le domaine de l’éducation précisément, il n’y eut aucun rapprochement entre les différents groupes culturels présents à Hrušov, mais que les faits et gestes des représentants des habitants tant allemands que tchèques de la ville étaient guidés par l’idée que « leur propre culture était minée par des influences étrangères24 » et que chaque action était accomplie à titre préventif afin d’éviter tout danger (multiculturalité I). La création des associations tchèques fut considérée avec scepticisme par la municipalité allemande et celui-ci essayait d’y opposer dans la mesure du possible des obstacles bureaucratiques, comme le montre de manière exemplaire l’exemple suivant. La municipalité de Hruschau essaya d’empêcher l’achat par le « Cercle de lecture » d’un terrain pour y construire une école tchèque en offrant plus d’argent au propriétaire. Mais mention écrite du village de Hrušov en 1256 et de la septième rencontre des natifs de Hruschau et de leurs amis], Ostrava, [s.n.], 2006, p. 3. 22 Ibid. 23 AMO, op.cit., p. 8. 24 Jürgen Bolten, Interkulturelle Kompetenz, op. cit., p. 64.
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lorsque le propriétaire refusa et que la commune ne put empêcher la vente du terrain au Cercle de lecture, l’ancien propriétaire, qui était ouvrier à la fabrique de limonade, fut contraint de partir en retraite anticipée après trente ans de bons et loyaux services en perçevant une pension minime25. Ce fut notamment possible puisque le maire allemand de Hruschau/Hrušov était aussi le propriétaire de la fabrique de limonade et pouvait ainsi combiner les intérêts de la commune et ceux de l’usine. Les discussions autour de la construction et de l’ouverture d’une école pour les enfants de langue tchèque de Hruschau/Hrušov furent accompagnées de nombreuses actions de protestation auxquelles des associations tchèques des environs participèrent également. Dans le même temps, les habitants de langue polonaise de Hruschau/Hrušov revendiquèrent le besoin d’avoir une école où l’enseignement serait dispensé en polonais. Dès 1905, la municipalité rejeta la recommandation de l’administration scolaire de l’arrondissement de proposer à Hrušov des cours facultatifs en polonais pour les enfants des habitants polonais de la commune. Un an plus tard, la demande formulée par le Cercle de lecture polonais (Czytelnia polska) de créer une école publique de langue polonaise à Hrušov fut également rejetée26. Malgré ce refus, la population polonaise, contrairement à la tchèque, continua de miser moins sur la confrontation que sur la coopération avec la municipalité allemande et se prononça contre la population de langue tchèque27. Celle-ci en revanche manifesta publiquement en faveur des droits des groupes nationaux, par exemple par l’intermédiaire d’apparitions publiques de l’association de gymnastique Sokol. La population germanophone de Hruschau/Hrušov vivait l’engagement de la population tchèque comme un « combat » contre la ville allemande de Hruschau que l’on voyait en danger. La population tchèque au contraire se réjouissait du futur « éveil culturel de la minorité tchèque dans le Hrušov allemand ». En réponse aux apparitions publiques de l’association de gymnastique Sokol à Hrušov, les employeurs allemands augmentèrent la pression sur les ouvriers tchèques. En particulier à la fabrique de limonade, ils étaient menacés de licenciement dans le cas où ils continueraient à participer aux manifestations de l’association de gymnastique. Une autre mesure était la résiliation des baux des appartements dont l’entreprise était propriétaire dans la cité ouvrière28. Mais la population allemande de Hruschau/Hrušov ne restait pas inactive et préparait une contre-manifestation aux apparitions publiques de l’association tchèque de gymnastique Sokol29. La municipalité interdit – par peur des conflits – les deux manifestations et se servit en l’occurrence d’un argument éculé en affirmant qu’une épidémie s’était déclarée. Mais rien ne pouvait empêcher ni les membres tchèques de AMO, op.cit., p. 60. Ibid., p. 12 sq. 27 Ibid., p. 75 sq. 28 Ibid., p. 78. 29 Ibid., p. 82. 25 26
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l’association de gymnastique ni leurs collègues allemands d’agir : ils déplacèrent leurs actions rapidement et finirent par marcher séparément, le 26 août 1908, forts respectivement de 2 000 hommes, du centre d’Ostrava jusqu’à Hruschau/Hrušov où ils organisèrent une fête à des endroits différents. De nombreux policiers étaient chargés d’assurer la sécurité sur place ; on en vint cependant aux mains, ce qui conduisit à des arrestations et à une fin prématurée des festivités30. Une autre mesure fut l’appel au boycott des écoles allemandes, lancé en 1909 par la « Section de la société scolaire centrale Matice ». Dans 8 000 tracts environ, elle encourageait les parents de langue tchèque à inscrire leurs enfants à l’école tchèque afin de maintenir celle-ci ainsi que la langue tchèque31. Les querelles qui opposaient la municipalité germanophone de Hrušov/Hruschau et la population de langue tchèque à propos de la construction, de l’entretien, de l’extension et du renouvellement des écoles de langue tchèque, se prolongèrent jusqu’à la Première Guerre mondiale. La municipalité justifiait son refus de créer une école publique générale de langue tchèque par le fait qu’une telle école ne répondait à aucun besoin de la ville puisque les enfants tchèques avaient déjà la possibilité d’apprendre leur langue maternelle dans les écoles allemandes de garçons et de filles de la commune. La municipalité ne se voyait pas en capacité, dans un contexte financier tendu, de créer et d’entretenir une école pour la minorité tchèque puisque la population tchèque ne subvenait qu’à 0,77 % des recettes fiscales. 300 parents tchèques de Hruschau répondirent à ce refus en faisant la grève de l’école pendant plusieurs semaines. Les parents posèrent un ultimatum aux autorités scolaires : la querelle portant sur l’ouverture d’une autre école tchèque devait avoir pris fin le 30 avril 1912 au plus tard32. Alors que les échelons supérieurs de l’administration, par exemple le conseiller régional des affaires scolaires à Troppau/Opava ou bien le ministère de la culture et de l’éducation, l’inspecteur de l’enseignement primaire à Vienne acceptèrent la demande de la population de langue tchèque (juin 1913), la municipalité de Hruschau/Hrušov résista avec acharnement à l’ouverture d’un tel établissement33.
Ibid., p. 80 sq. Ibid., p. 107 sq. 32 Ibid., p. 129 sq. 33 Ibid., p. 131 sq. 30 31
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Si l’on applique au développement des écoles de Hrušov la typologie de Jürgen Bolten34 présentée en introduction, on constate qu’il s’y est produit un changement progressif. Alors que la municipalité germanophone agit d’abord dans le sens du niveau I de la multiculturalité (ignorance) et refusa une école différente linguistiquement en posant des exigences strictes d’assimilation qu’elle tentait de réaliser par l’intermédiaire de la langue, cette attitude évolua lentement – notamment sous la pression que les habitants de langue tchèque, mais aussi les échelons administratifs supérieurs ont exercé – vers une attitude plus tolérante (prémisses de la multiculturalité de niveau II). À ce sujet les différents groupes sociaux avaient certes la possibilité de vivre leur identité nationale, mais ils se distinguaient pourtant strictement l’un de l’autre. Leur objectif était une coexistence largement pacifique que les échelons supérieurs de l’administration voulaient créer par l’intermédiaire d’espaces de liberté dans le domaine de la formation. La question de savoir dans quelle mesure ce chemin aurait conduit à ce que la multiculturalité ne soit plus vécue seulement comme un principe de classification, mais comme un processus, reste ouverte puisque les événements historiques (effondrement de la monarchie des Habsbourg, création de la première République tchécoslovaque, occupation national-socialiste, Seconde Guerre mondiale et finalement l’expulsion et le rapatriement de la population allemande) ont conduit à refaire du Hrušov multiethnique une cité à la structure démographique monoethnique – tchèque. Les Tchèques, les Polonais et les Allemands constituaient les groupes les plus importants de Hruschau/Hrušov, ce en quoi les derniers donnaient le ton non seulement dans les usines, mais également dans l’administration municipale, dominant par conséquent les structures organisationnelles. Alors que la population polonaise de la petite ville essayait de créer, en collaboration avec la municipalité allemande, des espaces de liberté afin de préserver son identité culturelle, la population de langue tchèque essaya d’imposer ses désirs, ses souhaits et exigences en optant pour la confrontation. Deuxième fait important : alors que les échelons plus élevés de l’administration, dans la mesure du possible, donnèrent suite aux exigences pour laisser se développer l’autonomie culturelle et que celles-ci furent acceptées (par exemple la construction d’une école tchèque), la municipalité, sur place, exerça des pressions sur la population de langue tchèque et essaya ainsi d’assimiler cette partie de la population (multiculturalité I). Les activités tchèques furent ainsi, autant que possible, réprimées et jugulées à l’aide de différentes mesures. L’interdiction de réunion justifiée de manière douteuse (déclaration d’une épidémie), l’absence de réponse aux requêtes, leur refus et les brimades subies par les participants sur leur lieu de travail (dégradation des relations de travail, menaces sur le salaire jusqu’aux menaces de licenciement et de résiliation du bail des appartements, propriétés des entreprises) devaient exercer une pression assimilatrice. Les sources exploitées jusqu’à 34 Jürgen Bolten, « Multikulturalität – Interkulturalität – Transkulturalität », Skript zur Einführung in die Interkulturelle Wirtschaftskommunikation, www.interculture.de, consulté le 16 juillet 2008.
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présent montrent la confrontation à différents niveaux de la société : la population allemande contre la tchèque, les propriétaires d’usine allemands contre les ouvriers tchèques, la municipalité allemande contre les habitants tchèques. On ne peut pas, au stade où en sont les recherches, dire comment les lignes de conflits traversent éventuellement les familles mixtes et dans quelle mesure les identités changeantes jouent un rôle ici. Une exploitation des matériaux disponibles restants permettra sans doute de fournir des éléments de réponse. Traduit de l’allemand par Florence Lelait Fig. I Inodations à Hrušov, 1997. Source : Archiv města Ostravy, LXXXV-3-1l11.
Fig. II Usine chimique à Hruschov. Photo : Archives personnelles des auteurs.
ANTISÉMITISME ET EXCLUSION DE LA COMMUNAUTÉ JUIVE À TRAVERS LA PRESSE JUIVE DE BRESLAU ET DE BASSE-SILÉSIE (1925-1938) Ingo LOOSE (Université Humboldt, Berlin) Introduction et problématique Après la Première Guerre mondiale, c’est, parmi tous les pays d’Europe centrale, dans l’Allemagne de la République de Weimar que la communauté juive semblait être le mieux intégrée. Alors que la Société des Nations et les Alliés poussaient un grand nombre d’États d’Europe centrale et orientale à voter une loi de protection des minorités1, dans le cas de l’Allemagne vaincue, ni les Alliés ni les Juifs allemands ne jugeaient une telle mesure nécessaire2. Les dernières recherches consacrées à la Silésie et en particulier à la ville de Breslau distinguent dès l’époque de l’Empire une coexistence largement paisible entre Juifs et non Juifs, qui survécut à la Première Guerre mondiale3. Cette conception a souvent été contredite4 ; s’y oppose surtout ce que Gershom Scholem a soutenu sans équivoque dès les années soixante : le prétendu dialogue d’avant 1933 entre Juifs et Allemands était tout simplement une illusion de la part des Juifs – une illusion qui, par conséquent, se révélerait fatale après 19335. Dans la tradition de cette « thèse de l’illusion », la recherche historique a depuis lors distingué dès la période de l’Empire une société parallèle, celle de la
1 Erwin Viefhaus, Die Minderheitenfrage und die Entstehung der Minderheitenschutzverträge auf der Pariser Friedenskonferenz 1919, Wurtzbourg, Holzner, 1960 ; Bastiaan Schot, Nation oder Staat? Deutschland und der Minderheitenschutz. Zur Völkerbundspolitik der Stresemann-Ära, Marbourg/Lahn, Herder-Institut, 1988. 2 Hans Günther Adler, Die Juden in Deutschland. Von der Aufklärung bis zum Nationalsozialismus, Munich, Kösel, 1960, p. 139 sq. 3 Voir en particulier Till van Rahden, Juden und andere Breslauer. Die Beziehungen zwischen Juden, Protestanten und Katholiken in einer deutschen Großstadt von 1860 bis 1925, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2000. 4 Olaf Blaschke, « « Das Judenthum isoliren! » Antisemitismus und Ausgrenzung in Breslau », in Manfred Hettling, Andreas Reinke, Norbert Conrads (dir.), In Breslau zu Hause ? Juden in einer mitteleuropäischen Metropole der Neuzeit, Hambourg, Dölling und Galitz, 2003, p. 167–184. 5 Gershom Scholem, « Zur Sozialpsychologie der Juden in Deutschland 1900–1930 », in Rudolf von Thadden (dir.), Die Krise des Liberalismus zwischen den Weltkriegen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1978, p. 256–277 ; id., « Wider den Mythos vom deutsch-jüdischen Gespräch », Judaica 2, Francfort/Main, Suhrkamp, 1982, p. 7–11.
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bourgeoisie juive, qui reflète souvent une image trompeuse des Juifs allemands émancipés et assimilés : « Il n’est pas question ici d’intégration, mais de l’émergence d’un groupe social juif, parallèle à un groupe similaire, non juif. Si l’on considère le revenu, le style de vie, l’opinion politique et cætera, les Juifs appartenaient à la classe moyenne. Mais cette définition n’indique que leur place à l’intérieur de la hiérarchie sociale ; elle n’indique pas le degré d’intégration au – même – niveau de leurs classes6. »
Or, le roman social antisémite Soll und Haben (Doit et Avoir) de Gustav Freytag (Leipzig, 1855) – probablement le livre le plus lu de l’Empire – évoque un degré de coexistence entre Juifs et Allemands propre à la Silésie. Et l’un des textes les plus célèbres de la littérature juive allemande, qui offre une réponse pessimiste à la tentative de conciliation de l’identité juive et de son environnement non juif : le récit de Karl Emil Franzos, Judith Trachtenberg, – parut en 1891 à Breslau chez l’éditeur de renom Eduard Trevendt7. Mais même les contemporains de l’après-guerre se sont demandé, lors de l’ascension des national-socialistes et en particulier après leur « prise de pouvoir » en 1933, dans quelle mesure une évolution était à l’œuvre, que les Juifs auraient pu remarquer à temps : « Il y a vingt ans, ou même cinq ans, l’idée que l’on pourrait, en Allemagne, diviser les citoyens en aryens et « non-aryens » et exclure les « non-aryens » de la vie publique et privée, aurait paru absurde. Si une telle chose fut cependant possible, alors il doit y avoir eu des prémices8. »
Cela rend les notions d’intégration ou d’interaction problématiques, puisque non seulement elles sont, en principe, réversibles, mais qu’en outre, en l’espace de quelques années, on a pu aller au-delà de leur régression. Ce paradoxe historique – d’une part l’intégration, d’autre part la ségrégation – nous amène à poser la question suivante : dans quelle mesure peut-on parler d’un processus de renversement de l’inclusion vers l’exclusion9 ? Le processus d’exclusion des Juifs de la société allemande n’a-t-il pas plutôt commencé bien avant 1933 et ne se trouvait-il pas à l’époque de la « prise de pouvoir » national-socialiste à un état bien plus avancé que la recherche n’a pu le montrer jusqu’à présent ? Nous examinerons cette question à la lumière de la ville de Breslau et étudierons de manière critique l’intégration des Juifs Jacob Katz, Vom Vorurteil bis zur Vernichtung. Der Antisemitismus 1700–1933, Munich, Beck, 1989, p. 244. Au sujet de Franzos, voir Andrei Corbea-Hoisie, « Le Voyage colonisateur de Karl Emil Franzos (1848– 1904) en « Semi-Asie » », Cultures d’Europe centrale, n° 3, 2003, p. 23–42. 8 Robert Weltsch, « Zu Theodor Herzls Todestag », Jüdische Rundschau, 14 juillet 1933. 9 Les termes d’inclusion et d’exclusion disposent d’une longue tradition dans la sociologie anglo-saxonne ; dans les sciences historiques cependant, ils sont encore peu répandus. L’inclusion et l’exclusion se réfèrent à des opérations de différenciation systématique d’un État et de ses sous-systèmes. Niklas Luhmann, « Inklusion und Exklusion », in Helmut Berding (dir.), Nationales Bewußtsein und kollektive Identität. Studien zur Entwicklung des kollektiven Bewußtseins in der Neuzeit 2, Francfort/Main, 1996, p. 15-45. 6 7
Antisémitisme et exclusion de la communauté juive à travers la presse juive de Breslau et de Basse-Silésie
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silésiens dans la société à travers l’exemple de la presse juive (le Breslauer Jüdisches Gemeindeblatt et la Jüdische Zeitung für Ostdeutschland). Le fait que l’histoire des Juifs dans les anciens territoires allemands de l’Est représente un domaine largement méconnu et que l’état de la recherche demeure insuffisant sur ce point justifie le choix de cette question. La thèse défendue ici est que la communauté juive de Breslau se trouvait dans une situation extrêmement problématique bien avant le 30 janvier 1933 ce qui, dans la presse, se traduisit à travers le déclin économique général de la communauté juive et l’importance grandissante des institutions sociales juives. Dans un second temps, nous étudierons le rôle que la crise profonde de la communauté juive avant 1933 a joué dans l’efficacité et l’intensité des mesures discriminatoires antisémites des national-socialistes après leur « prise de pouvoir ». Les Juifs de Breslau et leur presse depuis le milieu des années vingt La ville de Breslau, capitale de la province de Basse-Silésie, comptait, lors du recensement de 1933, à peine plus de 20 000 Juifs (soit 3,2 % de la population citadine), représentant donc la troisième plus grande communauté juive de l’Empire allemand, après Berlin et Francfort/Main (Fig. 12-14). Un pic fut atteint en 1925 avec 23 240 Juifs (4,2 %) ; en 1937, on comptait encore 16 665 Juifs (2,7 %), c’est-à-dire membres de la communauté synagogale, dans la ville. Lors des élections de la Fédération des communautés juives de Prusse (Preußischer Landesverband jüdischer Gemeinden), le 1er février 1925, la majeure partie des Juifs de Breslau vota libéral (60 %) ; les sionistes et les conservateurs obtinrent chacun environ 20 % des voix10. D’un point de vue culturel et religieux, Breslau représentait depuis le milieu du XIXe siècle – surtout depuis la création du séminaire de théologie juive en 1854 – l’un des centres les plus importants du judaïsme allemand11. Dans la recherche historique, la représentation de la vie communautaire juive sous la République de Weimar et sous le national-socialisme souffre dans la plupart des cas du manque de documents ayant survécu à l’Holocauste. Même les grandes communautés telles que Breslau en sont affectées12. C’est pourquoi il convient de considérer le Breslauer Jüdisches Gemeindeblatt, dont le tirage initial atteignait environ 7 à 8 000 exemplaires par mois entre 1924 et juin 1934 avant de paraître ensuite deux fois par semaine jusqu’au pogrome de novembre 1938, comme une source d’information importante13. La Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, paraissant elle aussi à Breslau, avait été fondée en février 1924 ; elle avait pour objectif de traiter, avec un tirage de 1 500 à 2 000 exemplaires 10 Joseph Walk, Die « Jüdische Zeitung für Ostdeutschland » 1924–1937. Zeitgeschichte im Spiegel einer regionalen Zeitung, Hildesheim–Zurich–New York, Olms, 1993, p. 23. 11 Manfred Hettling, Andreas Reinke et Norbert Conrads (dir.), In Breslau zu Hause ?, op. cit. 12 L’Institut Historique Juif (Żydowski Instytut Historyczny) de Varsovie dispose d’un important fonds de documentation de la communauté synagogale de Breslau, mais comporte de sérieuses lacunes pour la période de l’entre-deux-guerres et du national-socialisme. 13 Herbert Freeden, Jüdische Presse im Dritten Reich, Francfort/Main, Jüdischer Verlag, 1987.
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environ, « tous les phénomènes de la vie d’un point de vue judéo-politique » et démontrait ce faisant une liberté de jugement souvent étonnante14. Le Gemeindeblatt en revanche, qui pendant de nombreuses années fut publié par le directeur administratif de la communauté, Ernst Rechnitz (1889-1952), reflétait tous les événements importants de la communauté, ses hauts et ses bas. Les deux périodiques se prêtent donc de manière idéale à la reconstitution de la situation des Juifs de Breslau sous la République de Weimar. Les quinze années du Gemeindeblatt, avec un total de 4 000-5 000 pages environ, où l’on pouvait régulièrement lire des auteurs de renom tels que Leo Baeck et le rabbin communal Hermann Vogelstein, mais aussi le célèbre journaliste de Breslau et historien Willy Cohn et l’archiviste municipal, le rabbin Aron Heppner, illustrent la vie juive d’une manière que Jakob Kurt Ball-Kaduri a résumé judicieusement : « La vie d’une époque n’est pas seulement constituée des événements « bouleversants » et de son histoire organisationnelle, mais tout autant, voire davantage, des événements « banals » et caractéristiques de la vie privée quotidienne de l’époque.15 »
Ce sont surtout des aspects de la vie de tous les jours et de l’histoire sociale qui sont ici tangibles et dans lesquels la question de l’intégration, ou plutôt de la désintégration de la minorité juive apparaît clairement. Toutefois, il serait vain de chercher dans les pages du Gemeindeblatt une répartition équilibrée des informations sur les différentes fractions juives. Le journal restait dominé par une ligne libérale, orientée vers l’Association Centrale des Citoyens Allemands de Confession Juive (Centralverein deutscher Staatsbürger jüdischen Glaubens, CV), tandis que le sionisme, ses représentants et ses activités étaient de toute évidence faiblement représentés. C’est surtout après 1933, lorsque tous les Juifs sans exception furent touchés par les discriminations des national-socialistes et que le Gemeindeblatt dut plus que jamais devenir le porte-parole de tous les Juifs, que cette orientation se heurta à une critique grandissante. La spécificité de la communauté de Breslau résidait dans l’unité qu’elle avait atteinte à la suite de la célèbre dispute entre les rabbins Geiger et Tiktin dans les années qui suivirent 1842 et qui contrastait, par exemple, avec la séparation entre libéraux et orthodoxes à Francfort/Main16. Si cela ne signifiait pas pour autant un compte rendu égal des activités libérales, orthodoxes et sionistes, du moins les conflits opposant les différents groupes demeuraient de manière générale bannis des pages du Gemeindeblatt. Il ne s’agit pas ici de passer en revue toutes ces thématiques et tendances principales des deux journaux à l’époque de leur parution. Il serait en revanche intéressant de se demander de quelle manière, selon la problématique esquissée ici, la situation générale des Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, 20 février 1931. Kurt Jakob Ball-Kaduri, Das Leben der Juden in Deutschland im Jahre 1933. Ein Zeitbericht, Francfort/Main, Europäische Verlagsanstalt, 1963, p. 15. 16 Andreas Gotzmann, « Der Geiger-Tiktin-Streit – Trennungskrise und Publizität », in Hettling et al. (dir.), In Breslau zu Hause ?, op. cit., p. 81–98. 14 15
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Juifs silésiens, plus précisément de Breslau, sous la République de Weimar et plus tard sous le national-socialisme, s’est frayé un chemin dans les pages de ces journaux. Crise et désintégration de la communauté juive de Breslau sous la République de Weimar Les conséquences de la Première Guerre mondiale, la perte de la province de Posnanie et les nouvelles frontières, controversées, en Silésie, mirent Breslau et sa périphérie à très rude épreuve d’un point de vue économique. Après l’inflation de 1923 cependant, une atmosphère plus optimiste se fit sentir provisoirement, qui profita manifestement aussi à la création du Breslauer Jüdisches Gemeindeblatt. On pensait du moins que même si de si petites communautés telles que Nuremberg possédaient leur propre périodique, il devait en être de même pour la troisième plus grande communauté juive de l’Empire. Au premier plan se trouvaient, outre des informations sur la communauté de Breslau et les autres communautés silésiennes, des articles sur la vie juive en Allemagne tout comme des publications historiques. Si l’on parcourt l’édition complète du Gemeindeblatt et de la Jüdische Zeitung für Ostdeutschland depuis 1924, il est frappant que les premiers signes d’une crise des communautés juives en Silésie se dessinent clairement dès le milieu des années vingt. C’est au plus tard en 1926 que le débat sur l’antisémitisme, la crise économique et le chômage apparut dans les colonnes du Gemeindeblatt de Breslau comme dans celles de la Jüdische Zeitung für Ostdeutschland. En Silésie, il y avait toujours eu, depuis l’époque de Gustav Freytag, un antisémitisme économique. Dans le Gemeindeblatt, cela se retrouve aisément dans la discussion sur le taux élevé de chômage, supérieur à la moyenne chez les salariés juifs. La création en 1926 d’un « bureau de placement » juif, c’est-à-dire d’une agence pour l’emploi dans la communauté était censée être un moyen efficace contre le licenciement antisémite des salariés juifs. À l’inverse, les Juifs sans emploi n’avaient dans la plupart des cas aucune chance de trouver un travail car « il y a[vait] une certaine tendance chez un nombre extrêmement élevé d’employeurs à ne pas engager de salariés juifs17 ». De plus, le nombre de liquidations d’entreprises s’accrut aussi, surtout parmi les petites et moyennes entreprises, au plus tard depuis le milieu des années vingt. Cette évolution fut prise très au sérieux par les journaux, mais dans le contexte général elle s’appliquait surtout à la situation de la minorité juive : « Nous nous sentons plus que jamais abandonnés et exclus. Nous sentons qu’une époque viendra, où le Juif en Allemagne aussi sera privé de ses droits et hors la loi, comme dans les pays du bakchich et de la corruption de fonctionnaires18 ».
Breslauer Jüdisches Gemeindeblatt, n° 6, 1926, p. 80 sq. Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, 13 août 1926 ; cité d’après Walk, Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, op. cit., p. 25. 17 18
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Une discussion tout aussi centrale dans la presse juive depuis la fin des années vingt portait sur la restructuration de la sphère professionnelle. Un nombre supérieur à la moyenne de Juifs – et pas seulement en Silésie – travaillait comme commerçants indépendants, ou plutôt, dans le secteur du commerce en général (surtout dans une branche importante et traditionnelle pour la Silésie, le textile), mais c’était précisément dans ce secteur que le chômage, surtout depuis la crise économique mondiale de 1929, était particulièrement accablant ; en avril 1930, le nombre de chômeurs juifs atteignit presque 1 000 personnes19. Les Juifs de Silésie se trouvaient par conséquent bien avant le 30 janvier 1933 dans une situation économique problématique20. De plus, de funestes signes avant-coureurs se profilèrent en politique ; ce sont surtout le succès électoral du NSDAP en Thuringe et la nomination dans cette région de Wilhelm Frick au ministère de l’intérieur et de l’éducation nationale en janvier 1930 que la Jüdische Zeitung für Ostdeutschland accueillit avec un commentaire résigné : douze années de République de Weimar « ne sont pas parvenues à améliorer le statut social des Juifs en Allemagne21 ». Le Gemeindeblatt, pour sa part, discuta intensément non seulement des diverses initiatives de la communauté, telles qu’un programme de crédit pour les petites et moyennes entreprises et même la création d’une Banque Mutualiste Juive (Jüdische Genossenschaftsbank) à Breslau (1931), mais aussi et surtout de la question d’une réorientation professionnelle de la jeunesse, c’est-à-dire du renforcement de l’intérêt pour les métiers manuels, sans que cette discussion ne fût au départ particulièrement influencée par le mouvement sioniste Hechalutz. Pourtant, les activités de la communauté synagogale étaient passées en quelques années d’une « affaire d’assistance publique à un devoir de politique sociale : il ne s’agissait plus de soulager un cas d’urgence isolé », pour citer un commentaire de l’époque, « mais de combattre la misère du peuple22 ». Il n’était plus alors question seulement des Juifs de l’Est et de leurs difficultés matérielles, mais plutôt de l’aide sociale pour tous les membres concernés de la communauté, et leur nombre ne cessait d’augmenter avec le déclin général de la bourgeoisie juive. En même temps, on peut observer, à travers l’exemple du Gemeindeblatt, une autre transformation de la communauté synagogale, qui perdit sa nature de communauté plus ou moins exclusivement religieuse pour devenir une communauté culturelle. En un sens, la création du Gemeindeblatt en 1924 représentait aussi un pas dans cette direction pour atteindre les membres formels de la communauté qui s’étaient déjà éloignés de la vie juive et n’allaient plus à la synagogue qu’à Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, 11 avril 1930. Marek Maciejewski, « Silesian Nazi Nationalism and Anti-Semitism 1921–1933 », in Marcin Wodziński et Janusz Spyra (dir.), Jews in Silesia, Kraków, Księgarnia Akademicka, 2001, p. 141–158 ; Willy Cohn, Verwehte Spuren. Erinnerungen an das Breslauer Judentum vor seinem Untergang, Cologne–Weimar–Vienne, Böhlau, 1995, p. 629. 21 Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, 31 janvier 1930 ; cité d’après Walk, Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, op. cit., p. 47. 22 Shalom Adler-Rudel, Ostjuden in Deutschland 1880–1940. Zugleich eine Geschichte der Organisationen, die sie betreuten, Tübingen, Mohr, 1959, p. 139. 19 20
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l’occasion des fêtes religieuses, mais qui se sentaient malgré tout appartenir à la communauté juive plutôt qu’à la majorité non juive. Finalement, beaucoup d’éléments portent à croire que, dès cette époque, on assista à la ségrégation très rapide des mondes juif et non juif. Cette ségrégation s’intensifia encore avec la terreur antisémite – qui eut tôt fait de se manifester à Breslau, comme en témoignaient les fréquentes profanations de cimetières juifs – et eut diverses répercussions sociales sur l’ensemble de la communauté juive23. Les Juifs de Breslau après la « prise de pouvoir » national-socialiste en 1933 Mais quelle pertinence avait donc ce processus de désintégration auquel la communauté juive de Breslau avait été soumise depuis le milieu des années vingt, pour l’efficacité et l’intensité des mesures discriminatoires antisémites des national-socialistes24 ? Un nombre important d’indices à ce sujet se trouve aussi dans la presse juive car, après 1933, son rôle devint encore plus significatif. D’une part, elle représentait, au niveau des affaires juives, une source d’information éminemment importante (bien qu’il ne pût évidemment pas y être ouvertement question de l’antisémitisme national-socialiste) ; d’autre part, elle jouait aussi un rôle fondamental dans la cohésion intellectuelle et culturelle de la population juive. C’est pourquoi il n’est guère surprenant que la presse juive en Allemagne, dont celle de Breslau, augmentât de manière non négligeable son tirage et sa fréquence de parution après la « prise de pouvoir », et vécut même pour ainsi dire une « hausse conjoncturelle25 ». L’oppression et la terreur exercées sur la population juive après le 30 janvier 1933 provoquèrent en quelque sorte un changement fonctionnel du Gemeindeblatt. Du point de vue politique il devint, comme d’autres journaux juifs, une sorte de forum de publication de l’Association impériale des Juifs Allemands (Reichsvereinigung der deutschen Juden), fondée la même année ; au niveau interne cependant, il exhortait ses membres à faire preuve « d’autodiscipline, de retenue et de précaution dans leurs prises de parole et de position », mais aussi à développer un esprit d’entraide26. Les reportages sur l’antisémitisme en Europe orientale, surtout en Pologne, s’y substituaient indirectement, permettant de débattre de la persécution des Juifs en général. « La critique et les craintes que les Juifs allemands exprimaient par rapport à leur situation et leur avenir, trouvaient ici leur
23 Joseph Walk, Jüdische Zeitung in Ostdeutschland, op. cit., p. 63 et 100 ; Ball-Kaduri, Leben der Juden in Deutschland im Jahre 1933, op. cit., p. 29 sq. 24 Abraham Ascher, A Community under Siege. The Jews of Breslau under Nazism, Stanford, Stanford University Press, 2007 ; Ingo Loose, « Das Schicksal polnischer Juden in Breslau und Niederschlesien nach 1933 », Mitteilungen des Verbandes ehemaliger Breslauer in Israel, n° 82, 2007, p. 10 sq. et 19. 25 Joseph Walk, Jüdische Zeitung in Ostdeutschland, op. cit., p. 75 ; Herbert Freeden, Jüdische Presse im Dritten Reich, op. cit. 26 Breslauer Jüdisches Gemeindeblatt, n° 4, 1933, p. 1 sq.
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expression indirecte27 ». L’arrestation de l’éditeur Ernst Rechnitz et l’interdiction provisoire du Gemeindeblatt entre le début du mois d’août 1933 et janvier 193428, mais aussi les changements que le lecteur attentif pouvait constater dans le choix des mots, témoignent de l’étroitesse de la marge de manœuvre dans laquelle évoluaient les articles du Gemeindeblatt et leurs auteurs : la communauté et l’éditeur devaient désormais agir avec une extrême prudence afin de sonder les limites du dicible, tout en assurant cependant l’édification, l’information et pour ainsi dire la cohésion intellectuelle de leurs membres, ou plutôt de leurs lecteurs. Qu’il s’agisse de la pétition Bernheim concernant les droits de la minorité juive en Haute-Silésie ou de l’autodafé national-socialiste de livres, les événements majeurs pour la minorité juive pouvaient au mieux être mentionnés, mais jamais commentés en tant que tels29. Bien que le Gemeindeblatt – contrairement à la Jüdische Zeitung für Ostdeutschland – fût tout sauf sioniste, on trouve cependant après 1933 de plus en plus d’informations sur la Palestine et sur la construction du Yishouv, et de manière générale sur les possibilités d’émigration depuis l’Allemagne30. En outre s’accumulaient les petites annonces des lignes maritimes qui se proposaient d’emmener les potentiels émigrants aux Etats-Unis, en Amérique du Sud ou en Palestine. Du jour au lendemain, tous les non sionistes se virent obligés de débattre des objectifs du sionisme, et ses adhérents se sentirent renforcés dans leurs certitudes. Une remarquable série d’articles, commencée par un éditorial programmatique du rédacteur en chef Robert Weltsch au début du mois d’avril 1933 intitulé « Portez-la fièrement, la tache jaune » (Tragt ihn mit Stolz, den gelben Fleck), permit au journal sioniste la Jüdische Rundschau de multiplier le nombre de ses lecteurs31. De manière générale cependant, l’intérêt des Juifs allemands pour le sionisme après la « prise de pouvoir » d’Hitler s’avéra dans l’ensemble un feu de paille et retomba rapidement. Outre la question de l’émigration et le débat sur la question de partir ou d’endurer, la loi du 7 avril 1933 sur le rétablissement du système des fonctionnaires et son application aux employés joua un rôle important dans le profil du Gemeindeblatt : de même, plusieurs Juifs de Breslau perdirent leur emploi du jour au lendemain et par conséquent aussi des moyens d’existence pour eux-mêmes et leurs familles. Toutefois, les mesures discriminatoires des 27 Yfaat Weiss, Deutsche und polnische Juden vor dem Holocaust. Jüdische Identität zwischen Staatsbürgerschaft und Ethnizität 1933–1940, Munich, Oldenbourg, 2000, p. 117. 28 C’est l’éditorial d’Albert Rosenthal, « Ich suche meine Brüder », Breslauer Jüdisches Gemeindeblatt, vol. 10, n° 7, 1933, p. 1 sq., qui, en référence à la Genèse 37, 16 et en allusion aux concitoyens « aryens », avait conduit à l’interdiction. Rosenthal et Rechnitz furent aussi condamnés à des peines d’emprisonnement. Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, 6 août 1933 ; op. cit., 17 novembre 1933. 29 Voir aussi à ce sujet Joseph Walk, Jüdische Zeitung in Ostdeutschland, op. cit., p. 75, 99, avec d’autres exemples pour les interdictions de journaux. 30 Ingo Loose, « Das Breslauer Jüdische Gemeindeblatt 1924–1938 », Mitteilungen des Verbandes ehemaliger Breslauer in Israel, n° 82, 2007, p. 2 sq., 15. 31 Robert Weltsch, Tragt ihn mit Stolz, den gelben Fleck. Eine Aufsatzreihe der « Jüdischen Rundschau » zur Lage der deutschen Juden, Nördlingen, Greno, 1988. Sur l’impact de la série d’articles publiée par Weltsch, voir BallKaduri, Leben der Juden in Deutschland, op. cit., p. 91 sq.
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national-socialistes n’étaient pas encore totalement uniformes dans les années 1933 et 1934, de telle sorte que même les Juifs disposaient parfois d’une certaine marge de manœuvre, même si elle était étroite. Ainsi, en décembre 1933, le conseil des prud’hommes de Breslau admit la plainte d’un employé juif, qui avait été licencié à la suite de l’« aryanisation » d’un magasin juif, et rejeta même en janvier 1934 un recours en cassation à ce sujet. Il s’agissait encore, en quelque sorte, des restes de l’« Etat constitutionnel », pour reprendre un terme d’Ernst Fraenkel32, mais même cela ne pouvait rien changer au fait que le nombre déjà élevé de chômeurs juifs était en forte augmentation33. C’est pourquoi les structures communautaires, en particulier les centres d’assistance sociale de la communauté, apparaissaient nécessairement à plusieurs membres de la communauté comme leur ultime chance de salut. Un certain nombre d’assimilés et de personnes qui s’étaient détournés de la foi de leurs ancêtres retournèrent au judaïsme grâce à cette fonction d’intégration de la communauté. Après 1933, l’importance accordée à l’agence juive pour l’emploi, aux cours dédiés à la reconversion professionnelle, au conseil juridique etc., est manifeste presque à chaque page du Gemeindeblatt et de la Jüdische Zeitung für Ostdeutschland. Au fur et à mesure que s’intensifiait la terreur nazie, cette importance prenait plus encore d’ampleur, même si la critique sioniste selon laquelle ce n’est que dans l’urgence que les Juifs assimilés se souviendraient de leur patrie – ou plutôt, de leur origine – religieuse et culturelle, n’était certainement pas dénuée de fondement. Le Gemeindeblatt restait divisé en deux parties, les articles historiques et les pages culturelles d’une part, et ceux sur la situation économique et la protection de la communauté juive et de ses membres d’autre part. Les nombreuses annonces et publicités sont particulièrement révélatrices dans ce contexte. Les annonces professionnelles du Gemeindeblatt rendent compte de manière frappante de l’évolution de l’antisémitisme et de la persécution des Juifs par les nazis. Alors que dans les années vingt, on trouvait tout aussi bien de nombreuses annonces d’entrepreneurs et de magasins non juifs, après 1933 les annonces devinrent très rapidement le miroir d’un secteur économique de plus en plus replié sur lui-même, interne à la communauté juive, dont l’offre devait de plus en plus s’adapter aux besoins et à la solvabilité des Juifs de Breslau eux-mêmes. Après que les national-socialistes eurent fait circuler en Silésie de nombreuses listes de magasins et entreprises juifs pour appeler à leur boycott, il ne resta à de nombreux commerçants juifs, dont la plupart était toujours dans l’industrie du textile et de la confection ainsi que dans le commerce du vêtement, d’autre choix que de proposer leurs services dans le Gemeindeblatt et le reste de la presse juive, d’autant plus que de moins en moins de non Juifs osaient ou plutôt, à cause des nombreuses mesures anti-juives
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Ernst Fraenkel, Der Doppelstaat. Recht und Justiz im « Dritten Reich », Francfort/Main, Fischer, 1984, p. 96. Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, 8 décembre 1933 ; ibid., 19 janvier 1934.
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pouvaient continuer à maintenir leurs relations commerciales, parfois anciennes, avec les Juifs. Pour beaucoup de chefs d’entreprise et de propriétaires de magasin qui avaient considéré le national-socialisme comme un mal passager, le Gemeindeblatt devint aussi, à défaut d’autres moyens publicitaires dans un environnement du reste extrêmement hostile, un annuaire professionnel qui, dans le meilleur des cas, aidait à assurer le maintien d’entreprises souvent riches de traditions. Ce n’étaient pas seulement les suppléments qui se multipliaient, comme par exemple la liste des membres de Breslau de l’Union Centrale des Artisans Juifs (Zentralverband jüdischer Handwerker) : on scanda sans cesse l’appel, dans la rubrique des petites annonces : « Le soutien de nos coreligionnaires est un devoir ! ». À cela s’ajoute en outre que la presse juive était quasiment la seule source d’information relativement indépendante sous le national-socialisme, jusqu’au moment où la distribution publique et la vente de journaux juifs furent finalement interdites à l’automne 1935 et qu’il ne fut plus possible de se les procurer que par l’intermédiaire d’abonnés juifs34. La nature des articles de la presse juive, comme ceux consacrés à la restructuration de la sphère professionnelle, s’était certes rapidement orientée vers l’émigration, mais cela concernait surtout la jeunesse, alors que les Juifs de Breslau qui avaient réussi professionnellement étaient soutenus par un ingénieux système d’aide financière de la communauté juive : on était certes moins réservé à l’égard du sionisme et de ses appels à l’émigration que quelques années seulement auparavant, mais en 1937 les entrepreneurs juifs maintenaient tout de même littéralement en vie quelque 17 000 coreligionnaires rien qu’à Breslau. La situation oppressante dans laquelle l’ensemble des Juifs de Breslau devait au quotidien craindre pour son existence se lit dans l’importance grandissante des thèmes de politique économique et sociale, en plus des annonces et des communiqués réguliers de la communauté. Et pourtant, on peut affirmer que l’entraide des années suivant 1933 était relativement réussie. À cela s’ajoute la transformation de la nature des reportages et des essais consacrés aux thèmes historiques. Des auteurs connus, tels Bernhard Brilling, Aron Heppner, Willy Cohn et d’autres écrivaient pour un public qui trouvait du réconfort et des forces dans l’étude des « heures de gloire » de l’histoire juive. Certains thèmes devinrent plus actuels sous le national-socialisme, comme l’histoire du droit et de l’égalité des droits, les droits des minorités et l’émancipation, mais aussi l’histoire juive générale du Moyen Âge et de l’Antiquité. Et ce que l’imprimerie Th. Schatzky était à la presse juive, la maison d’édition M. & H. Marcus l’était au commerce du livre35. Les programmes de conférences aussi, et 34 Joseph Walk (éd.), Das Sonderrecht für die Juden im NS-Staat. Eine Sammlung der gesetzlichen Maßnahmen und Richtlinien – Inhalt und Bedeutung, Heidelberg, C. F. Müller, 1996, 2e éd., p. 126 ; id., Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, op. cit., p. 99. 35 Au sujet de la maison d’édition Marcus, voir Theodor Marcus, « Als jüdischer Verleger vor und nach 1933 in Deutschland », Bulletin des Leo-Baeck-Instituts, n° 26, 1964, p. 138–153 ; Ingo Loose, « Verfemt und vergessen. Abraham Hellers Dissertation « Die Lage der Juden in Rußland von der Märzrevolution 1917 bis zur
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même l’ensemble de la vie culturelle connurent dans les années suivant la « prise de pouvoir » un essor qui a, certes à juste titre, été qualifié d’admirable « reconstruction dans la destruction36 », mais qui doit malgré tout aussi être compris comme l’expression d’un isolement grandissant37. Le pogrome de la nuit du 9 au 10 novembre 1938, qui à Breslau aussi réduisit les synagogues en cendres, mena à la déportation de nombreux Juifs silésiens en camp de concentration et augmenta encore, ou plutôt acheva, l’isolement du reste déjà très avancé, des Juifs dans la société allemande, menant aussi à l’interdiction du Breslauer Gemeindeblatt. Il partagea ainsi le sort des quelques autres périodiques juifs, pour peu qu’ils parussent encore en 1938, alors que la Jüdische Zeitung für Ostdeutschland avait dès la fin du mois d’avril 1937 – avec un tirage de 1 630 exemplaires – été contrainte de mettre fin à sa parution38. Résumé et perspectives Le Breslauer Jüdisches Gemeindeblatt et la Jüdische Zeitung für Ostdeutschland représentent sans aucun doute une des sources d’information les plus importantes sur la vie juive en Silésie sous la République de Weimar et le national-socialisme. Outre un niveau globalement élevé et un programme varié, les deux périodiques illustrent de façon saisissante les divers efforts de la communauté de Breslau pour opposer aux circonstances adverses des années vingt et surtout à la terreur national-socialiste après 1933 quelque chose empreint de la fierté d’une tradition juive séculaire et des efforts constants pour accorder le plus longtemps possible aux membres de la communauté et à tous les Juifs une vie digne. S’il avait pu être question auparavant en Silésie d’une histoire « multiculturelle » caractérisée par la tolérance, en ce qui concerne les Juifs silésiens, elle était au plus tard au début de la République de Weimar quasiment finie. Ce que nous avons illustré ici à l’exemple de quelques aspects de l’histoire économique et sociale des Juifs de Breslau pourrait s’étendre à l’ensemble de l’histoire culturelle juive en Europe centrale. Mais là aussi, la ségrégation avancée de la minorité juive après la Première Guerre mondiale est un fait accompli. Partout on pouvait immédiatement, ou du moins indirectement, constater avec quelle rapidité l’intégration supposée des Juifs régressait à nouveau. La communauté juive développa des structures très variées et efficaces pour neutraliser ces mécanismes d’exclusion ou au moins en atténuer les conséquences. C’est donc surtout la désintégration de la communauté juive, qui avait déjà eu lieu avant 1933, qui empêcha de nombreux Juifs de voir le caractère véritablement nouveau de l’antisémitisme national-socialiste. Ils avaient déjà, au cours des années précédentes, trop appris à vivre avec la discrimination, la Gegenwart » an der Berliner Universität 1934–1992 », Jahrbuch für Antisemitismusforschung, n° 14, 2005, p. 219– 241. 36 Ernst Simon, Aufbau im Untergang. Jüdische Erwachsenbildung im nationalsozialistischen Deutschland als geistiger Widerstand, Tübingen, Mohr, 1959. 37 Joseph Walk, Jüdische Zeitung für Ostdeutschland, op. cit., p. 92 sq. 38 Au sujet de l’évolution du tirage voir ibid., p. 97, 131 sq.
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haine et l’ignorance pour être en mesure de reconnaître la césure de 1933 comme ce qu’elle était réellement – le point de départ d’une évolution qui signifierait seulement quelques années plus tard leur extermination. Traduit de l’allemand par Sophie Zimmer
LA HAUTE-SILÉSIE TERRITOIRE DU COMBAT NATIONAL : LA PROPAGANDE HAUTESILÉSIENNE ALLEMANDE ET POLONAISE DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES Juliane HAUBOLD-STOLLE (Université de Göttingen) La Haute-Silésie était, après le nouveau tracé de la frontière de 1922, une région partagée. Il en découla pour l’État polonais nouvellement recréé le devoir d’intégrer en son sein la partie de la Haute-Silésie qui lui fut attribuée, après que celle-ci avait été séparée de la Pologne pendant plusieurs siècles1. Quant à la partie de la Haute-Silésie qui resta allemande, elle devint après 1922 une province prussienne autonome. Il en résulta également le devoir de construire quelque chose2. En observant ces deux régions, on constate que les méthodes d’intégration du territoire et de sa population furent non seulement très semblables, voire identiques, mais que les deux parties se considéraient elles-mêmes en compétition dans la course à la nationalisation de la Haute-Silésie. Pour les élites des deux pays, le combat livré au sujet de l’appartenance nationale de la Haute-Silésie n’avait pas pris fin avec le référendum haut-silésien de 19213, il continua, au contraire, de plus belle après 1922. Pour la majorité des hommes politiques polonais et allemands de ces régions, il était incontestable que la Haute-Silésie avait une seule nationalité ou devait n’en avoir qu’une seule, même s’il y avait de petites restrictions dues à la présence, de part et d’autre, d’une « minorité » linguistique4 et d’une culture mixte spécifiquement haute-silésienne5, qui avait 1 À propos de l’intégration de la Haute-Silésie à la Pologne, voir Marek Czapliński (éd.), Historia Śląska [Histoire de la Silésie], Wrocław, Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego, 2002, p. 401 et Maria Wanda Wanatowicz, « Wrastanie w Polskę. Z problemów unifikacji i integracji Górnego Śląska z Drugą Rzeczpospolitą » [Incorporation à la Pologne. Autour des problèmes d’unification et d’intégration de la Haute-Silésie à la 2e République], in Zbigniew Kapała, Wiesław Lesiuk et Maria Wanda Wanatowicz (dir.), Górny Śląsk po podziale w 1922 roku. Co Polska, a co Niemcy dały mieszkańcom tej ziemi [La Haute-Silésie après le partage de 1922 : ce que la Pologne et l’Allemagne apportèrent aux habitants de cette région], Bytom, Wydawnictwo Muzeum Górnośląskie, 1997, p. 219-225. 2 À propos de la création de la province, voir Guido Hitze, Carl Ulitzka (1873-1953) oder Oberschlesien zwischen den Weltkriegen, Düsseldorf, Droste, 2002, p. 638-662 et p. 731-748 ainsi que Gerhard Webersinn, « Die Provinz Oberschlesien », Jahrbuch der Schlesischen Friedrich-Wilhelms-Universität Breslau, n° 14, 1969, p. 325-329. 3 Voir la contribution de Zofia Mitosek dans ce volume, p. 217-233. (NdE). 4 À propos de la minorité allemande, voir Richard Blanke, Orphans of Versailles. The Germans in Western Poland 1918-1939, Lexington, University Press of Kentucky, 1993; Piotr Greiner et Ryszard Kaczmarek, « Mniejszości narodowe » [Minorités nationales], in Franciszek Serafin (dir.), Województwo śląskie (1922-1939). Zarys
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intégré aussi bien des éléments allemands que polonais. Les relations avec la minorité en question et cette culture mixte se révélèrent par la suite – outre le développement économique de la région – être le point névralgique de l’intégration de la province, ou de la voïvodie. Mais les élites politiques et administratives des deux régions avaient l’ambition, dans l’entre-deux-guerres de construire, développer et diffuser une image clairement nationale de la Haute-Silésie. Leur politique des symboles mettait l’accent sur une représentation clairement nationale du passé. Aussi bien les origines et l’histoire médiévale que l’histoire plus récente du référendum et des soulèvements de 1919-1921 furent utilisées des deux côtés pour élaborer une vision du passé qui devait définir les droits politiques sur la Haute-Silésie. La province de Haute-Silésie de 1922 à 1933 Certes le Zentrum, le parti populaire catholique de Haute-Silésie, qui gouvernait et dominait politiquement la région, accepta que des Hauts-Silésiens de langue polonaise vivent dans la province de Haute-Silésie et leur concéda des droits culturels, qui étaient de toute façon garantis aux minorités par le traité de Genève, mais il considérait toutefois la province comme culturellement allemande. On voulait persuader les Hauts-Silésiens qui n’en étaient pas encore convaincus en recourant à l’argument du succès de l’économie et de la culture allemandes6. Au début des années vingt, l’administration de la province décida de lancer une campagne de propagande dans laquelle elle s’employa à signaler les problèmes sociaux que connaissait la Haute-Silésie (pénurie de logement, taux de mortalité infantile élevé, dans l’ensemble une espérance de vie courte, chômage et problèmes de débouchés pour l’industrie). Ceux-ci n’étaient certes pas apparus à cause de la partition, mais ils furent renforcés par la nouvelle frontière. Afin d’attirer l’attention de la Prusse et de l’Empire, les hommes politiques de la province, en collaboration avec une série d’activistes volontaires comme les Associations unies des Patriotes hauts-silésiens (Vereinigte Verbände Heimattreuer Oberschlesier, VVHO) et l’Union d’aide haute-silésienne (Oberschlesischer Hilfsbund), misèrent sur une interpellation volontairement nationale de l’opinion publique. Les problèmes de la Haute-Silésie étaient imputés à la délimitation de la frontière de 1922. La Haute-Silésie était citée en exemple des souffrances de toute la nation. Le gouverneur Proske disait ainsi en 1926 : monograficzny [Voïvodie de Silésie (1922-1939) : Esquisse monographique], Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, 1996, p. 178-195 ; à propos de la minorité polonaise voir Marek Masnyk, « Die Situation der Polen im Oppelner Regierungsbezirk in den zwanziger und dreißiger Jahren. Ein Problemüberblick », in Kai Struve (dir.), Oberschlesien nach dem Ersten Weltkrieg, Marbourg, Herder-Institut (Tagungen zur Ostmitteleuropa-Forschung, 19), 2003, p. 102. 5 À propos de la culture mixte voir Kai Struve, Philipp Ther, « Einleitung », in Philipp Ther et Kai Struve (dir.), Die Grenzen des Nationalismus. Identitätenwandel in Oberschlesien in der Neuzeit, Marbourg, Herder- Institut, 2002, p. 1-16. 6 Ansprache Prälat Ulitzka am 17.9.1928, Manuskript, Archiwum Państwowe w Opolu [Archives Nationales d’Opole], (plus loin : AP Opole), NPPG 17.
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« La Haute-Silésie est devenue aujourd’hui le symbole de la lourde perte, des souffrances nationales effroyables provoquées par le diktat de Versailles. Aujourd’hui, quand on prononce le nom de « Haute-Silésie », on entend chanter dans l’âme des Allemands les cordes d’un deuil national très profond. Aujourd’hui, quand on pense à la Haute-Silésie, la blessure profonde, qui y fut infligée au peuple allemand, saigne de nouveau.7 »
L’objectif premier et suprême de cette propagande était de maintenir éveillée l’idée de la délimitation de la frontière et du traité de Versailles et d’encourager ainsi une révision de cette « injustice frontalière »8. Mais dans le même temps, la Haute-Silésie espérait également que cette propagande aurait des effets sur la politique intérieure et surtout aboutirait à un soutien financier plus important de la province par la Prusse et l’Empire9. Le message selon lequel la Haute-Silésie avait subi de graves dommages et avait même été blessée à cause de la délimitation de la frontière de 1922, devait être diffusé au travers d’activités telles que commémorations, projections de films, conférences, expositions, brochures et publications. Dans sa propagande en faveur de la Haute-Silésie, la province était soutenue par des activistes isolés, des associations et des institutions (par exemple la Centrale régionale du Service patriotique (Landeszentrale für Heimatdienst), le Bureau de presse de Basse-Silésie (niederschlesische Pressestelle) et aussi quelques villes de Haute-Silésie comme Beuthen, Hindenburg et Ratibor). Il faut ici nommer surtout Karl Szodrok10, directeur d’école, qui, en tant que membre des Patriotes et activiste à l’époque du plébiscite, continua à publier depuis lors la revue Der Oberschlesier, laquelle voulait démontrer et encourager l’autonomie culturelle et l’esprit allemand des Hauts-Silésiens. Der Oberschlesier, créé au moment du plébiscite, ne connaissait pas un tirage très élevé (plus que 600 exemplaires dans les années vingt)11, mais il disposait cependant d’une certaine influence. Alfons Proske, « Zum Geleit », in Erich Koehrer (dir.), Oberschlesien. Seine Entwicklung, seine Zukunft, « In der Reiche Deutsche Stadt – deutsches Land », vol. VIII, Berlin, Deutsche Verlags-AG, 1925, p. 7. Voir également Proske dans un article ultérieur, Alfons Proske, Oberschlesien, Manuskript 1926, AP Opole NPPG 1057. 8 Schreiben des Vorsitzenden der VVHO an den Oppelner Oberbürgermeister Dr. Berger vom 29.12.30, p. 1, AP Opole AMO 991. 9 Voir « Schreiben des oberschlesischen Oberpräsidenten an den Preußischen Innenminister vom 27.8.1925 » ainsi que « Oberschlesisches Programm », GStA PK 1 HA 178 b. 1.1., n° 1106. 10 Karl Szodrok/Karl Schodrok, 1890-1978, enseignant et écrivain, cofondateur de l’Association libre pour la protection de la Haute-Silésie (Freie Vereinigung zum Schutz Oberschlesiens), attaché de presse du commissaire d’État pour la Haute-Silésie (1920), de 1924 à 1940 éditeur de Der Oberschlesier, cofondateur de la Fondation Eichendorff en 1931 puis du Musée Eichendorff en 1935. De 1947 à 1957 enseignant à Neumarkt, depuis 1952 directeur de l’Œuvre culturelle de Silésie (Kulturwerk Schlesien), depuis 1956 éditeur de la revue Schlesien, d’après Marta Kopij, Karl Szodrok, Wilhlem Szewczyk, Wojciech Kunicki (dir.), « Zwei Paralllebensläufe auf Neiße bezogen », in Wojciech Kunicki et Monika Witt, Neiße. Kulturalitäten und Regionalitäten, Nysa, Oficyna Wydawnicza Państwowej Wyższej Szkoły Zawodowej, 2004, p. 353-368. 11 La revue Der Oberschlesier, hebdomadaire en 1919-1920, bi-hebdomadaire en 1922-1923, mensuelle jusqu’en 1942. 35 000 abonnés en 1921, puis beaucoup moins (3 000 en 1938). Le rédacteur en chef était Georg Wentzel jusqu’en 1922, puis Karl Schodrok de 1940 à 1942, in Gröschel Bernhard, Studien, und Materialien zur oberschlesischen Tendenzpublizistik des 19. und 20. Jahrhunderts, Berlin, Gebr. Mann Verlag (Schriften der Stiftung Haus Oberschlesien ; Landeskundliche Reihe, vol. 5), 1993, p. 173-179, Id., Die Presse Oberschlesiens von den Anfängen bis zum Jahre 1945 : Dokumentation und Strukturbeschreibung, Berlin, Gebr. Mann Verlag ( Schriften der 7
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Un autre activiste indépendant de la Haute-Silésie était Arno Hoffmeister. Organisateur du dixième anniversaire du plébiscite en Haute-Silésie12, des Semaines de l’enseignement supérieur des marches orientales dans les universités ou bien encore des Semaines de formation pour les jeunes13, Hoffmeister associait son activité de lobbyiste en faveur des provinces silésiennes à ses activités à Göttingen, Hanovre, Brunswick, Magdebourg et Francfort14. Hans Schadewaldt aussi, rédacteur du journal nationalallemand Ostdeutsche Morgenpost (édité à Beuthen), alliait son métier de journaliste au Service pour l’Est allemand (Dienst am deutschen Osten) auquel il se dévouait corps et âme15. Schadewaldt empruntait, pour ses articles et ses conférences, des informations aux travaux d’autres lobbyistes et aux recherches sur les territoires de l’Est16. Souligner les dommages causés par la frontière et l’abandon supposé de la HauteSilésie par l’Empire et la Prusse devait révéler la nécessité de la soutenir. Afin de mobiliser fortement les soutiens en faveur de la Haute-Silésie tant dans la province elle-même qu’en dehors de son territoire, les autorités de la province misaient sur la métaphore de la « blessure sanglante », qui avait été infligée à l’Allemagne en Haute-Silésie suite à la délimitation de la frontière. Urbanek, conseiller d’arrondissement et ancien commissaire au plébiscite pour l’Allemagne, voyait en 1926 la « patrie haute-silésienne » « en lambeaux » si bien que les deux parties de la Haute-Silésie « saignaient de mille plaies17 ». Il se joignait ainsi dans son argumentation au consensus général, qui traversait la République de Weimar, sur la révision de la frontière orientale de l’Allemagne fixée par le traité de Versailles. Le souhait d’une révision unissait aussi toutes les personnes qui agissaient en faveur de la Haute-Silésie18. Stiftung Haus Oberschlesien ; Landeskundliche Reihe, vol. 4), 1993, p. 205 et Karl Schodrok, « Der Oberschlesier. Zur Geschichte einer Zeitschrift », in Herbert Hupka, Meine schlesischen Jahre. Erinnerungen aus sechs Jahrzehnten, Stuttgart, Graefe und Unzer, 1964, p. 49- 62. 12 Schreiben der VVO Zentralleitung an die Oberbürgermeister, Bürgermeister, Landräte, Schulräte und die Vorsitzenden der gesetzlichen und freien Wirtschaftsvertretungen, Verbände und Vereine sowie an die Vorsitzenden der politischen Parteien vom 4.2.1931, AP Opole AMO 991. 13 Bericht über die Scharfeldwochen 1932, AP Wrocław WSPS 833. 14 Schreiben Landeshauptmann von Thaer an Hoffmeister vom 22.5.1931 ; Schreiben Franz Ehrhardts an von Thaer vom 21.5.1931 et Schreiben Landeshauptmann von Thaer an Hoffmeister vom 3.7.1931, les trois lettres in AP Wrocław WSPS 832. 15 « Deutsche Ostpropaganda », Ostdeutsche Morgenpost, 18 janvier 1931. 16 Schadewaldt cité par Wilhelm Volz, Karl Ohle und Peter Fischer. Hans Schadewaldt (1894-1965) fait ses études à Berlin et Heidelberg ; de 1921 à 1923 rédacteur à Cottbus, de 1924 à 1939 rédacteur en chef de la Ostdeutsche Morgenpost, puis il travaille au Ministère des affaires étrangères. De 1946 à 1958, il dirige la bibliothèque municipale de Tübingen, in Franz Heiduk, Oberschlesisches Literatur-Lexikon. Biographischbibliographisches Handbuch, vol. 3 (Q-Z), Berlin, Gebr. Mann Verlag, 2000, p. 43. 17 Discours d’Urbanek lors de la cérémonie de commémoration de 1926, cité d’après « Gedenkfeier zur fünften Wiederkehr des Tages der oberschlesischen Abstimmung », Wolffs Telegraphisches Büro, 28 mars 1926. 18 Franz Ehrhardt, « Die bisherige und zukünftige Aufklärungsarbeit über den deutschen Osten. Die Aufgabe », POS, n° 6, 1er juin 1931, p. 225, et « Schreiben des Vorsitzenden der VVHO an den Oppelner Oberbürgermeister Dr. Berger vom 29.12.30 » ; « Einladung zur Besprechung bei der IHK am 5. Januar in Oppeln », AP Opole AMO 941 ainsi que Carl Ulitzka, Der deutsche Osten. L’« obligation morale de la réparation
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Dans le grand public, le slogan de la « frontière sanglante » fut surtout repris du côté national-allemand, par exemple dans le Oppelner Zeitung national-allemand en 1931 : « Les effets des résultats du plébiscite sur les futures relations géographiques et politiques en Haute-Silésie ont été faussés par les plus basses méthodes ; on en est venu à tracer une ligne de démarcation, à séparer la partie de la Haute-Silésie ayant la plus grande valeur économique en faveur de la Pologne. C’est ainsi qu’est née la frontière sanglante de Haute-Silésie, saignant des deux côtés, en direction de la mère patrie et des parties polonaises du territoire, où une minorité allemande asservie se bat jusqu’à ce jour pour l’octroi par la Pologne des droits qui ont été garantis au niveau international par Varsovie dans le traité sur la protection des minorités. La délimitation de la frontière après le plébiscite fut, après le traité de Versailles, la plus grande injustice infligée à l’Allemagne.19 »
L’administration de la province développa l’image du « pays sous la croix » (Land unterm Kreuz) afin d’exposer les sacrifices particuliers et la capacité à souffrir de la province au nom de l’intérêt de la nation allemande et, en même temps, sa religiosité catholique particulière. En faisant référence à la passion du Christ, la croix devait symboliser les problèmes de la région et en même temps la foi de la population haute-silésienne. Cette image ne s’appuyait pas seulement sur les problèmes contemporains de la province, mais recourait surtout au souvenir de l’époque du plébiscite et des soulèvements. Les efforts fournis par les Hauts-Silésiens bien disposés envers l’Allemagne en faveur du maintien de toute la Haute-Silésie sous la tutelle allemande, furent considérés comme la preuve de la germanité de toute la région. Sous la République de Weimar, le jour du plébiscite fut célébré comme un anniversaire qui devait rappeler les performances et les souffrances des Hauts-Silésiens. L’activiste de Haute-Silésie Arno Hoffmeister formulait ainsi cette idée lors du dixième anniversaire du plébiscite en 193120 : « Un tel anniversaire est également nécessaire afin que le peuple allemand et surtout la jeunesse allemande prennent pleinement conscience des souffrances que la Haute-Silésie, eut encore à endurer pendant trois longues années après la fin de la guerre mondiale, à la suite des soulèvements des insurgés polonais, et du fait qu’elle eut encore à sacrifier beaucoup de frères allemands à la cause de la sainte patrie. 21 »
Le 20 mars, « jour de commémoration officiel pour la Haute-Silésie et toute l’Allemagne », devait préserver le souvenir du plébiscite comme preuve de la germanité de
» à propos de la révision de la frontière orientale était exigée par Guntram Fischer ainsi que par tous les étudiants, in Id., Der gesamten deutschen Studentenschaft zum Gedächtnis an die Volksabstimmung in Oberschlesien am 20.3.1921, Cologne, Schlesiergruppe an der Universität Köln, semestre d’hiver 1930/31, p. 11. 19 « Das Recht ist bei uns ! », Oppelner Zeitung, 20 mars 1931. 20 Provinz Oberschlesien, hebdomadaire de 1926 à 1930, bimensuel en 1931 et mensuel en 1932-33, organe officiel de l’administration provinciale. 21 Arno Hoffmeister, « Der Zehnjahrestag der Abstimmung in Oberschlesien », POS, n° 11, 1931, p. 233 sq.
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la Haute-Silésie.22 La Haute-Silésie était donc dans l’argumentation de ses habitants une telle expression de la douleur provoquée par la frontière orientale qu’elle comprenait l’ensemble de la nation allemande. La Haute-Silésie était présentée comme la région qui se défendait contre les Polonais au nom de la nation allemande. La fonction de « rempart » de l’Allemagne contre la menace polonaise, que remplit la Haute-Silésie était un autre argument ; c’est le cas dans le chant régional haut-silésien [oberschlesisches Landeslied], qui était chanté par exemple dans les manifestations de propagande en faveur de la HauteSilésie23 : « Des flots perfides excitaient les esprits et mentaient, mugissaient dans la tempête ... mais tu as tenu bon ! Poste avancé, rempart à l’est : Salut à toi, ô pays allemand magnifique ! »
La Haute-Silésie était ici le « roc allemand » qui faisait face aux flots s’amassant des Polonais qui avançaient. On voyait cette menace des Polonais d’une part dans les organisations culturelles et économiques des Polonais de Haute-Silésie (comme la Fédération des Polonais, Bund der Polen), d’autre part dans les prétendues revendications territoriales24, et finalement aussi dans la propagande polonaise25. La Haute-Silésie était dans cette perspective un champ de bataille entre Allemands et Polonais, à vrai dire aussi en temps de paix. Il s’agissait d’imposer sa propre interprétation de l’histoire de la Haute-Silésie. Dans le même temps, le combat fut aussi disputé sur le terrain de l’amélioration des conditions de vie matérielles des Hauts-Silésiens et de la culture. La province de Haute-Silésie essaya ainsi de rendre la Haute-Silésie plus allemande en menant une politique culturelle volontairement nationale. L’instrumentalisation du souvenir du plébiscite et des combats des corps francs, qui trouvait à s’exprimer dans de nombreuses commémorations, des monuments, des articles de presse et des expositions, faisait partie de cette politique culturelle. Ce souvenir du combat qui eut lieu lors du plébiscite était un élément essentiel de la politique de germanisation en Haute-Silésie. La commémoration du plébiscite, qui était considéré comme une victoire et une preuve de la fidélité allemande de la Haute-Silésie – on soulignait en même temps les souffrances des Hauts-Silésiens sous le régime de terreur des Polonais et des Alliés –, faisait l’objet d’un consensus partagé par presque tous les partis dans l’élite politique haute-silésienne.
22 Rede des Herrn Reichskanzlers bei der Abstimmungsfeier in Beuthen am 22.3.1931, BArch R 43 I 369 [BArch : Archives fédérales]. 23 Voir Max Wieczorek, « Oberschlesisches Landeslied », imprimé dans « Programm der Ostmarkentagung in Hannover am 2.11.1930 », UAG Sekr. 63 h. 24 « Deutsche Ostpropaganda », Ostdeutsche Morgenpost, 18 janvier 1931. 25 Schreiben des VVHO Vorsitzenden Kaschny an den niederschlesischen Landeshauptmann Thaer vom 1.6.1932, AP Wrocław WSPS 856.
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On doit certes la vision de la Haute-Silésie qui émerge de la campagne de propagande aux efforts consentis pour attirer l’attention. Mais on y reconnaît aussi les principes défendus par les hommes politiques du Zentrum à propos de la Haute-Silésie – ils étaient les responsables politiques dans la province de Haute-Silésie. Et ils voyaient dans la Haute-Silésie un champ de bataille, même après 1922. C’est pourquoi le combat pour la patrie, qui avait eu lieu pour les Hauts-Silésiens favorables à l’Allemagne de 1919 à 1921, était un effort digne d’être imité. Le souvenir de ce que l’on appelle les combats des corps francs (Freikorpskämpfe) constituait un élément central de la propagande haute-silésienne. Ce souvenir remplissait en l’occurrence plusieurs objectifs. D’une part, le sacrifice des membres des corps francs tombés au combat démontrait que les Hauts-Silésiens étaient prêts à mourir pour l’Allemagne. D’autre part, en lui assignant cette fonction, il accordait à leur mort une plus haute signification. Mais troisièmement il renvoyait, en tant que « sacrifice » quasi religieux, à la région qui était sanctifiée par les morts. Le poème « Les héros », qui date de 1927 et qui fut publié cette même année dans une revue des Associations unies des Patriotes hauts-silésiens, l’exprime de manière exemplaire : « Laissez-les se reposer et rêver d’une époque sublime et glorieuse, le jour ne tardera plus de notre et de leur libération. Le jour qui tresse des lauriers, sur leur front sanglant, où l’opprobre disparaît peu à peu brûlant notre cerveau. Emporté par sa propre force dans une course audacieuse et assurée, un monde gît vaincu, puis les morts se lèvent – puis ils veulent s’incliner face à cette aurore et montrer à leur peuple qu’ils ne sont pas morts en vain.26 »
La mort des membres des corps francs acquit une plus grande valeur puisqu’elle semblait renvoyer à la libération prochaine27. La sacralisation de la mort en tant que « sacrifice » permettait pourtant de donner encore un sens à une mort qui n’en avait pas. Les échos au langage visuel de la religion chrétienne, de la passion et de la résurrection du Christ, facilitaient le deuil de ceux qui étaient morts au combat – il restait l’espoir de leur Rubinstein E., « Den Helden », Oberschlesien, n° 4, 1927, p. 1. Sabine Behrenbeck renvoie à ce phénomène en ce qui concerne les personnes tombées sur le champ de bataille pendant la guerre mondiale : Id., « Heldenkult und Opfermythos. Mechanismen der Kriegsbegeisterung 1918-1945 », in Marcel van der Linden, Gottfried Mergner (dir.), Kriegsbegeisterung und mentale Kriegsvorbereitung. Interdisziplinäre Studien, Berlin, Duncker und Humblot, 1991, p. 145. 26 27
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résurrection28. Le souvenir des combats au mont Sainte-Anne faisait l’objet de cérémonies particulières. La montagne était le centre catholique et le lieu de pélerinage le plus connu de Haute-Silésie. Il était devenu le théâtre d’une lutte acharnée au cours des combats à l’époque du plébiscite en 1921. Son passé religieux en faisait un lieu très approprié pour incarner symboliquement la propagande allemande en faveur de la Haute-Silésie. La province et les associations de Haute-Silésie l’élevèrent au rang d’« emblème du patriotisme allemand29 » et il devait devenir lui-même un « mythe30 ». Cette interprétation de la montagne devait servir à réveiller l’amour de la patrie ; c’est particulièrement clair dans le poème « Mont Sainte-Anne » d’Alfons Hayduk31, qui finit par ces mots : « Il y a beaucoup de joyaux dans le monde ; Mais rien ne peut sans doute être placé plus haut Qu’une poignée de sa terre natale.32 »
La montagne, lieu d’affrontement entre « Allemands » et « Polonais », symbolisait ici, aux yeux des nationalistes allemands, la défense du bien le plus élevé, la terre natale. Cette défense de la patrie devait servir de modèle à ceux qui avaient survécu aux combats ainsi qu’aux générations futures. Selon cette interprétation, ils devaient eux-mêmes s’engager autant pour leur patrie que les membres des corps francs l’avaient fait. Ce point de vue sur la question haute-silésienne et par voie de conséquence sur les relations germanopolonaises n’autorisait aucun compromis. Le combat devait également être poursuivi en temps de paix. Mais cette interprétation pouvait être associée à une tournure et une utilisation délibérément antidémocratiques de cette construction mythique. Les cercles national-allemands, nationalistes et national-socialistes perpétuaient ces récits sur l’époque du plébiscite et des soulèvements de manière à ce qu’ils puissent servir, en tant que « légende haute-silésienne du coup de poignard dans le dos », à retirer toute légitimité à la République33.
28 Jay Winter, Sites of Memory, Sites of Mourning. The Great War in European Cultural History, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 93 et p. 225. 29 Alfons Hayduk, « Der Mythos von Sankt Annaberge », POS, n° 6, 15 mai 1931, p. 220. 30 Ibid. 31 Alfons Hayduk (1900-1972), enseignant et publiciste, rédacteur en Haute-Silésie en 1919, conseiller artistique à Chemnitz de 1924 à 1930, rédacteur en Haute-Silésie de 1930 à 1936, en outre enseignant. Pendant le Troisième Reich, directeur régional de la Chambre des écrivains du Reich (Reichsschrifttumskammer) de HauteSilésie, après 1945 enseignant en Franconie moyenne, depuis 1965 directeur de l’Œuvre culturelle de Silésie à Wurtzbourg, in Karl Schodrok, « Alfons Hayduk zum Gedenken », Schlesien, n° 17, 1972, p. 197-201. 32 « St. Annaberg », in Alfons Hayduk et Anton Hellmann, Der Heilige Berg, Oppeln, Priebatsch, 1927, p. 67. 33 Voir Juliane Haubold-Stolle, « Mythos Oberschlesien in der Weimarer Republik. Die Mythisierung der oberschlesischen Freikorpskämpfe und der « Abstimmungszeit » (1919-1921) im Deutschland der Zwischenkriegszeit », in Hans-Henning Hahn, Heidi Hein-Kirchner (dir.), Politische Mythen im 19. und 20. Jahrhundert, Marbourg, Herder-Institut, 2006, p. 279-299.
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La voïvodie de Silésie (Śląsk) entre 1926 et 1939 La politique du souvenir jouait également un rôle important dans la voïvodie de Silésie (województwo śląskie). La Sanacja – le maréchal Piłsudski avait pris la tête de l’État polonais en faisant un putsch en 1926 au nom d’un « rétablissement » (Sanacja) politique, moral et économique – et son représentant, le voïvode silésien Grażyński, essaya, après 1926, d’imaginer l’intégration de l’ensemble de la Silésie à la Pologne et d’assurer son pouvoir politique par le biais de la présentation des soulèvements et de l’histoire silésienne. Le voïvode avait été nommé après le soulèvement de mai en Silésie, mais se trouvait dans une région où la Sanacja était en réalité faible dans les premières années après la prise du pouvoir. Les chrétiens-démocrates, dont le chef Woiciech Korfanty était connu pour le combat qu’il menait depuis plusieurs années en faveur de la séparation de la Haute-Silésie de l’Allemagne et était apprécié des Hauts-Silésiens polonais, constituaient le courant politique le plus fort en Haute-Silésie34. C’était en même temps une tentative pour combattre la force d’attraction de la minorité allemande et gagner les Hauts-Silésiens à la cause de la nation polonaise en créant un nationalisme charismatique. La propagande relative à la Silésie devait en outre faire office d’argumentation défensive face aux pressions en faveur de la révision que l’Allemagne cherchait à engendrer par sa propagande contre la frontière orientale. L’anniversaire de l’annexion de la Haute-Silésie et le souvenir de l’époque du plébiscite et des soulèvements convenaient particulièrement pour inscrire la Haute-Silésie dans une histoire d’identité nationale. Ce ne sont pas seulement les autorités de l’État qui participaient à la création d’une mémoire nationale, mais aussi les groupements et associations de la société civile, en particulier la Fédération des insurgés silésiens (Związek Powstańców Śląskich, ZPŚl.) Elle a succédé en 1923 à l’Association des anciens insurgés (Związek Byłych Powstanców, ZBP) créée dès 1921 afin d’exiger des droits pour les anciens insurgés et de s’occuper des conjoints survivants35. La ZPŚl devint un des groupes polonais qui s’engagèrent le plus activement en faveur d’une image polonaise positive de la Haute-Silésie36. La ZPŚl entretenait aussi des relations avec l’Allemagne et même des antennes en Haute-Silésie occidentale en 1923 et 1924. La ZPŚl avait pour objectif de représenter les intérêts des anciens insurgés. Beaucoup d’entre eux se sentaient négligés par l’État polonais, ils n’avaient pas de travail et pas non plus l’influence politique qu’ils auraient souhaitée.
Marek Czapliński (dir.), Historia Śląska, op. cit., p. 399. Cette association s’est dissoute plus tard pour des raisons politiques. Dès 1921 des membres socialistes avaient créé leur propre organisation. Au sujet de la ZBP voir Tomasz Falęcki, Powstańcy śląscy 1921-1939 [Insurgés silésiens 1921-1939], Wrocław, Wydawnictwo Uniwersytet Wrocławski, 1990. 36 Pendant les premières années, il y eut des discussions politiques houleuses à propos de l’orientation de l’association, surtout entre les partisans de Piłsudski et les membres chrétiens-démocrates. Cf. l’histoire de l’association in Ibid. 34 35
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Dans le prolongement de l’argumentaire développé par la propagande lors du plébiscite, la polonité de la Haute-Silésie devait aussi être prouvée après la partition. Il est remarquable que les activistes de l’ouest proches de l’Endecja (Narodowa Demokracja), le parti national et conservateur de Pologne) participèrent aussi à cette propagande en faveur de la Haute-Silésie – tout comme l’Union pour la protection des territoires occidentaux (Związek Obrony Kresów Zachodnich, ZOKZ). La mission principale de la ZOKZ consistait à susciter l’intérêt de la société polonaise pour les territoires occidentaux et à travailler ainsi à leur défense, voire en faveur de revendications sur d’autres territoires silésiens. L’association organisait à cet effet beaucoup de réunions d’information et éditait les publications correspondantes, qui se montraient à vrai dire critiques envers la Sanacja. Mais les activistes, qui voyaient surtout dans les territoires occidentaux les régions du cœur et de l’avenir de la Pologne, avaient trouvé un allié important en la personne du voïvode Grażyński. Dans cette perspective, la Haute-Silésie fut présentée comme historiquement et ethniquement polonaise, comme on peut le lire en 1930 dans un article de la revue Polska Zachodnia, la revue politique de la ZOKZ, disponible dans toute la Pologne : « Nous nous tenons ici sur les rives d’un fleuve polonais et sur le sol des Piast, qui est polonais et silésien depuis la nuit des temps ; notre regard et nos sentiments se pressent loin vers l’ouest. Ce sol est polonais car il recèle les efforts vieux de plusieurs siècles du colon polonais ainsi que la sueur et le sang du paysan et de l’ouvrier polonais ; et on y entend le rythme des cœurs polonais et le retentissement des mots polonais. Les lignées infinies de nos pères reposent dans ce sol, et c’est pourquoi il est notre nation et notre patrie que des étrangers ne peuvent s’aviser de toucher. Et nos droits sacrés s’étendent aussi loin que notre pensée polonaise, notre cœur polonais et notre langue polonaise.37 »
Les revendications politiques portant sur la région reposent dans cet article sur l’histoire des origines et du Moyen Âge. En affirmant que la Haute-Silésie a « toujours » été polonaise, a été acquise par un travail rude, le droit à ce territoire semble irréfutable. En Haute-Silésie, la Sanacja diffusa l’idée particulièrement nationale de l’ouest par le biais de sa propagande. À vrai dire cette opposition s’effaça dans une région où la Sanacja était elle-même politiquement faiblement représentée puisque les adversaires principaux de la Sanacja étaient les chrétiens-démocrates et surtout la minorité allemande. La politique culturelle et mémorielle faisait également partie – outre la politique du personnel – des mesures par lesquelles le voïvode Michał Grażyński essayait de renforcer son pouvoir en Haute-Silésie. Le souvenir des soulèvements joua un rôle particulièrement important dans cette propagande. Selon l’interprétation de la Sanacja haute-silésienne et des anciens insurgés, la Pologne avait remporté (une partie de) la Haute-Silésie grâce aux soulèvements, donc au combat militaire, et non grâce à des négociations ou bien encore aux résultats du 37
Polska Zachodnia, 19 août 1930, traduction allemande, AP Opole NPPG 194.
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plébiscite. Sur la base de cette affirmation, Grażyński et ses partisans bâtissaient un mythe complet des soulèvements, lequel devait fonder le rôle particulier des insurgés et par voie de conséquence aussi de Grażyński lui-même après la période d’insurrection. « Dans le mythe des soulèvements hauts-silésiens, les insurgés étaient stylisés en héros locaux, qui ont non seulement combattu avec héroïsme les oppresseurs étrangers, barbares de la HauteSilésie, mais aussi obtenu la liberté d’au moins une partie de la Haute-Silésie au péril de leur vie ou de leur intégrité physique. Le « sang versé » par les combattants, qui sacralisait les soulèvements en écho à la symbolique chrétienne, jouait un rôle particulier dans la construction rhétorique du mythe. Le sang lui-même, mais aussi les insurgés morts qu’il symbolisait, étaient présentés comme des preuves de la polonité des Hauts-Silésiens, comme le faisait par exemple le voïvode Grażyński en 1928 en dévoilant une plaque commémorative : « La Silésie ne fut pas achetée pour la Pologne, mais acquise au prix du sang des insurgés silésiens. [...] la Pologne conquit la Haute-Silésie grâce aux soulèvements, en versant le sang du peuple silésien, et cela prouve que cette terre n’a pas été achetée, mais libérée grâce aux efforts de ses habitants. 38 »
Ce sont les insurgés qui ont acquis de haute lutte la Haute-Silésie en versant leur sang. On ne peut ignorer les similitudes avec la mythification du combat des corps francs côté allemand ; les anciens insurgés présentaient aussi la mort comme le « sacrifice du sang » sur l’« autel de la patrie39 ». La mort des insurgés acquérait ainsi un sens qui n’était pas reconnaissable au premier regard. Mais selon cette interprétation du mythe des insurgés, les insurgés étaient tombés pour libérer la Haute-Silésie et avaient donné leur vie pour arracher la Haute-Silésie à la Pologne. Les morts devenaient par leur décès même un autre argument irréfutable pour défendre les revendications polonaises sur la Haute-Silésie : « Et depuis quinze ans reposent dans les tombes des soldats [...] les corps de nos frères héroïques des soulèvements silésiens, témoignant du droit éternel et justifié du peuple polonais40 ». Mais selon cette interprétation, les Hauts-Silésiens avaient aussi démontré par les combats des insurgés qu’ils pensaient en termes de nation et qu’ils se sentaient polonais. On pouvait ainsi lire dans le modèle de discours que l’Union pour la protection des territoires occidentaux avait rédigé en 1931, lors du dixième anniversaire du troisième soulèvement, en vue des manifestations commémoratives :
38 Toutes les citations suivantes sont extraites du « Bericht des Gleiwitzer Polizeipräsidenten vom 9. Mai 1928 ; « Enthüllung einer Aufstandsgedenktafel in Bielschowitz », AP Opole NPPG 194. 39 Polska Zachodnia, 10 juin 1929, traduction allemande, AP Opole NPPG 194. 40 « Uroczyste przemówienie Marszałka Sejmu Śląskiego Karola Grzesika » [Discours solennel du Président de l’Assemblée silésienne Karol Grzesik], extrait de : Sprawozdanie stenograficzne z 9-go posiedzenia IV-go Sejmu Śląskiego w dniu 2-go maja 1936 r. [Compte rendu sténographié de la quatrième session de l’Assemblée silésienne du 2 mai 1939], p. 4.
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Juliane Haubold-Stolle « Ils prirent les armes pour la première fois en août 1919, constatant qu’ils étaient prêts à démontrer leur polonité et leur volonté d’unifier toute la nation non seulement en prenant la parole, non seulement en votant lors du plébiscite, mais aussi en versant leur sang.41 »
Dans cette présentation, les soulèvements constituaient même le plébiscite à proprement parler. En insistant sur l’explication militaire et en méprisant dans le même temps les négociations et la diplomatie, la Sanacja de Grażyński voulait atteindre plusieurs objectifs. D’une part, la Haute-Silésie s’inscrivait par l’intermédiaire des soulèvements dans la tradition nationale de la Pologne – la tradition de la résistance face à la domination étrangère. Très concrètement, la Haute-Silésie pouvait aussi rejoindre la propagande des légions et le culte de Piłsudski en élevant les soulèvements au rang de mythe. Par sa propagande Grażyński essaya tout autant de mobiliser sur des enjeux de politique intérieure que de construire, en politique étrangère, une image contrant le révisionnisme allemand. Dans le domaine de la politique intérieure, Grażyński essaya de dévaloriser les performances de son concurrent, le chrétien-démocrate Korfanty, qui avait conduit les Polonais à l’époque du plébiscite. Il voulait accroître sa propre autorité et sa popularité en Haute-Silésie par l’intermédiaire de cette politique du souvenir. Mais troisièmement, le souvenir des soulèvements devait également permettre de réduire la force d’attraction de la minorité allemande, qui, pour des raisons historiques et économiques, était forte42. Et quatrièmement, Grażyński voulait s’opposer, par sa propagande, aux revendications allemandes de révision. Mais en matière de politique étrangère, la propagande polonaise eut surtout l’effet inverse puisque la menace polonaise renforça l’argumentation allemande. Il est vrai que l’effet de renforcement fut encore plus grand dans l’autre direction : le révisionnisme allemand renforçait les peurs polonaises face au voisin allemand et par conséquent, du point de vue polonais, la nécessité d’agir contre la minorité et de garantir la frontière par tous les moyens. C’est en particulier la politique dure que Grażyński mena envers la minorité qui accrût les craintes des Hauts-Silésiens allemands et de leurs compatriotes quant aux menaces qui pesaient sur la germanité en Haute-Silésie43. Les Hauts-Silésiens favorables à l’Allemagne appartenaient à la minorité vivant dans la partie polonaise de la Haute-Silésie, mais économiquement ils étaient encore très puissants. La majeure partie du Związek Obrony Kresów Zachodnich, W dziesiąta rocznicę powstania śląskiego. Przemówienie do wygłaszania na obchodach i uroczystościach 3-go Maja roku 1931 [À l’occasion du dixième anniversaire de l’insurrection silésienne. Discours à prononcer lors des commémorations du 3 mai 1931], p. 4, manuscrit non publié, AP Katowice UWŚl 18. 42 Maria Wanda Wanatowicz, « Aktywność społeczno-polityczna ludności ›› [Activisme socio-politique des habitants], in Franciszek Serafin, Województwo śląskie, op. cit., p. 158 ; Wanda Musialik, W kręgu polityki i władzy. Polskie środowiska przywódcze górnośląskiego obszaru plebyscytego z lat 1921-1939 [Dans le cercle du pouvoir : milieux des leaders polonais de la zone plébiscitaire de la Haute-Silésie dans les années 1921-1939], Instytut Śląski, Opole, 1999, p. 54. 43 Pia Nordblohm, « Die Lage der Deutschen in Polnisch-Oberschlesien nach 1922 », in Kai Struve (dir.), Oberschlesien nach dem Ersten Weltkrieg, op. cit., p.111-125 et p. 119-122 ; Albert S. Kotowski, Polens Politik gegenüber seiner deutschen Minderheit 1919-1939, Wiesbaden, Otto Harrassowitz Verlag, 1998, p. 27. 41
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capital et des propriétés foncières privées était entre leurs mains. Au total, la minorité, malgré son insatisfaction face à la délimitation de la frontière de 1922, resta majoritairement loyale envers l’État polonais jusque dans les années trente. Mais la minorité et son organisation – la Fédération du peuple allemand en Pologne (Volksbund der Deutschen in Polen) – persistaient à revendiquer les droits garantis et essayaient aussi de les imposer. Dans les années trente, le Parti de la Jeune Allemagne (Jungdeutsche Partei), national-socialiste, antidémocratique et antipolonais, sut s’imposer au sein de la minorité44. Les deux parties de la Haute-Silésie, mais en dernier lieu également les Républiques allemande et polonaise, se retrouvèrent prises dans un cercle vicieux politique. Dans l’entre-deux-guerres, il n’existait aucune possibilité officielle ni non plus de volonté manifeste de discuter avec l’autre partie pour désamorcer les peurs et reproches réciproques. Les quelques personnes qui tentèrent d’instaurer un tel dialogue étaient si minoritaires qu’elles n’eurent que peu d’impact. Le caractère absolu des revendications sur la Haute-Silésie, voire exclusif de la présentation nationale, empêchait que la Haute-Silésie puisse remplir sa fonction de région pouvant jeter des ponts entre les deux États voisins. Au lieu de cela, la Haute-Silésie devint une des pommes de discorde à propos desquelles la Pologne et l’Allemagne se disputèrent inlassablement dans l’entre-deux-guerres. À l’occasion de l’attaque feinte de la station radio de Gleiwitz (Haute-Silésie), les nazis allemands utilisèrent la situation silésienne pour lancer la propagande de la Seconde Guerre mondiale. Si la dictature national-socialiste avait d’ores et déjà ouvert un nouveau chapitre de la persécution des Polonais, des Juifs et des opposants politiques en HauteSilésie occidentale, c’est une toute nouvelle dimension de cette politique non plus de persécution mais d’extermination cette fois-ci qui fut inaugurée avec le début de la Seconde Guerre mondiale et qui remisa dans l’ombre tout ce qui s’était passé jusque-là. Traduit de l’allemand par Florence Lelait
44
Piotr Greiner et Ryszard Kaczmarek, « Mniejszości narodowe », op. cit., p. 189.
LES ANCIENS MEMBRES DE LA DIVISION I DE L’ASSOCIATION DES POLONAIS EN ALLEMAGNE FACE AUX QUESTIONS DE NATIONALITÉ EN SILÉSIE (1941-1949) Adriana DAWID (Université d’Opole)
Dans l’entre-deux-guerres, les Silésiens pro-polonais de la partie de la Silésie attribuée à l’Allemagne au moment du partage de la région en 1922 s’étaient rassemblés au sein de l’Association des Polonais en Allemagne (Związek Polaków w Niemczech, ZPwN), fondée à la fin de l’année 1922. La Division I constituait son échelon local pour la Silésie d’Opole (Provinz Oberschlesien). Les membres de la ZPwN déploraient le peu de visibilité qu’avait en Pologne la minorité polonaise de Haute-Silésie allemande, minorité qui comptait pourtant plusieurs centaines de milliers de personnes1. Toutefois, l’activité des Polonais silésiens était suffisamment importante pour susciter de vives réactions de la part du pouvoir allemand, avec, à partir de 1933, des mesures répressives émanant de l’appareil politique nazi. Pendant la Seconde Guerre mondiale, une partie des membres actifs de la Division I de la ZPwN continua à mener des activités sociales et politiques. Le groupe clandestin la « Houille Blanche » : Cracovie, 1941 – janvier 1945 À l’automne 1941, les anciens activistes polonais de la Silésie d’Opole, qui se réfugièrent à Cracovie pendant la guerre2, donnèrent naissance à une organisation secrète, Au sujet du partage de la région en 1922, voir Philipp Ther, « L’obligation de se déterminer » : le conflit germano-polonais en Haute-Silésie », Cultures d’Europe Centrale, n° 5, 2005, p. 93-113. (NdE). 2 Soit : Maksymilian Kośny de Chróścice, membre de Związek Akademików Górnoślązaków (ZAG) « Silesia Superior » [Association académique de Haute Silésie], de ZPwN et plus tard de Związek Polaków na Śląsku [Association des Polonais de Silésie] ; Paweł Nantka-Namirski originaire Gierałtowice, membre de ZPwN ainsi que de ZAG « Silesia Superior » ; Maksymilian Tkocz de Zabrze, collaborateur de la rédaction de Nowiny Codzienne, de Katolik et de Katolik trzyrazowy ; Bronisław Tomas de Kleszczyna, membre de ZPwN et de Związek Akademików w Niemczech [Association des universitaires en Allemagne] ainsi que Edmund Wiesiołek, instituteur de Czartowice. Comme proches de BW Kośny cite Piotr Warzecha et Cyryl Smyrk, deux membres de ZPwN et ZAG « Silesia Superior » ainsi que Szymon Koszyk. Piotr Miętkiewicz était juriste et président d’honneur de BW et Jan Smoleń exerçait la fonction de conseiller. À partir de 1943, les conspirateurs se réunirent dans l’appartement de Kośny rue Jasna. Zbiory rodziny Jerzego Kośnego, Rękopisy, brudnopisy i wtórniki szkiców, wspomnień i korespondencji Maksymiliana Kośnego [Archives de la famille de Jerzy Kośny : Manuscrits, brouillons et notes des essais, souvenirs et correspondance de Maksymilian Kośny], sans pagination, (plus loin : Manuscrit de M. Kośny, [s.p.]). 1
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réunissant des habitants d’Opole sous le nom de la « Houille Blanche » (Biały Węgiel, BW)3. Il s’agissait d’un groupe totalement indépendant et autonome, sans attache idéologique, n’étant affilié à aucun parti politique et organisé selon une structure très informelle4. La mission prioritaire que s’étaient fixée les membres du BW était d’étudier les questions concernant la Silésie d’Opole en prenant en compte l’ensemble des facteurs en jeu et au plus près de la réalité. Selon eux, les questions silésiennes étaient méconnues en Pologne. Afin de prouver la dimension polonaise de la Silésie d’Opole, ils décidèrent d’enquêter sur le nombre et la répartition des Polonais dans la région. Selon leurs estimations, on y comptait près d’un million de polonophones (avec un degré variable de conscience nationale)5. En se référant à ces chiffres, les membres du BW réclamaient une expulsion sans rémission des populations allemandes et immigrées hors de la Silésie d’Opole, ainsi que des germanophiles polonophones, et en priorité de ceux qui étaient actifs au sein d’organisations paramilitaires et de partis nationalistes allemands6. À titre d’exemple, étaient exclus en tant que citoyens potentiels de l’État polonais les membres du Parti du peuple national-allemand (Deutschnationale Volkspartei), du Parti du peuple allemand (Deutsche Volkspartei), du Parti démocrate allemand (Deutsche Demokratische Partei) ou du groupement paramilitaire Stahlhelm. Ces limitations ne concernaient pas les membres d’avant-guerre des associations d’anciens combattants et du parti Zentrum. Le BW était également très tolérant envers les membres de la NSDAP et de ses organisations paramilitaires SA ou SS. Aux dires du BW, l’appartenance des Silésiens à ces organisations nazies relevait bien souvent du conformisme et parfois de l’adhésion forcée. On postulait
Voici comment Kośny explique dans ses mémoires l’origine de cette appellation : « Contrairement à la voïvodie de Silésie dominée par les mines, le trait caractéristique du paysage du pays d’Opole dans sa partie nord et surtout pour les arrondissements d’Opole et Strzelce était la présence de cimenteries et de carrières, d’où le nom donné au groupe de Cracovie », Manuscrit de M. Kośny [s.p.]. 4 BW n’avait ni président, ni secrétaire, et ses membres n’organisaient ni réunions régulières, ni assemblées. Les rencontres avaient lieu de façon irrégulière, en pleine clandestinité. 5 BW prit pour base de calcul le recensement des enfants en âge scolaire effectué en 1911, les résultats des élections cantonales de novembre 1919 et les statistiques du 16 avril 1933, établissant la croissance démographique entre 1925 et 1933. Dans ses estimations, BW inclut également par exemple les descendants des émigrés polonais du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui, selon eux, se germanisèrent et s’assimilèrent très vite, ibid., [s.p.]. Voir aussi Bogdan Cimała et Marek Masnyk (éd.), Maksymilian Kośny. Wspomnienia. Opolanie w konspiracji podczas II wojny światowej [Maksymilian Kośny. Mémoires : Les habitants d’Opole pendant la Seconde Guerre mondiale], Opole, Instytut Śląski, 2000, p. 29-34 et p. 35-40. Pour les besoins de cet article, l’auteur a aussi consulté le manuscrit des mémoires de Kośny, version élargie de l’édition mentionnée. 6 L’expulsion de la population allemande devait être menée afin d’« annihiler une fois pour toutes les actions subversives menées contre l’État polonais et commandées de l’extérieur ». En outre, on y exprimait des craintes liées à la renaissance de l’esprit de revanche allemand : « Les membres de BW qui connaissaient bien les Allemands et forts de leurs observations quant au climat revanchard remontant encore à la République de Weimar, considéraient comme certain que l’histoire allait se répéter dans l’Allemagne de l’après-guerre. Il ne fallait ici nourrir aucune illusion », ibid., p. 30. 3
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donc l’attribution de la nationalité polonaise à ceux de ses membres qui avaient gardé une position bienveillante à l’égard des Polonais7. Le BW suggéra que l’on procédât à une vérification très précise des habitants des districts de Namysłów, de Syców et de Brzeg, avec une attention particulière portée à la communauté protestante des environs de Kluczbork. Les membres du BW avaient prévu, avec raison, que cette dernière serait qualifiée d’allemande, bien que ses racines fussent polonaises. Les conspirateurs d’Opole s’inscrivirent en faux contre la vision stéréotypée d’un protestantisme nécessairement allemand et se prononcèrent en faveur de l’intégration des protestants autochtones au sein de l’État polonais tout en proposant leur repolonisation8. Les analyses des nationalités dans l’espace silésien étaient présentées par les membres du BW dans l’organe de presse de la Commission d’Instruction du Parti Populaire du District silésien (Komisja Oświatowa Podokręgu Śląskiego Stronnictwa Ludowego-ROCH) - OderNeisse9. Dans ses colonnes, ils soutenaient entre autres que près de la moitié de la population de Basse-Silésie était d’origine polonaise et qu’« une fois débarrassée du vernis allemand, la Basse-Silésie, elle aussi, révèlerait son visage polonais10 ». D’autres opinions radicales professées par le BW dans les colonnes de l’Oder-Neisse concernaient l’Église allemande, qui était accusée de chauvinisme et d’activités anti-polonaises11. En abordant les problématiques relatives à la nationalité, le BW se prononçait également sur le tracé des futures frontières de l’État polonais en acceptant, à l’est, la ligne Curzon imposée à la Pologne, et à l’ouest, la frontière Oder-Neisse. Pour ce qui est de la frontière polono-tchécoslovaque, la partie méridionale de la Silésie d’Opole était considérée par les conspirateurs cracoviens comme « une terre qui était de longue date ethniquement tchèque », d’où le projet de transmettre une partie des arrondissements de Głubczyce et de Racibórz, avec leur population morave, à la Tchécoslovaquie12. On prenait également en compte l’existence, en Silésie, de villages tchèques protestants dispersés, dont la conscience nationale, aux vues du loyalisme étatique du BW, était estimée comme faible13.
Ibid., p. 53-55. Ibid., p. 56-57. 9 Józef Wojtal, « Odra-Nisa (1944-1945) - pismo śląskiej organizacji SL-ROCH wobec problemu odzyskania ziem zachodnich », [« Oder-Neisse (1944-45) : revue de l’organisation silésienne SL-ROCH face au problème du recouvrement des territoires de l’Ouest »], Sobótka, vol. 2, 1964, p. 247. 10 Ibid. Ces estimations étaient exagérées, ce qu’a reconnu, des années plus tard, l’un des auteurs. 11 « Les évêques de Breslau étaient, à quelques exceptions près, des nationalistes allemands zélés, propagateurs de germanité et par la même ennemis de la polonité », ibid., p. 248. Cependant, il convient de souligner que cette opinion, même des années plus tard, resta vraie. Plusieurs décennies après la guerre Kośny rappelait : « Le clergé d’Allemagne se considérait et se considère toujours avant tout comme allemand et il agissait et agit toujours au premier chef dans l’intérêt de l’Allemagne ; il est plus allemand que romain », Bogdan Cimała et Marek Masnyk (éd.), Maksymilian Kośny…, op. cit., p. 64. 12 Manuscrit de M. Kośny [s.p.] ; Bogdan Cimała et Marek Masnyk (éd.), Maksymilian Kośny…, op. cit., p. 61. 13 Ibid., p. 40. 7 8
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Le BW proposait également la création d’un État indépendant pour la population sorabe, avec Budziszyn pour capitale. Sa frontière orientale aurait été délimitée par la Neisse de Lusace (Nysa Łużycka). Au cas où le projet n’aurait pu voir le jour, on proposait de transférer la population sorabe en Tchécoslovaquie ou en Pologne, et de leur garantir l’autonomie au sein de ces pays. Le BW craignait que les Sorabes ne se germanisassent s’ils étaient laissés dans la sphère d’influence de l’État allemand14. Dans son programme, le BW définit avec précision les conditions dans lesquelles les populations autochtones seraient vérifiées (pour la plupart, les bases de ce projet ont été appliquées ensuite). On avait prévu de recourir aux représentants de la population locale pour mener à bien les actions de déplacement de la population allemande15. En vue de la repolonisation des enfants et des jeunes gens élevés en Silésie d’Opole dans l’esprit de la propagande nazie, un programme d’enseignement pour les écoles avait été fixé, dans lequel on portait une attention particulière à l’histoire et à la culture de la région16. L’un des postulats, parmi les plus importants, revendiqué par le BW était d’accorder à la population polonophone de la Silésie d’Opole le droit d’être recrutée dans l’administration et par le pouvoir local, et partant, de prendre une part active dans l’organisation de l’économie et de l’instruction. On supposait que les terres rurales de la région d’Opole resteraient aux mains de la population silésienne. Les villes ainsi que les zones industrielles devaient être repeuplées par des Polonais venus du territoire national17. Le gouvernement polonais en exil constitua pendant la Seconde Guerre mondiale un forum important pour les échanges d’idées concernant l’avenir de la Silésie. De décembre 1939 à mars 1945, Arkadiusz Bożek, qui avait été avant la guerre le vice-président de la Division I de la ZPwN, comptait parmi les membres du Conseil National de la République polonaise (Rada Narodowa Rzeczypospolitej Polskiej) créé par le président de la République Władysław Raczkiewicz18. Un contact permanent s’était établi entre Bożek et la Délégation du Gouvernement de la République polonaise dans le pays (Delegatura Rządu Rzeczypospolitej Polskiej na Kraj) d’une part, et les membres du BW d’autre part, qui transmettaient aux premiers leurs décisions et leurs propositions19. Les solutions adoptées et préconisées par ces deux instances se recoupaient en de nombreux points. Tout comme 14 « Une petite nation aurait été noyée dans la mer allemande et ce processus aurait été irréversible », Manuscrit de M. Kośny [s.p.] ; Bogdan Cimała et Marek Masnyk (éd.), Maksymilian Kośny, op. cit., p. 61-62. 15 Ibid., p. 53. 16 Ibid., p. 60. Manuscrit de M. Kośny [s.p.]. 17 Ibid., p. 57. 18 En février 1942, Arka Bożek, au même titre que les membres de BW, déplorant le peu de données que possédait le gouvernement en exil sur la situation silésienne, contribua à la création du Cercle des Silésiens de Grande-Bretagne (Koło Ślązaków w Wielkiej Brytanii), Danuta Kisielewicz, Arka Bożek (1899-1954). Działacz społeczno-polityczny Śląska Opolskiego [Arka Bożek (1899-1954). Activiste social et politique de Silésie d’Opole], Opole, Instytut Śląski, 2006, p. 116. 19 Ce furent au sein du BW Piotr Miętkiewicz et Jan Smoleń, chef du clandestin Bureau Scolaire Régional (Okręgowe Biuro Szkolne) ancien directeur du lycée polonais de Bytom qui assurèrent cette mission. Manuscrit de M. Kośny [s.p.], Bogdan Cimała et Marek Masnyk (éd.), Maksymilian Kośny, op. cit., p. 48.
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les membres du BW, Bożek délimitait la forme territoriale du futur État polonais par l’Oder-Neisse. À l’Est, il ne remettait pas non plus en cause la ligne Curzon. Selon Bożek, la frontière méridionale de la Pologne devait retrouver son tracé d’avant-guerre, à l’exception de la Silésie de Cieszyn, qu’il voulait voir intégrée au territoire polonais dans sa totalité. C’est avec la même radicalité que l’entourage de Bożek envisageait la question des habitants non polonais (c’est-à-dire allemands) de Silésie. Les Silésiens polonais se prononçaient en faveur de leur expulsion, le droit à rester ne pouvant être accordé, selon eux, qu’à ceux qui déclareraient explicitement leur loyauté envers l’État polonais. Les terres et les propriétés allemandes devaient revenir aux Polonais. On projetait également de limiter les libertés politiques et individuelles des Allemands qui seraient restés en Pologne. Officiellement, on se défendait de vouloir utiliser, à l’encontre des populations allemandes, les méthodes répressives ou illégales. On avait toutefois prévu que les Allemands insubordonnés se verraient imposer des limites dans l’accession à la propriété immobilière et qu’ils seraient isolés dans des territoires spécialement délimités20. Le milieu des Silésiens émigrés, tout comme les conspirateurs cracoviens, défendaient l’idée d’une action de polonisation massive à l’encontre de la frange de la population allemande susceptible de rester en Pologne. Mise en place de l’administration polonaise en Silésie : Le Comité Citoyen des Polonais de la Silésie d’Opole En janvier 1945, après l’entrée des troupes soviétiques, vit le jour à Cracovie la représentation officielle des militants sociaux silésiens : le Comité Citoyen des Polonais de la Silésie d’Opole (Komitet Obywatelski Polaków Śląska Opolskiego, KOPŚlO). Ce groupement devait poser les bases d’une administration polonaise en Silésie. Il était composé des membres et des collaborateurs du BW ainsi que d’une partie de la ZPwN d’avant-guerre, qui avait passé la période de la guerre en dehors de Cracovie21. La direction du comité était dominée par les anciens membres de la ZPwN : la fonction de président revint à Maksymilian Kośny (Fig. 27), son suppléant étant Paweł Nantka-Namirski ; la gestion fut confiée à Ludwik Affa et Edmund Jan Osmańczyk22. L’initiateur et le coordinateur des Ibid., p. 134-135. Czesława Mykita-Glensk, « Akta Komitetu Obywatelskiego Polaków Śląska Opolskiego i Sztabu Organizacyjnego Grupy Operacyjnej « Śląsk Opolski » [Les Actes du Comité Citoyen des Polonais de Silésie d’Opole et du Quartier Général du Groupe de Combat Silésie d’Opole], Archeion, t. 53, Varsovie, 1970, p. 2 ; Zbigniew Kowalski et Tadeusz Swedek, Aleksander Zawadzki przyjaciel Opolan [Aleksander Zawadzki ami des habitants d’Opole], Opole, Instytut Śląski, 1978, p. 15 ; Barbara Bidzińska- Jakubowska, « Niektóre aspekty działalności Komitetu Obywatelskiego Polaków Śląska Opolskiego i Wrocławskiego (I 1945-V 1945) » [Quelques aspects de l’activité du Comité Citoyen des Polonais de la Silésie d’Opole et de Wroclaw (I 1945-V 1945)], Zeszyty Naukowe Wyższej Szkoły Inżynierskiej w Opolu. Nauki Społeczne, n° 146, 1988, p. 91. 22 Zbigniew Kowalski, « Powrót Śląska Opolskiego do Polski » [Retour de Silésie d’Opole à la Pologne], in [s.a.], Sesja Naukowa poświęcona XXX-leciu powrotu Śląska Opolskiego do Polski [Colloque consacré au 30e anniversaire du retour de la Silésie d’Opole à la Pologne], Opole, Instytut Śląski, 1975, p. 14 ; Id., « Przyczynek do badań nad kształtowaniem się władzy ludowej na Śląsku Opolskim w 1945 roku » [Contribution aux recherches sur la formation du pouvoir communiste dans la Silésie d’Opole en 1945], Studia Śląskie, vol. XVII, 20 21
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travaux du KOPŚlO était le général Aleksander Zawadzki, le mandataire pour la Silésie du Gouvernement Provisoire de la République de Pologne (pełnomocnik Rządu Tymczasowego RP na Śląsku), nommé par la gauche prosoviétique23. Bien qu’ils n’acceptassent pas, en bloc, le nouvel ordre social imposé à la Pologne par l’URSS, les militants silésiens pro-polonais participèrent activement à la création du nouvel État, en vertu de la communauté de vue qu’ils partageaient avec les Soviétiques à propos de la frontière Oder-Neisse24. Une partie des militants polonais d’avant-guerre céda à la tendance prosoviétique et anti-allemande de la propagande qui sévissait dans l’immédiat après-guerre. En témoignent, entre autres, les déclarations de Kośny, faisant le bilan de ses souvenirs de guerre : « Nous sommes durablement unis à l’Union soviétique par la menace allemande qui nous est commune, et ce même après la complète défaite qu’a subie le Troisième Reich. Même dans l’Allemagne de l’après-guerre, il sera difficile de venir à bout de l’esprit militariste propre à la Prusse et il ne faut pas nourrir dans ce domaine de vaines espérances.25 »
Concernant les frontières de la future Pologne, le KOPŚlO, de la même manière que le BW auparavant, se prononçait en faveur d’une annexion de l’île d’Uznam par la Pologne, ainsi que pour la création du micro-État sorabe26. Autre point d’entente entre les deux organisations, une même intransigeance à l’égard de la population allemande. Les membres du Comité étaient favorables à l’expulsion du territoire silésien de la population allemande et immigrée. En public, le président du Comité annonçait : « Nous nous chargerons de retrouver les Polonais de la terre d’Opole et ce sont eux qui nous Opole, 1970, p. 272-273. Voir également les mémoires des membres de KOPŚlO, Edmund Jan Osmańczyk, Był rok 1945… [Ce fut l’année 1945…], Varsovie, PIW, 1985, p. 53-59 et 91-92 ; Archiwum Państwowego Instytutu Naukowego- Instytutu Śląskiego w Opolu [Archives Nationales de l’Institut Scientifique de l’Institut de Silésie d’Opole] (plus loin : AIŚ) (AIŚ), cote A 287 ; Wojciech Paliwoda, Działalność Komitetu Obywatelskiego Polaków Śląska Opolskiego w latach 1945-1946 [Activité du Comité Citoyen des Polonais de la Silésie d’Opole dans les années 1945 et 1946] ; Id., Mój pamiętnik- część II-ga, okres 1939-1968. Moja druga droga do wolności [Mes mémoires : seconde partie, années 1939-68. Mon chemin vers la liberté], p. 97-120, AIŚ, cote A 435. 23 L’importance, le rôle et le caractère de l’activité de KOPŚlO sont jugés diversement. L’historiographie antérieure souligne l’indépendance et la souveraineté des initiatives de la population autochtone qui voulait s’associer activement au processus de création des structures étatiques en Silésie, Zbigniew Kowalski, « Powrót », op. cit., p. 47-59 ; Anna Magierska, Ziemie zachodnie i północne w 1945 roku. Kształtowanie się podstaw polityki integracyjnej państwa polskiego [Les territoires de L’Ouest et du Nord en 1945 : Cristallisation des fondements de la politique de l’intégration de l’État polonais], Varsovie, Książka i Wiedza, 1978, p. 88 sq. ; Czesława Mykita-Glensk, « Akta Komitetu…», op. cit, p. 2-18. Une partie de chercheurs actuels, sans prendre en compte la complexité régionale, juge de façon univoque les initiatives des habitants de Silésie comme la manifestation d’un soutien massif au pouvoir communiste, Zenon Romanow, Polityka władz polskich wobec ludności rodzimej ziem zachodnich i północnych w latach 1945-1960 [La politique des autorités polonaises face à la population autochtone des territoires d’Ouest et du Nord dans les années 1945-1960], Słupsk, Wyższa Szkoła Pedagogiczna w Słupsku, 1999, p. 37. 24 Piotr Madajczyk, Przyłączenie Śląska Opolskiego do Polski 1945-1948 [Le rattachement de la Silésie d’Opole à la Pologne 1945-1948], Varsovie, Instytut Studiów Politycznych PAN, 1999, p. 37. 25 Manuscrit de M. Kośny [s.p.]. 26 Bogdan Cimała et Marek Masnyk (éd.), Maksymilian Kośny…, op. cit., p. 71.
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indiqueront où sont les Allemands27 ». Avec un complexe à peine perceptible lié à sa nationalité allemande, il soulignait, dans tous ses contacts avec les media, sa haine des Allemands et le poids de la population polonaise de Silésie, qu’il estimait à près d’un million. Et il ajoutait : « la citoyenneté et la nationalité, ce sont deux choses différentes28 ». Dans les mémoires du KOPŚlO, Edmund Osmańczyk écrivait : « La liquidation de l’élément indubitablement allemand doit être rapide, et sans compromis. Les Allemands doivent disparaître à tout jamais des rives de l’Oder. C’est un acte de justice historique, non pas une violence d’occupant29 ». Plus loin, il encourageait la suppression des écriteaux en allemand, car selon lui « la germanité n’a de tout temps été qu’un vernis superficiel en Silésie, une vulgaire couche de peinture recouvrant l’arbre polonais30 ». Parallèlement à leurs déclarations résolument anti-allemandes, les membres du Comité s’appliquèrent à faire apparaître leurs orientations dans la structure sociale et nationale pour le moins complexe en Silésie : « Nous connaissons très bien le terrain du point de vue de la structure de sa population. Nous savons qui parmi les habitants de la région doit être considéré comme polonais ou comme renégat ou encore comme envahisseur allemand. […] Cela fait des siècles que les habitants d’ici ne font plus partie de la République polonaise, c’est une région fortement germanisée, mais d’un point de vue ethnique, c’est une terre polonaise.31 »
Les questions d’appartenance nationale constituaient un élément majeur dans le programme des actions du Comité. Ses membres et notamment ceux qui, avant la guerre, avaient fait partie de la ZPwN, estimaient que la résolution de ces questions viendrait d’une politique de repolonisation culturelle. Kośny avançait qu’en raison du discrédit de l’idéologie nazie, la repolonisation de la population locale se ferait très rapidement : « Nous sommes dans une situation où il nous est interdit de perdre le moindre Polonais. Quand bien même un élément serait germanisé, s’il s’agit d’un individu d’origine polonaise, la Pologne se doit de l’assimiler32 ». Parmi les membres de la ZPwN d’avant-guerre, Arka Bożek et Kazimierz Malczewski soutenaient également cette action33. En revanche, elle n’était pas bien perçue par les pouvoirs étatiques, qui préféraient résolument les méthodes radicales et mécaniques de
« Wizyta w Komitecie Obywatelskim Polaków Śląska Opolskiego » [Visite au comité citoyen des Polonais de Silésie], Dziennik Zachodni, 25 mars 1945. 28 Ibid. 29 Aleksandra Klich, Bez mitów. Portrety ze Śląska [Sans mythes. Portraits de Silésie], Racibórz, Wydawnictwo i Agencja Informacyjna WAW Grzegorz Wawoczny, 2007, p. 158-159. 30 Ibid., p. 158-159. 31 Zbigniew Kowalski, « Powrót… », op. cit., p. 49-50. 32 « Visite au comité citoyen des Polonais de Silésie », op. cit. 33 Danuta Kisielewicz, Arkadiusz Bożek…, op. cit. p. 170 ; Bernard Linek, Polityka antyniemiecka na Górnym Śląsku w latach 1945-1950 [La Politique anti-allemande en Haute-Silésie 1945-1950], Opole, Instytut Śląski, 2000, p. 89. 27
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lutte contre la culture allemande. Cette question de la repolonisation déboucha bientôt sur un conflit entre ces derniers et le microcosme de la ZPwN. Dénonciation des actions du pouvoir soviétique en Silésie Les anciens membres de la ZPwN étaient également révoltés par l’attitude des soldats soviétiques qui occupaient la Silésie depuis janvier 194534. L’Armée rouge s’y livrait à des pillages et à des viols sur la population locale. Depuis janvier 1945, les forces armées soviétiques pratiquaient une déportation forcée dans des camps de travail en URSS35. Le KOPŚlO appela les Soviétiques à cesser leurs déportations et à prendre en compte les différences ethniques de la région36. Ils réprouvaient les abus des Soviétiques et se souciaient du sort des Silésiens polonophones. Arka Bożek, qui était devenu depuis mai 1945 vice-président pour la voïvodie de Silésie-Dąbrowa dont faisait partie la Silésie d’Opole, fit également des démarches pour la libération des Polonais originaires de HauteSilésie, enrôlés de force dans la Wehrmacht et retenus prisonniers dans les camps soviétiques37. Les dénonciations de plus en plus nombreuses des Silésiens polonophones par les Allemands étaient condamnées entre d’autres par Osmańczyk ou Wojciech Poliwoda38. Les conséquences désastreuses de ce double pouvoir, ainsi que les abus soviétiques à l’encontre des Polonais et des Allemands en Silésie furent rapportés conjointement par Edmund Osmańczyk et Stanisław Sokolewski39. L’occupation Ce ne fut qu’à la mi-mars que l’administration polonaise prit le contrôle de la rive droite de la région d’Opole et en mai de la rive gauche. Cependant, dans les faits, ce fut jusqu’à l’automne 1945 que se maintint en Silésie d’Opole le système qualifié de double pouvoir soviétique et polonais. Pour plus de détails, voir Bogdan, Cimała « Dwuwładza na Śląsku Opolskim w 1945 r » [Le double pouvoir en Silésie d’Opole en 1945], Kwartalnik Opolski, n° 3-4, 1995, p. 14-30 ; Czesław Osękowski, Społeczeństwo Polski Zachodniej w latach 19451956 [La population de la Pologne de l’ouest dans les années 1945-56], Zielona Góra, Wyższa Szkoła Pedagogiczna w Zielonej Górze, 1994, p. 38. Sur les détails de l’occupation soviétique en Silésie, voir aussi Piotr Madajczyk, Przyłączenie Śląska…, op. cit. p. 85 sq. ; Jacek Ruszczewski, « Niektóre negatywne aspekty oddziaływania Armii Czerwonej, UBP i MO na społeczeństwo Śląska Opolskiego w latach 1945-1947 » [Quelques aspects négatifs de l’action de l’Armée rouge, d’UBP et de la milice polonaise (MO) sur la société de Silésie d’Opole dans les années 1945-47], Studia Śląskie, vol. LI, 1992, p. 383-395. 35 Sur le problème des déportations des Silésiens en URSS, voir Zygmunt Woźniczka, Z Górnego Śląska do sowieckich łagrów [De Silésie aux camps soviétiques], Katowice, Wydawnictwo Naukowe Śląsk, 1996 ; Id., « Wysiedlenia ludności górnośląskiej do ZSRR wiosną 1945 r. » [Les déportations en URSS de la population de Haute-Silésie au printemps 1945], Studia Śląskie, vol. LIX, 2000, p. 135-161. 36 Le haut commandement soviétique adressait aux habitants des campagnes de la région d’Opole des tracts et des communiqués en allemand. Et c’est le poète Jakub Kania, connu pour son attitude polonophile, qui réclama l’utilisation du polonais dans les contacts avec la population locale : voir Tadeusz Bednarczuk, Polski król z matecznika [Le roi polonais du maquis], Opole, Wojewódzka Biblioteka Publiczna w Opolu, 2005, p. 38. 37 Alfred Nowak, Działalność Arki Bożka w latach 1945-1954 [Activité d’Arka Bożek dans les années 19451954], Racibórz, 2001, p. 114-117. 38 Wojciech Paliwoda, Mój pamiętnik 1939-1945…, op. cit., p. 173-174, Piotr Madajczyk, Przyłączenie Śląska…, op. cit., p. 250. 39 Le double pouvoir eut pour conséquence un aménagement du territoire silésien occupé plus tardif, une impunité accrue des résidus de l’armée soviétique, des pillages massifs des biens silésiens et de ceux laissés par les Allemands, une gestion « coloniale » de l’agriculture et de l’industrie locales face à l’impuissance des services d’ordre et des instances administratives polonaises. Pour plus de détails, voir Bogdan Cimała, « Dwuwładza na Śląsku… » op. cit. p. 14-30 ; Id. « Polacy, Rosjanie i Niemcy na Śląsku Opolskim po 34
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soviétique en Silésie accentua les antagonismes existants entre les habitants polonophones et germanophones de la région, ce qui renforça l’amertume des élites propolonaises d’avant-guerre. Les anciens de la ZPwN et la « vérification des nationalités » La priorité, pour les activistes pro-polonais de l’époque, était de réaliser en Silésie une sorte de vérification ou, en d’autres termes, de ségrégation de la population polonophone autochtone vis-à-vis de son élément allemand40. Arka Bożek signalait la nécessité « de séparer soigneusement le bon grain de l’ivraie allemande41 ». Le vice-voïvode attirait également l’attention sur d’autres aspects de la différenciation nationale des habitants de Silésie : « Il s’agit ici d’une question importante : comment faire pour qu’aucune âme polonaise ne soit détachée de sa souche nationale et conduite à sa perte. Cette règle est surtout valable pour une partie des autochtones qui, aux yeux d’un observateur extérieur et peu renseigné, sembleraient être des Allemands, bien qu’ils ne le soient pas et ne se considèrent pas comme tels. D’un autre côté, il faut veiller à ce que de purs éléments allemands ne réussissent pas à se cacher et, usurpant notre identité nationale, à rester dans la région d’Opole pour se transformer, avec le temps, en bacilles de l’esprit de revanche, dont l’ennemi vaincu se met à rêver dès à présent.42 »
En ce qui concerne les règles de vérification, les activistes d’avant-guerre de la ZPwN avaient gardé une certaine indépendance de vue qui ne correspondait pas aux directives imposées d’en haut par l’administration. Ils se montraient nettement plus libéraux vis-à-vis zakończeniu II wojny światowej » [Les Polonais, les Russes et les Allemands en Silésie d’Opole après la fin de la Seconde Guerre mondiale], Studia Śląskie, vol. LVIII, 1999, p. 67-85 ; Id. « Skutki pobytu Armii Czerwonej we wsiach Śląska Opolskiego » [Conséquences du stationnement de l’Armée Rouge dans les campagnes de la Silésie d’Opole], Studia Śląskie, vol. LIV, 1995, p. 131-161. 40 La nature complexe des relations entre minorités nationales en Silésie, l’impossibilité de recourir au critère de la langue, ou aux documents officiels de l’administration allemande, ainsi que l’absence d’une pleine conscience nationale d’une partie de la population de Silésie compliquèrent au plus haut point la mission que s’était fixée l’administration polonaise : repérer au sein de la population autochtone les éléments allemands, assimilés à l’époque aux nazis. Voir Zbigniew Kowalski, Powrót Śląska Opolskiego do Polski [Retour de Silésie d’Opole à la Pologne], Opole, Instytut Śląski, 1983, p. 392-393 ; Jan Misztal, Weryfikacja narodowościowa na Śląsku Opolskim 1945-1950 [Vérification des nationalités en Silésie d’Opole 1945-1950], Opole, Instytut Śląski, 1984. Une tout autre situation régnait dans la partie de la Silésie qui, avant la guerre, appartenait à la Pologne. Ses habitants qui, après l’annexion de ce territoire au Troisième Reich, furent inscrits sur la liste nationale allemande purent bénéficier du processus de réhabilitation. Voir Stanisław Senft, « Weryfikacja narodowa i akcja repolonizacyjna na Śląsku w latach 1945-1950 » [Vérification des nationalités et action de repolonisation en Silésie dans les années 1945-1950], in Arno Herzig et Wiesław Lesiuk (dir.), Przebudź się serce moje i myśl. Przyczynek do historii stosunków między Śląskiem a Berlinem- Brandenburgią od 1740 roku do dziś [Réveille-toi mon cœur et mon esprit : Prolégomènes à l’histoire des relations entre la Silésie et Berlin-Brendebourg depuis 1740 jusqu’à nos jours], Berlin-Opole, Gesellschaft für Interregionalen Kulturaustausch/Instytut Śląski, 1995, p. 442-451. 41 Danuta Kisielewicz, Arka Bożek…, op. cit., p. 174 ; voir aussi Grzegorz Strauchold, Autochtoni polscy, niemieccy czy… Od nacjonalizmu do komunizmu (1945-1949) [Les autochtones polonais, allemand ou… Du nationalisme au communisme (1945-1949)], Toruń, Wydawnictwo Adam Marszałek, 2001, p. 52. 42 Danuta Kisielewicz, Arka Bożek…, op. cit., p. 174.
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des anciens membres du NSDAP. Conscients de l’obligation faite par le régime nazi aux citoyens allemands, ils pratiquaient la vérification négative uniquement à l’égard des cadres et des dirigeants du NSDAP et de ses ramifications43. Parmi ceux qui étaient intervenus pour défendre des membres du parti nazi destinés à être expulsés se trouvait Arkadiusz Bożek. Il essaya également de protéger contre la vérification négative les Allemands connus auparavant pour leurs sympathies pro-polonaises44. Les Allemands particulièrement privilégiés pendant l’action de vérification étaient les anciens membres du Parti communiste d’Allemagne qui s’étaient déclarés pour la coopération avec le Parti ouvrier polonais (PPR). À la suite des pressions ouvertes exercées par la hiérarchie, on avait vérifié d’une manière positive des activistes communistes allemands, y compris parmi ceux qui ne connaissaient pas la langue polonaise, voire des anciens adversaires du mouvement national polonais. On les privilégiait aussi lors du recrutement aux postes de fonctionnaires, ce qui fut constaté avec tristesse par d’anciens activistes du mouvement pour l’autonomie de la Haute-Silésie qui, quant à eux, étaient systématiquement écartés des postes et fonctions-clé45. Les anciens de la ZPwN et l’expulsion des Allemands et la « dégermanisation » L’issue négative de l’action de vérification signifiait pour les personnes concernées l’ordre définitif de quitter la Silésie (Fig. 28-29, I)46. Dans la nouvelle réalité étatique de la Pologne, l’ancienne direction de la Division I de la ZPwN réaffirmait la nécessité d’expatrier la population allemande en dehors des frontières polonaises47. Les Allemands expulsés étaient regroupés dans des camps ou lieux d’isolement dont une partie était organisée pour fournir une main d’œuvre bon marché. Les règles de fonctionnement de ces camps étaient déterminées par un mépris général envers la nation allemande et se traduisait, dans la plupart des cas, par un traitement inhumain infligé aux personnes qui y étaient internées48. Les anciens membres de la ZPwN semblaient ne pas voir les anomalies qui accompagnaient le processus des expulsions. Bożek, contraint par ses obligations Zbigniew Kowalski, « Weryfikacja narodowościowa na Ziemiach Zachodnich i Północnych w latach 19451949 » [Vérification nationale sur les territoires de l’ouest et du nord dans les années 1945-49], Zeszyty Naukowe WSI w Opolu. Nauki Społeczne, cahier 15, 1985, p. 119. 44 Danuta Kisielewicz, Arka Bożek..., op. cit., p. 203. 45 Bogdan Cimała, « Stalinizacja Polski i jej skutki na Śląsku Opolskim » [Stalinisation de la Pologne et ses conséquences en Silésie d’Opole], Studia Śląskie, vol. LVI, 1997, p. 91-92. 46 Voir Stanisław Jańkowiak, Wysiedlenie i emigracja ludności niemieckiej w polityce władz polskich w latach 1945-1970 [Déplacement et émigration de la population allemande dans la politique des autorités polonaises dans les années 1945-1970], Varsovie, IPN, 2005 ; Bernadetta Nitschke, Wysiedlenie czy wypędzenie ? Ludność niemiecka w Polsce w latach 1945-1949 [Déplacement ou expulsion ? Population allemande en Pologne dans les années 19451949], Toruń, Wydawnictwo Adam Marszałek, 2001. 47 À ce sujet voir Bernard Linek, Polityka antyniemiecka…, op. cit., p. 154 sq. 48 La question est largement analysée dans Edmund Nowak, Obozy na Śląsku Opolskim w systemie powojennych obozów w Polsce (1945-1950). Historia i implikacje [Camps en Silésie d’Opole dans le système des camps de l’aprèsguerre en Pologne (1945-1950) : Histoire et ses implications], Opole, Wydawnictwo Uniwersytetu Opolskiego, 2002. 43
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administratives à inspecter les camps, avait recommandé l’amélioration des conditions de vie dans l’un d’eux. Officiellement, il justifia cette démarche comme nécessaire par crainte de la propagande étrangère qui pouvait exploiter le mauvais traitement infligé aux Allemands dans les camps pour dénoncer le pouvoir polonais en place49. Parmi les abus liés aux expulsions, il faudrait également mentionner le placement dans des camps temporaires de Silésiens polonophones, surtout de ceux dont les propriétés et les biens devaient par la suite être confisqués. Il est surprenant de voir que face à ce phénomène également les anciens membres de la ZPwN gardèrent un étrange silence, sans fournir aucun commentaire même des années plus tard50. Sous prétexte de lutte contre l’élément allemand, on popularisa l’idée d’exploiter économiquement la population allemande. De telles idées étaient propagées notamment par Osmańczyk. Au cours du débat concernant la manière dont il fallait résoudre les problèmes liés à la diversité de la population de Wrocław, il proposa avec Sokolowski de faire un registre des habitants de la ville accompagné d’une déclaration individuelle du choix de nationalité. Ils prévoyaient que : « […] pour rester sur place tout le monde ressortira sa grand-mère polonaise, ce qui nous permettra d’obtenir les statistiques des familles germanisées, chiffres importants politiquement. En revanche, la sélection des familles à forte valeur ajoutée biologique (l’expulsion des familles avec enfants accroît la puissance germanique) ou d’individus hautement qualifiés que l’on déclarera comme polonais en puissance, nous permettra de montrer au monde que nous traitons bien les Allemands.51 »
L’expulsion des Allemands était un des éléments d’une opération menée à grande échelle appelée l’opération de dégermanisation (odniemczanie) qui prévoyait également la destruction des traces matérielles de la culture allemande52. Cette action était soutenue par les milieux proches de la ZPwN d’avant-guerre. Pendant le congrès des activistes nationaux qui eut lieu le 18 août 1946 à Opole, les anciens de la ZPwN avaient déclaré dans une résolution qui fut approuvée : « Nous nous mettrons tous au travail pour purifier notre terre des résidus de germanité53 ». Dans les colonnes de la presse locale, Kazimierz Malczewski appela la population polonophone autochtone à « se purifier du dépôt allemand54 ». Pendant la conférence des Autochtones des Territoires Recouvrés (Zjazd Ibid., p. 200. Jacek Ruszczewski, « Rozmowa z dr Maksymilianem Kośnym (fragmenty) cz. 1 » [Conversation avec le dr. Maksymilian Kośny (fragments), partie I], Śląsk Opolski, n° 1, 1991, p. 22. Voir aussi Edmund Nowak, Obozy na Śląsku…, op. cit. p. 361. 51 Bernadetta Nitschke, Wysiedlenie czy wypędzenie…, op. cit., p. 71. 52 Bernard Linek, Polityka antyniemiecka…, op. cit., p. 89. Małgorzata Świder, Die sogenannte Entgermanisierung im Oppelner Schlesien in den Jahren 1945-1950, Nuremberg, Europaforum – Verlag, 2002. 53 « Nowy okres w dziejach Opolszczyzny. My wszyscy dzieci jednej matki. Po zjeździe działaczy narodowych w Opolu » [Une nouvelle période dans l’histoire de la région d’Opole, Nous sommes tous des enfants d’une seule mère. Après la réunion des activistes nationaux à Opole], Dziennik Zachodni, 10 août 1946. 54 Kazimierz Malczewski, « Odkażajmy się » [Assénissons-nous], Nowiny Opolskie, 9 novembre 1947. 49 50
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Autochtonów Ziem Odzyskanych), qui se tint à Varsovie en novembre 1946, Arka Bożek cita les slogans de la propagande sur l’unité de la nation et le retour des autochtones en Pologne « pour les siècles des siècles55 ». Les dirigeants pro-polonais d’avant guerre, parmi lesquels Bożek, Nantke-Namirski, Tomas, Zmarzły et Dubiel se retrouvèrent parachutés cadres de l’Association des Polonais de l’Ouest (Polski Związek Zachodni), une organisation qui provoquait et renforçait les attitudes et les actions anti-allemandes. Des idées plus mesurées sur les questions nationales dans la Silésie d’Opole furent défendues par Eryk Skowron qui mit en garde devant le danger de mener trop rapidement des actions de « dégermanisation » : « il serait regrettable qu’en raison du chauvinisme nationaliste soient détruites des valeurs, à caractère humaniste au sens large, uniquement parce qu’elles portent une apparence, voire des traces incontestables de l’influence allemande56 ». À la place des actions destructrices anti-allemandes, il proposait le renforcement du potentiel intellectuel silésien local. Consolidation du pouvoir communiste et évincement des anciens activistes de la ZPwN Les élites intellectuelles polonophones, peu nombreuses, parmi lesquelles les anciens activistes de Haute-Silésie, se sentaient prédestinées à occuper les postes administratifs clés dans la région. Dans la première phase de la mise en place et du renforcement du pouvoir polonais en Silésie, les communistes gagnèrent la confiance et l’engagement des Silésiens que l’on recruta dans les instances administratives locales. Cependant la stratégie du pouvoir central à long terme consista à écarter des postes-clé les représentants de la population locale pour y placer les membres de PPR arrivés principalement du centre de la Pologne57. Les anciens activistes recrutés dans l’administration ne réussissaient pas à conserver longtemps leurs postes58. La construction des fondements de l’identité nationale et de l’administration polonaise en Silésie fut donc en définitive confiée, dans la plupart des cas, aux Polonais, qui ne connaissaient rien ni à la spécificité, ni à l’histoire complexe de ce terrain. C’était exactement cela que KOPSIO voulait éviter. Les autorités polonaises négligèrent les signaux envoyés dès 1945 par les membres de la ZPwN au sujet des injustices commises lors de l’aménagement de la région : l’insubordination de l’Armée rouge, les expulsions des anciens membres de la minorité polonaise, les abus de l’action de vérification (comme la vérification positive des Grzegorz Strauchold, Autochtoni polscy…, op. cit., p. 152. « Dla Rady przestrogi i rady » [Pour le Conseil, mises en garde et conseils], Odra, 16 juin 1946. 57 Les cadres de l’administration polonaise, à l’instar des agents de la milice polonaise MO et de l’ Office de la Sécurité Publique (Urząd Bezpieczeństwa Publicznego, UBP) exerçaient vis-à-vis de la population autochtone la loi du conquérant, Piotr Madajczyk, Przyłączenie Śląska..., op. cit. 58 Paweł Piechaczek comme maire d’Opole jusqu’en août 1945, Ludwik Affa comme maire d’Olesie jusqu’en septembre 1945, Ambroży Pordzik jusqu’en octobre 1945. Voir Tomasz Heller, « Ślązacy w organach polskiej administracji państwowej i samorządowej na Śląsku Opolskim w latach 1945-1950 » [Les Silésiens dans les organes polonais de l’administration de l’État et de l’autogestion en Silésie d’Opole dans les années 19451950], Zaranie Śląskie, n° 7-8, 2003, p. 21-44. 55 56
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communistes allemands), mais également les erreurs de l’action d’aménagement. Cette dernière était liée au transfert vers la Silésie des habitants des voïvodies orientales, qui devaient occuper les fermes et les locaux abandonnés par les Allemands59. Cette opération compliquait d’autant la structure déjà complexe de l’identité nationale des habitants de la région de Silésie. Discordes autour de l’action du repeuplement de la région Face aux transferts en Silésie des Polonais des confins, Bożek ne cessait de répéter : « la question qui demande à être réglée est celle de l’installation des rapatriés de l’Est de façon à ce que la population d’origine, vivant en Silésie de père en fils, ne soit pas lésée, et que les nouveaux venus puissent, quant à eux, s’intégrer le plus rapidement possible […] et se transformer au même titre que les autochtones en élément accélérant la repolonisation, l’aménagement du territoire et la réparation des dommages causés par la guerre.60 »
L’action de repeuplement se déroula cependant de façon chaotique et au début sans l’accord formel des Alliés. Elle s’accompagna de nombreux abus, comme l’implantation de Polonais émigrés dans les propriétés appartenant à des Silésiens qui avaient été déclarés, après vérification, comme Polonais61. L’identification des Silésiens polonophones aux Allemands et la prise en défaut des décisions prises par la commission chargée de la vérification provoquèrent des protestations de la part des anciens activistes de la ZPwN. Arka Bożek, du fait de ses fonctions, put intervenir directement62, alors que les autres, comme Maksymilian Kośny, exprimèrent haut et fort leur sentiment d’indignation : « L’installation par l’Office du Rapatriement (PUR) dans les campagnes polonaises de Silésie, déjà passablement surpeuplées, des rapatriés de l’Est était un véritable sommet de la bêtise humaine63 ». 59 Leur arrivée commença en mars 1945. À l’automne, les capacités d’accueil de la Haute-Silésie furent atteintes. Piotr Madajczyk, Przyłączenie Śląska..., op. cit. 60 Danuta Kisielewicz, Arka Bożek…, op. cit., p. 174. 61 L’ampleur du problème de ce que l’on a appelé « le conflit des fermes » était non négligeable. On estime qu’environ 13 500 des 60 000 exploitations agricoles de Silésie, nouvellement attribuées à la population transférée, possédaient toujours leurs propriétaires légitimes. L’un des cas illustrant la complexité du problème est l’exemple de la famille des Kasny, connue pour ses sympathies pro-polonaises. Avant la guerre, les autorités hitlériennes avaient, sans succès, tenté de confisquer leurs biens. En 1945, les autorités polonaises confisquèrent leur exploitation agricole et y installèrent un expatrié de Pologne orientale. L’affaire fut portée au tribunal. Pawel Kwoczek, convoqué pour représenter la famille Kasny, essuya un échec. Plusieurs années après, il se souvenait avec amertume : « j’avais gagné mon procès devant un tribunal hitlérien et je l’ai perdu devant le tribunal polonais. », Maksymilian Kośny, « Niemieckie mordy na polskich działaczach Opolszczyzny » [Les assassinats allemands des activistes polonais de la région d’Opole], in Kalendarz Opolski [Calendrier d’Opole], Opole, Opolskie Towarzystwo Kulturalno-Oświatowe, 1984, p. 114-115. De la même manière Józef Chrobak fut contraint de quitter sa maison pour la laisser à un rapatrié qui possédait déjà deux fermes. Czesława Mykita-Glensk, Obraz procesów integracyjnych we wspomnieniach pamiętnikarzy opolskich [L’image des processus d’intégration dans les souvenirs des mémorialistes de la région d’Opole], Opole, Instytut Śląski,, 1980, p. 9. 62 Danuta Kisielewicz, Arka Bożek…, op. cit., p. 197-198. 63 Manuscrit de M. Kośny, [s.p.].
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La question des relations entre la population silésienne d’origine et les Polonais venus du territoire central était, elle aussi, très sensible. La première vague des arrivants en Silésie fut essentiellement constituée de pillards de toutes sortes qui s’arrogèrent des droits sur les biens laissés par les Allemands. La population locale ainsi que les membres de la ZPwN condamna très sévèrement ces pillages. Maksymilian Kośny décrivit son premier contact avec l’Opole de l’après-guerre de la manière suivante : « Arrivant par le train, le 24 mars 1945, j’ai vu de loin la ville noyée dans la neige malgré un temps ensoleillé. Mais ce que j’avais pris pour de la neige se révéla être du duvet blanc (…) des bandes de voleurs venus du Royaume du Congrès (kongresówka64) qui étaient arrivées bien avant les autorités, déchiraient les draps, éventraient les couettes, et les plumes volaient dans les appartements et surtout dans la rue.65 »
Le pillage de la Haute-Silésie par les Polonais fut aussi stigmatisé par Szymon Koszyk66. Aux yeux des historiens, la nature des relations entre les Silésiens et les Polonais dans l’immédiat après-guerre eut une influence décisive sur le rapport à la polonité des citoyens de l’État allemand d’avant la guerre67. Répressions contre les anciens activistes pro-polonais de la Haute-Silésie allemande Le mépris manifesté par les Polonais envers les Silésiens polonophones eut pour conséquence un manque de confiance sociale vis-à-vis des nouvelles autorités polonaises et une opposition passive de la société face aux solutions imposées par les organes du nouveau pouvoir en place. Ce qui se traduisit par le soutien de la ZPwN silésienne à l’opposition politique qui s’était rassemblée autour du Parti des Paysans polonais (PSL). Les répressions menées par les communistes jusqu’en 1948 à l’encontre de toute forme d’opposition eurent pour effet de marginaliser, voire d’annihiler toute initiative privée des Silésiens ainsi que leur activité sur le terrain. Elles aboutirent aussi à l’effacement, pour des longues années, de la spécificité régionale de la Silésie. Les partisans de l’autonomie silésienne venant de l’ancien milieu de la ZPwN restèrent enfermés dans l’ambiance confinée des accusations d’une activité subversive et locale et se retrouvèrent en marge de la vie politique et sociale. Quant aux activistes pro-polonais d’avant-guerre, ils furent accusés d’activités antinationales et de sympathies pro-allemandes. On évinça Maksymilian Tkocz du poste de maire d’Opole. Le responsable du district de Strzelce, Zygmunt Nowak, fut accusé
64 Kongresówka – appellation courante des régions centre-orientales, en usage encore dans la Pologne de l’entredeux-guerres et qui correspondait à la Pologne du Congrès (Królestowo Polskie/Królestwo Kongresowe), territoire en vigueur entre 1815 et 1916, créé par décision du Congrès de Vienne et contrôlée par la Russie tsariste (NdT). 65 Ibid. 66 Piotr Madajczyk, Przyłączenie Śląska…, op. cit., p. 163. 67 D’après l’historien Piotr Madajczyk : « On peut, en exagérant à peine dire que […] ce sont les habitants de la Pologne centrale et orientale […] qui ont contribué à la germanisation des Silésiens », ibid., p. 178.
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d’avoir facilité l’acquisition de la nationalité polonaise par les Allemands68. Le même reproche, celui de favoriser systématiquement les autochtones, fut fait à Franciszk Ciupka69, le responsable du district de Kozielce. Szymon Koszyk, le maire de Głuchołazy, fut qualifié dans les rapports de l’UBP d’« ennemi de la population immigrée70 ». L’UBP de Katowice, en décrivant les anciens de la ZPwN, attira l’attention sur le fait qu’ils manifestaient en permanence leurs origines non pas polonaises ou allemandes, mais silésiennes71. En conséquence de quoi, on les accusa de séparatisme. Parmi les victimes de cette campagne de diffamation se trouvaient Ernest Zmarzły et Maksymilian Kośny, les anciens de la ZPwN, devenus les chefs de file de l’opposition anticommuniste dans la Silésie d’Opole. Accusés de favoritisme à l’échelle locale, ils furent chassés de leur travail et expulsés de leurs appartements, et en 1950 Zmarzły fut interné pendant près d’un an dans le camp de Jaworzno. De cette façon, les activistes de Haute-Silésie qui, avant la guerre, avaient été réprimés pour activité antinationale, s’étaient vu privés de certains droits, condamnés aux représailles et envoyés dans des camps de concentration par le pouvoir allemand, devinrent, après la Seconde Guerre mondiale, victimes des pressions analogues de la part du pouvoir polonais. Les reproches de conservatisme et de favoritisme local, alliés aux arguments sur la menace allemande, étaient très souvent utilisés par les communistes dans le contexte d’une rivalité politique. À la lumière des actions menées par les autorités « socialistes » de Pologne, la position et les opinions des activistes de Haute-Silésie prouvent la très grande naïveté politique de cette organisation. Les relations, à l’origine satisfaisantes pour les deux côtés, se dégradaient systématiquement. Les premiers postulats des anciens de la ZPwN concordent très nettement avec le programme du parti qui reprenait le pouvoir. Le climat régnant après la guerre et la campagne anti-allemande s’harmonisaient avec le nationalisme ethnique qu’ils représentaient. Officiellement, ils se voulaient les mieux informés dans la complexité de la structure nationale de la région silésienne et pourtant leur attitude était fort éloignée de l’objectivité attendue. Ils déclaraient de façon unanime leur soutien à l’expulsion de Silésie des Allemands avec qui ils avaient cohabité jusqu’à présent. Leur absence de commentaires par rapport aux absurdités de l’action de « dégermanisation » ou aux conditions dans les camps peut s’expliquer entre autres par leur volonté de revanche pour les humiliations dont les élites pro-polonaises de l’organisation avaient été victimes au sein de l’État allemand. L’acceptation des slogans sur la polonité de la Silésie légitimait leur activité pro-polonaise d’avant-guerre et fixait leurs positions dans la nouvelle réalité étatique.
Ibid., p. 162. Ibid., p. 206. 70 Ibid., p. 163. 71 Ibid. 68 69
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Les élites de la ZPwN d’avant-guerre tenaient à présenter les habitants polonophones de la Silésie comme un groupe vivant en conflit avec ses voisins allemands. Effectivement, les Silésiens se sont révélé être une population hermétique, et l’intégration des rapatriés de Pologne fut longue et difficile. L’absence de compréhension et d’acceptation réciproques entre Silésiens et Polonais remontait aux abus commis lors de l’action de l’aménagement. Il existait toutefois des différences culturelles, linguistiques et idéologiques qui contribuaient à déterminer l’action des autorités abusant de l’argument des sympathies pro-allemandes des Silésiens. Les accusations qui avaient été formulées contre eux sont difficilement recevables. Les anciens activistes de la ZPwN se montraient tolérants envers les membres de base du NSDAP, les personnes vérifiées négativement ou encore privées de leurs droits de propriété, uniquement dans le cas des habitants polonophones de Silésie. Les Allemands ne pouvaient compter sur leur soutien qu’exceptionnellement. Le régime communiste ne prenait pas en considération ce genre de nuance, ce qui se solda par une campagne de persécution des anciens activistes silésiens. Ils s’étaient rapidement rendu compte que les méthodes communistes n’étaient pas très éloignées de celles des nazis. La confrontation avec le pouvoir politique polonais fut pour eux plus douloureuse, car elle provenait officiellement de l’État en faveur duquel ils s’étaient auparavant déterminés. Traduit par Małgorzata Smorąg-Goldberg, assistée de Yan Tomaszewski et Anna Clef Fig. I Point de regroupement des Allemands « rapatriés » par l’Office National des Rapatriemens (PUR), (1945-1946).
Source : Album interne du PUR, IPN, Varsovie (2009).
LE MULTILINGUISME DE LA HAUTE-SILÉSIE DANS LES DISCOURS NATIONALISTES
Piotr KOCYBA (Université Technique de Dresde) La situation frontalière, presque millénaire, de la Haute-Silésie1 provoqua la rencontre de différentes cultures, raison pour laquelle l’historien Philipp Ther désigne cette région comme un espace intermédiaire typiquement européen2. Outre les identités nationales monocentriques établies depuis le XIXe siècle, un large spectre de perceptions de soi tant collectives qu’individuelles, soumises à d’incessants changements, y a vu le jour : allemand national, allemand de Haute-Silésie, haut-silésien, polonais de Haute-Silésie, polonais national3. Au fur et à mesure que le nationalisme s’emparait de la langue pour légitimer ses revendications, tant les Allemands que les Polonais eurent recours à la situation linguistique de la Haute-Silésie pour « clarifier » l’appartenance nationale des autochtones4.
Cet article décrit la situation en Haute-Silésie et utilise donc cette dénomination d’une manière conséquente. Le terme polonais Śląsk est traduit par Silésie - en allemand Schlesien -, bien que dans la plupart des cas il ne s’agisse pas de toute la Silésie, mais seulement de la Haute-Silésie. Cette imprécision conceptuelle, fréquente dans les publications polonaises, prête à confusion lorsque l’on aborde les publications en allemand parce que, dans celles-ci, le mot Schlesien signifie dans la plupart des cas la Basse-Silésie et, dans des cas plus rares, l’ensemble de la Silésie. 2 Philipp Ther, « Einleitung : Sprachliche, kulturelle und ethnische ‘Zwischenräume’ als Zugang zu einer transnationalen Geschichte Europas », in Philipp Ther et Holm Sundhausen (dir.), Regionale Bewegungen und Regionalismus in europäischen Zwischenräumen seit der Mitte des 19. Jahrhunderts, Marbourg, Herder-Institut, 2003, p. XI. 3 Au niveau tchèque, voire slovaque de la discussion, renvoyons ici seulement à Kevin Hannan, Borders of language and identity in Teschen Silesia, New York, Lang, 1996. 4 Après 1945, les habitants de Haute-Silésie qui furent vérifiés, voire réhabilités en tant que Polonais, furent désignés comme population autochtone (ludność autochtoniczna). Cette partie des autochtones hauts-silésiens pouvait rester dans les nouveaux territoires occidentaux de la Pologne. L’attachement à la terre nationale est ainsi refusé, dès le niveau conceptuel, à la population allemande de Silésie qui ne vit plus en Haute-Silésie après la Seconde Guerre mondiale. Voir Maria Wanda Wanatowicz, Od indyferentnej ludności do śląskiej narodowości ? Postawy narodowe ludności autochtonicznej Górnego Śląska w latach 1945-2003 w świadomości społecznej [De la population sans identification nationale à la nationalité silésienne ? : attitudes nationales de la population autochtone de Haute-Silésie entre 1945 et 2003 dans la conscience collective], Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, 2004, p. 14 sq. Le concept d’autochtone est utilisé dans ce qui suit aussi en référence à la population silésienne d’origine slave, mais ce n’est ni irréfléchi ni péjoratif. 1
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La combinaison d’observations linguistiques et ethnico-nationales est en outre un phénomène que l’on observe trop souvent depuis la Révolution française et son idéologie de la « République une et indivisible5 ». Si, selon Ernest Gellner, le nationalisme se définit dans l’effort pour « établir une congruence entre la culture et la société politique, faire coïncider la culture et l’État, l’effort pour que la culture soit dotée d’un et d’un seul toit politique6 », les efforts d’homogénéisation deviennent une préoccupation fondamentale des mouvements nationalistes parce que ce principe de la congruence politico-culturelle7 s’oppose au mélange, quelle que soit sa définition8. Le principe nationaliste de l’homogénéité culturelle s’empare de la langue en se référant au préjugé très ancien9 selon lequel la langue et le locuteur seraient associés de manière particulière. Cette conception est justifiée par le fait que l’on observe des frontières communicationnelles clairement perceptibles qui peuvent constituer des lignes de démarcation dans la société. Le mot polonais par lequel on désigne les Allemands, Niemcy, est ainsi formé sur la base du dérivé de *němz, qui se réfère à l’incapacité de communiquer existant entre Slaves et Allemands puisqu’il s’agit d’une onomatopée de *mēm, donc « bredouiller, balbutier »10. On peut imputer cette corrélation entre les frontières linguistiques et sociales au phénomène selon lequel chaque locuteur d’une langue reconnaît tout autre locuteur de la même langue en tant que tel, phénomène que l’on désigne en linguistique par le terme de fonction de symptôme11. Par exemple chaque hispanophone ne doit certes pas s’identifier comme Espagnol ou être identifié comme tel (voir par exemple les Argentins hispanophones), mais le marquage purement linguistique peut avoir un effet de cohésion tout comme il peut avoir une charge émotionnelle. La conviction qu’il existe ainsi une cohérence « naturelle » entre les locuteurs et la langue s’est développée, « car qu’est-ce qui peut être plus logique qu’un Espagnol parle espagnol et que celui qui parle espagnol est un Espagnol ? 12 ». Les nationalistes déduisent de 5 Frédéric Hartweg, « Die Entwicklung des Verhältnisses von Mundart, deutscher und französischer Standardsprache im Elsaß seit dem 16. Jahrhundert », in Werner Besch et alii (dir.), Sprachgeschichte. Ein Handbuch zur Geschichte der deutschen Sprache und ihrer Erforschung, Berlin, de Gruyter, 2003, p. 2782. 6 Ernest Gellner, Nationalismus und Moderne, Hambourg, Rothbuch, 1991. p. 69 ; Ernest Gellner, Nations et nationalismes, trad. de l’anglais par Bénédicte Pineau, Paris, Payot (Bibliothèque historique), 1989, p. 69. 7 C’est pourquoi la protection actuelle des minorités, de la minorité allemande dans la Silésie d’Opole par exemple, représente une exception pour le nationalisme. Les nations multilingues ne sont de même pas la règle et créent des tensions avant tout dans des cas où les frontières ethnico-linguistiques coïncident avec les unités administratives d’un État fédéral (voir le cas de la Belgique). 8 Aucune culture, ni même aucune culture nationale n’est pure. Le « mélange culturel » est toujours un jugement relatif, donc soumis au regard de l’observateur. Norbert Reiter, Gruppe – Sprache – Nation, Berlin, Harrassowitz, 1984, p. 200. 9 Aristote déjà reconnaissait dans la langue un concept symbolique particulièrement approprié et en déduisait que ce serait un des moyens primitifs pour créer des groupes humains. Jan Assmann, Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Kulturen, Munich, Beck, 1997, p. 148. 10 Norbert Reiter, Gruppe – Sprache – Nation, op. cit., p. 333. 11 Oskar Reichmann, « Deutsche Nationalsprache. Eine kritische Darstellung », Germanistische Linguistik, n° 2-5, 1978, p. 393. 12 Heinrich Koppelmann, Nation, Sprache und Nationalismus, Leiden, Sijthoff’s, 1958, p. 28.
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l’hypothèse selon laquelle il existe un lien entre la langue et le locuteur, qu’un idiome peut devenir une caractéristique différenciant les nations. En conséquence de quoi, en vertu du principe nationaliste d’homogénéisation, des éléments linguistiques étrangers ne peuvent être tolérés dans une langue donnée, pas plus que les locuteurs de langues étrangères au sein d’une unité politique propre déjà réalisée ou rêvée. Les sociétés pré-nationalistes constituent pourtant en règle générale un paysage linguistique varié, raison pour laquelle l’homogénéité linguistique ne peut être qu’un objectif et non le point de départ du nationalisme, même si le nationalisme linguistique prétend que ce processus serait le retour à un état initial pur. L’homogénéisation inscrite dans le nationalisme linguistique rencontre une diversité sociale et régionale complexe de langues et de variétés, notamment dans les espaces intermédiaires européens (comme en Haute-Silésie). C’est pourquoi une répartition univoque des variantes ne peut être que l’objectif et non le point de départ de tendances nationalistes. Après un bref panorama de la répartition linguistique en Haute-Silésie, nous présenterons ici les différents modèles d’interprétation des interférences linguistiques typiques des lieux de passage linguistiques en nous intéressant aux schémas du nationalisme allemand, polonais et en dernier lieu haut-silésien. Panorama du paysage linguistique en Haute-Silésie En Haute-Silésie, la situation linguistique fut soumise, dès le début de la colonisation de l’est (Ostsiedlung), à des mutations permanentes13. Dans notre cadre chronologique de l’instrumentalisation nationaliste, l’accent sera placé sur l’évolution qui eut cours au XIXe siècle. Durant cette période, on trouve quatre idiomes en Haute-Silésie : l’allemand standard, l’allemand usuel polonisé, le polonais de Haute-Silésie14 ainsi que le polonais standard. La langue allemande de référence était utilisée par les Allemands qui avaient immigré depuis l’intérieur de l’Empire et bénéficiaient de la plus haute position sociale. Les locuteurs de l’allemand usuel polonisé se recrutaient parmi les descendants des Allemands immigrés et parmi les autochtones hauts-silésiens assimilés15 – ce groupe représentant la
Au sujet de la représentation exacte de la colonisation de l’est au Moyen Âge, voir dans le même volume l’article de Wojciech Dominiak p. 33-45. 14 La dénomination polonais de Haute-Silésie décrit les patois slaves de Haute-Silésie, qui se trouvent dans le continuum dialectal du polonais. Ce concept est donc un équivalent neutre de l’expression polonaise gwara śląska. Voir par exemple la critique conceptuelle des expressions comme Upper Silesian auxquelles Dudka reprochait dans ce cas de tronquer la répartition linguistique en Haute-Silésie en renonçant à faire référence à l’appartenance de l’idiome slave des Hauts-Silésiens au continuum dialectal polonais. Voir la critique de Henryk Duda, « Volkmar Engerer, The Loss of German in Upper Silesia after 1945, Monachium 2000 », Język Polski, n° 2, 2003, p. 137. 15 C’est pourquoi l’allemand usuel polonisé était influencé par l’interférence induite par le changement de langue, ce que confirme le matériel linguistique : les emprunts lexicaux sont plus rares que les importations dans le domaine du système linguistique comme la syntaxe ou la phraséologie. Reinhold Olesch, « Die polnische Sprache in Oberschlesien und ihr Verhältnis zur deutschen Sprache », Schlesien. Kunst, Wissenschaft, Volkskunde, n° 24, 1979, p. 23. 13
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classe moyenne16. Dans la Haute-Silésie de l’entre-deux-guerres (Provinz Oberschlesien, avec Oppeln pour capitale), la domination de l’allemand standard était suffisamment étendue pour accélérer le changement linguistique en faveur de l’allemand17. Cependant, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on ne trouve plus en Haute-Silésie ces deux groupes linguistiques germanophones – soit à cause de la « migration forcée18 », soit parce que ceux qui sont restés ont été assimilés linguistiquement19. Le polonais de Haute-Silésie, en revanche, est la langue des autochtones non assimilés. Les locuteurs des dialectes polonais de Haute-Silésie vivaient jusqu’à la moitié du XIXe siècle principalement dans les campagnes. Avec l’industrialisation croissante, une part significative des ouvriers fut recrutée parmi cette population20, raison pour laquelle le polonais de Haute-Silésie, dans la région industrielle de Kattowitz, jouit d’une position unique pour un dialecte urbain dans l’espace linguistique polonais. On peut parler d’un bilinguisme répandu au plus tard lorsque l’usage de l’allemand fut rendu obligatoire dans les écoles en 187221. L’idiome des autochtones fut recouvert par la variante dominante de l’allemand jusque dans les années vingt dans la Haute-Silésie de Kattowitz/Katowice et jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le reste de la Haute-Silésie. Les autochtones hauts-silésiens disposaient ainsi de deux codes au potentiel communicationnel inégal – l’allemand, qui était en même temps la langue officielle, ainsi que les patois polonais locaux qui représentaient, au sens de l’école de Prague, un idiome limité de la langue usuelle22. Cette sous-domination du polonais de Haute-Silésie, à quoi s’ajoutait une situation linguistique dans laquelle seule la population autochtone était motivée pour apprendre l’allemand – école, administration, service militaire etc. –, aboutit à un bilinguisme asymétrique : c’étaient surtout les locuteurs du polonais de Haute-Silésie qui étaient bilingues. Par ailleurs, l’idiome des autochtones se développa dans un contexte particulier : les patois sont habituellement des idiomes conditionnés localement alors qu’une langue standard domine au niveau supra-régional et vient les compléter. Il manquait au polonais de Haute-Silésie, une telle relation de complémentarité avec le polonais standard à cause de sa situation, depuis plus de six cents ans, en dehors de la
Norbert Reiter, Die polnisch-deutschen Sprachbeziehungen in Oberschlesien, Berlin, Harrassowitz, 1960, p. 51 sq. Reinhold Olesch, Beiträge zur oberschlesischen Dialektforschung. Die Mundart von Kobylorze, vol. I : Deskriptive Phonetik, Leipzig, Harrassowitz, 1937, p. XVI sq. 18 Pour en savoir plus à propos du débat sur les termes comme « expulsion « (Vertreibung) ou « déplacement » (Umsiedlung), voir par exemple Markus Krzoska, « Wypędzenie Niemców z Polski. Debata publiczna w Polsce i najnowsze wyniki badań naukowych » [Expulsion des Allemands de Pologne. Débat public en Pologne et les résultats des recherches scientifiques récentes], Sobótka, n° 2, 2001, p. 191-211. 19 Voir par exemple Bernard Linek, Polityka antyniemiecka na Górnym Śląsku w latach 1945-1950 [Politique antiallemande en Haute-Silésie dans les années 1945-1950], Opole, Instytut Śląski, 2000. 20 Reinhold Olesch, « Die polnische Sprache... », op. cit., p. 15. 21 Günter Bellmann, Slavoteutonica. Lexikalische Untersuchungen zum slawisch-deutschen Sprachkontakt im Ostmitteldeutschen, Berlin, de Gruyter, 1971, p. 10 sq. 22 Herbert Matuschek, « Das Polnisch der Oberschlesier. Zu den Kontroversen um ein Idiom (Fortsetzung) », Oberschlesisches Jahrbuch, n° 14-15, 1998-1999, p. 204 sq. 16 17
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zone d’influence culturelle polonaise et à la lisière de l’espace linguistique allemand23. C’est ainsi que le polonais de Haute-Silésie put participer d’emblée au développement du polonais, ce qui explique les archaïsmes de l’idiome des Hauts-Silésiens24. D’autre part, le polonais de Haute-Silésie forgea le vocabulaire manquant d’un patois inachevé en faisant des emprunts à l’allemand, ce qui explique, associé au bilinguisme de plus en plus répandu des autochtones, les interférences de l’allemand beaucoup plus fréquentes que dans le polonais standard25. La forme usuelle du polonais standard, qui comprend une touche régionale et sociale, était le code du prolétariat immigré des territoires polonophones aux XIXe et XXe siècles. L’usage de la langue polonaise de référence fut d’abord limité à un nombre relativement petit d’intellectuels actifs au niveau national, lesquels immigraient souvent de Posen. Le polonais standard gagna ainsi une position significative en Haute-Silésie orientale26 entre 1921 et 1939 ainsi que dans toute la Haute-Silésie après 1945. Le polonais fut dès lors un complément du polonais de Haute-Silésie. L’idiome des Hauts-Silésiens : une « langue mixte envahie par de mauvaises herbes » Avec l’influence croissante des représentations linguistiquement nationalistes proclamant la pureté de la nation et donc, avec elle, de la langue nationale, les contacts linguistiques et culturels intenses de la Haute-Silésie se retrouvèrent au centre des divergences germano-polonaises sur la Haute-Silésie. La fréquence des emprunts à l’allemand, si l’on compare avec le polonais standard, a conduit et conduit souvent à juger que le polonais de Haute-Silésie est une langue mixte germano-polonaise. Le polonais de Haute-Silésie est désigné comme un dialecte mixte non seulement dans son usage quotidien, mais même dans les publications scientifiques actuelles27. D’un point de vue linguistique, on ne peut que récuser une telle thèse : le polonais de Haute-Silésie est, tant Ibid., p. 195. Par exemple Alfred Zaręba, « Polskość Śląska w świetle słownictwa » [Polonité de la Silésie à la lumière du vocabulaire], Język Polski, n° 2, 1966, p. 89. 25 Le contact linguistique y était suffisamment intense pour que soient concernées dans le polonais de HauteSilésie les dénominations portant sur la famille comme fater pour ojciec, muter pour mama, oma pour babcia, ou opa pour dziadek comptées par la recherche sur les contacts linguistiques dans le vocabulaire de base et pour cette raison faisant relativement difficilement et rarement l’objet d’emprunts, Krzysztof Kleszcz, « Zapożyczenia niemieckie w gwarach śląskich » [Emprunts de l’allemand dans les dialectes silésiens], Z polskich studiów slawistycznych, Seria X, Językoznawstwo, Varsovie, PWN, 2002, p. 96. 26 La « Haute-Silésie orientale » était la dénomination allemande de la partie de la Haute-Silésie cédée à la Pologne dans l’entre-deux-guerres. Renoncer à l’adjectif « polonais » revenait à contredire lexicalement la nouvelle situation géopolitique. Piotr Greiner, « Pojęcie i granice Górnego Śląska » [Haute-Silésie : terme et frontières], Śląsk, n° 4, 1998, p. 13. 27 À ce sujet voir par exemple la formulation de Philipp Ther : « La langue des Hauts-Silésiens qui communiquaient en grande partie dans un dialecte mixte », in Philipp Ther, « Die Grenzen des Nationalismus : Der Wandel von Identitäten in Oberschlesien von der Mitte des 19. Jahrhunderts bis 1939 », in Ulrike Hirschhausen et Jörn Leonhard (dir.), Nationalismen in Europa. West- und Osteuropa im Vergleich, Göttingen, Wallstein, 2001, p. 326. 23 24
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au plan du système linguistique que de la sociolinguistique, sans équivoque un dialecte polonais28. L’intensité des contacts est certes plus élevée et pour cette raison les traces de contact plus nombreuses que dans d’autres variantes du polonais, mais la langue des Hauts-Silésiens n’est en aucun cas une langue mixte29. La thèse selon laquelle le polonais de Haute-Silésie est une langue mixte, que ce soit intentionnel ou inconscient, appartient à la tradition conceptuelle de ce que l’on appelle le Wasserpolnisch (polonais dilué). Il s’agit d’une traduction littérale de l’expression aquatico polonica, qui était déjà utilisée au XVIIe siècle30. Cette dénomination, ne comportant dans un premier temps aucun jugement de valeur, se référait au patois polonais des flotteurs de bois de l’Oder originaires de Moyenne-Silésie, raison pour laquelle elle était, à l’origine, sans rapport avec la Haute-Silésie31. Au cours du XVIIIe siècle, le concept fut appliqué aux patois polonais de Haute-Silésie et connoté de plus en plus négativement : on peut ainsi lire dans le Großes Brockhaus de 1974 que le « polonais dilué » est un dialecte polonais contenant de nombreux éléments linguistiques allemands, donc un polonais « délayé » utilisé par des « Polonais dilués » (Wasserpolaken) qui ne sont pas des Polonais « pur sang »32. La réalité linguistique de la Haute-Silésie ne correspondait pas précisément à l’idéal nationaliste d’homogénéité culturelle. Dès la fin du XVIIIe siècle, la question d’une politique linguistique appropriée pour la Haute-Silésie fit l’objet de discussions publiques33. Le principe du nationalisme linguistique, qui établissait un parallèle entre les qualités d’une communauté linguistique et sa langue, nourrissait la croyance selon laquelle des interventions dans les habitudes linguistiques pouvaient susciter des changements autres que linguistiques. C’est pourquoi un brassage linguistique perçu comme déficitaire pouvait être identifié comme une cause des carences sociales, par exemple la pauvreté ou le faible niveau d’éducation. Un fonctionnaire de l’État défendit pour la première fois en 1819, dans un contexte de régression de la Haute-Silésie, la thèse relative à la mixité du polonais de Haute-Silésie. Johann Benda, inspecteur de l’enseignement envoyé seulement trois ans auparavant en
Reinhold Olesch, « Die polnische Sprache…», op. cit., p. 16. Par exemple Volkmar Lehmann, « Zur Typisierung des polnisch-deutschen Sprachkontaktes in Oberschlesien », in Johannes Holthusen, Wolfgang Kasack, Reinhold Olesch (dir.), Slavistische Studien zum VIII. internationalen Slavistenkongress in Zagreb 1978, Cologne, Böhlau, 1978, p. 323-338.. 30 Reinhold Olesch, « Die slavischen Dialekte Oberschlesiens », Jahrbuch der schlesischen Friedrich-WilhelmsUniversität zu Breslau, n° 28, 1987, p. 326. 31 Peter Chmiel, « Die sprachlichen Verhältnisse in Oberschlesien in Geschichte und Gegenwart », in Walter Engel, Norbert Honsza (dir.), Kulturraum Schlesien. Ein europäisches Phänomen, Wrocław, Oficyna Wydawnicza ATUT, 2001, p. 181. 32 Cité d’après Herbert Matuschek, « Das Polnisch der Oberschlesier. Zu den Kontroversen um ein Idiom », Oberschlesisches Jahrbuch, n° 13, 1997, p. 94 sq. 33 À ce sujet voir par exemple l’article « Einführung der deutschen Sprache zu Schönwitz » d’un auteur inconnu qui fut publié en 1792 dans les Schlesische Provinzialblätter tout comme une réaction aussi anonyme à ce sujet qui fut publiée la même année sous le titre Eine zweyte Stimme gegen die Zweckmäßigkeit des Mittels : den Kirchen- und Schulunterricht bey polnischen Gemeinen in dieser Sprache ganz abzustellen, um die deutsche einzuführen. 28 29
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Haute-Silésie, constatait que ce « mélange bohémo-moravo-germano-polonais34 » ne pouvait en aucun cas constituer la base d’une culture « véritable », précisément « pure ». Par la suite éclata sous la dénomination Bataille linguistique en Silésie une polémique virulente au premier chef dans les pages des Schlesische Provinzialblätter, la revue silésienne la plus importante jusqu’au milieu du XIXe siècle35. Dans le discours allemand, on déclara que le Wasserpolakisch (polonais dilué de bas étage) était la cause du sous-développement culturel de la Haute-Silésie. C’est pourquoi le Wasserpolnisch devait être remplacé par l’allemand académique – la prétendue mixité du polonais de Haute-Silésie permit ainsi de justifier la germanisation culturelle et linguistique des autochtones. La perception nationale allemande du polonais de Haute-Silésie comme Wasserpolnisch autorisait une autre interprétation. Si la langue des Hauts-Silésiens n’est pas un dialecte polonais, mais une langue mixte germano-polonaise, il ne reste plus qu’à prouver que le « dialecte mixte haut-silésien » évolue dans le sens d’un rapprochement avec l’allemand. La chercheuse allemande originaire de Silésie, Käthe Müller, entre autres, tenta de présenter une telle preuve dans la thèse qu’elle soutint à l’Université rhénane Frédéric-Guillaume de Bonn sous le titre La psychologie du Haut-Silésien à la lumière du problème du bilinguisme (1934)36. L’ « idiome mixte haut-silésien » y est présenté comme une manifestation du passage et du déclin vers la langue allemande afin de justifier « scientifiquement » les prétentions allemandes sur la Haute-Silésie. Le polonais de Haute-Silésie : le cœur de la langue polonaise Lorsque, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le mouvement national polonais commença aussi à développer ses activités en Haute-Silésie, il ne s’agissait pas, comme dans le cas allemand, de diffuser une conscience nationale officielle au sein de son propre État, au-delà des frontières ethniques, mais de « réveiller » une identité nationale polonaise dans une province qui se trouva durant plusieurs siècles en dehors de l’influence de la sphère étatique polonaise. Suivant le modèle d’autres nationalismes, les premiers membres du mouvement polonais se sont souvent servi de la langue. Le prêtre Józef Szafranek, certainement aussi influencé par les arguments de la Bataille linguistique en Silésie, s’engagea ainsi en 1849 à l’Assemblée nationale prussienne en faveur de l’introduction du polonais dans les écoles de Haute-Silésie37. Afin de démontrer que les Hauts-Silésiens étaient des Polonais « pur sang », on cherchait des documents prouvant que la langue des Hauts-Silésiens était polonaise – en 34 Johann Benda, « Betrachtungen Oberschlesiens », Correspondenz der schlesischen Gesellschaft für vaterländische Cultur, n° 1, 1820, p. 16. 35 À ce sujet voir par exemple les nombreux articles de Wuttke (1844), Koschützki (1844, 1846) ainsi qu’Eberth (1845, 1846) publiés dans les pages des Schlesische Provinzialblätter se faisant mutuellement référence et publiés sous le titre de Bataille linguistique en Silésie (Sprachenkampf in Schlesien). 36 Käthe Müller, Die Psyche des Oberschlesiers im Lichte des Zweisprachen-Problems, Bonn, Anton Brand, 1935, p. 37. 37 Marek Czapliński, « Dzieje Śląska od 1806 do 1945 roku » [Histoire de Silésie de 1806 à 1945], in id. (dir.), Historia Śląska [Histoire de Silésie], Wrocław, Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego, 2002, p. 282.
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pleine conformité avec le principe selon lequel celui qui parle polonais est Polonais. En outre, il fallait réfuter la tentative allemande de classer les patois polonais de la population autochtone dans la catégorie de dialecte mixte. L’attention se concentre donc sur les germanismes importés par la partie allemande pour remettre en cause l’appartenance de l’idiome des Hauts-Silésiens au diasystème polonais. Le linguiste polonais Lucyjan Malinowski par exemple commente, avec cinquante ans de retard, les déclarations de Benda : « La langue des Silésiens n’est en aucun cas un mélange bohémo-moravo-germano-polonais, comme le mentionne Monsieur Benda, et ne se distingue pas de la langue écrite au point d’être incompréhensible pour les Silésiens ; au contraire, la langue du peuple de quelques arrondissements, par exemple Cosel, Ratibor, Rybnik ou Pless, est plus proche du polonais littéraire que les patois des environs de Varsovie ou Cracovie par exemple38. »
Affirmer que les patois des Hauts-Silésiens sont plus littéraires que ceux de la Petite ou de la Grande Pologne est exagéré, mais il s’agit de représenter le polonais de Haute-Silésie et avec lui les autochtones eux-mêmes comme étant « Polonais de souche ». C’est ainsi que jusqu’à aujourd’hui on reste attaché à l’argumentation selon laquelle le polonais de HauteSilésie est, malgré ses nombreux emprunts, un patois « polonais d’origine39 ». Des linguistes polonais expliquent que le polonais de Haute-Silésie, malgré son importante composante allemande, n’est pas une langue mixte, mais un dialecte polonais au vu de l’intégration supposée complète des germanismes40. Les emprunts utilisés à l’origine pour déprécier l’idiome des Hauts-Silésiens sont réinterprétés comme une preuve de sa polonité (polskość) : « Les germanismes témoignent de manière irréfutable de la… polskość41 du polonais de Haute-Silésie parce que de telles formes sont en règle générale adaptées au système linguistique polonais !42 ». Indépendamment du degré d’intégration, les emprunts fréquents à l’allemand sont pourtant surtout une preuve du contact séculaire avec la langue allemande et du bilinguisme des Hauts-Silésiens. En outre, on doit classer une variante comme une partie de telle ou telle langue moins en fonction de l’adaptation d’éléments étrangers à un système linguistique que du système linguistique lui-même. Quand on décrit dorénavant non seulement les caractéristiques linguistiques, mais des interprétations approfondies -
Lucyjan Malinowski, « Zarys życia ludowego na Szląsku » [Esquisse de la vie populaire en Silésie], Ateneum, n° 2, 1877, p. 367. 39 Peter Chmiel, « Die sprachlichen Verhältnisse… », op. cit., 2001, p. 180. 40 Il existe des éléments allemands non intégrés dans les énonciations des Hauts-Silésiens, surtout dans l’entredeux-guerres dans la Silésie d’Opole. Même si la linguistique polonaise les ignore volontiers pour s’en tenir à l’intégration complète des germanismes, les énonciations « mixtes » ne prouvent pas l’existence d’une langue mixte. Volkmar Lehmann, « Zur Typisierung des polnisch-deutschen, op. cit., 1978, p. 325. 41 En polonais dans le texte (NdT). 42 Jan Miodek, Śląska ojczyzna polszczyzna [La langue polonaise comme patrie: le cas silésien], Katowice, Wojewódzka biblioteka publiczna w Katowicach, 1991, p. 21. 38
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comme celle de la polskość d’une langue en atteste - l’analyse objective cède le pas à l’évaluation subjective43. Fondateur des études polonaises à Breslau dans l’après-guerre, Stanisław Rospond par exemple, l’un des plus importants dialectologues et onosmates polonais, a créé dans l’après-guerre le concept de linguistique politique, dont le but était d’étayer la polskość du polonais de Haute-Silésie44. Le polonais de Haute-Silésie est certes, comme cela a été prouvé, un dialecte polonais, mais Rospond n’a pu s’empêcher de répondre par exemple aux provocateurs qui affirmaient de manière répétée que le polonais de Haute-Silésie était une langue mixte45 en abandonnant sans cesse une argumentation linguistique objective. La référence aux faits linguistiques était, selon lui, suffisante, mais le but était non seulement de convaincre dans l’interdiscours linguistique, mais également de « gagner le cœur des Hauts-Silésiens ». Ainsi, Rospond eut recours à la métaphore romantique de Matka Polka (Mère Pologne) pour justifier comment la langue polonaise des HautsSilésiens avait pu surtout s’affirmer à ce moment-là malgré la germanisation intensive : « Caché dans la maison, la Mère Silésie enseigne aux enfants en utilisant l’abécédaire polonais46 ». Le conflit actuel autour de la langue des Hauts-Silésiens Le débat linguistique continue d’être mené de manière partiellement subjective malgré le consensus linguistique germano-polonais obtenu entre-temps. Pour ne donner qu’un exemple, citons la linguiste de Katowice Jolanta Tambor qui affirme que l’adaptation (supposée) complète des germanismes au système linguistique polonais la rendrait fière de sa nation47. Cette émotivité s’explique surtout par le fait que la perception qu’a la HauteSilésie de sa polonité n’est plus défiée par des prétentions allemandes, mais depuis 1989 de plus en plus par le particularisme régional haut-silésien. À la différence de ce qui se passe dans d’autres régions, le Ruch Autonomii Śląska (Mouvement pour l’Autonomie de la Silésie, RAŚ) créé en 1991 essaie non seulement de redécouvrir l’héritage multiculturel de la Haute-Silésie, mais de le présenter comme supérieur à la Pologne et de l’instrumentaliser politiquement48. C’est pourquoi les deux sociologues et experts de la Haute-Silésie,
Heinrich Koppelmann, Nation, Sprache und Nationalismus, op. cit., 1958 p. 25. Stanisław Rospond, Polszczyzna Śląska [Le polonais de Silésie], Wrocław, Ossolineum, 1970, p. 5. 45 Le linguiste allemand Norbert Reiter s’en est tenu par exemple, en critiquant les études slaves, à sa conception du Wasserpolnisch jusque dans la seconde moitié du XXe siècle. Voir notamment Norbert Reiter, « Die soziale Funktion des Wasserpolnischen », in Hans Hecker et Silke Spieler (dir.), Deutsche, Slawen und Balten. Aspekte des Zusammenlebens im Osten des Deutschen Reiches und in Ostmitteleuropa, Bonn, Kulturstiftung der deutschen Vertriebenen, 1989, p. 115-127. 46 Stanisław Rospond, Dzieje polszczyzny śląskiej [Histoire du polonais de Silésie], Katowice, Śląsk, 1959, p. 9. 47 Jolanta Tambor, « Śląska gwara. Język szacowny i dowcipny » [Dialecte silésien. Langue noble et humoristique], Śląsk, n° 5, 1996, p. 55. 48 C’est une autonomie du type de celle de l’entre-deux-guerres qui est exigée, laquelle comprenait une politique fiscale et budgétaire autonome ou un Sejm élu directement par les Hauts-Silésiens eux-mêmes. 43 44
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Kazimierz et Jacek Wódz, parlent d’une « idéologie régionale » (regional ideology)49. Cette idéologie régionale inscrite dans l’idée d’autonomie haute-silésienne devint au milieu des années quatre-vingt-dix une idéologie nationaliste. L’idée naquit en 1996, lors d’une réunion de l’association RAŚ, de créer une union qui comprendrait les Hauts-Silésiens qui ne se sentaient ni Allemands ni Polonais, mais exclusivement Hauts-Silésiens. Ils essayèrent cette même année de faire enregistrer l’Association de la population de nationalité silésienne (Związek Ludności Narodowości Śląskiej, ZLNŚ). Le voïvode de Silésie a déposé un recours et une bataille juridique a commencé qui fut jugée pour la première fois en 2002 devant la Cour européenne des droits de l’homme aux dépens du ZLNŚ. La Pologne avait le droit de refuser l’enregistrement du ZLNŚ. Comme la Gazeta Wyborcza le signalait dans son édition du 17 novembre 2007, les promoteurs du ZLNŚ jusqu’à ce jour illégal, sous la conduite de leur président Andrzej Roczniok, ont déposé pour la deuxième fois une plainte contre la justice polonaise devant la plus haute cour de justice européenne, à Strasbourg. Le litige entre les activistes hauts-silésiens et l’État polonais porte encore sur la dénomination revendiquée par l’association : la légalisation d’une association dont le nom comprend le terme de « nationalité silésienne » reviendrait à reconnaître l’existence d’une nation haute-silésienne, ce qui aurait pour conséquence l’attribution des droits des minorités, par exemple une dérogation à la clause des 5 % aux élections législatives. C’est pourquoi depuis la première tentative de légalisation du ZLNŚ en Pologne en 1996, un vif débat a lieu pour savoir si les Hauts-Silésiens sont un élément particulièrement lié à ses traditions régionales, mais faisant partie intégrante de la nation polonaise, ou si les HautsSilésiens représentent une nation slave séparée des Polonais. Un des arguments centraux de la nouvelle décision portant sur la nationalité des Hauts-Silésiens est de nouveau la langue, ce qui est typique du nationalisme linguistique européen. Si le polonais de Haute-Silésie a d’abord dû servir à prouver le rapprochement des autochtones de la nation allemande, puis la polskość des Hauts-Silésiens, c’est maintenant de nouveau l’idiome de la population autochtone qui doit fournir, dans l’esprit des nationalistes hauts-silésiens, la preuve de l’existence d’une nation haute-silésienne spécifique. Le polonais de Haute-Silésie est certes du point de vue du système linguistique une partie du diasystème polonais, mais les partisans du ZLNŚ, par exemple dans ce cas Dariusz Jerczyński, l’auteur d’un des livres de référence sur l’histoire de la « nation silésienne50 », persistent à affirmer que l’idiome haut-silésien est une langue particulière pour en tirer la conclusion que les Hauts-Silésiens sont aussi autonomes que leur langue : 49 Kazimierz Wódz et Jacek Wódz, « Regional revindications in Upper Silesia and their influence upon the processes of decomposition of traditional national identity of the Poles », in id. (dir.), Dimensions of Silesian Identity, Katowice, Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, 2006, p. 65. 50 Outre la langue, c’est en particulier l’histoire qui joue un rôle central dans la conceptualisation de la nation haute-silésienne. L’Historia Narodu Śląskiego [Histoire de la nation silésienne] rédigée par Dariusz Jerczyński et dont la deuxième édition a été publiée dès 2006 par la petite maison d’édition Narodowa Oficyna Śląska (éditions nationales silésiennes) appartenant au mouvement national, constituait une contribution importante à l’argumentation des partisans du ZLNŚ.
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« La langue silésienne est une langue slave complètement émancipée […], et non un patois, une variante linguistique régionale ou un dialecte polonais. En conséquence de quoi les hommes qui se servent de cette langue et ne se sentent pas Polonais, Tchèques, Moraves, Slovaques, Allemands ou Autrichiens, sont de nationalité silésienne et non, comme l’affirment les Polonais, sans identité nationale ou ayant des attaches exclusivement régionales.51 »
Le politilogue et angliciste Tomasz Kamusella, qui travaille à l’université d’Opole, essaie d’apporter la preuve linguistique de cette autonomie linguistique en faisant appel à sa théorie du « créole haut-silésien »52. Il développe celle-ci en critiquant la captation idéologique des termes Wasserpolnisch ou gwara śląska53 car il est grand temps de « libérer le processus d’une telle analyse [linguistique] des besoins idéologiques du nationalisme54 ». Comme nous avons essayé de le montrer dans cet article, les reproches de Kamusella sont largement pertinents, mais la recherche d’une solution dans la créolistique est linguistiquement très problématique. Le dialectologue Bogusław Wyderka, qui travaille également à l’université d’Opole, a réagi à la théorie de Kamusella55. Kamusella a certes essayé de se défendre en reprochant à Wyderka de développer une argumentation nationaliste, laquelle serait typique d’un Polonais56, mais Wyderka a montré à l’aide d’arguments factuels que la théorie créole de Kamusella est non seulement fausse méthodologiquement57, mais qu’elle passe en outre à côté de la réalité linguistique de la Haute-Silésie58. Il est pourtant étonnant que Kamusella, l’un des plus importants défenseurs d’une langue haute-silésienne autonome, considère celle-ci comme un pidgin structuré. L’origine du créole haut-silésien serait ainsi en effet une variante fortement simplifiée, ce qui donnerait raison dans une certaine mesure aux descriptions négatives du polonais de Haute-Silésie comme étant une « langue polonaise mixte diluée et de bas étage ». Indépendamment du fait de savoir si Kamusella a conscience de cette connotation négative, la théorie du créole haut-silésien, qui est apparue parce qu’il critiquait la motivation politique d’une description plus ancienne de l’idiome haut-silésien, a Dariusz Jerczyński, Historia Narodu Śląskiego [Histoire de la nation silésienne], Zabrze, Narodowa Oficyna Śląska, 2003, p. 3. 52 Présenté pour la première fois en 1998 in Tomasz Kamusella, « Kreol Górnośląski », Kultura i Społeczeństwo, n° 1, 1998, p. 73-84. 53 Ibid. p. 80. 54 Ibid., p. 75. 55 Bogusław Wyderka, « Czy gwara śląska w nowej roli? » [Dialecte silésiesien dans un rôle inédit ?], Rozprawy Komisji Językowej, 2003, p. 149-157 ou id., « Śląskie myślenie o języku ? (Odpowiedź Tomaszowi Kamusella) » [Manière silesienne d’aborder une langue ? (En réponse à Tomasz Kamusella], Przegląd Zachodni, n° 2, 2003, p. 219-233 ou encore id., « Język, dialekt czy kreol ? » [Langue, dialecte ou créole ?], in Lech M. Nijakowski (dir.), Nadciągają Ślązacy. Czy istnieje narodowość śląska? [Les Silésiens arrivent : La nation silésienne existe-t-elle ?], Varsovie, Wydawnictwo Naukowe Scholar, 2004, p. 187-215. 56 Tomasz Kamusella, « Na marginesie pierwszego tomu « Słownika gwar śląskich » » [En marge du premier volume du Dictionnaire des dialectes silésiens], Przegląd Zachodni, n° 3, 2002, p. 159-171. 57 Bogusław Wyderka, « Czy gwara śląska w nowej roli ? », op. cit., p. 220 sq. 58 Id., « Język, dialekt czy kreol ? », op. cit., p. 207 sq. 51
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précisément échoué à cause de cette motivation. La construction théorique de Kamusella est elle-même instrumentalisée politiquement au service de l’autarcie linguistique. Mais l’actuel discours nationaliste va un peu plus loin que la controverse germanopolonaise thématisant exclusivement la véritable appartenance des patois des HautsSilésiens sans remettre en cause l’état dialectal de l’idiome des autochtones. Outre la preuve de son autonomie linguistique, l’idiome des Hauts-Silésiens doit passer du statut de langue courante à celui de langue de référence afin de satisfaire la revendication déjà mentionnée, typique des mouvements nationaux, d’une langue « complètement émancipée59 », car « la langue écrite est si identifiée avec l’existence d’une nation que le nationalisme cherche à la produire là où il manque une langue écrite commune et autonome60 ». Les nationalistes hauts-silésiens s’y emploient depuis dix ans environ, à l’instar de l’un des promoteurs du ZLNŚ, aujourd’hui président du RAŚ, Jerzy Gorzelik : « Nous entamerons prochainement la codification du polonais de Haute-Silésie61 ». Mais ceci est resté lettre morte car les seuls efforts sérieux, qui servent plus à décrire qu’à codifier, sont accomplis sous la direction de Wyderka à l’Institut silésien (Instytut Śląski), un établissement public, sous la forme d’un « dictionnaire des patois silésiens62 ». Entretemps, une littérature régionale a certes été publiée en « langue silésienne63 », mais il n’existe toujours pas de règles obligatoires. Et même si la codification connaissait maintenant un début de coordination, c’est un projet de longue haleine qui demande beaucoup de travail et dont on ne peut absolument pas prévoir le succès64. Les nombreux emprunts de l’allemand que comporte le polonais de Haute-Silésie conduisent donc à trois conclusions inconciliables : d’une part, le polonais de HauteSilésie est un polonais corrompu par des germanismes, une « langue mixte primitive ». D’autre part les germanismes doivent révéler, par leur supposée intégration au système linguistique des patois polonais, son étroite parenté avec le polonais, voire montrer que le polonais de Haute-Silésie est une variante originelle du polonais. Plus récemment, une troisième thèse est venue s’y ajouter, qui décrit l’idiome des autochtones de nouveau comme une langue mixte, mais cette fois pour ne faire des Hauts-Silésiens ni des Allemands ni des Polonais, mais une nation à part entière. En conséquence de quoi, c’est Dariusz Jerczyński, Historia Narodu Śląskiego, op. cit., p. 3. Heinrich Koppelmann, Nation, Sprache und Nationalismus, op. cit., 1958, p. 41. 61 Cité d’après Jolanta Tambor, « Kodyfikacja gwary ? » [Codification d’un dialecte ?], Śląsk, n° 7, 2002, p. 41. 62 Le neuvième volume a finalement été publié en 2007. Bogusław Wyderka (dir.), Słownik gwar śląskich, t. IX : faber-gadzior, Opole, Instytut Śląski, 2007. 63 Par exemple Norbert Karwot, Rufijok z familokóf [Garnement des corons], Zabrze, Narodowa Oficyna Śląska, 2006. 64 L’élaboration d’une grammaire et d’un dictionnaire sur la base d’une langue parlée est, comme le montre l’exemple norvégien, un processus très chronophage et aujourd’hui encore deux formes standardisées du norvégien sont reconnues officiellement. Helge Omdal, « Language Planning : Standardization », in Ulrich Ammon et al. (dir.), Sociolinguistics. Soziolinguistik, Berlin, de Gruyter (Handbücher zur Sprach- und Kommunikationswissenschaft , vol. 3), p. 2389. 59 60
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de nouveau une idéologie nationaliste qui récupère le contact linguistique en Haute-Silésie (qui n’existe déjà plus) pour servir ses objectifs, même si ce n’est pas intentionnellement diffamatoire. Il existe donc de nouveau des contacts linguistiques qui donnent l’occasion d’un débat relevant du nationalisme linguistique. Traduit de l’allemand par Florence Lelait
MÉMOIRE(S) DES NOUVEAUX ET ANCIENS HABITANTS
HISTOIRE COMMUNE – PERCEPTION DIFFÉRENTE ? L’HISTORIOGRAPHIE POLONAISE ET ALLEMANDE RELATIVE À LA SILÉSIE DANS L’ENTRE-DEUX-GUERRES (1919-1939) Corinna FELSCH (Université Philippe, Marbourg) Cet article s’interroge sur la réalité d’une « Silésie multicuturelle » dans l’entre-deuxguerres du point de vue de l’évolution de son historiographie. En examinant les présentations générales de l’histoire de la Silésie médiévale écrites dans l’entre-deuxguerres, nous étudierons les modèles de pensée nationaux et multinationaux que les auteurs allemands et polonais ont utilisés pour saisir et restituer le passé silésien. En outre, nous nous demanderons ce que l’on peut déduire des stéréotypes véhiculés dans ces ouvrages et réfléchirons à la nature des relations entre les historiens allemands et polonais. À titre d’exemple, nous nous servirons d’une part du premier volume de l’Historja Śląska od najdawniejszych czasów do roku 1400 (Histoire de la Silésie depuis les origines jusqu’à 1400), d’autre part du premier volume de la Geschichte Schlesiens – Von der Urzeit bis zum Jahre 1526 (Histoire de la Silésie : Des origines jusqu’en 1526)1. Les deux volumes ont vu le jour dans le cadre de grands projets sur l’histoire générale de la Silésie qui furent lancés dans l’entre-deux-guerres, mais ne purent être menés à leur terme à cause de la guerre. Le premier volume de l’Historja Śląska a été publié en 1933 par Stanisław Kutrzeba, historien du droit de Cracovie et président de l’Académie des sciences polonaises (Polska Akademja Umiejętności). Des professeurs renommés de Cracovie tout comme le médiéviste de Poznań Zygmunt Wojciechowski font partie des auteurs. Le projet fut soutenu financièrement par la voïvodie de Silésie2. Après la parution de ce volume, on poussa fortement le côté allemand à travailler sur un ouvrage équivalent, qui avait certes été projeté, mais n’avait pas connu de concrétisation jusqu’alors. Le premier volume de la Geschichte Schlesiens, publié en 1938 en Stanisław Kutrzeba (dir.), Historja Śląska od najdawniejszych czasów do roku 1400 [Histoire de la Silésie depuis les origines jusqu’à 1400], vol. 1, Cracovie, Polska Akademja Umiejętności, 1933 ; Hermann Aubin (dir.), Geschichte Schlesiens : Von der Urzeit bis zum Jahre 1526, vol. 1, 2e éd., Breslau, Priebatschs Buchhandlung, 1938. Pour plus de clarté, le titre des ouvrages sera repris dans leur langue d’origine dans la suite de l’article (NdT). 2 Władysław Zieliński, « Śląskie zainteresowanie krakowskiego ośrodka naukowego w okresie międzywojennym » [L’intérêt des scientifiques de Cracovie pour la Silésie dans l’entre-deux-guerres], Zaranie Śląskie, vol. 36, 1973, p. 762 sq. ; Eduard Mühle, « Geschichtspolitik und polnischer Westgedanke in der Wojewodschaft Śląsk (1922-1939) », in Jahrbücher für die Geschichte Osteuropas, vol. 51, 2003, p. 416-423. 1
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tant que projet de la Commission historique pour la Silésie, fut l’œuvre de son président Hermann Aubin, professeur d’histoire à l’université de Breslau et spécialiste des territoires de l’Est. Outre des historiens silésiens, les représentants d’autres disciplines ont participé à la réalisation de cet ouvrage collectif. Le projet allemand fut lui aussi financé par l’État, en particulier par l’administration de la province silésienne3. En conséquence, une coopération s’établit entre politiques et scientifiques, qui alla même, dans le cas allemand, jusqu’à soumettre les épreuves des articles au gauleiter pour avis avant impression4. Les deux ouvrages traitent de l’histoire politique de la Silésie, de son histoire constitutionnelle et en partie de son histoire économique depuis ses origines jusqu’à l’année 1400 pour le polonais, 1526 pour l’allemand. Lorsque l’on compare le contenu des deux livres, il apparaît clairement que les historiens des deux nationalités ont certes utilisé les mêmes sources et le même état de l’art - côté allemand, la littérature disponible en polonais ne fut cependant pas toujours prise en considération à cause des barrières linguistiques –, mais esquissent toutefois des images très différentes de l’histoire médiévale de la Silésie. Indépendamment du sujet traité, qu’il s’agisse de l’évolution politique, voire de l’appartenance territoriale de la Silésie, de l’histoire économique ou de l’étude des souverains silésiens, un motif clair traverse l’ensemble de l’ouvrage de part et d’autre : les performances de leurs ancêtres (supposés) sont sans cesse mises en avant, tandis que les influences des autres peuples et cultures sur l’histoire silésienne sont soit largement ignorées soit présentées de manière négative. C’est ainsi que surgit des deux côtés une présentation de l’histoire médiévale silésienne à orientation clairement nationale. Nous souhaitons maintenant expliciter ceci à l’aide de quelques exemples. Examinons pour cela les réflexions portant sur les conséquences des événements de l’année 1202 sur l’histoire silésienne. Cette année-là, la constitution polonaise reposant sur le seniorat arriva de facto à son terme avec la mort du prince Mieszko le Vieux, à la suite de quoi le territoire polonais se disloqua pour laisser place à des principautés indépendantes dont seule la province ecclésiastique polonaise de Gnesen assurait une certaine cohésion. Pour les auteurs de la Geschichte Schlesiens comme pour ceux de l’Historja Śląska se pose alors, de manière pressante, la question de savoir quelle interprétation donner à cette évolution concernant l’appartenance de la Silésie. L’archiviste de Breslau Erich Randt, dans la Geschichte Schlesiens, présente la fin de la constitution du seniorat comme un facteur important qui contribua fortement à imposer progressivement l’« esprit allemand » en Silésie : 3 Eduard Mühle, Für Volk und deutschen Osten. Der Historiker Hermann Aubin und die deutsche Ostforschung, Düsseldorf, Droste, 2005, p. 276-283. 4 Ibid., p. 281 ; Winfried Irgang, « Die Rolle der Historischen Kommission für Schlesien in der deutschen schlesienkundlichen Forschung der beiden letzten Jahrzehnte », in Marek Hałub et Anna Mańko-Matysiak (dir.), Śląska republika uczonych / Schlesische Gelehrtenrepublik/Slezká vědecká obec, vol. 2, Wrocław, ATUT, 2006, p. 562.
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« Pour la Silésie, cela signifiait qu’elle se détachait de plus en plus de la sphère polonaise. En même temps, à travers la colonisation menée de façon pacifique, par les Piast silésiens avec Henri Ier à leur tête, elle n’a cessé de se rapprocher de la culture allemande. Entretenant de bonnes relations avec l’empereur et les marches de l’Empire, non menacé par la Bohême [...], épargné par les velléités hégémoniques des Polonais et en paix avec les ducs polonais aux pouvoirs tronqués, Henri put commencer, pendant les premières années de son règne, cette transformation interne de la Silésie qui en fit par la suite non seulement un pays allemand, par la langue et la culture, mais aussi rapidement un médiateur à la fois de génie et de droit allemands jusque dans les confins de l’Est slave.5 »
Pour les auteurs de l’Historja Śląska, la Silésie restait toutefois étroitement associée au reste de la Pologne, même après la fin du seniorat. L’historien de Cracovie Roman Grodecki écrivait dans ce sens aussi bien sur la Silésie que sur le territoire d’OppelnRatibor : « Ces deux territoires font certes encore partie de la Pologne ; eux-mêmes se considèrent comme tels et le sont aussi par d’autres, mais à présent plutôt du point de vue de l’ethnie et de l’organisation de l’église que d’un point de vue constitutionnel ; les liens qui rattachent la Silésie et Oppeln au reste de la Pologne sont la langue polonaise parlée par l’ensemble de la population, la communauté dynastique des princes de toutes les principautés polonaises, l’appartenance à une province ecclésiastique « polonaise » et la sujétion à la papauté sur la base de l’immediatae subjectionis.6 »
Grodecki fait à vrai dire remarquer que les événements de 1202 comprenaient aussi un risque, car ils avaient ouvert une porte favorisant le processus d’aliénation de la Silésie par rapport à « un ensemble culturel et politique autochtone » qui s’accomplit un siècle plus tard7. Le choix des mots et la mise en évidence de différents aspects montrent pourtant clairement que les deux auteurs s’efforcent d’attribuer l’évolution de la Silésie consécutive à l’année 1202 à leur propre civilisation et leur propre groupe « ethnique ». Un autre exemple nous permet d’aborder la question de l’évaluation qui est faite de ce que l’on appelle la « colonisation allemande » (deutsche Kolonisation)8. Le premier indice indiquant l’importance accordée à ce processus dans chacun des livres, est lié à des éléments quantitatifs. Alors que dans la Geschichte Schlesiens les effets positifs et les performances de la « colonisation allemande » sont magnifiés pendant des pages, les informations portant sur « ce qu’on appelle la colonisation allemande » (tzw. niemiecka kolonizacja) sont réparties dans différents chapitres de l’Historja Śląska et doivent être
Erich Randt, « Politische Geschichte bis zum Jahre 1327 », in Hermann Aubin (dir.), Geschichte Schlesiens, op. cit., p. 82 sq. 6 Roman Grodecki, « Dzieje polityczne Śląska do roku 1290 » [Histoire politique de la Silésie jusqu’en 1290], in Stanisław Kutrzeba (dir.), Historja Śląska, op. cit., p. 184. 7 Ibid, p. 184. 8 Voir l’article de Wojciech Dominiak dans ce volume, p. 33-45 (NdE). 5
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rassemblées par le lecteur lui-même9. Les références sont en outre tout à fait ambivalentes puisque les conséquences positives – surtout économiques – de la colonisation pour la Silésie sont mentionnées10, tout en insistant en même temps et de manière répétée sur les dangers de ce processus pour le destin de la Silésie – et par voie de conséquence pour toute la Pologne. Ceux-ci résident, selon Roman Grodecki, dans le fait que la Silésie est devenue par ce mouvement de colonisation « subrepticement, pour ainsi dire, la porte d’accès de l’invasion silencieuse, pacifique, mais tout aussi dangereuse de tout ce qui est allemand ». En effet : « en lieu et place de troupes de chevaliers armés, les Allemands commencèrent à envoyer en Pologne des kyrielles de paysans et de bourgeois en vue d’une conquête culturelle et nationale des terres orientales, et la vague principale de cette « colonisation allemande » déferla dans les autres territoires polonais en passant précisément par la Silésie.11 »
Mais, malgré ce danger, les auteurs de l’Historja Śląska ne remettent toujours pas en cause l’attribution « ethnique » et « nationale » de la Silésie à leur propre histoire nationale. Zygmunt Wojciechwoski en vient plutôt à conclure : « Personne ne peut contester la participation des Allemands à la transformation des rapport socio-économiques en Silésie et dans le reste de la Pologne au XIIIe siècle, mais constater cette participation est une chose, c’en est une autre que de rayer la Silésie de l’histoire de la Pologne dès cette époque. »12
Selon lui, il faut au contraire considérer que la Silésie se trouvait aux XIIIe et XIVe siècles à la « pointe de la civilisation polonaise ».13 Il est peu étonnant de constater qu’Hermann Aubin esquisse une image tout à fait différente de la « colonisation allemande » dans son chapitre sur l’économie de la Silésie médiévale. Pour lui, celle-ci représente sans aucun doute un des processus les plus importants de l’histoire de la Silésie médiévale et elle doit être considérée comme Cet état des choses apparaît clairement dès que l’on examine la table des matières des deux livres et l’index détaillé de l’Historja Śląska : il n’y a aucune référence aux événements de la colonisation allemande et de droit allemand en Silésie dans la table des matières de l’Historja Śląska (cf. Stanisław Kutrzeba (dir.), Historja Śląska, op. cit., p. V sq.), et dans l’index de l’Historja Śląska, les mots-clés « colonisation », « époque de la colonisation », « colonisation allemande » et « colonisation de droit allemand » ne renvoient qu’à 29 des 804 pages (cf. Stanisław Kutrzeba (dir.), Historja Śląska, op. cit., p. 824). À l’inverse, on note clairement dans la table des matières de la Geschichte Schlesiens que ce processus représente dans le cadre de la conception du volume une partie importante de l’histoire silésienne et que de longs passages de différents chapitres lui sont consacrés ; cf. Hermann Aubin (dir.), Geschichte Schlesiens, op. cit., p. XI-XIV. 10 Voir par exemple Roman Grodecki, « Dzieje polityczne… », op. cit., p. 248 et p. 324, ainsi que Jan Dąbrowski, « Dzieje polityczne Śląska w latach 1290-1402 » [Histoire politique de la Silésie dans les années 1290-1402], in Stanisław Kutrzeba (dir.), Historja Śląska, op. cit., p. 327 sq. 11 Roman Grodecki, « Dzieje polityczne… », op. cit., p. 189. 12 Zygmunt Wojciechowski, « Ustrój polityczny Śląska » [La constitution politique de la Silésie], in Stanisław Kutrzeba (dir.), Historja Śląska, op. cit., p. 803. 13 Ibid., p. 804. 9
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extrêmement positive et couronnée de succès. Le bilan de ses considérations sur la « colonisation allemande » est le suivant : « Étant donné toutes les circonstances, la participation en nombre des Allemands, mais surtout l’origine allemande de toutes les réalisations qu’eux seuls ont permis et si l’on mesure notamment leur résultat - la germanisation de la Silésie - il n’y a aucun doute sur le fait qu’il s’agit d’un événement historique qu’on ne peut qualifier dans son ensemble autrement et de manière plus pertinente que du nom de colonisation allemande ».14
Le troisième et dernier exemple est la présentation de souverains silésiens importants. L’art et la manière dont l’Historja Śląska et la Geschichte Schlesiens racontent l’histoire des différents souverains montrent qu’il était de toute évidence important pour tous les auteurs de souligner l’orientation « nationale » de l’action de chacun des princes. C’est ainsi que devaient être étayées aussi bien l’interprétation «nationale » de leur action que l’évolution politique de la Silésie pendant leur règne. C’est pourquoi plus l’action d’un prince était considérée comme importante pour le développement et l’orientation « nationale » de la Silésie, plus les auteurs discutaient sa classification « nationale ». L’argumentation est en l’occurrence à peu près la même dans ses principes pour tous les souverains. Henri Ier en est un bon exemple. Erich Randt écrit à son propos dans la Geschichte Schlesiens : « Qu’Henri Ier fut et resta lui-même un Allemand, ne fait aucun doute [...]. Car, au final, il était, comme la majorité de ses aïeux, […] de sang allemand15 ». Pour Randt, il est en outre clair que « la cour d’Henri était allemande, tout comme toutes ses alliances familiales avec la maison ducale qui renvoient à l’Allemagne, voire à des pays de culture apparentée16 ».
À l’inverse, Roman Grodecki considère que qualifier Henri Ier de « prince allemand » comme le fait l’historiographie allemande - est une « contre-vérité historique » : « Autant la vie familiale que la vie quotidienne d’Henri le Barbu et de sa cour, ainsi que toute son activité d’homme d’État étaient en effet entièrement pénétrées d’esprit polonais et d’attachement à la polonité tant par la langue que par les coutumes.17 »
Ces citations montrent clairement que la classification « nationale » d’Henri Ier était très débattue entre les auteurs de la Geschichte Schlesiens et de l’Historja Śląska. Cela indique l’importance que les historiens attribuent à la classification « nationale » des souverains. En effet, la prétendue démonstration de l’ancrage « national » de chaque souverain du « bon
14 Hermann Aubin, « Die Wirtschaft im Mittelalter », in Hermann Aubin (dir.), Geschichte Schlesiens, op. cit., p. 339. 15 Erich Randt, « Politische Geschichte… », op. cit., p. 93. 16 Ibid, p. 95. 17 Roman Grodecki, « Dzieje polityczne… », op. cit., p. 191.
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côté » doit de toute évidence servir à prouver respectivement l’appartenance, sous son règne, de l’ensemble du territoire silésien au bon passé national. Espérons que ces quelques exemples ont permis de clarifier par quels moyens les auteurs de l’Historja Śląska et de la Geschichte Schlesiens ont essayé de prouver l’ancrage de l’histoire silésienne médiévale dans leur histoire nationale respective et de le présenter comme étant au-dessus de tout soupçon. Dans l’ensemble, une étude comparative des deux livres montre très clairement que les deux ouvrages en question, qui utilisent pourtant les mêmes études effectuées au XIXe siècle, se fondent sur les mêmes sources et décrivent en principe la même succession d’événements, esquissent pourtant, par leurs explications et leur interprétation de ces mêmes événements et évolutions, deux images presque contraires du Moyen âge silésien. Ces interprétations et représentations de l’histoire silésienne étaient motivées, des deux côtés, par le souhait de présenter les événements dans le cadre de l’histoire nationale respective afin de démontrer, de cette manière, l’attachement étroit et naturel de la Silésie à sa propre nation.18 Il importait aux historiens qui ont participé à ces travaux non pas de présenter la diversité des différentes influences culturelles et politiques auxquelles la Silésie avait été soumise au Moyen Âge, mais plutôt de démontrer que les influences et empreintes laissées par les ancêtres de leur nationalité respective dominaient dans la Silésie d’alors et qu’une classification nationale et culturelle claire du territoire était possible. Sous la forte influence de l’essor de la « civilisation historique » (geschichtliche Landeskunde) ou de « l’histoire nationale » (Volksgeschichte) en Allemagne, le Moyen Âge représentait dans l’esprit des historiens de l’époque une période pendant laquelle le territoire silésien se développa culturellement et acquit son identité nationale19. Dans l’esprit des historiens, la preuve de la performance 18 Les éditeurs des volumes le formulent explicitement comme relevant de leur mission. Voir à ce sujet « Sprawozdanie Sekretarza Generalnego Polskiej Akademji Umiejętności za czas od czerwca 1928 do czerwca 1929 r. » [Compte rendu du secrétaire général de la PAU entre juin 1928 et juin 1929], Rocznik Polskiej Akademji Umiejętności 1928/29, Cracovie, 1930, p. 109 sq. ; « Sprawozdanie z czynności i wydawnictw Polskiej Akademji Umiejętności od czerwca 1928 do czerwca 1929 r. » [Rapport sur les activités et les publications de la PAU entre juin 1928 et juin 1929], Rocznik Polskiej Akademji Umiejętności 1928/1929, Cracovie, 1930, p. 18, ainsi que pour la partie allemande : Hermann Aubin (dir.), Geschichte Schlesiens, op. cit., p. X, et la citation d’Hermann Aubin, in Mühle, Für Volk und deutschen Osten, op. cit., p. 277. 19 À propos de « l’histoire nationale », voir en particulier Willi Oberkrome, Volksgeschichte. Methodische Innovation und völkische Ideologisierung in der deutschen Geschichtswissenschaft 1918-1945, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1993. La thèse de l’innovation méthodologique de l’histoire nationale qu’il défend a été à vrai dire très souvent critiquée comme étant douteuse, par exemple chez Axel Flügel, « Ambivalente Innovation. Anmerkungen zur Volksgeschichte », in Geschichte und Gesellschaft, vol. 26, 2000, p. 653-671 ; chez Karl Heinz Roth, « Rezension : Willi Oberkrome, Volksgeschichte. Methodische Innovation und völkische Ideologisierung in der deutschen Geschichtswissenschaft 1918-1945 », in 1999. Zeitschrift für Sozialgeschichte des 20. und 21. Jahrhunderts, vol. 9, 1994, p. 134 sq., et chez Peter Schöttler, « Geschichtsschreibung als Legitimationswissenschaft 1918-1945. Einleitende Bemerkungen », in id. (dir.), Geschichtsschreibung als Legitimationswissenschaft 1918-1945, Francfort/Main, Suhrkamp, 1997, p. 17-19 et p. 28 sq. Voir à ce sujet en réponse à la critique de Willi Oberkrome, « Historiker im ‚Dritten Reich’. Zum Stellenwert volkshistorischer Ansätze zwischen klassischer Politik - und neuerer Sozialgeschichte », in Geschichte in Wissenschaft und Unterricht, vol. 50, 1999, p. 91-95. Voir à ce sujet aussi Jörg Hackmann, « Volksgeschichten in Osteuropa ? Anmerkungen zu einem Vergleich nationaler Historiographien in Deutschland und Ostmitteleuropa », in Matthias Middell et Ulrike Sommer (dir.),
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historique des ancêtres nationaux pouvait fonder une revendication territoriale dans le présent. On espérait de toute évidence élaborer à l’aide d’études scientifiques sur l’histoire médiévale de la Silésie un argumentaire pouvant être utilisé dans les débats politiques de l’époque quant à l’appartenance de la Silésie20. Ces efforts trouvent aussi leur traduction dans l’utilisation de la langue car, afin de pouvoir démontrer les mérites de leur propre nation pour et en Silésie ainsi que l’importance de la place qu’occupe la Silésie dans leur propre passé national, les auteurs durent esquisser des lignes de continuité depuis les origines de la Silésie jusqu’aux situations respectives dans leurs États dans l’entre-deux-guerres. Cela eut pour conséquence l’introduction irréfléchie des dénominations d’« Allemagne », des « Allemands » ou des « Polonais » dans l’évocation du passé médiéval21.
Historische West- und Ostforschung in Zentraleuropa zwischen dem Ersten und dem Zweiten Weltkrieg – Verflechtungen und Vergleich, Leipzig, AVA, 2004, p. 180-182 et 200 sq. 20 Dans la discussion qui suivit l’exposé de l’auteur, lors du colloque international « Silésie multiculturelle : mythe ou réalité » et dont cet article est une version remaniée, la question fut posée de savoir dans quelle mesure le fait que beaucoup d’historiens polonais avaient étudié à l’époque des partages dans des universités de langue allemande, avait une influence sur leur méthode de travail et leur conception de l’histoire. En effet, on peut constater dans l’histoire polonaise jusqu’au début du XXe siècle une forte influence – surtout méthodologique – de l’histoire allemande que l’on peut attribuer au fait que de nombreux historiens polonais de premier plan ont suivi une partie de leur formation dans des universités de langue allemande (voir à ce sujet Markus Krzoska, « Nation und Volk als höchste Werte : Die deutsche und die polnische Geschichtswissenschaft als Antagonisten zwischen den Weltkriegen », in Bernard Linek et Kai Struve (dir.), Nacjonalizm a tożsamość narodowa w Europie Środkowo-Wschodniej w XIX i XX w./Nationalismus und nationale Identität in Ostmitteleuropa im 19. und 20. Jahrhundert, Opole/Marbourg, Herder-Institut, 2000, p. 297 sq.). La vive réception des ouvrages de Karl Lamprecht en Pologne, inspirés en partie par ces séjours, est intéressante en relation avec les ouvrages étudiés (voir à ce sujet Andrzej F. Grabski, Zarys historii historiografii polskiej [Abriss der Geschichte der polnischen Historiographie], Poznań, Wydawnictwo Poznańskie, 2003 ainsi que id., « Karl Lamprecht i historiografia polska » [Karl Lamprecht und die polnische Historiographie], Kwartalnik Historii Nauki i Techniki, vol. 25, 1981, p. 315-334). À vrai dire, au tournant du siècle, lorsqu’une nouvelle génération d’historiens gagna progressivement en influence, il y eut dans la recherche historique polonaise des changements profonds des points de vue et des méthodes. Dans ce contexte, les historiens polonais s’efforcèrent de nouer des contacts surtout avec l’historiographie française et italienne pour se libérer de l’influence unilatérale des modèles et des méthodes de recherche allemands. Ces efforts s’intensifièrent après le rétablissement de l’État polonais (voir à ce sujet Markus Krzoska, Für ein Polen an Oder und Ostsee. Zygmunt Wojciechowski (1900-1955) als Historiker und Publizist, Osnabrück, Fibre, 2003, p. 32 ; Jerzy Maternicki, Stan i potrzeby badań nad historiografią polską XX w. (do 1939 r.) [État des lieux et objectifs de la recherche sur l’historiographie polonaise du XXe siècle (jusqu’à 1939)], in id., Metodologiczne problemy syntezy historii historiografii polskiej [Problèmes méthodologiques d’une synthèse de l’histoire de l’historiographie polonaise], Rzeszów, Wydawnictwo Wyższej Szkoły Pedagogicznej, 1998, p. 183 sq.). Si l’on considère l’Historja Śląska étudiée ici, il faut en outre faire remarquer que parmi les auteurs considérés dans cet article, seul Jan Dąbrowski a étudié dans une université de langue allemande, en l’occurrence à Vienne. En raison de cette découverte et de l’évolution qui eut lieu au début du XXe siècle, esquissée plus haut, on peut partir du fait que les fondements méthodologiques et idéologiques de cet ouvrage – pour autant qu’ils aient été influencés par les évolutions de l’historiographie allemande – furent surtout influencés par l’observation de la recherche allemande sur les territoires de l’Est en général et l’historiographie de la Silésie en particulier ainsi que par la confrontation des auteurs qui y ont participé avec la recherche allemande. 21 Voir par exemple Hermann Aubin, « Die Wirtschaft… », op. cit., p. 338 ; Roman Grodecki, « Dzieje polityczne… », op. cit,, p. 174, p. 189 ; Erich Randt, Politische Geschichte, op. cit., p. 95 ; Zygmunt Wojciechowski, Ustrój polityczny, op. cit., p. 803.
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Outre les conclusions que l’on peut tirer du contenu et de la langue utilisée dans ces ouvrages, on peut, en examinant les différentes prises de position des scientifiques de l’époque, prouver explicitement l’intention de produire un effet de légitimation. Il en ressort clairement que les auteurs, des deux côtés, étaient non seulement conscients de l’implication politique de leurs ouvrages, mais aussi qu’ils la recherchaient délibérément. Ils ne voyaient aucune contradiction entre l’intérêt politique que l’on portait à leurs travaux et leurs ambitions scientifiques, mais comprenaient plutôt une association des deux comme relevant de leur devoir national22. En effet, la motivation nationale des auteurs a bien conduit à une écriture unilatérale de leur histoire respective, même si cela fut fait à des degrés variables. Le choix des thèmes et des questionnements aussi bien que des sources et de leur interprétation conférait d’emblée aux résultats de recherches une utilité politique. Conformément à cela, une collaboration entre historiens polonais et allemands sur l’histoire silésienne était pour ainsi dire impossible. D’un point de vue purement scientifique, on prenait connaissance des travaux de l’autre nation (si tant est que les connaissances linguistiques le permettaient), mais dans ses propres publications, on rejetait en règle générale les interprétations et les images de la partie adverse – si tant est qu’elles fussent évoquées - parce que fausses et ayant des intentions nationales23. Il convient toutefois de remarquer que les historiens polonais soumettaient les travaux allemands à une discussion scientifique clairement plus intense que ce n’était le cas du côté allemand. En conclusion, on peut dire que les auteurs de ces deux ouvrages, l’Historja Śląska et la Geschichte Schlesiens, qui reflètent respectivement la pensée scientifique dominante dans l’entre-deux-guerres, se plaçaient clairement sur les lignes de front politiques et nationales de l’époque et que leur perception de la diversité culturelle et nationale du passé de la Silésie en était imprégnée, voire freinée de manière unilatérale et durable. La citation d’Erich Randt, un des futurs auteurs de la Geschichte Schlesiens, datant de l’année 1922, est à cet égard hautement révélatrice du progressif glissement politique des débats des historiens : « [...] En regard des haines nationales qui atteindront leur paroxysme en Haute-Silésie, il me semble remarquable que pendant des siècles Allemands et Polonais aient agi et voulu le faire en
22 Voir à ce sujet Sprawozdania Sekretarza Generalnego (1928/29), op. cit., p. 109 sq. ; Sprawozdania z czynności (1928/29), op. cit., p. 18 ; Hermann Aubin (dir.), Geschichte Schlesiens, op. cit., p. VI ; Zygmunt Wojciechowski, « Pomorze a pojęcie Polski piastowskiej » [La Poméranie et la conception de la Pologne des Piast], Rocznik Gdański, vol. 7/8, 1933/34, p. 21 sq. ; Id., « O narodowy program naukowy w zakresie historji » [Pour un programme scientifique national dans le domaine de l’histoire], Awangarda państwa narodowego, vol. 12, 1934, p. 5 sq. ; Hermann Aubin, « Vom Aufbau des mittelalterlichen deutschen Reiches », in Historische Zeitschrift, vol. 162, 1940, p. 481 sq. ; Id., « Aloys Schulte », in Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, vol. 34, 1941, p. 407-415. 23 Voir à ce sujet par exemple Randt, Politische Geschichte, op. cit., p. 92 ; Ibid., p. 102 ; Grodecki, Dzieje polityczne, op. cit., p. 191 ; Ibid., p. 230, note 1 ; Ibid., p. 324 ; Roman Dąbrowski, « Dzieje polityczne… », op. cit., p. 336, note 1 ; Ibid., p. 370, note 3.
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bonne intelligence et en paix pour le bien de leur pays. De vieilles familles silésiennes, maintenant allemandes, ont leurs racines en Pologne, et à l’inverse des très anciennes familles allemandes qui résidaient des siècles auparavant en Pologne sont aujourd’hui comptées parmi les vieilles familles polonaises. 24 »
Cette manière si différente de voir les choses n’apparaît plus dans les textes allemands étudiés ici et datant aussi bien des années vingt que des années trente, mais se trouve relayée par une continuité frappante et des schémas binaires ami/ennemi. Traduit de l’allemand par Florence Lelait
24 Erich Randt, « Neue Quellen zur Kenntnis der nationalen Herkunft des oberschlesischen Adels », in Aus Oberschlesiens Vergangenheit und Gegenwart, vol. 1, 1922, p. 4.
POLITIQUE MÉMORIELLE DANS L’ALLEMAGNE DIVISÉE : DÉBATS AUTOUR DE L’HISTOIRE DE LA SILÉSIE ET DE L’EXPULSION DES ALLEMANDS Christian LOTZ (Leipziger Kreis. Forum für Wissenschaft und Kunst) Au cours des dernières années, l’histoire de la Silésie au même titre que celle des autres régions d’Europe centrale et orientale ont de nouveau les honneurs de la recherche et du grand public. Pendant longtemps la culture et l’histoire de ces régions firent l’objet de controverses. Des mémoires différentes aux caractéristiques culturelles, sociales et nationales spécifiques se faisaient concurrence. Dans le cas de la Silésie, cela concernait, outre la Pologne, l’Allemagne divisée jusqu’en 1989, c’est-à-dire la République démocratique allemande (RDA) à l’Est et la République fédérale d’Allemagne (RFA) à l’Ouest. L’histoire de la Silésie ainsi que de l’ensemble de la région frontalière germanopolonaise, les mémoires concurrentes de ses anciens et nouveaux habitants en particulier relatives à la Seconde Guerre mondiale et aux diverses formes de migrations forcées du milieu du XXe siècle ont été activement étudiées ces dernières années1. Cependant même dans les études récentes, on rencontre la thèse selon laquelle l’histoire de la Silésie et l’histoire de la fuite et de l’expulsion des Allemands à la fin de la Seconde Guerre mondiale étaient « taboues » en RDA. Quelques analyses vont jusqu’à affirmer que même en République fédérale l’histoire de ces régions a été taboue pendant certaines périodes tandis que d’autres études soulignent au contraire l’instrumentalisation politique de cette
1 En guise d’introduction, Włodzimierz Borodziej et Artur Hajnicz (dir.), Kompleks wypędzenia [Complexe de l’expulsion], Kraków, Znak, 1998 ; Bernadetta Nitschke, Wysiedlenie czy wypędzenie? Ludność niemiecka w Polsce w latach 1945-1949 [Déplacement ou expulsion ? Population allemande en Pologne dans les années 1945-1949], Toruń, Wydawnictwo Adam Marszałek, 2001 ; Philipp Ther, Deutsche und polnische Vertriebene. Gesellschaft und Vertriebenenpolitik in der SBZ/DDR und in Polen 1945-1956, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998 ; Joachim Bahlcke, Historische Schlesienforschung. Methoden, Themen und Perspektiven zwischen traditioneller Landesgeschichtsschreibung und moderner Kulturwissenschaft, Cologne, Böhlau, 2005 ; William Niven, Germans as Victims. Remembering the past in contemporary Germany, Basingstoke, Palgrave, 2006 ; Christian Lotz, Die Deutung des Verlusts. Erinnerungspolitische Kontroversen im geteilten Deutschland um Flucht, Vertreibung und die Ostgebiete 1948-1972, Cologne, Böhlau, 2007, et à propos du contexte européen Norman M. Naimark, Fires of Hatred. Ethnic Cleansing in Twentieth-Century Europe, Boston, Harvard Universiy Press, 2001 ; Klaus J. Bade, Europa in Bewegung. Migration vom späten 18. Jahrhundert bis zur Gegenwart, Munich, Beck, 2000.
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mémoire2. La plupart des travaux portant sur les débats relatifs à la politique mémorielle et leur évolution se concentrent sur les gouvernements, voire l’action gouvernementale et les actions principales de l’État alors que les acteurs et organisations de la société civile sont moins étudiés. En outre, il est frappant de constater que la plupart des études traitent ou bien de l’Allemagne de l’Est ou bien de l’Allemagne de l’Ouest alors que les études comparatives tout comme celles portant sur l’histoire des relations entre les deux pays manquent. Partant de cet état de la recherche, notre article se propose d’analyser la nature des divergences dans la présentation de l’histoire de la Silésie et l’interprétation de la fuite et de l’expulsion consécutives à la Seconde Guerre mondiale, qui se sont fait concurrence dans l’Allemagne divisée. Comment les rapports de force entre les différentes interprétations ont-ils évolué et laquelle a pu s’imposer et à quelle époque ? Pour ce faire, l’analyse portera sur une période qui court de 1945, la fin de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à la moitié des années soixante. Le champ de l’analyse se limitera à trois organisations qui prirent des positions différentes dans les débats sur la mémoire et les expulsions en Silésie. Il s’agit premièrement de l’Association provinciale de Silésie (Landsmannschaft Schlesien, LS) - une association qui prétend représenter les Allemands expulsés de Silésie3, deuxièmement de l’Église protestante silésienne reconstituée après 1945 en Allemagne de l’Est sous le nom d’Église protestante de Silésie (Evangelische Kirche von Schlesien, EKS) et dont le siège épiscopal se trouvait à Görlitz, et en Allemagne de l’Ouest sous le nom de Communauté des Silésiens protestants (Gemeinschaft Evangelischer Schlesier, GES) et troisièmement de la Société Helmut-von-Gerlach (Helmut-von-GerlachGesellschaft, HvGG), créée en 1948 à Berlin-Est et en 1950 à Düsseldorf. L’initiative de sa création surgit au cours d’une conversation entre des communistes est-allemands et polonais ; la HvGG parvint, dès les premières années de son existence, à rassembler un spectre politique assez large de scientifiques, d’artistes, de chefs d’entreprise et d’intellectuels, qui s’engagèrent en faveur d’une amélioration des relations germanopolonaises. Le nom de la HvGG se réfère à l’aristocrate et publiciste prussien Helmut von Gerlach qui intervint dans les années vingt en faveur d’un rapprochement entre Allemands Ceux qui parlent de « tabou » et de « tabouisation » sont Michael Grottendieck, « Egalisierung ohne Differenzierung ? Verhinderung von Vertriebenenorganisationen im Zeichen einer sich etablierenden Diktatur », in Thomas Großbölting (dir.), Die Errichtung der Diktatur. Transformationsprozesse in der SBZ und in der frühen DDR, Münster, Lit, 2003, p. 208 ; Michael Schwartz, Vertriebene und Umsiedlerpolitik : Integrationskonflikte in den deutschen Nachkriegsgesellschaften und die Assimilationsstrategien in der SBZ/DDR 1945-1961, Munich, Oldenbourg, 2004, p. 415, 518, 629, 1196 ; Hans-Werner Rautenberg, « Die Wahrnehmung von Flucht und Vertreibung in der deutschen Nachkriegsgeschichte bis heute », Aus Politik und Zeitgeschichte, n° 53, 1997, p. 45 ; Bernd Faulenbach, « Die Vertreibung der Deutschen aus den Gebieten jenseits von Oder und Neiße. Zur wissenschaftlichen und öffentlichen Diskussion in Deutschland », Aus Politik und Zeitgeschichte, no 51-52, 2002, p. 53 ; ceux qui parlent d’une instrumentalisation sont Hans-Henning Hahn et Eva Hahn, « Flucht und Vertreibung in Hagen Schulze », in Etienne François (dir.), Deutsche Erinnerungsorte, vol. 1, Munich, Beck, 2000, p. 338. 3 À propos de l’histoire de l’Association provinciale de Silésie, voir l’article de Florence Lelait, p. 137-149 du présent volume (NdE). 2
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et Polonais4. Afin de répondre à la question esquissée ci-dessus, nous avons procédé à une analyse, reposant sur l’histoire des arguments utilisés et des conflits attestés dans les traditions discursives des trois organisations citées. Comme la LS et la HvGG en particulier étaient soutenues sur le plan financier et logistique par les autorités gouvernementales de la République fédérale et les dirigeants est-allemands, nous avons également eu recours à des dossiers des institutions étatiques, pour autant que cela nous a paru nécessaire à la compréhension des enjeux. Il s’agit à l’Ouest du Ministère fédéral des expulsés et du Ministère fédéral pour les affaires pan-allemandes. Les deux ministères avaient pour mission de traiter les problèmes survenus en lien avec la défaite et la partition de l’Allemagne. Il s’agit à l’Est du Département d’Agitation et du Travail sur l’Occident du Parti socialiste unifié d’Allemagne (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands, SED), par l’intermédiaire desquels le parti unique voulait influencer la politique allemande de la RFA. À la lumière des débats menés au sein des trois organisations sélectionnées, comme des succès et échecs que rencontrèrent leurs lectures respectives de l’histoire, nous essaierons de comprendre la nature des conflits relatifs à la politique mémorielle et la façon dont ils ont évolué dans l’Allemagne divisée. Comment la force d’attraction des différentes interprétations se modifia et qui put prétendre l’emporter et à quelle époque ? Cela ne signifie pas pour autant, que les trois organisations sélectionnées jouèrent durant toute cette période le rôle de porte-parole privilégié dans les débats relatifs à la Silésie. C’est pourquoi il aurait été aussi possible d’étudier l’Association provinciale des Hauts-Silésiens au lieu de l’Association provinciale de Silésie ou bien l’Église catholique plutôt que la protestante. Il importe surtout pour cette étude que les trois organisations défendent des points de vue différents dans le débat. En effet, sur un plan méthodologique, cette étude utilise les organisations comme des postes d’observation : on observe de leur point de vue les alliés et les adversaires qui s’affrontent pour imposer leur propre interprétation de l’histoire. Comme les organisations sélectionnées adoptèrent des positions contraires, le déplacement des rapports de force peut être reconstruit en considérant différents points de vue et par conséquent de manière plus précise que par l’analyse d’un seul acteur. Entre les premières années qui suivirent la guerre et le milieu des années cinquante environ, on observe une nette divergence entre l’Association provinciale de Silésie et la Société Gerlach, laquelle influença profondément et durablement les controverses relatives à la politique mémorielle. La LS défendait une interprétation qui, dans un esprit nationaliste, donnait une « coloration nationale allemande » à l’histoire de la Silésie et de l’expulsion des Allemands, comme le formulait l’Assemblée générale de la LS au cours de l’été 1952 : À propos de l’histoire de la Société Gerlach voir Christian Lotz, « Zwischen verordneter und ernsthafter Freundschaft. Die Bemühungen der Helmut-von-Gerlach-Gesellschaft um eine deutsch-polnische Annäherung in der DDR und in der Bundesrepublik (1948–1972) », in Hans Henning Hahn, Heidi HeinKircher, Anna Kochanowska-Nieborak (dir.), Erinnerungskultur und Versöhnungskitsch, Marbourg, HerderInstitut, (Tagungen zur Ostmitteleuropa-Forschung, vol. 26), 2008, p. 201-218.
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Christian Lotz « L’expulsion des Allemands de la patrie qu’ils avaient en héritage depuis des siècles est, dans toute l’histoire mondiale, le crime contre l’humanité le plus inouï et le plus effroyable [...]. Depuis sept ans, le monde supporte que le groupe allemand des Silésiens, hautement cultivés, travailleurs et intelligents, demeure expulsé des lieux dont la culture fut façonnée par eux et leurs aïeux, et que leur pays soit peuplé par un peuple qui n’a rien en commun avec le peuple allemand et est issu d’une culture inférieure5 ».
Les organisations d’expulsés voyaient dans l’« impérialisme communiste » la cause de la fuite et de l’expulsion6. On peut reconnaître dans le thème de l’empreinte « purement allemande » de la Silésie, voire de l’ensemble des territoires de l’Est, ainsi que dans le « crime » des migrations forcées et le « désir d’expansion du communisme mondial » comme moteur des expulsions, les éléments centraux de l’argumentation des associations provinciales, qu’elles ne cessèrent de répéter dans les années suivantes. Au contraire, la Société Gerlach adopta d’emblée le point de vue de la lutte des classes : la Silésie aurait été « le pays des propriétaires fonciers et des magnats industriels silésiens7 » ; quelques capitalistes allemands y auraient exploité une majorité de travailleurs polonais. C’est pourquoi le territoire devait revenir à la Pologne, la migration forcée des Allemands s’étant en outre déroulée de manière ordonnée8. La thèse défendue par la HvGG se distinguait de la propagande des communistes polonais sur un point essentiel : afin d’étayer ses revendications, la propagande polonaise se référait surtout à l’histoire slave de la Silésie au Moyen Âge, et non au XIXe siècle. Une propagande qui parlait d’une population à majorité polonaise dès le XIXe siècle aurait sans doute eu peu d’effet en Pologne. En effet, les Polonais qui s’installèrent dans la région après 1945 virent de leurs propres yeux que les villes et les villages dans lesquels ils arrivaient n’étaient, depuis bien longtemps, en aucune façon habités par des Polonais. L’Église protestante de Silésie et la Communauté des Silésiens protestants interprétaient l’expulsion comme un châtiment divin, alors qu’au sein de l’EKS et de la GES, le débat portait sur le choix à faire entre l’espoir du retour ou l’acceptation de ce destin9.
Archiv der Landsmannschaft Schlesien (plus loin : AdLS), Protokoll der Bundesdelegiertentagung (plus loin : Prot. BDT), 20 et 21juin 1952. 6 AdLS, Prot. BDT, 29 - 30 septembre 1962. 7 Siegfried Krahl, « Leserbrief », Blick nach Polen, n° 12, 1950, p. 47. 8 Voir aussi Peter Alfons Steiniger, « Polen und Deutschland », Blick nach Polen, n° 4, 1950, p. 32-35, ainsi que les contributions dans les numéros suivants de la revue Blick nach Polen, n° 4, 1950 et no 9, 1950, ainsi que « Von Peking bis Tirana », Blick nach Polen, n° 2, 1955. 9 « Was suchet ihr den Lebendigen bei den Toten? », Schlesischer Gottesfreund, 1er avril 1950, p. 1 ; Evangelisches Zentralarchiv Berlin (plus loin : EZA), Bst. 47/2, Mitteilung wahrscheinlich von Konrad an Rauhut « für die Presse (Auszug aus Referat I) », [s.d.], 1955 ; Archiv der Evangelischen Kirche von Schlesien Görlitz (EKSOL), cote 303, Rundbrief des « Konvents Schlesischer Pfarrer in Westfalen », novembre 1950 ; EZA, Bst. 47/1, Vorlage II : Sinn und Arbeitsprogramm der Gemeinschaft evangelischer Schlesier, 30 avril 1952 ; EKSOL, Sign. 2701, 5. Tagung der 1. Synode, 23 - 26 novembre 1953 ; à propos du rôle des églises dans les relations germano-polonaises, voir aussi Robert Żurek, Zwischen Nationalismus und Versöhnung. Die Kirchen und die deutsch-polnischen Beziehungen 1945-1956, Cologne, Böhlau, 2005. 5
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Malgré des positions si contraires dans le débat, les argumentations avaient en commun de raisonner en termes d’État national. La région litigieuse était à chaque fois parée d’attributs clairement nationaux : pour la LS la Siésie était une région allemande puisque sa culture aurait été façonnée uniquement par des Allemands, tandis que la HvGG considérait les territoires de l’Est comme des territoires polonais puisqu’une majorité polonaise était censée y être exploitée par une minorité de capitalistes allemands depuis le XIXe siècle. Le débat était rarement une fin en soi. Les thèses invoquées étaient avant tout un élément de discussion politique portant notamment sur la frontière orientale de l’Allemagne. À cette fin, des extraits mémoriels étaient sélectionnés de manière à étayer des arguments correspondant à l’opinion défendue. Un souvenir « normal » ou intact, quel qu’il soit, n’existait dans les débats politiques ni à l’Est ni à l’Ouest. De même, on ne peut davantage parler d’une « tabouisation » de cette thématique en RDA ou en République fédérale. Ses adversaires à l’Est comme à l’Ouest ne sélectionnaient dans cet enchaînement complexe des causes et des effets de la migration forcée ainsi que dans l’histoire complexe de la Silésie, voire de tous les territoires de l’Est que des extraits qui pouvaient être instrumentalisés dans la revendication d’une révision de la frontière Oder-Neisse qu’exigeaient la LS et les autres organisations d’expulsés, voire le gouvernement fédéral. À l’inverse, la HvGG, soutenue par le Département d’Agitation du SED, défendait la définition de cette frontière précisément en référence aux éléments « polonais » et relatifs à la « lutte des classes » ainsi qu’au fait que les Allemands avaient commencé la guerre. Les problèmes sociaux et économiques consécutifs à l’expulsion10 étant très présents dans l’Allemagne de l’après-guerre, une grande partie voyait également dans le rattachement des territoires de l’Est la solution à ces problèmes et se déclarait par conséquent largement solidaire des revendications des associations provinciales. Ceci avait aussi un impact sur les souvenirs : en utilisant des extraits ciblés comme argument dans le litige frontalier, les organisations concernées faisaient pression sur le paysage mémoriel, par ailleurs diversifié, pour l’instrumentaliser politiquement. Afin de contrer ses adversaires respectifs, chaque partie mettait en oeuvre une argumentation spécifique radicalement opposée dans son contenu, mais qui, structurellement, aggravait les choses de manière similaire, provoquant ainsi une sorte de court-circuit : selon les associations provinciales, tous ceux qui parlaient d’éléments « polonais » et de « lutte des classes », ou se contentaient même de remettre en cause les éléments « allemands », étaient à la fois des « communistes » et des « traîtres à la patrie11 ».
Michael Schwartz, « Vertriebene und « Umsiedlerpolitik » », in Dierk Hoffmann (dir.), Vertriebene in Deutschland. Interdisziplinäre Ergebnisse und Forschungsperspektiven, Munich, Oldenbourg, 2000. 11 Vorstand der HvGG, « Erklärung », Jenseits der Oder, no 3/12, 1952, 27 ; Hauptstaatsarchiv Düsseldorf (plus loin : HStA Düss), NW 511/45, Bericht 10/1, 10 avril 1951; HStA Düss, NW 511/44, Innenministerium Hessen, betr. : Gerlach-Gesellschaft, 20 octobre 1950 ; HStA Düss, NW 308/223, fol. 192-200 ; Bundesarchiv 10
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En effet, selon la LS, les gouvernements communistes à Berlin-Est et Varsovie auraient entretenu une vision « polonaise » de la Silésie et en lien avec la « lutte des classes » ainsi que les souvenirs de migrations « ordonnées », justifiant par cet argument la frontière Oder-Neisse et sacrifiant ainsi un territoire « allemand ». La HvGG et le Département d’Agitation du SED poursuivaient des objectifs strictement opposés. Conformément à leur argumentation, tous ceux qui, soit se référaient aux éléments « allemands », désavouant ainsi les éléments « polonais » et « relatifs à la lutte des classes », soit diffusaient les souvenirs de périodes violentes des migrations, étaient des « revanchards » et des « fauteurs de guerre12 ». En effet, selon la HvGG et le SED, le gouvernement ouestallemand de Bonn et les associations provinciales, en recourant à ce genre de souvenirs, travaillaient à une reconquête des territoires de l’Est. Mais cette reconquête ne serait pas possible sans une nouvelle guerre, puisqu’il était évident que la Pologne ne donnerait pas volontairement ses nouveaux territoires occidentaux. Jusqu’en 1956 environ, l’Association provinciale de Silésie était le porte-parole d’un consensus largement répandu dans la population allemande que ce soit à l’Est ou à l’Ouest, selon lequel l’expulsion était une « injustice » et la Silésie, l’ensemble des territoires de l’Est étaient « allemands » et selon lequel on ne pouvait ou ne voulait pas s’accommoder de la frontière. La rhétorique agressive avec laquelle les associations provinciales exprimaient cette position ne pouvait cependant pas être partagée par tous. Pourtant sur le fond, la grande partie de la population approuvait. Des organisations menant une politique mémorielle tapageuse se tenaient aux côtés de la LS, par exemple les autres associations provinciales ou les ministères fédéraux des expulsés et des affaires panallemandes. À l’inverse, la HvGG ne représentait qu’une opinion minoritaire bien que le Département d’Agitation du SED exerça dans l’est de l’Allemagne une pression considérable en interdisant les associations indépendantes d’expulsés en RDA et en contrôlant de plus en plus les médias. La thèse selon laquelle les migrations forcées seraient un châtiment divin, défendue par la direction de l’EKS et la GES, n’était pas très répandue en République fédérale et en RDA. Même s’il est difficile de déterminer l’ampleur de l’adhésion de la population à cette thèse, celle-ci acquit quelque importance dans la mesure où elle représentait une alternative aux formules bruyantes de propagande. La thèse du châtiment divin visait en même temps à modérer les oppositions et constituait une question charnière des discussions dans les paroisses. Un changement profond intervint dans les années 1956/1957, qui s’exprima essentiellement dans le fait que l’Association provinciale de Silésie perdit sa position Koblenz (plus loin : BArch Koblenz), B 137/1354, Gesamtdeutsches Ministerium an Jagla, 9 avril 1954 ; AdLS, Prot. BDT, 23 et 24 mars 1963, Annexe du 15 mars 1963. 12 Henryk Kaisch, « Breslau oder Wroclaw ? », Blick nach Polen, vol. 1, no 2, 1949, p. 33 ainsi que les éditions de Blick nach Polen, no 3, 1949 ; no 3, 1950 ; no 4, 1950 et no 6, 1950 ; Bundesbeauftragter für die Unterlagen der Staatssicherheit (plus loin : BStU), MfS, BV Leipzig, Allg. P, Leipzig, 3016/64, SED-Kreisleitung : Bericht über eine illegale Zusammenkunft..., 22 novembre 1951.
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dominante et une part significative de l’assurance avec laquelle elle s’était fait dans un premier temps le porte-parole d’un consensus. La force de persuasion dont la LS ainsi que les autres associations provinciales et le ministère fédéral des expulsés jouissaient au début déclina sensiblement. À l’inverse, le Département d’Agitation du SED gagna en influence. Dans le même temps, les manifestations et projets de la Société Gerlach furent davantage écoutés, que ce soit en Allemagne de l’Est ou de l’Ouest. Elle créa une nouvelle revue, les deutsch-polnische hefte, dans laquelle publièrent des auteurs d’obédiences politiques différentes. Néanmoins les organisations d’expulsés continuèrent à être très présentes dans les débats. Elles se rapprochèrent ; cela devint clair par exemple avec la création de la Fédération des expulsés (Bund der Vertriebenen) en 1958/59. À l’inverse, leurs adversaires ne présentaient pas un front uni. Ils étaient issus de presque tous les partis politiques et de secteurs de la société complètement différents (une partie de l’Église catholique et de l’Église protestante, milieux scientifiques, etc.) et critiquaient la politique des associations provinciales qui se manifestèrent. Quatre facteurs expliquent l’évolution des rapports de force que l’on peut observer entre 1956 et le milieu des années soixante. Ils apparaissent en même temps et s’imbriquent partiellement : premièrement, la pression sociale sur les débats de politique mémorielle déclina dans la mesure où, depuis le milieu des années cinquante, l’intégration économique des réfugiés et des expulsés progressa sensiblement. De ce fait de plus en plus d’expulsés ne pouvaient plus s’imaginer quitter leur nouveau lieu de résidence pour retourner vivre dans leur ancienne patrie. Deuxièmement, plus le temps passait, plus la question de la réalité des revendications ou de l’espoir d’un retour dans les territoires de l’Est se faisait pressante parce que la domination et l’implantation polonaises dans les territoires contestés devenaient chaque année plus réelles. Troisièmement, le soutien des puissances occidentales aux revendications territoriales du gouvernement fédéral déclina. En effet, face aux évolutions de la politique internationale – par exemple le « dégel » polonais de 1956 et les progrès de la déstalinisation ainsi que la deuxième crise de Berlin à partir de 1958 –, les Alliés occidentaux étaient plutôt intéressés par la détente si bien que les revendications ouest-allemandes constituèrent un problème particulier. Quatrièmement, la politique d’extermination du régime national-socialiste arrivant en force dans le débat public depuis que de nouveaux procès étaient intentés en République fédérale contre les criminels de guerre, le traitement juridique du passé allemand, qui avait commencé avec le procès des groupes d’intervention (Einsatzgruppen) à Ulm en 1958, atteignit son point d’orgue en 1963-1965 avec le procès d’Auschwitz à Francfort/Main. La fuite et l’expulsion apparurent alors plus clairement dans la conscience de l’opinion publique comme une conséquence de la guerre. La thèse défendue par les associations provinciales selon laquelle la migration des Allemands était une « injustice » fut ainsi relativisée.
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Les changements de rapports de force provoqués par ces facteurs furent sensibles : la HvGG comme le Département d’Agitation du SED ne gagnèrent pas autant d’influence que la LS et les autres associations provinciales suivies de près par les ministères fédéraux n’en perdirent. En effet, les adversaires continuèrent de débattre avec virulence et leurs positions se raidissant, ils furent en but au désintérêt croissant de la société allemande pour les débats portant sur la politique mémorielle. Parallèlement, on observait l’apparition de divergences dans les positions relatives à l’Ostpolitik parmi les expulsés comme au sein de la population établie depuis longtemps à l’Est et à l’Ouest. L’attitude dure et sans compromis adoptée face aux Polonais, d’abord largement répandue, évolua, du moins dans une partie de la population, qui ne refusait plus en bloc la recherche d’une compensation politique avec les voisins de l’Est13. Cependant, alors que des pans toujours plus importants de la population allemande se désintéressaient des controverses liées à la politique mémorielle, la thématique de l’expulsion continua pourtant à être « étudiée » par des organisations comme les associations provinciales et le Département d’Agitation du SED, qui – comme cela a été déjà dit - politisaient la mémoire en utilisant des extraits de l’histoire comme argument dans le litige frontalier. Entre 1956 et le milieu des années soixante, alors que la politisation croissante de la mémoire provoquait le déclin de l’intérêt de la population pour les controverses liées à la politique mémorielle, inversement ce même désintérêt laissait de plus en plus le champ libre à ceux qui les politisaient. Parallèlement à cela, l’uniformisation des souvenirs progressa. En effet, en RDA, le SED censurait la presse et la radio-télévision de manière de plus en plus méticuleuse. En outre, la police réprimait désormais avec efficacité les associations d’expulsés en Allemagne de l’Est. En République fédérale, le paysage mémoriel fut unifié grâce à l’action du gouvernement qui soutenait, jusque dans les années soixante, principalement le travail des organisations d’expulsés. Celles-ci utilisèrent, pour leur part, ce soutien financier pour des projets (expositions, livres, etc.) qui s’inscrivaient uniquement dans leur vision de la politique mémorielle. Cette uniformisation fut aussi couronnée de succès parce qu’en République fédérale, personne ne venait concurrencer les organisations en question dans la représentation des expulsés et de leur « patrie » (Heimat). En outre, elles étaient, à ce titre, constamment interpellées par le gouvernement bien que l’Association provinciale de Silésie par exemple ne comptât en réalité parmi ses membres que 4 % des anciens habitants de la Silésie14. Leur politisation progressa en même temps que l’uniformisation de la mémoire puisque ce n’étaient pas n’importe quelles organisations qui imposaient leur vision des souvenirs, mais précisément celles qui utilisaient respectivement une mémoire sélective, notamment dans le débat sur la frontière Oder-Neisse. Comme tous les éléments 13 Christian Lotz, Deutung des Verlusts, op. cit., p. 204-208, 211-212, 221-225 ; cf. aussi Elisabeth Noelle (éd.), Jahrbuch der öffentlichen Meinung 1958-1964, Allensbach, Verlag für Demoskopie, 1965, p. 505 et 571 ; id. (éd.), Jahrbuch der öffentlichen Meinung 1965-1967, Allensbach, Verlag für Demoskopie, 1968, p. 410 sq. 14 AdLS, Prot. BDT, 14 juin 1958.
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mémoriels qui se référaient à l’histoire « allemande » de la Silésie et aux souffrances de l’expulsion étaient utilisés par la LS et les autres associations provinciales comme un argument contre la frontière Oder-Neisse, et que tous les éléments qui exprimaient les souvenirs de l’histoire « polonaise » ou de la lutte des classes dans les territoires de l’Est ainsi que les souvenirs des migrations ordonnées, furent utilisés par la HvGG comme argument en faveur de la frontière, le paysage mémoriel, au début diversifié se polarisa. De plus, à long terme, la LS et la HvGG ainsi que leurs partenaires – pour des raisons opposées de politique est-allemande – arrivèrent, en matière de politique mémorielle, à la situation suivante : chaque prise de parole qui touchait de près ou de loin aux migrations forcées et à l’histoire de la Silésie, voire des territoires de l’Est, devenait un argument pour ou contre la frontière, à moins que son auteur – et au fil du temps avec une énergie argumentative de plus en plus grande - ne prît explicitement ses distances par rapport à une telle politisation. C’est pourquoi il y eut une alliance involontaire entre le SED et les associations provinciales qui, avec des intentions différentes, politisèrent de plus en plus fortement la question de l’expulsion et des territoires de l’Est. Comme on put le voir au cours des années suivantes, cette politisation eut pour conséquence la disparition progressive de cette mémoire du débat public. Comme la revendication d’une révision de la frontière subit une pression de plus en plus forte entre 1956 et le milieu des années soixante du fait du climat de détente internationale et de l’intégration économique, la mémoire de l’histoire « allemande » de ces territoires fut également soumise à la pression. En effet, les associations provinciales persistèrent à utiliser les souvenirs « allemands » comme argument contre la frontière OderNeisse. La même chose ou presque survint avec le souvenir de l’expulsion en tant qu’expérience douloureuse et « injustice » qui aurait été infligée aux Allemands. C’était l’interprétation systématiquement présentée par les associations provinciales afin d’obtenir des réparations – c’est-à-dire une révision de la frontière et un retour dans les territoires de l’Est. Au moment où la revendication d’une révision de la frontière subissait le feu de la critique, le souvenir des souffrances subies par les expulsés allemands suscitait également un scepticisme croissant. En outre, depuis 1958 environ, les souffrances des Allemands furent significativement relativisées d’une part par les procès en cours - comme cela a déjà été rappelé - et d’autre part par les recherches juridiques et historiques portant sur le régime national-socialiste, qui éclairèrent la population sur les souffrances que les Allemands eux-mêmes avaient infligées à d’autres peuples pendant la Seconde Guerre mondiale15. Étant donné que les souvenirs d’une histoire « allemande » à l’est pouvaient être utilisés par la LS comme argument contre la frontière Oder-Neisse et que la HvGG les combattait 15 Norbert Frei, Vergangenheitspolitik. Die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Munich, Beck, 1996 ; Annette Weinke, Die Verfolgung von NS-Tätern im geteilten Deutschland. Vergangenheitsbewältigungen 1949-1969, eine deutsch-deutsche Beziehungsgeschichte im kalten Krieg, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2002.
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en les qualifiant de propagande révisionniste, l’intérêt du grand public pour l’histoire allemande en Europe centrale et orientale diminuait au fur et à mesure que l’acceptation de la frontière Oder-Neisse progressait. Ceci ne signifiait pas pour autant qu’une partie croissante de la population approuvait la thèse de l’histoire « polonaise » ou de la lutte des classes des territoires de l’Est telle que la HvGG et la Direction de l’Agitation du SED la défendaient. En effet, cette thèse s’écartait de manière trop évidente de l’expérience de la majorité des réfugiés et expulsés. Ce désintérêt ne s’accompagnait pas non plus nécessairement d’une modification des souvenirs dans le cercle familial et relationnel. On peut même supposer que la culture mémorielle a à peine changé dans la sphère privée. Au plus tard au milieu des années soixante, il apparut que les mêmes organisations ne pouvaient ni conquérir, ni affirmer leur mainmise sur l’interprétation de l’histoire de l’expulsion et sur l’interprétation de l’histoire de la Silésie, voire des territoires de l’Est, car cette interprétation, tant sur le plan événementiel que territorial, avait évolué séparément. D’une part, un large consensus se fit jour à l’Est comme à l’Ouest pour dire que la Seconde Guerre mondiale provoquée par l’Allemagne devait être considérée comme la cause essentielle de la fuite et de l’expulsion. C’est pourquoi les organisations d’expulsés se retrouvèrent sur la défensive pour présenter leur thèse. D’autre part, comme il n’y eut pas d’accord sur l’interprétation de l’histoire de la Silésie, donc du territoire litigieux et comme le public montrait de moins en moins d’intérêt pour l’histoire de la Silésie, les associations provinciales en Allemagne de l’Ouest parvinrent à occuper le terrain de l’histoire de la Silésie et des territoires de l’Est en imposant leur perspective, c’est-à-dire la vision « allemande ». À l’inverse, la Société Gerlach et le Département d’Agitation du SED en RDA occupèrent le terrain de l’histoire des territoires dans une perspective polonaise et de lutte des classes. Après 1945, dans l’Allemagne divisée, le souvenir de l’histoire de la Silésie et des territoires perdus de l’Est ainsi que le souvenir de la fuite et de l’expulsion des Allemands avaient donc été débattus avec virulence. Pendant que, au niveau étatique, les « lignes de front » relatives à la politique mémorielle opposaient les administrations de la République fédérale et de la RDA, on a pu voir qu’au niveau social, il n’y avait pas de différences des deux côtés du rideau de fer. La société allemande était plutôt « divisée » sur le plan de la politique mémorielle entre les partisans et les adversaires des interprétations concurrentes. Les partisans et adversaires de la frontière Oder-Neisse utilisaient respectivement, en particulier dans le débat sur la délimitation de la frontière, des extraits de la riche histoire silésienne qui pouvaient être utilisés comme argument dans le litige frontalier, tandis qu’ils négligeaient d’autres aspects. C’est pourquoi on peut dire que ni en RDA ni en RFA le souvenir de l’histoire de la Silésie et des expulsions n’ait été « tabou ». Des extraits isolés de l’histoire furent plutôt mis en avant de manière ciblée et d’autres négligés
Politique mémorielle dans l’Allemagne divisée
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intentionnellement. Cette manipulation de la mémoire servant d’argument dans le litige frontalier, le souvenir en était ainsi significativement politisé. Après que, jusqu’au milieu des années cinquante, l’Association provinciale de Silésie et les autres organisations d’expulsés avaient eu la mainmise sur cette mémoire, les rapports de force n’évoluèrent dans les débats qu’entre 1956 et le milieu des années soixante. Comme nous l’avons démontré, cela renvoie essentiellement à quatre causes : premièrement, la pression sociale sur les débats relatifs à la politique mémorielle déclina au fur et à mesure que les réfugiés et les expulsés s’intégrèrent économiquement en RDA et en République fédérale. Deuxièmement, la domination polonaise dans les territoires perdus apparut au fil du temps de plus en plus naturelle. Troisièmement, le « dégel » en Pologne et l’intérêt des grandes puissances pour une détente internationale réduisit la revendication du gouvernement fédéral relative à la révision de la frontière à une question marginale. Quatrièmement, les procès intentés contre les criminels nazis jetèrent une nouvelle lumière sur la politique allemande d’occupation en particulier dans l’est de l’Europe, ce qui mit davantage l’accent sur l’histoire antérieure à la fuite et l’expulsion. Ainsi cette évolution des rapports de force conduisit les organisations d’expulsés à la perte de leur suprématie en matière de mémoire. Cependant la Société Gerlach et le Département d’Agitation du SED ne purent pas pour autant gagner en influence, dans les mêmes proportions, parce qu’une part croissante de la population allemande, à l’Est comme à l’Ouest, se désintéressait des débats de politique mémorielle. Pourtant, comme la question frontalière restait très fortement liée aux débats de politique mémorielle, le souvenir de l’histoire « allemande » de l’est de l’Europe se déplaça à droite sur l’échiquier politique, voire à l’extrême-droite, pendant que la revendication d’une révision de la frontière devenait, elle aussi, une revendication portée de plus en plus en Allemagne de l’Ouest par les partis conservateurs. Traduit de l’allemand par Florence Lelait
LA SILÉSIE ALLEMANDE : ENTRE LE « BAGAGE INVISIBLE » ET LA MÉMOIRE RECONSTRUITE
Florence LELAIT (CIRCE) La Silésie n’est pas seulement présente dans la mémoire de ceux qui y vivent depuis leur installation après la Seconde Guerre mondiale, mais aussi dans la mémoire de ceux qui ont dû la quitter. Parmi eux, les Allemands qui ont fui la région face à l’avancée de l’Armée rouge et qui ont été expulsés de la région en 1945 (Fig. 28-29), alors que celle-ci passait sous contrôle soviétique, puis polonais, et qui ont en grande partie trouvé refuge en Allemagne de l’Ouest. Tout comme leurs compatriotes des autres territoires orientaux, ils créèrent rapidement des associations pour défendre leurs intérêts : l’Association provinciale de Silésie (Landsmannschaft Schlesien, LS) et l’Association provinciale des HautsSilésiens (Landsmannschaft der Oberschlesier). Parmi les multiples activités développées par ces organisations d’expulsés, la culture tient un rôle important en ce qu’elle maintient intrinsèquement le lien de l’individu avec la Heimat, cette terre natale perdue, notamment dans l’Association provinciale de Silésie. C’est pourquoi nous nous concentrerons sur celle-ci, qui est aussi la plus significative des deux en termes de nombre d’adhérents et de retentissement politique. L’Association entretient la mémoire de la Silésie non seulement vis-à-vis de ses membres, mais aussi du reste de la population allemande ; elle en sauvegarde le patrimoine. Les actions de l’association s’inscrivent ainsi dans le cadre du paragraphe 96 de la loi du 19 mai 1953 sur les expulsés, à savoir la préservation du patrimoine culturel, sa promotion et le soutien à la création, ce qui lui permet de se voir accorder des subventions publiques pour financer certaines de ses actions. La politique culturelle constitue un élément de la stratégie politique de l’Association qui revendique le retour des Allemands en Silésie : l’image de la Silésie qu’elle a forgée est aussi une question identitaire et politique. Depuis sa création en 1950, elle a adopté deux orientations différentes, tantôt une politique qui pourrait être qualifiée d’élitiste et qui se concentre sur la culture silésienne telle qu’elle est reconnue nationalement, voire internationalement, tantôt une politique reposant essentiellement sur les arts et traditions
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populaires. Chacune contribue à cette stratégie1 et correspond à un type de mémoire spécifique. Autant la culture « élitiste » correspond à une mémoire collective, qui relève, selon Maurice Halbwachs2, de la mémoire « extérieure », « sociale », « historique », et correspond donc à la (re)constitution du bagage culturel que tout Silésien est supposé posséder, autant la culture « populaire » est avant tout celle de la mémoire individuelle des adhérents de l’association, celle de ce « bagage invisible » que les expulsés allemands ont emporté avec eux3. Elle entretient ainsi la nostalgie du pays perdu, moteur essentiel de l’adhésion des membres à une action politique d’envergure. Nous nous interrogerons sur la validité de cette mémoire collective, de cette reconstruction de la Silésie et l’utilisation qui est faite de la mémoire individuelle des adhérents. Nous essaierons de comprendre l’articulation qui existe entre cette mémoire collective et officielle dictée par le discours associatif et la mémoire individuelle de ses adhérents. La construction d’une mémoire collective Une histoire régionale empreinte de germanité Un des enjeux politiques de l’Association provinciale de Silésie a d’abord été de contrer la propagande polonaise qui présentait la Silésie comme un « territoire recouvré » (ziemie odzyskane), c’est-à-dire une terre originellement slave. Elle a donc rapidement proposé une vision globale de l’histoire de la Silésie qui lui permette de prouver le caractère profondément germanique de cette région. Ainsi, elle s’est employée à démontrer que la Silésie peut revendiquer 700, voire 800 ans d’histoire allemande, véritable leitmotiv dans les discours prononcés par les dirigeants associatifs lors des grands rassemblements4. Ils se réfèrent en cela, soit au processus de colonisation initié par les Piast Boleslas et Mieszko, soit au traité de Trencin signé en 1335, voire aux deux. Un des arguments décisifs avancés Pour plus d’informations sur les outils de cette politique culturelle, voir Florence Lelait, Un « nationalisme » des réfugiés en République fédérale d’Allemagne ? L’exemple de l’Association provinciale de Silésie et de l’Association provinciale des Hauts-Silésiens, thèse soutenue à l’université Nancy 2, 2002. 2 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, édition critique établie par Gérard Namer, Paris, Albin Michel (Bibliothèque de « L’Évolution de l’humanité »), éd. revue et augmentée 1997. 3 L’exposition « Erzwungene Wege » (Chemins forcés) organisée à Berlin en 2006 par le Centre contre les expulsions illustrait notamment ce bagage invisible par les objets suivants : costumes traditionnels, partitions ou textes de chants régionaux, meubles, photos de famille, romans, clés, pancartes, drapeaux, vaisselles, photos, pierres, jeux, décorations, programmes de représentation théâtrales, vêtements et objets de la vie quotidienne (réveil, moulins à café…). 4 Mentionné dans les discours prononcés, pour la LS, par les présidents de l’association Walther Rinke en 1954, puis Herbert Hupka en 1969, 1973, 1979, 1993, 1997 et 1999. Il apparaît aussi dans des articles publiés dans les programmes des rassemblements de la LS en 1961 dans un article de Ludwig Petry, en 1971, et en 1973 dans des articles rédigés par Gerhard Webersinn. Mais on peut considérer que le texte fondateur qui fixe l’argumentation développée par la LS en la matière est l’exposé de l’ancien ambassadeur Herbert von Dirksen lors de l’assemblée générale du 13 octobre 1950 pendant le rassemblement de Cologne ( « Die Bedeutung Schlesiens im gesamteuropäischen Rahmen » ; Archives fédérales, B 136/1412) et Die Landschaft Schlesien, brochure publiée par W. Steller en 1956 pour le compte du groupe régional du Schleswig-Holstein, dans lequel il est en charge des affaires culturelles. 1
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est que la Silésie faisait alors partie du Saint Empire romain, que l’on n’appelait pas encore germanique. Mais si l’on s’en tient à la thèse des 700 ans d’histoire allemande en 1954, soit depuis 1254, il convient de noter que la Silésie est alors encore dominée par les Piast, même si ceux-ci sont largement tournés vers le monde germanique depuis le retour de Boleslas le Long et de son frère Mieszko de leur exil en Thuringe. Les dirigeants de la LS se laissent donc volontiers aller à une représentation rapide et sommaire de l’histoire régionale. Certains adhérents, voire des dirigeants vont même jusqu’à revendiquer mille ans d’histoire allemande, mais cette thèse repose en grande partie sur les écrits contestés et contestables de Walther Steller5. Ceci permet, à leurs yeux, d’anéantir toutes les thèses qui font de la Silésie une région slave avant d’être germanique, ou même allemande. Ceux qui revendiquent 700, voire mille ans d’histoire allemande en Silésie reconnaissent toutefois implicitement son peuplement slave initial. Ils affirment alors la supériorité allemande en indiquant que ce sont précisément les Allemands, qui, par la colonisation, ont fait de la région ce qu’elle est devenue. La LS offre donc d’emblée une vision partiale et partielle de l’histoire de la Silésie. En parlant de 700, de 800, voire de 1 000 ans d’histoire allemande, elle se réfère en réalité implicitement à l’idée de nation allemande, à la communauté culturelle et politique que constitue le peuple allemand. Elle occulte le peuplement slave originel et la présence des Polonais en Haute-Silésie jusqu’avant 1945. La Silésie a, en effet, d’abord été dominée par les Piast, une dynastie polonaise, puis par le royaume de Bohême et les Habsbourg, pour enfin devenir prussienne au XVIIIe siècle et faire, dès lors, partie du Reich à sa fondation en 1871. Il apparaît donc réducteur de résumer ces différentes périodes à « 700 ans d’histoire allemande ». L’Allemagne n’existant pas en tant qu’État-nation avant 1871, si tant est que les frontières politiques de l’État aient pu alors correspondre aux frontières culturelles de la nation allemande, il n’est pas possible d’utiliser cette référence pour les périodes antérieures. Herbert Hupka, grande figure de l’Association qu’il présida de 1968 à 2000, récuse pourtant encore cette périodisation le 11 juillet 1999 lors du rassemblement de Nuremberg6. Les Silésiens essaient de remonter le plus loin possible dans le temps pour prouver que leur Heimat a toujours été allemande. La peur, au fil du temps, de voir la Silésie rester définitivement polonaise les conduit à donner une image simplifiée de l’histoire de leur région d’origine. De nombreuses expertises, dont une établie par la Deutsche Forschungsgemeinschaft, mettent en cause le caractère scientifique de ses études ainsi que son honnêteté intellectuelle et font allusion à ses activités sous le régime national-socialiste. Certains universitaires comme l’historien Gotthold Rhode, professeur à Mayence et spécialiste des territoires de l’Est, écrivent à la Fédération des expulsés (Bund der Vertriebenen), ou s’adressent directement à la Chancellerie, comme le fait A. Erler, professeur de droit de l’université de Francfort/Main, s’inquiétant du danger politique que la diffusion de tels écrits pourrait représenter (Archives fédérales, B 234/26 et B 136/6791). 6 Bekenntnis zu Schlesien 50 Jahre Landsmannschaft Schlesien. Deutschlandtreffen der Schlesier 1999 Reden – Bilder – Schlesierschild, Landsmannschaft Schlesien – Nieder- und Oberschlesien, Königswinter, [s.d.], p. 52. 5
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Outre cette théorie générale véhiculée depuis des décennies, l’Association provinciale de Silésie sélectionne dans l’histoire régionale quelques événements majeurs destinés à affirmer l’identité allemande de la Silésie, chacun d’entre eux étant appelé à démontrer la solidarité de la région face à l’adversité, moteur d’une certaine unité et d’une communauté de destin. Ils deviennent constitutifs de cette mémoire collective que l’Association s’emploie à construire au fil des années. Deux remontent au Moyen Âge, époque où les nations au sens moderne n’existaient pas encore : il s’agit de la bataille de Wahlstatt et du traité de Trencin. La bataille de Wahlstatt se déroula en 1241 près de Liegnitz (BasseSilésie). Elle est présentée comme un acte héroïque des Silésiens, derniers remparts face à l’ennemi tatar venu d’Orient. Wahlstatt est considéré comme un catalyseur de la nouvelle unité régionale. Cette représentation contribue à créer le mythe d’une Silésie germanique, fer de lance de l’Allemagne dans les marches de l’Est alors que la germanité elle-même était en danger. Le traité de Trencin (1335) fait aussi l’objet de toutes les attentions car il marque l’entrée définitive de la Silésie dans le monde germanique. En effet, la Pologne cède alors volontairement la région à la Bohême, la « frontière germano-polonaise » se trouvant définitivement fixée pour plusieurs siècles. L’Association offre ainsi, encore une fois, une vision simplificatrice de l’histoire puisque la Silésie passe sous la domination du royaume de Bohême à cette date. Or si la Bohême fait effectivement partie du Saint Empire, on ne peut toutefois pas la considérer comme une terre germanique. Deux événements liés à l’éveil des nations et au processus de constitution nationale sont également retenus, l’Appel de Breslau et le plébiscite de 1921. L’appel lancé à Breslau en 1813 par le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III est présenté comme un acte de résistance dont les Silésiens ont pris l’initiative pour combattre les troupes napoléoniennes. C’est aussi le moyen de montrer l’attachement et la fidélité de la Silésie à la Prusse qui venait de la conquérir lors d’un conflit l’opposant à l’Autriche, conflit appelé guerres silésiennes. Mais l’événement qui constitue de loin le point d’orgue de cette affirmation identitaire est le plébiscite de mars 1921, à l’occasion duquel les habitants de la région frontalière en Haute-Silésie durent choisir entre l’Allemagne et la Pologne. Celui-ci a en effet été vécu et reste en mémoire comme un véritable traumatisme pour les Silésiens, transmis de génération en génération notamment par l’intermédiaire des associations provinciales qui en perpétuent le souvenir lors d’une commémoration annuelle plus ou moins formelle tant au niveau fédéral et régional que dans tous leurs groupes locaux. Ce plébiscite a également fait l’objet de plusieurs publications qui soulignent son importance dans le patrimoine historique des Silésiens comme Das Erlebnis der oberschlesischen Volksabstimmung (Le résultat du plébiscite haut-silésien) par Karl Schodrok (1951) et Fünfzig Jahre Abstimmung Oberschlesien : 20. März 1921- 20. März 1971 (Cinquantenaire du plébiscite de Haute-Silésie : 20 mars 1921 – 20 mars 1971) d’Alfred Carl Groeger (1971). C’est d’abord l’occasion de rappeler que la façon dont les résultats du plébiscite ont été pris en compte et la partition régionale qui en a résulté constituent une injustice flagrante
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faite aux Silésiens. La LS dénonce l’attitude partiale des Français et de la Société des Nations ainsi que le « rapt économique » que représente à ses yeux l’attribution des espaces miniers à la Pologne. C’est aussi l’affirmation de la germanité de la Silésie et de la prise de conscience politique de ses habitants. La bataille du mont Sainte-Anne par exemple est un événement symbolique qui leur permet de cristalliser la lutte contre l’ennemi polonais et l’affirmation de l’identité allemande de la Silésie. Les grandes figures silésiennes au service d’une politique Au-delà de ces éléments fondateurs de l’histoire silésienne, l’Association souligne l’identité allemande de la Silésie par la promotion d’une multitude de personnalités de premier plan originaires de la région ou y ayant travaillé, voire qui l’ont mise en scène dans leur œuvre s’ils sont artistes. L’association retient notamment les grandes figures qui sont également reconnues à l’échelle nationale et internationale et développe le savoir de ses adhérents sur ces personnalités par l’intermédiaire de publications ou de conférences. L’association a ainsi constitué un panthéon silésien exclusivement allemand. Parmi ses figures les plus emblématiques, on compte notamment les écrivains Jacob Böhme (15751624), Eichendorff (1788-1857), Gerhart Hauptmann (1862-1946), Carl Hauptmann (1858-1921), Carl von Holtei (1798-1880), Max Herrmann-Neisse (1886-1941), le sulfureux Hermann Stehr (1864-1940), ou bien encore Heinz Piontek (1925-2003) ainsi que les écrivains contemporains Ernst Schenke (1896-1982) et Ruth Hoffmann (18931974). En revanche, les autres arts majeurs sont moins représentés. Seuls les peintres Otto Mueller (1874- 1930) et August Kopisch (1799-1853) et le compositeur Alexander Ecklebe (1904-1983), le cabarettiste Werner Finck (1902-1978) et le critique théâtral Alfred Kerr (1867-1948) y figurent. L’éventail des personnalités choisies reste cependant assez limité. Les groupes locaux se contentent généralement des très grandes figures ou de personnes susceptibles d’être invitées comme l’écrivain Erle Bach (1927-1996). Les écrivains les plus prisés par les groupes locaux sont en particulier Gerhart Hauptmann, Eichendorff, Paul Keller (18731932), Ernst Schenke, Carl von Holtei, Gustav Freytag (1816-1895), Hermann Stehr, Carl Hauptmann. Tous ont évidemment en commun d’être nés en Silésie ; c’est ce qui suscite l’intérêt premier des responsables associatifs et par voie de conséquence des adhérents. Mais si ces auteurs font l’objet de toutes les attentions, c’est avant tout parce qu’ils ont évoqué dans leur œuvre, ou du moins dans certains de leurs ouvrages, la Silésie, ses paysages, ses habitants, ses coutumes et ses dialectes. Gerhart Hauptmann est souvent mis à l’honneur en raison de la « silésianité » de ses œuvres, notamment dans la pièce Les Tisserands (1892) écrite en partie en dialecte ; il a en outre l’avantage d’être connu du grand public puisqu’il a reçu le prix Nobel de littérature en 1912. Eichendorff, né en 1788 au château de Lubowitz (Haute-Silésie), a aussi les faveurs des adhérents car certains de ses poèmes en font le chantre par excellence de la Silésie ; il est par ailleurs nationalement et internationalement reconnu comme l’un des grands auteurs
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du romantisme allemand. Les groupes locaux organisent régulièrement des conférences à son sujet. Les chansons que sa poésie a inspirées, comme « Wem Gott will rechte Gunst erweisen », « In einem kühlen Grunde », sont régulièrement interprétées dans les réunions consacrées à la chanson populaire silésienne. Ses poèmes sont utilisés en toute occasion, à Noël, à Pâques et le Jour de la Heimat7. On note que les poètes baroques silésiens ne sont que très peu représentés dans la programmation des groupes locaux alors que l’école silésienne baroque est un épisode très important de l’histoire littéraire allemande et qu’elle pourrait être avantageusement présentée comme un élément qui a contribué à forger l’identité nationale allemande. Ce déficit est sans doute à mettre sur le compte de l’accès difficile aux textes à cause de la langue. Aussi seuls Angelus Silesius (1624-1677) et Martin Opitz (1597-1638) trouvent grâce aux yeux de l’association. Mais l’absence la plus flagrante concerne Horst Bienek (1930-1990) qui, hormis les frères Hauptmann, Eichendorff ou G. Freytag, est sans aucun doute actuellement l’écrivain silésien le plus connu grâce à sa « Tétralogie de Gleiwitz »8. Cet auteur contemporain est en réalité très critiqué tant par la direction que par les adhérents de l’association. Hupka par exemple lui reproche de ne pas avoir su capter l’atmosphère de l’époque, de reconstituer la vie à Gleiwitz de manière tout à fait artificielle et de sombrer parfois dans le kitsch. Tous déplorent ses erreurs historiques9. Certains lui reprochent de minimiser la violence de l’expulsion et son traumatisme10. Au final, on constate que les groupes locaux se replient avant tout sur des sujets rebattus. Ils ne s’intéressent pas aux lauréats du Prix culturel de Silésie11 qui ne récompense pas seulement des écrivains, mais aussi des musiciens (tels Günter Bialas, 1907-1995 ; Gerhard Schwarz, 1902-1995), des peintres (Alexander Camaro, 1901-1992 ; Hans Jatzlau, né en 1926 ; Lothar Quinte, 1923-2000) et des sculpteurs (tels Herbert Volwahsen, 1906-1988 ; Karl Heinz Goedtke, 1915-1995). En outre, ils ignorent complètement les lauréats de nationalité polonaise comme les écrivains Tadeusz Różewicz (né en 1926), Olga Tokarczuk (née en 1962) ou le compositeur Henryk Mikołaj Górecki (né en 1933). Le Prix propose donc pour sa part une sélection très variée de la création
Journée de septembre consacrée chaque année depuis 1950 au souvenir des anciens territoires allemands de l’Est. 8 Voir l’article de Lucrèce Friess p. 233-247 dans ce même volume (NdE). 9 Herbert Hupka. « Die erste Polka », Kulturpolitische Korrespondenz, date inconnue ; Herbert Hupka, « Septemberlicht », Kulturpolitische Korrespondenz, 5 décembre 1977. 10 Theo Jantosch et Alfred Theisen, « Dokumentation eines geteilten Identitätsbewußtseins. Anmerkungen zum ZDF-Film « Gleiwitzer Kindheit » mit Horst Bienek », Schlesische Nachrichten, n° 10, 1987, p. 13. 11 Ce prix est décerné chaque année depuis 1977 à un artiste dont l’œuvre est en lien avec la Silésie à l’initiative de l’Association provinciale de Silésie en collaboration avec le Land qui la parraine, la Basse-Saxe. L’Association provinciale de Silésie a été écartée du jury dès 1991. Celui-ci comprend dorénavant des Polonais ; le prix est maintenant décerné aussi bien à des artistes polonais qu’à des artistes allemands, ainsi qu’à des scientifiques ou des photographes. La cérémonie de remise des prix se déroule alternativement en BasseSaxe et en Silésie. 7
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silésienne contemporaine, que les groupes locaux de l’Association provinciale de Silésie pourraient présenter aux adhérents au cours de leurs réunions. En ignorant ces nouveaux créateurs, l’Association provinciale de Silésie et ses groupes locaux figent le patrimoine culturel de la Silésie, ne retenant au final de la période contemporaine que les auteurs comme Erle Bach qui, utilisant le dialecte dans l’écriture, ont un fort pouvoir d’évocation et de nostalgie. L’association reste sur des « valeurs sûres » de la culture régionale déjà connues de ses adhérents dont la moyenne d’âge est, il est vrai, relativement élevée. La LS, que ce soit au niveau fédéral, régional ou local, ne ressent de manière générale aucun intérêt pour les écrivains polonais qui ont grandi ou écrit sur la Silésie au XIXe siècle à l’instar de Karol Miarka (1825-1882), Josef Lompa (1797-1863), Juliusz Ligon (1823-1889), Konstanty Damrot (1841-1895), Nikodem Jaron (1881-1922) ou Norbert Bonczyk (1837-1893). Ils ne s’intéressent pas davantage aux écrivains allemands qui prennent en considération la « polonité » de la Haute-Silésie, comme Max Ring (18171901), Elisabeth Grabowski (née en 1926), Robert Kurpiun (1869-1943), Wilhelm Wirbitzky (1885-1964)12. On peut certes avancer que la plupart de ces auteurs ne voient pas leurs œuvres traduites en allemand, mais l’Association provinciale de Silésie compte dans ses rangs des adhérents bilingues qui pourraient rendre compte de leurs œuvres et expliquer dans quelle mesure et comment la Silésie y apparaît. Mais ceci constituerait l’aveu qu’un Polonais peut être silésien, ce qui irait à l’encontre des convictions défendues par l’Association. Les expulsés silésiens rejettent ainsi la « polonité » de la Silésie contemporaine tout comme ils nient le caractère slave des Silésiens d’autrefois. Ils ne prennent en considération que les éléments qui leur permettent d’affirmer, voire de prouver, à quel point la Silésie était et reste ancrée dans le monde germanique. Ils donnent finalement une image figée, nationale, voire nationaliste, de leur région d’origine, qui reste un alibi, un prétexte au soutien de leur cause politique. L’Association provinciale fait de la Silésie un simple objet de musée à admirer. Celle-ci n’est plus qu’un paradis perdu, qu’un mythe, une terra incognita de la mémoire collective que l’Association tente vainement de ressusciter. L’Association met l’accent sur les événements qui démontrent l’attachement de la Silésie à l’Allemagne, ce qui légitime les revendications des associations provinciales silésiennes au nom des Silésiens face au gouvernement et à l’opinion publique allemands, voire aux gouvernements étrangers. Elle construit ainsi une identité collective qui gomme toute polonité de l’identité silésienne, créant une identité culturelle particulière.
12 Grażyna Szewczyk, « Zum Heimatverständnis oberschlesischer Autoren im 19. und 20. Jahrhundert », in Hubert Orlowsky (dir.), Heimat und Heimatliteratur in Vergangenheit und Gegenwart, Poznań, Wydawnictwo New Ton, 1993.
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Des éléments de la mémoire individuelle au service de la mémoire collective La germanité de la Silésie est renforcée par la nostalgie que cultive l’Association provinciale de Silésie chez ses membres en faisant appel à leur mémoire individuelle et en promouvant les arts et traditions populaires silésiens, moyen de recréer l’environnement familier, voire familial, qu’ils ont connu dans leur enfance. La célébration des fêtes religieuses ou populaires importantes en Silésie marque fortement le calendrier des rencontres associatives au niveau local. Un des événements de l’année par exemple est la Sainte-Barbe fêtée le 4 décembre. Sainte Barbe, particulièrement importante pour les Hauts-Silésiens puisqu’elle est la patronne des mineurs, reflète leur identité régionale en concentrant à la fois l’image du travail, la religion catholique et la fête populaire traditionnelle. De même, la fête d’action de grâce pour la récolte, à l’automne, rappelle le caractère profondément rural de la région. Mais on assiste en réalité à une uniformisation des manifestations traditionnelles qui sont de plus en plus artificielles. Les adhérents tentent de recréer l’ambiance d’autrefois dans des lieux tout à fait exotiques pour ce type de célébration (salles des fêtes, restaurants…). Ces manifestations restent cependant l’épine dorsale des activités de ces groupes locaux. Un autre élément constitutif de la culture régionale réside dans les chansons populaires qui scandent les réunions des groupes locaux, lesquels y consacrent parfois l’intégralité d’une réunion. Parmi les chants les plus prisés, outre ceux tirés des poèmes de Eichendorff, on retrouve « Mein Schlesierland, mein Heimatland » (La Silésie, ma patrie), « Heimat Schlesien » (Silésie ma patrie), « Du oberschlesische Heimat » (Toi ma patrie haute-silésienne), « Nach der Heimat möcht ich wieder » (Je voudrais retourner sur ma terre natale), « Die alte Heimat » (La vieille patrie). Le chant acquiert cependant le statut d’objet culturel parfois ressuscité et perd celui de souvenir personnel qui serait partagé avec le reste de la communauté. Le chant populaire fait l’objet d’une certaine intellectualisation et n’appartient plus au patrimoine individuel de chacun. Enfin, le dialecte fonctionne également comme un lieu de mémoire même s’il occupe une position paradoxale. En effet, nombre de réunions - conférences ou animations composées entre autres de poèmes et de chants - lui sont consacrées, mais peu de Silésiens le parlent entre eux. Pendant les réunions, les personnes présentes parlent l’allemand standard même si l’on peut entendre ici ou là des expressions dialectales. Tout cela n’échappe pas à une certaine artificialité. En effet, certaines des personnes qui animent ces réunions ne parlaient pas même un des dialectes régionaux à l’époque où elles habitaient en Silésie. Le dialecte faisant partie intégrante de ce paradis perdu, certaines personnes essaient de le ressusciter en apprenant, à l’âge de la retraite, le dialecte entendu dans leur enfance. La mémoire individuelle s’appuie donc ici également sur une reconstruction du passé, des éléments extérieurs au souvenir personnel de l’individu, des éléments de la mémoire collective, de la mémoire sociale.
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Dans ces circonstances, on peut presque parler de « revivalisme culturel »13, c’est-à-dire de la renaissance d’un phénomène ou événement culturel oublié. L’Association provinciale thématise tout ce qui apparaît comme constitutif de la « silésianité », mais ses adhérents, de toute évidence, ne le vivent plus au quotidien. Ils perdent en spontanéité, intellectualisent et déshumanisent presque cette culture silésienne qu’ils veulent pourtant garder vivante, tout en essayant de retrouver un peu de cette Heimat perdue dans le refuge de la langue. Changement de paradigme dans la politique de mémoire de l’Association provinciale de Silésie Cette identité culturelle forgée depuis 1950 constitue un des éléments de base de l’argumentaire politique développé par l’Association provinciale de Silésie face à ses interlocuteurs politiques. Toutefois, la politique culturelle a évolué depuis 1989, puisque les Allemands de Silésie réfugiés à l’Ouest peuvent de nouveau retourner librement sur leur terre natale passée pous administration polonaise en 1945 tandis que l’Association qui les représente réclame toujours son retour à l’Allemagne. Cette nouvelle liberté fait basculer les actions mémorielles menées par l’Association, que ce soit au niveau fédéral ou local. Ses partenaires ne sont plus, dès lors, seulement ses adhérents, mais aussi les Polonais et la minorité allemande de Silésie. Or l’Association joue un rôle significatif dans la redécouverte du passé allemand de la région par ses habitants polonais au travers de différentes actions comme la restauration d’un bâtiment, l’érection d’une stèle ou bien encore la pose d’une plaque commémorative. Des lieux de mémoire de substitution construits avant 1989 Il convient toutefois de rappeler que des lieux de mémoire de substitution sont apparus en Allemagne de l’Ouest bien avant 1989 puisque le voyage de retour était interdit. L’Association provinciale de Silésie a ainsi essayé d’ancrer le souvenir de la Silésie dans le paysage ouest-allemand en faisant en sorte que des écoles par exemple ou des rues soient baptisées du nom d’un écrivain silésien. Elle a fortement incité les groupes locaux et leurs adhérents à s’impliquer dans ce type d’action. Elle est encore intervenue en 1998 dans le débat sur le nouveau nom d’une gare berlinoise, lançant une vaste campagne auprès de ses adhérents pour qu’ils fassent pression sur la mairie de Berlin afin que cette gare retrouve son nom d’avant 1951, soit « Gare silésienne » (Schlesischer Bahnhof). La municipalité et la compagnie ferroviaire allemande ont toutefois décidé que la Gare de l’Est (Ostbahnhof), baptisée ainsi par la RDA, garderait ce nom14.
Stéphane Beaud et Florence Weber. Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte (Guide Repères), 1997, p. 70. 14 L’assemblée générale de la LS a voté le 19 avril 1998 une résolution demandant que la gare berlinoise située à l’est de la ville retrouve son ancien nom. « Schlesischer Bahnhof in Berlin », Schlesische Nachrichten, n° 10, 15 mai 1998, p. 5. 13
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À l’initiative des organisations d’expulsés, de nombreuses croix ont également été dressées dans les cimetières en mémoire des personnes mortes pendant leur fuite ou leur expulsion. Ainsi, le groupe local de Fribourg/Brisgau se recueille au cimetière tous les ans à la Toussaint avec l’ensemble des associations provinciales de la ville. Ces croix symbolisent tout autant le souvenir de l’expulsion que la lutte pour retourner en Silésie15. Mais l’entretien des lieux de mémoire en Silésie même est de nouveau à l’ordre du jour depuis 1989. On passe d’une mémoire collective souvent immatérielle ou faite de lieux de substitution à une mémoire collective incarnée par ces lieux de mémoire que l’on restaure, entretient. C’est le cas par exemple du centre diocésain de Groß Stein/Kamień Śląski où l’Association intervient beaucoup à travers son groupe local de Bonn ou bien du centre culturel de Lubowitz/Lubowice, lieu de naissance d’Eichendorff. Une minorité allemande en Silésie à éduquer L’unification de l’Allemagne en 1990 a provoqué un changement radical dans la politique culturelle de l’Association provinciale dans le sens où ses activités culturelles ne s’adressent plus seulement à ses adhérents, mais également à la minorité allemande de Silésie. Elle organise des séminaires en Pologne pour aider les responsables associatifs de la minorité à organiser l’enseignement de l’allemand et l’apprentissage de la culture silésienne allemande. Elle veut permettre aux Allemands de Silésie de retrouver leur culture d’origine alors qu’ils en ont souvent été privés pendant des décennies. En 1996 par exemple, un séminaire est consacré aux « grands Allemands de Silésie, Max HerrmannNeisse et Jochen Klepper - deux poètes silésiens, victimes du national-socialisme16 ». Des séminaires sont également organisés à destination des futurs professeurs d’allemand de Silésie, qui n’appartiennent pas nécessairement à la minorité, afin de leur apporter une formation complémentaire sur l’histoire et la culture allemande en général et silésienne en particulier. À Bonn, la personne qui a présidé le groupe local de l’association entre 1980 et 2000, organise régulièrement des vacances linguistiques pour les enfants de la minorité allemande de Silésie. Mais parmi ces enfants, qui ont en moyenne entre 8 et 13 ans, se trouvent également des Polonais d’origine dont les parents souhaitent qu’ils apprennent l’allemand pour se ménager un avenir meilleur. Il s’agit cependant d’une initiative personnelle soutenue par les adhérents, et non d’une initiative du groupe lui-même. L’enjeu du travail culturel est désormais bien différent : il ne s’agit pas de faire connaître la culture silésienne, mais avant tout de faire apprendre et découvrir la langue et la culture allemandes. La mission de l’Association en Allemagne consiste à entretenir la « silésianité » de ses adhérents tandis qu’en Silésie, elle doit d’abord réintégrer la minorité à 15 Eva Hahn et Hans Henning Hahn, « Flucht und Vertreibung », in Étienne François et Hagen Schulze (dir.), Deutsche Erinnerungsorte, Munich, Beck, 2001, p. 340. 16 « Seminar « Kultur- und Öffentlichkeitsarbeit » in Oppeln », Schlesische Nachrichten, no 1, 1er janvier 1997, p. 7 ; Adrian Sobek, « Kulturseminar in Ratibor », ibidem, p. 7.
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la communauté nationale avant même de pouvoir évoquer les spécificités régionales. La minorité allemande doit se réapproprier sa culture d’origine. S’appuyant en partie sur le bagage invisible de ses adhérents et sur le souvenir, c’est-àdire la nostalgie de la Heimat, l’Association provinciale de Silésie (re)construit l’image d’une Silésie allemande débarrassée de toutes ses scories polonisantes, forgeant ainsi une mémoire et une histoire collectives exclusives. Aucun doute ne doit subsister sur l’appartenance de la Silésie à la culture et à la nation allemandes. La mémoire collective des us et coutumes, de l’histoire et du patrimoine culturel allemands de la Silésie constitue en soi un lieu de mémoire tels que les conçoit Pierre Nora, c’est-à-dire non seulement un lieu topographique, mais aussi des fêtes, des emblèmes, des commémorations la langue 17. Toutefois force est de constater que, si l’Association a fortement contribué à sauvegarder certains aspects du patrimoine culturel silésien, celui-ci reste partiel et ne figure pas parmi les préoccupations de la majeure partie des adhérents. Tandis que la direction de l’Association a essayé au fil des années de développer une stratégie culturelle au service de sa politique, stratégie de conquête, voire de reconquête du savoir, les adhérents de la base semblent se contenter, pour leur part, de faire revivre autant que possible la convivialité vécue dans la Heimat et dont ils ont gardé le souvenir. On constate par ailleurs que la pérennité même de ce patrimoine est menacée par le désintérêt des Allemands arrivés de Silésie après 1950 pour la culture silésienne. Ces rapatriés (Aussiedler) n’arrivent en effet pas en Allemagne dans les mêmes conditions que les expulsés de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont délibérément choisi de quitter la terre natale où ils ont vécu jusqu’en 1989 sous un régime communiste polonais répressif. En outre, beaucoup d’entre eux n’y ont pas grandi dans un milieu culturel allemand puisque l’utilisation de la langue elle-même a été longtemps prohibée. Beaucoup de rapatriés arrivent donc à l’Ouest sans la mémoire de cet héritage culturel perdu. Les expulsés ont emporté un « bagage invisible » allemand différent de celui de nombreux rapatriés. Ils n’ont pas la même culture. Les uns gardent en mémoire la Silésie d’avant-guerre, les autres ont un patrimoine collectif germanique souvent peu développé dans la mesure où les autorités polonaises leur interdisaient de vivre pleinement cette culture. Enfin la plupart des rapatriés décident, en quittant la Pologne, de tirer, pour la plupart d’entre eux, un trait sur leur passé ; certains ne se considèrent plus comme les membres d’une minorité qui devrait recouvrer sa terre natale, mais comme des citoyens allemands à part entière. Face à une mémoire individuelle en voie de disparition, la mémoire collective reconstruite par l’Association semble elle-même condamnée à la muséification.
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Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. 1, Paris, Gallimard, 1984.
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Florence Lelait Fig. I « Souvenirs de Schweidnitz », carte postale, env. 1910.
Source : collection Florence Lelait.
« NOUVEAUX HABITANTS » DE LA VOÏVODIE D’OPOLE DANS LES ACTIVITÉS DU MUSÉE DE LA SILÉSIE D’OPOLE Elżbieta DWORZAK et Małgorzata GOC (Musée de la Silésie d’Opole, Opole) Mouvements de populations dans la Silésie d’Opole au lendemain de la Seconde Guerre mondiale Les changements démographiques qu’a connus la Silésie d’Opole après la Seconde Guerre mondiale étaient le résultat d’opérations militaires et de décisions internationales. En vertu des décisions des « Trois Grands », les frontières de l’État polonais furent repoussées vers l’ouest. C’est ainsi que lui furent rattachées les régions orientales de l’État allemand qui, des siècles auparavant, avaient eu des liens avec la Pologne. Simultanément furent détachées de l’État polonais au profit de l’Union Soviétique et plus précisément des Républiques soviétiques de Lituanie, de Biélorussie et d’Ukraine ses voïvodies orientales1. Les Trois Grandes Puissances décidèrent également de procéder au déplacement des populations polonaise et allemande2. Les habitants allemands des régions qui appartenaient avant-guerre à l’Allemagne et qui ne les avaient pas quittées à l’approche de l’Armée rouge3 devaient en être expulsés et installés à leur tour au sein des nouvelles frontières de l’État allemand. Parallèlement, il fut décidé que les Polonais des régions orientales rattachées à l’Union Soviétique seraient déplacés vers la Pologne dans sa nouvelle assise territoriale4. En conséquence, durant les années 1945-1947, se produisirent 1 Ont été détachées les voïvodies de Wilno, Polésie, Volhynie, Tarnopol, Stanisławów et une partie des voïvodies de Lwów et de Białystok. La superficie de la Pologne diminua après la guerre d’environ 20 % en passant de 389 700 km2 à 312 700 km2. Mały Rocznik Statystyczny 1939 [Petit annuaire statistique 1939], Varsovie, Główny Urząd Statystyczny, 1939, p. 11 ; Jacek Bocheński, Jarosław Zawadzki, Polska – nowy podzial terytorialny : przewodnik encyklopedyczny [Pologne : nouvelle division administrative : guide encyclopédique], Varsovie, Świat książki, 1999. 2 Andrzej Albert, Najnowsza historia Polski 1914-1993 [Histoire contemporaine de la Pologne 1919-193], Londres, Polonia, 1994, t. 1, p. 545 sq., 619 sq. ; t. 2, p. 21 sq. 3 Au sujet de l’évacuation et de la fuite des Allemands de Haute-Silésie, voir Michal Lis, Górny Śląsk. Zarys dziejów do połowy XX wieku [Haute-Silésie. Abrégé d’histoire jusqu’à la moitié du XXe siècle], Opole, Instytut Sląski, 2001, p. 197-198. 4 Conformément aux accords signés en septembre 1944 par le gouvernement communiste polonais (Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego, PKWN) avec les Républiques soviétiques concernées. Supposés volontaires, les déplacements étaient réalisés sous la pression des autorités soviétiques et, dans les régions attribuées à
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d’importants mouvements de populations, et une nouvelle population fit son apparition dans la Silésie d’Opole. Elle était originaire non seulement de ce que l’on appelait les confins orientaux (Kresy wschodnie) de la Pologne d’avant-guerre, mais aussi de différentes régions ayant fait partie de la Pologne dès avant la guerre. Le pouvoir de l’époque menait une importante action de propagande en faveur de l’installation des Polonais dans ces régions alors désignées « territoires recouvrés » (Ziemie Odzyskane). Dans les premières années de l’après-guerre, l’installation des nouveaux arrivants, notamment de ceux venus des confins orientaux, était prise en charge par l’Office national du rapatriement (Państwowy Urząd Repatriacyjny, PUR)5. Dans la Silésie d’Opole, le processus d’établissement des nouveaux arrivants connut son apogée au cours de l’année 1945 pour nettement diminuer au début de l’année 1947. La première période de ce processus (jusqu’au mois de mai 1945 et dans les semaines qui suivirent la fin de la guerre) fut marquée par un grand chaos. Des maisons et des exploitations agricoles étaient occupées de manière sauvage (na dziko ). À la différence des déplacés de l’Est qui se retrouvaient privés de la possibilité de retourner chez eux, les originaires des régions dites centrales faisaient preuve d’une grande mobilité et changeaient facilement de lieu d’installation. Néanmoins, les déplacés de l’Est étaient également mobiles et des individus et même des groupements de familles purent changer de lieu d’installation à l’intérieur de la Silésie d’Opole, ou encore quitter la région pour rejoindre leurs parents, voire trouver de meilleures conditions d’existence6. Parallèlement, les anciens habitants de la région étaient soumis à l’action dite de vérification qui avait pour objectif de déterminer leur appartenance nationale. Les personnes de nationalité allemande devaient quitter la région : n’étaient autorisées à y rester que ceux dont la polonité était susceptible d’être prouvée au cours de la vérification7. Ainsi, la Silésie d’Opole connut un changement radical de sa population. Selon les résultats du recensement du 3 décembre 1950, la voïvodie d’Opole comptait 809 529 habitants. 51,7 % étaient des « autochtones », 22,3 % étaient originaires des l’Ukraine. Stanisław Ciesielski (dir.), Przesiedlenie ludności polskiej z kresów wschodnich do Polski – 1944-1947 [Déplacement de la population polonaise des confins vers la Pologne – 1944-1947], Varsovie, Neriton – Instytut Historii PAN, 1999. Voir également Catherine Gousseff, « De Kresy aux régions frontalières de l’URSS. Le rôle du pouvoir soviétique dans la destruction des confins polonais », Cultures d’Europe Centrale, n° 5, 2005, p. 25-46. (NdE). 5 Créé le 9 octobre 1944, il fut liquidé en mars 1951. Dans la Silésie d’Opole ses sections mirent un terme à leur action en 1950. Stefan Golachowski et Hubert Sukiennicki, Pierwszy etap osadnictwa na Śląsku Opolskim [Première étape de colonisation de la Silésie d’Opole], Katowice et Wrocław, [s.n.], 1946, p. 15. Archiwum Państwowe w Opolu [Archives nationales d’Opole, plus loin ApwO], Inwentarz zespołu akt : Państwowy Urząd Repatriacyjny - powiatowe oddziały z terenu Śląska Opolskiego, Wstęp [Inventaire de l’ensemble des actes : L’Office national du rapatriement – les sections des districts de la Silésie d’Opole, Introduction], [s.p.]. 6 Elżbieta Dworzak et Małgorzata Goc, « Pochodzenie terytorialne ludności wiejskiej osiedlonej na Opolszczyźnie w pierwszych latach po II wojnie światowej » [Provenance de la population rurale établie dans le Pays d’Opole au lendemain de la Seconde Guerre mondiale], Śląsk Opolski, n° 3, 2000, p. 21-29. 7 Voir Michal Lis, Górny Śląsk, op. cit., p. 211-212 et la contribution d’Adriana Dawid dans ce volume, p. 85-101 (NdE).
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confins orientaux et 22,9 % d’autres régions. L’origine de 3,1 % d’habitants n’a pas pu être déterminée8. Les villes avaient un taux plus élevé de nouveaux habitants alors que les campagnes gardaient un taux important de population autochtone. Conditions de travail des musées dans la Pologne communiste Jusqu’aux élections démocratiques de 1989, la Pologne se trouvait dans l’aire d’influence soviétique. Le système communiste pesait sur tous les domaines de la vie, y compris sur la vie scientifique et culturelle. Nombre d’événements historiques liés aux conditions de prise de pouvoir par les communistes et de modification de l’assise territoriale de l’État étaient occultés. L’histoire des Polonais originaires des confins orientaux après que ceux-ci eurent été envahis par l’Union Soviétique le 17 septembre 1939 a également fait l’objet d’un silence complet et restait ignorée de l’ensemble des Polonais. Les arrestations de masse, les déportations au goulag qu’avaient subies ses habitants dans les années 1939-1945 et au-delà9, n’étaient jamais mentionnées. Le meurtre en 1940 des officiers polonais, désigné de manière symbolique par le terme de « crime de Katyn » (zbrodnia katyńska)10, était attribué aux Allemands. La terreur sanglante que les nationalistes ukrainiens dirigeaient dans le sud-est des confins était passée sous silence11. Dans la Pologne de l’après-guerre, les Polonais de l’Est, contraints de quitter la terre où avaient vécu les générations successives de leurs ancêtres, étaient devenus des gens sans culture et sans passé12, contraints au silence. La mention dans son curriculum vitae, par exemple, d’une déportation en Sibérie était le plus souvent synonyme de difficultés à trouver un emploi. Dès août 1945, des groupes de chercheurs conduisirent des analyses sur la nouvelle population des « territoires recouvrés », dont la Silésie d’Opole. Il s’agissait principalement 8 Leszek Kosiński, Pochodzenie terytorialne ludności Ziem Zachodnich w 1950 r. [Provenance de la population des territoires occidentaux], « Studia ekonomiczno-demograficzne Ziem Zachodnich. Dokumentacja geograficzna », cahier 2, Varsovie, PAN, 1960, tab. 1 et 2. Le pays d’Opole était à ce titre spécifique au sein des voïvodies faisant partie des « territoires recouvrés ». À titre de comparaison, les autochtones représentaient alors 5,7 % d’habitants de la voïvodie voisine de Wrocław et 3,2 % de celle de Zielona Góra. 9 Au moins 570 à 580 000 citoyens polonais ont été déportés les 10 février, 13 avril et 29 juin 1940 et en mai et juin 1941, puis en 1944, après le retour de l’Armée rouge dans ces régions occupées depuis juin 1941 par l’Allemagne. Stanisław Ciesielski, Wojciech Materski et Andrzej Paczkowski (dir.), Indeks represjonowanych [Index des victimes des répressions], Varsovie, Ośrodek KARTA, 2002. 10 Voir Andrzej Friszke, Polska. Losy państwa i narodu, [Pologne. Destin de l’État et de la nation], Varsovie, Iskry, 2003, p. 30-32 ; Andrzej Paczkowski, Pół wieku dziejów Polski [Un demi-siècle d’histoire de la Pologne], Varsovie, Wydawnictwo Naukowe PWN, 2005, p. 20 ; Stanisław Ciesielski, Wojciech Materski et Andrzej Paczkowski (dir.), Indeks represjonowanych, op. cit. 11 On estime à 120 000 le nombre de Polonais assassinés par les nationalistes ukrainiens. Władysław Siemaszko, Ewa Siemaszko, Ludobójstwo dokonane przez nacjonalistów ukraińskich na ludności polskiej Wołynia 1939 – 1945 [Crime contre l’humanité commis par les nationalistes ukrainiens sur la population polonaise de la Volhynie 1939-1945], t. 1-2, Varsovie, Wydawnictwo von Borowiecky, 2000. 12 Le propos de l’un des participants de l’Assemblé régionale « Culture des campagnes de la Silésie d’Opole » (Wojewódzki Sejmik « Kultura Wsi Śląska Opolskiego ») qui eut lieu en février 1997 à Łubniany : « Chez nous, il n’y a pas de culture parce que nous venons d’ailleurs », témoigne de l’impact de cette politique.
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d’études sociologiques, plus rarement ethnologiques ou historiques, dont l’objectif était la vérification de l’homogénéité culturelle de leurs populations. Les réminiscences de la culture des confins étaient entièrement ignorées. On trouvait quelque intérêt à la culture des groupes d’autres régions, par exemple de la Petite Pologne ou de la région de Kielce13. La polonité des Silésiens, c’est-à-dire de la population autochtone de la Silésie d’Opole, était soulignée avec force. On mettait l’accent sur les chapitres polonais de l’histoire régionale – insurrections de Silésie, activités de l’Association des Polonais en Allemagne (Związek Polaków w Niemczech). Une telle politique étatique eut un impact important sur les activités du Musée de la Silésie d’Opole. Celui-ci avait été créé en 1945, d’abord en tant que musée municipal (le premier musée avait vu le jour à Opole en 1900). Actuellement, le musée compte plusieurs sections – archéologique, historique, artistique, ethnographique et écologique. La mission première de tout musée est la documentation. À ce titre, les musées collectent les « documents » qui peuvent ensuite être différemment utilisés et interprétés. Jusqu’à une période récente, les activités de recherche historique et ethnographique du musée de la Silésie d’Opole se bornaient à la population autochtone (ludność rodzima), les collections se limitant aux objets de provenance silésienne. Cependant, ceux-ci étaient aussi traités dans certains cas de manière sélective, conformément aux directives du pouvoir communiste. La présence de différentes traditions culturelles était mentionnée de manière occasionnelle, par exemple, via les concours autour de sujets régionaux. N’étaient pas collectés les objets témoignant des interférences entre différents groupes. Dans ces conditions, le musée qui, de par son statut, a pour vocation de collecter, préserver, restaurer, analyser et exposer les preuves matérielles liées, dans notre cas, à l’histoire et à la culture de la région en question, ne remplissait pas ses fonctions. L’état des collections du 13 Leurs traditions culturelles n’étaient toutefois pas davantage respectées. On soulignait qu’était « du pays d’Opole » (opolskie) seulement ce qui était « silésien », « du terroir » (rodzime). Lorsqu’un concours d’œufs de Pâques était organisé, seuls les kroszonki opolskie, c'est-à-dire les œufs décorés avec les techniques pratiquées par les autochtones, pouvaient y concourir. Les revues de groupes folkloriques réunissaient uniquement ceux qui mettaient en scène les traditions locales anciennes comme la « séduction de l’ours » (wodzenie niedźwiedzia), l’« enterrement de la trompette » (grzebanie basa) ou encore des troupes de la Marzanna (grupy marzankow). La « Fête de la chanson populaire de la Silésie d’Opole » (Święto Opolskiej Pieśni Ludowej), créée en 1979, fut renommée lors de sa troisième édition de 1983 en « Fête Silésienne de la chanson populaire » (Opolskie Święto Pieśni Ludowej) mais, comme l’écrit Teresa Smolińska : « Cette correction en apparence uniquement stylistique témoigne de la prise en compte de la diversité culturelle des habitants de la Silésie d’Opole de l’après-guerre. En modifiant l’appellation de la fête, les organisateurs soulignaient la nécessité de tolérer et de respecter des différentes origines culturelles de la population autochtone et de celles venues d’ailleurs, et leur donnait la possibilité de participer de manière active à la vie culturelle. » Teresa Smolińska, « X Opolskie Święto Pieśni Ludowej w Gogolinie » [Dixième Fête silésienne de la chanson populaire à Gogolin], Kalendarz Opolski [Calendrier du Pays d’Opole], Opole, Opolskie Towarzystwo Kulturalno-Oświatowe, 1998, p. 198. Cette modification toutefois ne fut sans doute que stylistique car dans un compte rendu de l’édition de 1985, les deux appellations étaient utilisées et le point 8 du règlement stipulait que le répertoire présenté par les participants devait contenir au moins trois textes silésiens. Kaledarz Opolski, Opole, Opolskie Towarzystwo Kulturalno-Oświatowe, 1986, p. 227. En comparaison, la Revue des troupes de chants de Noël (Przegląd Zespołów Kolędniczych « Herody ») – soit une tradition d’origine non silésienne –, organisée depuis 1986, offre aux « nouveaux habitants » plus d’opportunités de participation.
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département d’ethnographie en 1994 en est la preuve. Sur les 5 000 pièces figurant dans son inventaire, seule une cinquantaine n’était pas liée à la population autochtone. Une quarantaine d’entre elles étaient originaires des localités situées dans les anciens confins. Cela signifiait que la documentation historique et ethnographique recueillie par le Musée ne concernait, de fait, que la moitié de la population de la région. Nouvelles missions Ce n’est qu’après 1989 qu’il a été possible de se consacrer aux sujets jusqu’alors proscrits. Ont alors été entreprises des recherches dans le but d’illustrer l’histoire récente des habitants de la voïvodie d’Opole ainsi que des phénomènes culturels ayant vu le jour à la suite des déplacements de populations de l’après-guerre. Dans le cas de la population arrivée de l’Est, les matériaux récoltés aux cours des enquêtes de terrain constituent une documentation unique du destin des Polonais et de la culture des confins avant 1945 – culture qui a cessé d’exister ou qui persiste de manière sporadique et cela, dans des conditions totalement modifiées. Dans le cas des personnes originaires des régions qui ont fait partie de l’État polonais avant et après la guerre, la situation est tout autre. Les groupes d’origine continuent d’exister dans leurs lieux d’origine. Bien évidemment, tous évoluent, mais ceux qui vivent dans de nouvelles conditions évoluent de manière différente de ceux qui n’ont pas eu à changer d’implantation spatiale. Ce qui intéresse les chercheurs du Musée de la Silésie d’Opole, c’est la spécificité de ces changements du fait de l’installation dans une région où se sont rencontrées après 1945 les différentes traditions culturelles. Parce que le Musée de la Silésie d’Opole ne disposait pas de documents attestant des changements ayant pour origine le déplacement de la population vers différents contextes culturels, il œuvre à présent pour récolter les sources témoignant des phénomènes ayant lieu dans les situations suivantes : - cas de transplantation d’un groupe préexistant dans un environnement dominé par un groupe différent sur le plan culturel mais également homogène, par exemple dans les cas où les habitants d’un village des confins ont été collectivement établis dans un village dominé par la population autochtone (par exemple, le village de Grodziec dans la commune d’Ozimek) ; - cas de groupes préexistant dans un environnement hétérogène, comme dans le cas des habitants de la région montagneuse de Beskid Żywiecki, établis dans un environnement mixte, composé par exemple de déplacés d’autres régions de la Pologne du sud et des confins ; - cas de familles isolées établies dans un contexte homogène, comme celui d’un Silésien au milieu de déplacés de l’Est ou inversement (situation fréquente dans la région). Les recherches ont été conduites par étapes. Tout d’abord, une priorité a été accordée à l’étude de la population originaire des confins orientaux. Une impulsion à ce travail a été donnée par une rencontre qui a eu lieu à Opole en 1989 entre plusieurs centaines d’anciens déportés du goulag établis dans la région. L’Union des Anciens de Sibérie (Związek
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Sybiraków) nouvellement créée a réuni plus de 2 500 personnes. Ce chiffre témoigne à lui seul de l’importance de ce groupe jusqu’alors invisible et dont le nombre exact ne saura plus être déterminé, de nombreux anciens déportés étant décédé avant qu’il ne soit possible d’évoquer publiquement leur vécu. Le Musée s’est rapidement chargé de cette tâche. Des entretiens avec les anciens déportés ont été réalisés ; on a recueilli les photographies et les objets qui avaient réussi à être transmis14. La seconde étape de la recherche consistait à examiner les origines géographiques des « nouveaux habitants » de la ville d’Opole, c’est-à-dire de ceux qui s’y établirent après la Seconde Guerre mondiale et qui représentaient en 1950 77 % de sa population. Les sources d’archives préservées15 ont permis de déterminer avec une assez bonne précision les noms des localités d’où étaient arrivés les « nouveaux » habitants d’Opole. Les déplacés des confins représentaient presque la moitié des habitants de la ville16 (Fig 30-31). Cependant, parce que les populations urbaines gardent le plus souvent peu de traces des cultures régionales, une attention particulière a été portée à la population des localités rurales. Cette mission se révélait prioritaire d’autant plus que la culture des Polonais ayant peuplé les villages des confins n’avait pratiquement pas fait l’objet de recherches17. Parce que l’origine et la distribution des habitants des confins dans la région n’avaient jusqu’alors pas fait l’objet d’analyses, la première tâche fut d’en déterminer la provenance. La seule donnée jusqu’alors disponible était un somme obtenue lors du recensement de 1950 sans indication de la provenance précise des déplacés des confins18. Nous avons fait appel aux archives disponibles, telles que les copies d’actes d’attribution d’exploitations (akt nadania gospodarstwa) ou encore les registres de personnes qui se sont vu attribuer une exploitation
Ce travail a été rendu public en 1996, à travers une exposition consacrée aux déportés du goulag : « Photographies de la Sibérie » 1940-1956 » [Fotografia z Sybiru – 1940-1956], réalisation : Elżbieta Dworzak, Muzeum Śląska Opolskiego, Opole, 1996. 15 APwO, Państwowy Urząd Repatriacyjny w Opolu (plus loin : PUR Opole), sygn. 342/ 1, 2 ; 343/ 3, 7. 16 Elżbieta Dworzak, « Pochodzenie terytorialne ludności osiedlonej w Opolu w latach 1945-1950 w świetle dokumentów zachowanych w Archiwum Państwowym w Opolu » [Provenance de la population établie à Opole à la lumière des documents préservés aux Archives nationales à Opole], Opolski Rocznik Muzealny, vol. 15, 2004, p. 27-52. 17 Il existe très peu de publications sur la population rurale polonaise qui vivait jusqu’en 1945 dans les confins. Il existe des descriptions de la vie des lignées des familles nobles comme des ouvrages consacrés aux autres groupes ethniques ou religieux qui y vivaient – Rusini, Łemkowie, Hucuły – ainsi que des descriptions ethnographiques des villages lituaniens, ukrainiens ou biélorusses. 18 Dans les publications existantes, les déplacés des confins sont désignés en général comme « rapatriés » (repatrianci) ou « population arrivée de l’Union soviétique » (ludność przybyła z ZSRR). À titre d’exemples, Mścisław Olechnowicz, « Akcja zaludniania Ziem Zachodnich » [Action du repeuplement des Territoires occidentaux], Przegląd Zachodni, cahier 3, 1947, p. 218-233 ; Leszek Kosiński, Pochodzenie terytorialne…, op. cit. Les études microrégionales constituent une exception, voir par exemple Maria Bytnar-Suboczowa, « Układ przestrzenny ruchów ludnościowych w powiecie opolskim » [Agencement spatial des mouvements de population dans le district d’Opole], Lud, vol. 46, 1961, p. 172-195. 14
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au lendemain de la guerre (rejestr osiedlonych)19. Or, ces sources se sont souvent révélées incomplètes. Dans certaines administrations chargées de l’attribution d’exploitations, de tels documents n’avaient pas été établis. Une partie des archives s’est perdue. Toutefois, l’exploration d’archives existantes a permis d’esquisser une « carte des déplacements » qui ont marqué l’histoire contemporaine de la région. « Carte des déplacements » Les documents d’archives ont été examinés de manière à constituer une base de données contenant les informations suivantes : a/ lieu d’arrivée, c’est-à-dire localités faisant partie du pays d’Opole (Opolszczyzna) tel que défini jusqu’à la réforme territoriale de 1950, soit jusqu’à la création de la voïvodie d’Opole après la suppression de la voïvodie de Silésie-Dąbrowa (śląsko-dąbrowskie)20 ; b/ lieu de départ, soit les localités qui faisaient partie de l’État polonais dans ses frontières d’avant 1939 (dans la plupart des cas, les actes comportent l’indication du district (powiat) dont faisait partie la localité, mais sans mention de la voïvodie) ; c/ nombre de familles ou de personnes arrivées21. Cette base de données nous a permis de déterminer la provenance précise de presque la moitié22 des personnes établies dans les villages et bourgades de la voïvodie d’Opole et originaires de 5 300 localités de la Pologne d’avant 1939. Elle nous fournit, entre autre, les informations suivantes : Environ 27 360 familles de déplacés sont arrivées dans la voïvodie d’Opole dans son assise territoriale de l’époque (district de Brzeg exclu). Parmi elles, le plus grand nombre 19AP Opole, PUR Opole, sygn. 27-30 ; AP Opole, PUR Brzeg, sygn. 6-7 ; AP Opole, PUR Koźle, sygn. 13-15 ; AP Opole, PUR Kluczbork, sygn. 15-21 ; AP Opole, PUR Nysa, sygn. 20-26 ; AP Opole, PUR Olesno, sygn. 24-26 ; Starostwo Powiatowe w Głubczycach, Wydział Geodezji i Nieruchomości, Rejestr osiedlonych powiatu Głubczyce ; Starostwo Powiatowe w Brzegu, Wydział Geodezji i Gospodarki Nieruchomościami z Filią w Grodkowie, Rejestr osielonych powiatu grodkowskiego ; Starostwo Powiatowe w Strzelcach Opolskich, Rejestr osiedlonych powiatu Strzelce Opolskie ; Starostwo Powiatowe w Namysłowie, Wydział Rolnictwa i Gospodarki Nieruchomościami, Rejestr osiedlonych powiatu Namysłów; Starostwo Powiatowe w Prudniku, Archiwum, Rejestr osiedlonych 1945-1952 ; Starostwo Powiatowe w Opolu, Wydział Gospodarki Nieruchomościami i Rolnictwa, Rejestr osiedlonych rolników – pow. Niemodlin. 20 Ont été pris en considération les districts dont le territoire, avec des écarts minimaux, fait aussi actuellement partie de la voïvodie d’Opole, c’est-à-dire les districts de Brzeg et Namysłów (qui se trouvaient alors dans la voïvodie de Wrocław), Głubczyce, Grodków, Kluczbork, Koźle, Niemodlin, Nysa, Olesno, Opole, Prudnik (alors partie de la voïvodie de Silésie-Dąbrowa) Olesno (détaché lors de la réforme territoriale de 1975 mais rattaché à la voïvodie d’Opole lors de celle de 1999). Nous n’avons pas pris en compte le district de Racibórz détaché en 1975. 21 Les modalités de réalisation de cette base de données qui contient en tout 84 000 données ainsi que les premiers résultats obtenus ont été exposés dans Elżbieta Dworzak et Małgorzata Goc, « Pochodzenie terytorialne… », op. cit. 22 Ce chiffre a été obtenu de la manière suivante : tout d’abord le nombre de familles établies dans les localités données des différents districts a été multiplié par 4,5 soit le nombre moyen de personnes d’une famille devenant propriétaire d’une exploitation. Cette moyenne a pu être obtenue grâce au Registre des agriculteurs établis dans le district de Niemodlin mais aussi à celui du district de Grodków où on trouve l’indication du nombre de personnes constituant la famille. Les données obtenues ont été comparées au total des nouveaux arrivants, d’après les chiffres du recensement de 1950, Leszek Kosiński, Pochodzenie terytorialne…, op. cit.
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de déplacés – environ 8 961, soit un tiers, sont arrivés de l’ancienne voïvodie de Tarnopol. Venaient ensuite les 4 048 familles originaires de l’ancienne voïvodie de Lwów et environ 3 882 familles en provenance de la voïvodie de Cracovie. 2 890 familles sont arrivées de la voïvodie de Volhynie, 2 300 de la voïvodie de Kielce et 1 799 de l’ancienne voïvodie de Stanisławów23. Les familles originaires d’autres régions des confins – 120 familles de la voïvodie de Nowogródek, 79 de la voïvodie de Wilno et 87 de la voïvodie de Polésie représentaient seulement environ 3,1 % des familles arrivées dans la Silésie d’Opole. Moins de 500 familles sont arrivées de la voïvodie de Łódz, moins de 300 de celle de Lublin, moins de 200 de celles de Varsovie, Silésie, Poznań, et moins de 50 des voïvodies de Białystok et de Poméranie24. Parmi les personnes arrivées d’autres lieux que la Pologne d’avant 1939, on distingue un groupe de 160 personnes arrivées, comme ils le déclarent, « de l’armée » (z wojska). On peut supposer que parmi ces derniers tout comme parmi ceux indiquant leur arrivée d’Union soviétique (z ZSRR), du Kazakhstan (z Kazachstanu), d’Asie (z Azji), nombreuses étaient les personnes originaires des confins. Ils avaient été déportés vers les régions périphériques de l’URSS où certains ont pu rejoindre l’Armée Polonaise du général Zygmunt Berling (I Armia Wojska Polskiego) et, après la guerre, se retrouvèrent en Silésie d’Opole. On dénombre aussi 187 familles arrivées d’Allemagne (z Niemiec). Il s’agit de travailleurs forcés, de réfugiés ou de soldats des formations militaires qui avaient combattu à l’ouest. Quelques familles avaient indiqué comme lieux de provenance la Tchécoslovaquie, la France, l’Autriche et la Hongrie. Nous estimons que les 1 200 habitants du village de Prusy dans l’ancien district de Lwów constituent le groupe le plus nombreux de personnes originaires d’une seule localité qui s’établit dans la Silésie d’Opole. Sont également arrivées plus de 300 familles des villages Biłka Szlachecka, district et voïvodie de Lwów (338), Przebraże, district et voïvodie de Łuck (315) et Podhajczyki, district de Trembowla, voïvodie de Tarnopol (286). Tous ces groupes s’établirent dans la région de manière concentrée ou diffuse, soit dans un seul village, soit dans un ou plusieurs districts. Ce premier mode d’établissement est représenté par les habitants du village de Prusy déjà cité. Ils s’installèrent dans trois villages du district de Brzeg : Dobrzyn, Kruszyna et Szydłowice. De même, les habitants de Podhajczyki s’installèrent dans le district de Prudnik. 155 familles originaires de ce village s’établirent à Szybowice et 113 à Mieszkowice. Les habitants de Biłka Szlachecka (160 familles) arrivèrent principalement à Grodziec, district d’Opole. 100 autres familles Voir Fig. 30, l’inscription : Stanisławów – URSS sur le wagon à bestiaux – le moyen de transport utilisé lors du « rapatriement » des déplacés des Confins et d’autres populations expulsées et déplacées dans l’immédiat après-guerre. (NdE) 24 Bien que le plus grand nombre de personnes fût arrivé en Silésie d’Opole de la voïvodie de Tarnopol, le district d’où provenait le plus grand nombre de déplacés n’est pas un district de cette voïvodie mais le district de Żywiec dans la voïvodie de Cracovie. 23
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s’installèrent à Gościęcin (district Koźle) et plus de 20 à Ligota Tułowicka, district de Niemodlin. Environ 105 familles de Doliniany (district de Gródek Jagielloński, voïvodie Lwów) s’installèrent à Nowa Cerkwia (district de Głubczyce) et plus de 100 personnes à Kościerzyce (district de Brzeg). Dans le village de Moszczanka (district de Prudnik) s’établirent les habitants de Pikułowice (district de Lwów). Les groupes qui s’établirent non dans un seul village mais dans les villages voisins d’un seul district peuvent être considérés comme faisant partie de ce premier mode d’établissement. Ainsi, les habitants de Przebraże en Volhynie s’établirent dans plusieurs villages du district de Niemodlin. Ceux qui étaient originaires de Budyłowce (district de Brzeżany, voïvodie de Tarnopol) s’installèrent dans le district de Głubczyce. Le mode diffus d’établissement d’un groupe d’originaire d’un seul village est représenté par les habitants des localités suivantes : - Radziechowy, district de Żywiec, voïvodie de Cracovie. Environ 130 familles arrivées de ce village s’installèrent dans les districts de Grodków (le groupe le plus nombreux), Nysa, Niemodlin et Brzeg ; - Kozłów, ancien district et voïvodie de Tarnopol. Environ 150 familles installées dans les districts de Kluczbork, Prudnik, Namysłów, Olesno, Nysa, Grodków ; - Busk, district de Kamionka Strumiłowa, ancienne voïvodie de Tarnopol. Environ 269 familles, établies dans 19 villages des 9 districts de la voïvodie d’Opole. Par ailleurs, l’analyse comparée des lieux d’établissement des déplacés dans les différents districts montre que ceux qui avaient gardé le plus grand pourcentage d’anciens habitants, c’est-à-dire les districts du nord et de l’est de la région (Strzelce, Koźle, Olesno) accueillirent le moins de nouveaux arrivants. Ces derniers se concentrèrent dans les districts du sud et de l’ouest où le taux d’expulsion d’anciens habitants avait été le plus élevé. Anciens habitants du village de Biłka Szlachecka avant et après 1945 C’est sur les déplacés des confins que se concentrent les recherches menées dans les années 1994-1998, dans la mesure où ils représentent une culture développée dans des milieux qui cessèrent d’exister sous leur forme originelle dans leurs anciens lieux de résidence. Ces recherches ont été entre autres entreprises autour de l’histoire et de la culture des habitants du village de Biłka Szlachecka dans l’ancien district de Lwów et déplacés principalement vers le village de Grodziec dans le district d’Opole25. Le principal outil de recherche consistait en deux questionnaires. Le premier comportait des questions à caractère historique, le second à caractère ethnographique, 25 Un compte rendu détaillé de cette recherche a été présenté dans Elżbieta Dworzak et Małgorzata Goc, « Wybrane zagadnienia z historii i kultury ludności osiadłej na Opolszczyźnie po II wojnie światowej – na przykładzie mieszkańców Biłki Szlacheckiej w powiecie lwowskim » [Certains aspects de l’histoire et de la culture de la population établie dans le pays d’Opole après la Seconde Guerre mondiale – exemple des habitants de Biłka Szlachecka dans le district de Lvov], Opolski Rocznik Muzealny, vol. 14, 2002, p. 9-162.
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chacun faisant figurer trois ensembles de questions ouvertes. Le premier ensemble de questions portait sur la vie à Biłka Szlachecka - les conditions de vie avant la guerre : relations de propriété, taille des exploitations, qualité des terres et types de cultures, outils de travail et de transport, agencement spatial du village et des propriétés, types d’habitat et de bâtiments agricoles. Les réponses aux questions sur l’artisanat, les services et le commerce apportaient des informations sur les activités non agricoles des villageois. Les questions portant sur l’habillement et l’alimentation, au quotidien et lors des jours de fête, visaient à déterminer les conditions de vie des habitants du village. On abordait également les rituels annuels et familiaux. Les questions d’histoire portaient sur l’organisation interne de la collectivité locale, les attitudes des habitants face aux voisins d’autres nationalités – principalement ukrainiens et juifs, et sur les événements qui s’étaient produits durant la Seconde Guerre mondiale. Le deuxième ensemble de questions portait sur le déplacement. Les personnes interrogées étaient questionnées sur ce qui leur semblait constituer les raisons de leur départ, sur leurs préparatifs pour le voyage, son déroulement et les conditions du choix du lieu d’établissement. Le troisième ensemble de questions concernait les conditions de vie dans les premières années suivant le déplacement, notamment sur les relations avec les anciens habitants de la région et ceux arrivés, comme eux, dans le cadre du déplacement de populations. Une attention toute particulière était accordée aux différences séparant les divers groupes et remarquées et évoquées par les personnes interrogées. Les entretiens s’appuyaient simultanément sur les deux questionnaires. La personne interrogée pouvait associer dans ses réponses les informations sur l’histoire de sa famille et sur les modes de vie et les traditions locales. Cette association d’éléments à caractère historique et ethnographique permettait de percevoir, dans une perspective plus large, à la fois les événements historiques et les phénomènes culturels et, à la personne interrogée, de s’exprimer librement sur sa propre vie. 46 entretiens ont ainsi été réalisés avec 30 habitants de Grodziec, 7 de Gościęcin, 3 de Żelazna, 2 de Leśnica Opolska, 3 de Ligota Tułowicka (dont l’une résidait depuis plusieurs années à Kamienica près de Żary), 1 de Strzelece Opolskie. Ont été également interrogées une personne d’origine autochtone, née à Gościęcin, et deux personnes originaires de l’ancien district de Żywiec. Parmi les personnes interrogées, la plupart avait entre 20 et 29 ans au moment du déplacement mais d’autres étaient alors encore enfants. Le jeune âge en 1945 des interrogés ainsi que le temps écoulé ont certainement influencé la manière de présenter et de juger les événements évoqués. Nous sommes toutefois parvenus à obtenir une image très claire de l’histoire des habitants de Biłka. Le village de Biłka Szlachecka qui se trouve actuellement en Ukraine sous le nom de Biłka Wielka, se situe à environ vingt kilomètres au sud-est de Lviv. Cette localité a été mentionnée pour la première fois dans les documents d’archives en 1400. Ses propriétaires les plus anciens étaient les Włodkowie – une lignée des nobles du blason de Sulima,
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originaire de la Mazurie26. Village typique de la région, Biłka était un village à la structure urbaine dite rayonnante (wielodrożnica) par opposition au village-rue (łańcuchówka). Après une série d’incendies dans les deux premières décennies du XXe siècle, les maisons en toits de chaume qui dominaient dans toute la Galicie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, y étaient de plus en plus rares. Bien qu’une briqueterie fonctionnât dans le village, la plupart des bâtiments étaient en bois et en torchis. Outre les bâtiments agricoles du domaine nobiliaire (folwark), le manoir (dwór), l’église et la nouvelle école, les bâtiments en brique y étaient rares. L’agriculture constituait la première activité et source de revenus des habitants (Fig. 32). La terre, malgré sa bonne qualité (différentes variétés de tchernozioms), donnait de modestes récoltes. Le faible rendement était compensé par la variété de cultures, indispensables dans les fermes autosuffisantes où la nourriture n’était pratiquement pas rachetée. Le système de la jachère, populaire encore jusqu’en XIXe siècle, avait été remplacé par la culture alternée. On cultivait le blé, le seigle, la pomme de terre, le millet, l’avoine, l’orge, le maïs, le chanvre, les légumes et le sarrasin. Les travaux agricoles étaient effectués par le propriétaire et sa famille qui, parfois, pouvaient faire appel à une main-d’œuvre supplémentaire sous forme d’échange de service ou contre une rémunération. L’équipement en machines agricoles restait modeste. Quelques paysans se consacraient à faire paître les animaux destinés à l’abattage. On élevait aussi les chevaux pour les besoins de l’armée. Outre l’agriculture, les habitants se consacraient également, à différentes échelles et spécialités, à l’artisanat. Selon les informateurs, les plus nombreux étaient les menuisiers et les cordonniers. Il y avait aussi des charpentiers, tonneliers, forgerons, tailleurs et tisseurs. On produisait des briques et des tuiles. Il existait aussi des magasins privés et du cercle agricole. Dans l’entre-deux-guerres, les habits étaient confectionnés avec du tissu de provenance industrielle ou achetés en ville, ce qui de fait leur avait fait perdre leurs caractéristiques régionales spécifiques27. Les particularités régionales se manifestaient davantage dans les cérémonies annuelles et familiales. Les traditions de Noël possèdent un grand nombre de pratiques à caractère spécifique. Ainsi, dziad, dziaduch – une botte de blé, de seigle ou d’avoine placée dans un coin et de la paille au sol – étaient des éléments incontournables des décorations de Noël. Parmi les plats de Noël, il y avait toujours du bortsch (soupe de betteraves) ainsi que kapuśniaczki, des petits pâtés à la choucroute et aux champignons. Le kutia – un dessert à base de blé écrasé, pavot, miel et raisins secs – était aussi un plat 26 Władysław Łukaszyński, Biłka Królewska, Rzeszów, [s.n.], 1995, p. 4 ; Władysław Sochor, Biłka Szlachecka na tle dziejów ziemi lwowskiej [Biłka Szlachecka sur le fond de l’histoire du Pays de Lvov], mémoire de maîtrise, Opole, Uniwersytet Opolski - Instytut Historii, 1976, p. 19. 27 L’habit féminin se composait toujours d’un fichu pour couvrir la tête, dit « à motifs turcs », d’une jupe plissée en laine monochrome et d’une sorte de gilet dit kacabajka, très caractéristique. Pour ce qui est des pardessus, les jaquettes cousues avec du tissu chaud, en laine de couleurs sombres, n’avaient pas fait disparaître les « plaids » (pledy), c’est-à-dire de grands foulards à carreaux ou à motif dit w gucki, avec des franges et de couleur verte, beige, jaune et noire (Fig. 33).
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régional typique. Pendant les fêtes de fin d’année, des rondes de chanteurs chantant des cantiques de Noël sillonnaient le village, affublés d’une étoile de Noël et de ballons pour le Nouvel An. Parmi les mariages décrits par les personnes interrogées, le plus ancien eut lieu vers 1900, les suivants dans les années vingt, trente et quarante28. La cérémonie d’entremise d’un mariage (swaty), désignée à Biłka aussi comme rajenie, avait lieu en général en présence de l’entremetteur (swach ou swatka, dit aussi rajbieda) et se limitait à un entretien sur l’accord pour le mariage, les attentes de la famille du garçon et la dote promise à la fille. Souvent un parent proche du futur marié venait dans la famille de la future mariée et procédait à un « marchandage » (targowanie). La veille du mariage, durant la « première soirée » (pierwszy wieczór), les participants étaient invités à préparer les couronnes de fleurs (na wianki). Les filles préparaient la couronne de la mariée, parfois deux : une petite et une grande. Cette soirée s’adressait surtout aux jeunes gens mais pouvaient y assister aussi des invités non conviés au mariage (dla nieproszonych). Venait également le futur marié accompagné de son témoin (starosta). Il apportait un ruban, un voile ou un foulard à la mariée qui lui offrait en échange une chemise et un bouquet de fleurs. Les mariages étaient célébrés à Biłka Szlachecka le mercredi. D’après tous nos informateurs la mariée portait une jupe plissée et un chemisier de couleur claire – beige, blanc cassé ou bleu. Aux environs de 1900, la mariée portait aussi sur la tête une couronne verte ornée d’un ruban de couleur claire, attachée en cocarde et dont les bouts descendaient dans le dos. Après le sermon de mariage à l’église, les mariés et le cortège formé par les filles et garçons d’honneur, les témoins et les invités retournait à la maison de la mariée. Ils y étaient accueillis de manière solennelle par les parents. Après un repas, lors des festivités, avait lieu l’ « offrande » (darowanie) et le soir le départ définitif de la maison familiale (przenosiny). La Seconde Guerre mondiale et le déplacement ont laissé des traces inaltérables dans la mémoire des anciens habitants de Biłka établis dans le pays d’Opole, d’autant plus qu’ils ont été renforcés par le caractère particulièrement dramatique des événements qui se sont déroulés dans les confins. Au lendemain du 17 septembre 1939 et de l’entrée de l’Armée rouge dans ces territoires, la terreur communiste frappa les villageois. Les habitants qui se distinguaient dans la collectivité villageoise furent arrêtés, emprisonnés puis déportés en Sibérie. Tous ceux qui, ayant bénéficié de l’action de peuplement menée par l’État polonais dans l’entre-deux-guerres, avaient pu acheter un peu de terre et commencer une 28 On trouve une description détaillée des noces à Biłka Szlachecka dans Henryk Janowski, Zwyczaje i obrzędy związane z zawarciem sakramentu małżeństwa i ucztą weselną w świetle świadectw mieszkańców parafii Gościęcin pochodzących z Biłki Szlacheckiej koło Lwowa [Coutumes et rituels accompagnant le sacrement de mariage et la réception de noces à la lumière des témoignages des habitants de la paroisse Gościęcin originaires de Biłka Szlachecka près de Lvov], Lublin, manuscrit non publié, 1987. Le mariage décrit par les personnes que nous avons interviewées ne ressemble presque plus à celui décrit dans Adam Fischer, Rusini : zarys etnografii Rusi [Les Ruthènes : Esquisse d’ethnographie du pays ruthène], Lvov, Zakład Narodowy im.Ossolińskich, 1926 et Oscar Kolberg, Ruś Czerwona [Le pays ruthène rouge], t. 1, Wrocław-Poznań, Ludowa Spółdzielnia Wydawnicza, 1976.
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nouvelle vie à Biłka et dans ses environs, furent envoyés au goulag. Pendant les années 1943-1944, les villageois durent organiser une autodéfense pour faire face aux attaques de l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (Ukrajinśka Powstanśka Armija, UPA)29. Témoins des assassinats commis par l’UPA dans les villages voisins, ils vécurent dans la peur de connaître le même sort et furent contraints de se cacher dans des abris de fortune, d’établir, la nuit, des rondes de garde armée, prêtes à les défendre. Durant cette période, le village accueillit de nombreux réfugiés des villages voisins fuyant la terreur de l’UPA. En 1945, les habitants de Biłka Szlachecka durent quitter leur village, laissant derrière eux les paysages familiers, leurs maisons. La décision de quitter Biłka Szlachecka était un acte de désespoir face à la menace d’une mort sauvage des mains des nationalistes ukrainiens ou d’une déportation dans les régions reculées de l’Union soviétique. Les maisons avaient souvent déjà été occupées par des familles ukrainiennes, elles aussi forcées de quitter leur village d’origine à présent situé de l’autre coté de la nouvelle frontière orientale de l’État polonais, c’est-à-dire à l’ouest de San et de Bug. Tout le poids du déménagement reposait sur les épaules des femmes. Les hommes étaient soit mobilisés, soit contraints au travail forcé en Allemagne et en Union soviétique, soit emprisonnés. Ils ne purent emporter avec eux que quelques pièces de mobilier, de la vaisselle, des habits. Les femmes et les enfants placés avec le bétail dans des wagons de marchandise voyageaient vers l’Ouest dans un dénuement complet et ce, durant des semaines. L’action de transfert fut menée dans le chaos. Les trains s’arrêtaient sans raison, faisaient des détours pour finir par décharger les déplacés dans un lieu dont ils ignoraient tout. Ensuite, ils restaient groupés près des rails, à ciel ouvert, à attendre les décisions des autorités concernant leur avenir. Ils étaient conduits vers les villages dont les habitants allemands étaient déjà partis, ou bien installés dans les maisons dont les propriétaires étaient encore sur place. Il arrivait qu’ils dussent se charger eux-mêmes de se trouver un lieu d’établissement. Au final, les groupes des anciens habitants de Biłka durent s’insérer dans de nouveaux milieux chaque fois différents. Si le village de Grodziec fut repeuplé par une majorité d’anciens habitants des confins (Fig. 31), les villages voisins conservèrent leur population d’origine. Le village de Gościęcin était peuplé pour moitié par des autochtones silésiens. À Żelazna, ils s’établirent aux côtés des déplacés du centre et du sud de la Pologne. Dans les premières années qui suivirent l’arrivée dans la Silésie d’Opole, les déplacés de Biłka vécurent dans une atmosphère de peur et d’incertitude. Leurs relations avec la population locale, silésienne et allemande, étaient marquées par la méfiance. Ils essayaient de garder leurs distances et restaient entre eux de manière à mieux affronter les dangers potentiels. Les souvenirs des événements tragiques dont ils avaient été témoins dans les confins accentuaient leur inquiétude. Coopérer avec ses voisins allemands, par exemple 29 Pour une illustration de la place de la mémoire des assassinats commis par l’UPA dans le paysage urbain de Silésie voir Fig. 39. (NdE).
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lors des périodes de récolte ou de labourage était considéré comme un acte de bravoure. Seuls les échanges directs avec les voisins allemands et silésiens permettaient de briser le sentiment d’isolement, voire d’hostilité. D’après les récits, progressivement, des signes de bienveillance, de compassion et même d’entraide entre nouveaux et anciens habitants se manifestèrent. Les déplacés des confins étaient en général convaincus du caractère temporaire de leur situation. Ils croyaient qu’ils allaient retourner chez eux. On disait qu’ils restaient « assis sur leurs valises » parce que bien souvent, ils ne prenaient même pas la peine de défaire leurs bagages. Certains passèrent des années dans cette attitude d’attente. S’ils accordaient de l’importance à l’éducation de leurs enfants, ils ne s’investissaient pas dans l’entretien de leurs fermes, préférant s’investir dans l’élevage du bétail et des chevaux qu’ils espéraient pouvoir ramener « chez eux ». Car c’est Biłka Szlachecka, et non Grodziec, Gościęcin ou Żelazna, qui était leur « chez eux ». Cependant, il se trouvait aussi parmi eux des personnes qui, compte tenu des événements tragiques qui avaient eu lieu dans leur village d’origine, n’envisageaient plus d’y retourner et se sentaient enfin en sécurité en Silésie. Cette attente de changements politiques qui rendraient le retour possible dura longtemps. Certains l’espéraient encore dans les années soixante. Les plus âgés avaient du mal à accepter l’état de fait. Les plus jeunes acceptaient plus facilement la perte de leur ancienne patrie. La génération née en Silésie considérait déjà comme sien le nouveau lieu de vie de leurs parents. L’intégration fut lente. Au début, les déplacés se mariaient entre eux mais avec le temps, des mariages mixtes – avec les Silésiens ou les déplacés d’autres régions – se nouèrent. L’enquête a permis de révéler que les nouveaux arrivants percevaient bien la différence d’apparence de leurs nouveaux villages, de l’habillement de leurs habitants, notamment des femmes, et de l’équipement des fermes. Les différences d’alimentation, surtout à l’occasion des fêtes, étaient pour eux les plus difficiles à admettre. Les fêtes étaient célébrées dans l’intimité, avec les parents les plus proches. Les controverses les plus importantes voyaient le jour lors des cérémonies familiales qui donnaient lieu aux premières confrontations avec d’autres manières de célébrer par exemple le mariage, souvent considérés comme inconciliables. Un premier soir ou un Polterabend – son équivalent silésien, une réception commune ou séparée pour les invités du marié et de la mariée, les plats de la mariée ou ceux de la belle-mère ? À la suite des recherches portant sur les anciens habitants de Biłka Szlachecka, une enquête a été entreprise auprès de la population rurale du district de Tłumacz dans l’ancienne voïvodie de Stanisławów (villages d’Otynia, Grabicz et Uhorniki). Les premiers résultats de ces enquêtes font état de nombreuses ressemblances entre le vécu de cette population et les habitants de Biłka Szlachecka, notamment pour ce qui est des expériences de la guerre, du déplacement et des contacts avec les populations rencontrées en Silésie. Les différences relèvent avant tout des coutumes.
« Nouveaux habitants » de la voïvodie d’Opole dans les activités du Musée de la Silésie d’Opole
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Sans aucun doute, nos recherches sur les « nouveaux habitants » de la voïvodie d’Opole sont tardives. Les témoins les plus fiables des événements qui se sont déroulés un demi-siècle auparavant ne sont plus de ce monde. De nombreux documents témoignant de l’histoire et de la culture de cette population, sous-estimés jusqu’alors, ont été perdus à jamais. Nous tentons ainsi de saisir les dernières traces de la culture des campagnes des confins afin d’en redonner une vue d’ensemble30. Les recherches et enquêtes de terrain menées depuis 1990 ont également permis d’élargir les collections du musée. Nous avons recueilli 282 objets (dont 146 documents authentiques, comme les certificats d’études, les documents d’identités etc.), 85 photographies originales ainsi que 855 reproductions et numérisations de photographies originales. Nous avons archivé 130 récits contenant plusieurs dizaines de chants rituels et de chansons. Les résultats de nos recherches font l’objet de publications, principalement dans la revue du Musée – Opolski Rocznik Muzealny. Les documents et objets recueillis sont présentés dans les expositions organisées par le Musée. L’analyse des changements survenus dans la culture des campagnes silésiennes à la suite de la confrontation entre les différentes cultures est également une priorité de la section ethnographique du Musée. Une nouvelle exposition permanente est en cours de préparation : elle sera consacrée à la « rencontre des cultures » qui a eu lieu en Silésie il y a soixante ans31. Elle aura pour objectif de montrer les différents groupes de population rurale – l’originelle et la « nouvelle » – ainsi que leur histoire « commune » après 1945. Traduit du polonais par Agnieszka Niewiedział
30 Elżbieta Dworzak et Małgorzata Goc, « Czy nadrobimy stracony czas ? » [Rattraperons-nous le temps perdu ?], in Ryszard Kantor (dir.), Wspólne jutro. Kontynuacja i zmiana w kulturze współczesnej wsi polskiej [Avenir commun. Continuité et changement dans la culture des campagnes polonaises contemporaines], Kielce, ZKU « Optima » - Muzeum Zabawkarstwa, 1998, p. 59-64. 31 Il n’existe pas d’exposition consacrée à ce sujet en Haute-Silésie, ni dans la voïvodie d’Opole ni dans celle de Silésie. Le Musée ethnographique de Wrocław, dans une partie de son exposition permanente, présente les groupes arrivés en Basse-Silésie après 1945 – les déplacés des confins mais aussi les réfugiés de la guerre civile grecque. C’est aussi le cas du village reconstitué à Ochla, filiale du Musée du pays de Zielona Góra (Muzeum Ziemi Lubuskiej). Il existe un projet de création d’un Musée des Territoires occidentaux à Wrocław, mais il se limitera à la Basse-Silésie. Une partie de la nouvelle exposition permanente du musée de la ville frontalière de Görlitz en Allemagne est également consacrée aux « nouveaux habitants ».
ESPACE COMME CADRE SOCIAL DE LA MÉMOIRE. PAYSANS POLONAIS DANS LES VILLAGES REPEUPLÉS DE LA SILÉSIE D’OPOLE. Agnieszka NIEWIEDZIAŁ (EHESS) Les transferts de populations opérés en Europe centrale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et consécutifs à la modification des frontières dans cette partie de l’Europe passée sous la domination soviétique, obéissaient au modèle d’État ethniquement uniforme qui s’était déjà affirmé lors de la création des États nationaux dans le contexte de l’effondrement des Empires à la fin de la Première Guerre mondiale1. L’intégration en 1945 de la Silésie à la Pologne fut ainsi à l’origine d’une modification radicale de la structure démographique de cette région L’expulsion de la population d’origine et l’établissement à sa place des déplacés polonais des régions centrales surpeuplées et des confins orientaux intégrées aux républiques soviétiques de Lituanie, de Biélorussie et d’Ukraine ainsi que2, donnèrent naissance à une société de type nouveau. Même si les sociétés formées dans le cadre des déplacements de populations peuvent être étudiées en Roger Brubaker, « L'éclatement des peuples à la chute des empires », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 98, 1993, p. 3-19. 2 Le terme « expulsion », Vertreibung en allemand, s’est imposé ces dernières années pour désigner en français le vécu des Allemands « transférés » (cf. article XIII des accords de Potsdam). Mais il n’existe pas à ce jour de terme généralement admis pour désigner en français l’expérience des Polonais originaires des confins établis à leur place. Le pouvoir communiste chargé de leur « déplacement » (przesiedlenie) leur fit endosser le statut de « rapatriés » (repatrianci). Malgré son inadéquation (voir Krystyna Kersten, Repatriacja ludności polskiej po II wojnie światowej [Rapatriement de la population polonaise après la Seconde Guerre mondiale] Wrocław, Ossolineum, 1974], cette désignation continue à être utilisée tant pas les chercheurs que par les intéressés eux-mêmes. Après la chute du régime communiste et la signature du traité frontalier germano-polonais le 14 novembre 1990, le terme wypędzenie – équivalent polonais de Vertreibung - fut promu en Pologne pour désigner le vécu à la fois des « expulsés » allemands et des « déplacés » polonais, notamment dans les publications issues des programmes de recherche germano-polonais (cf. Włodzimierz Borodziej et Artur Hajnicz (dir.), Kompleks wypędzenia [Complexe de l’expulsion], Cracovie, Znak, 1998). Toutefois, ce terme ne s’est pas imposé et le recours aux différents termes d’époque prédomine. La majorité des déplacés des confins que nous avons interrogés dans le cadre de notre enquête parlent de leur vécu en utilisant les dérivés du verbe osiedlić się – s’établir, tels que przesiedlenie – changement collectif de lieu d’établissement, wysiedlenie – changement collectif et imposé de lieu d’établissement. Ils s’auto-désignent également comme repatrianci, même si ce terme ne correspond pas à leur propre perception de leur vécu. Ils utilisent aussi le terme wysiedlenie au sujet des Allemands expulsés de leur village, mais les désignent généralement comme « anciens habitants » (byli mieszkańcy) ou « ceux qui avaient habité ici » (ci co tu mieszkali). 1
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tant que sociétés de type « post-migratoire » - cadre théorétique dominant dans les recherches effectuées en Pologne -, elles s’en distinguent pourtant sur un point fondamental. À la différence du contexte de migration, les nouveaux arrivants ne font pas face à une société d’accueil à laquelle ils sont supposés s’intégrer mais à un espace marqué dans toutes ses dimensions par sa population d’origine, définitivement éloignée. L’intégration sociale implique ainsi l’établissement de relations sociales entre les nouveaux arrivants aux origines et trajectoires migratoires diverses et cela dans un cadre spatial déjà en place qui devient à son tour un élément d’interaction. Les modes d’appropriation de cet espace sont ainsi au cœur du processus d’intégration sociale3. Parce que le discours nationaliste déployé afin de justifier l’intégration des régions anciennement allemandes (dont la Silésie) à la Pologne, reposait sur l’affirmation de leur polonité et l’effacement des traces de leur passé allemand, le rôle de l’espace dans le processus d’intégration sociale n’a pas été pris en compte dans les recherches consacrées à leurs sociétés. Malgré le renouvellement de la recherche depuis l’instauration du régime démocratique et la levée du « tabou » sur le passé allemand des régions septentrionales et occidentales de l’État polonais4, le poids des cloisonnements disciplinaires n’a pas permis de réévaluer les processus en œuvre dans la formation de leurs sociétés de manière à saisir leur dimension spatiale5. À cet égard, le chapitre que Maurice Halbwachs, sociologue et précurseur des recherches sur la mémoire, a consacré à l’espace dans son ouvrage posthume La mémoire collective6, constitue un exemple stimulant de dialogue entre la sociologie et la géographie, nécessaire lorsqu’il s’agit d’établir la puissance de l’espace en tant que support de la mémoire conçue comme un élément relevant de la cohésion des groupes sociaux. Dans notre article, nous examinerons à la lumière des postulats de Maurice Halbwachs les modes d’évocation du passé allemand dans les propos et les pratiques de la première et deuxième génération des habitants polonais des villages de la commune (gmina) de Korfantów (Friedland OS) dans la voïvodie d’Opole. Les villages de Ścinawa Nyska (Steinsdorf), Włodary (Volkmannsdorf), Rynarcice (Rennersdorf), Jegielnica (Jäglitz), Gryżów (Griesau), Węża (Prockendorf) qui ont constitué le terrain de notre enquête se situent dans la partie sud de cette unité administrative composée de 26 localités. Jusqu’à la réforme territoriale de 1975, ces villages constituaient la commune de Ścinawa Nyska (Steinsdorf). Ayant appartenu jusqu’en 1945 au district (Kreis), largement germanophone, Catherine Rein, « Intégration spatiale, intégration sociale », Espace géographique, n° 3, 2003, p. 193-207. Agnieszka Niewiedział, « La Pologne postcommuniste face à l’héritage de Potsdam. Acteurs, enjeux et cadres d’une recomposition mémorielle », Revue d’Études comparatives Est-Ouest, vol. 37, n° 3, septembre-décembre 2006, p. 13-42. 5 Ewa Frątczak et Zbigniew Strzelecki (dir.), Demografia i społeczeństwo Ziem Zachodnich i Północnych 1945-1995. Próba bilansu [Démographie et société des Territoires Occidentaux et Septentrionaux 1945-1995. Tentative de bilan], Varsovie, Polskie Towarzystwo Demograficzne i Fundacja Friedricha Eberta, 1996. 6 Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, PUF, 1967, (1ère édition 1950), édition électronique http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.ham.mem1. 3 4
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de Nysa (Neisse), les villages de l’ancienne commune de Ścinawa Nyska ont fait objet d’un échange quasi complet de leur population. Leurs nouveaux habitants, établis à partir de 1945, sont originaires, dans des proportions diverses, des régions orientales cédées à l’Union soviétique et des régions centrales de la Pologne d’avant 1939. Maurice Halbwachs – entre sociologie et géographie de la mémoire Sociologue, Halbwachs définit l’espace comme le fait la géographie sociale, c'est-à-dire en tant que « milieu matériel du groupe ». Pour expliquer le fondement spatial de la mémoire, la raison pour laquelle « il n’est point de mémoire qui ne se déroule dans le cadre spatial7 », Halbwachs considère que « toutes les démarches du groupe [qu’il s’agisse de groupes locaux ou de groupements en apparence sans bases spatiales] peuvent se traduire dans des termes spatiaux et le lieu occupé par lui n’est que la réunion de tous les termes ». Il poursuit : « Toutes les parties de l’espace qu’il [le groupe] a occupées correspondent à autant d’aspects différents de la structure et de la vie de leur société, au moins à ce qu’il y a eu en elle de plus stable8 ». C’est donc en tant que produit du groupe que les lieux suscitent la mémoire qu’ils renferment. Il en résulte que les lieux, en ce qu’ils portent des traces du passé, ne sont pleinement intelligibles que pour les membres du groupe dont ces lieux ont reçu l’empreinte. Cela implique que les individus extérieurs à ce groupe peuvent uniquement « disséquer9 » ces lieux et ce avec les moyens dont ils disposent, c'est-à-dire les représentations que leur offrent les groupes dont ils adoptent le point de vue. Ce postulat nous conduit à considérer que la « mémoire longue10 » recueillie au cours de nos enquêtes dans les « villages repeuplés », nous renseigne avant tout sur leurs habitants actuels et plus exactement, sur les groupes dont ils adoptent le point de vue pour appréhender l’avant allemand de leurs lieux de vie. Nous examinerons cette hypothèse dans la première partie de notre article où nous analyserons les représentations de l’espace villageois émanant des discours de leurs habitants. L’analyse développée par Maurice Halbwachs permet également d’aller au-delà de cette approche qui met l’accent sur l’inaccessibilité pour les individus et groupes extérieurs de la mémoire du groupe à l’origine des lieux et sur les « reconstructions » qu’ils opèrent. Sensible aux bouleversements socio-économiques dont il était lui-même témoin et aux modifications des cadres spatiaux qu’ils ont entraînés, Halbwachs tient compte du phénomène de la « résistance » de l’espace au changement. Le cadre social peut être bouleversé, mais - dit-il - « les groupes résisteront et, en eux, c’est à la résistance même sinon des pierres, du moins de leurs arrangements anciens que vous vous heurterez ». Il poursuit :
Ibid., p. 93. Ibid., p. 85. 9 Ibid., p. 84. 10 Françoise Zonabend, La mémoire longue. Temps et histoires au village, Paris, PUF, 1980. 7 8
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Agnieszka Niewiedział « ce qu’un groupe a fait, un autre peut le défaire. Mais le dessein des hommes anciens a pris corps dans un arrangement matériel, c'est-à-dire dans une chose et la force de la tradition locale lui vient de la chose dont elle est l’image. Tant il est vrai que par toute une partie d’eux-mêmes, les groupes imitent la passivité de la matière inerte. 11 »
Cela suppose, dans le contexte de notre recherche, que le milieu matériel – le village allemand – peut exercer une influence sur la nouvelle collectivité villageoise qui s’y est formée. Ses membres peuvent-ils dans ce cas non seulement adopter des manières de se mouvoir dans l’espace villageois qui furent celles du groupe qui l’avait établi, mais aussi s’approprier la mémoire de ce dernier ? Halbwachs semble envisager cette hypothèse. Nous l’envisagerons à notre tour dans la deuxième partie de l’article, à partir de l’observation des pratiques à caractère religieux dans les villages étudiés. Espace économique – inégalité symbolique et continuité des cadres de la mémoire La description que les habitants actuels des villages étudiés font de leur lieu de vie d’avant-1945 permet de cerner quelques autoreprésentations de leur propre groupe. Un échange avec l’habitant d’un des villages est à cet égard révélateur de la perception de l’espace qui domine chez nos interlocuteurs. Nous voyant scruter le plan cadastral d’un des villages de la commune, l’employé du service communal qui a mis à notre disposition ces plans, s’exclame : « Ah, c’était un village riche autrefois ! Peut-être même le plus riche de la commune ». Interrogé sur ce qui lui faisait dire cela, il répond : « Comment ça ? Il suffit de regarder ! ». Nous voyant perplexe, il poursuit : « C’est évident. Vous avez vu le nombre de grandes exploitations qu’on y trouve ? Tenez, prenez cette ruine qui se trouve à côté de l’arrêt de bus. Ca va bientôt s’écrouler et pourtant, il y avait tout : la grande maison et la maison des vieux (wycug), la grange et les bâtiments agricoles. On ne croirait pas mais, oui, ce champ d’herbes sauvages, c’était peut-être la plus belle ferme du village. Et des exploitations comme celle-là, il y en avait dans ce village plus que dans n’importe quel autre village de la commune.12 »
Ce propos contient trois éléments qui reviennent dans les récits que nous avons pu rassembler. Ils se ressemblent, tout d’abord, par le fait que l’espace est perçu comme un espace économique. L’espace villageois porte la trace des activités auxquelles se consacraient ses anciens habitants : l’agriculture mais aussi l’artisanat et les services. Lorsqu’ils s’appuient sur l’image de l’espace villageois, les habitants, et en particulier ceux de la première génération des déplacés, sont capables de restituer les anciennes divisions économiques : « Là vivait un Bauer (paysan), là un cordonnier et là un maréchal-ferrant ». Cette connaissance précise ne vient pas uniquement du déchiffrage de la structure spatiale, facilité par la proximité sociale entre anciens et nouveaux habitants. Elle trouve son 11 12
Maurice Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 87-88. Notes de terrain, avril 2005.
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origine, en grande partie, dans les connaissances acquises lors de la cohabitation entre les deux groupes. En effet, si les déplacés polonais arrivèrent dans la Silésie d’Opole entre l’été 1945 et l’hiver 1946, la dernière vague d’expulsion des anciens habitants eut lieu en juin 194613. La mémoire de la nouvelle génération est moins précise. Elle se réduit surtout à l’évocation de ce que tous perçoivent comme l’emblème de la région : « l’exploitation typique d’ici » (Fig. I). L’un de nos interlocuteurs la décrit ainsi en parlant de sa propre maison : « C’était une exploitation agricole, mais il faut reconnaître, quoi qu’on en dise, qu’il y avait ici plus de culture que chez nous, en Pologne. Par exemple cette maison. La famille qui y habitait, ils avaient des enfants et, quand les enfants étaient grands, avant de leur passer la ferme, les vieux déménageaient dans wycug (« maison des vieux ») et prenaient leur retraite. Les vieux aidaient les jeunes, comme ils le pouvaient, et les jeunes étaient obligés de subvenir à leurs besoins. Mais les vieux habitaient seuls. Presque toutes les fermes fonctionnaient comme cela. Et quand les Polonais ont pris ça, ils ont mis du monde partout.14 »
Au même titre que le premier des exemples cités, cet extrait illustre le deuxième point présent dans les récits recueillis. Le village est perçu comme un lieu à la fois de prospérité et d’équilibre entre les générations mais aussi, comme dans l’extrait suivant, entre les classes sociales. « Alors ici, sur la place centrale, il y avait une auberge avec la salle des fêtes, la salle des spectacles et tout ce qu’il faut. Qu’est-ce qu’on y a fait la fête au début ! Puis, ils voulaient la restaurer et, tu parles, ils ont tout cassé ! Ils ont fait venir des faux maçons et après les travaux, le plafond s’est effondré, puis, petit à petit, la salle est tombée en ruine. Ils ont mis vingt ans pour en construire une nouvelle. Mais, attention, à l’époque, c’était la salle réservée aux riches. Les pauvres n’y allaient pas. Eux, ils avaient l’auberge en haut. Là, sur ce terrain vague, après le virage. Il n’y a plus rien là-bas. Et oui, il y avait deux auberges ici et aujourd’hui - regarde : ils [les hommes] n’ont plus que les marches du magasin pour boire leur bière.15 »
Cet exemple illustre également, comme les précédents, le troisième élément commun aux récits récoltés. Les nouveaux arrivants – les Polonais – ont mis fin à l’harmonie et à la prospérité du village. Dès l’arrivée des déplacés, afin de garantir un toit à tous, les exploitations furent divisées16. L’économie socialiste mit un terme à la prospérité et à la diversité sociale. Les nouveaux habitants négligèrent les exploitations dont ils ne 13 Marek Misztal, « Rok 1945 w powiecie nyskim na przykładzie gminy Ścinawa Nyska » [Année 1945 dans le district de Nysa – exemple de la commune de Ścinawa Nyska], Zeszyty Naukowe. Historia, Opole, Uniwersytet Opolski, 2002, p. 32-50. 14 Entretien avec M. M., juillet 2005. 15 Ibid. 16 Zuzanna Borcz, Andrzej Ziemianski, « Przemiany zagród chłopskich w latach 1946-1989 (na przykładzie dwóch gmin województwa wrocławskiego) » [Évolution des fermes paysannes dans les années 1946-1989. Exemple de deux communes de la voïvodie de Wroclaw], Sobótka, n° 4, 1990, p. 477-488.
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s’estimaient pas propriétaires, au point de les laisser parfois tomber en ruine. Détruits par négligence ou faute de moyens pour les entretenir, les lieux de convivialité disparurent souvent à jamais. La valorisation de l’espace ancien implique ainsi une dévalorisation de soi. La perception de l’espace économique donne à voir le rapport d’inégalité symbolique entre les anciens habitants et les nouveaux propriétaires des lieux. Cette relation d’inégalité entre l’espace acquis et ses habitants, perçus comme incapables de préserver ou faire prospérer l’héritage reçu, semble liée aux représentations fort anciennes qui structurent les relations entre les Allemands et les Polonais17. L’autoreprésentation de ces derniers apparaît comme fondée par les stéréotypes anti-polonais présents encore à ce jour dans la perception des Polonais par leurs voisins allemands18. La rupture que représentait l’échange de populations survenu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale assure ainsi la continuité des représentations. La « revanche » historique qu’avait pu symboliser pour les Polonais le « recouvrement » de la Silésie d’Opole, revendiquée par la IIe République (1919-1939), ne leur a pas permis de rompre les rapports d’inégalité symbolique vis-à-vis de leurs voisins d’outre-Oder. Il semble qu’au contraire cette « revanche » aurait réactualisé cette inégalité. Fig. I Habitat rural de la Silésie d’Opole (début du XXe siècle). Węża/Prockendorf (voïvodie d’Opole).
Photo © Agnieszka Niewiedział (2006).
17 L’étude consacrée au chef-lieu de la commune de Korfantów nous a conduits à une conclusion semblable. Agnieszka Niewiedział, « Korfantów/Friedland en Haute-Silésie : histoire locale et souvenirs individuels », Cultures d’Europe Centrale, n° 7, 2008, p. 69-84. 18 À titre d’exemple, la perception des Polonais qui émane de l’expression Polnische Wirtszaftn (gestion « à la polonaise ») utilisée en allemand – mais aussi en polonais -, pour désigner un travail mal fait. À ce sujet coir, Hubert Orłowski, « ‘Polnische Wirtschaft’: dzieje i funkcje stereotypu » [‘Polnische Wirtschaft’ : histoire et fonctions d’un stéréotype], Przegląd Zachodni, vol. 47, n° 3, 1991, p. 1-24.
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Espace religieux : égalité symbolique et continuité des pratiques À l’inverse de l’espace économique, l’espace religieux n’est pas évoqué spontanément par les habitants interrogés. La mémoire qui s’y attache s’exprime avant tout à travers l’usage des lieux. Son observation a constitué la première étape de la recherche. Ensuite, nous avons soumis nos observations aux personnes interviewées de manière à restituer les souvenirs dont l’espace religieux porte les traces. À la différence de l’espace économique, l’espace religieux semble constituer un lieu permettant aux nouveaux habitants d’établir des rapports de continuité et d’égalité avec les anciens habitants des lieux. Les interactions entre l’espace villageois et les nouveaux habitants donnent également à voir une influence tacite du premier sur les seconds. L’intégration à l’espace national des territoires anciennement allemands dits « recouvrés » (Ziemie Odzyskane) impliqua pour le pouvoir polonais leur « dégermanisation » (odniemczanie)19. Elle consista à effacer toute trace du passé allemand perceptible comme telle, notamment des éléments spatiaux comportant des inscriptions en langue allemande. L’espace religieux donne à voir les limites de cette politique et fait apparaître la résistance des nouveaux habitants, catholiques comme leurs prédécesseurs, vis-à-vis des instructions venant d’en haut20. Grâce à cette opposition tant du clergé que de la population locale à la destruction des symboles religieux21, le passé allemand est toujours visible dans l’espace public et privé, à travers les inscriptions gravées en allemand sur les calvaires disséminés dans les champs, au bord des routes et des chemins, dans les cimetières sur les tombes partiellement préservées et sur les croix commémoratives érigées à l’intérieur des propriétés. Dans les cimetières, le processus d’échange de sépultures a fait disparaître la plupart des tombes allemandes. Toutefois, il en reste des traces. Ainsi les tombes des nouveaux arrivants décédés dans les premières années suivant leur installation dans la région, ont été réalisées à partir des pierres tombales des anciens habitants. Cette pratique est visible, par exemple, à partir des tombes des années 1945-1955 préservées au cimetière de Włodary. Les noms des déplacés polonais décédés à cette période y sont inscrits sur les pierres tombales dont les noms d’origine ont été effacés ou recouverts de goudron tandis que les tombes des prêtres des paroisses et des religieux ont été préservées. Ce fut également le cas des tombes de rares familles dont les membres ont échappé à l’expulsion ou encore de familles qui ont entretenu des liens durables avec les nouveaux habitants polonais de leurs propriétés. Quelques tombes ont été protégées du fait de leur valeur esthétique ou encore À ce sujet, voir la contribution d’Adriana Dawid dans ce volume, p. 85-101(NdE). L’étude de Bernard Linek fait également état des limites de cette action. Bernard Linek, Polityka antyniemiecka na Górnym Śląsku w latach 1945-1950 [Politique antiallemande en Haute Silésie 1945-1950], Opole, Instytut Śląski, 2000. 21 Bernard Linek, « Konflikt Państwo-Kościół katolicki na Górnym Śląsku a polityka narodowa w latach 19451950 » [Conflit État – Église catholique en Haute-Silésie et la politique nationale dans les années 1945-1950], Śląsk Opolski, vol. 44, n° 2, 2001, p. 59-67. 19 20
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parce qu’elles étaient devenues le support de la mémoire de leurs protecteurs. L’exemple du cénotaphe des soldats morts dans les combats de la Première Guerre mondiale préservé au cimetière du village de Ścinawa Nyska, illustre ce dernier cas (Fig. 23). Si l’emplacement de ce monument à l’intérieur de l’enceinte du cimetière a pu jouer en faveur de sa préservation lors de la destruction quasi-systématique de ce type de monument22, la fonction que lui attribuèrent les nouveaux habitants a permis sa conservation. D’après les dires des personnes croisées dans le cimetière à la veille de la Toussaint 2006, le cénotaphe est devenu pour les villageois et ce dès leur arrivée en 1945 un lieu de commémoration de leurs proches disparus lors de la Seconde Guerre mondiale. Ceux qui avaient perdu des parents, que ce soit dans les combats, en déportation en Union Soviétique ou encore lors des massacres commis dans les régions orientales par les nationalistes ukrainiens, et qui ne pouvaient se recueillir sur leurs propres tombes, rendaient hommage à leurs proches disparus en fleurissant le cénotaphe allemand et en y allumant des bougies. Cette pratique persiste de nos jours et le cénotaphe portant les noms des villageois allemands, victimes de la Première Guerre mondiale, constitue encore aujourd’hui l’élément central du cimetière. La communauté de religion entre les Allemands expulsés et les Polonais établis à leur place a ainsi favorisé, grâce à la poursuite des pratiques préalables ou l’attribution de fonctions nouvelles, la préservation d’éléments témoignant des pratiques religieuses de la population d’origine. La préservation matérielle s’accompagne néanmoins le plus souvent de l’effacement des souvenirs. Elle est, la plupart du temps, imputable au principe d’interdiction de porter atteinte aux symboles religieux et ce sont ces principes-là qui sont protégés et non des souvenirs précis. Ainsi, les nouveaux propriétaires des exploitations dotées de calvaires ou des croix commémoratives continuent à les entretenir sans toutefois chercher à savoir quels événements de la vie des anciens propriétaires ont été à l’origine de leur érection. Ils partent du principe qu’il s’agit d’événements relevant de l’intervention divine et ils préservent les traces de celle-ci et non la mémoire des anciens habitants. Le même principe préside à la préservation des calvaires bordant les routes et les chemins ou encore des chapelles érigées dans les champs. Ce phénomène de l’effacement des souvenirs malgré la préservation des traces matérielles ne semble pas découler de l’occultation du passé allemand mais avant tout de la séparation entre les deux groupes. À l’inverse, la multiplication des contacts entre nouveaux et anciens habitants depuis la chute du communisme et la levée des limitations d’accès des anciens habitants allemands à leurs villages d’origine23, débouche sur la restauration partielle des souvenirs. Les visites des anciens habitants permettent aux À ce sujet voir la contribution de Gerard Kosmala dans ce volume, p. 177-189. (NdE). Dans le cas des expulsés allemands établis en RDA, ces échanges ont commencé déjà dans les années soixante-dix. Voir Basil Kerski et Wolf-Dieter Eberwein, (dir.), Stosunki polsko-niemiecke 1945-2005. Wspólnota wartości i interesów ? [Relations germano-polonaises 1945-2005. Communauté de valeurs et d’intérêts ?], Olsztyn, Borrusia, 2005. 22 23
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nouveaux propriétaires des lieux de réintégrer les souvenirs de leurs prédécesseurs aux éléments dont ils assuraient par principe la préservation. Ainsi, par exemple, la propriétaire de l’exploitation dotée d’une croix commémorative dans le village de Włodary a su nous expliquer que celle-ci commémorait l’ordination du fils des anciens propriétaires. Notre enquête de terrain fait état d’un autre phénomène encore qui pourrait trouver son explication dans le changement du régime politique à partir de 1989. Si pendant la période communiste, les paysans se limitaient à préserver les calvaires et les chapelles situés au bord des routes et des chemins, près de leurs champs ou encore dans leurs propriétés, depuis l’instauration de l’économie de marché, on assiste à la réapparition de nouvelles bâtisses à la place de celles détériorées ou disparues. Ainsi, un habitant du village de Gryżów, originaire de l’ancienne voïvodie de Stanisławów (aujourd’hui en Ukraine), s’investit dans la reconstruction d’un calvaire à l’emplacement exact de celui qui a disparu et dont il ne restait plus aucune trace, mais dont il avait gardé en mémoire l’emplacement (Fig. 37). S’il justifie sa démarche par un engagement pieux et la quête d’apaisement des souvenirs des événements traumatisants dont lui et sa famille ont été victimes pendant la Seconde Guerre mondiale, il lui semble évident de les exprimer ainsi, c'est-à-dire à travers la restauration d’un lieu et par là-même d’une pratique commune dans la région avant que celle-ci ne change d’appartenance nationale et de population24. La reprise de cette pratique de l’érection des calvaires se limite actuellement à la préservation et la reconstruction. La construction de nouveaux calvaires ou chapelles reste exceptionnelle ce qui suggère la volonté de distinction de la part de nouveaux habitants par rapport aux anciens. Ainsi, la construction d’une nouvelle chapelle au village de Włodary relève de l’initiative d’un ancien habitant de ce village qui la fit construire à la fin des années quatre-vingt-dix, avec l’accord du nouveau propriétaire du terrain et du curé du village, pour marquer l’emplacement de sa maison natale disparue25. Si les exemples cités font apparaître l’espace religieux comme plus propice à l’expression d’une certaine continuité de la mémoire à travers les pratiques et, à partir de là, d’une égalité entre les nouveaux et anciens habitants, les cas de non préservation et de disparition des lieux ne manquent pas. Le cas de la chapelle située dans un terrain marécageux entre les villages de Węża et Włodary, illustre d’une part l’impact de la modification de la morphologie de groupes sur les agencements spatiaux, mais aussi la puissance de « trous » en tant que supports de la mémoire. De cette « Chapelle de SainteAnne, érigée en 1721, dotée d’un autel néo-baroque du XIXe siècle et des sculptures de la Vierge et de Jean-Nepomucen26 », il ne reste plus qu’un amas de briques enfouis sous une végétation dense, ainsi qu’une légende sur son origine et quelques souvenirs de sa disparition recueillis auprès des villageois. Selon les habitants de Węża, la chapelle aurait Entretien avec M. L., juillet 2006. Entretien avec le curé de Włodary, novembre 2004. 26 Damian Tomczyk, Ryszard Miążek, Dzieje Ziemii Korfantowskiej [Histoire du Pays de Korfantów], Opole, Opolska Oficyna Wydawnicza, 1998, p. 171. 24 25
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été construite par un homme dont la charrette s’était engouffrée dans le marécage alors qu’il se rendait, selon les versions, soit vers le marché avec ses porcs, soit chez la sagefemme avec sa femme en couches. Il aurait financé la construction de la chapelle à l’emplacement même de l’endroit où il avait failli mourir et où il fut sauvé. La disparition de la chapelle trouve son origine dans la modification de la structure paroissiale liée, semble-t-il, à l’antagonisme entre les habitants des villages de Węża et de Włodary. Le premier a été repeuplé par les « montagnards » de la région de Żywiec et le second par les habitants du village de Darachów (district de Trembowla, voïvodie de Tarnopol, aujourd’hui en Ukraine)27. Si les archives paroissiales ignorent l’existence même de la chapelle, les habitants du village de Węża, eux, n’hésitent pas à évoquer son riche intérieur, les « magnifiques » tableaux et les sculptures qui la décoraient. Ces derniers auraient été volés. Certains n’hésitent pas à accuser les habitants de Włodary de les avoir enlevés, avec la permission du curé, pour les placer dans l’église de leur village. Tous s’accordent à dire que la chapelle disparut par négligence et par manque de conscience de sa valeur, tant de la part des habitants que des autorités ecclésiastiques. On retrouve ainsi, dans l’évocation du destin de la chapelle, les éléments que nous avons relevés dans la mémoire attachée à l’espace économique. Le passé allemand apparaît comme le temps de prospérité, la période d’après 1945 comme celle de négligence et d’abandon. Toutefois, dans le cas de l’espace religieux, les personnes interrogées ne font pas appel aux catégories nationales pour désigner les responsables de la modification des lieux évoqués. Elles sont attribuées soit à la collectivité villageoise (« nous »), soit aux groupes (« eux ») avec qui les villageois partagent l’usage et la responsabilité des lieux évoqués. L’espace religieux apparaît ainsi comme le terrain d’interaction entre le groupe local constitué par « nous » et « eux » autour d’un lieu donné. Comme dans le cas de la chapelle de Sainte-Anne ou du calvaire de Gryżów, les récits se focalisent sur l’évocation de ces interactions. Les anciens habitants, à l’origine de ces lieux, y ont une place marginale et sont mentionnés en tant que tels, sans précision de leur nationalité. L’espace religieux est ainsi perçu en quelque sorte au-delà de la double rupture, temporaire et nationale, de l’avant 1945 allemand et de l’après 1945 polonais. Cette différenciation, dans la perception de l’héritage matériel, économique et religieux, « légué » par les anciens habitants, apparaît également à travers l’emploi de l’adjectif poniemieckie que l’on utilise dans la région pour désigner les objets et les lieux datant de l’avant 1945. Ainsi, si ce terme est largement utilisé pour désigner les éléments relevant de l’espace économique, aussi bien public que privé, dans le cas des éléments à caractère religieux, sont désignés comme poniemieckie uniquement ceux relevant de la sphère privée. Par exemple, les tombes, les calvaires et les chapelles sont rarement qualifiés de cette manière, alors que le terme s’impose pour les images pieuses qui avaient appartenu aux anciens propriétaires et qui souvent continuent à décorer les intérieurs. 27
Chronique paroissiale de Włodary, années 1945-1975.
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Les modes d’évocation et de pratique de l’espace par les habitants des villages repeuplés de la Silésie d’Opole, laissent apparaître la mémoire commune du contexte de formation des nouvelles communautés villageoises. En tant que cadre de la mémoire, l’espace donne à voir une perception du passé faiblement influencée par la mémoire historique nationale. Si, à cette dernière échelle, le passé allemand de la Silésie était nié durant la période communiste, puis progressivement rétabli depuis l’instauration de la démocratie, à l’échelle de la mémoire commune, l’avant 1945 est perçu non seulement à travers l’appartenance nationale des anciens habitants, mais aussi par le biais de leur proximité sociale et religieuse. Tout en étant Allemands, ils sont également perçus par ceux qui leur ont succédé comme paysans et catholiques. Cette double proximité crée les conditions de l’évocation et de l’usage des lieux dépourvu du besoin de minimiser les différences et les spécificités de chacun des groupes.
RÉSISTANCE FACE À LA MÉMOIRE – MÉMOIRE RÉSISTANTE. MONUMENTS AUX MORTS (ALLEMANDS) DANS LA SILÉSIE D’OPOLE Gerard KOSMALA (Université de Wrocław) Genèse des monuments aux morts dans la Silésie d’Opole En Silésie d’Opole1, la première vague de construction de monuments aux soldats morts a vu le jour après la Première Guerre mondiale. De nouveaux modes de commémoration sont alors apparus en réponse aux phénomènes inédits qu’engendra cette guerre (nombre des victimes, caractère massif et anonyme des massacres) et qui mirent de nombreuses familles dans l’impossibilité de déterminer le lieu et les circonstances de la disparition de leurs proches. Cette manière inédite de commémorer les morts dont l’origine est à rechercher aux États-Unis de l’après-guerre de Sécession2, à été introduite en Silésie comme dans toute l’Allemagne et dans d’autres pays européens. Des démarches ont été entreprises afin d’honorer symboliquement ceux qui sont morts pendant les combats de la Grande Guerre. Les habitants des différents villages ou paroisses cherchèrent à financer un monument ou une plaque commémorative. La date à partir de laquelle on commença à les ériger – années vingt ou plus tard, sous le régime nazi –, dépendait des capacités organisationnelles mais avant tout matérielles de la communauté locale. La taille et la forme de l’édifice commémoratif étaient déterminées par les ressources financières de la localité. En même temps, ces initiatives locales étaient bien perçues et même soutenues par l’État allemand (ne serait-ce que par la simple présence aux cérémonies d’inauguration des représentants de l’administration allemande de différents niveaux) parce qu’elles correspondaient à la politique de reconstruction de l’unité nationale3. Les monuments érigés avaient des caractéristiques communes qui peuvent être relevées à partir de l’observation de ceux qui ont été préservés jusqu’à nos jours. La grande majorité d’entre eux portent une indication sur la raison d’être du monument, des noms 1 Par « Silésie d’Opole » nous entendons le territoire de la Silésie d’Opole (Provinz Oberschlesien) dans les années 1922-1939. 2 John R. Gilles, Commemorations. The Politics of National Identity, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 11. 3 Danuta Berlińska, Mniejszość niemiecka na Śląsku Opolskim w poszukiwaniu tożsamości [La minorité allemande de la Silésie d’Opole en quête d’identité], Opole, Instytut Śląski, 1999, p. 94.
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des lieux, une liste des noms, mentionnant souvent la date du décès ou l’âge du mort, le symbole de la Croix de Fer (Eisernes Kreuz). On rencontre, plus rarement, d’autres éléments tels que divers symboles militaires, nationaux ou funèbres (une baïonnette, un casque, un aigle, une couronne de deuil) ; des bas-reliefs, par exemple un ange soutenant un soldat mourant, des inscriptions évoquant l’héroïsme, le sacrifice ou la souffrance des soldats, la croix chrétienne, etc. La localisation des monuments est également spécifique. Les plaques commémoratives ont le plus souvent été installées sur les façades extérieures des églises ou des bâtiments annexes (mur d’enceinte, portail, croix). Les monuments étaient érigés de préférence dans l’espace public : à proximité de l’église, dans l’enceinte du cimetière (Fig. 25) ou encore dans un lieu central de la localité. Parmi les emplacements les plus fréquents, on trouve le bord de la route principale, un carrefour, la place du marché ou la place centrale, le square. Plus rarement le monument était érigé à l’intérieur d’une propriété privée. Les monuments étaient ainsi situés à proximité ou au centre de l’espace social et cela de manière à signaler que le passé faisait partie intégrante du présent et de la vie quotidienne. Les monuments étaient - et sont toujours - nettoyés et décorés au moins une fois par an, à l’occasion de la Toussaint. Dans l’entre-deux-guerres, des cérémonies (nationales comme locales) ou des leçons d’histoire pouvaient se dérouler devant eux. Il est difficile de déterminer tant le nombre de monuments aux soldats morts érigés dans l’entre-deux-guerres en Silésie d’Opole que le nombre de ceux d’entre eux qui ont « survécu » au passage du front en 1945, à l’action de « dégermanisation » de l’aprèsguerre4 et à toute la période de la République populaire de Pologne. D’après Danuta Berlińska, 250 monuments allemands ont été détruits au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, principalement les monuments aux morts. Fryderyk Kremser, quant à lui, estime le nombre de ces monuments à 200 et à 50 le nombre de ceux qui ont été préservés jusqu’aux années quatre-vingts. Toutefois, sans connaître le nombre de monuments érigés, il est difficile de déterminer combien ont été préservés. Notre enquête nous a permis d’établir l’existence au début du XXe siècle de 295 monuments en rapport avec la Première Guerre mondiale dans la Silésie d’Opole (dont 250 dans la voïvodie d’Opole). Une partie d’entre eux sont en mauvais état (détruits, transformés en d’autres monuments) et une partie a été complétée par les inscriptions relatives à la Seconde Guerre mondiale (Fig. 24). Ces derniers, c’est-à-dire les monuments consacrés aux soldats des deux guerres mondiales, constituent le groupe le plus important de tous les monuments de guerre de la Silésie d’Opole, soit environ 53% de tous les monuments des soldats allemands morts au combat.
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À ce sujet, voir la contribution d’Adriana Dawid dans ce volume, p. 85-101 (NdE).
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La vague commémorative des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix Les symboles commémorant les soldats allemands morts au combat pendant la Seconde Guerre mondiale mais aussi les civils de Haute-Silésie assassinés, disparus ou déportés en Union soviétique ont commencé à voir le jour à la fin des années quatrevingts5. Les changements politiques survenus à cette période (chute du régime communiste et instauration de la démocratie) ont joué en faveur de leur apparition. À l’origine de la commémoration se trouve presque toujours une initiative locale, celle d’un groupe d’habitants ou de paroissiens les familles des soldats morts ou des victimes civiles, ou encore le cercle local de l’Association socioculturelle des Allemands (Towarzystwo Społeczno-Kulturalne Niemców, TSKN). Ce processus a connu son apogée dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix. Il a ensuite connu un ralentissement puis quelques infléchissements liés aux conflits suscités par la construction de ces stèles. Dans les années 2000, seuls quelques monuments ont été érigés ou restaurés et certains ont été modifiés. Ces modifications avaient souvent pour origine les pressions émanant du pouvoir régional6. La construction des monuments commémorant les soldats allemands morts durant la Seconde Guerre mondiale se faisait le plus souvent sans mobiliser des textes législatifs spécifiques. Cette omission constituait l’argument principal des opposants qui exigeaient leur démantèlement. Au fur et à mesure du développement du conflit, lors des négociations avec les pouvoirs locaux ou d’État, des procédures juridiques ont été mises en place afin de légaliser à posteriori, et sous certaines conditions, les monuments érigés ou transformés durant les deux décennies écoulées. L’ensemble de (nouvelles) règles régissant la construction de ces monuments rédigées par la suite par l’Office régional de (la Silésie d’) Opole (Opolski Urząd Wojewódzki) ne faisait pas de distinction entre les cas de construction et de reconstruction ou de rénovation d’un monument existant. Compte tenu du grand nombre d’exigences et d’autorisations nécessaires, ce nouveau règlement était considéré comme une preuve de mauvaise foi voire de discrimination par ceux qui cherchaient uniquement à ajouter une plaque portant les noms des soldats de la Seconde Guerre mondiale au monument déjà existant7. Les monuments et les plaques commémoratives dédiés aux soldats et victimes allemandes de la Seconde Guerre mondiale sont beaucoup plus modestes que ceux qui ont été érigés dans l’entre-deux-guerres. Cette différence est à imputer moins aux difficultés de financement qu’à la conjoncture sociopolitique. À la différence de ce qui s’est passé après la Grande Guerre, les monuments des années quatre-vingts et quatre-vingt-dix étaient bâtis sans le soutien de l’État, ce dernier cherchant plutôt à rendre impossible leur Danuta Berlińska, Mniejszość niemiecka …, op. cit., p. 279. [s.a.], « Poseł Kroll o postępowaniu wojewody Rutkowskiej » [Député Kroll commente les agissements de la voïvode Mme Rutkowska], Schlesisches Wochenblatt (plus loin : SW), 14-20 novembre 2003. 7 Krzysztof Cholewa, « Schlesier sind geduldig », SW, 1-7 juin 2001. 5 6
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construction. Si l’on tient compte du soutien apporté, à la même période, par l’État à la construction de centaines d’autres monuments, il apparaît que les monuments allemands étaient en inadéquation avec l’idéologie nationale alors dominante. Dans les deux dernières décennies du XXe siècle, ont été érigés dans la Silésie d’Opole environ 65 nouveaux monuments commémoratifs (dont 50 dans la voïvodie d’Opole). Si l’on ajoute à cela l’apposition de plaques sur les monuments aux morts de la Première Guerre, on dénombre en Silésie d’Opole 230 monuments commémorant les soldats de la Seconde Guerre mondiale (dont plus de 190 dans la voïvodie d’Opole). Excepté les cas ou le nouveau monument a été érigé à proximité de l’ancien, l’emplacement des nouveaux monuments et des plaques dédiées aux soldats allemands morts ne diffère guère de celui des monuments érigés au préalable : lieu central de la localité, cimetière, proximité de l’église. On observe également une tendance à privilégier pour la construction des nouveaux monuments les cimetières et les terrains proches de l’église. Cela peut indiquer le fondement chrétien de l’initiative ou encore suggérer les liens entre les instigateurs et la collectivité paroissiale car l’accord et le soutien du curé étaient indispensables à cet emplacement. C’est pourquoi ces « entrepreneurs de la mémoire » n’avaient pas recours aux formalités juridiques, du moins dans la première période de cette nouvelle vague commémorative. Ce sont précisément ces deux points – économie/modestie dans la forme et les inscriptions ainsi que l’emplacement dans l’espace paroissial qui distinguent les monuments des deux vagues commémoratives. La référence aux soldats allemands morts pendant la Seconde Guerre mondiale, commémorés car originaires des localités où ces monuments voyaient le jour, a toutefois provoqué un débat dans la presse et une controverse qui a eu lieu entre 1992 et 2004 dans la voïvodie d’Opole et au-delà. Controverse autour des monuments aux morts érigés dans les années quatrevingts et quatre-vingt-dix La presse présentait l’apparition dans la voïvodie d’Opole de ces monuments comme inquiétante, voire dangereuse du point de vue de l’intérêt national. Des sujets tels que la double nationalité, l’introduction des noms allemands des localités, rues ou panneaux, les séjours des membres de l’organisation National Offensive ou l’érection des monuments commémorant les soldats de la Wehrmacht étaient souvent mis sur le même plan8. Cette manière d’aborder la mémoire des soldats allemands renforçait chez les lecteurs une perception négative de ce phénomène. Les cas d’apposition sur les monuments des symboles hitlériens étaient présentés de manière à créer une atmosphère de scandale9. Anna Fastnacht - Stupnicka, « Rozdwojone nazwy » [Noms dédoublés], Trybuna Opolska (plus loin : TO), 23 septembre 1992. 9 En réalité, un seul incident de ce genre eut lieu dans le village de Kąty Opolskie. La Commission de négociation est aussitôt intervenue et l’indication du titre militaire au sein de la SS a été enlevée du monument. I. Kłopacka, « Pełne porozumienie » [Entente totale], TO, 16 décembre 1992. 8
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Alors que les autres sujets ont trouvé rapidement une solution ou bien perdu l’intérêt des médias, la controverse autour des « monuments allemands » a duré par intermittence pendant plus d’une décennie. Les officiels de l’Office régional à Opole ont réagi aux informations rapportées par la presse. Grâce, entre autres, à leurs efforts une Commission de négociation (Zespół Negocjacyjny), composée des représentants de l’Office, des conseils municipaux, des collectivités locales, de la TSKN et de l’Église, a été créée en novembre 1992. Elle avait pour mission de vérifier les informations concernant la construction illégale des monuments et de rechercher des solutions aux questions et tensions qui étaient apparues. Un inventaire (non exhaustif) des monuments a été établi, probablement par l’Office régional10, et les édifices y figurant devaient faire l’objet d’inspection. Les travaux de la Commission ont été terminés en mai 1993. Un inventaire détaillé des monuments examinés et un cahier des charges ont été rédigés. Dans certains cas, les procès-verbaux, faisant état des divergences ont été établis11. La plupart des 55 monuments examinés ont été jugés non conformes aux exigences de la Commission et des modifications ont été recommandées. Elles portaient d’une part sur les aspects juridiques et d’autre part sur la mise aux normes nouvellement élaborées des symboles et des inscriptions utilisés. Il s’est révélé par la suite que la régularisation juridique put avoir lieu rapidement mais les symboles et les inscriptions continuaient à poser problème. La reconnaissance de l’illégalité des destructions des monuments qui avaient eu lieu après la guerre a été une des avancées des travaux de la Commission12. Le conflit a également attiré l’attention des instances nationales. La Commission des minorités nationales et ethniques (Komisja Mniejszości Narodowych i Etnicznych) auprès de la Diète s’est penchée sur l’affaire et ses représentants ont effectué une visite dans la région en janvier 199313. Il semble que cette visite ait rassuré les parlementaires puisque durant les années suivantes la Diète se désintéressa de la question. À la fin de l’année 1992 eut lieu le premier d’une série d’actes de vandalisme contre les monuments aux morts allemands. Le monument du village de Kup a été aspergé de peinture. Par la suite, pour ne citer que les cas les plus graves, ont été incendiés les monuments des villages de Prószków et de Większyce (1994), de Pietnia, de Kamień Śląski, Kujawy (Fig. 25), Łambinowice (1995) et de Wójtowa Wieś (1997). Le monument de Dziewkowice a été détruit en 1994 et celui de Łambinowice en 1997. Ces actes de vandalisme ont toujours été signalés par la presse et ont donné lieu à des enquêtes de police mais les responsables n’ont jamais pu être identifiés et cela malgré les indices 10 Nous n’avons pas réussi à établir qui et quand réalisa cet inventaire devenu la référence principale des différentes commissions. 11 Komunikat kończący prace tzw. komisji pomnikowej [Communiqué en conclusion des travaux de la commission dite « des monuments »], Opole, Opolski Urząd Wojewódzki, 24.05.1993. 12 Ibid. 13 [s.a.] « Wizja lokalna » [Visite de terrain], TO, 25 février 1993 ; (AFS), « Szlakiem pomników » [La route des monuments], TO, 26 février 1993.
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laissant supposer qu’il s’agissait de personnes originaires des voïvodies du centre et du sud-est de la Pologne. Les participants à une émeute au village de Dziewkowice suivie de la destruction du monument ont été relâchés, selon la presse, faute de preuves de leur implication. La minorité allemande voyait ces incidents comme une agression contre ses membres. Les discussions menées par la TSKN et l’Office régional ont donné lieu à des déclarations solennelles, mais n’ont pas apporté de solution au problème. Au printemps 1994, un groupe de fonctionnaires de l’Office régional effectua une inspection portant sur la suite donnée aux recommandations des modifications qui avaient été faites un an auparavant par la Commission de négociation. Il se révéla que dans la plupart des cas celles-ci avaient été ignorées. Le même constat a été établi par l’inspection de 1996. Toutefois, à cette époque, le conflit autour des monuments semblait s’être atténué. La presse ne rapportait que de rares discordes et au début de l’année 2002, on pouvait penser que l’affaire avait pris fin. C’est alors qu’en mars 2002, l’apparition sur le monument du village de Szczedrzyk du nom qu’il portait dans les années 1930 – Hitlersee, a été rapporté par la presse, donnant lieu à une nouvelle intensification de la controverse. La presse a largement relayé cette information et les journalistes ont cherché les auteurs de l’inscription du toponyme décrié sur le monument14. Les fonctionnaires de l’Office régional ont procédé en un temps record à une nouvelle inspection d’une vingtaine de monuments figurant dans l’inventaire en usage et ont fait état d’une prise en compte minimale des recommandations de la Commission15. Par la même occasion, quelques monuments inconnus des fonctionnaires ont été « retrouvés ». Une nouvelle inspection des mêmes monuments en juin 2002 a démontré le manque d’intérêt pour la réalisation des modifications. L’inspection suivante qui eut lieu en automne de la même année, a fait état de la résistance des mécènes et du pouvoir local chargé d’effectuer les modifications. Cette résistance trouvait sa justification dans les discussions menées principalement entre l’Office régional et la TSKN, avec la participation de la presse, SYK., « Polityczna prowokacja ? » [Provocation politique], Gazeta Wyborcza (plus loin : GW), édition d’Opole, 15 mars 2002 ; Aleksandra Klich, « Wiatr od Hitlersee » [Vent de Hitlersee], GW, 10 avril 2002. 15 Raport Komisji, powołanej przez Wojewodę Opolskiego, do sprawdzenia wykonania zaleceń Wojewody dot. pomników i tablic wzniesionych lub zrekonstruowanych w latach 1991 – 1992 [Rapport de la Commission créée par le voïvode d’Opole et chargée de vérifier l’application des recommandations du voïvode concernant les monuments et les plaques érigés ou reconstruits dans les années 1991-1992], Opole 22.03.2002 ; Raport nr 2 Komisji Wojewody Opolskiego sprawdzającej stan pomników i tablic wzniesionych lub zrekonstruowanych w latach 1991 - 92 oraz w okresie późniejszym [Rapport n° 2 de la Commission du voïvode chargée de vérifier la réalisation des recommandations du Voïvode concernant les monuments et les plaques érigés ou reconstruits dans les années 1991-1992 et plus tard], Opole 18.06.2002 ; Raport nr 3 Komisji Wojewody Opolskiego sprawdzającej stan pomników i tablic - upamiętniających żołnierzy niemieckich, którzy zginęli w II wojnie światowej - wzniesionych lub zrekonstruowanych w latach 1991 - 92 oraz w okresie późniejszym [Rapport n° 3 de la Commission du voïvode d’Opole chargée de vérifier l’état des monuments et des plaques commémorant les soldats allemands morts pendant le Seconde Guerre mondiale et érigés ou reconstruits dans les années 1991-1992 et plus tard], Opole 9.01.2003. (Tapuscrits consultés à Opolski Urząd Wojewódzki à Opole). 14
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autour de la légalité des recommandations des modifications avancées par la Commission de négociation. La situation était différente cette fois-ci dans la mesure où en 1995 le Conseil de Protection de la mémoire de la lutte et du martyr (Rada Ochrony Pamięci Walk i Męczeństwa, ROPWiM) a édicté une résolution qui faisait référence, entre autres, aux monuments et plaques commémorant les soldats allemands16. L’Office régional s’y référait lorsqu’il exigeait des autorités locales (Urząd Gminy) des communes où se trouvaient les monuments problématiques (celles-ci y étaient le plus souvent aux mains des représentants de la minorité allemande), l’application des modifications recommandées. Ces recommandations peuvent être résumées en quatre points : - les monuments ne devaient pas comporter des toponymes des années 1934 – 1945 ; - une information en langue polonaise devait être ajoutée ; - des symboles militaires ne devaient pas y figurer – la Croix de Fer devait être remplacée par la croix chrétienne ; - le terme « morts au combat » (polegli) devait être remplacé par « victimes » (ofiary). - Des recommandations similaires avaient déjà été formulées par la Commission de négociations en 1992, mais c’est seulement en 2002 qu’elles ont été formulées de manière aussi explicite. Les deux premières recommandations ont été acceptées et réalisées sans discussion mais les deux dernières ont provoqué la résistance de ceux qui étaient chargés d’effectuer les modifications. Non seulement la communauté locale s’opposait de manière passive (en les ignorant) à ces recommandations de l’Office régional, mais ces dernières étaient également contestées par l’Association socioculturelle des Allemands et, de manière beaucoup plus radicale, par le Mouvement pour l’autonomie de la Silésie (Ruch Autonomii Śląska, RAŚ)17. Les avis contenus dans les rapports d’expertise juridique commandés par l’Office régional étaient en effet divergents. Si l’un confirmait la légalité de toutes les démarches de l’Office, un autre en revanche avançait que la résolution n° 2 de la ROPWiM ne constituait pas une loi en tant que telle et que donc, l’application des recommandations de l’Office qui s’y référaient ne pouvait être exigée mais uniquement suggérée. En l’absence d’avancées dans les cas des monuments problématiques, dans la première moitié de l’année 2003, le nouveau Secrétaire de la voïvodie aux minorités nationales (pełnomocnik wojewody ds. Mniejszości narodowych) fut chargé d’analyser la situation 16 Uchwała nr 2 z dnia 25 stycznia 1995 r. Rady Ochrony Pamięci Walk i Męczeństwa w sprawie upamiętnień na obszarze Rzeczypospolitej Polskiej żołnierzy niemieckich poległych w I i II wojnach światowych oraz w czasie powstań śląskich i wielkopolskiego [Résolution n° 2 du 25 janvier 1995 du Conseil de la Protection de la Mémoire des Luttes et du Martyr concernant la commémoration sur le territoire de la République de Pologne de soldats allemands morts pendant les deux guerres mondiales ainsi que lors des insurrections de Silésie et de Grande Pologne], Tapuscrit consulté à Opolski Urząd Wojewódzki à Opole, également consultable en ligne : http://www.katowice.uw.gov.pl/urzadkatowice.php?wojewodztwo/uchwala_2_opwim. 17 Au sujet du RAŚ, voir la contribution de Piotr Kocyba dans ce volume, p. 101-115 (NdE).
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et de rechercher des solutions qui mettraient un terme au conflit. Le secrétaire et son équipe visitèrent les différentes localités dont les monuments posaient problème et entreprit un dialogue avec les différentes parties. Il était chargé de leur expliquer la position du pouvoir et de les convaincre de réaliser les modifications recommandées. Cette démarche s’inscrivait dans la continuité des principes qui présidèrent aux travaux de la Commission de négociation de 1992. Les résultats de ces discussions durent être satisfaisants puisque la voïvodie d’Opole commença à informer les médias de la fin prochaine de la controverse suscitée par les monuments dits « allemands ». Ces résultats étaient aussi attendus par la ROPWiM devant laquelle la voïvodie s’était engagée à trouver une issue à cette affaire. Toutefois, les tensions se ravivèrent, notamment en raison de l’implication de la Ligue des familles polonaises (Liga Polskich Rodzin)18 dont le représentant pour la voïvodie d’Opole à la Diète appelait à l’usage de la force pour exiger l’application des modifications recommandées par l’Office régional. La TSKN porta plainte auprès du Secrétaire d’État aux droits civiques (Rzecznik Praw Obywatelskich) contre les agissements de la voïvode et en particulier les pressions exercées sur les élus locaux de la minorité allemande pour qu’ils se soumettent aux recommandations. Si l’on en juge par le « Communiqué résumant les actions du voïvode d’Opole concernant les monuments allemands qui se trouvent dans la voïvodie d’Opole » publié en avril 200419, ces actions avaient été efficaces. On y annonçait la fin de la controverse et en mai de la même année, la voïvode en informa la Commission des minorités. « Monuments aux morts » - « monuments allemands » : enjeux et implications de la controverse L’analyse du déroulement de la controverse, du profil de ses participants et de ses conséquences permet d’avancer qu’il s’agissait d’une controverse politique où les monuments des soldats allemands morts dans les combats des deux guerres n’étaient qu’un prétexte20. La controverse n’était pas motivée, comme on l’avait dit dans sa première phase, par l’infraction à la loi du fait de l’absence du permis de construire mais par leur « contenu » – inscriptions et symboles - c’est-à-dire un sujet à valeur médiatique, soulevant l’émotion dans une collectivité régionale composée de groupes aux différentes expériences historiques. Pendant toute la durée de la controverse, l’Office régional ne parvint pas à déterminer, ni même ne chercha à le faire, le nombre des monuments aux morts des deux guerres mondiales se trouvant sur le territoire de la voïvodie. Parti politique polonais populiste et d’extrême-droite. (NdT). Komunikat podsumowujący działania Wojewody Opolskiego w sprawie pomników niemieckich znajdujących się na terenie województwa opolskiego, Opole 15.04.2004. (Tapuscrit consulté à Opolski Urząd Wojewódzki à Opole). 20 Gerard Kosmala, « Pomniki wojenne w krajobrazie kulturowym województwa opolskiego – zróżnicowanie i konflikt » [Monuments de guerre dans le paysage culturel de la voïvodie d’Opole – différenciation et conflit], Studia Śląskie, vol. LXIII, 2004, p. 249-264. 18 19
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L’établissement de leur inventaire n’a été débuté qu’en 2005. Toutes les actions de l’Office reposaient sur un recensement établi en 1992 et qui, malgré des modifications ultérieures, ne recensait que 69 édifices. Cela convenait à l’autre partie du conflit puisque celui-ci portait sur un nombre limité de monuments et les autres ne suscitaient pas d’intérêt. De plus, pour réaliser pleinement les deux modifications recommandées par l’Office et contestées par ceux à qui ce travail incombait, il suffisait de changer quelques éléments des édifices mémoriels qui portaient sur la Seconde Guerre mondiale. Du fait que la plupart de monuments problématiques sont des monuments qui avaient été érigés dans l’entre-deuxguerres et qui commémorent les soldats de la Première Guerre mondiale, auxquels on ajouta des plaques portant des inscriptions relatives à la Seconde Guerre mondiale, les recommandations de modification ne concernaient en réalité que les plaques nouvellement ajoutées. Plusieurs dizaines de monuments ont ainsi été « corrigés » ce qui permit, du moins officiellement, de mettre un terme à la controverse21. Dans les faits de nombreuses questions ne trouvèrent pas d’issue et favorisèrent un climat de méfiance vis-à-vis du pouvoir de la part de la population locale malgré les tentatives, soulignées par les médias, de l’Union de la gauche démocratique (Sojusz Lewicy Demokratycznej) alors au pouvoir, de ne pas raviver le conflit avec la TSKN, perçue comme un partenaire réel et potentiel des alliances politiques dans la région. Parmi les conséquences du conflit, on peut noter le gain en importance des monuments aux morts allemands : ils ont acquis une signification nouvelle, leur portée – tant matérielle que symbolique s’est élargie mais aussi modifiée. Avec la fin officielle de la controverse, la portée politique des monuments se trouvant dans la voïvodie d’Opole a considérablement diminué. Cependant, ils continuent à jouer un rôle fondamental dans la formation de l’identité collective. Comme l’a remarqué Berlińska, les monuments allemands étaient dans la région un élément important de l’identité des Allemands de Silésie d’Opole : « Les monuments de guerre sont devenus le symbole le plus manifeste et le plus univoque de la communauté nationale allemande. Sur le plan de la connaissance, des implications et de la représentation de l’histoire, ils constituent une visible manifestation du passé avec des intentions et aspirations qui se projettent dans l’avenir. [...] Ils sont supposés de ce fait rappeler ce qui lie les Silésiens aux Allemands et constituer un pont entre le passé et le présent.22 »
Ils ont ainsi joué un rôle dans la consolidation de la communauté, surtout au moment où ils étaient incendiés par des personnes « non-identifiées ». D’un autre côté, cela s’est traduit par l’aggravation du climat de méfiance entre « ceux d’ici » (swoi) et « les étrangers » 21 Le phénomène de « correction des monuments n’est pas une spécificité polonaise. Il eut également lieu dans d’autres pays, comme par exemple dans les régions frontalières franco-italiennes, voir : Julian V. Minghi, « From conflict to harmony in border landscapes », in Dennis Rumley et Julian V. Minghi (dir.), The Geography of Border Landscapes, London - New York, Routeledge, 1991, p. 24. 22 Danuta Berlińska, Mniejszość niemiecka…, op. cit., p. 295.
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(obcy) soit les Silésiens et Allemands d’un côté et les Polonais de l’autre, et par un repli plus marqué des communautés locales23. D’après les mécènes et les maîtres d’œuvre de ces lieux de mémoire, la possibilité de retrouver sur la plaque portant les noms des soldats morts le nom d’un membre de la famille, d’un parent éloigné ou d’une connaissance et l’opportunité d’allumer en face du monument une bougie à la Toussaint constitue l’unique raison d’être de ces monuments24. Selon eux, leur rôle devrait se limiter à ces deux objectifs. Le besoin, voire le devoir moral d’évoquer dans le contexte de la Fête des morts, tous les disparus, y compris ceux qui sont morts loin de leur terre natale, rend nécessaire la construction et la protection de ces monuments25. La possibilité d’une autre interprétation du phénomène et la recherche d’autres raisons d’être de ces édifices n’est pas prise en considération par leurs mécènes et maîtres d’œuvre26. Pourtant une autre lecture est possible, puisque ces monuments sont actuellement érigés et restaurés dans un autre contexte sociopolitique (sur le territoire d’un autre État que dans l’entre-deux-guerres, dans un nouveau contexte culturel, après de nouvelles expériences de guerre des habitants, etc.). Cette « autre lecture » de la signification de ces monuments, était une des raisons de leur destruction à partir de 1945, mais aussi de la préservation de certains d’autre eux, compte tenu de leurs caractéristiques religieuses (chrétiennes) ou encore de la transformation des socles ou des monuments entiers (après l’effacement des inscriptions) en monuments à portée principalement religieuse27. La fréquence ou l’état des monuments des soldats allemands morts permet d’indiquer d’une manière approximative la composition ethnique d’une localité. Les monuments dédiés uniquement aux soldats morts durant la Seconde Guerre mondiale, aux victimes civiles des opérations militaires à la fin de la guerre ou encore aux personnes déportées en Union soviétique, sont érigés dans des localités où domine la population silésienne allemande. C’est aussi le cas des monuments de la Première Guerre mondiale complétés par les inscriptions relatives à la Seconde Guerre mondiale. Dans d’autres cas, cette corrélation n’est pas aussi évidente. Un monument de la Première Guerre restauré sans ajout d’une plaque dédiée aux victimes allemandes de la Seconde Guerre mondiale peut témoigner de l’existence d’un petit groupe de population autochtone au sein de la majorité polonaise. Cela peut également indiquer la volonté de la population polonaise dominante
23 Nous en avons fait l’expérience lors de notre enquête de terrain. Nous voyant photographier les monuments, les habitants laissaient paraître une sorte de nervosité et inquitétude. 24 Fryderyk Kremser, « Znaki w krajobrazie », art. cit., Danuta Berlińska, Mniejszość niemiecka…, op. cit., p. 283. 25 Konrad Mientus, « Pamięć o zmarłych » [Mémoires des morts], Oberschlesische Zeitung/Gazeta Górnośląska, (plus loin : OZ/GG), 1-15 janvier 1993. 26 Nina Kracherowa, « Pozwólcie nam czcić naszych poległych » [Laissez-nous commémorer nos morts], OZ/GG, 16-30 novembre1992. 27 À titre d’exemple, le cas du monument allemand préservé au village de Ścinawa Nyska, mentionné par Agnieszka Niewiedział dans sa contribution à ce volume, p. 165-177 et Fig. 23. (NdE).
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de préserver l’héritage culturel de la localité28. C’est le plus souvent le cas d’un petit nombre d’édifices dédiés à tous les habitants morts d’une localité, « anciens » comme « nouveaux ». Les monuments de guerre font partie du paysage culturel de la Silésie d’Opole depuis les années vingt du XXe siècle. Ils sont un élément durable du paysage, bien que, comme le démontre l’histoire de la région après 1945, leur nombre et leur état de préservation est susceptible de connaître des changements. Dans la seconde moitié du XXe siècle, officiellement, les monuments des soldats allemands de la Première Guerre n’existaient pas. Aucun d’entre eux ne figurait dans le recensement officiel des lieux de mémoire régionaux29, alors que plusieurs dizaines de ces édifices érigés dans l’entre-deux-guerres faisaient partie du paysage haut-silésien à l’époque de la République populaire de Pologne. Bien évidemment, leur état de conservation était variable30, néanmoins leur existence n’était pas un secret. La restauration et la construction de nouveaux édifices de ce genre a donné lieu à l’« apparition » dans la Silésie d’Opole d’une catégorie bien représentée et distincte de lieux de mémoire que sont les monuments des soldats allemands morts pendant les deux guerres mondiales. Cette catégorie compte environ 370 édifices mémoriels et constitue un élément important du paysage culturel de la Silésie d’Opole. Ils contribuent à la spécificité de cette région tout en contredisant le mythe de l’uniformité du paysage national polonais. Cette dernière signification pouvait également se trouver à l’origine du conflit autour des monuments désignés comme « allemands »31. Durant ces dernières années, les monuments des soldats allemands morts ont été pour la première fois indiqués sur les cartes touristiques de la région et les informations les concernant ont fait leur apparition dans les guides touristiques32. Cela suppose qu’ils ont été officiellement admis au titre d’attractions touristiques. Leur recensement en cours et, par voie de conséquence, leur inscription dans l’inventaire des lieux de mémoire de la Silésie d’Opole, ouvre la voie à leur reconnaissance comme lieux de mémoire situés sur le territoire de l’État polonais. Il s’ensuit qu’ils devront être conformes aux règlements 28 À titre d’exemple, le cas du monument du village de Włodary évoqué dans id., « La Pologne postcommuniste face à l’héritage de Potsdam. Acteurs, enjeux et cadres d’une recomposition mémorielle », Revue d’Études comparative Est-Ouest, vol. 37, n° 3, septembre-décembre 2006, p. 31. (NdE). 29 Wykaz miejsc, obiektów i znaków pamięci narodowej znajdujących się na terenie województwa opolskiego [Liste de sites, édifices et signes de la mémoire nationale qui se trouvent sur le territoire de la voïvodie d’Opole], [s.d.]. (Tapuscrit consulté à Opolski Urząd Wojewódzki à Opole). 30 Ce n’est pas uniquement une question de destruction mais aussi souvent de protection contre la destruction, au moyen, par exemple, d’une couche de ciment des inscriptions et des symboles qui permettent l’identification d’un lieu de mémoire. L’enlèvement d’une couche de ciment était un des premiers moyens de rénovation des monuments dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix. 31 À titre de comparaison, discussion autour de monument de Reden à Chorzów en 2002, Przemysław Jedlecki, « Zasłużony, ale Niemiec » [Citoyen méritant mais un Allemand], GW , 7 septembre 2002. 32 À titre d’exemple, [s.a.], Jeziora Ziemi Nyskiej 1:40 000 [Lacs du pays de Nysa 1:40 000], Wrocław, PLAN, 2004 ; [s.a.], Trasy rowerowe po Ziemi Krapkowickiej [Pistes cyclables du pays de Krapkowice], Krapkowice, Wyd.Zasadniczej Szkoły Zawodowej im. Piastów Opolskich Oficyna Zamkowa, [s.d.].
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régissant les monuments à caractère national. Or, ces règlements datent de la période communiste ; c’est pourquoi les lieux de mémoire nouvellement créés ne peuvent pas toujours correspondre aux intentions de leurs commanditaires ou même se voir refuser le permis de construction. Cette question n’a toujours pas trouvé d’issue satisfaisante pour les deux parties. Traduit du polonais par Agnieszka Niewiedział, assistée de Florence Lelait et de Małgorzata Smorąg-Goldberg Fig. I Monument aux soldats allemands morts dans la Première Guerre mondiale, Żabnik/Zabnick.
Photo © G. Kosmala (2007). Fig. II Monument aux soldats allemands morts dans la Première Guerre mondiale, Pietnia/Pietna.
Photo © G. Kosmala (2007).
LE PASSÉ DE WROCŁAW À TRAVERS LE PRISME DE L’ORAL HISTORY : COMPTE RENDU D’UNE ENQUÊTE Izabela KAŻEJAK (Université de Viadrina, Francfort/Oder) Depuis plusieurs années, l’histoire de Wrocław occupe une place importante dans les travaux de recherche des historiens allemands et polonais. Wrocław appartient à cette catégorie de villes allemandes qui, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ont été rattachées à la Pologne et polonisées. C’est précisément à travers l’exemple de Wrocław que l’on peut montrer le drame des déplacés allemands et polonais. Wrocław a connu, en même temps que l’expulsion de la population allemande, l’arrivée de Polonais originaires de la Pologne centrale, suivis de ceux qui avaient été contraints de quitter ce que l’on appelle les confins orientaux de la Pologne. Parmi les nouveaux arrivants se trouvaient également des personnes issues des minorités ethniques, principalement des Juifs et des Ukrainiens. En effet, la ville disposait, malgré l’ampleur des destructions lors de la défense de Festung Breslau, de ressources immobilières – immeubles et appartements vacants - dans lesquels il était possible d’emménager. Dans une conjoncture où de nombreux Polonais avaient tout perdu dans la tourmente de la guerre, s’installer dans les « territoires de l’Ouest »1 représentait, pour beaucoup d’entre eux, une solution à leur errance. De la fin de la guerre jusqu’en 1989, le gouvernement polonais propagea des thèses sur le prétendu retour de Wrocław dans son berceau polonais. Ce genre de slogans, qui faisaient de la capitale de la Basse-Silésie une ville prétendument annexée avant la guerre par les Allemands, était inculqué à la jeunesse dans les écoles polonaises. C’est ainsi que la mission des Polonais déplacés à Wrocław devait être de « repoloniser » la ville. Après 1989, l’accent fut placé sur la promotion des racines plurinationales, donc européennes de Wrocław, et on s’attela, conformément à la réalité historique, à l’écriture d’une histoire pluridimensionnelle de Wrocław2. Dans notre article, nous présentons « Territoires de l’Ouest » (Ziemie Zachodnie) - appellation de territoires anciennement allemands en vigueur dans l’après–guerre, diffusée par le pouvoir polonais, au même titre que « Territoires recouvrés » (Ziemie Odzyskane). Depuis les années soixante, ces régions sont désignées comme « Territoires occidentaux et septentrionaux » (Ziemie Zachodnie i Północne). (NdT). 2 Gregor Thum, Die fremde Stadt – Breslau 1945, Munich, Siedler, 2003 ; Norman Davies, Blume Europas. Wrocław-Breslau-Vratislavia, Munich, Droemer, 2002 ; Norman Davies et Roger Moorhouse, Mikrokosmos : Portret miasta srodkowoeuropejskiego: Vratislavia. Breslau. Wrocław / Microcosm. Portrait of a Central European City, trad. 1
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certains résultats du chantier des recherches relatives à l’histoire de Wrocław après 1945, menées dans le cadre du séminaire « le Wrocław polonais, métropole européenne » par les étudiants de l’Université européenne de Viadrina à Francfort/Oder. Le projet est né d’une collaboration entre la chaire des études polonaises et ukrainiennes de la Viadrina et le Centre Willy Brandt de Wrocław. Le thème principal des études menées par les étudiants a concerné le passé multiculturel de la ville. L’objectif fixé était de répondre à la question suivante : les minorités ont-elles retrouvé leur place dans la topographie de la ville ? Peuvent-elles s’y épanouir librement ? Ou au contraire n’occupent-elles une place importante que dans des livres ? Quelle est l’attitude de la majorité des habitants à l’égard des Juifs, des Ukrainiens et des rares Allemands qui sont restés ? Comment procède-t-on aujourd’hui face à l’héritage allemand ? Dans la publication qui a couronné les recherches, c’est l’analyse de la mémoire collective ainsi que des souvenirs de l’époque de l’après-guerre à Wrocław qui a été privilégiée, ce sujet étant jusqu’alors très peu étudié3. L’objectif principal de la publication était de répondre à la question suivante : dans quelle mesure les souvenirs recueillis correspondent-ils à la « réalité » telle qu’elle est présentée par les historiens et d’où proviennent les divergences qui existent entre les deux perceptions du passé ? La thématique mémorielle conduit à l’autre grande question qu’est le rapport des habitants au passé de leur ville après 1989. Enfin, la politique historique menée par la municipalité de Wrocław après 1989 a également fait l’objet d’investigations.
Oral history – cadre théorique et méthodologique de la recherche Les recherches sur la mémoire collective et culturelle prennent des formes variées. L’une d’elles, utilisée par les études historiques, est la méthode connue sous le nom d’oral history, née aux États-Unis dans les années trente du siècle dernier. Elle s’appuie sur les entretiens menés avec les témoins directs des événements étudiés. Ces entretiens ont, le plus souvent, un caractère qualitatif4. L’oral history joue un rôle particulièrement important dans l’étude des événements pour lesquels aucune source écrite n’a été conservée. Cependant, dans le cas précis de notre étude, les recherches menées avaient avant tout pour but de déterminer de quelle manière les témoins interrogés se souvenaient d’événements cruciaux pour l’histoire de Wrocław. L’un des objectifs que s’étaient fixés les étudiants était de comprendre de quelle manière les souvenirs des témoins interrogés Andrzej Pawelec, Cracovie, Znak-Zaklad Narodowy im. Ossolinskich – Fundacja, 2002 ; Włodzimierz Suleja, Historia Wrocławia : W Polsce Ludowej, PRL i III Rzeczypospolitej [Histoire de Wroclaw : Dans la Pologne Populaire, PRL et la IIIe République], Wrocław, Wydawnictwo Dolnosląskie, 2001. 3 Philipp Ther, Tomasz Królik, Lutz Henke, Das polnische Breslau als europäische Metropole. Erinnerung und Geschichtspolitik aus dem Blickwinkel der Oral-History/Polski Wrocław jako metropolia europejska. Pamięć i polityka historyczna z punktu widzenia oral history, Wrocław, ATUT, 2005, disponible également en ligne : http://oralhistory.euv-ffo.de. 4 Tomasz Królik, « Einführung », in Philipp Ther, Tomasz Królik, Lutz Henke, Das polnische Breslau…, ibid., p. 35.
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divergeaient des représentations les plus répandues de l’histoire de la Basse-Silésie, telles que les diffusent les historiens professionnels. D’emblée, il est apparu que les entretiens avec les témoins se recentraient autour des questions liées à la vie quotidienne. En outre, conformément à l’hypothèse de départ, les témoignages différaient sensiblement des résultats des recherches historiques, voire les contredisaient. C’est précisément là que réside l’intérêt des enquêtes menées dans le cadre de l’oral history. S’appuyant sur le vécu individuel, elles évitent le piège de la généralisation. Au premier plan arrivent les souvenirs des individus singuliers dont la subjectivité permet de mesurer leur propre degré d’assimilation de la perception du passé présentée par les historiens. Car, comme Philippe Ther le rappelle à juste titre, la méthode de l’oral history ne doit pas être considérée comme le moyen d’une reconstitution exacte de la réalité historique, mais comme un outil permettant de restituer l’histoire telle qu’elle a été mémorisée5. L’histoire comme discipline scientifique et la mémoire humaine ont des caractéristiques communes. Olga Sezneva souligne que la mémoire et la narration historique ne sont pas les seuls moyens de restituer le passé. Elles construisent le passé de manière à thématiser certains points et en écarter d’autres. Cette interprétation du passé est une manière de construire également l’avenir6. La politique mémorielle des élites locales Les enquêtes menées à Wrocław, puis leur exploitation et leurs résultats montrent la profonde modification qu’a subie la façon dont l’histoire est perçue à la lumière des changements politiques survenus après 1989. En quoi consiste cette modification ? Quels territoires sont concernés ? Quel rôle la politique a-t-elle pu jouer dans le processus de redéfinition du tableau historique de la ville ? C’est donc la problématique de la nouvelle identité des habitants de Wrocław, après 1989, cruciale du point de vue social, mais aussi très controversée, qui a constitué le principal objet de notre séminaire d’oral history. Il s’est rapidement révélé que pour les élites de Wrocław, leur ville et son passé multiculturel sont très importants. Cela se reflète non seulement dans le soin apporté à la conservation des monuments historiques, dans l’engagement dans les affaires de la cité, mais aussi dans les luttes menées pour récupérer les joyaux de l’art silésien conservés dans les musées de Varsovie. Les autorités locales réinterprètent en effet l’histoire en mettant en valeur les racines multiculturelles de la ville, ce qui enrichit considérablement son image, tout en constituant le nouvel axe de sa promotion aussi bien en Pologne qu’à l’étranger. Le rôle particulier accordé à l’histoire par la municipalité de Wrocław après 1989 se retrouve dans la Philipp Ther, « Einleitung. Eine Stadt erfindet sich neu », in Philipp Ther, Tomasz Królik, Lutz Henke, Das polnische Breslau…, op. cit., p. 24. 6 Olga Sezneva, « Dual History. The Politics of the Past in Kaliningrad, Former Königsberg », in John J. Czaplicka et Blair A. Ruble (dir.), Composing Urban History and the Constitution of Civic Identities, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2003, p. 66. 5
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composition de son conseil municipal lors du premier mandat qui suivit la chute du mur. Sept des huit membres du conseil étaient historiens. Depuis l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne, l’histoire européenne de Wrocław est considérée comme l’un de ses atouts majeurs. La ville entretient des liens étroits avec l’Ukraine, la Biélorussie et la Roumanie. Des programmes de partenariat existent également avec l’Allemagne, la République tchèque, la Hongrie et la Slovaquie. L’accent mis sur l’ouverture et la tolérance de ses habitants, dues à leur histoire complexe, constitue l’un des principaux axes dans la présentation de Wrocław comme exemple européen de la « ville des rencontres » où se croisent cultures, religions et traditions différentes. La promotion de la dimension multiculturelle et européenne de Wrocław est un acte politique. Quant à la multiculturalité de la ville sur le plan sociologique, elle transparaît surtout dans la pluralité confessionnelle de ses habitants. La multiconfessionnalité La création du Quartier de respect mutuel des quatre confessions (Dzielnica Wzajemnego Szacunku Czterech Wyznań), dont le projet vise à promouvoir une « cohabitation harmonieuse » des habitants de confessions différentes, n’est toutefois pas née d’un constat de solidarité. Elle constitue, au contraire, une forme de réponse au vandalisme religieux, indiquant que la ville n’est pas tout à fait cette oasis d’ouverture et de tolérance pour laquelle le pouvoir municipal voudrait la faire passer. En outre, l’Église grécoromaine (Kościół greckokatolicki), dite uniate, n’a pas été associée à ce projet. Nous avons tenté d’examiner les raisons de cet état de fait. L’enquête a démontré que l’archevêque Jeremiasz, à la tête de l’Église orthodoxe autocéphale (Autokefaliczny Kościoł Prawosławny), et Aleksander Konachowicz, à la tête de sa paroisse de Wrocław (Autokefaliczny Kościoł Prawosławny pw. Narodzenia Przenajświętszej Bogurodzicy) et cofondateur du Quartier de Respect Mutuel, pratiquent une politique systématique de séparation avec l’Église uniate dont ils nient l’existence. Au cours de l’entretien mené avec lui, le père Aleksander, n’a pas mentionné l’Église uniate dans sa réponse à la question portant sur les communautés avec lesquelles son église entretenait des relations. À plusieurs reprises, l’Église orthodoxe a menacé de boycotter la « Semaine œcuménique » (Tydzień ekumenizmu), organisée par le Quartier. D’après l’annuaire de la communauté évangélique et augsbourgeoise, où se trouvent mentionnés les noms de tous les hauts représentants de l’église venus participer aux célébrations œcuméniques à Wrocław, les représentants de l’Église orthodoxe ont réussi à exclure les uniates des festivités organisées dans le cadre de cet événement. Les étudiants ont donc pu constater que, jusqu’à présent, le dialogue ne fonctionnait pas de la même manière entre les différents groupes confessionnels. On peut remarquer qu’il existe à Wrocław de nombreux exemples de collaboration fructueuse entre différentes religions, mais présenter la métropole comme une ville de dialogue interconfessionnel est très éloigné de la réalité. Il apparaît plutôt que ce genre de dialogue
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n’est encore qu’un lointain objectif à atteindre. Il y a à cela plusieurs explications. Premièrement, en raison de la difficulté à définir la notion d’œcuménisme, comme le prouvent amplement les querelles théologiques internes (à l’intérieur de chaque église) et externes (entre les différentes églises). Ensuite, les contacts interreligieux pâtissent des antagonismes nationaux. L’attitude de l’Église romaine et orthodoxe face à l’Église grécoromaine en est un bon exemple. Il semblerait que le rapport de certains prêtres catholiques à l’Église protestante soit également entaché de nombreux préjugés nationaux. Une troisième raison réside dans les différences théologiques qui compliquent les échanges. Néanmoins, en dépit de toutes ces difficultés, des efforts ont été fournis en vue d’un dialogue entre les confessions. La minorité juive de Wrocław Après la catastrophe qu’a représentée pour les Juifs polonais la Seconde Guerre mondiale, la majorité des survivants s’est établie en Haute-Silésie. Les nouveaux arrivants venaient principalement du centre de la Pologne, des confins orientaux annexés à l’Union soviétique ou des régions périphériques de l’URSS où ils avaient été déportés après l’invasion de la Pologne orientale par l’Armée rouge. Dès le début, leur installation à Wrocław fut freinée par une émigration massive vers l’Europe de l’Ouest, et de là vers la Palestine, les États-Unis ou le Canada. Cette émigration des derniers Juifs polonais trouve sa cause avant tout dans l’expérience de la Shoah, la perte des proches et les difficultés à reconstruire leur vie sur cet immense cimetière que représentait pour eux la Pologne de l’après-guerre. En outre, ils furent confrontés au quotidien à un antisémitisme, dans ses formes les plus violentes, comme les pogromes qui, après la guerre, accueillirent le retour de la population juive. Dans les études consacrées à l’histoire des Juifs polonais de l’aprèsguerre, la tragique date du 4 juillet 1946 et du pogrome de Kielce au cours duquel 42 personnes furent assassinées reste le symbole de ce qu’eurent à endurer les Juifs en Pologne après l’Holocauste7. C’est dans ce contexte que le gouvernement polonais lança des appels aux Juifs de Pologne pour qu’ils s’établissent dans les « territoires recouvrés », en espérant ainsi - tous les arrivants étant nouveaux - des excès d’antisémitisme8. Si les recherches historiques démontrent que cette conviction a présidé à la décision de certains survivants de la Shoah de s’établir en Basse-Silésie9, les témoignages recueillis au cours de notre enquête invitent à nuancer cette perception. Malgré l’absence de pogrome à Wrocław, dans l’immédiat après-guerre, toutes les institutions communautaires juives furent, à la suite du pogrome de Kielce, équipées en mitrailleuses dans le but de protéger leurs membres des éventuelles agressions perpétrées par des Polonais. Les personnes 7 Voir Leszek Bukowski, Andrzej Jankowski et Jan Żaryna, Wokół pogromu kieleckiego [Autour du pogrome de Kielce], Varsovie, IPN, 2008. 8 Bożena Szaynok, Ludność żydowska na Dolnym Śląsku 1945 – 1950 [Population juive en Basse-Silésie 19451950], Wrocław, Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego, 2000, p. 23. 9 Ibid., p. 23.
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interrogées ont souvent évoqué des incidents douloureux ressortant d’un antisémitisme non dissimulé de la part de leurs concitoyens non-juifs. D’un autre côté, il est à noter que bien des personnes interrogées, qui n’ignoraient pas l’existence du pogrome de Kielce, évitèrent de le mentionner. Certains donnaient même l’impression de l’omettre sciemment, soit par pudeur, soit par identification à la partie polonaise de la population, ce qui leur avait donné, à l’époque, le sentiment de n’être pas concernés par la menace. En 1968 eut lieu une campagne antisémite dite « antisioniste » qui se solda par une autre émigration massive des Juifs polonais10. Son ampleur fut telle que l’on pourrait penser qu’il ne reste plus de Juifs en Pologne. En réalité, bien que numériquement très réduite, une minorité juive existe encore aujourd’hui en Pologne. Il s’agit le plus souvent des descendants de familles mixtes polono-juives assimilées. Notre recherche sur la mémoire culturelle et l’identité de la minorité juive vivant de nos jours à Wrocław aboutit à isoler un certain nombre de phénomènes spécifiques. Tout d’abord, pour obtenir des informations sur la communauté juive allemande de l’avantguerre, les membres de la communauté juive religieuse (gmina żydowska) doivent faire appel aux sources secondaires, car il ne reste plus aujourd’hui à Wrocław de témoins directs de cette période. Malgré cela, les membres de la communauté actuelle tentent de rassembler un maximum de données sur leurs prédécesseurs allemands. Le Biuletyn Informacyjny – l’organe de la communauté juive de Wrocław – publie régulièrement des articles consacrés à la vie des Juifs de Breslau, contribuant par là à construire l’identité culturelle juive de ses membres actuels. Notre enquête montre que ces derniers connaissent très bien les acquis de leurs prédécesseurs allemands, tout en considérant que ce chapitre est définitivement clos. En effet, la communauté juive de Wrocław, tout en se définissant comme héritière de la communauté juive de Breslau, n’entend pas s’inscrire dans la continuité des traditions de cette dernière. Ce qui signifie que la mémoire culturelle de la communauté juive allemande est sauvegardée sans que la communauté actuelle s’y réfère directement, car les Juifs de Breslau s’étaient ralliés aux « Lumières juives » et étaient favorables à l’émancipation, tendance qui s’exprimait tout particulièrement dans le mouvement de la Haskala. La communauté actuelle est à cet égard très différente. Avant tout, contrairement à ses prédécesseurs dominés par les libéraux, c’est une communauté orthodoxe avec à sa tête un rabbin orthodoxe qui depuis peu s’est établi à Wrocław. Avant son arrivée, la communauté oscillait entre le libéralisme et l’orthodoxie. En effet, le rabbin précédent, libéral, ne résidait à Wrocław que quelques semaines par an – périodes au cours desquelles les règles libérales étaient observées. Pendant le reste de l’année, la communauté livrée à elle-même penchait vers l’orthodoxie.
10 Piotr Osęka, Syjoniści, inspiratorzy, wichrzyciele. Obraz wroga w propagandzie marca 1968 [Sionistes, instigateurs, semeurs de trouble. Image de l’ennemi dans la propagande de mars 1968], Varsovie, Zydowski Instytut Historyczny, 1999.
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L’autre spécificité de la communauté actuelle réside dans l’âge de ses membres, à 75 % composée de personnes âgées. Ce sont eux qui, à la différence de leurs enfants et petitsenfants, se souviennent des traditions juives dont le respect était quasiment impossible dans la Pologne de l’après 1968. Après l’émigration qui suivit la campagne « antisioniste », la vie communautaire avait pratiquement disparu. Les conditions de maintien et de transmission des traditions juives aux générations nouvelles n’étaient pas réunies. Malgré cela, des efforts sont aujourd’hui entrepris à Wrocław pour raviver les pratiques communautaires et promouvoir l’histoire multiculturelle de la ville qui, après 1945, devint un des principaux centres de la vie juive en Pologne. Les Allemands à Wrocław : état des lieux Nous nous sommes également intéressés à la population allemande de la ville qui décida d’y rester après la guerre. Pourquoi avoir fait ce choix et dans quelle mesure pouvait-elle le mettre en pratique ? Quels furent ses itinéraires dans l’après-guerre ? Pouvaient-elle parler allemand ouvertement et sans appréhension dans l’espace public ? Quels étaient ses rapports avec les nouveaux habitants polonais au lendemain de la guerre ? Ses survivants se considèrent-ils aujourd’hui comme Allemands ou Polonais ? Telles ont été les questions qui ont stimulé cette enquête. Un autre axe de recherche a porté sur l’impact du passé allemand de la ville sur son présent. Quelles traces du passé allemand porte-t-elle et quelle est l’attitude des habitants actuels vis-à-vis de cette partie de l’histoire de leur ville ? Les manières d’évoquer les antagonismes entre Polonais et Allemands, notamment après la chute de Festung Breslau, ont été particulièrement riches en enseignements. Dans les récits recueillis, les relations entre Polonais et Allemands sont présentées comme moins conflictuelles qu’elles n’apparaissent à la lumière des documents d’archives explorés par les historiens (cf. Gregor Thum). Les membres de la minorité allemande de Wrocław se sont révélés bien plus tolérants et ouverts vis-à-vis de la majorité polonaise que l’on n’aurait tendance à le penser. Leurs opinions diffèrent largement de celles colportées en Allemagne par les associations d’expulsés11. Cependant, bien que les Allemands qui choisirent de rester à Wrocław se soient très bien intégrés à la société polonaise, nombre d’entre eux expriment le souhait de voir leur ville redevenir allemande. Les relations entre les Polonais et les Allemands restent marquées par les événements qui eurent lieu pendant la Seconde Guerre mondiale et leurs conséquences. Cela transparaît dans les entretiens avec les étudiants polonais que nous avons menés, pour les besoins de l’étude. Dans ces entretiens, la méfiance, les préjugés et souvent l’ignorance dominent. La compréhension mutuelle reste un objectif à atteindre à travers les échanges et la coopération.
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À ce sujet, voir la contribution de Florence Lelait dans ce volume, p. 137-149 (NdE).
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Jahrhunderthalle/Hala Stulecia - Hala Ludowa Ici, le point de départ de notre enquête fut l’hypothèse selon laquelle la Halle du centenaire (Jahrhunderthalle) rebaptisée après 1945 en Halle du peuple (Hala ludowa) était susceptible d’être perçue dans l’après-guerre comme un lieu chargé, voire surchargé par un usage politique, alors que son fonctionnement actuel n’obéit plus qu’aux lois du marché auxquelles doit se soumettre toute entreprise commerciale (Fig. 19 et 20). Ce sont des images d’Épinal politiques, par exemple l’exposition du centenaire organisée en 1913, qui frappent l’imagination et reviennent le plus souvent dans les ouvrages consacrés à l’histoire du bâtiment. Après examen, il est cependant apparu que cette hypothèse ne correspondait pas à la réalité, ou bien demandait à être révisée. Car il convient de rappeler que la Halle, tout au long de son existence de près d’un siècle, a rempli des fonctions diverses et variées. La thèse selon laquelle elle aurait surtout séduit les régimes totalitaires se trouve ainsi démentie. « La Halle n’a jamais plu à Hitler », nous a confié l’une des personnes interrogées ; son architecte Max Berg aurait été, à ses yeux, trop moderne. En effet, comme on peut le lire dans les carnets d’Albert Speer, le matériau qui devait assurer aux monuments du Troisième Reich une existence millénaire ne devait pas être le béton armé, mais la brique12. En République populaire de Pologne non plus, les œuvres architecturales de Berg n’étaient guère prisées. Là où les bâtisses gothiques ou baroques du centre ville pouvaient être réinterprétées comme anciennement polonaises, la Halle trônant au beau milieu du parc Szczytnicki représentait pour tout passant un spécimen de l’architecture typiquement allemande. Grâce à six mille places assises, soit dix mille places debout, la Halle était le plus grand lieu de rassemblement de Silésie, et plus tard de Pologne. Voici ce que nous en dit Włodzimierz Wydra, architecte et spécialiste de la monumentale bâtisse de Berg, que nous avons interrogé dans le cadre de notre recherche : « La Halle était tout simplement un bâtiment exceptionnel, pouvant convenir pour tout type de rassemblement […]. En revanche, je ne pense pas qu’on lui ait imposé une symbolique qui s’associerait immédiatement avec un régime totalitaire. » Les nazis et plus tard les communistes furent en quelque sorte condamnés à ce bâtiment, étant donné qu’il était le seul à pouvoir contenir de véritables messes populaires rassemblant les foules, comme lors du discours préélectoral de Hitler, le 18 avril 1932, ou à l’occasion du Congrès mondial pour la paix en août 1948.
12 Voir Jerzy Ilkosz, « Hala Stulecia we Wrocławiu – dzieło Maxa Berga » [La Halle du Centenaire à Wrocław – une œuvre de Max Berg], Rocznik historii sztuki, vol. XXIV, 1999, p. 199.
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Lwów : « l’esprit de Lwów est dans la Wrocław d’aujourd’hui une expression en passe de devenir vide de sens » Après la guerre, environ 10 % de la population qui vivait à Wrocław étaient originaires de Lwów, ville alors rattachée à la République socialiste soviétique d’Ukraine. Comme le montrent les entretiens menés dans le cadre de notre étude, seul un petit groupe d’habitants de Wrocław engagé dans des questions mémorielles garde un souvenir vivant de la ville de Lwów. Même dans la vie du poète aveugle Andrzej Bartyński, Lwów ne semble jouer qu’un rôle de symbole, elle apparaît comme ville mythifiée dans ses vers. Le poète se définit comme un citoyen du monde et sa ville natale représente pour lui le même intérêt que n’importe quelle autre ville. À la surprise des étudiants, ce n’est pas la nostalgie de sa ville natale qui inspira son recueil de poèmes dédiés à Lwów Reviens à cause des cerises13. L’auteur a reconnu avoir conçu le recueil à la suite d’une commande de la maison d’édition Sudety, intéressée par ses poèmes sur Lwów. Ce n’est donc véritablement que cette commande qui l’a conduit à faire son introspection : « […] j’ai donc commencé à travailler. Je me suis souvenu des impressions de mon enfance, de ce que je voyais, de souvenirs précis. C’est LA ville que je vois. Wrocław, je n’ai pas pu la voir ; quand j’y suis arrivé, j’étais déjà aveugle. » « Dégermanisation et polonisation » Ce qui caractérise les entretiens que nous avons menés, c’est l’absence de souvenirs de Breslau. Dans les propos des personnes interrogées, ce sont les souvenirs d’une ville détruite où les conditions de vie étaient difficiles, dominée par le sentiment d’insécurité, qui surgissent en premier. Nous avons eu le sentiment que nos interlocuteurs ne voulaient pas parler du passé de la ville, qu’ils évitaient la question de son héritage allemand. Lorsque des questions précises portant sur le passé de la ville leur ont été posées, ils ont le plus souvent digressé vers les périodes ultérieures, voire vers le présent. Les souvenirs des Allemands et de l’empreinte du passé allemand dans la ville n’ont été évoqués qu’en réponse aux questions plus directes, telles que « Vous souvenez-vous des Allemands présents dans la ville au moment de votre arrivée et plus tard ? », « Les connaissiez-vous ? », « Entreteniez-vous des relations avec eux ? », « Vous souvenez-vous des traces de la germanité présentes dans l’espace urbain, comme les noms de rues, les enseignes, les monuments ? ». Dans les témoignages recueillis, les relations entre Polonais et Allemands apparaissent comme marquées par la séparation et la distance – tous les Polonais n’avaient pas de contacts directs avec les Allemands. On perçoit également une tendance des Polonais à rester entre eux. Ainsi, Maria J., au moment d’évoquer les souvenirs de ses premiers jours dans l’appartement où elle venait d’emménager après l’expulsion de ses anciens occupants allemands (il s’agit des biens nommés « post-allemands » (poniemieckie), a expliqué que les 13
Andrzej Bartyński, Wróć bo czereśnie, Wrocław, Sudety, 1996.
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Allemands étaient rejetés. Les Polonais cherchaient à habiter à proximité d’autres Polonais, ce qui leur permettait de se sentir plus à l’aise et en sécurité. Dans le même temps, elle s’est souvenu d’une femme allemande d’un certain âge qui venait chez elle « en principe pour faire le ménage » et qu’elle évoque comme une personne fort sympathique. Jerzy M. dit avoir joué avec de jeunes Allemands, mais que le lundi de Pâques, pour śmigusdyngus (la coutume polonaise où l’on s’asperge d’eau), ils ne visaient que les jeunes Allemandes et jamais les « leurs ». Le sentiment d’altérité, voire d’étrangeté était donc fort, mais les actes d’hostilité ne sont pas mentionnés. Mme Kunegunda (résidant à Wrocław depuis 1946) a évoqué le directeur de l’usine de textile de la rue Traugutt qui aurait été « viré sur le champ » après avoir giflé une employée allemande. Il est difficile d’évaluer à quel point l’image souvent trop idyllique des relations sociales dans l’immédiat aprèsguerre émanant des entretiens est due à la compassion liée aux phénomènes tels que le chômage et l’insécurité qui caractérisent la période plus récente. Si l’on tient compte des analyses des relations sociales au lendemain de la guerre14, tout porte à croire que nos interlocuteurs auraient tendance à les enjoliver. Toutefois, c’est bien cette subjectivité dans la perception du passé que nous voulions saisir. Les mariages et les naissances survenus déjà dans leur nouveau lieu de vie aidaient les arrivants à se sentir chez eux. Bien que des monuments aient été détruits, l’effacement des traces du passé n’était pas la priorité des personnes interrogées : « Nous avions autre chose à faire », disent-ils. Les enseignes des magasins nouvellement ouverts étaient en polonais, sans que cela ne réponde à des directives émanant d’en haut. On peut comprendre que dans ce contexte difficile, les gens n’aient pas prêté attention au processus en cours de « dégermanisation » de la ville15 ; ils n’avaient pour cela ni le temps ni l’énergie. D’après les personnes interrogées, les habitants de la ville n’étaient pas réceptifs aux slogans de « dégermanisation » ou de « polonisation ». Comme le dit Irmgarda Z. : « C’était très éloigné de leurs soucis quotidiens ». Les interlocutrices d’origine allemande que nous avons interrogées ont présenté une image très positive de l’attitude adoptée par leur environnement polonais à leur endroit : l’entre-aide et le partage étaient de règle. Les interlocutrices n’étaient pas persécutées par les Polonais, comme cela est souvent mentionné dans les ouvrages historiques16. Selon Irena P., cela était dû au fait que cette période était pour tous placée sous le signe d’un nouveau départ, dans une ville nouvelle pour les uns et complètement changée pour les autres. La polonisation de la ville fut un phénomène presque invisible dans le chaos de l’après-guerre, et si elle était remarquée, elle était perçue comme une conséquence de la guerre. Il convient de souligner que les relations entre les Allemands restés à Wrocław et les Polonais qui s’y établirent, n’étaient pas subordonnées, notamment dans les années Gregor Thum, Die fremde Stadt – Breslau 1945, op. cit., p. 160. Voir la contribution d’Adriana Dawid dans ce volume, p. 85-101 (NdE). 16 Ibid., p. 145. 14 15
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1945-1947, à une politique officielle, mais obéissaient aux aléas du quotidien. On cohabitait, tout simplement. La plupart de nos interlocuteurs polonais se souviennent bien des Allemands, mais rares sont ceux qui les évoquent de manière négative ou hostile. Cela s’explique par le temps écoulé depuis la période étudiée, mais probablement aussi par l’amélioration constante des relations germano-polonaises depuis 1990. Bien que les minorités nationales et ethniques fassent partie de la société locale de la ville de Wrocław depuis très longtemps – les institutions réunissant leurs membres furent fondées à l’époque communiste et existent encore aujourd’hui –, conformément à l’image mono-ethnique de la Pologne promue par le pouvoir communiste, leur existence ne fit pas l’objet de publicité jusqu’en 1989. Depuis, on note à Wrocław le regain d’intérêt pour la question de la multiculturalité et l’histoire de la ville d’avant 1945. De l’accent mis sur les chapitres polonais de son histoire – liés à la dynastie médiévale des Piast et la reconstruction de la ville après 1945 –, on est passé à la conviction que Wrocław est une métropole européenne. Les entretiens menés d’après la méthode d’oral history resituent les trajectoires des personnes interrogées, ce qui a permis à notre enquête de refléter leurs convictions et leur mémoire individuelle sans toutefois prétendre à la représentativité. Il faut encore noter que nous n’avons à aucun moment été confrontés au refus de répondre à nos questions souvent délicates. Il semble que certains aspects du passé ne soient plus tabous, ce qui témoigne de l’ouverture des habitants vis-à-vis de l’histoire plurielle de leur ville. En outre, notre enquête a permis de restituer les souvenirs portant sur la vie quotidienne, sujet rarement exploré dans les publications existantes. Traduit du polonais par Agnieszka Niewiedział
KRZYŻOWA/KREISAU, PARADIGME DU RENOUVEAU DÉMOCRATIQUE ET DE L’ENTENTE EUROPÉENNE : LES ENJEUX DE LA MÉMOIRE GERMANO-POLONAISE DU CERCLE DE KREISAU DEPUIS 1945 Hélène Camarade (Université Michel de Montaigne Bordeaux 3) Pour les Allemands qui ont grandi en République fédérale d’Allemagne, le lieu de Krzyżowa/Kreisau, petit village d’environ 200 habitants près de la ville de Świdnica (Schweidnitz) en Basse-Silésie, est lié à la mémoire de deux éminents représentants de l’histoire allemande. A partir de 1867, le château et le domaine qui s’y trouvent sont en effet le lieu de résidence de Helmuth von Moltke (Fig. 34), général en chef de l’armée prussienne, resté dans les mémoires pour le rôle qu’il a joué auprès de Bismarck lors de l’unification allemande en 1871. Le second est son arrière-petit-neveu, le juriste Helmuth James von Moltke, qui fut exécuté en 1945 (Fig. 35) par le régime hitlérien pour avoir été la tête pensante d’un groupe de résistants connu sous le nom de Cercle de Kreisau. Ce groupe occupe une place très particulière dans la résistance allemande. Loin de chercher à renverser le régime, les membres du Cercle de Kreisau se réunissent à partir de 1940 autour de Moltke et de Peter York von Wartenburg afin de réfléchir à la refondation politique et morale de l’Allemagne après Hitler qu’ils souhaitent démocratique, pacifique, chrétienne et tournée vers l’Europe. Deux idées majeures sont au cœur de leurs réflexions : la volonté de dépasser les nationalismes en Europe en créant une sorte d’État fédéral européen et le souci de faire participer chaque individu à son échelle à la marche de l’État par le biais de petites communautés. Une spécificité de ce groupe réside dans la diversité idéologique et confessionnelle de ses membres. Le Cercle réunit en effet des aristocrates et des syndicalistes, des conservateurs et des sociaux-démocrates, des catholiques et des protestants1. À titre d’exemples, on peut citer les sociaux-démocrates Julius Leber et Adolf Reichwein, le syndicaliste Wilhelm Leuschner, le jésuite Alfred Delp, le pasteur protestant Harald Poelchau ou Hans-Bernd von Haeften, membre de l’Église
Ger van Roon, Neuordnung im Widerstand. Der Kreisauer Kreis innerhalb der deutschen Widerstandsbewegung, Munich, Oldenburg, 1967.
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confessante2. Ces jeunes démocrates – neuf d’entre eux n’ont pas 35 ans en 1940 – se réunissent principalement à Berlin, mais à trois reprises, ils se rencontrent sur le domaine de Kreisau, car le lieu est très discret. Les voyageurs arrivant à la gare de Kreisau peuvent en effet gagner « la maison de la colline » (Berghaus), que Moltke habitait à l’époque, en traversant les champs sans rencontrer personne. Si depuis les années cinquante, le Cercle de Kreisau fait l’objet d’une réception constructive en République fédérale, ni la République démocratique allemande, ni la République populaire de Pologne ne lui accordent une quelconque place dans leurs réceptions des résistances au Troisième Reich. Ces deux pays ont une même réticence à l’idée d’évoquer la résistance d’un groupe qui fut pour partie constitué d’aristocrates, mais la Pologne est en outre hostile à l’évocation de la mémoire allemande en Silésie. Et pourtant, on assiste dans ces deux États à l’émergence d’une mémoire non officielle du Cercle de Kreisau. Peu avant le tournant de 1989, des mouvements dissidents estallemands et polonais découvrent et réactualisent l’héritage du Cercle de Kreisau afin de légitimer leur propre opposition démocratique. Lors d’un colloque semi-officiel qui les réunit à Wrocław en juin 1989, ils décident ensemble de briser le tabou de la mémoire allemande en Silésie et s’engagent à faire du domaine de Krzyżowa/Kreisau un symbole de l’entente germano-polonaise en le transformant en lieu de rencontres internationales. Ce projet, qui rencontrera le soutien du chancelier Helmut Kohl et du Premier ministre Tadeusz Mazowiecki (Fig. 36), aboutira en 1998 à l’inauguration d’un Centre international de rencontres pour la jeunesse. Afin d’étudier les enjeux de la mémoire germano-polonaise à Krzyżowa/Kreisau, nous allons retracer le parcours sinueux que suit la mémoire de ce lieu et du groupe qui y est attaché. Nous analyserons d’abord les mémoires officielles, partielles et partiales de RDA et de Pologne, puis la construction d’une mémoire dissidente, elle-même porteuse des valeurs d’une opposition face à un régime illégitime, et enfin les paramètres d’une mémoire partagée, tout d’abord germano-polonaise, mais aussi, finalement, européenne. Le Cercle de Kreisau en RDA et en Pologne : mémoires officielles et émergence de mémoires dissidentes depuis 1945 Dans l’histoire de la RDA, la résistance allemande au national-socialisme constitue un véritable mythe fondateur. En effet, la résistance est considérée comme un combat « antifasciste » qui légitime l’existence même de la RDA, celle-ci se présentant comme un État antifasciste. La mémoire de la résistance est donc instrumentalisée à des fins idéologiques, elle est orientée et contrôlée. Jusque dans les années soixante, elle est réduite à la résistance d’obédience communiste, notamment à celle du Parti communiste allemand
L’Église confessante (Bekennende Kirche) réunit des protestants qui entendent s’opposer à la mise au pas de l’Église évangélique par les nationaux-socialistes.
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(Kommunistische Partei Deutschlands, KPD)3. La conspiration ayant conduit à l’attentat du 20 juillet 1944, à laquelle on assimile alors le Cercle de Kreisau, est présentée comme l’entreprise d’aristocrates réactionnaires cherchant à préserver leurs privilèges et à mettre fin à la guerre contre les Alliés occidentaux afin de mener avec eux une guerre idéologique contre l’Union soviétique4. En proclamant en 1963 la « construction du socialisme », le sixième congrès du Parti socialiste unifié (Sozialistische Einheitspartei, SED) suscite paradoxalement des publications sur la résistance non communiste, la « révolution socialiste » prétendant en effet incarner également l’héritage d’éléments progressistes et humanistes5. On s’intéresse progressivement à certains groupes ou résistants issus des milieux sociaux-démocrates et chrétiens ou des milieux dits « bourgeois ». Ces personnalités ou groupes sont évalués à l’aune de leur positionnement vis-à-vis du KPD et de l’Union soviétique. Ils sont ainsi classés soit dans la catégorie des « progressistes » comme Claus Schenk von Stauffenberg, auteur de l’attentat du 20 juillet 1944, soit dans celle des « réactionnaires » comme le national-conservateur Carl Goerdeler. Cette vision dichotomique perdure jusque dans les années quatre-vingt. Peu à peu, l’attentat du 20 juillet 1944 est cependant reconnu comme une « action antinazie6 » – à défaut d’être une action antifasciste – qui avait pour but principal de renverser le régime. Certains spécialistes s’intéressent aux membres du Cercle de Kreisau que l’on classe dans la catégorie des progressistes. En 1970, les biographies de Helmuth James von Moltke, Peter Yorck von Wartenburg et du diplomate Adam von Trott zu Solz paraissent dans un ouvrage sur la résistance7. Cependant, ce n’est qu’en 1978 qu’est publiée une monographie consacrée à l’ensemble du groupe. L’ouvrage est conforme aux critères officiels d’évaluation de la résistance puisqu’un chapitre entier concerne les dispositions de ses membres à l’égard du KPD, chapitre évidemment supprimé dans la réédition de 1993. Conformément à la vision dichotomique officielle, l’auteur Kurt Finker cherche à évaluer leurs réflexions programmatiques en énumérant, d’une part, les aspects « progressistes », témoignant de la volonté d’aller vers « le progrès historique » – par exemple l’intention de confier la gestion de l’économie à l’État, la défense de valeurs humanistes ou la volonté d’enrayer les intentions hégémoniques – et, d’autre part, les aspects « réactionnaires », comme le souhait de construire le nouvel État sur des fondements chrétiens ou l’absence Johannes Tuchel, « Vergessen, verdrängt, ignoriert – Überlegungen zur Rezeptionsgeschichte des Widerstandes gegen den Nationalsozialismus im Nachkriegsdeutschland », in id. (dir.), Der vergessene Widerstand. Zu Realgeschichte und Wahrnehmung des Kampfes gegen die NS-Diktatur, Göttingen, Wallstein, 2005, p. 15. 4 Cf. Otto Winzer, Einheit, n° 7, 1954, p. 679. 5 Kurt Finker, Zwischen Integration und Legitimation. Der antifaschistische Widerstandskampf in Geschichtsbild und Geschichtsschreibung der DDR, Leipzig, Schriften der Rosa Luxemburg-Stiftung, 1999, p. 126. 6 Institut für Marxismus-Leninismus beim Zentralkomitee der SED (dir.), Geschichte der deutschen Arbeiterbewegung, t. 5, Berlin (Est), Dietz, 1966, p. 414. 7 Institut für Marxismus-Leninismus (dir.), Deutsche Widerstandskämpfer 1933-1945. Biographien und Briefe, 2 t., Berlin (Est), Dietz, 1970. 3
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de projets visant à supprimer le monopole culturel de la classe dirigeante8. Même si l’auteur cherche à présenter le Cercle de Kreisau sous un aspect positif – en rappelant notamment que, de par leur éducation, ses membres ne pouvaient être que des réformateurs « bercés d’illusions » ou en affirmant que leur programme aurait sans doute été suivi d’autres avancées –, ses critères d’analyse sont logiquement tous conditionnés par les critères officiels d’évaluation. À l’exception de cet ouvrage, le Cercle de Kreisau reste en marge de la mémoire, partiellement éclipsé par Stauffenberg et l’attentat du 20 juillet 1944. La mémoire officielle est de toute façon largement monopolisée par celle de la résistance communiste et ce n’est qu’en 1988 que les livres scolaires est-allemands finissent par mentionner la Rose Blanche, le 20 juillet 1944 et le Cercle de Kreisau. En 1984, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’attentat du 20 juillet, la télévision est-allemande diffuse toutefois les interviews de Freya von Moltke et de Rosemarie Reichwein, veuves de Helmuth James von Moltke et Adolf Reichwein. Ce reportage tourné en Pologne, à Krzyżowa, montre l’état de délabrement dans lequel se trouve le domaine. Ces interviews font également l’objet d’une publication dans une revue est-allemande consacrée à la littérature9. À peu près à la même époque émerge une mémoire dissidente dans certains milieux de RDA, notamment au sein de l’Académie évangélique de Berlin-Est (Evangelische Akademie) qui invite l’historien néerlandais Ger van Roon, spécialiste internationalement reconnu du Cercle de Kreisau. Wolfgang Ullmann, historien des Églises, ou Ludwig Mehlhorn, membre de l’initiative protestante de réconciliation Aktion Sühnezeichen (Action pour la réconciliation) de RDA, tous deux opposants au régime du SED, commencent par ailleurs à s’intéresser aux idées du Cercle de Kreisau et à celles d’Eugen Rosenstock-Huessy, considéré comme l’un de ses pères spirituels10. La question de la mémoire de la résistance allemande se pose selon des modalités bien différentes en République populaire de Pologne. Elle est tout d’abord liée aux réticences de ce pays à reconnaître l’existence même d’une résistance allemande. D’autre part, le Cercle de Kreisau soulève plus particulièrement le problème de cette mémoire sur le sol silésien. À cet égard, le titre que le journaliste Marian Podkowiński donne en 1955 à un recueil d’articles qu’il consacre à l’Allemagne est révélateur : Entre l’Oder et le Rhin11. Dans Kurt Finker, Graf Moltke und der Kreisauer Kreis, Berlin (Est), Union Verlag, 1978, p. 203-247. Eberhard Görner, « Gespräch mit Freya von Moltke », Ulrich Dietzel, « Gespräch mit Rosemarie Reichwein », Sinn und Form : Beiträge zur Literatur, n° 6, 1984, p. 1180-1202. 10 Ce professeur de philosophie du droit à l’Université de Breslau fut le maître de Helmuth James von Moltke. Il créa avant 1933 un groupe de travail investi dans le développement de la Silésie (« Löwenberger Arbeitslager ») où se rencontrèrent de nombreuses personnalités qui se retrouvèrent ensuite au sein du Cercle de Kreisau. Exilé aux États-Unis en 1933 pour échapper aux persécutions raciales, Rosenstock-Huessy y fut très proche de Freya von Moltke. Cf. Ger van Roon, Neuordnung, op. cit., p. 26. 11 Marian Podkowiński, Między Odrą i Renem, Stalinogród, 1955, cité in Krzysztof Ruchniewicz, « Die Rezeption des deutschen Widerstands gegen die Nationalsozialisten in Polen », in Gerd R. Ueberschär (dir.), Der deutsche Widerstand gegen Hitler. Wahrnehmung und Wertung in Europa und in den USA, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2002, p. 150. 8 9
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l’article qui traite de la résistance allemande, il propose une réception proche de celle qui dominait en RDA dans les années cinquante puisque seule la résistance communiste est mentionnée. L’interprétation sur l’attentat du 20 juillet 1944 mêle des éléments empruntés à l’historiographie est-allemande d’alors – les conjurés cherchaient à préserver leurs privilèges – et des éléments provenant de la version avancée en 1944 par la propagande nationale-socialiste – il s’agissait d’un tout petit groupe de généraux ambitieux. C’est dans les années soixante-dix que l’on assiste dans les milieux catholiques à l’émergence d’une mémoire dissidente de la résistance allemande. Déjà en 1965, les évêques polonais rendaient hommage aux victimes politiques allemandes du Troisième Reich, en insistant sur les communistes et les catholiques, dans la célèbre lettre de réconciliation adressée à leurs homologues allemands12. Certains catholiques engagés dans le Club des Intellectuels Catholiques (Klub Inteligencji Katolickiej, KIK), club lié au mouvement catholique libéral Znak créé en 1956 dans le climat de la déstalinisation13, s’intéressent à leur tour à la résistance allemande. L’une d’entre eux, Anna Morawska, publie en 1969 deux articles dans la revue catholique mensuelle Znak, dont l’un est consacré au jésuite Alfred Delp, membre du Cercle de Kreisau. Dans l’autre, elle explique au lecteur polonais la spécificité de la résistance allemande, seule résistance en Europe à se battre contre son propre État14. Ces articles sont suivis par la publication d’une monographie consacrée au résistant protestant Dietrich Bonhoeffer, né à Breslau en 1906, qui paraît sous le titre Le Chrétien sous le Troisième Reich15. Il faut attendre les années soixante-dix pour que les premières recherches soient entreprises dans le milieu universitaire. Ce tournant est sans aucun doute dû à l’ouverture des relations diplomatiques entre la Pologne et la République fédérale, aux contacts scientifiques naissant entre les historiens des deux pays, mais aussi à la diminution de la pression idéologique pesant jusqu’ici sur ce thème. L’instigateur en est Karol Jońca, historien du droit de l’université de Wrocław, animateur d’un groupe non officiel de recherches sur le national-socialisme et promoteur de la mémoire allemande en Silésie16. Ses premiers travaux sur le Cercle de Kreisau témoignent néanmoins des difficultés qu’ont alors les Polonais à concevoir une résistance qui ne soit pas armée, comme l’était leur propre résistance, ou qui ne s’exprime pas publiquement. Ainsi son premier article en 1971 ne parle-t-il pas de résistance mais d’opposition, terme qu’il met entre guillemets : Cf. Sekretariat der Deutschen Bischofskonferenz (éd.), Stimmen der Weltkirche, n° 4, Bonn, 1978. Krzysztof Ruchniewicz, « Antistalinisten und Chartisten, Reformer und politische Aussteiger. Die verschiedenen Oppositionsgenerationen im real existierenden Sozialismus », in Henrik Bispinck, Jürgen Danyel, Hans-Hermann Hertle et Hermann Wentker (dir.), Aufstände im Ostblock. Zur Krisengeschichte des realen Sozialismus, Berlin, Links Verlag, 2004, p. 280. 14 Anna Morawska, « Inne Niemcy » w Trzeciej Rzeszy » [Une autre Allemagne » sous le Troisième Reich], Znak, n° 9, 1969, p. 1009 ; Id., ibid., « Alfred Delp », p. 1138. 15 Id., Chrześcijanin w Trzeciej Rzeszy, Varsovie, 1970. 16 Franciszek Ryszka, « Weiße Flecken. Die wissenschaftliche Verarbeitung der NS-Zeit in Polen », in Haus der Geschichte der Bundesrepublik Deutschland (dir.), Annäherung – Zbliżenia. Deutsche und Polen 1945-1995, Düsseldorf, Droste Verlag, 1996, p. 57. 12 13
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« La doctrine politique de « l’opposition » aristocratique à Hitler en Silésie (1940-1941)17 ». On note cependant qu’il mentionne l’origine silésienne du groupe dans le titre même. Avec presque une décennie d’avance sur la RDA, Karol Jońca se penche sur les conceptions programmatiques du Cercle de Kreisau qu’il analyse avec beaucoup de justesse. Il estime qu’elles sont issues d’un mélange entre la tradition prussienne du droit, des éléments de la démocratie parlementaire anglaise, du libéralisme allemand et du christianisme social. Si Karol Jońca refuse en 1971 de compter le Cercle de Kreisau parmi les groupes allemands d’opposants actifs, il définit en 1972 sa spécificité au sein de l’opposition conservatrice en soulignant que ses membres ont eu le mérite de reconnaître qu’il faudrait punir ceux qui ont enfreint le droit18. L’historien fait ici référence au mémorandum du Cercle de Kreisau sur « La punition de ceux qui ont déshonoré le droit ». En 1992, Karol Jońca revient sur les raisons pour lesquelles la résistance du Cercle de Kreisau était tout à fait recevable pour la société polonaise d’après-guerre. Moltke était en effet très préoccupé par les crimes commis dans les territoires occupés. En tant que Silésien, il était soucieux d’une bonne entente avec le voisin polonais. Le mémorandum du 31 mai 1942 fait d’ailleurs explicitement référence au rétablissement d’un État polonais souverain. Moltke avait du reste anticipé le problème des réparations allemandes et, aux dires de l’ambassadeur américain à Belgrade après la guerre, aurait même envisagé que la Silésie soit cédée à titre de réparation à la Pologne ou à la Tchécoslovaquie19. Mais même si le Cercle de Kreisau est finalement plus reconnu par les spécialistes polonais qu’estallemands, son ancrage dans l’histoire silésienne reste inconnu du public polonais. Toujours dans les années soixante-dix, l’historiographie polonaise se démarque de l’historiographie des deux États allemands. L’historien Antoni Czubiński reproche à l’historiographie est-allemande une trop grande attention portée à la résistance communiste au détriment d’autres groupes, et à l’historiographie ouest-allemande, une méconnaissance des résistants communistes20. On assiste à la traduction d’ouvrages en provenance de RDA21. Au début des années quatre-vingts, les historiens polonais sont conviés à des colloques internationaux sur la résistance. Ils se rendent aux Pays-Bas à l’instigation de Ger van Roon, et en République fédérale à l’invitation de Peter Steinbach, 17 Karol Jońca, « Doktryna polityczna arystokratycznej « opozycji » antyhitlerowskiej na Śląsku (1940-1941). Spór wokół Kreisauer Kreis », Studia Śląskie, n° 20, 1971, p. 162, cité in Krzysztof Ruchniewicz, « Die Rezeption », op. cit., p. 151. 18 Karol Jońca, « Prawo w koncepcjach śląskiej « opozycji » antyhitlerowskiej. « Kreisauer Kreis » Helmutha Jamesa von Moltke. » [Le droit dans les conceptions de « l’opposition » silésienne à Hitler. « Le Cercle de Kreisau » d’Helmuth James von Moltke], Studia Śląskie, n° 21, 1972, p. 152, cité in ibid., p. 151. 19 Karol Jonca, « Der Kreisauer Kreis um Helmuth James von Moltke und der deutsche Widerstand aus polnischer Sicht (1940-1944) », in Huberta Engel (dir.), Deutscher Widerstand – Demokratie heute. Kirche, Kreisauer Kreis, Ethik, Militär und Gewerkschaften, Bonn, Bouvier, 1992, p. 278. 20 Antoni Czubiński, Lewica niemiecka w walce z dyktaturą hitlerowską 1933-1945 [La gauche allemande dans le combat contre la dictature hitlérienne], Varsovie, 1973, cité in Krzysztof Ruchniewicz, « Die Rezeption », op. cit., p. 153. 21 On traduit un ouvrage sur le groupe de l’Orchestre rouge et l’ouvrage de Kurt Finker sur Stauffenberg.
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directeur du Mémorial de la résistance allemande (Gedenkstätte Deutscher Widerstand), qui cherche à dépasser une vision partiale de la résistance en Allemagne de l’Ouest22. Les débats conceptuels et terminologiques évoluent également. Les termes de résistance et d’opposition sont communément admis, mais les historiens refusent d’employer le terme de « mouvement de résistance », qu’ils entendent au sens de mouvement massif organisé et qu’ils réservent à la résistance polonaise. Le lieu de Krzyżowa/Kreisau commence lui aussi à susciter l’attention. En effet, dès 1971, Karol Jońca se rend sur le domaine et cherche à restaurer les monuments historiques qui sont complètement à l’abandon23. Il est en cela soutenu par le prêtre du village Kazimierz Kuźnicki puis, après la mort de ce dernier, par le prêtre Bolesław Kałuża, ainsi que par la famille Moltke. Il est difficile de reconstituer aujourd’hui avec certitude le contexte dans lequel l’idée de transformer le domaine de Kreisau en centre de rencontres est née, mais cela a très certainement eu lieu grâce à Karol Jońca, conjointement aux efforts en vue de préserver le domaine. Ce dernier mentionne en effet un projet qu’il aurait remis le 30 avril 1978 à Freya von Moltke pour qu’elle l’adresse à des hommes politiques ouest-allemands. Dans ce projet, Jońca les engage à entreprendre des démarches afin qu’une plaque à la mémoire du Cercle de Kreisau soit apposée sur le domaine et il rappelle que le journaliste Czesław Lisowski et lui-même ont, dès 1976, évalué la rénovation du château à 5 millions de złoty et lancé l’idée de fonder sur le domaine de Kreisau un centre de rencontres germano-polonais et un centre culturel pour la jeunesse locale24. On peut également citer l’idée lancée en 1981 par l’historien néerlandais Ger van Roon lors de sa visite à Kreisau de transformer le domaine en ferme écologique modèle, gérée par la Pologne et les Pays-Bas. Il s’agissait là de rénover les lieux en préservant une certaine continuité, le domaine ayant été transformé après 1945 en coopérative agricole. Mais ce projet soutenu par Karol Jońca est abandonné lorsque la loi martiale est décrétée en décembre 1981, car elle restreint les contacts avec l’étranger25. En 1984, le quarantième anniversaire de l’attentat du 20 juillet 1944, date devenue en République fédérale le jour de commémoration de toutes les résistances allemandes, marque le début d’une nouvelle étape. La Fondation Friedrich Ebert, reprenant sans doute le projet de Karol Jońca, propose de créer sur le domaine de Moltke un centre germanopolonais de rencontres pour la jeunesse afin de contribuer au rapprochement germano-
22 Cf. Hélène Camarade, « La réception de la résistance allemande en République fédérale d’Allemagne depuis 1945 », in Stephan Martens (dir.), La France, l’Allemagne et la Seconde Guerre mondiale : quelles mémoires ?, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, p. 95-116. 23 Karol Jonca, Denken mit Moltke. Gedanken über Kreisau und Krzyżowa, Stiftung Kreisau für europäische Verständigung, Świdnica, Rotgryf, 2006, p. 25-47. 24 Ibid., p. 35. 25 Id., « Bemühungen um eine historische Würdigung Helmuth James von Moltkes und des Kreisauer Kreises », in Stiftung Kreisau für Europäische Verständigung, Wrocław, [s.n.],1992.
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polonais26. Le projet est soutenu par le Bundestag et porté par le groupe parlementaire du SPD, notamment par Willy Brandt qui va le défendre en Pologne. Mais en dépit de l’annonce officielle d’une intensification de la collaboration culturelle entre la République fédérale et la République populaire de Pologne en 1985, le gouvernement polonais finit par refuser l’année suivante en expliquant que ce projet suscite des doutes quant aux intentions allemandes27. Au début de l’année 1989, l’idée d’ériger un monument à la mémoire du Cercle de Kreisau est à nouveau lancée. C’est cette fois l’organe local du Parti unifié des travailleurs polonais (Polska Zjednoczona Partia Robotnicza, PZPR) qui exprime son refus en avril 1989 : « Nous n’avons rien contre le fait que le Bundestag érige des mémoriaux, mais pas à proximité de Świdnica28 ». La Pologne communiste ne s’oppose donc pas fondamentalement aux recherches sur la résistance allemande non communiste, mais elle refuse catégoriquement toute mémoire visible de cette résistance en Silésie, que ce soit par le biais d’un lieu de rencontres ou même d’un monument. On peut cependant se demander si cette réticence est seulement due au fait qu’il s’agit de la Silésie ou si elle ne tient pas aussi au manque de légitimité de la résistance allemande aux yeux des Polonais, à ce que l’on pourrait appeler une concurrence des résistances. On se rappelle en effet la vive controverse suscitée en 1992, après le changement de régime, par la plaque apposée à la mémoire de Stauffenberg sur le lieu de l’attentat, le fameux « repaire du loup » de Hitler, à Kętrzyn/Rastenburg. La polémique portait encore à l’époque sur la question de savoir si l’on pouvait comparer la résistance allemande aux autres mouvements de résistance en Europe29. Le mémoire du Cercle de Kreisau, instrument d’un rapprochement entre dissidents polonais et est-allemands à Wrocław autour de 1989 L’émergence de la mémoire du Cercle de Kreisau en Silésie à partir de 1989 est le résultat d’une collaboration entre dissidents polonais et est-allemands. Ce sont eux qui, à la veille du changement de régime en Pologne et de la chute du mur de Berlin, font très concrètement de Kreisau un lieu d’échanges et de rencontres internationales. La reprise du projet par les milieux dissidents remonte à l’été 1987, lorsque les jeunes théologiens protestants est-allemands Stephan Steinlein et Wolfram Bürger, encouragés par leur professeur Wolfgang Ullmann, veulent jeter les bases d’une réflexion sur l’avenir de l’Europe en collaboration avec d’autres nationalités 30. Comme ils s’inspirent pour cela des travaux du Cercle de Kreisau et des écrits d’Eugen Rosenstock-Huessy, ils imaginent 26 Klaus Reiff, « Kreisau – Auferstanden aus Ruinen. Einst Ort des Widerstands, heute Begegnungsstätte der Jugend », Gegen Vergessen, n° 25, 2000, p. 4. 27 Karol Jonca, Denken mit Moltke, op. cit., p. 46. 28 Article paru dans Gazeta Robotnicza, 5 avril 1989. 29 Cf. Krzysztof Ruchniewicz, « Die Rezeption », op. cit., p. 158. 30 Wolfram Bürger et Stephan Steinlein, « Wie die Idee entstand. Redemanuskript anlässlich der Kreisauer Konferenz : Hoffnungen 1989 und Perspektiven 1999. Deutsch-Polnische Jugendbegegnungen – 10 Jahre nach der Wende, Kreisau 13./14. Nov. 1999 ».
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transformer le domaine de Kreisau en un lieu d’études et de rencontres pour faire avancer leurs réflexions. Wolfgang Ullmann propose cette idée à ses relations à l’étranger, à Freya von Moltke aux États-Unis, à la Maison Rosenstock-Huessy à Haarlem aux Pays-Bas et à l’initiative protestante Aktion Sühnezeichen en Allemagne de l’Ouest. À l’automne 1988, il parvient à trouver un contact avec la Pologne en la personne du père jésuite Adam Żak de Cracovie31. Enthousiasmé par le projet, le père Żak contacte à son tour la section du Club des Intellectuels Catholiques (KIK) de Wrocław, très proche de Solidarność. En raison de sa situation géographique, cette section est déjà engagée dans le rapprochement germanopolonais par le biais d’organisations religieuses depuis les années soixante-dix. Elle entretient ainsi des relations suivies avec le Cercle de Bensberg (Bensberger Kreis) en Allemagne de l’Ouest, cercle catholique proche de Pax Christi, et avec l’initiative protestante Aktion Sühnezeichen en RDA32. L’un des membres du KIK de Wrocław, Michał Czapliński, devient dès lors l’un des piliers du projet. À Berlin-Est, ce dernier rend visite à Ludwig Mehlhorn, lui-même acteur d’un rapprochement germano-polonais, qui le met à son tour en contact avec Steinlein et Bürger. C’est donc par le biais de nouvelles rencontres, mais aussi d’amitiés transnationales nouées de longue date qu’un groupe d’individus, issus en RDA et en Pologne des mouvements démocratiques dissidents, décide de se pencher sur l’héritage du Cercle de Kreisau. Le KIK se lance alors dans l’organisation d’un colloque qui doit se dérouler à Wrocław entre le 2 et le 4 juin 1989, sans se douter qu’auront lieu exactement au même moment – le 4 juin – les élections libres qui verront le triomphe de Solidarność. Fort de son expérience des séminaires bilatéraux avec le Cercle de Bensberg, le KIK sait que le colloque ne sera autorisé que s’il porte un titre qui dissimule le véritable enjeu de la rencontre. Le colloque s’intitule donc « Le chrétien dans la société ». Les 70 participants viennent de Pologne, de RDA, de République fédérale, mais aussi des Pays-Bas comme l’historien Ger van Roon et Wim Leenman de la Maison Rosenstock-Huessy, et des ÉtatsUnis comme Mark Huessy. Au printemps 1989, le climat général en Europe de l’Est et en Europe centrale est aux transformations politiques. En février 1989, la Hongrie autorise la création de partis politiques indépendants. Réunis depuis le début de l’année 1989 autour de la Table ronde, le gouvernement polonais et les représentants de l’opposition décident début mars d’organiser des élections législatives libres et en avril, ils légalisent Solidarność qui a, dès lors, libre accès aux médias33. Lors des élections communales du mois de mai en RDA, les 31 Lisaweta von Zitzewitz, « Die neuen Kreisauer. Viel mehr als eine Ort der Erinnerung: Eine Initiative will Europa nach Krzyżowa holen », Die Zeit, n° 14, 27 mars 1992, p. 96. 32 Ewa Unger, « Versöhnung über den eisernen Vorhang hinweg », in [s.a.], Die Geschichte des Breslauers Klub der katholischen Intelligenz und der mit ihm verbundenen Vereine 1957-1997, Wrocław, [s.n.], 1997, p. 29-32. 33 Hartmut Kühn, Das Jahrzehnt der Solidarność. Die politische Geschichte Polens 1980-1990, Berlin, Basis-Druck, 1999, p. 434.
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représentants de l’opposition, venus constater les fraudes électorales, en contestent les résultats. En mai toujours, la loi martiale est décrétée en Chine suite aux manifestations des étudiants et en République tchèque, Vaclav Havel, condamné à neuf mois d’emprisonnement pour avoir appelé à manifester, est libéré sous conditions. Dans ce climat international et dans le contexte précis des élections polonaises, l’enjeu du colloque dépasse la simple analyse de la résistance du Cercle de Kreisau. À travers l’étude croisée des idées de ce groupe, les participants trouvent des éléments qui leur permettent de définir, de renforcer ou de légitimer leurs propres mouvements d’opposition aux régimes communistes. Ce faisant, ils poursuivent l’entreprise déjà engagée depuis les années soixante-dix qui consiste à dépasser le cloisonnement national des mouvements démocratiques. Et c’est la Silésie qui devient naturellement, de par son histoire, un lieu propice pour ce rapprochement. C’est avec du recul par rapport aux événements de 1989 que les participants au colloque ont expliqué les raisons pour lesquelles le Cercle de Kreisau est devenu pour eux à cette époque une source d’inspiration. Tous soulignent les objectifs qu’eux-mêmes partageaient avec les résistants : réfléchir à la façon de dépasser la dictature et jeter les fondements d’une Europe unie et pacifique. Tous rappellent également la mixité sociale, idéologique et religieuse du Cercle historique et des groupes de dissidents, leur volonté délibérée de croiser différentes traditions et de faire, en petit comité, l’expérience du pluralisme. À ce sujet, Stephan Steinlein et Adam Żak insistent sur la similitude entre le Cercle de Kreisau et Solidarność, tous deux issus d’une étroite collaboration entre des chrétiens et des personnalités issues du mouvement ouvrier laïque34. Mark Huessy mentionne une même méthode de travail, fondée sur le dialogue35. Ludwig Mehlhorn ajoute que cette méthode cherche à construire l’avenir à partir de l’analyse du passé36. Tous soulignent de nombreux points communs dans les convictions : une même conception de la démocratie fondée sur le droit naturel et le sentiment de responsabilité de chacun, la volonté de trouver des solutions à l’échelle européenne et pas seulement nationale. Stephan Steinlein insiste sur la conviction partagée selon laquelle les peuples sortant d’une dictature doivent, dans un premier temps, faire l’apprentissage de la démocratie. Enfin, Ludwig Mehlhorn fait remarquer que le Cercle de Kreisau et les mouvements démocratiques est-allemands et polonais de 1989 relèvent de la résistance pacifique. Les similitudes sont donc nombreuses, elles portent sur les objectifs, la méthode de travail, la composition des groupes et les idées directrices. Les communications proposées au colloque de juin 1989 portent principalement sur des aspects de la résistance du Cercle de Kreisau – notamment ses conceptions du droit et de la démocratie – et la pensée de Rosenstock-Huessy. De l’avis de plusieurs participants, Stiftung Kreisau für Europäische Verständigung, Wrocław, 1992. Mark Huessy, « Die treibende Kraft der Stiftung Kreisau. Zum Widerstand der Kreisauer und der demokratischen Opposition in Mittelosteuropa », p. 8, article en ligne : www.kreisau.de. 36 Cf. Entretiens de l’auteur avec Ludwig Mehlhorn, juillet 2006. 34 35
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notamment Mark Huessy et Ludwig Mehlhorn, c’est l’exposé de Wolfgang Ullmann qui, par son audace, marqua le plus les esprits. Dans cet exposé intitulé « Les exigences de la société d’après-guerre en matière de droit de l’État et les programmes de réformes du Cercle de Kreisau », Ullmann part du constat qu’il existe « une crise de l’autorité de l’État depuis les guerres mondiales », puis il analyse les propositions avancées par le Cercle de Kreisau pour y remédier par le biais du rétablissement de l’autorité de l’État37. Ce constat est très audacieux pour juin 1989 car la référence aux deux guerres mondiales suggère un parallèle, ou une continuité, entre la crise de l’État sous le Troisième Reich et sous les États communistes contemporains. De même, l’exposé invite l’auditeur à imaginer les solutions proposées par le Cercle de Kreisau appliquées à la situation contemporaine. Rompu au double langage, Ullmann parvient cependant à laisser planer le doute sur l’interprétation que l’on peut faire d’une bonne partie de son développement. C’est le cas lorsqu’il mentionne les « normes politiques et morales » qui doivent, selon le Cercle de Kreisau, « être mises en pratique comme préalables au rétablissement du droit » et qu’il cite par exemple « la liberté de pensée et de conviction » ou « la responsabilité de chacun dans les domaines de l’industrie, de l’économie et de la politique ». À chacun de comprendre que ces revendications sont également un préalable au rétablissement du droit en RDA ou en République populaire de Pologne. C’est tout à fait explicitement qu’Ullmann parle cependant au début de son intervention de « l’interrègne […] dont nous sentons désormais arriver la fin », ce qui fit sensation dans le public. Il précise plus loin son idée lorsqu’il commente la partition de l’Europe en 1945. Il constate alors que tant que la « stabilité acquise en 1945 ne reposera pas sur une paix fondée sur le droit mais […] sur les armes, tant d’un point de vue de politique intérieure qu’extérieure, il ne s’agira que d’un interrègne ». De par cette précision, le doute peut à nouveau s’installer sur l’interprétation du terme « interrègne » qui peut aussi bien désigner les régimes communistes que la Guerre froide en Europe. Par mesure de prudence, aucun participant ne mentionna explicitement sa disposition à transformer l’héritage du Cercle de Kreisau en une participation active à l’opposition aux régimes communistes, mais cette idée était dans tous les esprits et les intervenants, surtout Wolfgang Ullmann, furent applaudis frénétiquement. De nombreuses discussions se poursuivirent en petits groupes dans la soirée38. Pour la majorité des participants, la mémoire du Cercle devint un héritage qui légitimait les actions démocratiques présentes ou à venir et le domaine de Kreisau, où ils se rendirent en bus au cours du colloque, un symbole de la résistance pacifique. Dans l’euphorie de la rencontre, le groupe décida d’unir ses forces afin d’obtenir du gouvernement polonais qu’il brise le tabou de la mémoire allemande en Silésie et accepte de faire de Kreisau un lieu de réconciliation germano37 Wolfgang Ullmann, « Die Staatsrechtsanforderungen der Nachkriegsgesellschaft und die Kreisauer Reformprogramme », in Klub Inteligencji Katolickiej we Wroclawiu (dir.), Christentum in der Gesellschaft. Wroclaw 2.-4.06.1989. Aktion Sühnezeichen/DDR, Actes du colloque reproduits de façon non officielle, Wrocław, p. 65. 38 Mark Huessy, « Die treibende Kraft », op. cit., p. 5.
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polonaise en transformant le domaine en lieu de rencontres internationales. On peut se demander aujourd’hui si le colloque a pris une tonalité axée sur l’actualité en raison du climat de transformations politiques dans lequel il s’est déroulé ou si ce n’est pas au contraire le contexte d’effervescence politique qui est à l’origine du colloque. En effet, on peut le considérer comme l’une des nombreuses manifestations d’opposition aux régimes communistes qui ont vu le jour au cours de l’année 1989. À cet égard, il convient de rappeler que l’organisation de cette rencontre internationale était loin d’avoir l’assentiment des autorités polonaises et que certains participants est-allemands, frappés de l’interdiction de se rendre à l’étranger, eurent des difficultés pour obtenir un visa. Fig I Plaque à la mémoire du Cercle inaugurée le 23 janvier 2005 à l‟occasion du 60e anniversaire de la mort de von Moltke, apposée sur la « maison de la colline.
Source : Stiftung Kreisau für Europäische Verständigung/Fundacja ‘Krzyżowa’ dla Porozumienia Europejskiego, 2009.
Kreisau au service de l’entente européenne : la mémoire partagée ? Les participants au colloque de juin se séparent en prévoyant une deuxième rencontre en décembre 1989, mais les événements se précipitent. Le 25 août, Tadeusz Mazowiecki, conseiller de Solidarność et vice-président du KIK de Varsovie, est élu Premier ministre. Dans le climat de grands changements politiques et économiques qui se déroulent en Pologne, le KIK de Wrocław comprend qu’il faut rapidement acquérir le domaine de Kreisau pour garantir la réalisation du projet. À cet effet, l’« Initiative Kreisau » est créée à l’instigation de Berlinois de l’Est et de l’Ouest. Le 1er septembre, le tabou de la mémoire de la résistance allemande en Silésie tombe enfin puisqu’une plaque à la mémoire du Cercle de Kreisau est inaugurée à Krzyżowa (Fig. I). Entre-temps, l’effervescence politique a gagné la RDA. Depuis le mois d’août, des centaines de milliers d’Allemands de l’Est
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fuient le pays en se réfugiant dans les ambassades occidentales. Les mouvements démocratiques s’organisent, Ludwig Mehlhorn cofonde le groupe « La démocratie maintenant » (Demokratie Jetzt) en septembre, dont l’appel est aussitôt signé, entre autres, par Wolfgang Ullmann, qui participera pour sa part ultérieurement à la Table ronde39. Le mur de Berlin tombe le 9 novembre, alors que Helmut Kohl est en Pologne pour une visite officielle. C’est dans ce tout nouveau contexte que le domaine de Kreisau/Krzyżowa devient un nouveau symbole du rapprochement germano-polonais, cette fois-ci au niveau officiel. En effet, une messe de réconciliation était prévue à l’occasion de la visite de Kohl en Pologne. Dans un premier temps, le chancelier avait proposé qu’elle se déroule à St Annaberg (Góra Świętej Anny) en Haute-Silésie, ce que les Polonais refusèrent en raison de la signification politique ambiguë du lieu : à l’origine lieu de pèlerinage catholique, cette colline fut en 1921 le théâtre de la bataille germano-polonaise pour le rattachement de la Haute-Silésie à l’Allemagne40. Sous le régime communiste, ce lieu était devenu un symbole du combat pour la Silésie polonaise41. Ayant été mis au courant par le KIK de Wrocław du projet visant à faire du domaine de Kreisau un lieu de rencontres internationales, Mazowiecki propose alors cet endroit comme autre option42. En République fédérale, la messe de réconciliation qui se tint à Krzyżowa le 12 novembre 1989 et l’accolade que se donnèrent les deux chefs d’État sont considérées comme la marque d’un tournant dans les relations germano-polonaises, mais ce jugement est quelque peu exagéré. À cette date en effet, Helmut Kohl n’avait pas encore reconnu la frontière de l’Oder-Neiße, raison pour laquelle Freya von Moltke refusa d’assister à la cérémonie43. Par ailleurs, si Kreisau était parfaitement identifié par l’opinion publique ouest-allemande, ce n’était pas le cas de l’opinion publique polonaise qui n’en connaissait ni l’existence, ni la signification. Cet événement fut cependant une étape majeure dans la réalisation du projet puisque dans leur déclaration commune, les chefs d’État annoncèrent leur désir de faire du domaine de Kreisau/Krzyżowa un lieu de rencontres pour la jeunesse (Fig. 36). La deuxième rencontre du groupe d’initiateurs allemands et polonais eut pour objectif l’acquisition du domaine, la planification des rénovations, la conceptualisation du projet et la création d’une fondation pour porter celui-ci. C’est en mai 1990, lors de la troisième rencontre – désormais appelée conférence –, que les missions assignées à la « Fondation 39 Ilko-Sasha Kowalczuk, Tom Sello (dir.), Für ein freies Land mit freien Menschen : Opposition und Widerstand in Biographien und Photos, Berlin, Robert-Havemann-Gesellschaft, 2006, p. 314. 40 Cf. Contribution de Juliana Haubold-Stolle dans ce volume, p. 71-85 (NdE). 41 Krzysztof Ruchniewicz, « Verständigung und Versöhnung zwischen Polen und Deutschen nach dem Zweiten Weltkrieg am Beispiel der Reisen deutscher Politiker nach Polen », in id., Zögernde Annäherung. Studien zur Geschichte der deutsch-polnischen Beziehungen im 20. Jahrhundert, Dresde, Thelem, 2005, p. 144. 42 Gesellschaft der Kreisau-Freunde (dir.), Für ein neues Europa oder wie entstand die Stiftung « Kreisau » für Europäische Verständigung, [s.l.], Wrocławska Drukarnia Naukowa, 1997, p. 59. 43 Le traité frontalier germano-polonais sera signé le 14 novembre 1990.
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Kreisau pour l’entente européenne » furent définies. Elles consistent en la création d’un centre de rencontres internationales et d’un mémorial, mais aussi en la gestion écologique du domaine. La fondation fut créée en juillet 1990 avec Freya von Moltke comme présidente d’honneur. Les gouvernements polonais et allemands assurèrent le financement du projet à l’aide du « crédit Jumbo ». Ce crédit d’une valeur de 1 milliard de DM avait été accordé dans les années 1970 au gouvernement polonais d’Edward Gierek par le gouvernement ouest-allemand d’Helmut Schmidt. En 1989, son remboursement fut prévu par tranches afin qu’il finance des projets germano-polonais sur le sol polonais. Fig. II Maison de la colline (Berghaus/Dom na wzgórzu), maison indépendante du domaine de la famille von Moltke où eurent lieu les réunions du « Cercle de Kreisau ». Actuellement : lieu de mémoire, Krzyżowa/Kreisau (voïvodie de Basse-Silésie).
Source : Stiftung Kreisau für Europäische Verständigung/Fundacja ‘Krzyżowa’ dla Porozumienia Europejskiego, 2009.
Le « Centre de rencontres internationales pour la jeunesse » (Internationale Jugendbegegnungsstätte) fut officiellement inauguré en 1998, mais les activités pédagogiques commencèrent en 1994, dès que l’auberge de jeunesse fut construite. Le premier « Work Camp » international de jeunes eut lieu au cours de l’été 1990, lorsque des jeunes
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participèrent à la rénovation du domaine, notamment des jeunes habitant Krzyżowa44. Dès le début, la fondation a en effet veillé à ce que la population locale soit associée au projet et en tire des avantages. Depuis 1998, le Centre peut héberger jusqu’à 170 personnes, il possède 16 salles de réunion, une cantine, une salle pouvant accueillir 350 personnes et même un petit gymnase (Fig. II). L’objectif de la fondation est « de lancer ou d’encourager des activités susceptibles de favoriser le respect réciproque et la cohabitation pacifique des peuples, des groupes sociaux et des individus, et d’ainsi contribuer à construire l’entente européenne45 ». À cet effet, le Centre accueille les participants à des projets transnationaux tant pédagogiques que culturels, artistiques, politiques ou médiatiques. Chaque année, une centaine de projets s’y déroule rassemblant environ 10 000 jeunes gens de nationalités diverses. En 2007, le projet « European Parliament Krzyżowa » a rassemblé 160 jeunes de 16 à 22 ans provenant de dix pays différents venus simuler le fonctionnement du parlement européen de Bruxelles. D’autres jeunes ont participé au projet « Model International Criminal Court » ayant pour but de reconstituer les dernières phases de procès se déroulant à la Cour pénale internationale de La Haye46. En 2001, lors d’un projet franco-germanopolonais intitulé « De la résistance à la démocratie », des étudiants des trois nationalités ont comparé les idées des résistants français, allemands et polonais en matière de démocratie et d’Europe47. La fonction mémorielle du lieu est également très présente puisque le château accueille une exposition permanente sur la résistance du Cercle de Kreisau. Le volet scientifique de la fondation est constitué par les conférences du mois de mai consacrées aux thèmes de l’Europe ou de la démocratie. Mais si la fondation a désormais une vocation européenne, son enjeu principal reste de contribuer à l’entente germano-polonaise. Les pédagogues qui y travaillent sont d’ailleurs tous bilingues. La conférence de mai 1997 fut ainsi consacrée à l’histoire de la Silésie au XXe siècle à partir des travaux de jeunes historiens polonais, tchèques et allemands. De nombreux projets germano-polonais sont soutenus par la fondation. À titre d’exemple, on peut citer pour 2007 celui qui a réuni de jeunes journalistes allemands et polonais dans le but de faire un état des lieux commun sur les réactions suscitées dans les régions frontalières par l’ouverture de l’Union européenne aux pays de l’Est. Plus généralement, la mémoire de la résistance allemande en Silésie s’impose quant à elle peu à peu. En témoigne par exemple la sculpture érigée en 2000 à la mémoire de Dietrich Bonhoeffer, natif de Breslau, dans la cour de l’église Elisabeth de Wrocław48. Son impact sur la réception de la résistance allemande en Pologne est cependant modeste. Les Wim Leenman, « Work Camps », in [s.a.], Stiftung Kreisau für europäische Verständigung, Wrocław, [s.n.], 1992. Ludwig Mehlhorn, Vergangenheit erinnern, Zukunft gestalten. Ziele und Tätigkeit der Stiftung Kreisau für europäische Verständigung, Wrocław, [s.n.], 1997, p. 4. 46 Cf. www.kreisau.de. 47 Les résultats de ce projet sont consultables sur le site : www.gdw-berlin.de/tri. 48 Klaus Reiff, « Kreisau – Auferstanden aus Ruinen… », n° 25, op. cit., p. 11. 44 45
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résistants allemands ne sont toujours pas mentionnés dans les livres scolaires et aucune monographie ne leur est consacrée. Au cours de ces dernières années, un ouvrage de référence de l’historien Peter Steinbach a cependant été publié, ainsi qu’un recueil de lettres écrites par Moltke et le livre de souvenirs de son épouse Freya von Moltke49. C’est, à l’origine, un intérêt commun pour les conceptions du Cercle de Kreisau en matière de démocratie et d’entente européenne qui, à la fin des années quatre-vingts, provoque un rapprochement entre des opposants polonais et est-allemands. Mais si les contacts se nouent si vite et conduisent à la rencontre de juin 1989, c’est aussi parce le lieu emblématique du Cercle de Kreisau se trouve en Silésie, une province où l’opposition polonaise œuvre déjà depuis les années soixante-dix au dialogue germano-polonais et à l’émergence de la mémoire allemande. Comme le rappelle Ewa Unger, présidente de la Fondation Kreisau et membre du KIK de Wrocław, le projet de créer un Centre de rencontres internationales pour la jeunesse renoue avec la tradition dans cette province où des cultures différentes ont cohabité pacifiquement pendant des siècles50. Aujourd’hui, Krzyżowa/Kreisau aurait tout à fait sa place dans l’ouvrage édité en 2001 par Étienne François et Hagen Schulze sur les « lieux de mémoire allemands ». Se distinguant de l’œuvre de Pierre Nora sur les lieux de mémoire français, ces auteurs ont défini leur projet en fonction des spécificités de l’histoire allemande. Compte tenu des frontières mouvantes de l’Allemagne, ils ont accordé une place importante aux « lieux de mémoire partagés », qui sont devenus communs à l’Allemagne et à l’un de ses pays limitrophes51. Ils se sont intéressés aux regards extérieurs qui ont été portés sur la mémoire allemande afin d’inscrire celle-ci dans une mémoire européenne. Le projet autour du domaine de Krzyżowa/Kreisau qui est né d’un échange germano-polonais sur un pan de l’histoire allemande et qui est ancré dans une terre elle-même porteuse d’une double mémoire est par excellence l’un de ces « lieux de mémoire partagés »52.
49 Peter Steinbach, Opór – sprzeciw – rezystencja : Postawy społeczności niemieckiej w Trzeciej Rzeszy a pamięć zbiorowa [Lutte – opposition – résistance : comportement de la société allemande sous le Troisième Reich et mémoire collective], Poznań, Wydawnictwo poznańskie, 2001 ; Helmuth James von Moltke, Listy do Freyi 1943 – 1944 [Lettres à Freya 1943-1944], Wrocław, Oficyna Wydawnicza ATOUT, 2008 ; Freya von Moltke, Wspomnienia z Krzyżowej 1930-1945 [Souvenirs de Kreisau 1930-1945], Varsovie, Wydawnictwo Polsko-Niemieckie, 2006 (1ère édition 2000). (NdE). 50 Propos d’Ewa Unger cités par Peter Jochen Winters, « Eine Stiftung für Kreisau will sich in Schlesien um die Verständigung der Völker kümmern », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 mars 1992. 51 Etienne François, Hagen Schulze (dir.), Deutsche Erinnerungsorte I, Munich, Beck, 2001, p. 18-21. Des extraits de cet ouvrage ont été publiés en français in Étienne François, Hagen Schulze (dir.), Mémoires allemandes, Paris, Gallimard, 2007. 52 Un projet portant sur les lieux de mémoire germano-polonais a vu le jour au Centre de la recherche historique de l’Académie polonaise des Sciences à Berlin. L’éditeur allemand Beck, fort du succès de l’ouvrage d’Étienne François et Hagen Schulze, éditera les résultats de ce projet. Cf. http://www.cbh.pan.pl/de/index.php?option=com_content&task=view&id=97&Itemid=0.
LITTÉRATURE : UNE AUTRE ÉCRITURE DE L'HISTOIRE
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L'IMAGE DE L'ENNEMI : LA FONCTION DES SYMBOLES LITTÉRAIRES DANS LE PLÉBISCITE EN HAUTE-SILÉSIE Zofia MITOSEK (Université de Varsovie, Pologne) Comparons les textes suivants : AVIS AUX HAUTS-SILÉSIENS ! Le moment de trancher sur le sort de notre pays approche de jour en jour. Notre destin a été placé entre nos mains. Ayez du jugement et du cœur ! [...] Qui est notre ami ? Évidemment, c’est celui qui partage notre langue, nos coutumes, nos spécificités, nos intérêts et nos croyances, c’est donc tout simplement le Polonais, notre frère, le sang de notre sang et la chair de notre chair […]. J’imagine déjà au fond de mon âme ces temps bénis où un peuple polonais libre marchera sur ces terres la tête haute ; il sera maître de ce pays, jouira de la protection de son propre gouvernement, extraira pour lui-même les trésors inestimables enfouis sous cette terre, aura ses propres écoles, son propre clergé et sa propre administration. Mais que Dieu nous garde si nous nous laissions aveugler et vendions notre cœur à l’ennemi […]. Alors la Haute-Silésie deviendrait le théâtre de la pire d e s t o u r m e n t e s t e u t o n i q u e s . Alors on entendrait retentir, sur cette terre des Piast, l’écho ennemi de la vieille devise « ausrotten ». Adam et Ève ne connaissaient pas la nature méprisable du serpent tentateur qui allait faire perdre le paradis à eux-mêmes et à leur descendance, mais toi Haute-Silésie, tu n'as aucune excuse. Tu ne connais que trop bien la nature démoniaque du s e r p e n t t e u t o n qui t’étouffa et t’étrangla sans pitié pendant des dizaines et des dizaines d’années. Tu sais précisément à quoi t’attendre. Lui ne changera jamais de nature. Il restera toujours pour toi un étranger et par son origine, et par sa langue et par sa confession. Il sera toujours pour toi un ennemi cruel parce que tant que le monde sera monde, l’Allemand ne sera pas le frère du Polonais. Il te détruira par ses tromperies et par sa violence comme il l’a déjà fait avec tant de peuples slaves.
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Second texte : Mais personne n’apprivoisera le r e p t i l e t e u t o n Que ce soit par l’hospitalité, la supplication ou les offrandes […] Seule la force commune pourra nous sauver ! C’est en vain que chaque année nos troupes partent à l’assaut Tract du Commissariat Polonais au Plébiscite de Haute-Silésie, imprimé par Katolik, Bytom, 1921 (NdA : c’est moi qui souligne).
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Zofia Mitosek Détruisant leurs forteresses, brûlant leurs villages. L’Ordre odieux est semblable au dragon : Sa tête repousse dès qu’on l’a abattue ? 2
Et sur celle coupée des nouvelles, par dizaines, se perpétuent !
Près de cent ans séparent ces deux textes : Grażyna, le récit en vers d’Adam Mickiewicz fut édité en 1823, quant au tract, il circulait en Haute-Silésie au moment du plébiscite de 1921. Malgré la profonde différence des contextes historiques et des intentions de leurs auteurs, l’analogie de l’imagerie poétique utilisée saute aux yeux. Elle se concentre sur la description du « reptile teuton », auquel se substituent les mots « serpent » et « dragon ». L’extrait de Grażyna correspond au discours du patriote lituanien Rymwid qui s’efforce d’éveiller la haine de l’Ordre Teutonique chez Litawor, un prince lituanien soupçonné de pactiser avec l’ennemi. La scène intervient après une longue tirade dans laquelle on compare « le reptile teuton » à un serpent qui, selon la tradition religieuse lituanienne, est apprivoisé et vénéré par le peuple. Ce parallèle est développé par la suite et aboutit à la qualification de l’Ordre des Chevaliers Teutoniques de « reptile inapprochable », soit pire qu’un animal. La richesse du discours s’accompagne d’arguments historiques relatifs aux relations lituano-teutoniques. Dans les deux textes, le parallélisme des fonctions que remplit l’image du « reptile teuton » en constitue la dominante émotionnelle. Le mot « reptile », qui a un rôle d’épithète, désigne dans Grażyna l’objet historique qu’est l’Ordre des Chevaliers Teutoniques. En revanche, dans le tract pour le plébiscite, l’expression « serpent teuton » n’est pas une épithète mais une comparaison, elle ne décrit pas l’Ordre mais l’État allemand moderne. Si l’on considère le tract en entier, le symbole du « teutonisme » (krzyżactwo) joue dans l’ensemble de l’argumentation un rôle fondamental. C’est un moyen de se référer à la tradition historique et de prouver la véracité de la thèse de l’antagonisme éternel entre les Polonais et les Allemands. Ce n’est pourtant pas le seul argument ; dans le tract, le « serpent teuton » est une sorte de tentateur, comme celui du paradis, qui « détruira tout par ses tromperies et par sa violence comme il l’a déjà fait avec tant de peuples slaves ». « La guerre contre les chevaliers teutoniques » est ici associée à la notion de destruction (ausrotten), complétée d’une vieille maxime polonaise qui synthétise cette éloquente image de l’ennemi. Quand on représente toute l’argumentation de ce tract en une suite horizontale de symboles connotés par les différentes traditions culturelles qui se superposent, il apparaît que son effet final, la cristallisation de l’Allemand-ennemi, recherchée par l’auteur, devient la somme globale de toutes ces connotations. La cible idéale du message, convaincue par
Adam Mickiewicz (1778-1855), « Grażyna. Powieść litewska » [Grażyna, roman lituanien], in Dzieła, t. 3, Varsovie, Spółdzielnia Wydawnicza « Czytelnik », 1994, p. 9-66.
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les arguments du tract, était supposée intérioriser l’image de cet ennemi et l’appliquer ensuite dans tous les champs de sa vie. La phraséologie du « teutonisme » est une des qualifications les plus fréquentes de l’État allemand et de la culture germanique en général, utilisée à l’époque dans la plupart des textes de propagande de la libération nationale en Haute-Silésie, au même titre que les termes de « prussité », « germanité » ou « hakatisme3 ». Un des slogans insurrectionnels les plus courants était : « Souviens-toi que, de toute part, le danger et la trahison teutoniques te guettent ! » Dans le Chant du Groupe de l’Est de la troisième insurrection, on lit : Nous ne rendrons de notre terre pas un empan Aux Teutons, ces cupides chiens, Pologne, nous te promettons maintenant De nous battre jusqu’à la fin.
Le Commissariat au Plébiscite de Bytom édite le tract suivant : A u x Polonaises de Haute-Silésie ! Tournez le dos avec dédain au d r a g o n t e u t o n , vorace, avide, cupide et païen, pour vous donner à la Pologne lumineuse, bienveillante et pieuse.
L’appel du front de combat de la troisième insurrection dit : L’écartèlement de la Haute-Silésie est le fruit d’infâmes machinations teutones alléguées par certaines sphères de la coalition qui prêtent attention aux perfides suggestions des capitalistes allemands enrichis par la guerre. Signé : « Les insurgés du front » 4
La présence constante du symbole du « teutonisme » dans la propagande silésienne pro-polonaise suggère que ce terme avait une signification bien définie et qu’il était compris de tous, mais aussi que les auteurs des communiqués recourant à ce symbole comptaient sur son efficacité dans l’incitation à l’anti-germanisme. Ils comptaient aussi sur les lectures personnelles de la population visée, les livres à thématique historique étant la source principale du savoir sur les Chevaliers teutoniques dans cette région.
HKT (Hakata) : acronyme de Ferdinand Hansemann, Hermann Kenemann, Heinrich von Tiedemann,, les trois fondateurs de l’organisation nationaliste allemande Deutscher Ostmarkenverein créée en 1894 et dont le but premier était la germanisation du territoire polonais annexé par la Prusse (NdT). 4 Les extraits des tracts cités sont tirés de la collection « Polski Komisariat Plebiscytowy dla Górnego Śląska. Druki Plebiscytowe » [Le Commissariat Polonais au Plébiscite en Haute-Silésie. Impressions plébiscitaires], Biblioteka Uniwersytetu Warszawskiego. Une partie des textes provient de l’exposition organisée pour le cinquantenaire de la troisième insurrection de Silésie, à la Bibliothèque Nationale de Varsovie (au Palais des Krasiński) au mois de mai 1971. 3
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Il convient alors de s’interroger sur la façon dont tout ceci se reflète dans la réalité de l’époque. La réponse nous permettrait également de savoir si ce qui pour les auteurs de cette propagande devait fonctionner comme un argument était perçu par le public-cible comme un archétype avec toute la richesse des associations symboliques qu’il pouvait mettre en place ou simplement comme une expression pétrifiée, coupée de son étymologie, un cliché vide de sens. II La transformation de l’image du Chevalier teutonique en un stéréotype d’Allemandennemi transmis de génération en génération est un long processus étroitement lié à l’histoire de l’État polonais. L’imagerie du Chevalier teutonique, contrairement à l’ancienne représentation de l’Allemand en Pologne, est, dès le départ, clairement fondée sur une approche antagoniste. Ce ne sont pas tant les proverbes et les anecdotes qui témoignent des caractéristiques des Chevaliers teutoniques mais les documents historiques. On y voit à quel point leurs auteurs avaient une idée bien précise du rôle de l’État. Historia Polski de Jan Długosz (1414-1480) témoigne d’un véritable souci patriotique ; l’ouvrage du chroniqueur s’articule autour d’une tirade de Ladislas Jagellon adressée aux députés teutons : Bien que j’aie assez d’armes dans mon armée pour ne pas avoir besoin que mes ennemis m’en offrent, c’est au nom d’un plus grand soutien à notre sécurité et notre défense que j’accepte avec l’aide de Dieu ces deux épées envoyées par les adversaires assoiffés de mon sang et de celui de ma nation. J’ai confiance en la protection de Dieu et en la force de ses Saints, je crois profondément qu’ils me protégeront, ainsi que mon peuple, par leur puissance et leur intervention et ne permettront pas que je cède avec mon peuple à la violence d’ennemis si cruels […]. J’espère que le ciel punira pour toujours l’arrogance des Chevaliers teutoniques et qu’il mettra fin à leur impiété 5
présente et future [...].
Ce jugement porté sur les Chevaliers teutoniques est ici l’œuvre d’un historien qui, sans être le témoin direct de la bataille de Tannenberg (1410), rencontra à de nombreuses reprises les représentants de l’Ordre des chevaliers dans le cadre de ses responsabilités diplomatiques. Celle-ci se confirme dans les événements décrits dans Historia Polonica6 où des faits comme le massacre de Gdańsk en 1308, les cruautés commises par les Chevaliers en Lituanie et en Samogitie, les querelles judiciaires entre l’Ordre et Casimir le Grand7 et les sentences papales à l’encontre des « envahisseurs, païens, occupants et malfaiteurs » sont mis en avant.
5 Jan Dąbrowski (éd.), Jan Długosz : Bitwa grunwaldzka (z historii Polski) [La bataille de Tannenberg : de l’histoire de la Pologne], Wrocław – Varsovie, Zakład Narodowy im. Ossolińskich - De Agostini, « Skarby Biblioteki Narodowej », 2003. (Première édition 1925). 6 Rédigée en 1455–80 et publiée pour la première fois en 1711-12, en deux volumes (NdT). 7 Casimir le Grand roi de Pologne (1310-1370) (NdT).
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Cette image négative opposant les deux parties fut perpétuée dans d’autres documents historiques qui traitaient des relations entre la Pologne et l’Ordre. Tel est le cas de Bellum Prutenum d’Ioannes Visliciensis (1516) ou encore des chroniques de Marcin Bieleski (1551) et de Maciej Stryjkowski (1587). C’est ainsi que l’image des Chevaliers teutoniques transmise par Długosz est entrée définitivement dans l’historiographie polonaise et la littérature postérieure l’exploitera en fonction des différents contextes historiques. D’un point de vue historique, le sort de la Prusse justifiait, dans une certaine mesure, la comparaison du caractère national des Allemands avec celui des Chevaliers Teutoniques. Le Duché de Prusse, fondé en 1525 sur le territoire de l’ancienne Prusse teutonique, était l’héritier direct de la tradition teutone. La dynastie des Hohenzollern qui l’administrait et qui fut à l’origine de la Prusse moderne en annexant progressivement le land de Brandebourg (1618), la Silésie (1746) et les territoires polonais accaparés à la suite des partages, est devenue au XIXe siècle le représentant de l’Allemagne tout entière. En s’opposant à cette expansion, la tradition nationale polonaise cherchait du côté de la généalogie teutonique l’origine des traits que l’on attribuait traditionnellement au caractère allemand à savoir l’orgueil, la voracité, la cruauté, ou la ruse. Toutefois, les états d’âme des Polonais étaient ambivalents. On connaît la fascination des élites pour la culture allemande, l’influence de Goethe et de Schiller sur le romantisme polonais, la sympathie pour les recherches ethnologiques de Herder, ou encore l’engouement pour la pensée de Hegel chez les philosophes polonais. Il semble que l’hostilité des Polonais envers les Allemands s’amplifia à mesure que progressait l’hégémonie de la Prusse. Une hégémonie dans laquelle les terres polonaises annexées jouèrent un rôle important, non seulement comme terrain d’exploitation économique, mais aussi comme terrain d’action d’une politique de germanisation qui s’exerçait à tous les niveaux de la vie sociale. La Haute-Silésie en est un exemple. Pendant des siècles, la cohabitation de trois groupes ethniques - polonais, tchèque et allemand - s’était accompagnée d’une forme d’indifférence aux problématiques nationales au sein de la population de cette région frontalière. Chaque Silésien savait qu’il était avant tout Silésien – la question de l’appartenance nationale était une affaire de second plan, et quasiment jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, l’appartenance nationale ne fut pas une source de conflits. Cela découlait sans doute de l’histoire politique pour le moins mouvementée de la région. Les maîtres successifs de la Silésie furent les Piast, la Bohême qui y exerçait déjà son influence sous le règne des Piast, puis la monarchie des Habsbourg et, à partir de 1742, la Prusse. Pourtant, seul l’État prussien y entreprit une véritable politique de germanisation. L’action des autorités prussiennes fonctionna comme un boomerang en provoquant des réactions défensives anti-allemandes très fortes.
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Voilà ce qu’écrit à ce sujet en 1901 la Gazeta Opolska : D’après leur anatomie, leurs traits physiques, leurs coutumes, et leur langue, il ne fait aucun doute que les habitants de la Haute-Silésie sont de nationalité polonaise. Il est vrai qu’aussi bien leur conscience nationale que le sentiment de leur particularité étaient endormis, point encore éveillés chez une grande partie de la population, mais l’idée nationale demeurait sans aucun doute dans l’âme de la population de la Haute-Silésie, car elle est chevillée au corps de toute nation. Il aura simplement fallu une secousse puissante et de l’instruction pour que l’idée nationale commence à germer et à se développer dans la région de la Haute-Silésie comme ailleurs. Cela fut obtenu grâce à la bataille culturelle. Le peuple, dont les sentiments religieux les plus sacrés avaient été menacés, apprit par les journaux qu’il lisait avidement qu’il se différenciait d’un bon nombre de citoyens allemands non seulement par la religion, mais aussi par une nationalité distincte, longtemps bafouée et combattue par son ennemi.8
Les missions historiques de la Prusse touchaient la société silésienne à tous les niveaux. L’Allemand-ennemi affirmait son influence non seulement à l’école, dans l’éducation et à l’église, mais également sur son lieu de travail, où il était propriétaire des usines ou des mines, administrateur de biens, « le comte-propriétaire du domaine ». Le stéréotype de l’ennemi constituait l’articulation d’une opposition à multiples niveaux, qui séparait deux groupes ethniques habitant ces territoires : d’un côté les Allemands, étrangers, protestants, propriétaires, et de l’autre les Polonais, « les nôtres », catholiques et exploités. En Haute-Silésie, l’image de l’ennemi était non seulement un indicateur de la conscience nationale de ses habitants, mais reflétait aussi leur cohésion en tant que groupe distinct. Dans son travail sur l’antagonisme polono-allemand, Józef Chałasiński a commenté de façon très précise le rôle intégrateur de cette image : Il est important de souligner que cette opposition absolue de l’être allemand et de l’être polonais est, au même titre que le stéréotype de l’ennemi, une réaction de défense d’un groupe et non pas la constatation d’un fait […]. Le maintien des stéréotypes antagonistes de l’Allemand et du Polonais a sans doute été favorisé par beaucoup de circonstances « objectives ». Cependant, le fait que les stéréotypes, une fois formés, restent parce qu’ils mettent de l’ordre dans la réalité sociale de la bourgade, joue sans doute un rôle beaucoup plus important. Ce sont eux qui constituent de véritables lunettes, dont les Allemands et les Polonais se servent pour se regarder mutuellement. Ces stéréotypes-lunettes font que chaque camp ne voit chez l’autre que ce qui confirme l’exactitude de ces mêmes stéréotypes. Le mécanisme du stéréotype opère une sélection parmi les faits observés, pour n’admettre que les faits qui confortent les deux camps dans leurs attitudes hostiles.9
Chałasiński affirme qu’il serait difficile de parler d’une attitude uniformément antagoniste de la part des Silésiens face aux Allemands. Le Silésien de l’époque était une personne bilingue au sens propre, linguistiquement, mais aussi culturellement. L’école Voir note n° 4. Józef Chałasiński, « Antagonizm polsko-niemiecki w osadzie fabrycznej « Kopalnia » na Górnym Śląsku », [L’antagonisme polono-allemand dans le bourg de « Kopalnia » en Haute-Silésie], Przegląd socjologiczny, t. 3, no 1-2, 1935, p. 146-278.
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allemande, qui était l’unique voie vers l’instruction et où l’on enseignait non seulement la haine envers les Polonais, mais aussi les principes d’une civilisation hautement développée, avait dans la vie des Silésiens une tradition de plusieurs siècles. Dans cette situation, le fait de se déclarer pour l’une ou l’autre appartenance politique était, pour les Silésiens, déterminé dans une grande mesure, par « l’attractivité » des perspectives de vie proposées par l’État auquel ils devaient être intégrés. Cela avait pour conséquence une confrontation permanente entre États polonais et allemand, et sur le plan de la propagande, l’apparition dans l’agitation pro-polonaise et pro-allemande des stéréotypes « du nôtre » et « de l’étranger », ainsi que de toute une dialectique de stéréotypes et de « contre-stéréotypes » selon le point de vue de l’auteur du tract, c’est-à-dire des représentations de la nation ennemie auxquelles il faisait appel. La comparaison des deux tracts datant de la période du plébiscite montre le caractère exemplaire de la guerre de symboles qui l’a accompagné. Voici ce qu’on peut lire dans le document intitulé Le cauchemar de la guerre : C’est de vous que dépend non seulement votre paix mais aussi celle du monde entier ! Vous devez choisir entre l’appartenance au peuple polonais ou allemand. Si jamais vous choisissez l’Allemagne : malheur à vous et au monde, mais si vous choisissez LA POLOGNE : paix à vous et sur la terre ! Pourquoi ? Parce que : Les Allemands sont le peuple le plus féroce au monde : les Polonais sont paisibles. Les Allemands rêvent jour et nuit d’une guerre revancharde et vengeresse, les Polonais, eux, veulent la paix. La Prusse ne se développa que par le pillage et le saccage, la Pologne par une bonne entente avec ses nations voisines. Les Allemands ne mènent que des guerres offensives, les Polonais défensives. Les Allemands ne reconnaissent pas le droit à la vie de l’autrui, les Polonais, eux, le respectent. Alors, faites votre choix : la paix ou un nouveau génocide !
Et voilà, ce qu’on lit dans le tract pro-allemand publié par les soins de Katolik Śląski imprimé à Berlin : L’heure décisive de votre sort approche, n’oubliez ni la sueur de vos parents ni l’avenir de vos enfants. Pour cette raison, votez Allemand, votez pour la Haute-Silésie allemande, libre et autonome. Cette Sodome et Gomorrhe, ce paradis pour vauriens et criminels où règnent la corruption, la malfaçon et l’hypocrisie, ce paradis pour gouvernants aveugles et humbles esclaves, ce lieu de rendez-vous pour voleurs, ce lupanar pour prostituées en bas de soie et crapules en queue-de-pie, ce réservoir de boue qui nous arrive jusqu’au cou, où la canaille écrase la patience et la persévérance héroïques, celle qui se trouve en bas de l’échelle sociale et que l’on envoie au front ; ce n’est pas la Russie des Soviets, pas la Russie des tsars, pas la Prusse, pas non plus l’Autriche, pas la Béotie, pas Abdère, mais la Pologne rongée par la vermine de la captivité et de la paresse, la Pologne sur le point de renaître. Zysław
Le tract se termine par cette mention : Voici ce qu’on lit dans Robotnik, Varsovie, 375/25. Le tract pro-polonais s’appuie sur le vieux stéréotype opposant le belliqueux Germain au paisible Slave, réactualisé conformément aux récents événements de la guerre. Le tract
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pro-allemand quant à lui, ingénieusement construit à partir de l’autocritique des Polonais (en réalité il s’agissait d’un jugement porté sur le gouvernement de la Seconde République, accentue cette autocritique comme preuve du caractère impartial de l’invective, tout en faisant appel à la notion de « l’ordre allemand » présente dans l’incoscient collectif du destinataire du tract. Son « contre-stéréotype » est l’image de la pagaille et de la malhonnêteté qui règnent en Pologne. Dans la littérature polonaise « de plébiscite », on relève deux façons de convaincre le lecteur. La première est plus proche de l’expérience personnelle et communautaire. Par exemple, on a vu apparaître des tracts qui comparaient en détail les dépenses militaires de l’Allemagne et de la Pologne ou des tracts adressés aux paysans silésiens qui mettaient en avant la perspective d’impôts colossaux si la Haute-Silésie restait dans le giron de l’Allemagne. D’autres faisaient appel aux arguments pacifistes auxquels des populations lassées par les guerres successives étaient sensibles et désignaient les Allemands comme les éternels provocateurs des conflits. Quant aux tracts illustrés, on y représentait les Allemands de manière caricaturale. Sur une carte postale de l’époque on voit un gros soldat flanqué d’un pauvre Michel maigrichon coiffé de son bonnet de nuit, le tout accompagné d’une légende qui dit : Si les Prussiens gagnent, ils te chasseront, toi, habitant de la Haute-Silésie, de la terre de tes ancêtres. Ils feront venir à ta place des Allemands parce qu’en Allemagne il y a dix millions de gens en trop.
On pourrait multiplier les exemples de cette propagande. Mais faire appel aux arguments matériels face aux populations auxquelles s’adressaient les tracts, dans la situation économique complexe du jeune État polonais – abondamment commentée dans les organes de la presse silésienne – n’était pas une opération sans risques. L’ennemi y opposait des images suggestives de la misère polonaise. Pour cette raison, la propagande pro-polonaise accentuait plutôt des traits nationaux qui pouvaient constituer un contrepoids par rapport aux qualités de la civilisation allemande, civilisation au contact de laquelle la population silésienne vivait depuis longtemps. Ainsi la propagande propolonaise, pour renforcer son efficacité, faisait-elle appel aux traditions ethniques, rappelait des événements connus grâce aux sources historiques (comme par exemple la vision de Długosz) utilisées comme argument de persuasion, façonnant ainsi l’image de l’ennemi. C’est ainsi que les attitudes antagonistes découlant de l’expérience personnelle et collective de la société silésienne accédaient à une forme d’anoblissement national. Dans la propagande pro-polonaise, l’Allemand-Teuton était doté non seulement d’une nature perfide et cruelle, mais également d’une personnalité modelée par des événements historiques parmi lesquels la bataille de Grunwald joua un rôle décisif. Il fallait un symbole de l’Allemand vaincu. Ainsi associa-t-on à l’image représentant une civilisation à la fois agressive mais attractive la condition d’un individu vaincu. Ceci, à son tour, appelait un
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« contre-stéréotype » du Polonais, non pas tel qu’il était à l’époque, mais évoquant la grande puissance de la monarchie jagellonne. Seule une telle vision pouvait suffisamment contrebalancer l’influence de la culture allemande très attractive pour les Silésiens. L’actualisation du passé de l’Ordre teutonique sur le territoire polonais s’opposait à la glorification de la tradition de l’Ordre en Allemagne qu’on y menait parallèlement. En faisant appel aux mêmes événements historiques, les Allemands et les Polonais les accompagnaient des interprétations idéologiques diamétralement opposées. Alors que les Polonais soulignaient la ruse et la cruauté des chevaliers teutoniques, les Allemands y voyaient les missionnaires de leur culture sur les terres arriérées et païennes des Slaves. En Prusse comme sur le territoire polonais, le XIXe siècle a apporté une renaissance du mythe des chevaliers teutoniques dont les preuves patentes sont la restauration du château de Malbork (fief principal de l’Ordre) à l’époque des guerres napoléoniennes, « la croix de fer » inspirée de l’emblème des chevaliers teutoniques, ou enfin les manifestations antipolonaises organisées par Guillaume II dans ce même château et soutenues par les dirigeants de Hakata10. Il est difficile de déterminer laquelle de ces deux nations a, la première, renoué consciemment avec le passé de l’Ordre. Il est tout aussi difficile de dire si la littérature « teutonique » en Pologne constituait une réaction aux agissements des Allemands ou bien, si au contraire, le retour aux anciennes traditions teutoniques, dans le cas de Guillaume II, était une réponse à l’attitude polonaise. Néanmoins, il est important de souligner que l’image stéréotypée du chevalier teutonique, actualisée sur le territoire de la Haute-Silésie par la propagande pro-polonaise, était un élément de polémique, ou bien de réponse, à une autre propagande hostile, pour sa part, aux Polonais. Dans la propagande accompagnant le plébiscite, le stéréotype du Teuton devait être, pour ses auteurs, autant un élément d’argumentation qu’un facteur d’intégration. Cependant, il est évident que les intentions des auteurs ne déterminent pas vraiment l’efficacité d’un message de propagande ; ce sont les textes eux-mêmes et le niveau de connaissance de leurs lecteurs qui en décident. Ces deux fonctions ne peuvent être remplies qu’à condition que les lecteurs puissent actualiser ce symbole en accord avec sa genèse historique. Comme nous l’avons montré, la symbolique teutonique était familière aux Silésiens principalement par les sources littéraires. C’est pourquoi un bref rappel de l’historique de cette métaphore littéraire paraît nécessaire.
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Voir note n° 3.
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III La littérature romantique a contribué à la renaissance de la « vision de Długosz ». Dans le cas des œuvres de Mickiewicz, des circonstances politiques bien différentes entraient en jeu. Les ouvrages tels que Grażyna (1823) et Konrad Wallenrod (1828) visaient à une reconstruction poétique du passé et contenaient des allusions politiques sous couvert de descriptions historiques. Cependant ces allusions n’étaient pas dirigées contre la Prusse mais contre la Russie tsariste. L’Ordre teutonique devait être le symbole de la Russie et les héros luttant contre les chevaliers teutoniques étaient les ennemis du pays des tsars. Les écrits polonais de la seconde moitié du XIXe siècle ont hérité de la connotation négative associée au nom de « chevalier teutonique » tout en changeant de cible par rapport à l’instrumentalisation qui en avait été faite par les romantiques. En 1851, Karol Szajnocha publie son grand ouvrage historique Hedwige et Ladislas Jagellon dans lequel les chapitres comme « Chevaliers teutoniques », « Teutonisme » ou encore « Grande guerre » occupent une place de choix. Durant les années 1863-1887, Karol Mecherzynski travaille à la traduction de L’Histoire de la Pologne de Długosz. Quelques années auparavant, dans la région de la Grande Pologne correspondant au tronçon prussien du territoire polonais occupé, commencent à paraître des essais historiques tels que Les Chevaliers teutoniques et la Pologne de Stanislaw Kaczkowski (publié en 1846 à Poznan sous un nom d’emprunt), Le Souvenir historique ou bien encore les discours de Jan Kozmian11. En 1882, Jozef Igancy Kraszewski publie Les Chevaliers teutoniques qui, à la lumière des opinions anti-allemandes de leur auteur, a été interprété comme une accusation voilée de la Prusse de l’époque. Enfin en 1900, c’est Henryk Sienkiewicz qui achève son propre Chevaliers teutoniques12. Ce sont les impressions des contemporains accueillant le livre qui reflètent le mieux le climat émotionnel à l’origine de la généalogie littéraire du stéréotype de l’Allemand-chevalier teutonique. Citons ce qu’écrivait Boleslaw Prus dans ses « Chroniques hebdomadaires13 » à l’occasion de la publication de Chevaliers teutoniques : Sur les terres abandonnées par les Chevaliers teutoniques grandit la Prusse dont la bureaucratie non seulement assimila les principaux idéaux des chevaliers teutoniques, mais qui de surcroît joua et continue à jouer un rôle important en Europe en écrasant les libertés là où c cela est possible. Les vainqueurs d’il y a cinq cents ans, les Polonais, sont aujourd’hui, en quelque sorte, esclaves de leurs vassaux d’autrefois.
Pour Maria Konopnicka, la bataille de Grunwald est aux fondements de la vision prophétique suivante : 11 Jan Koźmian (1814-1877), défenseur de la polonité et de l’église polonaise en Basse-Silésie à l’époque du Kuturcampf. 12 Henryk Sienkiewicz (1846-1905), Les Chevaliers teutoniques, trad. du polonais par Jean Nittman, Paris, Parangon, 2002 (NdT). 13 Bolesław Prus, « Kronika tygodniowa » [Chronique hebdomadaire], Kurier Ilustrowany, n° 47, 1909.
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L’Esprit teuton arrive, lourd, austère, terrifiant et écrase tout sur son passage. Et son chemin passe directement par la poitrine, par le cœur, par la Vie de la nation polonaise ! Il avance muet, terrifiant, fort, puissant et sans pitié. Et son nom est Exterminans, et il est soutenu par les Nations du monde qui ont cru en sa force, en la force de la main de fer qui anéantit tout.14
IV Il persiste une opinion selon laquelle la littérature polonaise aurait joué un rôle décisif dans le processus d’éveil de la conscience nationale, y compris en Haute-Silésie. À l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de l’activité littéraire de Sienkiewicz, le Kurier Codzienny a publié la lettre d’un paysan silésien adressée à l’écrivain : Sans doute, je serais devenu Allemand, ainsi que mes enfants et j’en ai onze. Mais le curé m’a offert votre livre Les Chevaliers teutoniques. C’est à partir de ce moment-là que je compris à quel point ils nous leurraient. Et maintenant, nous savons qui nous sommes, et nos enfants aussi le sauront à leur tour. Donc, je vous salue humblement et je vous dis : même si vous m’ordonniez de sauter dans les flammes, je le ferais.15
Et voici un extrait des mémoires d’Arka Bożek : Pour mon onzième anniversaire, on m’offrit Les Chevaliers Teutoniques de Sienkiewicz en allemand. Le contenu de ce livre a profondément marqué mon esprit. Je peux dire qu’il a influencé ma vie. Il a tracé mon chemin futur et a conditionné ma façon d’agir. (…) Plus de 80 % de mes amis d’école affirmaient que le livre de Sienkiewicz a déterminé leur lutte. Et c’est uniquement grâce à ce livre qu’ils ont participé à la troisième Insurrection de Silésie.16
Les documents cités prouvent l’importance des ouvrages de la littérature dite « teutonique » dans la lutte pour la polonité en Silésie. De plus, ils montrent clairement à l’œuvre le mécanisme de lecture qui actualise des contenus historiques. Il ne s’agit pas de mettre en doute la crédibilité de ces déclarations mais de se poser la question du statut des opinions citées. Peut-on les généraliser ? Il va de soi que ces documents ont été « fabriqués ». On retrouve constamment la lettre du paysan silésien dans les travaux des historiens et des chercheurs en littérature. Les confessions de Bożek ont été écrites à partir du point de vue rétrospectif d’un dirigeant de la lutte nationale. Nos doutes sont validés par un autre document cité par Chałasiński. L’un des anciens habitants du village décrit par le chercheur, connu pour sa défense de la cause polonaise, témoigne : Malgré la conscience de sa polonité, mon père ne m’a jamais appris cette haine, au contraire, en me racontant ses souvenirs du service militaire (…), il m’a inculqué, sans doute involontairement, un certain culte des Allemands. Dans les insultes entendues à l’école, je voyais plutôt des Maria Konopnicka, « O Krzyżakach », Biblioteka Warszawska, n° 47, 1900. La citation d’après : Alina Ladyka, Henryk Sienkiewicz, Varsovie, Wiedza Powszechna, 1965, p. 315. 16 Arka Bożek, Pamiętniki [Mémoires], Katowice, Śląsk, 1957, p. 34-35. 14 15
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Zofia Mitosek humiliations liées à mes origines sociales. En lisant Les Chevaliers teutoniques, je ne les ai jamais identifiés aux Allemands. La roulotte de Drzymała17 représentait pour moi le comble de l’ingéniosité et une sacrée ruse. La grève des écoliers de Września18 était un acte de résistance digne d’être imité rien que pour le plaisir. Je détestais les chevaliers Teutoniques pour les atrocités qu’ils avaient commises, les Suédois et les Turcs pour leur manque de foi. J’ai aimé les Polonais, plus par pitié, en revanche j’admirais les Allemands, même si je ne nourrissais à leur égard aucun sentiment plus profond.
La comparaison des extraits mentionnés incite à vérifier la thèse selon laquelle la littérature aurait joué un rôle décisif dans la lutte pour le maintien de la polonité en Silésie. Quelle littérature et selon quelles modalités de lecture servait d’inspiration au réveil des antagonismes et quand n’en était-elle que la justification a posteriori ? Schématiquement, il serait possible de répartir la réception de la littérature en HauteSilésie en trois types de lectures (comme modalité de lecture, et non comme son objet). Selon le sujet qui lisait, même en admettant qu’il s’agissait des mêmes listes d’ouvrages, l’intérêt du lecteur était motivé par d’autres aspects du texte littéraire donné et - dans la perspective de notre analyse -, des aspects différents poussaient à l’escalade des antagonismes. L’identification nationale de groupes antagonistes était conditionnée pour une grande partie par la langue. Dans la situation où, depuis l’annexion de la Silésie au Royaume de Prusse, la langue allemande dominait à l’école, et que la politique du Kulturkampf visait les sermons des prêtres et les cours de catéchisme dispensés en langue nationale, chaque texte en polonais (qu’il s’agisse d’un livre de prières ou d’un extrait de Messire Thaddée) était considéré comme un manuel de la langue interdite et sa lecture devenait un acte patriotique. C’est donc dans ce contexte que la maison d’édition créée par Karol Miarka joua un rôle important, même si elle publiait surtout les calendriers, les vies des saints et les romans policiers. Que la question de la langue ait été très importante pour la propagande est attestée par le fait que la plupart des tracts pro-polonais du temps du plébiscite paraissaient en version polonaise et allemande tandis que les tracts anti-polonais rédigés à Berlin et publiés par la rédaction de Katolik Śląski n’étaient émis qu’en polonais. On retrouve le même paradoxe dans le document cité ci-dessus d’Arka Bożek qui puisait son éducation patriotique dans la traduction allemande des Chevaliers Teutoniques. Le tract avec l’image du « serpent teuton », déjà mentionné, est paru uniquement dans sa version polonaise, ce qui signifiait qu’en se référant à la tradition culturelle polonaise, ses auteurs 17 Une loi de 1904 interdit aux paysans polonais la construction des maisons sans l’accord de la Commission de la colonisation. En signe de protestation, un paysan du district de Wolsztyn (la région de Poznań), Michal Drzymała (1857-1937), installa sur son terrain une roulotte, mais après cinq ans de procès, il fut expulsé. La roulotte de Drzymała devint ainsi le symbole de la volonté polonaise de résister à la colonisation allemande (NdT). 18 Une loi de 1901 interdit l’enseignement du catéchisme en polonais dans les écoles élémentaires. En signe de protestation, la population de la bourgade de Września (en Grande Pologne) organisa la grève des écoliers (1901-1902) qui devint le symbole de la résistance à la germanisation (NdT).
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ne prenaient pour cible que le niveau linguistique le plus bas de cette tradition comme base de son lectorat. Les préférences d’un lectorat silésien représentant un niveau de conscience supérieur allaient du côté des ouvrages polonais précis. Le choix était alors dicté par la renommée de l’écrivain – par exemple la popularité de Mickiewicz –, la problématique de l’ouvrage – par exemple les romans historiques – ou bien son contenu idéologique. Il s’agissait donc d’un lecteur plus exigeant, ou ce qui est plus probable, d’un lecteur formé par les actions éducatives des prêtres, des enseignants et des journaux. Dans ce contexte, le succès des ouvrages de Sienkiewicz se traduisait par l’intérêt des Silésiens pour l’histoire de la Pologne. S’il est vrai que le roman Les Chevaliers Teutoniques était très populaire en HauteSilésie, il était perçu surtout comme un livre sur les premiers temps de l’État polonais. Il semblerait que ce soit justement ce niveau de conscience du lecteur qui constituait le terreau privilégié de la propagande qui utilisait le symbole « teutonique ». À ce niveau de lecture, le contenu des ouvrages polonais motivait l’antagonisme national qui se cristallisait indépendamment de la littérature sur un terrain social. Ces deux premiers niveaux de conscience du lecteur pourraient être qualifiés de « lecture naïve », en opposition au troisième niveau de cette conscience. Ses acteurs utilisaient, en effet, les contenus littéraires comme argument dans la lutte nationale. C’est dans ce but qu’ils sélectionnaient les ouvrages et les événements de la culture polonaise renforçant le stéréotype de la nation ennemie19. Pour être plus précis, il faut ajouter que l’apparition (ou plutôt « l’importation » littéraire) du stéréotype de l’Allemand-Chevalier Teutonique en Haute-Silésie fut, dès le début, liée à l’action d’éveil de la conscience nationale menée par les cercles d’intellectuels pro-polonais et attachés par des liens culturels au territoire polonais. C’est ainsi par exemple que les lecteurs de la Gazeta Opolska, un organe national-radical, étaient consciencieusement informés des tentatives de l’Empire prussien de renouer avec la tradition et la symbolique de l’Ordre Teutonique, éternel ennemi de la Pologne. Lorsqu’en 1902, à l’occasion de la rénovation de l’église de Malbork, l’empereur allemand prononça un discours nationaliste et anti-polonais, le journal en publia des extraits dans une intention critique très claire. Dès lors, Gazeta Opolska ne perdit aucune occasion pour rappeler aux Silésiens l’histoire des chevaliers teutoniques, en l’illustrant souvent des extraits puisés dans les ouvrages de Mickiewicz. Les media venaient ainsi prêter assistance à la littérature. On peut toutefois supposer que dans le réveil de la conscience nationale, l’action éducative menée au moyen de la 19 Malgré l’existence de travaux documentaires et statistiques, le phénomène de la lecture des livres polonais en Haute-Silésie avant l’indépendance n’a pas été analysé avec précision. On peut toutefois citer quelques livres qui fournissent certaines informations sur le sujet : Jerzy Ratajewski Ruch czytelniczy i biblioteki polskie na Śląsku Opolskim 1922-1938 : w świetle niektórych materiałów archiwalnych i prasowych (Le rayonnement de la lecture et les bibliothèques polonaises en Silésie d’Opole 1922-1938), Opole, Instytut Śląski, 1970 ; Zdzisław Hierowski, Życie literackie na Śląsku w latach 1922-1939 [La vie littéraire en Silésie 1922-1939], Katowice, Wydawnictwo « Śląsk », 1968.
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presse (nécessairement dispersée sur les différents champs d’expérience historique des Silésiens), restait secondaire et subordonnée à la force de persuasion des œuvres littéraires. La fascination de la propagande pour la littérature (comme dans le cas du tract sur le « serpent teuton ») était telle qu’on citait et reproduisait ces images intégralement. C’était une utilisation intentionnelle de la force d’expression littéraire. La valeur persuasive du symbole littéraire augmentait ainsi doublement. Le contenu du symbole constituait une forme pour les slogans de propagande alors que le contexte dont il était issu donnait au symbole une force d’impact esthétique fort utile pour persuader. Pour le lecteur, cette forme littéraire s’actualisait en argument. Simultanément, toute la nature pittoresque d’une image littéraire s’accomplissait à son tour. D’après les intentions des auteurs de la propagande, les symboles littéraires devaient forger une attitude nationale, et la littérature en tant que telle apparaissait comme la composante fondamentale de la persuasion. Le discours de propagande qui faisait appel au symbole des Teutons ne pouvait concerner que les lectures personnelles et son message actualisant les contenus dissimulés derrière les symboles invoqués ne pouvait viser que le troisième cercle de lecteurs (d’où venaient les auteurs des tracts) et le deuxième cercle (formé par le public cible). On peut également y ajouter le premier cercle de destinataires à condition que ses membres soient tombés sur les bonnes lectures. Le postulat admettant une bonne connaissance des grandes œuvres de la littérature polonaise (aussi bien que des écrits diffusant ouvertement les mêmes idées), dans les conditions qui étaient celles de la Haute-Silésie des premières décennies du XXe siècle, est à mettre sur le compte du défaut de perspective de l’élite des propagandistes, qui voyaient le destinataire de leurs tracts à travers leur propre niveau d’instruction. Comme cela a déjà été dit, dans l’histoire de la Haute-Silésie, il existait un vécu face auquel la vision littéraire de l’histoire et des stéréotypes qu’elle véhiculait passaient au second plan, voire disparaissaient. L’image de l’Allemand-ennemi, créée dans la conscience des Silésiens par leur expérience quotidienne et les termes injurieux tels que « hakatiste20 », Boche, Michel, exprimaient le mieux les causes directes de l’antagonisme. L’expérience du quotidien, fondement de l’histoire des relations polono-allemandes, a déterminé l’exceptionnelle persistance de la vision de l’ennemi : elle l’inspirait même directement. Dans le cadre de cette expérience collective les conflits linguistiques permanents ont suscité chez les Silésiens une curiosité pour la littérature. On peut donc supposer que ce ne sont pas les lectures engagées, le fait d’un petit groupe d’intellectuels, mais une lecture naïve, motivée par le contact avec la langue qui a contribué à la montée en puissance des antagonismes. Voilà comment cet arrière-plan complexe et son implication dans la conscience historique de la partie polonaise de la société de la Haute-Silésie ont été exploités et manipulés par la campagne de propagande qui a accompagné le plébiscite. La forme la plus courante des messages à but persuasif ressemblait au texte cité au début de l’article et 20
Voir note n° 3.
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était particulièrement représentative de l’arsenal de moyens employés. Le procédé de « la séparation des arguments » avait pour but d’en appeler à différentes strates de l’expérience du public ciblé dont l’expérience littéraire était précieuse et souhaitée, mais pas unique. Ici, la véritable compréhension des symboles littéraires conduisait avant tout à renforcer les idées et les attitudes du destinataire, issues de sa propre expérience historique. Traduit par Anna Clef, Marta Grabowska, Eliza Watrakiewicz et Agnieszka Zemla sous la supervision de Małgorzata Smorąg-Goldberg
LANGUE ALLEMANDE ET LANGUE POLONAISE DANS LA « TÉTRALOGIE DE GLEIWITZ » DE HORST BIENEK : DE LA NÉCESSITÉ DU TÉMOIGNAGE
Lucrèce FRIESS (Université Paris 7 et CLILLAC1) Les romans de Gleiwitz : une chronique Horst Bienek (1930-1990) a publié entre 1975 et 1982 quatre romans consacrés à sa ville natale Gleiwitz, aujourd’hui Gliwice en Pologne : Première Polka, Lumière de septembre, Les Cloches muettes et Terre et feu2. Les quatre romans couvrent très exactement la période de la Seconde Guerre mondiale du déclenchement des hostilités en septembre 1939 au bombardement allié sur Dresde en février 1945. Horst Bienek a fait paraître immédiatement après la publication de cette tétralogie un volume intitulé Description d’une province3 où il regroupait une partie des notes et documents accumulés pendant la rédaction des romans. Il publiera par la suite un essai sur son premier retour à Gliwice Voyage en enfance : Retrouvailles avec la Silésie4 en 1988 et un petit volume autobiographique Bouleaux et hauts-fourneaux : Une enfance en Haute-Silésie5 en 1990. La tétralogie de Gleiwitz se donne d’emblée à lire comme un travail de mémoire qui a dominé la dernière phase de l’œuvre de Horst Bienek. Il s’agissait pour l’écrivain d’accomplir ce qu’on appellerait aujourd’hui, malgré la méfiance pesant sur cette expression quelque peu galvaudée, un travail de deuil privé. Horst Bienek considérait que la terre natale, Heimat en allemand, ne se réduit pas au seul lieu, mais est indissociable de l’individu. Elle est pour chacun le lieu où l’on a grandi et n’existe plus ensuite que dans le souvenir. Cette conception du terroir dont l’avancée du temps nous éloigne plus encore que la perte du lieu fonde la nécessité d’une écriture qui fixe la mémoire. Horst Bienek entendait donc reconstruire à travers une fiction le lieu et le Centre de Linguistique Inter-Langues, de Lexicologie, de Linguistique Anglaise et de Corpus. Horst Bienek, Die erste Polka, Munich, Hanser, 1975 ; trad. fr. Bernard Kreiss, Première Polka, Arles, Actes Sud, 1989; Septemberlicht, Munich, Hanser, 1977 ; trad. fr. Bernard Kreiss, Lumière de septembre, Arles, Actes Sud, 1990; Zeit ohne Glocken, Munich, Hanser, 1979 ; trad. fr. Bernard Kreiss, Les Cloches muettes, Arles, Actes Sud, 1990 ; Erde und Feuer, Munich, Hanser, 1982; trad. fr. Bernard Kreiss, Terre et feu, Arles, Actes Sud, 1991. 3 Horst Bienek, Beschreibung einer Provinz : Aufzeichnungen, Materialien, Dokumente, Munich, Hanser, 1983. 4 Id., Reise in die Kindheit : Wiedersehen mit Schlesien, Munich, Hanser, 1988. 5 Id., Birken und Hochöfen : Eine Kindheit in Oberschlesien, Berlin, Siedler, 1990. 1 2
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milieu qui furent ceux de son enfance : la Haute-Silésie des années 1930-40, et plus précisément le milieu des classes moyennes des faubourgs d’une petite ville. Le projet de Bienek s’inscrit, si ce n’est dans un courant, du moins dans une tendance. Dans les années 1970 plusieurs écrivains nés au début des années 1930 ont fait de leur enfance et de leur jeunesse la matière de leur récit, si bien que plusieurs observateurs ont parlé d’un renouveau des romans familiaux. Nous citerons trois exemples dans un ensemble qui regroupe aussi bien des textes autobiographiques à la première personne que des romans, des textes aujourd’hui classiques et des œuvres plus mineures : Tadellöser et Wolf de Walter Kempowski qui fut suivi de deux autres volumes, Trame d’enfance de Christa Wolf, Hier, c’était aujourd’hui d’Ingeborg Drewitz6. Le roman de Horst Bienek trouve aussi sa place dans un second ensemble voisin, celui des ouvrages écrits à cette même période par les écrivains issus des anciens territoires allemands de l’Est. La question des territoires de l’Est était revenue sur le devant de la scène en 1970. Le traité de Varsovie, signé en décembre de la même année par Willy Brandt, reconnaissait de facto la validité de la frontière occidentale de la Pologne. Cette reconnaissance de la part de la République fédérale des frontières délimitées en 1945 scellait politiquement parlant pour les Allemands issus de ces régions, dont nombre d’écrivains, la perte du terroir7. Ces derniers ont alors entrepris de dépeindre leur terre natale dans leurs œuvres. Günter Grass fait figure de précurseur avec Le tambour dès 1962. Entre 1975 et 1982, la tétralogie de Gleiwitz de Horst Bienek paraît et c’est aussi en 1975 que Christine Brückner publie Purin et Pivoine qui a pour théâtre la Poméranie, Siegfried Lenz décrit la Mazurie des années 1930 et 1940 dans Musée du Terroir paru en 1978, Souvenir avec arbres et La pyramide des ancêtres de Ilse Tilsch, originaire de Moravie, paraissent en 1979 et 19808. Dans tous ces textes, si la nostalgie et la douleur ne sont pas absentes, en particulier dans les récits consacrés à la fuite ou à l’expulsion en 1945, le refus de toute revendication allemande sur ces territoires est clair. S. Lenz et G. Grass s’étaient d’ailleurs engagés politiquement en 1970 aux côtés de Willy Brandt au moment de la signature des traités. Horst Bienek, lui, n’a cessé de pourfendre dans ses essais et ses textes journalistiques l’idéologie développée par les associations d’expulsés. Pour tous, la perte du terroir est devenue moteur de l’écriture.
Walter Kempowski, Tadellöser und Wolff, 1971 ; Christa Wolf, Kindheitsmuster, 1976 ; Ingeborg Drewitz, Gestern war heute, Düsseldorf, Classen Verlag, 1978. 7 La Haute-Silésie a été placée sous administration soviétique, puis polonaise en 1945 suite aux accords de Potsdam, les populations ont été déplacées et la région a été « recouvrée » selon les termes de la propagande polonaise qui désigne ainsi le retour à la mère patrie. Mais c’est sous Willy Brandt – traité de Varsovie du 7 décembre 1970 – que la frontière Oder-Neisse a été reconnue de facto par la RFA, puis de jure par le traité du 14 novembre 1990. 8 Günter Grass, Die Blechtrommel, Hambourg, Luchterhand, 1962 ; Christine Brückner, Jauche und Levkoje, Francfort/Main, Ullstein, 1975 ; Siegfried Lenz, Heimatmuseum, Hambourg, Hoffmann und Campe, 1978 ; Ilse Tielsch, Erinnerung mit Bäumen et Die Ahnenpyramide, Graz, Verlag Styria, 1979 et 1980. 6
Langue allemande et langue polonaise dans la « Tétralogie de Gleiwitz » de Horst Bienek
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Mais replacer la tétralogie de Gleiwitz dans ce contexte, n’implique pas une lecture de l’œuvre exclusivement autobiographique. Avec la reconstruction littéraire de Gleiwitz Horst Bienek poursuit une fin qui dépasse un cadre strictement individuel. Conscient du fait que la Haute-Silésie allemande fait désormais partie du domaine de l’histoire, il définit dans les premières pages de Description d’une province le projet qui l’animait au début de la rédaction de son premier volet romanesque : « Je ne voulais pas seulement dépeindre de façon romanesque et plus ou moins captivante, intéressante, excitante le destin pendant la guerre de quelques personnes qui étaient issues de la province peut-être la plus particulière, la plus étrange, la plus fébrile, même la plus folle de la vieille Allemagne, [...] mais dépeindre cette province elle-même. La chronique épique de la Haute-Silésie, province autrefois autrichienne, puis prussienne et, comme nous devons le dire maintenant, autrefois allemande 9 »
Si Horst Bienek ne cherche pas à faire concurrence à l’historien moderne, il rêve néanmoins d’une chronique au sens classique, d’un recueil de faits historiques rapportés dans l’ordre de leur succession. C’est en ce sens qu’il rend compte, par exemple, de l’attaque de l’émetteur radio de Gleiwitz, épisode qui eut lieu dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1939 et qui relève autant de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale – plus précisément de l’histoire de l’attaque contre la Pologne en 1939 que de l’histoire locale10. Cette ambition historique se définit aussi en opposition à d’autres acteurs de la mémoire haute-silésienne : Horst Bienek ne voulait pas abandonner sa province natale aux seules associations d’expulsés et veut lutter contre l’image embellie et surtout exclusivement allemande que celles-ci en donnaient. Les associations en question l’accuseront d’ailleurs à la sortie de Première Polka de donner une image trop polonaise de la Haute-Silésie11. La langue : un lieu de mémoire ? Nous nous proposons de nous pencher ici sur un objet particulier qui illustre parfaitement le projet littéraire de Horst Bienek : la langue, ou plutôt les langues de HauteSilésie telles qu’elles apparaissent dans Première Polka, le premier volume de sa tétralogie. Comme tout écrivain choisissant d’écrire sur la Haute-Silésie, Horst Bienek ne pouvait Horst Bienek, Beschreibung einer Provinz, Munich, dtv, 1986, p. 9. L’attaque de l’émetteur de Gleiwitz fait partie des opérations de propagande menées par l’Allemagne dans la nuit du 29 août au 1er septembre 1939 pour faire état de soi-disant incursions de franc-tireurs ou de soldats polonais sur le territoire allemand. Il s’agissait de fausses attaques montées de toutes pièces par les services de renseignements. Horst Bienek attache une grande importance à l’exactitude historique et s’appuie pour l’épisode de l’émetteur sur le travail de l’historien Jürgen Runzheimer auquel il renvoie dans Beschreibung einer Provinz (op. cit., p. 15 et p. 19-23). Jürgen Runzheimer qui a encore pu interviewer certains protagonistes a publié en 1979 une contribution sur plusieurs événements frontaliers dont celui de Gleiwitz dans un ouvrage collectif : « Die Grenzzwischenfälle am Abend vor dem deutschen Angriff auf Polen », in Wolfgang Benz und Hermann Graml (dir.), Sommer 1939. Die Großmächte und der Europäische Krieg, Stuttgart, Deutsche VerlagsAnstalt, 1979, p. 107–147. 11 Id., Beschreibung einer Provinz, op. cit. p. 63 : « Der Hauptvorwurf : ich würde das deutsche Oberschlesien zu polnisch machen. » 9
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esquiver cette question. La coexistence, le mélange ou la stricte séparation de l’allemand et du polonais selon les époques, l’importance et les caractéristiques du parler régional, ce qu’on appelait le « Wasserpolnisch », le polonais dilué12, ont profondément marqué cette zone frontalière, et cette problématique est au cœur de la constitution de la mémoire. De ce point de vue, la langue peut correspondre à ce que l’historien Pierre Nora définit comme les « lieux de mémoire ». Ces lieux sont à entendre « à tous les sens du mot, du plus matériel et concret, comme les monuments aux morts et les Archives nationales, au plus abstrait et intellectuellement construit, comme la notion de lignage, de génération, ou même de région et d’homme-mémoire »13. Il n’est donc pas interdit de considérer une langue, ou plus exactement la trace qu’on en construit comme un lieu de mémoire. « Les lieux de mémoire, poursuit Pierre Nora ne sont pas ce dont on se souvient, mais là où la mémoire travaille ; non la tradition elle-même, mais son laboratoire14 ». Pour chacune des communautés ayant vécu en Haute-Silésie, la colline Góra Świętej Anny ou Annaberg est un lieu de mémoire au sens le plus concret du terme, un site où la mémoire se célèbre, comme en témoigne la présence successive de monuments commémoratifs15. La langue quant à elle est un élément qui définit l’identité régionale et à ce titre est un objet de la mémoire, « ce dont on se souvient », mais elle est aussi, selon les mots de Pierre Nora, un lieu où la mémoire s’exerce, « travaille ». C’est d’autant plus vrai que sur le territoire luimême les langues en présence varient, l’allemand ayant à son tour reculé avec l’expulsion de la population germanophone en 1945-46. Il y a donc rupture et discontinuité qui conditionnent, selon Pierre Nora, le développement des lieux de mémoire perçus comme trace d’un monde révolu. Cependant, à la différence du site Góra Świętej Anny qui est passé d’un pays à l’autre, la langue est un lieu de mémoire plus immatériel dont les individus eux-mêmes sont les porteurs. Les lieux de mémoire sont par essence collectifs et la langue est un objet collectif, même si elle est disputée. Chaque individu contribue à l’entretenir. Des associations d’expulsés organisant des réunions pour cultiver le répertoire de chants traditionnels hauts-silésiens à Horst Bienek qui redonne à entendre le mélange des langues présentes en Haute-Silésie, en passant par la vieille dame installée en RFA qui récolte les comptines en « Wasserpolnisch » évoquée dans Description d’une province16, tous pratiquent, chacun avec À ce sujet voir la contribution de Piotr Kocyba dans ce volume, p. 101-115 (NdE). Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. 1, Paris, Gallimard, 1984, p. VII. 14 Ibid., p. X. 15 La colline Góra Świętej Anny/Sankt Annaberg était à la fois site de pèlerinage pour tous les catholiques de la région, quelle que soit leur appartenance nationale, et théâtre d’une des batailles entre milices allemandes et polonaises en mai 1921 lors du conflit qui accompagna la partition de la Haute-Silésie. Sur la colline se trouvent une petite basilique et un monument commémoratif élevé par la Pologne en souvenir des trois insurrections polonaises qui se sont succédées entre 1919 et 1921 en Haute-Silésie. Ce monument a été érigé en 1953 et a remplacé celui que les Allemands y avaient construit en 1938 pour le souvenir des mêmes événements : ils célébraient quant à eux leur victoire au Annaberg lors de la troisième insurrection polonaise en 1921. Voir la contribution de Juliane Haubold-Stolle dans ce volume, p. 71-85 (NdE). 16 Horst Bienek, Beschreibung einer Provinz, op. cit., p. 110. 12 13
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des présupposés idéologiques différents, un travail de mémoire. En cela, la langue reste bien le lieu par excellence où la mémoire s’incarne. Mais tout d’abord quelle était la situation linguistique en Haute-Silésie dans la première moitié du XXe siècle, période à laquelle Horst Bienek y a vécu et qu’il veut décrire et quelle est la place particulière, singulière et subjective qu’il occupe dans cette zone d’imbrication des deux langues ? En se penchant sur les cartes de répartition des langues pour cette période, on se confronte à l’absence de certitude quant à l’autorité qui les a établies, à quelle période du conflit, dans quel but et avec quelles méthodes graphiques17. S’agissait-il des forces d’occupation françaises et italiennes en 1919, de l’administration prussienne au moment du recensement de 1910 ou d’un linguiste ? Ceci étant posé, il apparaît que vers 1910 dans le district d’Oppeln où se situe Gleiwitz, les villes représentaient des poches où l’allemand dominait alors qu’à la campagne, le polonais était le plus parlé. Il est plus difficile encore de repérer le parler haut-silésien qui emprunte aux deux langues. Sous le Troisième Reich, la politique de germanisation forcée réprimait tout usage de la langue polonaise dont on ne faisait donc plus mention officiellement, même si elle était bien sûr encore parlée. Horst Bienek appartient quant à lui à la communauté germanophone. Il indique dans Description d’une province que ses parents, qui habitaient à Lublinitz/Lubliniec jusqu’au plébiscite et la partition de la Haute-Silésie en 1921, parlaient du reste bien le polonais18. La grand-mère maternelle aurait quant à elle parlé l’allemand mais avec un très fort accent. Toutefois Bienek fait partie de la génération dont le contact avec le polonais a été rompu. Il ne le parle ni ne le comprend. Dans Description d’une province, il regrette de ne pouvoir se servir des sources en langue polonaise et se fait traduire quelques documents19. Dans Voyage en enfance, il fait remarquer à plusieurs reprises que la langue, à la radio comme à la messe, lui est étrangère20. Cependant, l’image du paysage linguistique haut-silésien, élaborée dans Première Polka, ne correspond pas à la situation personnelle de Horst Bienek chez qui la volonté de construire une mémoire de la Haute-Silésie prime sur le propos autobiographique. Quelle langue parlent les personnages du roman ? État des lieux des emprunts aux langues slaves et spécifiquement au polonais Comme pour tous les autres aspects relevant de la chronique régionale, Horst Bienek a conduit pour la langue un travail de recherche très fouillé dont donne un aperçu le volume documentaire Description d’une province. Outre ses propres souvenirs, il recueille au moment 17 Voir sur ce point l’ouvrage éclairant de Dorota Burowicz présentant les cartes concernant les questions de nationalité dans la région et établies entre 1850 et 1945. Dorota Burowicz, Mapy narodowościowe Górnego Śląska od połowy XIX wieku do II wojny światowej, Wrocław, Wydawnictwo Universytetu Wrocławskiego, 2004. 18 Horst Bienek, Beschreibung einer Provinz, op. cit., p. 50. 19 Ibid., p. 12. 20 Id., Reise in die Kindheit : Wiedersehen mit Schlesien, Munich, dtv, 1993, p. 48 et p. 59.
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du travail de rédaction le plus grand nombre possible d’expressions ou de termes régionaux, en particulier d’expressions argotiques silésiennes, auprès de Hauts-Silésiens, tout en se référant aussi à la littérature spécialisée, notamment à une étude linguistique de Norbert Reiter consacrée aux contacts entre le polonais et l’allemand en Haute-Silésie21. Ce travail préalable se traduit par deux listes de mots qui apparaissent dans Description d’une province et sont directement reprises dans ses romans comme par la présence sensible de termes dialectaux dans Première Polka. Horst Bienek souhaitait dresser dans ses romans une sorte de monument à la musique des mots hauts-silésiens et au Wasserpolnisch. Le Wasserpolnisch désignait au XIXe siècle le polonais silésien parlé sur la rive droite de l’Oder, avant de prendre au siècle suivant une signification péjorative pour désigner un polonais abâtardi22. Bienek se fonde pour sa part sur la définition de Norbert Reiter qui ne définit pas le parler haut-silésien comme un dialecte germanique ou polonais, mais comme de l’allemand avec une syntaxe polonaise et des termes polonais23. Nous nous appuierons, pour décrire la langue parlée par les personnages de Première Polka, sur un ouvrage du linguiste polonais Janusz Siatkowski qui a listé et analysé de façon exhaustive tous les emprunts aux langues slaves, et en particulier au polonais, qui apparaissent dans la tétralogie de Gleiwitz. Cet ouvrage initialement écrit en polonais a été traduit en allemand en 2000 sous le titre « Slavismes dans les romans silésiens de Horst Bienek »24. Selon son étude, les romans de Gleiwitz comprennent quelque 200 slavismes et une dizaine de phrases complètes ou d’expressions en langue slave, essentiellement d’origine polonaise. Première Polka est, des quatre romans, celui où ces emprunts sont les plus nombreux. On y trouve en particulier une liste de mots hauts-silésiens établie dans la fiction par le personnage de Georg Montag, catholique d’origine juive, qui vit reclus et se consacre à des recherches sur l’homme politique haut-silésien Wojciech Korfanty, partisan du ralliement à la Pologne en 1921. Janusz Siatkowski distingue quatre catégories de termes : les slavismes courants en allemand standard et donc sans caractère régional, les emprunts au russe, les emprunts au polonais et les termes dialectaux issus non pas de langues slaves mais d’autres dialectes germaniques. Cette dernière catégorie ne relève donc pas des slavismes, mais est bien caractéristique du parler haut-silésien. Janusz Siatkowski cite par exemple le mot « Potschen » signifiant « pantoufle » probablement dérivé de dialectes de l’Est de l’Allemagne et employé dans le tout premier chapitre de Première Polka. Parmi les vrais slavismes, le linguiste polonais a d’abord repéré les slavismes qui n’ont pas de caractère Norbert Reiter, Die polnisch-deutschen Sprachbeziehungen in Oberschlesien, Berlin, 1960, cité par Horst Bienek, Beschreibung einer Provinz, op. cit., p. 41-43. 22 Janusz Siatkowski, Slawismen in den schlesischen Romanen von Horst Bienek, trad. al. Tadeusz Kachlak, Munich, Verlag Otto Sagner, 2000. 23 Horst Bienek, Beschreibung einer Provinz, op. cit., p. 25. 24 Janusz Siatkowski, Slawismen in den schlesischen Romanen von Horst Bienek, op. cit. 21
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régional. Ainsi « Lusche », « Pfütze » en allemand, la flaque, est un vieil emprunt à « Lutza » qui a la même signification. On trouve ce terme à plusieurs reprises dans les descriptions de paysage de campagne que fait à la fin de Première Polka un des personnages, photographe de métier. Par ailleurs ce terme apparaît dans la liste de Georg Montag. Les emprunts au russe ne sont pas non plus absents de la tétralogie de Horst Bienek. Certains termes sont directement liés aux circonstances. Le mot « katuschje » qui est le mot russe pour ce que nous appelons les orgues de Staline apparaît au moment de la prise de la ville dans le dernier volume. Mais Horst Bienek qui a passé cinq années, de 1949 à 1954, au goulag en Sibérie, forme aussi des termes avec des suffixes qui sont des formes russes. Dans la famille Ossadnik, l’une des familles dont les romans retracent le destin, les enfants appellent la mère « Mamotschka », forme qui n’est attestée ni dans le polonais standard, ni dans les dialectes, mais que Bienek emploie comme étant courante dans la région. Janusz Siatkowski consacre l’essentiel de son étude aux emprunts au polonais qui sont de loin les plus nombreux. Le linguiste polonais évoque d’abord les noms propres qui constituent un ensemble important dans Première Polka : noms de famille, noms de lieux, prénoms et surnoms. Nous pouvons évoquer ici les noms des localités de Haute-Silésie qu’énumère le prêtre lors du mariage qui constitue l’argument de Première Polka. C’est une longue liste d’une dizaine de lignes, dont n’est cité ici qu’un extrait: « Je suis allé à Budtkowice, à Jellowa, Knurow et Laurahütte, et je suis allé aussi à Malapane, à Gogoline, Zaborze, Mieschowice et Groschowice, à Maltschaw et à Leobschütz, à Deschowitz et à Krappitz, à Bobrek-Karf, Potempa, Kulitsch, Pitschen, Bielice25... ». Viennent ensuite les noms communs empruntés au polonais. Tous les personnages d’adolescents des romans, notamment le jeune Josel Piontek, emploient régulièrement l’expression « wschistko jedno » qui signifie « cela m’est égal », et que Horst Bienek retranscrit sous cette forme phonétique non simplifiée26. Elle est dérivée du polonais « wszystko mi jedno » et était connue et utilisée aussi bien en Silésie qu’à Berlin par exemple. On trouve aussi bien dans la bouche des adolescents que dans la liste du conseiller au tribunal Georg Montag le terme vulgaire de « dupa », « cul ». C’est un emprunt au polonais très répandu dans les dialectes germaniques. Bienek affectionne l’emploi des emprunts au polonais pour les termes vulgaires ce qui correspond, comme le confirme Janusz Siatkowski, à une tendance en Haute-Silésie : les injures et autres vulgarités sont ressenties comme plus atténuées en polonais que leurs équivalents en allemand. Certains emprunts au polonais qui, selon Siatkowski, n’apparaissent que sporadiquement dans les dialectes, ne figurent dans aucun dictionnaire régional et sont donc à ses yeux des emprunts individuels de Bienek. Valeska Piontek, personnage central de Première Polka, fait par exemple un usage récurrent de la formule « muj Bosche », « mon dieu ! », qui est d’ailleurs directement présentée en 25 Horst Bienek, Die erste Polka, Munich, Hanser, édition spéciale 1993, p. 229 ; trad. fr. Bernard Kreiss, Première Polka, Arles, Actes Sud, 1989, p. 218. 26 Ibid. p. 96. L’orthographe polonaise correcte étant : « wszystko jedno ».
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polonais dans la première occurrence « mój ty Boże »27. Outre les emprunts à la langue polonaise courante, Janusz Siatkowski mentionne des expressions issues de dialectes polonais régionaux. Il s’arrête sur les mots « Pieron », « Pierunje » et les expressions apparentées : cet emprunt au juron régional polonais pieron qui signifie « éclair, coup de tonnerre », avait ensuite servi dans les dialectes germaniques de Silésie à désigner de façon comique et amicale les Hauts-Silésiens. La fortune du terme fut telle qu’il y eut même un journal de ce nom, der Pieron, édité à Gleiwitz en 1920. Horst Bienek prétend dans Description d’une province vouloir éviter ce stéréotype et se démarquer ainsi de la littérature régionale de l’entre-deux-guerres, et en particulier d’August Scholtis28, qui émaille son roman Ostwind de ce juron. Néanmoins ce terme fait partie de la liste de Georg Montag et Horst Bienek en abuse dans Première Polka, en particulier dans les scènes où le jeune Andreas venu de Breslau se trouve avec son cousin Josel. Dernière catégorie d’emprunts au polonais évoquée par Janusz Siatkowski, les réemprunts que Horst Bienek considère avec raison comme caractéristiques du « Wasserpolnisch ». Ainsi dans le second volume intervient une « ferajna », une bande de jeunes garçons. Ce terme est, explique Siatkowski, repris au polonais, plus précisément à la langue argotique. Le terme polonais argotique « ferajna » était lui-même un emprunt à l’allemand Verein, l’association. Premier bilan Janusz Siatkowski tire de son étude des conclusions nuancées que nous partageons. Il défend d’abord Horst Bienek face aux critiques d’une autre spécialiste polonaise. « À la lumière du relevé effectué, le jugement de Grażyna Szewczyk (1986), spécialiste de la littérature silésienne allemande et polonaise, semble injustifié. Elle affirmait que le polonais de Bienek était limité et que Horst Bienek n’en faisait pas toujours un usage habile29. Horst Bienek a en effet élaboré dans son roman une langue somme toute personnelle qui se nourrit de réels emprunts au polonais qui, pour être éparpillés, n’en sont pas moins nombreux. Il ne dépeint pas un milieu polonais ou polonophone et n’écrit pas non plus un roman régional qui serait entièrement écrit en Wasserpolnisch. Janusz Siatkowski souligne qu’il parvient à créer par les emprunts au polonais un effet pittoresque et régional en particulier dans Première Polka, le volume inaugural de la tétralogie. Le linguiste n’en pointe pas moins du doigt des inexactitudes comme l’emploi de formes d’origine russe que ne justifient ni le contexte, ni les circonstances. La liste de mots établie par Georg Montag et celle que l’on retrouve dans Description d’une province sont de ce point de vue exemplaires. Elles sont présentées comme des listes de termes hauts-silésiens pour Ibid., p. 102, 282, 374. August Scholtis, Ostwind, Fischer, Berlin, 1932. Ce roman a été réédité aux éditions Herbig en 1970 et en 1986. Il avait été interdit quelques mois après sa parution à cause de son caractère subversif et quasiment pamphlétaire : les autorités allemandes y sont autant malmenées que les Polonais incarnés entre autres par des avocats véreux. 29 Janusz Siatkowski, Slawismen in den schlesischen Romanen von Horst Bienek, op. cit., p. 104. 27 28
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la plupart issus du Wasserpolnisch, mais elles contiennent en fait aussi une forme russe, un emprunt très ancien aux langues slaves répandu dans toute l’Allemagne et des termes hauts-silésiens relevant du dialecte germanique. Bienek n’est pas un linguiste spécialiste du parler haut-silésien et s’accommode des inexactitudes. Il veut surtout faire entendre une tonalité haute-silésienne et rappeler les points de contact avec le polonais. Paradoxalement, c’est la spécialiste de littérature Grażyna Szewczyk qui lui reproche de ne pas le faire assez alors que le linguiste Siatkowski reconnaît cet effort. Janusz Siatkowski dénonce une autre faiblesse, plus décisive à nos yeux, du travail de Horst Bienek sur la langue : un manque de cohérence dans le traitement des personnages. La jeune Ulla Ossadnik, élève surdouée de Valeska Piontek son professeur de piano, s’adresse au chapitre 11 de Première Polka en polonais à deux enfants et prétend, face à « l’étranger » qu’est le cousin de Josel venu de Breslau, que chacun le parle. Mais dans toutes les scènes où elle réapparaît ensuite, elle ne prononce plus aucune phrase en polonais, ni n’emploie même la moindre expression régionale à l’exception du cliché « pierun ». À l’inverse Valeska Piontek emploie avec plus de régularité des expressions empruntées au polonais, mais il est dit qu’elle ne le parle que très peu. Il faut noter aussi que, si les expressions régionales sont très présentes dans le premier volume, la coloration régionale de la langue est moins marquée dans les trois tomes suivants, la question de la langue ayant quitté le premier plan. Cependant, une fois ces restrictions faites, Janusz Siatkowski reconnaît à Horst Bienek un mérite : « En dépeignant avec objectivité l’ancienne symbiose germano-polonaise aujourd’hui détruite qui régnait en Silésie et qui s’exprimait entre autres dans la toponymie, les noms de famille et la langue, Horst Bienek a contribué à tisser des liens d’entente mutuelle entre les Polonais et les Allemands de l’après-guerre.30 »
Là où les associations d’expulsés voyaient une description partiale et la spécialiste de littérature de Haute-Silésie des maladresses et un style affecté, Janusz Siatkowski estime trouver une représentation objective de la situation linguistique, mais aussi un point d’ancrage, nous aimerions dire un lieu, pour une construction commune du souvenir. Il est frappant de voir que, dans sa lecture du travail de Bienek sur la langue, Siatkowski énumère en fait les critères de définition d’un lieu de mémoire : la langue est perçue comme un lieu, en particulier par le biais de la toponymie qui est le point d’articulation entre l’espace géographique et la langue, où un passé aujourd’hui disparu, ici la symbiose régionale germano-polonaise, devient palpable et peut être réactivé, ne serait-ce que le temps d’une lecture. Le linguiste polonais entend promouvoir ce travail de mémoire et y contribue lui-même en donnant une caution scientifique au travail littéraire de Horst Bienek. Insister sur les liens existant avec la Pologne était en tout cas l’un des objectifs 30
Ibid., p. 10.
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avoués de Horst Bienek. Il souhaitait donner corps à la voix polonaise, à l’opposé de ce que faisaient les associations d’expulsés, comme il s’en est expliqué dans une interview accordée en 1988 à Adam Krzemiński : « Mais les préjugés, l’hostilité, la haine qui existaient effectivement entre nos deux peuples étaient exploités par certaines tendances politiques. Il y avait aussi beaucoup de points communs et il m’importait de les mettre en avant, d’indiquer ces possibilités de cohabitation. 31 »
La langue est un de ces points communs et Horst Bienek, en dépit ou à cause de son propre enracinement revendiqué par ailleurs dans la langue allemande, a pris soin de mettre en avant l’imbrication des deux langues dans le parler régional. Il s’indigne dans Description d’une province de la réaction d’une ancienne institutrice de Gleiwitz qui lui écrit n’avoir jamais ni énoncé, ni entendu le moindre mot polonais en vingt ans à Gleiwitz. Pour Bienek, ce n’est que sottise. Il est persuadé que la familiarité avec la langue parlée à quelques kilomètres aurait favorisé alors et favoriserait encore l’entente entre les deux peuples32. Procédés narratifs et jeu des voix : de la mise en scène de la langue au témoignage Parce qu’il est convaincu de la nécessité d’œuvrer à cette entente, Horst Bienek ne se contente pas dans Première Polka de donner à son texte une tonalité régionale : il place la problématique des liens entre langue allemande et langue polonaise au cœur du récit avec une visée pour ainsi dire pédagogique. Horst Bienek sait jouer avec virtuosité des moyens que lui donne la construction du récit et entrelace des séries de chapitres qui forment les différentes lignes de l’action ; on suit ainsi alternativement le destin de Georg Montag qui redécouvre son identité juive, les efforts de Valeska Piontek pour organiser le mariage de sa fille, la lente agonie de son mari Leo Maria Piontek. Horst Bienek travaille de la même façon la question de la langue. Dans les chapitres d’ouverture, on rencontre le type d’emprunts listés par Janusz Siatkowski, qui servent à la coloration pittoresque du discours des personnages. Il faut en effet donner le ton. Dans la scène qui ouvre le roman sur le petit-déjeuner entre Valeska Piontek et son fils Josel, on trouve plusieurs termes régionaux, comme « Potschen » pour les chaussons, avec leurs équivalents en allemand standard en bas de page. Au second chapitre, Josel Piontek et son père évoquent le chiffonnier appelé « Haderlok ». Il s’agit d’un terme allemand passé en polonais et en tchèque et réemprunté par le parler hautsilésien et d’autres dialectes. Dès la page 12 apparaît le premier juron typique sous sa forme adjectivale « pierunnisch ». 31 Adam Krzeminski, « Nur mit dem Kopf im Westen. Ein Gespräch mit Horst Bienek», Frankfurter Rundschau, 30 janvier 1988. 32 Horst Bienek, Beschreibung einer Provinz, op. cit., p. 63.
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Ce terme a comme quelques autres un statut particulier. Il revient à plusieurs occasions et est l’objet d’un commentaire à l’intérieur même de la fiction pour sa valeur pittoresque. Il en est de même du mot « Polack » analysé cette fois pour son caractère injurieux. Josel Piontek explique au général qui l’interroge la distinction entre « Pole » et « Polack » qui correspondrait en français à celle qu’on peut établir entre « polonais » et « polack ». Le terme « Wojna », la guerre, est repris tel un fil rouge au cours du roman. Le jeune Andreas le reconnaît tout de suite dans les conversations en polonais qu’il entend chez sa tante. Selon Janusz Siatkowski, le terme repris directement du polonais n’est pas attesté en dialecte silésien et ne peut donc être qu’un emprunt individuel de Bienek. Horst Bienek a choisi pour nommer la guerre la langue de l’autre : on peut supposer qu’il voulait ainsi souligner que les Hauts-Silésiens étaient entre les deux nations, et donc à la fois du côté des agresseurs et des agressés. Après ces chapitres introductifs et l’entrée en scène discrète de la langue, les chapitres 9 à 12, plus proches du centre du roman, qui en compte trente-et-un, constituent un autre mouvement. Horst Bienek y réalise un travail pédagogique appuyé à l’adresse du lecteur. Au chapitre 9, Valeska Piontek se souvient de son enfance à Lublinitz, permettant ainsi de faire un historique de la cohabitation de l’allemand et du polonais depuis 1870. Horst Bienek évoque certes à cette occasion l’interdiction du polonais à l’école, l’obligation de faire le catéchisme en allemand à partir de 1900 et les tensions entre les deux communautés ; mais la période est présentée comme un temps de cohabitation pacifique des deux langues, comme un paradis perdu où les habitants parlaient comme naturellement allemand à l’ouest de la rivière et polonais à l’est. Le père de Valeska, qui s’adressait à ses clients et faisait ses comptes indifféremment dans l’une ou l’autre langue, incarne ce passé heureux dans la mémoire du personnage. Le partage de la Haute-Silésie met fin à cet éden. Au chapitre 11, le jeune Andreas fraîchement arrivé de Breslau est introduit dans le salon où est réunie la famille polonaise en visite pour le mariage de la fille Piontek. On assiste alors à la mise en pratique de ce que Valeska vient d’évoquer. Le caractère de démonstration de cette scène lui enlève de son naturel, d’autant que le récit est fait du point de vue du jeune Andreas et que la perspective enfantine place plus encore le lecteur dans la situation d’un élève. Le récit insiste lourdement sur la parenté polonaise : on indique la ville d’où viennent les dames présentes (Sosnowitz), qui saluent le jeune garçon en allemand, puis continuent leur conversation en polonais. C’est alors que le narrateur remarque qu’Andreas ne comprend pas la langue tout en sachant l’identifier. Puis la jeune pianiste Ulla Ossadnik s’adresse devant lui en polonais à deux enfants et répond à une question d’Andreas en affirmant que « tout le monde ici sait le polonais33 ». Andreas veut immédiatement apprendre cette langue. Si Ulla ne parle plus jamais polonais dans la suite
33
Horst Bienek, Die erste Polka, op. cit. p. 119 ; trad. fr., op. cit., p. 114.
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du roman, c’est que, hormis dans ce chapitre consacré à la question du bilinguisme, le personnage remplira d’autres fonctions. Outre les trois ou quatre phrases directement introduites dans ce chapitre, on rencontre encore dans le roman quelques phrases en polonais ; elles sont surtout placées dans le dernier tiers du roman et sont prononcées par Halina, la servante originaire de la partie polonaise de Haute-Silésie. Presque toutes sont en rapport avec la guerre. Dans les derniers chapitres, la famille Piontek regroupée autour du père agonisant entend à la radio l’annonce officielle du début de la guerre, également perceptible dans le soudain départ de tous les soldats qui occupaient jusqu’alors la ville. Valeska Piontek découvre des tracts imprimés par son mari contre la guerre et pour une fraternisation des Hauts-Silésiens d’Allemagne et de Pologne, et Halina donne libre cours en polonais à son angoisse pour ses proches. Les quelques phrases en polonais semblent confirmer notre hypothèse : au moment où la guerre se déclenche ; Horst Bienek s’attache à faire entendre aussi la voix polonaise. Le chapitre 12 est consacré à Valeska Piontek, mais sa présence et la focalisation interne du récit via ce personnage sont à peine sensibles. Un bref paragraphe fait, par le biais d’une anecdote, le récit de la germanisation de tous les noms propres effectuée sous la pression des nazis. Le chapitre est constitué essentiellement d’une liste de noms de famille, de rues et de places, sous leur forme d’origine puis sous leur forme germanisée. Le texte inclut également pour les noms de rue les modifications à caractère politique. Cette liste rompt le rythme narratif et occupe ostensiblement dans le roman une fonction mémorielle : elle garde trace et redonne vie aux noms à consonance polonaise. La mise en page elle-même pousse à cette lecture. La liste se détache typographiquement du reste du texte sans se présenter sous la forme d’une énumération entre virgules. Pour chaque couple de noms propres (le nom d’origine et sa forme germanisée), le texte va à la ligne et se lit de ce fait comme une plaque commémorative. À défaut d’un acte collectif officiel, le roman opère à l’échelle individuelle une réhabilitation des noms propres polonais. Horst Bienek rompt néanmoins avec le caractère trop solennel que la liste pourrait prendre en s’amusant à y intégrer son propre nom, sous la forme altérée Bienekowski et ceux d’autres auteurs, Lenz, Grass ou Scholtis. Le texte ne nie donc pas son caractère littéraire et fictionnel, ce qui n’enlève rien à l’effet visuel produit par la liste qui marque le passage dans le roman du caractère didactique à une forme de témoignage. En effet, plus loin dans le roman, les chapitres 22 et 24 représentent une nouvelle étape dans le discours sur la langue haute-silésienne. Ces chapitres renferment chacun une liste : au chapitre 22, la longue énumération des noms de localités hautes-silésiennes dont nous avons déjà cité un court extrait et au chapitre 24, le petit lexique élaboré par Georg Montag. Les deux listes figurent presque telles quelles dans le volume documentaire : cette grande visibilité du travail documentaire précédant la fiction est pourtant loin de constituer une faiblesse. Dans les deux cas, chacun à leur façon, des personnages vont à
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l’intérieur même de la fiction porter témoignage de leur langue, la défendre officiellement ou travailler à sa préservation. Le texte de Bienek mime ainsi la construction de la mémoire. Le chapitre 22 pourrait s’intituler « À la musique des mots silésiens34 ! », comme le toast porté par une convive au cours du repas de noces donné par Valeska Piontek pour le mariage de sa fille. Une partie des invités qui ne sont pas originaires de la région, principalement des fonctionnaires du Reich, se moquent des noms des villes et villages difficilement prononçables. L’archiprêtre prend alors la parole pour les réprimander et se met quasiment à chanter ces noms dont la particularité ne saurait être rendue qu’à travers une comparaison musicale. Cette liste, récitée dans la fiction, répond à celle du chapitre 12 qui n’était qu’écrite et ne se constituait que dans l’esprit de Valeska. Le discours enflammé du prêtre est un hommage à la terre silésienne et à l’apport du polonais à la musique des mots. Le ton du prêtre est impérieux, sa voix s’est faite dure, il ne veut pas pardonner. Le statut de l’orateur, un religieux, ajoute au caractère solennel, il pourrait s’agir d’une cérémonie. Cependant, comme pour la liste de noms germanisés du chapitre 12, une distanciation est perceptible. Le prêtre qui prend la posture d’un prédicateur n’échappe pas entièrement à l’ironie du narrateur. Les Hauts-Silésiens de l’assemblée l’approuvent mais leur esprit est embué par l’alcool, tandis que l’aspect théâtral de sa réprimande paraît outré. Le prêtre en fait un peu trop dans son enthousiasme à défendre sa région. Horst Bienek ne se laisse donc pas complètement prendre au jeu de la célébration de la mémoire sans retenue. La liste du chapitre 24 sert de contrepoint au discours du prêtre et complète aussi le travail de témoignage. Le vieux Montag, à nouveau seul après avoir fui la fête, travaille à ses recherches sur Korfanty et retrouve par hasard la liste de termes hauts-silésiens qu’il avait collectés. Cette liste, fruit du travail d’un linguiste amateur, constitue le pendant de la récitation du prêtre par sa nature plus scientifique – au-delà des limites ci-dessus indiquées –et par son caractère silencieux et secret. Au cours de ce chapitre, Georg Montag arrête définitivement son travail et enterre tous ses documents dans le jardin avant de mettre fin à ses jours. Certes, Georg Montag veut cacher tous ses travaux, mais par son geste, le lexique des quelques termes qu’il a établi devient un témoignage enfoui qui pourra être retrouvé et le sera effectivement dans le dernier volume. Le roman mime donc le geste de la transmission de la mémoire par la parole et par l’écrit. Horst Bienek est de la génération des témoins, qui a vécu l’arrivée des Russes à Gleiwitz quasiment seul, abandonné par sa famille, avant de quitter la ville à 16 ans en octobre 1945, au moment de l’expulsion des Allemands. Sa propre biographie douloureuse est marquée par la répression stalinienne en RDA qui le conduisit au goulag. Libéré et installé en RFA, il s’efforça de toujours garder le contact avec les écrivains 34
Ibid., p. 219 et p. 231.
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polonais, soutenant ceux qui se réfugièrent à l’Ouest. Comme d’autres écrivains de sa génération à l’instar de Günter Grass ou de Siegfried Lenz, Bienek a choisi le biais de la fiction pour parler de sa terre natale. Ce choix lui a permis de ne pas s’enfermer dans une seule perspective, celle de la communauté germanophone. Extrêmement sensible au double héritage allemand et polonais de sa région d’origine, il s’est attaché en tant qu’Allemand à faire entendre les deux langues. Tout en renonçant au « je » autobiographique, il a su intégrer le travail documentaire dans la fiction, sans gommer complètement son caractère de trace, tout en multipliant les personnages et les voix pour construire un véritable témoignage.
BRESLAU/WROCŁAW DANS LE MIROIR DE LA PARALITTÉRATURE OU LE RECOURS À L’ARCHAÏSME DÉCORATIF Małgorzata SMORĄG-GOLDBERG (Université Paris-Sorbonne Paris IV et CIRCE) La « normalisation » du marché éditorial polonais, depuis l989, c’est-à-dire le critère économique comme sanction ultime du succès, a accouché d’un phénomène sur lequel il paraît urgent de réfléchir. Comment un certain fait littéraire articulé autour du « devoir de mémoire » peut exploiter les retombées d’un climat intellectuel créé par des discussions et débats cruciaux, quant à eux, pour la reconfiguration et les (re)constructions identitaires de la nouvelle Europe centrale ? Avant de passer à l’étude d’un cas précis, celui de la série policière de l’écrivain polonais Marek Krajewski, greffée – c’est bien le terme – sur l’arrière-plan pittoresque du Breslau de l’entre-deux-guerres, il convient de préciser le cadre dans lequel nous voulons placer cette analyse et les questions dont nous allons débattre. Il importe avant tout, de penser l’ensemble de ces productions littéraires dans un contexte politique donné qui répond à des enjeux culturels et sociaux précis, de penser leur rôle dans le débat public et leur conformité ou non à l’horizon d’attente de ce public, de réfléchir à la position que prend la personne qui raconte, à la façon dont elle s’inscrit dans ces enjeux et comment, éventuellement, elle les manipule. Quel est le rôle que l’image joue dans ces récits qui convoquent le passé et à quoi obéit le choix des images utilisées : les photos sépia sur les jaquettes des couvertures (Fig. 41-42-43), leur symbolique, leur instrumentalisation, les stratégies nostalgiques de la photo-souvenir ? Quelle est, dans ce contexte, la fonction de la fiction et quels types de fiction sont concernés ? C’est donc à la lumière de ces postulats que sera examiné ici le phénomène de la série policière de Marek Krajewski dont le succès est désormais un fait social qui mérite qu’on s’y attarde. Il serait intéressant, à partir de son exemple, de vérifier l’hypothèse suivante : dans quelles conditions peut-on parler d’une « mémoire saturée », selon l’expression de Régine Robin1, et de ses dangers, c’est-à-dire de l’utilisation détournée, décorative, de l’obsession du souvenir - fait des deux dernières décennies de notre culture - et qui, à force d’occuper le terrain littéraire, risque d’aboutir au résultat inverse par rapport aux 1
Régine Robin, Mémoire saturée, Paris, Stock, 2003.
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attentes, à savoir à une forme d’oubli s’inscrivant dans le répertoire des stratégies de l’évitement ? Avant de poursuivre cette analyse, convoquons Georges Perec et sa défiance vis-à-vis de ce qu’il appelait la littérature muséographique, telle qu’il la décrit dans La Vie mode d’emploi : « Ce sera quelque chose comme un souvenir pétrifié, comme un de ces tableaux de Magritte où l’on ne sait plus très bien si c’est la pierre qui est devenue vivante ou si c’est la vie qui s’est momifiée, quelque chose comme une image fixée une fois pour toutes, indélébile, morte2. »
Cette citation de Georges Perec, lui si soucieux dans son écriture d’éviter le piège du souvenir pétrifié, englué dans la matière, plaqué sur le flux de la mémoire vivante et susceptible d’en entraver le mouvement, permet de mettre en place deux catégories de récit mnémonique, deux dispositifs narratifs opposés et qui tous deux mettent pourtant le souvenir en écriture, comme on le mettrait en scène. L’un serait d’essence muséographique, au mauvais sens du terme, là où l’autre procéderait de l’enquête historique. Au point de départ de cette réflexion se trouve donc l’opposition de deux mécanismes d’écriture qui tous deux se nourrissent pourtant de la mise en écriture du passé. Le premier exhume des objets, des atmosphères, des décors, à seule fin de les donner à voir, là où l’autre questionne les sources, rétablit les connexions, exhibant les failles pour leur importance capitale dans le mécanisme de la narration historique et son inhérente incomplétude. Le premier – celui du narrateur collectionneur – est ainsi avant tout affaire d’objets que l’on embaume pour les exposer ensuite, donnant la préférence à la trouvaille matérielle, par opposition au second mécanisme, celui de la quête historique, où le narrateur s’inscrit dans un réseau complexe de signes et de sens en soulignant autant leurs liens que leurs ruptures. Ainsi là où l’une conserve, l’autre déconstruit, pour proposer un récit lacunaire et éviter le piège d’une fausse cohérence. La littérature polonaise de l’après 1989 a certainement réinstallé l’histoire au centre de ses préoccupations. Mais son rapport à l’histoire a changé. Les écrivains qui arrivent sur le devant de la scène représentent ce que l’on appelle la troisième génération par rapport aux événements historiques qui, dans cette partie de l’Europe, ont été fondateurs du XXe siècle, à savoir la Shoah et les nettoyages ethniques décidés à Yalta, ainsi que les transferts de populations qui en ont résulté. Les événements qui ont nourri les récits des aînés, acteurs et témoins de ce qui est arrivé, oscillant entre l’écriture testimoniale et une sorte de narration blanche à la lisière du reportage, sont pour la génération qui entre en littérature après la chute du mur de Berlin, de l’ordre de l’héritage, du souvenir légué, où l’Histoire se mêle à l’enfance et au « grain de la voix » de l’adulte qui s’en est fait le porte-parole. Cette génération d’écrivains a dû avant 2
Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette (POL), 1978, p. 159.
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tout faire face à la disparition. Disparition des anciens habitants qu’ils n’ont plus connus : Juifs, Allemands, Silésiens, tués, déportés ou déplacés, victimes de la solution finale ou définitivement évacués/expulsés, en tout cas disparus à jamais des lieux dans lesquels ces écrivains ont grandi et qui en portent les traces. Mais leur perception de ces lieux amputés, passés au crible des nettoyages ethniques successifs, d’Hitler à Staline, ne peut être que subjective, obéissant au mécanisme de la quête, voire de l’enquête, du décryptage, de l’auscultation. C’est un discours non entravé par l’impératif catégorique de la fidélité aux faits rapportés, une poétique de la trace, du hiéroglyphe à déchiffrer. C’est ainsi que la fiction, voire l’auto-fiction a succédé chez eux au témoignage, le romanesque n’ayant plus le goût de l’imposture qu’il avait pour leurs aînés mais, au contraire, le pouvoir de combler ce vide béant de la disparition. Aux côtés des récits d’Olga Tokarczuk, qui explore la Basse-Silésie, ses mythes, ses fantômes, il existe une génération entière d’écrivains nés au début des années soixante qui tentent dans leurs récits d’inscrire leur histoire individuelle dans les lieux marqués par une Histoire qu’ils n’ont pas vécue, mais dont ils ont hérité, une Histoire qui a été manipulée par les discours officiels successifs, qu’ils ont envie de se réapproprier. Ils traquent ces lieux, les mettent en récit, les réinstallent, autrement que les historiens et les sociologues, dans le débat public. Sur fond de cette famille de textes et par opposition à eux, un autre phénomène se manifeste dans le sillage de cette écriture-là, qui en détournant et en manipulant ses codes, propose un genre différent de mise en écriture du lieu hanté par le passé. Il s’agit d’une mise en écriture « pittoresque », version carte postale ancienne, qui évoque sous l’anesthésie de la nostalgie un passé dont on se rend quitte à peu de frais. L’exemple du roman policier historique qui choisit pour cadre une ville-symbole, symbole précisément de la disparition en est emblématique. L’écrivain qui nous intéresse, Marek Krajewski est passé maître en la matière, son cycle policier, compte à ce jour six volumes dont l’action se déroule à Breslau, entre 1919 et 1945. Leur auteur, né en 1966, à Wrocław, est un universitaire, spécialiste de lettres classiques, enseignant la rhétorique latine et donc très conscient des codes littéraires qu’il manipule. Les romans remportent un véritable succès de librairie, répondant donc parfaitement à l’attente du public, avec près de 150 000 exemplaires vendus en Pologne, des adaptations cinématographiques en cours, des traductions en allemand, néerlandais, anglais, italien espagnol, russe, lituanien (douze langue au total) et en France, Gallimard, maison d’édition noble s’il en est, a entamé en 2008 la publication de sa série par Les fantômes de Breslau, suivi de La peste à Breslau, dans la prestigieuse collection « Série noire »3. Le cycle s’ouvre sur La mort à Breslau (publié en 1999), se poursuit par La fin du monde à Breslau (2003), se continue par Les fantômes de la ville de Breslau (2005), pour se clore Marek Krajewski, Les fantômes de Breslau, trad. fr. Margot Carlier, Paris, Gallimard, « Série noire », 2008 ; La peste à Breslau, trad. du polonais par Margot Carlier, Paris, Gallimard, « Série noire », 2009.
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initialement par le quatrième volet de la série intitulé Festung Breslau, paru à la rentrée 2006 et dont les droits cinématographiques ont été vendus avant même que le roman ne paraisse. En 2007, regrettant sans doute le succès de la série qu’il avait trop légèrement décidé de terminer, Krajewski rajoute un cinquième volume intitulé La peste à Breslau, plongeant son lecteur dans l’atmosphère des années vingt, la plus « carte postale » sans doute aux yeux de l’auteur, par laquelle d’ailleurs le cycle aurait dû commencer. Après quoi, pourquoi s’arrêter en si bon chemin, en 2009 un autre volume portant le titre racoleur de Tête de Minotaure voit le jour, convoquant quant à lui aux côtés de Breslau une autre ville qui cristallise les nostalgies du public, à savoir le Lwów de la fin des années trente4. Ces récits constituent la série des aventures du commissaire Eberhardt Mock et se déclinent en unités narratives séparées. Chaque texte est ainsi un récit autonome, pouvant se lire indépendamment des autres, et le lecteur n’attend pas de suite au prochain épisode, ce qui exclut toute notion de grande fresque historique. Le premier volume couvre la période 1933/34 et se déroule principalement à Breslau, avec quelques incursions dans l’après-guerre, tout cela très habilement dosé. La narration débute en fait dans l’après-guerre, en plein stalinisme, avec des allusions au goulag et à la situation de musellement dans laquelle se trouve l’Allemagne de l’Est ; nous sommes en 1950 à Dresde, au cœur de la guerre froide. Puis l’action fait un bond en arrière et nous renvoie en mai 1933, quatre mois après la prise du pouvoir par Hitler, en pleine montée du nazisme, temps qui appartient au dictionnaire des idées reçues sur les villes polonoallemandes (depuis Le Tambour de Günter Grass et son portrait de Dantzig). Puis nous sautons en juillet 1934, au lendemain de la « Nuit des longs couteaux » des 29 et 30 juin, pour retrouver Mock qui, ayant reçu pour sa promotion, des appuis des SA, est désormais dans le collimateur d’Hitler et cherche de nouvelles protections contre les SS devenus tous puissants dans l’administration allemande. Aucun événement historique n’est mentionné et pourtant, grâce à un savoir minimum que l’on convoque sur la période, l’illusion d’un cadre temporel précis est créée. Puis on retourne dans le Dresde de 1950 pour y retrouver Mock qui, comme on pouvait s’y attendre, est devenu fonctionnaire de la Stasi. Savoir historique élémentaire, réduit à quelques clichés sur la période que l’action prend pour cadre, du sexe, du crime et de l’occultisme, telle est la recette de Krajewski. Les trois volets suivants sont bâtis sur le même principe. On s’enfonce dans le passé de la ville, et l’on remonte le cours de la biographie de Mock. Le volume, Les fantômes de Breslau, se déroule en 1919, alors que Mock revient de la Grande Guerre avec des blessures, insomnies et autres cauchemars liés aux souvenirs des tranchées, saupoudré de quelques allusions au chômage et à l’agitation révolutionnaire que connaît l’Allemagne, Śmierć w Breslau [La Mort à Breslau], Wrocław, Wydawnictwo Dolnośląskie, 1999 ; Koniec świata w Breslau [La Fin du monde à Breslau], Varsovie, W.A.B, « Mroczna seria », 2003 ; Widma w mieście Breslau [Les Fantômes de Breslau], Varsovie, W.A.B, « Mroczna seria », 2005 ; Festung Breslau, Varsovie, W.A.B, « Mroczna seria », 2006 ; Dżuma w Breslau [La Peste à Breslau], Varsovie, W.A.B, « Mroczna seria », 2007 ; Głowa Minotaura [La tête du minautaure], Varsovie, W.A.B, « Mroczna seria », 2009.
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permettant là encore de convoquer un minimum de savoir historique. Le volume qui devait terminer le cycle se déroule en 1945, autre date cliché, au moment où la ville, transformée en forteresse, est assiégée par les Soviétiques : là aussi, la date choisie se passe de commentaires et agit par elle-même, attisant notamment l’anti-communisme dont se nourrissaient les partis populistes en place au moment de la parution du quatrième volume, partis passés maître dans ce genre de manipulation. Comme inversement proportionnel à cette absence de véritable ancrage historique, partout domine un souci maniaque de précision : dates, heures, minute après minute, comme si une sorte de procès-verbal de la ville était dressé à l’intention du lecteur. Tout au long du cycle, le plaisir du lecteur est défini par la satisfaction systématique de son horizon d’attente ; il retrouve de volume en volume l’alternance de la conformité (même lieu, Breslau, même personnage central, le commissaire Mock) et de la nouveauté toute relative qu’autorise le cadre, le tout couronné par une parfaite maîtrise du genre. La répétition des mêmes structures narratives, une intrigue fortement « nouée », un code herméneutique envahissant avec, chez Krajewski, le recours à l’occultisme, à la symbolique des sectes, à la théorie du complot, qui reçoivent, bien entendu, une explication à la fin du récit obéissant ainsi à la convention de l’élucidation du mystère, donc à une forte clôture de l’intrigue. Toutes ces recettes narratives assurent le plaisir du lecteur. La construction est centrée autour d’un noyau narratif simple : l’enquête qui vise à éclaircir l’énigme posée par un meurtre inaugural, toujours extrêmement spectaculaire, sur fond d’un Breslau de carte postale. L’intrigue se noue autour d’une présence démoniaque qui hante la ville - meurtrier en série, confrérie secrète, malédiction et vengeance annoncée - qui déterminent la progression de l’histoire, une histoire fondée sur le couple méfait/réparation et qui s’accompagne d’une lente et difficile élucidation avec, dans chaque aventure, des situations qui relancent l’action : fuite ou enlèvement, disparition, meurtres en cascade, prédiction etc… On peut aussi réfléchir à la signification du patronyme de Mock, lié sans doute au sens anglais de mock – « faux, imitation » –, ou à l’expression anglaise to make a mock of something – « tourner quelque chose en ridicule » – qui serait une dérisoire tentative de sauver la face et de faire passer tout cela pour de l’autodérision, louable effort de l’auteur à l’attention de ses amis universitaires. Le rythme de la lecture – l’un des attraits fondamentaux inhérents à la catégorie de la paralittérature et principale clé du succès auprès d’un large public – est ainsi assuré par la répétition des structures narratives élémentaires. Au sein de la complexité apparente du texte (datation d’une précision maniaque : 2 sep. 1919 : 8h45 ; 2 sep. 1919 : 9h ; 2 sept. 1919 : 9h15 ; retours en arrière, extraits des journaux de l’époque) se joue un mouvement en deux temps successifs, la tension dramatique (avec la « péripétie »), puis la détente, répétée, souvent très artificiellement, jusqu’à la fin du roman. Ce rythme correspond au flux et au reflux des « forces du Mal » (le succès du Nom de la Rose ou du Da
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Vinci Code, le mystère à déchiffrer dans la Lettre même, pour le premier la Bible, pour le second la Comédie, confirme l’efficacité de ce genre de recettes). Utilité de ces précisions concernant les principes structuraux de ce type de narration : appartenance sans conteste au genre de la paralittérature. Car si la paralittérature a une spécificité5, c’est sans doute celle de créer, de mettre en scène, un type particulier de lecture. De même que Philippe Lejeune a pu montrer que l’autobiographie était fondée sur un pacte6, de même on peut considérer que dans un ordre tout à fait différent, l’écriture et la lecture paralittéraires sont essentiellement contractuelles. Le livre exhibe le contrat qui le régit, et le hors-texte qui l’accompagne situe automatiquement le volume au sein d’un système de consommation. Il s’agit ainsi d’une sorte de code, disposé à la lisière du roman, qui rassemble toutes les informations relatives à son état civil et anticipe le récit, indiquant le contrat dès avant que commence la lecture véritable (dans le cas de notre série la jaquette avec un logo figurant une tâche de sang (Fig. 41-42-43). Entendons-nous, l’objet de cette étude est un produit commercial spécifique, que sa nature culturelle place au centre d’une contradiction. L’acheteur/lecteur veut du nouveau, tout autant que du semblable. Son adhésion massive est conditionnée par le retour, la répétition assurée d’un certain nombre de traits garantis par la convention choisie, en même temps que par l’espoir d’y trouver une relative nouveauté. En cela réside la différence fondamentale avec la littérature « haut de gamme ». Mais quelle est la marge de cette nouveauté ? Que peut-on y faire passer en contrebande ? L’intérêt de la paralittérature a toujours été subversif. Comment un voyage sur les marges de celle-ci pourrait-il offrir de nouvelles manières de poser des questions à la littérature tout court ? D’où le phénomène de contamination entre les deux, posé de manière récurrente par le débat littéraire. Quel est le moyen le plus efficace de faire revivre le passé ? À quelle fin le fait-on ? Quelle catégorie de récit est ici la plus fréquente: témoignage, fiction, et si fiction laquelle ? Si l’on adopte le parti pris de l’efficacité narrative : l’intrigue policière, avec le plaisir du suspense, alliée au montage des stéréotypes historiques convient le mieux. Il suffit d’y ajouter le recours systématique à une esthétique du fétichisme, de la nature morte et le tour est joué. N’est-ce pas la recette idéale pour attirer un public resté extérieur à une prose difficile d’accès faite de sinuosités subjectives, de quêtes lacunaires et qui vend à cinq mille exemplaires au mieux ? Le phénomène est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas réduit au cas polonais. En Russie, nous retrouvons le même type de polar historique. L’écrivain Boris Akounine, né en 1957, lance à partir de 1998, une série constituée de douze romans policiers, reliés par Alain-Michel Boyer, La paralittérature, Paris, PUF, 1992, voir aussi Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1994. 6 Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1976. 5
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le personnage du détective Erast Fandorin, qui se déroulent dans la Russie de la fin du XIXe siècle, entre 1876 et la première révolution russe de 1905. Là aussi l’auteur de la série est un intellectuel, rédacteur en chef de la revue Inostrannaja Literatura, un orientaliste, traducteur de littérature japonaise, avec Mishima entre autres à son palmarès. Lui aussi est donc très conscient des codes littéraires employés. Dans un volume intitulé Le premier quinquennat de la prose russe du XXIe siècle7, Hélène Mélat rattache ce phénomène aux jeux intertextuels typiques de l’époque post-moderne ; l’un des auteurs du volume parle des « romans de récupération » et du phénomène d’hybridation qui repousse la frontière entre littérature dite sérieuse et la littérature de masse8. Quel regard poser donc sur ce genre de phénomènes littéraires ? Le rattacher au postmodernisme et y voir une intention consciente de jouer avec les conventions littéraires pour injecter une nouvelle façon d’écrire ressort trop souvent d’une attitude positiviste où tout mouvement serait synonyme de progrès. Il semblerait, au contraire, que cette mise à distance par la muséographie, cette littérature du trompe-l’œil, constitue un danger à long terme, une mise à plat de l’histoire, comme si tout processus de questionnement et d’interrogation était désormais derrière nous. Comme si la Pologne et la Russie, sorties d’un coup de l’Histoire, avec son aura héroïque, éprouvaient le besoin de réinjecter du kitsch pour abolir le rapport paralysant au passé et, au lieu de le questionner, faire mine de s’y insérer pour pouvoir enfin le reléguer au musée. Phénomène de la culture de masse et de sa signification dans le contexte post-héroïque de l’ensemble des pays sortis du communisme, porosité de la frontière entre la littérature élitiste et populaire, contamination des deux, mélange de codes, guerre des symboles et ce qui en résulte, voilà plutôt les questions dont il faudrait débattre. Cela dit, vingt ans après 1989 (presque une génération), il est particulièrement important de réfléchir à la signification des réapparitions cycliques du kitsch sur la scène littéraire polonaise. Peut-on l’inclure dans la guerre des symboles ? Le kitsch et son bricolage9, qui manie précisément mythes et archétypes, ne s’inscrit-il pas dans les phases successives de réappropriation d’une « normalité » littéraire sur la scène des lettres polonaises ? Le déplacement dans un autre espace stylistique (la paralittérature avec ses stéréotypes narratifs) et un autre espace social (un type de public radicalement différent) ne représente-t-il pas un moyen plus efficace, pour la réappropriation de l’histoire, bien
Hélène Mélat, « De l’exclusif à l’inclusif : la prose russe du début du XXIe siècle en quelques oppositions binaires », in Hélèné Melat (dir.), Le premier quinquennat de la prose russe du XXIe siècle, Paris, Institut d’Études Slaves, 2006, p. 14. 8 Donatella Possamai, « Quelques réflexions au sujet de la situation littéraire russe actuelle », in Ibid., p. 32-33. 9 Dans un chapitre désormais classique de la Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss, Paris, Presses Pocket (Agora), 1990, caractérise la pensée mythique comme une sorte de « bricolage intellectuel ». La règle du bricolage est « de toujours s'arranger avec les moyens du bord » et d’investir dans une structure nouvelle des résidus désaffectés de structures anciennes. 7
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plus efficace que les discussions réservées aux élites artistiques et scientifiques, la tentation d’un champ plus vaste et d’un plus grand public ? Mais quel en est le danger ? On pourrait dire qu’on assiste au détournement de la thématique de la multiculturalité par un discours littéraire qui n’a plus pour objet le questionnement à l’échelle individuelle du rapport au lieu, mais compose une nature morte, un trompe-l’œil où les ingrédients sont savamment dosés afin de flatter les attentes du public. Quelques noms silésiens : Smolorz, le fidèle homme de main de Mock ; quelques noms juifs comme Kleinfeld, le greffier ; quelques noms polonais, comme la femme du directeur de la Bibliothèque universitaire dans La fin du monde à Breslau, les marques des produits d’avantguerre obsessionnellement répétées, litanies des plats et de hors-d’œuvre égrenées à l’infini, tout cela assure le plaisir du public. La disparition définitive des voisins qui, pendant des siècles, faisaient partie du paysage, devient objet littéraire. Mais précisément tout est là, que signifie ce glissement de sujet à objet ?
Fig. I Café "Empereur Guillaume" (en face du monument en l'honneur de l'empereur Guillaume) ; Monument Empereur Guillaume, carte postale (1903), Source : collection Florence Lelait.
Les récits des écrivains tels que Tokarczuk, Huelle, Chwin, opposent une narration discontinue, faite de sinuosités subjectives, de quêtes individuelles, quêtes lacunaires et qui exhibent les points de rupture au récit verrouillé, sans faille, lisse, de l’intrigue policière pratiquée par Krajewski.
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Là où les autres auteurs auscultent les lieux qui les hantent, les font parler, les font exister en en faisant le véritable personnage de leurs récits, Krajewski plaque quelques clichés. Breslau est un lieu écran. Seuls quelques noms de rues, scrupuleusement rebaptisées d’après les anciens plans de la ville (une annexe qui établit les équivalences entre les noms allemands et les noms polonais de l’après-guerre est d’ailleurs jointe à chaque volume de la série), la reproduction en ouverture de chaque roman d’une carte géographique allemande, dans le style rétro, comme il se doit, pour flatter les attentes du public et l’utilisation sur la jaquette d’une photo sépia qui complète le produit, sont convoqués. Mais cette topographie reste extérieure, elle n’est pas annexée par le récit, elle n’est pas réinvestie par le narrateur. S’agit-il de privilégier la connaissance ou la reconnaissance (voir le plaisir de la reconnaissance), de quelques lieux réduits à l’état de cliché ?
Fig. II Hôtel Monopol à Wrocław/Breslau, état actuel. Photo : Florence Lelait (2005). Fig. III Hôtel de police de Wrocław/Breslau, état actuel. Photo : Florence Lelait (2005).
Là où les autres questionnent le passé, les souvenirs, pour comprendre comment ils continuent à agir en eux, exhibant le décalage entre le passé et le présent, Krajewski propose des images figées, des séquences embaumées, conservées comme dans des boîtes à film. Un détournement, une trivialisation de la « quête du secret » qui hante les lieux où s’inscrivent ces fictions s’opèrent aussi chez Krajewski. « En recourant à l’archaïsme décoratif on abolit l’histoire », écrit Walter Benjamin dans l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique10. Benjamin parle, en analysant la crise esthétique de la fin du XIXe siècle, du dépérissement de l’aura qu’il définit comme « l’apparition unique d’un lointain aussi proche soit-il », n’est-ce pas la dimension historique d’occupation, de perte de souveraineté nationale qui conférait, même aux œuvres médiocres cette sorte d’aura qui, à
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Walter Benjamin, Poésie et Révolution, Paris, Denöel, 1971.
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présent, fait cruellement défaut et dévoile une indigence de la scène littéraire sortie du communisme, une déchirure tragique ? Désacraliser l’histoire par le kitsch, tel pourrait être l’un des effets, non calculé sans doute, de ce genre de littérature. Et La mort à Breslau pourrait bien aboutir à La Mort de Breslau. Le titre est un chef-d’œuvre de l’utilisation d’une symbolique efficace. En recourant à l’archaïsme décoratif, on abolit l’histoire. C’est une façon d’effacer la faille, en produisant un remplissage de sens, sans failles, et au bout du compte l’oubli de l’histoire. Des images clichés qui, finalement, écrasent et nivellent tout : événements, histoire et souffrances. Fig. IV. Breslau, Caserne du 1er et du 2e bataillon du régiment de grenadier n° 11, carte postale, (env. 1910).
Source : collection Florence Lelait.
Ainsi l’écriture de Marek Krajewski est-elle bien d’essence muséographique ; elle exhume les atmosphères, les décors, afin de permettre au lecteur de s’y insérer. Witold Gombrowicz11 parlait à propos du kitsch historique d’un Sienkiewicz12 du « salon de beauté » où l’on se fabrique une image qui vous va bien. C’est la muséification du passé, désormais mort, non agissant, à seule fin d’en faire un écran nostalgique permettant de faire reculer la peur de l’avenir et fuir les enjeux complexes du post-communisme. Une écriture qui conserve ne fait-elle pas d’ailleurs le lit du conservatisme, repli frileux devant les défis de la complexité ? Car ce que révèlent, le plus souvent, les irruptions du kitsch littéraire, de la paralittérature, dans le fonctionnement du fait littéraire dans l’Europe du 11 Voir Sienkiewicz, en annexe de Dziennik 1953-56, Cracovie, Wydawnictwo Literackie, Jan Błoński et Jerzy Jarzębski (éd.), 1986, p. 352-64. 12 Henryk Sienkiewicz (1846-1916) auteur de romans historiques à effet consolateur et grand spécialiste du kitsch historique, voir son Quo vadis.
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post-communisme, c’est la difficulté des phases accélérées d’une « normalisation » des scènes littéraires respectives. Si le post-moderne signifie la fin des avant-gardes, comme le dit Guy Scarpeta13, une revendication de pratiques éclectiques libérées de toute obligation d’innover, alors le danger est grand de voir récupérer le discours post-moderne par des idéologies régressives et conservatrices. L’effet pervers de ce genre de tentatives littéraires est le repli passéiste face aux nouveaux défis du monde. La vraie question qu’il faut se poser est de savoir comment faire du post-modernisme autre chose qu’un antimodernisme ? Autrement dit comment le politically correct envahissant tous les domaines finit-il par prendre même le masque de l’horreur pour le rendre « fashionable » ? Cette littérature-là, qui construit des produits finis, des narrations lisses et continues, manufacturées, à l’opposé des ruptures et béances des récits d’un Imre Kertész par exemple, correspond bien au consumérisme : Acheter. Consommer. Oublier. Fig. IV. Hôtel de police de Wrocław/Breslau, état actuel.
Photo : Florence Lelait (2005)
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Guy Scarpetta, L’impureté, Paris, Grasset, 1985, p. 29.
DES ÉCRIVAINS ALLEMANDS SUR LES TRACES DE LEURS RACINES SILÉSIENNES Nicole BARY (Paris) Par son interrogation continuelle de la mémoire, la littérature allemande, depuis la fin des années cinquante, a joué un rôle non négligeable dans la prise de conscience collective des responsabilités d’un peuple qui, quelques décennies auparavant, avait démocratiquement élu celui qui allait les précipiter dans un naufrage radical. Néanmoins, les recoins les plus sombres des histoires individuelles sont souvent restés des secrets inviolables et inviolés. Au tournant du siècle, des écrivains récemment venus à l’écriture et en quête de repères identitaires – sans représenter une génération ni former un groupe – se sont intéressés aux zones d’ombre de leurs histoires familiales et ont entrepris d’en écrire les pages restées vierges. Ce faisant, ils ont levé le voile sur ce qui avait été refoulé pendant des décennies : les racines est-européennes, l’exode et les expulsions de Prusse orientale, de Poméranie, de Silésie ou des Sudètes, un champ d’investigation qui jouxte la question brûlante, source de nombreuses polémiques, des victimes allemandes. Fait sans précédent, en 2003 un colloque1 qui réunissait Judith Kuckhardt, Tanja Dückers, Malin Schwedtfeger, Tim Staffel, Olaf Müller et Petra Reski « officialisait » en quelque sorte le débat en mettant l’accent sur les points essentiels d’un questionnement qui est aussi le nôtre : en inventant une nouvelle façon de se confronter à l’histoire de leur propre famille, les jeunes écrivains brisent-ils les tabous encore présents dans la mémoire allemande ? Il convient de rappeler que dans les deux États allemands, la politique mémorielle des expulsions des territoires à l’est de l’Oder (Vertreibung) a été un élément de la politique d’intégration, tout comme la terminologie employée dans chacune des Allemagnes. Après 1945, alors que le terme ouest-allemand – Vertriebene (expulsés) et non pas Flüchtlinge (réfugiés) – souligne le caractère violent des déplacements de population, le terme estallemand Umsiedler insiste sur la transplantation, le déplacement et la réinstallation, créant une sorte d’écho au terme de Umsiedlung employé par les nazis pour désigner les populations allemandes installées à l’extérieur des frontières du Reich (Volksdeutsch), Colloque organisé à Sylt en 2003 : « Histoires familiales et racines est-européennes. De jeunes écrivains brisent des tabous et inventent une nouvelle façon de se confronter à l’histoire de leur propre famille. »
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contraintes par le régime nazi à quitter leur terre natale pour venir peupler des territoires fraîchement conquis, la Pologne ou la Tchécoslovaquie (Heim ins Reich). L’emploi du mot Umsiedler dans l’immédiat après-guerre, en zone d’occupation soviétique (la future RDA), veut rappeler que ces bouleversements sont la conséquence directe de la guerre menée par les nazis. Il faut toutefois noter qu’à l’Est comme à l’Ouest, bien que pour des raisons différentes, l’emploi officiel de ces dénominations disparût rapidement, ce qui indique la volonté politique de nier l’existence, dans la population, de groupes spécifiques. En RDA, la mémoire des expulsions ne trouvait pas sa place dans le mythe fondateur du pays : l’antifascisme. D’autre part, la mémoire des victimes allemandes de la guerre, des expulsions, et bien souvent aussi des exactions de l’Armée rouge, contredisait deux autres mythes, celui de l’Armée rouge libératrice et celui des « pays frères ». À l’Ouest, la mémoire de la fuite et des expulsions a aussi été entretenue et instrumentalisée dans les années cinquante et soixante pour des raisons politiques. Mais le terme de Vertriebene fut abandonné à des associations (Landsmannschaften) – nostalgiques et quelquefois revanchardes – qui se firent les dépositaires de cette mémoire2. Dès la fin des années soixante, elle fut rejetée par toute une génération plutôt ancrée à gauche, soucieuse de dénoncer les crimes nazis commis par leurs « pères » et leur culpabilité dans l’extermination des Juifs. Il faut ajouter à cela la politique d’ouverture à l’Est (Ostpolitik) initiée par le gouvernement de Willy Brandt. Pour toutes ces raisons, la migration forcée de 14 millions d’Allemands (8 vers la RFA, 4 vers la RDA, 2 millions de disparus) devint un tabou qui persista jusqu’à la chute du Mur de Berlin, sauf dans les Landsmannschaften3. Il ne serait pas tout à fait correct de dire que depuis 1945 la littérature allemande a fait le silence sur l’histoire des territoires perdus à l’Est (Silésie, Poméranie, Prusse occidentale et orientale)4. Quelques écrivains de l’après-guerre et non des moindres – Grass, Lenz, Surminski – ont situé certains de leurs romans (Grass dans Le Tambour, premier volet de la : La Trilogie de Dantzig5) dans ces contrées où ils avaient vécu avant 1945, mais ils n’ont thématisé ni l’exode, ni l’expulsion, ni la perte de la « petite patrie » (Heimat, par opposition à Vaterland). Leurs récits et romans racontent les horreurs du régime nazi, les tragédies qu’il a engendrées, sans qu’il ne soit fait explicitement allusion à l’extermination des Juifs allemands et européens. Il faut attendre 2002 pour que Günter Grass publie En Crabe6 et thématise le destin tragique des victimes civiles allemandes, en l’occurrence celles qui ont péri dans le naufrage du Gustloff. C’est Heiner Müller qui, dans sa pièce de théâtre La Voir la contribution de Florence Lelait dans ce volume, p. 137-149 (NdE). Voir la contribution de Christian Lotz dans ce volume, p. 125-137 (NdE). 4 À ce sujet voir Thomas Serrier, « La « patrie perdue » dans la littérature allemande : du deuil à la reconnaissance (aller et retour), Cultures d’Europe centrale, n° 5, 2005, p. 189-207 (NdE). 5 Günter Grass, Die Blechtrommel (1959). La Trilogie de Dantzig comprend également les romans suivants : Katz und Maus (1961) et Hundejahre (1963). Ces ouvrages ont été traduits en français par Jean Amsler et publiés aux éditions du Seuil respectivement sous les titres Le Tambour (1961), Le Chat et la souris (1962) et Les Années de chien (1965). 6 Id., Im Krebsgang, Göttingen, Steidl, 2002 ; trad. fr. Claude Porcell, En Crabe, Paris, Le Seuil, 2002. 2 3
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Déplacée7 (1961), a été le premier écrivain de sa génération à aborder clairement la situation tragique de l’exode, des expulsions et de leur difficile intégration dans la société estallemande. Il serait injuste de ne pas évoquer deux écrivains « silésiens », Leonie Ossowski et Horst Bienek – qui certes n’occupent pas une place prépondérante dans la littérature contemporaine – nés l’une en 1925, l’autre en 1930. Une partie importante de leur œuvre raconte des destins individuels et romanesques dans le contexte historique de la seconde moitié du XXe siècle en Silésie. Leonie Ossowski, née en 1925 dans une famille aristocratique de Basse-Silésie (Jolantha von Brandenstein) est l’auteur d’une Trilogie silésienne (Les cerises de la Vistule, 1976 ; Parisettes, 1987 ; Le temps du sureau, 19918). Chacun de ces romans parus assez tardivement thématisent non seulement la perte de la « petite patrie » (Heimat), l’expulsion de son chez soi (Heimatvertreibung) mais aussi le changement de statut social du grand propriétaire terrien que l’expulsion dépouille non seulement de son bien, mais de son identité. Elle déclare dans une interview : « Je me considère comme une victime de la guerre, mais d’une guerre dont les Allemands sont eux-mêmes responsables. Et j’en ai payé le prix. Mais pour cette raison je considère comme une sorte de compensation que la Pologne ait reçu les territoires de l’Est. C’est un glissement du pays vers l’ouest. Lorsque je dis qu’avoir dû quitter mon pays a fait de moi un être politique, je dois ajouter que je ne regrette pas d’avoir dû le faire. Grâce à cela j’ai beaucoup appris car je me suis interrogée sur les raisons de ce phénomène, (les expulsions), je me suis demandée comment une chose pareille était possible. 9 »
Quant à Horst Bienek10, né à Gleiwitz en 1930 d’un père allemand et d’une mère polonaise, il est l’auteur d’une Chronique de Gleiwitz11 (1975-1982) dont chacun des quatre volumes décrit quelques journées particulières de la Seconde Guerre mondiale : les deux premiers volumes racontent les quatre premiers jours de la guerre, du 1er au 4 septembre 1939, le troisième, le Vendredi Saint 1943, et le dernier, le jour de l’arrivée de l’Armée rouge à Gleiwitz. Au-delà de la chronique historique, Bienek s’interroge sur la ligne de fracture qui habite l’existence et la nature du Haut-Silésien dont la langue, l’éducation, la culture sont allemandes, c’est-à-dire prussiennes, tandis que son potentiel émotionnel, son imaginaire, sa foi, son goût pour le festif, le ludique lui viennent de ses racines polonaises et s’opposent violemment à la stricte discipline prussienne. En 1988, à la suite d’un voyage Heiner Müller, Die Umsiedlerin oder Das Leben auf dem Lande, Berlin, Rotbuch, 1975. La pièce fut interdite après la première représentation en 1961, puis publiée en 1965 en RDA. 8 Les trois volumes – Weichselkirschen, Wolfsbeeren, Holunderzeit – sont publiés aux éditions S. Fischer. 9 Deutschlandfunk, 30 avril 2005. 10 Voir l’article de Lucrèce Friess dans ce volume, p. 233-247 (NdE). 11 Die erste Polka (1975), Septemberlicht (1977), Zeit ohne Glocken (1979), Erde und Feuer (1982), Deutscher Taschenbuch Verlag, trad. fr. Bernard Kreiss aux éditions Actes Sud : Première Polka (1989), Lumière de septembre (1990), Les Cloches muettes (1990) et Terre et feu (1991). 7
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en Haute-Silésie, il publia une documentation sur sa « petite patrie », Voyage en enfance : Retrouvailles avec la Silésie12 : il s’agit plutôt de retrouvailles avec la terre de l’enfance, sans que les questions de l’exode et de l’expulsion soient clairement abordées. C’est avec Christoph Hein, né lui aussi en Silésie en 1944, que la thématique des réfugiés, expulsés de leur terre natale et installés en Allemagne de l’Est, apparaît dans la littérature de RDA dans une perspective nouvelle, polémique et politique, qui devient un thème récurrent de ses romans : le rejet de l’autre, de l’étranger, du réfugié et son intégration difficile, voire impossible dans la RDA naissante. Dans Prise de territoire13 paru en 2004, le sujet occupe une place centrale. Le personnage principal Bernhard Haber, enfant de réfugiés échoués par hasard dans une bourgade saxonne, blessé dès son arrivée par les humiliations dont son père fait l’objet et les chicaneries dont il est lui-même victime, met toute son énergie à se venger d’une société raciste qui ne recule pas devant le meurtre. Hein règle son compte au mythe de la RDA hospitalière et démocratique : les réfugiés ont été mal reçus, dit-il, mal considérés par la population autochtone qui les a pris pour des bons à rien et des fainéants lorsqu’ils évoquaient leur vie passée. « Ils veulent nous faire croire qu’ils avaient tous un château, là-bas14 ». Les réfugiés sont des citoyens de seconde catégorie, logés en dehors de la petite ville, dans des cités construites avant guerre pour héberger les ouvriers saisonniers polonais qu’embauchaient les grands propriétaires saxons. Hein souligne tous les signes de leur étrangeté : ils parlent un autre dialecte, un allemand plus guttural. Les Saxons se moquent de leurs régionalismes. Les réfugiés sont l’autre, l’étranger, celui qu’on rejette, méprise, humilie, celui qu’on rêve d’exterminer, et parfois on passe à l’acte : « Pour ces gens-là, un incendie ne signifie rien. Détruire leur est égal. […] Comme les Tziganes. La ville, l’église, le château, le parc thermal, les vieilles rues, tout ce qui nous fait battre le cœur ne signifie rien pour eux. Crois-moi, ce sont des étrangers, et ils restent des étrangers15. »
Rupture dans l’histoire allemande, le tournant (Wende) de 1989 a levé le voile sur les tabous qui occultaient le passé, en particulier celui des victimes civiles allemandes au cours de l’exode et de l’expulsion des populations des territoires de l’Est, ainsi que des bombardements alliés des grandes villes allemandes. Ces sujets fort présents dans les médias sous forme d’expositions et de nombreuses œuvres littéraires (dont le roman En Crabe de Günter Grass) ont déclenché de vives polémiques sur lesquelles s’est greffé le débat autour de la création d’un « Centre contre les expulsions », une initiative très controversée de la Fédération des expulsés (BdV), l’ensemble s’inscrivant bien sûr dans la surenchère mémorielle que l’on constate depuis la fin des années quatre-vingt-dix. Reise in die Kindheit. Wiedersehen mit Schlesien, Munich, Hanser, 1988. Christoph Hein, Landnahme, Francfort/Main, Suhrkamp 2004 ; trad. fr. Nicole Bary, Prise de territoire, Paris, Métailié (Bibliothèque allemande), 2006. 14 Id., Prise de territoire, op. cit., p. 267. 15 Ibid., p. 282. 12 13
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C’est dans ce contexte que s’élèvent des voix nouvelles et que s’inscrit le travail de certains jeunes écrivains qui veulent connaître leur passé familial. Ils ne nient pas le travail sur le passé allemand conduit par les historiens, les sociologues et les écrivains depuis la fin des années cinquante, mais constatent que leur réflexion n’a permis que la constitution d’une mémoire collective. En revanche, la transmission familiale s’est peu ou mal faite. Pour remplir les pages blanches de cette histoire, ils interrogent les grands-parents – témoins et/ou acteurs du nazisme – en quête de secrets familiaux dont le non-dit trop lourd à porter a détérioré les rapports entre les grands-parents et les parents et bloqué la transmission. Olaf Müller (né à Leipzig en 1962), auteur de Temps silésien16 (2003), illustre cette démarche. Le protagoniste de son roman, un journaliste berlinois, qui accumule les échecs professionnels et sentimentaux, a une très mauvaise relation à son corps, métaphore de la fracture de son être et de son identité brisée. C’est seulement lorsqu’il réussit à obtenir que sa mère lui fasse le récit de ce qu’il appelle l’« histoire silésienne » (schlesische Geschichte) qu’il peut commencer la reconstruction de son moi : sa mère lui raconte, avec la perspective de l’enfant qu’elle était alors, dans quelles conditions la famille a quitté Breslau en février 1945 et leur arrivée quelque part en Saxe. Cette confession incite le jeune homme à un voyage quasi initiatique à Wrocław sur les traces de l’histoire de sa mère. Il s’approprie cette ville qui devient à la fois lieu de l’origine et de la réunification d’une identité que le silence et le non-dit avaient atomisée. Cettte démarche est aussi celle de Tanja Dückers née en 1968 à Berlin-Ouest. En 2003, elle publie Corps célestes17, une sorte de roman de formation : l’adolescente du début, à l’identité hésitante, se mue sous les yeux du lecteur en une jeune femme engagée et structurée. Son évolution est indissociablement liée au questionnement des grands-parents et au puzzle qu’elle arrive à reconstituer grâce à leurs réponses : savoir, comprendre pour assumer ce que l’on est et d’où l’on vient. Au fil du questionnement, elle découvre que le récit familial qu’elle entendait depuis sa petite enfance repose sur un mensonge. Ici il ne s’agit plus comme chez Müller de silence ou de non-dit, mais de refoulement. La famille de la narratrice est une famille allemande de Silésie dont une partie a choisi de rester à Gdynia et est devenue polonaise. L’autre branche s’est réfugiée en Allemagne. La narratrice qui étudie la météorologie – sans doute une métaphore de l’histoire familiale dont la mémoire est aussi fluctuante que les corps célestes sont mouvants – découvre « la frontière mouvante entre l’histoire subjective et l’histoire objective, entre le fait et la sensation ». La reconstitution de l’histoire familiale passe par un voyage initiatique en Pologne pour retrouver les traces des deux branches de la famille. Le voyage qui débute par la Silésie la mène jusqu’à Gdynia : il s’avère que c’est grâce à sa propre mère alors âgée de cinq ans que la famille a pu prendre place sur l’un des derniers bateaux qui a quitté Gotenhafen/Gdynia pour Hambourg. Juchée sur les épaules de sa mère, alors que 16 17
Olaf Müller, Schlesisches Wetter, Francfort/Main, S. Fischer, 2003. Tanja Dückers, Himmelskörper, Berlin, Aufbau Verlag, 2003.
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l’officier devait choisir entre deux familles celle qui occuperait la dernière place sur le navire, la fillette a donné une preuve de fidélité au Führer, en faisant le salut nazi, et emporté ainsi la décision du soldat. Devenue adulte, elle ne se défera jamais de ce poids qui la mènera au suicide. Tanja Dückers déplace la question de la culpabilité de la génération des grands-parents à la génération des parents : même si la fillette n’a fait que reproduire les gestes et les paroles de ses parents, ce n’en est pas moins elle, dit Tanja Dückers, qui a condamné une autre famille à la mort en les envoyant sur le tout dernier bateau, le tristement célèbre Gustloff. Dans ce roman, la Silésie, tout comme Gdynia, devient un élément de la mythologie familiale, une porte étroite qui conduit la jeune protagoniste à la révélation d’une vérité dérangeante, mais indispensable pour se connaître soi-même. Elle est l’un de ces lieux utopiques qui permettent de changer les perspectives et de combler la construction problématique et incomplète de l’Histoire. Que ce soit chez Olaf Müller ou chez Tanja Dückers, ce lieu utopique n’est jamais regardé comme le pays perdu (Heimat), encore moins comme le pays d’un improbable retour (le protagoniste d’Olaf Müller ne retourne pas à Breslau, il se rend à Wrocław). Dans son essai Magie au zoo18, Ulrike Draesner, née en 1962 à Munich, analyse l’histoire de ses grands-parents, réfugiés de Silésie. Le terme de Heimat, écrit Ulrike Draesner, est suspect. La Silésie était le lieu de l’origine dont ils ressentaient la perte comme une amputation, mais qu’ils ne voulaient pas revoir. Ils auraient pu, selon elle, se rendre en Pologne. À chaque fois qu’ils se retrouvaient avec d’autres Silésiens, il en était question, mais ils n’y sont jamais retournés, car cette terre qu’ils avaient laissée appartenait au passé, elle ne ressemblait plus à ce qu’ils auraient trouvé s’ils s’y étaient rendus. Elle n’était plus qu’une construction de la mémoire qui n’appartenait qu’à eux seuls, qui vivait dans leur imaginaire et alimentait leur nostalgie. Ils pouvaient certes la « raconter » à leurs enfants et à leurs petits-enfants, mais ils ne pouvaient pas la leur transmettre. Ulrike Draesner rappelle qu’en 1953 tous les réfugiés de la RFA devinrent par décret des expulsés. Ce changement de terminologie était lourd de sens. Il induisait qu’on ne s’était pas lâchement enfui : on avait été contraint de fuir, peut-être avait-on même fait preuve de résistance et de courage avant d’obéir aux ordres d’expulsion. De ce changement de paradigme naquit une nouvelle identité : on n’était pas retourné au pays, mais on avait voulu le faire, peutêtre même le voulait-on encore, du moins voulait-on l’avoir voulu, mais on en avait été empêché. C’est précisément ce mythe que Petra Reski (née en 1958, vivant à Venise) déconstruit dans plusieurs de ses récits parus ces dernières années dont Ma mère et moi19 (2003). Si de nombreux voyages en Pologne ont permis à Petra Reski de réunir tous les morceaux du puzzle de son histoire familiale et ont structuré son identité, sa méfiance à l’égard du mot Heimat pour désigner le lieu, le foyer abandonné sous la contrainte, est radicale. Enfant, 18 19
Ulrike Draesner, Zauber im Zoo : vier Reden von Herkunft und Literatur, Göttingen, Wallstein, 2007. Petra Reski, Meine Mutter und ich, Berlin, List Verlag, 2003.
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elle a elle aussi, dit-elle, soupçonné sa famille (maternelle originelle de Silésie, paternelle de Prusse orientale) de ne pas avoir envie de retourner dans cette petite patrie perdue. Elle a voulu être « l’homme nouveau », elle s’est choisie un lieu de vie qui n’est ni le pays perdu, ni celui de l’exil. À la différence des récits d’Olaf Müller ou de Tanja Dückers qui s’appuient sur des situations de non-dit ou de refoulement de la vérité, le récit de Petra Reski montre comment trop de mémoire tue la mémoire. « Enfant je me sentais moralement supérieure aux autres. La souffrance qui dans les autres familles était tue, ma famille essayait de la dominer en en parlant à l’excès : la fuite, la fuite, toujours la fuite, me disais-je, quand dans leurs récits j’entendais une fois encore : ‘alors le Russe est arrivé’. Qu’est-ce qui vous prend de gémir comme ça maintenant, leur lançais-je avec arrogance, si on vous a chassés, vous n’avez à vous en prendre qu’à vous-même !20 »
Et elle poursuit : « J’étais l’homme nouveau. Je voulais être polonaise, à la rigueur russe, mais en aucun cas allemande. Et peut-être que je n’aurais jamais changé de point de vue si un jour en Pologne sur une route poussiéreuse je n’avais pas rencontré une vieille femme originaire de Prusse orientale qui connaissait encore le surnom de mon grand-père mort dix ans auparavant : “Eh bien comment va-til ?” me demanda-t-elle tendrement. Et soudain j’éclatai en sanglots. Je ne pouvais pas m’arrêter de pleurer, mon nez se mit à couler et la vieille femme me dit : pleurez, Mademoiselle, ne vous gênez pas.21 »
Tanja Dückers, Ulrike Draesner, Olaf Müller, Petra Reski et quelques autres interrogent, dans leur famille, les derniers témoins, cherchent ce qui se cache derrière le non-dit, essaient de démonter les discours bien ficelés qu’on leur a servis depuis leur enfance. Ils en débusquent les ambiguïtés, les mensonges, les fausses justifications. Sous leur plume, Silésie, Prusse orientale, Sudètes, Poméranie renvoient à un ailleurs qui ne leur sera jamais familier, qui ne fera jamais partie de leur intimité, mais qui serait un vide douloureux s’ils ne le nommaient pas. En abordant le problème de la transmission familiale, ils contribuent à un meilleur dialogue intergénérationnel, sans acrimonie, sans l’arrogance d’un discours idéologique. En revanche, pas plus que leurs aînés ils n’évoquent la similitude de destins de ceux qui ont quitté la Pologne orientale devenue soviétique (puis ukrainienne), sous la contrainte, pour peupler les villes et les villages que leurs grands-parents avaient dû fuir.
20 21
Ibid. Ibid.
TABLE DES ILLUSTRATIONS Fig. 1 Place centrale (Rynek/Ring) de Wrocław/Breslau (2005). Photo © Florence Lelait (2005). Fig. 2 Carte de la Silésie de Martin Helwig (1561), détail (4e édition, 1738). Source : Collection du cabinet de cartographie, Zakład Narodowy im. Ossolińskich, Wrocław. D’après : Marek Czapliński (dir.), Historia Śląska (Histoire de Silésie), Wrocław, Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego, 2002, page de couverture. Fig. 3 Jakub Parr, Château de Brzeg/Brieg (1564), façade principale, état actuel (2007). Photo : Aung. Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a7/Brzeg_a03b.jpg (consulté le 7 novembre 2009). Fig. 4 Jakub Parr, Château de Brzeg/Brieg (Zamek Piastów Śląskich) (1564), cour intérieure, état actuel (2007). Photo : Jerzy Strzelecki (s.d). Source : http://pl.wikipedia.org/wiki/Plik:Brzeg(js)1.jpg, (consulté le 7 novembre 2009). Fig. 5 Friedrich Bernard Werner, Vue du château de Brzeg/Brieg, gravure (milieu du XVIIIe siècle). Source : http://www.zamkipolskie.com/brzeg/brzeg.html (consulté le 7 novembre 2009). Fig. 6 Église de la Paix (Friedenskirche) (1656-1657), Świdnica/Schweidnitz (voïvodie de Basse-Silésie). Photo : Lucas Wisniowy (2007). Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Kosciol_pokoju_w_swidnicy_wisnia6522.jpg (consulté le 7 novembre 2009). Fig. 7 Façade de l’Université de Wrocław/Breslau du côte de l’Odra/Oder, état actuel (2007). Photo : Adam Dziura. Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Wroc%C5%82aw__ budynek_Uniwersytetu_ Wroc%C5%82awskiego.jpg (consulté le 10/07/2009). Fig. 8 Façade de l’Université de Wrocław/Breslau du côté de la ville, détail. Photo © Mateusz Chmurski (2008). Fig. 9 Franz Mangoldt, Johann Christoph Handke, Christopher Hollandt, Aula Leopoldina (Auditorium Academicum), Université de Wrocław/Breslau (1728-1732). Photo © Mateusz Chmurski (2008). Fig. 10 Cimetière juif de Wrocław/Breslau, état actuel (2005). Photo © Florence Lelait (2005). Fig. 11 Cimetière juif de Biała Prudnicka/Zülz (voïvodie d’Opole). Photo © Agnieszka Niewiedział (2006). Fig. 12 Maîtres Schindler, Tschoke et Thiele, Synagogue à la Cigogne Blanche (1826), Wrocław/Breslau : état dans les années 1830, Musée National de Wrocław/Breslau. Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/64/WroclawSynagogue.jpg (consulté le 7 novembre 2009). Fig. 13 Maîtres Schindler, Tschoke et Thiele, Synagogue de la Cigogne Blanche (1826) avant la restauration, Wrocław/Breslau. Photo © Florence Lelait (2005). Fig. 14 Maîtres Schindler, Tschoke et Thiele, Synagogue de la Cigogne Blanche (1826) après la restauration (2007), Wrocław/Breslau. Photo : Julo. Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/a4/WroclawSynagogaPodBialymBocianem.jpg (consulté le 7 novembre 2009).
276 Fig. 15 Carte de la Silésie par le père Gregor (1904), publiée par Karol Miarka Mikołów 1904. Imprimerie : Karol Flemming, Glogau/Glogaw. Source : Musée de Silésie de Katowice (reprint de 1990). Fig. 16 « Souvenirs de Breslau » (Halle du centenaire, hôtel de ville, colline de Liebich, gare centrale, parc Scheitning/Szczytnicki, rue de la cathédrale, cathédrale, poste), carte postale, édition E. Nachtrab (env. 1910). Source : Collection Florence Lelait. Fig. 17 Gare ferroviaire de Wrocław/Breslau. Photo © Florence Lelait (2005). Fig. 18 Erich Mendelsohn, grand magasin de Rudolf Petersdorf, Wrocław/Breslau (1927- 1928), état actuel (2006). Photo : Myriam Thyes. Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/70/Wroclaw-mendelsohn-026.JPG (consulté le 7 novembre 2009). Fig. 19 Max Berg et atelier, Halle du centenaire (Jahrhunderthalle)/Halle du Peuple (Hala Ludowa) (1911-1913), Wrocław/Breslau, vue d’ensemble. Photo © Florence Lelait (2005). Fig. 20 Max Berg et atelier, Halle du centenaire (Jahrhunderthalle)/Halle du Peuple (Hala Ludowa) (1911-1913), détail intérieur de la coupole, Wrocław/Breslau. Photo © Agnieszka Niewiedział (2008). Fig. 21 Fabrique de limonade à Hrušov/Hruschau, carte postale (1910). Source : Nicole HirschlerHoráková/Vladimír Horák – Archives personnelles. Fig. 22 Usine chimique à Hrušov/Hruschau (années 1920). Source : Archives municipales de la ville d’Ostrava (Archiv Města Ostravy, AMO), LXIII-4-2l62. Fig. 23 Monument aux morts de la Première Guerre mondiale (années 1920-1930), cimetière de Ścinawa Nyska/Steinsdorf (voïvodie d’Opole). Photo © Agnieszka Niewiedział (2006). Fig. 24 Monument aux morts des deux guerres mondiales (années 1920-1930), place centrale de Śmicz/Smicz (1936 – Lößtal), (voïvodie d’Opole), détail : plaque ajoutée sur recommandation des autorités régionales (années 2000). Photo © Agnieszka Niewiedział (2006). Fig. 25 Monument aux morts des deux guerres mondiales (années 1920-1930 - plaques latérales avec les noms des morts de la Seconde Guerre mondiale ajoutées dans les années 2000), Kujau/Kujawy (voïvodie d’Opole). Photo : Gerard Kosmala (2006). Fig. 26 Persécutions contre un couple polono-allemand (1941), Ścinawa Nyska/Steinsdorf (voïvodie d’Opole). Cadre tiré du film : Forbidden Love – The Story of Bronia and Gerhard de Marek Tomasz Pawłowski, Zoyda Art Production, WDR, 2002. Source : Marek Tomasz Pawłowski (2007). Fig. 27 Fausse pièce d’identité de Maxymilian Kośny du temps de la clandestinité (1942). Source : Archives de la famille Kośny. Photo © Adriana Dawid (2009). Fig. 28 Colonne des Allemands « déplacés » en route vers un point de regroupement, environs de Wałbrzych/Waldenburg (1946). Photo : Stanisław Dąbrowiecki. Source © Polska Agencja Prasowa. Fig. 29 Point de regroupement des Allemands « rapatriés » par l’Office National des Rapatriements (Państwowy Urząd Repatriacyjny), (1945-1946). Photo : [s.a]. Source : Państwowy Urząd Repatriacyjny, sygn. GK album 72.
277 Album offert par Krystyna Niewiadomska, Instytut Pamięci Narodowej, Varsovie (2009), © Instytut Pamięci Narodowej. Fig. 30 Arrivée en Silésie d’Opole des déplacés polonais des confins orientaux et d’autres régions de Pologne (1945). Photo © Stanisław Bober. Source : Archives iconographiques du département d’ethnographie du Musée de la Silésie d’Opole à Opole (2007). Fig. 31 Arrivée en Silésie d’Opole des déplacés polonais des confins orientaux et d’autres régions de Pologne (1945). Photo © Stanisław Bober. Source : Archives iconographiques du département d’ethnographie du Musée de la Silésie d’Opole à Opole (2007). Fig. 32 Les habitants du village de Biłka Szlachecka/Верхня Білка (voïvodie de Lwów, aujourd’hui en Ukraine) (années 1930). Photo : [s.a]. Source : Archives iconographiques du département d’ethnographie du Musée de la Silésie d’Opole à Opole (2007). Fig. 33 Les habitants du village de Biłka Szlachecka établis dans le village Grodziec (voïvodie d’Opole, années 1940). Photo : [s.a]. Source : Archives iconographiques du département d’ethnographie du Musée de la Silésie d’Opole à Opole (2007). Fig. 34 Domaine de Krzyżowa/Kreisau, ancienne résidence de la famille von Moltke. Siège de la Fondation Kreisau/Krzyżowa pour l’entente européenne et du Centre de rencontres internationales pour la jeunesse (voïvodie de Basse-Silésie, 1989). Photo : [s.n.]. Source : Stiftung Kreisau für Europäische Verständigung/Fundacja ‘Krzyżowa’ dla Porozumienia Europejskiego, 2009. Fig. 35 Cénotaphe de Helmuth James von Moltke et son frère, Krzyżowa/Kreisau (voïvodie de Basse-Silésie, 1989). Photo : [s.n.] (2001). Source : Stiftung Kreisau für Europäische Verständigung/Fundacja ‘Krzyżowa’ dla Porozumienia Europejskiego, 2009. Fig. 36 Rencontre entre Tadeusz Mazowiecki et Helmut Kohl (1989), Krzyżowa/Kreisau (voïvodie de BasseSilésie). Photo : Marthin Athenstädt. Source : Deutsche Presse-Agentur/Polska Agencja Prasowa. Fig. 37 Calvaire près de Gryżów (district Nysa, voïvodie d’Opole) (années 1990-2000). Photo : Agnieszka Niewiedział (2006). Fig. 38 Calvaire à l’emplacement de l’ancien cimetière protestant (années 2000), Rudziczka/Riegersdorf (voïvodie d’Opole). Photo : Agnieszka Niewiedział (2007). Fig. 39 Monument en mémoire des assassinés dans les confins (Pomnik pomordowanych na Kresach), Breslau/Wrocław, 1999. Photo : Florence Lelait (2005). Fig. 40 Hermann Dernburg, Grand magasin Renoma (anciennement magasin Wertheim), Wrocław/Breslau (1928-1930). Photo : Florence Lelait (2005). Fig. 41 Hermann Dernburg, Grand magasin Renoma (anciennement magasin Wertheim), Wrocław/Breslau (1928-1930), carte postale. Source : http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/94/ Wertheim_3_600dpi.jpg (consulté le 7 novembre 2009). Fig. 42-44 Couvertures des romans de Marek Krajewski. Source : Blog de Marek Krajewski, http://www.marek-krajewski.pl/index.php?cont=2&id=2 (consulté le 7 novembre 2009).
CULTURES D’EUROPE CENTRALE Revue publiée par le CIRCE Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université Paris-Sorbonne (Paris IV) L’idée d’ « Europe centrale » est apparue au XIXe siècle pour désigner tout d’abord la « Mitteleuropa » germanique, soit réduite à la petite Allemagne bismarckienne, soit étendue à la sphère d’influence germanique de l’Empire austro-hongrois. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe centrale désignait plutôt les « petits peuples slaves », longtemps considérés sous l’angle strict de leurs frontières nationales, et l’on s’est résigné à ne voir en eux que la pointe la plus proche du « glacis communiste » : c’était, pour reprendre l’expression de Milan Kundera, l’époque de « l’Occident kidnappé ». Depuis 1989, c’est une évidence qu’il faut dépasser ces clivages obsolètes et susciter une réflexion transversale qui interroge sous le signe d’une « histoire partagée » la cohérence et les divergences de cette vaste région multiculturelle, « entre Allemagne et Russie », mais composée d’une mosaïque de cultures imbriquées les unes dans les autres et qui se sont mutuellement fertilisées. Cette conviction est à l’origine du Centre interdisciplinaire de recherches centreeuropéennes (CIRCE), qui prend en compte les apports de l’histoire et des sciences sociales, tout en s’attachant aussi à l’étude des phénomènes esthétiques (littéraires et artistiques). Les thèmes de recherche abordent les enjeux collectifs de cette aire culturelle commune : croisements et passages littéraires, historiques, sociologiques, politiques et identitaires, autour de programmes pluriannuels, parmi lesquels figurent « Les confins en Europe centrale », « L’illustration en Europe centrale », « Identités et modernité en Europe centrale » et « Les villes multiculturelles en Europe centrale ». La revue Cultures d’Europe Centrale publie en numéros thématiques les travaux issus des programmes de recherche organisés par le CIRCE, ainsi que des ouvrages « hors série » consacrés à une culture particulière, dossiers et anthologies, ou édition d’un texte classique dont l’absence en français constitue une lacune dommageable pour la connaissance de la culture en question. La revue est une revue éditée, depuis sa création. Le comité de lecture retravaille avec chaque auteur sa contribution, afin de constituer chaque volume en un tout cohérent. La préparation de chaque numéro est confiée à un ou plusieurs rédacteur(s) ; néanmoins, les opinions exprimées dans les textes sont de la stricte responsabilité de leur auteur.
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Numéros parus N° 1 (2001) : « Figures du marginal dans les littératures centre-européennes » N° 2 (2002) : « Merveilleux et fantastique dans les littératures centre-européennes » N° 3 (2003) : Esthétique des confins I : « Le Voyage dans les confins » N° 4 (2004) : Esthétique des confins II : « Le Mythe des confins » N° 5 (2005) : Esthétique des confins III : « La Destruction des confins » N° 6 (2006) : « L’illustration en Europe centrale aux XIXe et XXe siècles. Un état des lieux » N° 7 (2008) : « La multiculturalité urbaine en Europe centrale (fin XIXe siècle-début XXIe siècle) : Villes moyennes et bourgades » N° 8 (2009) : « Lieux communs de la multiculturalité urbaine en Europe centrale » À signaler : Les Villes multiculturelles en Europe centrale, Paris, Belin, 2008. Numéros Hors série : Hors série n° 1, 2002 : « Poésie latine de Bohême, Renaissance et maniérisme : anthologie » Hors série n° 2, 2003 : « Aux frontières, la Carinthie. Une littérature en Autriche des années 1960 à nos jours » Hors série n° 3, 2004 : « La Terre des grandes promesses et des partis pris », édition bilingue et commentée d’extraits choisis du roman La Terre promise de Władysław Stanisław Reymont Hors série n° 4, 2007 : « Le Banat, un Eldorado aux confins » Hors série n° 5, 2007 : « Karol Irzykowski (1873 -1944), La Chabraque (Pałuba, 1903) », édition bilingue et commentée d’extraits choisis du roman Hors série n° 6, 2009 : « Mémoire(s) de Silésie : mythe ou réalité ? » À paraître : « La Slovaquie » « La Transylvanie » « La Voïvodine
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Rédaction de la revue : CIRCE Université Paris-Sorbonne (Paris IV) 108, BD. MALESHERBES 75850 PARIS CEDEX 17 Téléphone : 01 43 18 41 57, Télécopie : 01 43 18 41 46 http://www.circe.paris4.sorbonne.fr Responsables de la publication : Delphine Bechtel et Xavier Galmiche Mail : [email protected] [email protected] Diffusion : Association pour la diffusion de la culture centre-européenne ADICE http://www.adice.fr Informations: [email protected] Numéro ISSN : 1633-7452 Périodicité : 1 ou 2 par an, année de première publication : 2001 Langue : Français Sujets : Europe centrale et orientale, littérature, culture et histoire (domaines allemand, autrichien, balte, biélorusse, hongrois, polonais, roumain, slovaque, tchèque, ukrainien, russe, yiddish, etc.). Tarif : selon les numéros, frais de port en sus. N° 1 : 7 euros ; N° 2 : 8 euros ; N° 3: 12 euros, N° 4 : 15 euros ; N° 5 : 15 euros, N° 6 : 15 euros, N° 7 : 15 euros, N° 8 : 15 euros. Hors-série : N° 1 : 6 euros ; N° 2 : 15 euros, N° 3 : 15 euros, N° 4 : 15 euros, N° 5 : 15 euros, N° 6 : 15 euros.
ISBN : 978-2-917374-03-0 ISSN : 1633-7452