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French Pages 456 [458] Year 2010
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WWWPETERLANGDE
Membralité écologique des êtres dans la théologie chrétienne et dans la pensée bantoue
Publications Universitaires Européennes Europäische Hochschulschriften European University Studies
Série XXIII Théologie Reihe XXIII Series XXIII Theologie Theology
Vol./Bd. 908
PETER LANG
Frankfurt am Main · Berlin · Bern · Bruxelles · New York · Oxford · Wien
Paulin Monga Wa Matanga
Membralité écologique des êtres dans la théologie chrétienne et dans la pensée bantoue Fondement d’une éthique de la tempérance
PETER LANG
Internationaler Verlag der Wissenschaften
Information bibliographique de la Deutsche Nationalbibliothek La Deutsche Nationalbibliothek a répertorié cette publication dans la Deutsche Nationalbibliographie ; les données bibliographiques détaillées peuvent être consultées sur Internet à l’adresse http://dnb.d-nb.de. Zugl.: München, Univ., Diss., 2010
D 19 ISSN 0721-3409 ISBN 978-3-653-00021-4 © Peter Lang GmbH Internationaler Verlag der Wissenschaften Frankfurt am Main 2010 Tous droits réservés. L’ouvrage dans son intégralité est placé sous la protection de la loi sur les droits d’auteurs. Toute exploitation en dehors des étroites limites de la loi sur les droits d’auteurs, sans accord de la maison d’édition, est interdite et passible de peines. Ceci vaut en particulier pour des reproductions, traductions, microfilms, l’enregistrement et le traitement dans des systèmes électroniques. www.peterlang.de
« Nous nous trouvons aujourd’hui à un carrefour… Le chemin parcouru jusqu’ici nous paraît facile. Mais ce n’est qu’une apparence. Car il s’agit en fait d’une splendide autoroute qui nous permet sans doute d’avancer à une allure très rapide, mais qui nous conduit en réalité au désastre. L’autre route – celle que nous n’empruntons que trop rarement – offre pourtant la dernière et unique chance de parvenir au but qui permettrait de sauvegarder l’intégrité de la terre. » (Rachel Carson)
A ceux qui prennent, peu à peu, goût à l’amour de la création, patrimoine précieux de toute l’humanité, et se soucient de la sauvegarder ; à ceux qui luttent pour le maintien de l’équilibre écologique humain et infrahumain, Nous dédions ce travail, fruit d’efforts à la fois personnels et collectifs.
Avant-propos
Être vivant signifie exister en relation avec les autres êtres. Vivre, c’est être en communication dans la communion. Cette communion qui limite et demande de laisser une marge de manœuvre à l’autre pour son épanouissement. Un devoir éthique qui exige de la tempérance pour son succès. Ceci révèle, sans doute, que depuis notre naissance, nous ne cessons d’être en contact permanent avec l’environnement humain et infrahumain. C’est par la prise en compte de cette interdépendance existentielle que l’on acquiert la vérité, la connaissance, l’ouverture. Et, au seuil de ce travail, nous avons à témoigner de notre reconnaissance à tous les cœurs qui ont contribué à notre croissance. Nous rendons grâce à Dieu, pour son auto-communication et parce qu’il est cause première de notre être et de notre existence. C’est par sa grâce et son amour que nous sommes devenu ce que nous sommes. A notre cher papa Joseph MATANGA et à notre chère maman Marie-José MUKUMBI, cause seconde de notre existence, merci pour tout ce que vous êtes pour nous. Nous rendons hommage au Professeur Docteur Konrad HILPERT pour sa disponibilité qu’il nous a manifestée, en acceptant de nous accompagner dans notre recherche, de l’ajuster notamment par son attention soutenue et ses appréciations critiques édifiantes. Merci à vous confrères salvatoriens en Allemagne, pour votre accueil et votre assistance spirituelle, morale et matérielle dont nous sommes bénéficiaire. Merci à la famille salvatorienne du Congo pour l’ambiance communautaire dont nous gardons toujours de bons souvenirs. A vous chers frères et sœurs, amis et connaissances, veuillez trouver ici l’expression de notre profonde gratitude. Et à toi aussi, ne te sens pas oublié ! Paulin MONGA WA MATANGA
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Sigles ACAT ACP ANEE APA BAD CCEE CCNUCC CEC CERA CEROS CETA CEZ CMED CNUED COE DEFAP FAO GATT JPIC KEK NRT OCCM OCDE OGM OMS ONG ONGD ONU OUA PAM PNAE PNUD PNUE RAT RDC RSR UNESCO
Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture Afrique Caraïbes Pacifique Association Nationale pour l’Evaluation Environnementale Agence de Presse Africaine Banque Africaine de Développement Conseil des Conférences Episcopales d’Europe Convention-Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique Catéchisme de l’Eglise Catholique Centre d’Etudes des Religions Africaines Centre d’Etudes et de Recherches Œcuméniques et Sociales Conférence des Eglises de Toute l’Afrique Conférence Episcopale du Zaïre Commission Mondiale pour l’Environnement et le Développement Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement Conseil Œcuménique des Eglises Département Evangélique Français d’Action Apostolique Food and Agriculture Organization General Agreement on Tariffs and Trade Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce Justice, Paix et Intégrité de la Création Konferenz Europäischer Kirchen Nouvelle Revue de Théologie Œuvres Complètes de Cardinal Malula Organisation de Coopération et de Développement Economique Organismes Génétiquement Modifiés Organisation Mondiale de la Santé Organisation Non Gouvernementale Organisation Non Gouvernementale de Développement Organisation des Nations Unies Organisation de l’Unité Africaine Programme Alimentaire Mondiale Plans Nationaux d’Action pour l’Environnement Programme des Nations Unies pour le Développement Programme des Nations Unies pour l’Environnement Revue Africaine de Théologie République Démocratique du Congo Revue des Sciences Religieuses United Nations Educational Scientific and Cultural Organisation
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Introduction générale Contour de la thèse et but, méthode et subdivision Chaque situation de crise humaine, d’infortune est toujours une occasion pour l’homme de penser à nouveau. Cela exige à l’homme de reconsidérer son environnement global, de poser des limites à ses actions, de se retrouver, en vue d’amorcer un nouveau départ. C’est ainsi que l’humanité a toujours évolué. La crise écologique, comme signe de temps,1 est épinglée de partout. En effet, le monde se trouve aujourd’hui à un stade capital de lutte pour l’émergence d’une conscience internationale radicale en matière écologique. Cette conscience, qui s’est accentuée, au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle, a pris l’élan dans la société occidentale et s’étend aussi sur le continent africain 2. L’humanité est entrée dans une ère de l’histoire que beaucoup appellent l’âge écologique.3 Aux quatre coins du globe se constatent des forêts déboisées, de la pollution de l’air, de l’eau, du sol et des établissements humains, etc. Loin d’être un simple phénomène de mode, le constat alarmant d’un environnement périclitant, renforcé par quelques-unes des catastrophes qui ont sur la conscience de l’homme l’impact que l’on sait – qu’elles soient son propre fait ou celui des caprices de la nature – en a amené plus d’un à se demander dans quelle mesure leur savoir aussi bien anthropo-culturel et scientifique que théologico-religieux pourrait contribuer à la protection de l’environnement. La problématique écologique se veut alors être le lieu d’apprentissage d’un nouveau langage commun, grâce au dialogue interdisciplinaire. En effet, cette crise planétaire est devenue une préoccupation mondiale à tous les niveaux de réflexion, de décision et d’action. Et l’Eglise n’est pas en reste. C’est dans cette optique que le Pape Jean Paul II cite, au registre des défis actuels à relever, la nécessité de conjurer la « catastrophe écologique » par une « écologie humaine » attentive à protéger le bien primordial de la vie. Il s’interroge dans sa lettre apostolique « au début du troisième millé-
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Signe de temps dans son sens primaire, comme tout événement qui défie la pensée, la foi et la praxis. Cf. Siegwalt, G., « La crise écologique, un défi pour la pensée, pour la foi et pour la praxis », in : Revue d’éthique et théologie morale, Supplément n° 169, 1989, 88. Pour utiliser le terme du même théologien, la crise écologique est une visitation. En effet, le terme « visitation » est courant dans la tradition biblique. La visitation est d’abord un jugement, mais, comme toute la prédication prophétique le montre, le jugement est en vue d’un salut. Ce « pôle » salut peut l’emporter, comme dans le Cantique de Zacharie (Benedictus), dans le Nouveau Testament : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, de ce qu’il a visité et racheté son peuple » (Lc 1, 68), 89. Par souci de concision et pour éviter la lourdeur syntaxique, chaque fois que l’on citera l’Afrique ou l’Africain, il s’agira de l’Afrique et de l’Africain au Sud du Sahara, où le « Muntu » a originairement son siège. Comme ce terme muntu sera employé permanemment, il est utile d’en préciser le sens de prime à bord. Le muntu est, en fait, le singulier de bantu (ou bantoue), qui signifie à la fois l’homme tout simplement, la force vitale et un groupement ethnique situé au Sud du Sahara. Mc Carthy, J., “Le Christ cosmique et l’âge de l’écologie. Une lecture de Col 1, 15-20”, in: Nouvelle Revue Théologique, Tome 116/n°1, Janvier-Février 1994, 27.
14 naire » : « Comment nous tenir à l’écart des perspectives d’un désastre écologique, qui fait que de larges zones de la planète deviennent inhospitalières et hostiles à l’homme ? »4 Le temps contemporain controversé, caractérisé par une dégénérescence morale, est causé par le fait que l’homme moderne vit de façon morcelée. Il se divise lui-même en se développant de façon unilatérale. Il privilégie le côté matériel, la raison physique – avec tous les avantages technologiques reconnus et qui sont à saluer – et oublie l’autre pendant : son côté spirituel et profond, la raison métaphysique. Il n’est pas alors surprenant que cet homme verse dans les inconvenances qui se traduisent de nos jours par ce que l’on appelle désormais «crise écologique». L’homme crée de ce fait un déséquilibre en lui-même et dans la nature. Cela étant, il va sans dire que la cause de ce désastre planétaire est l’homme lui-même. Au moment où l’intelligence humaine semble atteindre l’un de ses sommets, en marquant des points admirables dans la technologie, elle se rend compte avec amertume et angoisse que l’homme lui-même est en voie de détruire, en quelques décennies, de délicats et énormes écosystèmes, et par là se détruire lui-même. Par sa recherche effrénée d’autonomie, de se percevoir comme étant isolé, coupé de tout ce qui est à l’extérieur de lui, de la nature, de ses semblables, de la divinité trinitaire créatrice et rédemptrice de tout, l’homme expérimente à la fois sa « surpuissance » et son « impuissance ».5 Puisque le drame humain en soi est inséré dans l’ensemble de l’organisation cosmique, cela implique que la perturbation de l’homme se répercute aussi sur l’ordre cosmique. Ainsi, notre thèse : Le Muntu (l’homme) ne peut pas penser sa destinée, et son développement, en l’isolant de l’organisation générale du cosmos, ou mieux sans égard à son environnement global. Cela implique que si le Muntu n’opère pas une conversion écologique qui se matérialise par une « compassion écologique »6, fondée sur
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Jean Paul II, Novo millennio ineuente, Lettre apostolique du 6 janvier 2001, n°51. Au registre des défis actuels à relever, le Pape cite également les problèmes de la paix, souvent menacée, avec la hantise des guerres catastrophiques, le mépris des droits humains fondamentaux de tant de personnes, spécialement des enfants. Moltmann, J., Dieu dans la création, Paris 1988, 35-36. Bastaire, J., in: Chants des créatures, cité par Sombreval dans son article : « Péchés de l’homme et colère de la terre (le Tsunami vu par un spécialiste de la Réversibilité) », dimanche 23 janvier 2005, 4. Il développe cette notion comme suit : « ‘La compassion écologique’ dépasse infiniment le souci d’un simple sauvetage de la création. Il s’agit en propre du salut de l’univers, de la guérison de son statut ontologique radicalement perturbé, dévié par l’homme et que l’homme a pour fonction de redresser et de libérer de façon à ce que, conformément au dessein initial du Créateur, toutes les créatures chantent la gloire du Père. Par son action, l’homme doit sans doute remonter la pente de ses déprédations en cessant de se livrer au saccage de la planète. Mais il ne s’en tirera pas seulement par des mesures techniques et politiques, fussent-elles de très grande envergure. (…) La révolution devra s’effectuer dans l’homme même, au plus profond de son for intime. Les choses ne changeront que si les personnes changent. Il est tragiquement mensonger de croire qu’on pourra assainir la situation en se bornant à réviser les moyens et les méthodes. Cette révision indispensable ne s’opérera qu’accompagnée et nourrie par une mutation dans le comportement spirituel. (…) Dans le langage scientifique actuel, on pourrait dire que les chrétiens détiennent, contre l’inlassable
15 la tempérance, c’est la nature qui l’anéantira. D’où la question : N’y a-t-il pas de réalités et valeurs existentielles qui puissent être reposées et repensées comme repères, comme fondements à la tempérance, dans l’action de l’homme contemporain, fondements susceptibles de régler l’avidité humaine ? Le chemin d’une éthique philosophico-théologique de la tempérance, dont nous nous proposons de tracer les jalons, est à approcher dans un rapport trilogique de l’homme à Dieu, à ses semblables et à la nature. Le concept de « membralité écologique »,7 par lequel nous nommons cette relation trilogique existentielle et qui implique l’interdépendance créatrice, réciproque et non passive, unilatérale des êtres, sera la notion « phare » de la réflexion à la fois historico-évolutive, systématique et pratique. La réflexion invite plus à une démarche qu’à proposer des résultats. Une démarche comprise comme une métanoia de la pensée et de la foi, en vue d’une nouvelle praxis caractérisée par la responsabilité nourrie à la source de la tempérance. On le verra, la tempérance est une notion éthique qui renferme la propriété fondamentale non pas d’exclusion mais d’inclusion et d’intégration. Il est évident que les problèmes écologiques se posent différemment d’un milieu à un autre. La République Démocratique du Congo, mon pays d’origine, qui sera le champ d’action, connaît une problématique écologique particulière. Ce pays, engagé depuis de décennies dans l’effort de reconstruction ne sait que péniblement s’en sortir. Le Congolais semble même perdre la conscience de sa vocation, celle de vivre heureux, comme tout homme sur terre. Toute une tonne de malheurs s’abat sur lui : guerres, famine, tribalisme, immigration, maladies épidémiques, catastrophes naturelles et écologiques, etc. A mon avis, cette chaîne de malheurs se mue en un environnement malsain à la fois matériel et humain. Concrètement, le Congolais fait face à un conflit d’accès et d’usage en rapport avec l’environnement, à tel point qu’il en arrive à perdre la pertinence du sens des choses et ses valeurs. Le Congolais continue à abîmer son territoire par nécessité. Cette crise est d’un triple ordre. C’est, premièrement, l’accès incontrôlé, désordonné et par des moyens artisanaux,
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entropie du péché, l’arme absolue de la néguentropie du Christ. Tout s’écoule et se dissout dans la création blessée par la chute. Tout est ressaisi et régénéré par les serviteurs du Verbe incarné qui rétablissent en tout la circulation de l’Amour ». Le concept « membralité », auquel nous ajoutons l’adjectif « écologique », est un néologisme utilisé pour la première fois par le théologien congolais Oscar Bimwenyi Kweshi (1981) pour décrire le Négro-africain dans son auto-compréhension existentielle. Il signifie que le Négroafricain se comprend comme étant fondamentalement membre. (…) L’être humain, quel qu’il soit, est membre d’un ensemble qui le constitue et le dépasse. Il ne peut pas ne pas être membre de… Déjà au niveau de ses constituants physiologiques, en commençant par les différents membres de son corps jusqu’aux cellules et aux constituants les plus élémentaires de son organisme, les molécules, les atomes, les électrons et les photons, tout en lui est intimement interconnecté et fait de lui constitutivement une « béance » vers les autres (organismes, êtres) sans lesquels il ne peut survivre et qui, à leur tour, ont besoin de lui. Tout en lui et autour de lui proclame : « Tu es partie intégrante de tout ce qui est ». Nous développerons ce concept plus en détail dans la deuxième partie. Cf. Panu-Mbendele, La « membralité » : Clé de compréhension des systèmes thérapeutiques africains, Fribourg 2005, 7.
16 aux ressources naturelles, à cause de la pauvreté. La lutte pour la survie supplante la lutte pour l’environnement et ce phénomène conduit à une sorte de cercle vicieux qui ne peut qu’entraîner toujours plus le Congolais dans sa misère quotidienne. Deuxièmement, les problèmes de l’environnement se posent avec acuité non seulement à cause de l’absence d’une politique conséquente dans ce domaine mais surtout à cause des guerres d’agression qui continuent à détruire l’écologie d’une manière irréversible. Troisièmement, ce sont les conditions hygiéniques peu enviables dans la plupart des villes congolaises, où l’eau manque, les installations sanitaires inexistantes ou inefficaces, les égouts se déversent dans la baie de la capitale et les rues encombrées de détritus. On y reviendra en détail dans un chapitre consacré à cet état de lieu. On constate quotidiennement, d’une part, que la prise de conscience individuelle et collective de cette catastrophe écologique n’a qu’à peine lieu en raison de la pauvreté qui règne en maître dans l’ensemble du pays. Le Congolais pense d’abord à sa propre survie avant de pouvoir se consacrer à celle de son environnement. D’autre part, il reste évident qu’une bonne vie ne va de pair qu’avec un environnement sain. Donc un réexamen de ses actions est plus que nécessaire. Au-delà du Congolais, l’Africain a besoin de revisiter sa structure ontologique profonde qui est essentiellement holistique, et non mutilée. Le lien profond de l’Africain à la nature et au respect dû à la création divine, par lesquels il accomplit sa vocation de « prêtre de la création »8, se substitue, pourtant, à une pensée d’une nature vue simplement comme objet à exploiter à sa guise ; une pensée importée qui fait oublier à l’Africain son bagage culturel bien fourni en cette matière : sa vision holistique du monde, où il ne sépare jamais le profane du spirituel, et où il se sait partie intégrante et « membre » d’un « Netzwerk » cosmique. Le Muntu a besoin de revitaliser de vertus qui se traduisent par une sensibilité envers la nature, ou la terre, qui reste à tout jamais le lieu et le symbole de la vie pour lui. Il convient de penser à nouveau la relation entre l’écologie et la responsabilité pour la promotion de la vie. Dans cette perspective, ce qui a trait à la terre dont nous sommes solidaires par notre existence même doit devenir un sujet de préoccupation pour la théologie africaine. Parler de Dieu en restant à l’écoute du village, du quartier ou de la rue, sans renoncer à la prétention de tenir un discours qui se veut scientifique : tel est le défi que doit relever le théologien africain, pour éviter des propos désincarnés. Il est question de ressaisir le lien de notre être au monde, afin de mieux cerner les nouveaux appels de la foi et de l’Evangile au moment où, précisément, la survie de l’Africain est mise en jeu.9 Car, les problèmes d’environnement ne relèvent pas seulement des luttes sociales et du champ politique. Ils touchent plus profondément l’éthique et le religieux. A la limite, ils nous concernent dans notre existence incarnée. Ainsi, la théologie de la reconstruction 10 de l’Afrique en général, et du Congo en particulier – théologie dans laquelle nous situons notre dissertation – passera par le renoue-
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L’expression est de Jean Marc Ela, Repenser la théologie africaine. Le Dieu qui libère, Paris 2003, 117. Id., 118. Cette théologie fera l’objet d’un chapitre spécifique. Elle a été plus développée par le théologien congolais Kä Mana, notamment dans ses ouvrages : La nouvelle Evangélisation en Afrique, Paris 2000 et Théologie africaine pour le temps de crise. Christianisme et recons-
17 ment de l’Africain avec ses valeurs profondes. Ce renouement n’est pas dans le sens d’un retour vil au passé, mais plutôt dans le sens d’une recherche de synthèses nouvelles dans la tempérance. C’est plus la conscience, qui permet de se rendre compte de l’état de son entourage, avec comme corollaire la responsabilité, qui sera sollicitée dans la démarche pratique. Il n’y a pas lieu d’une théologie culturaliste exclusiviste qui donnerait seulement à penser le développement en conformité avec les valeurs de la tradition africaine. L’option est celle d’une théologie de la synthèse, d’une théologie du développement intégral soucieuse de s’enraciner dans les valeurs de la tradition culturelle africaine et de considérer les réalités concrètes africaines dans leurs articulations dynamiques. Le tout orienté dans un équilibre intégratif. Cela étant, trois grandes parties à trois chapitres chacune constituent notre dissertation. Dans la première partie, on passera en revue l’état de la prise de conscience écologique planétaire, analysant la crise écologique comme signe de temps qui invite au réajustement de l’action humaine. Puis on rappellera l’idée fondamentale symbiotique des êtres, cela aussi bien en philosophie qu’en théologie traditionnelles. Des approches soucieuses de l’harmonie et de l’unité membrale de l’homme avec son environnement humain et infrahumain seront formulées. Un tel répertoire de modèles et énoncés d’ordre écologiques consistera à montrer la « préexistence » de ce savoir écologique intégratif et inclusif des êtres créés, avant même l’émergence de l’engouement actuel autour de la question écologique. L’existence est symbiose et harmonie ; cette vérité historique doit avoir une incidence sur l’agir moral de l’homme. Dans la deuxième partie, l’orientation plus bantu permettra d’exposer la profondeur anthropologique du Muntu dans ses relations, sous un triple aspect : théandrique, altruiste et cosmique. L’intention de la partie est d’abord d’explorer, en dehors de l’excursus de l’état écologique congolais, la distinctivité de chaque dimension de la triple orientation de l’être humain. Il s’agit, ensuite, de mettre en exergue les valeurs impliquées par chacune des orientations de notre être, et comment elles agissent l’une sur l’autre et se conditionnent réciproquement. Cela fera aboutir, enfin, à la possibilité d’une théologie de la reconstruction, comme lieu intégrant les trois dimensions de l’être humain. Dans la troisième partie, on examinera la nature de la tempérance comme vertu dans la morale existante, et de sa particularité dans l’action morale qui l’élève au niveau d’une éthique. Il sera, en plus, question d’interroger l’homme lui-même dans sa constitution aussi bien somatique, psychologique que spirituelle, en vue de bien appréhender les motivations profondes de ses actions. Le tout part du corps humain, pense-t-on. La corporéité sera posée comme lieu anthropologique qui reflète sagesse et tempérance par la façon dont on en prend soin, ou encore aussi, lieu où l’inverse peut se produire. Comme siège des ambitions, le corps doit s’accompagner d’une sagesse qui maîtrise ses exigences et ses caprices, une sagesse qui prête attention à la dimension somatique qui constitue le corps, et qui décide du bien vivre humain jusque dans sa manière charnelle d’exister. Ce
truction de l’Afrique, Paris 1993. Mais la terminologie « reconstruction » est issue de la conférence des Eglises de toute l’Afrique (CETA) qui ont siégé à Nairobi en 1991. Voir André Karamaga, José Belo Chipenda, Jesse N.K. Mugambi, C.K. Omari, L’Eglise d’Afrique. Pour une théologie de la reconstruction, Nairobi, Défis africains, Conférence des Eglises de toute l’Afrique, 1991.
18 qui équivaut à vivre une vie authentiquement éthique, c’est-à-dire axée sur l’humain au sens plein du terme, sans prétention à s’égaler aux dieux ni tendance à régresser dans l’animalité.11 Par ailleurs, il est à faire remarquer que toutes les formes d’éthiques, plus ou moins élaborées dans le parcours du travail, reposent sur un seul présupposé : que l’individu est membre d’une communauté des êtres interdépendants. Ces différentes formes d’éthiques sont comme un élargissement de frontières de la communauté qui s’impose originairement à l’homme, de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux. Elles font passer ainsi l’homo sapiens du rôle de conquérant de la communautéterre à celui de membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté.12 C’est cette interdépendance réciproque et créatrice des êtres qui fonde alors l’éthique de la tempérance. Telles sont les prémisses d’une réflexion, certes difficile mais néanmoins vitale et incontournable, que nous nous proposons d’approfondir, par souci de promouvoir un environnement viable par de choix et gestes conscients qui contribuent au développement de l’Afrique.
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Cf. Bordeleau, L.-P., “Quel corps pour la sagesse?”, in : Csepregi, G., Sagesse du corps, Québec 2001, 155. Cf. Léopold, A., Almanach d’un comté des sables, 1e éd., Paris 1949, 258-259, cité par Pascal Acot, Du mouvement romantique à Aldo Léopold : Quelques racines non religieuses de l’éthique environnementale, in : Fagot-Largeault, A./Acot, P. (dir.), L’éthique environnementale, Paris 2000, 94.
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Première partie : Modèles et énoncés d’ordre écologique dans le développement historique « L’homme s’est égaré dans le maquis de la chimie et de la technique et se verra contraint de rebrousser chemin, même si c’est pénible. Il lui faudra découvrir à quel moment il s’est fourvoyé et faire la paix avec la nature. Ce faisant, il pourra peut-être retrouver le rythme de la vie et l’amour des choses simples, ce qui lui sera source d’une joie toujours renouvelée ».
« Réamorcer un dialogue n’est possible que si l’on est conscient de tout ce qui sépare ». Jean Marie Aubert
Richard St Barbe-Baker
Introduction de la première partie Le savoir écologique est essentiellement intégratif et inclusif. Il est un savoir éthique qui établit un rapport équilibré et respectueux entre l’homme et son milieu ambiant dans son double aspect matériel et humain. C’est dans ce sens que le Pape Jean Paul II a parlé de l’ « écologie physique » et de l’ « écologie humaine »13. Wilfried Lochbühler parle, lui, en terme d’environnement primaire, qui concerne la biosphère dans son ensemble (relation de tous les êtres entre eux dans leur écosystème et écotope), et d’environnement secondaire, qui est essentiellement anthropogène (le rapport de l’action humaine sur son environnement).14 Dans un sens élargi, l’environnement secondaire inclus également les relations interpersonnelles. Ceci correspondrait alors à ce que l’on appelle environnement social. Disons tout de suite qu’il s’agira de ne pas les séparer, mais de les considérer dans leurs influences réciproques, dans leurs liens interchangeables.15 Le savoir écologique est
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Audience générale du mercredi 17 janvier 2001, à la cité du Vatican, où le Pape Jean Paul II a donné sa catéchèse sur l’ « écologie humaine ». Jean Paul II qualifie la crise écologique d’un problème moral. Il stimule et soutient la « conversion écologique » qui, ces dernières années, a rendu l’humanité plus sensible vis-à-vis de la catastrophe vers laquelle on s’achemine. Ce qui est en jeu, poursuit-il, ce n’est donc pas seulement une « écologie physique », attentive à préserver l’habitat des différents êtres vivants, mais aussi une « écologie humaine » qui rende plus digne l’existence des créatures en protégeant le bien radical de la vie dans toutes ses manifestations et en préparant aux générations futures un environnement qui se rapproche le plus du projet du Créateur. Lochbühler, W., Christliche Umweltethik, Frankfurt am Main 1996, 19. Ibid. Cf. aussi Auer, A., Umweltethik. Ein theologischer Beitrag zur ökologischen Diskussion, Düsseldorf 1989, 16; Münk, H. J., „Umweltschutz zwischen individualethischer Verantwortung, personal-zwischenmenschlichem Anspruch und strukturalen (legislatorischen) Maßnahmen“, in: JCSW 31 (1990), 86; Beutter, F., Umwelt, in: Stöckle, B. (Hg.), Wörterbuch der ökologischen Ethik, Freiburg im Br. 1986, 134.
20 une éthique d’ « union »16 qui rappelle à l’homme son caractère d’unité ontologique et d’unicité par rapport à la terre qui le porte et rend possible sa vie. Ce savoir écologique est devenu critère de mesure (Maßstab) qui interpelle, de façon plus conséquente qu’avant, le plan d’action de l’homme, si celui-ci veut accroître ses chances de survie. Cette réalité substantielle et morale, l’homme ne doit pas l’oublier au risque de connaître la rupture généralisée que l’on déplore d’ailleurs déjà de nos jours. La première partie du travail prend la marque d’un répertoire qui se veut un rappel de l’anthropologie symbiotique qui est nécessaire, comme prélude fondamental à la suite de l’étude. L’intention n’est pas de faire simplement le catalogue des différentes représentations de la nature tout au long de l’histoire, c’est d’ailleurs une entreprise périlleuse. Beaucoup plus féconde me semble être une réflexion sur le rôle que les philosophes et les théologiens ont fait jouer à l’idée de nature dans leur définition même du savoir. En plus, l’intérêt historique particulier contenu dans cette partie préliminaire et générale consiste à montrer le fait que plusieurs approches philosophico-éthiques et théologiques soucieuses de l’harmonie et de l’unité membrale de l’homme avec son environnement humain et infrahumain ont été formulées, et ce avant même l’émergence actuelle d’un engouement éclatant autour de la question écologique. Il est question précisément de quelques réflexions ayant, plus ou moins, de l’impact sur l’agir moral de l’homme par rapport à son milieu environnant. C’est un effort de vouloir mettre en exergue la variabilité d’être du rapport trilogique Dieu-homme-nature au cours de l’histoire. Un autre motif rigoureux, c’est que la crise écologique, avant d’être intellectuelle, est avant tout existentielle, car elle concerne l’humanité et son avenir. Elle occasionne à ce que l’on pose avec acuité la signification du rapport entre l’homme et la nature, de la causalité qui les réunit et d’une façon plus générale le sens de l’univers. Ici se dessine davantage le contour dans lequel nous évoluerons : Il s’agira de s’orienter dans la perspective physio- et biocentrique de la nature, non en tant que tel, mais dans la mesure où elle a une incidence sur l’agir moral de l’homme. Considérer que l’homme a des droits et devoirs face à l’ensemble de la nature dont il est lui-même lié (conception physiocentrique ou écocentrique ou holistique), et que cette dernière, non seulement elle vit, mais est son lieu essentiel de vie et de survie (conception biocentrique), est ce qui sera mis en
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J. P. Deleage, dans son ouvrage : Histoire de l’écologie. Une science de l’homme et de la nature, définit l’écologie comme « une science de l’homme et de la nature ». Il en fait un développement intéressant et en dégage deux idées-forces : l’idée de globalité et l’idée de processualité. La première enseigne que tout fait système dans la nature, il y a interdépendance de tous les éléments naturels, interaction de tous les maillons de la chaîne selon une logique de causalités multiples et circulaires, les effets rejaillissant sur les causes. On développera une éthique correspondante dans la dernière partie : l’éthique de concaténation. Quant à l’idée de processualité, elle privilégie, pour l’intelligence du naturel, les processus par rapport aux éléments et les fonctions par rapport aux substances, montrant que l’intégrité des milieux de vie repose sur les équilibres complexes, des cycles de reproduction et des facultés de régénération plutôt que sur la conservation statique des espaces, des ressources ou des espèces. Il est cité par Ost, F., La nature hors la loi. L’écologie à l’épreuve du droit, Paris 2003, 90-91.
21 évidence dans cette partie.17 A ce titre, la foi et la théologie se sentent interpellées, ne serait-ce qu’à propos du dogme de la création et de la mission de l’homme dans l’univers. Et pour y répondre, une philosophie de la nature s’avère indispensable.18 La crise écologique, telle qu’elle est vécue de façon planétaire, est spécifiquement un phénomène moderne et postmoderne. La théologie et l’éthique n’ont pu être en mesure d’y réagir systématiquement qu’il y a quelques années, tentant ainsi d’énoncer des principes éthiques significatifs.19 Cet éveil de conscience écologique dans le monde aussi bien ecclésiastique que séculier constituera le premier chapitre. On répertoriera quelques énoncés éthiques dans l’enseignement de l’Eglise catholique et protestante, ayant trait à la relation de l’homme à son milieu ambiant. Puis on évoquera quelques grandes conférences internationales, surtout dans le cadre de l’ONU, et leurs conclusions saillantes en ce domaine de prise de conscience écologique. Dans le deuxième chapitre, l’on exposera quelques modèles et énoncés écologiques d’ordre philosophique. Le nœud en est de montrer que la « Naturphilosophie » et l’éthique ont évolué en connivence. Un effort de mémoire, où l’on rappelle aussi le rôle décisif que l’idée de nature a joué dans la genèse même du savoir philosophique. En dépit de différences marquées dans l’approche de la relation homme-nature, il semble que l’on soit arrivé à la même constatation, aussi bien dans l’Antiquité que dans les temps modernes. Dans l’Antiquité l’éthique y précède la physique. Mais seule celle-ci peut informer un principe éthique qui, sans elle, est vide. Il y a ici une logique non pas de morale au lieu de nature, ou de morale sans la nature, mais de nature et morale.20 Il s’est développé une éthique traditionnelle qui comptait seulement sur un comportement non cumulatif. 21
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Cf. Schlitt, M., Umweltethik, Paderborn 1992, 25. Ici Michael Schlitt classifie diverses conceptions en rapport avec la nature en quatre, auxquelles correspond une catégorie éthique précise. 1. La conception anthropocentrique où l’homme n’a d’obligations qu’envers lui-même. Comme mesure éthique vaut ici la dignité de l’homme (Würde des Menschen); 2. La conception pathocentrique où l’homme a des obligations envers les êtres sensibles, qui éprouvent ou peuvent être affectés de douleur. Le fait éthique en est ici la sensibilité (Empfindungsfähigkeit) ou la compassion; 3. La conception biocentrique où l’homme n’a d’obligations qu’envers la nature vivante. La mesure éthique est de reconnaître à cette nature son autodéploiement vital (Selbstentfaltung); 4. La conception physiocentrique (écocentrique ou holistique) où l’homme prend en considération la nature globale. Ce qui vaut comme mesure éthique est de reconnaître que la nature, dans sa différenciation, constitue un tout, dont les diverses parties dépendent les unes des autres pour le maintien de la vie (Zugehörigkeit zur Natur in ihrer Gesamtheit). Alfons Auer ramène, quant à lui ces diverses positions à deux : l’anthropocentrique et la physio-biocentrique. Une considération heureuse à notre point de vue. Cf. Auer, A., op. cit., 64. Nous paraphrasons ici Aubert, J. M., « Le monde physique en tant que totalité et la causalité universelle selon Saint Thomas d’Aquin », 88, in : Elders, L. (éd.), La philosophie de la nature de Saint Thomas d’Aquin, Studi tomistici 18, Vaticana 1982. Cf. Ganoczy, A., „Ökologische Perspektiven in der christlichen Schöpfungslehre“, in: Concilium (1991), 295-301. Cf. Zwierlein, E., „Hat die Natur Maßstäbe? Zur Debatte um Hans Jonas“, in: Zwierlein, E. (Hg.), Natur als Vorbild. Was können wir von der Natur zur Lösung unserer Probleme ler-
22 Sans doute, comme à l’époque grecque, la philosophie naturelle des temps modernes informe-t-elle la vision éthique, mais elle le fait dans la séparation, du sujet et de l’objet, de la liberté et de la nécessité, du moral et du physique, du social et du naturel.22 La philosophie naturelle des temps modernes s’est distanciée de la nature, en annonçant même sa fin, alors qu’elle ne peut exister sans elle. En outre, il est un fait que pour comprendre l’humanisme, il faut commencer par la philosophie naturelle sans laquelle il ne pourrait exister.23 Il y a un lien existentiel entre naturalisme et humanisme qu’il convient de rétablir à nouveau. Les écologistes eux-mêmes donnent une importance particulière au passé pour penser le présent et l’avenir. C’est ainsi que Serge Moscovici, l’initiateur du mouvement écologiste en France, dira : « Les écologistes s’en tiennent à la règle du recyclage et l’appliquent non seulement aux matériaux, mais également aux idées et aux genres de vie. Pour eux, il n’y a ni poubelles de l’histoire ni passé dont on puisse faire entièrement table rase, et toute solution concrète à un problème concret d’aujourd’hui suppose une reprise en charge, une réinvention des ressources qui nous viennent d’hier. Dans la décharge publique des cultures, on trouve encore des trésors et des beautés insoupçonnées. Les écologistes pensent au présent mais n’induisent pas pour autant que tout ce qui est, tout ce qui a été soit appelé à disparaître ou à se déprécier. Le présent est une interrogation de toutes les formes de vie, dans une perspective de viabilité, de préservation, de recréation. »24 L’homme ne peut se penser que dans un environnement naturel, qu’il n’a pas fait, auquel sans doute il donne sens, mais dans lequel l’homme prend lui aussi sens : telle est, sans doute, la façon dont les phénoménologues abordent la question du paysage, unité de sens. Ils tentent ainsi d’éviter aussi bien les fantasmes de la toute puissance humaine, que les réductions naturalistes.25 Dans le troisième chapitre, il s’agira de répertorier quelques énoncés écologiques d’ordre théologique. Loin d’être exhaustif, on veut, à travers cela, souligner que la religion traduit non une simple croyance, mais bien une manière d’être totale qui englobe tous les êtres. En plus, il n’est pas superflu de ressaisir combien les sources juive et chrétienne, loin de favoriser une vision de l’homme qui, tel un démiurge, pourrait s’octroyer tout pouvoir sur la planète, l’oblige au contraire à s’en faire l’humble gérant dans un esprit de louange et de service. C’est dans ce but que Dieu a confié à l’homme le soin d’aménager la nature, de la domestiquer, au sens littéral des mots. Aménager la nature,
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nen?, Idstein 1993, 56. Nous paraphrasons ici la thèse fondamentale de sociobiologistes qui suggèrent : « Moral statt Natur oder Moral ohne Natur ». Selon Eduard Zwierlein, il y a bien, à la place de cela, une thèse profonde et englobante, dont il faut tenir compte : « Natur und Moral ». Cf. Hans, J., Le principe responsabilité, Paris 1990, 32. Larrère, C./Larrère, R., Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Paris 1997, 60. Ibid. Moscovici, S., De la nature. Pour penser l’écologie, Paris 2002, 32. Cf. Berque, A., Les raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris 1995, cité par Fagot-Largeault, A./Acot, P. (dir.), L’éthique environnementale, Paris 2000, 28.
23 c’est faire ménage avec elle. La domestiquer, c’est fonder avec elle une maison commune (domus).26 C’est, en fait, la bonne nouvelle biblique de la création, dont il faut scruter l’impact en rapport avec la problématique écologique, et en relever les énoncés fondamentaux pour l’agir de l’homme contemporain. Ce sont ces idées liminaires que l’on veut faire ressortir dans cette partie, au moyen d’une triple réflexion historico-philosophique, scripturaire et théologique. En somme, ce qui est intéressant de percevoir dans toute la première partie, ce qu’en dépit d’une variation d’arguments, l’on parvient toujours à l’affirmation quasi unanime, celle de la symbiose des êtres, ou mieux de la « symbiosophie »27 (« sagesse du vivre ensemble »).
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Hélène/Bastaire, J., Pour une écologie chrétienne, Paris 2004, 20. La terminologie est de Wackernagel, W., « Pour une approche symbiosophique de la nature », 296, in : Schulthess, D. (dir.), La nature. Thèmes philosophiques. Thèmes d’actualité, Lausanne 1996.
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Chapitre 1 : Éveil planétaire à la conscience écologique Introduction Face au danger écologique planétaire, l’éveil de conscience se doit d’être aussi planétaire. Dans « la déclaration pour une éthique planétaire » du parlement des religions du monde, qui a siégé à Chicago en 1993, l’on s’engageait à vivre selon une éthique planétaire, dans la compréhension mutuelle, selon des modes de vie et d’action propres à promouvoir le bien-être de la société, la paix et le respect de la nature ; elle invitait tous les êtres humains, croyants ou non, à prendre le même engagement. 28 Et cette éthique planétaire, loin d’être une nouvelle idéologie ou une religion mondiale unitaire ou encore la domination d’une religion sur les autres, se veut plutôt être un consensus fondamental par rapport aux valeurs contraignantes, aux critères irrévocables et aux attitudes essentielles de la personne. Sans un tel consensus éthique radical, chaque communauté court tôt ou tard le risque du chaos ou de la dictature, et les individus sombrent dans le désespoir.29 Avant de proposer la nécessité d’une nouvelle intégration des systèmes de pensée philosophique et théologique pour une issue efficace en matière écologique, on veut exposer des efforts qui ont été fournis, jusqu’alors, pour une prise de conscience écologique. Le premier chapitre prend quelque peu la marque de la recherche d’un nouvel ordre mondial à l’aide d’une éthique planétaire. Loin de voir tout de suite dans les réflexions et propositions qui suivent un modèle d’une société réussie, nous préférons plutôt voir en cela des pierres d’attente, des chances de déplacement des impasses passées et l’émergence d’une force qui interroge à la fois de grandes décisions et des décisions quotidiennes, aussi dans la société séculière que dans l’Eglise. C’est plus un plaidoyer face à la morosité du temps.30 Deux grands moments constituent alors ce chapitre. L’on établira un bilan global des efforts fournis sur le plan séculier et ecclésiastique qui contribuent à aiguiser la conscience écologique. Celle-ci se comprend laconiquement comme une recherche de la signification et de la destinée de l’aventure humaine dans une communauté (environnement) des êtres vivants dont l’homme lui-même est partie prenante ; une recherche qui englobe à la fois le social et l’environnemental, le proche et le lointain, la présente génération et celle à venir.31 Tandis que sur le plan séculier, cet effort se concrétise par divers sommets internationaux et nationaux, sur le plan ecclésiastique, il s’inscrit d’abord dans le contexte
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Parlement des religions du monde, « Déclaration pour une éthique planétaire », 4 septembre 1993, Chicago-Etats-Unis, 3. L’on reconnaîtra ici la marque de Hans Küng de qui vient l’expression « Ethique planétaire » (Weltethos), et qui a préparé le texte final de ce sommet. Pour en savoir plus sur l’éthique planétaire: Küng, H., Projet d’éthique planétaire, Paris 1991 ; Küng, H./Kuschel, K. J. (éd.), Manifeste pour une éthique planétaire. La déclaration du Parlement des religions du monde, Paris 1995. Id., 6. Cf. Beauchamp, A., « Réconciliation et environnement dans un contexte de globalisation », Assemblée générale de la Conférence religieuse canadienne, 10 juin 2006, 8. Ibid.
26 global des « signes de temps » sous la mouvance du concile Vatican II, puis s’exprime à travers diverses prises de positions magistérielles et conférences œcuméniques.
1.1 Conscience écologique dans la sphère séculière Avant d’en arriver aux grandes décisions prises à l’occasion de grands sommets internationaux au sujet de la problématique écologique mondiale, voyons comment ce processus de prise de conscience écologique a été progressivement amorcé. Anne-Sylvie Dupont32 retrace assez bien cette historique chez les peuples dits primitifs et jusqu’au temps contemporain. 1.1.1 Chronologie d’événements avant-coureurs Dès son apparition sur la planète Terre, l’homme utilise les ressources naturelles. Grâce à ces ressources, il satisfait ses besoins primaires essentiellement alimentaires. A ce stade de l’évolution, la consommation des ressources naturelles reste très faible. La charge que l’homme représente pour l’environnement s’est alourdie à chaque fois qu’un progrès d’ordre technique a été réalisé. La fabrication d’armes et d’outils demande d’une part de prélever certaines ressources naturelles pour les fabriquer, et permet d’autre part de diversifier la pratique de la chasse en s’en prenant à un choix toujours plus vaste d’espèces animales. La découverte du feu constitue également une charge supplémentaire pour le milieu naturel.33 Malgré ces interactions, le rapport de force reste encore faible. Les sociétés préindustrielles ne produisaient pas plus de déchets que les écosystèmes n’étaient capables d’en absorber. En outre, l’homme ne possédait pas la technique nécessaire pour vaincre les limites naturelles, de sorte que les rejets, les prélèvements de ressources ainsi que la croissance démographique étaient naturellement contrôlés par la fertilité des écosystèmes locaux et leur capacité à produire suffisamment de nourriture.34 Ces sociétés n’avaient pas la capacité de dominer la nature. Actuellement, certains peuples primitifs vivent encore dans un profond respect de la nature. 35 Il y avait déjà, chez ces peuples, une conscience
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Dupont, A.-S., Le dommage écologique. Le rôle de la responsabilité civile en cas d’atteinte au milieu naturel, Genève 2005, 7-21. Nous nous référons essentiellement à cet ouvrage dans ce point. Id., 8. Cf. aussi Beauchamp, A., op. cit., 2. Pour accentuer le fait que la crise écologique est anthropique, c’est-à-dire attribuable au développement exponentiel de l’être humain, André Beauchamp dit que ce n’est pas d’aujourd’hui que l’être humain bouscule et modifie le milieu écologique. Cela a commencé avec la maîtrise du feu et la fabrication des armes, s’est accentué avec l’avènement de l’agriculture mais a véritablement éclaté avec la puissance industrielle moderne. Schnaiberg, A. /Gould Kenneth, A., Environment and Society, New York 1994, 24, cité par Dupont, A.-S., op. cit., 8. Il s’agit globalement des peuples laissés en marge du développement, tel que la modernité le comprend. C’est le cas des Indiens d’Amérique du Nord (Native Americans) ou des Pygmées de la forêt équatoriale en République Démocratique du Congo.
27 écologique « naturelle » et évidente, peut-être moins exaltante et spectaculaire qu’aujourd’hui. Toutefois, on voit émerger, au XVIe siècle, un embryon de conscience écologique qui découle pour une grande partie des conséquences qu’ont eues les voyages d’exploration et la colonisation. Des savants et des philosophes comprennent et dénoncent les conséquences des agissements des colons. L’idée que la déforestation provoque des changements climatiques voit le jour. Des réglementations sont édictées, essentiellement pour protéger la forêt et les eaux. Les nations colonisatrices commencent à comprendre qu’il est impératif de préserver les ressources naturelles.36 Les interactions entre l’homme et la nature se sont intensifiées progressivement, au gré de la croissance démographique ainsi que des progrès techniques réalisés, ces derniers permettant à l’homme d’apprivoiser certains phénomènes naturels et, de cette manière, de s’affranchir des aléas qu’ils représentent. Contrairement aux sociétés qui l’ont précédée, la société industrielle a la possibilité, grâce à la production de masse, d’introduire dans les écosystèmes beaucoup plus d’éléments que ceux-ci ne sont capables d’en absorber. Des industries naissantes utilisent la force hydraulique pour produire l’énergie qui leur est nécessaire. Les premières d’entre elles s’installent au bord des cours d’eau, puis des lacs. Outre sa fonction énergétique, l’eau sert également à refroidir les machines, à y rejeter les déchets et présente des facilités pour le transport des marchandises. 37 L’eau douce devient l’une des premières et principales victimes de l’industrialisation. Logiquement, les hommes délaissent progressivement les campagnes et les villes qui s’étaient développées autour de l’agriculture pour venir s’installer à proximité des nouvelles usines, et donc des points d’eau. La concentration des habitations autour des pôles industriels accroît encore le phénomène de pollution ; très vite, des situations d’insalubrité apparaissent, sanctionnées par des épidémies de choléra qui ont le temps de décimer les populations avant que l’on ne mette au point un traitement adéquat des eaux usées, pour empêcher les catastrophes sanitaires découlant de l’utilisation du même point d’eau tant pour boire que pour y rejeter les déchets.38 Il y a là des avertissements déjà perceptibles. Les conséquences de pollution deviennent susceptibles d’affecter durablement les milieux naturels touchés. En plus, ces impacts ne se limitent pas aux écosystèmes locaux, mais touchent la biosphère dans sa globalité. La première moitié du XXe siècle ne révèle pas de changement particulier dans les mentalités, l’homme persévérant dans une logique d’expansion, moins conscient des conséquences de ses agissements pour l’équilibre écologique de la planète. La deuxième guerre mondiale, et tout particulièrement l’explosion des bombes atomiques à Hiroshima et à Nagasaki en août 1945, qui a provoqué des impacts durables sur les écosystèmes et sur les êtres humains, marque un tournant. Les hommes entrent dans l’ère du nucléaire, ils prennent progressivement conscience d’une menace de catastrophe écologique globale.39
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Cf. Dupont, A.-S., op. cit., 10. Id., 11. Ibid. Ibid.
28 Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le nombre des catastrophes écologiques ayant pour origine l’activité de l’homme 40 ne cesse de croître. On peut relever tout d’abord la guerre du Viêtnam, considérée aujourd’hui comme la première guerre écologique. En effet, « elle s’est caractérisée par la volonté délibérée de détruire durablement les écosystèmes, les mangroves en particulier, au moyen d’herbicides de synthèse »41, pour détruire les refuges potentiels des adversaires. Ensuite, vient une série de catastrophes maritimes. En 1967, le naufrage du tanker Torrey Canion dans la Manche (Angleterre-France) inaugure une série de marées noires, qui se poursuivra en 1978 avec l’Amoco Cadiz, en 1989 avec l’Exxon Valdez à Port williams (Alaska), en 1999 avec l’Erika (près des côtes françaises), et finalement en 2002 avec la Prestige. Si ces noms sont ceux que l’on cite habituellement en Occident, les autres parties du monde ont également eu leur lot de catastrophes dues aux naufrages des pétroliers ou d’autres navires transportant des substances polluantes. 42 Ainsi, les impacts quotidiens de l’homme sur l’environnement ont augmenté et se sont aggravés. Cela est imputable à l’homme qui règne en seigneur et maître sur des ressources naturelles qu’il croit éternelles et auxquelles il n’accorde que de l’intérêt à base de leur seule valeur économique.43 Déjà, après le naufrage du Torrey Canion en 1967, l’opinion publique occidentale s’est mobilisée. De cet effort de mobilisation a résulté la création de nombreuses associations de protection de l’environnement. Toutefois, elles ont refusé, dans un premier temps, de donner à leur engagement une dimension politique et comptaient limiter leur combat à un cadre strictement associatif. Mais suite à ces événements de pollution maritime massive, une conscience écologique soutenue voit le jour. Renforcée dans les années soixante-dix, cette conscience perd de sa force dans les années quatre-vingt avant d’être consacrée avec la naissance du concept de développement durable à partir des années quatre-vingt dix.44 En outre, les années soixante sont marquées par l’avènement de la contre-culture (counter-culture), phénomène social apparu aux Etats-Unis. Les circonstances qui président à la naissance de la contre-culture sont celles du boom économique, qui contribue à l’accélération de la consommation. La jeunesse traverse une crise existentielle qui la rallie aux idées de Marcuse, humaniste d’inspiration marxiste et pragmatique qui critique la société de consommation et prône une libération complète, sur le plan tant de la politique que du mode de vie.45 La contre-culture est un mouvement de contestation politique, qui remet en cause les valeurs de la classe dirigeante. Imprégnée de communisme, elle se veut résolument pacifiste et milite contre la guerre du Viêtnam.
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Par opposition aux catastrophes naturelles, telles les inondations, les avalanches, les typhons, etc. Matagne, P., Comprendre l’écologie et son histoire. Les origines, les fondateurs et l’évolution d’une science, Paris 2002, 5, cité par Dupont, A.-S., op. cit., 12. Une liste exhaustive d’autres catastrophes est disponible sur le site officiel du Cèdre (http://www.le-cedre.fr/fr/accident). Dupont, A.-S., op. cit., 12. Id., 12-13. Cf. Christiane, S.-J. P., La contre-culture. Etats-Unis, années 60 : la naissance de nouvelles utopies, Paris 1997, 20, cité par Dupont, A.-S., op. cit., 13.
29 Dans la deuxième moitié de la décennie, les adeptes de la contre-culture choisissent de vivre en communautés, urbaines dans un premier temps, puis rurales, en réaction aux difficultés que représente la vie dans les ghettos urbains. Ils recréent ainsi des communes rurales modernes, semblables en tous points aux communes de l’Amérique traditionnelle, sur un fond de retour à la nature. Ils s’attachent à consommer le moins possible, uniquement ce dont ils ont besoin pour survivre. 46 Malgré le fait que leurs idées soient en accord avec la plupart de celles qui sont émises aujourd’hui par les écologistes, il faut avant tout voir dans leur démarche le rejet de la société de consommation. Imprégnés d’une dimension spirituelle, les habitants de ces communes rurales montrent un grand intérêt pour les spiritualités et les pratiques orientales, telles le taoïsme, le bouddhisme ou encore le yoga.47 Il faut noter encore que les années soixante voient se poursuivre et s’achever la décolonisation, entamée au début des années cinquante. La notion du tiers-monde fait son apparition. C’est dans un passé récent, autour des années soixante-dix, que des grandes conférences internationales voient ainsi le jour, sans négliger celles nationales et régionales, et des ministères d’environ-nement sont créés presque dans chaque pays pour mobiliser le monde à la réalité de l’avancée de la détérioration environnementale dont l’homme lui-même est la cause et la victime. Ces grands sommets ne cessent désormais de servir de point de départ pour chaque réflexion qui se veut un apport à l’éveil de la conscience écologique. 1.1.2 Initiatives d’associations et sommets internationaux 1.1.2.1 Club de Rome En 1968, le Club de Rome voit le jour. Cette association, qui rassemble une partie de l’élite dirigeante des sociétés occidentales, dénonce « les dangers que présente une croissance économique et démographique exponentielle vis-à-vis de l’épuisement des ressources, de l’accumulation de la pollution, et de la surexploitation des systèmes naturels. »48 En effet, ce rapport opère un pronostic alarmant d’un possible effondrement écologique de la planète, au cas où rien ne serait entrepris contre la société industrielle et technique moderne, caractérisée par le consumérisme, qui est en passe de devenir le leitmotiv et le critère de développement de chaque société, à côté de la concurrence économique. Ce consumérisme effréné de la société moderne a conduit Ulrich Beck49 d’adapter la terminologie au temps. Au lieu d’une « Industriegesellschaft » (société industrielle), il la qualifie de « Risikogesellschaft » (société à risque), car, dit-il, au lieu que l’avancement industriel et technologique rassure l’homme dans ses efforts et aspirations au bien-être, c’est plutôt une conscience collective d’angoisse qui s’installe suite aux risques engendrés
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Id., 13. Ibid. Cf. Chassande, P., Développement durable. Pourquoi? Comment?, Aix-en-Provence 2002, 8. Cf. Beck, U., Risikogesellschaft: Auf dem Weg in eine andere Moderne, Frankfurt am Main 1996. Cf. aussi Hünermann, P. (Hg.), Das Zweite vatikanische Konzil und die Zeichen der Zeit heute, Freiburg i. Br. 2006, 32.
30 par le progrès technique, la modernisation sociale et les problèmes connexes (la vie réduite à la technique, les problèmes d’environnement, l’explosion ou la chute démographique, etc.). C’est l’incertitude même dans le choix de décisions politiques. Ainsi, en appelle-t-il à une rupture globale d’avec la situation actuelle, caractérisée encore par une croyance au progrès grâce à la science, la technique et l’Aufklärung, vers une autre époque qu’il qualifie de « postmoderne », marquée par un « monde hominisé ».50 Ce groupe de Rome cherche à sensibiliser l’opinion publique aux problèmes d’environnement et à promouvoir des actions concertées au plan international en vue d’y porter remède.51 Il préconise l’exploitation rationnelle et scientifique des ressources de la planète, au nom d’une morale renouvelée et pour le plus grand bénéfice de l’humanité. 52 Sous la poussée des inquiétudes contemporaines, au nom de la solidarité mondiale53, le Club de Rome : « prône de nouvelles pratiques économiques et sociales. Il se propose de veiller à favoriser le maximum d’efficacité dans la préservation de l’environnement et dans l’amélioration de la qualité de vie de tous les êtres humains. Il se fait le défenseur d’une plus juste répartition des ressources de la planète et se présente comme le porteparole de l’humanité et des générations futures. »54 La solution, pour les membres de cette association, réside dans l’idée d’une croissance zéro.55 Selon Marc Saint-Laurent, ces propos, tout aussi typiques du genre utopique, semblent voués à raviver la flamme du saint-simonisme. 56 L’ouvrage qui a le plus contribué à faire connaître le Club de Rome est sans doute Halte à la croissance ?, dont le titre, à lui seul, témoigne d’une thématique utopique. Cette étude a fait couler beaucoup d’encre et a suscité de nombreuses critiques, mais le message essentiel est resté le même : « Il faut
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Id., 33. Marc, S.-L., Environnement et créativité. Analyse de divers modèles de société écologique, Québec 1994, 137. Id., 138. Selon Marc Saint-Laurent, de nombreuses études ont été publiées sous l’égide du Club de Rome. Chacune de ces études met l’accent sur un aspect particulier : la croissance matérielle, la stratégie à adopter, le dialogue Nord-Sud, le gaspillage, les objectifs de l’humanité, les ressources énergétiques, le perfectionnement humain, les problèmes du Tiers Monde, la répartition des richesses, la recherche de l’efficacité. (…) Il va sans dire que cette diversité témoigne de conceptions variables quant aux objectifs à poursuivre et aux moyens à privilégier en vue de résoudre les problèmes d’environnement. En dépit de cette diversité, les mêmes préoccupations de fond sont manifestes dans l’ensemble de ces études qui sont, en quelque sorte, articulées les unes avec les autres. Ce sont ces dénominateurs communs qui retiennent notre attention, 138. Id., 138-139. Cf. Dupont, A.-S., op. cit., 14. A l’instar de Saint-Simon et de ses disciples, les membres du Club de Rome élaborent une utopie technocratique dans laquelle les sciences et les techniques sont appelées à jouer un rôle prépondérant. Afin d’assurer la survie de l’humanité et le bonheur des êtres humains, ils cherchent à promouvoir un nouvel ordre international et à présider à l’exploitation rationnelle des ressources de la planète. Cf. Marc, S.-L., op. cit., 138.
31 changer ou disparaître ! »57 André Beauchamp est encore plus radical : « La crise écologique est une crise du développement humain. En un sens, sans l’avoir voulu et même sans le savoir, nous sommes arrivés à une impasse. Ou nous continuons comme avant et ce sera peut-être la fin mais plus vraisemblablement une série de crises et de guerres effroyables, ou nous changeons de cap. »58 Le Club cherche à mettre en évidence les futurs inscrits dans les choix présents. Pour se rendre compte du processus de sensibilisation, rappelons-en les principales prises de position.59 Eviter le pire. Après avoir acquis une maîtrise toujours plus grande de l’univers grâce aux progrès des sciences et des techniques, l’être humain voit son œuvre se retourner contre lui et menacer sérieusement son avenir. Dans un sursaut de lucidité, de responsabilité et de courage, l’être humain est donc exhorté à adopter un nouveau mode de développement avant qu’il ne soit trop tard. L’on postule alors le caractère planétaire, global et interdépendant des problèmes d’environnement. L’objectif est de tracer la voie de la solution de ces problèmes à l’échelle planétaire. En réalité, le point de vue du Club prend l’allure d’un malthusianisme élargi.60 La remise en cause du système économique traditionnel s’impose de plus en plus. Il devient nécessaire d’intégrer les dimensions écologiques à l’économie et de concilier valeur d’usage et valeur d’échange.61 Ce changement se fera en fonction d’un système de valeurs privilégiant la qualité de vie et la préservation de la nature. Une telle perspective amène à s’interroger sur l’efficacité et la pertinence de systèmes socio-économiques centrés sur la production industrielle, qui poussent à la consommation somptuaire et au gaspillage des ressources au mépris de l’environnement et de la qualité de vie. Les Etats sont conviés à favoriser une approche globale privilégiant les intérêts communs de l’humanité, à faire un choix qui marquera une étape déterminante de l’histoire. Une nouvelle vision des fins dernières de l’humanité, conditionnée par un changement de l’homme lui-même. En effet, la résolution des problèmes d’environnement appelle un nouvel humanisme et doit reposer sur le perfectionnement de l’humain lui-même.62 Ayant conquis la planète grâce au progrès des sciences et des techniques, l’être humain doit désormais assumer les responsabilités qui lui incombent et faire bon usage des moyens
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Id., 139. Beauchamp, A., op. cit., 4. Cf. Marc, S.-L., op. cit., 140-159. Au XVIIIe siècle, Malthus constate que la population a tendance à se reproduire plus rapidement que les ressources, avec pour résultat une surpopulation génératrice d’instabilité sociale. A défaut de continence de la part de ceux qui n’ont pas les moyens d’assurer la subsistance de leur descendance, il craint que seuls les guerres, les épidémies et les cataclysmes naturels ne rétablissent l’équilibre entre population et ressources [Malthus, (1789) 1963]. Le Club de Rome reprend l’essentiel de ce raisonnement, mais il lui donne plus d’extension. Il l’applique à l’exploitation des ressources naturelles et accorde une attention particulière à la dévastation de l’environnement et à la détérioration de la qualité de vie. Id., 141. Cf. Giarini, O., Dialogue sur la richesse et le bien-être, Paris 1981, cité par Marc, S.-L., op. cit., 142-143. Cf. Peccei, A., La qualité humaine, Paris 1976, 214, cité par Marc, S.-L., op. cit., 144. Peccei Aurelio, industriel italien, est l’initiateur du Club de Rome qui a vu le jour en avril 1968.
32 dont il dispose. Ces comportements sont la contrepartie naturelle de sa puissance potentiellement dévastatrice. Ainsi, c’est avant tout l’être humain qui doit changer. Il lui faut perfectionner ses moyens de connaître et de prévenir et acquérir une véritable conscience de l’espèce.63 Un nouveau mode de vie, de nouvelles attitudes et de nouvelles valeurs deviendraient alors les principaux fondements d’un monde harmonisé à la nature, plus humain et plus équitable. Un tel programme se heurte actuellement aux intérêts étroits, définis uniquement à court terme, surtout dans des pays africains. C’est ce qui augmente les risques. Comme on peut le constater, le Club de Rome rêve d’un monde bien réglé. Il s’oppose à la conscience de classe et aux intérêts nationaux et se présente comme le porte-parole désintéressé de l’espèce humaine prise dans son ensemble. Il se dégage de cette vision une mentalité eschatologique.64 « Au nom de la préservation de la nature, de la qualité de vie, de l’épanouissement et du bonheur de tous, la remise en cause du progrès industriel aboutit à la promotion d’un ordre planétaire radicalement nouveau, austère et réglé. Cependant, loin d’empêcher toute croissance, ce tournant décisif dans le cheminement de l’humanité permettra le plein épanouissement de l’être humain et de ses capacités d’apprentissage. »65 Une nouvelle harmonie des rapports des êtres humains à la nature et des êtres humains entre eux permettra d’améliorer la qualité de vie. Elle ouvrira la voie au progrès moral. Cette vision véhicule certes des valeurs telles que la justice sociale, la dignité humaine, la préservation de l’environnement, la survie de l’espèce humaine qui, dans leur formulation abstraite et généreuse, paraissent tout à fait incontestables et valables universellement. Avec Marc Saint-Laurent, disons, pour boucler ce point, que pour que cette terre promise soit donnée aux êtres humains, ils doivent agir sans tarder et accepter une certaine austérité66 que renferme l’éthique de la tempérance. 1.1.2.2 Conférence de Stockholm En juin 1972 la conférence de Stockholm en Suède67 est organisée par les Nations Unies, en vue de dresser un bilan de la situation écologique de la planète. Sous l’impulsion de la devise « une seule terre », l’idée était d’attirer l’attention de gouvernements et de l’opinion publique sur l’importance et l’urgence des problèmes d’environnement, d’identifier les problèmes qui nécessitent une coopération internationale et préparer cette coopération, d’identifier les efforts en cours aux niveaux national, régional et international. Les six thèmes majeurs suivants ont été traités : aménagement et gestion des établissements humains en vue d’assurer la qualité de l’environnement ; gestion des ressources naturelles
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Marc, S.-L., op. cit., 145. Id., 147. Ibid. Id., 148. Cette conférence mondiale est considérée comme la première officielle qui ait traité des problèmes écologiques. Cf. Blondel, J./Blondel, C., Le programme d’Action 21, in: Coste, R./Ribaut, J. P. (dir.), Les nouveaux horizons de l’écologie. Dans le sillage de Rio, Paris 1993, 101.
33 du point de vue de l’environnement ; détermination des polluants d’importance internationale et lutte contre ces polluants ; aspects éducatifs, sociaux et culturels des problèmes d’environnement et question de l’information ; développement et environnement ; incidences internationales, sur le plan de l’organisation, des propositions d’action. 68 Contrairement au Club de Rome, elle n’envisage pas d’arrêter toute croissance, mais démontre qu’il est non seulement nécessaire, mais également possible, d’imaginer et de mettre en œuvre des stratégies de développement socio-économique équitables, respectueuses de l’environnement. La Déclaration finale de Stockholm est l’ensemble de vingtsix principes. Dans le premier principe un droit fondamental à une vie saine et productive en harmonie avec la nature est exprimé : « L’homme a un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures. »69 Plus tard, en juin 1998, la convention d’Aarhus rendra plus claire encore ce point. Dans son préambule, les participants reconnaissent qu’une protection adéquate de l’environnement est essentielle au bien-être de l’homme ainsi qu’à la jouissance des droits fondamentaux, y compris du droit à la vie lui-même et que chacun a le droit de vivre dans un environnement propre à assurer sa santé et son bien-être et le devoir, tant individuellement qu’en association avec d’autres, de protéger et d’améliorer l’environnement dans l’intérêt des générations présentes et futures.70 En fait, l’environnement englobe l’ensemble des ressources naturelles (sol, eau, air, climat, règnes animal et végétal, y compris leurs habitats) ainsi que des interactions qui existent entre eux. 71 Cela étant, il est tout naturel et légitime que cet environnement soit protégé, car il en va de la survie de l’espèce humaine, ainsi qu’il est stipulé plus haut, dans la Déclaration de Stockholm en son premier principe. Le but de cette convention d’Aarhus a été de rendre possible l’accès individuel au processus décisionnel, à l’information et à la justice en matière d’environnement. Le devoir des particuliers de protéger l’environnement est souligné sans ambages. Les termes de la conférence de Stockholm seront critiqués. L’idée qu’ils représentent, à savoir celle d’un développement qui ne tienne pas compte de seuls critères économiques, mais également des exigences sociales et écologiques, continuera cependant de faire son chemin. En somme, l’originalité à déceler dans les textes de cette conférence est d’avoir proposé l’harmonie nécessaire entre la croissance (l’économie) et l’environnement (respect de la nature) pour un développement durable. A la fin de la décennie, la notion de développement durable72 est adoptée pour incarner l’idée centrale de la conférence. Cette idée-force sera renforcée dans des sommets ultérieurs.
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Coste, R./Ribaut, J. P. (dir.), op. cit., 48. Id., 89. Convention de juin 1998 sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement. Lire ses conclusions sur : http://www.europa.eu.int/comm/environment/aarhus/index.htm. Cf. Leonhard, M., Der ökologische Schaden, Baden-Baden 1996, 24. L’expression „sustainable development“, introduite par les Anglo-saxons, que l’on doit au rapport de Brundtland (1987) réalisé sous la direction de Mme Gro Harlem Brundtland, Premier ministre de Norvège, apparaît pour la première fois en français dans un ouvrage publié
34 1.1.2.3 Conférence de Tbilissi A la notion du développement durable est lié le concept du respect de la nature devenu l’un des termes clefs qui guident l’action éducative en matière d’environnement. Cette notion du respect de la nature est, en effet, une norme morale environnementale universelle ; elle est retenue comme telle par l’UNESCO, le PNUE, et les Etats membres lors de la conférence intergouvernementale de Tbilissi en 1980. Cette conférence a expressément recommandé à chacun des Etats de contribuer « à la recherche d’une éthique nouvelle fondée sur le respect de la nature, le respect de l’homme et de sa dignité, le respect de l’avenir et l’exigence d’une qualité de vie accessible à tous, dans un esprit général de participation. ».73 Ouvrons ici une parenthèse, pour dire que plusieurs Etats africains membres de l’UNESCO et du PNUE ont intégré cette norme à leur politique nationale d’éducation relative à l’environnement pour le développement durable. Malheureusement les décideurs et les enseignants n’en ont pas toujours une conception commune claire. Pour certains, il est question d’agir plutôt avec les lois de la nature que contre elles. Pour d’autres, il s’agit d’un retour à la nature sauvage. Pour d’autres encore, il est question de conserver d’immenses étendues de nature sauvage. Il est donc nécessaire de clarifier le concept. Respecter la nature, est-ce respecter les lois naturelles ? Est-ce retourner à la vie sauvage ? Est-ce vénérer la nature ? Est-ce préserver une nature mythique ? Autant de questions qui, s’il faut y répondre, nous amèneraient à écrire tout un livre. L’enjeu majeur, en matière de respect de la nature, ne consiste pas à retourner à des formes de vie primitives, à vénérer la nature, mais au contraire à l’exploiter sans détruire ses capacités régénératrices et à respecter la capacité d’accueil des écosystèmes.74 Le philosophe new-yorkais Paul Taylor a approché ce concept du respect de la nature à son seul niveau d’existence dit biogéosphérique, qui inclut le biologique et le physique. Mais, en raison de l’interaction entre les trois niveaux d’existence (physique, biologique et social) dans le cadre écologique, la philosophie de l’éducation pragmatiste de John Dewey est l’œuvre qui permet une meilleure compréhension et un apprentissage véritable du respect de la nature de façon holistique (biogéosphérique et anthropologique), contrairement au biocentrisme de Taylor, au pathocentrisme de Singer et au holisme de Léopold
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en 1980 par l’union internationale de la conservation de la nature. L’expression développement durable relie entre elles les dimensions écologique, économique et sociale. Elle ne concerne pas la seule préservation des richesses naturelles, et n’est donc pas synonyme de protection de l’environnement. C’est une notion complexe qui correspond à la réalité des sociétés modernes, complexes tant au niveau des intérêts qui s’y manifestent qu’à celui des mécanismes économiques ou sociaux impliqués ou des besoins et des aspirations de la population. Cf. Petit, P.-S., Fondements écologiques, N 7, cité par Dupont, A.-S., op. cit., 45. Cf. aussi Langhorst, P., Kirche und Entwicklungsproblematik. Von der Hilfe zur Zusammenarbeit, Paderborn 1996, 33-35. Cf. Kwami Christophe Dikénou qui cite l’UNESCO, L’éducation relative à l’environnement : les grandes orientations de la conférence de Tbilissi, UNESCO, Paris 1980, 14-15. Cf. aussi Coste, R./Ribaut, J. P. (éd.), Sauvegarde et gérance de la création, Paris 1991, 200. Ibid.
35 et de Callicot.75 Précisément, aux Etats Unis, les années quatre-vingt sont qualifiées de lost decade76. Appuyé par le triomphe des économies libérales et de la philosophie du profit à tout prix, on refoule les problèmes d’ordre écologique. Par conséquent, la situation économique et sociale des pays du Sud et de l’Est se détériore fortement.77 1.1.2.4 Rapport de Brundtland En 1987 paraît le rapport Brundtland78 sous la mouvance de la conférence de Stockholm. Il se résume sous la dénomination : « notre avenir à tous » (unsere gemeinsame Zukunft ; our common future). Ce texte représente assurément l’un des ouvrages fondateurs du développement durable, qui trouvera sa consécration au cours de la décennie suivante. Ce fut une conférence des Nations Unies, où l’on a vu naître la commission mondiale pour l’environnement et le développement (CMED). Ce rapport défend une opinion différente des théories de Club de Rome. Madame Brundtland, dont les thèses sont aujourd’hui familières à quiconque s’occupe d’environnement, préconise de gérer les ressources naturelles afin d’assurer un avenir au développement lui-même. Le développement doit utiliser à son profit les lois naturelles.79 L’association développement-environnement apparaît, en fait, clairement quand on observe les évolutions corrélatives de l’un et de l’autre, de sorte qu’on ne peut plus les traiter séparément. 80 Le rapport Brundtland introduit également la notion des générations futures, qui sera renforcée lors de la conférence de Rio de Janeiro en juin 1992 (Sommet de la terre). Fondamentalement, l’on peut affirmer, avec Mgr Bertrand Blanchet81, que la Commission Brundtland et son rapport sont inspirés par un anthropocentrisme modéré. La Commission prend comme point de départ les besoins de l’être humain – de tous les êtres humains – et elle propose une forme de développement qui soit compatible avec l’environnement. Ce n’est pas un choix en faveur de l’environnement ou en faveur du développement, il faut conjuguer les deux. Cette alliance est exprimée par le développement viable, compris comme celui « qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».82 Même si le terme environnement n’est pas inclus dans la définition, il est sous-entendu dans l’expression « sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».83
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Cf. Kwami Christophe Dikénou, « Philosophie et Education pour le respect de la nature », in : Revue Africaine de Philosophie Exchorésis n° 1 Juillet 2002, 12. Cf. aussi www.exchoresis.refer.ga/ Cf. Schnaiberg A. /Gould, K. A., Environment and Society, New York 1994, 37. Cf. Sachs, I., L’écodéveloppement. Stratégies pour le XXIème siècle, Paris 1997, 18. Cf. Dupont, A.-S., op. cit., 16. Ibid. Coste, R./Ribaut, J. P. (éd.), Les nouveaux horizons de l’écologie, 101-102. Cf. Allocution de Mgr Bertrand Blanchet, Evêque de Rimouski, « Environnement Vert Brundtland », Rimouski 26 avril 2002. Ibid. Ibid.
36 1.1.2.5 Sommet de Rio de Janeiro Les années quatre-vingt dix sont celles de la globalisation, non seulement de l’économie, mais également du débat écologique. On tente de conceptualiser davantage les problèmes environnementaux à une échelle mondiale. La décennie s’ouvre sur la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement (CNUED, surnommée Sommet de la Terre) qui s’est tenue à Rio de Janeiro en 1992, dont le développement durable fut le sujet à l’ordre du jour. Cette fois, la certitude est définitivement acquise que la vie sur notre planète n’est pas compatible, à long terme, avec le développement tel qu’il est conçu par les partisans d’un libéralisme outrancier. Il est urgent, d’une part, que la société civile, par sa politique, et d’autre part, l’Eglise, par son évangélisation, contribuent à initier un nouveau contrat social qui favorise le développement durable pour le XXIe siècle. La base en serait essentiellement une nouvelle compréhension et orientation de notre rapport à la nature. Sur ce point fondamental, les participants à ce sommet ont été unanime.84 Pour reprendre les mots de Maurice Strong,85 « Nous avons perdu notre innocence. Maintenant, nous savons que notre civilisation, et même toute vie sur notre planète, est condamnée, sauf si nous nous plaçons sur l’unique trajectoire viable à la fois pour les pauvres et les riches. Pour cela, le Nord doit modérer sa consommation de ressources et le Sud échapper à la pauvreté. Développement et environnement sont indissolublement liés et doivent être abondés par un changement de modalités, de contenus et d’usages de la croissance. Les trois critères fondamentaux à réunir sont la justice sociale, la prudence écologique et l’efficacité économique. »86 Le même secrétaire Maurice Strong poursuit: « Le Sommet planète Terre doit jeter les bases de relations entièrement nouvelles entre riches et pauvres, entre le Nord et le Sud, et faire de la lutte concertée contre la pauvreté une priorité majeure pour le XXIe siècle. Cela est impératif aussi bien pour préserver notre sécurité écologique que pour des raisons humanitaires et morales. Nous le devons aux générations futures auxquelles nous avons emprunté une planète vulnérable appelée Terre. »87 Selon René Coste, le contenu de ce Sommet peut se résumer en dix points :88 Les déséquilibres Nord-Sud. Action 21 oppose la dégradation croissante de l’environnement et des conditions de vie dans les pays en développement aux systèmes « intenables » de production et de consommation qui surexploitent les ressources, dégradent l’environnement, aggravent la pauvreté et accentuent les déséquilibres du développement. Le document prône un développement soutenu des échanges. La trilogie pauvretéenvironnement-développement revient sans cesse, et tous les pays sont concernés.
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Cf. Vogt, M., „Den Schrei der Schöpfung hören. Das ökologische Bewusstsein als Zeichen der Zeit“, in: Hünermann, P. (Hg.), op. cit., 141. Le document qui en est issu „Agenda 21“, s’il doit être pris au sérieux, il égale quelque peu l’importance de la déclaration universelle des droits de l’homme. Maurice Strong était à l’époque le Secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement. Préface à la première édition de l’ouvrage de Sachs, I., op. cit., 9. Cf. Coste, R./Ribaut, J. P. (éd.), Les nouveaux horizons de l’écologie, 54. Id., 104-107. Nous reprenons les dix points laconiquement.
37 La mondialisation des enjeux. On ne fera rien sans développer un partenariat à tous les niveaux de décision. Mais on ne fera rien non plus sans respecter les particularités des nations et des groupes sociaux, ainsi que la singularité des situations et des priorités des pays et des régions. Le consensus mondial est souligné ici. La nécessité du dialogue et l’atténuation des tensions et affrontements. Le consensus ne pourra se répercuter sur des individus que moyennant une politique active de dialogue, d’échanges, d’éducation, de formation, de sensibilisation du public, et de diffusion des connaissances, mots qui reviennent constamment comme des leitmotive. L’assainissement des échanges économiques. Notamment libéraliser le commerce, instaurer de nouvelles politiques macro-économiques, éliminer les pressions protectionnistes. La réforme des structures administratives. Notamment les luttes contre la corruption, l’impéritie administrative et les contraintes bureaucratiques. En contrepoint, Action 21 souligne l’importance des responsabilités prises aux différents échelons des sociétés, de la participation active des populations autochtones de tout âge. La mise en place de nouveaux systèmes de comptabilité et de cadres juridiques et réglementaires. Nécessité de nouvelles dispositions sur le plan juridique, notamment l’attribution d’une valeur de capital aux ressources naturelles et, sur le plan comptable, de systèmes capables d’intégrer le coût pour l’environnement des décisions de production et de consommation. La notion de durabilité suppose la mise sur pied d’un système de comptabilité écologique et économique et l’intégration des coûts sociaux et environnementaux des activités économiques. Le problème de l’habitat humain et de la santé. L’amélioration des conditions de la vie quotidienne suppose un habitat décent et une amélioration des services (eau, air, énergie, transports, sécurité, gestion des déchets et produits dangereux). Deux problèmes particulièrement préoccupants dans les pays en développement sont ceux liés à l’urbanisation et à l’eau potable. Selon les données des Nations Unies, 89 2,5 millions d’habitants sont situés dans des bidonvilles, le long des côtes, avec des risques potentiels d’inondations, et que 80% des maladies et plus d’un tiers des décès dans les pays en développement sont dû à la consommation d’eau contaminée. L’amélioration de l’agriculture et la préservation des sols. Un développement durable passe, notamment dans les pays en voie de développement, par la généralisation de mesures telles que la diversification de l’emploi, le développement de cultures vivrières viables, la conservation et la régénération des terres, la lutte contre la désertification et l’érosion, la lutte biologique, la valorisation des ressources dites phyto- et zoogénétiques, la lutte phytosanitaire. La mobilisation de la communauté scientifique. Action 21 presse la communauté scientifique de créer un système de « veille de l’environnement », de dissiper les incertitudes, notamment en ce qui concerne les changements climatiques, la croissance des taux de consommation des ressources, les tendances démographiques, la dégradation de l’environnement. Il encourage le développement d’écotechnologies et de moyens de lutte contre le gaspillage. Un long chapitre sur les biotechniques souligne les apports attendus que ces dernières sont en mesure d’apporter dans de multiples domaines (santé, approvisionnement en eau potable, industrie, gestion des matières premières, reboisement, dé-
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Il s’agit des statistiques livrées par l’organisation mondiale de la santé (OMS).
38 toxification, conservation ex situ des ressources,…), tout en tempérant les espoirs parfois excessifs que les biotechnologies suscitent. René Coste souligne cette excessivité de façon imagée : « On ne nourrira probablement jamais l’humanité avec de la purée d’algues ou des protéines extraites du pétrole ».90 La priorité d’Action 21, dirions-nous avec René Coste, n’est pas la protection de l’environnement en tant qu’objectif premier mais la promotion du développement, la qualité de l’environnement étant considérée comme une condition du développement.91 Encore une fois de plus, un développement qui tienne compte de l’environnement, pour qu’il soit vraiment développement. Propos qui sous-tend notre thèse : l’on ne parviendra à parler de développement en Afrique que dans la mesure où il sera couplé avec le souci écologique. Même si l’opinion courante prétend que l’environnement ne peut être une priorité pour ceux qui meurent de faim et luttent pour survivre, nous, nous pensons le contraire. Les attentes par rapport à cette conférence étaient immenses. Un examen rétrospectif, dix sept ans plus tard, permet de constater qu’elles n’ont pas été satisfaites. Outre le programme cadre d’Agenda 21, devenu Action 21 (800 pages), extrêmement complet et détaillé, les textes élaborés à cette occasion 92 n’ont pas acquis le rayonnement que l’on souhaitait. Des négociations souvent âpres les ont partiellement vidés de l’effet recherché initialement. La notion de développement durable, propulsée sur le devant de la scène, est devenue un sujet à la mode, et l’expression est copieusement utilisée sans que sa portée exacte soit connue. Pierre Chassandre met justement en garde contre trois types de dérives à éviter dans la compréhension de cette notion93 : la plus bénigne des trois consiste à cantonner le développement durable dans sa dimension environnementale ; une autre, plus perverse, consiste à utiliser l’expression de développement durable pour désigner une activité dont les fondements économiques et financiers sont assez solides pour qu’elle soit durable ; finalement, il faut veiller à ce que le développement durable, concept à la mode, ne devienne un argument purement publicitaire, indépendamment des efforts véritablement consentis par les entreprises pour réduire les impacts de leur activité sur les ressources naturelles. Par ailleurs, il faut admettre que les priorités sont différentes entre le Nord et le Sud. C’est ce qui rend souvent difficile un consensus lors des rencontres de grande envergure. Pendant que les pays du Nord sont préoccupés par des problèmes environnementaux globaux, les pays du Sud, en revanche, doivent essentiellement faire face à des problèmes de développement et de l’environnement à la fois. Les priorités étant différentes, il est logique que les deux hémisphères soient dotés de programmes d’action adéquats, conformes aux priorités. Autrement dit, si le but à atteindre est commun, les contraintes né-
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Coste, R./Ribaut, J. P. (éd.), Les nouveaux horizons de l’écologie, 107. Id., 103. Il s’agit de la Déclaration de Rio, de la CCNUCC (Convention-cadre des Nations Unies sur le changement climatique), de la Convention sur la diversité biologique et de la Déclaration sur les forêts (Déclaration de principes, non juridiquement contraignante mais faisant autorité, pour un consensus mondial sur la gestion, la conservation et l’exploitation écologiquement viable de tous les types de forêts). Chassandre, P., Développement durable, 16s., cité par Dupont, A.-S., op. cit., 18.
39 cessaires pour l’atteindre sont différentes. Ignacy Sachs pose une idée fondamentale, à partir de laquelle il conviendrait de partir pour espérer un renouveau : « Le Nord devra avant tout veiller à sortir d’un modèle de croissance basé sur les inégalités qui, en externalisant les coûts sociaux et environnementaux, creuse l’écart entre les nations ainsi que, à l’intérieur des différents pays, entre les couches sociales, contribuant ainsi à l’aggravation de la pauvreté et de la dégradation de l’environnement. Les pays du Sud, quant à eux, auront la mission tout aussi délicate de trouver la voie du développement sans tomber dans les pièges – faciles – que représentent les modèles de consommation du Nord. Ils devront faire particulièrement attention de résister à la tentation de gains économiques et sociaux à court terme, obtenus par l’incorporation prédatrice et inconsidérée du stock de capital naturel dans le flux du revenu et des recettes d’exportations. »94 Malgré le bilan plutôt sombre dressé par l’Assemblée générale des Nations Unies, et en dépit des risques que nous venons d’évoquer, il faut tout de même constater que la conférence de Rio n’aura pas été inutile ; elle a lancé un grand mouvement de réflexion de fond. Grâce au contenu d’Agenda 21, l’on peut vraiment affirmer que ce texte fait avec prudence, mais sans complaisance, s’adresse à la conscience de tous les hommes. Rio a été un grand événement par l’importance de son forum exceptionnel où tous ont reconnu la nécessité d’un changement de comportement des hommes, au niveau planétaire. L’urgence des problèmes écologiques a été reconnue au plus haut niveau de la conscience universelle. Inspiré par les idées lancées lors de la conférence de Rio, le XXIe siècle s’amorce dans un esprit de partenariat mondial en vue d’atteindre les objectifs fixés par le développement durable, y compris en matière écologique. 1.1.2.6 Sommet de Johannesburg Le deuxième Sommet de la Terre a eu lieu à Johannesburg du 26 août au 4 septembre 2002. Il s’est donné pour but de chercher à surmonter les obstacles à la mise en œuvre des principes du développement durable et de créer des projets destinés à améliorer les conditions de vie des gens tout en protégeant l’environnement. 95 Globalement, ce sommet est considéré comme une évaluation de celui de Rio et un rappel aux Etats à ratifier au plus vite le protocole de Kyoto. Au terme de ce Sommet, les dirigeants mondiaux adoptent la Déclaration de Johannesburg sur le développement durable96 et réaffirment leur engagement par rapport au plan d’Action 21, adopté lors du Sommet de Rio. La Déclaration de Johannesburg souligne que l’environnement mondial se trouve encore et toujours dans un état de fragilité.97 Elle dénonce en particulier l’appauvrissement constant de la diversité biologique, la diminution des ressources halieutiques, la progression de la désertification, les effets préjudiciables des changements climatiques, la vulnérabilité des pays en déve-
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Cf. Sachs, I., op. cit., 54, cité par Dupont, A.-S., op. cit., 17-18. The Road from Johannesburg. What was achieved and the way forward, Nations Unies, in: http://un.org/esa/sustdev/madia/Brochure.PDF. Cf. www.un.org/esa/sustdev/documents/WSSD_POI_PD/French/POI_PD.htm. Point 13 de la Déclaration.
40 loppement, la pollution de l’air et de l’eau qui empêchent des millions d’individus d’accéder à un niveau de vie correct.98 En somme, il faut reconnaître que le problème évident de ces divers sommets internationaux, et ceux à venir reste celui de la praticabilité et de l’effectivité de décisions qui y sont arrêtées. René Coste conditionne la réussite de pareils sommets à ceci: « La condition d’un renouveau de la crédibilité des grands organismes nationaux et supranationaux passe par la multiplication des relais et mécanismes de transmission de l’information et le renforcement de systèmes efficaces de subsidiarité. Cela suppose la réduction des distances entre administrateurs et administrés, la confrontation des décideurs locaux au concret de la vie quotidienne, la multiplication des relais d’information et de formation, l’intéressement des gens aux causes immédiates de l’environnement et du développement. »99 Nous souscrivons à cette condition, qui amène au résultat d’équation et d’adéquation entre la consommation des ressources d’une part, la satisfaction des besoins actuels d’autre part, le tout inscrit dans la nécessité d’un renouvellement. Ainsi, « le terme de développement durable n’en résume pas moins en deux mots ce qui constitue la finalité des sociétés modernes : survivre le plus longtemps possible et évoluer en fonction du monde qui les entoure et du renouvellement constant des aspirations et des enjeux. »100 Ces différentes initiatives au niveau planétaire, pour l’éveil à la conscience écologique, ne se sont pas limitées au cadre purement séculier. Le poids de l’Eglise est sans conteste. Elle se sent, à plus d’un titre, interpellée pour peu que son champ d’apostolat ne se situe pas au-delà du drame humain.
1.2 Conscience écologique dans le cercle ecclésio-magistériel Il ne fait objet d’aucun doute que l’engouement mondial, pour l’intérêt particulier apporté au fait écologique est récent. Cet intérêt perçu comme « signe de temps » dans l’Eglise a poussé à de nouvelles dispositions à réfléchir. Il nous paraît ici opportun de dresser un contour de cette théologie de signes de temps, dans laquelle, à notre avis, s’inscrit et se comprend les interventions magistérielles. 1.2.1 Théologie de signes de temps et crise écologique Le professeur Markus Vogt 101 pose la question de savoir si la crise écologique est un signe de temps pour notre époque. Il opère une réflexion théologico-éthique et affirme
Rutsch, H., « Assurer la conservation de l’environnement. Réparer les dégâts que nous avons causés », Chronique ONU 4/2002-2003, 50s., cité par Dupont, A.-S., op. cit., 21. 99 Coste, R./Ribaut, J. P. (éd.), Les nouveaux horizons de l’écologie, 113. 100 Petit, P.-S., Fondements écologiques, N 7, cité par Dupont, A.-S., op. cit., 45. 101 Cf. Vogt, M., Keine Gerechtigkeit ohne Schöpfungsverantwortung. Eine theologisch-ethische Reflexion zu den ökologischen „Zeichen der Zeit“. Beitrag zum Forum „Think globaly – act not only lokally!“ beim Katholikentag in Saarbrücken Mai 2006; Cf. aussi Id., „Den Schrei der Schöpfung hören. Das ökologische Bewusstsein als Zeichen der Zeit“, in: Hünermann, P. (Hg.), op. cit., 122-145. 98
41 que c’est, en fait, au niveau de la théologie de signes de temps102 que l’Eglise approche ou doit approcher ce problème ; signe de temps qui est à lier à une certaine spiritualité de compassion, à un égard face à la nature. Dans ce sens, cette notion interpelle et se dévoile au maximum. Car, chercher à résoudre le problème écologique en soi au niveau économique et politique seulement conduirait à un cul de sac. Mais l’éthicien Markus Vogt ne dit pas encore à ce niveau que la crise écologique soit signe de temps, à moins de certaines conditions. On va essayer d’appréhender ces conditions dans le sous-point qui suit. Qu’il soit dit au passage que la théologie de signes de temps fonde le noyau autour duquel Gaudium et Spes se constitue.103 Selon Christophe Théobald, il ne s’agit, dans cette constitution pastorale, ni plus ni moins, que de la conversion, si l’on se réfère seulement à l’histoire de sa rédaction.104 C’est une « pastoralité du dogme », d’après l’inspiration première de l’initiateur du concile, le pape Jean XXIII. 105 Cette pastorale,
102 La théologie de signes de temps est apparue au 20e siècle dans le contexte protestant, avec Paul Tillich e.a. Avec le souffle de la « Nouvelle théologie » en France, issue essentiellement du concile Vatican II, elle s’est alors développée aussi dans la théologie catholique. Cf. Chenu, M.-D., „Les signes de temps“, in : Nouvelle Revue Théologique 97 (1965), 29-39 ; Fries, H., „Zeichen der Zeit“, in : Klein, N. (Hg.), Biotope der Hoffnung. Zu Christentum und Kirche heute, Freiburg 1988, 13-22; Füssel, K., „Die Zeichen der Zeit als locus theologicus. Ein Beitrag zur theologischen Erkenntnislehre“, in: FZPhTh 30 (1983), 259-274; Sander, H.-J., „Die Zeichen der Zeit in Gewalt und Widerstand. Zu einem Grundbegriff der Theologie in der Welt von heute“, in: Orientierung 59 (1995), 92-96; Sander, H.-J., „Theologischer Kommentar zur Pastoralkonstitution über die Kirche in der Welt von heute Gaudium et Spes“, in: Hünermann, P. (Hg.), Herders Theologischer Kommentar zum Zweiten Vatikanischen Konzil, Bd. 4 (2005), Freiburg, 581-886; Ruggieri, G., Die Zeichen der Zeit. Herkunft und Bedeutung einer hermeneutischen Chiffre der kirchlichen Praxis (unveröffentlichtes Manuskript), 2006. 103 Cf. Theobald, Ch., „Zur Theologie der Zeichen der Zeit. Bedeutung und Kriterien heute“, in: Hünermann, P. (Hg.), op. cit., 71. A part GS, la terminologie „signe de temps“ apparaît aussi dans d’autres décrets et déclarations comme Dignitatis Humanae 15, Presbyterorum Ordinis 9, Unitatis Redintegratio 4. Cf. aussi Elochukwu Uzukwu, „Afrikas Zeichen der Zeit“, in : Hünermann, P. (Hg.), op. cit., 207. Le concile indique, dans GS 4, les clés de compréhension des signes de temps, mission de recherche et d’interprétation confiée à l’Eglise, et qu’elle exerce à la lumière de l’Evangile. Ces repères aident précisément à éviter des interprétations arbitraires ou abusives qui pourraient être liées aux aléas et à la créativité d’individus entraînés par leur histoire personnelle, ou pour des raisons d’ordre idéologique. C’est dans ce sens que plusieurs commentateurs du concile se demandent si son appel optimiste de voir et de reconnaître la main de Dieu dans chaque événement humain – en particulier dans notre monde moderne et postmoderne – n’est pas une exagération. Voir p. ex. Chenu, M.-D., « Les Signes de Temps – Réflexion Théologique », in : Congar, Y./Peuchmaurd, M. (éd), L’Eglise dans le Monde de ce Temps – Constitution Pastorale « Gaudium et Spes », Tome 2, Paris 1976 ; Valadier, P., « Signes de Temps, Signes de Dieu ? », in : Etudes 335, juillet-décembre (1971) ; Gennari, G., « Signes de Temps », in : Dictionnaire de la vie spirituelle, Paris 1983. 104 Cf. Theobald, Ch., „Zur Theologie der Zeichen der Zeit. Bedeutung und Kriterien heute“, in: Hünermann, P. (Hg.), op. cit., 71. 105 Ibid.
42 fondée sur la lecture des signes de temps, pour qu’elle soit agissante, est conditionnée par une capacité préalable d’écoute (Hörfähigkeit) et une observation de la chose « res » ou de l’événement « Ereignis » dont il est question.106 En effet, la théologie de signes de temps comprend le présent, de façon prophétique, comme un appel divin.107 Elle tient en compte les défis de l’histoire présente et cherche dans ces événements la présence cachéedévoilée de la volonté de Dieu, comme Celui qui se révèle et fait chemin avec sa créature. Les textes du concile Vatican II affirment de quelque façon l’action divine dans l’histoire. Par ce fait même, l’histoire est comprise comme lieu de dialogue entre Dieu et l’Eglise. D’où la foi est à saisir comme interpretatio temporis.108 Peter Hünermann dit, à cet effet, qu’interpréter les signes de temps à la lumière de la foi témoigne de l’action de l’Esprit Saint dans l’histoire. Par le fait que l’Eglise déchiffre les signes de temps et leur donne signification, sous la mouvance de l’Esprit Saint, elle se comporte par conséquent selon la sagesse spirituelle, elle conduit à des nouvelles voies et attitudes dans la foi.109 Si les questions essentielles de la vie humaine s’interprètent comme signes de temps et si la recherche de réponses à ces questions se déroulent dans la mouvance de l’Esprit Saint, la foi qui s’y profile, qui tente de déchiffrer ces signes et d’y apporter des réponses correspondantes, gagne un caractère particulier de foi vivante. 110 Vus sous cet angle, les signes de temps sont plus que des facticités ; ce sont des « semeia ton kairon » (Mt 16, 3), de signes (quelquefois d’ordre divin) chargés de sens et appelant à une nouvelle conscience, à une action réajustée, renouvelée et conséquente de la part de l’homme.111 La crise écologique est dès lors à comprendre comme « signe de temps » dans la mesure où elle pousse à une nouvelle prise de conscience dans l’action de l’homme. Autrement, il n’en est rien. Cette prise de conscience se traduit e.a. par le fait que l’homme se comprend désormais comme membre de l’ensemble des créatures, partageant le même destin avec d’autres êtres. Il se crée alors un égard de respect par rapport à son environnement global. Cela étant, des hommes ont été conduits à trouver dans la nature soit des
106 Ibid. 107 Vogt, M., „Den Schrei der Schöpfung hören. Das ökologische Bewusstsein als Zeichen der Zeit“, in: Hünermann, P. (Hg.), op. cit., 122. 108 Ibid. 109 Hünermann, P., Gottes Handeln in der Geschichte. Theologie als Interpretatio temporis (unveröffentlichtes Manuskript), 2006, 3, cité par Vogt, M., op. cit., 122. 110 Ibid. Le professeur Markus Vogt, pour insister sur l’importance de la capacité d’écoute dans la foi et l’annonce de l’Evangile, paraphrase ici Karl Rahner : „Wenn der Glaube, wie Rahner formuliert, von Hören kommt, kehrt sich die Dynamik der Verkündigung um : Nicht das Präsentieren fertiger Antworten ist entscheidend, sondern die Befähigung, tiefer in die Erfahrungen und Sehnsüchte der Menschen hineinzuhorchen“. Rahner, K., Grundkurs des Glaubens, in: ders.: Schriften zur Theologie, Bd. XIV, Einsiedeln 1980, 48-62. 111 De là est née la « théologie du Kaïros ». Le terme « Kaïros » dérive en fait de « maintenant », du « moment favorable », et traduit toute une conception, dans l’histoire du salut, orientée sur le présent et l’avenir que l’on veut meilleur. Cette conception, liée à la responsabilité éthique, fonde l’espérance théologique. Cf. Mieth, D., “Zeichen der Zeit – eine theologisch-ethische Betrachtung”, in: Hünermann, P. (Hg.), op. cit., 93.
43 principes normatifs de vie, soit des traces divines qui conduisent à une certaine spiritualité, une re-découverte de l’appartenance humaine à l’ensemble des créatures. La situation de crise devient, théologiquement, occasion de découvrir de nouvelles dimensions de la création. Par conséquent, il devient nécessaire de se soucier de son milieu ambiant pour la survie présente et à venir.112 De ce qui précède, il va sans dire que l’on a bien besoin d’une critériologie pour différencier les données historiques, interprétées à la lumière de la foi comme signes de temps, d’avec le hasard ou les opportunités historiques teintées d’idéologie. 1.2.1.1 Critériologie de signes de temps Théologiquement parlant, les signes de temps se comprennent sous la critériologie suivante :113 Des signes de temps sont de phénomènes qui, en raison de leur caractère global et leur fréquence, imprègnent durablement une époque. Ils causent une situation de crise ou de conflit qui exige un processus de changement. Ils ne touchent pas seulement de groupes particuliers et leurs intérêts, mais l’humanité dans son ensemble ; ils conditionnent le développement et l’avenir de l’humanité. Théologiquement, les signes de temps visent à un « aggiornamento » pastoral, c’est-à-dire à chercher de reconnaître dans le présent les traces et effets susceptibles d’hypothéquer le bien-être et l’avenir, afin de les endiguer le plus possible. Des signes de temps se rapportent aux questions existentielles, à travers les quelles s’expriment besoins et désirs humains dans un certain temps. Ce ne sont pas de simples projections de désirs ; ils s’inscrivent et évoluent dans toute une expérience de vie faite de souffrance, d’échec, de fragilité, et où sub contrario le désir d’une action rédemptrice de Dieu émerge et devient indispensable, où l’action de l’Esprit est sollicitée. Cette expérience de la vie dans ses multiples facettes appelle en même temps une autocompréhension de l’homme toujours évolutive. Des signes de temps ne sont pas de simples faits naturels ou historiques en soi. Ils le sont dès qu’ils interpellent et exigent une prise de conscience profonde, des modifications appropriées et des orientations qui conduisent à une nouvelle approche de la vie, à une nouvelle forme d’expression de la foi et aide à tracer un chemin nouveau pour l’humanité ; donc une recherche soutenue du salut, ou à tout le moins du bien-être. JeanPaul II, parlant précisément de l’expérience de foi dans l’histoire, dit : « La nouveauté dont on fait l’expérience à la suite du Christ doit être communiquée aux autres hommes
112 Vogt, M., op. cit., 123. 113 On se réfère ici essentiellement à Vogt, M., op. cit., 123-124. Il cite à son tour ceux sur qui il s’est appuyé : Hünermann, P., Gottes Handeln in der Geschichte. Theologie als Interpretatio temporis (unveröffentlichtes Manuskript), 2006; Sander, H.-J., Theologischer Kommentar zur Pastoralkonstitution über die Kirche in der Welt von heute Gaudium et Spes, in: Hünermann, P. (Hg.), Herders Theologischer Kommentar zum Zweiten Vatikanischen Konzil, Bd. 4 (2005), et Ruggieri, G., Die Zeichen der Zeit. Herkunft und Bedeutung einer hermeneutischen Chiffre der kirchlichen Praxis (unveröffentlichtes Manuskript), 2006. Cette critériologie n’est pas exhaustive.
44 dans la réalité concrète de leurs difficultés, de leurs luttes, de leurs problèmes et de leurs défis, afin que tout cela soit éclairé et rendu plus humain par la lumière de la foi. Celleci, en effet, n’aide pas seulement à trouver des solutions : elle permet aussi de supporter humainement les situations de souffrance, afin qu’en elles l’homme ne se perde pas et qu’il n’oublie pas sa dignité et sa vocation. »114 Peter Hünermann dira que ce rapport différencié entre expérience de foi et événement historique vécu constitue le socle herméneutique pour une théologie de signes de temps.115 Des signes de temps exigent jugement et décision de la part de l’homme. Ils occasionnent un choix entre le juste et l’injuste, le faisable et le non-faisable, afin de surmonter la crise. Selon Ruggieri, les signes de temps sont une chance de liberté où l’homme opère un choix entre salut et non-salut. Une simple observation des faits à distance ne suffit pas ; animé de foi et de l’espérance, il faut participer au sort des souffrants. 116 C’est à la condition d’une conversion, traduite par une appréhension lucide des faits, que les catastrophes ou les situations d’infortune, prennent un sens théologique comme « signes de temps ». A la suite de ces critères, la crise écologique en tant que tel n’est pas encore signe de temps. Elle le devient seulement si l’Eglise et la société en font un lieu d’expérience de Dieu ; c’est-à-dire, lorsque l’Eglise et la société apprennent que la « culture de la vie »117 ne peut s’accroître qu’au moment où l’homme considère la nature en lui et autour de lui, aussi dans son inaccessibilité, comme création dont lui-même fait partie. Des phénomènes de crise deviennent alors « signes de temps » (semeion) si la volonté d’une décision pour Dieu et pour la vie dans la durée émerge. Signalons ici que le terme « crise » dans son étymologie (du grec : κρίνειν qui veut dire décider ou juger) n’est pas forcément négatif. Il signifie un temps de jugement et de décision. Sous cet indice, un diagnostic théologique de crise écologique ne présente plus celle-ci comme un scénario catastrophique qui fait peur. Il la perçoit plus comme « signal » ou mieux comme « kaïros » pour se libérer de fausses orientations. 118 Cela dit,
114 Jean-Paul II, Centesimus annus (1991), n° 59. 115 Cité par Vogt, M., op. cit., 124. 116 Selon Ruggieri, l’option préférentielle pour les pauvres est un exemple constitutif d’une théologie des signes de temps qui, pourtant « a été intentionnellement oublié dans les conclusions du concile ». (Ruggieri, op. cit., 7). C’est en Amérique latine que l’on a tracé la voie pour cette théologie. 117 Cf. Jean-Paul II, cité par Vogt, M., op. cit., 124. 118 Id., 125. Selon le professeur Markus Vogt, cette structure d’argumentation se retrouve dans presque toutes les déclarations et écrits du pape Jean Paul II sur les questions écologiques. Il est important de constater que Jean Paul II lie toujours la description de la situation de crise avec l’appel urgent à la prise de conscience pour un temps nouveau. Cette liaison nécessaire étant, le phénomène de crise devient alors signe de temps. Voir Jean-Paul II, « La paix avec Dieu créateur, la paix avec toute la création », Discours à l’occasion de la journée mondiale de la paix, 1 janvier 1990. Markus Vogt fait remarquer que cette structure d’argumentation n’est pas spécifiquement catholique. Elle imprègne tout autant le mouvement œcuménique mondial en matière écologique. Il cite ici Reuver, M./Solms, F./Huizer, G. (Hgg.), The Ecumenical Movement Tomorrow : Suggestions for Approaches and Alternatives, Kampen 1993, qui commence avec ces phrases: “Crisis upon crisis affects today’s world. This, however, is
45 l’idée courante qui qualifie la crise écologique comme caractéristique d’une décadence de l’histoire n’est pas conciliable avec la théologie de signes de temps. Cette raison théologique du refus de la théorie de décadence ne signifie pas toutefois sous-estimation de l’ampleur du problème écologique. Elle traduit plutôt l’affirmation confiante et croyante selon laquelle Dieu est aussi présent dans les fractures et les égarements de l’histoire humaine. Cette référence théologique constitue le nœud du rapport de l’homme à Dieu, à ses semblables et aux êtres infrahumains. Elle signifie que la relation à Dieu n’est pas pensable au-delà de rapports interhumains et des hommes aux autres créatures. Dieu rencontre l’homme non au-delà de la vérité créaturelle, mais bien en elle et à travers elle. C’est pourquoi opter pour ou contre la justice et la responsabilité dans le monde n’est pas un fait secondaire de la foi, mais bien un choix existentiel où se joue le salut humain. L’œuvre de création, à laquelle appartient l’homme par sa corporéité et par son lien immédiat aux relations socio-écologiques, sollicite une réponse. Elle est un appel fondamental de Dieu à l’homme de pouvoir la sauvegarder et la domestiquer. Cette foi en la création signifie que l’homme cherche et trouve Dieu non au-delà du monde, mais en son sein. C’est ce qui est traduit dans la théologie transcendantale de Karl Rahner, à travers son modèle dit « existentials ».119 Dans l’être de l’homme se trouve déjà imprimé l’autocommunication de Dieu, qui sollicite réponse de la part de l’homme. Cela étant, la pointe d’accès d’une herméneutique théologique sur des questions écologiques, réside en ce que la création est un espace vital et béni pour toutes les créatures. Il s’agit, par conséquent, de reconnaître à la fois la dignité de l’homme et sa vocation à un développement intégral, et la valeur intrinsèque ou dérivée des autres créatures. 120 Si l’Eglise participe à la recherche des solutions aux questions urgentes de notre temps (GS 10), et les reconnaît comme signes et lieu de l’expérience avec Dieu, elle accomplit sa mission de salut et de libération. Disons à présent quelques mots sur la « sensibilité kaïrologique » qui joue un rôle indispensable dans la théologie de signes de temps.
nothing new. Humankind throughout history has seen crisis periods of various kinds. They often were the forerunners of a new era”, 9. 119 Cf. Rahner, K., Grundkurs des Glaubens, in: Schriften zur Theologie, Bd. XIV, Einsiedeln 1980, 48-62, cité par Vogt, M., op. cit., 126. Karl Rahner beschreibt dies transzendentaltheologisch mit dem Modell des « Existentials », als in dem Sein des Menschen bereits eingestiftete Selbstmitteilung Gottes. Erschaffensein ist demnach ein von Gott Angesprochenwerden, dem der Mensch zu antworten hat. 120 Au sujet de la valeur des créatures en dehors de l’homme, les idées divergent selon les auteurs et sont de deux ordres. L’idée qui soutient leur valeur intrinsèque et celle qui parle de la valeur dérivée que l’homme leur octroie. Notre intention n’est pas de discuter ces opinions, mais de montrer la pertinence, dans tous les cas, de la prise en compte de ces êtres infrahumains pour l’éthique de la tempérance, pour la survie.
46 1.2.1.2 « Sensibilité kaïrologique »121 Méthodologiquement, la théologie de signes de temps se déroule en trois moments : « voir - juger - agir » (GS 4). C’est un renouveau significatif, dans le cadre éthique, par rapport à la méthode traditionnelle d’induction. Celle-ci procédait par l’ « extraction » de normes et postulats à partir des axiomes théologiques préalablement établis, dont l’évangile est la base. Par contre, la méthode liée à la théologie de signes de temps décrit la situation, sans chercher d’emblée à « théologiser » le fait. D’une situation décrite, l’éthique s’emploie alors à en construire de normes d’action correspondantes. Le prérequis évangélique contient, bien entendu, des critères à partir desquels on oriente la praxis, ou on la corrige. L’éthique conduit la théologie de signes de temps à un modèle plutôt déductif. L’action doit correspondre à la situation. C’est ce qu’on appelle morale de situation. En théologie pastorale, c’est Paul Michael Zulehner qui a plus développé cette méthode, et l’a nommée « Kaïrologie ».122 La perception de la problématique est un aspect fondamental dans la crise écologique. On écoute ou on voit, à travers les medias, l’état actuel de la nature dans ses multiples facettes, mais généralement on en saisit à peine les enjeux, ou on ne perçoit pas le caractère sérieux de la situation. Ce phénomène d’aveuglement (blindes Sehen) n’est pas nouveau. Le prophète Isaïe le décrit déjà en son temps : (Es 42, 20.23 ; aussi Mt 13, 1316).123 Ces mots prophétiques sont aujourd’hui d’une actualité sans précédent, car la problématique écologique est fondamentalement question de perception, de sensibilité. Malheureusement, l’homme moderne se comporte comme si, par nature, il n’est pas possesseur de vrais organes de sens, qui permettent de se réaliser les dangers, de les évaluer à leur juste mesure et d’y réagir. Selon Markus Vogt, « nous le savons, et pourtant, nous restons aveugles ; pour plusieurs personnes une perception raisonnable et une évaluation équilibrée du problème de l’environnement reste difficile ».124 Les évêques allemands 125 ont fourni, dans leur document sur les questions sociales, bien d’éléments qui fondent la
121 Cf. Vogt, M., op. cit., 128-131. 122 Cf. Zulehner, P.-M., Pastoraltheologie, Bd. I: Fundamentalpastoral: Kirche zwischen Auftrag und Erwartung, Düsseldorf 1989, 221-273. 123 Es 42, 20.23 dit: Tu as vu beaucoup de choses, mais tu n’y as point pris garde; on a ouvert les oreilles, mais on n’a point entendu. Qui parmi vous prêtera l’oreille à ces choses ? Qui voudra s’y rendre attentif et écouter à l’avenir ? Et dans Mt 13, 13-16, il est à lire : C’est pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils n’entendent ni ne comprennent. Et pour eux s’accomplit cette prophétie d’Isaïe : Vous entendez de vos oreilles, et vous ne comprendrez point ; vous regardez de vos yeux, et vous ne verrez point. Car le cœur de ce peuple est devenu insensible ; ils ont endurci leurs oreilles, et ils ont fermé leurs yeux, de peur qu’ils ne voient de leurs yeux, qu’ils n’entendent de leurs oreilles, qu’ils ne comprennent de leur cœur, qu’ils ne se convertissent, et que je ne les guérisse. Mais heureux sont vos yeux, parce qu’ils voient, et vos oreilles, parce qu’elles entendent ! 124 Vogt, M., op. cit., 129. 125 Cf. Deutsche Bischofskonferenz, Handeln für die Zukunft der Schöpfung, Bonn 1998, n° 3639.
47 nécessité et la valeur de la perception, de la sensibilité en éthique de l’environnement. Comme les effets de problèmes environnementaux perdurent et ne sont pas facile à écarter d’un revers de la main, il est donc impérieux de s’en rendre compte, le plus tôt possible, afin d’y réagir aussi le plus tôt et de façon durable. C’est pourquoi, avant d’amorcer toute formulation éthique, il est toujours nécessaire de détecter les faits et méfaits de la situation en cours, et les nommer ; il importe donc d’être à l’école de la perception. L’Eglise devra suivre la même logique de voir, de percevoir, d’interpréter les événements à la lumière de l’Evangile, si elle veut prendre une part active à la responsabilité écologique.126 C’est sa mission prophétique qui est ici sollicitée, en l’occurrence sur base de sa capacité de transmettre les valeurs et de proposer des orientations durables à la société ; bref, sur base de sa compétence de communication.127 Dans ce sens, nous pensons que ce ne sont pas les informations sur la crise environnementale qui manquent. Il est plus question du manque de perception de ce que cette situation signifie pour l’homme aujourd’hui, pour son avenir, pour les êtres inférieurs, ainsi que les interconnexions subséquentes pour la survie de l’humanité. L’Eglise n’est pas ici, en premier, comme donneuse de leçon, mais plus comme instance qui écoute et apprend à percevoir les faits et à les transformer en « signes ».128 1.2.2 Jean-Paul II et la question écologique Avec l’époque du Pape Paul VI, l’on peut dire que son souci pour le développement humain est perceptible et déjà à l’ordre du jour. Dans ses écrits apostoliques Populorum progresso (1967) et Octogesima adveniens (1971) le thème de développement apparaît avec force comme but universel.129 Qu’il suffise de citer le n° 21 d’Octogesima adveniens, pour mettre en évidence le souci du Pape de considérer la problématique écologique comme question sociale mondiale dont il faut s’occuper. “While the horizon of man is thus being modified according to the images that are chosen for him, another transformation is making itself felt, one which is the dramatic and unexpected consequence of human activity. Man is suddenly becoming aware that by an ill-considered exploitation of nature he risks destroying it and becoming in his turn the victim of this degradation. Not only is the material environment becoming a permanent menace - pollution and refuse, new illness and absolute destructive capacity - but the human framework is no longer under man's control, thus creating an environment for tomorrow which may well be intolerable. This is a wide-ranging social problem which concerns the entire human family.
126 Vogt, M., op. cit., 130. 127 Id., 145. Il cite ici Gardner, G., Die Einbeziehung der Religion in der Suche nach einer nachhaltigen Welt (Invoking the spirit: Religion and Spirituality in the Quest for a sustainable World, Worldwatch Paper 164), in : Worldwatch Institute (Hg.) : Zur Lage der Welt 2003, Münster 2003, 291-327. Im Mittelpunkt des Interesses steht die symbolische, rituelle, sinnstiftende, gemeinschaftsstiftende und institutionell globalisierte Kommunikationskompetenz der Religionen, die gerade dort, wo die politischen Nachhaltigkeitsinitiativen nicht weiterkommen, entscheidende Beiträge bieten können. 128 Id., 131. 129 Cf. Langhorst, P., op. cit., 174.
48 The Christian must turn to these new perceptions in order to take on responsibility, together with the rest of men, for a destiny which from now on is shared by all.”130 Ici Paul VI différencie aussi l’environnement physique (res naturae) et l’environnement humain (ea, quae circa homines sunt). Les deux hypothèquent la vie humaine si l’on y porte atteinte.131 Cette notion sera reprise par le Pape Jean-Paul II dans Centesimus annus (1991).132 1.2.2.1 Ses principales interventions en faveur de l’environnement C’est avec Jean-Paul II que la question écologique devient plus présente dans la doctrine de l’Eglise. Au cours de son pontificat, Jean-Paul II n’a cessé d’exhorter les chrétiens et hommes de bonne volonté à prendre leurs responsabilités d’hommes et de femmes. Tout témoin des grandes tragédies du XXe siècle qu’il était, le Pape n’hésitait pas à nommer les domaines qui méritaient en particulier la mobilisation des fidèles : la défense des droits fondamentaux et de la dignité humaine, du raisonnable progrès de l’humanité, de la justice et de l’équité, la protection de la planète. Il alertait les hommes de l’indispensable nécessité de s’engager dans la défense de la création. Il a évoqué spécifiquement « la crise écologique », qualifiée par lui-même de « majeure ».133 Le maître de Jean-Paul II dans la question environnementale fut Saint François d’Assise. A peine élu, Karol Wojtyła place son enseignement sous l’inspiration de François. L’année suivante, en 1979, le Pape le proclame patron céleste des écologistes. 134 Son « respect authentique et sans réserve pour l’intégrité de la Création » est donné en exemple. En 1982, à l’occasion de la célébration du huitième centenaire de la naissance du Poverello, le Saint Père n’hésite pas à évoquer publiquement les devoirs qui lient l’homme à la nature. « Les créatures et les éléments ne seront protégés de toute violation que dans la mesure où on les considérera comme des êtres à l’égard desquels l’homme est lié par des devoirs »,135 déclare-t-il alors. Peu à peu, nourri par la spiritualité du saint d’Assise, méditant sa vie et son œuvre, le Pape s’exprime de plus en plus sur les dangers qui pèsent sur la création. En 1984, il propose aux 5000 jeunes qui l’écoutent à Viterbe de regarder la nature avec des yeux nouveaux. Le 18 août 1985, Jean-Paul II se rend au siège du Programme des Nations-Unies pour l’environnement à Nairobi. Il y proclame que Dieu est glorifié lorsque sa création est au service du développement intégral de l’homme. Dans la lignée de ses travaux, de ses consultations et réflexions, Jean-Paul II exprime son souci écologique dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis du 30 décembre 1987. C’est en décembre 1989 qu’il publie son premier texte fondamental sur l’écologie, à
130 131 132 133
Paul VI, Octogesima adveniens (1971), n° 21. Cf. Langhorst, P., op. cit., 177. Cf. Jean-Paul II, Centesimus annus n° 38 et 52, 3. Cf. La lettre du Pape Jean-Paul II, adressée aux évêques de France à propos de la laïcité (11.02.2005), in : Larcher, L., L’écologie humaine, in : La Revue Liberté Politique n° 30 (2005), 1. 134 Larcher, L., op. cit., 1-5. 135 Id., 1.
49 l’occasion de son message pour la célébration de la XXIIIe Journée mondiale de la paix : La paix avec Dieu créateur, la paix avec toute la création. Là sont exposées les inquiétudes et les analyses du Pape à propos de la crise actuelle. Par la suite il développe, approfondit, reprend les idées-forces de ce premier grand texte, dans l’encyclique Centesimus annus (1991). Le 10 juin 2002, en compagnie du patriarche Bartholomée Ier, il signe une déclaration commune pour la sauvegarde de l’environnement, déclaration de Venise. Le ton de ce document officiel est, une nouvelle fois, alarmant. L’eau, l’air et la terre sont les éléments vitaux les plus touchés par une dégradation générale. La cause ? Un progrès économique qui ne s’assigne pas de limites. Le constat est sans appel : l’homme détruit l’harmonie originale de la création.136 Ainsi, à bien des égards, le Pape polonais partage avec les associations écologiques une même inquiétude sur l’état du monde, un même sentiment d’urgence, une même perception d’une catastrophe imminente à conjurer. 1.2.2.2 Son diagnostic et ses prémisses d’espérance Jean-Paul II, stigmatisant surtout le monde industrialisé, exprime son souci écologique en ces termes : « A notre époque, en particulier, l’homme a détruit sans hésitation des plaines et des vallées boisées, il a pollué les eaux, défiguré l’environnement de la planète, rendu l’air irrespirable, bouleversé les systèmes hydro-géologiques et atmosphériques, désertifié des espaces verdoyants, accompli des formes d’industrialisation sauvage, en humiliant – pour utiliser une image de Dante Alighieri – ce ‘parterre’ qui est la Terre, notre demeure. C’est pourquoi, il faut encourager et soutenir la ‘conversion écologique’, qui au cours de ces dernières décennies a rendu l’humanité plus sensible à l’égard de la catastrophe vers laquelle elle s’acheminait. »137 La crise écologique actuelle, répète-t-il, est la traduction d’une crise morale. Elle se manifeste de deux manières. C’est d’une part, l’application sans discernement des progrès scientifiques et technologiques au milieu naturel (écologie physique). C’est d’autre part, l’ensemble des manquements au respect de la vie, de toute vie (écologie humaine). Dans Centesimus annus, Jean Paul II résume en une phrase ce qu’il entend par écologie humaine : « Non seulement la Terre a été donnée par Dieu à l’homme qui doit en faire usage dans le respect de l’intention primitive, bonne, dans laquelle elle a été donnée, mais l’homme, lui aussi, est donné par Dieu à lui-même et il doit donc respecter la structure naturelle et morale dont il a été doté ».138 Au cœur de l’écologie humaine, le respect de la loi naturelle et la défense de la vie. La loi inscrite par Dieu dans la nature et qui peut être lue à travers la raison, conduit au respect du dessein du Créateur, d’un dessein qui vise au bien de l’homme. Cette loi établit un certain ordre intérieur que l’homme trouve et qu’il devrait conserver. Ce qui serait le plus dangereux pour l’homme et pour la création, c’est justement le manque de respect pour les lois de la nature et la disparition du sens de la valeur de la vie. Toute activité qui s’oppose à cet ordre frappe inévitablement l’homme lui-même. Ainsi, Jean Paul II distingue, pour mieux les unir, une écologie physique et une écologie humaine. Les atteintes
136 Ibid. 137 Nous citons ici Laurent Larcher qui paraphrase Jean-Paul II, 2. 138 Jean-Paul II, Centesimus annus n° 38.
50 à ces deux ordres résultent d’un mal commun : l’éloignement de l’homme du dessein de Dieu créateur.139 En s’éloignant du dessein de Dieu, l’homme provoque un désordre qui se répercute inévitablement sur le reste de la création. Jean Paul II va jusqu’à dire que: « si l’homme n’est pas en paix avec Dieu, la Terre elle-même n’est pas en paix ».140 Le Pape n’hésite pas, par endroit, à entrer dans les détails. Ainsi, il s’interroge sur les conséquences de l’effet de serre. Elles ont atteint désormais des dimensions critiques par suite du développement constant des industries, des grandes concentrations urbaines et de la consommation d’énergie. Il en résulte de multiples altérations météorologiques et atmosphériques dont les effets vont des atteintes à la santé jusqu’à l’immersion possible, dans l’avenir, des terres basses.141 Cette crise écologique, explique-t-il dans l’encyclique Centesimus annus, est intrinsèquement liée à la société de consommation. Ceci est fondamental dans la réflexion du Pape : « L’homme, saisi par le désir d’avoir et de jouir plus que par celui d’être et de croître, consomme d’une manière excessive et désordonnée les ressources de la terre et sa vie même ».142 Pour comprendre cette tendance consumériste dans l’homme, il faut relire le Catéchisme de l’Eglise catholique, notamment la catéchèse sur la création, où il est stipulé que la chute originelle a livré l’homme à une triple concupiscence qui le soumet au plaisir des sens, à la convoitise des biens terrestres et à l’affirmation de soi contre les impératifs de la raison (CEC 377). Ce qui est toutefois en jeu, ce n’est pas le progrès, ou bien l’intelligence et le génie humain, mais le « style de vie » qui « prétend être meilleur quand il est orienté vers l’avoir et non vers l’être, et quand on veut avoir plus, non pour être plus mais pour consommer l’existence avec une jouissance qui est à elle-même sa fin ».143 En cause donc ? La société contemporaine, hédoniste et consumériste, toute soumise à la satisfaction et au renouvellement incessant de plaisirs immédiats. Et tant pis pour les dommages qui en découlent, sauf si ceux-là nuisent directement à « ma santé, à mon plaisir, à ma jouissance ».144 Dans ce monde, l’homme croit pouvoir « disposer arbitrairement de la Terre, en la soumettant sans mesure à sa volonté, comme si elle n’avait pas une forme et une destination antérieures que Dieu lui a données, que l’homme peut développer mais pas trahir ».145 Jean-Paul II, appelant au bon usage de la terre en vue d’une consommation raisonnée et mesurée, conclut: « Il est donc nécessaire de s’employer à modeler un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune ».146 Toute la question est là. Le monde est une création. Il a un Créateur. Il n’est pas le produit d’une nécessité quelconque, d’un destin aveugle ou du hasard. Si l’on adopte ce point de vue, la perspective
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Cf. Larcher, L., op. cit., 2. Id., 4. Id., 2. Jean-Paul II, Centesimus annus n° 37. Id., n° 36; Cf. aussi GS 35. Larcher, L., op. cit., 2. Jean-Paul II, Centesimus annus n° 37. Id., n° 36.
51 du problème prend une autre tournure. La Terre occupe une place dans l’économie divine. Elle n’est pas sans vocation. L’espérance reste donc de mise ; mais dans quelle mesure faut-il la maintenir vivante ? L’Ecriture et la Tradition ne cessent de l’enseigner : « le monde a été créé pour la Gloire de Dieu » (CEC 337 ; LG 36), en vue de la manifester et la communiquer, la Création étant un acte d’amour. De sorte que les créatures ont une part à sa vérité, à sa bonté et à sa beauté.147 Cette participation à la création voulue par Dieu, et que l’on traduit communément – à tort ou à raison - par domination de l’homme sur la nature, est accordée à l’homme non pas comme pouvoir absolu d’en user et d’en abuser, ou de disposer des choses comme il l’entend. Cette domination de l’homme sur la nature voulue par Dieu ne signifie pas tyrannie et exploitation sans retenue du monde ; elle ne se traduit pas par un comportement impérialiste et instrumental. 148 Jean-Paul II l’affirme déjà dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis : La limitation imposée par le Créateur lui-même dès le commencement, et exprimée symboliquement par l’interdiction de « manger le fruit de l’arbre » (Cf. Gn 2, 16-17), montre avec suffisamment de clarté que, dans le cadre de la nature visible, nous sommes soumis à des lois non seulement biologiques mais aussi morales, que l’on ne peut transgresser impunément.149 Selon Laurent Larcher, rien ne justifie alors les pollutions gratuites, la disparition incontrôlée des écosystèmes, la défiguration sans réflexion des paysages. En 1971, le cardinal Villot affirmait déjà que « toute atteinte à la création est un affront au Créateur ».150 Ce point est une constante dans la rhétorique catholique. La déclaration de Venise y revient en ces termes : « Au début de l’histoire, l’homme et la femme ont péché en désobéissant à Dieu et en rejetant son dessein de création. Parmi les conséquences de ce premier péché figure la destruction de l’harmonie originale de la Création. Si nous examinons attentivement la crise sociale et écologique que la communauté mondiale doit affronter, nous devons constater que nous trahissons encore le mandat que Dieu nous a confié : être les gardiens appelés à collaborer avec Dieu en vue de veiller sur la Création dans la sainteté et la sagesse. »151 A la base de tout ce contresens écologique, Jean-Paul II place une erreur anthropologique, malheureusement répandue à notre époque.152 Une appréhension erronée de l’homme lui-même. Le Pape en appelle l’homme à redécouvrir l’authentique vérité de ce qu’il est. C’est, en somme, le but de son encyclique Veritatis Splendor.153 L’homme qui
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Cf. Larcher, L., op. cit., 2. Id., 3. Ibid. Le cardinal Villot cité par Larcher, L., op. cit., 2. Id., 2-3. Cf. Jean-Paul II, Centesimus annus n° 37. Jean-Paul II, Veritatis Splendor (1993). Au n° 2, il est à lire : « En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. (…) La révélation même du mystère du Père et de son amour manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation ». Cf. aussi GS 22. Quant à l’objet de l’encyclique (n° 4), le Pape le précise comme suit : « Aujourd’hui, il paraît nécessaire de relire l’ensemble de l’enseignement moral de l’Eglise, dans le but précis de rap-
52 découvre sa capacité de transformer et de créer le monde par son travail, oublie que cela s’accomplit toujours à partir du premier don originel des choses faites par Dieu. « La vie, le monde, la nature ne sont pas des dons que l’homme se fait à lui-même ». Il les reçoit. Le Catéchisme l’écrit en toutes lettres : « La création est voulue par Dieu comme un don adressé à l’homme, comme un héritage qui lui est destiné et confié » (CEC 299). A l’appui de cette affirmation, les récits de la Genèse. Dans le premier texte, Dieu instaure la royauté de l’homme sur la création. Faits à l’image et à la ressemblance de Dieu, Adam et Eve doivent « dominer » la terre avec amour et sagesse […] à la ressemblance de Dieu (Gn 1, 28s). 154 La terre est donc confiée à la gouvernance de l’homme. Toutefois, cette faculté ne peut s’exercer que dans le cadre de l’obéissance à la loi divine et donc dans le respect de l’image reçue, clair fondement du pouvoir de domination qui est reconnu à l’homme. Dans le deuxième récit de la Genèse, Yahvé installe l’homme dans le jardin d’Eden pour le cultiver et pour le garder (Gn 2, 15s), et non pour l’exploiter et le détruire. Il y a là l’ordonnance du monde, la part et l’utilité de toutes les créatures à l’équilibre et l’intégrité du cosmos, dont il ne faut pas perdre de vue. L’homme doit agir en en tenant compte. La Bible et l’enseignement de l’Eglise expriment donc des impératifs catégoriques auxquels l’homme doit se soumettre s’il veut « dominer » la création à la ressemblance de Dieu. Par ailleurs, recevoir le monde comme un don, dispose l’homme à la reconnaissance et non à la convoitise, à la responsabilité et non à l’égoïsme. La Bible et la théologie catholique l’affirment : « il y a une étroite solidarité entre la création et l’homme » (CEC 344).155 Après le Déluge, lit-on dans la Genèse, Dieu établit une nouvelle alliance, non seulement avec Noé et ses fils, mais aussi avec l’ensemble des créatures : « Et moi, voici que j’établis mon alliance avec vous et avec votre descendance après vous, et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous : oiseaux, bestiaux, toutes les bêtes sauvages qui sont avec vous, tout ce qui sort de l’arche, toutes les bêtes de la terre » (Gn 9, 9-10).
peler quelques vérités fondamentales de la doctrine catholique, qui risquent d’être déformées ou rejetées dans le contexte actuel. En effet, une nouvelle situation est apparue dans la communauté chrétienne elle-même qui a connu la diffusion de nombreux doutes et de nombreuses objections au sujet des enseignements moraux de l’Eglise. (…) Au point de départ de ces conceptions anthropologiques et éthiques, on note l’influence plus ou moins masquée de courants de pensée qui en viennent à séparer la liberté humaine de sa relation nécessaire et constitutive à la vérité. Ainsi, on repousse la doctrine traditionnelle de la loi naturelle, de l’universalité et de la validité permanente de ses préceptes, certains enseignements moraux de l’Eglise sont simplement déclarés inacceptables ; on estime que le Magistère lui-même ne peut intervenir en matière morale que pour ‘exhorter les consciences’ et ‘pour proposer les valeurs’ dont chacun s’inspirera ensuite, de manière autonome, dans ses décisions et dans ses choix de vie. » C’est le relativisme et le scepticisme croissant dans l’homme qui défigurent son authenticité. Voilà ce que l’encyclique tente d’écarter. 154 Le théologien américain Douglas John Hall opère un correctif remarquable sur la compréhension de l’homme comme image de Dieu dans le contexte écologique actuel. Nous y reviendrons largement dans la troisième partie destinée à l’éthique de la tempérance. 155 Cf. Larcher, L., op. cit., 4.
53 Adam et Eve, par leur péché, avaient détruit l’harmonie édénique. La terre s’était comme révoltée contre l’homme. L’apôtre Paul l’exprimait déjà en son temps dans sa lettre aux Romains : « La création, en effet, a été soumise à la vanité – non de son gré, mais à cause de celui qui l’y a soumise – toutefois elle garde l’espérance, parce que la création, elle aussi, sera libérée de l’esclavage de la corruption en vue de la glorieuse liberté des enfants de Dieu » (Rm 8, 20). La création n’est pas achevée, elle est créée « en état de voie », « in statu viae » (CEC 302), elle continue à évoluer, elle « attend avec impatience la révélation des fils de Dieu » (Rm 8, 19). La résurrection du Christ renouvelle toute la création : en Lui, tous se réconcilient. Le dimanche, pour les chrétiens, est ce temps où ils affirment l’espérance de Pâques, espérance qui concerne toute la création. C’est le sens de la « messe du monde » de Teilhard de Chardin : le prêtre offrait à Dieu « sur l’Autel de la Terre entière, le travail et la peine du monde ».156 1.2.3 Initiatives œcuméniques Rappelons, d’entrée de jeu, qu’en vue de rechercher l’unité de l’Eglise, le Conseil Œcuménique des Eglises (COE)157 a vu le jour à Amsterdam, en 1948. En 1982, l’Eglise évangélique d’Allemagne de l’Est émet le vœu de la réunion d’un concile de la Paix. 158 L’assemblée générale du Conseil se réunit à Vancouver en 1983. Là, il s’agit « d’engager les Eglises membres du COE dans un processus conciliaire d’alliance mutuelle en faveur de la justice, de la paix et de l’intégrité de la Création ».159 L’invitation à entreprendre un tel processus repose sur l’idée que les trois questions sont indissociables et qu’il faut mener un seul combat commun dans ces trois domaines, au service de la vie. Décision explicitée à la fois comme une nouvelle compréhension de la mission des Eglises à notre époque : la résistance chrétienne aux forces de mort comme conséquence du fait de confesser le Christ comme vie du monde ; et comme une urgence concernant la survie de l’humanité devant les dangers que lui font courir les oppressions multiples, le militarisme et les mauvaises applications de la science et de la technologie. On exprime en même temps l’espoir que cette action commune relancera le processus d’unité des Eglises.160 Un groupe de travail, « Justice, paix et intégrité de la Création » (JPIC) est créé, pour identifier les menaces contre la vie et proposer des réponses communes des Eglises. Ce vœu des Eglises conduira aux deux grands rassemblements mondialement connus : celui de Bâle (1989) et celui de Séoul (1990), dont nous voulons mentionner quelques aspects en rapport avec la prise de conscience écologique.
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Teilhard de Chardin cité par Larcher, L., op. cit., 4. Ce Conseil regroupe les Eglises orthodoxes, protestantes et anglicanes. Cf. Hervieu-Léger, D. (dir.), Religion et écologie, Paris 1993, 221. 6e Assemblée du Conseil Œcuménique des Eglises : « Jésus-Christ, Lumière du monde », Vancouver (Canada), 24 juillet-10 août 1983. 160 Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 222.
54 1.2.3.1 Rassemblement de Bâle La décision d’une assemblée œcuménique en Europe pour préparer l’assemblée mondiale est prise à la neuvième assemblée de la Conférence des Eglises d’Europe 161 (KEK) à Stirling (Ecosse) encore une fois sur proposition allemande (RFA et RDA simultanément). En 1971 est né un Conseil des Conférences Épiscopales d’Europe (CCEE), avec les mêmes objectifs que la KEK.162 Ces deux conseils, après avoir aplani les divergences, élaborent un communiqué commun en octobre 1987 annonçant le rassemblement de Bâle. En plus d’une recherche de l’unité, les objectifs sont particulièrement visibles dans la formulation suivante: « Nous espérons vivre notre solidarité mondiale avec le corps unique du Christ dans un renouvellement de notre communauté qui rende la guerre inutile, partage la paix et le travail, respecte la dignité humaine et favorise la coexistence de l’être humain et de la nature non humaine ».163 Le rassemblement s’est tenu à Bâle du 15 au 21 mai 1989. Le document final fut publié sous le titre : Paix et justice pour la Création entière. Le document commence par la dénonciation du fait : « La Création subit sans cesse des dommages irrémédiables ».164 Les délégués se déclarent « conscients qu’il faut établir une nouvelle relation de partenaires entre les êtres humains et la nature. Ils veulent œuvrer pour un ordre international de l’environnement ».165 Plus loin, ils considèrent comme « vital et urgent de comprendre que les ressources de la terre doivent être partagées avec les générations futures ».166 En conséquence, ils s’engagent à adopter un nouveau style de vie dans leurs Eglises, leurs sociétés, leurs familles et leurs communautés.167 Lors de ce rassemblement, un vocabulaire non religieux a été employé tels les termes : ressources naturelles, écosystème global, désastres écologiques, destruction de l’ozone, perte de diversité génétique, nouvel ordre écologique international. L’objectif fut alors de mieux gérer la nature pour préserver la création et surtout assurer la survie de l’homme.168
161 Cette Conférence est créée en 1957 pour renouer les liens entre Eglises séparées par la guerre et par les divisions politiques de l’Europe. Elle n’est pas un organisme du COE. 162 Françoise Lautman détaille les difficultés et tractations entre les deux parties KEK et CCEE qui ont précédé la convocation de l’Assemblée de Bâle. Dans un contexte plein de réserves, plusieurs conditions sont ajoutées. Il est souhaité par exemple que le thème soit bien délimité pour empêcher toute dérive ou récupération politique ; que le nombre des délégués ayant droit de vote soit restreint ; que le document final soit adressé aux Eglises et non considéré comme les engageant. (…) Cf. Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 222-223. 163 Conférence de Presse des secrétaires généraux de KEK et de CCEE, Bâle, 22 octobre 1987, in : Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 224. 164 Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 230. 165 Cf. José Leite qui cite le livre Responsables de la Création écrit par le pasteur Jean-Marc Prieur, délégué de l’Eglise réformée de France à l’assemblée bâloise, in : Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 230. 166 Ibid. 167 Ibid. 168 Cf. Petit, S., « Christianisme et nature, une histoire ambiguë », in : Le Courier de l’environnement n° 31, août 1997, 2.
55 Ainsi, plusieurs points font l’objet de recommandations. 169 La situation de l’environnement appelle un renversement total du concept de croissance économique constante. Elle exige aussi une modification de l’utilisation des ressources naturelles. Se référant au rapport Brundtland, le document en recommande l’étude, ainsi que, de manière générale, le dialogue avec les scientifiques sur les questions écologiques. La question de la surconsommation de l’énergie et des risques qu’elle fait courir à l’environnement est un des points majeurs de préoccupation de l’assemblée. En lien direct avec les questions de l’énergie, le document rappelle l’urgence de protéger la couche d’ozone, de lutter contre l’effet de serre, de préserver ce qui reste de la forêt tropicale humide et d’éviter les progrès de la désertification. Puis le document aborde la question de l’élimination des déchets : « Il est nécessaire et urgent d’établir un règlement international contrôlable pour l’élimination des déchets, en particulier des déchets nucléaires… Il faut absolument éviter que les pays européens n’éliminent leurs déchets aux dépens d’autres pays ».170 Le document s’intéresse aussi aux questions génétiques. Terminons ces brèves considérations sur le rassemblement œcuménique de Bâle avec les mots d’un orateur, le professeur Mario Pavan, qui affirme : « La défense de l’environnement est devenue le problème numéro un de l’humanité. Trois principes fondamentaux doivent régir la démarche écologique : sauver ce qui peut l’être ; freiner les effets nuisibles en cours et empêcher que d’autres ne se manifestent ; reconstituer écologiquement les éléments de l’environnement endommagés ou détruits. »171 1.2.3.2 Rassemblement de Séoul En vue de tabler sur les menaces qui pèsent sur la vie de notre temps et sur l’action commune à entreprendre au niveau des Eglises face à cela, le rassemblement mondial se tient à Séoul du 5 au 12 mars 1990. En comparaison avec celui de Bâle, il paraît traversé de difficultés qui n’ont pas toutes été surmontées. 172 Quatre domaines y sont traités : crise de l’endettement et aide économique mondiale ; démilitarisation et non-violence ; préservation de l’atmosphère terrestre ; lutte contre le racisme et la discrimination. 173 L’Acte détaille les énoncés de ces principes mais sans proposer de mesures concrètes. Selon l’analyse de Françoise Lautman, dès les premières propositions, l’intégrité (ou sauvegarde) de la création n’est jamais évoquée seule ni même en premier, mais toujours comme une conséquence de la justice et de la paix. Elle est même souvent éclipsée dans
169 Nous résumons ces recommandations à la suite de José Leite, in : Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 230-232. 170 Ibid. 171 cité par José Leite, in : Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 232. 172 Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 225. L’Eglise catholique a refusé d’être co-invitante en reprenant l’argument de la différence de nature des institutions : Eglise universelle/ société d’Eglise locale. Des catholiques ont cependant participé soit comme conseillers envoyés par le Vatican, soit au titre de leur participation à des réseaux ou organismes qui envoyaient des délégués à Séoul. Une nette tension est apparue aussi entre le Nord et le Sud, ou entre pays développés et pays en voie de développement. (…) 173 Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 226.
56 les citations. C’est seulement au fur et à mesure que son importance s’affirme.174 Le thème sur la création-écologie se trouve dans le document final, au chapitre 2.2, affirmation VII. Reprenons-en les éléments clés à la suite de José Leite.175 Nous affirmons que toute la création est aimée de Dieu. En tant que Créateur, Dieu est la source et le soutien de l’univers tout entier. […] Parce que la création appartient à Dieu et que la bonté de Dieu l’imprègne tout entière, nous considérons que la vie est sacrée. Les expressions « dominer la terre » et « l’assujettir » qui sont utilisées dans la Bible ont servi pendant des siècles à justifier les actes de destruction perpétrés contre l’ordre créé. Nous nous repentons de cette violation et nous acceptons l’enseignement biblique selon lequel l’être humain, créé à l’image de Dieu, a une responsabilité particulière à assumer en tant que serviteur de ce Dieu : celle de refléter son amour qui crée et qui sustente, de prendre soin de la Création et de vivre en harmonie avec elle. Nous sommes résolus à nous opposer à l’idée que tout, dans la Création, n’est que matière destinée à être exploitée par l’être humain. Nous voulons combattre l’extinction des espèces pour des motifs de profit, la surconsommation et la production de masse nocive, la pollution des terres, de l’atmosphère et des eaux, toutes les activités humaines qui risquent d’entraîner un rapide changement climatique, et tous les projets et les politiques qui contribuent à la désintégration de la Création. C’est pourquoi nous nous engageons à être à la fois membres de la communauté vivante de la Création dont nous ne représentons qu’une espèce, et membres de la communauté d’alliance du Christ ; nous nous engageons à être coopérateurs de Dieu à part entière, chargés de la responsabilité morale de respecter les droits des générations futures, et à sauvegarder et œuvrer pour l’intégrité de la Création, à cause de sa valeur aux yeux de Dieu, afin d’instaurer et de protéger la justice. Aux expressions œcuméniques répertoriées, qui ont retenu notre attention, l’on pourrait bien se poser la question de leur « réception » dans l’univers tant catholique que protestant ; mais il n’y a pas lieu ici de discuter la question. Néanmoins, il se constate un regain d’intérêt soutenu à vouloir en prendre conscience. En outre, pour paraphraser le Pape Jean-Paul II, il est évident qu’une solution adéquate ne peut se limiter à une meilleure gestion, ou à un usage moins irrationnel des ressources de la terre. Tout en reconnaissant l’utilité concrète de telles mesures, il paraît nécessaire de remonter aux sources et de considérer dans son ensemble la crise morale profonde dont la dégradation de l’environnement est un des aspects préoccupants.176 Un autre trait important portant sur la proposition d’action est que la société actuelle ne trouvera pas de solution au problème écologique si elle ne révise sérieusement son style de vie.177 Car, « si le sens de la valeur de la personne et de la vie humaine fait défaut, on se désintéresse aussi d’autrui et de la terre. L’austérité, la tempérance, la discip-
174 Ibid. 175 Cf. Leite, José, in : Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 232-233. 176 Jean-Paul II, « Et Dieu vit que cela était bon », Message pour la journée de la paix (1er janvier 1990), cité par Durel, B., Initiatives œcuméniques, in : Hervieu-Léger, D. (dir.), op. cit., 237. 177 Ibid.
57 line et l’esprit de sacrifice doivent marquer la vie de chaque jour, afin que tous ne soient pas contraints de subir les conséquences négatives de l’incurie d’un petit nombre. »178 A la suite de diverses prises de positions que nous venons d’exposer, comme responsabilité qui incombe aux Eglises en ce temps de globalisation de la problématique écologique, concluons ce point avec Carl Amery. Celui-ci l’exprime, faut-il l’avouer, de façon très critique et dramatique, mais dans le but d’attirer encore plus d’attention sur l’urgence de la prise de conscience écologique, en commençant à l’intérieur même de la sphère ecclésiastique : « Il s’agit de l’avenir de l’humanité. Comment la terre pourrait-elle se maintenir comme une planète habitable ? Quelle contribution pourrait apporter les Eglises de la chrétienneté, en vue de regagner une perspective de vie pour notre descendance ?… Il est à prédire qu’au cours du millénaire à venir, notre espace vital s’effondre et devienne inhabitable. Ce processus sera accéléré et rendu irréversible par la victoire totale du marché, qui consomme toutes les ressources et présente aucune alternative… A travers cela, il se muera en idéologie et remplacera la religion… Les Eglises tomberont bientôt dans une insignifiance complète. Seulement à travers une prise de responsabilité accrue du devoir civilisateur, du travail, dans la durée, à l’avènement d’une culture responsable et biosphérique, les Eglises peuvent regagner leur vitalité et leur signification comme lieu du salut. »179
Conclusion En ce début de XXIe siècle, on peut dire sans trop s’avancer que jamais la conscience écologique n’a été aussi vive. L’homme est, nous le croyons, enfin véritablement conscient des limites des ressources et, nous l’espérons, de l’ampleur et de la nécessité des mesures à entreprendre, afin de préserver l’environnement et, par là, de préserver la qualité de vie, et la survie. Il est donc indispensable que la lutte contre la détérioration des conditions de vie sur la Terre soit entreprise sur tous les fronts à la fois. Ces convictions ne peuvent pas rester théoriques. Afin d’atteindre réellement les objectifs fixés par la communauté mondiale, il est nécessaire que chaque Etat prenne à son tour des mesures tendant à ce que ses citoyens adoptent un comportement adéquat et conséquent face à l’environnement naturel. Le phénomène de prise de conscience écologique est global, comme en est la crise de la survie. L’Eglise (ou les religions) et l’Etat, deux piliers organisateurs de la société, ont tout intérêt à collaborer et à lutter pour faire prévaloir la vie sur la mort. Ce grand devoir d’éveil des consciences, dont dépend le développement de l’humanité, pour qu’il soit effectif, devra surmonter deux obstacles. C’est d’une part, le préjugé trop humaniste entretenu vis-à-vis de toutes les ouvertures écologiques de l’éthique, cela à la fois dans les traditions chrétiennes et dans les réflexions scientifiques ; c’est, d’autre part, l’absence d’obli-gation dans les applications pratiques,180 car la responsabilité à laquelle on aspire
178 Ibid. 179 Amery, C., Global exit. Die Kirchen und der totale Markt, München 2002, cité par Vogt, M., op. cit., 139. 180 Altner, G., « La communauté des créatures, communauté de droit. Le nouveau contrat des générations », in : Concilium 236, 1991, 78.
58 n’est pas uniquement affaire de principes, mais d’application. Günter Altner précise de façon profonde la réalité de ce fait. Prendre conscience et reconnaître à la nature son caractère de co-créature et de lieu où se joue le destin humain est un défi authentique qui, s’il est accepté et opéré dans la modestie et la tempérance, ne conduit justement pas à des modèles suspects d’assimilation de l’ensemble du monde créé, dont certains bilans anthropocentristes ont peur (perte des droits de l’homme sur la nature, sacralisation de la nature ou retour à la nature…). La nouveauté dans la situation actuelle de l’homme en cette crise de la survie c’est la perméabilité des catégories humaines vis-à-vis de la communauté des créatures : cela signifie à la fois incertitude et libération.181 Ainsi, pensonsnous, qu’une bonne intégration de cette nouvelle approche paradigmatique dans la conscience humaine pourra être bénéfique pour l’humanité. Toute libération est mêlée de peur et d’espoir.
181 Id., 79.
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Chapitre 2 : Modèles et énoncés d’ordre écologique dans l’espace philosophique Introduction Le deuxième chapitre paraît quelque peu porter la marque de la philosophie de la nature. L’intention n’est pas de la développer exclusivement. Puisqu’il s’agit de comprendre philosophiquement le rapport que l’homme a toujours eu face à la nature, comme objet de savoir et milieu de vie, il faut avouer d’emblée que la notion de « nature » a connu de ramifications énormes. Elle a été approchée sous diverses perspectives, donnant lieu à plusieurs modèles de pensées. On n’a pas de capacité de les reprendre tous. A la suite de Jean Ladrière182, disons en gros, qu’en rapport avec la réflexion philosophique sur la nature, il faut évoquer trois grandes formes de réflexion, dont chacune détermine d’une certaine manière le projet philosophique lui-même et définit un point de vue fondateur original : la forme du questionnement ontologique, celle de la réflexion transcendantale, et celle de ce qu’on pourrait appeler l’histoire spéculative de la nature. Pour ce qui est de la perspective ontologique, nous pouvons évoquer la métaphysique aristotélicienne. Mais aussi les présocratiques et les philosophes chrétiens du Moyen âge. Le projet est celui d’une science « qui spécule sur les premiers principes et les premières causes ». Ce point de vue est celui de l’être « en tant qu’être ». Il se développera un parallélisme révélateur entre la métaphysique et la philosophie de la nature, qui fait apparaître, au niveau des réalités les plus concrètes, les structures essentielles de l’être luimême. Dans la perspective de la philosophie transcendantale, il s’agit de la connaissance de la nature par purs concepts. L’on développe un savoir purement a priori. La philosophie transcendantale étudie les concepts purs dans leur fonctionnalité par rapport à un objet possible et donc à une science possible qui ne constitue pas encore véritablement un savoir, puisqu’elle en reste à l’étude des formes pures de la connaissance. Elle se doit donc de s’allier la physique à proprement parler, la détermination d’un objet, qui peut être de nature matérielle ou la nature psychique. Avec l’adjonction de la nature matérielle à la transcendance, l’on engendre les principes sur la base desquels pourra être élaborée la physique mathématique. Ici, l’on classerait les transcendantalistes, dont René Descartes et Immanuel Kant. La perspective de l’histoire spéculative trouve son expression la plus adéquate dans l’idéalisme. Elle part, semble-t-il, de la préoccupation de surmonter les limitations kantiennes et la séparation qu’elles induisent entre raison théorique et raison pratique, entre noumène et phénomène, entre jugement déterminant et jugement réfléchissant, entre déterminisme et liberté, et en définitive entre nature et esprit, et de repenser la totalité de l’expérience du point de vue de l’absolu. C’est la philosophie dialectique, où il faut pouvoir penser la nature comme totalité, en la voyant dans tout son déploiement, depuis les formes minimales de sa manifestation, dans la pure extériorité du substrat spatial, jusqu’aux formes les plus complexes du domaine organique. Dans cette catégorie, l’on
182 Ladrière, J., « La pertinence d’une philosophie de la nature aujourd’hui », 86-90, in : Colin, P., De la nature. De la Physique Classique au souci Ecologique, Paris 1992.
60 classe les philosophes idéalistes et dialecticiens comme Schelling, Heidegger, Hegel, Bergson, Teilhard de Chardin. Cela étant, dans l’une des trois formes inspiratrices citées se situeront les différents modèles et énoncés que nous répertorions. Un autre aspect important est de préciser que la nature est souvent comprise dans un double aspect : comme représentation et comme signification. La compréhension de la nature comme représentation nous est fournie par la science. La philosophie se charge de rendre explicite la nature comme signification. La nature comme signification pour l’homme est ce qui fonde le souci écologique.183 Cette tâche enveloppe nécessairement celle d’une compréhension de la nature, en tant qu’elle est impliquée dans l’existence elle-même. Saisir la nature comme signification pour l’homme est l’orientation que prendra le chapitre. De la nature comme signification découlent deux indications essentielles 184. D’une part, ce qu’on peut appeler l’enracinement cosmologique de l’existence humaine. L’existence d’une telle relation établit entre l’être humain et le cosmos tout entier une solidarité qui n’est pas seulement celle qui peut valoir entre un être de la nature et son habitat propre, mais qui affecte l’être humain dans sa constitution même, puisque son corps est fait de ces atomes. D’autre part, le rapport de la nature à l’action, car l’action subit inévitablement les contraintes de la nature, et elle ne peut l’intégrer dans ses fins qu’à la condition de prendre appui sur ce que la nature elle-même propose et rend possible. C’est l’action proportionnelle à la potentialité dispositionnelle qu’offre la nature. Cette signification de la nature est à retrouver. Le type de démarche approprié est celui d’une herméneutique dialectique, que nous qualifions d’interdépendance créatrice des êtres. La terminologie de « membralité écologique » couvre la compréhension de l’enracinement cosmique de l’existence humaine qui devra servir de support à l’action sur la nature ; une telle compréhension donnera toute sa mesure à la responsabilité de l’homme, en obligeant l’action à prendre une conscience exacte de ses enjeux. Une véritable décision éthique.
183 Id., 67. Jean Ladrière a forgé cette expression de « souci écologique ». Jean Greisch dit qu’il ne serait pas contre indiqué de saisir cette expression dans le double sens heideggérien de la Sorge (impliquant la dimension de la temporalité) et de la Fürsorge (la sollicitude qui concerne d’abord autrui, mais qui découvre aujourd’hui la nature elle-même comme objet de responsabilité). Il est assez remarquable que les mots pour dire ce souci écologique sont autant de métaphores : sauvegarde, respect, habitation, enracinement, responsabilité, contrat, etc. Il est donc impossible de se passer de métaphores, dès lors qu’il s’agit d’articuler le lien naturesociété. De là, une tâche de repenser autrement le rapport entre physis et ethos que l’histoire de la pensée contemporaine nous a appris à dissocier. Cf. Jean Greisch, cité par Colin, P., op. cit., 148-149. 184 Ladrière, J., op. cit., 81-83.
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2.1 Préliminaire 2.1.1 Recherche du principe de « Tout » La notion du « Tout » (πάντα), d’un « Tout » qui engloberait organiquement toutes choses comme le corps humain associe en une même réalité des organes aussi divers que le cerveau, les yeux et les veines, a toujours occupé l’homme traditionnel. Chez les grecs, cette recherche du « Tout » a été difficile à constituer et très laborieuse à former, en raison de plusieurs théories, même contraires, qui se sont chevauchées.185 L’expérience a été le premier écueil : « nous ne voyons autour de nous que du divers, et à plusieurs degrés ; le premier degré en est la variété de la matière : les montagnes, les fleuves, les nuages, le vent, le second degré en est l’opposition de la matière et de la vie : une chose est l’eau ou la pierre, une autre toute différente, un animal qui naît, grandit, mange, se déplace, fait entendre sa voix, se reproduit, meurt. »186 Comment englober dans une seule réalité les éléments et les vivants ? L’expérience est toujours partielle ; elle ne renseigne que sur une très petite partie de la réalité. La preuve évidente en est l’homme lui-même sur la terre. En dépit de ses plus longs voyages, il n’est jamais parvenu à ses extrémités ; et malgré toute son énergie et sa patience, l’homme n’a jamais réussi à s’introduire profondément à l’intérieur de cette masse qui garde ses secrets intimes. Comment, à partir de cette diversité et de cette immensité, imaginer une réalité globale simple, qu’on puisse désigner par un seul mot ? Un questionnement qui a préoccupé l’homme traditionnel. L’homme constate que ce n’est pas par la science, fût-elle primitive ou moderne, qu’il est parvenu à former un concept de la réalité totale. Car aucune science ne permet d’unifier le réel ; la science au contraire divise. Elle procède par morcellement, elle découvre au fur et à mesure qu’elle progresse. Ce fut alors avant toute science que l’esprit chercha à unifier le réel, par un effort non seulement pré-scientifique, mais encore suprascientifique, qu’il faut appeler métaphysique, puisqu’il s’élève au-dessus de l’expérience pour trouver une solution qu’elle ne lui fournit pas, et faire tenir en une simple notion ce qui est répandu dans la diversité, et que les sens ne peuvent parvenir à unifier. A travers cette recherche d’unification des êtres, l’homme voulait- en plus d’assouvir sa curiosité de connaître- se conformer à la marche de la nature dans son agir. Par ailleurs, l’homme primitif n’a pas toujours vécu dans une nature sereine. Loin de vouloir le « sanctifier », Karl Heinz Kreeb187 nous informe sur les dommages environne-
185 Gobry, I., La cosmologie des ioniens, Paris 2000, 137. 186 Ibid. 187 Kreeb, K. H., Ökologie und menschliche Umwelt. Geschichte – Bedeutung - Zukunftsaspekte, Stuttgart 1979. Dans la première partie du livre, Karl Heinz Kreeb répertorie différents dommages écologiques causés par l’action humaine, et cela depuis déjà 7000 ans ; donc avant même le développement industriel. Il insiste, de ce fait, sur l’importance de l’histoire qui puisse nous enseigner à revoir nos actions présentes en vue du futur. Il cite e.a., la surexploitation forestière qui provoquait érosion et avancée de la désertification ; la destruction aussi bien de la faune, de la flore que de la couche arable. Notons-en un extrait de son introduction: „An den Anfang stellen wir die Frage: Was ist bisher geschehen? Die Geschichte lehrt uns, viele unserer gegenwärtigen Probleme für die Zukunft in neuem Licht zu sehen. Vor 20 Jah-
62 mentaux causés ou subis chez les peuples anciens aussi bien en Mésopotamie, en Egypte, qu’à d’autres endroits de la planète, surtout aux temps des colonisations. A travers ces dommages, l’homme se rend compte très tôt que s’il est maître de ses règles, il l’est dans un monde immense, contraignant, qui le limite, lui et son action. De là, sa faim a priori de rechercher l’unité avec cette immense diversité d’êtres qui l’entourent, pour une « cohabitation » harmonieuse, qui ne le menace pas. Cette recherche d’unité des êtres conduit l’homme à forger des mythes unificateurs ; c’est son besoin d’idée absolue, au-delà de toutes les oppositions du concret, qui lui réclame une cosmologie englobante.188 De cet effort laborieux de rechercher l’unité des êtres découle le fait que la faculté spécifique de l’hominité - qui n’est rien d’autre que la raison - est double. La raison, dans son sens habituel, revêt deux sens : « l’un populaire, qui est celui du bon sens et de la mesure : un homme raisonnable est celui qui ne fait pas d’extravagances, sinon, on dit qu’il perd la raison ; qui ne se livre pas à ses passions, qui sait sacrifier l’accessoire à l’essentiel ; l’autre est le sens savant : la raison est l’instrument de la démonstration, la source de la logique. »189 Avant d’être logique, la raison est, en son fond même, métaphysique. C’est cette dernière qui entre plus en jeu, lorsque l’homme recherche à percevoir le sens unificateur des êtres. Kant190 ne dit pas autre chose quand il distingue une raison pure ou transcendantale, a priori intime dans le sujet, mais dont l’objet est une réalité transcendante, et une raison
ren war noch wenig die Rede von einer ernsthaften Gefährdung unserer Umwelt, dabei begann dieses Problem nicht erst mit Technik, Maschinen und Industrie, sondern schon vor 7000 Jahren, zur Zeit der ersten Ballungsräume, etwa in den Stadtstaaten Mesopotamiens. Irreversibel zerstörte Landschaften waren die Folge: Sekundäre, anthropogen bedingte Salzwüsten nach intensiver Bewässerung, nackte oder nur spärlich bewachsene, ihres natürlichen Bodens beraubte Felsmassive im Mittelmeerraum und im Vorderen Orient. Übernutzung der Wälder durch Holzeinschlag und Beweidung führten hier zu Erosions- und Karstlandschaften größten Ausmaßes. Wir wollen diese Entwicklung im Folgenden, soweit bekannt, weltweit nachzeichnen. Der Mensch, so oder so Teil der Natur und Naturgesetzen unterworfen, wirkte dabei als ökologischer Faktor, im Prinzip nicht anders wie Tiere, die in größerer Populationsdichte das Natursystem, dem sie zugehören, vorübergehend verändern oder gar langfristig zerstören. Man denke z.B. an die Tätigkeit von Maulwürfen, die gelegentlich ganze Wiesenparzellen aufbrechen.“, 1. 188 Gobry, I., op. cit., 137. 189 Id., 138. 190 Cf. Lequan, M., « La nature dans la philosophie de Kant », in : Goddard, J. Ch. (éd.), La nature. Approches philosophiques, Paris 2002, 108-109. La philosophie de Kant accorde une place centrale au concept de nature. Selon la critique de la raison pure, tout l’intérêt de la raison pure se ramène aux questions : « Que puis-je savoir ? », « que dois-je faire ? » et « que m’est-il permis d’espérer ? », auxquelles Kant, dans la Logique, ajoute une quatrième qui les récapitule synthétiquement, « qu’est-ce que l’homme ? ». A la première question correspond la philosophie théorique, la métaphysique (Critique de la raison pure) ; à la deuxième la philosophie morale (Critique de la raison pratique) ; à la troisième la philosophie téléologique et religieuse (Critique de la faculté de juger) et à la quatrième l’anthropologie philosophique. Ces quatre questions n’épuisent certes pas tous les sens du concept kantien de nature, mais elles en
63 logique, dont l’objet consiste dans les règles de la science. 191 La raison transcendante est celle qui porte d’emblée sur ce qui est inconditionné, qui n’est donc pas un effet mais une cause, qui n’est pas lié à nos représentations mais existante en soi, et sans le secours de notre pensée et de notre action. 192 C’est cette raison qui conçoit les grandes notions de la cosmologie. La recherche de « Tout » est donc une exigence première de la raison, elle fait partie de la nature humaine. C’est pourquoi tous les peuples ont édifié des cosmologies. Avant donc toute technique, tout art, toute science, l’homme primitif a l’usage de la raison métaphysique193 ; celle-ci explique spontanément la naissance de l’Univers, l’origine de l’homme, le fondement de l’obligation morale. Ainsi, selon une exigence métaphysique inhérente à la nature humaine, la raison se tourne vers le mystère de l’origine, afin d’y trouver la première Existence et la Source de l’existence, car elle tolère mal que les réali-
dessinent du moins les principaux contours. La première question, relative à la connaissance théorique de la raison, pose la nature comme ensemble des objets susceptibles d’être connus et expérimentés par l’homme, monde sensible, totalité des phénomènes spatio-temporels existant sous des lois universelles, nécessaires, a priori, objectives et apodictiques. La nature délimite ici la sphère du connaissable. Notre connaissance se borne à la nature et ne peut espérer légitimement s’étendre au-delà. La deuxième question, relative à l’agir moral et au devenir vertueux de l’homme, à ce qu’il doit faire, non pour être heureux, mais pour se rendre digne du bonheur, concerne, non plus la nature sensible sous des lois d’entendement, mais la nature suprasensible sous des lois de la raison pure pratique. La nature ici est le règne des fins, monde intelligible moral, composé de tous les êtres raisonnables comme fins en soi et de toutes les fins morales de leur agir. La philosophie morale de Kant suppose nécessairement, à titre d’arrière-plan, l’existence de cette nature suprasensible, analogue par sa légalité universelle à la nature sensible. La troisième question, relative à la foi pratique pure, concerne la téléologie et engage un troisième sens de la nature comme Nature, sage Providence à l’œuvre dans l’histoire universelle, orientant téléologiquement le genre humain vers son but final (Endzweck), la moralisation. La quatrième question, relative à l’anthropologie, engage la nature comme nature humaine : empirique – physique (physiologique) ou psychologique (tempérament) – et raisonnable, essence ou Idée d’humanité en général, donnée a priori par la raison. La nature humaine désigne en effet aussi bien un donné de fait expérimentable - ce qui est inné en l’homme – qu’une Idée rationnelle pure, régulatrice et pratique, de ce que l’homme a à être, en tant qu’être moral, raisonnable, libre et responsable. L’homme est donc à la fois « homo noumenon » et « homo phaenomenon ». 191 Gobry, I., op. cit., 139. 192 Ibid. 193 Ivan Gobry dit à ce propos : « que les voyageurs et les ethnologues des XVIIIe et XIXe siècles estimaient que ces peuples réputés inférieurs étaient dénués de raison, ou, au mieux, doués d’une raison infantile. Mais quelle raison ? Certes, celle qui découvre la structure de l’atome et invente la télévision en couleur. Mais quant à la notion d’un commencement du monde, et de l’exigence métaphysique d’un Principe premier pour lui donner l’existence, ils ne sont pas inférieurs à Descartes et à Kant. C’est dans ce sens que Lévy-Bruhl définissait la pensée primitive comme ‘pensée prélogique’, pensée qui n’est pas parvenue à la raison logique ». Id., 141.
64 tés temporelles qui entourent l’homme ne s’expliquent que par des maillons eux-mêmes temporels, enchaînés les uns aux autres sans origine éternelle ; mais aussi, elle veut inclure la diversité de l’expérience dans les barrières d’un concept global ; c’est-à-dire qu’elle tient à conférer au monde de l’expérience une unité que les sens n’y trouvent pas. De l’analyse qui précède, il est à considérer que toute approche de la notion de membralité écologique se concevrait mieux par la raison métaphysique, qui met en évidence le souci symbiotique des êtres, plutôt que par la seule raison physique. Les deux n’étant pas, bien entendu, à dissocier dans l’homme. Fort de son penchant originel à connaître la réalité dans sa globalité, et à l’aide de sa raison, l’homme de tout temps s’est mis à déchiffrer ce symbole complexe qu’est la « nature » ou « physis ». 2.1.2 Importance philosophique du terme « Physis » Dans l’histoire de la philosophie grecque, peu de mots ont l’importance de physis ou nature. Il n’est pas exagéré de dire que toute la philosophie grecque et, par voie de conséquence toute la philosophie occidentale, se détermine à partir de ce mot. 194 Théoriciens et praticiens de diverses autres disciplines (théologiques, médicales, écologiques, anthropologiques, etc.) avec plus ou moins d’insistance, font usage du concept de nature. D’où son caractère complexe et polysémique. Ainsi, convient-il d’en faire un contour dans le cadre de notre préoccupation écologique, et le différencier quelque peu de son acception purement scientifique. Comment les sciences approchent-elles d’abord ce terme de « nature » ? Que disentelles en gros ? Les sciences, qui ne se démarquent pas du concept « nature » dans leurs recherches, conçoivent que : « les vivants sont des systèmes complexes constitués de soussystèmes eux-mêmes subdivisés en organes, les organes en cellules ayant une grande diversité de structures et de fonctions, les cellules en molécules organiques complexes au sein desquelles s’agencent des molécules plus simples, qui nous renvoient aux variétés d’atomes, et l’analyse peut se poursuivre jusqu’aux électrons, aux neutrons, aux quarks… »195
194 Pour une analyse plus détaillée, cf. Naddaf, G., L’origine et l’évolution du concept grec de phusis, New York 1992. Nous nous référons ici essentiellement à son article, Naddaf, G., « Esquisse d’une histoire de la philosophie grecque à partir du terme Phusis », in: Schulthess, D. (dir.), op. cit., 375-378. En outre, pour montrer l’importance du mot « nature », Venant Cauchy rappelle les conceptions diverses de la nature qui se sont succédé en Grèce antique : la nature principe unique à l’origine des choses, eau, air ou infini des Milésiens, le feu d’Héraclite, l’Un absolu de Parménide, le chaos initial d’Anaxagore, les quatre éléments matériels associés et dissociés par l’amour et la haine chez Empédocle, l’atomisme de Démocrite, le scepticisme larvé de Socrate, l’idéalisme platonicien, l’hylémorphisme d’Aristote, l’héraclitisme rationaliste du stoïcisme, l’atomisme sophistiqué d’Epicure, le scepticisme radical du pyrrhonisme, le scepticisme probabiliste des moyenne et nouvelle Académies, enfin l’idéalisme mystique du néoplatonisme. Autant de points de vue sur la nature ou sur la possibilité de la connaître. Cf. Cauchy, V., « La rationalité des limites », in: Schulthess, D. (dir.), op. cit., 84. 195 Cauchy, V., op. cit., 85.
65 La physique contemporaine pousse ses analyses plus loin, découvrant dans la multiplicité des atomes une immense complexité, dont les éléments eux-mêmes se décomposent en composantes sans cesse plus fines et subtiles. Rien ne reste en substance. Venant Cauchy rappelle ici les pensées de Blaise Pascal sur les deux infinis pour caractériser le monde scientifique : « Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est le plus naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination : nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences ; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient. »196 Face à cette fluidité dans la recherche scientifique – qui est même la base de l’une des caractéristiques du monde moderne : l’accélération dans l’innovation – Venant Cauchy comprend la « nature » plutôt comme suit : « Elle désigne d’abord l’ensemble des réalités matérielles et plus particulièrement les corps qui constituent notre monde, notre terre, la matière non vivante dans toute sa diversité, les plantes et les animaux dans la multiplicité de leurs espèces, dans leurs interrelations et interdépendances, et les êtres humains, dont la capacité de percevoir et de penser, le vouloir libre, entraînent vis-à-vis du tout où ils s’insèrent une responsabilité particulière de se sensibiliser à la nécessité de ne pas troubler les équilibres physiques, de préserver la diversité des formes de vie. En ce sens, la nature n’exclut que les productions proprement humaines. »197 De cette définition découle l’énoncé selon lequel l’univers consiste en un système qui nous englobe nous-mêmes. Il est un système durable dont l’immensité dépasserait les moyens dont nous disposons pour tenter de le percevoir ou de le cerner. Enoncé que l’on pourrait opposer aux sciences qui prétendent tout percer. Se situant dans une visée philosophique, il importe alors reconnaître quelque part un niveau « substantiel » d’existence, catégorie fondamentale dans l’ordre du réel, ce qu’est une chose fondamentalement, ce qui la détermine à être ce qu’elle est et à pouvoir agir comme elle le fait. La « nature » désigne alors ici l’univers matériel tout entier, y compris l’homme ; elle désigne aussi ce qui dans chaque chose la détermine à un certain type d’existence et d’activité durable, et qui a une finalité. Ces deux acceptions de « nature » - l’une fluctuante et l’autre substantielle - d’ordre purement spinoziste, sont celles qui apparaîtront en gros dans diverses approches philosophiques. La natura naturans, comme principe de productivité et d’harmonie qui serait à la naissance continue des choses, une conception qui reconnaît derrière la matière un principe qui n’est pas la matière, l’idée qu’il y a au fond du physique quelque chose de plus, ou quelque chose d’autre que le physique ; et la natura naturata, comme phénoménalité. Dans un pommier par exemple, ce n’est pas la couleur de ses pommes, ni sa taille, etc., mais ce qui dans cette réalité détermine la matière à un type spécifique d’existence et d’opérations. C’est pourquoi, on peut identifier la nature au principe essentiel de détermination, c’est-à-dire à ce qu’on appelle la « forme substantielle ».198
196 Cf. Pascal, B., Pensées, Paris 1940, pensée 72, 74, cité par Cauchy, V., op. cit., 85. 197 Cauchy, V., op. cit., 85. 198 Id., 89.
66 En écologie, la « nature » est posée comme « environnement, à la fois limite objective du déploiement de l’artifice humain et lieu d’une nouvelle responsabilité éthique, à la mesure des menaces que fait peser sur elle la technologie humaine ».199 La nature comme environnement englobe à la fois celle humaine et non-humaine. Cette forme d’acception défie à juste titre, car de la bonne compréhension de ses enjeux, dépend la vie de l’humanité entière. Elle n’est ni simplement comme fluidité, ni simplement comme forme substantielle, mais bien comme environnement. C’est précisément comme Kwami Christophe Dikénou la définit dans le cadre du débat écologique: « Le mot ‘nature’ vient de la racine trilitère de l’indo-européen qui a le sens de naître, croître, générer et désigne l’univers visible en croissance : le monde matériel observable depuis les particules subatomiques jusqu’aux galaxies en passant par les organismes, les populations, les communautés, les écosystèmes et l’écosphère dont s’occupent les écologues. Entendu donc en ce sens, le concept de nature désigne essentiellement deux niveaux d’existence, à savoir le physique et le biologique. Le physique concerne la planète physique, son atmosphère, son hydrosphère (eaux) et sa lithosphère (roches et sols) et obéit aux lois de la physique et de la chimie. Le biologique est celui de la biosphère composée de toutes les espèces vivantes, y compris l’espèce humaine. Toutes ces espèces (biocénose) sont en interaction entre elles et avec leur biotope (milieu) pour survivre, croître et se reproduire ».200 Par ailleurs, chez bien des moralistes contemporains de l’environnement, le terme « nature » désigne les composantes de la biogéosphère, y compris l’anthroposphère, donc l’homme dans sa technosphère et sa sociosphère.201 C’est dire que les aspects biologiques et physiques forment la base naturelle de l’environnement humain ; ce sont les dimensions socioculturelles et les valeurs éthiques qui déterminent les orientations et les instruments grâce auxquels l’homme pourra mieux comprendre et utiliser les ressources de la nature en vue de satisfaire ses besoins. Considérant à présent l’étymologie de « Nature » ou « Physis », elle vient de la racine *bhu- dont le sens est celui de « croissance » et, en tant que nom d’action en –sis, « nature » englobe trois notions : l’origine, le processus et le résultat ; bref, la croissance d’une chose dans son ensemble, de sa naissance (ou de son commencement) jusqu’à sa maturité. Lorsqu’il s’agit d’enquêter sur la physis d’une chose, il convient de prendre en
199 Fuchs, E./Hunyadi, M. (dir.), Ethique et natures, Genève 1992, 93. 200 Cf. Kwami Christophe Dikénou, « Philosophie et Education pour le respect de la nature », in : Revue Africaine de Philosophie Exchorésis n° 1 Juillet 2002, 4. Cf. aussi www.exchoresis.refer.ga/ 201 Ibid. Selon un article de la revue « Connexion » de l’UNESCO, l’éducation environnementale doit inclure les aspects essentiels de trois niveaux ou systèmes d’existence à savoir : « 1. la planète physique, son atmosphère, l’hydrosphère (eaux) et la lithosphère (roches et sols), qui obéissent aux lois de la physique et de la chimie ; 2. la biosphère, toutes les espèces vivantes, qui obéissent aux lois de la physique, de la chimie, de la biologie et de l’écologie ; 3. la technosphère et la sociosphère, le monde-créé par l’homme – des bâtiments, des rues et des machines, des gouvernements et des économies, des arts, des religions et des cultures, qui obéissent aux lois physiques, chimiques, biologiques et écologiques ainsi qu’à des lois supplémentaires conçues par l’homme ». Cf. UNESCO, Connexion, 1990, vol. 15, n°2, 2.
67 compte l’ensemble du processus du début à la fin.202 Le but premier des écrits des premiers philosophes étaient de fournir précisément une historia peri phuseos, c’est-à-dire une explication rationnelle (ou un logos) sur la nature de toutes choses, non sur la nature d’une chose particulière. Il s’ensuivait que le terme physis dans l’expression historia peri phuseos se référait à l’origine et à la croissance de la réalité dans son ensemble du début à la fin.203 Mais quelle importance a tout cela ? Plusieurs textes, notamment le traité hippocratique De l’ancienne médecine XX ; Les mémorables I, 1, 11-15 de Xénophon ; Les parties des animaux I, 640 b4-12 d’Aristote ; le livre X des Lois, 889 a4-e2 de Platon, laissent entendre que l’historia des présocratiques porte non seulement sur l’origine de l’univers, mais aussi sur l’origine de l’humanité et de la civilisation. De là, il ressort que le but d’une historia peri phuseos est d’expliquer le rapport entre l’univers, l’homme et la société, et d’en observer les influences mutuelles. C’est ce qui disposait l’homme à agir par rapport aux répliques positives ou négatives de la nature. Ce faisant l’historia commence par une description de l’origine et du développement de l’univers, puis passe à celle de l’humanité, pour terminer avec celle de la société. 204 En d’autres termes, tout mythe de « création », dans chaque société, expose d’abord une cosmogonie, puis une anthropogonie, enfin une politogonie.205 L’ordre des événements implique que l’homme et la société dans laquelle il vit, sont indissociables des forces surnaturelles qui ont présidé à la formation de ce tout ordonné qu’on nomme le Kosmos206. En outre, il est intéressant de noter que la plupart des « physiciens » présocratiques étaient aussi des « législateurs », et à ce titre, on avait souvent requis leurs services pour rédiger des codes de lois assurant la cohésion d’une communauté d’hommes. La chose, semble-t-il, n’était pas incompatible avec l’image que chacun se faisait de l’univers.207 Tout était calqué sur le modèle d’ordre de l’univers, car on avait l’image antique d’un Kosmos qui a en soi-même les principes de son devenir. De la même façon que le Kosmos se compose de puissances « qualitatives », tels le chaud et le froid, le sec et l’humide, ainsi la structure de la société unifiée prenait la forme d’une communauté harmonieuse d’adversaires vivant ensemble sous une même loi. En observant l’ordre renfermé dans la physis, les sociétés primitives s’y conformaient pour rendre leurs communautés harmonieuses. Dans la physis se trouve un ordre intrinsèque que l’homme veut imiter pour sa vie et survie. Cette thèse de relation causale entre ordre physique et éthique, Evert Willem Beth
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Naddaf, G., op. cit., 375. Ibid. Id., 375-376. Id., 376. Le terme cosmos (κόσμος), pour désigner le monde, n’est pas originaire de l’Ionie. Primitivement, c’est un terme abstrait qui signifie ordre, harmonie, sage représentation. Ce fut Pythagore, dit-on, qui, constatant l’ordre et l’harmonie du Tout, lui donna le nom de cosmos. Cf. Gobry, I., op. cit., 152. 207 Id., 377.
68 l’a appelée « la conception sociomorphique grecque de l’univers. »208 La thèse insinue concrètement ceci : « En analysant les poèmes homériques, on a montré qu’une communauté archaïque devait punir ou récompenser les membres dont les actions auraient pu mettre en danger la survie de la communauté ou au contraire sauver son existence. L’enchaînement action-punition (ou récompense) ratifié par la communauté constitue l’origine du concept de loi sociale (nomos), selon laquelle on réglait les rapports entre les membres de la même communauté. On établissait ainsi une régularité dans la connexion entre l’action appelée cause et l’action désignée comme effet de la précédente. D’ailleurs le mot grec pour la notion de cause était ‘aitia’, qui signifiait accusation, imputation pour une action blâmable commise contre un concitoyen. Le rôle de ‘nomos’ était donc de maintenir l’ordre social, auquel dans la mentalité des Grecs correspondait un ordre plus général qu’ils appelaient kosmos et phusis, deux mots dont l’étymologie révèle aussi l’origine sociomorphique ».209 On le voit, la conception grecque de la nature a su associer une théorie physique et une éthique. Elle a su concilier naturalisme et humanisme. 210 C’est pourquoi cette dialectique intéresse, car les préoccupations écologiques actuelles, tant scientifiques que pratiques, amènent à chercher une solution de ce type. Dans ce sens, tout naturalisme n’est nécessairement pas antihumaniste.211 Sous cette perspective dialectique nature – homme, détaillons à présent quelques modèles et énoncés philosophiques.
208 Evert, Willem Beth, The Foundations of Mathematics: A study in the Philosophy of sciences, 2 éd., Amsterdam, North Holland 1965, 4-7, 26-28, cité par Alexandru, G., « L’image de la nature dans la science de l’antiquité à nos jours », in : Schulthess, D. (dir.), op. cit., 211. 209 Alexandru, G., op. cit., 211. Alexandru poursuit qu’en effet, si plus tard kosmos va signifier l’univers, selon Aristote, auparavant ce mot désignait le magistrat suprême de Crète. Selon une autre légende, les anciens citoyens de Thèbes adoraient son fondateur appelé Kadmos (prononcé Kodmos), ce qui signifie gouverneur, et dont l’épouse s’appelait Harmonia. D’autre part, le mot phusis dérive du verbe phuo, qui signifiait naître, croître, et ce mot a été traduit en latin par natura, qui dérive de nasci (naître). Dans la culture grecque classique phusis désignait ce qui s’oppose aux lois conventionnelles, qui sont des productions humaines. On comprend alors la différence entre nomos, qui se rapporte aux règles de la vie sociale, aux lois conventionnelles et éthiques, et phusis (en latin natura), qui désigne les lois cosmiques. Le transfert sémantique de nomos à phusis s’est opéré pendant la transition postarchaïque dans les cités grecques du VIe siècle, 211-212. 210 Larrère, C./Larrère, R., op. cit., 14. 211 Ibid.
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2.2 Hylozoïsme212 dans la culture primitive Le schéma ternaire cosmogonie – anthropogonie - politogonie n’a pas débuté avec les présocratiques. Il constitue la structure même du mythe cosmogonique des précurseurs des présocratiques, trouvable aussi chez beaucoup d’autres peuples. Un modèle de pensée est l’hylozoïsme. Contrairement à l’opinion contemporaine, qui approche la pensée hylozoïste ou animiste de façon peu heureuse, notamment comme frein à la découverte et au développement scientifique, la visée ici - qui n’est pas d’analyser à fond toute la pensée est plutôt positive, par rapport au système moral non cumulatif sous-jacent qu’elle a véhiculé. Le comportement originel de l’homme envers son univers est caractérisée par l’animisme, tendance à voir et à projeter dans les êtres extérieurs ce que l’homme expérimente en lui-même : les êtres animés. C’est un sentiment de participation, de sympathie et de communion avec la nature, participation partant généralement de la conviction d’une source commune, puissance supérieure, la divinité. L’expression pratique du comportement animiste en était le rite magique ; la magie avait alors un but intéressé, le désir d’agir sur la nature, d’utiliser ses forces ; c’était alors, au fond, la même dialectique que celle de la technique actuelle : celle-ci utilise les ressources de la science de la nature, la magie exploitait la conviction animiste.213 Il s’agissait du même désir : découvrir les secrets de la nature pour agir sur elle, se l’approprier par la pensée, bref se situer face à elle en une situation privilégiée ; les moyens étaient seulement différents : les rites magiques partaient de l’idée que le corps humain était l’instrument de cette sympathie et participation cosmique, et tentaient de s’approprier les secrets de la nature. Le langage en était la signification mystérieuse : d’où le caractère rituel et verbal de l’explication mythique et animiste de la nature, qui se retrouve au début de toute civilisation. 214 La technique moderne tend aussi au même but, mais avec une toute autre efficacité, résultat d’une lente et laborieuse exploration des lois naturelles par la recherche scientifique. En d’autres termes, c’est partout la même recherche d’une causalité, d’une intelligibilité du réel, qui est à l’œuvre, d’un côté par la médiation d’un rite de communion anthropo-cosmique, de l’autre par une technique exploitant les lois de la nature elle-même.215
212 L’hylozoïsme (du grec hyle, matière, et zoé, la vie). Son pendant latin est animisme (anima, âme) Théorie selon laquelle une force vitale circule à travers le monde vivant et s’accumule en différents lieux, êtres ou esprits. Ceux-ci sont sacrés dans la mesure où ils sont imprégnés de force vitale. Elle était un des éléments essentiels des systèmes de croyance des peuples traditionnels, et en particulier des peuples chthoniens, et l’est encore dans les sociétés traditionnelles restées en dehors de l’orbite de la civilisation moderne. Edouard Goldsmith tente de démontrer que, dans ces sociétés, la manière dont on voit la force vitale répartie dans la société, les écosystèmes et la hiérarchie de Gaïa (terre) elle-même reflète leur ordre spécifique. Cf. Goldsmith, E., Le Tao de l’écologie. Une vision écologique du monde, Paris 2002, 434. 213 Aubert, J. M., Philosophie de la nature. Propédeutique à la vision chrétienne du monde, Paris 1965, 71. 214 Id., 72. 215 Goldsmith, E., op. cit., 25.
70 2.2.1 Pratique économique du primitif L’historien de l’économie Karl Polanyi (1886-1964)216 constate, et à sa suite plusieurs autres ethnologues, que si l’homme traditionnel, quelque soit son espace géographique, a vu dans chaque être naturel une âme 217, c’était essentiellement et avant tout en vue de préserver et tisser davantage de liens socio-cosmiques. Car à l’origine, il reconnaît des êtres créateurs, des dieux, 218 dont il se sait proche à travers cette nature-don. Karl Polanyi révèle en plus que : « La découverte la plus marquante de la recherche historique et ethnographique récente est que, en règle générale, le comportement économique de l’homme traditionnel est dominé par les relations sociales. Il ne cherche pas à conserver ses pos-
216 Karl Polanyi, cité par Goldsmith, E., op. cit., 316. 217 Cf. Auroux, S./Weil, Y. (éd.), Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la Philosophie, Paris 1991, 20-21. Pour Platon et Aristote, l’âme est ce qui permet la connaissance. Mais chez Aristote, cette notion se trouve définie autrement. L’âme est, en effet, le principe des vivants ; simplement végétative, elle explique la nature des plantes ; si de plus elle est sensitive, celle des animaux ; si elle est intellective, celle de l’homme. Il n’y a pas d’âme sans corps, seule cette partie de l’âme humaine qui constitue l’intellect serait éternelle ; l’âme correspond à une fonction organique, elle est la forme d’un corps vivant. 218 Cf. l’article : « Religion et spiritualité du monde noir », 2e partie sur www.griooworld.com. Les grecs étaient polythéistes contrairement aux africains qui tiennent et affirment l’existence d’un Dieu suprême créateur de l’univers. L’animisme africain est une doctrine fondamentalement monothéiste. Dieu, le Créateur, le Seigneur des Esprits, l’Etre suprême, est éternel. Il s’est manifesté seul et par lui-même, et a créé le monde. « Le Dieu des Africains est inaccessible aux langages humains : c’est un Dieu qu’on n’adore qu’en silence ». Quand les missionnaires ont essayé de traduire le nom de Dieu en langue européenne, ce nom a perdu ce sens de la grandeur de Dieu que les Africains lui attribuent. Il s’est refusé tout dualisme : il n’est ni mâle, ni femelle. L’animisme est conçu comme le gage de notre humilité face à la nature et à tous les êtres vivants qui partagent notre cosmos. Il est l’essence de nos cultures et l’expression de notre respect pour le Sacré et le Divin. L’animisme attribue à toutes les choses de la nature (plante, objet, animal) une âme. Quatre éléments fondamentaux composent la nature : l'eau, la terre, l'air et le feu. Ces éléments sont sous le contrôle d'un être suprême, mais il existe également des dieux intermédiaires, ayant des fonctions plus spécifiques et souvent associés à un des éléments. L'animisme peut ainsi être vu comme une relation triangulaire entre la nature, les êtres humains et le sacré. L'animisme africain, plus qu’une conception religieuse, théologique ou spirituelle, est une véritable philosophie. Il ne se célèbre pas dans une église, il n’obéit pas à des dogmes ou à des lois écrites, il se vit. Il explique à sa façon les mystères de la vie et de la mort. Il fait le lien entre les individus et soude la communauté. La conception animiste veut que les deux soient inextricablement liés, l’individu faisant la communauté et la communauté faisant l’individu. Pour plus de détails sur la notion animiste : Cf. Fourche, T./Morlighem, H. (éd.) : une bible noire. Cosmogonie bantu, Paris 2002 ; Tempels, P., La philosophie bantoue, Paris 1961 ; François Eboussi-Boulaga, Christianisme sans fétiche : Révélation et domination, Paris 1981 ; Engelbert Mveng, Spiritualité et libération en Afrique, Paris 1987.
71 sessions matérielles mais à défendre son rang, ses revendications sociales, ses acquis sociaux. Les biens matériels n’ont pour lui de valeur que dans la mesure où ils servent ce but ».219 L’activité économique de l’homme traditionnel répond avant tout à des impératifs sociaux, et non commerciaux, elle est enchâssée dans les relations sociales. 220 Elle est sous contrôle social et écologique. 221 Son unité d’activité n’est pas l’entreprise et la découverte à tout prix, mais la famille et la communauté. En effet, l’activité économique est extrêmement ritualisée. Chacune de ses étapes est marquée par une cérémonie qui lui confère un sens cosmique, lui permettant de contribuer au maintien de l’ordre spécifique plus général dont dépend la survie de toute société. Les Travaux et les Jours d’Hésiode montre clairement qu’il en était ainsi chez les Grecs de l’Antiquité.222 L’art de l’agriculture pour être efficace devait avant tout être en accord avec le nomos, ou loi naturelle, et donc avec le chemin naturel.223 ReichelDolmatoff constate, pour sa part, que les Indiens Tukanos de Colombie « se montrent peu intéressés par les connaissances nouvelles qui leur permettraient d’exploiter plus efficacement l’environnement, et ne se soucient guère de maximiser les gains à court terme ni de se procurer plus de nourriture ou de matières premières qu’il n’est nécessaire. En revanche, ils s’emploient continuellement à mieux connaître la réalité biologique et, pardessus tout, à comprendre ce que le monde physique requiert de l’homme. Ce savoir, estiment-ils, est essentiel à la survie, car l’homme doit se mettre en adéquation avec la nature pour participer à son tour et ajuster ses besoins à ce qu’elle lui offre ».224 Cornford, de son côté, renchérit : « l’homme doit suivre scrupuleusement le chemin de la coutume (nomos) ou du droit (dikê), faute de quoi les mécanismes de réponse du monde vivant s’en écarteraient eux aussi. »225 Il s’ensuit que la technologie de l’homme traditionnel n’était donc pas destinée à transformer ou maîtriser l’environnement, mais plutôt à lui permettre d’y vivre. 226 Donc l’homo economicus ou encore l’homo faber était inconnu dans le monde vernaculaire227. Edouard Goldsmith affirme que, dans une société stable, le comportement économique
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Karl Polanyi, cité par Goldsmith, E., op. cit., 316. Id., 321. Id., 327-328. Id., 328. Id., 328. Nous traitons la notion du « Chemin naturel » dans le point suivant. Reichel-Dolmatoff, Cosmology as ecological analysis, 4-11, cité par Goldsmith, E., op. cit., 328. 225 Cornford, F. M., From Religion to Philosophy, cité par Goldsmith, E., op. cit., 328. 226 Goldsmith, E., op. cit., 328. 227 Le terme “vernaculaire” (du latin vernaculus, l’esclave domestique, mais aussi du latin vernare, pousser, et donc vernal, qui apparaît au printemps) désigne plus précisément ce qui est produit par une culture locale. Le terme s’applique d’ordinaire à la langue et à l’architecture. Ivan Illich en a étendu le sens à tous les traits d’une culture locale qui ne lui ont pas été imposés par l’Etat ni par tout autre agent extérieur. Edouard Goldsmith applique le terme vernaculaire à une société et à certains de ses caractères, auto-organisés et auto-régulés plutôt que contrôlés par l’Etat et ses institutions, 437.
72 n’est pas contradictoire avec les priorités sociales et écologiques comme c’est le cas dans la société industrielle moderne ; il remplit au contraire des fonctions sociales et écologiques essentielles.228 Ainsi conclut-il : « Que l’économie vernaculaire soit, selon le terme de Polanyi ‘enchâssée dans les relations sociales’ est de la plus haute importance. Cela signifie qu’une telle économie est sous contrôle social et donc conçue pour satisfaire l’exigence première de la société : la préservation de son intégrité et de sa stabilité. Quand la vie économique n’est plus enchâssée dans les relations sociales – et, plus grave encore, quand les relations sociales sont enchâssées dans le système économique – elle n’est plus sous contrôle, ne répond plus en rien aux besoins de la société et de l’écosphère, et brise par là même leur ordre spécifique ».229 L’ensemble des activités de l’homme primitif n’est donc pas de l’ordre de l’impératif scientifique mais de l’impératif moral.230 2.2.2 Pratique morale du primitif La pratique morale de l’homme vernaculaire consiste essentiellement à suivre le «Chemin».231 Suivre «le Chemin» consiste à maintenir l’ordre spécifique du cosmos. Tout
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Cf. Goldsmith, E., op. cit., 325. Id., 326. Id., 319. Id., 362. Edouard Goldsmith trouve des correspondances terminologiques au terme «Chemin» dans plusieurs sociétés. La notion de «Chemin», dit-il, a probablement existé, explicitement ou implicitement, dans toutes les sociétés vernaculaires. Le concept chinois de Tao désigne là à la fois l’ordre et le Chemin du cosmos. Dans le monde grec, c’est le terme Thémis, qui gouvernait le comportement des dieux et qui désignera par la suite (du fait de la personnification des dieux) la déesse de la loi et de la justice, et donc de la morale. Dans l’Egypte ancienne, la notion de Maat jouait un rôle semblable. Maat signifiait l’ordre juste dans la nature et la société tel qu’il a été établi par l’acte de la création (…) ce qui est bon, ce qui est correct, la loi, l’ordre, la justice et la confiance – non seulement dans la société, mais dans le cosmos entier. Une notion proche existait dans l’Inde védique. On l’appelait le R’ta. La notion de Dharma (étymologiquement : « soutien », « appui ») fut utilisé par les hindous dans un sens similaire. Il exprimait cette constance, cette normalité de l’univers qui engendre les bonnes récoltes, le bétail gras, la paix et le contentement. Les Perses parlent de Asha. Le judaïsme antique utilisait Mishpat pour signifier justice ou moralité et Sedeq pour signifier le juste droit. La vision prédominante est celle d’une société humaine en harmonie avec les cieux. Plus tard cette harmonie sera traduite par Shalom qui signifie la paix non pas uniquement entre les individus mais également entre la terre et le ciel. Fonctionnement harmonieux de toute la nature comme Dieu l’a créée. La notion de la « force vitale » répartie dans la société, la nature et le cosmos, permet ainsi de sacraliser la hiérarchie cosmique et de la préserver des agressions humaines. De cette force vient tout bienfait ou tout malheur, selon que l’on se comporte moralement ou non. Chez les Mélanésiens et les Polynésiens, elle est appelée Mana, chez les Sioux Orenda et chez les Balubas du Congo Muntu. Chez les Pygmées de la forêt Ituri du Congo, cette force s’appelle Megbe. La force vitale n’est pas seulement accumulée par les individus. Elle est censée s’écouler à travers le cosmos et se concentrer en certains êtres et choses, en formant
73 l’effort moral consiste à se mettre en harmonie avec «le Chemin», voie de la nature. Le «Chemin» que devraient suivre les êtres humains était le même que celui que devaient poursuivre la société dans son ensemble, le monde naturel, le cosmos et donc les dieux. Une loi unique gouvernait la totalité de la hiérarchie cosmique. Jamblique, qui cite Pythagore, le signifie comme suit : « Thémis dans le monde de Zeus, et Dikê dans le monde d’en bas, occupent la même place et le même rang que Nomos dans les cités des hommes ; de sorte que celui qui n’accomplit pas avec justice le devoir qui lui a été prescrit peut être considéré comme un violateur de l’ordre général de l’univers ».232 Le principe semblable est aussi formulé dans le seul fragment des écrits du philosophe Anaximandre (610-546 av. J.C.) parvenu jusqu’à nous : « les choses périssent dans celles dont elles sont nées, écrit-il, comme il a été prescrit ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps ».233 Anaximandre donne à entendre ici que la croissance des êtres vivants, eux seuls, est une injustice – une violation à la fois du destin (moira) et de la justice (dikê) ou morale. Il en découle qu’une réparation doit être accordée au monde naturel ; les êtres vivants qui ont causé le préjudice doivent retourner à la poussière dont ils viennent. 234 Ici, une notion déjà assez pénétrante de la membralité des êtres est soulignée. Cette même notion est reflétée dans les paroles suivantes, que récitent avant de se mettre à table les disciples de ce philosophe social britannique et gourou remarquable qu’est John Bennett : « La vie est Une Et tout ce qui vit est Saint. Plantes, animaux et hommes, Tous doivent manger pour vivre et se nourrir mutuellement, Nous bénissons les êtres qui sont morts pour nous procurer notre nourriture, Mangeons consciemment, Et soyons résolus par notre Travail À payer la dette de notre existence ».235 Le sens animiste de l’homme traditionnel a développé un sens inouï et élaboré de réciprocité et de redistribution qui devient ainsi l’un des principaux instruments d’organisation sociale, des liens de parenté cosmique et des rapports de droit. Ainsi, Edouard Goldsmith parle respectivement du «comportement homéotélique» d’une société, selon qu’elle maintient l’ordre spécifique du cosmos, ou du «comportement hétéroté-
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une configuration de puissance et, donc, de sainteté – philosophie appelée hylozoïsme (du grec hyle, matière, et zoé, la vie), que l’on a qualifié aussi d’animisme. Lorsque ce «Chemin» n’est pas suivi, on prend alors le faux qui menace l’ordre spécifique du cosmos. A cet «hétérotélisme» dérangeant correspond aussi une terminologie propre. On parlerait ainsi par exemple de l’Adharma comme le contraire de Dharma, de l’An-R’ta opposé à R’ta, de Ou Thémis l’opposé de Thémis, de Isft l’opposé de Maat, de Mufu l’opposé de Muntu, 363-371. Jamblique, cité par Cornford, F. M., From Religion to Philosophy, 54, in: Goldsmith, E., op. cit., 363. Anaximandre, cité par Cornford, F. M., From Religion to Philosophy, 8, in: Goldsmith, E., op. cit., 319. Ibid. Ibid.
74 lique» si la société suit le faux chemin, celui qui met en péril l’ordre du cosmos et provoque nécessairement les pires ruptures d’équilibre.236 Pour oser une distinction entre la société traditionnelle et la société moderne, la plus connue est peut-être celle proposée par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies dans Gemeinschaft und Gesellschaft (1920), la société traditionnelle ou Gemeinschaft, et la société moderne ou Gesellschaft. Il voyait dans la Gemeinschaft, ou communauté, une unité sociale cohérente dont les membres sont liés par des valeurs communes et des liens sociaux étroits, tandis que les membres de la Gesellschaft, au contraire, ne sont rattachés que par des intérêts superficiels et égoïstes.237 Dans le même sens, F. Pappenheim caractérise l’homme de la Gesellschaft comme suit: « Les individus qui entrent dans une Gesellschaft ne le font qu’avec une fraction de leur être, celle qui, précisément, correspond aux objectifs spécifiques de l’organisation. Les membres d’une association de défense des contribuables ou les porteurs d’actions d’une société anonyme sont reliés entre eux non en tant que personnes, mais uniquement par cette part d’eux-mêmes qui veut payer moins d’impôts ou maximiser ses revenus financiers.(…) Ils demeurent donc faiblement connectés et fondamentalement distants les uns des autres.(…) La séparation est si profonde entre l’homme et l’homme dans la Gesellschaft que (…) celle-ci devient un univers social où l’hostilité est latente et où la guerre est inscrite en filigrane dans les relations entre individus ».238 En vue d’une tentative de définition conclusive de ce qu’est l’homme traditionnel et sa pratique morale, celle de Stanley Diamond suffirait : « Le membre d’une société traditionnelle est une personne intégrée. La société n’est pour lui ni compartimentée ni fragmentée, aucune de ses parties ne se trouve en conflit mortel avec les autres. Ainsi, il ne se sent pas lui-même divisé en ‘homo economicus’, ‘homo religiosus’, ‘homo politicus’, etc. Il accomplit au contraire ses fonctions économiques, religieuses et politiques dans la même stratégie coordonnée, incarnée dans la culture dont il a été imprégné, et qui régit ses rapports avec ses semblables et son environnement naturel depuis des temps immémoriaux ».239
2.3 Monisme présocratique 2.3.1 « Physis » chez les Milésiens Il faudrait évoquer ici l’extraordinaire floraison des écoles philosophiques de ce premier âge de la pensée grecque.240 L’énoncé, véhiculé par les premiers physiciens grecs - appe-
236 Id., 367. 237 Tönnies, F., Communauté et société, cité par Goldsmith, E., op. cit., 354-355. 238 Pappenheim, F., in Jones, « Beyond Industrial Society », 141-147, cité par Goldsmith, E., op. cit., 355. 239 Diamond, S., In Search of the Primitive, 142, cité par Goldsmith, E., op. cit., 358. 240 Cf. Auroux, S. /Weil, Y. (éd.), op. cit., 25-26. Ces écoles philosophiques s’épanouirent soit sur la côte égéenne de l’Asie Mineure (Ionie surtout), soit en Grande Grèce (Sicile par exemple). Ces philosophies ont fourni en fait les éléments ayant fondé la problématique d’Aristote. Ces premiers rationalistes furent avant tout des cosmologues ou « physiciens », at-
75 lés aussi «ioniens» ou «Milésiens», à la recherche de la cause de l’origine du monde professe que l’homme et la nature non-humaine, sans être identique, forment un univers vivant une harmonie équilibrée, de sorte qu’ils s’interchangent et interfèrent, en vue d’un développement harmonieux. Car, en effet, découvrir les processus internes et propres de la physis, ou nature, les multiples transformations dont la physis est à la fois le cadre (puisqu’elle est l’ensemble des êtres naturels) et la cause active (puisque physis, selon l’étymologie, signifie d’abord l’action de faire naître), tel était l’enjeu pour les Milésiens.241 Cette théorie moniste fait du matériel et du spirituel un tout concomitant. Les deux éléments matière et esprit constituent l’être. Ce monisme rigoureux nie à l’homme, doué de raison, son caractère particulier et privilégié dans la nature.242 Il professe, cependant, l’éternité du monde, donc une vision non-créationniste de l’univers ; un fait influencé par la conception helléniste cyclique du temps. Thalès de Milet, 243 selon le témoignage
tentifs aux phénomènes météorologiques et astronomiques. Ils cherchèrent principalement à unifier conceptuellement le résultat de leurs observations, hantés par la préoccupation de trouver une raison unitaire à l’extraordinaire diversité et aux mutations incessantes des êtres de la nature. On vit ainsi, par exemple, le vieux Thalès de Milet, observateur de la circulation cyclique des eaux (jaillissant de la terre, tombant du ciel, etc.), expliquer par l’eau, comme élément de base, tout le reste du réel (car elle se transforme en vapeur, en glace solide, elle permet le dépôt d’alluvions terrestres, en elle grouille la vie, etc.) ; pour Anaximène, c’était l’air (capable de se condenser ou de se raréfier, d’exprimer la vie par le souffle animal) ; quant à Anaximandre, sa tournure d’esprit plus philosophique lui fit rejeter toute substance concrète, pour ne retenir qu’une substance primordiale abstraite, infinie et éternelle, qui se retrouverait en toutes choses dans le devenir continuel. C’est dans cette voie que s’orientera dans la suite la réflexion hellénique. 241 Collobert, C., Aux origines de la philosophie, Paris 1999, 17. 242 Cf. Hong-Bin, Lim, Das Verhältnis von Mensch und Natur in westlich-christlicher Theologie und chinesischem Denken, Heidelberg 2000, 10. Cf. aussi Graeser, A., Die Vorsokratiker, in : Böhme, G. (Hg.), Klassiker der Naturphilosophie. Von den Vorsokratikern bis zur Kopenhagener Schule, München 1989, 13, où il est dit notamment: „Die Epoche der Philosophie vor Sokrates zerfällt selbst wiederum in ganz unterschiedliche Gruppierung und Persönlichkeiten, weswegen es schwierig wäre, eine einheitliche Charakteristik der Vorsokratik geben zu wollen. Vorsokratiker bezeichnen trotzdem gemeinsam die Natur als Physis, die das materielle und geistige Seite einschließt, und deren Werdeprozess als den harmonischen Werdeprozess der Ganzheit begreifen.“ 243 Thalès est donné comme le premier à avoir révélé aux Grecs l’enquête rationnelle sur la nature, comme on le conçoit dans le langage moderne. Simplicius l’écrit dans son Commentaire sur la physique d’Aristote. La méthode ne commande plus de s’abstraire du présent pour retrouver un passé originel et lointain. L’origine se découvre dans le présent de l’expérience. C’est pourquoi les données observables deviennent un facteur, voire une condition du savoir. Dans le Théétète, Platon a immortalisé le lien qui unit Thalès à l’exigence d’observation. Il rapporte que Thalès tomba dans un puits tandis qu’il observait les astres. Une servante Thrace alors présente se moqua de son ardeur à connaître les choses du ciel, incapable qu’il était de voir devant lui et à ses pieds. Id., 19.
76 d’Aristote, aurait dit que « tout est plein de dieux »244 et nombreux sont ceux qui, parmi les premiers philosophes, considéraient leur principe d’explication du monde comme divin. Cet attribut signifie sans doute l’immortalité, mais il implique aussi une certaine idée du parfait et peut-être du sacré. Et Nietzsche d’ajouter : « Le ‘tout est un’ est sans doute, l’intuition essentielle de Thalès. Cette intuition suppose déjà certainement l’idée d’ordre, d’arrangement, c’est-à-dire de cosmos. »245 Il faut noter, néanmoins, qu’avec les Milésiens, dès le VIe siècle avant Jésus Christ, apparaît un nouveau discours se substituant aux représentations traditionnelles animistes et mythiques du monde, des dieux et de leurs actions. Avec les Milésiens, les mythes perdent leur fonction de quête et d’accès au savoir. Il s’établit une volonté de compréhension rationnelle de la nature inséparable de l’exigence de vérification. 246 Le résultat en fut le renoncement aux personnifications des éléments naturels, projections de l’humain hypostasiées, pour leur substituer des explications à partir de quelques principes rationnels, permettant de rendre compte de la variété et du dynamisme du réel. Mais, la conviction sous-jacente d’un cosmos organisé, constituant un tout harmonieux, se profilera continuellement dans les réflexions ultérieures, en dépit du souci accru de vérification. C’est une volonté de compréhension en vue de cimenter l’unité des choses, comme cela se traduit dans la citation suivante : « Comprendre, c’est connaître ce par quoi les choses se tiennent ensemble et la manière dont elles agissent entre elles. La compréhension de ces interactions suppose la mise en évidence du fonctionnement de la totalité organisée des choses, du tout, et de ses principaux ressorts. C’est dans ce tenir-ensemble, dans cette jointure des choses que se comprend le COSMOS, - qu’Anaximandre le premier appellera de ce nom. Cet être-ensemble ou ce se tenir-ensemble enveloppe le pressentiment qu’il y a une unité et non pas une dispersion. »247 Soulignons que même à ce stade avancé de connaissance de la nature, l’homme se sent toujours lié au cosmos. Il reste un microcosme dans le macrocosme. 2.3.2 Monisme de l’être parménidien L’on sait que ce qui préoccupe les présocratiques est de savoir pourquoi il peut y avoir à la fois stabilité et permanence de l’objet, conditions de la connaissance, et changement. Deux thèses s’affrontent : celle selon laquelle l’être est immobile, et le changement est une illusion, dont Parménide en est le ténor, ou au contraire celle qui affirme que l’être est changement et l’immobilité est illusoire, représentée par Héraclite. Selon Parménide, l’être est et le non-être n’est pas. L’être qualifie tout existant. Il est l’Etre suprême, l’homme, l’animal ou le végétal. Il n’ya pas chez Parménide de discontinuité entre les êtres humains et le reste de la nature. 248 Ici les hommes n’ont que l’âme intellective comme trait distinctif parmi les êtres du monde. Ils ont l’âme végétative en
244 Cf. Aristote, De l’âme, I, 5, 411a., cité par Collobert, C., op. cit., 11. 245 Nietzsche, F., La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, traduction française G. Bianquis, Paris, coll. « Idées », 1935, 35, cité par Collobert, C., op. cit., 16. 246 Collobert, C., op. cit., 15-16. 247 Id., 16. 248 Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, Paris 1998, 31.
77 commun avec les plantes, et partagent l’âme affective avec les animaux. Ce lien est présent sans pour autant être étouffant, déterminant, aliénant.249 Et la pensée du cosmos, au sens d’un ordre bien organisé, affirme inclure toutes les manifestations de l’être, qu’il s’agisse de l’inanimé, de l’animé ou des êtres humains. L’être est un : un monisme rigoureux de l’être parménidien. On le voit, à la source du monde matériel, il y a un ordre plus subtil et profond, implicite et caché. A ce niveau, l’univers forme un seul tout continu, chaque partie est reliée à toutes les autres et elle se déplie dans le tout comme le tout se replie en elle. En somme, voilà quelque chose comme une proto-intelligence ou une conscience cosmique.250 La physis ouvre, pour ainsi dire, sur la cosmologie ontologique chez Parménide.251 Il y a là, dans la notion parménidienne de l’être, une démarche d’inclusion et de dépassement. Dans la cosmologie ontologique, le cosmos peut être interprété comme étant essentiellement le mystère du pouvoir créateur de l’Etre, intelligible parce qu’imprégné par la structure signifiante du Logos présent au cœur de l’Etre, et poursuivant comme sa fin ultime son retour à l’unité originelle de l’Etre. 252 Cette cosmologie ontologique porte une dimension de transcendance qui ouvre sur une « diaphanie de Dieu »253. Elle se fait ontothéologie, pour emprunter l’expression de Heidegger.254 2.4 Modèle platonicien et aristotélicien Chez Platon et Aristote, la théorie moniste est mise en branle. Les notions des idées et de la substance ne reconnaissent plus l’unité des êtres, sans pour autant remettre en cause l’ordre du cosmos. L’homme, en vertu de sa raison, émerge au dépend des autres êtres. Il est vu plus - et si pas seulement – comme essentiellement transcendant (spirituel). Ainsi, la voie est balisée pour un dualisme rigoureux entre matière et esprit, lequel dualisme se poursuivra dans les réflexions ultérieures, aussi bien en philosophie qu’en théologie.255
249 Ibid. 250 Cf. Proulx, J., « Retrouver la dimension cosmologique de la théologie chrétienne », in : Théologiques, vol. 9, n° 1, 2001, 53. Jean Proulx a écrit un ouvrage intitulé : La chorégraphie divine (1999) où il développe les cosmologies de philosophes : Parménide, Héraclite, Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, Spinoza, Hegel, Schelling, Heidegger, Maritain, Lavelle, Bergson, Whitehead. 251 Id., 55. 252 Id., 56. 253 Cf. Teilhard de Chardin, P., Le milieu divin, Paris 1957, cité par Proulx, J., op. cit., 57. 254 Ibid. 255 Hong-Bin Lim, op. cit., 10. „Das monistische ganzeinheitliche Denkmodell ist durch den Ideen- und Substanzbegriff von Platon und Aristoteles als ‚ersten Philosophen’ in der antiken Philosophie zerbrochen. Platon und Aristoteles unterschieden durch den formalen Begriff ein Geistiges von einem Materiellen und bestimmten das Geistige als Grund für die menschliche Sonderstellung. Damit stellten sie den Grund der dualistischen Menschenbilder, die als wissenschaftliche Entwicklung bewertet wird und auch heute noch gilt.“
78 2.4.1 Ordre du cosmos, modèle de l’ordre de la cité Platon, en tant que successeur (après Socrate) des premiers physiciens, ne pouvait écarter purement et simplement la question de la nature. Selon Alexandre Etienne 256, Platon devait plutôt composer avec ses prédécesseurs : les Milésiens, Héraclite et son mobilisme universel, Parménide et sa conception rigide de l’étant, Empédocle, Démocrite, sans oublier les sophistes et leur relativisme du savoir. En effet, Platon, suite à son dualisme entre matière et esprit, en vient à initier sa théorie célèbre de deux mondes : Le monde des idées et le monde sensible, dont celui-ci est l’ombre de celui-là. Le monde des idées est vrai, intelligible, incorruptible, tandis que le monde sensible est corruptible et incapable à l’élévation. La question était alors celle de la possibilité d’un discours sur le monde sensible en mouvement, d’un discours qui soit cohérent et supérieur à l’opinion. Or, pour parler du monde sensible, il faut aux yeux de Platon que la nature présente un élément de stabilité garantissant la possibilité d’un tel discours. Autrement dit, il faut trouver une source d’intelligibilité dans la nature. Les Formes jouent ce rôle : elles sont perçues comme source d’intelligibilité et, en quelque sorte, comme fondement ontologique du monde sensible. De là découle son dualisme qui marque la séparation entre monde sensible (en permanent devenir) et monde intelligible (toujours identique). L’univers sensible est donc copie (είκών) du monde intelligible qui, lui, est ordonné. Grâce à sa théorie des Formes et de deux mondes, Platon s’inscrit dans une perspective éthique et politique qui fut très importante tout au long de sa vie. Ainsi, Gérard Naddaf dit, à la suite de Platon : « Pour procéder à une présentation de l’homme dans la πόλις, il est nécessaire de revenir à la nature du tout, à celle de l’univers, macrocosme dont l’homme microcosme fait partie. Autrement dit, pour comprendre et réaliser l’ordre de la cité, il faut connaître l’ordre universel »».257 Pour Platon, l’ordre qui règne dans la cité est le reflet de la volonté du « créateur » ; l’ordre des choses répond à un dessein divin. Mais sa conception n’est pas celle d’une création, au sens de la conception chrétienne de la création. Le démiurge n’est pas toutpuissant ; il ne crée pas à partir de rien, il modèle une matière, un chaos préexistant, en imposant un ordre à ses mouvements désordonnés. La critique platonicienne des cosmogonies présocratiques revient à déplacer, vers le divin, ce qu’ils entendaient par nature. Partant, comme les physiciens, à la recherche de l’archè, de la cause première, Platon débouche sur Dieu.258 Par son discours sur la nature, dans les Lois259, Platon met en évidence l’activité organisatrice du démiurge, le rôle primordial de l’âme et son antériorité par rapport au corps et aux éléments (eau, air, terre, feu), enfin la volonté initiale d’un dieu inscrivant le déve-
256 Alexandre, E., « La Phusis dans les dialogues de Platon », in : Schulthess, D. (dir.), op. cit., 397. 257 Naddaf, G., op. cit., 355-356. 258 Larrère, C./Larrère, R., op. cit., 38. 259 Mais l’œuvre principale de Platon sur la nature est le Timée, où il dit que le monde est une œuvre parfaite. Par conséquent son créateur ne peut être qu’un bon ouvrier, un dieu artiste qui a utilisé un modèle ferme et éternel pour créer l’univers sensible qui n’est que la copie de celui-ci, 27d.
79 loppement de l’univers dans une perspective téléologique.260 Platon dira par ailleurs que : « certains objets sensibles sont si parfaits qu’ils sont eux-mêmes des dieux ; à cette catégorie appartiennent par exemple le soleil, la lune et tous les corps célestes. »261 Il ajoutera : « Toutefois, l’univers dans lequel nous vivons est tellement beau qu’il nous oblige à réfléchir sur la parenté entre celui-ci et son créateur, un dieu extrêmement bon qui veut des créatures à son image. Ainsi le monde physique est-il organisme vivant et visible, qui comprend des êtres mortels et immortels et qui constitue une image sensible du dieu intelligible. »262 L’importance particulière que Platon attache à la notion de la nature et de son ordre, comme volonté divine, c’est ce qui est significatif. Et l’homme comme axe central, ne peut vraiment être heureux dans le monde qu’en atteignant le but qui lui est par nature destiné : contribuer à l’ordre de la cité et maintenir l’ordre de l’univers si beau, entouré d’harmonie et d’esprit divin.263 2.4.2 Nature : miroir de l’homme 264 Chez Aristote, l’observation et la connaissance de la nature aide l’homme à se connaître en même temps. On sait, par ailleurs, qu’Aristote compare fréquemment l’activité de la nature à l’activité humaine : la nature agit tel un sage artisan265. C’est dire qu’il y a une forme de rationalité contenue dans la nature que l’homme s’efforcerait à déchiffrer, afin de se conformer à l’ordre cosmique. C’est pourquoi Marie-Christine Roessler dira: « L’homme se trompe parce qu’il n’imite pas la nature (…). Si l’homme délibérait toujours convenablement, il ne fabriquerait pas de monstres, parce qu’il imiterait toujours convenablement la nature. La raison humaine toutefois ne peut servir à ‘corriger’ la nature, comme on serait tenté de le soutenir ; tout ce que la nature fait tend au bien, corriger la nature serait donc tendre au mal. La raison humaine doit imiter la nature, tant dans son procès que dans sa fin, et elle pourra ainsi atteindre un bien encore plus grand. »266 Toujours à la suite d’Aristote, Catherine Larrère renchérit: « Il y a des normes naturelles, les règles de la vie humaine ne sont pas une invention : elles peuvent être observées dans l’ordre du monde. ‘Imiter l’univers’, tel est le mot d’ordre, celui d’une politique ‘vraiment conforme à la nature’. »267 La physique aristotélicienne a dominé pendant longtemps le monde occidental, en raison de son caractère représentatif de la pensée antique, et en raison du rôle historique considérable qu’elle a joué, soit dans sa
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Alexandre, E., op. cit., 401. Timée, 38b-40a. Id., 92c. Cf. Maraguianou, E., « La nature chez Platon », in : Schulthess, D. (dir.), op. cit., 405. Jean Marie Aubert utilise cette expression dans son étude de la philosophie aristotélicienne de la nature. Cf. Aubert, J. M., op. cit., 23. 265 Bartels, K., Das techne-Modell in der Biologie des Aristoteles, Tübingen 1966, cité par Roessler, M. Ch., « Natura artifex chez Aristote. Le sens de l’analogie nature-technique chez Aristote », 411, in : Schulthess, D. (dir.), op. cit., 411. 266 Roessler, M. Ch., op. cit., 415. 267 Larrère, C./Larrère, R., op. cit., 36.
80 reprise chrétienne par Saint Thomas d’Aquin, soit dans la réaction qu’elle a suscitée dans les Temps modernes. Elle est donc une physique qui prône un « dialogue anthropocosmique ».268 Situer donc éthiquement l’homme dans ce tout cosmique, dont il fait partie, c’est lui faire suivre un parcours : le sage, qui l’accomplit jusqu’au bout, va du local au global, du naturel au rationnel, de la nature à la nature humaine, de la nécessité à la liberté.269 Une telle éthique s’enracine dans la nature. En développant cette physique, on n’y cherche plus tellement la nature comme telle, mais le reflet de soi-même. L’éthique qui en découle place l’homme dans la nature, elle montre ce qui nous lie, nous fédère à elle. Cette éthique est tout au service de l’homme, sans être anthropocentrée. Son humanisme ne peut être séparé de son naturalisme.270 Cela étant, Catherine Larrère pense que la question se transforme désormais: « Elle n’est plus : jusqu’à quel point participons-nous encore suffisamment de la rationalité grecque pour avoir quelque chose à apprendre de son naturalisme ? Elle est devenue : jusqu’à quel point relevons-nous encore suffisamment de la modernité pour devoir séparer humanisme et naturalisme ? Car Lucrèce les conjoint de façon si convaincante que nous voudrions savoir pourquoi ils ont été séparés et si on doit le faire encore. »271 Cette question conclusive nous conduit à faire un pas dans l’espace philosophique chrétien. Nous nous limiterons essentiellement à Augustin et Thomas d’Aquin. 2.5 Modèle médiéval : nature comme création Deux influences majeures ont joué un grand rôle dans la réflexion théologique chrétienne du moyen âge : celle du « divin » Platon et celle d’Aristote. Au cours du moyen âge, la nature revêt, cependant, un autre visage. Elle n’est plus un cosmos, elle n’existe plus de toute éternité, elle n’est pas engendrée, elle est créée. Il y a ici le besoin du recadrage pour surmonter la disparité entre la croyance chrétienne en la création du monde et une physique selon laquelle le monde n’a pas de commencement. En plus, le moyen âge chrétien approche la nature dans le contexte global de l’histoire du salut. La nature est nommée création. Il ne se dégage pas d’intérêt soutenu à la connaissance de la nature en tant que tel, mais plutôt surtout au rapport de la création à son Créateur, à la volonté du Créateur qui se profile dans l’ordre de la création. Quant à la nature de l’homme, le moyen âge chrétien est clair. Les courants dualistes qui survivent au moyen âge amènent l’Eglise à reprendre avec plus de force et plus de netteté l’idée que l’homme est une créature à la fois matérielle et spirituelle voulue comme telle par Dieu. L’unité du composé humain est définie de manière très précise en réaction contre la tendance à isoler la matière et l’esprit.272 Deux courants principaux ont alors caractérisé cette période médiévale – le
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Aubert, J. M., op. cit., 24. Larrère, C./Larrère, R., op. cit., 49. Id., 55-56. Ibid. Cf. Guelluy, R., La création, Paris 1962, 81.
81 théocentrisme et l’anthropocentrisme – selon que l’on insistait sur la volonté du Créateur dans l’ordre de la création, ou sur la place et le rôle de l’homme dans la création. 2.5.1 Théocentrisme augustinien Avec le christianisme, et la tradition biblique qu’il continue, l’introduction d’un nouveau principe éthique s’accompagne, semble-t-il, d’une dévalorisation de la nature 273, susceptible de mettre fin au naturalisme antique. Werner Heisenberg parlera du libre arbitre comme point de départ de l’essor de la science naturelle. Nous le citons : « C’est au principe évangélique du libre arbitre que l’on doit l’essor de la science de la nature dans les pays chrétiens, car ce principe a délivré l’esprit humain de l’idolâtrie en le stimulant à explorer la nature pour lui arracher ses secrets. »274 On se rappellera ici que saint Augustin rejette le principe du libre arbitre. Il ne comprend une vraie liberté humaine que comme soumission à Dieu. En effet, la philosophie et la théologie de saint Augustin sont intimement liées à sa vie et en particulier à son expérience de la culpabilité. Il professera le manichéisme, dont il finira par s’en débarrasser. Il s’opposera à l’hérésie pélagienne, car dit-il, l’homme ne peut pas se sauver tout seul. Il n’appartient pas à l’homme de faire lui-même son salut. Tout dépend de la grâce que Dieu accorde ou non (idée qui influencera plus tard la religion réformée de Calvin). L’homme est incapable de se libérer seul des sollicitations de la concupiscence, et moins encore de libérer le monde terrestre. Robert Guelluy précise que : « la doctrine augustinienne ne comporte rien de précis sur ce qu’il faut dire de l’homme en faisant abstraction de l’ordre surnaturel. »275 C’est par la participation à la lumière divine que l’esprit humain acquiert sa sagesse, reflet de ce Divin que l’homme peut saisir au sein même de son âme. Il existe donc des vérités éternelles qui nous sont révélées par une lumière intérieure (sa théorie de l’illumination) ; ce qui permet à Augustin de conserver la théorie platonicienne des idées tout en rejetant le mythe de la réminiscence et de la métempsycose. Augustin élabore sa théologie de la création en réaction contre les erreurs des philosophes païens, notamment les néoplatoniciens, sur l’origine du monde. Il réagit particulièrement contre ceux qui professent la théorie de l’éternité du monde. Il dira : « Ces derniers sont gonflés d’orgueil des lettres mondaines et, par conséquent, interprètent la création à la manière des sciences du monde à cause de l’ignorance des lettres chrétiennes. »276 Il est clair qu’Augustin rejette de fond en comble leurs théories orgueilleuses sur l’origine du monde comme éternel. Il s’y oppose en disant : « Si, dans leurs écrits, il se rencontre des choses contraires à nos divines Ecritures, c’est-à-dire à la foi catholi-
273 Ce qui fait dire à plusieurs observateurs que le christianisme est à l’origine de la crise écologique. 274 Cf. Heisenberg, W., Wandlungen in den Grundlagen der Wissenschaften, Stuttgart 1949, 1517, cité par Alexandru, G., op. cit., 213. 275 Guelluy, R., op. cit., 80. 276 Cf. Gen. Litt. I, 19, 38-39; I. 20, 40, cité par Michel Willy Libambu, « Création du monde et bonté de Dieu chez Saint Augustin. Les tâches du discours théologique sur l’écologie », in : Revue africaine de Théologie 28 (2004) n° 56, 188-189.
82 que, nous devons montrer à l’aide d’un moyen quelconque ou regarder comme étant hors de doute que c’est une complète erreur, et nous tenir ainsi attachés à notre Médiateur, en qui sont cachés tous les trésors de sagesse et de science, pour ne point nous laisser séduire par les belles paroles d’une fausse philosophie, ni effrayer par les superstitions d’une religion pleine de faussetés. »277 Ici, le maître africain s’oppose catégoriquement à ces néoplatoniciens en stigmatisant le danger de leurs opinions à poser l’éternité du monde. Car, en fait, poser l’éternité du monde entraîne sa nécessité. « Si le monde est un effet nécessaire, il est nécessaire qu’il soit éternel à Dieu. »278 Augustin affirme, par contre, la théorie de la création du monde qui tire parti de l’héritage venu de Platon, tout en soulignant fortement l’unité trinitaire de l’auteur du monde. Par rapport au devenir historique, Augustin dit que par le fait que, par le Christ, Dieu soit intervenu dans le cours naturel du monde est un événement fondamental qui donne son sens à la cité des hommes et à son devenir vers la cité de Dieu. Il existe, en effet, deux cités qui coexistent dans ce monde : la cité terrestre qui a pour principe l’amour de soi allant jusqu’au mépris de Dieu et la cité céleste qui regroupe toutes les nations vivant sous la loi de Dieu et a pour principe l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. Voilà ce qui conduira à une spiritualité médiévale dite de la « fuga mundi », en vue de tendre plus vers cette cité céleste que la cité terrestre ne peut offrir. Selon Douglas John Hall, cette spiritualité a conduit, au cours de l’histoire, à une ambiguïté chrétienne au sujet du monde : « Les chrétiens ont manifesté, à tout le moins, une incertitude extrême au sujet de l’attitude appropriée envers le monde. Dans l’ensemble, l’impression subsiste, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Eglise, que la vraie piété chrétienne devrait être marquée par un certain détachement à l’endroit du monde, voire une indifférence envers lui. Les plus zélés des ascètes chrétiens parleraient volontiers de ‘mépris du monde’! »279 Un théocentrisme rigoureux se profile ainsi tout au long des réflexions augustiniennes. Le cadre éthique de ce temps peut se résumer en ces termes : « Fait à l’image de Dieu, l’homme est coupé de la nature. S’installe alors la configuration éthique qui, posant la liberté comme ce qui s’arrache à la nécessité, place l’homme, et sa finitude, dans un domaine du sens dont la globalité lui échappe. La moralité a rapport au salut. L’homme n’appartient pas au règne de la nature. Il n’y a pas à y chercher des normes. L’homme appartient au règne de la grâce ; suivre la nature n’a aucun sens moral. (…) La structure du christianisme, qui met l’homme en relation directe avec Dieu, hors de la nature, prépare ainsi la possibilité que l’homme occupe la place de Dieu. »280
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Cf. Gen. Litt. I, 21, 41, Ibid. Guitton, J., Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris 1933, 156. Hall, J. D., Etre image de Dieu. Le stewardship de l’humain dans la création, Paris 1998, 54. Larrère, C./Larrère, R., op. cit., 57-58. On a souvent remarqué que le christianisme était la religion qui préparait sa sécularisation, la sortie du religieux. Cf. Blumenberg, H., Säkularisierung und Selbsthauptung, Frankfurt am Main 1974.
83 2.5.2 Hiérarchisme thomiste La pensée chrétienne médiévale a hérité de la notion aristotélicienne de la nature définie comme principe du mouvement par soi et non par accident. La sémantique du mot natura s’orientant toujours vers totum, universum, la totalité de ce qui est, gardait l’image antique d’un cosmos qui a en soi-même les principes de son devenir. Le souci de Thomas d’Aquin est d’atteindre une vision d’ensemble de la réalité, allant de Dieu jusqu’à l’être le plus contingent. Le monde physique de Thomas d’Aquin est compris comme une totalité. Ainsi a-t-il eu le souci d’intégrer l’homme et son rôle dans cette vision d’ensemble, au point qu’on peut dire qu’elle était à la fois cosmologique, anthropologique et théologique. Jean Marie Aubert dit à ce propos : « La philosophie de la nature chez saint Thomas n’a jamais été purement philosophique. L’étude de la nature faisait appel à trois disciplines bien distinctes, mais dont les ressources étaient utilisées sans confusion : la science positive telle qu’elle était connue à l’époque, ensuite la métaphysique (ou plus généralement une réflexion philosophique) et enfin la théologie. »281 Assurément une des préoccupations majeures de la pensée médiévale fut de tout centrer sur Dieu et donc d’impliquer la théologie dans toute démarche intellectuelle sérieuse.282 En outre, le néo-platonisme christianisé,283 qui offrit véritablement un modèle conceptuel, dont l’autorité fut d’autant plus grande, a influencé le docteur angélique. Cette vision grandiose du monde, partait de Dieu pour aboutir à la créature la plus éphémère ; une synthèse, centrée sur Dieu et sur son influx universel. Jean Marie Aubert en trace le contour comme suit : « Cherchant à concilier la priorité de l’Un et la réalité des êtres multiples, cette vision christianisée fait de tous les êtres des participations de Dieu, en une sorte de grandiose pyramide, où chaque être trouve sa place et reçoit, par la médiation de celui qui est au dessus, l’influx divin, lui donnant l’être, son sens et son dynamisme. De la sorte cette vision participative est une vision strictement hiérarchisée, en degré de dignité, en situation dans un ordre global, un tout centré sur Dieu, le Christ étant le médiateur de cette participation divine, et l’Eglise chargée de l’instaurer dans l’histoire. »284 Cette vision théologique de percevoir l’univers matériel, le cosmos, conduit saint Thomas à son modèle de la participation et de la hiérarchisation des êtres. Les corps célestes communiquent aux éléments terrestres, associés en « mixtes » dans les corps concrets, un peu de leurs propres qualités inaltérables, pour renforcer et soutenir les énergies de ces éléments terrestres.285 Dans cette participation divine se dessine aussi une gradation ontologique des êtres, allant de Dieu aux plus éphémères des êtres. C’est pour cette raison que Thomas parle de « natures » au pluriel.286 On a là tout un système étagé de réalités originairement ordonnées les unes par rapport aux autres. Plus
281 Aubert, J. M., « Le monde physique en tant que totalité et la causalité universelle selon Saint Thomas d’Aquin », in : Elders, L. (éd.), La philosophie de la nature de Saint Thomas d’Aquin, Studi tomistici 18, Vaticana 1982, 86. 282 Id., 89. 283 Ibid. 284 Id., 90. 285 Id., 93. 286 Cf. Ganoczy, A., Théologie naturelle, Paris 1988, 23.
84 que cela : toutes ces réalités, il les voit poussées en avant par un mouvement de développement à la fois unique et englobant. Toute nature possède sa place dans l’ordre des choses qui l’englobe, apporte son concours au dynamisme de l’univers, et se trouve ainsi être indispensable – selon la mesure qui est la sienne et la loi qui la régit – pour que soit assurée la meilleure harmonie des choses. La conviction, liée à cela, c’est que la nature et les natures seraient finalisées, posséderaient une « entéléchie ». C’est cette théorie de participation des êtres qui explique chez saint Thomas le principe de causalité universelle et d’interdépendance cosmique.287 Jean Marie Aubert explicite ce principe : « Il ne peut y avoir univers que s’il y a unité d’un tout à travers ses parties, ou mieux si chacune de ses parties communient et participent à une réalité fondamentale qui se retrouve, en chacune, quoique de façon infiniment variée en fait de plus ou moins grande plénitude. Cette réalité, élément commun de solidarité des parties, et perfection commune participée à des degrés infinis, n’est autre que l’être ; car en dehors de l’être il n’y a rien. »288 Dans une telle perspective, l’Univers est l’ensemble des choses qui, à travers la multiplicité de leurs natures, communient à l’être. Mais qui dit communion, dit existence d’une source de l’être communiqué. Et c’est alors la caractéristique essentielle de cette représentation cosmique : elle n’a de sens que si elle place, à l’origine des très diverses participations à l’être, une source permanente de l’être, qui est l’Etre en plénitude, infini et indépendant (a se).289 Ainsi, pour saint Thomas, l’univers est intimement pénétré par l’influx transcendant de Dieu. C’est cet influx qui unit les êtres les uns aux autres, les rendant solidaires comme les parties d’un tout. « Cette permanente dépendance des êtres constitue alors le statut de créature. »290 Cette dépendance étant au niveau de l’être, c’est la perfection divine qui est ainsi communiquée cosmiquement ; la perfection que chaque être possède à un degré particulier, c’est de Dieu qu’il la tient. Il y a donc au sommet de toute l’activité, qui parcourt l’univers, l’emprise d’un Principe actif divin ; par lui tous les êtres sont intégrés dans un ordre suprême dont l’univers est l’expression, ordre qui implique unité de l’univers créé.291 2.6 Modèle anthropocentriste des temps modernes Au seuil des temps modernes, la « nature traditionnelle » comme miroir de l’homme fera place à la « nature mathématique »292 à la quelle correspondra aussi une philosophie ap-
287 Aubert, J. M., « Le monde physique en tant que totalité et la causalité universelle selon Saint Thomas d’Aquin », in : Elders, L. (éd.), op. cit., 95. 288 Ibid. 289 Ibid. 290 Id., 96. 291 Ibid. 292 Cf. Aubert, J. M., op. cit., 95-131. Ce développement de la nature mathématique se déploiera à trois niveaux : astronomique, physique et biologique. En astronomie, on partira notamment d’un cosmos « fermé et hiérarchisé » à un univers infini et homogène. Il faut citer ici dans le cercle ecclésiastique le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464) et le chanoine de Cracovie Nicolas Copernic (1473-1543). Puis Giordano Bruno (1548-1600), Tycho-Brahé (1546-1601), Kepler (1571-1634), Galilée (1564-1642). Par la physique et la chimie, c’est la mathématisa-
85 propriée. L’humanisme qui y domine est la manifestation d’une exubérante confiance en l’homme : l’essor des sciences et des arts, la découverte de continents nouveaux, en même temps que la redécouverte de la littérature païenne de l’antiquité, inspirent un optimisme enthousiaste. La pensée chrétienne s’y rallie. La théologie et la spiritualité se font, elles aussi humanistes, en considérant avec sympathie l’effort de l’homme. 293 L’esprit moderne s’oriente de multiples manières dans le sens de l’individualisme : non seulement les structures politiques et sociales que le moyen âge avait formées sont mises en question, mais bien plus avec une philosophie comme celle de Descartes qui a pour centre le «je» (le cogito), l’idée de la liberté de conscience fait son chemin, préservant l’individu des pressions exercées au moyen âge par le pouvoir civil comme par l’autorité religieuse.294 Selon ce modèle, l’homme est l’être raisonnable et connaissant (res cogitans), tandis que la nature non-humaine (res externa) est un être à connaître et à maîtriser. Pour peu qu’elle ne possède pas de raison, elle est simplement prise comme matière exploitable et sous contrôle humain. Le rapport entre l’homme et la nature est celui de domination du sujet face à l’objet. Donnons-en quelques indications chez René Descartes et Leibniz qui, lui, prend le contre-pied du mécanisme cartésien.
tion de la nature. C’est même la révision générale des idées et des méthodes. Ces auteurs affirmeront que la physique aristotélicienne était teintée d’anthropomorphisme et de subjectivité, résultant d’une expérience rudimentaire et d’explications trop simplistes. Citons ici Galilée et René Descartes (1596-1650). Naissent alors le « mécanicisme », où la nature devient mesurable à la manière d’une immense machine et le « dynamisme » inauguré par Newton (16431727) et Leibniz (1646-1716), voulant, en énergique opposition au mécanisme cartésien, récupérer des notions traditionnelles. Ajoutons Christian Wolff (1679-1754), I. Kant (17241804), le P. Boscovitch s.j. (1711-1787), E. von Hartmann (1842-1906) qui tente d’y intégrer les progrès de l’atomisme, afin de parvenir à une cosmologie unifiée. En biologie, c’est le conflit du mécanisme contre le vitalisme. C’est l’école de Montpellier (représentée par P. Barthez) qui mit en vogue, au XVIIIe siècle, le vitalisme, faisant appel pour expliquer la vie à un mystérieux « principe vital » étranger aux éléments physiques. La stérilité de cette doctrine en biologie et le caractère gratuit de son explication la firent rapidement oublier dans le monde scientifique. Naîtront ainsi le transformisme qui aboutira à l’adaptation au milieu chère à Lamarck (1744-1829) et l’évolutionnisme scientifique de Darwin (1809-1882). Au registre philosophique c’est la naissance du rationalisme idéaliste incarné par Hegel qui vit essentiellement dans l’histoire humaine l’évolution dialectique de la Pensée, et du matérialisme qui interprétait par contre l’histoire dans le sens d’une évolution homogène d’une unique réalité, la matière. Diverses formes de matérialisme, tel l’Evolutionnisme biologique d’un Haeckel (qui utilise pour la première fois le terme écologie) ou social d’un Spencer, tel le Positivisme d’Auguste Comte ou de H. Taine, et surtout le Matérialisme dialectique de Karl Marx, ayant cherché à transférer la dialectique hégélienne dans le monde de la matière. 293 Cf. Guelluy, R., op.cit., 83-84. 294 Ibid.
86 2.6.1 Mécanisme cartésien Il faut attendre dix-sept siècles pour que le principe éthique de la modernité rencontre enfin la conception de la nature qui lui convient : celle d’une nature dépouillée de tout mystère, de tout enchantement, celle d’une nature créée, dont on peut disposer, et que l’on peut manipuler. Ainsi, le mécanisme en vient à désigner la tendance dominante et originale du XVIIe siècle. Il est avant tout refus de la finalité, contrairement à la physique finaliste d’Aristote. La nature d’une chose n’est pas sa fin, mais sa structure : non pas une fonction que nous ne pouvons jamais être certains d’avoir reconnue, mais un rapport déterminé de grandeurs, que nous pouvons précisément mesurer. D’un point de vue mécaniste, on essaiera ainsi d’expliquer les propriétés ou caractéristiques de tout objet par la seule disposition ou configuration de ses parties.295 René Descartes296 et Francis Bacon développent un modèle dualiste extrême du rapport de l’homme à la nature, basé sur un anthropocentrisme rigoureux. L’homme devient un sujet connaissant, le «maître de la nature», pendant que la nature infrahumaine, est réduite à son caractère mathématique d’objet à manipuler et à dompter. Le mécanisme substitue au monde de mouvements hétérogènes, de qualités et de vertus, un monde au mouvement homogène, unifié et quantifié. Le geste scientifique nouveau est à la fois dans cette indifférence du savant à la nature de la chose, et dans la recherche exclusive de relations quantifiables, traduisibles en formules mathématiques. 297 Si la nature est « écrite en langage mathématique », les propriétés des êtres naturels doivent pouvoir s’expliquer par la géométrie.298 Descartes fait ainsi de l’étendue la nature même du corps, comme le montre clairement le titre d’un des paragraphes (II, 4) des Principes de la Philosophie (1644) : « Ce n’est pas la pesanteur, ni la dureté, ni la couleur, etc., qui constituent la nature du corps, mais l’extension seule. » Le XVIIe siècle voit alors naître des projets grandioses d’explication totale de la nature, sous tous ses aspects, au moyen de la géométrie. Les philosophes du XVIIe siècle sont avant tout des savants, dont la première préoccupation devant la nature est de la connaître. L’on débouche alors sur des résultats comme quoi la nature est vidée de toute
295 Cf. Ramond, C., « Les philosophes et la nature au XVIIe siècle », in : Goddard, J. Ch. (dir.), op. cit., 65. 296 Röd, W., „Descartes’ Auffassung der Natur zwischen Physik und Metaphysik“, in: Schäfer, L./Ströker, E. (Hgg.), Naturauffassungen in Philosophie, Wissenschaft, Technik. Band II Renaissance und frühe Neuzeit, München 1994, 187. Il dit: „ Im Denken Descartes (1596-1650) bedeutet Natur, einschließlich des menschlichen Körpers, der Inbegriff der Gegenstände, die sich mathematisch beschreiben und mit Hilfe mathematisch formulierter Naturgesetze erklären lassen“. So sei die Natur selbst durch die geometrische Eigenschaft, nach der die Natur den Gesetzen der Erhaltung der Masse sowie der Erhaltung des Bewegungsquantums und den Stoßgesetzen unterworfen sei, durch den Begriff der Ausdehnung hinreichend bestimmt: als res extensa. Also sei Natur nicht das sich qualitativ entwickelnde Wesen, sondern das sich quantitativ ausdehnende Wesen. Die Natur als die ausgedehnte Sache habe nicht die geistige Perspektive, 191-196. 297 Ramond, C., op. cit., 66. 298 Ibid.
87 réalité, de toute valeur spirituelle ou morale, puisqu’elle n’est qu’un gigantesque jeu de chocs et de contre chocs. Elle devient une grande machine ou grand automate, dont il n’est intéressant de connaître le fonctionnement que dans la mesure où cela peut être utile à l’homme. Une nature qu’il n’est même plus besoin de nommer nature. A ce terme trop équivoque, trop ouvert aux réminiscences païennes, Descartes préfère ceux, plus neutres, de « monde », ou de « matière » : par le mot de nature, il n’entend point « quelque déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire », il déclare se servir de ce terme « pour désigner la Matière elle-même ».299 La physique ne serait plus dès lors qu’une mécanique des corps, et la séparation, fermement établie par Descartes entre la pensée et l’étendue, marquerait la nette volonté de retirer toute signification morale à la nature. Celle-ci ne serait plus que matière instrumentale, offerte à nos ambitions. Telle est la position de Descartes, qui cherche par la connaissance, selon la formule fameuse de la sixième partie du Discours de la Méthode (1637), à rendre les hommes « maîtres et possesseurs de la nature », en dessinant par ce seul trait la figure de l’homme-dieu moderne à laquelle nous essayons tous de ressembler depuis trois siècles. 300 Il se crée donc une coupure dans la nature entre l’homme, pourvu d’esprit, sujet libre et dominateur, et les autres êtres naturels. De là est partie une philosophie qui fonde la société technologique, en donnant licence à l’exploitation de la nature. La véritable connaissance de la nature doit révéler des lois communes à tous les êtres naturels, y compris l’homme. Telle sera la position de Spinoza qui s’en prendra au mécanisme cartésien. Charles Ramond paraphrase ici Spinoza comme suit: « La connaissance de la nature ne fait pas de l’homme un ‘empire dans un empire’, tout au contraire : elle montre que l’homme suit l’ordre commun de la nature. La connaissance achevée de la nature ne produit donc pas un divorce entre l’homme et la nature, mais une réconciliation. ‘Dominer la nature’ n’a aucun sens, puisque nous en faisons partie […] ».301 Dans tous les cas, il se créera, parmi les principaux philosophes du XVIIe siècle, une querelle, liée à la notion de « nature », entre les mécanistes (qui séparent la nature humaine de la nature en général) et les naturalistes (qui cherchent à assimiler l’une à l’autre). Descartes et Hobbes vont ainsi de la connaissance de la nature à la maîtrise de l’homme sur la nature ; Spinoza et Leibniz au contraire, de la connaissance de la nature à l’établissement d’un modèle naturel pour l’homme. 302 Cette querelle sera ranimée par la publication en 1697 du premier volume de la Physica electiva sive hypothetica de J. Ch. Sturm qui donnera l’occasion à Leibniz de préciser sa conception de la nature dans le De ipsa natura (Acta eruditorum, sept. 1698)303, et que nous voulons esquisser dans le point suivant.
299 Descartes, R., Traité du monde ou de la lumière, éd. Adam et Tannery, in Œuvres de Descartes, t. XI, 36. 300 Ramond, C., op. cit., 67. 301 Id., 67-68. 302 Id., 68. 303 Cf. Courtès, H., « Nature et monde selon Leibniz », in : Schulthess, D., op. cit., 498.
88 2.6.2 Modèle de l’« harmonie préétablie » chez Leibniz Leibniz s’emploie de corriger le modèle mécaniste. Il trouve une voie philosophique intermédiaire entre la conception cartésienne, qui fait de Dieu le maître absolument libre de la nature, et la conception spinozienne, dans laquelle Dieu et la Nature sont identifiés sous le régime de la nécessité rationnelle. Deux concepts centraux de sa théo-logie sont : le « choix du meilleur » et l’« harmonie préétablie ».304 En effet, tout en récusant le matérialisme et le mécanisme cartésien, Leibniz comprendra la nature autrement. Selon Huguettes Courtès, Leibniz précise dans le De ipsa natura que : « La nature désigne, non un mécanisme, ni un ensemble de lois générales, mais une structure dynamique, un principe intelligible et immatériel d’action, donc une ‘puissance’ qu’on ne doit pas confondre avec l’ ‘action’ qui en dérive, pas plus que ne se confondent la force invisible et le mouvement apparent. »305 La nature est ainsi fécondité, elle renferme en elle un processus de productivité selon l’ordre tout aussi naturel. Elle ne se réduit, ni à un fonctionnement, ni à une légalité ; elle renvoie plutôt à l’unicité, l’universalité et la simplicité de l’ordre. Elle est, répète Leibniz, uniforme, constante, partout semblable. C’est l’ordre harmonique reflété par l’organicité de la vie universelle qui met partout des âmes.306 La nature est donc divinisée chez Leibniz, non pas en ce qu’elle serait (comme chez Spinoza) de part en part nécessaire, mais en ce qu’elle présente toujours le choix divin du meilleur, assuré d’arriver.307 Chez lui, la nature est donc, comme principe producteur, la raison d’être de ce qui en procède et lui correspond dans l’objet : le monde. Car, le monde est, dans le jeu varié des apparences, le corrélat de la nature : il est le « résultat » dont elle est le « réquisit ». Unité et uniformité de la nature, multiplicité et diversité du monde, sont mis en accord par la loi d’harmonie. Leibniz marque ici une distinction importante entre nature, (qui est l’ordre métaphysique et principe producteur, unificateur), et monde phénoménal, (qui est multiplicité, contingence, série, mais dont tout est lié selon une règle d’engendrement). 308 Ce qui est « nature » chez Descartes est « monde » chez Leibniz. Il est donc plus question de conflit terminologique. Même si Leibniz maintient à distance la réalité dynamique de la nature et la systématicité des phénomènes du monde, il institue entre eux: « la réciprocité et la relation métaphysique qu’impose le lien harmonique, celui de l’un et du multiple, de l’uniforme et du diversifié, de la raison d’être et de ce qui en procède, réciprocité qui se définit comme variation réglée et correspondance expressive. »309 Il restituera donc à la nature son caractère dynamique, de productivité. Il comprendra le processus de la nature comme celui à la fois spirituel et matériel ; donc l’unité processuelle de l’homme et de la nature. Chaque être naturel constitue un « individium » qui garde son identité et ses propriétés. L’interdépendance des êtres s’opère sans assimilation ni destruction des uns par les
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Ramond, C., op. cit., 84. Courtès, H., op. cit., 498-499. Id., 500. Cf. Ramond, C., op. cit., 85. Courtès, H., op. cit., 500. Ibid.
89 autres. L’harmonie des êtres se fait, mais chaque être garde son identité (on reconnaîtra ici sa théorie monadologique). Ce modèle de processus «unificateur» de l’homme et de la nature devient très important, depuis que le phénomène de la crise écologique prend de plus en plus d’ampleur. Mais, après lui, la mise en cause du primat de la métaphysique et l’influence décisive de la physique newtonienne qu’il avait toujours combattue devaient rompre ce bel équilibre. Le caractère sériel et phénoménal du monde ne pouvait plus s’inscrire dans une nature fondatrice, métaphysiquement définie, et, de son côté, la nature même reconnue comme « unité des phénomènes dans l’existence » et « totalité dynamique », ne soumettait plus l’action qu’aux lois de l’univers newtonien. Le concept de nature devait, une nouvelle fois, changer de sens.310 C’est à partir du 19è siècle que plusieurs théories d’ordre écologique se développerons encore : le vitalisme, le holisme, la Prozessphilosophie. Ces théories mettront de nouveau en évidence le caractère de la «créativité» de la nature, contrairement au modèle mécaniste. 2.7 Modèle dialectique 2.7.1 Dialectique hégélienne Selon Jacques d’Hondt, Hegel ne semble pas avoir éprouvé le goût romantique de la nature, si caractéristique de son époque. Il s’intéressait par contre très vivement à l’observation objective de cette nature, à son étude scientifique, à ses usages techniques et pratiques, et il lui a ménagé une place très importante dans son système. Pour essayer de comprendre le rôle philosophique exceptionnel que Hegel assigne à la nature, il convient de se placer dans la perspective du développement de l’idéalisme allemand. Certes, l’origine de celui-ci, c’est la « révolution copernicienne » opérée par Kant, et l’orientation de l’intérêt principal vers le sujet, donc la subjectivité. Mais le maître de l’idéalisme qui s’est le plus témérairement risqué en cette voie, c’est Fichte.311 Au passage, l’on peut dire que Fichte ramène tout au sujet, au moi, en renonçant à ce que Kant avait appelé la « chose en soi » (Dinge an sich): « tout n’est que le moi et pour le moi ». C’est le moi qui pose (setzt) la nature.312 C’est une attitude dominatrice et exclusive du sujet fichtéen. Par cette réduction, Fichte écartait quelques-uns des embarras théoriques que suscitait incontestablement le kantisme. Mais il en créait d’autres ! Schelling le prendra à contre-pied : « Cet idéalisme ne pouvait tout de même pas aller jusqu’à croire que le moi pose les choses extérieures librement et volontairement, car il y a trop de choses que le moi voudrait autres, si l’être extérieur dépendait de lui. »313 Pour revenir à Hegel, on ne peut plus simplement admettre que la nature relève immédiatement du moi, car le cours de l’histoire humaine ne donne pas d’y croire. Les
310 Ibid. 311 Cf. D’Hondt, J., « La nature dans la philosophie de Hegel », in : Schulthess, D. (dir.), op. cit., 568. 312 Ibid. 313 Cf. Schelling, F. J. W., Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, trad. Jean François Marquet, Paris 1983, 106-111, cité par D’Hondt, J., op. cit., 569.
90 hommes, sans cesser pour autant d’être libres, sont soumis à une nécessité historique. Alors, encore davantage le sont-ils à une nécessité de la nature !314 Le moi fichtéen ne peut plus absolument orienter le cours des choses comme il veut. La nature se pose en concurrent dont il faut tenir compte. Ainsi, y a-t-il dans le système de Hegel comme une réhabilitation de la nature. Hegel va montrer que la nature est « posée », ou plutôt « présupposée » par l’esprit, que l’esprit a besoin d’elle pour devenir ce qu’il est, et qu’il la constitue de manière à ce qu’elle conduise à lui.315 C’est la typologie de la pensée dialectique : « Tout ce qui est réel est rationnel, et donc la nature aussi. Non seulement elle ne délaisse pas l’esprit, mais elle en est le miroir où il se complaît et qui l’aide à se mieux connaître, un reflet de cet esprit qui doit donc ressembler à son modèle au point que l’on pourrait parfois prendre l’un pour l’autre. »316 Jean Ladrière explicite encore la pensée dialectique : « En particulier, selon un tel projet, il faut pouvoir penser la nature à la fois dans sa consistance propre et dans son rapport à l’histoire, à la destinée de l’homme, à l’esprit, et il faut pouvoir concevoir nature et esprit comme deux moments dans la manifestation de l’absolu, voire dans la constitution même de l’absolu, chacun se reflétant pour ainsi dire dans l’autre, la nature étant en quelque sorte une préfiguration symbolisante de l’esprit, l’esprit de son côté étant une reprise à une puissance supérieure de ce qui s’était déjà montré dans la nature. »317 La phrase célèbre d’Hegel : « Was vernünftig ist, das ist wirklich ; und was wirklich ist, das ist vernünftig », est alors interprétée comme la proclamation d’une stricte identité entre toute réalité et raison. On traduit la formule par : « tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel » ; alors que l’on porte l’accusation de panrationalisme que la rationalité est incluse dans l’effectivité (Wirklichkeit), la formule ne fait que rappeler que n’est vraiment que ce qui participe à la raison. 318 Si Hegel à défaut d’identifier le réel et le rationnel, n’accepte comme effectif que ce qui est accordé à la raison et si une philosophie de la nature est possible comme science, on s’attendrait à ce que le système nous offre une nature de part en part rationnelle. 319 L’important est de faire percevoir comment la nature est conçue comme instance du déploiement de l’esprit.
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Ibid. Ibid. Id., 570. Ladrière, J., op. cit., 89-90. Mabille, B., « Les trois dimensions d’une philosophie de la nature. L’exemple hégélien », in: Goddard, J. Ch. (dir.), op. cit., 194-195. 319 Ibid. Selon Bernard Mabille, Karl Marx, dans les Manuscrits de 1844, Paris 1972, 146-149, au lieu de dénoncer simplement la domination sans reste de la raison hégélienne, montre plus subtilement comment elle est, à propos de la philosophie de la nature, écartelée entre deux exigences irréconciliables. D’un côté, en tant que philosophie de la nature, elle doit penser les phénomènes naturels par et dans les déterminations logiques, d’un autre, parce que la nature n’est pas le docile reflet de la logique mais bien l’autre de l’idée, le système hégélien connaît une rupture entre logique et nature dont le § 244 de l’Encyclopédie est moins la solution que le symptôme.
91 2.7.2 Modèle « égalitariste » chez Meyer-Abich K. M.320 Ce modèle part d’un même droit d’évidence que l’homme et la nature ont en commun : le fait d’appartenir à une communauté des êtres. Selon ce modèle l’exercice de la moralité suppose communauté de vie qui inclut l’homme et la nature, où les deux sont membres. De sorte que, à défaut d’inscription dans un réseau d’interdépendance des êtres, on ne pourrait concevoir un système d’obligations. 321 L’essentiel de la morale est de garantir la coexistence pacifique entre des êtres « approximativement égaux ». La base de la morale n’est autre, en effet, que les actual relations au sein de la common life.322 Klaus Michael Meyer-Abich dit notamment que la nature extrahumaine n’est pas seulement un « Umwelt » (environnement), mais bien plus encore un « Mitwelt » (milieu coexistant) pour l’homme ; par conséquent ce dernier n’est pas la mesure de toutes choses.323 Ce modèle met en évidence l’avantage de la totalité sur la particularité ; et la particularité n’est pas seulement partie, mais bien membre d’un tout.324 L’approche de ce philosophe est à placer dans l’ensemble de sa critique à la société industrielle. Il reproche à l’homme de la société industrielle de se comporter en maître de tout, comme si le reste du monde n’est là que pour lui, comme si l’avenir du monde ne dépend que de sa propre volonté. Tout le monde n’est plus qu’un simple environnement pour l’homme et rien de plus. Ainsi, déduira-t-il que tout cela provient d’une fausse auto-appréhension de l’homme, une arrogance, de l’hybris ; une incompréhension de la nature même de l’homme.325
320 Cf. Meyer-Abich, K. M., Wege zum Frieden mit der Natur. Praktische Naturphilosophie für die Umweltpolitik, München 1984, 25. Il témoigne que son papa est l’un des fondateurs de la philosophie holiste. Il est né dans cette tradition et y a grandi. Il a appris que les apparitions de diverses formes de vie ne sont à comprendre que dans la totalité de vie, et que la nature n’est aucun mécanisme. Klaus Michael Meyer-Abich se place ainsi dans la ligne du physicien et philosophe danois Niels Bohr, sur qui il a même écrit le doctorat sur sa philosophie de complémentarité en 1965. L’interprétation bohrienne de la théorie quantique pose que : « nous appartenons à la nature que nous connaissons. Nous en sommes une partie. » 321 Cf. Ost, F., op. cit., 289. 322 Ibid. 323 Meyer-Abich, K. M., op. cit., 19-20. 324 Cf. Hartlieb, E., Natur als Schöpfung. Zum Begriff der Natur in der jüngsten protestantischen Theologie, Heidelberg 1993, 76. 325 Meyer-Abich, K. M., op. cit., 19. Il dit notamment: “Denn Menschen dürfen sich nicht so verhalten, wie wir es tun. (...) Wenn wir uns in der Natur so verhalten, wie es uns nicht zusteht, nämlich nicht menschlich, beruht die Umweltzerstörung sozusagen auf einem Missverständnis, wer der Mensch ist. Unsere Umwelt ist der menschliche Lebensraum im Kosmos. Wir aber verhalten uns in der Natur so, als sei der Rest der Welt nichts als für uns da. Alle Welt sei die unsere und unser Wille geschehe, sagt die Industriegesellschaft. Die ganze Welt ist dann bloß noch Umwelt des Menschen und sonst nichts. Wir stehen in der Mitte uns alles andere steht um uns herum, mehr oder weniger griffbereit. Dies aber ist meines Erachtens eine ganz verfehlte Selbsteinschätzung, Überheblichkeit und Hybris.“
92 Se plaçant dans la ligne de ce philosophe, il est à constater que le développement d’une mentalité respectueuse de l’environ-nement ne peut se passer d’une nouvelle « culture des sens ». Car, dit-il, on ne peut aimer et protéger que ce qu’on ressent et connaît. 326 Otto Schäfer-Guignier, qui a plus développé cette théorie de la « culture des sens », dira e.a: « Heureux ceux qui savent interpréter le chant des oiseaux et le grésillement des grillons, reconnaître les traces des animaux dans la neige et les parfums, différents d’une espèce à l’autre, de nos menthes sauvages. Et malheureux ceux qui ont appris les signes de dépérissement de nos arbres et la régression de nos lichens par la pollution de l’air, et qui ne peuvent plus s’empêcher d’enregistrer, au cours de leurs promenades, ces symptômes d’une nature malade ».327 Là se cultive une réelle sensibilité à l’environnement. Cette culture des sens donne aussi une grande leçon de modestie, et permet d’admettre les limites constitutives de nos sens. « Notre humble grandeur est dans un tel aveu »328, poursuit Otto Schäfer-Guignier. Cette culture des sens est appelée techniquement « esthétique écologique », qui comprend à la fois la culture de la perception et la culture de la sensualité.329 Le fait que l’homme moderne n’ait pas pris en considération son appartenance à la nature reste la cause profonde de la crise écologique. On le voit, la position de Klaus MeyerAbich se détache nettement du groupe de philosophes anthropocentriques. Il cite essentiellement deux critères selon lesquels les êtres vivants sont dignes d’être protégés : leur ressemblance avec l’homme pour ce qui est de leur appartenance à l’histoire commune de la nature, et leur vouloir vivre pour ce qui est de leur intérêt.330 Bien qu’ici l’on parte également de la comparaison avec l’homme, ce n’est pas lui qui est le pivot de l’argumentation, mais la participation de toutes les créatures (l’homme y compris) à l’histoire de la nature et à l’intentionnalité de toute vie. Parce que la vie est quelque chose que partagent toutes les créatures, elle est ressentie de diverses manières comme quelque chose à quoi il vaut la peine de se rattacher.331 Dans ce contexte, Meyer-Abich part de la nature animée : « De l’histoire de la nature a surgi l’humanité sur l’arbre de la vie, avec les animaux et les plantes, la terre, l’eau, l’air et le feu, espèce parmi des millions d’autres… Mais à cette parenté sont liés des points communs selon lesquels le principe d’égalité trouve des applications fondamentales dans les relations entre l’humanité et notre environnement. » 332 Donc, l’argument de Meyer-Abich ne commence pas par le concept d’un sujet humain tel qu’on l’a toujours défini, mais par la conscience que l’histoire de la nature conditionne toute vie.333
326 Meyer-Abich cité par Schäfer-G., O., Et demain la terre… Christianisme et écologie, Genève 1990, 55. 327 Id., 55-56. 328 Ibid. 329 Id., 59. 330 Meyer-Abich paraphrasé par Altner, G., « La communauté des créatures, communauté de droit. Le nouveau contrat des générations », in : Concilium, 236, 1991, 71. 331 Ibid. 332 Meyer-Abich, K. M., op. cit., 174. 333 Altner, G., op. cit., 71-72.
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Conclusion Face à la nature, cet ensemble qui englobe tous les êtres vivants et non vivants autres que l’homme, ce dernier a, de tout temps, essayé de pénétrer le secret de l’ordre qu’elle représente et les lois suivant lesquelles ses phénomènes se produisent et se réalisent. Tout part de la nature et tout y retourne, disait Aristophane (les Nuées, IIIe s. av. J.-C.).334 D’où la tendance chez l’homme à connaître la nature, et qui n’est autre que celle de se connaître soi-même. D’où aussi la raison d’être de différentes approches, mythiques, mystiques, artistiques, esthétiques, philosophiques, politiques, etc. dont la nature n’a cessé d’être l’objet, et ce depuis la nuit des temps. Des modèles et énoncés d’ordre écologique très anciens et contemporains, la nature y est conçue comme critère éthique, comme cadre normatif. Le souci qui a habité des générations reste celui de connaître la nature en vue de s’y conformer plus ou moins. A cette évidence, qui paraîtrait brutale à l’homme contemporain, plusieurs réponses ont été apportées, de l’intérieur même de la tradition philosophique occidentale. Le rôle de la phusis comme à la fois fait et norme chez Aristote a engendré cette manière de penser qui a été adaptée et articulée plus tard par Thomas d’Aquin et ses successeurs. En plus, on peut dire que la polarité nature - esprit est une opposition pour le moins exagérée ; la nature, dans ses aspects les plus profonds et les moins superficiels, fait un avec l’esprit. C’est ce que l’on a découvert dans la philosophie dialectique. Cela impliquerait sans doute l’idée d’un certain droit de la nature et de la réalité pour la faire accéder, selon son état de créature, au caractère, admis pour l’homme, de personne morale. 335 C’est là un exercice moral qui incombe à l’homme, non pas de se bouleverser son droit a priori sur la nature, mais de reconnaître à la nature, a posteriori, son caractère de cocréature et d’existence, dont finalement l’existence de l’homme même dépend.336 En dépit de tout cela, il faut avouer que la modernité pense encore l’homme et la nature dans une dualité dont les termes forment une alternative entre deux domaines de réalité, deux principes de production, deux règnes, celui de la nécessité et celui de la liberté.337 Hubert Faes note à ce propos : « Plus se précise la vision déterministe de la nature, moins on comprend comment l’homme peut en faire partie. Et plus s’affirme la li-
334 Boukhari, H., « La philosophie de la nature dans la philosophie médiévale musulmane », in : Schulthess, D. (dir.), op. cit., 449. 335 Altner, G., op. cit., 77. 336 Leimbacher, J., „Die Rechte der Natur“, in: EvTh 5, 1990. Il souligne que les droits conférés à la nature sont des droits particuliers qui concernent avant tout leur existence (« da-sein ») et leur manière de vivre (« so-sein »), leur vie (espèces, populations, écosystèmes) et leurs « possibilités de développement » : « La nature nécessite des droits pour la seule raison qu’il y a des hommes, qu’il y a des sociétés humaines, qu’il y a des ordres juridiques. La nature a besoin seulement de certains droits. Elle peut renoncer à la liberté de la presse pour les baobabs tout comme à la liberté de croyance pour les tortues (…) Mais si l’homme menace l’existence de la nature, il faut songer à un droit d’existence. » C’est précisément en ce sens qu’il faut comprendre les garanties d’existence citées ici (vie, manières de vivre et possibilités de développement), 451, cité par Altner. G., op. cit., 76. 337 Faes, H., « Ecologie et sens de la création », in : RSR 81/4 (1993), 595.
94 berté humaine, moins l’homme semble pouvoir être naturel et avoir lui-même une nature. Dans cette perspective, chaque principe a vocation à constituer une totalité, un ordre universel qui ne peut qu’exclure ou se subordonner l’autre. Soit l’homme est réduit à n’être qu’une pièce parmi d’autres dans la machine universelle, soit la nature n’est que le moyen de la liberté de l’homme. »338 Cette vision de l’homme et de la nature polarise encore le débat écologique et les positions qui s’y manifestent. Cependant, pour peu qu’il soit évident que, d’une part, l’ordre de la nature est toujours donné à même des conditions contingentes qui ne dépendent pas de l’homme (sans l’hypostasier), et que d’autre part, l’homme n’existe que dans certaines conditions qui constituent la condition humaine (sans l’absolutiser), il est à considérer que - pour corroborer Hubert Haes – quand se posent les problèmes écologiques, l’heure n’est ni au retour à la nature ni au triomphe de l’esprit.339 Si l’on peut tenter une conclusion comparative, ceci est à faire remarquer : Dans la sphère primitive et antique, jusqu’à la naissance de la philosophie de la nature, l’accent a été mis sur une connaissance qualitative de la nature. C’est une physique des qualités. Celles-ci donnent aux choses leurs tendances propres, de sorte qu’un effet inversé apparaît comme contraire à leur nature, comme une exception et une interruption violente du processus habituel. Il y a une finalité dans la nature en elle-même. Quant à la physique moderne – dès Galilée et la loi de la chute des corps – elle est fondée sur le mesurable, sur les sensibles communs, et donne une connaissance fondamentalement quantitative de la nature ; une nature-objet, hétérogène, sans finalité. C’est une physique des quantités. Cela étant, passons à un autre pendant, celui théologique, afin de repérer aussi, les bases fondatrices de la membralité écologique.
338 Ibid. 339 Id., 596.
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Chapitre 3 : Modèles et énoncés d’ordre écologique dans l’espace théologique Introduction Le substantif « création » appartient depuis toujours à la théologie. L’exégèse, la dogmatique aussi bien que la morale ont toujours intégré ce terme dans leurs réflexions. En vue de se conformer ou de réagir aux diverses problématiques imposées soit par des changements de paradigme culturel, qu’ils soient épistémologiques ou sociologiques, soit par des courants contestataires (hérésies), le discours théologique a été généralement conduit à se développer à travers des accentuations nouvelles, parfois unilatérales. La théologie de la création n’a pas échappé à cette règle.340 Dans ce chapitre, la théologie de la création se pose, sans conteste, comme point de départ de toute pensée systématique sur le rapport de l’homme à son milieu ambiant. Face aux défis modernes, notamment celui du progrès spectaculaire des sciences et celui de la problématique écologique, cette doctrine classique de la création a dû évoluer à coup sûr, et surtout dans la seconde moitié du vingtième siècle. Elle s’est retrouvée soit modifiée soit enrichie. Il est aussi évident que toute éthique chrétienne d’environnement ne passe pas outre les bases fondamentales de la théologie de la création. Si le monde doit être compris comme un tout, ou l’environnement en tant que tel comme création, une réflexion systématique sur la théologie de la création est incontournable. Trois grands moments couvrent notre chapitre. Il sera d’abord question de relever les aspects qui caractérisent la théologie dite classique de la création. L’on évoquera ensuite le rapport fondamental de la théologie de la création face aux deux préoccupations contemporaines que sont le progrès des sciences naturelles et le problème de l’environnement. Dans ce point, c’est surtout la Prozesstheologie représentée par John Cobb et la création dans l’Esprit de Jürgen Moltmann qui seront mises en évidence. Enfin, l’on approchera quelques variantes et énoncés théologiques d’ordre écologique, qui expriment la dimension éthico-holistique de la création, et qui entrent en ligne de compte pour une éthique de la tempérance.
3.1 Visage de la théologie classique de la création Au cours de l’histoire, suite à l’effort permanent de l’homme de s’expliquer la nature ou la création, diverses formes antiques, médiévales et modernes de matérialisme et de panthéisme, accompagnées de fois par des courants dualistes ont vu le jour. Face à tout cela, la doctrine chrétienne de la création ou ce qu’il est convenu d’appeler la théologie classique de la création a été amenée, jusqu’à l’époque moderne, à mettre en exergue une conception religieuse et spirituelle de l’origine et de la destinée de l’homme et du
340 Cf. Eleuthère Kumbu ki Kumbu, « Les déplacements récents de la théologie de la création. Du tournant anthropologique au paradigme écologique », in : RAT 28 (2004), 227. Nous n’hésiterons pas à citer ce théologien congolais in extenso.
96 monde.341 Robert Guelly résume une telle conception en ces termes : « L’enseignement sur la création n’a pas pour rôle de nous décrire le monde, mais de nous dire dans quel invisible rapport il est avec le Créateur… La doctrine de la création invite à vivre en esprit de pauvreté à l’égard du monde et à l’égard de soi-même : nous tenons tout de Dieu ; elle invite ainsi à l’esprit de dépendance et d’action de grâces. »342 Karl Barth ne dit pas autre chose : « Selon la foi chrétienne, le mystère de la création ne réside pas d’abord… dans la question relative à l’existence d’une cause première que l’on appellerait Dieu… Mais notre seul point de départ c’est Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Et c’est de là que surgit ensuite le grand problème chrétien…Dieu n’a nul besoin de nous, il n’a nul besoin de l’univers du ciel et de la terre… Il se suffit à luimême… Pourquoi donc le monde ? Et voici la réponse de la doctrine de la création : Dieu, qui n’a nul besoin de nous, a créé le ciel et la terre, m’a créé moi-même sans que j’en sois digne, par sa pure bonté et miséricorde paternelle. Je dois pour tous ses bienfaits, le bénir et lui rendre grâce, le servir et lui obéir. »343 Dans ce contexte, la théologie classique de la création a eu à insister, parfois d’une manière trop unilatérale, sur divers thèmes connexes tels que la toute-puissance de Dieu, principe unique et éternel de toutes les réalités visibles et invisibles, corporelles et spirituelles, la création à partir de rien et sans nécessité, la distinction entre le Créateur et les créatures, la relation de causalité et non d’émanation entre Dieu et toutes ses créatures, etc.344 Nous reviendrons plus loin sur ces postulats qui jalonnent la doctrine de la création classique. En fait, l’effort d’approche différenciée du mot « nature » en science et en théologie a produit à peine un effet conciliateur. 345 Du point de vue des sciences, la nature s’est vue mise au banc, séparée de l’histoire humaine. Du point de vue de la théologie, la doctrine de la création s’est enfouie ou réduite à la pure transcendance, et la vie chrétienne orientée vers l’eschatologie,346 faisant naître le théocentrisme (ou le transcendantalisme), ou elle s’est limitée essentiellement à l’existence humaine, inaugurant alors l’anthropocentrisme. Il faut même dire que ces deux théories ont rivalisé entre elles tout au long de
341 Sur l’évolution de la doctrine de la création depuis l’Antiquité jusqu’au début de l’époque contemporaine, lire Guelluy, R., La création, Paris 1963, 38-42. 342 Id., 51. 343 Barth, K., Esquisse d’une dogmatique, Paris-Genève 1984, 79-80. 344 Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 228. Une telle grille permet de comprendre la doctrine de la création exposée non seulement dans les symboles de foi mais aussi par divers conciles, tels que Latran IV en 1215 (Cf. DB 428), Florence en 1438-1445 (Cf. Décret pour les jacobites : DB 706-707), Vatican I en 1870 (Cf. DB 1782-1784 ; 1801-1805). La pensée de grands auteurs antiques et classiques s’en trouve aussi éclairée. St Thomas d’Aquin p. ex. (Sum. Theol., I, q. 44-119); Cf. aussi Cayre, F., Patrologie et histoire de la théologie, tome II, ParisTournai-Rome 1933, 588-594. 345 Cf. Link, Ch., Schöpfung. Schöpfungstheologie angesichts der Herausforderungen des 20. Jahrhunderts, Gütersloh 1991, cité par Lochbühler, W., op. cit., 140. 346 Ibid.
97 l’histoire chrétienne et ont rarement contribué à faire advenir quelque chose qui ressemble à une influence mutuelle.347 3.1.1 Doctrine théocentrique de la création Les postulats de la doctrine de la création, cités ci-haut, caractérisent la notion théologique de ce que l’on appelle communément le théocentrisme. Le rapport de Dieu à ses créatures est de l’ordre d’un accueil gratifiant, comme Karl Barth l’exprime dans la citation que nous avons noté précédemment. Face à un Dieu absolu, actif et seul au centre du créé, l’homme et la nature non-humaine restent passifs. A ce niveau, les deux sortes de créatures sont partenaires, ils ne dépendent que de Dieu seul. Le rapport de l’homme aux créatures non-humaines s’inscrit dans le même contexte, de sorte que la question de savoir si le bien-être et la destinée de ce monde seraient l’objet d’une « préoccupation ultime » (ultimate concern, P. Tillich) pour la foi chrétienne,348 s’est posée avec acuité. Car, si le sort de ce monde ne concerne pas les chrétiens, il est inutile de s’attendre à ce que les adhérents à ce système particulier de croyance soient très préoccupés de connaître, de cultiver et de préserver les espèces non humaines et la terre elle-même. Il en ressort que, d’une part, le salut de l’humanité dépend de Dieu seul ; de l’autre part, ce salut rime avec le désengagement de l’homme face au monde. Ceci a conduit Douglas John Hall a parlé de « l’ambiguïté chrétienne au sujet du monde »,349 dont ce théocentrisme a imprimé la marque. Comment explique-t-il cela ? Il dit d’entrée de jeu que : « La réponse à la question de savoir si le bien-être et la destinée de ce monde sont d’une ultime importance pour la foi chrétienne est malheureusement, quoique peut-être nécessairement, hautement complexe ; et cette complexité, bien qu’elle recèle quelques idées très profondes au sujet de la nature de ‘ce monde’, conduit, en pratique, plus souvent à une ambiguïté débilitante qu’à un approfondissement. Au cours de l’histoire, les chrétiens ont manifesté, à tout le moins, une incertitude extrême au sujet de l’attitude chrétienne appropriée envers le monde. Rarement – très rarement – ont-ils parlé, écrit ou se sont-ils comportés comme si le monde devait simplement être aimé. Dans l’ensemble, l’impression subsiste, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Eglise, que la vraie piété chrétienne devrait être marquée par un certain détachement à l’endroit du monde, voire par une indifférence envers lui. Les plus zélés des ascètes chrétiens parleraient volontiers de ‘mépris du monde’ ! »350 La base de cette orientation paraît être justifiée par le commentaire même du Nouveau Testament sur la question.351 Même Paul, dont la position (si l’on en croit J. C. Beker et
347 Cf. Hall, J. D., op. cit., 81. 348 Id., 53. 349 Id., 54. Ce théologien protestant américain y consacre tout un chapitre qu’il intitule « La culpabilité chrétienne dans la souffrance de la création », et qu’il convient de lire avec intérêt, 45-107. 350 Ibid. 351 Un traitement soigné et stimulant de la théologie de la création dans les deux Testaments est offerte par Santmire, H. P., The Travail of Nature : The Ambiguous Ecological Promise of Christian Theology, Fortress Press, Philadelphie 1980.
98 H. P. Santmire) peut être lue d’une manière favorable à une interprétation « écologique » de l’Evangile,352 semble parfois fournir une garantie scripturaire à une sorte de spiritualité anti-mondaine.353 Ainsi, il conseille à ceux qui « tirent profit de ce monde » de se conduire eux-mêmes « comme s’ils n’en profitaient pas vraiment ». Car, prévient-il, « la figure de ce monde passe » (1 Co 7, 31).354 La littérature johannique est, de toute évidence, beaucoup plus insistante que celle de Paul sur une adhésion de foi qui doive tenir à une bonne distance du monde. Selon H. P. Santmire, « Jean semble souvent suggérer que le salut signifie qu’il faut arracher les croyants à ce monde pour les transporter vers une sphère céleste plus élevée […]. La vision paulinienne du chrétien qui se tient en solidarité avec le cosmos entier est, à la toute fin, par là éclipsée […]. Le motif spirituel a triomphé du motif écologique. »355 « N’aimez pas le monde ni ce qui est dans ce monde », met en garde l’auteur. « Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui. Puisque tout ce qui est dans le monde, la convoitise de la chair, la convoitise des yeux, et la confiance orgueilleuse dans les biens, ne provient pas du Père, mais provient du monde. Or le monde passe, lui et ses convoitises… » (1 Jn 2, 15-17). Plusieurs auteurs du Nouveau Testament vont encore plus loin dans leurs injonctions de ne pas mélanger la foi en Dieu avec l’orientationpour-le-monde.356 « Ne savez-vous pas », demande Jacques, « que l’amitié envers le monde est hostilité contre Dieu ? Celui qui veut être ami du monde se fait donc ennemi de Dieu » (Jc 4, 4). Pierre réfère à la « puissance divine » qui a permis aux croyants d’être « arrachés à la pourriture que nourrit dans le monde la convoitise, […] pour entrer en communion avec la nature divine » (1 P 1, 3-4). Paul, encore, rappelle aux croyants qu’ils n’ont pas reçu to pneuma tou kosmou (« l’esprit du monde ») mais « l’Esprit qui vient de Dieu » (1 Co 2, 12) – les deux étants mutuellement antagonistes. Grâce au Christ, s’écrie-t-il, « le monde est crucifié pour moi comme moi pour le monde » (Ga 6, 14).357 Et Douglas John Hall d’exprimer son sentiment d’indignation face à cette compréhension peu heureuse du monde : « Malheureusement, la logique religieuse qui fabrique de telles conclusions au sujet des intentions divines n’a jamais pu être clairement distinguée de ce qui est perçu par plusieurs comme le type par excellence de la spiritualité chrétienne. Le fait que le terme ‘spirituel’ lui-même connote, dans l’imagination populaire, l’antithèse directe avec des catégories comme ‘matériel’, ‘physique’, ‘mondain’, ‘terrestre’, ‘corporel’, et même
352 Cf. Santmire, H. P., The Travail of Nature; Beker, J. C., Paul the Apostle: The Triumph of God in Life and Thought, Fortress, Philadelphia 1980, cité par Hall, J. D., op. cit., 55. 353 Id., 54-55. 354 Ibid. 355 Santmire, H. P., 212-215, cité par Hall, J. D., op. cit., 55. 356 Ibid. 357 A la suite de Douglas John Hall, lorsque l’on cite Paul en rapport avec cela, on ne conteste pas la thèse de Santmire, qui (avec Becker) trouve Paul compatible avec une interprétation écologique et « somatique » du salut en tant que distincte du penchant spiritualiste de la littérature johannique et d’autres écrits du Nouveau Testament. L’intention est simplement d’établir que le langage de l’Ecriture donne souvent une impression négative du monde. Cf. Hall, J. D., op. cit., 56.
99 ‘humain’, trahit l’ampleur avec laquelle des formes de croyances docétistes et manichéennes ont remplacé le mysticisme concret inhérent aux concepts bibliques de création et de rédemption. »358 Selon cette même perspective, le sentiment global est que c’est du monde que nous devons être sauvés. Le christianisme « dominant » a donc perpétué des modèles de « vraie spiritualité » qui accentuent le non-matériel, le supranaturel et – par-dessus tout – des vertus trans-politiques, renforçant ainsi l’impression que la foi véritable transporte le croyant dans des domaines de sécurité inaccessibles à des simples existences « créaturelles ».359 La vérité, c’est que l’hagiographie chrétienne abonde en démonstrations du principe que le salut spirituel implique la destruction physique. 360 La recherche du martyre en est un exemple éloquent. Tandis qu’il y a eu des tendances pour contrebalancer les choses (comme les avertissements de l’Eglise primitive à ses membres de ne pas rechercher activement le martyre), l’attrait pour le martyre, qui est une violente destruction de la « chair », a été plus qu’une tendance occasionnelle dans l’histoire chrétienne. 361 L’empressement d’en avoir fini avec la vie de ce monde n’est en aucun cas unique à Thérèse de Lisieux, Agnès, Cécile, Jeanne d’Arc, Ignace d’Antioche, etc. Même la spiritualité relativement équilibrée de Thomas a Kempis oppose constamment l’amour de Dieu à l’orientation pour le monde : « L’âme qui aime Dieu méprise tout ce qui est au-dessous de Dieu. […] L’amour de la créature est trompeur et passe bientôt ; l’amour de Jésus est stable et fidèle. Celui qui s’attache à la créature tombera avec elle. »362 Les éléments analysés suffisent à montrer l’ambiguïté du christianisme concernant le monde, comme décrié par Douglas John Hall, et par ricochet, la tendance sous-jacente à cette forme de théologie classique de la création essentiellement religieuse et spirituelle. Puisque tout est gouverné par Dieu, et que de la transcendance seule dépend le sort de l’humanité, la raison humaine a, par conséquent, tout intérêt à s’en remettre à la révélation. Comme on le pressent, on est ici en plein pied dans la problématique thomiste du « duplex veritatis modus » reprise par Vatican I et affirmant la primauté de la connaissance de foi.363 Cette façon classique, peu heureuse, de comprendre la création a continué d’inspirer certaines réactions du Magistère face aux progrès spectaculaires de la biologie et des sciences exactes ayant pour objet le passé lointain de l’homme et du monde.364 Le cas typique et saillant – pour ne citer qu’un - reste à tout jamais l’encyclique Humani Generis du Pape Pie XII (12 août 1950) qui a réagi face à la théorie de l’évolution, en prenant comme horizon de pensée la doctrine théocentrique de la création. Avec
358 359 360 361 362 363
Id., 57. Id., 58. Les termes entre guillemets appartiennent au paragraphe. Ibid. Ibid. Thomas a Kempis, L’imitation de Jésus-Christ, trad. De F. Lamennais, Paris 1961, 69 et 71. A. Vanneste a consacré naguère tout un article à la genèse et à l’évolution d’une telle distinction. Cf. Vanneste, A., « La mise en question de la notion de révélation surnaturelle », dans Foi chrétienne et langage humain. Actes de la Septième Semaine Théologique de Kinshasa, Kinshasa 1978, 135-161, cité par Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 230. 364 Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 229.
100 l’encyclique Humanae Vitae de Paul VI (1968), la lettre encyclique Humani Generis365 serait considérée aujourd’hui comme l’une des interventions les plus contestables du Magistère ecclésiastique contemporain. Cette lettre a été trop rigide au changement de paradigme scientifique intervenu dès la fin du XIXe siècle et qui a bouleversé toute la perception de l’origine, de l’âge et des étapes de l’évolution du monde. 366 En guise d’un bref rappel de la thèse centrale de l’encyclique, le Pape Pie XII condamne en bloc non pas tant le progrès scientifique ou la doctrine de l’évolution en tant que telle367, mais plus particulièrement la théorie du polygénisme selon laquelle, à son avis, « ou bien… après Adam il y a eu sur la terre de véritables hommes qui ne descendaient pas de lui comme du premier père commun par génération naturelle, ou bien… Adam désigne tout l’ensemble des innombrables premiers pères. En effet, on ne voit absolument pas comment pareille affirmation peut s’accorder avec ce que les sources de la vérité révélée et les Actes du magistère de l’Eglise enseignent sur le péché originel, lequel procède d’un péché réellement commis par une seule personne Adam et, transmis à tous par génération, se trouve en chacun comme sien. »368 On le voit, ce qui est en jeu dans la position du Pape, c’est l’opposition ou du moins la distinction entre deux modes de connaissance. A l’évidence, l’importance excessive de cette doctrine classique du « duplex veritatis modus » ou « duplex ordo cognitionis » empêchait le Pape Pie XII d’aller jusqu’au bout d’autres principes positifs qu’il admettait pourtant, notamment le caractère humain des écrits inspirés, la forme narrative des récits bibliques de la création, l’usage légitime des méthodes littéraires et critiques dans l’interprétation des textes scripturaires, l’historicité des formules scripturaires et dogmatiques369, sans oublier la liberté de recherche des savants370. L’on peut toutefois comprendre la peur du Pape. Selon les analyses du professeur Eleuthère Kumbu ki Kumbu, le Pape n’avait pas seulement peur de voir s’ébranler tout un univers de pensée qui considérait la connaissance basée sur la révélation et la foi comme supérieure à tous les autres modes de connaissance.371 Il avait aussi et surtout peur de voir les partisans du communisme se saisir de cette doctrine de l’évolution « pour faire triompher et propager leur matérialisme dialec-
365 L’auteur que nous citons ici a utilisé la traduction française de l’encyclique publiée dans le bimensuel Discours du Pape et chronique romaine, le n° 167 (1966). 366 Ibid. Selon le professeur Eleuthère, Pie XII, pour n’avoir pas pu se départir d’une problématique théologique ancienne, n’a pas su intégrer dans le discours chrétien sur la création les nouvelles connaissances obtenues par la biologie (Darwin) et les autres sciences ayant pour objet de reconstituer le passé lointain de l’homme telles que la paléontologie, la géologie, etc., 230. 367 Le Pape la déclare simplement objet de discussion entre les savants et les théologiens. 368 Pie XII, Humani Generis, 15-16, cité par Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 230. 369 Cf. Pie XII, Humani Generis, 10 §3 ; 16 §2. Cf. aussi Id., Divino Afflante Spiritu ; Léon XIII, Providentissimus Deus ; Benoit XV, Spiritus Paraclitus. 370 Pie XII, op. cit., 15. 371 Il cite Pie XII, op. cit., 10-11.
101 tique dans le but d’arracher les âmes à toute idée de Dieu »372. Pour tout dire, le Pape voyait derrière les progrès scientifiques de son temps le danger du matérialisme. 373 Pour tenter une évaluation de cette forme théocentrique de la création, nous nous appuyons sur François Euvé374. De postulats fondamentaux qui constituent cette théologie, et que nous avons déjà cités dans les pages précédentes, François Euvé en tire trois les plus majeurs 375 que l’on ne peut plus soutenir de nos jours sans nuances. Le premier postulat, celui de la distinction radicale entre le Créateur et les créatures, a permis à la doctrine chrétienne de la création de se démarquer des conceptions panthéistes si courantes dans certaines visions du monde antiques et modernes. Il a permis de mettre en exergue l’absolue singularité de la nature divine, absolument simple et incommunicable à tous les autres êtres. Mais il a aussi conduit à souligner son immutabilité et sa transcendance incompatible avec toute idée d’immanence 376, au risque de défigurer la
372 Id., 4. En fait le Pape craignait que l’idéologie des communistes ne trouve dans la théorie de l’évolution un appui scientifique. 373 Aujourd’hui, il y a lieu de s’interroger si le Pape Pie XII n’avait pas véritablement une bonne vision lointaine des choses. 374 Euvé, Fr., Penser la création comme jeu, Paris 2000, 35-39. 375 Nous présentons ici ces trois postulats tels que le professeur Eleuthère les résume, op. cit., 231-232. 376 On peut voir dans ce sens les attributs de Dieu mis en avant par le 4e concile du Latran (1215), attributs repris et amplifiés dans la constitution Dei Filius de Vatican I (Cf. DB 428 ; 1782-1784). Dieu est dit éternel, immense, immuable, incompréhensible, ineffable, infini en intelligence et en toute perfection, substance spirituelle unique et singulière, simple rigoureusement et inaltérable, etc. Cf. aussi Hall, J. D., op. cit., 81-82. Ce dernier dit que les attributs caractéristiques de l’être divin ont tout naturellement tourné autour de l’idée de pouvoir : Dieu est l’Être omnipotent, omniscient, omniprésent dont la volonté donne forme à tout ce qui arrive. La vocation des croyants n’est pas de prendre l’initiative mais d’ « obéir » (le terme est caractéristique de tout l’enseignement éthique provenant de cette source). De fait, historiquement, cette position, en ses articulations les plus influentes, s’est développée en réaction aux chrétiens et à d’autres qui insistaient sur la possibilité et sur la nécessité de l’initiative humaine. Dans le cas d’Augustin, l’accent sur la souveraineté de Dieu a trouvé sa pleine expression dans sa lutte contre le pélagianisme ; et Calvin a durci sa théologie de la décision divine en réaction à l’enseignement d’Arminius et d’autres auteurs. Une forte méfiance à l’égard de la sagesse, de la bonté et de l’ingéniosité humaines imprègne toutes les expressions de cette école de pensée. En d’autres mots, des conceptions théocratiques de la gérance du monde sont adoptées, non seulement pour la raison positive qu’elles correspondent à une « haute » théologie (doctrine de Dieu), mais aussi pour la raison négative que leurs présupposés anthropologiques sont proportionnellement « bas ». La créature humaine est si limitée, si pécheresse, si égocentrique, si « dépravée » qu’on ne peut lui faire confiance pour avoir l’initiative – ou même possiblement pour exécuter – de justes décisions. Même le régénéré, l’ « élu », doit se méfier des dangers d’une obstination humaine toujours présente : être disciple, c’est suivre et non prendre des décisions. Leur tâche est de se soumettre en toutes choses à la volonté divine. L’indice de la très forte influence de cette école de pensée, au sein des groupes de croyants
102 véritable image de Dieu d’Israël et de faire perdre de vue la conviction biblique et traditionnelle de l’implication des Trois personnes divines dans l’œuvre de la création 377. Finalement, c’est la création elle-même qui risque d’apparaître comme simple objet dont le Créateur n’anime plus, par son Esprit, le devenir. Le deuxième postulat souligne la relation de causalité et non de participation qui unit le Créateur à ses créatures. Une telle relation fait apparaître l’acte créateur et celui de conservation des créatures comme des privilèges exclusifs de la divinité, privilèges qu’aucune créature pas même l’homme ne peut partager. Cette relation insiste sur la dépendance totale des créatures par rapport au Créateur, de sorte qu’aucune autonomie réelle ne peut leur être reconnue. Mais comment dès lors rendre compte de l’injonction faite à l’homme de se multiplier, de dominer et de soumettre la terre ? Comment dans une telle perspective éviter la critique de la philosophie contemporaine selon laquelle l’affirmation de Dieu est un obstacle à l’affirmation de l’homme ? Qu’on se rappelle ici Karl Marx : « La Religion est l’opium du peuple » et Friedrich Nietzsche : « Dieu est mort ». Enfin, le troisième postulat de la théologie classique de la création insiste sur la liberté souveraine et la « toute-puissance » de Dieu, capable de produire les autres êtres ou substances « à partir de rien », « à partir de sa seule Parole ». Si elle a permis de combattre toutes les théories insinuant le concours dans l’acte de la création soit d’une matière préexistante soit des intermédiaires quasi divins (démiurge, éons supérieurs), une telle insistance a produit en contrepartie l’impression d’un commencement instantané de la création378 ou la perception d’une création achevée dans le passé. Or une telle idée est tout à fait contraire à l’expérience religieuse d’Israël où le Dieu créateur n’est pas dissocié du Dieu rédempteur, où l’action créatrice dont l’homme bénéficie sans aucune part active ou coopératrice n’est pas davantage dissociée de l’action providentielle de Dieu. En somme, on ne perçoit plus dans une telle perspective la dignité de cet homme que Dieu lui-même a voulu « à peine moindre qu’un dieu » (Ps 8,7). Cela étant, il y a certainement eu des forces à l’œuvre dans le passé religieux qui ont milité contre cette tendance à se tourner entièrement vers l’« autre monde »379. Dans un passé récent, ce sont Vatican II et la théologie contemporaine qui se sont attelés à corriger une telle image de la création.
qu’elle a marqués, réside dans le fait que la confession du péché consiste presque invariablement à reconnaître n’avoir pas su accomplir une « soumission » totale à la volonté divine. 377 Cette dimension est présente dans la théologie de la création d’un St Augustin ou d’un St Thomas d’Aquin ; mais également dans la Bible elle-même : faisons l’homme à notre image, rôle de la sagesse dans la création, rôle du Christ dans la création chez Paul et Jean, etc. 378 Christian Montenat a fait remarquer que cette conception d’un commencement instantané de l’univers, conception si courante avant le triomphe de la thèse transformiste de Darwin, n’était pas la pensée profonde des théologiens (voir par exemple la doctrine de S. Augustin sur la création à l’état de nébuleuse) et du Magistère ; elle était plutôt le fruit d’une lecture trop littérale des images bibliques. Et l’affirmation de la toute-puissance du Créateur, dont la parole est obéie sans délai, ne pouvait que renforcer cette impression d’instantanéité de la création. Cf. Montenat, Chr., Pour lire la création dans l’évolution, Paris 1984, 12. 379 Douglas John Hall cite notamment le libéralisme protestant du XIXe siècle. Le libéralisme pouvait être salué comme la redécouverte du monde en tant qu’objet de la préoccupation ul-
103 3.1.2 Doctrine anthropocentrique de la création L’homme seul est au centre de l’intérêt. Grâce à la raison et à l’âme dont l’homme est possesseur, sa particularité et sa position privilégiée parmi d’autres créatures sont soulignées avec rigueur. Il se dégage tout de suite une hiérarchie dans le rapport des créatures. Saint Thomas d’Aquin est celui qui a accentué plus ce modèle. L’homme connaît le monde grâce à la mesure de la raison, il reconnaît Dieu dans le monde, en plus de la foi, grâce à la raison, il fixe son rapport à la nature matérielle à travers les normes que la raison prescrit. Une foi centrée sur l’Incarnation, c’est-à-dire sur le mouvement du divin vers le monde, pouvait difficilement ignorer les implications d’un tel paradigme sur le comportement chrétien dans l’histoire. En même temps, il était aussi tout à fait possible de traiter la venue du logos divin sur la terre comme un prélude nécessaire à notre transport vers le ciel. Le fameux mot d’Athanase, « Dieu devint homme afin que l’homme devienne Dieu », quelle que fût son intention, spontanément, se laisse traduire précisément en cette sorte de spiritualité qui considère le départ de la terre comme le télos du processus salvifique.380 L’accent est mis sur l’entreprise et la responsabilité humaine. Un autre penseur anthropocentrique fut Martin Luther. 381 Résumons en grandes lignes sa pensée.382 En fait, Martin Luther parle de la coopération (Mitarbeitsschaft) de l’homme à l’œuvre de la création. Comment comprend-il cette coopération ? Il dit notamment que Dieu offre à l’homme trois états (ou cadres) à travers lesquels il participe à cette œuvre : Ecclesia, oeconomia, politia.383 L’Eglise, l’économie traduite par l’unité de la famille et l’autorité constituent les « données divines » (göttliche Vorgaben) par lesquels l’homme organise et maintient le monde.384 Dieu ne dirige pas directement le monde. Il le fait à
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time de Dieu. Cette insistance, qui a été préparée par la tradition humaniste, et dont la genèse est inséparable de la Réforme elle-même, est venue à son épanouissement dans la quête du Jésus historique, dans l’enseignement de la « fraternité humaine » comme le corollaire de la « paternité divine » et dans le mouvement de l’ « évangile social ». Cependant, l’orientationvers-le-monde qui s’exprimait dans le « service social » n’a jamais été capable d’atténuer radicalement cette aspiration originelle vers-l’autre-monde qui informait tant la spiritualité interne du libéralisme que son « évangélisme ». Id., 60. Ibid. Cf. Link, Chr., Schöpfung: Schöpfungstheologie in reformatorischer Tradition, Bd. I, Gütersloh 1991, 31f. Nous reconnaissons que c’est une entreprise audacieuse que de prétendre résumer en quelques lignes une pensée aussi géante comme celle de Martin Luther. Cf. Link, Chr., op. cit., 66. Id., 68-70. Comment Martin Luther comprend ces trois éléments ? L’Eglise comme institution divine, reconnaît Dieu à travers ses commandements, elle accueille sa Parole et se conforme à elle seule. L’Eglise doit constituer un modèle de vie dans le monde, laquelle vie oriente toute la création vers le Royaume des cieux. L’homme vivant dans l’Eglise reconnaît que sa vie corporelle et terrestre n’a pas sa fin en soi, mais orientée vers la vie éternelle. Sous la dénomination de l’économie, Martin Luther classe les conditions élémentaires d’un monde organisé et responsable : santé, nutrition, paix,… sans lesquelles on ne peut mener une vie
104 travers l’homme, au moyen d’institutions humaines. Chez Martin Luther, Dieu est « celui qui n’agit pas sans nous ».385 Cette mission, Dieu l’a confiée à l’homme depuis le début de la création. Ici se reflète une vue strictement anthropocentrique de la création. Ainsi Christian Link cite Martin Luther textuellement: « Bei der ersten Schöpfung hat Gott uns dazu geschaffen und erhalten, dass er in uns [Menschen] wirke und wir mit ihm zusammenwirken. (…) So predige Gott durch den Menschen seinen Willen und ‚erbarmt sich der Armen, tröstet die Betrübten ».386 Au-delà de cet accent anthropocentrique, l’aspect important que Martin Luther souligne est l’exercice limité de cette action coopératrice de l’homme. Non pas seulement suite à son existence elle-même limitée, mais aussi suite à la prise en compte inévitable de son environnement extérieur (le prochain, la nature infrahumaine). Cette prise de conscience d’appartenir à la création évite à l’homme de considérer le monde non-humain comme simple objet à sa disposition, utilisable à son gré. L’homme a le devoir de le protéger, car sa vie en dépend. Donc, si l’homme est au centre de la création, il n’en a pas la licence de l’exploiter abusivement. A travers les institutions, l’homme a la responsabilité de protéger la création et de la conduire à son accomplissement.387 Cette doctrine anthropocentrique de la création, Douglas John Hall la considère en partie comme une réaction contre les conceptions plus strictes du pouvoir divin que nous venions tout juste de discuter. Mais elle est aussi en partie un reflet du sens que prend l’autonomie humaine dans la modernité. Douglas est encore plus explicite : « En utilisant le langage de Paul Tillich, on pourrait dire que la modernité a remplacé les conceptions hétéronomistes de la direction du monde par une conception autonomiste. Ce qui signifie que le nomos (la loi ou l’ordre) de l’existence ne vient plus de l’extérieur (hétéros : autre) mais de l’intérieur (autos : soi). En termes chrétiens, à mesure que cet esprit d’autonomie était adopté par les écoles de théologie libérales et modernistes, il était traduit dans un langage qui conservait encore – du moins en principe – l’idée de l’intentionnalité divine, mais en l’identifiant plus explicitement à la potentialité historique de l’homme. L’être humain a été créé par Dieu avec des capacités intrinsèques de rationalité, de liberté et de dignité. Bien que celles-ci puissent se trouver dans un état affaibli chez des personnes ou des sociétés concrètes, elles sont continuellement réactivées et rehaussées par l’Esprit divin qui pénètre toute vie. Par conséquent, les êtres humains en général, et en particulier ceux qui sont influencés consciemment par l’Esprit de Jésus, sont capables non seulement d’entreprendre du changement, mais de participer à la transformation graduelle du monde en royaume divin. »388 Cette citation de Douglas John
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bonne et durable. Dans l’économie seront aussi exercés les bons rapports interpersonnels, c’est-à-dire l’amour du prochain, l’usage raisonnable du bien commun, l’agir personnel toujours guidé par la règle d’or. A travers la politique, une bonne organisation de la cité, qui est aussi d’ordre divin, toute la nature damnée et désordonnée est sauvée et ordonnée, selon le vouloir divin. A travers ces trois grands cadres, l’homme participe à l’œuvre divine. Id., 73. Gott wird bei Luther “als der ‘nicht ohne uns’ wirkender Gott” gedacht. Ibid. Id., 73-75. Hall, J. D., op. cit., 82-83.
105 Hall en dit long sur ce que certains bilans ont appelé l’anthropocentrisme389 ou parfois péjorativement l’horizontalisme de la théologie contemporaine. Le nœud de l’anthropocentrisme peut être formulé ici de la façon suivante : si la destinée de ce monde est pour la foi chrétienne une affaire de préoccupation ultime, la gérance du monde relève alors de manière décisive de la responsabilité humaine. C’est un appel à la responsabilité humaine, qui semble, en fait, exclure toute croyance vivante en une transcendance ordonnante du monde. 390 Ce glissement vers une autonomie humaine rigoureuse, qui a pris racine au cours de l’histoire de la chrétienneté, a poussé plus d’un auteur à reconnaître en cela un chemin balisé par le christianisme 391 pour la surpuissance humaine, traduite notamment par une exploitation excessive de la nature matérielle. La formulation suivante de Walter Rauschenbusch illustre la tendance du libéralisme à accentuer cette dernière propension : « Quand il [Dieu] était tout en haut, il avait besoin de vice-généraux pour régner à sa place, de papes divinement institués. […] S’il vit et se déplace dans la vie de l’humanité, il peut agir directement au cœur des multitudes humaines. Un Dieu qui lutte à l’intérieur de nos combats, qui allume sa lumière dans notre intelligence, qui envoie la puissance de son énergie rendre notre volonté impatiente de droiture […] et incite toujours la race humaine à un meilleur alliage de la liberté et de la
389 C’est le cas de Claude Geffré qui parle de la visée anthropologique de la théologie fondamentale contemporaine. Cf. Geffré, C., Un nouvel âge de la théologie, Paris 1987, 27ss. Le Père Yves Congar définissait déjà cette tendance comme une certaine façon de sentir et de traduire le christianisme où l’accent est mis non sur le moment transcendant et vertical du fait surnaturel, mais dans ce que cela signifie pour notre comportement d’homme dans le monde des hommes. Une telle tendance est bien résumée dans cet adage forgé par Edward Schillebeeckx, « Hors du monde, point de salut », de sorte que « partout où le bien est favorisé et le mal combattu en faveur des humains, l’Etre divin – Dieu salut des hommes, fondement d’espoir universel – se trouve confirmé par cette praxis historique, et les hommes s’approprient son salut, dans et par un amour efficace ». Cf. Schillebeeckx, E., Histoire des hommes, récit de Dieu, Paris 1992, 42. Cette tendance est le résultat des théologies de la mort de Dieu et de la sécularisation, elles-mêmes tributaires de l’émancipation de l’homme voulue par le rationalisme de l’Aufklärung. Comme l’écrit encore Claude Geffré, « La foi biblique, en même temps qu’elle désacralise le monde, rend l’homme à lui-même, à son autonomie et à son pouvoir de domination sur le monde. Il y a donc une convergence entre le dynamisme de la foi biblique et le processus moderne de la sécularisation. » Cf. Geffré, C., La fonction idéologique de la sécularisation dans le christianisme contemporain, dans Castelli, E. (éd.), Herméneutique de la sécularisation, Paris 1976, 128. Dans cette même perspective, plusieurs auteurs ont noté à juste titre que dès le début de son pontificat, à la suite du Concile Vatican II, le Pape Jean-Paul II a placé l’homme au centre des préoccupations de l’Eglise, mais sans le couper du Christ et de toute l’humanité (Cf. Jean-Paul II, Redemptor Hominis, 1979). Cf. Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 228-229. 390 Hall, J. D., op. cit., 80. 391 Citons au passage Lynn White, Jürgen Moltmann, puis Cobb, John, Is It Too Late?, 35, Cf. Hall, J. D., op. cit., 88.
106 solidarité […], etc. »392 Le concile Vatican II perpétue cette vision anthropocentrique de la création. La pensée sous-jacente était effectivement de vouloir corriger le pendant théocentrique de la théologie classique. C’est principalement dans sa constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps (Gaudium et Spes) que Vatican II nous laisse saisir quelques indices de sa théologie de la création. L’affirmation centrale est exposée dans le n°2, §2 : «Pour la foi des chrétiens, ce monde a été fondé et demeure conservé par l’amour du Créateur ; il est tombé, certes, sous l’esclavage du péché, mais le Christ, par la Croix et la Résurrection, a brisé le pouvoir du Malin et l’a libéré pour qu’il soit transformé selon le dessein de Dieu et qu’il parvienne ainsi à son accomplissement. » Selon le professeur Eleuthère Kumbu ki Kumbu, ce texte fondamental de Vatican II présente une vision globale et synthétique de la création du monde qui renouvelle profondément la théologie classique de la création. La preuve en est que, dans ce texte, le terme de création est remplacé par celui de fondation du monde. Par là, Vatican II a voulu signifier qu’il renonçait au paradigme causal si cher à la théologie classique et à la pensée occidentale en général, ainsi qu’à l’image de « grand horloger » du monde qu’elles ont attachée à Dieu. Une façon pour le concile de se réconcilier avec la nouvelle représentation scientifique de l’origine du monde que le Pape Pie XII refusait !393 L’ordre de la création, décrit en termes de fondation, n’est pas dissocié de l’ordre de la providence, décrit en termes de conservation. Fort des progrès considérables accomplis par l’exégèse contemporaine, Vatican II unit les deux ordres dans une unique perspective d’amour salvifique qui les oriente vers leur accomplissement en Dieu. En outre, même si la dimension proprement trinitaire n’apparaît pas encore très clairement, la place centrale du Christ et sa fonction rédemptrice sont davantage intégrées dans l’ensemble du processus créateur.394 Un autre aspect important, - et même original selon plusieurs commentateurs du concile, - que l’on doit à ce concile, est celui d’avoir souligné avec force la dignité de la condition de l’homme395, sa noblesse et l’ampleur de sa vocation. Christophe Théobald le souligne quand il dit que « la démarche du concile est marquée par un tournant anthropocentrique. »396
392 Cf. Rauschenbusch, W., A Theology for a Social Change, New York 1971, 179, cité par Hall, J. D., op. cit., 83-84. 393 Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 233. 394 Ibid. 395 Pour exalter cette dignité humaine, toute une déclaration de Vatican II y est consacrée : Dignitatis Humanae. 396 Théobald, Ch., « La théologie de la création en question. Un état des lieux », in : RSR 84/4 (1993), 621. En réalité, cet anthropocentrisme n’est pas absolu dans la mesure où l’homme n’est pas coupé de Dieu et du Christ, et où il ne remplace pas Dieu au centre de la création, mais est situé en permanence dans son cadre christologique. Selon Vatican II, « le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que par le mystère du Verbe incarné » (GS 22). Ainsi, il ne faut pas confondre l’anthropocentrisme de Vatican II avec celui de la pensée moderne. La reconnaissance des valeurs de l’homme contemporain prônée par le concile n’est pas une concession à la modernité, mais un approfondissement de la vocation de l’homme dans le Christ grâce à la confrontation avec la modernité. Yves Congar définissait cet anthropocentrisme chrétien comme suit : « Le mouvement de la réflexion théologique a été marqué, dans son en-
107 De fait, l’homme va être qualifié de centre et de sommet de la création, auquel tout doit être ordonné ; la dignité de cet homme, c’est d’être créé à l’image de Dieu et d’être constitué seigneur de toutes les créatures terrestres, pour les dominer en glorifiant Dieu (GS 12, 1 et 3). Contrairement aux documents conciliaires et magistériels antérieurs (particulièrement Vatican I et Humani Generis), Vatican II ne condamne pas, mais il exalte les valeurs et les aspirations de l’homme contemporain en les reliant à leur source divine, même si la corruption du cœur humain les détourne parfois de l’ordre requis (GS 11, 2). Au premier rang de ces valeurs se situe la liberté humaine, qui devient une notion théologique majeure de Vatican II (GS 17).397 Bien plus, la vocation de l’homme en ce monde n’est pas sans analogie avec l’œuvre du Créateur, puisqu’il s’agit de transformer le monde selon le dessein de Dieu (GS 2, 2). L’activité de l’homme est appelée créatrice (GS 4, 2) parce qu’elle prolonge l’action créatrice de Dieu (GS 34, 2), et elle jouit même d’une juste autonomie398 (GS 36 et 59, 3). Ce droit renforcé de l’homme sur le reste de la création pousse Alexandre Ganoczy à avouer que, dans les textes de Vatican II sur la théologie de la création, la conscience écologique y est pratiquement absente. 399 De ce fait, il n’est pas si simple de découvrir des paroles écologiques dans la théologie conciliaire sur la création. Dans Gaudium et Spes, où l’on pourrait s’attendre à de telles paroles, il n’en est rien. La problématique de la destruction de l’environnement, de l’anéantissement d’espèces animales entières, d’une terre de moins en moins habitable, n’y est nulle part mentionnée. Il semble y avoir deux phrases qui font apparaître une responsabilité de l’homme pour la création extrahu-
semble, par un transfert de l’attention du pur en soi des réalités surnaturelles au rapport qu’elles ont avec l’homme, avec le monde, avec les problèmes et les affirmations de tous ceux qui, pour nous, représentent les autres ». Cf. Congar, Y., Situation et tâches présentes de la théologie, Paris 1967, 27. Par ailleurs, se situant dans l’optique écologique, Hubert Faes observe que, même si pour plusieurs l’anthropocentrisme soit une caractéristique constante et générale du comportement de l’homme depuis son origine, il ya lieu d’en distinguer trois formes. Il y a une première forme d’anthropocentrisme pour laquelle le centrique coïncide avec le central, c’est-à-dire pour laquelle l’homme centré sur lui-même est en même temps au centre du monde. C’est la conception de beaucoup de mythologies anciennes et de la vision grecque et médiévale dominante. Dans cette conception, la région centrale du monde n’est pas la région éminente, celle qui a le plus de valeur. La deuxième forme est celle de l’humanisme pour laquelle, quoi qu’il en soit de l’image kantienne de la révolution copernicienne, l’homme n’est pas au centre, mais au-dessus de la nature. Et enfin il y a l’anthropocentrisme pour lequel l’homme sans être central ni supérieur, fait preuve cependant, dans la lutte pour la vie, d’un égocentrisme non pas individuel mais spécifique. C’est cette dernière forme que l’écologisme dénonce et qu’il prétend retrouver derrière les autres. Cf. Faes, H., op. cit., 601602. 397 Cf. Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 234. 398 Le propos de Vatican II sur l’autonomie des réalités terrestres a été préparé par des ouvrages tels que celui de Thils, G., Théologie des réalités terrestres. I. Préludes, Louvain 1946, 198. Cf. Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 234. 399 Ganoczy, A., « Perspectives écologiques dans la doctrine chrétienne de la création », in : Concilium 236, 1991, 66.
108 maine.400 La première concerne l’ « autonomie des réalités terrestres » ; cette autonomie est liée à l’acte de foi que les « réalités diverses » ont, par la « volonté du créateur », leur « valeur propre », leur ordonnance et leurs lois spécifiques (GS 36, 2). La deuxième introduit une note sotériologique : « Racheté par le Christ et devenu une nouvelle créature dans l’Esprit-Saint, l’homme peut et doit en effet aimer ces choses que Dieu lui-même a créées » (GS 37, 4)401. Ganoczy, très critique, poursuit : « Quelques lignes avant ce passage, on dénonce l’ ‘amour désordonné de soi’ comme danger de l’ ‘activité humaine’. N’aurait-il pas été juste de stigmatiser cet amour de soi dans ses effets destructeurs sur l’environnement ? Au lieu de cela, la Constitution parle d’un anthropocentrisme, dont le terme résonne parfois assez naïvement à nos oreilles. Sans aucune mise en garde, on souligne ainsi uniquement dans Gn 1, 26-28, la soumission de la terre ‘avec tout ce qui lui appartient’ (34, 1 ; cf. 63, 2 ; 65, 1). On ajoute encore que les ‘victoires de l’humanité sont un signe de la grandeur de Dieu’ sans toucher un seul mot du prix catastrophique à payer par la nature pour les victoires humaines, dans le domaine économique, par exemple. »402 La théologie de la création de Vatican II est, sans conteste, centrée sur l’homme. Elle encourage l’œuvre humaine, les capacités de réalisation intellectuelle, économique, culturelle, etc., tout en s’efforçant de les orienter selon l’esprit de l’évangile. 403 Ganoczy dit à juste titre : « Certes, Vatican II est loin de reprendre toutes les implications écologiques de la tradition chrétienne. Cependant, il en présente l’essentiel, en déployant son discours sur l’effectivité humaine dans le cadre d’une sotériologie liée à l’action, à la fois christocentrique et trinitaire ».404 L’influence d’une telle théologie de la création, centrée sur l’émancipation de l’homme et sa participation/coopération active à l’œuvre de la création à travers la transformation du monde, a été et est encore considérable durant la période postconciliaire qui est la nôtre.405 Mais la prise de conscience progressive des effets néfastes, pour l’homme lui-même et pour la nature, d’un développement effréné et incontrôlé, a conduit à découvrir les limites de cette nouvelle théologie de la création elle-même, et par voie de conséquence à préciser les critères éthiques du travail et du développement humains.406
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Id., 67. Ibid. Ibid. Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 235. Ganoczy, A., op. cit., 68. Il faut penser ici simplement à l’abondante littérature contemporaine ayant trait à la théologie politique, à la théologie de la libération, et même à la théologie de l’espérance. Dans la même perspective se situe la première encyclique du Pape Jean-Paul II, Redemptor Hominis (1979). Cf. aussi Ganoczy, A., Homme créateur, Dieu créateur, Paris 1979, 215. Cf. Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 235. 406 Une littérature innombrable qui appelle à un développement à visage humain témoigne suffisamment de ce malaise mondial. Pensons ici aux multiples précisions successives que les Papes les plus récents (Paul VI et Jean-Paul II) ont apportées au discours social de l’Eglise, notamment dans leurs encycliques sociales. Il est à lire par exemple dans Sollicitudo rei socialis, n° 34 : « La domination accordée par le Créateur à l’homme n’est pas un pouvoir absolu…
109 Concrètement, bien que le concile Vatican II ait opéré le recentrage christologique de l’anthropocentrisme407, le danger demeure de faire de Dieu une idole ou une « majuscule anthropologique »,408 c’est-à-dire un Dieu conçu à l’image de l’homme, ou jeté progressivement aux oubliettes. En outre, la nature non-humaine est, si pas hors de toute attention humaine, vue tout au plus comme objet au service de l’homme. Cela se vérifie de nos jours à travers les nombreux appels à la prise de conscience écologique planétaire.409 Ce danger, le Professeur Eleuthère Kumbu ki Kumbu l’affirme en ces termes : « Une limite plus grave du point de vue de la perspective de cette réflexion, ce que la tentation est grande pour cet homme-centre-de-l’univers d’oublier la relation qui l’unit à la nature et de traiter celle-ci comme un simple objet mis à sa disposition. La voie est alors ouverte vers une exploitation sauvage de la nature. La crise écologique actuelle atteste à suffisance que ce danger n’est nullement illusoire ; et elle oblige la théologie de la création sinon à corriger du moins à rectifier la trajectoire indiquée par le concile Vatican II. »410 Par rapport à la foi, il se fait qu’elle s’en trouve mutilée, car la création, comme lieu de l’expression divine, est ignorée. La création n’a plus aucun rapport avec son Créateur. Plusieurs auteurs ont dénoncé ce déficit de la foi, 411 et se sont attelés à renouveler la réflexion sur la relation de l’homme à Dieu et à la nature 412, au point que l’on peut parler
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on ne peut parler de la liberté d’user et d’abuser, ou de disposer des choses comme on l’entend ». D’autres nombreuses réflexions appellent à une mondialisation plus humaine. Voire entre autres : Pour une mondialisation plus humaine. Intervention du Saint-Siège à la troisième conférence interministérielle de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle, in : La Documentation Catholique (2000), n. 2219, 114-116 ; L’Eglise catholique unie pour relever les défis de la mondialisation. Discours du cardinal Francis George au Ier congrès missionnaire américain, in : La Documentation Catholique (2000), n. 2220, 173-179 ; Rouet, A. (Mgr), Mondialisation et respect de l’homme, in : Spiritus (2000), n. 166 ; L’économie au service de l’humanisation. Homélie de l’archevêque de Marseille, in : La Documentation Catholique (2000), n. 2232, 786-788 ; L’avenir du christianisme dans la mondialisation. Conférence de M. Konrad Raiser, Secrétaire Général du COE, in : La Documentation Catholique (2001), n. 2243, 239-244. Cf. Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 235. Id., 235. Ibid. Cette prise de conscience écologique planétaire a fait l’objet du premier chapitre. Eleuthère Kumbu ki Kumbu, op. cit., 236. Cf. Beinert, W., „Ein Defizit wird behoben. Neues Interesse an der Theologie der Schöpfung“, in: ThGI 72 (1982), 402f; Liedke, G., Im Bauch des Fisches. Ökologische Theologie, Stuttgart 1979, 71f; Moltmann, J., Gott in der Schöpfung. Ökologische Schöpfungslehre, München 1985, 47f und 74f; Link, Ch., Schöpfung. Schöpfungstheologie angesichts der Herausforderungen des 20. Jahrhunderts, Gütersloh 1991 II, 338f und 400f; Cf. aussi l’aveu officiel de l’autorité ecclésiastique allemande, in : Verantwortung wahrnehmen für die Schöpfung, 31f; Ganoczy, A., „Perspectives écologiques dans la doctrine chrétienne de la création“, in: Concilium 236, 57-68. D’après Rosino Gibellini, Le débat théologique sur l’écologie, in : Concilium (1995), n° 261, 159. Les premières études théologiques consacrées à la crise écologique datent des années 70. Depuis lors, d’innombrables ouvrages théologiques ont été publiés en vue de renouveler la ré-
110 avec Leonardo Boff de l’émergence d’un nouveau paradigme413. Le souci de dépasser aussi bien la théologie classique de la création que la problématique anthropocentrique de la théologie contemporaine issue de Vatican II.414
3.2 Théologie de la création et problème d’environnement 3.2.1 Théologie et faits cosmologiques Avec la percée des sciences naturelles (il faut citer ici Copernic et Kepler) et du déisme cartésien, la théologie de la création a été réduite si pas à rien, mais tout au plus à une simple réaction amadouante. 415 Le 20e siècle est caractérisé par un regain accru de l’intérêt scientifique pour la nature. La cosmologie, dont la physique de l’univers observable est l’objet d’étude, examine la structure, l’évolution, l’origine, voire la destinée de l’univers. Elle étudie l’univers dans sa totalité.416 Elle considère l’univers comme un tout solidaire dans sa contexture même, de sorte que tous les éléments qui s’y trouvent se tiennent et dépendent les uns des autres. L’on peut dire que la cosmologie se caractérise avant tout par le souci d’élaborer une théorie unitaire de l’univers.417 Il en résulte que la cosmogénèse est désormais comprise comme processus, c’est-à-dire un système ouvert, auto-organisé.418 Elle est un espace limité et évolutif d’échanges des êtres dans lequel l’homme fait partie. La nature n’est plus un déterminisme. Elle est décrite comme une évolution historique dans le temps. L’appréhension de la notion du temps a changé. Thomas F. Torrance 419 l’exprime bien ici : « Pour la mécanique newtonienne classique, le temps mathématique absolu, comme l’espace mathématique absolu, n’est qu’un contenant vide et statique, une unité abstraite
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flexion sur le cosmos et sa destinée. A titre indicatif, lire Gesche, A., L’homme et le cosmos dans une théologie de la création, 184 ; Id., Dieu pour penser. IV. Le cosmos, Paris 1994 ; De Pury, A., Homme et animal, Dieu les créa. Les animaux et l’Ancien Testament, Genève 1993, 86 ; Coste, R., Paix, justice et gérance de la création, Paris 1989. Boff, L., Ecologia, mondialità, mistica. L’emergenza di un nuovo paradigma, Assise 1993, cité par Gibellini, R., art. cit., 168. Jürgen Moltmann en est le pionnier avec son ouvrage Dieu dans la création. Traité écologique de la création, Paris 1988. Beinert, W., op. cit., 404. Cf. Ross, H., Dieu et le cosmos. Les plus importantes découvertes scientifiques du siècle et l’origine de l’univers, Québec 1998, cité par Ilunga Mbala, « La vie éternelle comme réalité intégrale. Une vision holistique de l’eschatologie chrétienne à partir de l’horizon de la cosmologie contemporaine », in : RAT 28 (2004) n° 56, 209-210. Maldamé, J. M., Le Christ et le cosmos. Incidence de la cosmologie moderne sur la théologie, Paris 1993, 56 et 60. Lochbühler, W., op. cit., 142. Thomas F. Torrance est l’un des meilleurs théologiens anglais, calviniste (ancien Modérateur de l’Eglise d’Ecosse), élève de Karl Barth, professeur à Edimbourg. Une partie de son œuvre concerne des problèmes épistémologiques, les rapports de la théologie et de la science, la question de la scientificité de la théologie.
111 pour la mesure de la vitesse. (…) Mais tout cela a changé avec le concept du champ continu en tant que réalité indépendante qui s’étend à travers le temps et l’espace, et quand la théorie de la relativité a retiré au concept newtonien de temps son statut absolu, et a démontré que c’était un trait qui appartenait à l’univers dans son cours empirique. […] Mais même avec la théorie de la relativité et la théorie des quanta dans leur formulation traditionnelle, le temps reste en dernière analyse un paramètre géométrique externe. Cet état de choses est en pleine transformation grâce aux progrès récents de la thermodynamique du non-équilibre que l’on doit à Katsir, Prigogine et à quelques autres, qui demandent à ce que le temps réel soit introduit dans les équations scientifiques à titre d’opérateur interne. Cela s’accorde tout à fait avec la conception d’un univers en continuelle expansion depuis l’incroyable densité de son état initial, car celle-ci nous oblige à considérer l’univers comme un tout et tous les états dynamiques de la matière qui le constituent comme essentiellement temporels, c’est-à-dire comme comportant une histoire. »420 La cosmologie contemporaine remonte à Albert Einstein qui, en 1917, grâce à ses travaux sur la théorie générale de la relativité, a apporté un changement radical par rapport à la conception newtonienne de l’espace. 421 Einstein a démontré que les lois physiques étaient les mêmes pour chaque observateur en mouvement indépendamment de sa vitesse. Il a aussi démontré que l’espace aussi bien que le temps n’étaient pas absolus, parce que toutes les lois de la science sont identiques pour chaque observateur. 422 Les lois identiques le sont aussi bien du point de vue macroscopique, microscopique qu’atomistique 423, même si au niveau particulier elles se différencient. Einstein, en se posant la question de la structure globale de l’univers, c’est-à-dire sur l’étendue de l’espace, son évolution dans le temps, son origine ainsi que sa fin, il parvient à formuler les principes et les hypothèses qui ont donné naissance à sa théorie de la relativité générale et ont contribué à la naissance de la cosmologie scientifique. De cette cosmologie einsteinienne résultent deux principes ou postulats de base, importants pour notre orientation. Un postulat de base est que les lois de la physique que nous connaissons applicables et valides localement, le sont pour tout le reste de l’univers observable et pris à grande échelle.424 Ce qui implique comme conséquence que l’univers, à grande échelle, est homogène et isotrope.425 L’homogénéité et l’isotropie signifient que
420 Torrance, Th. F., « Prescription et description: loi morale et loi naturelle », in : Revue de recherches interdisciplinaires n° 13 (1994/3), 105-106. 421 Cf. Einstein, A., La relativité. Théorie de la relativité restreinte et générale. La relativité et le problème de l’espace, Paris 2001, 99-101. 422 Cf. Worthing, M. W., God, Creation and Contemporary Physics, Minneapolis 1996, 23, cité par Ilunga Mbala, op. cit., 210. 423 Cf. Einstein, A., op. cit., 196-197. 424 Stoeger, W. R., Contemporary Cosmology and Its Implications for Science-Religion Dialogue, dans Russell, R. J. (dir.), Physics, Philosophy and Theology: A common Quest for Understanding, Vatican Observatory Publications, 1988, 224-225, cité par Ilunga Mbala, op. cit., 211. 425 Maldamé, J. M., « Cosmologie et théologie. Réflexion théologique sur la science cosmologique moderne », in : Revue thomiste, 1978, 62.
112 l’univers est non seulement formé d’éléments de même nature, mais aussi que ses propriétés physiques sont identiques quel que soit le point de l’espace où on les observe. Un autre postulat utilisé en cosmologie moderne est ce qu’on appelle le principe anthropique426. La préoccupation centrale de ce principe est celle de savoir comment l’univers est structuré au point qu’il ait permis la vie intelligente d’exister. 427 Ce principe établit que : « dans certaines régions de l’Univers, les conditions physiques doivent être devenues telles qu’elles ont pavé la route à des êtres vivants comme nous, capables de reconstruire leur passé cosmique. De ces conditions relève ce qui est arrivé dans les étoiles et dans l’espace interstellaire. »428 Au fond, le principe anthropique veut souligner le fait que le processus de l’évolution de l’univers s’est fait d’une telle manière qu’à un moment donné les conditions physiques ont été réunies de façon que la vie ait été possible sous sa forme actuelle. Il veut également mettre en évidence des contraintes que la présence des êtres vivants dans l’univers aurait imposées sur l’architecture géométrique et physique de ce dernier, voire sur son existence.429 Cela étant, l’univers s’est ordonné et complexifié de façon à faire apparaître la vie en son sein. Schrijver affirme : « Il y a donc un lien entre la manière dont le cosmos s’est ordonné dès ses premiers instants, à travers différentes conditions physiques, et l’apparition de la vie intelligente qui est la nôtre. Dans ce sens, il y a une affirmation du caractère spécial de notre univers et de la mise en évidence de contraintes imposées par notre présence dans l’univers en tant qu’êtres vivants et pensants sur la dimension de ce dernier. »430 L’intérêt de la cosmologie à ce niveau réside en ceci qu’elle nous montre comment, dès l’instant initial jusqu’à l’expansion qui dure encore, la matière s’est déployée en donnant différentes formes de vie. « L’univers, pour la cosmologie, est un processus qui a une histoire : il a un début, un présent et très probablement une fin. Cette histoire de l’univers est celle de tous les êtres qui y habitent, de l’être humain à l’animal en passant par les plantes et le monde de la matière. »431 De la sorte, l’être humain habite un univers où il n’est pas un étranger ; il est lié de quelque façon à tous les éléments qui sont dans le cosmos ; il a une part liée avec l’ensemble du cosmos. La cosmologie, par son souci d’élaborer une théorie unitaire de l’univers, est davantage attentive à la place que chaque objet occupe dans le tout comme
426 Ce principe est énoncé pour la première fois en 1975 par D. Carter, avec deux versions dites respectivement forte et faible. Ultérieurement d’autres auteurs ont introduit des nuances plus subtiles en distinguant le principe fort, le principe fort élargi, le principe faible et le principe faible élargi. On ne peut traiter ici toutes ces notions. L’on peut lire avec intérêt : Théobald, Ch. (dir.), L’univers n’est pas sourd. Pour un nouveau rapport sciences et foi, Paris 2006, 5456 ; Cf. aussi Demaret, J./Lambert, D., Le principe anthropique, l’homme est-il le centre de l’univers ?, Paris 1994, 214-217. 427 Cf. Ellis, G. F. R., The Theology of the Anthropic Principle, in: Russell, R. J./Murphy, N./Isham, C. J. (éd.), Quantum Cosmology and the Laws of Nature, 363, cité par Ilunga Mbala, op. cit., 211. 428 De Schrijver, G., L’évolution du cosmos et de la vie, in : Concilium (2000) n°284, 49. 429 Cf. Paoleti J., L’homme entre science et foi, Paris 1999, 37-38. 430 Cf. De Schrijver, G., L’évolution du cosmos et de la vie, 51. 431 Maldamé, J. M., Le Christ et le cosmos, 94.
113 élément singulier.432 Pour insister sur son importance, parmi tant de manières de la comprendre, on peut considérer la cosmologie comme : « Une réflexion scientifique qui vise à donner une vision unitaire de l’univers, considéré dans son ensemble. Pour la cosmologie, toutes choses dans le cosmos sont inter-reliées et interdépendantes ; elles partagent une origine commune et un même destin. Le lien qui les lie est tel que rien ne peut être compris dans le cosmos d’une manière isolée. Ceci vaut autant pour les systèmes cosmiques que pour l’être humain. »433 C’est un aspect essentiel qui est souligné ici. L’être humain ne peut être compris séparément des autres êtres et des choses qui sont dans le cosmos. L’humain est un être interdépendant. Ce caractère holistique et inclusif est significatif pour la destinée finale du cosmos entier, dont l’homme partage un même accomplissement. Cette ouverture aux autres et au cosmos signifie que l’être humain est aussi ouvert à l’Absolu, même s’il est vrai que, dans sa liberté, il peut se fermer à cette possibilité. Pour Maldamé, « la cosmologie renoue avec la question de la place de l’homme dans l’univers puisque l’histoire cosmique se prolonge dans l’histoire de la Terre et l’histoire de la naissance et du développement des êtres vivants. La vie dépend de l’univers entier ; la genèse de l’univers apparaît comme la mise en place progressive des possibilités de la vie. L’unité du cosmos est telle que l’homme est lié à tout ce qui l’a précédé. »434 Cette histoire commune de la création souligne surtout l’interrelation et l’interdépendance qui existe entre tous les êtres dans leur similarité et leur différence. 435 Une des conséquences significatives de cette histoire commune de la création est une nouvelle anthropologie qui insiste sur la place des êtres humains dans l’univers en tant que corps.436 Pour D. Fowler, la cosmologie contemporaine attire notre attention sur les aspects de la foi chrétienne qui ont été oubliés dans l’évaluation de l’anthropologie chrétienne, à savoir le lien qui unit l’être humain aux autres créatures qui habitent le cosmos. 437 Elle offre une vision holistique du cosmos comme alternative face à la pensée dualiste occidentale qui a influencé pour un long temps l’anthropologie chrétienne. 438 Ce cosmologiste soutient aussi que la rencontre de la physique quantique holistique avec l’anthropologie chrétienne devrait enrichir cette dernière. Cet enrichissement, dit-il : « ne signifie pas un rejet de la compréhension religieuse traditionnelle de la personne, mais doit plutôt
432 Maldamé, J. M., « Cosmologie et théologie. Réflexion théologique sur la science cosmologique moderne », in : Revue thomiste, 1978, 56. 433 Cf. Maldamé, J. M., Cosmologie et théologie. Etude de la notion de la création dans la théologie nord-américaine du « procès », in : Revue thomiste, LXXVIII 1 (1978), 104, paraphrasé par Ilunga Mbala, op. cit., 209. 434 Maldamé, J. M., Le Christ et le cosmos, 94. 435 Cf. S. McFague, The Body of God. An Ecological Theology, Minneapolis 1993, 46-47. 436 Id., 110. 437 Fowler, D., Quantum Physics and Christian Anthropology, dans Horizons 7/2 (1980), 213214, cité par Ilunga Mbala, op. cit., 213. 438 Id., 215.
114 étendre la primauté de l’existence relationnelle interdépendante aussi bien à l’existence corporelle qu’aux relations avec l’environnement physique et social. »439 En outre, il faut noter aussi que le savoir et l’activité scientifique sont appréciés de façon diverse, et même assez contrastée parmi les scientifiques eux-mêmes. Pour certains, ce savoir est une référence de vérité absolue, tandis que d’autres s’en méfient en raison des aspects négatifs de certains développements technologiques. 440 Les scientifiques pensent ne mériter ni cet excès d’honneur ni cette méfiance excessive, mais ils débattent cependant entre eux sur les limites de la connaissance scientifique, et de leur responsabilité vis-à-vis des conséquences sociales et éthiques de leurs découvertes. 441 Que l’aspect responsabilité sociale et éthique soit souligné entre scientifiques est un indice fort dans le sens du renouveau scientifique, pourquoi pas théologique aussi! Dans le domaine moral, Thomas F. Torrance affirme que, dès lors que l’humanité se comprend comme partie intégrante de la nature, l’impératif moral n’est plus extérieur à la nature, il lui est intrinsèque, et décide aussi de l’avenir de l’univers. La morale devra de nouveau tenir compte du fait « nature » et l’intégrer comme facteur normatif. Voici comment il l’exprime : « L’insertion de l’être humain dans la nature signifie que l’impératif moral n’est pas extérieur à l’essentielle nature de la nature : il lui est intrinsèque, il appartient à l’ordre rationnel qui lui est inhérent. En d’autres termes, c’est dire une fois de plus que l’impératif moral fait partie intégrante ontologiquement de l’intelligibilité inhérente à l’être et au devenir de l’univers, et qu’il est inclus en tant que facteur normatif dans ce que la réalité et le fondement ultime de son ordre nous imposent. »442 Cela dit, les sciences naturelles et l’éthique devraient travailler de concert pour dissiper ce que Thomas F. Torrance appelle ici le « désordre naturel » et le « désordre moral ».443 Ce n’est pas une question simple, mais c’est une question qu’il faut affronter, en particulier dans le domaine de l’éthique médicale et dans celui de l’écologie ; elle doit l’être à la lumière de l’impérieuse intelligibilité de l’univers et de l’impératif qu’elle nous impose de produire de l’ordre, et de contrecarrer ainsi la tendance de l’ordre à se dissiper dans le désordre.444 Plusieurs théologiens445 sont d’avis que le développement épistémologique des sciences naturelles et les considérations de la cosmologie moderne ont eu une influence
439 Id., 217. Cf. aussi D. O’ Murchu, Quantum Theology. Spiritual Implications of the New Physics, New York 1997, 32-36; 60-72. 440 Théobald, Ch. (dir.), L’univers n’est pas sourd, 16. 441 Ibid. 442 Torrance, Th. F., op. cit., 105-106. 443 Id., 109. 444 Ibid. 445 Nous citons ici Jean-Michel Maldamé, Christophe Théobald, Alexandre Ganoczy et Jürgen Moltmann. Maldamé, J. M., Le Christ et le cosmos. Incidence de la cosmologie moderne sur la théologie, Paris 1993 ; Id., Sciences et foi en quête d’unité : discours scientifique, discours théologique, Paris 2003 ; Id., Le Christ pour l’univers. Pour une collaboration entre science et foi, Paris 1998 ; Théobald, Ch. (dir.), L’univers n’est pas sourd. Pour un nouveau rapport sciences et foi, Paris 2006 ; Ganoczy, A., Schöpfungslehre, Düsseldorf 1983 ; Id., Dieu, l’homme et la Nature, Paris 1995 ; Moltmann, J., Dieu dans la création, Paris 1988.
115 non négligeable sur la théologie de la création. Cette dernière doit connaître un sursaut. Elle devra permettre une nouvelle intelligence de la foi au Dieu créateur face aux réalités contemporaines.446 Cette intelligence, poursuit Christoph Théobald, passe en effet aujourd’hui par une réinterprétation de l’ensemble du mystère chrétien où les clivages traditionnels entre confessions sont relativisés par de nouveaux interlocuteurs. Ce grand réexamen en cours consiste notamment à rétablir l’équilibre et la cohérence interne du mystère chrétien qui conduise à prendre position sur le statut et la responsabilité éthiques pour celui qui tient un discours sur la création. 447 Cet apport significatif de la cosmologie contemporaine conduit Jürgen Moltmann à considérer l’espace comme essentiellement écologique.448 3.2.2 Notion d’espace écologique selon J. Moltmann Moltmann commence, bien sûr, par saluer le développement de la science de la nature, notamment le passage de la cosmologie métaphysique du monde fini, fermé sur luimême, figuré par le « globe terrestre », au concept de l’espace mathématique de l’univers « infini », ouvert.449 Cependant, Moltmann reconnaît tout de suite que, du côté existentiel, le passage du monde clos à l’univers infini éveille un nouveau sentiment de la vie, caractérisé par le nihilisme ; le sentiment d’avoir perdu toute assurance dans le vide infini du monde : horror vacui.450 Car, si le monde spatial n’est plus qu’une coordonnée de l’étendue, il ne peut plus avoir de centre. L’univers nous apparaît alors comme infiniment vide. Il n’offre plus de points de repère. Est-il encore possible de maintenir son unité, comme le suppose le terme « univers » ? L’univers unique, infini ne se dissout-il pas dans une pluralité de mondes relatifs ? Quant à l’homme lui-même, comment peut-il encore être un milieu entre rien et tout ? Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ?451 A ces questions sont liées celles de l’espace et du temps en théologie de la création. Est-ce que l’espace a été créé avec l’univers ou est-ce que l’univers a été créé dans l’espace ? Est-ce que la création a son espace en dehors de Dieu ou en Dieu ? Si Dieu est la limite de l’espace de sa création, peut-il alors en même temps habiter sa création ? Quel est l’intermédiaire entre l’espace absolu de Dieu et l’espace relatif de sa création ?452 Après s’être posé toutes ces questions, Moltmann les ramène à la problématique de compréhension de la notion de l’espace. Est-ce que par l’« espace » on entend une sorte de contenant vide, un vacuum pour un ensemble d’objets possibles ? Est-ce que l’espace
446 Théobald, Ch., « La théologie de la création en question », in : RSR 81/4 (1993), 615. 447 Ibid. Théobald se demande même si le théologien, de par sa position symbolique ou sapientielle dans la société, a compétence – et si oui à quelles conditions – pour élaborer sur la « nature » un discours de sens, au-delà des limites tracées par les récits bibliques de la création. 448 Moltmann, J., Dieu dans la création, Paris 1988, 187-206. 449 Id., 187. Il cite ici Koyré, A., Du monde clos à l’univers infini, Paris 1962. 450 Id., 188. 451 A ces questions, Moltmann se réfère à Blaise Pascal qui a exprimé cette horreur de l’infini : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », in : Pensées, n° 206. 452 Id., 189.
116 est toujours caractérisé et ordonné par la subjectivité de l’objet lui-même, comme le laissent entendre les tournures « espace d’habitation » et « espace vital » ?453 S’appuyant sur Mircea Eliade454, Moltmann donne sens à la notion d’espace qu’il qualifie d’écologique. Il dit : « Les espaces sont toujours des espaces de vie et de domination de certains sujets, que ce soient des animaux, des hommes, des dieux, des esprits ou des démons. Ce sont les environnements et les champs de force de ces sujets, remplis par eux, dominés et habités, et donc à respecter comme leurs sphères vitales. »455 Cette citation montre que l’homme ne peut pas habiter dans l’espace infini. Il est vrai que l’espace n’est pas homogène, que l’homme n’a pas un environnement fixe, spécifique comme les animaux. Mais il ne peut pas vivre non plus dans l’ouverture pure et simple au monde. Partout et toujours il se forge son propre environnement, délimité, que l’on appelle aussi « enceinte », « havre » ou « refuge ».456 C’est seulement ainsi qu’il rencontre la paix et qu’il se trouve « chez lui ».457 De façon quelque peu poétique, Moltmann qualifie l’espace qu’il veut écologique en ces termes : « A l’intérieur de cette ‘enceinte’, il y a la patrie, au-delà l’étranger. A l’intérieur de la frontière règne la paix de la maison, en dehors la vie peut se montrer hostile. A l’intérieur c’est la quiétude, à l’extérieur l’inquiétude. Dans la demeure on est à l’aise, au-dehors mal à l’aise. »458 Ces termes qui, aujourd’hui n’expriment plus que des valeurs sentimentales, sont des anciennes désignations de la limite de cet environnement à l’intérieur duquel seulement la vie humaine est possible. L’espace de l’être vivant est toujours un espace délimité. Cet espace délimité appartient à la vie humaine comme le corps avec ses dimensions. 459 Le fait que cet espace de la vie humaine soit délimité ne signifie pas seulement sauvegarde et défense, mais aussi ouverture à la communication avec les êtres vivants avoisinants et leurs espaces de vie.460 La délimitation de l’espace produit aussi le voisinage. La frontière est toujours en même temps la possibilité de la communication et du commerce. C’est en elle que les formes de la vie acquièrent des contours. C’est pourquoi la frontière de l’espace vital humain ne peut pas être plus exclusive que chez les autres êtres vivants. Toute frontière de l’espace vital d’un être vivant est une frontière ouverte. Si elle est fermée, l’être vivant dépérit. La propriété de l’espace vital et la communion de vie dans le cadre d’une communication universelle ne s’excluent pas, mais se conditionnent réciproquement.461 Selon Moltmann, l’espace écologique accueille et porte tout en lui. Tout être aussi bien vivant que non vivant a son environnement propre auquel il s’accorde et qui lui convient. L’espace est donc un espace vital, un environnement auquel se rapporte une cer-
453 454 455 456 457 458 459 460 461
Ibid. Cf. Eliade, M., Le Sacré et le Profane, Paris 1965. Moltmann, J., op. cit., 189-190. Moltmann cite ici Bollnow, O. F., Mensch und Raum, Stuttgart 1963; Schmitz, H., „Das Göttliche und der Raum“, in System der Philosophie III/4, Bonn 1977. Moltmann, J., op. cit., 191. Id., 191-192. Id., 192. Ibid. Ici nous citons Moltmann in extenso. Ibid.
117 taine vie. La structure de l’environnement et la structure de la perception se correspondent et constituent les deux moitiés de cercle de la vie. 462 Se basant sur cette compréhension écologique de l’espace, les distinctions que les traditions de la création font entre les mondes prennent un sens.463 En définitive, le concept écologique de l’espace ne perçoit le « monde » que comme un « environnement précis ». Le concept écologique de l’espace qualifie l’espace comme un environnement déterminé des êtres vivants et non- vivants. La manière dont ce concept d’espace est compris fait que sa quantification devient impossible.464 L’homme est ici capable de saisir les objets en tant que tels et pas seulement leurs valeurs d’usage et de profit. Il peut interrompre ses réactions instinctives et agir de façon consciente. Il n’est pas borné à un seul milieu. 465 Avec Max Scheler466, nous affirmons que l’homme en tant que créature de Dieu est déterminé par l’environnement à l’instar des animaux avec lesquels il a été créé, mais qu’en vertu de la similitude avec Dieu, pour laquelle il a seul été créé, il est, par-delà son environnement propre, ouvert au monde. 467 En tant qu’il correspond à Dieu, le créateur de tous les environnements des êtres vivants, l’homme participe aussi à la relation au monde et à l’environnement de Dieu. L’environnement de Dieu est sa création, le « monde ». Comme représentant et lieutenant de Dieu sur terre l’homme est ouvert au monde en tant qu’ensemble de tous les environnements des êtres vivants.468 C’est parce que l’homme est en même temps une créature et une image de Dieu qu’il est aussi en même temps dépendant de l’environnement et ouvert au monde.469 Cela dit, la théologie de la création devra être « revisitée », ou tout au moins elle devra prendre un contour renouvelé et inclusif, « un déplacement ». Elle ne doit plus être anthropocentrique ou théocentrique seulement, mais bien cosmothéandrique.
3.3 Théologie revisitée de la création Alexandre Ganoczy dit, dans l’introduction à son ouvrage Dieu, l’homme et la nature, que le théologien avait appris à se poser la question de la réalité tout entière à partir de la foi en Dieu, parlant de « création » en termes théologiques et de « nature » en termes séculiers. 470 Il est maintenant à la recherche de ce qui peut créer des liens et, dans cette
462 463 464 465 466
467 468 469 470
Id., 196. Cf. Steck, O. H., Welt und Umwelt, Stuttgart 1978, cité par Moltmann, J., op. cit., 196. Moltmann, J., op. cit., 199. Id., 200. Max Scheler, philosophe allemand, est l’un des premiers qui ont fait de recherches à fond sur l’environnement animal. Il dira e.a. : « Tout ce que l’animal peut apercevoir et saisir du monde qui l’entoure, se trouve dans les clôtures et les frontières sûres de son environnement ». Face à cela, l’homme est « l’X, dont l’attitude d’ouverture au monde peut être illimitée. Devenir homme c’est s’élever à l’ouverture au monde par l’esprit ». Cf. Scheler, M., Die Stellung des Menschen im Kosmos, München 1947, 40, cité par Moltmann, J., op. cit., 199. Id., 200. Ibid. Ibid. Ganoczy, A., Dieu, l’homme et la nature, Paris 1995, 8.
118 aspiration à la connaissance, il lui apparaît de plus en plus indispensable de se mettre à l’écoute des sciences de la nature. Plus loin dans le même ouvrage, Alexandre Ganoczy montre l’importance du langage de l’analogie en théologie, afin d’éviter un double écueil : le relativisme et le dogmatisme. Il dit notamment : « Le théologien est exercé dans l’art de montrer ce qu’on ne peut pas montrer et dire ce qui est en définitive indicible, d’où son recours systématique au langage de l’analogie. D’un autre côté, il perdrait toute crédibilité dès l’instant où il succomberait au dogmatisme, c’est-à-dire où il transformerait son discours d’approche de l’objet en définitions intangibles qu’il imposerait à l’auditeur. Quand on a conscience que la théologie doit rassembler des réalités différentes et des différences fondamentales, on comprend aussi la relativité de son discours ».471 La théologie parle de l’Absolu, mais jamais d’une manière absolue.472 C’est ce qu’elle fait presque tout le temps, ne serait-ce que parce qu’elle doit toujours adapter ce qu’elle veut dire à un auditoire variable, en faisant appel à toute une chaîne de comparaisons et de rapports d’implication. Ce préambule traduit bien la nécessité de renouveau en théologie.473 Par rapport à ce besoin de renouveau, deux grandes théories défient de nos jours la théologie traditionnelle de la création. Il s’agit de la théologie du Processus et de la doctrine de la création dans l’Esprit. Essayons d’en saisir la quintessence.
471 Id., 25. 472 Cf. la remarque de Joseph Ratzinger à propos de la « double insuffisance » de toute formulation dogmatique, in : Ratzinger, J., Das Problem der Dogmengeschichte in der Sicht der katholischen Theologie, Cologne-Opladen 1966, 25, cité par Ganoczy, A., op. cit., 25. 473 C’est aussi, dirait-on, le noyau autour duquel a tourné tout le concile Vatican II. Plusieurs textes, aussi bien dans Dei Verbum (3 et 6) que dans Gaudium et Spes, expriment bien cette nécessité de comprendre à nouveau le message biblique face aux réalités nouvelles du monde. C’est, en tout cas, le point de vue d’Alexandre Ganoczy, Schöpfungslehre, Düsseldorf 1983, 127-141. Il dit e.a.: „Das jüngste ökumenische Konzil unterscheidet sich bekanntlich von allen anderen durch seine eindeutig positive und pastoral-dogmatische Zielsetzung. Ihm kommt es darauf an, die ‚Zeichen unserer Zeit’ zu vernehmen, um darunter jene zu unterscheiden, die ‚wahre Zeichen der Gegenwart oder Absicht Gottes sind’ (GS 11/1; 44/2). Vielleicht noch nie war das pneumatische Bewusstsein in der westlichen Schöpfungstheologie so ausgeprägt wie in der Konstitution ‚Gaudium et Spes’. Dabei entwickelt diese keine Schöpfungsdogmatik im eigentlichen Sinn. Sie zielt eher auf eine ausführliche Konkretisierung des christlichen Schöpfungsglaubens unter den Bedingungen moderner Gesellschaft ab. So wählt sie von vornherein einen anthropologischen und soziologischen Ansatz und erörtert konkrete schöpfungstheologische und – ethische Fragen konsequent aus dem doppelten Gesichtspunkt der Person und der Gemeinschaft“. Vier Themen sind im GS entwickelt: „die Würde der menschlichen Person, der Sinn des menschlichen Schaffens, Ehe und Familie als Praxis gelebten Schöpfungsglaubens, gesellschaftliche Verantwortung im Sinne dieses Glaubens. Alle diese Themen rechnen wie selbstverständlich mit einer bestimmten evolutiven Struktur der geschehenden Weltgeschichte; Kultur erscheint als humanisierte Verlängerung der Entwicklung aller Lebewesen“, 127.
119 3.3.1 Théologie du Processus Elle est une variante de la nouvelle théologie de la création, suscitée par l’intérêt écologique croissant, et qui souligne le caractère dynamique de la divinité. Ses représentants sont John B. Cobb et David Ray Griffin.474 Cette Prozeßtheologie475 a sa source dans la Prozeßphilosophie (la philosophie du Processus) d’Alfred North Whitehead. 476 Ce dernier comprend la totalité des événements dans l’histoire de l’univers comme le résultat d’un processus organisé, précédant la subjectivité. Toutes les entités existantes ont part à ce processus et ont la capacité de sensibilité.477 Dieu en est le Principe du devenir concret, il est l’ordre de ce processus ; il rend possible un devenir nouveau, et cela de façon bipolaire. D’un côté, il en détermine la forme de ce processus universel (« primordial nature »), de l’autre, il actualise le devenir du monde, tout en étant lui-même en étroite relation avec ses créatures (« consequent nature »). C’est dire qu’une tension fondamentale structure tout être, et surtout l’être humain, celle entre la forme et le dynamisme que Paul Tillich a longuement analysée dans sa Théologie Systématique.478
474 Cf. Cobb, J. B., Der Preis des Fortschritts. Umweltschutz als Problem der Sozialethik, München 1972; Griffin, D. R., Prozesstheologie. Eine einführende Darstellung, Göttingen 1979. 475 La terminologie est plus discutée. Le professeur G. Siegwalt utilise « théologie du processus ». Dans d’autres ouvrages, on trouve « Théologie du devenir ». Dans les textes du Conseil Œcuménique des Eglises, on trouve « théologie de l’évolution ». Le terme « Processus ou Process » signifie et qualifie un courant de pensée pour qui les êtres et les choses ne sont pas des substances fixes, immuables, stables ni permanentes, et qui affirme le caractère essentiellement fluide et mouvant de la réalité. Cette définition, à la fois très large et très vague, peut s’appliquer à quantité de philosophies, ainsi à celles d’Hegel, de Bergson ou de Teilhard de Chardin pour ne citer que ces quelques noms. Ils sont héritiers de toute une tradition philosophique qui s’inscrit dans la ligne de celle de Whitehead. Cf. ici Gounelle, A., « Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process », in : Etudes Théologiques et Religieuses 56 (1981) ; Id., Le monde et Dieu selon la Théologie du Process, in : Lumière et Vie 161 (1982), 51-59 ; Id., Dieu selon « la process theology », in : Etudes Théologiques et Religieuses 55, n°2 (1980), 185-198 ; Kesteman, M., « La création et ses enjeux », in : Revue Théologique de Louvain, n° 12 (1981), 347-356 ; Maldamé, J. M., « Cosmologie et théologie. Etude de la notion de création dans la théologie nord-américaine du Process », in : Revue Thomiste n°1 (1986), 90-114 ; Mellert, R., « Théologie du Process et être personnel de Dieu », in : Concilium 123 (1977), 145-150 ; Parmentier, A., La philosophie de Whitehead et le problème de Dieu, Paris 1968 ; Id., « Whitehead et la découverte de l’existence de Dieu », in : Revue de Théologie et de Philosophie 19 (1969), 307-317 ; Regan, Th. J., « La Process Theology » et la foi chrétienne contemporaine, in : Etudes Théologiques et Religieuses 368 (1988), 81-92 ; Cobb, J. B., La philosophie du processus et le problème de Dieu, in : Revue d’histoire et de philosophie religieuses 62 n°1 (1982), 1-21 ; Id., L’homme et la philosophie du devenir, in : Concilium 75 (1975), 29-44. 476 Cf. Son ouvrage principal: Whitehead, A. N., Process and Reality, 1929. 477 Lochbühler, W., op. cit., 146-147. 478 Cf. Tillich, P., Théologie systématique. L’être et Dieu, Paris 1970.
120 Le professeur André Gounelle479 approche les deux notions, de façon anthropologique, comme suit : La forme désigne l’ensemble de cadres, de règles, d’habitudes, de rangements qui donnent à notre existence ordre et stabilité. On pourrait la symboliser par nos maisons, ces habitations où l’on se sent chez soi, tranquille, en sécurité, dont on a besoin pour se reposer. Elles représentent un point fixe, familier, et contribuent à construire notre identité en assurant de l’identique dans nos vies. Le dynamisme correspond à l’aventure, à la découverte, à l’invention, au changement, à l’exploration de nouveaux territoires. On peut le figurer par un voyage sur une route. Il nous conduit à travers des paysages qui se modifient. Il nous jette dans des situations nouvelles. Il nous conduit vers de l’inédit et de l’inattendu.480 Ainsi, convient-il dans toute vie d’opérer un équilibre entre les deux, car dans toute existence, les deux éléments se combinent. Et André Gounelle de poursuivre : « Personne ne peut rester en permanence chez soi, enfermé dans ses routines, et dans le refus de tout cheminement. Personne ne peut, non plus, s’exposer constamment à l’imprévu, changer sans cesse, ne jamais s’installer, au moins provisoirement, quelque part. La vie ne se satisfait ni de l’éternelle répétition du même (c’est-à-dire d’une forme sans dynamisme), ni d’une série de recommencement à zéro (autrement dit d’un dynamisme sans forme). Les deux éléments s’associent toujours. »481 Cependant si l’un ou l’autre prédomine, et selon celui à qui on donne la priorité, on aboutit à des conceptions du monde et à des comportements opposés. De manière schématique et typologique, l’on en déduira deux attitudes. La première, selon que l’on met le dynamisme au service de la forme, conduit au but. La route sert à conduire à la maison. Désormais on travaille et on combat pour préserver, défendre et renforcer ses acquis. On considère que le mouvement a réussi quand il aboutit à deux résultats : d’abord à construire solidement un immeuble, ensuite à en assurer sa stabilité contre vents et tempêtes. La deuxième attitude subordonne au contraire la forme au dynamisme. Les maisons ne deviennent que de jalons permanents et ne rendent que de plus longues marches possibles, sans arrêt. C’est une progression ininterrompue, sans immeuble solide. Comme on le voit, la philosophie du Processus, aussi bien que la théologie privilégie le mouvement, le dynamisme en vue de la forme. C’est là un énoncé essentiel pour un équilibre dans le comportement face à l’environnement. Selon la philosophie du processus, Dieu est donc en « interconnexion » constante avec ses créatures. 482 Se situant dans le sens élargi de cette philosophie, la théologie du Processus comprend Dieu, l’homme et la nature comme unité fondamentale. Dieu lui-même, par ce processus du devenir concret du monde qu’il opère, se met au niveau de ses créatures. L’amour de Dieu effectue un changement créatif (« creative transformation »), dans lequel il rend possible l’accomplissement et l’auto-développement de ses créatures. Ceci se déroule dans le cadre de la dynamique divine, qui prend part « de l’intérieur » au développement du monde. Toutes les entités existantes participent, à des degrés différents, à cette dyna-
479 480 481 482
Gounelle, A., Le Dynamisme créateur de Dieu, 3. Ibid. Ibid. Lochbühler, W., op. cit., 147.
121 mique.483 L’idée centrale de la théologie du Processus est que Dieu est immanent au monde et à son devenir, sous forme d’une interaction réciproque : « Dieu est participant au processus dynamique du monde » (Gott ist Teilhaber am dynamischen Weltprozeß).484 Ainsi, comme nature primordiale, l’action divine correspond au Logos créateur, dans sa nature conséquente, l’action divine est eschatologique. Dans la théologie trinitaire, Pannenberg qualifie Christ, dans le cadre de la christologie du Logos, à la fois comme « the power of creative transformation »485 et « présent dans toutes choses ».486 Cette théologie du Processus n’est pas sans conséquences. Le caractère souverain, indépendant, absolu et tout-puissant de Dieu, comme il est enseigné dans la théologie traditionnelle, semble être mis de côté. La différence théologique fondamentale entre le créateur et la créature disparaît au profit d’un processus de devenir intégral. Ces énoncés frôlent le panthéisme487 et s’approchent du plotinisme (émanationnisme), où la conception de la création « ex nihilo » devient difficile à justifier, ainsi que les doctrines traditionnelles sur la grâce et le péché. C’est l’immanence pure de Dieu qui y est affirmée. Cela a donné lieu à des discussions théologiques.488 3.3.2 Création dans l’Esprit (J. Moltmann) Jürgen Moltmann développe sa doctrine dite de la création dans l’Esprit489 en partant de la tradition biblique, selon la quelle toute action divine est pneumatique dans son accomplissement. C’est toujours l’Esprit qui conduit à son terme l’action du Père et du Fils. Ainsi, le Dieu trinitaire inspire sans cesse toute sa création. Tout ce qui est, existe et vit grâce à l’affluence permanente des énergies et des possibilités de l’Esprit cosmique. C’est pourquoi, poursuit-il, il faut comprendre toute réalité créée de façon énergétique, comme possibilité réalisée de l’Esprit divin. Grâce aux possibilités et énergies de l’Esprit le créateur lui-même est présent dans sa création. Il ne s’oppose pas seulement à elle par sa transcendance, mais entre en elle et lui demeure en même temps immanent. 490 Moltmann cite notamment le psaume 104, 29-30 comme le fondement biblique de cette conception de la création dans l’Esprit.
483 Ibid. Cf. aussi Pannenberg, W., A liberal Logos Christology: The Christology of John Cobb, in: John Cobb’s Theology in Process, Philadelphia 1977, 133-149. 484 Cf. Link, Ch., Schöpfung. Schöpfungstheologie angesichts der Herausforderungen des 20. Jahrhunderts, Gütersloh 1991, 435. 485 Cf. Pannenberg, W., op. cit., 134. 486 Selon Cobb, J. B. et Griffin, D. R., il n’y a pas ici de ligne de séparation absolue entre la création vivante et non-vivante. 487 Daecke, S. M., Säkulare Welt – sakrale Schöpfung – geistige Materie. Vorüberlegungen zu einer trinitarisch begründeten Praktischen und Systematischen Theologie der Natur, in: EvTh 45 (1985), 270. Daecke parle même d’un panthéisme classique. Mais Cobb, J. utilise le terme « Panenthéisme ». 488 Jürgen Moltmann a converti quelque peu le Panthéisme en Panenthéisme, in : Dieu dans la création, 27-34. 489 Moltmann, J., op. cit., 22-27. 490 Id., 22-23.
122 Tu caches ta face, ils s’épouvantent, Tu retires leur souffle, ils expirent, A leur poussière ils retournent. Tu envoies ton souffle, ils sont créés, Tu renouvelles la face de la terre.491 Dieu n’est pas seulement le créateur du monde, mais aussi l’Esprit de l’univers. « Deus penetrat praesentia sua totum universum ».492 Grâce aux forces et aux possibilités de l’Esprit, le Créateur demeure auprès de ses créatures, les vivifie, les maintient dans l’existence et les mène dans son royaume futur. 493 Ainsi, Moltmann déduit-il le principe de l’interpénétration comme archétype du mouvement dialectique transcendanceimmanence qui se trouve dans la divinité elle-même.494 Toujours selon Moltmann, pour comprendre, après la transcendance de Dieu par rapport au monde, cette immanence de Dieu dans le monde, il est souhaitable d’écarter le concept de causalité et avec lui la pensée causale elle-même du traité de la création. Celui-ci ne permettait de concevoir que la transcendance de la causa prima, qui en tant que divine devait être en même temps causa sui. Or, la création du monde est autre chose que la causation du monde. De là, dira-t-il, nous citons : « Si en vertu de son Esprit le créateur est lui-même présent dans la création, alors la relation avec la création doit être conçue plutôt comme un réseau complexe de relations unilatérales, multilatérales et réciproques. Dans ce réseau de relations, ‘créer’, ‘conserver’, ‘maintenir’ et ‘accomplir’ signifient certes les grandes relations unilatérales, mais ‘inhabiter’, ‘compatir’, ‘participer’, ‘accompagner’, ‘souffrir’, ‘se réjouir’ et ‘glorifier’ sont des relations réciproques, qui désignent une communauté cosmique de vie entre Dieu l’Esprit et l’ensemble de ses créatures. »495 Ainsi, le traité trinitaire de la création ne part donc pas du face-à-face de Dieu et du monde, pour ensuite les définir l’un par opposition à l’autre, Dieu comme la négation du monde et le monde comme la négation de Dieu. Il part plutôt d’une tension immanente à Dieu lui-même : Dieu crée le monde et entre en même temps en lui. Il l’appelle à l’existence et en même temps se manifeste lui-même à travers cette existence.496 Moltmann en arrive à cette conclusion englobante : « Le monde vit de sa force créatrice et il vit dans le monde. Si Dieu comme créateur s’oppose à la créature, il s’oppose donc à luimême. Si la création s’oppose à son créateur, alors Dieu s’oppose de nouveau à luimême. Le Dieu transcendant le monde et le Dieu immanent au monde sont un seul et même Dieu. Dans la création du monde par Dieu, il faut par conséquent reconnaître une autodistinction et une auto-indentification de Dieu : Dieu est à la fois en lui et hors de lui.
491 Ibid. 492 Moltmann cite ici Oettinger, Fr., Inquisitio in sensum communem et rationem, Tübingen 1753, 150. 493 Id., 28. 494 Id., 30-31. 495 Id., 28-29. 496 Id., 29.
123 Il est hors de lui dans sa création et en même temps en lui dans son sabbat. »497 De ces diverses considérations, il se crée une nouvelle conception du monde qui considère l’univers comme un tissu de processus connexes. Fr. Capra dira qu’: « aucune propriété d’une partie quelconque de ce tissu n’est fondamentale, elles résultent toutes des propriétés des autres parties, et c’est l’accord total des relations réciproques qui détermine la structure de l’ensemble du tissu. »498 Selon Capra et Moltmann, la création dans l’Esprit est une conception théologique qui correspond le mieux au traité écologique de la création qu’on recherche et dont on a besoin aujourd’hui. Par ce concept, Capra dit : « nous faisons sortir le traité théologique de l’époque de la subjectivité et de la domination mécaniste du monde et nous le conduisons sur la voie de la recherche d’une future communauté écologique du monde. »499 L’époque de la subjectivité et de la domination mécaniste du monde a atteint ses limites définitives à cause de la destruction progressive de la nature et de la menace progressive que l’humanité fait peser sur elle-même par le suréquipement nucléaire. A cette extrémité, il existe encore une alternative réaliste à la destruction universelle : la communauté écologique mondiale non violente, pacifique et solidaire.500 Ce passage d’une époque à une autre met les traditions théologiques du christianisme non seulement devant les problèmes d’adaptation, mais encore plus devant la nécessité de retrouver leur vérité originelle propre qui a été défigurée ou étouffée. 501 Dans tous les cas, la dimension éthique qui découle de cette théologie renouvelée de la création est sans équivoque. Si la transcendance de Dieu, appuyée jusqu’alors en théologie traditionnelle, serait équilibrée par son immanence au monde, et si la nature, Dieu et l’homme constituent, plus ou moins, une unité différenciée, alors la nature globale se comprend théologiquement comme sacrée (non déifiée ou divinisée) et digne de respect. 502 C’est l’appel à
497 Ibid. Jürgen Moltmann énonce et développe deux théories qui permettent de comprendre cette autodistinction et cette tension de Dieu dans sa création : C’est la doctrine rabbinique et cabalistique de la Schekinah. « La Schekinah, la présence de Dieu qui descend sur les hommes et habite parmi eux, est comprise comme une scission en Dieu même. Dieu lui-même se sépare de soi, il marche avec son peuple, il subit avec lui sa souffrance, avec lui il s’exile dans la misère des mondes étrangers, avec lui il partage son existence aventureuse. » C’est la doctrine chrétienne de la Trinité. « Dans la surabondance libre de son amour, le Dieu éternel sort de lui-même et crée un monde, une réalité, qui est là comme lui-même et qui diffère néanmoins de lui. Par le Fils Dieu produit, réconcilie et sauve sa création. Dans la force de l’Esprit, Dieu est lui-même présent dans sa production, dans sa réconciliation et sa rédemption de la création. », 30. 498 Cf. Capra, Fr., Der kosmische Reigen. Physik und östliche Mystik – ein zeitgemäßes Weltbild, München 1983, 286, cité par Moltmann, J., op. cit., 25. 499 cité par Moltmann, J., op. cit., 26. Une vue d’ensemble remarquable se trouve chez Fr. Capra, Wendezeit. Bausteine für ein neues Weltbild, Bern 1983; Matson, Fl. W., Rückkehr zum Menschen. Vom mechanistischen zum humanen Weltverständnis, Olten-Fribourg 1969. 500 Moltmann, J., op. cit., 26. 501 Ibid. 502 Daecke, S. M., Auf dem Wege zu einer praktischen Theologie der Natur, in: Meyer-Abich, K. M., op. cit., 278ff. Id., „Natur und Schöpfung im Christentum“, in: Katechetische Blätter
124 un nouveau tournant dans la théologie de la création, basée sur le modèle d’intégration du théocentrisme et de l’anthropocentrisme. Le modèle intégratif et inclusif des êtres est ce qui apparaît dans les énoncés qui suivent.
3.4 Énoncés d’ordre sotériologique 3.4.1 Salut de la nature créée « Notre époque dramatise la capacité pour l’homme de détruire la nature. Jésus Christ, quant à lui, montre à quelle haute destinée l’homme peut élever la création. Les chrétiens acceptent le fait que Jésus, cet être humain, est le Fils de Dieu. Parce que le Fils est entré dans l’humanité, il fait entrer le monde dans son existence humaine. Le Fils de Dieu a rempli le monde de sa personne et l’a pénétré du sens et du destin de sa vie. A sa mort, Jésus n’a pas abandonné le monde et la création n’a pas perdu tout ce qu’il lui avait donné. Le Fils de l’Homme est ressuscité des morts corporellement, encore qu’il s’agisse d’un corps glorieux. A travers son humanité qui demeure, le Christ ressuscité a gardé sa relation avec le monde. »503 Cette citation du Père Joseph Nash, que nous mettons à dessein au début de ce point, contient en substance le programme de la volonté divine sur la nature. La nature n’est pas soumise à la perdition, mais destinée au salut. Ce n’est pas l’homme seulement, mais bien la nature. Puisque l’être de l’homme est lié à son milieu, le Royaume n’implique pas seulement le salut de l’humanité mais aussi le salut du monde. La résurrection de Jésus promet à toute la création de participer à sa destinée humaine. La création elle aussi doit être glorifiée, transformée en des cieux nouveaux et une terre nouvelle. Elle doit toute entière devenir une nouvelle création.504 Toute la création doit d’abord être remise au Seigneur ressuscité, puis le Christ doit la remplir de lui-même (Ep 1, 10). Alors, le Fils de l’homme remettra au Père une création reprise dans son Royaume, de sorte que Dieu soit véritablement tout en tous (Col 1, 20).505 Le destin commun entre l’homme et le reste de la création, l’apôtre Paul le traduit bien dans son passage de l’épître aux Romains 8, 19-
4/92, 239. Sigurd Martin Daecke dit notamment: „ Für den christlichen Schöpfungsglauben ist Natur weder profan noch heilig, sondern geheiligte Schöpfung. (...) Auch unter dem Aspekt des dritten Glaubensartikels ist Gott in seiner durch Ausbeutung und Zerstörung bedrohten Schöpfung gegenwärtig, nämlich im Heiligen Geist. (...) Im Geist ist Gott in der Schöpfung gegenwärtig, wirkt lebenschaffend weiter und vollendet die Schöpfung zur neuen Schöpfung. Dieses immanente Schöpfungswirken Gottes ereignet sich in den Strukturen der Evolution. Durch diesen Weltbezug Gottes und durch diesen Gottesbezug der Welt wird die Schöpfung zwar nicht vergöttlicht, wohl aber geheiligt.“ 503 Nash, J., « L’homme et sa responsabilité à l’égard de l’environnement », in : Concilium 110, 1976, 45. 504 Ibid. 505 Ibid.
125 25. Ce texte est commenté abondamment, à côté de plusieurs autres. 506 Dans ce texte, la création (ktísis) est globalisante, c’est-à-dire, pensée dans le sens cosmique. Le fait que cette création souffre - et attende désormais d’être libérée -, est le résultat de l’acte humain. Luther et Calvin sont de la même opinion à ce sujet. Luther parle de la vanité et du plaisir pervers507 de l’homme qui ont ainsi livré le reste de la création à la dégradation, oubliant que lui-même en dépend. Et Calvin d’ajouter : «Toutes les créatures innocentes doivent subir la punition de nos péchés».508 De là, se dégage l’énoncé selon lequel l’homme, par son comportement peu heureux, soumet les autres créatures à la souffrance. Désormais tous partagent le destin commun (Schicksalsgemeinschaft), mais dont la ‘nature’ reste la partie la plus faible. 509 Certains bilans pensent, par contre, que c’est l’homme lui-même qui se fragilise quand il exploite de façon non raisonnée la nature. C’est cette dernière qui risque d’anéantir l’homme, quand bien même les deux êtres partagent le même sort. Cette souffrance touche toutes les créatures, aussi bien l’homme régnant que la nature esclavagisée. Mais l’espérance du salut permet de transformer positivement cette souffrance, dans la mesure où l’homme retrouve son équilibre, sa mesure et cesse d’être intempérant. Déjà dans l’enseignement traditionnel du salut, les minéraux, les plantes, les animaux ne furent jamais considérés simplement comme matériel esthétique ou matière première à la portée de l’homme. Ils ont toujours été intégrés dans le processus du salut de l’humanité. L’énoncé essentiel est que : « Tous les êtres viennent de Dieu et retournent à Dieu ». Ici, l’origine et le but final des êtres sont identiques : Dieu. Il se crée un mouvement circulatoire des êtres. Mais les êtres inférieurs aspirent à leur accomplissement de façon « implicite ».510 L’homme seul comme nature supérieure, doué de raison, laisse participer, à travers lui, d’autres êtres inférieurs à l’accomplissement. Les hommes contribuent à restaurer toutes choses dans le Christ en usant du monde d’une manière telle
506 Rm 8, 19-25: « Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité, - non qu’elle l’eût voulu, mais à cause de celui qui l’y a soumise -, c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémisses de l’Esprit, nous gémissons nous aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. Car notre salut est objet d’espérance ; et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espérer encore ? » Cf. aussi 1 Co 2, 910 ; 2 Co 4, 17 ; Col 3, 3-4 ; Gn 1, 28 ; 2, 19 ; 3, 17-19 ; Ep 1, 10 ; Col 1, 16-20 ; 2 P 3, 12-13; Ap 21, 1-8. 507 Luther meint, der „Eitelkeit“ und dem „perversen Genießen“ des Menschen sei die Schöpfung ausgeliefert. in: Vorlesung über den Römerbrief von 1515/16. Lat.-Dt. Ausgabe, Bd. II (Darmstadt 1960), 98-102, cité par Ganoczy, A., Ökologische Perspektiven in der christlichen Schöpfungslehre, in : Concilium (1991), 295. 508 Calvin erklärt: „Alle unschuldigen Kreaturen müssen die Strafe für unsere Sünden mittragen“, cité par Ganoczy, A., Ökologische Perspektiven, 295. 509 Ibid. Modern gewendet: Die Menschengattung wird ihrer Um- und Mitwelt zum Verhängnis. 510 Cf. Aertsen, J. A., Natur, Mensch und der Kreislauf der Dinge bei Thomas von Aquin, in: Zimmermann, A. (Hg.), Mensch und Natur im Mittelalter, Berlin 1991, 156f.
126 qu’ils puissent vivre en fils de Dieu et faire avancer son Règne. « Cette participation de l’homme au salut du monde, il la fait, non pas dans la tyrannie, mais dans le service. Le chrétien exprime son amour par le service. La maîtrise de l’homme sur le monde devrait se conformer à cette règle constructive. La terre pourvoit au besoin de l’homme, mais la race humaine doit mettre un frein à son exploitation de la terre de peur que l’environnement ne se trouve en péril. L’homme préserve la terre lorsqu’il la mène à son achèvement en l’incorporant dans l’existence humaine et dans la gloire. »511 3.4.2 « Ciel nouveau et terre nouvelle » Dieu a créé l’univers, le crée dans le présent, le conduit vers sa fin et l’accomplira dans le futur, dans sa bienveillance. Dans ce kérygme à la fois cosmologique et eschatologique, c’est l’avènement du « ciel nouveau et de la terre nouvelle », impliquant l’homme et la nature non-humaine, qui est l’aspiration profonde. C’est généralement sous cette dénomination que l’on qualifie l’accomplissement du monde. Jésus promet les cieux nouveaux et la terre nouvelle (Ap 21, 1). « Notre salut est objet d’espérance » (Rm 8, 24). Cette espérance consiste en une nouvelle création. Les trois symboles complémentaires de l’espérance dont la résurrection, la participation à la vie éternelle et la nouvelle création permettent de dépasser une interprétation purement anthropologique et individualiste du salut.512 Ces symboles de l’espérance, faut-il le rappeler, sont soumis à la dialectique chrétienne du « déjà-là » (de la préfiguration et de l’anticipation), et du « pas encore » (de l’accomplissement et de la plénitude).513 Nous souffrons du «pas encore» de notre salut et nous gémissons intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps (v. 23). Ce salut est donc promis au cosmos, et la formule « ciel nouveau et terre nouvelle » en est l’expression.514 « Cette façon de nommer l’espérance montre que la matérialité possède une profondeur spirituelle qui, incluse dans la mouvance de l’Esprit créateur et régénérateur, peut transcender la mort : l’apôtre Paul parle d’un ‘corps spirituel’. La matière cosmique, dont fait partie la matérialité humaine, est une matière subtile, disent les physiciens ; dans le holomouvement d’impliement et de dépliement, de destruction et de création, de mort et de résurrection, elle peut être transformée en énergie pure. »515 La résurrection du Christ, prototype de toute résurrection, est la « récapitulation » de ce désir de toute existence matérielle, à commencer par celle de l’homme, de surgir de la mort et de s’achever comme énergie et matière spirituelle. Elle annonce l’entrée de l’univers entier dans un autre niveau d’être, où la lumière et la vie triomphent des ténèbres et de la mort.516 Cela étant, la participation à la vie éternelle apparaît ultimement comme une fin intrinsèque non seulement de chaque personne et de toute l’histoire hu-
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Nash, J., op. cit., 46. Proulx, J., op. cit., 67. Ibid. Ziegenaus, A. (Hg.), Die Zukunft der Schöpfung in Gott, Aachen 1996, 275. Cette idée de « ciel nouveau et terre nouvelle » se retrouve aussi déjà dans Isaïe 65 et 66. 515 Proulx, J., op. cit., 67. 516 Id., 67-68.
127 maine, mais aussi comme le désir et l’effort d’accomplissement qui traversent en profondeur l’évolution cosmique. C’est à ce point qu’entre en jeu l’avènement de la nouvelle création. « Et l’histoire humaine, et l’évolution cosmique accomplies aux temps eschatologiques, c’est Dieu se manifestant dans un monde réconcilié avec son être profond et théonome. C’est aussi ‘Dieu en tout et tout en Dieu’, comme le rappelle la formule panenthéiste. »517 Lorsque Gaudium et Spes 39 parle de « cieux nouveaux et terre nouvelle », l’idée des Pères conciliaires, loin d’affaiblir le souci de cultiver cette terre, est plutôt de le réveiller, mais en stigmatisant qu’il est vain de vouloir gagner l’univers, si l’homme lui-même s’y perd. Le progrès terrestre (bibliquement : « gagner le monde entier » Cf. Lc 9, 25) ne signifie pas encore salut de l’âme, de l’homme entier. Le travail sera salutaire lorsqu’il prendra aussi cet aspect eschatologique en considération: « le progrès terrestre a beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine » (GS 39, 2). Ainsi, comme saint Thomas d’Aquin, l’on parlera de la nature comme œuvre de Dieu. Un Dieu qui se soucie du salut de son œuvre par l’incarnation de son Fils Jésus-Christ. Un sens nouveau doit être donné à l’histoire du monde, dans sa relation avec Dieu créateur et avec le Christ rédempteur, et avec pour conséquence l’intégration des réalités cosmiques dans un contexte religieux.518 Le monde porte les traces de son créateur, à travers lesquelles l’on reconnaît sa grandeur et sa sagesse.519 Le livre de la sagesse le confirme : « Car la grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur » (Sg 13, 5). Dans sa sagesse, Dieu a créé toute chose (Cf. Sir 18, 5 ; Jb 38ss). Ces créatures doivent alors proclamer la gloire de Dieu (Cf. Ps 19 ; Dn 3, 57ss). Le prologue johannique se réfère à la création par la parole dans l’Ancien Testament quand il déclare : « Au commencement était le Verbe » et « tout fut par lui » (Jn 1, 1.3). C’est dire qu’à travers le Verbe toute la création a vu le jour. En somme, dans le Nouveau Testament toute la création est mise en rapport avec Christ, et à travers lui avec Dieu : « Pour nous en tout cas, il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses et vers qui nous allons, et un seul Seigneur, Jésus Christ, par qui viennent toutes choses et par qui nous allons » (1 Cor 8, 6). Dans l’épître aux Hébreux, il est écrit : « Dieu nous a parlé par son Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les mondes. Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance, lui qui soutient l’univers par sa parole puissante (…) » (He 1, 2-3). A ce Jésus est soumis l’avenir du monde.520 Ces citations bibliques, loin d’ennuyer, montrent à suffisance que Dieu a créé non seulement l’homme mais toute la création, et que cette dernière est ordonnée à un but. Par
517 Id., 69. Cf. aussi Tillich, P., op. cit., 43s. ; Fox, M., La grâce originelle, Montréal 1995, 25, 120, 231. Le Christ comme celui en qui le don de l’Etre s’achève et en qui l’être nouveau apparaît dans l’histoire humaine et dans le devenir cosmique constitue l’essentiel de la doctrine paulinienne. Voir par exemple Ga 6, 15 ; Rom 6, 8 ; Col 1, 15-20 ; 1 Cor 15, 27-28 ; Eph 1, 323, Phil 2, 5s. 518 Aubert, J. M., Philosophie de la nature, 72. 519 Ziegenaus, A. (Hg.), op. cit., 272. 520 Cf. Mußner, F., Die Auferstehung Jesu, München 1969, 161f.
128 conséquent, les créatures inférieures ne sont plus une simple « masse passive ».521 La Bible voit donc le reste de la création dans un rapport étroit et commun avec le destin de l’homme.522 Cette notion liée à la théologie de la création se précise dans la perspective anthropologique. Le destin de la création dépend de la façon dont l’homme se comprend. Dans la mesure où il se considère comme « maître et possesseur de la nature » à la Descartes, il entraîne avec lui toute la création dans sa tragédie. Anton Ziegenaus dit à ce propos: « A travers son péché, l’homme ne souffre pas seul dans son obstination souveraine, il entraîne avec lui toute la création dans sa tragédie personnelle. La malédiction qui s’en suit s’étend aux autres créatures » (Cf. Gn 3, 17 ; 5, 29).523 Et les Pères de l’Eglise avaient déjà pressenti que la perturbation de l’homme dans son rapport à Dieu conduirait à un rapport erroné de l’homme à la nature. 524 L’univers entier est donc engagé dans une histoire, une destinée, orientée vers un terme eschatologique de par l’incarnation du Christ dans l’humanité.
3.5 Dignité et intelligibilité de la création 3.5.1 Dignité dérivée de la création infrahumaine L’être créé est caractérisé par sa contingence, c’est-à-dire par l’absence de nécessité. Seul Dieu est nécessaire, réalisant en plénitude de consistance et d’infinie perfection l’idée d’être de la création. Les êtres créés ne tirent pas d’eux-mêmes leur signification profonde. Ils dépendent de leur cause permanente qu’est Dieu.525 Par le rattachement de tout le créé à Dieu, c’est la dignité de ce monde contingent qui est affirmée, ainsi que la dépendance réciproque de l’ensemble des êtres. L’intégrité et la dignité propres à chaque être inférieur lui vient, non de sa référence à l’homme - car il en fait partie - mais de sa référence à l’amour de Dieu pour toute créature. 526 C’est dans ce même sens que le docteur angélique comprend la doctrine de la participation des créatures aux perfections divines : «C’est donc Dieu Lui-même qui est le premier exemplaire de tout, et les créatures ressemblent à Dieu, non pas en raison d’une analogie d’espèce ou de genre (comme on dit que l’homme engendre l’homme), mais en ce qu’elles représentent la notion qu’en a Dieu dans son intelligence (comme la maison matérielle représente la maison que l’architecte conçoit). En ce sens, la divine bonté est la fin de toutes choses, chaque créature visant à obtenir sa propre perfection, qui consiste dans la similitude et la participation à la perfection et à la bonté divines».527
521 Ziegenaus, A., op. cit., 273. 522 Cf. Scheffczyk, L., Die Wiederkunft Christi in ihrer kosmischen Bedeutung, Einsiedeln 1980, 292f. 523 Ziegenaus, A., op. cit., 273. 524 Ziegenaus, A., „Die Umweltproblematik in schöpfungstheologischer Sicht“, in: FKTh 8 (1992), 85. 525 Aubert, J. M., op. cit., 77. 526 Cf. Regidor, Ramos, J., “Quelques prémisses pour une théologie écosociale de la libération », in : Concilium, n° 261/1995, 118-119. 527 Thomas d’Aquin, S. Th., Ia, q. 44, a. 3 et 4.
129 Du fait que tous les êtres matériels sont les œuvres de l’Intelligence divine, ils ont une signification, un contenu intelligible et une consistance; la référence permanente à Dieu présente en tous les êtres créés fonde leurs propres richesses, variées et multiples, parce que participations de l’infini et polyvalente richesse intérieure de Dieu.528 Le théologien allemand Hans Münk ne pense pas autrement. Il justifie, de façon analogique, la dignité reconnue à la création de par le rapport des créatures à Dieu (Gottesbezug). Ainsi, il qualifie les êtres inférieurs de « vestigia Dei », « Spuren Gottes », c’est-à-dire les symboles, les traces à travers lesquels on reconnaît leur Créateur. Ils sont l’expression sacramentelle de la Trinité. De l’homme, il parle de « imago Dei ».529 Ce rapport déterminant entre le Créateur et la création éviterait alors tout dualisme strict entre les êtres humains et la nature, caractéristique du monde contemporain. L’énoncé éthique qui en découlerait logiquement est de reconnaître la valeur propre aux êtres inférieurs, leur altérité, qui implique une responsabilité de la part de l’homme. 530 Cette approche théologique rappelle ainsi à l’homme qu’il partage une même origine avec les êtres inférieurs. Voilà ce qui conduit Hans Münk à la formule éthique suivante : « Agis, de telle sorte que les conséquences de ton agir ne porte pas atteinte à la capacité de vie et à l’intégrité de la nature non-humaine. »531 Par cet engagement éthique, basé sur un regard renouvelé de la création, l’on peut parvenir à une théologie écosociale où les
528 Cf. Aubert, J. M., op. cit., 80. 529 Münk, H. J., „Die Würde des Menschen und die Würde der Natur“, in: Stimmen der Zeit (1997), 26. „Die theologische Begründung eines solchen analogen Gebrauchs kann ansetzen bei der Transparenz- oder Gleichnisqualität der extrahumanen Schöpfung, die mit der Gottesebenbildlichkeit zwar nicht gleichzusetzen ist, mir ihr aber doch eine gewisse Ähnlichkeit aufweist. Für den Menschen gilt, dass er ‚Imago Dei’, Bild Gottes bzw. Christi ist. Für die nichtmenschliche Natur lautet das entscheidende theologische Stichwort ‚Vestigia Dei’, Spuren Gottes. Der gemeinsame Kern liegt im Gottesbezug. Die Schöpfung ist als unaufhörliches geschehen Darstellungsraum des Schöpfers, Selbstausdruck des dreifaltigen Gottes. Sie behält eine Transparenz auf ihren göttlichen Ursprung hin. Ihr eignet eine sakramentale, zeichenhafte Dignität, eine Symbolstruktur. Ihre Gleichnisfähigkeit gründet in der geschenkten Teilhabe am göttlichen Sein“ 530 Id., 26-27. 531 Id., 28. On reconnaît dans ce principe l’influence élargie de l’impératif catégorique kantien : « Agis, de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen », in : Kant, E., Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris 1971, 150. Il est certain, comme dit François Ost, que cette formule kantienne vise expressément l’humanité. La notion d’humanité conduit au cœur du système kantien de la moralité, en cela qu’il vise ce qui, chez l’homme, signe sa dignité et mérite le respect. Elle est à la fois ce qui rend l’homme capable de moralité et l’objet même de la loi morale. Comme l’écrit F. Boullant, l’humanité est, chez Kant, la représentation que se fait l’homme de sa condition d’être raisonnable « où vient se réfléchir l’universalité posée par la loi morale ». Cf. Ost, F., op. cit., 275.
130 luttes pour la justice personnelle, sociale et environnementale sont inséparables.532 « Il faut retrouver l’écologie de Dieu pour renouveler l’écologie du monde. »533 3.5.2 Intelligibilité de la création Le fait que la création contingente recèle une intelligibilité réfractée, participation de celle suprême de Dieu, il y a là posées la possibilité et la légitimité d’une véritable science du monde contingent, reflet de la richesse ontologique et intelligible de Dieu. Par là aussi est assuré un point de départ plus large et une base plus ferme à la preuve de Dieu par la connaissance de la nature. Les scientifiques n’ont cessé d’affirmer que le cosmos se présente comme un langage.534 En effet, le champ énergétique cosmique se révèle comme un champ de signification ou de conscience universelle. Quarks, protons, neutrons, électrons, atomes, molécules, si minimes soient-ils, expriment déjà une organisation intelligente de la nature. Ils ont un sens et porte même un message.535 Le langage de l’univers, affirmait Einstein, est compréhensible et intelligible. Il présente une harmonie à « déchiffrer », car justement il s’agit d’une harmonie « chiffrée ». « Dieu ne joue pas aux dés », disait-il encore.536 Il y a une harmonie inhérente à la nature et l’évolution cosmique témoigne du fait que l’énergie, la matière et le sens marchent ensemble. A vrai dire, le cosmos se déploie comme le grand ballet de l’information.537 Thomas d’Aquin fonde l’intelligibilité de la création dans le rapport de celle-ci à Dieu, et cela selon une double relation fondamentale. 538 D’un côté, comme en un mouvement descendant (exitus), le monde émane de Dieu, tire de sa Sagesse créatrice son être, son activité et sa signification. Dieu est à la source de toute activité dans l’univers, chaque créature la diversifiant selon son mode propre (causalité seconde) ; cette relation intime de dépendance envers Dieu, comme source de l’être, est permanente et constitue le sens formel de l’idée de création. Le monde a constamment besoin, pour subsister et avoir de sens, de l’influx divin qui le pénètre au plus intime de lui-même. Mais Dieu garde sa transcendance, il ne se confond pas à sa créature.
532 Cf. Regidor, Ramos, J., op. cit., 119. 533 Birch, Ch., « Une éthique de la vie dans une perspective écologique », in : Blondel, J. L. (éd.), Science sans conscience ? Foi, Science et Avenir de l’homme, Genève 1980, 43. Ce fut à l’occasion d’une assemblée œcuménique à Nairobi (1975), sur le rôle que doit jouer le théologien. Charles Birch est biologiste. 534 Cf. Reeves, H., L’heure de s’enivrer, Paris 1986, 54-55. Cf. aussi Beaucamp, E., La Bible et le sens religieux de l’univers, Paris 1960, passim. 535 Cf. Proulx, J., op. cit., 52. 536 Ibid. 537 Cf. Bohm, D., La danse de l’esprit, Séveyrat 1988, 93s ; Cf. aussi Carmody, J., « Sagesse écologique » et tendance à remythologiser la vie, in : Concilium 236, 1991, 115-125. Ce dernier parle de la terre qui renferme une sagesse dont il faut être à l’écoute, avant toute entreprise de vouloir sauver la planète et l’espèce de la détérioration, 116. 538 Cf. Aubert, J. M., op. cit., 81-83. Cf. aussi Id., Recherche scientifique et foi chrétienne, Paris 1965.
131 Bref, « le monde est comme suspendu à Dieu, source la plus intime et à la fois la plus hétérogène de sa fluctuante existence. C’est justement parce que Dieu est l’Absolu et que le monde tire tout de Lui, que son immanence à l’univers ne détruit en rien l’infinie différence qu’il y a entre eux ; c’est parce que l’univers est comme ‘accroché’ à Dieu, qui le pénètre jusqu’à sa racine, que cette présence divine reste transcendante».539 D’un autre côté, en un mouvement ascendant (reditus), l’univers est comme soulevé par une finalité qui le parcourt en toutes ses dimensions et le pousse à revenir vers Dieu, à remonter vers son Auteur, pour en exprimer la grandeur : « Puisque toutes les créatures réalisent, chacune dans son ordre, une idée de Dieu, un projet créateur, elles reviennent vers Lui en accomplissant ses desseins, en s’épanouissant dans leurs perfections propres. Les œuvres de Dieu ne sont pas inertes et c’est dans la manifestation de leur dynamisme, qu’elles réalisent cette remontée et, de ce fait, rendent gloire à leur Auteur. (…) Et comment ces êtres opèrent-ils ce mouvement ascendant ? Ils le font en réalisant leur déterminisme, ce pour quoi ils sont faits ; mais, qu’est-ce à dire ? Sinon que par cette réalisation ils exécutent la volonté de Dieu, c’est-à-dire qu’ils deviennent en quelque sorte semblables au vouloir divin. Bref, la fin ultime de toute créature (l’homme compris) est de devenir semblable à Dieu, et cela à des degrés infiniment variés, en raison de la richesse infinie et inépuisable du divin modèle et des perfections divines réalisées dans les créatures ».540 Ces deux mouvements, descendant et ascendant, sont exprimés par la formule traditionnelle : Dieu est l’alpha et l’oméga de tout. Une telle vision comporte une profonde valorisation du monde sublunaire, le monde terrestre, siège des mutations, du devenir et de l’instabilité foncière mais qui, parce qu’intelligible, dévoile son créateur. Saint Augustin disait déjà que « l’histoire est grosse du Christ »541. Par là, voulait-il signifier deux convictions. Premièrement, l’univers, don du Dieu de l’histoire à l’homme, est étroitement associé au mystère du salut de l’humanité. Deuxièmement, à ce don de la terre, étroitement lié à une vocation, de grandes valeurs spirituelles restent attachées. Dans ce sens, le cosmos prend un sens. Cette conscience de l’histoire doit imprégner chaque homme. Par cette expression, l’évêque d’Hippone professe l’ubiquité cosmique du ressuscité.542 Reconnaître que la création est intelligible et qu’elle porte une marque sacrée, implique une nouvelle vision du rôle de l’homme par rapport aux autres créatures. Une telle approche impose des conditions dans sa pratique effective, car cela ne va pas de soi dans l’esprit moderne de concevoir les choses. C’est pourquoi Hans Münk reconnaît que pareilles questions restent souvent ouvertes, mais elles gardent leur place et leur sens dans l’actuelle discussion en matière d’éthique écologique.
539 540 541 542
Aubert, J. M., Recherche scientifique et foi chrétienne, 86. Id., 94-95 et 108. Cf. Boff, L., Jésus-Christ libérateur, Paris 1983, 208. Id., 208-211.
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3.6 Énoncés d’ordre spirituel 3.6.1 Suivance de Dieu Une pensée rabbinique célèbre explicite un énoncé spirituel important. Il s’agit de l’ « imitatio Dei » (Gottesnachfolge). Cette pensée stipule que l’homme est appelé par son Créateur à le suivre. Le pôle déterminant ici est Dieu lui-même. Son attitude d’amour et de bienveillance face à sa créature, sollicite l’imitation de l’homme. Comme Dieu exprime sa miséricorde à toute sa créature, l’homme qui est à sa suite devrait faire autant. Un bon traitement des croyants envers les créatures inférieures serait une conséquence logique à cette suivance du créateur.543 La notion paulinienne de l’image de Dieu en Col 3, 9-10544 que Jésus revêt, et qui est mise en parallèle avec Gn 1, 26-28545 déblaie le chemin à l’homme pour une action éthique dans la fidélité au Christ qui, lui, s’est comporté face aux créatures en obéissance à son Père dont il est l’image. On reviendra sur la notion d’Imago Dei dans la dernière partie. La stature du Christ ici évoquée, déterminante au plan éthique également, indique la stature divine de la créature humaine que le créateur a pensée aussi pour l’homme, en lien avec son action et son environnement - selon Gn 1, 26-28.546 A cela, il faut ajouter, comme exprimé dans les textes synoptiques (comme Mt 5, 43-45 ; 6, 25-35), l’amour de la nature dont témoigne directement ou indirectement le Père bienveillant, amour incluant la plante, l’animal et l’homme. Plusieurs paraboles de Jésus font de la nature « le héraut de la seigneurie divine ».547 Cette sequela Christi débouche sur la formation d’une communauté spirituelle des êtres.548 L’Esprit de Dieu qui agit pour la régénération des êtres poursuit son œuvre pour l’établissement de l’unique communauté des créatures. Car l’Esprit présent et révélé dans le Christ, l’Esprit de la création et de la régénération, est l’Esprit de communion qui inclut
543 Cf. Ganoczy, A., « Perspectives écologiques dans la doctrine chrétienne de la création », in : Concilium 236, 1991, 59. 544 Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son Créateur. 545 Dieu dit: « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre. » Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre ». Nous y reviendrons plus loin dans notre travail. Ici, il est question de souligner la notion d’image de Dieu dont l’homme est également formé. « Image et ressemblance » semble indiquer un rapport à Dieu de l’homme qui le sépare des animaux et une similitude générale de nature qui lui permet d’entrer activement en relation avec Dieu. 546 Cf. Ganoczy, A., Perspectives écologiques, 60. Cf. aussi Nash, J., op. cit., 44. 547 Id., 61. Alexandre Ganoczy cite ici Bornkamm, G., Jesus von Nazareth, 1971, 108. 548 Cf. Fromaget, J., L’homme tridimensionnel, Paris 1996; Moltmann, J., op. cit., 25.
133 les hommes et les femmes. Cette communion va plus loin : elle inclut la solidarité et l’interdépendance cosmique de toutes les autres créatures. 549 C’est en ce sens que les membres (explicites ou implicites) de la communauté spirituelle sont appelés à contribuer à la naissance continue du cosmos, à devenir intendants ou coopérateurs de Dieu et à témoigner de la sorte de leur être-avec-la-nature, à se faire artisans de la beauté du monde.550 C’est l’homme qui est appelé à se décentrer de lui-même pour contempler l’œuvre de Dieu et, avec lui, en proclamer la beauté. Dans ce sens, la « seigneurie » de l’homme sur la nature n’est pas absolue, mais ministérielle. Comme on le pressent, de telles perspectives cosmiques appartiennent réellement à une authentique vie spirituelle. « Une nouvelle spiritualité à l’égard de la nature exige de l’homme qu’il accepte de participer à la ‘liberté créatrice’ de Dieu, et qu’il ‘prenne ses responsabilités’ : ‘grâce à la force et à la sagesse qu’il a reçues de Dieu, il est rendu capable et il a le devoir de développer de façon judicieuse les possibilités qui lui sont offertes dans la création au cours de l’histoire’. »551 Une véritable métanoia est soulignée ici. Elle porte l’homme de l’égoïsme à la communion, de la rivalité à la complémentarité, du pillage au don gratuit, de la convoitise au respect dans la relation avec tout être, grand ou petit. 552 Accéder à une telle métanoia ne peut être donné que par grâce, par compassion divine. Ce que l’homme est et ce qu’il a reçu, tout est gratuit. Grâce, gratuité et gratitude sont des résonnances de l’amour, les notes d’une même mélodie, la compassion. La Bible même considère la restauration d’une harmonie totale des êtres comme devant être le fruit du retour en grâce de l’homme avec son Dieu. Ici l’homme fait un tout avec sa terre. « Revenez donc chacun de votre mauvaise voie et de la perversité de vos actions ; alors vous pourrez rester sur le sol que Yahvé vous a donné, à vous et à vos pères, depuis toujours jusqu’à toujours » (Jr 25, 5). 3.6.2 Expérience de Dieu dans la nature Un autre énoncé écologique, dans la tradition spirituelle chrétienne, se dégage de ce que l’on a appelé « expérience de Dieu dans la nature»553. Dieu peut se rencontrer partout. Il faut seulement le chercher et se tenir prêt à la rencontre. C’est une thèse très répandue. Dieu est immense, omniprésence, selon la théologie classique. Un des lieux dans lesquels cette rencontre se fait aussi plus manifeste est la nature. Ainsi, Panikkar définit la substance de cette expérience en ces termes : « L’expérience de Dieu n’est pas ici l’expérience d’un objet, ni même d’un ‘objet’ spécial. C’est l’expérience de la divinité de la chose, mais non comme un accident ‘collé’ à elle. L’on fait l’expérience de Dieu dans la chose et
549 Cf. Proulx, J., op. cit., 65. 550 Ibid. 551 Bayer, N. e.a., « Les chrétiens et l’écologie », in : Actualité religieuse dans le monde, n°67, 15 mai 1989, 25. Cf. aussi Carmody, J., op. cit., 122-125. 552 Cf. Velasquez, E. J., « Spiritualité de la terre », in : Concilium, n° 261/1995, 82-83. 553 L’expression est de Raimond Panikkar, L’expérience de Dieu, Paris 2002. Gisbert Greshake parle, pour sa part, de l’expérience de Dieu dans la création, in : Gott in allen Dingen finden. Schöpfung und Gotteserfahrung, Freiburg im Breisgau 1986. Cf. aussi Oscar Bimwenyi Kweshi, Alle Dinge erzählen von Gott: Grundlegung afrikanischer Theologie, Freiburg 1987.
134 en même temps non seulement inséparable d’elle mais encore identique à la plus profonde réalité de la chose – comme dans la Trinité au sein de laquelle les ‘personnes’ sont égales et distinctes. »554 L’être humain, particulièrement dans l’Antiquité, mais pas exclusivement, vivait face au monde. L’univers, en tant qu’habitat animé, constituait son centre d’intérêt. Le regard de l’homme se dirigeait vers les objets du ciel et de la terre. Dans cet horizon apparaissait la divinité, pas simplement comme une chose parmi d’autres, mais comme son Seigneur, sa Cause, son Origine ou Principe. Son lieu est au-delà de la cosmologie. La divinité apparaît liée au monde ; elle est la divinité du monde, et le monde à son tour est interprété comme le monde de la divinité. Le type de fonction que l’on suppose exercée par la divinité, et en tout cas les liens qu’elle noue avec le monde, ont été rassemblés dans les différentes cosmologies. La divinité est perçue comme un pôle du monde.555 Cependant, les premières générations chrétiennes critiquèrent les « païens » parce qu’ils personnifiaient les forces de la nature en les divinisant. La négation d’une telle expérience a conduit le christianisme à se laisser envahir par une peur panique du soidisant panthéisme. Pour éviter le monisme on tombe dans le dualisme. Dieu et le monde se séparent radicalement, ce qui fait que le Dieu transcendant devient de plus en plus superflu, relégué dans un ciel qui n’est même pas le ciel des astronomes. Le Créateur, au septième jour, non seulement s’est reposé mais s’est, semble-t-il, retiré dans un empyrée, a arrêté de créer en laissant connecté un « superautomatisme » évolutionniste. Les dernières générations postchrétiennes reprochent aux chrétiens d’avoir une vision anthropomorphique de Dieu. Ce courant critique a caractérisé et caractérise l’occident qui a fini par une désintégration de la foi en Dieu d’avec l’expérience réelle.556 Le professeur Gisbert Greshake dira que cette désintégration entre « foi » et « monde » a conduit à une conception unidimensionnelle du monde, à tel point que ce monde n’est plus vu comme lieu de l’expérience et de la rencontre de Dieu. Par conséquent, la théologie de la création perdait de plus en plus d’influence. 557 L’on est peut-être en mesure, de nos jours, à voir les malentendus des uns et des autres. Dieu n’est réductible ni à un « super-kosmos » ni à un « super-anthropos ». C’est ici que prend racine l’intuition cosmothéandrique.558 Qu’en est-il alors substantiellement de cet énoncé de la rencontre de l’homme avec Dieu dans la nature ? Panikkar en trace le contour comme suit : « L’homme est homme en communauté : mais la communauté humaine ne se limite pas à ses semblables. La communauté humaine est également cosmique. L’homme est partie intégrante et même constitutive du cosmos. La nature est un des lieux où l’homme moyen peut le plus profondément rencontrer le mystère divin. Le contact avec la nature n’est pas primordialement conceptuel mais existentiel, j’ajouterais même cutané – ce qui ne supprime pas la participation de notre intellect à l’expérience de la nature. En disant « nature » l’on pense à tout ce qui est naturel sans se limiter à une vision raffinée et quelque peu artificielle. »559
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Panikkar, R., op. cit., 137. Id., 52. Greshake, G., op. cit., 19. Id., 21. Panikkar, R., op. cit., 137. Id., 193-194.
135 L’expérience de l’homme avec Dieu dans la nature est la chose la plus évidente et la plus naturelle. Ainsi, il se formera, par exemple, dans la Scolastique la notion selon laquelle les choses naturelles sont perçues comme « expressiones », « imagines et vestigia Dei », et que la création est le « sacrement de Dieu ».560 Le créé se présente comme lieu d’automanifestation (Selbstoffenbarung) et d’auto-donation (Selbstgabe) du Créateur.561 La nature comme temple de Dieu est une image bien connue, mais on l’interprète généralement de manière à garder sauve sa transcendance au prix même d’oublier son immanence. Peut-être qu’une métaphore moins imparfaite serait celle qu’ont développée certaines traditions religieuses : le monde est le corps de Dieu, non dans une séparation cartésienne mais dans une symbiose positive, qui n’élimine pas les différences mais surmonte la séparation. Raymond Panikkar dit : « L’expérience du divin dans la nature ne se réduit pas à un sentiment telluriconumineux d’un mysterium fascinans et tremens… La relation est beaucoup plus intime. Il ne s’agit pas de faire une pirouette avec la pensée causale pour sauter jusqu’à la première cause efficace séparée et séparable de ce qui est causé. La ‘création’ n’est pas séparable du ‘Créateur’. Si le ‘Créateur’ s’arrêtait un instant de créer, la création retournerait au néant d’où elle provient. Par la causalité, l’intellect peut remonter jusqu’à Dieu, mais l’homme n’est pas simple intellect et sa relation à Dieu est immédiate et ne nécessite pas la médiation de la raison – bien que cette dernière puisse lui frayer la voie rationnelle. »562 La nature n’est pas seulement un lieu privilégié pour rencontrer Dieu, mais elle en est le lieu naturel. Il s’agit primitivement d’une expérience plus simple et plus profonde. Ce n’est pas une expérience d’immanence, ni de transcendance, ni une expérience d’un Autre mais l’expérience d’une Présence, de la présence plus réelle de la chose en soi et dont nous ne sommes pas absents nous-mêmes. L’expérience de Dieu est l’expérience totale de l’homme, en laquelle n’est pas absente la nature. Cette nature fait découvrir Dieu son créateur. Dans le cas contraire, l’homme se rendrait aveugle et la nature réagirait contre lui. C’est ce que Gisbert Greshake exprime ici en citant saint Bonaventure : « Wer vom Glanz der geschaffenen Dinge nicht erleuchtet wird, ist blind ; wer durch dieses laute Rufen der Natur nicht erweckt wird, ist taub; wer von diesen Wundern der Natur beeindruckt, Gott nicht lobt, ist stumm; wer durch diese Signale der Welt nicht auf den Urheber hingewiesen wird, ist dumm. Öffne darum deine Augen, wende dein geistiges Ohr ihnen zu, löse deine Zunge und öffne dein Herz, damit du in allen Kreaturen deinen Gott entdeckest, hörest, lobest, liebest..., damit nicht der ganze Erdkreis sich anklagend gegen dich erhebe! »563 L’effort de chercher, de trouver Dieu dans sa création, et dans les diverses situations de sa vie personnelle a donc toujours été l’objet constant de la spiritualité. 564 Ce nouvel
560 Greshake, G., op. cit., 23; 33. Dans le même sens, Christian Link et Jürgen Moltmann, deux théologiens protestants, parlent de la créature, à la suite de Karl Barth, comme « parabole de Dieu » (Gleichnis Gottes), 38. 561 Ibid. 562 Panikkar, R., op. cit., 195. 563 Greshake, G., op. cit., 23. 564 Id., 24. Il faut rappeler ici les Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola, où il est dit expressément que pour atteindre l’amour, il convient de l’exercer à travers les créatures de
136 effort d’intégration de l’expérience de Dieu et du monde est indispensable pour l’avenir de la foi et du monde.565 C’est un devoir de la théologie de la création de proposer un modèle de médiation, précisément dans le cadre de la problématique environnementale actuelle ; le devoir de lutter contre la désintégration expérience de Dieu-expérience du monde.566 L’homme exprime sa présence au monde en le célébrant. C’est ce qui fait l’objet d’expressions liturgiques qui traduisent sans conteste l’évidence de la membralité cosmique.
3.7 Énoncés d’ordre liturgique 3.7.1 Culte et cosmos Au centre de la culture humaine il y a le culte, qui justifie et sanctifie l’action humaine sur terre.567 En célébrant l’ordre sacré du lieu qui nous entoure, on conjure le chaos informe, hostile de la nature. Autour du centre de l’espace sacré, l’espace humain d’habitation et de vie est rendu possible et stabilisé. Là où le divin apparaît comme terrestre, le monde devient un environnement habitable.568 Cela est un énoncé essentiel autour duquel tourne toute l’action liturgique. Et dans sa définition ordinaire, la liturgie ne signifie pas autre chose, lorsqu’elle est comprise comme la célébration rituelle des actes de Dieu dans le monde, la proclamation de l’histoire des exploits du grand Dieu dans le monde. 569 Il y a là une connexion intime entre le culte et le cosmos. 570 Le professeur Mudiji Malamba Gilombe571 écrit à juste titre : « L’homme religieux, résonateur fidèle des mélodies spirituelles de l’univers entier, devient dans la liturgie, le chantre conscient et communautaire d’un sublime cantique des créatures. Le langage poétique qu’il parle alors trouve au cœur de la liturgie cosmique un lieu d’expression où scène, spectacle et acteurs fusionnent harmonieusement et tendent à manifester la beauté à sa source même. »572
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Dieu. Gisbert Greshake dit e. a.: „Zur Erlangung der Liebe“ heißt es: „Betrachten, wie Gott in den Geschöpfen wohnt, in den Elementen, indem er ihnen Dasein gibt, in den Pflanzen, indem er ihnen Leben schenkt, in den Tieren, indem er ihnen sinnenhafte Wahrnehmungen gibt, in den Menschen, indem er ihnen geistige Einsicht verleiht; und so auch in mir: wie Er mir Dasein verleiht, wie Er gleichfalls einen Tempel aus mir macht (...)“, 88. Id., 25. Ibid. Moltmann, J., Dieu dans la création, 191 ; Cf. aussi Proulx, J., op. cit., 66-67. Ibid. Garin, G., « Cosmos, culte et Eucharistie », in : CERA, Méditations africaines de sacré. Célébrations créatrices et langage religieux, Actes du IIIe colloque international du Centre d’études des religions africaines, Kinshasa 16-22 février 1986, 494-495. Ibid. Il est professeur à la Faculté de Théologie catholique de Kinshasa, et Chef du Département de Philosophie et Religions Africaines. Mudiji Malamba Gilombe, « Liturgie cosmique et langage religieux. Pour une conciliation universelle par la prière liturgique », in : CERA, Méditations africaines de sacré. Célébrations
137 Réunis en liturgie, les hommes célèbrent l’harmonie et la beauté de la créature entière, à laquelle ils appartiennent, et louent alors la Source de cette œuvre grandiose. Dans plusieurs passages de son diaire, la petite Thérèse573 manifeste son admiration pour le pèlerin du monde (Homo viator), dont l’élévation d’âme trouve partout prétexte à prière. L’homme pèlerin s’apparente, en effet, à celui qui sait découvrir dans l’univers entier les accords fondamentaux qui concilient en permanence la totalité des existants et leur source originelle.574 Loin de nous l’idée de verser dans un culte à la nature, l’aspect positif du cosmos en liturgie est qu’il se donne à lire comme symbole constructif de beauté et de vie. La liturgie relative au cosmos est avant tout une action. Elle est constituée de gestes, de paroles et d’objets utilisés dans un cadre bien défini. Sa finalité est de faire remonter tout participant à la source supposée ou réelle de l’énergie universelle. 575 Cette même action se traduit, par la suite, dans une attitude communicative personnelle avec la divinité. « Dans l’église, l’univers entier peut être apporté à l’autel. Par ce qu’elle contient et par ce qui s’y déroule, l’église peut, à bon droit, être dite une scène micro-cosmique : les objets, ornements, meubles, œuvres d’art, gestes et paroles qui s’y déploient, font advenir et participer tout un univers dans un dialogue avec l’Invisible et le Transcendant. »576 Et le professeur Mudiji de dire que tout cela est une occasion de prière authentique et écologique à bien considérer et à valoriser,577 car, en fin de compte, la liturgie cosmique est une forme authentique de prière de réconciliation universelle de l’homme avec lui-même, avec la nature et avec Dieu à travers le Christ rédempteur de l’Univers. Dans la liturgie chrétienne, d’immenses possibilités sont offertes à l’homme de rencontrer dans le Dieu de la Révélation et au-delà des symboles et images, la Source transcendante et restauratrice de toute vie.578
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créatrices et langage religieux, Actes du IIIe colloque international du Centre d’études des religions africaines, Kinshasa 16-22 février 1986, 241. Citée par Malamba Gilombe, la petite Thérèse écrit dans un passage des Manuscrits autobiographiques datant du pèlerinage qu’elle effectua à Rome en 1887 : « D’abord ce fut la Suisse avec ses montagnes dont le sommet se perd dans les nuages, ses cascades gracieuses jaillissant de mille manières différentes, ses vallées profondes remplies de fougères gigantesques et bruyères roses. Ah ! ma Mère chérie, que ces beautés de la nature répandues à profusion ont fait de bien à mon âme ! Comme elles l’ont élevée vers Celui qui s’est plu à jeter de pareils chefs-d’œuvre sur une terre d’exil qui ne doit durer qu’un jour… Je n’avais pas assez d’yeux pour regarder. » Id., 242. Id., 243. Id., 247. Id., 249. Ibid.
138 3.7.2 Création comme sacrement En substance – restant sauf le principe du présupposé proxémique579 – le sens profond de la célébration liturgique consiste à mettre en rapport individuel et communautaire des sujets créés avec la transcendance, à travers le cosmos. La liturgie ecclésiale utilise en effet des éléments cosmiques, tels le feu, l’eau, le pain, le vin, etc. Elle les révèle dans leur dimension de transcendance ; elle en montre le caractère symbolique et archétypique ; elle en fait des sacrements, en quelque sorte. En eux, le sensible devient explicitement le témoin de l’invisible : en cela réside leur profonde beauté.580 Célébrer cette union profonde de l’amour de Dieu pour sa création est ce qu’on accomplit dans l’Eucharistie.581 C’est dans cette perspective que, pour William Temple 582, l’univers devient un sacrement lorsqu’il écrit: “Everything except the creative will exists to be expression of that will, the actualisation of its values, and the communication of those values to spirit creation for the special value actualises through fellowship in creation and appreciation of values.”583 Temple va plus loin encore. Il dit que si on inclut l’incarnation et le rachat, on peut dire que l’univers, dans sa totalité, est le « sacrement parfait d’une manière étendue », tandis que l’incarnation est le « sacrement parfait d’une manière intensive ».584 La totalité de l’être créé apparaît comme la première forme de la grâce : la création est bel et bien la grâce originelle.585 L’univers, se manifestant en son essence comme création de Dieu, s’enracine dans le fondement divin permanent, qui lutte pour le maintenir dans l’être et triompher du non-être qui l’assaille de l’intérieur de sa finitude. Alors, c’est le monde en son essence qui est vu comme un don gracieux ou comme un fait de grâce. C’est l’univers qui, depuis sa dimension de profondeur, apparaît comme révélation cosmique de Dieu. 586 Célébrer signifie, pour conclure, que l’homme reconnaît la grandeur et l’action de Dieu dans le monde et s’unit à elle. Il célèbre la révélation de Dieu dans le monde. L’homme invoque constamment ce Dieu pour qu’il continue à être présent dans le monde.
579 Comme toute personne, toute culture possède son mode proxémique, c’est-à-dire sa manière propre de se rapporte à son univers, à son environnement spatio-temporel. Chaque culture possède par conséquent un ensemble d’observations et de théories concernant l’usage que l’homme fait de l’espace et du temps dans cet environnement. Id., 243. Pour une définition détaillée de la proxémie, voir Hall, E., La dimension cachée, Paris 1978, 128. 580 Cf. Proulx, J., op. cit., 66. 581 Cf. Deutsche Bischofskonferenz, Zukunft der Schöpfung - Zukunft der Menschheit, Bonn 1980, 21. 582 Temple, W., Christus Veritas, London 1924, 16-17, cité par Garin, G., op. cit., 498. William Temple est un théologien anglican. 583 Ibid. 584 Id., 234, in: Garin, G., op. cit., 499. Charles Raven, contemporain de Temple, a souvent parlé de l’univers et du Christ comme les deux sacrements « uniques », avec la personne de Christ capable d’éclairer la signification de l’univers ; Voir Dillistone, F. W., Charles Raven : Naturalist, Historian, Theologian, London 1975, 413. 585 Cf. Schillebeeckx, E., Le Christ sacrement de la rencontre de Dieu, Paris 1960, 256. 586 Cf. Proulx, J., op. cit., 59.
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Conclusion Les énoncés d’ordre écologique issus de la base théologique, mettent en évidence le rapport nécessaire entre l’homme et le reste de la création. Ce rapport qui fut mis à mal par le fait d’une dialectique nature-culture non suffisamment bien assumée. L’homme par sa culture a perçu cette nature, qui le précède, comme élément qui le défie, auquel il doit donner la forme. Par la culture, définie comme connaissance et agir intégral humain, l’homme s’est forgé l’image qu’il voulait de la nature.587 Il s’est créé un jeu d’échange déséquilibré entre nature et culture. La nature est devenue étrangère à l’homme. De la nature rendue étrangère à l’homme, celui-ci perd au fur et à mesure celle- là comme son domicile ; ce processus conduit également à la perte de Dieu, à la perte de sa propre identité ; ainsi, est-on arrivé à la situation écologique que l’on déplore de nos jours.588 Le tournant fondamental consistera à rééquilibrer cette dialectique nature–culture. Il s’agit principalement de redécouvrir la relation réciproque, d’interdépendance des êtres. Que l’on reconnaisse la nature à l’intérieur de cette dialectique non pas comme simple matière, mais plus comme « partenaire ». Que l’homme surmonte cette « Naturentfremdung ». Seulement dans cette mesure il jouera bien son rôle de « médiateur dialectique » (dialektischer Vermittler),589 il se développera en même temps qu’il rendra son environnement habitable. En cela, le théologien H. Dembowski voit le rôle de la théologie, qui est celui de faire reconnaître et appliquer la praxis divine du salut dans le monde, d’interpréter le schéma sotériologique dans la dialectique nature–culture comme schéma de « Entfremdungsaufhebung ».590 La norme de ce processus s’enracine en Jésus-Christ. Dieu se manifeste en Jésus-Christ et dans les Ecritures, pour le salut du monde. C’est dire que Jésus a surmonté ce rapport étranger entre l’homme et Dieu, et en a instauré un nouveau, vrai et durable. C’est la raison de sa venue en ce monde.591 La relation trilogique Dieu-homme-nature qui en résulte, nous ne la nommons pas autrement qu’une relation de parenté (Beziehung der Verwandtschaft).592 Dans cette paren-
587 Cf. Dembowski, H., „Ansatz und Umrisse einer Theologie der Natur“, in : EvTh, Jg. 37, München 1977, 33. 588 Cf. Hartlieb, E. M., op. cit., 143f. Il dit notamment: „Wie die Welt, im Verhältnis von Gott und Welt, befinde sich die Natur in dem Relationsgefüge von Natur und Kultur in einer Notsituation, in der Natur als Material betrachtet wird. Natur sei auch vom Menschen entfremdet, der Natur nicht als den eigenständigen Partner und als das dialektische Gegenüber der Kultur erlebt, sondern das zum passiven Material der menschlichen Arbeit herabsinke. Diese Entfremdungsgeschichte von der Natur führt zum Verlust der Welt als Heimat des Menschen, zum Verlust Gottes und des eigenen Selbst, und zur ökologischen Krise.“ 589 Dembowski, H., Natürliche Theologie und Theologie der Natur, in: Altner, G. (Hg.), Ökologische Theologie. Perspektiven zur Orientierung, Stuttgart 1989, 56. 590 Dembowski, H., Ansatz und Umrisse, 33. Cf. aussi Hartlieb, E. M., op. cit., 147. 591 Dembowski, H., Natürliche Theologie, 38f. Cf. aussi Hartlieb, E. M., op. cit., 146f. 592 L’expression vient de Sigurd Martin Daecke. Cf. Daecke, S. M., „Missbrauch der Natur als Missbrauch Gottes. Überlegungen zu einer ökologischen Theologie“, in: Evangelische Kommentare, 23. Jg., 1990, 655. Daecke a développé une théologie de la création (ou mieux théologie naturelle) en dialogue avec la théorie de l’évolution, comme contribution au débat éco-
140 té, l’homme comme image de Dieu n’est pas maître dominateur. L’homme et la nature sont tous créatures et en relation d’interdépendance. Car, si comme bénédiction divine, la domination de l’homme en est une, elle ne doit servir que pour le bien de toutes les créatures.593 Dans cette perspective théologique, il est impérieux de prendre au sérieux l’idée d’un Dieu qui s’incarne, qui s’immerge dans le monde concret, pour que celui-ci soit en harmonie avec celui-là. Il n’y a pas lieu d’un pur naturalisme ou surnaturalisme, car aucun de deux ne peut nous sauver. Toutefois, il faut penser largement. L’humanité n’est pas une instance détachée des autres composantes du cosmos. Elle en est profondément solidaire. On peut se rêver en position de surplomb, comme on a pu concevoir un Dieu agissant sur le monde de l’extérieur, mais c’est une illusion. Concrètement, la responsabilité envers la création consisterait à associer l’homme et la nature dans une relation qui oblige juridiquement et socialement et qui soit capable d’échapper à la domination technocratique de l’homme moderne. 594 Le témoignage de la tradition judéo-chrétienne, comme celui d’autres religions, vis-à-vis de la création, n’a d’importance dans la crise actuelle de survie que si l’homme est amené à se souvenir de sa place dans l’histoire de la vie, ainsi que de la promesse qui repose sur cette histoire et concerne les générations à venir.595 La foi en la création – et les anciens textes bibliques sont éclairant pour la crise de la survie – c’est : « la reconnaissance de la diversité de la vie, de l’histoire commune de la vie, de sa valeur infinie et en même temps la capacité de concrétiser cette reconnaissance sous la forme d’un compagnonnage nouveau – qui engage moralement et juridiquement – de l’homme et de la nature. »596 Un tournant décisif, dans la sphère à la fois philosophique et théologique, par rapport à la situation de crise actuelle consistera surtout dans le fait que des réflexions touchant les théories de système et de l’évolution, des réflexions écologiques et éthiques et enfin théologiques sur la création – comme nous les avons exposées dans les deux chapitres - se rencontrent dans l’expérience d’une ouverture entre l’homme et la nature ; ceci pourrait signifier une rupture avec le passé trop anthropocentrique, mais également une continuité au plan d’une nouvelle intégration.597 C’est l’effort d’une telle nouvelle intégration qu’il convient de percevoir à travers tout le mouvement de prise de conscience écologique, dont il a été question dans le premier chapitre.
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logique. Sa préoccupation principale fut celle de savoir si l’on peut connaître et re-connaître Dieu dans ou à travers la nature. Il part de trois couples d’idées-forces : L’unité de l’homme et de la nature, la réalité du monde et la mondanéité de Dieu, la science naturelle et la théologie. Cf. Hartlieb, E. M., op. cit., 119-133, cité par Hong-Bin, Lim, op. cit., 44. Daecke, S. M., op. cit., 654. Altner, G., « La communauté des créatures, communauté de droit. Le nouveau contrat des générations », in : Concilium 236, 1991, 78. Ibid. Ibid. Ibid.
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Conclusion de la première partie La première partie de notre travail a conduit au constat de la variabilité des modèles présentés par le concept de « nature » en rapport avec l’homme, dans son évolution chronologique. De la forte affirmation de sa valeur normative on est passé, par étapes successives, à sa quasi disparition dans le discours des sciences humaines. Et pourtant la question à laquelle le terme de « nature » renvoie, celle d’une réalité extrinsèque à la liberté humaine, voire la déterminant, n’est pas écartée pour autant.598 Cette grande question de rapport à la nature retentit fortement aujourd’hui dans trois domaines au moins : en écologie d’abord, où la « nature » est posée comme environnement, à la fois limite objective du déploiement de l’artifice humain et lieu d’une nouvelle responsabilité éthique, à la mesure des menaces que fait peser sur elle la technologie humaine. En bioéthique ensuite, où la « nature » désigne la réalité biologique de l’être humain. Ici, deux questionnements majeurs servent d’inspiration : La nature détermine-t-elle des devoirs moraux ? Equivaut-elle à la vie, dont le respect devrait être absolu de la part de l’homme ? En politique enfin, où la « nature » se trouve directement associée à l’affirmation des droits de l’homme. Aussi un questionnement inspirateur : Peut-on s’appuyer notamment sur le droit « naturel » pour assurer l’universalité des droits de l’homme ?599 Dans différents modèles répertoriés aussi philosophiques que théologiques, le constat récurrent s’est fait jour que l’utilisation ou l’approche éthique du concept de nature était le passage indu qu’il s’autorisait du constatif au normatif, de l’être au devoir-être. La montée de la conscience écologique que nous connaissons aujourd’hui est la conséquence logique de notre évolution. Dès le début de notre présence sur la terre, nous avons usé et abusé des ressources naturelles sans nous soucier de leur caractère renouvelable. Il est donc dans l’ordre des choses que la supposée abondance des ressources naturelles soit aujourd’hui menacée d’épuisement. C’est ce dont on se rend enfin compte. Les menaces sur l’écologie interpellent l’éthicien. En outre, l’environnement, tel que nous l’avons défini dans les pages précédentes, doit être compris comme un système. Il se compose non seulement des différentes ressources naturelles, mais également des interactions qui existent entre elles. La nature comme environnement désigne donc l’institution en tant que l’homme s’y inscrit par nécessité avant de la penser par liberté. Elle est une précédence dont la vie humaine dépend. Ce qui implique que l’interdépendance qui existe entre l’homme et l’environnement est aujourd’hui une évidence incontestée. Il en va de même du caractère limité des ressources naturelles. L’étroite dépendance de l’homme à l’égard du milieu « naturel » l’oblige à limiter son activité spontanément irresponsable, pour la remplacer par une action consciente des limites objectives et morales qui s’imposent à elle. On ajoutera encore, à la suite d’Eric Fuchs, que la « nature » en tant qu’elle indique la limite, la contingence de l’existence humaine, peut recevoir deux significations tout à fait opposées. Elle peut être ressentie comme l’insupportable barrière mise à ma liberté, donc comme un adversaire qu’il faut faire reculer, voire réduire au silence. Elle peut à l’inverse être interprétée
598 Cf. Fuchs, E./Hunyadi, M. (éd.), Ethique et natures, Genève 1992, 93. 599 Ibid.
142 comme un don fait à l’homme pour qu’il accepte sa contingence, et cesse de rêver fantasmatiquement à une illusoire toute-puissance, qui se retourne d’ailleurs finalement toujours contre lui.600 Ce qui se joue ici, face à la nature, c’est un choix, constamment à refaire, entre l’orgueil et la compassion, entre la volonté de toute-puissance et la solidarité. Celui qui croit que l’homme a reçu vocation de Dieu de « cultiver le jardin », c’est-à-dire de transformer la nature sauvage, et si souvent cruelle, en un jardin ordonné, à la fois beau et utile, celui-là sait aussi que cet enjeu éthique constitue l’homme comme humain et que de la réponse à cette question dépend le « salut » de l’humanité et de toute la création.601 Le professeur Markus Vogt parle même de la « vocation écologique » des chrétiens (die « ökologische Berufung » der Christen),602 qui consiste fondamentalement en un changement de paradigme de pensée. Car, dit-il, la persistance des problèmes écologiques est l’indice d’un nouveau problème qualitatif, qui est encore inhabituel, mais qui défie considérablement la pensée humaine, et qui conduira à « penser » (überdenken) le rapport homme-nature.603 Comment la triple « membralité » existentielle Dieu-homme-nature se comprend dans la pensée bantoue, en rapport avec le défi écologique, cela constitue l’objet de notre deuxième partie.
600 Id., 259. 601 Id., 260. 602 Vogt, M., op. cit., 138. Il emprunte probablement l’expression à Jean-Paul II qui, lors de l’Angélus dans sa résidence d’été à Castelgandolfo (25 août 2002), parle de la « vocation écologique de l’homme », in : OR 35/2002. 603 Ibid.
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Deuxième partie: Compréhension de la membralité écologique des êtres dans la pensée bantoue « Celui qui aime le plus est le plus dépendant ».
« L’autrui n’est pas que celui qui nous ressemble ».
Francis Jacques Régis Debray
Introduction de la deuxième partie L’homme s’est successivement perçu comme un être devant, dans, avec et aussi malheureusement contre la nature. Mais qu’y a-t-il alors de particulier dans l’environnement en Afrique noire ? Qu’y a-t-il de particulier chez le Muntu dans son comportement par rapport à son milieu ambiant ? La compréhension du Muntu comme structure membrale ne lui colle pas seulement à la peau, elle en constitue son ontologie même. Le Muntu ne se comprend pas sans l’union à l’être suprême, à son semblable et à son environnement. D’aucuns ont appelé cet ‘humanisme intégral africain’ le Muntuisme604. Ce néologisme est une sorte de francisation du mot Muntu, et qui signifie l’être intelligible. Cet être qui est porteur de Bumuntu, d’humanité ; et celle-ci n’est rendue possible que par la voie de Bumuntu à savoir le processus de socialisation et d’humanisation de l’être. Bumuntu est la grandeur originelle de l’être. Ce terme recouvre simultanément en son sein, des aspects de dimension philosophique et religieuse, ou du moins spirituelle. C’est l’art de savoir vivre dans l’harmonie et dans la paix avec son environnement aussi bien immédiat que lointain. La façon dont le Muntu comprend tout son entourage vital est ce qui constitue le but de la deuxième partie. « Des valeurs fondatrices, l’Afrique noire n’en manque pas : le respect du sacré, l’accueil et l’hospitalité, la solidarité et l’entraide, un comportement loyal (à savoir le respect de la parole donnée et du secret, le sens de l’équité), l’unité de la personne avec l’ensemble de ce qui existe, la résolution non violente des conflits par le conseil des sages… Ces valeurs fondent cinq équilibres fondamentaux entre l’invisible et le visible, entre la communauté et l’individu, entre la tradition et l’inventivité, entre le temps et l’urgence, entre la vie et la mort. »605 Or il se fait que : « L’Afrique a trahi, falsifié, subverti ces valeurs fondatrices », s’est insurgé Kä Mana606 à Dakar. Ce pasteur et théologien luthérien congolais a repéré quatre lieux de rupture, quatre lieux de trahison dans la culture africaine d’aujourd’hui. « Nous sommes dans une société magique… qui ignore la rencontre rude et rugueuse avec la réalité à transformer… En deuxième lieu,
604 C’est le cas de Rudy Mbemba, Le Muntuisme. L’humanisme intégral africain, Paris 2006. 605 Bouchardy, M.-T., « Cultures africaines: entre tradition et modernité », in : Société-Choisir, Genève décembre 2002, 24. 606 Ibid. Ce fut à l’occasion d’un séminaire de l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) sur les droits humains en Afrique, en juillet 2002, à Dakar, auquel le pasteur Kä Mana participait et où il avait fait la déclaration citée par Marie-Thérèse Bouchardy.
144 nous sommes tous plus ou moins des adeptes de la sorcellerie. Le sorcier préfère se nourrir de notre énergie vitale pour nous affaiblir… En troisième lieu, nous croyons tous à la chance, en dehors de tout principe de travail, de responsabilité, de créativité. En dernier lieu, le fétichisme nous fait croire que la solution est toujours ailleurs, soit dans le ciel soit dans les organisations internationales ! »607 En fait, si on commence, intentionnellement, par ces deux citations, c’est parce qu’elles traduisent ce que le Négro-africain reflète souvent dans son action. L’une positive, le lien du Négro-africain avec tout ce qui existe, qui serait souhaitable et à perpétuer. L’autre négative, le côté sombre de l’Africain, où il pèche soit par passivité soit par des raccourcis. De ceci découlent la violence, le vol, le mensonge, l’assassinat ou l’esprit de fuite (ailleurs ce sera toujours meilleur que chez soi !)608. La dissimulation n’est pas de mise. Toutefois, l’univers global du Muntu, tel que beaucoup de chercheurs l’appréhendent, est caractérisé par cinq choix d’existence 609. Le choix du respect absolu du monde invisible et de l’ouverture permanente à la transcendance. C’est une option existentielle qui consiste à penser, à être et à vivre quotidiennement la vie humaine comme une ouverture au monde transcendant qui lui donne son sens et lui assure sa solidité par les valeurs profondes qu’elle sème dans la société. Cette confiance au monde transcendant se structure dans des systèmes de rituels, des liturgies ou d’obligations sociales qui médiatisent le monde invisible dans les relations entre l’homme et le réel, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et l’absolu. Le choix de la communauté comme valeur cardinale de l’existence sociale. Si l’on entend par valeur cardinale celle qui ordonne toutes les autres valeurs et constitue le principe de leur intelligence théorique et pratique, les structures sociales de base dans le monde africain sont celles qui donnent à la vie communautaire le statut d’un lieu d’accomplissement collectif, de référence métaphysique essentielle, où l’individu n’acquiert sa vérité d’être qu’en se conformant à l’ordre de son univers culturel. Dans un tel système, l’essentiel est la vie de la communauté qui identifie le Muntu comme membre et lui prescrit son rang et sa responsabilité. L’importance de la tradition comme cadre d’épanouissement des êtres et du prolongement de l’harmonie avec les générations anciennes qui ont posé les fondements de l’humanité dans le savoir du commerce avec le sacré et l’invisible. Se conformer à la communauté, c’est, en fait, vivre de la chaleur des valeurs issues des ancêtres comme force d’orientation de l’être du Muntu au sein du monde. L’invisible, la communauté et la tradition sont les piliers de la confiance dans le destin.
607 Ibid. 608 Ibid. 609 On se rapporte ici à Kä Mana, comme il les classifie dans son livre, Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ, Paris 1994, 18-20. Cf. aussi Oscar Bimwenyi Kweshi, Discours théologique négro-africain. Problème des fondements, Paris 1981 ; Léopold Sédar Senghor, Liberté I, Négritude et humanisme, Paris 1964. Dans une perspective critique de ces valeurs, on lira avec intérêt Daniel Etounga-Manguelle, L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ?, Paris 1991 ; Kä Mana, L’Afrique va-t-elle mourir ?, Paris 1993.
145 Le caractère du temps de l’être et du rythme de l’agir qui ne sont pas soumis à la pression des urgences. La tradition est un lieu où le Muntu semble toujours avoir le temps et toujours décidé à donner du temps au temps, à laisser l’avenir venir. Devant les heurs et les malheurs de l’existence, devant les affres de la vie et les impondérables de la destinée, une sorte de confiance au temps et aux rythmes lents de la vie a orienté les sociétés africaines traditionnelles dans leur philosophie de l’être et de l’agir. Cette latence patiente ne signifie pas attitude de passivité et d’irresponsabilité devant la vie. Elle est plutôt la certitude qu’au fond de tout ce qui arrive, la force du bien triomphera. D’où le choix de la vie envers et contre tout. La vie, toujours la vie. Toujours plus de vitalité et de force vitale dans l’enchantement du monde, dans la fécondité du sacré et des contingences de l’histoire. Rien de ce qui est humain ou inhumain ne peut détruire la confiance dans la vie. Ces cinq caractéristiques sont le cœur de la tradition africaine comme système métaphysique, sa pulsation profonde, dont les hommes et les institutions dépendent essentiellement. C’est cette réserve de vitalité d’où l’Africain peut puiser son énergie pour structurer sa relation à Dieu, à autrui et à la nature. C’est cette triple structure membrale du Muntu que l’on veut faire ressortir dans la deuxième partie qui comprend trois chapitres. Le premier moment concerne l’exposition plutôt moins envieuse de la situation écologique difficile de l’Afrique subsaharienne, avec référence à la République Démocratique du Congo, d’où l’on est originaire. Le deuxième moment consiste à comprendre systématiquement la triple structure membrale du Muntu et les valeurs éthiques qui s’y rattachent. Le troisième moment expose la théologie de la reconstruction, comme lieu d’orientation et de l’exercice des valeurs créatrices qui peuvent faire accéder l’Afrique au bien-être. En d’autres termes, il est question de poser les valeurs, les normes, les symboles qui sont tout aussi réels que des matériaux et des outils et sans lesquels il n’y aurait pas d’action, aucune activité sensée. Car, il est une évidence que la culture est partie intégrante de l’action qui s’exerce sur, avec ou contre les données, la nature, l’environnement. L’homme est ce qu’il fait. Ainsi, savoir valoriser temps et espaces, les transformer en cadres dans lesquels se déroulent la destinée, est la dimension de l’existence humaine et identitaire.
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Chapitre 4 : Interaction vitale entamée du Muntu avec la nature Introduction Des ravages écologiques que l’on observe sur la planète et qui sont considérés comme point de départ de la prise de conscience écologique mondiale, comme on l’a exposé dans le premier chapitre, doivent être décrits de façon circonstanciée ; ils doivent trouver leurs illustrations africaines, car, en fait, ils ne sont pas toujours du même ordre partout sur la terre. L’Afrique noire connaît la crise écologique de façon singulière. Elle en est aussi concernée. Si l’on pense aujourd’hui que la question écologique est importante pour l’Afrique, ce n’est pas seulement parce qu’il semble nécessaire pour les Négro-africains de participer à la conscience mondiale des menaces qui pèsent sur l’humanité, mais parce que le continent lui-même vit une situation de crise globale dont il ne peut sortir sans une nouvelle conscience de responsabilité, de maîtrise de soi et de décisions à prendre absolument pour sauver le présent et l’avenir. En République Démocratique du Congo par exemple, il est assez dramatique d’observer que, selon les statistiques sanitaires, plus de 70% des cas de maladies soient dus aux mauvaises conditions de l’environnement. 610 C’est aussi le point de vue de l’OMS qui estime que la mauvaise qualité de l’environnement explique 25% de l’ensemble des maladies évitables dans le monde actuel. 611 Les principaux facteurs de mauvaise santé liés à l’environnement sont : la contamination de l’eau, la mauvaise hygiène, les habitations enfumées et l’action des moustiques et autres vecteurs animaux des maladies. Les maladies à vecteur, qui touchent plus de 700 millions de personnes par an dans le monde, sont considérées comme les plus sensibles aux variations du climat et de l’état de l’environnement.612 Face à un panorama des malheurs, comme on le détaillera par la suite, condamnant tout un peuple à un avenir non souriant, l’on comprend pourquoi la question de l’environnement se pose moralement en termes de bien commun et de justice sociale toujours à promouvoir pour le développement intégral de l’homme, car la viabilité de ce développement est indissociable des questions de justice, de droits et d’obligations des humains entre eux à l’intérieur de la même génération, d’une génération à l’autre et par rapport à l’environnement. C’est un développement qui se veut inclusif et interactif, mené sous le signe de la dignité humaine, du respect de la nature ; un développement qui fait prévaloir la prudence et la tempérance dans la gestion de toutes les espèces vivantes et de toutes les ressources naturelles. Dans ce chapitre précisément il est question d’exposer des facteurs qui montrent cette interaction entamée du Muntu face à son environnement, qui empêchent la mise en œuvre d’une orientation écologique, économique et éthique viable pour le développement, et de proposer quelques pistes de réflexion qui contribuent à approcher cette problématique
610 Cf. Conférence nationale souveraine, commission de l’environnement et conservation de la nature, Rapport final. Première partie, Kinshasa 1992, 15. 611 Cf. OMS, 1998 cité par Félicien Lukoki Luyeye, « Le développement et les risques écologiques », in : Revue Africaine de Théologie 28 (2004) n°56, 305. 612 Ibid.
148 avec lucidité et détermination. Car, faut-il déjà le signaler ici, si la relation du Muntu à son environnement est entamée, les véritables raisons sont dans la pauvreté, les inégalités, l’inadéquation des technologies, les politiques agricoles, la propriété foncière, le parti-pris urbain, les guerres, les régimes politiques, etc. 613 L’Afrique subsaharienne est le champ d’action, mais avec un accent particulier sur le Congo Démocratique.
4.1 Préliminaire 4.1.1 Cette Afrique que le monde connaît Il est un fait que chaque formulation ou position prise en matière des questions écologiques dépend de l’échelle d’observation, tout comme du lieu d’observation et des paradigmes dont sont porteurs ceux qui mènent ces observations. En toute chose, il convient de s’attacher à la vérité des lieux et de se défier des généralisations, souvent trompeuses. Roland Pourtier dit par exemple que : « La vision de l’Afrique de l’Ouest est souvent faussée par le filtre du Sahel. Or le Sahel, par définition ‘rivage’ donc d’extension limitée, n’est qu’un espace de transition, particulièrement fragile certes, mais nullement représentatif des environnements africains. De même, les discours sur la forêt perdent de leur crédibilité s’ils se cantonnent à des généralités conduisant inéluctablement à des extrapolations abusives. »614 Roland Pourtier poursuit son observation : « Vue du Nord, l’Afrique est trop souvent perçue dans une globalité dépréciative, fondement de l’afropessimisme. Sécheresses et famines, invasions acridiennes, endémies tropicales et maintenant sida, guerres civiles incessantes : le tableau est sombre. (…) Une nature hostile et des conditions géopolitiques délétères concourant à la destruction des cadres de vie, entravant à tout le moins les dynamiques de développement : telle est la vision véhiculée par ce pessimisme ambiant qui prend la fatalité pour argument en oubliant de prendre en considération la diversité des situations et la profondeur des mutations en cours. »615 Pourtant, c’est exactement sous cet angle des généralisations que le reste du monde voit et prétend connaître l’Afrique. Cela se remarque par le fait qu’aujourd’hui, la tentation est grande de débuter les discussions sur les pays africains par des cris d’inquiétude et de désespoir généralisés. Tout se passe comme si les rencontres, colloques et débats sur l’Afrique n’avaient pour but que de tirer la sonnette d’alarme sur le sort funeste qui s’acharne sur ce continent. Tout paraît comme si tous les pays africains et leurs peuples avaient atteint un point de non retour dans leur descente aux enfers et l’irrémédiable ca-
613 Cf. Tabutin, D., Relations entre démographie et environnement. Doctrines, théories et connaissances scientifiques, dans S. Zamoun e.a., Population et environnement au Magreb, Louvain-la-Neuve, 1995, 41, cité par Ruffin Mika Mfitzsche, « Population et environnement. De la non évidence d’une corrélation à une éthique théologique de la création », in : Revue Africaine de Théologie 28 (2004) n°56, 260. 614 Pourtier, R., « L’environnement en Afrique, nature, sociétés et développement », mercredi, 25 avril 2007, in : http ://www.ahjucaf.org (10.10.2007 21 : 44) ; Cf. aussi Id., Afriques noires, Paris 2001. 615 Ibid.
149 tastrophe qui les conduira vers la mort ; l’image d’une Afrique qui court à la perdition. Depuis trois décennies, cette perspective d’analyse a dominé la réflexion sur la situation africaine. A l’aube des indépendances déjà, certaines voix avaient exprimé leur préoccupation sur les orientations prises par les responsables africains dans leurs choix essentiels et présageaient que l’Afrique noire était mal partie. Moins enclines aux bons sentiments, d’autres voix n’ont cessé de ponctuer la marche des pays africains par des mises en garde et des appels aux changements. Un peu comme dans le théâtre antique où le chœur avertissait le héros du destin qui l’attendait inexorablement quand il s’éloignait des ordres implacables des dieux, ces voix annonçaient l’issue fatale qui serait celle de l’Afrique, au cas où on ne prenait garde aux réalités du monde dans lequel on vit. 616 Quarante-cinq ans après les indépendances, les oracles de prophètes de malheurs paraissent s’accomplir audelà de leurs prédictions les plus funestes : « L’Afrique malade d’elle-même », « L’Afrique étranglée », « Le naufrage du continent noir », « L’Afrique condamnée », « L’Afrique va-t-elle mourir ? », « L’Afrique refuse-t-elle le développement ? », « L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ? », « L’Afrique est prête pour la recolonisation ? ».617 Beaucoup de livres et articles aux titres macabres ont abondamment décrit l’état de désolation avancée des pays africains. Ils ont présenté clairement la condition qu’ils croient être celle de l’Afrique : celle d’un continent condamné à mort, inéluctablement. Par la virulence de leurs analyses et l’acuité de leurs observations, les auteurs de ces ouvrages ont contribué à créer une atmosphère générale de pensée et un cadre d’épanouissement d’un imaginaire pathologique que l’on a pris l’habitude d’appeler « l’afro-pessimisme ».618 L’expression s’est imposée et a fait fortune. La réalité qu’elle désigne est devenue pour beaucoup la seule image que l’Afrique donne d’elle-même au monde. Plus qu’une simple image, elle constitue aujourd’hui une sorte de logique globale d’existence, un tissu de structures d’être et de pensée qui déterminent les attitudes et conditionnent les comportements. Elle est la réalité la plus visible dont les médias se délectent et qui les enchante : L’Afrique du désespoir.619 Le monde connaît cette Afrique qui désespère. Son calvaire a été tellement décrit par les maîtres du système médiatique qu’il est devenu de bon ton de dire du continent africain qu’il est la somme de tous les malheurs du monde620 : - un continent « hors monde » dans sa marginalisation économique, qui n’intéresse pas beaucoup d’investisseurs dans le système du marché mondial, sauf peut-être quelques aventuriers du monde développé qui rêvent d’une Afrique à recoloniser ou d’une « Afrique sans les Africains » ; une terre de délire politique, minée par des démocraties de façade, en butte aux restaurations autoritaires et au chaos toujours en ébullition ;
616 Cf. Kä Mana/Jean Blaise Kenmogne, Ethique écologique et reconstruction de l’Afrique, CIPCRE du 10 au 17 Juin 1996, 24. 617 Ce sont les titres des livres connus, écrits par des Africains ou par des Africanistes. 618 Cf. Kä Mana/Jean Blaise Kenmogne, op. cit., 25. 619 Ibid. 620 Id., 25-26.
150 - un monde socialement déréglé, entièrement pris dans les violences sociales qu’il ne sait ni contenir ni gérer, livré aux guerres tribales, aux bandes meurtrières et aux politiciens gangsters qui détruisent toute possibilité de bâtir un avenir de responsabilité et de prospérité ; - un univers en folie avancée, qui a perdu ses repères éthiques et n’a plus les capacités de croire en ses propres forces et dans les énergies de son intériorité créatrice ; - une aire d’exubérance religieuse sans limites, où le terrorisme spiritualiste domine les mentalités et sécrète les comportements maladifs de nègres infantilisés par les diseurs de bonnes aventures, les charlatans machiavéliques, les vendeurs d’illusions et les gourous de tous bords qui profitent de l’inclination spirituelle naturelle aux peuples d’Afrique pour leur vendre les théories et les pratiques les plus rocambolesques. Comme si toutes ces affres ne suffisaient pas, il a fallu que le fléau du sida s’ajoute au chapelet de drames qui ont plongé le continent dans l’engrenage du désespoir. A la vue de tant de malheurs et de lourdes pesanteurs du mal sur la terre africaine, nombreux sont ceux qui ne peuvent imaginer autre chose qu’une chute inéluctable de ces pays dans l’enfer de la décomposition et de la désagrégation totale. Beaucoup voient l’Afrique couler à pic, périr d’inanition économique et d’inconsistance politique, disparaître de la carte commerciale et financière du monde, perdre toute consistance vitale et s’effriter pour toujours, anéantie par des maladies et des épidémies qu’elle n’a pas les moyens de maîtriser.621 Encore une fois, plus qu’une simple image, l’afro-pessimisme semble constituer une logique globale d’existence de l’Africain, à tel point que, convaincu de cela, il se sent incapable d’imagination et donc se démotive de plus en plus. Cette Afrique désespérante et désespérée l’est-elle vraiment ? Est-elle l’image réelle et complète de ce que l’on est et de ce que l’on vit ? Cette image dit-elle les quêtes et les attentes les plus profondes de l’Africain ? Cette Afrique ne peut-elle pas se réveiller ? Quelle que soit l’implacable réalité des faits qu’elle présente, quel que soit l’impact des images macabres qu’elle déverse sur les télévisions du monde entier, cette Afrique n’est pas celle que l’on est en profondeur, ni celle que l’on veut construire, ni encore celle que l’on propose de léguer aux générations futures. Elle est une Afrique qui permet de reprendre pied dans les énergies créatrices, de penser la destinée et d’imaginer l’avenir avec optimisme et sérénité. 4.1.2 Vision purement « touristique » de l’écologie S’il faut joindre la problématique écologique à ce tableau sombre qui caractérise l’Afrique noire, c’est le même sentiment de lâcheté qui se constate. Plusieurs bilans africains se mettent encore hors série et pensent qu’ils ne sont en rien concernés par cette crise. Ils s’en moquent. Ils en font une idée superficielle, éloignée de leurs préoccupations immédiates : une vision « touristique » de l’écologie. A l’occasion d’un échange sur la question de la crise écologique mondiale, un ami m’affirmait ceci : « Sache mon cher frère que ce thème de crise environnementale est l’affaire des riches, c’est un problème des ‘Modernes’. L’Afrique subsaharienne n’a rien à faire avec cela. Depuis des siècles, le
621 Ibid.
151 Congolais vit de son charbon de bois, de son agriculture, et nous avons encore beaucoup d’espace vert. C’est une affaire que l’on veut nous faire assimiler. Sinon l’Africain a toujours eu, depuis la nuit des temps, un égard particulier face à la nature, car il en est conscient que la terre est et reste le lieu et le symbole de la vie ».622 Un point de vue en partie vrai, mais simpliste. Car, il suffit d’être attentif et de se rendre compte de l’insalubrité qui entoure les habitations dans lesquelles le Muntu vit, qui cause des maladies qui, en fait, devraient être longtemps éradiquées ; des maladies dites de mains sales comme le choléra et la dysenterie. D’innombrables éboulements qu’on enregistre surtout au Katanga et au Kasaï623 dans des mines. Bref, le mauvais usage et l’accès incontrôlé aux ressources minières, sans suffisamment de précaution, dénotent assez la crise significative en matière écologique et environnementale, qui est sûrement d’un autre ordre que l’appréhension ordinaire dont on fait du concept « crise écologique ». La crise écologique est bien présente ; on en retracera le tableau sombre dans le point suivant. Par ailleurs, lors d’une rencontre informelle des ministres européens et ACP sur la coopération économique et le développement, qui s’est tenue à Königswinter (Bonn) au mois de mars 2007, la ministre allemande, Mme Heidemarie Wieczorek-Zeul, chargée de ce ministère déclarait que : «L’Afrique n’a aucune part de responsabilité dans le réchauffement climatique. Non seulement l’Afrique n’a pas de responsabilité dans ce réchauffement, mais il en souffre. La meilleure preuve que l’Afrique souffre des changements climatiques observés, c’est que sa part dans la pollution est minime simplement parce qu’elle ne dispose pas d’industries polluantes de même ampleur que celles existant dans les grands pays industrialisés. (…) Et l’impact ou les conséquences de cet essor industriel affectent l’Afrique dans sa quête de développement ».624 Les deux citations dénotent, en fait, la tendance de beaucoup d’Africains de vouloir considérer la problématique écologique comme un simple phénomène de mode qui passera comme passent toutes les modes. On croit cette crise trop liée aux préoccupations des pays riches et de leur population en mal d’être, pour qu’elle puisse réellement représenter aux yeux des Africains une possibilité d’approcher les problèmes de fond auxquels ils sont confrontés. Par ailleurs, le professeur Kä Mana pense que c’est parce que la notion même d’écologie a surgi dans un contexte des sociétés qui entretiennent avec l’Afrique des relations de domination et d’exploitation qu’il n’a pas bonne presse. 625 « Ceux qui le prennent au sérieux sont vite taxés de simples relais locaux des puissances occidentales, de caisses de résonnance qui reprennent les problématiques conçues, pensées et élaborées ailleurs, sans s’interroger profondément sur les raisons qui poussent les sociétés riches à déverser dans les pays pauvres leurs idéologies écologistes et leurs préoccupations sur la protection de l’environnement. »626
622 De l’entretien verbal avec un ami lors de mon séjour à Kinshasa en 2003. 623 Katanga et Kasaï sont des provinces de la République Démocratique du Congo. Le pays en compte onze dans l’ensemble. 624 Cf. La déclaration de la ministre allemande rapportée par Mamadou Ndiaye (APA), in : www.africatime.com/rdc/popup.asp?no_nouvelle=315593 (13.03.2007 11 : 17). 625 Cf. Kä Mana/Jean Blaise Kenmogne, op. cit., 37. 626 Ibid.
152 Nombreux sont des hommes de pensée qui se posent la question de savoir pourquoi le mouvement écologique occidental se soucie tant de l’environnement physique, au moment où les pays pauvres souffrent des injustices du système économique mondial et ploient sous le poids des politiques mises en place par les pouvoirs financiers des pays riches. Dans certains cercles de l’intelligentsia africaine, l’écologie est considérée comme un romantisme superficiel. En plus, d’autres voix cherchent même à savoir si l’arbre de l’écologie ne cache pas la forêt de l’indifférence à des questions qui sont plus urgentes pour les sociétés africaines. Cette vision purement touristique de l’écologie a conduit certains à ne pas prendre au sérieux les questions que les écologistes occidentaux posent, car elles ne représentent pas un potentiel évolutionnaire dont les sociétés africaines pourraient bénéficier dans l’immédiat. La problématique écologique ne serait qu’une affaire de gros sous dont certaines âmes habiles s’emparent dans les pays pauvres pour résoudre le problème de leur propre précarité matérielle, en créant des organisations non gouvernementales (ONG) qui prétendent œuvrer pour la protection de l’environnement. 627 Avec le professeur Kä Mana, l’on pense qu’il faut sortir l’écologie du cercle de ces conceptions fausses et caricaturales. Loin d’être un luxe pour les pays riches et pour les populations nanties, la question écologique constitue le lieu à partir duquel les hommes et les femmes d’aujourd’hui ont à prendre acte de leur responsabilité commune face à l’avenir, des impératifs communs qui, au Nord comme au Sud, concernent la qualité de la vie.628 Et l’écologie même ne se définit pas autrement qu’une prise de conscience des interactions et des relations entre tout ce qui existe, une vision d’ensemble qui pousse l’humanité à prendre conscience de la qualité de ces relations. Elle est une exigence éthique de la vie pour tous les hommes et pour toutes les sociétés humaines.629
4.2 État actuel de l’environnement en RDC 4.2.1 Brève description de l’espace géographique Le Congo Démocratique est situé dans le bassin central de l’Afrique. Sa superficie est de quelque 2 345 000 km² qui s’étendent entre le 5°2’ de latitude Nord et le 13°15’ de latitude Sud ; en longitude Est de Greenwich, il va de 12°15’ à 31°15’. Cette position géographique place le Congo exactement au cœur du continent, de part et d’autre de l’Equateur. Il fait frontière, au nord-ouest avec la République du Congo/Brazza, au nord avec la République Centrafricaine, puis avec le Soudan. A l’est, la frontière serre de près l’axe tectonique des Grands Lacs. Cet axe démarque le Congo de l’Ouganda par le lac Albert, la Semliki, le Ruwenzori et le lac Edouard. Il le sépare du Rwanda par le lac Kivu, puis du Burundi par la Ruzizi et le nord du lac Tanganyika. Avec la Tanzanie, la frontière passe par les 600 km du Tanganyika. Au sud, le Congo fait frontière vers l’est avec la
627 Id., 38. 628 Id., 39. 629 Id., 40.
153 Zambie, puis avec l’Angola. 630 Le climat qui prévaut est celui des pays chauds. La moyenne annuelle est de 25°C à la côte, de 24 à 25°C dans le nord à la Cuvette Centrale, le Nord-Katanga, le Kasaï, Kinshasa et le Bas-Congo. Dans les zones montagneuses, la température devient modérée à cause de l’altitude : 19°C à Goma à 1 550 m d’altitude et 20°C sur les hauts plateaux du Katanga. La température la plus élevée s’observe en marsavril pour la plus grande partie du pays (cuvette centrale, nord du pays, Bas-Congo), en septembre pour le sud du Kasaï et le Nord-Katanga, en octobre pour le Sud-Katanga et le long du lac Tanganyika. Dans l’ensemble, le pays est humide, les précipitations dépassent presque partout 1200 mm par an ; le centre de la cuvette recueille plus de 2000 mm, mais les précipitations diminuent au fur et à mesure qu’on s’éloigne de l’Equateur. 631 L’ensemble du territoire national est fort bien arrosé. Le fleuve Congo dont l’immense bassin couvre les deux tiers de la surface du pays, l’a pourvu en effet d’un réseau hydrographique dense et bien réparti. Le fleuve Congo est le cinquième du monde par sa longueur de 4.700 km. Son débit est abondant de 30.000 à 80.000 m³ à la seconde et fait de lui le deuxième du monde après l’Amazone. Les lacs le jalonnent (Lacs Tumba, Maindombe, Kivu, Tanganyika, Moëro, Albert, Edouard…). Le paysage animal et végétal congolais s’offre au visiteur de manière variée. Les parcs nationaux (Virunga, Upemba, Salonga Nord et Sud, Garamba, Kahuzi Biega, Maïko, Kundelungu) et les forêts tropicales forment un univers riche et multiple, ils sont un véritable patrimoine de l’humanité, car ils abritent (dans leur ensemble) des milliers d’espèces végétales et animales connues. En outre, ces forêts représentent une véritable pharmacie tropicale. Selon les phytosociologues 632, sur 40 hectares de forêts tropicales, on a déjà recensé : 1.500 espèces de plantes à fleurs, 700 espèces d’arbres, 400 espèces de papillons, 1.000 espèces de reptiles, sans compter les insectes et les mammifères. Les régions d’élevage les mieux indiquées sont les savanes du Sud (Plateaux du Katanga et du Kasaï) et du Nord (Plateaux de l’Oubangui) ainsi que les massifs montagneux de l’Est. Les plus beaux troupeaux de bovins sont dans le Kivu (Nord, Sud, Maniema) et dans le Mayombe. Outre les ressources du sol, dont les plantations peuvent fournir 80% de la production exportable, il y a les ressources du sous-sol (diamant, cobalt, cuivre, or, coltan…). L’espace congolais est un cadre de vie habité par sa biodiversité. Il est tout autant riche géologiquement, touristiquement qu’hydrographiquement. L’importance de l’hydrographie et des végétaux font de la RDC un grand pays à vocation agricole. L’agriculture de plantations et celle de petites exploitations sont dispersées à travers toute la République. L’espace de la RDC présente donc un cadre de vie en éléments biotiques et abiotiques. On trouve une diversité complexe des êtres, vivants ou non aux interactions dynamiques. Cela étant, il est sans conteste que la vie de l’homme est étroitement liée à l’environnement de sorte que l’on ne peut vivre et survivre qu’à condition de le préserver.
630 Cf. Isidore Ndaywel è Nziem, Histoire générale du Congo. De l’héritage ancien à la République Démocratique, Paris-Bruxelles 1998, 41. 631 Id., 42. 632 Cf. Albert Muluma Munanga/Ruffin Ngomper Ilunga, « Guerres et problèmes de l’environnement en Afrique. Cas de la République Démocratique du Congo », in : Développement et Coopération n° 3, Mai/Juin 2002, 18-23.
154 Le capital humain y est également. Le Congo compte approximativement 66 millions633 d’habitants repartis de façon variée d’une région à l’autre. Il existe en réalité trois axes de fort peuplement qui mobilisent pratiquement la moitié de la population du Congo. Le premier couvre la région méridionale de Banana à Kabinda ; les points forts de ce peuplement sont le Bas-Congo spécialement le Mayombe, le Kwilu, les régions de la Luluwa et de Mbuji-Mayi. Le deuxième axe de haute densité est le versant congolais du fossé des Grands Lacs qui s’étend de Fizi à la frontière du Soudan. Le troisième axe enfin est septentrional. Moins dense et de structure plutôt discontinue, il couvre les plateaux du nord, spécialement le plateau de Gemena et celui des Uélé autour d’Isiro. En effet, les densités de population les plus importantes, au lieu de se rencontrer au Katanga, région industrielle par excellence, ou dans la boucle du fleuve qui est la grande région de l’agriculture d’exportation (café, cacao, palmier, hévéa) se trouvent plutôt dans les zones d’activités agricoles vivrières traditionnelles : Bas-Congo, Kwilu, Kasaï.634 La variation du peuplement est donc manifeste. La savane du sud et la zone agropastorale du Kivu ont toujours été les points les plus peuplés ; ils contrastent avec la Cuvette Centrale qui demeure la région la moins occupée du pays. Mais pour des raisons de pauvreté et d’instabilité politique, le Muntu congolais a accès à son patrimoine environnemental de façon incontrôlée, qui ne fait nullement avancer. C’est ce qui fait que l’environnement aussi bien naturel qu’humain dégrade. L’environnement global étant perturbé, c’est la vie qui est perturbée. Les conséquences de cette perturbation se lisent à travers la santé médiocre, la faible productivité, la paix constamment mise en danger et les réserves de la biosphère pillées. 4.2.2 Quelques problèmes écologiques récurrents635 Il est un fait que l’on soit actuellement confronté, dans la vie quotidienne, avec l’un ou l’autre phénomène de pollution du sol, de l’air, de l’eau, sans oublier celui de la pollution sonore dans les aéroports et les fabriques, le long de voies de communication et dans les boîtes à musique. Il devient chaque jour plus évident qu’un nombre croissant des maladies sont dues aux dommages que l’homme fait subir à son propre environnement. Le professeur René Lenoir qui fait autorité en matière d’environnement affirme que l’Afrique est en train de « devenir le cauchemar du monde en nous présentant une série des symptômes mettant en exergue entre autres, la dépendance alimentaire devenue croissante, la dégradation de l’environnement, l’insalubrité des villes par un lotissement anarchique des terrains, les industries incommodes, l’inadaptation de l’aide, la pression démographique sur les sols, une croissance urbaine et un exode rural incontrôlé, l’endettement excessif, la déforestation et la surexploitation des terres, l’étouffement de la
633 Le nombre des Congolais est tellement fluctuant qu’on pourrait tout autant parler de la croissance ou de la décroissance démographique. Les statistiques issues du recensement de 1994 fixaient le nombre à 82 millions d’habitants, actuellement certains avancent le chiffre de 59 270 000, d’autres de 50 500 000 (1999). 634 Cf. Isidore Ndaywel è Nziem, op. cit., 44-45. 635 Le livre de Wöhlcke, M., Umweltzerstörung in der Dritten Welt, München 1987 est très instructif sur l’état de la crise écologique dans le tiers monde.
155 société civile par un Parti-Etat, l’absence d’une politique régionale capable de faire face aux problèmes communs, enfin l’instabilité politique et la guerre civile qui font que l’Afrique détient le triste record des réfugiés politiques. »636 Les Evêques du Congo, l’ex-Zaïre637, de leur côté, mettaient déjà en garde contre la négligence des dirigeants politiques à prendre au sérieux la problématique écologique du pays : « L’Eglise catholique au Zaïre, en collaboration avec tous ceux qui sont engagés dans la promotion du Bien Commun, met en tête de liste de toutes priorités, la protection et la conservation du sol, de la faune et de la flore. C’est d’ailleurs, comme tous les biens essentiels à la survie de l’humanité, ce qui est le moins coûteux et le plus facile à réaliser. Malheureusement c’est aussi ce dont on parle le plus, mais dont apparemment on s’occupe le moins. »638 Ils ne cessent pas depuis lors, à travers leurs écrits, 639 de fustiger et de dénoncer le pillage des ressources naturelles. Les Evêques du Katanga ont entre autre dénoncé cela en ces termes : « L’exploitation minière entraîne la dégradation écologique. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater à quel point des villes comme Likasi, par exemple, ont atteint un degré de pollution fort avancée et dont on constate visiblement les effets nocifs sur la vie de la population et sur notre environnement. (...) Nous dénonçons le mutisme qui entoure cette question d’écologie dans notre province et invitons les nouveaux dirigeants à prendre leurs responsabilités en cette matière. »640 L’ancien ministre congolais de l’environnement Anselme Enerunga ne déclarait pas autre chose, lors d’un séminaire de formation sur l’environnement tenu à Kinshasa : « Notre environnement est sous pression, surtout depuis 1960, année de l’indépendance. Des problèmes tels que la gestion des déchets urbains, l’assainissement du milieu, le braconnage, l’exploitation sauvage des forêts et l’occupation anarchique des terres s’accroissent chaque jour davantage, menacent de plus en plus notre cadre de vie et amenuisent dangereusement notre diversité biologique. A cela s’ajoute la carence en personnel compétent et motivé, le manque des moyens logistiques et financiers requis pour la mise en place des mesures efficaces de protection de l’environnement, ainsi que l’absence d’un cadre juridique et institutionnel approprié, permettant l’intégration de
636 Lenoir, R., cité par Timberlake, L., L’Afrique en crise. La banqueroute de l’environnement. Préface de René Lenoir, Paris 1985, 14, in : Waswandi Kakule Ngoliko, « Ethique écologique chrétienne et promotion africaine de l’environnement », in : Revue Africaine de Théologie 17 (avril 1993), 69. 637 Zaïre est l’ancienne appellation de l’actuelle République Démocratique du Congo. 638 XXVIe Assemblée plénière de l’épiscopat du Zaïre, Le chrétien et le développement de la nation, Exhortation pastorale des Evêques du Zaïre, Kinshasa 12-17 septembre 1988, 51. 639 Plusieurs documents et articles ont été écrits par les Evêques congolais, comme e.a. : « L’Eglise catholique dénonce le pillage des ressources naturelles de la RDC dans une mise en garde au pouvoir en place » (13.03.2007), Kinshasa ; « Que notre espoir ne soit jamais déçu (Cf. Ps 70, 1) », Message de l’Assemblée des Evêques de la Province Ecclésiastique de Lubumbashi (AEPEL) aux nouveaux dirigeants, au peuple de Dieu et aux personnes de bonne volonté, Lubumbashi (03.03.2007). 640 Cf. « Que notre espoir ne soit jamais déçu », op. cit., 10. Cf. aussi http://www.cenco.cd/annuaire/lubumbashi/espoirdec.htm (13.03.2007 23 :19). Voir aussi Conseil pontifical Justice et Paix, Compendium, n°469.
156 l’environnement dans le processus de développement socio-économique du pays.(…) L’évaluation d’impacts sur l’environnement s’impose comme l’outil privilégié pour assurer la nécessaire conciliation entre les besoins en développement actuels et la nécessité de préserver l’environnement pour les générations futures. A l’échelle d’un pays, l’opérationnalité d’un tel instrument exige la disponibilité d’un personnel formé, compétent et en nombre suffisant. Ce dont la RDC ne dispose pas. (…) »641 Répertorions en gros quelques problèmes écologiques qui touchent de façon durable l’Afrique en général et la RDC en particulier. Soulignons qu’il s’agit bien ici de problèmes durables et qui ont des effets aussi durables sur la santé humaine et sur le développement en tant que tel sur le continent africain. 4.2.2.1 Agriculture d’exportation intensive et déboisement L’agriculture va de pair avec le déboisement. S’il faut se permettre une rétrospective, il est une évidence que depuis les temps préhistoriques, les proto-populations ont toujours fait usage de la flore et de la faune pour survivre. Cela reste vrai pour les populations actuelles et très sûrement pour celles à venir. Si l’on considère la plupart des populations africaines qui vivent essentiellement de prélèvements sur la biomasse (cueillette, chasse et pêche) ou de l’agriculture, il faut également se rendre à l’évidence que la préservation des écosystèmes forestiers constitue la condition même de la survie de leur identité culturelle. La forêt remplit pour ces Négro-africains d’importantes fonctions par ses ressources de bois de feu et de matériaux de construction, sans oublier ses usages cultuels. La forêt entre, par ailleurs, dans les cycles de production agricole : la culture itinérante sur brûlis demeure la technique de production la plus répandue. Les terres sont converties en zones d’élevage et d’agriculture sur brûlis; le bois est utilisé pour l’économie domestique ou pour l’industrie locale, pour de besoins en bois-énergie. Pour s’en convaincre, il suffit de voir au bord des routes, les sacs de charbon qui sont acheminés en camions jusqu’aux centres urbains. Pour les économies africaines, l’espace rural demeure une source considérable de richesse. Nombreux sont les opérateurs économiques et sociaux qui en tirent d’importants revenus et consolident leur rôle et leur puissance. 642 Que les forêts puissent reculer, cela ne fait aucun doute. Elles ne disparaissent donc pas sans nécessité. Mais pourquoi pas s’il s’agit d’aménager des espaces pour l’agriculture et répondre aux besoins des hommes ! Les forêts n’ont pas vocation à être intouchables, elles entrent dans des cycles de recomposition des milieux et des paysages qui rythment l’histoire des civilisations. S’il en est ainsi, qu’en est-il alors de la préoccupation globale qui s’invite dans les débats environnementaux, celle de préserver à tout prix les forêts et les terres arables ? Si l’agriculture qui suppose le déboisement constitue un problème écologique, c’est, pour l’essentiel, parce qu’aux usages traditionnels de la forêt s’est ajoutée l’agriculture d’exportation intensive avec utilisation excessive d’engrais et de pesticides qui affecte des sols. C’est le cas des plantations de café, cacao et autres produits tropicaux qui ont large-
641 Actes des séminaire de formation et atelier de haut niveau en évaluation environnementale, Association nationale pour l’évaluation environnementale (ANEE), Kinshasa, 12-17 janvier 2004, 26. 642 Cf. Lesourd, M., L’Afrique. Vulnérabilité et défis, Paris 2003, 21.
157 ment entamé les forêts d’Afrique de l’Ouest. A cela s’ajoute l’exploitation industrielle du bois pour les besoins du marché intérieur et surtout de l’exportation taille des coupes sombres dans des forêts jusqu’alors préservées. 643 Ainsi, la déforestation de la zone intertropicale, en particulier des grands ensembles comme l’Amazonie, le Congo et le Borneo, constitue une menace planétaire : 50 à 70 hectares de forêt tropicale disparaissent chaque minute, soit 200.000 km² par an (sur une superficie totale de 8,2 millions de km²). 644 Cette déforestation entraîne un dégagement supplémentaire de gaz carbonique et un changement inattendu du climat. Au Congo, le feu de brousse répété chaque année contribue à la disparition de la flore et à la désertification lente mais déjà remarquable dans certaines surfaces accidentées du Bas-Congo et bien dans d’autres régions.645 Ces feux de brousse participent au recul du couvert forestier et donc à une dégradation progressive de l’environnement. A un moment de l’histoire, il n’ira plus de soi que l’on se console dans cette pratique, sous prétexte que depuis nos ancêtres, on a toujours fait la même chose. Les espaces habitables et cultivables vont devenir de plus en plus rare, à tel point qu’une pareille illusion ne se justifiera plus. On est bien là au cœur de l’enjeu environnemental dont les solutions sont du ressort des politiques publiques.646 L’Africain doit comprendre que la forêt qui recouvre les tropiques est un patrimoine cher : c’est elle qui réussit mieux que tout autre écosystème à retirer de l’atmosphère le carbone nocif. La déforestation a non seulement des répercussions néfastes en zones tropicales mais aussi sur le climat au niveau de toute la planète en hâtant la désertification sub-saharienne et en compromettant le bien-être des individus, des populations et d’écosystèmes régionaux du monde entier.647 D’ores et déjà, cette déforestation, chaque année, fait perdre à l’Afrique de trois à cinq millions d’hectares de forêt tropicale, soit une superficie légèrement supérieure à celles des pays comme le Togo et le Burundi.648 Le Professeur Waswandi propose ici une sagesse écologique : « La sagesse nous recommande donc de ralentir l’accumulation des gaz à ‘effet de serre’ en Afrique par une triple stratégie : tout d’abord en utilisant efficacement et en conservant l’énergie dans
643 Cf. Smouts, M.-C., Forêts tropicales, jungle internationale. Les revers d’une éco-politique mondiale, Presse des sciences, 2001, 24. Pour être encore plus clair, il convient de distinguer ici les défrichements forestiers qui répondent aux besoins agricoles et alimentaires des populations et l’exploitation forestière destinée à approvisionner les marchés du Nord, et aujourd’hui celui de la Chine aux appétits insatiables. Les premiers sont inévitables tant que les besoins alimentaires primaires devront être assurés. La seconde, qui fait l’objet des critiques répétées de la part des écologistes, est celle qui doit être davantage encadrée. Cf. Pourtier, R., op. cit., 8. 644 Cf. Diangadio Bingo, „Ecologie et santé morale“, in : Chrétiens de Matadi et Renaissance morale, Actes du premier week-end moral des intellectuels catholiques de Matadi du 3 au 6 avril 1991, Evêché de Matadi 1991, 39. 645 Ibid. 646 Cf. Lesourd, M., op. cit., 365. 647 Cf. Waswandi Kakule, op. cit., 70. 648 Cf. Ismaïl Serageldin, Protection des forêts tropicales ombrophiles de l’Afrique, Abidjan, Publication du Bureau régional-Banque mondiale, 1991, 1-2, cité par Waswandi Kakule, op. cit., 70.
158 tous les pays ; ensuite en arrêtant la déforestation due à l’exportation sauvage des essences tropicales et la surexploitation des pâturages, et enfin en reboisant plus d’un million de kilomètres carrés principalement pour produire du bois de feu en remplacement du charbon et d’autres combustibles fossiles. Il faudrait donc bénir tout homme qui plante un arbre ou un manguier pour régénérer l’écosystème africain. »649 Cette sagesse écologique invite, en plus, les Africains à surveiller continuellement la salubrité du milieu devant le développement d’un marché mondial des produits chimiques toxiques650 pour que le transfert de technologie tant recherché par les gouvernants africains ne devienne un cheval de Troie dans l’environnement africain, car « le vrai propos de l’écologie comme science n’est pas de souligner le rôle négatif et destructeur de l’homme mais au contraire de montrer que l’homme lui-même doit être considéré comme faisant partie d’un environnement et qu’il est étroitement dépendant pour la survie de cet environnement ».651 Donc, l’on ne peut plus parler de l’agriculture pour l’agriculture. Il faut désormais tenir compte de plusieurs facteurs dont l’environnement, la santé, etc. pour prétendre à un développement durable. 4.2.2.2 Pollution de l’air et effets sur la santé Les communes et les hameaux des régions rurales, où les méthodes de cuisson et de chauffage sont encore primitives, provoquent des taux élevés de pollution à l’intérieur des habitations. La combustion du bois ou des déchets agricoles dans les conditions rudimentaires dégage de grandes quantités de fumée et des gaz âcres à l’intérieur de l’habitation. Les combustibles utilisés comprennent le bois sous forme des bûches, des branches, des brindilles et des feuilles, dont les caractéristiques de combustion sont toutes différentes. Les combustibles sont généralement ramassés par les femmes et les enfants. Dans certaines régions, la cuisson se fait dehors pendant la saison sèche. Dans d’autres, une hutte spéciale est utilisée pour la cuisine. L’OMS a coordonné deux études, l’une au Kenya en 1986, et l’autre en Gambie, en 1987, afin de mesurer la concentration de divers polluants dans les foyers africains. Les résultats ont démontré que le niveau moyen de particules en suspension était très élevé. Quant aux taux extrêmes, ils représentaient un danger certain. Les concentrations d’oxyde d’azote, de monoxyde de carbone excèdent au point de provoquer le cancer et l’aggravation d’autres maladies comme la tuberculose, la bronchite, l’asthme et les maladies cardiaques.652 La morbidité et la mortalité liées aux maladies respiratoires surtout chez les petits enfants de moins de cinq ans en dit long et sont très préoccupantes. Au Burkina Faso et en Zambie, les maladies respiratoires sont parmi les deux ou trois principales causes de morbidité. En sus, l’exposition des femmes enceintes à la pollution à
649 Waswandi Kakule, op. cit., 70-71. 650 Cf. Lester R. Brown cité par Lloyd Timberlake, L’Afrique en crise. La banqueroute de l’environnement, Paris 1985, 14, cité par Waswandi kakule, op. cit., 71. 651 Gabus, J.-P., « Avenir de la société. Respect de la création », in : Paix, Justice et Intégrité de la création, Bruxelles 1988, 62. 652 Cf. Diangadio Bingo, op. cit., 40. Cf. aussi Félicien Lukoki Luyeye, « Le développement et les risques écologiques », in : R.A.T. 28 (2004) n°56, 305.
159 l’intérieur des habitations favorise l’insuffisance de poids des enfants à la naissance, qui est associée à une vaste gamme de maladies prénatales et infantiles.653 Dans les villes africaines, il existe deux problèmes majeurs de pollution ayant un sérieux impact sur la santé. Il s’agit de la pollution industrielle provenant de sources non suffisamment contrôlées comme les centrales électriques, les cimenteries, les fabriques de papier ou les usines chimiques, et les gaz d’échappement des voitures, des autobus et des camions, dont un grand nombre à moteur diesel, provoquant un mélange de divers polluants et une vapeur permanente dans un grand nombre de zones urbaines. Les effets de la pollution industrielle vont du désagrément des odeurs et de la poussière aux maladies respiratoires comme l’asthme, la bronchite et l’emphysème. La pollution provenant de substances chimiques dangereuses comme l’amiante, les métaux lourds ou certains composés organiques complexes, peut entraîner des cancers.654 La situation globale en Afrique en matière de pollution de l’air se fait sentir dans les campagnes comme dans les villes par la vulnérabilité à laquelle les nourrissons, les enfants et les femmes et les vieux sont exposés. Il en résulte, pour les nations d’Afrique une diminution de la vigueur et du potentiel nécessaires à leur puissance économique et à leur bien-être. 4.2.2.3 Pollution de l’eau L’eau est un facteur essentiel de la vie. Sans elle, on ne peut concevoir le règne animal et végétal. Chez l’homme adulte, l’eau représente environ 70% du poids du corps en proportions variables dans les différents tissus, allant de 10% pour le squelette à 99,5% pour la salive ou la sueur.655 A cette notion de quantité, il faut ajouter celle bien plus importante de la qualité : une eau de boisson ne peut pas être quelconque ; elle doit présenter tout un ensemble de caractère organoleptique, physique et chimique pour pouvoir être déclarée potable, c’est-à-dire susceptible de servir sans danger de nuisance à l’organisme humain. Pourtant, l’état général des mers, des fleuves, des lacs et de grands réservoirs du continent africain est grave. Des taux très élevés de résidus de pesticides organochlorés et des déchets organiques, des tonnes d’azote, de phosphore et d’autres produits chimiques sont régulièrement versés dans beaucoup de cours d’eau, surtout par les pays industrialisés. Cette pollution de l’eau compromet le caractère biologique dispensateur de vie de l’eau pure, sa fonction d’habitat pour la faune aquatique et son rôle clé dans la production de l’approvisionnement alimentaire.656 En effet, le Congo Démocratique dispose d’énormes ressources halieutiques, d’un réseau hydrographique, des grands lacs et un triangle côtier atlantique. Il offre un des bassins d’eau douce le plus riche du monde et contient un nombre extraordinaire d’espèces
653 654 655 656
Cf. Diangadio Bingo, op. cit., 41. Ibid. Ibid. Cf. Maccio, Ch., Solidarité par le partage du travail et des revenus. L’humanité face aux changements, Chronique sociale, Lyon, septembre 1995, 234. En plus, l’eau elle-même se raréfie sur l’ensemble de la planète. Suite à cette raréfaction planétaire d’eau, certains bilans ne manquent pas d’y voir la source latente de conflits armés entre nations.
160 de poissons, d’une grande gamme d’habitat ainsi que des périodes prolongées d’isolement. En 1982, six cents soixante-neuf espèces de poissons ont été identifiées dans le bassin du Congo, et on estime que le nombre peut dépasser mille espèces actuellement.657 Cependant, il existe un réel danger d’extinction de plusieurs espèces pour diverses raisons : (1) La surexploitation de certaines zones de pêche. Exemple : Pool Malebo, Lacs de l’Est du pays, Fleuve Congo au niveau de Kisangani, Kongolo, Lisala, etc. ; (2) L’utilisation des méthodes ou techniques de pêche prohibées par la loi, tels que les produits chimiques toxiques, les explosifs, etc. ; (3) La pollution des rivières causée par les déchets industriels, tel est le cas de l’usine de la Gécamines Exploitation à Likasi – au Katanga – qui pollue la rivière Shituru d’une manière atroce. Par ailleurs, le triangle maritime congolais a pour polluant principal actuel les affluents résultant des activités d’extraction et de raffinerie du pétrole ainsi que le mouvement de bateaux de mer et des activités récréatives.658 En dépit d’énormes potentialités hydriques de 63.000 m³ par personne, par an, et ce rien qu’avec le Fleuve Congo, le Congolais reste encore mal servi en eau traitée (seulement cinquante litres par personne par an). Mais peu à peu l’on enregistre, dans plusieurs pays africains, une prise de conscience de cette situation environnementale, qui conduit à un effort de réexamen et de réorientation des politiques mises en œuvre pour améliorer la qualité d’eau.659 4.2.2.4 Défi urbain et insalubrité des villes L’urbanisation est le phénomène socio-spatial majeur de quarante dernières années. C’est l’une des évolutions les plus frappantes du XXe siècle 660. Selon les statistiques des Nations Unies données à la fin du siècle passé, presque la moitié de la population mondiale vivra dans des agglomérations urbaines plus ou moins importantes. La croissance des villes, particulièrement dans les pays du Sud est impressionnante. Selon le même rapport des Nations Unies, le taux d’urbanisation a atteint 36,6% en Afrique de l’Ouest. 661 De moins de 32 millions d’urbains en 1960 (11,5% de la population totale), l’Afrique subsaharienne est passée à 177 millions (31%). Selon les prévisions de l’OCDE/BAD, 662
657 Conférence nationale souveraine: commission de l’environnement et conservation de la nature, Rapport final. 1e partie, Kinshasa 1992, 43-48. Notons que dans les textes originaux, le pays se nomme Zaïre. Ici nous l’appelons de son nom actuel : Congo. 658 Ibid. 659 Cf. Diakité Sidiki, Violence technologique de développement, Paris 1985, 153 ; Cf. aussi Afrique-Etats-Unis, Protéger la nature pour assurer un développement durable, Kinshasa, Publication du Centre Culturel Américain, Septembre 1990, 3-8. 660 Cf. Félicien Lukoki Luyeye, op. cit., 309. 661 Cf. La Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre avenir à tous (Rapport Gro Harlem Brundtland), Montréal 1988, 283, cité par Berthouzoz, R., « Pour une éthique de l’environnement », in : Revue d’éthique et théologie morale, Supplément 1989, n° 169, 55. 662 OCDE: Organisation de coopération et de développement économique ; BAD : Banque Africaine de Développement.
161 L’Afrique de l’Ouest compterait, en 2020, 430 millions d’habitants, dont 270 millions (62,8%) de citadins.663 Plusieurs Etats, cependant, peinent à établir des agglomérations urbaines fiables, et cela pour plusieurs raisons. Roger Berthouzoz en donne quelques unes: « L’aspect critique des établissements urbains dans le tiers monde tient à la faible capacité des administrations en personnel spécialisé, en pouvoirs et en ressources. Les services nécessaires à une vie digne de l’homme sont difficiles à assurer : eau propre, système d’assainissement, écoles et transports. On constate une dégradation sanitaire due à un environnement malsain, une pauvreté croissante, de profondes lacunes dans le système éducatif et un déficit quantitatif et qualitatif du logement. »664 La transition urbaine affecte tous les Etats, même si de différences considérables existent entre eux. La ville, comme marché et bassin d’emploi, comme nœud de réseaux et comme pôle d’information et de décision, contribue puissamment à la dynamique des espaces ruraux, en renforçant notamment la mobilité de la population rurale.665 Cette mobilité et ce regroupement intense des peuples amènent avec eux un lot de problèmes environnementaux qui, s’ils ne sont pas bien gérés, conduisent à des problèmes écologiques considérables. L’accroissement démesuré de la population urbaine crée souvent la pollution de l’air et de l’eau, l’accumulation des déchets toxiques et le bruit, car une telle concentration humaine échappe souvent au contrôle de l’administration, ou elle occasionne l’anarchie et l’irresponsabilité. C’est le cas de tonnes d’ordures qui s’accumulent dans les rues et dont personne ne se sent responsable. Un exemple suffirait à montrer comment le Congolais se soucie peu de sa santé et agit presque dans l’insouciance. A l’occasion de la journée mondiale de l’environnement célébrée le 5 juin de chaque année, un éditeur écrivait un article sur le Web de Radio okapi, la radio des nations unies en RDC. Il est à lire notamment ceci : « En parcourant différents coins de la ville de Kinshasa, on ne peut pas passer sans remarquer la présence d’immondices dans un coin. Et ces immondices se retrouvent même dans des endroits sensés respecter les règles d’hygiène. Prenons le cas du marché Zigida, juste à côté on voit un tas d’immondices. Et cela a pour conséquence, la présence de mouches qui se posent même sur la nourriture qui se vend à cet endroit, à la grande indifférence de ses vendeurs. Dans la commune de Lingwala, précisément sur le terrain PLC sur l’avenue Kigoma, une grande montagne d’immondices défie toute personne qui passe par là. Et juste en face, il y a un dispensaire et un complexe scolaire. Interrogé, un corps médical se dit être incapable d’interdire aux mamans de ce coin et les poussepousseurs de ne pas décharger leurs déchets à cet endroit. L’hôtel de ville étant saisi, c’est à lui que revient ce devoir d’interpeller la population, a-t-il ajouté. Un des employés de l’hôtel chargé de balayer les rues que nous avons croisé, se dit être parfois découragé. Ils font des efforts pour rendre la ville propre mais malheureusement les habitants environnants s’arrangent à jeter les immondices à l’endroit même où ils ont entrepris de rendre propre quelques jours passés. Ce qui conduit à un cercle vicieux. Une maman interrogée, avoue que n’ayant pas de moyens pour payer les pousse-pousseurs, elle est
663 Cf. Lesourd, M., op. cit., 25. 664 Ibid. 665 Id., 25-26.
162 obligée de jeter ses déchets où bon lui semble. Et cela entraîne des maladies telles que malaria, fièvres typhoïdes, et autres. Un pousse-pousseur rencontré nous a également appris qu’il déverse les immondices récupérées dans des maisons soit dans le fleuve et rivières, soit dans des coins où il remarque la présence des autres déchets. Un habitant de Bandalungwa que nous avons interrogé, pense que la mise en place de poubelles publiques résoudra le problème. Et encore faut-il décharger régulièrement ces poubelles pour ne pas créer de montagnes d’immondices. Et il ajoute que la sensibilisation et pourquoi pas la mise sur pieds de sanctions, seront aussi d’un grand apport. » 666 En République Démocratique du Congo, la situation de l’urbanisme est un défi majeur. Le non-respect des textes et plans d’urbanisme existants aggrave encore la crise écologique africaine : « les villes de Kikwit, Bukavu, Kalemie, Kabinda, Isiro, MweneDitu, Kananga, Uvira sont aujourd’hui sérieusement menacées de disparition par des érosions. Le cas le plus frappant est celui de Mbuji-Mayi qui enregistre déjà vingt-six kilomètres d’érosion, une trentaine d’effondrements de terrains dont le fameux Mbalawa-Tshitolo. »667 En outre, ces villes obéissent toujours encore topographiquement à la dichotomie laissée par les colons : un centre administratif, un centre commercial, un quartier résidentiel et les quartiers pauvres. Cette disposition de l’espace aboutit à une hiérarchisation des lieux, et à la sacralisation des espaces, 668 en ce sens que des lieux d’habitations des gens bien nantis sont proprement aménagés au détriment de ceux des plus pauvres. Le théologien camerounais Jean Marc Ela interpelle sur cette misère urbaine : « A Kinshasa, l’état d’insalubrité dans la Ville africaine est tel que le risque infectieux est très répandu, le dépôt des ordures, la propreté des lieux publics, l’entretien des abords s’organisent difficilement. On ne trouve pas de voirie dans les cités en croissance anarchique. Comme ailleurs, l’écoulement des eaux de toute nature crée des marres aux moustiques. Les risques de décès aux maladies infectieuses ne sont pas rares dans la capitale congolaise où la pauvreté se chiffre sur une haute échelle. »669 Qui n’a pas encore été frappé par le spectacle désolant qu’offrent certaines métropoles africaines où des tas d’immondices partagent le quotidien de la population ? Elles sont rares ces villes africaines qui possèdent une seule usine d’incinération des déchets ménagers. Comment ne pas avoir froid dans le dos lorsque les déchets industriels toxiques finissent dans le milieu humain sans aucun traitement ? Le monde entier n’a-t-il pas été ému par le déversement des déchets toxiques en provenance d’Occident en Côte-d’Ivoire ? Au Congo, il suffit de penser « aux déchets toxiques déposés aux environs du village Malele à soixante kilomètres de Boma au Bas-Congo et ceux de l’aéroport de Kamina au Katanga : à en croire les habitants des localités environnantes, les herbes sauvages et la forêt qui y florissaient à chaque saison de pluie ont cessé de pousser et la terre de culture
666 Cf. l’article « Journée de l’environnement : comment sensibiliser les Kinois contre les immondices ? » (05 juin 2008), in : http://radiookapi.net (05.06.2008 21 : 43). 667 Conférence nationale souveraine: commission de l’environnement et conservation de la nature, Rapport final. Première partie, Kinshasa 1992, 72. 668 Cf. Legendre, P., L’empire de la vérité, Paris 1983, cité par Jean Godefroy Bidima, Théorie critique et modernité négro-africaine, Paris 1993, 243. 669 Jean Marc Ela, La ville en Afrique noire, Paris 1983, 83.
163 jadis fertile est devenue inféconde ».670 Le cas du Parc marin des Mangroves au BasCongo est une catastrophe écologique dont aucune presse ne fait écho : « il a été créé pour abriter les mangroves à palétuviers et le lamentin aquatique. Il est confronté à une menace permanente de pollution avec l’occupation anarchique et abusive de la côte. L’exploitation et le raffinage du pétrole, dont les déchets sont déversés dans l’eau, constituent une cause de pollution très grave ».671 A cela il faut rajouter les véhicules d’occasions qui inondent les villes africaines. L’élimination de ces véhicules coûtent très chers en Occident et l’Afrique devient ainsi une filière de recyclage à moindre coût malgré les problèmes de pollution importante causée par les véhicules usagés.672 On pourrait également parler du matériel électronique, électroménager et informatique qui parfois sous couvert d’ « aide humanitaire » permet ainsi de se débarrasser des déchets à moindre coût en Afrique. Thierry Tené Mangoua, très radical dans ses propos, dit : « Cette perception africaine d’être un marché important d’objets de deuxième main est également une forme non avouée de domination culturelle puisque les déchets des autres sont dans certains cas un ‘luxe’ pour nous. Le refus de recevoir les matériaux d’occasions est déjà un pas vers le développement dans la mesure où il oblige à se poser les bonnes questions : Pourquoi ne pas consommer ce qu’on a produit ? Comment transformer les matières premières en produits à forte valeur ajoutée ? Pourquoi c’est nous qui devons recevoir les déchets des autres et pas l’inverse ? Que deviendra l’Afrique lorsque le dernier arbre aura été coupé, la dernière goutte de pétrole exploitée et le dernier minerai extrait ? »673 Suite à ces facteurs caractéristiques de la crise écologique, il n’est pas du tout surprenant que de nouvelles maladies apparaissent sur le sol africain, en plus de la sécheresse, de l’élévation du niveau des eaux avec les inondations, de l’immigration liée à l’insécurité alimentaire aux quelles les Africains sont quotidiennement confrontés et qui rendent les conditions de vie plus difficile. 4.3 Causes globales de la crise écologique au Congo Il convient de différencier ici la crise écologique locale et industrielle. Celle locale est causée par la simple négligence de l’Africain à ne pas améliorer son milieu environnant. On l’a fait percevoir dans les pages précédentes. La crise écologique industrielle, quant à elle est causée, en Afrique comme partout ailleurs dans les pays en développement, pour une large part par les produits, les technologies et les modèles de développement importés de l’Occident sans discernement. Dans l’ensemble, le train d’accès et d’usage anarchique et non rationalisé à l’environnement est dû fondamentalement à la pauvreté et aux conflits
670 Conférence nationale souveraine, commission de l’environnement et conservation de la nature, Rapport final. Deuxième partie Contentieux-Actes-Annexes. Dossier n°6 : Déchets Toxiques et/ou Radioactifs, Kinshasa 1992, 25-26. 671 Conférence nationale souveraine, commission de l’environnement et conservation de la nature, Rapport final. 1e Partie, Kinshasa 1992, n°8, 38. 672 Cf. Thierry Tené Mangoua, « La solution au développement de l’Afrique est dans nos poubelles », in : http://www.grioo.com/info8514.html (03.12.2006 16:33). 673 Ibid.
164 armés dont le Congo se caractérise depuis des décennies, qui conduisent alors à une désorientation globale dans le comportement du Muntu. Notons-en quelques éléments. 4.3.1 Pauvreté et dégradation de l’environnement Généralement pauvreté et environnement ne font pas bon ménage. Autrement dit, il existe une relation empoisonnée entre la pauvreté et les problèmes posés par l’environnement. Cela est compris de deux manières. Certains bilans soutiennent que ce sont les secteurs les plus pauvres de la population qui détériorent les ressources naturelles. D’autres, au contraire, déclarent que ces groupes n’ont pas la part de responsabilité majeure dans la dégradation de l’environnement et qu’en revanche ils en sont les plus affectés.674 Le premier point de vue se fonde sur l’observation selon laquelle les ruraux les plus pauvres surexploitent des sols, de telle sorte que cela entraîne la désertification suite au cycle de déboisement qu’ils pratiquent annuellement pour leur culture. Ainsi, ils détruisent le plus les ressources naturelles. La deuxième explication résulte d’une analyse qui s’efforce d’aller au-delà des apparences. Il en ressort que l’exclusion sociale ainsi que la détérioration de l’environnement sont l’aboutissement d’un certain type de développement spoliateur, obsédé d’efficacité et de productivité maximale, manipulateur et dominateur tant des hommes que de la nature. Ce mode de croissance provoque une consommation excessive en même temps que l’opulence, ce qui, à son tour, détermine l’exclusion et la marginalisation de nombre de gens.675 Selon cette appréhension, ce sont les riches qui sont à la base de la dégradation environnementale, en ce sens que par leur consommation égoïste, ils exploitent les ressources naturelles abusivement, et créent en même temps des marginalisés qui, eux sont exclus au bien de la terre. Les riches créent toute à la fois la crise écologique et les pauvres. En tout état de cause, il reste évident que la condition même de pauvreté réduit les occasions et les possibilités de rechercher des solutions de remplacement, plus judicieuses, aux usages faits des ressources naturelles, afin d’assurer la conservation de celles-ci. Les pauvres sont à la fois responsables et surtout victimes de la destruction de l’environnement. Il se crée un cercle vicieux, comme Edouardo Gudynas le fait remarquer : « Souvent, cette situation engendre un cercle vicieux, parce que le manque même de protection des ressources naturelles aggrave la pauvreté de la population. On observe en général que la baisse de fertilité des sols ainsi que les problèmes d’accès à l’eau et à d’autres ressources naturelles déterminent une chute de la productivité des environnements ruraux et une augmentation des risques de catastrophes naturelles. Dans ce contexte, les populations rurales voient leurs revenus diminuer encore ou subissent les conséquences de catastrophes et ne parviennent pas à échapper à leur condition de pauvreté. »676 Selon les critères normés des Nations Unies, l’Afrique est pauvre et s’appauvrit. Elle ne réussit pas à créer les emplois qui soulageraient la misère matérielle et contribueraient à son insertion dans la production et les échanges mondiaux. Les indi-
674 Cf. Gudynas, E., « Ecologie sociale du point de vue des pauvres », in: Concilium 261, 1995, 140. 675 Ibid. 676 Id., 141.
165 cateurs de développement économique et humain font d’elle la cendrillon du monde : diminution de sa part dans l’échange mondial (de 3% en 1960 à 1,4% en 2000), part dérisoire dans le PIB mondial, stagnation des taux de scolarisation et d’alphabétisation, indice de développement humain très bas. D’autres pauvretés existent, omniprésentes : sanitaires, éducatives, politiques, morales, que les valeurs spirituelles et de solidarité auxquelles sont attachées certaines sociétés africaines ne compensent pas.677 Ces facteurs caractérisent bien évidemment aussi la République Démocratique du Congo. Mais il y a lieu de poser la question de savoir qui est pauvre au Congo, et au-delà en Afrique ? Il est impérieux de poser clairement le problème de son mode de « développement » qui engendre des écarts d’équipement et de biens de plus en plus considérables et qui réserve la richesse à une petite minorité constituée des membres des oligarchies politiques et commerciales, religieuses et administratives, et éventuellement les détenteurs traditionnels de la maîtrise foncière. La plupart des paysans et des éleveurs, les prolétaires de mines et des usines, ceux qui exercent métiers précaires et activités informelles de rue, petits employés, micro-commerçants et artisans, et l’innombrable masse des sans emploi ;678 voilà la chaîne des pauvres. Comment alors des niveaux de vie aussi inégalitaires n’engendreraient-ils pas, dans une société moins organisée, non dotée d’une politique de cohésion sociale, un clientélisme et un accès incontrôlé aux ressources naturelles ? Pour peu que chacun cherche à assurer sa survie, tous les moyens sont bons, même au détriment de l’environnement. Il advient que le pillage systématique des ressources naturelles, au profit de quelques individus entraînant une détérioration de l’environnement africain, est un ethnocide organisé cyniquement comme tous les crimes contre l’humanité. Et on n’insistera pas assez sur les menaces que les nouvelles technologies biologiques et génétiques font peser sur le patrimoine environnemental actuel et qui renvoient au problème plus général de la souveraineté alimentaire en Afrique et la mise en dépendance, sous contrôle des firmes transnationales de l’agroalimentaire, des paysanneries africaines. Le risque reste perceptible que l’environnement africain soit utilisé comme lieu où l’on se débarrasse de produits encombrants parce que toxiques ou dangereux, et que certains pays pauvres l’accepte, parce que cette proposition est assortie d’avantages financiers. Un agir dans le temps qui n’avantage qu’une poignée de gens au détriment de la vie d’un grand nombre de peuples et de la génération future. D’aucuns s’interrogent même si la mondialisation, dans sa dimension environnementale, ne consisterait-elle pas à faire résoudre les problèmes du monde riche par le monde pauvre.679
677 Lesourd, M., op. cit., 9. Cf. aussi Le Roy, E./Karsenty, A./Bertrand, A., La sécurisation foncière en Afrique noire. Pour une gestion viable des ressources renouvelables, Paris 1995 ; Gourou, P., L’Afrique, Paris 1970 ; Losch, B. (dir.), Les agricultures des zones tropicales humides. Eléments de réflexion pour l’action, Paris 1996. 678 Lesourd, M., op. cit., 9-10. 679 Id., 49. Cf. aussi Jean Marc Ela, Repenser la théologie africaine, Paris 2003, 92-100.
166 4.3.2 Problématique de la guerre et cas des réfugiés Une réflexion sur l’environnement au Congo ne saurait passer sous silence les conséquences des conflits armés, forme paroxysmique de la crise de cet Etat. « En Afrique en général et en RDC en particulier, les problèmes de l’environnement se posent avec acuité non seulement à cause de l’absence d’une politique conséquente dans ce domaine mais surtout à cause des guerres d’agression qui continuent à détruire l’écologie d’une manière irréversible. Cette destruction a plusieurs conséquences sur les plans économique et de l’écosystème. »680 Depuis la période précoloniale jusqu’à nos jours, la RDC a toujours été secouée par plusieurs guerres qui perturbent fondamentalement le destin des populations et aggravent leur précarité. Il suffit de penser aux conflits ethniques entre les Lendu et les Hema, aux révoltes de Docker, de Pende, aux rébellions qui ont éclaté au lendemain de l’indépendance, à l’occupation du territoire national par les mercenaires en 1967, aux guerres Shaba I, Shaba II, Moba I, Moba II, à la guerre de la libération de 1996 et aujourd’hui encore, à la guerre que connaît le pays dans les provinces de Kivu, Maniema, Equateur, Katanga et Kasaï.681 Il ne peut y avoir développement et politique de santé publique sans paix. L’instabilité politique et les conflits sont endémiques depuis les indépendances.682 Pour les populations ces conflits signifient mortalités directes et indirectes, traumatismes physiques et psychiques, destructions, violences (dont les violences sexuelles). Ces effets se traduisent par des déstabilisations, voire de la désintégration économique, sociale, sanitaire qui engendre plus de pauvreté, de précarité, par conséquent plus de vulnérabilité. Le financement du conflit devient prioritaire pour l’Etat ; l’argent est soustrait aux investissements de développement, les programmes sanitaires sont interrompus. Or, la planification et la concrétisation d’actions sanitaires, d’opérations de lutte telle que celle contre le sida, ou des campagnes de vaccination demandent du temps, des moyens et des énergies, qualités difficilement conciliables avec les instabilités et les conflits.683 Cette situation des conflits permanents appelle, certes aujourd’hui, une réflexion sur les voies et moyens de restaurer la paix et les conditions d’instaurer une paix durable. Mais elle soulève aussi et surtout la question particulière de l’habitabilité de l’environnement étant donné les nuisances et pollutions que les guerres provoquent. Si l’on recherche, à travers plusieurs accords, les voies et moyens de rétablir la paix, il faut noter avec inquiétude que l’on se préoccupe peu ou presque pas, de façon explicite, des
680 Albert Muluma Munanga/Ruffin Ngomper Ilunga, op. cit., 18. 681 Ibid. 682 Pendant les années 1990 un Africain sur cinq s’est trouvé dans une zone de conflit. En 19981999 vingt des quarante-deux Etats au Sud du Sahara connurent des conflits. Selon diverses estimations le nombre de réfugiés ou de personnes déplacées dans le monde serait actuellement d’environ 45 millions, dont dix millions en Afrique. La décennie des années 90 a été marquée par la multiplication des conflits, dans des proportions jamais atteintes auparavant, même lors de l’avènement des indépendances nationales. Cf. Montbrial, Th. /Jacquet, P., Ramses 2000. L’entrée dans le XXIe siècle, Paris 1999, in : Lesourd, M., op. cit., 387. Cf. aussi Ferdowsi, Mir A. (Hg.), Afrika – ein verlorener Kontinent?, München 2004. 683 Lesourd, M., op. cit., 387-388.
167 effets de ces guerres sur l’environnement et le danger de disparition aussi bien de l’espèce humaine, animale, végétale que de réseau d’interactions dynamiques entre les éléments constitutifs de l’environnement.684 Ou du moins les acteurs qui s’y intéressent s’arrêtent en chemin en ne mettant en évidence que les effets de ces conflits meurtriers sur les espèces animales (parcs), sur les pertes en vie humaine. Ils s’intéressent rarement à l’aspect qualitatif de l’environnement, aux principes centraux fondés sur le respect de l’autre, la responsabilité, la tolérance et la solidarité. Ces éléments peu considérés compromettent ainsi la compréhension exacte des dégâts que causent ces conflits sur le processus de développement. L’homme devient donc l’agresseur de son propre cadre de vie. 685 Lors de la résolution 1341 adoptée par le Conseil de Sécurité à sa 4.282 ème séance, le 22 février 2001, l’ONU a réaffirmé la souveraineté de la RDC sur ses ressources naturelles en prenant note avec préoccupation des informations faisant état de l’exploitation illégale des ressources du pays et des conséquences qui peuvent en découler sur l’environnement tant physique qu’humain. En outre, la Commission d’enquête sur le pillage des ressources naturelles de la RDC a publié ses résultats depuis le 13 avril 2001. Il ressort des révélations accablantes engageant la responsabilité des pays agresseurs dans le pillage de la richesse naturelle de la RDC. Les conséquences de la guerre peuvent être lues à travers la santé, la productivité, la paix et celles relatives aux réserves de la biosphère.686 La santé humaine occupe une place de choix dans le développement d’un pays, car elle est la force motrice de l’appui économique. De la bonne santé du capital humain dépend aussi la bonne gestion des autres ressources environnementales. Or, les guerres dégradent au jour le jour l’environnement et portent atteinte à la santé. Les populations abandonnent leurs habitations, ils se déplacent vers des milieux inconnus abandonnant également provisions, champs, et la malnutrition, la sous-alimentation, la famine s’installent. En versant les populations dans le chômage par l’arrêt brutal du fonctionnement des unités de production, il en découle des conséquences fâcheuses sur le rendement des investissements et sur la productivité de travail : perte des capitaux investis et destruction des infrastructures. Il est donc impérieux de ne pas perdre de vue la connexion guerre et précarité sanitaire, qui hypothèque le développement du pays.687 Quant à la paix, il est sans conteste qu’elle est l’aspiration fondamentale de l’homme. Elle est un facteur essentiel du bonheur de l’individu et de la société. L’absence de la paix est ressentie comme un échec, une menace, un malheur à tous les niveaux de la vie humaine. Qu’il s’agisse du niveau social c’est-à-dire familial, religieux, professionnel, politique, culturel que du niveau personnel, la promotion, la protection et le rétablissement de la paix doivent être des buts ultimes de la société. La RDC souffre précisément à cause des guerres et rébellions depuis plusieurs années, lesquelles ont occasionné d’innombrables pertes en vies humaines, détruisant les infrastructures économiques, médicales,
684 Ibid. 685 Ibid. 686 Id., 20. Notons qu’en RDC, l’on a trois grandes réserves de la biosphère : La réserve de la Luki dans le Bas-Congo ; la réserve de Yangambi dans la Province Orientale ; la réserve de la Lufira dans la Province du Katanga. 687 Id., 21.
168 scolaires et domestiques, ouvrant la voie aux pillages de diverses richesses naturelles, sans compter les importants mouvements de déplacement des populations et les conditions précaires d’existence. Si paix il peut y avoir, c’est la paix de protection. Une paix précaire qui rend impossible la convivialité et la promotion mutuelle. Celles-ci sont constamment et laborieusement confrontées à l’épreuve de la conflictualité, de la violence, de l’égocentrisme, de l’anéantissement.688 Les réserves de la biosphère sont mises en danger en grande partie par l’afflux de déplacés, communément appelés « réfugiés ». Actuellement, les plus importants déplacements sous contrainte sont causés par les conflits armés, les persécutions ethniques, raciales ou religieuses ou bien les calamités naturelles (sécheresse, inondations). Et de nombreux pays africains connaissent encore des conflits dont la gravité se mesure au nombre de victimes et de réfugiés. Ce déplacement des populations s’accompagnent souvent de la déforestation. Elles s’installent et occupent des forêts et/ou savanes, recherchent des bois de chauffage pour leur cuisine, de coupe de bois pour la construction de leurs logis. Ces conséquences pèsent de toute évidence sur la survie des réserves végétales et animales. Les parcs nationaux de l’Est, du Nord et du Sud sont actuellement occupés par les réfugiés de guerres. Les agresseurs éliminent les espèces animales rares telles que l’Okapi et les gorilles de montagne. Ainsi peut-on dire que les parcs de la RDC sont en train de se vider. La Commission d’Enquête des Nations Unies a fait des révélations accablantes sur les pillages de la richesse animale et minérale de la RDC tant par les pays agresseurs que par les rebelles.689 En somme, disons avec Munsie Ivul que : « Les différentes guerres que vivent les populations de la RDC posent sur l’environnement de sérieux problèmes qui menacent l’habitabilité du pays. Le pays perd son caractère habitable et la vie devient précaire. Les conséquences de ces guerres sont néfastes et représentent une véritable crise environnementale multiforme et multidimensionnelle d’où apparaissent différentes formes de nuisances et pollutions notamment la faim, la taudification, la disparition de certaines ressources naturelles et leurs corollaires, le renforcement des inégalités sociales, l’extension de la pauvreté, le faible ou l’absence de niveau de satisfaction. L’environnement du pays est agressé, traumatisé et provoque le stress. La guerre interrompt le processus de satisfaction car elle dégrade l’environnement dommageable au bien-être des générations présentes et futures. La santé des Congolais est fragilisée à travers les pollutions, intempéries, l’absence des soins appropriés et médicaments. La productivité économique en pâti, la paix est menacée par l’absence de tranquillité et de sécurité. Les précieuses réserves de la biosphère sont menacées de disparition. »690
688 Cf. Mutunda M., « L’intersubjectivité à l’épreuve de la conflictualité », dans Journées philosophiques, Facultés St Pierre Canisius, Kinshasa, du 04 au 08 avril 2000, cité par Albert Muluma Munanga/Ruffin Ngomper Ilunga, op. cit., 22. 689 Ibid. 690 Munsie Ivul J., « Les problèmes de l’environnement en RDC », travail inédit, Facultés Catholiques de Kinshasa, FSTD, février 2000, cité par Albert Muluma Munanga/Ruffin Ngomper Ilunga, op. cit., 23.
169 Il est donc plus qu’urgent de vulgariser la culture de la paix, de mettre en relief la responsabilité éthique de l’homme sur son environnement. Il faut un droit de l’environnement qui pourra assurer la cohabitation responsable et conviviale entre l’homme et la nature ; ce droit est à apprendre aux enfants dès le bas âge. 691 4.3.3 Déracinement et désorientation du Congolais Il y a une bonne partie du peuple africain qui survit puisque pauvre, qui est régulièrement ballotée, contrainte à des déplacements incessants. Il est indéniable qu’un tel peuple manque des assises solides pour orienter sa vie. Il ne sait pas s’enraciner pour s’organiser durablement. Par rapport à cette « paupérisation »692 profonde décrite de l’Africain en général et du Congolais en particulier, on peut ordonner les mécanismes et les effets pervers autour de deux notions : le déracinement et la désorientation.693 Le déracinement, d’abord. Il est tout à la fois physique et mental. Plusieurs facteurs occasionnent cela. L’Afrique est le continent qui compte le plus de réfugiés, de déplacés du fait des guerres, de l’anarchie sociale et politique. Il connaît les exodes les plus massifs du fait d’une détérioration de l’environnement matériel et humain des villages et d’une urbanisation « spontanée » avec ses taudis, sa crasse et son insalubrité, qui se voudrait leur substitut. On a suffisamment évoqué cet état des lieux. Les institutions sont aussi les lieux de déracinement. A ce chapitre, il faut évoquer le poids de la colonisation et de la traite négrière. Pour répéter l’expression du professeur Isidore Ndaywel, le colonisateur voulait connaître pour dominer ; l’indigène devrait être connu pour qu’il soit dominé. 694 « La connaissance des indigènes relevait d’un double impératif, celui qui s’imposait à l’administration coloniale dans l’optique de l’administration ‘indirecte’, soucieuse de connaître le fonctionnement des institutions locales pour mieux les contrôler. Cette préoccupation revenait de droit également à l’Eglise catholique en vertu des clauses de la Convention de 1906, qui la liait à l’Etat, depuis la période léopoldienne, par laquelle elle s’était engagée à produire des travaux scientifiques, notamment ethnographiques et linguistiques. Ce double impératif fut à l’origine de la production d’une masse d’archives sur les faits sociaux indigènes et de toute une ‘bibliothèque’ ethnographique et linguistique. »695 L’objectif de ce temps colonial, Ayouné Jean-Rémy (homme politique gabonais) l’exprime mieux en ces termes : « L’un des objectifs essentiels visés par la colonisation pour sa justification, a été de couper les peuples colonisés de leur passé, en les tenant dans l’ignorance de ce que furent leurs ancêtres et de toutes les créations dues à leur génie, au cours de leur évolution. Cela, pour qu’ils n’en eussent jamais conscience, qu’ils étalassent plutôt dans la société humaine leur dénuement, voire leur nullité totale sur le
691 Albert Muluma Munanga/Ruffin Ngomper Ilunga, op. cit., 23. 692 L’expression est de Engelbert Mveng, Paupérisation et développement en Afrique, Terroirs, n°1, Mai 1992, 111-119. 693 L’on se réfère ici à Fabien Eboussi-Boulaga, « Reconstruction culturelle et politique de l’Afrique : Perspective écologique », in : Kä Mana/Jean Blaise Kenmogne, op. cit., 81-82. 694 Isidore Ndaywel, op. cit., 395. 695 Ibid.
170 plan de la créativité, et s’aplatissent devant les colonisateurs blancs auréolés de leurs inventions scientifiques, techniques et technologiques qu’ils véhiculent, à travers la planète, au moyen de leur système colonial, en se targuant d’être les porte-lumière de l’humanité, dont ils prétendent avoir pris le progrès en charge. Ils se sont donc acharnés, dans ce but, à anéantir, dans les faits comme dans les esprits, toute trace de civilisation portant l’empreinte du génie nègre. »696 Le père Engelbert Mveng cite notamment l’école, à côté de l’Etat, comme lieu où l’on comprend clairement le processus et la nocivité du déracinement pendant cette période sombre de l’histoire du peuple africain. Les certifiés, les catéchumènes, les commis, les infirmiers, les assesseurs des tribunaux sont « fabriqués », sans référence aucune à la culture d’origine. N’est-ce pas ce sur quoi Africains et Africanistes s’accordent pour critiquer, de façon virulente, le temps de la colonisation ? Ce déracinement rompt le courant d’échange qu’il y a entre l’homme et la nature et produits des déchets, scolaires et humains, inaptes à se procurer par eux-mêmes de quoi se nourrir, se vêtir, se soigner, dépouillés de leurs facultés culturelles d’ajouter à la nature, de la transformer.697 Pourtant, c’est ce que l’homme fait de son environnement qui est la culture. C’est par cette interaction avec lui qu’il produit les conditions matérielles et symboliques de son existence. Toutes ses inventions sociales, institutionnelles et artistiques sont en résonance avec les transactions qu’il a avec les autres organismes vivants et avec la nature qui les enveloppe, pénètre leur intimité et devient leur substance. La paupérisation anthropologique est donc la décivilisation par l’imposition, l’emprunt, le mimétisme et l’inadaptation qui sont les effets et les causes du déracinement. La désorientation est la perte de repères, du sens de la direction que l’on se donne en référence à un centre, à des pôles fixes. L’Afrique a perdu les lieux à partir desquels elle ordonnait le monde, où des vections et des balises indiquaient des itinéraires de sens et les manières de trouver son insertion dans l’univers à sa juste place, à travers des fonctions et des rôles reconnus et justifiés aux yeux de tous et de chacun. A partir de ce moment, les Africains sont devenus des êtres malléables, capables d’adhérer à n’importe quoi. C’est que la perte d’un espace-temps communautaire avec ses directions et ses ancrages dans le tout de la nature et de l’univers est, à la lettre et en toute rigueur, la perte du sens commun. Le désordre mental, le manque de jugement, l’absence de bon sens qui est le trait frappant des politiques économique, sociale, sanitaire, scolaire africaines, sont à la fois les effets et les causes du chaos des espaces désarticulés et « sauvages ». L’expérience historique montre ainsi que pour briser des résistances à l’asservissement, rien n’est plus efficace que la transplantation, qui déroute, désoriente et prive les individus de leurs repères. Ils deviennent poreux à toutes insinuations, à toutes les suggestions idéologiques du maître. On peut, grâce à ce double éclairage du déracinement et de la désorientation, expliquer le « désarroi » de l’Africain, son incapacité à penser par lui-même sa condition et son avenir.
696 Jean-Rémy Ayouné, Réflexions sur l’évolution de l’Afrique noire, Paris 1984, 34. 697 Cf. Engelbert Mveng cité par Fabien Eboussi-Boulaga, « Reconstruction culturelle et politique de l’Afrique : Perspective écologique », in : Kä Mana/Jean Blaise Kenmogne, op. cit., 81.
171 Cela étant, la lutte doit être globale : pour l’unité nationale, le développement, la paix, l’autosuffisance alimentaire, les indépendances économiques, et contre la guerre, la corruption, le tribalisme, le népotisme, la délinquance, l’exploitation de l’homme par l’homme.698 Tout un déséquilibre à la fois matériel et spirituel dans l’Africain que, selon Engelbert Mveng, les sectes exploitent pour contribuer à l’hébétude et au somnambulisme généralisé. Connu pour son langage tranchant, il écrit : « La paupérisation culturelle s’accompagne souvent du désarroi spirituel de communautés ou même de peuples entiers, ayant perdu l’héritage de leurs religions traditionnelles, convertis hâtivement ou superficiellement à des religions importées, elles-mêmes redoutables agents de la paupérisation spirituelle. Il se crée ainsi un vide spirituel et moral vite exploité par les sociétés secrètes et les sectes…La secte à son tour fait de nouveaux otages gavés de promesses politiques et économiques, drogués d’illusions, parfois ivres de pouvoir, pour finir dans la cage verrouillée des loges ou des temples dits mystiques. »699 On voit comment, selon la perspective de déracinement et de désorientation, on peut souscrire à la sentence qui conclut le terrible diagnostic du père Mveng : « La pauvreté africaine n’affecte pas seulement la vie matérielle, sociale, voire politique de l’homme. Elle affecte la condition humaine dans ses racines les plus profondes et dans ses droits fondamentaux. L’homme africain vit dans un état de paupérisation anthropologique. »700 C’est une problématique globale et profonde dont il ne faut pas se voiler la face.
4.4 Autres pesanteurs à la réussite de développement 4.4.1 Des réponses insuffisantes701 Dans l’effort de pouvoir sortir la tête de l’eau, le Muntu est tenté d’emprunter diverses directions, qui elles aussi, s’avèrent tout autant insuffisantes. En grande partie, le bilan de la situation et des recherches en matière écologique met en évidence l’insuffisance de certaines attitudes ou réponses proposées pour faire face à la crise.702 On en présente brièvement cinq avant d’aborder la réflexion sur des critères susceptibles de permettre une mise en œuvre responsable de la sauvegarde de l’environnement. Une réponse romantique. Elle prône un « retour à la nature », à un passé romantique idéal, pré-technique, qui ignore ce que les sciences et la technologie apportent de soulagement au travail pénible de l’homme pour faire face aux besoins essentiels de tous les membres d’une société. Il reste vrai que l’accès à la technique n’est pas égal sur la pla-
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Ahmadou Kourouma, Monné, outrages, défis, Paris 1990, 287. Engelbert Mveng, Paupérisation et développement en Afrique, Terroirs, n°1, Mai 1992, 116. Id., 119. On s’appuie ici sur Berthouzoz, R., « Pour une éthique de l’environnement ». La responsabilité des chrétiens dans la sauvegarde de la création, in : Revue d’éthique et théologie morale, supplément 1989, n°169, 75-78. Il est vrai que Roger se modèle sur la société occidentale et l’Evangile, mais ses propos sont autant valables pour l’Africain, car même en Afrique, ces genres d’attitudes s’observent nettement et avec récurrence. 702 L’on consacrera le dernier chapitre du travail à la problématique des solutions insuffisantes et même extrêmes en matière d’écologie.
172 nète, mais vouloir se détourner de la technique et prôner un retour vil à la pré-technique paraît être irréaliste et insuffisant. Une réponse exclusivement scientifique et technique. Percevoir la crise écologique actuelle essentiellement comme d’ordre technique et envisager sa résolution exclusivement par des moyens techniques paraît également insuffisant. « Une telle réponse méconnaît le caractère global de la crise révélé par les dysfonctions touchant les structures de recherche, de production, d’échanges et de consommation, la dimension des atteintes à l’environnement, le degré d’épuisement des ressources naturelles, phénomènes étroitement liés à la croissance économique ».703 C’est au niveau des choix eux-mêmes qui orientent le développement scientifique et technologique, à celui des finalités poursuivies, du sens de l’existence humaine, que se posent les questions décisives. Elles sont d’ordre éthique et politique. La crise est révélatrice de l’avidité et du désir orgueilleux de domination qui débouchent sur l’irrationnel de comportements, l’injustice, la violence, contraires à la paix et au bien-être des hommes et des sociétés, dans un environnement sain. Une attitude fataliste qui combine l’indifférence avec un pessimisme plus ou moins désespéré. « Après tout, nous ne pouvons rien faire qui soit à la mesure des problèmes ! »704 Cette attitude peut prendre une allure cynique : « Après nous le déluge ! »705 Un tel comportement est évidemment irresponsable. Il va, de plus, à l’encontre de la foi évangélique et de l’espérance qu’elle annonce : le Christ a démasqué et défatalisé les puissances, très précisément celles qui sont à la racine de la crise. Il ouvre un chemin de conversion et de pardon, qui renouvelle, par grâce, le cœur de l’homme ainsi que les principes de son existence et de son action. 706 Il n’y a pas lieu de se résigner, mais de prendre élan pour un avenir autre. Le renvoi du problème aux experts. Cette réponse combine plusieurs aspects des réponses précédentes. Elle est caractéristique d’une vision purement fonctionnelle de la société et d’une perception fragmentée de la responsabilité, feignant d’ignorer que chacun, par sa participation à la vie économique et sociale, endosse une part de cette responsabilité globale et des risques inhérents à la civilisation industrielle et au progrès technique. Selon Roger Berthouzoz, la racine de ce type d’attitude est à chercher dans les formes diverses de l’individualisme occidental. 707 Il y a refus pratique ou indifférence face à la délibération sur les priorités et la hiérarchie des préférables, 708 tâche pourtant inéluctable dans une société affrontée à l’exigence de la justice pour tous et de sauvegarde de la biosphère. Une certaine forme d’appel à la conscience individuelle. On postule que si chaque personne se convertit individuellement, les problèmes se résoudront d’eux-mêmes. Cette attitude oublie les médiations institutionnelles et le rôle indispensable des corps intermédiaires, de type associatif, pour élaborer les normes d’un changement fondé sur l’analyse objective de la réalité et l’écoute de l’interpellation évangélique. Car, lorsque la Parole de
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Berthouzoz, R., op. cit., 76. Ibid. Ibid. Ibid. Id., 77. Ibid.
173 Dieu est réduite à un Evangile du salut individuel, uniquement soucieux de la destinée privée et éternelle de l’âme, alors la dimension originale de la vie communautaire de la foi et celle de toute la création ainsi que de la re-création où Dieu, Père, Fils et SaintEsprit est à l’œuvre, est ignorée ou tenue pour secondaire. On rencontre encore d’autres types de réponses insuffisantes, fondées sur une information déficiente, une interprétation tronquée du message évangélique ou une approche inadéquate de l’action à entreprendre dans la société pour pallier à la crise écologique. Ainsi par exemple, dans certains milieux africains fondamentalistes, on se réfugie dans une attitude apocalyptique. La crise actuelle apparaît comme une sorte d’événement précurseur de la fin du monde. Il reste à attendre que le monde de la civilisation technique se détruise lui-même, pour faire place à la terre nouvelle promise par Dieu à ses élus. On peut mentionner aussi tous les discours catastrophistes qui, loin de mener à une prise de conscience effective, provoquent une réaction de rejet ou conduisent, plus souvent, à la résignation et au fatalisme et surtout aboutissent à banaliser la menace. De ces réponses, l’on pense que ni l’une ni l’autre ne semblent capables d’assurer un sens renouvelé de la responsabilité personnelle et sociale ou de constituer une incitation assez forte, par le calcul du risque et de l’intérêt, à promouvoir un changement dans les pratiques. Pas plus que les réflexions culpabilisantes sur les économies à faire et les nuisances à éviter, qui ne sont pas appuyées sur une analyse sérieuse de la situation et une conversion raisonnée dans l’évaluation des enjeux. Il ne faut pas sous-estimer, enfin, les obstacles encore très puissants que constituent les intérêts économiques présents ainsi que les résistances politiques qui se conjuguent pour occulter l’étendue et l’urgence des problèmes.709 4.4.2 Problème d’intégration dans la modernité technique Une autre problématique qui pèse lourd sur le déséquilibre de la vie de l’Africain est celle qui a rapport avec l’accès et la maîtrise de l’environnement technique 710 d’origine industrielle. L’Africain se trouve, en effet, situé dans un univers où une plus grande masse d’information est insérée dans une plus grande variété de matière et d’offres multiples que dans son milieu d’origine. La technologie (objets produits et connaissances nécessaires à leur production) qu’il affronte et dont il se sert est liée à la société globale occidentale où elle s’est développée. « L’Africain apprend à consommer avant d’apprendre à produire ».711 Il aborde la technologie moderne par la satisfaction de besoins nouveaux : il est informé grâce au transistor, il se déplace sans effort grâce à la voiture, etc. Ou bien ses besoins élémentaires, satisfaits jusque-là grâce aux techniques traditionnelles, trouvent des solutions de substitution : le pain remplace le manioc, le parpaing
709 Id., 78. 710 La notion de technique concerne ici, selon René Bureau, soit les objets fabriqués, soit les savoir-faire et les connaissances qui permettent cette fabrication. La technique consiste à déposer de l’information dans de la matière ou de l’énergie, y compris l’énergie humaine. C’est une activité dont on se représente à l’avance les effets. Cf. Bureau, R., Anthropologie, religions africaines et christianisme, Paris 2002, 105. 711 Id., 106.
174 remplace le pisé, la tôle ondulée remplace la couverture végétale du toit, etc. 712 Ou bien ce sont des agréments nouveaux que la technique importée lui offre ; ils sont indéfinis et l’Africain se trouve ainsi au milieu du gué. Ce qui est souhaitable. L’usage de la technologie moderne est très facilement acquis, mais évidemment, cette acquisition déstructure le système traditionnel de civilisation et de culture. L’apprentissage des connaissances et des savoir-faire qui permettent de produire de la technologie moderne pose des problèmes ardus, car le contexte traditionnel ne fournit pas les motivations, les attitudes, les habitudes, les comportements requis pour produire de la technologie industrielle. L’Africain ne s’y prête pas encore d’une façon maîtrisée. Il consomme mais n’en sait pas maîtriser la production ; il exploite, dans le cas de ressources naturelles, sans en maîtriser les techniques et sans avoir des moyens appropriés. Comment n’aboutirait-il pas à produire un environnement malsain ? Un autre aspect qui se pose en rapport avec la non-réussite du développement en Afrique est celui du transfert des systèmes de développement. Le modèle que l’on propose à l’Afrique vient généralement d’ailleurs. Souvent il ne répond pas à l’état du lieu où il doit être entrepris. Pourtant, le développement est aussi essentiellement un phénomène culturel. Les sciences humaines nous apprennent comment des différences profondes de langue, de comportement non-verbal, de perception, de valeurs et de manières de penser, nous séparent les uns des autres.713 Ne serait-ce pas une première démarche à faire, pour celui qui veut aider au développement, que de se mettre quelque peu dans la peau du bénéficiaire ? C’est cette inadéquation entre le transfert des techniques et la culture que les deux missionnaires de Scheut, auteurs du livre « les ombres de nos cultures », relèvent: « Depuis les dernières années, il y a une conviction grandissante que la plupart des projets de développement initiés par des agents même bien intentionnés, constituent en fait une menace pour ceux qui en bénéficient parce qu’ils provoquent leur aliénation culturelle. Le concept de ‘développement’ lui-même est basé sur une vision du monde que l’on dit étrangère aux gens qui sont censés en être les bénéficiaires. Le développement est comme un cheval de Troie, apparemment il aide les peuples du tiers Monde, mais en réalité il les attire adroitement dans le cadre idéologique que les agents de développement étrangers apportent avec eux, consciemment ou inconsciemment. Cette conception du développement, basée sur une matrice culturelle occidentale et spécifique de nature anthropocentrique, évolutionniste et rationaliste, est en plus déterminée par un modèle socio-politique particulier, dans lequel l’esprit de la société de consommation et le technocratisme sont les valeurs prédominantes. »714 C’est cela malheureusement un exemple d’une torsion intersubjective, un exemple de la différence des cultures mal gérée. Cette différence des cultures devrait plutôt contribuer à la compréhension du sens de l’aide dans la complémentarité et non dans la domination.
712 Ibid. 713 Cf. Koh Joo-Kheng, P./Swyngedouw, J., Les ombres de nos cultures, (Nouvelle Evangélisation), Kinshasa 2000, 103-104, cité par Sébastien Muyengo Mulombe, « La vie missionnaire sous les ombres de nos cultures », in : RTA volume 24, n° 47-48 (2000), Facultés Catholiques de Kinshasa, 183. 714 Id., 211-212.
175 A ce niveau se pose le besoin de repenser toute la problématique du développement, et le terme lui-même d’ailleurs, et chercher de nouveaux paradigmes qui prendront au sérieux les sources de créativité présentes dans la sagesse traditionnelle, la cosmologie, et la religion, en un mot, dans la culture des peuples locaux. C’est ce qui constituera l’essentiel du cinquième chapitre. Ainsi les deux missionnaires concluent : « Ce n’est qu’en étant attentifs à la façon dont les gens envisagent la vie et le bonheur et à ce que la ‘promotion humaine’ signifie dans leur culture, que nous pourrons être en mesure de les accompagner, en solidarité avec eux et avec les efforts qu’ils fournissent pour cette promotion humaine-là. En bref, la culture des gens doit être connue et respectée, et alors seulement nous aurons le droit de leur faire partager nos propres valeurs ‘en dialogue’. »715 L’on pense, à ce propos, que l’adsociation716 à la modernité a une logique et une histoire. René Bureau a tenté de les reconstituer dans son ouvrage cité. Qu’il suffise d’en révéler quelques éléments. Le rôle de l’objet technique dans l’intégration à la modernité est caractérisé dans un premier temps par le fait qu’il est le signe de la puissance des Européens, et seulement cela.717 L’accès à cet univers caché du Blanc, on est censé y pénétrer que grâce à un processus initiatique. C’est tout un esprit qui y est contenu, dans ce processus de technologie. C’est aussi le point de vue de Jean Goffaux lorsqu’il écrit : « Certains Africains prétendent, aujourd’hui encore, ramener le problème du développement à des simples transferts technologiques, à l’installation d’équipements modernes dans le Tiers-Monde. Une technique nouvelle voit le jour dans une société déterminée, c’est-à-dire dans un contexte humain précis. Elle traduit forcément dans les faits une approche déterminée de la réalité, un état d’esprit ; elle reflète et véhicule une mentalité définie et s’inscrit harmonieusement dans le contexte socio-culturel global de la société où elle a vu le jour. »718 Cela est essentiel. C’est ce qui n’est pas suffisamment maîtrisé par l’Africain. C’est précisément ce manque d’enracinement qui fait problème dans le transfert des technologies d’une société à une autre. Car, « prétendre transposer, sans plus, une technique dans le contexte global d’une civilisation foncièrement différente, pour l’adopter telle quelle, reviendrait à vouloir transplanter un arbre sans ses racines, donc à rendre inopérante cette technique, à la stériliser en quelque sorte ».719 Dans un deuxième temps, l’Africain, après la période d’observation, adhère simplement au système implanté par le Blanc. A l’école d’abord, arcane principale du pouvoir
715 Ibid. 716 La terminologie d’adsociation est du sociologue français Roger Bastide. Il l’a proposée comme une équivalence de l’acculturation qu’il trouvait peu heureuse. Selon lui, c’est une abstraction que de parler de « rencontre des cultures ». Il ne se rencontre en effet que des individus porteurs de culture. L’adsociation est le fait d’aller vers une autre société, tout en gardant sa culture. Le terme fut, par la suite, utilisé par le sociologue mexicain A. Beltram. Cf. Bureau, R., op. cit., 105. 717 Id., 108. Cf. aussi Maurier, H., Religion et développement, Paris 1965. Aux yeux des peuples du Tiers-Monde, c’est la maîtrise technique qui fut l’outil de la domination coloniale. Devenus indépendants, ces peuples aspirent naturellement à posséder la force qui les a dominés. La tentation est forte de ne pas voir plus loin que le bout de l’outil, 48. 718 Goffaux, J., Problèmes de développement, C. R. P., 1986, 47. 719 Id., 48.
176 blanc ; puis à l’église, au tribunal, à l’hôpital, hauts lieux de la révélation supposée des secrets des Blancs.720 C’est la période de l’assimilation officielle721. La modernité est plantée sur un terrain vierge. Les Africains pensent qu’ils vont maîtriser la technologie puisqu’ils se soumettent à l’initiation occidentale. Les Européens se donnent de la maind’œuvre pour exploiter les ressources du territoire. Et René Bureau d’ajouter : « La langue des colonisateurs et l’écriture introduisent une sélection très sèche entre les arriérés voués à l’extinction et les ‘évolués’, acolytes de la modernisation. L’objet technique devient accessible par le fait du développement de l’économie marchande, fondée sur les productions d’exportation. On a appris à consommer ; le cacao et le café sont troqués contre les produits manufacturés. L’Africain qui vit dans une maison de ciment, sous un toit de tôle, qui possède un réfrigérateur et une radio pense que l’insupportable différence de puissance est abolie. »722 Même les quelques fabrications industrielles locales sont, pour la plupart, entre les mains des Blancs. On n’a appris à produire ni même à entretenir ce que l’on a acquis. Jean Godefroy Bidima souligne la même chose, lorsqu’il stigmatise l’accès à la technoscience en Afrique comme un problème qui a conduit à une inversion des acteurs sociaux : « les peuples africains par lesquels les réalisations de cette technoscience doivent passer sont absents dans les processus de conception, d’élaboration et de contrôle de cette technoscience. Ce qu’il leur est possible de faire, c’est juste de consommer les bribes et les retombées de cette technoscience. […] »723 L’Africain a alors opéré, dans un troisième temps, une prise de conscience. Sur le plan politique, elle conduira à l’indépendance. Mais au cours de la phase d’adhésion, on a laissé s’effondrer des pans entiers de la culture d’origine. Certains outils et convictions traditionnels et culturels sont tombés en désuétude ; ils ne sont pas remplacés, car l’univers technique des Blancs ne répond pas aux besoins villageois. Les techniques importées de production et de gestion appartiennent irrémédiablement à un monde étranger, à une vision différente de la nature, de la société et de la divinité. 724 La communauté africaine ne se reconnaît plus elle-même. L’objet technique importé devient le signe que le pouvoir reste ailleurs, au-delà des mers. Jean Godefroy Bidima est encore plus critique à ce propos, lorsqu’il affirme que : « Le désir de la technoscience chez les Africains n’est que la face cachée d’une obscure logique qui maintient les Sujets Négro-africains dans l’attitude de consommateurs de théories scientifiques élaborées dans les conditions sociohistoriques et dans les impératifs qui ne furent pas ceux de l’histoire africaine. Le désir de technoscience est la traduction visible du fantasme du ‘secret de l’Occident’, dont l’appropriation hante et guide l’inconscient négro-africain. Le rapport du Négro-africain à la technoscience est celui de la méconnaissance, car inscrire des nouvelles possibilités dans l’histoire africaine ne passe pas par cette technoscience aliénante qui, telle qu’elle est présentée en Afrique noire, nie le rôle émancipateur de la science. C’est une science
720 Bureau, R., op. cit., 108. Cf. Aussi Baur, J., 2000 ans de christianisme en Afrique, Kinshasa 2001. 721 Bureau, R., op. cit., 108. 722 Ibid. 723 Jean Godefroy Bidima, op. cit., 248. 724 Cf. Bureau, R., op. cit., 109.
177 positiviste qui s’enseigne en Afrique, une science-substitut (des divinités), une science transcendantale (elle n’a aucune envie de relier sa théorie à ses conditions de productivité), une science linéaire (dont le transcendantalisme étouffe ses propres contradictions et, par là même, celles de la société), une science qui, de par ses dénégations, frise le mythe. »725 Jean Godefroy Bidima poursuit que : « Les civilisations africaines sont restées en marge des grands bouleversements historiques qui ont transformé le paysage de notre planète depuis plusieurs siècles. Elles ont reçu ces changements par procuration : n’ayant accès, ni au foyer moteur de la modernité, ni à sa dialectique, elles ont été réduites à en consommer les sous-produits culturels et, parmi ceux-ci, les paquets idéologiques surgelés prêts à être consommés sur le champ. »726 Si on interroge ici à tout prix la pertinence de la technoscience en Afrique, le but est d’en critiquer précisément les retombées technologiques et non sa rationalité. On suppose que la science dans ses principes est neutre, et que c’est bien l’utilisation malveillante des technocrates et des politiques qui la rend quelque peu inhumaine. Le discours sur les méfaits de la technique sur les sociétés est connu (Cf. J. Ellul, H. Marcuse, M. Heidegger, etc.). Ce discours a été également récupéré par certains Africains. C’est le cas de Sidiki Diakité727 qui examine la « violence technologique en Afrique » ; il se cantonne à la dénonciation des ravages de la technologie sur le milieu naturel et humain des pays africains. La société africaine est donc entrée comme à reculons dans la modernité. Elle vit un hiatus notoire entre son équipement technique importé et toujours non maîtrisé et son système de valeurs. En Afrique, il ne se réalise véritablement ni l’acculturation, ni l’adsociation. « Deux univers cohabitent et les individus n’ont qu’à se débrouiller pour vivre sur les registres différents et maintenir une double socialisation : à leur système originel et au système importé ».728 Une situation structurelle complexe qui pèse sur le décollage de l’Afrique. 4.4.3 Approche africaine du temps La notion du temps en Afrique noire est un autre élément essentiel qui marque le lien de l’homme africain à la nature astrale. Substantiellement, le temps dans la conception négro-africaine est concret et non abstrait ; c’est-à-dire qu’il est lié aux événements. Il est déterminé et compris selon la manière dont le cours des choses se déroule. La notion du temps est typiquement physique. Le Négro-africain établit bien la relation entre le temps, la nature et l’action. Pour agir sur la nature à travers l’agriculture, la chasse ou la pêche, il s’est servi du cours de la nature pour compter les jours, les mois, les années.
725 Jean Godefroy Bidima, op. cit., 256. 726 Ibid. 727 Cf. Sidiki Diakité, Violence technologique et développement, Paris 1986. Lire aussi Pius Ondoua, Rationalité technologique et problématique Africaine du développement, Paris 1977. 728 Bureau, R., op. cit., 109-110.
178 C’est dans cette mesure que l’on distingue plusieurs sortes de calendriers chez le Négro-africain :729 un calendrier de type biologique, un autre de nature politique et enfin celui qui, plus répandu, concerne le monde astronomique. Précisons-en quelque peu le sens de chaque type. Le rythme biologique est pris comme mesure du temps du calendrier biologique, et le corps de la femme en est la référence. En effet, la période des menstrues de la femme sert à évaluer non seulement les espacements des naissances des enfants, mais rythme aussi l’arsenal des interdits alimentaires pendant la période d’allaitement. Chez les Mvele et Bene du Cameroun, une femme qui a ses menstrues se dit Ayen ngòn (voir la lune).730 Il y a une analogie forte de deux pans de la nature que sont la chair et l’astre. Une analogie qui souligne que le corps de l’homme est de même nature que les réalités physiques/astronomiques. « Il se dessine là une conception moniste de l’Etre : celui-ci est le même, mais ses manifestations et ses degrés d’organisation sont différents. La nature serait la base organisante et les différents êtres des réalités organisées ».731 Le type de calendrier politique est celui qui fixe la mesure du temps à partir d’un événement politique ou social qui a lieu. Là, on compte le temps par rapport à des investitures des rois, à des chutes des régimes monarchiques ou à des calamités et catastrophes qui sévissent et emportent de vies humaines. Ici, le calendrier est subordonné toute à la fois à un événement politique et à un événement de la nature. Le calendrier astronomique ou lunaire est un autre type, très répandu, et qui suppose un œil observateur du mouvement des astres. Pour la plupart d’Africains, c’est l’intervalle moyen entre deux nouvelles lunes consécutives qui permet d’évaluer les saisons. La lune, en plus du calendrier agricole qu’elle permet d’organiser, elle dit aussi le destin et les mauvais présages. 732 Par exemple, si le premier croissant de lune est plus redressé qu’à l’accoutumée, l’on conclut à un danger imminent. Par ailleurs, en plus des astres, l’on retrouve aussi la faune dans l’organisation du calendrier. Certains types d’oiseaux (comme le zorè zorè chez les Gbaya de Centrafrique), les grillons, l’arrivage des libellules et des tourterelles permettent aux paysans de prévoir un changement de saison. Ce rapport du Négro-africain au temps lui permet de se faire des représentations sur la nature. C’est qui justifie, par ailleurs, le fait que le passé intéresse plus que le présent et le futur. Le souci du passé africain entre quelques fois dans les stratégies de constitution d’un type particulier de mémoire par l’Africain, à tel point que cet attachement au passé fait dire à l’Européen que l’Africain participe d’un certain rousseauisme. Mais à cette observation de l’Européen, Jean Godefroy Bidima rétorque : « Si on recourt au passé africain, c’est pour avoir un modèle capable de réenchanter un monde occidental qui a tué tout mystère et réduit la nature aux calculs ».733 Qu’à cela ne tienne ! Mais comment l’Africain conçoit-il et gère-t-il son rapport au temps actuellement ? Comment vit-il son passé, gère-t-il son présent et se projette-t-il vers l’avenir ? C’est ici qu’il faut constater que le facteur temps est une autre pesanteur
729 On se réfère ici à l’article de Jean Godefroy Bidima, « La nature en Afrique: trajets et projets », Africa e Mediterraneo (Filosofia in Africa), n°53, Bologne 2005. 730 Id., 6. 731 Ibid. 732 Ibid. 733 Id., 7.
179 non négligeable qui affecte une bonne gestion de l’environnement. Le phénomène de la survivance qu’on a évoqué dans les pages précédentes jette une ombre considérable sur une vue large des choses. La survivance due à la pauvreté en Afrique est synonyme de l’ « aujourd’hui ». On ne voit pas tellement au-delà de son nez. C’est l’immédiateté dans l’action, sans prise en compte des effets néfastes subséquents à l’action posée, pourvu que l’on obtienne de quoi soulager sa faim, ses besoins primaires. Le rapport au temps signifierait ici saisir l’occasion qui se présente comme possible pour répondre à ses besoins immédiats. A cause de la pauvreté, le problème du temps est vu en termes économiques, en termes d’investissements, de dette et d’épargne minimum plus ou moins tenables.734 C’est un temps linéaire et sans profondeur qui va du « sous-développement » au « développement » ;735 un temps qui n’ouvre pas à la complexité de la durée. C’est plus dans le milieu des exclus comme les chômeurs, les ménagères au foyer, les « voyous » que le rapport au temps est vraiment raccourci. Ce groupe des gens ne sont pas généralement embrigadés dans un programme, et estiment qu’ils « vivent au jour le jour ».736 Ils disposent de leur temps et le temps ne dispose pas d’eux ; ils ont un horaire décousu. 737 Le rapport au temps est ici l’improvisation, rien n’est organisé à l’avance. Ni agenda, ni termes et échéances à respecter, on ne tient pas des comptes. « A cause de la pauvreté, on ne sait pas ce qu’on va faire ni ce qu’on va devenir demain, on est dans l’incertain. […] Cette non-gestion du temps humain est opérée par ces marginaux ».738 Dans une telle situation où l’Africain marginalisé vit une tension considérable entre le présent et le futur, seul le présent constitue pour lui un réseau de possibilisations. Il y a donc là une véritable difficulté à créer un terreau de possibilités pour un pouvoir-vivre autrement, ou pour pouvoir programmer le futur. On le voit, il y a toujours un hiatus entre la prise de conscience d’une crise et les pratiques. Surtout qu’en Afrique l’information en matière d’environnement est encore insuffisante ou quasi inopérante, il y a là un travail de titan pour ce peuple qui croupit encore dans la misère, et pour qui le rapport au temps est celui de l’instant. 739 Instant décisif de la mise à l’index de la logique de la performativité au profit de la non-prévision. Instant
734 Jean Godefroy Bidima, op. cit., 240. 735 Encore faut-il se demander ce que l’Africain comprend par développement. Dans la plupart des cas, le développement rime avec l’avancée technologique et économique. Il est toutefois important de comprendre le développement comme réalité intégrante. Il y a interdépendance de toutes les dimensions du développement, aussi bien les dimensions culturelles, familiales, sociales, juridiques, politiques, que les dimensions techniques. Elle met l’accent sur les finalités, c’est-à-dire sur les orientations de nature éthique qui donnent en réalité à tout l’effort de développement sa véritable signification. « Un développement intégré », le développement de tout homme et de tout l’homme. Cf. Lebret, L-J., Dynamique concrète du développement, Paris 1967, 27-28, cité par Goffaux, J., op. cit., 46. 736 Jean Godefroy Bidima, op. cit., 240-241. 737 Id., 241. 738 Ibid. 739 Ibid.
180 décisif où le futur est obturé ;740 cet instant appréhendé comme tel, comme « kaïros » par les marginaux. Ainsi Jean Godefroy Bidima poursuivra: « Instant décisif où le futur est obturé, et où le seul moi se met dans un corps-à-corps avec le degré zéro de l’espérance dans cette Afrique-là. Instant décisif où l’imagination (survie oblige) pousse l’Etre à persévérer dans l’Etre à travers l’art de ‘faire des coups’. Et c’est parce qu’ils vivent pleinement cet instant où ils ont à survivre que les exclus du système socio-économique anticipent sur le possible. Leur vie, parce qu’elle n’a rien à prévoir, intensifie pleinement le présent qui devient à chaque moment projet de survivre. Que dois-je manger ? Que faut-il faire pour guérir de mon paludisme aujourd’hui ? Voilà les questions qui structurent l’instant de l’exclu. Sa situation d’exclu constitue déjà, avant toute action, une prétention à survivre. […] Dans le cas de ces exclus, le présent se constitue en mouvement qui fait surgir le monde environnant en tant que réalité cruelle et par conséquent à contourner/violer. »741 La responsabilité en incombe à tous ceux qui peuvent contribuer spécifiquement à réduire les atteintes à la biosphère, du cercle familial et de l’école dans leur devoir d’éducation, aux médias, en passant par les milieux scientifiques et politiques, ainsi que les Eglises. Sinon, on ne peut attendre une gestion rationnelle et économe de tout l’environnement de la part de consommateurs et de décideurs sous-informés, déconcertés ou sceptiques. Après ce contour élargi nécessaire des pesanteurs et handicaps à une bonne gestion environnementale, quelles sont des chances de réussite qui puissent aider à amorcer le processus de prise en compte du fait environnement dans l’action de l’Africain, dans sa recherche d’un développement non agressif à la biosphère ?
4.5 Chances de réussite 4.5.1 Articulation développement-environnement Réfléchissant sur les projets de développement en Afrique, le professeur René Dumont en démasque d’abord leur inadéquation et en relève les raisons majeures de la faillite agricole. Il dit notamment : « L’Europe, en effet, a développé d’abord son agriculture, puis son industrie, mais en fabriquant sur place tout l’équipement nécessaire. En Afrique par contre, nous avons introduit une civilisation urbaine, celle de l’automobile, du gratte-ciel climatisé et tout l’ensemble de la société de consommation ; tout cela sans y avoir auparavant réellement amélioré l’agriculture, développé les connaissances technologiques, accumulé les capitaux indispensables à l’équipement désiré. L’Europe a pu accélérer son développement en exploitant ses colonies, puis pillant le Tiers-Monde. Et l’Afrique adopte un type de développement qui, en fait, repose sur sa propre exploitation : sur le trop bas prix de ses produits agricoles, de ses minerais et même de son pétrole. »742 Plusieurs observateurs sont du même avis que l’Afrique est entrain d’escamoter les étapes du développement. En voulant y aller à toute allure, on manque à en maîtriser les effets néfastes qui polluent l’environnement. Aujourd’hui plusieurs pays sont confrontés à une crise
740 Ibid. 741 Ibid. 742 Dumont, R./Mottin, M.-F., L’Afrique étranglée, Paris 1982, 37.
181 écologique qui se définit comme la difficulté contemporaine d’assurer simultanément deux valeurs en présence à savoir concilier avec ses valeurs de croissance les exigences de l’économie actuelle, moteur du progrès de la société d’une part, et d’autre part protéger la nature qui est le seul milieu favorable à l’épanouissement de la vie humaine. 743 En fait, le développement de logiques de subsistance à court terme est une expression de l’état de dénuement. Le réflexe de survie est évidemment peu favorable à l’adoption d’attitudes exigeant un suivi de gestion environnementale à long terme. Or, la question de la gestion de la biodiversité s’inscrit dans le mouvement d’idées qui relie les questions d’environnement et de développement, et aboutit aux résolutions comme celles issues du premier Sommet de la Terre tenu à Rio en 1992, dont on a parlé dans le premier chapitre. On pense, à cet effet, que chaque pays devra se doter d’un Plan d’action environnemental (PAE) qui visera à protéger et améliorer l’environnement tout en œuvrant pour un développement durable. Quatre objectifs spécifiques pourraient contenir ce Plan, comme c’est le cas au Madagascar :744 (a) conserver et gérer le patrimoine de la diversité biologique ; (b) promouvoir le développement durable par une meilleure gestion des ressources naturelles ; (c) améliorer les conditions de vie dans les zones rurales et urbaines ; (d) développer les ressources humaines et la capacité institutionnelle.745 Par ailleurs, l’exécution de l’action devra tenir compte de l’évolution des approches environnementales au niveau international avec une reconnaissance du rôle des populations et la réhabilitation du niveau local. Car, en fait, on ne peut plus penser un développement durable de façon isolée. Les enjeux autour de la problématique écologique sont tellement larges, qu’il faut opérer des choix équilibrés entre les exigences internationales et nationales ou locales pour espérer une issue heureuse dans la gestion de la biosphère. En ce qui concerne précisément la voie de l’articulation environnement-développement, il y a ici urgence d’une politique de coopération et non celle de l’assimilation (ou plus fort encore celle de la tabula rasa) entre les nations. En d’autres termes, il n’est plus question d’une politique de développement téléguidée, qui néglige de prendre en compte la mesure des différences écologiques considérables de l’Afrique. Les tentatives coloniales qui se sont opérées sur le sol africain ont en général échoué et continueront d’échouer sans une meilleure intégration des conditions spécifiques de l’Afrique. Ce sont là des problèmes profonds dont il ne faut pas perdre de vue pour penser un développement durable ; un développement qui part des préoccupations véritables de couches locales, qui sache bien intégrer le respect de l’autre dans sa singularité, dans sa différence. C’est là l’opportunité pour les Africains de redécouvrir leur monde, leur identité, leurs valeurs culturelles, et surtout d’établir de solides fondations pour un développement durable. C’est une occasion supplémentaire pour que toutes les couches de la société puissent participer à la résorption de cette crise. Parler de ces motivations éthiques et morales ne dispense pas de professionnalisme. Elles doivent, certes, s’appuyer sur la démarche technique et économique la plus solide. Environnement et développement, loin d’être
743 Cf. Waswandi kakule, op. cit., 73. 744 Cf. Blanc-Pamard, C./Rakoto Ramiarantsoa, « Madagascar : Les enjeux environnementaux », in : Lesourd, M., op. cit., 365. 745 Ibid.
182 opposés comme certains continuent à le croire, doivent être fiancés ; aux Plans Nationaux d’Action pour l’Environnement (PNAE) d’en conclure le mariage !746 S’il faut émettre un point de vue autour de toute la problématique du développement de l’Afrique subsaharienne, l’on s’allie à l’observation de l’économiste togolais Yves Ekoué Amaïzo.747 L’Afrique a comme premier devoir de se défaire du terme même développement qui, tellement tourné dans tous les sens, devient finalement obsolète et ambigu. Il vaut mieux chercher dans des concepts tels que bien-être et convivialité, les racines d’une future société de confiance. Aspirer au bien-être signifie chercher la pérennisation des actions positives qui supposent une vision globale et une perception locale de l’environnement dans lequel la société civile évolue.748 Car, aussi longtemps que les gouvernements africains continueront à approcher le développement comme simple transfert de technologies venant de l’extérieur, et opter pour des politiques d’interventionnisme, ne tenant pas compte de possibilités environnementales locales, on n’aboutira qu’à des résultats maigres, comme il en est le cas jusqu’à nos jours. Le second devoir est d’identifier quelques levains fondateurs de toute société à savoir : la transparence, la justice, la confiance et la volonté collective d’un peuple de construire ensemble son bien-être, et les renforcer. C’est de la prise de conscience que le bienêtre n’est pas nécessairement lié à l’augmentation globale du revenu mais à une meilleure répartition endogène des fruits de la croissance, selon un paradigme de l’équité sociale qui reste à définir, qu’émergera un consensus nouveau favorisant un développement endogène de l’Afrique subsaharienne.749 Ainsi, Yves conclut : « La maîtrise du rythme d’intégration au processus de mondialisation de l’économie mais aussi la capacité à développer et à maîtriser une économie de proximité deviennent des facteurs déterminants dans la réussite du défi que le 21 e siècle lance à l’Afrique subsaharienne à savoir : organiser la cohérence des actions de manière collective et retrouver la confiance en soi. En cela, elle aura réussi sa mutation véritable consistant à passer de la dépendance à une interdépendance plurielle au lieu de continuer à croire à une indépendance non confirmée par la réalité économique et les réalités quotidiennes notamment en zone rurale. »750 Le professeur Joseph Ki-Zerbo, qui caractérisait déjà les sociétés africaines comme se débattant entre les contradictions intérieures et les dominations extérieures,751 ne disait pas autre chose, lorsqu’il affirmait que le vrai développement en Afrique ne pouvait être qu’endogène, c’est-à-dire partant des Africains eux-mêmes. L’engagement collectif et cohérent des Africains en est une impérieuse nécessité. Car, à vouloir uniquement concevoir la sécurité et la démocratie économiques selon des modèles exogènes, et à ne pas assurer la représentativité de la société civile au niveau des choix politiques, l’Afrique a perdu beaucoup de sa crédibilité. Il convient de garder constamment à l’esprit, l’importance des effets à double tranchant des enjeux nouveaux, liés aux mutations éco-
746 Id., 4. 747 Cf. Yves Ekoué Amaïzo, De la dépendance à l’interdépendance. Mondialisation et marginalisation : une chance pour l’Afrique ?, Paris 1998. 748 Id., 13. 749 Id., 14. 750 Ibid. 751 Cf. Chenu, B., Théologies chrétiennes des tiers mondes, Paris 1987, 123.
183 nomiques et technologiques dans le monde aussi bien qu’en Afrique, et chercher à les traiter collectivement pour le bien-être des populations.752 4.5.2 Principes pour la sauvegarde de la biosphère Pour envisager des orientations normatives pour la vie personnelle et sociale susceptibles de réaliser les conditions d’un environnement viable écologiquement, quelques principes d’ordre éthique pourraient en baliser le chemin. Fondés sur l’Evangile et l’humanisme, ces principes sont une exigence de « solidarité » écologique, faite de respect de l’environnement, de reconnaissance et d’amour. Ce regard solidaire à l’égard de l’autre et de la biosphère dans son ensemble constitue le témoignage crédible de l’espérance chrétienne. Il ne devrait pas en être autrement. Les trois principes fondamentaux que l’on veut exposer devront permettre d’évaluer les pratiques techniques et économiques de croissance et promouvoir leur nécessaire transformation. Cela paraîtrait banal, mais leur mise en œuvre exigera non seulement des modifications des choix et des pratiques individuelles, mais des mesures importantes à tous les niveaux de la vie nationale et internationale.753 Exploitation économe et rationnelle des ressources naturelles. Ce principe préconise l’utilisation des ressources naturelles avec ménagement et la protection contre une exploitation irréfléchie ou réservée à des minorités. Il repose sur les constatations suivantes : 1) les ressources naturelles sont limitées ; 2) elles constituent le patrimoine commun de toute l’humanité et des générations futures ; 3) elles contribuent à satisfaire non seulement les besoins de la communauté humaine, mais aussi ceux de tous les êtres vivants dans leurs écosystèmes.754 Promouvoir une attitude responsable dans la production, l’échange et la consommation des biens nécessaires à la vie. L’obstacle majeur actuel, pour le Congo, qui hypothèque la mise en œuvre de ce principe, c’est qu’il n’existe pas encore d’instance politique, économique ou juridique solide à la mesure des défis posés par la crise de l’environnement. Il y a là une véritable difficulté de définition globale des objectifs et un problème d’organisation et d’action. Il y a là une inertie dans la société, ou mieux il existe de puissants intérêts qui font obstacle à la constitution d’une instance compétente et efficace, le tout sous-tendu par les intérêts Nord-Sud. Ici intervient alors la nécessité d’un engagement des personnes et des communautés qui puisse développer un autre rapport au monde et à la biosphère, maîtrisant leur consommation et participant aux décisions. Une telle transformation de la mentalité aura certainement des conséquences sur le niveau de vie du peuple. Se disposer à cela reste une question entière. Développer le respect et la qualité de la vie. La lutte contre la pauvreté, les inégalités, la destruction de l’environnement aura inévitablement une influence profonde sur les choix et le style de vie du peuple. Il y a une relation fondamentale entre l’épanouissement des personnes et l’amélioration des structures sociales, économiques et politiques à tous les niveaux, local, national, continental et mondial. Viser au respect et à une qualité meil-
752 Cf. Yves Ekoué Amaïzo, op. cit., 21. 753 Cf. Berthouzoz, R., op. cit., 78-79. 754 Id., 79.
184 leure de la vie exige de prendre en compte toutes les dimensions de l’existence humaine, naturelle, culturelle et spirituelle, pour aborder la question de la biosphère. Promouvoir la qualité de la vie humaine ne signifie pas exclusivité, moins encore mépris ou destruction des autres formes de vie. Une gestion écologique des besoins et du désir de l’homme doit couvrir l’ensemble de ses besoins matériels et immatériels, en développant le respect différencié des autres formes de vie, animale et végétale, tout en sauvegardant les conditions de leur existence. Cette gestion écologique suppose une coopération responsable de la communauté humaine et un partage solidaire des ressources disponibles et nécessaires à chacun, sans entraîner de préjudices insupportables pour certaines catégories de populations ou certaines couches de la biosphère. Elle suppose aussi une action au niveau des institutions qui puissent opérer un équilibre entre la recherche de l’humanisation de l’homme et le respect de l’environnement naturel. Elle suppose enfin un certain style de vie qui définit à nouveau et garde vivant le rapport que la personne entretient avec elle-même, avec autrui et avec l’environnement. « Le principe du respect et de la qualité de la vie souligne la nécessité de trouver un meilleur équilibre entre la satisfaction des besoins humains fondamentaux, l’échange et l’engagement social, le développement intellectuel, affectif et spirituel de chacun ».755 Pour envisager plus de chance de réussite en matière écologique sur la terre africaine, on pense que le premier pas consiste plus en la perception du problème lui-même. On a parlé, dans la première partie, de cette nécessité de perception du problème écologique. Moins que des solutions simplement techniques ou financières, la solution est plus d’ordre ou de nature éthique. Il s’agit fondamentalement de s’interroger sur les valeurs durables qu’offre le processus de civilisation et de développement. Car ce processus, basé essentiellement sur l’utilitarisme, renferme en lui de la contre-productivité caractérisée par une consommation effrénée, et rend ainsi fragile et éphémère des valeurs morales. L’aspect éthique ne trouve jusqu’à présent que peu d’attention dans la problématique, pourtant il en est le point central de sortie de crise. Il peu paraître abstrait aux yeux de l’homme moderne, offrant de la qualité purement transcendante, mais on est persuadé que de l’éthique on fait dériver plutôt des orientations pratiques pour une vie humaine durable et raisonnable. C’est ce que Manfred Wöhlcke stipule bien ici : „Der erste und wichtigste Beitrag zur Lösung bereits bestehender ökologischer Probleme ist wohl darin zu sehen, dass man überhaupt erst einmal ihre Dringlichkeit begreift und erkennt, dass die Hauptschwierigkeit einer effizienten Umwelt- und Ressourcenpolitik nicht technischer oder finanzieller, sondern sozialer, politischer und letztlich ethischer Natur ist. Obwohl der ethische Aspekt der ökologischen Problematik allgemein wenig Beachtung findet, ist er doch der eigentlich zentrale, weil das auf utilitaristische Gesichtspunkte fixierte Bewusstsein für die Lösung der anstehenden Probleme nicht nur unzureichend, sondern geradezu kontraproduktiv erscheint.(...) Die Ethik hat ja nicht nur abstrakte, sozusagen transzendente Qualität, sondern erlaubt auch sehr praktische Orientierungshilfen für ein langfristiges, vernünftiges und humanes Zusammenleben abzuleiten.“756
755 Id., 82. 756 Wöhlcke, M., op. cit., 92-93.
185 Si cet état des choses est bien perçu, l’on ne verrait plus de contradiction possible entre morale et intérêt. Les deux iraient bien ensemble. Au lieu de ne voir la nature environnante que comme source d’intérêt unilatérale, elle serait plus considérée comme partie intégrante de notre propre existence et survie. Car, en fait, plus on se croit indépendant de la nature, extérieur à elle, plus on perçoit notre dépendance face à elle alors qu’on se plaint de sa destruction. Edgar Morin l’exprime bien : « L’être vivant, et a fortiori l’homme, est un système ouvert. Un système clos, un minéral par exemple, n’effectue aucun échange avec l’environnement extérieur ; un système ouvert ne vit que parce qu’il est alimenté par l’extérieur, c’est-à-dire, dans le cas du vivant, par l’écosystème. Tout système ouvert vivant est évidemment relativement indépendant dans l’écosystème ; il produit son déterminisme propre pour répondre aux aléas extérieurs, et ses ‘libertés’ ou aléas propres pour répondre au déterminisme extérieur. Il a son originalité. Mais cette indépendance est dépendante de l’écosystème, c’est-à-dire qu’elle se construit en multipliant les liens avec l’écosystème. Ainsi, par exemple, un individu autonome du XXè siècle construit son autonomie à partir de la consommation d’une grande variété de produits, d’une très grande quantité d’énergie (tirés de l’écosystème) et d’un très long apprentissage scolaire (qui n’est autre que l’apprentissage du monde extérieur). Ainsi, plus nous devenons indépendants, plus nous devenons dépendants du monde extérieur : c’est le problème de la société moderne qui croit au contraire s’émanciper du monde extérieur en le dominant. »757 Richard von Weizsäcker, se basant précisément sur la problématique écologique, signifie la même préoccupation dans la citation suivante : „Wir werden die Natur nie beherrschen, vielmehr sind wir ein Teil des lebenserhaltenden Kreislaufs. Wir werden es bleiben, wenn wir ihn nicht zerstören, sondern achten. Da gibt es endgültig keinen Gegensatz mehr zwischen Moral und Interesse. Sie fließen in eins zusammen. Zu dieser Erkenntnis sollte jeder mithelfen so gut er kann.“758 L’issue penche plus du côté de la nécessité d’un changement radical dans la conscience collective que de celui du seul Etat ou uniquement des « experts ». Par ailleurs, l’on ne devra pas perdre de vue que tout l’effort de la croissance économique reste au service de l’homme et non le contraire. Il y a certes un rapport entre standing de vie et qualité de vie, mais pas forcément identité. 759 L’augmentation du standing de vie ne conduit pas automatiquement à l’amélioration de la qualité de vie. Et le danger est considérable dans les pays du tiers monde, où il y a une asymétrie sociale grandissante, et où l’on ne parle ni du standing de vie ni de l’amélioration de la qualité de vie collectifs, mais d’une poignée des gens, les opportunistes. Il se joue dans ces pays-là, non pas une intégration d’intérêts raisonnable (vernünftige Interessenintegration), mais une concurrence acharnée et permanente d’intérêts (permanent ausgekämpfte Interessenkonkurrenz).760
757 Morin, E., Sociologie, Paris 1984, 324-325. 758 Weizsäcker, R., Der Rang der Umwelt und Natur im Gefüge unserer Weltordnung. Ansprache des Bundespräsidenten vor der Arbeitsgemeinschaft für Umweltfragen, in: Presse- und Informationsamt der Bundesregierung, Bulletin n°122, 9.10.1986, 1029, cité par Wöhlcke, M., op. cit., 93. 759 Wöhlcke, M., op. cit., 96. 760 Id., 98-99.
186 Aussi longtemps que non seulement la raison, mais surtout le sentiment de valeur pour la nature en soi manqueront, le défi écologique restera entier. Si l’homme continue à voir la nature comme un bûcheron voit la forêt ou un chasseur le lièvre, l’efficacité éthique et même esthétique poursuivra sa descente aux enfers ; et c’est la survie de l’humanité et son histoire qui s’essoufflera. On le voit, la problématique de la relation entamée de l’homme avec la nature n’est pas à surseoir. Il ne s’ensuivra aucun succès si on continue à ignorer cette réalité de l’action intempérante de l’homme sur la nature. Des mesures globales et locales sont nécessaires. Elles n’auront de succès que lorsque le souci de la protection des ressources et de l’environnement devient une priorité dans la conscience collective et politique. Ainsi pense-t-on que le sens immanent du vrai processus économique consiste, en fait, à améliorer la qualité de la vie humaine collective. Le pape Paul VI mettait déjà en garde contre le risque de confusion entre développement et développement technique. Le vrai développement englobe chaque homme et tout l’homme, disait-il.761 Le processus économique ne doit aucunement être séparé de l’humain, de la culture à la quelle l’homme concret appartient. A cela appartient également la nature qui ne doit pas être vue simplement dans sa dimension économique ou commerciale. Il y a nécessité de redécouvrir le sens profond de cette nature comme lieu de vie et de survie de l’homme.762 L’homme le devient non seulement par son rapport intrahumain, mais aussi par sa relation à l’ensemble du cosmos. C’est ce que le professeur Bénézet Bujo rappelle ici : « Die Natur darf nicht mehr ausschließlich von der wirtschaftlichen und kommerziellen Dimension her gesehen werden. Man muss zuerst die Grundbedeutung der Erde, des Waldes usw. für das menschliche Zusammenleben entdecken. (...) Gerade hier ist das Ganzheitlichkeitsprinzip des Lebens vonnöten: Der Mensch wird zum Menschen nicht nur durch andere Menschen, sondern auch durch seine Beziehung zum gesamten Kosmos. Sobald die zwischenmenschlich-kosmische Beziehung nicht mehr stimmt, werden auch die interpersonalen Beziehungen durcheinandergebracht, und der Mensch läuft Gefahr, sich selbst zugrunde zu richten. »763
Conclusion Il faut gérer autrement. D’aucuns diront bien que l’Afrique dans son ensemble ne présente pas un réel problème de dégradation de l’environnement. Il est vrai que les problèmes d’environnement n’ont pas la même ampleur en Afrique comme dans le reste du monde. Il est aussi vrai que tout dépend des représentations différentes (éventuellement antagonistes) des acteurs, des regards différents qu’ils ont d’un même environnement (selon que l’on est conservateur-écologiste, forestier, éleveur, agriculteur, chasseur, touriste, commerçant). Quoi qu’il en soit, certaines zones africaines conjuguent déjà un certain nombre de risques qu’il sera difficile de réduire et qui perturbent de plus en plus l’équilibre environnemental. Toutefois, la connaissance des risques éventuels devra donner à l’Afrique
761 Paul VI, Populorum Progressio (Encyclique), 1967, n°14. 762 Cf. Bénézet Bujo, « Die Bedeutung des Spirituellen im Leben des Afrikaners als Ansatzpunkt für eine gesunde Ökologie », in : Kessler, H. (Hg.), Ökologisches Weltethos im Dialog der Kulturen und Religionen, Darmstadt 1996, 98. 763 Id., 99.
187 les moyens de les prévenir, de les combattre et lui éviter ainsi d’en arriver au degré de dégradation de certaines sociétés modernes.764 Ici, il faut avouer que le savoir des Africains sur l’environnement est encore très lacunaire suite à l’ignorance qui rime avec la pauvreté. 765 Le rapport du séminaire sur l’environnement, tenu à Kinshasa en 2004, stigmatise précisément la pauvreté, la faim, l’ignorance, la négligence en République Démocratique du Congo comme facteurs de la destruction des écosystèmes forestiers qui aboutit à des contradictions symbolisées par des coûts écologiques et humains qui sont parfois difficiles à évaluer. Pour juguler la pauvreté et la déforestation, le Congolais doit réapprendre à vivre, afin de garantir la gouvernabilité, l’habitabilité et la durabilité des écosystèmes forestiers. 766 En sus, l’Etat congolais doit savoir que le pauvre qui produit et qui commercialise les combustibles ligneux provoque le déboisement ; en déboisant, il assoiffe mais aggrave également la pauvreté. C’est là un défi à relever, grâce à la connaissance, à l’intériorisation et au respect du droit de l’environnement, de la nature, de l’arbre, de la forêt, de la faune et de la culture verte. Il faut d’abord sauver le pauvre pour sauver les écosystèmes forestiers. 767 Donc deux maîtres mots s’imposent au terme de ce chapitre : connaissance et gestion. Si l’on a étalé, d’une part, les problèmes écologiques que connaît le Congo, ce n’est pas pour cautionner sa régression. Le Congo ne peut se priver des technologies nouvelles, dont s’empare, de façon sélective, le secteur dit « informel » : ordinateurs, énergie solaire, télécommunications, biotechnologies, qui seules permettent l’insertion et la compétitivité dans la mondialisation et qui sont d’ailleurs devenus de banaux outils de travail pour l’élite africaine ;768 mais cet équipement technologique n’est accessible qu’à un petit nombre de personnes. Les initiatives de réussite ne peuvent donc occulter les écarts d’utilisation. Carence d’accès et d’usage s’ajoutent aux autres déficits de ressources : l’inéquité socio-spatiale perdure et s’aggrave. D’autre part, un pays ne peut pas simplement subir la mondialisation dans sa gestion socio-spatiale, il doit mobiliser son potentiel pour choisir ses modalités d’ancrage et d’action ; option qui ne signifie pas individualisation des unités spatiales ou enfermement dans ses propres espaces bioclimatiques. La capacité du gouvernement à garantir et à organiser l’accès aux ressources, c’est ce qui est crucial. 769 La société congolaise devrait donc réfléchir sur la politique écologique qu’elle souhaite engager pour le XXIe siècle : le souci de la gestion des ressources en terme des responsabilités partagées et reparties entre : « les collectivités locales, les gouvernements, le secteur privé, les organismes de
764 Cf. Napias J. C. (dir.), Afrique et environnement. Bibliographie sélective 1990-1993, Paris 1994, V. 765 Cf. Actes des séminaire de formation et atelier de haut niveau en évaluation environnementale, Association nationale pour l’évaluation environnementale (ANEE), Kinshasa, 12-17 janvier 2004, 118-119. 766 Ibid. 767 Ibid. 768 Cf. Lesourd, M., op. cit., 58. Cf. aussi Cheneau-Loquay, A. (dir.), Enjeux des technologies de la communication en Afrique, du téléphone à Internet, Paris 2000. 769 Cf. François, A., « Gestion des ressources et politiques foncières en Ouganda », in : Lesourd, M., op. cit., 315.
188 recherche, les universités, les organismes de développement, notamment les ONGD, les institutions internationales d’aide ».770 Une gestion conjuguée. L’aspiration se traduirait ici en la notion théorique d’équité qui est une composante de la structure membrale de l’être. A la suite de Michel Lesourd, le principe d’équité consiste en « une justice socio-spatiale, en une distribution spatiale des services de base pour le développement humain réalisée de telle sorte qu’elle profite à tous les éléments de la société, y compris les plus défavorisés dans leur pouvoir d’achat comme dans leur localisation sur le territoire national. Elle concerne évidemment la politique d’affectation des ressources publiques selon les régions d’un même pays. Cette conception ‘égalitaire’ s’oppose à celle qui conditionne les équipements et les services aux besoins réels des populations et leur financement à la capacité contributive des citoyens. »771 Du point de vue écologique, tout ce qui existe coexiste et subsiste à travers une toile de relations inclusives. L’écologie renie le « droit » du plus fort. Rien n’est superflu ou marginal. Les dommages écologiques n’ont pas des frontières, ils n’affectent pas les uns pour aménager les autres. L’humanité entière est concernée. L’écologie constitue une nouvelle grille de lecture du monde, le cadre d’ensemble à l’intérieur duquel on doit penser, comprendre et transformer la réalité dans laquelle on vit. Autrement dit, l’écologie est l’œil avec lequel on devrait désormais voir, l’oreille avec laquelle on devrait entendre, l’esprit avec lequel on devrait appréhender les choses, la perspective selon laquelle on devrait situer des problèmes qui se posent à l’humanité. C’est moins un thème isolé de réflexion qu’une vision globale du monde ; moins un luxe pour nantis qu’une préoccupation fondamentale qui engage à des actions concrètes de protection de l’environnement et de promotion d’une nouvelle qualité de la vie. Il est donc utile que l’Africain développe une conscience nouvelle de la situation humaine, capable de se poser constamment la question de la signification écologique de ses actes, et cesser de penser que la problématique écologique est un divertissement sans intérêt. Ce travail engage donc une reprise critique des convictions772 de l’homme par rapport à ses projets de société et à la qualité de sa relation à la biosphère. L’Africain devra désormais renverser de paradigmes ; il doit passer du paradigme de l’adaptation/application à celui de la création, laquelle suppose un changement de mentalité.
770 Actes des séminaire de formation et atelier de haut niveau en évaluation environnementale, Association nationale pour l’évaluation environnementale (ANEE), Kinshasa, 12-17 janvier 2004, 116. 771 Lesourd, M., op. cit., 421-422. 772 Cf. Berthouzoz, R., op. cit., 82.
189
Chapitre 5 : Triple relation de la membralité écologique des êtres Introduction Il semble être une constante de la culture humaine que de se représenter la réalité globale en forme de « trois mondes », indépendamment de la vision spatiale, temporelle ou métaphysique dans laquelle on les conçoit. Comme il y a un monde des dieux, un autre des hommes et un autre encore de ceux qui ont quitté le temps, il y a le ciel, la terre et l’enfer. Comme il y a le passé, le présent et le futur, ainsi aussi l’esprit, l’âme et le corps dans l’homme (corpus, anima, spiritus ou soma, psychè, pneuma). On peut multiplier les exemples. Par rapport au corps, l’on peut dire qu’aucune de ses parties ne se comprend séparément. Ce sont le corps, l’âme et l’esprit qui forment ensemble l’être humain. La triple relation théandrique-altruiste-cosmique permet au Muntu de se comprendre substantiellement. Il ne peut s’en débarrasser ou la mutiler sans s’exposer lui-même au pire. L’histoire prouve par elle-même que chaque fois que l’homme tente de ciseler ce triple rapport, il se confond. Comment cette triple relation théandrique-altruiste-cosmique est-elle conçue dans la pensée anthropologico-éthique bantoue ? Elle est une triple relation saisie non pas comme trois entités indépendantes, mais comme trois dimensions reliées à partir desquelles l’homme négro-africain se comprend. C’est l’objet de ce chapitre. Un fait fondamental est à souligner. L’intention n’est pas de recenser cette triple relation qui constitue l’anthropologie bantoue pour le plaisir de le faire. On est persuadé que pour qu’un peuple se comprenne, lui et son histoire, il importe de tenir compte de son environnement global dans lequel et par lequel il vit. Il doit être conscient de son identité, de son enracinement profond avant d’opérer un sursaut quelconque. Pour envisager un avancement, telle la reconstruction de l’habitat, de l’économie, de l’organisation sociale ou d’autres institutions, cela présuppose la compréhension de l’homme et de son environnement. Un autre aspect soit ajouté. L’on ne veut nullement ressasser le passé par souci nostalgique. Toutefois, prétendre refuser le regard du passé ne signifie pas en ignorer le poids, en quelque culture que ce soit. En Afrique noire, il est certain que la tradition continue à structurer les esprits et à commander en sous-main les manières de vivre. Le séisme de la modernité avec l’instauration de l’école et de l’hôpital, avec l’urbanisation galopante et la poursuite de l’industrialisation, conduit à un repli stratégique. 773 Mais le système de référence traditionnel (culte de la vie, souci d’harmonie, rapport à l’invisible) demeure au plus profond des consciences. Transformé et perturbé, il continue d’accompagner le déplacement culturel. Il est toujours présent dans les coulisses ou sous les masques. Il est alors question de saisir la membralité écologique comme le netzwork dans lequel le Muntu baigne : son rapport à Dieu, à son semblable et à la nature. Ignorer l’influence du milieu dans lequel l’homme évolue, ses convictions et sa morale, comme les colons ont procédé, c’est construire sur le sable. A travers l’histoire de l’humanité, l’on sait comment le milieu influe sur les activités de l’homme et sur son mode de vie. Il faut évoquer au passage l’exemple des migrations saisonnières en quête des conditions écolo-
773 Cf. Chenu, B., op. cit., 147.
190 giques ou climatiques plus propices, la mobilité des populations à la recherche d’eau ou des lieux plus arrosés. Ce sont des méthodes d’adaptation à l’environnement qui sont appliquées dans le passé comme dans le présent. En plus, l’environnement n’est pas seulement physique, il est encore culturel. La vision du monde d’un peuple et son idéologie influent considérablement sur les rapports entre les populations et le milieu physique. Deux autres exemples pour corroborer cette réalité : chez la plupart de populations bantoues, l’accident écologique, la mortalité excessive, la famine ne sont pas souvent attribués aux facteurs météorologiques ou autres, mais à des forces surnaturelles. Le choix d’habitat ou celui du terrain à mettre en culture n’est pas seulement inspiré par des critères pragmatiques (conditions pédologiques ou climatiques), mais encore par les croyances religieuses. Les facteurs écologiques et religieux sont reliés et interagissants.774 Il s’agit donc de comprendre l’environnement bantou et ses différentes interactions qui impliquent certaines valeurs éthiques de référence auxquelles le Muntu se sent intimement lié pour promouvoir la vie et la vie en abondance. Le terme savant qui englobe ce chapitre serait celui de « cosmothéandrie »775 qui traduit la vérité du tout existentiel, à la manière de la trinité du cosmique, du divin et de l’humain. Les trois ne se confondant pas, mais interdépendants et en relation permanente.
5.1 Préliminaire Un contour préalable en vue de cadrer l’esprit dans lequel on veut évoluer est nécessaire. Pour envisager une pensée constructive dans le cadre de l’Afrique, il est nécessaire de comprendre l’esprit et les catégories dans lesquels ce peuple vit, réfléchit et agit. Trois systèmes de pensée caractéristiques de l’Africain méritent d’être soulignés. C’est d’abord que la pensée morale ou éthique de l’Africain ne se fait pas en dehors de la religion. Ethique et religion riment ensemble. Ensuite, il faut effleurer le sens philosophique de la vie chez l’Africain, car tout tourne autour du renforcement ou de la diminution de la vie. Enfin, l’on exposera la vision cosmothéandrique, telle que Raimon Panikkar la développe sous inspiration de la pensée spirituelle hindoue, qui est similaire à la « Weltanschauung » africaine dans laquelle on évoluera.
774 Il est très intéressant de lire à ce propos Misago Kanimba, Aspects écologiques et économiques des migrations des populations de langues bantu, Frankfurt a. M. 1986. 775 La Terminologie est de Raimon Panikkar, in: Ropers, R. R. (Hg.), Gott, Mensch und Welt. Die Drei-Einheit der Wirklichkeit, Petersberg 1999, 9. Panikkar comprend le terme comme suit: „Die ganze Wirklichkeit ist die Trinität des Kosmischen, des Göttlichen und des Menschlichen. Damit ist nicht alles zusammen in einen Topf geworfen und zu einem undifferenzierten Magma vermengt. Auf dieselbe Weise, wie die göttlichen Personen (Vater, Sohn und Heiliger Geist) unendlich verschieden sind, gibt es keine Vermischung zwischen dem Kosmischen, dem Göttlichen und dem Menschlichen, und dennoch können sie nicht voneinander getrennt werden. Alle und alles sind ständig in Beziehung. Die Kosmotheandrische Spiritualität ist es, die ich zu leben versuche – und für mich ist Christus das Symbol dafür.“
191 5.1.1 Rapport entre éthique et religion L’éthique est un impératif normatif qui se base sur des valeurs qui orientent l’existence humaine et la vie des personnes par rapport aux divers choix possibles que la réalité existentielle offre. Lorsqu’on analyse ces données de significations et valeurs, on reconnaît alors, à travers cela, l’éthique de tout un peuple. Sous cette perspective, l’éthique devient une interprétation scientifique de ces données normatives. Si à cette étude scientifique l’on intègre des convictions religieuses, on parle alors de l’éthique religieuse ou encore de la théologie morale.776 En fait, la religion n’est pas seulement une métaphysique. La foi qu’elle engendre pousse à l’agir. Foi et agir vont de pair. C’est ce qui fait dire à Clifford Geertz que l’éthique appartient à l’être même de la religion. 777 Il écrit: „Religion ist nie nur Metaphysik. Ihr wahres Wesen führt zu konkretem Handeln in Form von Ritualen, in denen sich die Bedürfnisse und Wünsche des menschlichen Lebens widerspiegeln.(...) Bei allen Völkern sind die Formen, Mittel und Gegenstände der Gottesverehrung von einer Aura tiefer ethischer Ernsthaftigkeit umgeben.(...) Auf diese Weise verankert die Religion die äußerst konkreten Anforderungen an das menschliche Handeln in den äußerst allgemeinen Kontexten der menschlichen Existenz.“778 Cette religion se traduit par un ensemble des symboles sacrés, porteurs de sens et qui unissent une culture donnée dans son expression de la foi. Le lien entre le symbole et la signification fait précisément du symbole un aspect fondamental de la religion. Ainsi, poursuit Geertz : « les symboles sacrés établissent alors un lien entre une ontologie et une cosmologie d’une part, et une esthétique et une éthique d’autre part ».779 Si l’on veut comprendre l’éthique du peuple africain, c’est-à-dire sa conception du monde et du sacré, le comportement qui en découle et qui donne une direction sensée à sa vie, il faut déceler le sens religieux profond des symboles. 780 On y reviendra au chapitre de la relation cosmique. En Afrique noire, l’étude de l’éthique implique l’étude de la religion. Cela se remarque à partir du principe fondateur de la Weltanschauung de l’Africain et fondement des valeurs et normes éthiques : « L’univers, selon la conception africaine, est constitué d’éléments divins, spirituels, humains, vivants, non-vivants, hiérarchisés certes, mais liés directement entre-eux et s’influençant les uns les autres. Certains de ces éléments sont
776 Cf. Laurenti Magesa, Ethik des Lebens. Die afrikanische Kultur der Gemeinschaft, FreiburgBasel-Wien 2007, 15. 777 Cf. Geertz, C., „Ethos-View and the Analysis of sacred Symbols“, in: A. Dundes, Every Man His Way: Readings in Cultural Anthropology, New Jersey 1968, 302, cité par Laurenti Magesa, op. cit., 16. 778 Cf. Laurenti Magesa, op. cit., 16. 779 Id., 17. 780 Cf. aussi Sundermeier, T., Aus einer Quelle schöpfen wir. Von Afrikanern lernen, Gütersloh 1992; Id., Nur gemeinsam können wir leben. Das Menschenbild schwarz-afrikanischer Religion, Gütersloh 1988; Bénézet Bujo, „Die Bedeutung des Spirituellen im Leben des Afrikaners als Ansatzpunkt für eine gesunde Ökologie“, in: Kessler, H., Ökologisches Weltethos im Dialog der Kulturen und Religionen, Darmstadt 1996.
192 visibles, d’autres ne le sont pas. Ils correspondent alors chaque fois aux sphères visibles et invisibles dans l’univers. A l’univers visible appartiennent le monde matériel auquel est inclus l’homme, la plante, l’animal et les autres êtres inanimés. L’univers invisible est la sphère des dieux, des ancêtres et des esprits. »781 C’est l’ensemble de ces éléments que le père Placide Tempels a appelé « force vitale ».782 A la suite de ce principe-phare, l’on comprendra, dans les réflexions ultérieures, pourquoi la différence entre le profane et le sacré est quasi inexistante dans le système de pensée négro-africain, et que le symbolisme y occupe une place non négligeable. Du rapport que l’homme a face au sacré, au divin, se déduit un bon ou un mauvais agir. Le principe éthique fondamental s’exprimerait comme suit : « Tel Dieu est et agit, tel les hommes doivent aussi être et agir ».783 Ce principe traduit une similarité entre l’agir divin et humain, mais l’acte humain en soi reste imparfait. L’essentiel est que Dieu reste le repère à partir duquel les normes éthiques humaines doivent se mesurer. Et pour pouvoir appréhender davantage l’éthique négro-africaine, il est donc indispensable de bien comprendre les propriétés éthiques que la religion africaine attribue à Dieu. 784 Au registre de ces qualités éthiques divines, l’on cite ici, à la suite de John Mbiti, l’amour, la bonté et la justice de Dieu.785 Dieu est considéré comme père ou mère dans la religion africaine. Il est celui qui maintient constamment la relation avec ses créatures, à la manière des parents envers leurs enfants et vice-versa. Son caractère essentiel est celui de prendre soin de ses créatures et non pas de leur préparer quelque malheur. Laurenti Magesa le souligne bien: „Die Beziehung zwischen Gott und der Schöpfung, insbesondere der Menschheit, ist auf Gottes Seite von Sorge geprägt. Es wäre lächerlich, Gott mit Dingen, die nicht gut, rein, gerecht oder ehrbar sind, zu assoziieren. (...) Gott ist konstant und wandelt sich situationsbedingt nicht vom Guten zum Bösen oder umgekehrt. Die Tatsache, dass er über den geringen Einflussmöglichkeiten des Menschen steht und nur das tut, was er selbst will (...), macht seinen Charakter in erster Linie gut.“786 Dans le schème de la pensée éthique du Négro-africain, Dieu reste le garant de l’ordre éthique dans l’univers, avec le but d’en faire profiter l’humanité au maximum. Cette conviction est plus que jamais vivante dans la conscience de l’Africain. C’est ce que Laurenti Magesa résume dans la citation suivante : „Weil Gott so sehr um die Menschheit besorgt ist, sollen jeder Mensch und jede Gemeinschaft Verhaltensregeln einhalten. (...) In der Ethik der Afrikanischen Religion ist Gott der höchste Hüter der ethischen Ordnung des Universums mit dem einzigen, letztlichen Ziel, der Menschheit von Nutzen zu sein. An ihrem zentralen Platz in der universalen Ordnung ist die Menschheit ethisch verpflichtet, das Wirken Gottes, das sie trägt, ihrerseits mitzutragen.“787
781 782 783 784 785 786
Laurenti Magesa, op. cit., 49. Cf. Tempels, P., Philosophie bantoue, Bruxelles 1945. Laurenti Magesa, op. cit., 50. Ibid. Cf. John Mbiti, Concepts of God in Africa, New York 1970, 31-42. Laurenti Magesa, op. cit., 51-52. Cf. aussi Tanner, R. E. S., Transition in Africa Beliefs : Traditional Religion and Christian Change – A Study in Sukumaland, Tanzania, East Africa, New York 1967, 7. 787 Id., 55.
193 Et si, comme on l’a souligné plus haut, selon la perception africaine du monde, celuici est constitué d’interaction entre divers éléments vitaux, il ne serait pas erroné de faire observer que la conscience éthique du Négro-africain est de nature religieuse, et qu’elle devra, par ricochet, correspondre aux impératifs d’ordre religieux et les appliquer comme tel. Cela étant, la religion n’est pas théorique pour l’Africain, mais vécue. Il y est né et y évolue pendant tout son temps de socialisation, de sorte que tout ce que l’Africain pense, dit ou fait a de l’impact sur le renforcement ou la diminution de la vie. Laurenti Magesa l’exprime encore ici de façon très appuyée : „Denn die Afrikanische Religion einschließlich der Weltsicht, die sie bewirkt und verkörpert, ist in ihrer Gänze keine theoretische Lehre, sondern eine gelebte Religion. Man muss nicht formal in sie eingeführt werden, sondern wird in sie hineingeboren und lernt sie von Kindesbeinen und sein ganzes Leben lang im Rahmen der normalen Sozialisierung kennen. Sie ist eine Religion, die in der Gemeinschaft selbstverständlich ist und weder Missionare noch Konvertierten braucht. (...) Zu allen Zeiten im Leben einer Person ist ein religiöses Bewusstsein explizit oder implizit vorhanden. Nichts wird in irgendeiner Weise getrennt vom Kontext Gottes, der Ahnen und der Geister verstanden; jeder Gedanke, jedes Wort und jede Tat wird ausschließlich als gut oder böse beurteilt im Hinblick darauf, ob durch die jeweilige Haltung oder das jeweilige Verhalten das Leben entweder gefördert oder gemindert wird.“788 Faut-il le noter et l’avouer, ce rapport étroit entre éthique et religion dans la pensée négro-africaine rend précisément le travail d’analyse et de compréhension de la religion africaine complexe et pénible. Toutefois un aspect essentiel est à ne pas oublier : Dans la conception africaine religieuse ou éthique des choses, les éléments de l’univers se tiennent et s’influencent. Dans ce système, « l’être » équivaut au « faire » et vice-versa.789 Ainsi le principe suivant vaut : « Dès lors que l’on a saisi que, pour l’Africain, le bien ontologique vaut le bien éthique, alors on peut bien appréhender la conception éthique de l’Africain, et pouvoir en apprécier l’orientation globale. »790 5.1.2 Philosophie de la vie Aucun peuple n’est dépourvu d’une philosophie si on entend par là les attitudes de l’homme face aux énigmes de l’univers dans lequel il est immergé et à son mystère propre. La vie chez le Négro-africain est décidément le concept fondamental autour duquel tout tourne. Théologiens et philosophes africains s’accordent à dire que la vie a une valeur particulière chez l’Africain.791 Depuis la publication du célèbre livre de Placide Tempels sur la philosophie Bantu, 792 l’on parle du « vitalisme » (Lebenskraft) négro-
788 Id., 67. Cf. aussi John Mbiti, Introduction to African Religion, London 1975, 10s. 789 Ibid. 790 Cf. Adegbola, “The Theological Basis of Ethics”, in: K. A. Dickson/P. Ellingworth (Hg.), Biblical Revelation and African Beliefs, New York 1969, 118. 791 Cf. Bénézet Bujo, Can morality be Christian in Africa?, in: African Christian Studies, 4 (1986), 5: “From a reading of the pioneers of African culture such V. Mulago, J. Mbiti, E. Mveng, B. E. Idowu and many others we can take is as accepted today that the fundamental option of the black African is life, around which everything envolves”. 792 Cf. Tempels, P., La philosophie bantoue, Bruxelles 1945.
194 africain. Cette propriété, Léopold Sédar Senghor l’exprime comme suit : „Sie beseelt das Universum vom Sandkorn bis zum Gott, der als Kraft der Kräfte definiert wird. Das so eingerechtete Universum kann nur bestehen, indem es sich vitalisiert, indem es das ihm verliehene Sein verstärkt: Der Mensch aber ist der aktive Pol, wenn nicht der Schlüssel des Universums. In dieser Rolle ist er mit seinem Geist, seiner Seele und seinem Sinne das wichtigste leitende und handelnde Wesen des Universums. Er bedient sich aller anderen Wesen, um durch stärkeren oder schwächeren Einsatz dem ganzen Universum... Leben einzuhauchen und zu entziehen.“793 Le maintien de cette force vitale ou sa diminution dépend essentiellement du comportement du Muntu face à Dieu, à son prochain, à la nature et à lui-même.794 L’influence réciproque des êtres fait que cette force vitale se rapporte à Dieu, aux hommes, - morts et vivants -, aux animaux, aux plantes, aux animaux ; bref aux existants. C’est ce que le père Mveng appelle « le Pandynamisme »795. Ainsi, le Négro-africain ne perçoit son unité d’être qu’en rapport avec la totalité de l’être, avec son environnement entier. Malgré que l’on trouve dans la nature des forces hostiles à l’homme qui doivent être neutralisées, le Négro-africain ne se comporte pas en ennemi de la nature. Ce à quoi le Négro-africain aspire reste bien une relation harmonieuse avec son prochain et avec la nature. L’essayiste congolais Iyay Kimoni l’exprime comme suit : « En effet, l’expression essentielle de la culture africaine (…) ne se situe guère sur le plan technologique dynamique, mais elle se traduit en une atmosphère sociale et morale : climat des relations humaines, une manière de vivre et de sentir. Au plan métaphysique, notre culture est déterminée par le souci de l’harmonie universelle dont le symbolisme et l’analogie sont l’expression la plus privilégiée. »796 Cette force vitale n’est pas simplement biologique, c’est-à-dire que le Négro-africain ne cherche pas uniquement à satisfaire ses besoins terrestres immédiats, mais il aspire également à la transcendance. Iyay Kimoni poursuit en ces termes : « La vie serait le point de mire de la culture africaine. Le concept de la vie dépasserait la simple expression du biologisme et embrasserait l’homme dans sa totalité réelle. La vie pour le négroafricain déborderait tous les champs d’énergie matérielle et spirituelle, les valeurs familiales, l’amour des enfants, l’attachement au clan. (…) La vie désignerait en définitive le rang propre de l’homme dans l’ordre des êtres en indiquant le rapport ontologique qui
793 Léopold Sédar Senghor, „Menschenrechte und Nord-Süd-Dialog“, in: Internationales Afrikaforum, 2/1989, 105-107. 794 Leying Mabunga Zéna l’exprime si bien comme suit: “Das sich im Strom-des-Lebens-gehenlassen trägt dazu bei, dass das Leben innerhalb der Sippengemeinschaft verstärkt wird. Umgekehrt kann ein sich-gegen-den-Strom-des-Lebens-stellen zu einer verhängnisvollen Situation führen. Mitwirkend kann der Mensch zur Erhaltung oder Vermehrung bzw. zur Vernichtung oder Verminderung der Lebenskraft beitragen“, in: Menschenrechtsethos aus afrikanischer Sicht. Grundlegung afrikanischer Menschenrechtsethik, Unveröf. Diss., Würzburg 1993, 148. 795 Engelbert Mveng, Histoire du Cameroun, Paris 1963, 255. 796 Iyay Kimoni, Destin de la littérature négro-africaine ou problématique d’une culture, Kinshasa 1975, 140-141.
195 les constitue forces agissantes dans l’univers. »797 Ainsi comprise et conçue, la vie ne doit qu’être protégée dans toutes ses dimensions. Et rien n’est alors plus important pour le Négro-africain que de conformer son agir à l’accroissement de la vie dans son intégralité. 5.1.3 Aspects de la vision cosmothéandrique Par rapport à la sensibilisation mondiale de la conscience écologique, le théologien et philosophe Raimond Panikkar, d’origine indienne, n’a cessé d’appeler l’homme à développer une intuition profonde sur les constituants de son appartenance, en vue de retrouver son équilibre existentiel, entamé par la crise écologique. Il parle du moment présent comme favorable pour refaire plus l’expérience de la totalité que celle de la division des choses.798 La vision cosmothéandrique constituerait, selon lui, la forme originelle de cette prise de conscience. Il dit notamment: „Heute scheint diese Vision der Ganzheit für immer mehr Menschen zur ungetrübten Hoffnung und zum ausdrücklichen Ziel des menschlichen Bewusstseins geworden zu sein.“799 L’hypothèse de base qui présuppose cette vision cosmothéandrique est l’unité de la réalité : tout est lié. Malgré l’existence de la différence dans les êtres, des degrés dans le savoir, des degrés de la hiérarchie ontique, l’on ne doit pas perdre de vue cette vision de la totalité du réel. Cette vision a toujours subsisté dans des orthodoxies et dans le traditionalisme de tout genre. Ces derniers n’ont cessé de critiquer la modernité800 pendant tout un siècle. Ils faisaient chaque fois observer que l’homme ne peut pas survivre lorsqu’il se fait étranger au cosmos et se coupe de Dieu. 801 La vision cosmothéandrique est dans ce sens, aussi bien traditionnelle que moderne. Elle essaie de mettre en évidence les racines de l’homme, et au-delà renvoie à la source de la création. Toute cette base du principe cosmothéandrique, Raimond Panikkar la formule comme suit : „Das Göttliche, das Menschliche und das Irdische – wie immer wir es nennen wollen – sind die drei unverzichtbaren Dimensionen, die die Wirklichkeit ausmachen, das heißt, jede Wirklichkeit, insofern sie wirklich ist. Dieses Prinzip leugnet nicht, dass es dem Abstraktionsvermögen unseres Geistes möglich ist, für bestimmte begrenzte Zwecke Teile der Wirklichkeit unabhängig voneinander zu betrachten. Es leugnet die Komplexität der Realität und deren viele Abstufungen nicht. Aber es erinnert uns daran, dass Teile eben Teile sind, die nicht einfach zufälligerweise nebeneinanderstehen, sondern wesentlich mit dem Ganzen verbunden sind. (...) Vielmehr gehören sie im Sinne einer organischen Einheit zum menschlichen Wesen wie Leib und Seele oder Geist und Wille: Sie sind Teile, weil sie nicht das Ganze sind; aber Teile, die nicht einfach aufgeteilt und vom Ganzen getrennt werden können, ohne dass sie dadurch zu existieren aufhörten. Eine Seele ohne Leib ist eine bloße Entele-
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Id., 121. Cf. Raimon Panikkar, in: Ropers, R. R. (Hg.), op. cit., 69. Id., 73. C’est le cas de plusieurs encycliques papales qui dénoncent l’indifférence, le modernisme, l’américanisme, le libéralisme. 801 Cf. par exemple R. Guénon, The crisis of the Modern World, London 1962; J. Needleman, The Sword of Gnosis, Los Angeles 1974, cités par Raimon Panikkar, in: Ropers, R. R. (Hg.), op. cit., 76.
196 chie; ein Leib ohne Seele ist eine Leiche; ein Wille ohne Vernunft ist eine bloße Abstraktion und Vernunft ohne Wille eine künstliche Konstruktion des Verstandes usw. Sie sind konstitutive Dimensionen des Ganzen, das alles durchdringt, was ist, und sich nicht auf seine Bestandteile reduzieren lässt.“802 En d’autres termes l’intuition cosmothéandrique souligne que les trois dimensions de la réalité ne sont ni trois états d’êtres d’une réalité monolithique indifférenciée, ni trois éléments d’un système pluraliste. C’est une relation tridimensionnelle, trinitaire qui manifeste la constitution de cette réalité totale. Ainsi, Raimond Panikkar vient à en conclure que comme aucun mot n’est compris isolément, mais toujours en relation avec d’autres, Dieu manque de signification sans créature, 803 tout comme aucune créature n’existe sans créateur. Se basant sur le bagage sacré contenu dans l’Upanishad, Raimond Panikkar explicite la relation trilogique cosmothéandrique à l’aide d’une mystique singulière. Selon cette vision, le monde n’est pas qu’un espace vital ou une partie du Tout, ou encore une propriété humaine. Le cosmos, dit-il, est: « simplement ce grand corps que je ne perçois que de façon incomplète, car très occupé de mes propres affaires qui m’en détournent alors l’attention. Mais, au bout du compte, ma relation au monde ne se distingue pas de la relation à moi-même : le monde et moi sommes différents, mais non pas deux réalités différentes, car nous partageons de façon singulière, la même vie, la même existence, la même histoire, le même destin. Ma main n’est pas mon cœur ; je peux vivre sans main, mais non pas sans cœur. Je peux vivre sans grande relation au monde, mais non pas si tout me manque. »804 Pas de monde sans homme et pas d’homme sans monde. Le refus du monde ou la réduction de la réalité à Dieu ou à l’âme seulement est une tentation typiquement « spiritualiste » ou gnostique. Le monde n’est pas que la gloire de Dieu, il est aussi là pour l’homme. La redécouverte de notre union au monde n’est donc pas une question d’avoir, mais d’être. « Le monde n’appartiendra pas aux puissants ou à ceux qui en exploitent les ressources ou encore le maîtrisent, mais aux doux, aux doux enfants du monde. »805 Ainsi, dirait-on la même chose du monde dans son rapport à Dieu : « Le cosmos n’est pas seulement la matière ou l’énergie simplement convertible. Il a une vie, il est en mouvement et il a, comme l’homme, une dimension de plus qu’il a en lui-même. Il n’est pas un morceau isolé de matière et d’énergie. Il est la troisième dimension de la réalité totale. »806 Quant à Dieu, il n’est pas un Absolu-Autre, un transcendant absolu. Dieu n’est pas non plus le même que l’homme. Dieu est un « Je » sublime et unique, l’homme est le « Tu » de Dieu. La relation de l’homme à Dieu est personnelle, trinitaire et non dualiste. Selon la vision cosmothéandrique, l’homme se sait un être engagé dans une relation profonde à Dieu, laquelle relation lui révèle son caractère d’un être ouvert, relatif, limité dans
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Raimon Panikkar, in: Ropers, R. R. (Hg.), op. cit., 77. Id., 78. Id., 95. Id., 96. Il paragraphe ici Mt 5, 4 et souligne le sens des mots praús et amharetz (douceur, modestie, aimable, plein d’égards ou en allemand : sanft, bescheiden, liebenswürdig, rücksichtsvoll). 806 Id., 96. « Omnia mundi creatura quasi liber et pictura nobis est et speculum » (Chaque créature du monde est comme un livre, une image ou un miroir pour l’homme).
197 sa croissance et son évolution. Par ce fait même, il découvre une « dimension autre » de la vie, qu’il ne peut pas manipuler, car il ne peut l’atteindre en vertu de son caractère limité et relatif. Cette « dimension autre », ce « plus » que percevoir – comprendre – sentir est la dimension divine. 807 Traditionnellement, ce « plus » fut expérimenté comme le « Meilleur », l’ « Autre », le « mystère du début et de l’au-delà », l’ « éternité » et l’ « infini » (ou encore l’au-delà du temps et l’au-delà de l’espace). Dieu est précisément cette dimension du « plus » et du « Meilleur ». Ainsi Panikkar ne cesse de répéter : « Dieu n’est pas seulement le Dieu de l’homme, mais aussi le Dieu du monde. Un Dieu sans fonction cosmologique ou cosmogonique n’en est pas un ».808 Aujourd’hui et plus que jamais, non seulement la théologie et la métaphysique sont nécessaires, la théo-physique a aussi sa place.809 En ce qui concerne l’homme, il est plus qu’un individu. L’homme est une personne, un nœud de relations qui s’établit non seulement entre le « je »-« tu », mais qui s’étend jusqu’aux confins du vrai (même opposé), de toute la réalité existante. Un individu isolé est inintelligible et non viable.810 « L’homme est seulement homme s’il a le ciel au-dessus de lui, la terre en-dessous de lui et le prochain à côté de lui. »811 L’homme ne peut exister sans Dieu et sans monde. L’homme ne serait pas moins homme s’il découvre sa vocation divine qui l’unit à Dieu et au monde ; les dieux ne perdraient pas leur caractère divin s’ils sont humanisés ; et le monde ne serait pas moins monde s’il entre dans la vie et la conscience de l’homme. L’homme original se trouve ainsi à la croisée de ces trois dimensions existentielles. Voilà ce que la vision cosmothéandrique définit et met en évidence. C’est le condensé de la citation suivante : „Der Mensch wird nicht weniger menschlich, wenn er seine göttliche Berufung entdeckt, noch verlieren die Götter ihre Göttlichkeit, wenn sie vermenschlicht werden; auch wird die Welt nicht weniger weltlich, wenn sie ins Leben und ins Bewusstseins einbricht. Vielleicht sagen wir, der Mensch befinde sich an Kreuzungen, weil die Wirklichkeit genau die Kreuzungen dieser drei Dimensionen ist. Jede reale Existenz ist ein einzigartiger Knoten in diesem dreifaltigen Netz. Die kosmotheandrische Vision steht für die ganzheitliche und umfassende Einsicht in das Wesen alles dessen, was ist.“812 Pour rendre sa réflexion cosmothéandrique plus explicite, Raimond Panikkar prend l’exemple du symbole de Mandala : le cercle.813 Il n’y a pas de cercle sans centre et sans circonférence (kein Kreis ohne Mittelpunkt und Umfang). Les trois ne sont pas les mêmes, mais ils ne sont pas à séparer. La circonférence n’est pas le centre, mais sans le centre il n’y aurait pas de circonférence. Ainsi, doit-on différencier entre le divin,
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Id., 97. Id., 98. Ibid. Ibid. Ibid. « Der Mensch ist nur Mensch, wenn er den Himmel über sich, die Erde unter sich und die Mitmenschen neben sich hat ». 812 Id., 99. 813 Ibid. Cette métaphore fut également utilisée par Eckehart et par Nicolas de Cuse pour expliquer leur théologie : « Deus est sphaera infinita, cuius centrum est ubique, circumferentia nusquam ».
198 l’humain et le cosmique. Comme le centre ne doit pas être confondu avec la circonférence, celle-ci ne doit pas se mêler au cercle, mais l’on ne peut autoriser aucune séparation.814 Raimond Panikkar fait un épilogue à sa réflexion spirituelle cosmothéandrique sur base du passage du livre de la sagesse (Sg 1, 7). 815 On en reprend quelques phrases : „Die Erde ist lebendig. Sie ist die Mutter. Die Vereinigung von Himmel und Erde bringt alle Geschöpfe zur Welt: Sie gibt ihnen das Leben und erhält sie am Leben. Unzählige Geister und Kräfte bewohnen die Welt. Diese Welt ist übervoll von Göttern. Das ganze Universum ist die Schöpfung, die Nachkommenschaft eines göttlichen Lebens, das seine Lebenskraft auf den ganzen Kosmos ausdehnt. Das Leben ist nicht allein dem Menschen vorbehalten, sondern der Mensch hat teil am Leben des Universums. Der Mensch ist, eben weil er lebendig ist, Mikrokosmos genannt worden. Das Modell ist der Makrokosmos, nicht umgekehrt, und dieser Makrokosmos ist ein Lebewesen. Er trägt ein Prinzip der Einheit, ein lebendiges Prinzip, eine Seele in sich. (...) Alle drei Welten – Himmel, Erde, Mensch – nehmen am gleichen Abenteuer teil. (...)“816 Se trouvant au temps de la sensibilité écologique, l’homme moderne a besoin de développer cette conscience religieuse et typiquement mystique de la cosmothéandrie, comme on le reconnaît à l’Africain.
5.2 Membralité théandrique ou « théotropie »817 5.2.1 Fondement systématique de la relation théandrique 5.2.1.1 Être religieux du Muntu La citation suivante de Louis-Vincent Thomas sur le sacré en Afrique noire est éclairante : « En Afrique noire, sans être tout, la religion pénètre tout et le Noir peut se définir comme l’être ‘incurablement religieux’ : traditionnellement, en effet, il vit en étroite communion avec l’invisible et le sacré ; et si l’Islam et le Christianisme se substituent immanquablement et selon un processus irréversible aux croyances ancestrales, il ne
814 Id., 100. „Wir sollten zwischen dem Göttlichen, dem Menschlichen und dem Kosmischen unterscheiden; der Mittelpunkt sollte nicht mit dem Umfang verwechselt, der Umfang nicht mit dem Kreis vermischt werden, aber wir können keine Abspaltung zulassen. Denn schließlich ist der Umfang der ‚erwachsen gewordene’ Mittelpunkt; der Kreis ist der ‚aufgefüllte’ Umfang, und der Mittelpunkt dient den beiden anderen als ‚Keim’. Es findet ein gegenseitiges Sichdurchdringen, eine perichoresis der drei statt.“ (Cf. aussi Jn 10, 30; 10, 38; 14, 9s; 17, 21; 1 Cor 1, 19s.). St Augustin argumentait la Trinité en des termes semblables : « Ita et singula sunt in singulis et omnia in singulis et singula in omnibus et omnia in omnibus et unum omnia. » « So ist jede in jeder, sind alle in jeder, ist jede in allen, sind alle in allen, und alle sind eins. » (De Trinitate VI, 10, 12) 815 L’esprit du Seigneur en effet remplit le monde et lui, qui tient unies toutes choses, a connaissance de chaque mot. (Spiritus Domini replevit orbem terrarum). 816 Id., 102. 817 L’expression est de Bimwenyi Kweshi, Discours théologique négro-africain. Problème des fondements, Paris 1981.
199 semble pas, dans l’immédiat du moins, que l’athéisme y ait quelque chance de succès. »818 John Pobee819 n’hésite pas, pour sa part, d’affirmer que l’Africain possède une ontologie religieuse, car tout est pénétré par la religion et se réfère à la religion : le comportement en communauté, l’organisation sociale et institutionnelle, la naissance, la puberté, le mariage, le veuvage, les semailles, l’investiture, la mort, etc. 820 L’Africain se sait entouré des êtres spirituels qui rythment sa vie et à travers lesquels il mesure sa vie bonne ou mauvaise, selon qu’il se comporte en harmonie avec eux ou pas. Le premier de ces esprits est Dieu, le créateur de tout. En effet, dans la pensée bantoue, la relation du Muntu à Dieu est la première vision et la conviction originale de sa conscience. Et John Pobee de dire que : « pour l’homo africanus, la présence de Dieu va tellement de soi, que l’on n’a nullement besoin de l’apprendre à un enfant ».821 Pour citer M. Griaule, la conviction religieuse du Muntu est comme « un système de relations entre le monde visible des hommes et le monde de l’invisible régi par un Créateur et des puissances qui, sous des noms divers et tout en étant des manifestations de ce Dieu unique, sont spécialisées dans des fonctions de toutes sortes ».822 Le Muntu sait qu’il y a un être suprême créateur du monde et de l’homme. Il est l’être suprême, créateur transcendant, doué d’unicité, rigoureusement personnifié, à la fois omniscient et omnipotent, source et principe de la vie. 823 C’est aussi le point de vue du père dominicain Bernardin Muzungu. Il parle du monothéisme négro-africain.824 Ainsi écrira-t-il : « En effet, dans toutes les zones de notre Afrique sub-saharienne, la croyance en un être suprême, absolu, infini, spirituel et personnel, qui est distinct du monde mais qui le crée, le porte et le pénètre entièrement comme fondement de toute réalité perçue de ce monde est attestée ».825 Qu’il soit déjà dit ici que ce rapport étroit aux êtres spirituels ne signifie pas que l’Africain néglige de s’engager pour le bien de la communauté ou que le contrôle sur son environnement en soit empêché. 826 Le sacré et le profane ne sont pas ici deux opposés, mais deux possibilités complémentaires de la même réalité. Comme illustration à l’unité entre le sacré et le profane, relevons l’exemple donné par Theo Sundermeier827. Autour des années 70, des experts du plan développement furent envoyés dans quelques villages du Kenya, pour y étudier sur place des projets de développement. En vue de bien répondre aux besoins de populations, ils organisèrent un son-
818 homas, L.-V./Luneau, R., Les religions d’Afrique Noire. Textes et traditions sacrés, Paris 1969, 5. 819 John Pobee est un théologien d’origine ghanéenne qui a fait des recherches sur la « Weltanschauung » de sa tribu Akan. 820 John Pobee, Grundlinien einer afrikanischen Theologie, Göttingen 1981, 38. 821 Id., 40. 822 Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 5. 823 Id., 9. 824 Cf. Bernardin Muzungu, Le Dieu de nos pères III. Une théologie anthropologique, Paris 1981, 72. 825 Ibid. 826 Cf. John Pobee, op. cit., 39. 827 Cf. Sundermeier, T., op. cit., 31-32.
200 dage au près des concernés. Ces agents furent étonnés par des réponses qu’ils reçurent. Dans la plupart des cas, il y avait, au premier plan, le souhait de construction d’une église, avant la construction de puits d’eau, des breuvages pour animaux et des écoles. Ce souhait d’avoir une église, qui n’a à première vue rien à faire avec le plan de développement aux yeux de l’homme moderne, fut pour eux un moyen de faire revivre le sentiment et l’unité perdue de leur vie communautaire traditionnelle, le rapport rompu avec la nature, de suite du contact avec la modernité occidentale. Au fond, il y avait le souhait d’un regain de la mesure dans l’action humaine dont on a besoin pour vivre et survivre. Le religieux traverse toute la vie de l’Africain, de telle sorte que, consciemment ou non, on ne se pose plus la question de l’origine de ce sentiment religieux africain, ou encore de sa fin, conclut Theo Sundermeier.828 Il est évident que cette illustration ne suffit pas à décrire tout le rapport étroit entre le sacré et le profane. C’est naturellement beaucoup plus complexe, pense-t-on. Néanmoins, par principe, le sacré n’est pas à séparer du profane. Ces deux aspects ne sont pas à séparer en termes de bon et de mauvais, ou de feu et de l’eau. Ils entretiennent un rapport complémentaire ; l’un contient, de façon latente, l’être de l’autre. 829 Cette complexité se justifie par le fait que l’Africain conçoit la religion plus comme une réalité intégrative que comme une réalité analytique et dissécable. 5.2.1.2 Dieu de la vie existentielle Pour le Muntu, Dieu n’est pas à concevoir sans créature.830 Autrement dit, Dieu n’est pas seulement le Dieu de l’homme, mais aussi Dieu du monde. Un Dieu sans fonction cosmogonique ne l’est pas ; il est à comparer à un fantôme. De même l’homme ne peut pas
828 En original, il écrit ceci à la suite de ce sondage-là au Kenya: “(…) Der Grund für die überraschende Forderung, die auf den ersten Blick nichts mit Entwicklungsfragen zu tun hatte, ließ sich aus den Erklärungen erschließen: Die Dorfbewohner litten unter der verlorenen Einheit ihrer traditionalen Lebensgemeinschaft. Der Aufbruch in die Moderne, so klein und geringfügig er auch für den Außenstehenden zu sein schien, hatte das innere Gefüge der Gemeinschaft zerstört, das Verhältnis zur Mitwelt verletzt, den gemeinsamen Grund im Handeln in Frage gestellt. (...) In der Bitte um eine Kirche kam letztlich der Wunsch nach einer integrierenden Mitte zum Ausdruck, die der Dorfgemeinschaft wieder den umfassenden Handlungs- und Sinnbezug gibt, den man zum Leben und Überleben braucht. Was hier an einem wirtschaftlichen Problem mehr beiläufig deutlich wird, gilt allgemein für jeden Lebensaspekt traditionaler afrikanischer Gesellschaften: Sie sind von einer religiösen Lebensmitte her bestimmt und lassen sich nur von dorther verstehen. (...) Die Religion durchzieht das ganze Leben, ohne dass das jeweils dem einzelnen bewusst ist und ohne dass darüber reflektiert werden muss, wo Religion beginnt und wo sie aufhört“, 31-32. 829 Id., 32. 830 « Dans les croyances et les systèmes de pensée d’Afrique noire, aucune place réelle n’est faite à ce que nous nommons le profane… Chaque chose, même la plus humble, a sa place, joue un rôle et où le hasard n’a point de part… Rien de ce que l’on voit, fait, dit ou pense, n’est indifférent ; rien de ce que Dieu a créé ne peut être négligé. » Cf. Dieterlen, G., Textes sacrés d’Afrique noire, Paris 1965, 18.
201 être sans Dieu et sans monde.831 Il y a l’idée d’un Dieu de la vie existentielle.832 Ainsi le père Bernardin Muzungu dira : « Notre Dieu n’est pas celui d’une révélation historique ni celui de la métaphysique. Il nous reste une troisième possibilité. La vie de tous les jours, ses profondes interrogations, ses profondes aspirations, ses continuels échecs, tout ce tissu existentiel de notre condition terrestre constitue un lieu théologique, une voie anthropologique, un moyen pour découvrir ce que cette vie suppose ou présuppose. Insistons sur cette expression de voie anthropologique. Il s’agit de l’homme dans sa condition actuelle, concrète, phénoménologique, existentielle. L’homme est une question pour luimême. Et cette question de lui-même devient un chemin pour découvrir ce qui permet de le comprendre pleinement. »833 Theo Sundermeier souligne la même idée d’une religion africaine basée sur l’organisation du visible, comme moyen d’approcher le spirituel et le matériel : « Religion ist in Afrika nicht so sehr die Beziehung zum Unsichtbaren, sondern dessen konkrete Gestaltung im Sichtbaren. Ob dabei dem Geist oder dem Materiellen Priorität zukommt, ist eine überflüssige Frage, denn die Interdependenz zwischen beiden ist gerade das Kennzeichen afrikanischer Religiosität. Afrikanische Religionen zielen auf das Leben, auf das Leben der jetzt lebenden Menschen. Leben kommt von Gott. Es wird durch die sichtbare und unsichtbare Mitwelt gestärkt und von der jetzt lebenden Generation gepflegt und vermehrt. Afrikaner fragen nicht, ob das noch eine religiöse oder nicht vielmehr eine innerweltliche Aufgabe, eine biologische Notwendigkeit sei. In ihren Augen kann man beides nicht voneinander trennen. »834 Cette vie concrète, visible par la corporéité, qui s’étend à d’autres êtres avec qui on doit vivre en symbiose, renvoie à son créateur et en permet sa connaissance. Theo Sundermeier le note encore: « Konkret ist dieses Leben in seinem Leib sichtbar und fassbar. Alles was auf den menschlichen Körper, mit dem Geschlecht als wichtigstem zentralem Organ verweist, sei es in der Natur, im Kosmos, im wilden oder gezähmten Tier, steht in einem engen Kräftezusammenhang mit dem Menschen, dient ihm und kann in Gebrauch genommen werden, zum Guten (Medizin) wie zum Bösen (Zauberei). Der Mensch ist in diesem Sinne Fluchtpunkt der Welt, aber zugleich transzendiert er sich, denn er ist ja nur ein Glied in der langen Kette des Lebens, die von Gott ausgeht. Das, was auf den Menschen verweist, weist zugleich über ihn hinaus sowohl auf die kommende, wie auf die vergangene Generation und damit letztlich auf Gott, den Ursprung des Lebens. »835 Le professeur Edem Kodjo836 le note aussi : « L’homme créé à l’image de Dieu se découvre lui-même comme un chef-d’œuvre, jailli des mains d’un artiste génial. Le muntu (= l’homme bantou) fait ici la lecture esthétique du réel… Il se considère lui-même comme une œuvre d’art d’un Dieu artiste. Reflet de Dieu, image par excellence d’un Dieu
831 Cette vision bantoue du monde se rapproche de celle indienne, comme Raimon Panikkar l’expose aussi. Id., 98. 832 Cf. Bernardin Muzungu, op. cit., 94. 833 Ibid. 834 Sundermeier, T., op. cit., 37-38. 835 Id., 38-39. 836 Edem Kodjo, Et demain l’Afrique !, Paris 1985, cité par Guitton, G., « Le Dieu créateur en Afrique », in : Evangile aujourd’hui n°127, août 1985, 67.
202 sans image, l’homme est comme un prolongement de la divinité, splendeur de l’univers ».837 A partir de cette conviction existentielle qu’il a de lui-même, l’Africain fait connaissance de son créateur. L’Africain fait l’expérience de l’omniprésence de Dieu, de sa bonté, de sa prévenance de Père à son endroit, et il tisse alors avec lui des rapports serrés. Ce tracé de la voie existentielle par laquelle le Négro-africain cherche à se connaître débouche sur Dieu comme l’unique nécessaire de sa réalisation ou de son actualité. Le cheminement qui s’opère dans ce cas est similaire à celui qui remonte d’un effet à sa cause. Cette voie, Bernardin Muzungu la nomme une théologie anthropologique,838 à la différence de l’anthropologie théologique et chrétienne où le sens de l’homme est tel que le donne le message historique de la foi chrétienne : l’homme qui est un être dans son univers sans nul autre comparable ; qu’il est sujet au point d’être partenaire de Dieu ; qu’il peut entrer en relation avec Dieu jusqu’à devenir participant de sa nature divine.839 On le voit, la voie anthropologique s’inscrit au sein de la voie ontologique plus générale. L’homme n’est pas la totalité de l’être. Sans nier qu’il soit la réalité la plus noble de ce monde, l’homme devient un chemin privilégié pour la découverte de la cause de ce monde en général qui est aussi sa cause propre en particulier. Ainsi la réalité la plus parfaite de cet univers devient de ce fait la voie la plus excellente pour connaître l’auteur commun de toutes les réalités de ce monde. 840 Dieu est perçu comme condition de réalisation et de réussite pour l’existence humaine. La connaissance du « Dieu-avec-les hommes » implique nécessairement une connaissance de Dieu en lui-même.841 Le père Bernardin poursuivra alors en ces termes : « la totalité du réel est conçue comme une immense famille, hiérarchique, organisée, cohérente, où chaque membre dépend des autres et remplit une fonction au sein du tout. L’unité de cet ensemble de la famille des êtres est l’Etre par excellence dont les autres sont des participations limitées ».842 Le Muntu se comprend comme « tourné-vers-Dieu », un « théotrope ». Le Muntu sait aussi que Dieu est toujours au-delà de l’expérience directe ; son action à l’égard de l’homme ne se manifeste que par ses effets. Toutefois, le seul espoir du Muntu est que tout le destin humain est dans les mains de son Créateur. Lui qui est infiniment bon, riche en miséricorde, qui donne gratuitement parce que c’est sa nature, mérite toute confiance. Cette confiance inébranlable est attestée à travers différentes pratiques traditionnelles. Si la prière du Muntu est avant tout demande et offrande à fin de demande, elle n’en connaît pas moins des attitudes d’adoration faites de vénération, de respect, de soumission et de ferveur.
837 Ibid. Cf. aussi Köster, F., Afrikanisches Christsein. Eine religionspädagogische Herausforderung, Möglichkeiten der Integration afrikanischer Religiosität in den christlichen Glauben als religionspädagogische Aufgabe, Zürich-Einsiedeln-Köln 1977. 838 Cf. Bernardin Muzungu, op. cit., 94. 839 Ibid. 840 Ibid. 841 Id., 95. 842 Id., 98.
203 5.2.1.3 Noms et attributions des personnes divines Plus significative aussi est la pluralité des noms divins ou théophores qui caractérisent Dieu comme étant l’auteur et le conservateur de la vie humaine. 843 Qu’il suffise d’en relever quelques uns, en exemple, chez les Baluba du Katanga et les Bashi du Kivu en République Démocratique du Congo : Chez les Baluba du Katanga844 Vidye Mwine Dyulu Shakapanga
Seigneur Maître de l’univers Père qui crée (ce nom est formé d’un préfixe –sha : père et d’un substantif –kapanga : celui qui crée, venant du verbe – kupanga : créer). Vidye Shakapanga Seigneur, Père Créateur Pangapanga, wapangile ngulu ne minonga Créateur qui créa monts et cours d’eau. Chez les Bashi du Kivu845 Nyamuzinda Nnakuzimu Lungwe Mugizi, Mulemi Lulema Nyamubaho
Celui qui est là où tout finit, au-delà de qui il n’y a rien. Maître de l’au-delà L’inaccessible, le créateur Qui a fait. Créateur Qui est.
L’accumulation des patronymes ou des qualificatifs qui s’attachent à Dieu, la richesse et la variété de leur sens qui rappellent les formes les plus hautes du monothéisme, symbolisent la place qui revient à l’Être Suprême dans l’esprit du Muntu.846 Deux théologiens congolais, Ilunga Kimilundu et Numbi Twite 847, ont mené des recherches au sein de la tribu Luba, sur les racines de la croyance religieuse de ce peuple. A l’issue de leurs analyses, il est surprenant et admirable de constater que certaines vérités aient été révélées aux ancêtres sans que ces derniers n’en comprennent a priori le sens profond. La notion
843 En plus des noms théophores, les proverbes et légendes parlent de Dieu comme le législateur et le gardien de la loi morale pour guider la conduite humaine digne d’un être intelligent, libre et responsable. 844 Cf. Tharcisse Ilunga Kimilundu/ Albert Numbi Twite, Croyances religieuses chez les Baluba, http://www.banabambidi.net/religion/religion.htm (17.09.2008 16:11). 845 Cf. Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 118. 846 Ibid. 847 Cf. Tharcisse Ilunga Kimilundu/Albert Numbi Twite, Croyances religieuses chez les Baluba, http://www.banabambidi.net/religion/religion.htm (17.09.2008 16:11).
204 de la Trinité en est un exemple.848 Elle ne fut pas, bien entendu, annoncée ou révélée de façon systématique ou doctrinale comme il en est des questions théologiques classiques. Cependant deux noms qui, depuis longtemps étaient attribués à une seule Personne divine, étaient pourtant, sans qu’on le sache, des appellations de deux autres Personnes en Dieu. Il s’agit de : Kungwa-Banze et de Kalemba-ka-Maweji.849 En effet, le nom de Dieu unique est « Vidye ». C’est en l’exaltant qu’on lui attribuait les deux autres noms cités précédemment. L’on disait notamment : Vidye ! Shakapanga, Panga-panga Vidye ! Kungwa-Banze Vidye ! Kalemba-ka-Maweji La première nomination signifie le Seigneur, Père Créateur. La deuxième que l’on attribuait au même Dieu signifie en réalité Kungwa-wa-Banze, qui a pour substantif Kungwa : l’Attendu, du verbe kukunga, attendre ; -wa : préposition qui montre l’appartenance à une lignée ; Banze : nom d’une femme, d’une mère. Le nom signifie en définitive l’Attendu de Banze. Traditionnellement, dans certaines circonstances, le fils aîné ou le fils aimé était désigné par Kungwa-Banze. C’est une personne encore jeune qui a une place à prendre dans la société. C’est un enfant de la promesse, celui dont on attend qu’il devienne adulte et utile. Ainsi, Vidye Kungwa-Banze, c’est le Seigneur Attendu par sa Mère, par son Père, par tout le monde. La troisième nomination, Kalemba-ka-Maweji, c’est la troisième personne. -Kalemba vient du verbe kulemba qui se traduit par gagner, recevoir un don, ramener le produit de la chasse. –Ka : préposition de (qui a) ; -Maweji : du verbe kuweja qui veut dire ajouter, distribuer et ajouter. Pour comprendre ces mots, il convient de les mettre dans leur contexte pratique. Ils sont généralement utilisés dans des circonstances de chasse. Lorsqu’un chasseur a réuni un coup et qu’il a tué un gibier, il a gagné ou encore il a reçu un don. On dit de lui « walemba », et on le félicite en disant : « walemba ! ». Ce chasseur offrira un repas. Il distribuera à chacun des convives de morceaux de viande, une première fois ; puis il ajoutera le reste, etc. Cet acte d’ajouter signifie « kuweja », « Maweja ». Kalemba-ka-Maweji peut se traduire comme qui reçoit, distribue et ajoute. Ainsi, est-on arrivé à conclure que : Vidye, Shakapanga, c’est Dieu le Père Créateur. Vidye, Kungwa-Banze, c’est Dieu le Fils attendu (entre autre par sa mère). Vidye, Kalemba-ka-Maweji, c’est Dieu Distributeur des dons (qui reçoit et distribue). Cet exemple prouve l’antériorité de la conviction trinitaire chez le peuple Luba, et par là même l’affirmation du caractère religieux immémorial des Bantu. Les ancêtres, qui ne connaissaient pas l’écriture au sens occidental du terme, avaient des méthodes orales pour transmettre à leurs descendants et fixer dans leur mémoire des croyances et des enseignements qu’ils souhaitaient leur inculquer. Cet héritage devrait être perpétué et conservé de génération en génération sans l’user ou l’altérer. De ce qui précède, il se déduit la
848 Ibid. 849 Ce sont de noms Luba dont on explicitera la signification dans la suite.
205 catégorie de la relation soutenue que le Muntu entretient avec son Dieu créateur et promoteur de sa vie. Cette relation vivante de l’Africain à Dieu s’exprime par l’exercice des valeurs éthiques précises. 5.2.2 Valeurs éthiques de référence 5.2.2.1 Culte de vénération Que le Muntu ait des devoirs religieux envers Dieu et les êtres intermédiaires, qu’il vénère l’être suprême et le reconnaisse comme créateur, source de vie et participant intimement à sa vie terrestre, rien de plus légitime et de plus orthodoxe que cela. Le culte à Dieu, à côté des devoirs de vénération et de reconnaissance, a pour fin essentielle de renforcer la puissance vitale des fidèles. Il est le processus de participation de l’homme à la vie universelle. Et puisque la vie s’exprime à la fois par le dynamisme et l’équilibre des forces, la religion intervient chaque fois qu’il y a désordre ou menace de désordre.850 Pour l’Africain, les deux mondes visible et invisible, ou mieux empirique et métempirique851, sont en constante continuité. Les deux se recouvrent. Cette conviction justifie le sens et la valeur des sacrifices au monde invisible, car pour l’Africain le monde dans lequel il est situé n’est pas le tout de l’être. En effet, trois types de forces invisibles, toujours en harmonie interviennent à tout moment dans la vie des hommes : Dieu, les esprits
850 Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 11. 851 Cf. Bernardin Muzungu, op. cit., 70. A la suite de Bernardin, il est devenu banal de redire que les Négro-africains cataloguent le réel en deux mondes : le visible et l’invisible. Cette dichotomie simplificatrice s’évanouit dès qu’on y regarde de très près. En fait, il y a, pour l’Africain, une conception du monde qui comprend d’un côté celui de notre univers cosmique, et de l’autre le monde supra-cosmique. Le monde dans sa dimension cosmique ou empirique est celui qui fait l’objet des sciences positives et se laisse manipuler par la technique. C’est, pourrait-on dire, le monde profane, saisi immédiatement par nos sens. Mais ce même monde cosmique possède une autre face, une autre dimension non exposée à nos sens et que, faute de meilleure terme, nous appelons ‘métempirique’. L’Africain pense que ce monde-ci contient des forces et des éléments qui ne tombent pas directement sous nos sens. En effet, certains hommes possèdent certains pouvoirs ou certaines forces spirituelles qui échappent au constat empirique. C’est le cas des guérisseurs traditionnels, des visionnaires qui annoncent l’avenir, des devins qui détectent les causes des maux actuels, des ritualistes qui profèrent des paroles efficaces de salut ou de malédiction. Bref, tous les charismatiques du numineux. Il y a également du métempirisme dans les réalités infrahumaines. Son efficacité se place surtout sur le plan du symbolisme. Une chose peut produire ce qu’elle signifie. Des plantes médicinales, des talismans, des gestes, des rites, certains animaux, peuvent produire des effets par un lien symbolique avec les destinataires. C’est sur cette base symbolique que joue la croyance, si répandue en Afrique, aux tabous ou aux pratiques dites magiques. Toujours est-il que la science et la technique, le savoir empirique, ne peuvent pas épuiser ni maîtriser totalement les énormes réserves d’énergies et virtualités dont l’univers est prégnant. Telle est la conviction de populations africaines. La complexité de cette schématisation vient du fait que ces deux mondes ne sont pas séparés, mais interférents et interdépendants, 70-71.
206 et les ancêtres (ou les trépassés au cœur droit).852 Cet univers d’êtres spirituels agit autour de l’homme et joue un rôle primordial dans sa vie quotidienne aussi bien que dans les manifestations sensibles du monde visible. Le surnaturel participe à l’ordre du monde naturel. La conception la plus répandue est donc celle qui conçoit le monde invisible comme faisant partie du monde visible. 853 Le fait que le monde visible et le monde invisible ne s’opposent pas se vérifie par la conception selon laquelle les morts sont avec les vivants de manière permanente. Pour s’en convaincre et marquer l’harmonie qui persiste entre les vivants et les morts, Eloi Messi Metogo affirme avec raison que : « le monde négro-africain traditionnel est un. Les vivants et les morts forment une seule et même communauté d’échange et de partage, la mort elle-même étant intégrée dans le circuit de l’échange et de la communication sous les espèces de la réjouissance, des compensations et substitutions symboliques. »854 En outre, le poème célèbre « le souffle des ancêtres »855 de Birago Diop confirme de même l’unité du monde des vivants et celui des morts. C’est ce qui justifie le culte des ancêtres dont le Négro-africain est connu. Encore faut-il souligner ici qu’il y a deux catégories d’ancêtres : ceux ayant bien vécus sur terre et ceux qui n’y sont pas parvenus.
852 Id., 71-72. Dans le monde supra-cosmique, il y a alors trois catégories. La première est constituée par un seul être ou le sommet des êtres ou la plénitude du réel, à savoir la réalité suprême. C’est l’être qui englobe tous les autres sans faire nombre avec eux. Il en est le créateur et en reste le Seigneur tout-puissant. La deuxième catégorie est celle des esprits qui n’ont jamais revêtu la matérialité de notre univers cosmique. Leur appréhension est des plus vagues. Elle se base sur un certain nombre de phénomènes de la nature difficiles à expliquer par l’expérience ordinaire. Il semble qu’il y ait là aussi une intuition ou une raison de principe. On ne voit pas pourquoi notre univers serait le seul réservoir des êtres ! D’autres mondes sont pensables et vraisemblables. Ainsi, on rencontre une série de noms de ces « esprits » qui hantent les marais, les forêts ou les terres inhabitées. D’autres « esprits » sont censés reposer sur certaines personnes pour leur conférer des pouvoirs mirobolants. Les cas de prétendues possessions sont fréquents également dans notre zone culturelle. Quelque vague qu’elle soit, cette croyance en l’existence des êtres immatériels, étrangers à notre condition spatio-temporelle, est un fait. Et cette croyance est attestée dans presque toutes les zones de l’aire négroafricaine. La troisième catégorie est celle des trépassés, c’est-à-dire des hommes qui sont passés sur notre terre, y ont séjourné et l’ont quittée par le fait de leur mort. Quelque chose de leur être survit, sous une forme sui-generis, dans ce monde supracosmique. Ceux qui ont bien vécu sur cette terre deviennent ancêtres et modèles des vertus ; ils intercèdent pour ceux qui poursuivent leur pèlerinage terrestre. A ceux-là, on accorde un culte de vénération. Par contre, ceux qui ont mal vécu sont allés pour toujours ; ils errent par manque de domicile, car ils ne sont pas accueillis dans le royaume des ancêtres. 853 Cf. Joseph Mfochivé, L’éthique chrétienne face à l’interconnexion culturelle et religieuse en Afrique. Exemple du pays de Bamoun 1873-1937, Thèse de doctorat, Yaoundé 1983, 93. 854 Eloi Messi Metogo, Théologie africaine et ethnophilosophie. Problèmes de méthode en théologie africaine, Paris 1986, 91. 855 Cf. Birago Diop, Der Hauch der Ahnen, in: Jahn, J. (Hg.), Schwarzer Orpheus. Moderne Dichtung afrikanischer Völker beider Hemisphären, München 1980, 12f. Dans cet ouvrage, c’est évidemment la version allemande du poème qui s’y trouve.
207 Seuls les « bons ancêtres » sont dignes d’être invoqués, car ils inspirent de bonnes pensées aux vivants. Il y a là un caractère spirituel d’intercession qui rend possible au vivant une vie harmonieuse avec son environnement. Vie et mort forment une unité pour le Négro-africain. Ainsi, cette démarche religieuse de vénération s’impose, avec parfois une certaine brutalité,856 quand il y a interruption brusque des processus normaux, naturels ou fabriqués par l’homme, avec irruption du désordre, c’est-à-dire, en termes métaphysiques, rupture de l’équilibre des êtres-forces. C’est le cas où il y a par exemple sécheresse excessive et subite, morts en série, épidémies ou épizooties, échecs des techniques habituellement efficientes : faits ou situations qui ne manquent pas d’être interprétés par la conscience collective comme une vengeance des puissances sacrées consécutive à un manquement grave, fût-il inconscient ou seulement involontaire. De même, il est habituel que des cérémonies religieuses multiples accompagnent les mutations profondes et dangereuses de chaque individu, c’est-à-dire les changements de personnalité. C’est le sens des rites de passage : naissance, présentation aux ancêtres, diverses initiations liées à la fécondité et à la sexualité – circoncision, excision, mariage – funérailles, etc.857 A côté de cela, l’on n’oublie pas la place qui échoit à la nature dans la démarche religieuse traditionnelle. Par exemple, la terre, considérée comme grande déesse mère, est l’objet d’un culte précis en relation avec les rites agraires et les symboles de la fécondité, cela dans plusieurs ethnies et tribus d’Afrique. Si l’on ajoute à cela le respect pour les minéraux sacrés (cuivre et or), pour l’eau, pour les arbres en tant qu’ils abritent des génies, pour certains végétaux (mil rouge, tomate, riz), pour les pierres et les rochers, etc., c’est plus qu’il n’en faut pour parler d’idolâtrie ou de naturisme.858 Pourtant, penser de la sorte, c’est aller vite en besogne, pense-t-on. Car, le naturisme qui, loin de se réduire en adoration de la nature, comme on l’a cru et fait véhiculer, correspond plutôt à l’attitude cosmomorphique, c’est-à-dire à la saisie profonde du monde comme ensemble de signifiants, comme langage vivant, comme tissu de messages divins à interpréter.859 C’est l’expression du caractère religieux profond du Muntu qui ne ressemble en rien à un fétichisme, moins encore à un paganisme. Toutes ces diverses expressions traduisent la reconnaissance d’un Dieu suprême à l’origine de tout, donc d’un monothéisme rigoureux. L’attitude fondamentale qui se dégage du processus cultuel, que l’on nomme ici le cosmomorphisme, c’est que « l’homme est dans le monde et ne fait
856 On trouve plusieurs formes de prières dites d’imprécation, chez plusieurs peuples d’Afrique, où l’homme s’insurge contre Dieu ou les génies lorsqu’ils restent sourds à sa demande en cas de détresse. C’est comme le montre ce texte ronga (tribu de l’Afrique du Sud) : « Vous êtes inutiles, dieux ! Vous nous faites que nous ennuyer ! Bien que ne vous offrions des sacrifices, vous ne nous exaucez pas. Nous sommes privés de tout. Vous êtes pleins de haine. Vous ne nous enrichissez pas ! » Cf. Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 45. 857 Id., 12. 858 Au lieu de parler du naturisme ici, je préférerai le mot « naturolâtrie ». C’est ce qui signifierait mieux l’adoration de la nature, et que le Muntu n’est pas. Cela a souvent été une erreur d’optique de la part de l’ethnologue, ou soit une défaillance de la part de l’indigène, à qui l’on fait dire des choses auxquelles lui-même ne croit pas. 859 Id., 6.
208 qu’un avec lui ».860 Le Muntu a donc l’idée d’une divinité lointaine861 dont il a besoin de se faire proche par des intermédiaires. C’est le sens profond du culte rendu aux êtres inférieurs, notamment les ancêtres et les génies familiaux. C’est en fait, Dieu créateur, force, lumière et vie que l’on adore. Ainsi, lorsque le peuple Mosi du Bénin fait de son Dieu une divinité solaire, il n’adore cependant pas le soleil. Le Diola du Sénégal qui pratique la riziculture a besoin de la pluie qui est vie, fécondité, et qui tombe du ciel : son Dieu a donc pour nom la pluie ; mais le Diola n’adore pas la pluie. Il serait vain de multiplier les exemples de ce genre. « En définitive, ce qui devient objet de culte, ce sont les réalités, supports de forces éminentes, susceptibles de renforcer l’homme et le groupe social, et qui, sans être Dieu, se présentent comme des manifestations directes de la force de Dieu. »862 Une prière ba-luba qui traduit la reconnaissance de la transcendance et anime l’acte d’adoration, s’avère, à cet égard, particulièrement significative : Dieu, Seigneur et Maître, Créateur des hommes, Tout vous appartient. Lorsque je mange, c’est en votre honneur. C’est en votre honneur que je cultive mon champ. Tout ce que je fais, je le fais pour vous. Je ne vous méprise jamais. Ici-bas, des hommes et de leurs biens, Y a-t-il une chose qui vous soit refusée ? Tout, hommes et choses, tout est à vous. Tout est vôtre, Seigneur Dieu ! Rien ne reconnaît d’autre Maître que vous.863 Bien que Dieu soit invisible et lointain, il est plus un Dieu providence chez la plupart des Bantu, et non sans analogie avec le Dieu chrétien. Cette fois, le culte direct s’impose : on invoque Dieu pour l’honorer, pour obtenir la fécondité, pour régénérer ses forces vi-
860 Id., 13. 861 Le Muntu a effectivement l’idée d’un Dieu lointain, mais omniprésent. C’est précisément pour éviter qu’il le ramène au niveau de l’homme, - ce qui signifierait alors confusion avec les attentes humaines -, qu’il se le représente par des intermédiaires et des attributs. Dieu est invisible, mais non pas inaccessible : « on ne voit même pas la fumée de sa cuisine » disent les ba-luba ; mais ils disent aussi : « Si tu l’appelles, il te répondra ». C’est lui qui nous a créés, lui « qui nous a fendu les doigts dans la main ». Par rapport à la naissance, Dieu est à l’œuvre. Ainsi les femmes lohali qui ont un enfant s’écrient spontanément : « Voyez l’enfant que Dieu m’a donné » et tous répondent : « Il nous a aimés, Ah ! qu’il est bon ». Comme les femmes du Ruanda chantent : « la main d’Imana est toujours ouverte ». Par rapport à la mort, il en est de même. Les Bayombé du Bas-Congo désignent le jour de la mort comme étant « le jour de Dieu ». De défunts, l’on dit qu’ils « sont allés près de Dieu » ou que « Dieu les a pris avec lui ». Cf. Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 47. 862 Id., 14. 863 Id., 42.
209 tales, pour se délivrer de l’emprise du mauvais. Donc acte de foi, reconnaissance, offrande et demande se conjuguent, comme le montre cette invocation kinyarwanda : Imana ! Tu nous as formés et tu nous as tout donné : Le taureau et sa sœur la vache, Le bélier et sa sœur la brebis, Et tous les animaux, tu les as faits frères et sœurs Pour qu’ils puissent se multiplier et nous être utiles. Je t’offre maintenant ce don Formé des choses que tu as données : Tu as tout fait, tu peux tout, toutes choses sont à toi, Tu es bon, tu es généreux et tu nous aimes. Ecoute donc la prière de ta fille : Elle n’a pas d’enfants, alors que tout ce que tu as fait Est capable d’engendrer : Accorde-moi donc aussi ce bienfait. »864 La membralité théandrique soutenue du Muntu fait que pour lui il n’y a pas de désespoir absolu.865 Cela traduit l’un des traits les plus typiques de l’âme nègre traditionnelle : la sérénité. Sur le plan du dogme, elle s’exprime dans la certitude en la perpétuité de la vie et par le caractère inépuisable des forces cosmiques. Au niveau de l’existence concrète, elle devient un acte de confiance dans les forces vitales qui animent l’univers. Le Noir est l’homme pour lequel l’espoir est toujours permis.866 5.2.2.2 Vivre dans la sainteté Dans plusieurs pratiques religieuses du Muntu, l’état de sainteté en constitue la condition essentielle d’exécution. On ne peut pas aborder la puissance sacrée sans être soi-même dans un état de pureté relative : toute une série de rites purificatoires ont précisément pour fonction d’effacer les traces laissées par les actes malsains (le vol, le meurtre ou le manquement à un interdit quelconque). Il est un devoir de justice pour le fidèle de restaurer l’énergie perdue. Cela se fait dans la société traditionnelle par le sacrifice. Ce sacrifice n’est jamais un procédé gratuit ; il est un acte religieux qui, par la consécration d’une victime, modifie l’état de la personne morale qui l’accomplit ou de certains objets qui l’intéressent.867 Il faut aussi remarquer que le fidèle ne profite pas seul des avantages inhérents au rite. C’est toute la pyramide des forces participantes qui est bénéficiaire. Et les principaux personnages du rite sont, en général : Dieu, puissance souveraine et absolue, maître du
864 Id., 48. 865 Cela fait dire à Louis-Vincent Thomas que c’est ce qui pourrait bien expliquer le petit nombre des suicides en Afrique. Cf. Id., 153. 866 Ibid. 867 Id., 155.
210 ciel ; le génie, intermédiaire nécessaire entre Dieu qui l’a créé pour cette fin et l’orant ; le féticheur-prêtre, en l’occurrence sacrificateur ; le sacrifiant, c’est-à-dire celui qui offre le sacrifice ; et la victime immolée, végétale ou animale, objet du sacrifice. Quant au lieu du sacrifice, c’est tout d’abord le sanctuaire où se tiennent sacrificateur et sacrifiant, éventuellement les assistants ; puis l’autel sur lequel le sacrificateur effectue le rite et qui est le siège permanent ou épisodique des forces religieuses intermédiaires. 868 Le sacrifice peut donc se définir comme : « un déplacement de forces mystiques réalisé par Dieu, grâce à l’intercession du génie éventuellement des ancêtres, par l’intermédiaire du prêtre et pour la satisfaction du fidèle ».869 5.2.2.3 Prière pour la vie Louis-Vincent Thomas et René Luneau constatent, avec raison, à l’issue de leur admirable travail de rassemblement de textes et recueils sacrés négro-africains, que la quasitotalité des prières recueillies aux quatre coins de l’Afrique noire portent toujours sur des faits qui ont trait à la vie.870 « Le mystère de la naissance en exprime l’éternel recommencement ; les rites de puberté acheminent l’adolescent vers la plénitude de son être d’homme ; l’engagement dans le mariage le fait serviteur dans la transmission d’une vie qui est plus grande que lui et qu’il a pour mission de perpétuer ; les différents rites agraires que règlent l’alternance des semailles et des récoltes, les prières pour une heureuse chasse ou une heureuse pêche, tout cela prend sens par la vie qu’il faut tout à la fois défendre et promouvoir. Et lorsque la menace se fera plus précise, lorsqu’on ne pourra se soustraire aux risques d’un voyage, aux nécessités de la faim, de la maladie, lorsqu’on craindra d’être en butte à la malédiction d’un ennemi, à la haine d’une puissance invisible, on cherchera dans l’invocation et la demande à conjurer le sort, à conserver autant que faire se peut, la santé et la sécurité, sans lesquelles il n’y aurait pas de vie possible. »871 Le père Mveng, pour sa part, dit que la prière « est le fil mystérieux par lequel l’être de l’homme en péril cherche son salut dans la source première. La prière est un ‘ressourcement’. Elle rétablit le contact avec la vie tout court. Elle est verbe salvateur ».872 La prière redit l’ordre des choses, à la limite, elle le recrée. Elle prévient le danger possible, elle exorcise ce que l’inattendu peut receler d’ignorance et, par là, de menace, elle appelle tout ce dont l’homme vivant a besoin pour survivre : la nourriture, la santé, l’enfant, la paix.873 Ainsi, souligner l’omniprésence de la vie au sein de la prière négro-africaine, ne
868 Ibid. 869 Id., 156. 870 Id., 183. L’on trouve effectivement dans leur ouvrage d’innombrables formes des prières rassemblées propre à diverses circonstances de la vie et trouvables chez divers peuples d’Afrique Noire. 871 Id., 183-184. 872 Engelbert Mveng, Structures fondamentales de la prière négro-africaine, in : Personnalité africaine et Christianisme, Présences Africaines, 1963, 160, cité par Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 184. 873 Ibid.
211 signifie pas que l’on présente les choses unilatéralement, de sorte à tenir dans l’ombre la complexité de multiples problèmes en Afrique qui diminuent la vie ou même l’anéantit. Elle est, toutefois, la clé essentielle pour comprendre l’agir global du Négro-africain qui se fond dans une mystérieuse unité de sens : celui de la vie. Par ailleurs, ce serait vouloir gravement se méprendre sur la signification de la prière négro-africaine en y voyant une démarche essentiellement pragmatique en sa visée, une sorte de technique d’appoint permettant au travail d’aboutir plus sûrement. Le paysan africain est toujours le fidèle d’une véritable « religion de la terre ».874 On comprendrait, dans ce sens, pourquoi chez beaucoup de peuples d’Afrique noire, bon nombre d’interdits875 sont, en fait, commandés par une sorte d’éthique de la terre, lieu de la vie et de fécondité.876 Ainsi le paysan africain ne se contente-t-il pas d’arracher sa subsistance à la terre. Il lui emprunte son être profond et sa vie quotidienne ne s’en laisse pas dissocier.
5.3 Membralité interhumaine ou altruiste 5.3.1 Fondement systématique de la relation altruiste 5.3.1.1 Notion de Bumuntu877 Un autre aspect de la « Weltanschauung » bantoue est à trouver dans le sensus communis. « Relationship » et « community »878 sont des terminologies décisives dans la vision africaine du monde. Dans sa structure fondamentale, le Négro-africain est imprégné par le sens communautaire ; il se sait bien appartenir à un tissu de relations dont dépend largement sa vie forte ou sa mort. Sa propriété relationnelle apparaît presque dans tous les domaines de la vie. Ce sens communautaire est la manifestation de l’unité divine. 879 Le Muntu se sent intimement lié à Dieu et aux autres êtres particuliers qui forment ensemble une communauté des êtres, comme le mystère de la trinité traduit l’unité des personnes divines.880 Il ne serait pas exagéré d’affirmer que le Négro-africain a le sens profond du holisme.
874 Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 268. 875 Au temps de sa menstruation, la femme dogon (Mali) n’ira pas au champs. Elle communiquerait à la terre sa stérilité du moment. Ailleurs, les relations sexuelles seront strictement interdites en brousse. Le geste qui perpétue la vie ne prend son sens qu’au sein d’une collectivité qui s’attache à survivre sur une terre cultivée que son travail continue de rendre féconde. Cf. Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 268. 876 Cf. Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 268. 877 La terminologie de la langue Luba, parlée essentiellement dans la province du Katanga, signifie « être humain ». Cela, c’est bien entendu, par rapport au comportement du Muntu dans la société ou la communauté. 878 Cf. Wieczorek, U. L., Reden von Gott in Afrika und Asien. Darstellung und Interpretation afrikanischer Theologie im Vergleich mit der koreanischen Minijung-Theologie, Göttingen 1991, 114. 879 Ibid. 880 Ibid.
212 Pendant que Descartes parlait de l’homme occidental et de son existence en référence à la pensée : « cogito ergo sum », « je pense, donc je suis », pour l’homo africanus c’est le « participo ergo sum », « je participe, donc je suis » ; ou mieux, « nous sommes apparentés, donc je suis ». Je vis parce que j’appartiens et participe à une famille. 881 L’image de l’homme africain se détermine par sa relation à la famille restreinte et élargie. Et la famille est ici comprise comme l’unité constituée des vivants, des morts et des non encore nés. L’élément expressif de cette conception est l’homme lui-même comme corps constitué de plusieurs parties formant une unité. Dans la troisième partie, on reviendra sur cette notion du corps qui fonde le sens de l’éthique de la tempérance. Dans le cadre de la compréhension de l’altruisme bantu, la notion de Bumuntu est incontournable et en constitue le fondement. C’est un concept qui n’est mieux compris que lorsqu’il est vu dans le contexte de la vie partagée. En effet, le terme de Bumuntu, en Luba, dont Bu- étant un préfixe qui indique l’état d’être, la modalité, et –muntu signifiant une personne, est traduit aussi par d’autres variantes dans diverses langues africaines. 882
881 Cf. John Pobee, op. cit., 43. La vie pour l’Africain est participation. C’est aussi le point de vue de Theo Sundermeier qui cite ici Taylor, J. V., Du findest mich, wenn du den Stein aufhebst. Christliche Präsenz im Leben Afrikas, München 1965, qui lui, parle de la vie « consubstantielle ». Sundermeier écrit notamment que la vie chez l’Africain se comprend dans un rapport de communication (Kommunikationsverhältnis) entre cosmos, animal, végétal, minéral et homme. Et cette participation n’autorise à l’homme aucune manipulation technologique de l’environnement. Reprenons cette pensée de Sundermeier en original : „Der Mensch lebt in einer physisch bestimmbaren und psychisch erkennbaren Interdependenz mit der Umwelt, die sowohl die vergangenen Geschlechter wie auch die nachfolgenden Generationen der Ungeborenen umgreift. Der Mensch ist nur Mensch in dieser Gemeinschaft des Lebens, mit der er ‚consubstantial’ existiert. (…) Leben ist Partizipation. Partizipation jedoch lässt eine Umweltbeherrschung und technologische Manipulation der Umwelt nicht zu. Partizipation kennt nicht den Drang, über den begrenzten Lebensraum und die bekannte Lebenswelt hinauszugehen. Sie will nicht die Welt unterwerfen, sondern es gilt, sich der Natur anzupassen. Das Land gehört nicht den Menschen, sondern der Mensch gehört dem Land. Der Mensch darf die Fülle des Lebens suchen und sich nach guten Tagen sehnen, doch der Übermensch ist in dieser ‚integrierten Lebensanschauung’ (Cf. H. W. Turner, African Independent Church, Bd. II, 1967, 357) kein ideal, Faust kein Vorbild, der Homo faber kein Leitbild.“ Cf. Sundermeier, T., op. cit., 61-62. 882 Selon Mahamba Muendanyi, „Ubuntu and Democracy“, in: Challenge, Church and People, n°16 June/July 1993, 607, le terme vient de la langue Zulu. En Setswana il se traduit par botho. Dans sa propre langue, le Venda, il signifie vhuthu. Quelque soit la différence de la terminologie selon les langues, le radical « ntu » reste et le fond sémantique est le même : « Botho signifie notre humanité, il englobe tout ce qui fait de nous des humains. Botho est essentiellement ce qui distingue les humains du royaume des animaux. » Cf. aussi Kasonga wa Kasonga, « Poursuivre la culture du dialogue en Afrique : sens et portée d’Ubuntu », in : SIDICPeriodical, Vol. XXXVI, n°1-3, 2003, 10-15. Selon Cosmas Haule, dans son ouvrage : Bantu « witchcraft » and christian morality, Suisse 1969, le mot « Bantu » serait inventé par Dr. W.H.I. Bleek. Il cite Encyclopaedia Britannica, Vol. 3, Baltim to Brail, Col. 2, London 1960, 79, où l’on peut lire: “The greater part of Africa south of the equator possesses but one lin-
213 Dans tous les cas, le fond sémantique reste le même : « Dans l’esprit d’ubuntu ou de botho, une personne est supposée jouer son rôle dans la communauté. Le comportement individuel est jugé par rapport à ce que la communauté attend et réclame comme correct ».883 Bumuntu est une propriété des humains d’extérioriser et d’affirmer leur être, leur existence. Cette affirmation passe par le partage de la vie, bumi. Car, vivre ou jouir de la vie pour les Bantu, c’est respecter les normes communautaires et promouvoir le bien-être de tous les hommes, les femmes et les enfants. Lorsqu’on dit par exemple de Kabuya (nom propre d’une personne) qu’il est « muntu » ou qu’il a le « bumuntu », la personne qui entend une telle parole comprend vite que Kabuya est un homme ou qu’il est lucide et raisonnable ; il est un homme plein d’amour et il vit de manière à accomplir ses obligations sociales. Kabuya est conscient non seulement de ses droits personnels, mais aussi de ses devoirs envers son prochain. Par contre, si l’on dit Kabuya « ke muntu po » ou « i kimuntu », (Kabuya n’est pas homme), on veut dire qu’il est sans doute une personne insociable, il est centré sur lui-même. Stanley Mogoba, un sud-africain ayant vécu l’apartheid, exhortait, pour sa part, sa société à faire face au défi de revivre le sens de l’humain, d’umuntu (l’équivalent zulu de Bumuntu luba), en vue de réussir à réparer le dommage causé par les effets de la ségrégation raciale. Il écrit ceci : « Le plus grand défi de l’Afrique du Sud est d’apprendre à s’accepter mutuellement et à vivre ensemble dans l’harmonie. (…) Par là, je veux dire le sens d’être humain et d’en être fier. Pas d’exclusivisme, mais l’affirmation de soi et l’affirmation mutuelle. Nous avons besoin de faire revivre l’UBUNTU ».884 Et Mogoba de continuer : « Un auteur décrit l’UBUNTU en ces termes : UBUNTU, c’est aimer et prendre soin des autres UBUNTU, c’est agir avec gentillesse envers les autres UBUNTU, c’est être accueillant UBUNTU, c’est être juste et compréhensif UBUNTU, c’est être rempli de compassion UBUNTU, c’est assister ceux/celles qui sont dans la détresse UBUNTU, c’est être franc et honnête UBUNTU, c’est avoir de bonnes manières. Un pays qui pratique Ubuntu est, sur la terre, plus proche du Royaume de Dieu. »885 En effet, dans la culture bantu, le Bumuntu est en lien étroit et nécessaire avec la promotion de la vie, bumi. Ce qui rend la vie bonne et bénéfique, c’est le fait d’entretenir de bonnes relations entre personnes humaines (bantu) d’une part et d’autre part entre elles et
guistic family so far as its native inhabitants are concerned. This clearly marked division of human speech has been entitled the Bantu, a name invested by Dr. W.H.I. Bleek, and it is, on the whole, the fittest general term with which to designate the most remarkable group of African languages,” 4. 883 Kasonga wa Kasonga, op. cit., 10. 884 Stanley Mogoba, „What Apartheid Has Done to the African Family and Community and How the Present Situation Can Be transformed“, in: Trinity Journal of Church and Theology, vol. VIII September 1998, cité par Kasonga wa Kasonga, op. cit., 11. 885 Ibid.
214 le reste de l’univers. Cette interdépendance constitue un fond ontologique duquel dépend une sorte d’ « épistémologie globale » rendant possible non seulement la connaissance humaine, mais aussi l’ « être » et le « devenir » humain. En tout cas, la manière de connaître d’un Muntu n’implique ni la séparation ni l’abstraction par rapport à l’objet connu. Le sujet connaissant sent ou bien il a l’intuition d’une certaine continuité entre lui-même et l’objet de sa connaissance. Car, une chose est ou existe quand elle a part au dynamisme de bumi. La « globalité épistémologique » consiste en ce que, et le sujet et l’objet de la connaissance, tous vivent en unité, car ils sont unis dans le bumi.886 C’est pourquoi même certaines choses inanimées se voient attribuées symboliquement l’état de vie ou de mort. Dans la langue Tshiluba, lorsque la voiture est en panne, on dit : « mashini akufua », ou bien « motuka ekufi » en Lingala, ou encore « motoka i ufwe » en Kiluba887, c’est-à-dire, littéralement, cette voiture « est morte », elle a perdu la vie. On peut dire la même chose concernant un arbre, une fleur, une bouteille ou un serpent. Les choses qui sont contemplées, expérimentées et vécues sont distinctes bien sûr, mais elles ne sont pas séparables dans bumi. La coexistence entre les vivants et les morts est un autre exemple. « Les morts ne sont pas morts », disait Birago Diop. L’alternance de la mort (lufu) avec la vie (bumi) démontre combien les morts et les vivants sont liés ensemble. Si les morts ne sont pas morts, c’est précisément parce qu’ils ont la vie dans la Vie. La mort et la vie constituent les deux aspects du champ global dynamique de la Vie. On a le bumi à la naissance, tandis qu’on a le lufu au moment du décès. Le premier constitue la voie d’entrée dans ce monde (visible) tandis que le dernier constitue le passage dans l’autre monde (invisible, monde de l’au-delà). Tout se passe à l’intérieur de la Vie. Et cette Vie est Dieu. Le concept de bumi est aussi exprimé par la typologie de Ntu démontrée par Alexis Kagame888. D’après ce philosophe rwandais, Ntu est, linguistiquement parlant, une racine qui a besoin d’un déterminatif (préfixe) en vue de pointer à l’une des catégories spécifiques de l’univers Bantu qui sont : Mu-ntu, pour une personne humaine ; pluriel Ba-ntu Ki-ntu, pour la chose ; pluriel Bi-ntu Ha-ntu, pour la place ou le temps Ku-ntu, pour la modalité.
886 Ibid. 887 Tshiluba, Lingala et Kiluba sont parlées en République Démocratique du Congo. 888 Cf. Alexis Kagame, La Philosophie Bantu-Rwandaise de l’être, Bruxelles 1956. Cf. aussi Mujynya Nimisi, L’homme dans l’univers des Bantu, Kinshasa 1978 ; Haule, Cosmas, op. cit., 5. Il dit : “Bantu (literally Ba-ntu) is the most archaic and most widely spread term for ‘men’, ‘mankind’, ‘people’, in these languages. […] The syllable –ntu is nowhere found now standing alone, but it originally meant ‘object’, or possibly ‘person’. It is also occasionally used as a relative pronoun – ‘that’, ‘that which’, ‘he who’. Combined with different prefixes it has different meanings. Thus (in the purer forms of Bantu languages) muntu means ‘a man’, bantu means ‘men’, kintu means ‘a thing’, bintu ‘things’, kantu means ‘a little thing’, tuntu ‘little things’ and so on. This term Bantu has been often criticized, but no one has supplied a better, simpler designation for this section of Negro languages, and the name has now been definitely consecrated by usage.”
215 Cette « fraternité » d’origine du Muntu avec l’univers, vue sous l’angle linguistique, renforce sa similitude ontologique avec les autres êtres. A partir de cette matrice commune, il devient clair que le Négro-africain croit tous les êtres capables d’inter-locution ou de dialogue, malgré les seuils qui les séparent en tant que « séries d’êtres ».889 Ainsi, Constantin Panu-Mbendele poursuit : « Les humains, ba-ntu, (les êtres dotés d’intelligence, de conscience), les choses, bi-ntu, (êtres sans intelligence au sens strict, tout étant qui n’est pas homme) et même les adverbes locatifs ku-ntu (directionnel : vers l’être/étant, endroit), mu-ntu (intériorité : dans l’être/étant, manière d’être), pa-ntu (localisation dans l’espace eu égard à l’extériorité : sur l’être/étant ; localisation dans le temps), ont le même radical linguistique NTU qui signifie l’être ou mieux l’étant, l’être principé (principatus). »890 Ntu est donc à la fois idéophone, intuition du réel, et la base structurelle d’une série plus ou moins large de déterminations. 891 Il est « force au sein de laquelle l’être et l’étant coïncident »892. Il exprime la notion de confluence des êtres et des choses, le point zéro. 893 Janheinz Jahn, pour sa part, conclut que Ntu est « un point central de la pensée à partir duquel les vivants et les morts, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas, ne sont plus conçus comme contradictoires. »894 Donc, tout comme le bumi, le Ntu pourvoit la réalité commune pour les hommes, les femmes, les plantes, le feu, l’air, l’eau et tout ce qui existe. De l’homme à l’autre homme, c’est la relation membrale sous la forme de l’actualité des relations humaines. L’exigence logique du primum relationis a été longuement développée ailleurs par plusieurs philosophes et théologiens. L’intersubjectivité constitue la valeur d’une catégorie primitive. Dès l’origine, l’homme n’est pas solus ipse. Il a, dès le début, à faire avec son semblable, parce qu’il est ainsi créé et voulu par son créateur. Les hommes sont là pour la communauté. Ils se doivent de la protéger, de la cultiver afin qu’elle contribue au bien.895 Karol Wojtyła a appelé cette intersubjectivité la réciprocité interpersonnelle. Dans son ouvrage « Amour et responsabilité », paru en 1985, le pape y insiste : « la réciprocité interpersonnelle appartient à la nature de l’amour et constitue
889 Cf. Constantin Panu-Mbendele, op. cit., 95. 890 Id., 94. 891 Ibid. Il cite Kabongo & Bilolo, Conception bantu de l’autorité. Suivie de Baluba: Bumfumu ne bulongolodi, Munich-Kinshasa 1994, 67. 892 Ibid. Il réfère à Collomb, H., « Bouffées délirantes en psychiatrie africaine », in : Psychopathologie Africaine 1, 1965, 217. 893 Ibid. Il cite Collomb, H., op. cit., 217. 894 Janheinz, J., Muntu, London 1961, 101. 895 Cf. Andriaanse, H. J., „Spuren des ganz Anderen im Miteinander“, in: Olivetti, M. M. (éd.), op. cit., 327. Hendrik dit notamment: „Der Mensch ist nicht als solus ipse da; er hat von vornherein mit seinesgleichen zu tun, eben weil er von Gott so geschaffen ist. Das Miteinandersein der Menschen ist auch von Gott gewollt und soll deshalb nicht zunichte gemacht oder geschändet werden. Menschen sind dazu da, die Gemeinschaft mit Anderen zu bewahren, zu kultivieren und zum Guten zu wenden.“
216 son profil interpersonnel ».896 Toute rencontre débute par le face à face où s’accomplit l’oblation de soi et s’achève sur une réciprocité exigeante mais non excluante. 5.3.1.2 Communauté comme nécessité et devoir 5.3.1.2.1 Être et importance de la famille Le sens de la communauté se comprend mieux par la notion de famille. Fondamentalement, il serait inimaginable de concevoir une société ou une communauté sans famille, même si, de nos jours, il se crée, dans les villes modernes d’Afrique noire, de nouveaux réseaux de relations, relations professionnelles, relations de voisinage, relations de religion.897 Quoi qu’il en soit, il reste vrai que ces nouvelles relations ne sont pas, dans le fond, des alternatives à la famille ; elles sont tissées toujours sur le mode familial. Il y a là, à la base, l’idée d’alliance, de communion et de solidarité.898 La Conférence Episcopale Zaïroise souligne le rôle de la famille comme base d’une société africaine équilibrée lorsqu’elle déclare : « le dynamisme et l’équilibre des communautés africaines et leur solidarité reposent largement sur la vitalité et l’équilibre de la famille, cellule de base de la société humaine. »899 Il en résulte que lorsque la famille se désintègre, c’est l’édifice social dans son ensemble qui se meurt à petit feu. Le cardinal Malula disait : « toute société vaut ce que valent les familles qui la composent. La vie familiale constitue, ainsi, le pivot de la vie en société. Ceux qui bafouent la famille détruisent non pas seulement la famille mais aussi toute la société ».900 Sans entrer plus en détail au sujet de la notion de famille en Afrique, qui déborde le cercle exclusif et restreint des parents et des enfants, qui inclut ses membres vivants et morts et non encore nés,901 disons qu’elle constitue un labyrinthe de relations interpersonnelles entre ses membres, une chaîne d’alliance entre ses membres, de telle sorte que « l’Africain n’est rien sans la communauté ».902 La famille, dit Vincent Mulago : « est le centre d’unité. C’est en elle que se réalise l’effort d’unification et d’intégration des fragments du Cosmos. C’est par et dans la communauté qu’est rendue possible la circulation de la vie et des moyens vitaux d’un monde à l’autre ».903 L’individu n’est pas nié, mais il
896 Wojtyła, K., Amour et responsabilité, Paris 1985, 77. 897 Cf. Kabasele Lumbala, Liturgies africaines. L’enjeu culturel, ecclésial et théologique, Kinshasa 1996, 147. 898 Ibid. 899 CEZ, Fonctions et tâches de la famille chrétienne dans le monde contemporain, Contribution de l’Episcopat du Zaïre au Synode des Evêques, Secrétariat Général de la CEZ, Kinshasa 1984, 11. 900 De Saint Moulin, L., Œuvres Complètes de Cardinal Malula (OCCM), vol.7, Kinshasa 1997, 133. 901 Cf. Vincent Mulago, « La participation vitale », in: Pour une théologie africaine, Yaoundé 1969, 205. Cf. aussi Bénézet Bujo, Christmas: God Becomes Man in Black Africa, Nairobi 1995, 51. 902 Kabasele Lumbala, Le Christianisme et l’Afrique. Une chance réciproque, Paris 1993, 23. 903 Vincent Mulago, Un visage africain du Christianisme, Paris 1965, 206-207.
217 n’advient seulement comme personne qu’en se découvrant père de, mère de, époux de, épouse de, frère de, sœur de, enfant de, etc.904 Ce qui définit l’être humain, c’est, comme le note Engelbert Mveng, le fait qu’il soit un faisceau de relations interpersonnelles et cosmiques.905 L’être humain est un être solidaire. Il est la récapitulation du cosmos et de l’humanité. Pour insister sur cette idée de l’être Muntu comme nœud des relations, Vincent Mulago dit : « En creusant les croyances des Bantu, on constate que la communauté – famille, clan, royaume – est le nœud des relations et des échanges vitaux entre les ancêtres et leurs descendants, la rencontre du monde visible avec le monde invisible, le milieu vital, le récipient de la puissance. »906 La solitude le diminue et désengage son être. Il est vrai que : « en tant que monade, l’être humain [africain] est un simple individu, il n’est qu’un projet de personne, il n’a aucune consistance concrète en lui ».907 Le professeur François Luyeye Luboloko redit la même chose : « Nous, Africains, sommes des nœuds de relations vitales. Notre vie découle et dépend également de sa source qu’est la vie de la communauté, de nos ancêtres et parents. »908 Les approches sociologiques sur la famille africaine s’accordent pour souligner le caractère relationnel qui entoure ses membres. Elles reconnaissent toutes que de par sa nature, l’être africain est un être social ; sans relation à autrui, il ne peut ni vivre, ni épanouir ses qualités.909 Mgr Michaël Kpakala, archevêque de Monrovia, a trouvé des mots justes pour exprimer cette sociologie africaine : « Les Africains se voient naturellement, et nécessairement, comme faisant partie d’un tout relationnel où l’individu est considéré comme bon dans la mesure où il est fidèle à ces relations. En Afrique, le ‘cogito, ergo sum’ des Occidentaux devient ‘nous sommes, donc je suis’. Je suis ce que la société fait de moi ».910 L’être africain est donc une chaîne de relations ou un netzwork, un réseau de relations sociales.911 5.3.1.2.2 Communauté, lieu d’épanouissement individuel On le voit, l’intérêt du groupe, de la communauté toute entière prend une place importante dans l’imaginaire bantou. Dès son très jeune âge, le Muntu est déjà initié à être et à devenir un nœud de cette chaîne de relations. Par diverses formes d’initiation, il apprend à
904 Cf. Kabasele Lumbala, op. cit., 22-23. 905 Cf. Engelbert Mveng, « L’Art d’Afrique noire. Liturgie cosmique et langage religieux en Afrique », in : Bulletin de Théologie Africaine, 1 (1979), 99-103. 906 Vincent Mulago, op. cit., 208. 907 Id., 169. 908 François Luyeye, « Les 16 mystiques des ‘Bilenge ya Mwinda’. Un langage initiatique et une voie mystique », in : La mystique africaine, Kinshasa 1993, cité par Marcel Mukadi, L’Eglisefamille de Dieu face au tribalisme en Afrique. Une ecclésiologie de la rencontre, (Doctorat inédit), Katholieke Universiteit Leuven, Leuven 2005, 14. 909 Cf. Marcel Mukadi, op. cit., 14. 910 Cf. Cheza, M., Le Synode africain, Paris 1996, cité par Marcel Mukadi, op. cit., 14. 911 Cf. Marcel Mukadi, op. cit., 18.
218 devenir un ‘être avec’, un ‘être pour’ et un ‘être dans’ la famille, le clan et la tribu. 912 Chaque membre profite de la cohésion de l’ensemble. C’est dans la communauté que l’on devient social, que l’on apprend la maîtrise de techniques des savoir-faire et que l’on acquiert d’autres valeurs de vie commune. Ce trait fondamental du primat de la communauté se traduit dans un certain nombre d’attitudes vis-à-vis de la connaissance et de l’action techniques, mais qui sont souvent mal comprises et mal orientées. Quelques exemples vrais, mais critiquables dans leur fond, pour élucider ce comportement.913 Les investissements réalisés par chacun sont sociaux avant d’être matériels ; autrement dit, les investissements matériels ont des objectifs sociaux. Il est plus important d’étendre son influence que ses possessions, son prestige que sa fortune. Les consommations somptuaires, par exemple au cours des funérailles, ont en tant que tel (sans en juger d’emblée sur ce que cela fait peser sur la famille comme lot de dépenses), pour but d’agrandir la surface sociale et d’éroder les inégalités matérielles. Personne n’y est invité expressément, chacun peut y prendre part. Sur le plan de la maîtrise des techniques, chacun est doté, dès l’adolescence, de la quasi-exhaustivité des savoir-faire détenus par le groupe. A ce titre, dit-on, la spécialisation apparaît comme une menace ; elle pourrait constituer en effet le point de départ d’un clivage et d’une perte de cohésion communautaire. Si une certaine spécialisation est inévitable, comme dans le cas des travaux de forge, des dispositions sont prises pour confiner les spécialistes dans une caste endogame. Apprendre cette maîtrise des techniques ou de la vie tout court, c’est le but de la notion d’initiations à plusieurs échelles. En corollaire de ces deux premiers points, on peut dire que la compétition est considérée comme un mal. L’homogénéité d’esprit et d’action y est de mise. Celui qui essaie d’émerger, de se dégager du carcan, il est mal vu. Tout le système de la croyance à la sorcellerie est une manière efficace de stigmatiser et de fustiger l’esprit de lutte individuelle. Le sorcier est censé « manger les autres » qui émergent pour les anéantir. C’est à ce titre qu’un tel sorcier est éliminé lorsqu’il est identifié, car l’acte est vu comme un recul considérable dans la recherche du Muntu pour son bien-être. Ces quelques exemples peu ou pas heureux du Muntu témoignent globalement de l’esprit tronqué de ce que l’opinion étrangère retient habituellement du sens de la communauté en Afrique. Certains vont même jusqu’à accuser cette attitude africaine de violation des droits de l’homme. A ce reproche du sens tronqué de la communauté, plusieurs Africains ont déjà répondu en montrant le rôle particulier de l’individu dans la communauté. Le professeur Bénézet Bujo souligne entre autre que l’individu est solidement ancré dans la communauté, mais en tant qu’être unique et inéchangeable, et dont certaines tâches au sein de cette communauté n’incombent qu’à lui seul, en tant qu’il est individu et pas tel autre. Il doit y conserver son identité et laisser clairement émerger la responsabilité qui lui revient.914 « Sur base de la réciprocité des relations entre la communauté et l’individu, celle-ci n’a pas le droit de reléguer l’individu à un rôle secondaire, mais elle doit plutôt le promouvoir et le soutenir, car sans l’individualité de chacun la communauté pourrait se dislo-
912 Ibid. 913 Cf. Bureau, R., op. cit., 111. 914 Cf. Bénézet Bujo, Die ethische Dimension der Gemeinschaft. Das afrikanische Modell im Nord-Süd Dialog, Freiburg-Wien 1993, 138.
219 quer totalement ».915 Être communauté ne signifie pas effacement de l’individu. Inversement, l’individu se sait immergé dans la communauté de sorte qu’il ne peut se développer comme personne qu’en elle et par elle. Par conséquent, il n’aura décliné son identité entière que lorsqu’il aura fait référence à sa communauté. Il existe donc une forte interdépendance entre la communauté et l’individu, et les individus entre eux. Cette interdépendance repose sur le fait que tout membre a le devoir de contribuer au renforcement mutuel de la force vitale.916 Chacun y est reconnu et considéré comme individu, mais avec des droits et des devoirs par rapport à la communauté et mutatis mutandis. L’exemple du nom est le plus éloquent pour élucider l’individualité. Le nom est donné à chacun selon ses caractéristiques propres. En fait, la personnalité du Muntu est composée d’un corps, d’une âme, d’un totem et d’une pluralité de noms. En réalité, chacun représente à sa façon un aspect de l’individu : le corps est la forme somatique ; l’âme, la donnée métaphysique ; le totem, l’élément cosmologique ; le nom – qui les résume tous avec force et concision – l’aspect social.917 Le nom est alors l’étiquette qui permet de reconnaître l’individu, le tableau qui le qualifie, le signe de sa situation, de son origine, de son activité, de ses rapports aux autres. Le nom est tout un programme, il révèle l’être individuel. Ainsi, l’on ne reçoit pas le nom au hasard. La révélation en est faite au cours d’un rêve, généralement par un des parents. Et le nom que l’on attribue à l’enfant traduit l’individualité de cette personne. En outre, la femme ne reçoit pas le nom de son mari, comme il en est le cas en Occident. Preuve que la femme garde son individualité. Si on en connaît de femmes de nos jours qui prennent le nom de leur conjoint, comme c’est surtout le cas chez des hommes politiques, cette pratique est importée. Par ailleurs, dans la tribu Luba du Katanga, il existe l’expression « kusansula Muntu » qui se traduit par « vanter les mérites de quelqu’un ». Cette pratique est faite à partir du nom de quelqu’un qui est tout un programme de vie, tout un comportement que l’on trouve moral. Très précisément, c’est à l’endroit d’un prétendant à un poste d’autorité ou du chef désigné que cette pratique est usuelle. La communauté lui reconnaît ses mérites, ses qualités, son individualité qui seraient alors sollicités pour le bien de la communauté. Il y a là une preuve notoire du sens de l’individu que l’on met en évidence. L’individualité n’est pas étouffée. Il faut noter les propos du professeur Nyeme au sujet de l’individu dans la vie en communauté : « …le salut de l’individu dans la communauté n’est pas engloutissement ni, encore moins, dissolution de l’individu, car celui-ci ne peut pleinement se réaliser et
915 Ibid. Panu-Mbendele ajoute : « La conscience de l’irremplaçabilité de l’individu en tant qu’unique est tellement forte qu’elle est soulignée même dans des domaines où l’on s’y attendrait le moins. C’est le cas de la danse. L’art africain de la danse connaît quantité de formes où chacun des danseurs doit à tour de rôle se détacher du groupe, se placer au milieu du cercle des danseurs et exhiber ses prouesses personnelles, des variantes possibles de la danse commune. Autrement dit, le groupe l’invite à prendre conscience de son unicité, à découvrir que non seulement il peut, mais qu’il doit, grâce à son inventivité et à sa personnalité, faire évoluer ce qui est considéré comme définitivement acquis, en l’occurrence un pas traditionnel », op. cit., 82. 916 Cf. Constantin Panu-Mbendele, op. cit., 82. 917 Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 29.
220 s’épanouir que dans la relation à autrui. Le ‘Je’ porte en lui-même une relation au ‘Tu’, ce ‘Tu’ est multiple et cette relation est essentielle à l’homme. Elle permet à l’homme de s’intégrer à un ‘Nous’, à un ‘Nous’ collégial ou [familial]. On le voit bien, un ‘nous’ est vital pour l’individu et c’est la rencontre de plusieurs ‘je’ qui s’engagent et s’épaulent. »918 L’individu, ayant sa propre conscience, ne se réduit pas au jouet des forces sociales, communautaires ou familiales. Le Père Nyeme le note encore : « la communauté n’est pas anéantissement de l’individu, mais au contraire, elle lui est essentielle, elle est même sa chance, son lieu d’épanouissement et de réalisation de soi, pourvu toutefois qu’elle réponde à certaines exigences précises. C’est alors, mais alors seulement que la communauté répond à son appel ».919 La personne humaine est un être social ou communautaire mais sa spécificité doit être reconnue et respectée. 920 Le groupe social de consanguins est le milieu dans lequel l’Africain trouve jusqu’à sa mort sa sécurité économique et affective. L’épanouissement de l’individu se réalise par la fusion dans le groupe unanime : le consensus social est un creuset où se fondent les pensées individuelles. 5.3.2 Valeurs éthiques de référence 5.3.2.1 Justice et paix Le besoin de paix, de justice et de sécurité est sans doute l’un des traits majeurs de la psychologie africaine. Bien que, si dans la vie traditionnelle, l’ensemble des institutions et des rites tende à une vie harmonieusement intégrée où le groupe trouve les meilleures chances de sa survie, les conflits et les dissensions intérieures existent. Vu les conditions de la vie quotidienne trop difficiles, il n’est pas illusoire que le premier mouvement soit de vouloir conserver coûte que coûte ce que l’on a pu acquérir. La vie sociale porte en elle-même ses propres contradictions et l’individu est nécessairement en butte à la jalousie de celui-ci, à la vengeance de celui-là. L’être ainsi diminué dans sa force profonde redoute de n’être plus à la hauteur de ce qu’il doit vivre. A plus forte raison, si telle puissance maléfique contre laquelle il ne peut rien s’ingénie à lui causer du tort. De là, le recours fréquent à la prière qui détournera les forces mauvaises et lui permettra de vivre en paix.921 Deux institutions sont garantes de la paix dans la vie quotidienne : l’harmonie familiale et l’ordre des institutions. Si l’on prend en compte les évidences quotidiennes difficiles de survie, on comprend mieux tout de suite pourquoi l’unité familiale est le premier des biens. Une famille divisée va nécessairement à sa perte. De là, la nécessaire réconciliation922 des membres de la famille quand, pour une raison ou une autre, il leur est arrivé
918 G. Nyeme, La formation à la vie commune, in : Pastorale et épanouissement des vocations dans l’Afrique d’aujourd’hui, Kinshasa 1980, 143. 919 Id., 144. 920 Cf. Marcel Mukadi, op. cit., 15. 921 Cf. Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 303. 922 Un exemple du rite de réconciliation familiale chez les Bobo-Fing du Burkina-Faso. Tous les membres de la grande famille se retrouvent avec les intéressés qui ont été en contestation. Au-
221 de s’opposer. La conséquence éthique est donc de rétablir à tout prix la paix dans la communauté et le rythme de vie brisés par le conflit. C’est ce que Sindima affirme dans la citation suivante: „Verbundenheit ist der Schlüssel, um zu verstehen, dass ‘das, was einem zustößt, über alle hereinbricht. In einer solchen Beziehung geht es um die Wiederherstellung der Gemeinschaft und des Lebenskreislaufes, damit sich das Leben auch weiterhin transzendieren kann, damit es auch weiterhin Grenzen, Zwischenräume oder das Nichts überwinden und auch weiterhin in reichem Überfluss fließen kann.“923 Il poursuit son idée pour cimenter cet impératif éthique du rétablissement de la paix et de la relation: „Wir müssen jede Störung der Harmonie beseitigen und jede Wunde und Verletzung heilen. Wir müssen um Wiedergutmachung bitten für uns selbst, weil wir nicht einfach nur wir selbst sind, und für andere, weil sie auch wir selbst sind, die Grundlage unserer pränatalen Existenz und unseres Überlebens, die Grundlage dafür, wie wir uns selbst, bedingen.“924 Cette base éthique de relations fonde l’image africaine de l’homme. Voilà pourquoi John Mbiti dira : „Je suis parce que nous sommes, et parce que nous sommes, je suis. “925 La paix et le bon ordre de la vie sociale résultent également du fonctionnement harmonieux des institutions, qu’elles soient de notoriété publique (la royauté, la chefferie par exemple) ou qu’elles relèvent de rites plus ou moins secrets et initiatiques. Toutes, à leur place, contribuent à l’équilibre social et doivent promouvoir la vie. Sur ce fait, il est relativement facile de déceler qui, de toutes ces autorités politiques, exerce bien sa fonction de cohésion sociale au sein de la communauté. Les rois, les chefs, les notables, les gouverneurs, bref les anciens et responsables de la société sont des éthiciens du peuple et ils servent le peuple. On attend pratiquement d’eux qu’ils mènent une vie exemplaire qui puisse témoigner de leur rôle de responsables de la société. Ils ont besoin d’avoir des
tour de l’autel de famille ou à la place convenable, le silence se fait. Il y a parfois une branche verte, parfois un animal à immoler, ou tout simplement l’eau et la cendre toujours blanche. Le chef demande à chacun de s’expliquer brièvement pour mettre le litige au clair au su de toute la communauté présente. Puis il en fait un résumé et relate les conséquences fâcheuses qui en sont découlées. Ensuite il redemande aux intéressés leur sentiment actuel : sont-ils décidés vraiment à la réconciliation ? Sur leur réponse affirmative, les femmes âgées commencent des invocations à haute voix, encourageant les coupables au sentiment de paix, les félicitant, leur rappelant leur passé personnel ou celui du lignage. Le chef de famille poursuit : « Ancêtres (parfois Dieu), nous étions ici ensemble (vivant en communauté). Vivre ensemble dit soutien mutuel. Comme un tel N… et un tel N… n’ont pas eu leurs actions et leurs paroles emboîtées dans l’accord, du mauvais en est sorti, et des mauvais propos ont devancé leur bouche. Comme conséquence à cela d’autres malheurs nous ont frappés. Eh bien, que ce soit calme sur calme, voici l’eau aujourd’hui pour calmer cela. Paix simple, que cela nous arrive. » Pendant que l’eau est répandue ou la victime égorgée, les vieilles femmes battent des mains – surtout si les griottes sont présentes – elles lancent des invocations. Il arrive aussi que les intéressés fassent un geste d’acquiescement ou se saluent en disant : ngwon wè – « cela est fini. » Cf. Thomas, L.-V./Luneau, R., op. cit., 328-329. 923 Harvey Sindima, “Community of Life”, 144, cité par Laurenti Magesa, op. cit., 73. 924 Id., 73-74. 925 John Mbiti, Afrikanische Religion und Weltanschauung, Berlin-New York 1974, 136.
222 qualités requises qui soient proportionnelles à leur charge : patience, compréhension, prudence, sagesse, etc. A la suite de Laurenti Magesa, leur rôle se résume ainsi: „Die wichtigste Aufgabe jeder Führerpersönlichkeit besteht darin, alles in ihrer Macht Stehende zu tun, um das Leben der Familie und der Gemeinschaft im Sinne der von den Ahnen begründeten und von der Tradition vermittelten Weltordnung zu schützen und zu verlängern. Wenn der Führer diese Pflicht vernachlässigt, hat dies Konsequenzen für seine Führungsautorität. Ein Führer muss eine Person mit ‚einem kühlen Herzen’ statt mit ‚einem heißen Kopf’ sein. Führerschaft erfordert Reife, Bedächtigkeit, Geduld, Verständnis und Weisheit. Ein reizbarer, ausfälliger oder unverantwortlicher Führer kann nicht lange geduldet werden, weil eine solche Haltung unverantwortlich ist und die Harmonie des anzestralen Lebens, die der Führer aufrechterhalten soll, in Gefahr bringt. Außerdem setzt sie das gemeinschaftliche Leben einem Risiko aus.“926 A cette seule mesure, l’on peut attendre d’eux qu’ils soient promoteurs de la paix et de la concorde dans la société. Par ailleurs, il n’est pas non plus question de distinguer entre l’autorité politique et l’autorité religieuse. Pour peu qu’il s’agisse de promouvoir la paix ou la vie tout court, chacune de ces deux pôles d’autorité en a le devoir. 5.3.2.2 Solidarité et responsabilité « Mwenyi i Leza obe ». Un adage Luba qui se traduit par « le visiteur est ton Dieu », porte toute une éthique de solidarité avec tout le monde, y compris l’étranger. L’on pourrait ajouter ici la réponse de l’homme luba à chaque salutation : « eyo vidye » traduit par « oui Dieu ». L’idée de fond, c’est que l’on reconnaît Dieu dans chaque homme. De même dans la réponse à la salutation de la femme luba : « eyo mwa », - mwa qui est la forme abrégée de mwanetu signifiant notre frère ou sœur -, l’on exprime la nécessaire relation entre les hommes. L’on peut multiplier les exemples marquant la réciprocité interpersonnelle du Muntu, dont il ne peut se débarrasser. La communion-participation vitale est à la base de toute communauté et de l’interdépendance, de l’interaction des hommes vis-à-vis des autres et vis-à-vis du monde environnant et du cosmos. C’est un aspect essentiel de l’anthropologie bantoue dont on a fait mention à plusieurs reprises. Cette communion-participation est le fondement de la solidarité, de l’entraide, de la co-responsabilité dans l’être et l’agir, dans la possession et le travail. Constantin Panu-Mbendele l’exprime bien à la suite du professeur Oscar Bimwenyi : « Le Muntu s’éprouve comme essentiellement membre et non morceau d’homme de telle ou telle famille, de tel ou tel lignage. Il se sait relever avec d’autres membres d’une même ascendance, dont l’Ascendant ultime est Dieu. Ce qui implique une fraternité-solidarité universelle. Il a conscience d’être synchroniquement un coéquipier, un membre sur lequel tous les autres peuvent compter, et diachroniquement, un être-relais, un bourgeon terminal qui récapitule en lui le courant vital venant de Dieu par les ancêtres, et qui se sait responsable, pour sa part, de la transmission de cette vie et du nom des pères. Tous ses liens, il se doit de les conserver, promouvoir et renforcer. Dans l’exercice de cette relation il trouve son épanouissement autant que sa vraie liberté qui
926 Laurenti Magesa, op. cit., 75-76.
223 est celle d’un membre responsable et co-responsable d’une tâche commune : celle de faire aboutir la vie, d’aboutir ensemble à la vie victorieuse de la mort. »927 De façon toute particulière, cette anthropologie relationnelle africaine réside globalement dans le sens aigu et profond de ce que Mgr Bakole appelle la « solidarité africaine ».928 Dans son ouvrage célèbre cité, l’ancien Archevêque de Kananga au Congo met en évidence certaines valeurs indispensables à la vie en communauté familiale qui caractérisent la solidarité comme valeur éthique. C’est par exemple le respect de la vie, le soutien et l’entretien des seniors, la déférence à l’égard des anciens, le sens spontané de l’hospitalité, l’entraide mutuelle, la palabre africaine. 929 La solidarité africaine a érigé un système d’entraide mutuelle qui fait que chacun ou chacune se voit octroyé spontanément un rôle à jouer dans la grande famille et dans la société. 930 Elle est une véritable école de communion. Mgr Bakole en donne lui-même l’analyse suivante : « Le lien étroit qui unit les membres d’une même famille est la solidarité à l’intérieur du clan : voilà incontestablement de grandes valeurs de la tradition africaine. A moins d’être totalement exclu, chacun y est considéré, non comme un individu isolé, mais bien plutôt comme un membre d’un tout organique où il revient au groupe dans son ensemble de protéger la vie. C’est grâce à cette communion intense, que des générations ont pu vivre et survivre, dans des conditions souvent difficiles. Pareille solidarité constitue effectivement une très grande force et renferme un dynamisme de toute première importance pour la vie en commun. Devant un membre de ma famille, de mon clan, de ma tribu, je sais toujours tout ce qu’il est en droit d’attendre de moi, et donc tout ce que cette solidarité implique comme devoirs à remplir. Et lorsque quelqu’un est incorporé, par voie d’amitié ou d’alliance, dans ce même réseau de relations, et qu’il devient par-là également mon frère ou ma sœur, je sais, de nouveau, tout ce que cela signifie. »931 L’aspect décisif ici est que nul ne peut vivre comme un îlot isolé. Et la tradition africaine est riche en proverbes pédagogiques qui mettent en exergue la dimension de solidarité et de responsabilité mutuelle. En voici quelques uns en guise d’exemples :932 Je suis parce que nous sommes ; nous sommes parce que je suis (J. Mbiti). Si tu écrases une fourmi, toutes les fourmis viendront te mordre (Pygmées). La mâchoire ne mange pas si les pieds ne partent pas (Bakusu). On frappe l’œil, la paupière voit (Mongo). Quand l’œil pleure, le nez coule (Galla – Mongo). Quand le doigt fait mal, l’œil n’a pas de sommeil (Ekonda).
927 Panu-Mbendele, op. cit., 81. Cf. aussi Oscar Bimwenyi Kweshi, op. cit., 599. 928 Bakole wa Ilunga, Chemins de libération, Kananga 1978, 253. Cf. aussi Eglise-Famille ; Eglise-Fraternité. Perspectives post-synodales, Actes de la 20e STK du 26 novembre au 2 décembre 1995, Kinshasa 1997, où l’on peut lire des articles de Mbaya Mudimba et Tshungu Bamesa, La solidarité africaine à l’épreuve ; Mukeni Beya, La solidarité dans la tradition africaine. Une approche psychologique ; Mangoni Tienade, La solidarité dans la tradition africaine. 929 Ibid. 930 Cf. Marcel Mukadi, op. cit., 18. 931 Bakole wa Ilunga, op. cit., 249. 932 Cf. Van Houtte, G., Proverbes africains. Sagesse imagée, Kinshasa 1976.
224 Personne ne peut presser seul l’abcès qu’il a au dos (Bamileké). Une seule pagaie ne fait pas avancer la pirogue (Ntomba). Une seule main ne tord pas une corde (Bayombe). La jambe soutient la cuisse (Ngbandi). Deux seins ont suffi pour nourrir tout un homme (Beti). Ainsi, faut-il rappeler ici que l’éthique même n’existe et n’a de sens que par le rapport que l’on entretient avec autrui, autrui désignant immédiatement la personne dans sa singularité individuelle, mais aussi et toujours le pluriel des personnes et de leurs rapports, la communauté. René Simon l’exprime bien : « L’éthique ne commence qu’avec cette relation à autrui. Celle-ci n’est donc pas accidentelle ou secondaire. La relation à autrui est originaire, au sens où elle me constitue responsable, appelé à répondre dans la parole et dans l’action, dans le dire et dans l’agir, au commandement et à la ‘vocation’ qui m’est signifiée dans la hauteur en même temps que dans l’humilité du visage d’autrui ; la notion de visage est précisément destinée à marquer ce qu’autrui en tant qu’autrui ou encore le prochain en tant que prochain a d’irréductible, de non assimilable à la généralité générique et à la totalisation historique, de non appropriable et donc d’éminemment respectable. L’éthique désigne donc cette relation comme donnée avant toute reprise par la liberté. »933 Et même l’élaboration des normes de l’action doit s’opérer, non dans la solitude d’une conscience insulaire, mais dans la mise en commun des raisons d’agir et du débat qu’elle entraîne entre les personnes concernées. 934 « Notre existence personnelle, notre identité et notre dignité ne le sont que dans la solidarité avec la communauté, la famille, le clan, la tribu ; et la fonction, l’ordre, la beauté de cette solidarité n’est possible qu’avec notre contribution personnelle ».935 La référence morale est davantage le regard des autres que la conscience propre. Néanmoins, les conflits et les angoisses ne sont pas intériorisés dans la mesure où le groupe passe avant la personne. Ceci pour signifie que lorsqu’on vante les valeurs de solidarité en Afrique, il ne s’agit aucunement d’une société sans faille. La réalité quotidienne prouve souvent cette misère de sociétés africaines. On en a parlé dans le chapitre quatrième. Point n’est besoin d’y revenir. Toutefois, le noyau de solidarité reste vivant. Il est souhaitable de recourir à ce patrimoine fondamental des valeurs qui relèvent effectivement tout l’homme. Il faut recourir à ce qui fait la cohésion et la stabilité de familles. Il faut recourir aux valeurs qui conduisent à prendre égard aux autres réalités environnantes qui rendent possible la vie humaine.
5.4 Membralité cosmique ou « osmose ontologique »936 5.4.1 Fondement systématique de la relation cosmique Cette troisième catégorie de la relation de l’homme avec la nature a été la plus discutée dans les sciences jusqu’à un passé récent. Mais avec la révolution de la pensée scienti-
933 934 935 936
Simon, R., Ethique de la responsabilité, Paris 1993, 156. Ibid. Marcel Mukadi, op. cit., 19. L’expression est de Bimwenyi Kweshi. Cf. Id., op. cit., 600.
225 fique, notamment par la Théorie des systèmes937 et encore davantage les théories de la cosmophysique sur l’histoire de l’univers, il est presqu’admis que l’on partage une parenté avec le reste des êtres inférieurs. Il faut ajouter à cela les derniers développements en biologie moléculaire menée surtout par Jeremy Narby. 938 Narby affirme que : « La croyance ‘animiste’, selon laquelle tous les êtres vivants sont animés par le même principe, avait été corroborée par la découverte de l’ADN. En effet, (…) la molécule de la vie (est) la même pour toutes les espèces, l’information génétique nécessaire à l’élaboration d’une rose, d’une bactérie ou d’un être humain (est) codée dans un langage universel à quatre lettres, A, G, C et T, qui sont quatre composés chimiques formant la double hélice de l’ADN ».939 Il poursuit, disant que : « les pétales d’une rose, le cerveau de Francis Crick, mes yeux et les parois d’un virus (sont) tous les quatre constitués de ‘briques’ de protéines composées exactement des même vingt acides aminés ».940 A travers toutes ces théories scientifiques, il se décèle un rattrapage ou une reprise de ce que les « primitifs » ou les « pré-scientifiques » ont cru depuis les temps immémoriaux : l’homme partage une même origine avec les autres créatures. Cette parenté commune, le professeur Bimwenyi Kweshi la nomme « osmose ontologique des êtres ». Pour pouvoir aborder cette catégorie de relation dans la « Weltanschauung » négro-africaine, il est nécessaire d’évoquer le sens et l’importance du symbolisme. C’est une notion indispensable pour appréhender et comprendre mieux l’univers de bantu. 5.4.1.1 Symbolisme, clef de compréhension de la relation cosmique Les images constituant le symbolisme africain forment un langage qui exprime la profondeur du drame humain. Elles aident les personnes à se réaliser elles-mêmes. Le père
937 Selon la théorie générale des systèmes « l’individu jouit d’une autonomie relative, qui le lie non seulement à d’autres individus mais aussi à un environnement multidimensionnel, c’est-àdire, cosmique, physique, sociobiologique, économique et culturel. Le tout constitue son écosystème individuel, un ensemble de sous systèmes ou de contextes. L’individu se meut constamment d’un ‘compartiment’ de son contexte à l’autre, et chaque fois il y a une détermination réciproque entre lui et son contexte. Le résultat sont des configurations variables qui représentent l’individu dans le contexte du moment. Chaque figure est identique à ce que nous sommes habitués d’appeler une ‘personne’ », Cf. Duss-von Werdt, J., Familientherapie und Systemtherapie. Cours de psychologie clinique à l’Institut de psychologie, Université Fribourg, Fribourg 1991, 284-285, cité par Constantin Panu-Mbendele, op. cit., 95. 938 Cf. Narby, J., Le serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir, Genève 1995. En allemand, le livre s’intitule : Die kosmische Schlange. Auf den Pfaden der Schamanen zu den Ursprüngen modernen Wissens, Stuttgart 2001. 939 Id., 68. 940 Id., 82. Qu’il soit dit ici que Crick est le codécouvreur de l’ADN et prix Nobel de la science. A partir de la découverte de l’ADN, « on sait désormais que, grâce aux progrès de la biologie moléculaire, les mécanismes de base de la vie sont non seulement identiques pour toutes les espèces, mais aussi extrêmement complexes. (…) Dans toutes les espèces vivantes, les protéines sont constituées exactement des mêmes vingt acides aminés. » Cf. Narby, J., op. cit., 80 ; Cf. aussi Panu-Mbendele, op. cit., 96.
226 Mveng explique ce phénomène en ces termes : « Il serait erroné de penser que la somme des symboles africains constitue une sorte de code chiffré, établi arbitrairement pour les besoins d’un esthétisme hermétique. La symbolique est langage. Comme tel, elle exprime la réalité de l’univers conçu comme un monde humanisé, comme une vie dans laquelle le destin de l’homme et celui des choses se font mutuellement. La symbolique n’est cependant pas n’importe quel langage. Elle se veut l’expression du drame de la vie, c’est-àdire de cette lutte gigantesque dans laquelle la vie et la mort affrontées constituent le fondement dialectique de l’existence. Et cette lutte n’est qu’un prélude ; elle précède la victoire ; la victoire de la Vie sur la Mort. »941 Selon le symbolisme dans l’espace bantu, le monde n’est pas Dieu. Il est une réalité qui fait évoquer Dieu. Il en est dépendant. Dans son origine même, et non seulement dans son évolution ou son histoire, le monde reçoit son sens et son être de Dieu. La pensée bantu met en évidence cette réalité originelle du monde lié à son créateur, à travers son art ou sa poésie, contrairement à l’ensemble des théories cosmogoniques grecques, selon lesquelles la matière au moins dont est fait l’univers, est non seulement éternelle, comme Dieu lui-même, mais tout étrangère à lui.942 Lorsque le Muntu parle du monde, il a moins en vue un objet en quelque sorte posé en face de lui, qu’une réalité qui l’inclut. Pour emprunter le langage des philosophies idéalistes allemandes du XIXe siècle, bien qu’il y ait une opposition foncière entre la Nature et l’Esprit, le Muntu, qui apparaît comme l’émergence de l’Esprit dans le monde de la Nature, vit une native et irrémédiable tension avec le monde. A chaque moment, la perception du réel est un tout. Même quand l’on met les divers éléments du monde en morceaux, quand on les confronte dans la mémoire à leurs différents stades de développement, lorsqu’on les reconstruit, on obtient de nouveau l’unité des parties qui représentent le monde. Malgré le jeu de perception que l’homme se fait de quelque chose de morcelé en des vues successives, comme étant de paysages différents, l’on en vient à la conscience expresse du monde comme unité. Pour le dire comme Louis Bouyer, la connaissance réfléchie, qui s’y exerce à fond, ne distingue que pour réunir. Le monde alors s’affirme pour nous comme un encore que complexe, et dans sa complexité même. 943 Les symboles religieux bantus sont généralement retenus en fonction de ce que l’on veut faire du monde ou avec le monde, c’est dire qu’ils correspondent à l’intelligence qu’on peut qualifier de rituel, et qui n’est pas étroitement utilitaire, pendant que les symboles dont use la science moderne, d’orientation décidément technologique, correspondent au biais par lequel on peut attaquer le monde pour le faire servir fructueusement aux projets d’utilisation toute matérielle. Le rite, en effet, est ici à entendre comme une activité du Muntu dans le monde par laquelle il ne fait que conformer son être, sa vie à ce qu’on peut appeler les axes majeurs de la vie, de l’être cosmique. Louis Bouyer rencontre bien ici la conviction bantu, lorsqu’il dit précisément au sujet du rite religieux : « L’activité de l’homme tend donc à y épouser l’activité constitutive du réel : ce que nous appelons l’activité divine. Par suite, c’est toute la vie de l’homme et jusqu’à son être
941 Cf. Engelbert Mveng, L’art de l’Afrique noire, Mame, 1965, cité par Thomas, L.-V./Luneau, R., La terre africaine et ses religions, Paris 1975, 111. 942 Cf. Bouyer, L., op. cit., 23. 943 Id., 40.
227 même qui trouvera dans le rite, et y reconnaîtra, dans le mythe qui exprime le contenu du rituel, son assise dans un monde où et par lequel l’homme se sent alors en harmonie profonde avec le principe du monde et de lui-même. »944 D’où la valeur irremplaçable de l’expression mythique de la réalité cosmique, et d’où l’explication de ce fait que l’homme n’arrive à s’installer proprement dans l’univers, à s’y trouver comme chez lui, qu’en vertu de la représentation mythique. Il devra donc la produire avant que ses diverses activités tendent vers un but commun et s’harmonisent entre elles en même temps qu’avec le cosmos où elles s’inscrivent, selon les lignes mêmes, et les plus profondes, du développement de celui-ci. Dans le mythe essentiellement religieux, il s’achève et se consolide cette vision de l’univers qui devient un langage commun des esprits, un lieu d’échange, une communication initiale et permanente entre l’esprit absolu et ces esprits divisés, changeants, vacillants que nous sommes.945 En sus, quelle que soit la manière dont on veut approcher la relation cosmique, cela engage tout autant l’activité de la volonté. Nous connaissons, en effet, le monde selon ce que nous voulons y faire ou en faire. Ceci n’est nullement à confondre avec un pragmatisme quelconque réduisant la vérité à ce qui réussit. Ainsi, la connaissance mythique, grâce à la quelle l’homme, en volupté de lui-même, s’explique son rapport à la nature, est foncièrement religieuse, au sens le plus exact du terme, en ce qu’elle correspond à l’effort volontaire pour nous relier à cette activité qui soutient et conduit le monde, lui conférant ainsi son unité de structure comme de finalité.946 Et Louis Bouyer de faire remarquer : « L’activité rituelle n’est nullement une activité factice, en dehors de la vie, comme le croient des modernes déphasés pour qui, de ce fait, ce qui est religieux, ce qui correspond au sens divin des choses, qui n’est que leur sens le plus vrai, a perdu toute signification qui leur soit intelligible. L’activité rituelle, au contraire, est une activité où l’homme se sent, se sait, se veut agi par l’activité même qui fait être au monde, dans le monde, en faisant être le monde. S’y trouvant non seulement mis en place dans la réalité totale, mais accordé à celle-ci, l’homme s’y voit donc en mesure d’acquérir la vision la plus large comme la plus profonde de ce réel, en tant qu’il émane du sur-réel : Dieu. »947 5.4.1.1.1 Rénovation de l’expérience poétique Le Muntu se sait appartenir à la même origine que le monde matériel qui l’entoure et le conditionne. Il se doit dès lors de l’aménager, de se refléter à travers lui, en maintenant sa conscience vive par rapport à cette vérité originelle ; et cela par l’expression artistique et poétique. C’est toute une métaphysique qui se dessine dans l’art et la poésie, expression de la relation de l’homme au cosmos. L’art et la poésie, même si elles doivent s’affranchir de la mythogenèse, restent caractéristique de l’imagination recréatrice de l’unité vivante de l’homme au monde, laquelle imagination est bien distincte de l’unité morte d’un monde atomisé, mécanisé.
944 Id., 44. Cf. aussi James, E. O., Mythes et Rites dans le Proche-Orient ancien, Paris 1960, dans tout son premier chapitre ; Mircea, E., The Quest, Chicago and London 1969, 72ss. 945 Id., 44-45. 946 Id., 45. 947 Id., 46. Cf. aussi Id., Le Rite et l’Homme, Paris 1962, 137ss.
228 L’accent que Louis Bouyer met sur l’importance du symbolisme poétique dans la relation cosmique n’est pas à minimiser, surtout pendant le temps contemporain, postchrétien où un tel langage n’est plus que l’ombre de lui-même, ou presque devenu un langage de bois. Il dit : « C’est dès les origines que l’approche qu’on peut dire poétique de la réalité a conduit l’homme à voir dans le monde l’œuvre et le signe permanent de la sagesse aimante de Dieu, ce qui est sa gloire. Loin d’être quelque rêverie sentimentale, l’intuition poétique, l’imagination, au sens que lui ont donné un Schelling ou un Coleridge, doit être considérée en effet non comme irrationnelle mais comme un exercice supérieur de la raison. C’est une saisie intuitive du sens profond des choses et de l’existence ; elle prélude à toute existence vraiment humaine et ne peut cesser de l’englober sans que notre vie cesse d’être ce qu’elle doit être. C’est que la production première de la poésie : le mythe, est une vision symbolique du monde en Dieu. »948 Dans le monde actuel d’une existence mécanisée qui se veut et se croit sans Dieu, c’est la redécouverte du sens oublié d’un cosmos en passe de se défaire entre les mains cupides, qui devrait constituer le plan primordial d’une poésie renaissante ; un devoir intellectuel qu’on laisse à la compétence de littérateurs et poètes. Le poème suivant dépeint précisément la situation actuelle et appelle à une redécouverte de la mystique cosmique : « Ce monde est bien trop constamment avec nous... Ne pensant qu’à nos gains et nos pertes, nous l’avons dévasté. ...Nous n’y sommes plus en accord, Il ne nous émeut plus. Grand Dieu ! Puissé-je être Un païen nourri dans une croyance désuète Si cela devait au moins me permettre, Debout sur ce riant rivage, D’y retrouver des traces qui me tireraient de ma solitude : Entrevoir Protée surgissant de la mer Ou entendre le vieux Triton faire sonner sa trompe. »949 En fait, à travers la poésie, l’humanité prend conscience d’elle-même, celle d’une expérience d’unité avec d’autres êtres. C’est dire qu’il s’agisse de l’épopée, de la poésie tragique ou du lyrisme, personnel ou collectif, la logique propre à la poésie, celle de faire participer tous les symboles vivants, toujours et partout, y maintient l’expérience de l’homme dans ce monde comme une expérience d’unité. Et cette unité, que la poésie seule fait encore percevoir, reste l’unité organique ou mieux spirituelle que ressent et fait sienne l’homme dans le monde, par son expérience première, inaltérée et restaurée. Explicitement religieuse ou non, la poésie est toujours un pressentiment de ce que l’on vient de Dieu, de ce que tout nous le rappelle ou nous y ramène. C’est bien pourquoi il n’est de poésie, même quand elle ne se formule pas en louange, qui ne soit émerveillement.950 Dans la poésie de tout le temps, le cosmos est bien toujours présent comme tel, dans son harmonie avec l’âme humaine, l’éveillant et l’entraînant à chanter, à exprimer son
948 Bouyer, L., op. cit., 265. 949 Id., 277. The World is too much with us. 950 Id., 266.
229 admiration du mystère de l’existence, même lorsqu’elle n’en énonce pas expressément le sens divin, comme ce fut le cas dans la poésie grecque. Mais dans la poésie latine, et surtout de l’époque d’Auguste, elle fut un premier effort de récupération d’une vision religieuse du monde en train de se perdre.951 Ce langage poétique qui est nécessaire à redécouvrir, est ce qui a animé le Muntu et à travers lequel il a exprimé son appartenance à l’univers. Comme un enfant reste en communion avec sa mère qui le tient dans ses bras, la poésie bantu exprime et traduit la première impression de cette parenté de l’homme avec l’univers. 5.4.1.1.2 Négritude, expression de la vitalité cosmique Michel Serres fait le constat suivant : « C’est depuis tantôt un demi-siècle que nos philosophies, acosmistes, sans cosmos…, ne dissertent que de langage ou de politique, d’écriture ou de logique. »952 Pendant que le monde moderne occidental a ‘oublié’ la nature, comme le note bien Michel Serres, la pensée bantoue n’a connu aucunement une telle interruption. Le Muntu a toujours à faire avec la nature dont il se sait être membre. De diverses façons, le Muntu a exprimé son appartenance à la terre, notamment à travers la poésie et la littérature, et même dans le domaine du droit. La négritude953 en est particulièrement l’expression. Aloyse Raimond Ndiaye a opéré une interprétation intéressante à ce sujet. Contrairement à Descartes qui a proclamé la
951 Ibid. 952 Cf. Serres, M., Le contrat social, Paris 1992, cité par Aloyse Raymond Ndiaye « le retour à la nature ou du sens de la vie », in : Schulthess, D., La nature. Thèmes philosophiques, Thèmes d’actualité, Lausanne 1996, 61. 953 Selon Senghor, la négritude est une certaine manière d’être homme, surtout de vivre en homme. C’est la sensibilité et partant l’âme plus que la pensée. En d’autres termes, c’est l’ensemble des valeurs de la civilisation noire. La négritude est invitation au retour au pays natal, retour à la nature identifiée à l’histoire, à la culture, à la tradition, au respect de l’humanité. Dans la mouvance de la négritude, plusieurs auteurs africains ou africanistes se sont distingués par l’effort de réhabiliter la culture africaine, les traditions africaines, les valeurs et les modes de pensée africains. Il suffit de citer la philosophie bantoue (1945) de Placide Tempels, la philosophie bantu-rwandaise de l’être (1956) d’Alexis Kagame, considéré comme le « père de l’ethnophilosophie ». Ils ont donné au concept de philosophie un sens très large identifiant philosophie et culture. Senghor est allé jusqu’à montrer que la philosophie occidentale (moderne), dont on peut dire que Descartes est le père, résultait d’un contresens. Ce contresens réside dans une erreur d’interprétation d’un texte d’Aristote dans l’Ethique à Nicomaque. Dans cet écrit, Aristote nous rappelle que nous avons trois facultés qui nous permettent de connaître et d’agir. Aristote les cite dans l’ordre : la sensibilité (aisthesis), la raison (noûs), le désir (orexis). Reprenant ce texte dans ses Méditations métaphysiques, Descartes commet le faux sens. « C’est ainsi, écrit Senghor, que ‘la sensibilité, la raison et le désir’ sont devenus, sous la plume et activement, ‘le penser, le vouloir et le sentir’ ». « On l’aura remarqué, conclut-il, Descartes a mis la raison, devenue discursive, à la première place, tandis que la sensibilité était reléguée à la dernière ». Notre rationalisme moderne est donc sans âme parce que Descartes, pour avoir distingué la raison discursive et la raison intuitive et placé la
230 nature comme objet « de maîtrise et de possession », Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire ont préconisé une autre philosophie qui a suscité des débats en Afrique, particulièrement chez les philosophes. Les deux concevaient déjà la nature, en Afrique, comme instrument de sa libération et de son développement et, partant, pour l’humanité entière.954 Car, disaient-ils : « Nous sommes tous embarqués, condamnés à périr ensemble ou à survivre ensemble ».955 Chez Senghor, comme cela apparaît dans ses divers poèmes, la nature est considérée sous son double aspect objectif et subjectif, comme réalité extérieure et réalité intérieure. C’est une nature globale, la Terre entière, la totalité du monde qui englobe l’ensemble des hommes, l’humanité entière. Il s’agit de cette nature qui a existé avant nous et qui n’a pas besoin de nous pour exister. L’homme est le centre actif du cosmos, mais il y est lié par une énergie vitale qui émane de Dieu. Dans la culture bantoue, Dieu est la force des forces. Et vivre pour l’homme consiste à capter toutes les forces. Dans sa profession de foi, son Ce que je crois, Senghor ajoute : « Voilà lâché le mot vie. C’est en animant par l’art l’univers visible et invisible, en le chantant et le rythmant, que l’homme renforce la force de Dieu et devient, en même temps, semblable à Dieu. »956 L’univers du poète n’est donc pas celui des ruptures, des oppositions, des exclusions. Le langage poétique a précisément pour fonction de dévoiler les affinités existant entre les divers éléments. Ce qui fait la force du Muntu, sa puissance, sa grandeur, ce n’est pas de conquérir le monde, de le dominer, de l’asservir. La grandeur du Muntu réside dans la création, non pas dans l’exploitation du monde, mais dans la création esthétique. Dans l’œuvre, en effet, revivent les formes, les rythmes, les sons qui sont dans la nature, dans le cosmos. En vertu de leurs interrelations multiples, de leur intimité réciproque, c’est l’unité de l’homme et du monde qui se réalise dans l’œuvre qui est vie. L’œuvre exprime l’unité parfaite de l’homme avec la nature. Dans cette union, il ne peut y avoir ni objet, ni sujet. Il n’y a pas de rupture, pas de séparation entre les univers. De cette approche senghorienne de la nature, l’on comprend qu’en tenir compte signifie enracinement dans l’histoire, dans la culture, dans ce que nous sommes, dans notre être profond, ouverts aux valeurs sensibles du cosmos, tournés vers l’avenir. Ainsi, selon Aloyse Ndiaye, qui analyse Senghor, « le retour à la nature n’est pas un voyage imaginaire, fictif, romantique et nostalgique. Il n’est pas évasion. Il est rencontre avec le pays
première au-dessus de la seconde, a « étouffé la sensibilité ». Cf. Aloyse Raimond Ndiaye, op. cit., 66 et 70. Senghor invite donc à « changer de direction et laisser le cap imposé par la philosophie de Descartes ». Cette orientation que Senghor a voulu donner à la philosophie africaine comme vision du monde, collective, inconsciente, innée, donnée une fois pour toutes, présente de toute éternité dans l’âme africaine et différente de la pensée occidentale, n’a pas rencontré que des adeptes. Elle eut des adversaires. Ils la rejettent comme un « mythe » ou comme « ethnophilosophie ». « Ethnophilosophie » est le terme inventé pour désigner ce mode de pensée implicite et collectif propre à la culture africaine, présent dans nos traditions, nos coutumes, les contes, les mythes, les proverbes, etc. Cf. Aloyse Raimond Ndiaye, op. cit., 70-71. 954 Id., 61. 955 Ibid. 956 Id., 64.
231 qui nous a vus naître. Il est voyage au pays natal à l’instar de celui que fit Césaire et qu’il chante dans les Cahiers d’un retour au pays natal. »957 Quand la négritude est source de création dans le domaine de l’art, elle chante l’harmonie, elle est polyphonie, symbiose entre l’homme, la nature et Dieu. Le poète vit, selon le mot de Senghor, en « communialité » avec l’objet, avec l’être qu’il chante ou danse.958 A y voir de plus près, Senghor et Césaire ont posé, dans leur littérature artistique, le problème de la relation à la nature au niveau de l’esprit. Car c’est l’esprit qui est le moteur de tout progrès. Le moteur psychologique des progrès humains réside dans le développement des facultés. C’est qu’enfin de compte, le mérite de tous leurs débats, c’est de retourner à l’esprit, à l’homme. L’élément décideur est de s’enraciner d’abord dans sa propre tradition, avant d’envisager un sursaut. Ensuite seulement l’on peut rompre son isolément à travers le principe du « donner et du recevoir ». Seule une véritable coopération qui repose sur un vrai partenariat peut aider au décloisonnement, à l’ouverture et conduire à l’effondrement des égoïsmes. 959 5.4.1.2 Communion du Muntu avec la nature 5.4.1.2.1 Muntu, mystique et contemplatif La conscience que le Muntu a, de faire partie du cosmos, fait de lui presqu’un mystique et contemplatif.960 Par cosmos, il faut entendre ici : « l’espace immense, mais limité par les horizons dans lesquels l’homme se situe à l’aide des récits légendaires ou mythiques de son groupe auxquels il a été initié, à l’aide aussi des territoires qu’il connaît expérimentalement ou par oui-dire, et de ceux des groupes ethniquement apparentés ou alliés qu’il fréquente. »961 L’univers est ainsi connu sous deux aspects : celui des origines et du mythe cosmogonique, d’une part, et celui des réalités humaines vécues dans la tradition du groupe, d’autre part. Ces deux aspects circonscrivent pleinement le cosmos pour l’homme de la tradition. Le Muntu ne conçoit pas que la nature lui soit hostile bien que les tornades, la foudre, la pluie, les animaux, les insectes, etc., soient causes d’accidents et parfois de désastres redoutables. Dans une pensée qui procède par analogie et où la symbolique n’est jamais absente, l’homme se perçoit comme un petit univers en soi (microcosme) rattaché au grand univers, qu’il connaît et qu’il anime de l’intérieur. 962 Ipso facto, il est rattaché au « grand temps », c’est-à-dire au temps auroral qui constitue l’histoire exemplaire de son groupe, histoire qui se poursuit sans jamais s’épuiser. L’homme sait intimement qu’il participe à
957 958 959 960
Id., 65. Id., 71. Id., 73. Cf. Van Eetvelde, A. P., L’homme et sa vision du monde dans la société traditionnelle négroafricaine, Louvain-la-Neuve, 222. 961 Ibid. 962 Ibid. C’est aussi ce que Oscar Bimwenyi traduit lorsqu’il qualifie le Muntu d’un univers en miniature.
232 la vie de l’univers, il en est une partie prenante, il en est solidaire. Sa chair se prolonge dans celle du monde.963 Cette communion de l’homme à la nature pourrait se traduire comme suit : « L’homme des sociétés africaines vit en étroit contact avec la nature et ses rythmes cycliques immuables. Il est conscient d’exister, d’être vitalement incorporé dans un univers qui est intelligible, à l’aide des récits légendaires, cosmogoniques ou mythiques. Il connaît les créatures inférieures qui font partie du même monde que lui et qui jouent leur rôle à une place différente, mais dans une solidarité de destin. Sa vie se déroule selon les cycles naturels : celui des jours et des nuits rythmés par le soleil, celui des saisons sèches et humides, celui de la lune dont les phases sont surveillées et connues, etc. Ces cycles sont des repères pour se situer dans l’existence, effectuer les travaux agricoles, célébrer des cérémonies rituelles, des mariages, etc. Il sait déceler intuitivement, émotionnellement, au-delà du réel visible, des réseaux de forces issus de l’Etre Suprême qui irriguent l’univers. Dans cet ensemble complexe où tout est réuni à tout, il déploie parfois une certaine assurance ; le plus souvent, il a conscience de sa précarité et de sa dépendance. Il prie. Il supplie. »964 Dans la nature, tout est symbole de réalités plus profondes pour celui qui sait la contempler. Intuitif, le Négro-africain n’arrête pas son regard aux apparences extérieures des choses. Il a un esprit de synthèse et saisit globalement les choses ; s’il les distingue il ne cherche pas à les opposer. Relié au monde par des liens d’une profonde intimité, il écoute son langage symbolique et pénètre dans les mystères cachés. Sa vue est directe, simple, émotive, participative. Sa connaissance est une adhérence sans limite et riche. Les choses se révèlent à lui dans leur spécificité, dans leur essence même.965 « La contemplation de la nature est une façon de se plonger dans le réel et de se sentir solidaires des forces et des mouvements qui agissent sur un fond d’éternité ; une façon aussi d’éprouver le sentiment de son humilité, de sa précarité, de sa dépendance en face de l’inaccessible, de l’inépuisable, de la transcendance, de l’absolu. Dans son regard vers le ciel, le contemplatif ne voit pas seulement une voûte porteuse d’étoiles éclairantes ou de nuages sources de pluies fécondantes. (…) Ces diverses variations figurent la puissance, l’insondable, la sacralité. »966 Alphonse Pierre poursuit, stipulant que : « L’homme de la tradition ne contemple pas du tout son univers avec un œil scrutateur, afin de l’analyser avec rigueur, d’en découvrir les lois, ni avec un œil dominateur afin d’en accroître ses possibilités d’intervention et d’action. Il se coule dans les phénomènes de la nature pour les vivre intensément, religieusement : la sacralité est inhérente à son existence. Au-delà du sensible, de la connaissance rationnelle, il décèle intuitivement, dans le monde, des réseaux de force issues de Dieu. Saisissant ce qu’il croit être la réalité profonde, le sens caché sous le visible, son ambition est de se concilier les forces agissantes afin qu’elles lui apportent aide et protection. Il prie, il supplie, il propitie, il rend grâce; il ne maîtrise pas les forces de l’univers. Il accepte ses dépendances. Il est humble. La racine de ce mot, humus, évoque
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Cf. Van Eetvelde, A. P., op. cit., 222. Id., 223-224. Id., 224. Ibid.
233 l’idée d’enracinement dans la glèbe des ancêtres, dans le passé de la tradition, dans la fidélité à la sagesse et aux exemples des aïeux. »967 Dans de tels regards sur les profondeurs du cosmos, l’homme traditionnel entre en communion avec la source de l’être, il découvre le temple, le « lieu » de l’Être Suprême. Il accède aux hiérophanies supérieures. Il est un mystique. 968 Qu’il suffise de citer ici, en guise de récapitulation, quelques lignes d’une hymne célèbre de saint Grégoire de Nazianze, qui pourrait être adoptée par toute foi monothéiste au Dieu créateur, même si elle ne peut trouver sa pleine signification que dans la foi au Dieu trinitaire, qui est Amour : « Tous les êtres te célèbrent, ceux qui parlent et ceux qui sont muets. Tous les êtres te rendent hommage, ceux qui pensent comme ceux qui ne pensent pas. (…) Tout ce qui existe te prie et vers toi tout être qui sait lire ton univers fait monter une hymne de silence. En toi seul tout demeure. En toi, d’un même élan, tout déferle. De tous les êtres tu es la fin. (…) Tu as tous les noms ; comment t’appellerais-je, Toi, le seul qu’on ne peut nommer ? »969 5.4.1.2.2 Similitude ontologique de l’homme avec les autres êtres L’homme est relié à la nature. Il est un « tard-venu »970 et en reliance. Il vit son humanité dans cette nature à travers son corps. Grâce à sa corporéité, l’homme est présent dans le monde et ce dernier l’est aussi en lui. 971 Cet énoncé tout à fait ontologique est pertinent. Il met en exergue la limite de la liberté humaine et l’existence humaine comme relation. L’homme se sait comme être-carrefour. Bien situé au cœur de l’univers, l’homme s’éprouve comme la charnière du monde, comme la plaque tournante de toutes les relations, comme lieu d’une véritable «périchorèse» des êtres. Indépendamment de l’agir de l’homme en bien ou en mal, l’harmonie perçue dans les êtres témoigne, de soi, de la possibilité d’un monde ordonné. Cette «donnée ordonnée» qui précède l’homme, il devrait se l’imprégner comme expression à la fois de ses performances et de ses limites. Avant d’opérer un choix et une action, l’homme se sait être dans un monde ordonné, il se sait être plongé dans une vérité historique des choses qui le précède.972 L’homme ne doit pas perdre de vue cet aspect des choses.
967 Id., 226. 968 Id., 224. 969 Grégoire de Nazianze, Poèmes dogmatiques: PG, 37, 507-508, cité par Coste, R., Dieu et l’écologie, 104. 970 Cf. Oscar Bimwenyi Kweshi, op. cit., 527. 971 Schlitt, M., Umweltethik. Philosophisch-ethische Reflexionen – Theologische Grundlagen – Kriterien, Paderborn 1992, 30. 972 Ibid.
234 Le théologien Bimwenyi Kweshi exprime, avec finesse, cet état de l’homme comme un « tard-venu » en ces termes: « Effectivement, en venant au monde, l’homme, le muntu, constate, non sans quelque désillusion, qu’il n’est qu’un tard-venu sous le soleil. Constatation banale à première vue. Quiconque naît en ce monde est toujours tard-venu par rapport à toute son ascendance, tout comme par rapport au milieu cosmique. Mais la banalité de cette constatation ne doit pas donner le change sur ses virtualités, sur sa pertinence dans la méditation par le muntu de sa condition subsolaire. Elle nous paraît avoir conduit le mortel à une interprétation originale de son existence sous les tropiques. Forêts luxuriantes, savanes sans bornes, sillonnées de cours d’eau de toutes dimensions, tout cela, avec son peuplement, a donc précédé ! La lune, les étoiles, le soleil qui chaque jour escalade les cieux, tout cela a donc précédé ! »973 Cette reconnaissance de l’homme qui se sait en reliance au monde, vécue comme un « don-né », le théologien allemand Medard Kehl la mentionne si bien en termes de « VorGabe » et de « Leih-Gabe »,974 qui exige alors modestie, acceptation de cette condition et appelle à une coopération raisonnable. De ce point de vue, la tardivité invite le mortel à une forme de modestie. N’est-il pas embarqué dans cette pirogue du monde qu’il n’a pas taillée et dont le contrôle absolu lui échappe ? Bien plus, non seulement l’homme n’a pas présidé à la venue au monde de l’univers immense qui le porte, mais il n’a pas davantage
973 Oscar Bimwenyi Kweshi, op. cit., 527. 974 Kehl, M., Und Gott sah, dass es gut war. Eine Theologie der Schöpfung, Freiburg im Breisgau 2006, 337. Il écrit e.a. : „Darunter verstehe ich jenes Bewusstsein, das den Menschen bei allem technischen Bearbeiten und kulturellen Gestalten der Natur begleiten soll: dass nämlich diese Natur ihm als unhintergehbare Voraus-Setzung seines Handelns gegeben ist („Wo warst du, als ich die Erde gründete?“ –Ijob 38,4); dass also die wichtigsten Lebensgrundlagen für alle Lebewesen (wie das Licht, das Wasser, die Luft, der Erdboden, die elementaren Nahrungsmittel usw.) nicht vom Menschen gemacht, sondern ihm übergeben und darum auch nicht unbegrenzt der Macht seines Alles-machen-Könnens und –Wollens ausgeliefert sind. Als Vor-Gabe des Schöpfers besitzt die Natur einen spezifischen Eigenwert, der der Verfügungsmacht des Menschen prinzipiell Grenzen setzt. (...) Aber allein schon die ehrliche Bereitschaft, gewisse unübersteigbare Grenzen im Umgang mit der natürlichen Lebenswelt, mit ihren Ressourcen und mit den anderen Lebewesen, den Pflanzen und den Tieren, zu akzeptieren, lässt den Menschen achtsamer in seinem Denken und Handeln werden. Noch ein zweiter Gesichtspunkt sei genannt, wie die Grundhaltung der Dankbarkeit dem Schöpfer gegenüber das sittlich-verantwortliche Handeln sensibilisieren kann: nämlich durch das Bewusstsein, dass dem Menschen die Erde und ihr natürlicher Reichtum von Gott nur als Leih-Gabe anvertraut ist. ‚Dem Herrn gehört die Erde und was sie erfüllt, der Erdkreis und seine Bewohner’ (Ps 24,1)“. „Darüber hinaus aber verbindet sich mit dem gläubigen Bewusstsein, die Erde nur als Leih-Gabe erhalten zu haben, immer auch schon die Gewissheit, dass wir Menschen – je nach dem Anteil unserer Verantwortung – bei der Vollendung der Zeiten dem Schöpfer Rechenschaft darüber ablegen müssen, ob wir mit dem uns anvertrauten Lebensraum Erde so umgegangen sind, wie es dem Schöpfungsauftrag am Anfang entspricht; ob wir gute ‚Ökonomen’ Gottes gewesen sind und in Weisheit und Gerechtigkeit den Lebensraum Erde gestaltet haben.“
235 présidé à son propre avènement sous le soleil. Il n’a pas de quoi pavoiser. 975 L’univers est considéré dans toute son ampleur comme déjà consistant, déjà constitué. Et l’homme religieux l’éprouve comme étant, en quelque sorte, le réceptacle du Dieu vivant ; comme le champ de l’activité débordante et incessante d’un Dieu qui veut que l’homme en fasse autant, dans la fidélité. Emmanuel Levinas parle de la subjectivité d’un sujet venu tard dans un monde qui n’est pas issu de ses projets et qu’il n’a pas à traiter comme son projet. Ce retard du sujet n’est pas insignifiant, il impose les limites à la liberté de la subjectivité, mais cette subjectivité ne demeure certes pas un pur résultat du monde.976 Les Evêques allemands, pour leur part, dans leur lettre pastorale du 22 octobre 1998 intitulée : « Handeln für die Zukunft der Schöpfung » (Agir pour l’avenir de la création), 977 ont souligné cette dépendance naturelle de l’homme à la nature, qui exige alors un agir fondamentalement renouvelé afin de protéger l’écosystème, et par ce fait même, assurer le fondement vital et naturel de l’homme. Il y a là un intérêt écologique particulier. L’idée de l’inter-dépendance de l’homme avec la nature fait prendre conscience que la planète n’est pas corvéable à merci. Il y a une responsabilité à exercer. L’homme ne devrait pas oublier qu’il n’est qu’un des acteurs destinés à jouer un rôle dans l’harmonie et l’unité avec tous les autres êtres vivants. Cette réalité de relation humaine « communautaire », voilà ce dont se sert Victor Shelford, grand pionnier de l’écologie aux Etats-Unis, pour définir la notion même d’écologie comme « la science des communautés ».978 De ce qui précède, il est évident que l’homme partage avec les autres êtres une origine commune qui appelle inter-locution et dialogue,979 malgré les seuils indéniables qui sépa-
975 Cf. Oscar Bimwenyi Kweshi, op. cit., 527. 976 Cf. Levinas, E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye 1974, cité par Oscar Bimwenyi Kweshi, op. cit., 527. 977 Die deutschen Bischöfe, Handeln für die Zukunft der Schöpfung, Bonn 1998, 13. Les Evêques écrivent notamment, au registre de l’ambivalence que le processus moderne technicoindustriel recèle : „Zu deutlich ist die Ambivalenz der technisch-industriellen Fortschritte, als dass die Antriebskräfte von Technik und Ökonomie weiterhin als Garanten für die scheinbar unbegrenzten Möglichkeiten menschlicher Weltgestaltung und Wohlstandsmehrung gelten könnten. Längst ist ein Stadium der Kulturgeschichte erreicht, in dem das Ausgeliefertsein des Menschen an die Natur verknüpft ist mit der Abhängigkeit der Natur vom Menschen. Das erfordert in neuer, grundlegender Weise ein Handeln zum Schutz der ökologischen Systeme und damit auch der natürlichen Lebensgrundlagen des Menschen“. 978 Cf. Shelford, V., Animal Communities in Temperate America, Chicago 1913, 302-303, cité par Goldsmith, E., op. cit., 20. 979 Ici on peut signaler, dans un autre contexte socioculturel, les propos de deux auteurs sur le dialogue du mortel avec le cosmos. Le premier est de H. Atlan, « L’homme : système ouvert », communication faite au colloque sur « l’unité de l’homme » organisé par le « centre Royaumont pour une science de l’homme » en septembre 1972. « Après tout, écrit l’auteur, si l’on peut nous démonter comme des machines et remplacer des organes comme des pièces, est-ce que cela ne veut pas dire aussi que nous pouvons voir dans les machines, c’est-à-dire dans le monde qui nous entoure, quelque chose où nous pouvons nous retrouver, et avec qui nous pouvons, à la limite, dialoguer ? » Car, poursuit-il un peu plus loin, « la frontière qui
236 rent l’homme des diverses « séries d’êtres » ou « règnes » de l’univers. Similitude ontologique et fraternité universelle s’appellent ici l’une l’autre, avant l’aurore. Oscar Bimwenyi exprime cette similitude ontologique avec éloquence en ces termes : « Tous les êtres sont taillés dans une même étoffe d’essence rythmique, vibratoire (le verbe), ce qui les rend tous, radicalement, capables de dialogue (…) L’étoffe rythmique du monde fait de celui-ci un univers ‘en toile d’araignée’ qui vibre à tout ce qui survient dans l’un ou l’autre de ses points ; ou encore un univers en-vases-communicants. Une goutte d’eau qui tombe, une fourmi qui se déplace influent sur l’équilibre de l’ensemble. »980 Il qualifie cette expérience ‘d’osmose ontologique’.981 Quelques exemples illustrent bien cette inter-action des êtres. Dans les circonstances dramatiques, il arrive, selon certaines traditions, que les « seuils » entre « séries » sautent et que des êtres qui n’étaient que capaces verbi articulent la parole, délivrant au mortel un message salutaire, ou, au contraire, de protestation cosmique. Ainsi en est-il dans bien des récits relatifs aux « interdits » familiaux ou lignagers chez les Nord-Kete. En situation de détresse, les plaintes et larmes des mortels accablés ont souvent, in illo tempore, ému l’Improbable et déclenché une intervention salutaire inattendue.982
protège l’autonomie d’un être vivant par rapport à l’univers qui l’entoure n’a de sens que si, en même temps que barrière, elle est lieu d’échanges et se laisse traverser ». Le second est de A. Dondeyne. Commentant la conception heideggérienne de l’homme comme « ouverture », l’auteur écrit : « Définir l’homme par l’idée d’ouverture, c’est rappeler qu’il n’est pas simplement projet, mais plus profondément écoute : c’est-à-dire capacité de s’ouvrir, de répondre et de correspondre à l’appel qui vient des choses, en particulier du visage humain. Répondre à cet appel, poursuit-il, c’est traiter toutes choses avec respect, ‘les laisser-être’, les reconnaître au sens non seulement d’ ‘en prendre connaissance’ mais aussi d’ ‘être reconnaissant’ envers elles, les célébrer et les chanter, leur faire en quelque sorte justice, et par la puissance révélatrice du langage authentique, les mener à la plénitude de leur être et de leur vérité. » Cf. Bimwenyi Kweshi, op. cit., 602. 980 Id., 600. Il poursuit en disant que : La similitude du muntu avec toutes choses ne se situe pas seulement dans le fait que tous sont des bi-ntu (des choses, des êtres), des bidipu (des êtres-là, des êtres-qui-sont-là), des Byo (« similitude ontologique »), mais aussi dans le fait que tous ont même origine (mayi – mfuki’a – mukele, eau – source – du – sel), portant la griffe du même Artiste et Père-Créateur. 981 Ibid. 982 On reprend ici l’exemple du lignage Ba Kipanga – gens de Kipanga tel que Bimwenyi le rapporte, qui illustre cet aspect de la conception de la relation de l’homme et des autres êtres. « Au commencement, au temps des grandes migrations, lorsque les hommes venaient encore du côté de la Tête de la Terre (de l’Amont, du Levant), c’était un grand problème de se retrouver, sans pirogues, devant un fleuve ou une grande rivière à traverser, surtout lorsqu’on fuyait devant l’ennemi. S’étant trouvé dans cette situation avec son groupe, ‘l’aîné’ des ‘gens de Kipanga’ se vit interpeller par un ‘hippopotame’ en ces termes : ‘Vous êtes-là dans une situation sans issue. Je voudrais vous sauver’. L’autre se mit à craindre ‘en voyant les dimensions de l’animal’. ‘Ne vas-tu pas nous noyer ?’, dit le mortel. L’ayant rassuré, l’animal lui proposa ‘l’alliance’ suivante : ‘Je vais tous vous faire passer, toi et tes hommes qui-sont-avectoi. Mais où vous irez, jusqu’à toute votre postérité, jamais de ma viande ne mangerez ! Ja-
237 Bien que le Muntu soit un « tard-venu » et partageant la similitude ontologique avec d’autres êtres, on lui reconnaît, certainement, un degré particulier parmi les autres êtres, mais dont il est et reste à tout jamais relié. Cette propriété humaine, qu’on qualifie de « puissance du verbe », grâce à sa conscience aiguë, fait du Muntu un ‘petit univers’ ou un ‘univers en miniature’,983 capable d’organisation. Faut-il ajouter et élucider que la perception et la compétence, propre à chaque Muntu, en raison de sa nature relationnelle, d’assurer l’équilibre du cosmos, appartient à ce que l’on désigne loi naturelle. On sait la fortune que le concept de loi naturelle a connue et connaît encore dans la théologie catholique sous la plume des théologiens et des membres de la hiérarchie. Dans son emploi le plus général, il désigne simplement la loi morale humaine, abstraction faite de l’apport de la Révélation. René Simon explique la substance de la loi naturelle en ces termes : « Pris en ce sens et quelles que soient les critiques qu’on peut élever à son égard, le concept se voit confier des fonctions importantes qui demeurent au-delà de son obsolescence : celles de désigner dans l’accord sur les règles et les pratiques morales la communauté d’appartenance des hommes à la même espèce ; d’assurer dans la variété des « races », des peuples et des nations, la visée d’universalité des principes moraux ; dans les ruptures historiques les continuités essentielles ; dans le rapport à la nature le respect des équilibres fondamentaux et dans le jeu contrasté des options et des choix particuliers le minimum de régularité objective indispensable à la vie commune. »984 La pointe qui ressort de cette notion de loi naturelle est qu’elle relève de la raison naturelle, et par ce fait, oblige chaque homme à répondre, du simple fait de son humanité. La loi naturelle définit dès lors un lieu de rencontre, d’échange, de communication et de responsabilité.
mais vous ne me tuerez, car je suis devenu une même-chose-avec-vous’ ! L’autre accepta et ainsi tous, à dos d’hippopotame, purent traverser, les uns après les autres. Bref, le capax verbi peut un jour ‘parler’ et le mortel, dans le monde, est en situation de locuteur et d’auditeur en présence des Byo, qui sont ‘parole’ à déchiffrer et qui, parfois, deviennent ‘bouche’ de l’Improbable. Le mortel est donc ouvert à Dieu dont il est, dans le monde, l’auditeur privilégié, à la manière du poète luba dont ‘le cœur’ est ‘relié par un fil’ à Dieu lui-même. Mais il est également l’interlocuteur des éléments de l’univers, celui-ci étant comme un archipel de signifiants innombrables dont, peu à peu, il apprend le ‘chiffre’. » Id., 601. 983 L’expression est de l’historien burkinabé Amadou Hampaté Bâ, reprise par Bimwenyi Kweshi, op. cit., 601. 984 Simon, R., Ethique de la responsabilité, Paris 1993, 331. Au registre du concept de loi naturelle, l’architecture de Pacem in terris est, à cet égard, tout à fait instructive, puisque les quatre premières parties utilisent précisément ce concept pour dialoguer avec « les hommes de bonne volonté » et que la dernière seulement fait alors usage de considérations proprement chrétiennes. Le concept devrait donc, en principe au moins et par le sens qui lui est donné, faire l’accord des esprits et ne donner prise à aucune tentative d’impérialisme éthique ou d’appropriation privée de compétence et de légitimité morales. On est ici sur le terrain où le dialogue entre partenaires est possible, souhaitable et même nécessaire dans le cadre de lutte pour la protection de l’environnement aussi bien humain que matériel.
238 5.4.2 Valeurs éthiques de référence 5.4.2.1 Terre, puissance de vie Le Muntu est très attaché à son terroir, terre des ancêtres que nul ne peut « vendre » ni renier.985 C’est un énoncé très significatif, traduisant davantage la conscience responsable de l’homme par rapport à son appartenance à la terre. La terre tient une place prépondérante dans l’existence des Négro-africains, car la civilisation est d’abord agraire. Qu’il soit cultivateur ou éleveur, l’homme se soumet aux rythmes de la nature et ne demande qu’à vivre en pleine harmonie avec les forces naturelles. D’ailleurs entre l’homme et la terre ancestrale, il existe un rapport ontologique intime. Dans certaines légendes, les hommes proviennent de la terre et, le plus souvent, la survie après la mort se situe sous la terre.986 La terre est l’objet de rites divers chaque fois qu’elle est mutilée par des actions humaines telles que les labours, le prélèvement de récoltes, l’extraction de minerai, le creusement de tombes, etc. Certains jours sont même chômés. Chez les Ashanti du Ghana, le jeudi est un jour sacré pour la terre. Chez les Ibo du Nigéria, la terre (Ale) est aussi gardienne de la moralité et possède une gamme étendue de sanctions à l’appui de ses exigences morales. Elle est figurée parfois par une statuette de femme ayant un enfant sur les genoux et tenant un glaive dans la main.987 La terre est féconde et fournit aux hommes la subsistance. Encore faut-il qu’ils se conforment aux rites religieux agraires. Entre les membres du lignage et la terre, il existe une interaction de forces vitales. 988 Selon Alphonse Pierre, cette croyance africaine en la déesse « Terre » existait aussi dans des civilisations antiques européennes et asiatiques. Il écrit notamment : « qu’il est curieux de constater que des scientifiques modernes (Cf. l’hypothèse ‘Gaïa’ de J. Lovelock) développent la théorie que la planète est douée de vie et que des interactions entre les vivants et le processus géographiques et chimiques conduisent à maintenir constamment des conditions favorables au développement de la vie. »989 La nature est pour le Muntu, comme la matrice dans laquelle l’individu se développe et prend forme. Pris dans un réseau merveilleux de relations parentales aussi bien que cosmiques, le Muntu a des droits mais aussi des obligations vis-à-vis de la nature, des autres personnes et des esprits. Aussi l’homme ne se pose-t-il pas en maître des forces physiques, mais s’intègre-t-il dans l’ordre cosmique dont il n’est qu’une composante. Par les rites, il épouse le rythme, il entre en communication avec les puissances surnaturelles. Le Muntu se mêle à la nature ambiante et règle son comportement en fonction d’un système complexe de correspondance dicté par la coutume. Son équilibre, son comportement par rapport à ses divers partenaires s’exprime en termes de santé, bénédiction, prospérité,
985 « La terre des ancêtres ne se vend pas en Afrique ». On se réfère à Marcel Mukadi, op. cit., 156-159, où il développe cet aspect de la terre de façon détaillée. 986 Cf. Van Eetvelde, A. P., op. cit., 219. 987 Ibid. 988 Ibid. 989 Id., 220.
239 tandis que la rupture de cet équilibre est vécue comme maladie, stérilité, malédiction, calamité. C’est dans ce monde visible, que l’homme vise le bien et évite le mal. 990 Très concrètement, la terre, c’est la vie et sans terre, on n’est rien. La terre, c’est le trésor le plus précieux qu’un individu, une famille, un clan, une tribu, une nation peut avoir. La terre est, comme le fait remarquer l’exégète congolais Ngoy Mwaka à propos de la famille traditionnelle israélite, une richesse inaliénable. 991 L’homme sans terre est comme un corps sans âme, dit-on.992 La terre n’est pas seulement une ressource naturelle, mais elle reflète l’identité du peuple. La terre reste, pour la majorité des Africains, le principal moyen de production disponible. Pour vivre, il faut avoir de la terre. Et la terre pour les Africains est plus qu’un moyen de productivité. La terre est la terre des ancêtres qu’on doit jalousement préserver à tout prix. Pour reprendre les mots de Valeer Neckebrouck : « La signification de la terre ne se réduit pas à une simple richesse économique, une valeur d’échange, un lieu exploitable. Elle apparaît autant, et même davantage, comme une réalité sacrée. En effet, la communion avec les esprits ancestraux, chose importante entre toutes, parce que les ancêtres constituent les canaux de force vitale (…)»993 Au Congo, dans la province du Kasaï, il se peut que la plupart des villages portent le nom d’un ancêtre. On dit par exemple, « Bena Mpunga » ou « Bakwa Kalonji » qui se traduit par « les enfants de l’ancêtre Mpunga » ou de « l’ancêtre Kalonji ». Il n’existe pas de terre sans propriétaire. L’on pose souvent la question : « Buloba ebu bwa nganyi ? », qui signifie « à qui appartient cette terre ? », à laquelle on répond qu’elle appartient non à tel individu mais à l’ancêtre Mpunga ou Kalonji. Un étranger qui reçoit l’autorisation du chef du village de cultiver une surface de terre ou qui a acheté une portion de terre pour ses affaires ne dira jamais que la terre lui appartient mais qu’elle appartient aux « Bena Mpunga ou Bakwa Kalonji ». Car la terre ne se vend pas mais elle se prête. Même de nos jours, la grande société minière du diamant au Congo, la MIBA en sigle, 994 continue à payer des impôts aux chefs de terre des Bakwanga et à recourir à eux pour les cérémonies traditionnelles pour la bénédiction de l’exploitation minière. Bien que ce soit une société
990 Cf. Joseph Mfochivé, op. cit., 94-95. 991 Cf. Jean Jacques Ngoy Mwaka, Le visage de la famille dans l’Ancien Testament, in : EgliseFamille ; Eglise-Fraternité, Kinshasa 1997, 155. 992 Cf. Neckbrouck, V., « Le onzième commandement. Etiologie d’une église indépendante au pied du mont Kenya », in : Nouvelle Revue de science missionnaire, Immensee, 1978, 86. 993 Id., 89. On rapproche aussi la conception de la terre par les Africains à celle de Nabot qui refusa de céder sa vigne à Achab. 1 R 21, 2-3 : Achab parla ainsi à Nabot : « Cède-moi ta vigne pour qu’elle me serve de jardin potager, car elle est tout près de ma maison ; je te donnerai en échange une vigne meilleure ou si tu préfères, je te donnerai l’argent qu’elle vaut ». Mais Nabot dit à Achab : « Yahvé me garde de te céder l’héritage de mes pères ! » 994 MIBA, c’est la Mine de Bakwanga. Le nom même indique que la mine appartient aux propriétaires de la terre, les Bakwanga. Kwanga est l’ancêtre commun des Bakwanga, c’est à lui et à toute sa progéniture que la terre revient. Si telle est la place qu’a la terre aux yeux des populations, vouloir leur arracher la terre pour n’importe quel motif peut provoquer des conflits néfastes.
240 d’Etat, les autorités de la MIBA reconnaissent le droit à la terre des originaires du lieu. C’est la terre de leurs ancêtres.995 La terre a un rôle incommensurable.996 Ce type de dépendance vitale entretient une vie de relation intensive avec le cosmos et une volonté fondamentale de conciliation et d’union. Le professeur Joseph Ki-Zerbo, cité ici par Alphonse Pierre, dit à ce propos : « cherchant à s’accorder, à communier avec la nature et soumis à ses cycles, l’homme noir n’aspire pas vraiment à la maîtriser. L’ambition est de participer avec toutes les forces cosmiques plutôt que d’en entreprendre la conquête systématique ou agressive ».997 Donc, la terre, avec ce qu’elle contient, reste la réalité grâce à la quelle et par laquelle l’homme existe et vit. Elle est valorisée comme la créatrice et la nourricière de toute vie. De cette conviction, il résulte un impératif éthique évident : de la nature dépend la vie de l’homme. Quel que soit le type d’activité qui lui permet de satisfaire ses besoins vitaux, l’individu humain fait partie de la nature et en subit constamment l’emprise. C’est dans son environnement qu’il puise les bases de sa vie et de sa culture. Celle-ci est précisément une action collective persévérante pour tirer de la nature qui l’entoure des conditions de vie ordonnée et aussi prospère que possible. 5.4.2.2 Totémisme et respect des végétaux Les animaux jouent un rôle considérable en Afrique. 998 Le Muntu reste en contact permanent avec les réalités de la nature, avec le monde animal omniprésent. A l’occasion de plusieurs événements dans le processus de la croissance humaine, comme de l’initiation de l’adolescent ou de l’investiture d’un chef, à la suite d’une vision ou d’une révélation survenue pendant la retraite dans le bois sacré, s’institue alors un lien de parenté avec un animal choisi comme protecteur et comme homologue : c’est le principe du totem. 999
995 Cela paraît un peu bizarre, mais telle est la réalité du peuple kasaïen jusqu’à ce jour. Même au sein du village de Bena Mpunga, il y a une terre appropriée que personne d’autre ne peut cultiver sauf le descendant des « Bena Mpunga ». 996 Cf. Jean Jacques Ngoy Mwaka, op. cit., 155. Ce que le professeur Jean Jacques Ngoy dit à propos de la terre chez les israélites reflète la même réalité chez beaucoup de tribus africaines. « La famille traditionnelle israélite avait comme richesse la terre qui était inaliénable. Cet héritage ne pouvait subir aucun aléa du monde moderne telles l’exploitation, l’expropriation, ni aucune autre forme d’aliénation. C’est donc elle qui en assurait la protection. Car la terre familiale était l’objet de la promesse patriarcale et de la continuité historique entre les générations. Elle est aussi le signe de l’identité d’un peuple. Elle jouait le rôle central dans l’expérience de la religion de l’alliance. L’appartenance de l’individu à une famille qui possédait la terre lui donnait le droit et le privilège de faire partie du peuple de l’alliance. La terre et ses obligations devraient se transmettre d’une génération à une autre par l’enseignement des parents ». 997 Van Eetvelde, A. P., op. cit., 226. 998 Cf. John Mbiti, Religions et philosophie africaines, Yaoundé 1972. 999 Cf. Oscar Pfouma, Histoire culturelle de l’Afrique Noire, Paris 1993 ; Id., Peuples du Sénégal, éditions Sépia, 1996 ; Bickel-Sandkötter, S., la Cosmogonie égyptienne avant le nouvel empire, Fribourg 1994. Quelques exemples d’ordre général : L’abeille est, pour les Soudanais,
241 Le culte d’animaux vivants, considérés comme des incarnations de la divinité, et proposés à la vénération des fidèles dans les temples, était une caractéristique de la religion égyptienne. De leur temps, chaque nome vénérait une espèce animale particulière et la considérait tout entière comme divine sur l’étendue de son territoire. L’on sait, en outre, que les enseignes traditionnelles des grandes provinces, le culte rendu aux arbres et aux animaux sacrés, les reliques de certains temples, 1000 sont autant de survivances de la dévotion que les Egyptiens préhistoriques (période du Néolithique, 7000-5500 av. J.C.) adressaient aux forces incarnées dans les plantes, dans les minéraux et surtout dans les animaux. Il n’est à peu près pas de divinité qui ne puisse revêtir l’aspect de quelque bête, utile ou redoutable, prestigieuse ou singulière. La valeur morale renfermée dans le système totémique, que l’on trouve dans chaque culture humaine, consiste à démontrer les liens qui relient l’homme à son univers dont tous les éléments sont bien classifiés. Certaines personnes peuvent donc avoir un totem, sorte d’ « alter ego » animal, qui est la réincarnation d’un ancêtre, à l’exemple de la panthère en pays Bamileké au Mali. Le totémisme repose donc sur la croyance que l’homme est en même temps lui-même et l’animal ou la plante totémique de son clan. C’est pourquoi, dans la plupart des cas, l’animal ou la plante totémique ne peut être consommé. Il ressort de tout cela que l’univers, pour les Africains, est religieux. La nature n’est pas un objet ou un phénomène vide et impersonnel : elle est emplie d’une signification religieuse.1001 Jean Marc Ela parle de la civilisation africaine comme celle des symboles ; et que l’Africain serait à mieux comprendre sous cet angle de sa relation avec le monde des symboles : « Die afrikanische Zivilisation ist in gewisser Hinsicht eine Zivilisation des Symbols. Nur so kann der Afrikaner seine Beziehung zum Universum zum Ausdruck bringen. Wer ihn dieser Symbolwelt beraubt, nimmt dem Menschen sein Selbstbewusstsein und die Überlebenschance.“1002
un personnage de fable symbolisant l’homme et l’amour. A l’oiseau Calao sont rattachées toutes sortes de croyances magiques. Il est symbole de sagesse et de paix. Dans la cosmogonie chez les Sénoufos (tribus du Soudan, Côte d’Ivoire et Bénin), les cinq formes animales primordiales, au temps du chaos d’avant la création de l’homme, sont les suivantes : le caméléon, le serpent, le crocodile, la tortue et le Calao. Ainsi le serpent symbolise le membre viril ; la forme ronde de la tortue rappelle la matrice de la femme, qui n’est autre que la matrice céleste ; tandis que le Calao, avec son long bec et son ventre proéminent, est associé à la femme fécondée, donc prête à donner la vie. Le crocodile figure comme l’un des animaux primordiaux qui aidèrent le Créateur à ordonner l’univers. Il détient le pouvoir magique qui permet de transformer les choses, pouvoir propre aux animaux ayant aidé à la construction du monde. Son corps contient des puissances magiques qui en font un animal royal. Mais dans son aspect négatif, le crocodile figure le sorcier et symbolise les forces maléfiques. 1000 Cf. Hornung, E., Les Dieux de l’Egypte, 1986 ; Hart, G., Mythes égyptiens, Stuttgart 1993 ; Mubabinge Bilolo, Les cosmo-théologies philosophiques d’Héliopolis et d’Hermopolis, Kinshasa-Munich 1986 ; Théophile Obenga, La philosophie africaine de la période pharaonique, Paris 1990 ; John Mbiti, Religions et philosophie africaines, Yaoundé 1972. 1001 Cf. John Mbiti, op. cit., 67. 1002 Jean Marc Ela, Mein Glaube als Afrikaner. Das Evangelium in schwarzafrikanischer Lebenswirklichkeit, Freiburg im Breisgau 1987, 49.
242 En ce qui concerne le respect dû aux végétaux, le symbolisme africain imprime ici aussi sa marque. Le symbolisme de l’arbre rejoint le symbolisme universel : jonction du ciel et de la terre, ses racines cohabitent sous terre avec les ancêtres, son tronc partage les soucis des vivants, renforçant leur entente en les réunissant autour de lui à l’occasion de certains rituels, tandis que ses branches se balancent dans la demeure des esprits d’EnHaut. Un peu partout en Afrique, l’arbre est considéré comme le siège des puissances supérieures redoutables. Il joue le rôle de gardien du village et met en garde toute personne étrangère qui s’y aventure avec une mauvaise intention. Pour mettre en exergue l’importance de la nature végétale dans l’éthique négroafricaine, qu’il soit évoqué ici la place de cette nature dans les ordalies. 1003 Dans la palabre, ce lieu de mise en scène de la résolution du conflit, l’ordalie est cette épreuve qui établit la culpabilité ou l’innocence de l’accusé là où la sagesse des hommes se trouve en manque d’informations sur le cas en litige. L’ordalie ne concerne pas seulement l’accusé, elle est tournée plus vers l’accusateur. Dans ce cas, elle sert à vérifier le sérieux de l’accusation afin d’éviter des plaintes fantaisistes. L’accusateur doit se soumettre à l’épreuve afin de rendre crédible sa démarche. En dehors de plusieurs pratiques qui entraient en jeu comme la foudre que l’on supposait commander si l’accusé mentait, ou le poison que l’accusé arrivait à boire sans mourir pour prouver son innocence, l’épreuve de la pesanteur était la plus pratiquée. En effet, l’individu accusé grimpait sur un arbre assez élevé jusqu’au sommet. Une fois au sommet, il réaffirmait son innocence et se laissait tomber dans le vide. S’il disait la vérité, il ne devrait avoir aucun mal. Un processus très extrême qui n’est vraisemblablement plus en cours sur la terre africaine. Ce qui est à remarquer, c’est que la nature végétale est opératrice. Elle est comme un sujet agissant. Tout se passe comme si la nature reléguait les humains au second rang et prenait sur elle le droit de prononcer le jugement. C’est la nature qui donne la parole dans ce cas – les juges après avoir observé l’ordalie se prononceront – et structure le contenu de celle-ci ; la sentence est orientée en fonction du résultat de l’ordalie. Cette représentation de la nature comme juge montre une nature qui est soucieuse d’établir l’ordre social.1004 En mettant un terme à la suspicion par l’ordalie, « la nature renforce l’ordre et le régime de la loi juridique ».1005 La nature joue donc ici le rôle de témoin. Le serment prononcé utilise plusieurs éléments de la nature allant des réalités physiques comme la foudre en passant par l’eau, la terre et d’une façon générale le monde végétal. A la suite de cette approche du Muntu face à la nature, Godefroy Bidima dira : « Par cet engendrement des rôles, la Nature est ce qui fait lien. Liant les humains au monde environnant, liant les humains à leurs ancêtres, liant les générations entre elles. Plusieurs cultures africaines conçoivent en général l’homme comme venant de la Nature, cette relation de provenance a été érigée en relation d’équivalence ; l’Africain serait un être en fusion avec la Nature. Il serait dans sa Nature de ne pas se distinguer de la Nature. Il n’analyserait pas les objets, il vibrerait avec eux, il ne découperait pas la Nature en menus morceaux, il sympathiserait avec elle, il ne se poserait pas en individualité au sein
1003 Cf. Jean Godefroy Bidima, “La nature en Afrique: trajets et projets”, Africa e Mediterraneo (Filosofia in Africa) n°53, Bologne 2005, 3-5. 1004 Id., 4. 1005 Ibid.
243 d’une communauté, il serait plutôt un morceau de mana, cet esprit du monde qui structure le tout. C’est à ce titre qu’on dit de l’Africain qu’il est intuitif parce qu’étant ‘l’homme de la Nature’. »1006 On peut, en outre, observer que l’Africain entretient à la fois, en fonction de la variation des climats, de la végétation et de la faune, des relations d’implication et de com-plication avec la Nature. Implication : il est immergé dans (in) la Nature ; com-plication : il émerge de la Nature (ex) et avec (cum) elle. Et pour émerger avec la Nature, il faut qu’il y ait à la fois unité de substance et distinction des plans. L’homme est d’un autre plan.1007 Ainsi Godedroy Bidima conclura : « En Afrique, entre l’homme et la Nature, la Nature et la culture il n’y a ni scission, ni fusion mais com-position. N’étant pas l’un ou l’autre, ni même l’un et l’autre, mais plutôt l’un dans l’autre (l’Africain est dans – inest – la Nature), la Nature et la culture s’expriment l’un par l’autre. C’est cette relation à la fois conjonctive et disjonctive qui rend possible le fait que l’Africain et la Nature conaissent ; c’est-à-dire naissent non pas l’un à côté de l’autre, mais l’un à l’autre. La question des rapports de la Nature et de la culture devient donc celle de la co-présence, la Nature en Afrique n’est pas tout simplement, elle est co-présente (adest), l’Africain à son tour est co-présent à la Nature. »1008 Alors comment édifier les normes de cette coprésence et les formes de cette connivence ? Tel est l’horizon1009 et le défi de l’Africain aujourd’hui. 5.4.2.3 Impératifs éthiques de la membralité avec la nature Au regard de ce que l’on vient d’exposer sur la relation cosmique, il se dégage trois impératifs éthiques qui sous-tendent la pensée négro-africaine sur la nature. Le premier impératif en est qu’à la nature, avec tout ce qui y contient et l’entoure, est dû une certaine vénération. Celle-ci est précisément un impératif éthique, car la nature est la manifestation de Dieu, l’expression de sa puissance et de sa bienveillance. Lorsqu’un Africain se place devant une grosse pierre pour pouvoir offrir son offrande, cette pierre n’est pas en soi une force ou une puissance vénérable, elle « personnifie » la propriété surnaturelle du sacré.1010 Ce respect vaut aussi dans plusieurs sociétés négro-africaines pour les montagnes, les arbres, et certains autres animaux. Néanmoins, il est évident que dans le schème de pensée africaine, aucune de ces êtres ou choses n’est Dieu. Ils sont créatures et l’on reconnaît en eux une certaine divinité qu’ils renferment, pour peu qu’ils existent par la libre volonté et la puissance de Dieu. Ces êtres « représentent » la divinité et aident l’humanité à ne pas perdre de vue cette réalité.1011 Cette représentation des
1006 Id., 5. On reconnaît dans ce point de vue la trace des ethnologues africanistes comme l’allemand Leo Frobenius qui affirmait que « le Nègre est l’homme de la Nature », continué par d’autres Africains comme Léopold Sédar Senghor. 1007 Ibid. 1008 Ibid. 1009 Ibid. 1010 Cf. Laurenti Magesa, op. cit., 68. 1011 Ibid.
244 choses, Charles Nyamiti la nomme « hiérophanie » ou « manifestation du sacré ».1012 Ainsi conclut-il : „Somit darf niemand Kreaturen, insbesondere belebte Kreaturen, gefühllos behandeln oder ungestraft misshandeln.“1013 Ou pour le dire avec Yosiah Young: „Die Ahnen lehren uns, dass (...) wir auf diese Erde hören und ihren Puls fühlen müssen, wenn wir unsere Verbindung zum Heiligen erkennen wollen.“1014 Le deuxième impératif constant dans la pensée éthique négro-africaine est l’évidence que de la nature et tout ce qui y contient dépend la vie humaine. La religion africaine insiste toujours sur le fait que « la terre est notre domicile et que de sa fertilité dépend l’existence de l’humanité ».1015 Vincent Mulago rappelle ici que bien que l’on constitue une communauté de vie entre humains, cette communauté, on la fait également avec le reste des créatures sans lesquelles la communauté humaine ne tiendrait pas.1016 Le troisième impératif implique l’évidence selon laquelle la terre est un don gratuit à l’humanité. Par conséquent, tous les hommes ont le même droit d’accès à ce don et à ses ressources. Cela vaut surtout pour les éléments essentiels à la vie comme le sol, l’air, l’eau, le feu, etc. qui ne doivent pas être arrachés (ou privés) à un peuple, à un clan ou à un groupe d’hommes. C’est en communauté que ces ressources doivent être utilisées et ménagées. Le rôle incombe aux dirigeants de veiller à la bonne gestion de ces ressources. L’abus d’usage qui conduit à la diminution de la force vitale et au dysfonctionnement de la communauté est réprimable, et c’est le chef qui en porte le poids. 1017 En outre, puisque les hommes sont tous fils de Dieu, personne ne s’arrogerait alors le monopole d’accès aux ressources naturelles que Dieu a donné dans sa bienveillance pour le bien-être de tous. C’est ce que Laurenti Magesa formule dans la citation suivante, pour justifier la nécessité de protéger la création : „Da alle Menschen Kinder Gottes sind, kann niemand behaupten, er besitze ein Eigentumsmonopol auf jene Aspekte der Schöpfung, die Gott nach seinem Willen zugunsten des Gemeinwohls in öffentliche Treuhändlerschaft gegeben hat. (...) Im ethischen Verständnis der Afrikaner hat Gott den Menschen durch die Ahnen und die noch lebenden Führer die Welt zu deren Gebrauch geliehen unter der Bedingung, dass die Welt in gutem Zustand gehalten und von allen genutzt wird, um das Leben, gute Beziehungen und Frieden zumindest innerhalb des Clans oder der ethnischen Gruppe zu fördern. Verstößt die Menschheit gegen diese Bedingungen, verwirkt sie sich ihr Recht auf die Welt und hat es häufig nicht anders verdient, als bestraft zu werden, wenn sie ihr Vergehen nicht durch Opfer oder Opferhandlungen wiedergutmacht.“1018
1012 Cf. Charles Nyamiti, African Tradition and the Christian God, Eldoret, 66, cité par Laurenti Magesa, op. cit., 69. 1013 Ibid. 1014 Young, J. U., “Out of Africa: African Traditional Religion and African Theology”, in: D. Cohn-Sherbok, World Religions and Human Liberation, New York 1992, 107, cité par Laurenti Magesa, op. cit., 69. 1015 Ibid. 1016 Cf. Vincent Mulago, “Vital Participation”, in: Dickson/Ellingworth, Biblical Revelation and African Beliefs, 149, cité par Laurenti Magesa, op. cit., 69. 1017 Cf. Laurenti Magesa, op. cit., 70. 1018 Id., 70-71.
245 Toutefois l’éthique négro-africaine n’interdit pas le principe de propriété privée ; elle ne peut pas non plus se permettre de l’interdire. Elle reconnaît la propriété privée aussi bien que la propriété commune. Si elle insiste sur la propriété commune, c’est pour souligner le principe de l’inclusion. En d’autres termes, les principes d’exclusion et d’inclusion doivent être équilibrés dans leur application. C’est pourquoi la tradition prescrit habituellement le cadre d’utilisation dans le cas de la possession privée de biens, sans que le bien de la communauté soit entamé. En tout état de cause, c’est l’harmonie communautaire qui est à protéger contre l’arrogance et l’avidité. Car, selon le principe d’inclusion, c’est toute la famille qui attend jouir de biens de son membre. Dans tous les cas, la propriété privée est principalement de nature communautaire.1019 Puisque le bien-être individuel s’inscrit dans le concert communautaire, le but de chacun sera celui d’utiliser ou de posséder les ressources de sorte que la base communautaire soit sauvegardée ; c’est dire que l’on doit rester ouvert et disposé au partage là où le besoin se fait sentir. Donc, au registre de l’utilisation ou du partage des biens naturels, le principe de justice reste une priorité. Il se fonde sur l’évidence de foi selon laquelle les ressources de la terre appartiennent à tous les hommes, avant que l’un ou l’autre individu fasse d’une portion sa propriété privée. Encore ici faut-il que les responsables à tous les échelons des institutions sociales et économiques soient conscients de leur devoir de conserver l’harmonie communautaire, et la promouvoir. C’est ce que Laurenti Magesa insinue: „Führer sind gleichzeitig ‘Wirtschaftsplaner’, und ihre Führungsrolle ist ein wichtiger Faktor für die Produktion, Bewahrung und Verteilung der Ressourcen der Gütergemeinschaft. Sowohl die religiöse Struktur als auch das Gemeinschaftsgefühl sollen einerseits negative Elemente zügeln, die das individuelle oder gemeinschaftliche Wohl in Gefahr bringen könnten, und andererseits jene positiven Elemente so weit wie möglich fördern.“1020
Conclusion A travers ce chapitre, l’on s’est efforcé de développer la pensée négro-africaine de la membralité dans sa pulsation interne et dans ses rythmes essentiels. Les trois éléments essentiels de la « Weltanschauung » négro-africaine dont l’ontologie religieuse, le sensus communis et la relation à la nature non humaine ne sont pas seulement partagés par la plupart de sociétés africaines, ils constituent également la vraie foi biblique. Plus généralement, s’il est vrai que la relation est au cœur de la philosophie de la religion bantoue aussi bien que de la systématisation théologique, elle importe à la définition même du terme religion. Par quoi, au plan d’une anthropologie chrétienne, il est légitime d’entendre d’abord le fait que l’homme est par son être en réciprocité interpersonnelle avec Dieu, car la révélation n’est possible que si elle est divino-humaine. Ensuite et par suite, que la reconnaissance de cette relation est constitutive de l’accomplissement de son
1019 Id., 272. 1020 Id., 276.
246 être. La quête du salut y est l’un de ses axiomes fondateurs.1021 Le défaut de cette reconnaissance en ferait un être mutilé et incomplet. L’oubli de la relation a des symptômes comparables à ceux de l’oubli de l’être en philosophie. Pour la conscience religieuse ce n’est ni Dieu seul ni l’homme seul qui compte mais l’un et l’autre en corrélation. Les conséquences sont considérables, comme nous les avons développées chaque fois en termes de valeurs de référence ou des normes éthiques. Le système relationnel bantou révèle aussi la vocation théologique de l’homme. En proposant donc une recatégorisation de la relation, on dispose d’un axe de recherche conjointe où l’on peut entreprendre d’harmoniser les relations à Dieu, avec autrui et avec le cosmos. La recherche de cette harmonie entre les êtres est précisément le rôle principal qui incombe à l’homme dans l’ordre du monde. Son rôle n’implique absolument pas qu’il doit faire tout ce qui lui plaît à lui seul. Ce rôle ne signifie pas que l’humanité traite les sphères aussi bien visibles qu’invisibles sans respect, car le respect de toute la création constitue effectivement un des éléments éthiques de l’ordre du monde. Vivre en harmonie non seulement avec l’humain, mais aussi avec le reste de la création constitue le nœud de ce que l’on pourrait nommer : « la finalité de l’homme ».1022 John Mbiti, pour sa part, poursuit dans le même sens lorsqu’il conclut que les mondes physique et spirituel sont deux dimensions d’un seul et unique monde.1023 Par ailleurs, la vision que la société agraire garde en permanence devant les yeux est celle du cosmos et le modèle auquel elle se réfère est celui de la vie, comme on a pu l’élucider. On peut appeler cela, avec René Bureau, la cosmobiologie1024. Le Muntu est inclus, ni plus ni moins que les autres êtres vivants, dans la réalité cosmique. Il n’est pas propriétaire de la nature, mais son usager. Chez le Muntu, les démarches de l’esprit partent du tout pour rendre compte de la partie. La synthèse est donnée avant l’analyse. La réalité matérielle n’est pas découpée ; elle est constamment appréhendée, comme l’homme lui-même, selon le lieu qui lui est assigné dans l’ordre général. 1025 Le Muntu est considéré comme un élément de la nature, « il fait partie de la biosphère ». Cela étant, l’on pense que la reprise sérieuse de la grandeur originelle de l’être, donc du Muntu, et ce par une consécration des principes que nos ancêtres ont reconnu comme fondamentaux, à l’instar de la justice, la solidarité, le respect, l’amour du prochain, est l’une des pistes capitales du bien-être des Congolais, pourquoi pas des Africains. Toute politique de développement qui ne consacrera nullement en son sein les valeurs humaines les plus significatives qui soient, sera vouée à l’échec. L’humanisme intégral africain, que l’on a essayé de décrypter dans ce chapitre, se spécifie en ce qu’il fait du Muntu un être véritablement participatif.1026
1021 Francis, J., « Avec. Intersubjectivité ou réciprocité interpersonnelle? Implications d’un changement de paradigme », in : Olivetti, M. M. (éd.), Intersubjectivité et théologie philosophique, Antonio Milani 2001, 78. 1022 Cf. Laurenti Magesa, op. cit., 81. 1023 John Mbiti, Introduction to African Religion, 38. 1024 Bureau, R., op. cit., 112. 1025 Ibid. 1026 Roger Bastide, cité par Rudy Mbemba, op. cit., 3.
247 L’homme est donc sujet d’une relation tripolaire théo-andro-et -cosmo-polaire qu’il devra exercer dans une liberté définie. 1027 Il y a là une finitude qu’il convient de reconnaître avec modestie, et qui devrait engagée toute l’action humaine en tant que tel. En d’autres termes, l’homme, comme être relationnel, ne devrait pas perdre de vue qu’en méconnaissant la loi divine et les lois de la nature, il travaille à sa propre perte. E. F. Schumacher parle carrément dans ce sens de l’homme comme perdant (Verlierer) lorsqu’il dit : « Que l’homme moderne ne se reconnaît pas comme partie intégrante de la nature, mais plutôt comme possédant une force qui lui vient d’ailleurs et qui lui permet de dominer la nature. Il parle même en terme de lutte contre la nature et oublie qu’il serait du côté de perdant, s’il gagnait cette lutte ».1028 L’important est de redevenir capable de s’orienter dans la pensée et l’action, selon la perspective d’enracinement, d’interaction avec la nature environnante.
1027 Par rapport à cette liberté définie, Michael Schlitt poursuit en ces termes : „Durch sein leibliches Dasein ist dem bewussten geistigen Leben des Menschen vieles einfach vorgegeben, was er hinzunehmen, womit er sich abzufinden und auseinanderzusetzen hat. Durch körperliche und geistige Anlagen und Erziehung, durch das sittliche, religiöse und weltanschauliche Milieu sowie durch die nationalen, sozialen, politischen und kulturellen Einflüsse ist das Dasein des Menschen von innen und außen her gestaltet, sogar zum Teil unausweichlich bestimmt. Möglichkeiten unseres Wollens und Handelns sind uns vorgezeichnet, aber auch Grenzen der Freiheit auferlegt. Bei dem naturalen Bedingungsfeld verhält es sich nicht anders. Auch hier eröffnen sich dem Bereich menschlichen Handelns sowohl Möglichkeiten als auch Grenzen. Die Natur weist bestimmte, festgelegte Strukturen auf, innerhalb deren allein der Mensch handeln kann. Sie nimmt den Rang eines unbeliebigen Dispositionsfeldes ein und darf daher nicht mit beliebig formbarem Rohmaterial gleichgesetzt werden. Ja, man kann sogar sagen: Außerhalb dieses Bedingungsfeldes ist Menschsein nicht möglich. Der Existenz des Menschen auf Erden sind also natural unbeliebige Grenzen gesetzt, sieht man einmal von dem aus sittlichen Gründen geforderten Daseinsopfer ab.“ Cf. Schlitt, M., op. cit., 32. 1028 Schumacher, E. F., Die Rückkehr zum menschlichen Maß. Alternativen für Wirtschaft und Technik, Karlsruhe 1993, 12; Cf. aussi Häring, B., Frei in Christus. Moraltheologie für die Praxis des christlichen Lebens, Band III, Freiburg-Basel-Wien 1981, 198.
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Chapitre 6 : Théologie africaine de la reconstruction Introduction Les bases de la structure membrale du Muntu étant posées, il est question d’imaginer comment elles peuvent être à nouveau mises en valeur pour le bien-être du Muntu. A ce niveau, on trouve pertinent de lier les convictions profondes, qui animent le Muntu et font de lui un être-avec, aux réflexions théologiques en cours pour l’avènement de la reconstruction de l’Afrique. Il s’agit de rester à l’écoute du souci profond du Muntu, en vue de déchiffrer le sens de la Parole du Dieu vivant qui vient à sa rencontre dans la complexité du vécu quotidien. Comme l’évêque camerounais Albert Ndongmo aimait à le redire : « l’Eglise ne peut conduire au ciel comme si la terre n’existait pas »1029. Il n’en est pas autrement dans Gaudium et Spes, où toutes les questions relatives à la terre sont au cœur des préoccupations du Royaume de Dieu. A partir de la base structurelle et identitaire qui définit un peuple, une pensée philosophique ou théologique peut alors être logiquement fondée comme ligne conductrice de la reconstruction. La théologie de la reconstruction inclut précisément dans sa pensée Dieu, l’homme et la nature environnante. Elle se veut, au niveau de la pensée, une contribution à la reconstruction à la fois mentale et matérielle dans une sphère englobante et harmonisée. Le verbe « construire » lui-même renferme un sens savant : du latin « construēre », construire avec, construire ensemble, ou encore restructurer ensemble, édifier ensemble. Comme l’Africain n’a pas bien construit, il doit re-construire avec la participation de ses concitoyens, et ce avec égard sur tout son environnement qu’il doit intégrer, pour que son entreprise s’inscrive dans la durée. Jean Marc Ela le dit : « Le développement humain, économique et social est un processus global qui doit s’harmoniser avec les exigences de la ‘durabilité’ »1030. Il convient alors de repenser la théologie ou les tâches de l’Eglise en y intégrant absolument la problématique environnementale. Pour bien s’y prendre, l’Africain doit éviter le danger de s’arrêter aux simples réactions revendicatrices de son identité. Elle est certes importante, l’affirmation de l’identité morale et culturelle en vue de fonder son sens de responsabilité. Cependant, la recherche de l’identité ne doit pas rimer avec le repli sur soi ou se développer dans le sillon de l’antagonisme AfriqueOccident, parce que l’acquisition du rapport moral à soi ne peut être séparable de celle du rapport moral à autrui. 1031 L’Africain doit opérer un sursaut qui l’amène à passer à l’acte créateur de son avenir, en s’appuyant sur le présent avec les incommodités et les chances qu’il présente, mais aussi en tenant compte du passé avec ses valeurs qu’il faut réactualiser et ses contre-valeurs qu’il faut éviter de reproduire. C’est la tâche à laquelle la théologie de la reconstruction s’adonne. Pour rester dans le cadre théologique, l’option d’une éthique théologique de la reconstruction, en vue de contribuer au débat sur l’avenir du continent serait un lieu favorable de faire survivre la conscience de l’être africain profond. Dans ce chapitre, l’on définira en
1029 Cf. Mgr Albert Ndongmo, « L’Eglise, levain du monde », in : L’essor des jeunes, 1 mars 1970, cité par Jean Marc Ela, Repenser la théologie africaine, 125. 1030 Jean Marc Ela, op. cit., 125. 1031 Cf. Genard, J.-L., Sociologie de l’éthique, Paris 1992, 116.
250 premier, de façon succincte, le cadre historique de l’émergence de la théologie africaine. Puis, il sera question de développer quelque peu la théologie de la reconstruction selon les perspectives du théologien luthérien congolais Kä Mana. Enfin, toujours dans la suite du même penseur, l’on tentera une inculturation de l’éthique écologique chrétienne.
6.1 Situation de la pensée théologique négro-africaine1032 Qu’il soit dit de prime abord que l’intention n’est pas de retracer toute l’histoire de la théologie négro-africaine dès ses débuts.1033 Mais par souci de cohésion historique, afin de pouvoir parvenir à la théologie de la reconstruction, il convient qu’on rappelle en grandes lignes le paysage théologique dans l’espace négro-africain. 6.1.1 Première phase : Redécouverte de l’identité Le paysage théologique négro-africain est essentiellement dominé par les théologiens chrétiens autochtones qui, dès 1956, avaient repris à leurs propres frais et sur des bases nouvelles la problématique, déjà présente chez les missionnaires blancs, de la relation entre christianisme et culture africaine. Cette première phase se veut une réflexion théologique qui cherche à retrouver la spécificité de l’identité morale et socioculturelle africaine que le colonialisme et une certaine forme d’évangélisation ont désorganisée et même détruite dans une certaine mesure. A cette rencontre entre l’Occident et l’Afrique, ou plutôt à ce choc entre deux mondes, le théologien et philosophe camerounais Fabien Eboussi-Boulaga a donné l’expression la plus juste et la plus réaliste : « Ce fut l’expérience d’une défaite totale et d’une désarticulation complète des principes d’existence. »1034 Et Kä Mana d’ajouter : « Depuis quatre siècles, cette défaite totale est le défi majeur que nos peuples, de génération en génération, cherchent à relever. Ni plus ni moins, notre continent a eu et a encore pour tâche de se donner une nouvelle cohérence d’être et une nouvelle articulation de soi, suite à l’écroulement de son monde et aux turbulences profondes dues à sa débâcle face aux pays occidentaux. Après l’effondrement de ses structures sociales, de ses systèmes symboliques, de ses repères de connaissance et de ses
1032 On s’appuie sur deux livres du théologien congolais Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise. Christianisme et reconstruction de l’Afrique, Paris 1993 ; Id., Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ, Paris 1994. 1033 Pour en savoir davantage sur les origines de la théologie négro-africaine, le livre, Les thèmes majeurs de la théologie africaine, Paris 1989, du théologien congolais Alphonse Ngindu Mushete, en constitue une bonne synthèse des problèmes, des thèmes et des thèses majeurs. En outre, en 1957 paraît à Paris, le livre Des prêtres noirs s’interrogent. Composé des contributions de plusieurs prêtres noirs désireux de se situer clairement face au christianisme en tant que religion venue d’Occident, ce livre est aujourd’hui considéré comme le point de départ du mouvement théologique de l’Afrique contemporaine dans sa dimension spécifiquement autochtone. Cf. aussi Chenu, B., Théologies chrétiennes des tiers mondes, Paris 1987. 1034 Cf. Fabien Eboussi-Boulaga, La crise du Muntu. Authenticité africaine et philosophie, Paris 1977, cité par Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise, 23.
251 principes d’organisation politico-culturelle sous le coup du choc colonial et néocolonial, il a à bâtir un imaginaire nouveau et une nouvelle capacité d’initiative créatrice. »1035 La théologie de l’identité est en quelque sorte « une lutte pour sortir du ‘rien’ auquel l’ère colonial a réduit les peuples africains »1036. Les théologiens de ce courant se lèvent contre la mort de l’âme africaine. Ils veulent éveiller ou mobiliser la conscience des Africains à l’importance de retrouver leur identité et leur liberté 1037. Ainsi soutiennent-ils que le message évangélique ne pourra vraiment pénétrer l’âme ou la mentalité africaine que si on cesse de le véhiculer à travers les catégories de la philosophie occidentale pour l’annoncer ou le thématiser à travers la philosophie ou la sagesse africaine 1038. La théologie de l’identité vise la promotion d’une foi chrétienne « solidement ancrée dans le sol profond de l’histoire et des traditions de l’Afrique, capable d’initiative créatrice et de fécondité vitale dans l’œuvre d’évangélisation du continent. »1039 La reprise de cette problématique conduira au projet d’une théologie africaine comme acte de résistance et d’insurrection face à l’Occident. Avec, pour perspective, la redécouverte de l’identité culturelle africaine et l’affirmation de soi dans un acte radical de désaliénation et de libération.1040 En effet, aux yeux de beaucoup d’Africains aujourd’hui 1041, le christianisme a servi de justification humanitaire à l’expansion occidentale et à l’entreprise coloniale.1042 Paravent idéologique pour les conquérants, le colonialisme a
1035 Kä Mana, op. cit., 23. 1036 Id., 32. 1037 Cf. Molyneux, K. G., African Christian Theology. The Quest for Selfhood, Lewiston/Queenston, 1993, 71. Voir aussi Bénézet Bujo, African Theology in its Social Context, New York 1992, 50. 1038 Cf. Molyneux, K. G., op. cit., 57. 1039 Kä Mana, op. cit., 20. 1040 Ce projet a été lancé par un célèbre débat à la Faculté de théologie catholique de Kinshasa en 1960. Le débat portait sur la possibilité même d’une théologie africaine et sur ses conditions d’existence. Pour l’abbé Tharcisse Tshibangu, actuel évêque de Mbuji-Mai, le principe d’une telle théologie était à la fois évident et nécessaire pour les églises et les peuples d’Afrique. Face à ce prêtre congolais, le chanoine belge Alfred Vanneste, affirmait et soutenait l’universalité de droit du discours théologique. Il dénonçait en même temps la tentation de fermeture sur soi pour tout discours sur Dieu qui se présenterait de prime abord comme lié à une culture déterminée. Sur ce débat, voir Th. Tshibangu et A. Vanneste, « Débat sur la théologie africaine », dans Revue du Clergé Africain, 15, 4, 1960, 333-352 ; Oscar BimwenyiKweshi, Discours théologique négro-africain. Problème des fondements, Paris 1981 ; JosephAlbert Malula (cardinal), L’Eglise à l’heure de l’africanité, Ed. de l’Archevêché de Kinshasa 1973 ; Chenu, B., op. cit., 125-135. 1041 Qu’il soit fait allusion à Achilles Mbembe, Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et Etat en société postcoloniale, Paris 1988 ; Fabien Eboussi-Boulaga, Christianisme sans fétiche. Révélation et domination, Paris 1981 ; Id., A contretemps, l’enjeu de Dieu en Afrique, Paris 1991 ; Alphonse Ngindu Mushete, « La théologie africaine, de la polémique à l’irénisme critique », Bulletin de théologie africaine, I, n°1, 1979 ; Oscar Bimwenyi Kweshi, Discours théologique négro-africain. Problème des fondements, Paris 1981. 1042 Kä Mana, op. cit., 16.
252 été, comme l’écrit Mubabinge Bilolo1043, le ferment vital pour investir l’imaginaire de l’homme noir dont le destin apparaissait désormais lié à sa capacité de se convertir à la foi chrétienne et à ses « lumières civilisatrices ». Grâce au christianisme, note encore Mubabinge Bilolo, le travail d’occupation coloniale de l’Afrique par l’Occident a pu s’accomplir jusque dans les consciences et les esprits.1044 Pour les Africains, il s’agit de deux réalités qui se sont soutenues l’une et l’autre et se sont confrontées dans une même entreprise d’occupation du continent noir. Elles se sont nourries d’un même projet qui apparaît actuellement comme une cassure profonde dans le destin des peuples et des civilisations africaines : le projet de la subordination et de la domination de l’Afrique par l’Occident.1045 Les Occidentaux ont pour leur part développé une réflexion théologique sur le monde africain. C’est au cœur de cette entreprise de subordination et de domination que s’insère leur réflexion théologique durant la période coloniale. Qu’elle relève de l’anthropologie culturelle ou de l’ethnologie consacrée à l’étude de la mentalité noire ; qu’elle se présente sous la forme de principes pour transmettre le contenu de la foi chrétienne aux peuples autochtones ou sous la forme d’idées directrices pour les missionnaires occidentaux dans leur intelligence du donné révélé, cette théologie est le triomphe de la parole du vainqueur, qui ne tolère aucune contestation, aucune remise en question ni aucun questionnement autre que ceux qu’elle développe elle-même.1046 Kä Mana dira notamment : « Dans le contexte colonial, le discours théologique dominant fut donc celui de l’Occident sur l’Afrique et sur les Africains. Guidé par la volonté de faire taire l’ancienne parole locale, dont l’orchestration était désormais identifiée à l’espace du ‘paganisme’, il se déployait publiquement seul et rythmait seul les modalités de la vérité sur Dieu. Il manifestait ainsi la subordination mentale où le continent noir était tombé depuis sa rencontre avec l’Occident. Il manifestait également la domination idéologique totale à l’intérieur de laquelle toute production théorique se trouve désormais insérée dans nos pays. Le christianisme étant une des lames de fond de cet espace de domination, sa parole théologique avait valeur de norme nouvelle et de principe régulateur de la vie spirituelle publique. Elle était la force de vérité face à laquelle le discours théologique autochtone se marginalisait, se dépouillait de toute prétention normative et s’exilait dans le ‘maquis’ de la résistance intérieure. »1047 Sur le plan pastoral, trois formes de théologies dites missionnaires verront le jour : celle du salut des âmes (1460-1920), de l’implantation de l’Eglise ou de l’« indigénisation » (1920-1950) et de l’« adaptation » ou des « pierres d’attente » (19501965). La première, qualifiée aussi de tabula rasa culturel, eût l’intention de détruire le « paganisme » local au nom de l’excellence de la civilisation du missionnaire et de la nouveauté inaliénable de l’Evangile confondu avec son incarnation en Occident. La deuxième avait pour but l’implantation de l’Eglise selon le modèle occidental : avec des structures, des rites, des problématiques, des conflits et des ambitions propres aux pays
1043 1044 1045 1046 1047
Cf. Mubabinge Bilolo, Ethnologie et racisme, Kinshasa-Munich 1992. Ibid. Cf. Fabien Eboussi-Boulaga, cité par Kä Mana, op. cit., 17. Cf. Oscar Bimwenyi Kweshi, cité par Kä Mana, op. cit., 17. Kä Mana, op. cit., 17-18.
253 des missionnaires. La troisième, quand l’exigence de table rase culturelle et d’implantation de l’Eglise se sont révélées peu heureuses et théologiquement douteuses, a pu considérer certaines valeurs africaines comme des « pierres d’attente » à partir desquelles le christianisme occidental devait ancrer la foi chrétienne sur la terre africaine.1048 Une des pistes de la théologie de l’identité sera précisément de contester ces théologies missionnaires au nom de l’adaptation nécessaire de l’Evangile aux éléments de la culture africaine et à sa vision culturelle du monde. La base de cette redécouverte identitaire, Kä Mana la comprend comme suit : « L’intuition centrale de cette forme de réflexion se rattache à la négritude et à sa volonté de connaissance de la culture africaine en ses profondeurs. Il s’agit de voir comment, à partir de la conception communautaire de l’existence et de la présence constante de la transcendance et du sentiment religieux dans le quotidien des peuples africains, adapter les grandes affirmations de la foi chrétienne à l’espace social de l’Afrique. Tout élément qui, dans la culture de nos pays, rappelle de près ou de loin le message biblique sera directement mis en lumière comme point d’ancrage possible de la vérité révélée. »1049 Le fait que chaque élément culturel proche du message biblique soit mis en lumière comme point d’ancrage possible de la vérité révélée ne signifie pas badigeonnage ou concordisme. La théologie de l’incarnation justifie cet état des choses. Pour peu que le Christ se soit incarné dans une culture particulière, mais au compte du monde, il est justifiable que chaque peuple l’accueille, lui et sa parole, dans ses propres catégories. Ainsi, on fonde déjà aussi ici l’inculturation1050 du message évangélique. Il est question de structurer la foi chrétienne à partir de l’expérience religieuse africaine, de son « maquis de sens » et de son « bosquet initiatique »1051. Le bosquet et le maquis étant le lieu le plus
1048 Id., 35-36. 1049 Id., 36. De la conviction d’une philosophie bantoue conçue comme force vitale et fécondité de vie, une tendance théologique a vu le jour en Afrique pour penser le christianisme comme force et comme vie. Le prêtre catholique congolais Vincent Mulago et le pasteur protestant togolais Seth Nomenyo en ont tracé le contour. Cf. Vincent Mulago, Un visage africain du christianisme. L’union vitale bantu face à l’unité ecclésiale, Paris 1965 ; Seth Nomenyo, Tout l’évangile à tout l’homme, Yaoundé 1975. 1050 Au sujet de la théologie de l’incarnation ou de l’inculturation et de sa problématique, Cf. Chenu, B., Théologies chrétiennes des tiers mondes, Paris 1987, 142-148. De plusieurs approches définitionnelles faites autour de cette théologie, celle qui recueille le maximum de suffrages est du P. Arrupe, donnée dans sa Lettre sur l’inculturation, du 14 mai 1978, à la suite de la 32e Congrégation générale de la Compagnie de Jésus. En voici le passage central : « L’inculturation est l’incarnation de la vie et du message chrétiens dans une aire culturelle concrète, en sorte que non seulement cette expérience s’exprime avec les éléments propres à la culture en question (ce ne serait alors qu’une adaptation superficielle), mais encore que cette même expérience se transforme en un principe d’inspiration, à la fois norme et force d’unification, qui transforme et recrée cette culture, étant ainsi à l’origine d’une nouvelle création », 142. Cf. aussi Monsengwo Pasinya (Mgr), « inculturation du message à l’exemple du Zaïre », in : Spiritus, n°74 (1979), 96-99. 1051 Les concepts-images de maquis et bosquet sont du théologien congolais Oscar Bimwenyi Kweshi. Ils désignent le fonds religieux et vital à partir duquel l’homme négro-africain parle.
254 profond où le peuple édifie sa vision du monde et son éthique de la vie, c’est en eux qu’il convient de s’enraciner pour entrer en dialogue avec le Christ et son message. Dans le domaine de la morale, par exemple, on a cherché également à élaborer une éthique chrétienne qui réconcilie l’Afrique avec elle-même en revalorisant l’héritage éthico-religieux des ancêtres.1052 Les moralistes se sont attelés à scruter le monde des valeurs morales africaines, ils ont cherché à élaborer une morale qui tient compte de l’identité africaine en passant par le détour anthropologique, c’est-à-dire en essayant de saisir l’homme africain et son monde, parce que comme l’affirme Nyeme Tese, « il y a un lien intime entre la vision du monde (la « Weltanschauung ») d’un peuple et sa conduite de vie (le « Lebenswandel ») ».1053 En fait, la Weltanschauung illumine et conditionne le comportement d’un individu ou d’une communauté1054. Certains théologiens comme Placide Tempels (missionnaire belge au Zaïre), Alexis Kagame (rwandais) et Ntabona (burundais) ont fait ce travail de redécouverte de la philosophie et de l’univers des valeurs socio-morales, notamment dans les pays de la sous-région des Grands Lacs.1055 L’on peut citer ici le sens de la famille, le respect de la nature comme mère nourricière, le respect et la vénération des ancêtres, l’hospitalité. Ces quelques valeurs morales traditionnelles sont considérées comme les colonnes sur lesquelles est érigée la vie morale de ce peuple. Dans le domaine de la connaissance religieuse et de la relation à l’absolu, il importe à l’Africain de requestionner les dynamiques de son univers spirituel pour pouvoir prendre la mesure du contexte nouveau dans lequel il vit et ouvrir un horizon nouveau à sa destinée.1056 C’est donc une phase dans l’évolution de la théologie négro-africaine, laquelle phase se définit dans le contexte purement colonial. 6.1.2 Deuxième phase : Libération anticolonialiste La deuxième phase débute avec l’émergence progressive du mouvement anticolonialiste et l’accession des pays africains à l’indépendance. Les tenants de ce courant théologique développent un discours qui cherche à identifier toutes les sources d’aliénation ou de
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Selon Bimwenyi, seul ce fonds est capable de constituer le socle pour le dialogue de l’Afrique avec la révélation biblique et les mystères religieux venus d’ailleurs. Cf. Oscar Bimwenyi Kweshi, op. cit., 245ss. Cf. Semaines théologiques de Kinshasa, Ethique chrétienne et sociétés africaines. Actes de la seizième semaine théologique de Kinshasa, 26 avril-2 mai 1987, Faculté de théologie catholique, Kinshasa 1987. Nyeme Tese, Ethique en un milieu africain. Gentilisme et christianisme, Suisse 1975, 12. Ibid. Cf. Tempels, P., Plaidoyer pour la philosophie bantu et quelques textes, Faculté de théologie catholique, Kinshasa 1982 ; Cf. Alexis Kagame, « Le fondement ultime de la morale bantu », dans Au cœur de l’Afrique (ACA), n°5, 1969, 231-236 ; Cf. A. Ntabona, « Pour l’exploitation théologique du thème d’UMUTIMA dans la perspective de l’incarnation », dans ACA, n°3, 1978, 136-148, cités par Ndoricimpa Herménégilde, Articulation identité-responsabilité : vers une théologie morale africaine pertinente. Le cas de l’Afrique des Grands Lacs : BurundiRwanda-Zaïre, doctorat, Canada 1998, 98. Kä Mana, op. cit., 23.
255 domination qui affectent l’Africain tant dans son être que dans son avoir pour l’en libérer : la pauvreté, l’exploitation, les guerres, etc. C’est une situation misérable qui commande l’urgence, comme Jean Marc Ela, un des grands théologiens africains de la libération, l’exprime : « Dans la situation que connaît actuellement le continent africain en général, nous sommes confrontés à des défis majeurs autour desquels la théologie doit naître. Si on ne veut pas passer à côté de l’homme concret, le lieu de notre insertion théologique doit être l’homme africain qui est par terre et qui essaye de se relever pour marcher sur ses deux jambes. Ce qui signifie que la théologie doit s’orienter de plus en plus de façon prioritaire vers cette libération à laquelle aspire le continent africain. Un continent profondément marqué par des siècles de servitude, un siècle de colonisation, trente ans de répression, qui a connu des régimes de terreur et de violence. L’Eglise, en promouvant l’évangile, doit contribuer à ce processus. La théologie dont nous avons besoin doit s’inscrire dans ce qui est la mission fondamentale de Jésus-Christ : la libération des pauvres du continent. »1057 Pour que l’inculturation du message évangélique en Afrique noire réussisse, l’on doit stigmatiser toutes les forces négatives qui s’exercent sur l’Afrique et les vaincre. La vraie théologie pour l’Afrique devrait trouver son inspiration dans la vie réelle des gens, dans leur joie et leur peine de tous les jours : elle devrait être une « théologie sous l’arbre »1058 où le théologien est à l’écoute des gens et où il communie à tout ce que le peuple vit de souffrance, mais aussi de bonheur. Cette théologie voudrait faire comprendre à l’Eglise d’Afrique que « Dieu ne se contemple pas seulement dans le silence des sanctuaires et le recueillement des lieux de culte, mais aussi et peut-être principalement dans l’engagement avec et pour les pauvres, ces déshérités qui déchiraient de compassion les entrailles de Jésus lui-même (Mt 9, 36 ; Mc 1, 41, etc.) ».1059 C’est ce même Christ que l’on voudrait voir assumer « les valeurs anthropologiques négro-africaines en se solidarisant avec les pauvres, les faibles, bref avec tous les marginaux de la société. »1060 Pour certains tenants de cette tendance, tout discours théologique, pour être crédible en Afrique, « doit obligatoirement passer par les chemins de la libération »1061. Ils vont même jusqu’à dire qu’ « à l’heure actuelle, et dans le concret des situations que vit notre fin de siècle »1062, il n’y a pas de place pour une théologie qui ne serait pas de libération : « Un ‘discours sur Dieu’ qui tairait la dialectique ‘oppression-opprimé’, et qui ne tiendrait pas compte du parti-pris de Dieu pour les écrasés de tout genre, mériterait tout au plus l’épithète de discours théiste ou une métaphysique, mais ne serait pas une théologie chrétienne. »1063
1057 Jean Marc Ela, « Pour une théologie appropriée. Interview », dans Vivant Univers, n° 408, novembre-décembre 1993, 32, cité par Ndoricimpa Herménégilde, op. cit., 100. 1058 Cf. Jean Marc Ela, Ma foi d’africain, Paris 1985, 215-218. 1059 Ntezimana, « La théologie de la libération sur la sellette », dans Dialogue, n° 114, 1986, 6. 1060 Bénézet Bujo, « La morale peut-elle être chrétienne en Afrique ? », in : Semaines théologiques de Kinshasa, Ethique chrétienne et sociétés africaines, 97. 1061 Donnet, M., « Théologie et libération », dans Dialogue, n° 134, 1989, 49. 1062 Ibid. 1063 Id., 50.
256 Les Eglises africaines sont donc interpellées, par ce discours théologique, pour qu’à l’exemple du Christ, elles prennent parti pour les pauvres, les petits et les « sans-voix », « car, argumente-t-on, Jésus a manifesté une solidarité de prédilection avec les pauvres, les malades, les souffrants, les exclus de la vie sociale et religieuse normale. »1064 Ainsi, la nouvelle période voit surgir des phénomènes nouveaux et décisifs pour le destin de peuples africains. C’est notamment la prise en charge de la foi chrétienne et du travail d’évangélisation par des « prophètes » autochtones qui déclarent avoir reçu de Dieu la mission de prêcher l’Evangile à leurs peuples et de les conduire à la libération totale. 1065 Ce sont des mouvements religieux qui se sont formés autour du message de ces « prophètes » autochtones dont l’impact spirituel a structuré un puissant courant messianique à connotation politique, sociale et religieuse.1066 C’est aussi l’apparition d’une volonté de nouvelle catéchèse dans les églises locales naissantes, avec des pasteurs et des prêtres africains qui s’engagent résolument et visiblement dans la voie d’une foi plus articulée sur la culture locale et sur ses préoccupations fondamentales. C’est enfin l’émergence d’une nouvelle élite politique et administrative dont la conscience, sensible aux valeurs chrétiennes qui l’a formée, travaille à l’avènement de l’indépendance comme nouvel espace de dignité, de justice, d’égalité et de fraternité. Ces phénomènes ont fortement pesé sur les orientations des luttes des peuples noirs durant la période de la décolonisation. Des leaders politiques aux « prophètes » religieux, des agents de l’administration aux élites intellectuelles, rares sont les Africains qui, en ces temps-là, pouvaient prétendre se mouvoir entièrement hors de ce que le christianisme défendait comme valeurs et offrait comme perspectives de relations entre les peuples. 1067 La bataille principale de ce christianisme africain consistait à « devenir véritablement le lieu d’une foi chrétienne africaine, solidement ancrée dans le sol profond de l’histoire et des traditions de l’Afrique, capable d’initiative créatrice et de fécondité vitale dans l’œuvre d’évangélisation du continent. »1068 C’est dans ce contexte d’un christianisme en passe de devenir africain que jaillit la problématique de la théologie africaine.1069 Cette ère que les Africains croyaient être un temps de glorieuse liberté, se verra, peu après, confondue par le temps de la néocolonisation comme mode d’esprit et du néocolonialisme comme système des rapports sociaux entre l’Occident et l’Afrique. 1070 Kä Mana
1064 Kabunga Muhindo, « La rédemption dans le christianisme africain », dans Revue Africaine de Théologie, vol. 18, n° 36, 1994, 204. 1065 On pense ici au prophète Simon Kimbangu au Congo belge et à l’ampleur que prendra le mouvement qui se réclamait de lui pour vivre une foi chrétienne africaine, capable d’allier impératifs d’identité et perspectives politiques d’indépendance et d’autonomie. Au Congo Brazza, ce fut l’emprunt résolument politique d’André Grenard Matsoua. Cf. Kä Mana, op. cit., 18-19. 1066 Cf. Martial Sinda, Le Messianisme congolais et ses incidences politiques. Kimbanguisme, matsouanisme, autres mouvements, Paris 1972. 1067 Cf. Kä Mana, op. cit., 19. 1068 Id., 20. 1069 Cf. Tharcisse Tshibangu et Alfred Vanneste, Débat sur la Théologie africaine, dans Revue du Clergé Africain, n°15, 1960, 4. 1070 Kä Mana, op. cit., 20.
257 dit à ce propos : « Avec l’instauration des régimes politiques nouveaux dont l’évolution s’orientera rapidement vers l’autocratie et la dictature ; avec la domination féroce exercée sur les peuples par des pouvoirs économiques, culturels et politiques étrangers dont l’intérêt fut de soutenir les potentats locaux ; avec des élites sociales entièrement aliénées dans leur vision du monde et dans leur mode de vie, l’ère néocoloniale brisait tous les rêves de l’indépendance, toutes les utopies de dignité, de paix, de justice, de solidarité et d’initiative créatrice. »1071 Les Eglises d’Afrique se sont engagées dans une nouvelle phase d’évangélisation du continent, par des interventions fermes et des prises de position claires sur les orientations à prendre dans l’avenir, par une ardente volonté de mobiliser les consciences et les esprits, par des appels incessants adressés aux chrétiens et aux hommes de bonne volonté pour une action de changement social et culturel en profondeur.1072 Car, non seulement ces Eglises se rendent compte de l’occasion inouïe qui s’offre à elles pour peser de manière décisive sur les options à prendre dans nos sociétés africaines, mais elles prennent aussi conscience de la puissance qu’elles représentent désormais du point de vue démographique dans le christianisme mondial. A ce sujet, il y a des statistiques qui attestent la montée du christianisme en Afrique par rapport aux autres continents. Bruno Chenu écrivait notamment ceci : « Le continent africain détient le record de l’expansion du christianisme sur ses vingt siècles d’existence. Jugez-en plutôt : en 1900, la population de l’Afrique est estimée à 133 millions, 9 millions (soit 7%) sont chrétiens. En 1960, l’Afrique compte 300 millions d’habitants dont 86 millions de chrétiens. En 1980, 456 millions d’habitants et 203 millions de chrétiens, dont 56 millions de catholiques (12,4% de la population). Le taux de croissance du nombre des chrétiens est de l’ordre de 4% par an et l’islam ne se développe pas plus vite. Certaines projections assurent qu’en l’an 2000, l’Afrique noire sera la plus forte chrétienté du monde. Perspective donc très dynamisante […]. L’avenir de l’Eglise se joue aussi en Afrique, avec un peuple de chrétiens tout neufs. »1073 Les statistiques récentes ont été élaborées et elles attestent cet état des choses. 1074 En dépit de cela, la phase de la libération n’est pas encore dépassée. Elle reste d’actualité, d’autant plus que d’autres formes d’oppression naissent, aussi bien en Afrique qu’en
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Ibid. Id., 22. Chenu, B., op. cit., 124. Cf. Russell, A., The Top 10 of Everything, DK Publishing, Inc.: New York 1997; Warren, M., World Religions, Belmont: Thomson and Wadsworth, 5th edition, 2007. Warren Matthews écrit e.a. avec statistiques à l’appui: “Now, the majority of Christians are no longer Westerners. Christianity has become a ‘third-world’ religion”, 372. Growth of Catholics in the World (selon Newsweek, feb. 28, 2005, 29): Africa has the largest increase, and Europe the smallest. According to the Vatican, during the 22 years of John Paul’s papacy, the number of baptized Catholics increased by 137.4% in Africa, 90% in Central America, 86.6% in South America, 69.4% in Asia and the Middle East, 24.6% in North America and 5.8% in Europe. Cf. Aussi Barett, D. (ed.), World Christian Encyclopaedia: A Comparative survey of Churches and religions in the modern world, AD 1900-2000, Oxford University, 1982; Isichei, E., A History of Christianity in Africa: From Antiquity to the Present, 1995.
258 Occident. Des injustices et des morts que le projet néolibéral provoque dans les pays du Sud en disent long. Ou l’esprit de profit et de conquête qui caractérise l’ère du marché mondial est tout autant non neutre, et n’a rien de « vertueux ».1075 Toutes ces approches socio-économiques sont restées jusqu’ici le cadre de référence de toute la démarche de la théologie de la libération. Cette phase n’est donc pas anachronique. 6.1.3 Troisième phase : Reconstruction Selon Kä Mana et bien d’autres bilans, l’Africain est entrain de sortir de la phase du discours chrétien en période de décolonisation et en contexte néocolonial1076. Après l’échec politique, économique, social et culturel de pays africains au bout de trente ans d’indépendance, la réflexion négro-africaine cherche désormais à fonder l’avenir sur le socle d’une nouvelle révolution et d’une nouvelle conscience d’être. Kä Mana dira à ce propos : « L’orage des philosophies de l’authenticité cède la place à un ciel plus serein, où les préoccupations fondamentales sont celles de démocratie, de liberté et de droits de l’homme comme conditions pour la construction d’une Afrique nouvelle, la promotion de son développement économique et l’amélioration de ses structures sociales et culturelles. »1077 Une vision déterminée par la nécessité d’une pensée globale pour la reconstruction de l’Afrique, car elle rend compte des besoins et des attentes des peuples et des Eglises africains. C’est la troisième phase qui est en court. L’on parle notamment de la théologie de la reconstruction (représentée par le théologien luthérien Kä Mana) et de la théologie de l’invention (représentée par l’Abbé théologien Léonard Santedi). Le souci fondamental est partout le même : comment faire du christianisme un ferment de promotion humaine pour le continent ? Quel type de discours théologique mettre en œuvre pour la nouvelle évangélisation ? Affirmativement dit, l’enjeu de la théologie chrétienne dans cette phase nouvelle de l’histoire africaine est décisif : il faut passer de la critique du système de l’Afrique néocoloniale à la tâche concrète de la construction de l’Afrique postcoloniale, comptant bien entendu sur son dynamisme créateur.1078 « Après l’échec de nos trente ans d’indépendance, nous avons à reconstruire des économies viables, des politiques humaines, des sociétés créatrices et des cultures d’initiative historique. Notre théologie ne peut donc qu’être une théologie de la reconstruction, avec ce que cela exige de connais-
1075 Cf. Jean Marc Ela, Repenser la théologie africaine, Paris 2003, 92ss. 1076 Cf. aussi André Kabasele Mukenge, Théologie africaine à l’aube d’un nouveau siècle. Cf. aussi Ndoricimpa Herménégilde, op. cit., 111ss. Ce point de vue est contraire à ce que Jean Marc Ela pense. 1077 Kä Mana, op. cit., 10. 1078 Cf. Le temps propice pour le changement, document publié par la Conférence des Eglises de toute l’Afrique (CETA), Nairobi, 1991. C’est dans le souci d’une nouvelle évangélisation en profondeur en vue d’un changement global en Afrique qu’il faut également comprendre « Ecclesia in Africa », l’exhortation issue du synode des Evêques africains réunis à Rome en 1994. Il y est dit e.a. que le réel défi, la première exigence, essentielle et fondamentale, est de « décrire, aussi clairement que possible, ce que l’Eglise est et ce qu’elle doit accomplir en plénitude afin que son message soit pertinent et crédible » (n° 21).
259 sance du terrain, de lucidité dans le choix des moyens, de rationalité dans la conduite des travaux, de profondeur dans la conception des espaces à vivre et d’imagination prospective pour inventer l’Afrique nouvelle. »1079 Cet enjeu est capital non seulement pour la théologie au sens théorique d’une recherche rigoureuse de l’intelligence de la foi, mais aussi de la théologie au sens pratique d’un travail de transformation concrète de la vie et de la société, à partir des communautés ecclésiales comme dynamique du changement dans la reconstruction du continent africain.1080 Le concept de reconstruction sert aujourd’hui de paradigme à l’intérieur duquel se développe la nouvelle théologie. Cette théologie est pratiquement le dépassement de l’antagonisme entre la théologie de l’identité et la théologie de la libération. Elle est une réflexion qui mobilise les consciences et les énergies pour travailler à la transformation des conditions d’existence des Africains. Elle est une théologie qui affirme « la primauté de l’agir sur la rigueur de l’orthodoxie dogmatique »1081 ; elle est « une théologie essentiellement pratique ».1082 En repensant les perspectives de la recherche d’identité et de libération de la théologie africaine « dans une direction nouvelle qui devra faire d’elles des dynamiques positives dans la construction de l’Afrique »1083, cette théologie de la reconstruction vise « l’articulation de l’être et de l’agir dans une conscience de production permanente de soi et d’invention de l’avenir par le pouvoir créateur de l’imagination éthique et de l’esprit rationnel. »1084 Elle s’articule comme « une théorie de la transformation globale de la vie à la lumière de la Parole de Dieu. »1085 Puisqu’on développera cette théologie dans un point spécifique, point n’est besoin de s’y étendre à ce niveau. La première phase est donc celle de la recherche de l’identité africaine, la deuxième celle de la libération et la troisième celle de la reconstruction. Il est certain que pour avancer, il ne suffit pas d’escamoter les étapes, moins encore d’oublier les étapes précédentes. Il convient de tenir compte du passé pour réorienter l’avenir. Il faut articuler identité, libération et reconstruction, car les trois idées traduisent ensemble une même volonté de vérité. Ces théologies consistent toutes à libérer la culture en tant qu’espace de réorganisation globale et de réorientation profonde de la destinée du Muntu. Ce sont des théologies qui se complètent, trois pôles indissociables d’une même expérience de vie. Ces trois concepts d’identité, de libération et de reconstruction ne sont pas à « maintenir dans une sorte de division intellectuelle qui situerait chacun dans l’évolution de la pensée [théologique] africaine, il s’agit plutôt de les prendre comme une seule et même structure d’être, à vivre et à accomplir. »1086 Autrement dit, « identité, libération et reconstruction sont des ‘catégories dialectiques’ qui définissent l’africain en tant qu’africain ici et maintenant, et portent le souffle de toute notre histoire contempo-
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Kä Mana, op. cit., 45-46. Id., 11. Id., 184. Id., 114. Id., 196. Id., 32. Id., 116. Id., 199.
260 raine. »1087 Elles ne doivent donc pas s’opposer.1088 La vie est à vivre et à orienter de façon non pas morcelée mais continue, unifiée et harmonisée. En outre, les rationalités nouvelles africaines n’auront de sens que si elles visent la globalité de l’être et les assises profondes de l’existence, car la crise dont souffrent les sociétés africaines n’est pas seulement une crise de rationalité, mais un écroulement des fonds de la vie et des conditions de leur être-au-monde. Il convient, dans cet imaginaire compris comme ensemble des puissances créatrices1089, de rénover les fondements même de l’être et les dynamiques de la culture1090, comme on les a détaillés au chapitre cinquième de la structure membrale trilogique du Muntu. La reconstruction, comme on peut le percevoir, signifie fondamentalement celle de notre destinée dans les profondeurs mêmes de notre sens de l’humain. Du coup, une urgence éthique s’impose pour l’Africain : celle de ressaisir sa volonté, son esprit, son imagination, son sens de la créativité et sa lutte contre la fatalité, afin d’entrer
1087 Id., 33. 1088 D’ailleurs plusieurs publications théologiques attestent aujourd’hui cette volonté de tenir ces problèmes dans leur imbrication concrète et de les traiter dans un rapport théorique et pratique où ils s’impliquent l’un l’autre. Significatif à cet égard est le projet de ce que l’on peut appeler actuellement l’école théologique d’Afrique occidentale, avec ses figures majeures que sont e.a. Barthélémy Adoukonou, Jalons pour une théologie africaine. Essai d’une herméneutique chrétienne du Vodun Dahoméen, 2 tomes, Paris-Namur 1980 ; Médewalé Jacob Agossou, Christianisme africain. Une fraternité au-delà de l’ethnie, Paris 1987 ; et Efoé Julien Penoukou, Eglises d’Afrique. Propositions pour l’avenir, Paris 1984. B. Adoukonou parle de la théologie de la charité où le problème de fond n’est pas celui d’une identité culturelle figée, mais celui du combat contre l’inhumain sous toutes ses formes, en vue de construire une civilisation de solidarité et de responsabilité historique. M. J. Agossou pense que les traditions africaines sont portées par le même dynamisme que la théologie de la charité de Adoukonou. Il ne s’agit pas d’exalter un culturalisme irénique ni de définir une identité lyrique qui serait celle d’une Afrique éternelle et immaculée. Il structure et organise son discours en vue « d’une fraternité au-delà de l’ethnie », d’une identité d’ouverture et de créativité qui libère ainsi les principes de solidarité et de création des nouveaux espaces sociaux selon l’esprit de l’Evangile. E. J. Penoukou développe une théologie de la réconciliation où l’élan de la pensée est d’emblée situé au-delà des tentations identitaires et des mises en accusation constantes de l’Occident. Par la médiation fondamentale de l’Evangile et de son esprit, l’horizon qui s’ouvre est celui de la rencontre des civilisations, de la réconciliation des peuples et des hommes en Christ. Cf. Kä Mana, op. cit., 43-44. 1089 Kä Mana parle, au registre des puissances créatrices, de la nécessité d’articuler en elle le souci de l’être, le sens de la valeur, la créativité du cœur, la fertilité de l’imagination, l’exubérance du corps et la préoccupation des cohérences rationnelles dans l’organisation de l’espace social. Id., 30. 1090 Cf. Kä Mana, dans son ouvrage, L’Afrique va-t-elle mourir ? Bousculer l’imaginaire africain, essai éthique politique, Paris 1993 ; il donne une certaine idée de ce projet en analysant quelques mythes de l’imaginaire social négro-africain et de leurs incidences politiques.
261 dans un nouveau paradigme, celui de la reconstruction de l’Afrique. 1091 Le point suivant traite de la compréhension de cette théologie telle que Kä Mana l’approche.
6.2 Kä Mana et l’éthique théologique de la reconstruction 6.2.1 Profil du théologien 6.2.1.1 Naissance et œuvre De son vrai nom Kangundie Mana Godefroid, Kä Mana en abrégé 1092, est né le 3 novembre 1953 à Dibaya, dans la province du Kasaï orientale en République Démocratique du Congo. Epris de la vocation religieuse, il entre dans l’ordre des Joséphites. Après le noviciat, il quitte les ordres pour entreprendre des études de philosophie aux facultés catholiques de Kinshasa. C’est au cours de ces études qu’il se fait connaître, d’abord en participant, comme poète et critique, à l’ambiance d’effervescence poétique qui a marqué « l’espace culturel mobutien », spécialement entre 1970 et 1980, où des mouvements poétiques (concrétisme, intimisme, militantisme), souvent éphémères, ont coexisté ou se
1091 A ce paradigme essentiellement éthique de la reconstruction, Daniel Etounga-Manguelle ajoute, dans son livre, L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement culturel ?, Paris 1991, celui concrètement politique, de l’invention d’une nouvelle forme de culture. Cet ouvrage est remarquable par sa perception globale du problème que pose la culture africaine à l’Afrique d’aujourd’hui. L’auteur ouvre des pistes intéressantes pour une mutation culturelle profonde dans notre continent. Une mutation que l’Afrique devra opérer elle-même, si elle ne veut pas qu’elle lui soit bientôt imposée de l’extérieur, dans un programme d’ajustement culturel qui serait alors insultant pour la dignité et catastrophique pour le sens d’initiative historique propre à chaque peuple. Cf. Kä Mana, op. cit., 31. Ce manque d’initiative historique de l’Africain n’est-il pas du genre que le président français Nicolas Sarkozy a mis en exergue dans son discours du 26 juillet 2007 à l’Université Cheik Anta Diop de Dakar, et qui a soulevé de vagues de protestations dans les milieux intellectuels africains ? Il a notamment parlé de l’Africain qui n’est pas assez entré dans l’histoire. Au lieu d’incriminer tout le temps le Blanc de l’Occident, il faut chercher la cause du Noir dans son propre camp. Cf. www.cellulefrancafrique.org/le-discours-de-Nicolas-sarkozy-a.html.(18.11.2008 23:41). 1092 Selon le témoignage de Claude Kalemba Mwambazambi, dans son article « Théologie de la reconstruction de l’Afrique » du 1 février 2008, in : www.thot.cursus.edu (14.07.2008 13 :38), Kä Mana souligne lui-même, dans son premier article publié dans la revue Zaïre-Afrique, qu’il a abrégé « Kangundie en Kä. Le tréma sur le ä signifiait pour lui la miniaturisation d’abord, ensuite vint pour une signification plus profonde en référence égyptologique », c’està-dire le tréma sur le ä consiste à un « recours à l’Egypte antique, région psychique » qu’il découvrait en tant qu’étudiant, comme « l’origine de la civilisation africaine » dans son ensemble et comme la « capitale symbolique africaine primordiale, le plus précieux et le plus chargé de sens », parce qu’il lui conférait une « identité historique prestigieuse et novatrice ». De ce fait, le nom Kä Mana est tout un programme du destin qu’il s’est fixé.
262 sont succédé en une sorte de « dialectique de la distinction » ou de la rivalité.1093 C’est dans ce cadre que Kä Mana fait apparaître, en 1975, dans la revue jésuite Zaïre-Afrique, un article sur le Chemin de la poésie, la joie. Ce texte avait l’allure d’un manifeste prônant une nouvelle tendance poétique : l’hypersymbolisme, caractérisé par la passion de la créativité, de l’exploration et de la contestation.1094 Ainsi a-t-il publié plusieurs autres recueils poétiques. Après une maîtrise en Philosophie et Religions africaines obtenue à la Faculté de Théologie Catholique de Kinshasa (1980), il soutient une thèse de doctorat en philosophie à l’Université Libre de Bruxelles sur « La transcendance poétique : Dieu, l’Etre et le Sens dans la poésie française contemporaine » (1985), et une thèse d’habilitation en théologie à l’Université des Sciences humaines de Strasbourg (France) sur le thème : « L’éthique de la culture. Les enjeux philosophiques et théologiques de la problématique culturelle africaine » (1999). Kä Mana a enseigné comme professeur visiteur à l’Université de Lausanne (Suisse) et à la Faculté de Théologie protestante de Paris. Il est aujourd’hui pasteur luthérien et professeur d’éthique et de philosophie à l’Institut protestant de théologie de Porto-Novo (Bénin) où il dirige le Centre d’Etudes et de Recherches Œcuméniques et Sociales (CEROS). En dehors d’innombrables articles, Kä Mana est l’auteur de plusieurs ouvrages dont : L’Afrique va-t-elle mourir ? Bousculer l’imaginaire africain, essai éthique politique, Karthala, 1991 ; Théologie africaine pour temps de crise. Christianisme et reconstruction de l’Afrique, Karthala, 1993 ; Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ, Karthala, 1994 ; Chrétiens et Eglises d’Afrique : penser l’avenir, Yaoundé, 1997 ; La nouvelle évangélisation en Afrique, Karthala, 2000 ; La théologie de la vie, Karthala, 2000 ; Philosophie africaine et culture, Malaika-Ottawa, 2003 ; L’Afrique de la mondialisation, Malaika-Ottawa, 2003. Bien que le concept de reconstruction soit issu de la Conférence des Eglises de toute l’Afrique (CETA) à Nairobi en 1991, notamment avec le quarto André karamaga, José Belo Chipenda, Jessé N.K. Mugambi et C.K. Omari 1095, Kä Mana est considéré, dans l’espace intellectuel africain, comme le ténor systématique et pionnier de la théologie de la reconstruction. 6.2.1.2 Nœud de sa pensée globale Après les études de philosophie, le projet de vie de Kä Mana a connu une spécification qui n’a pas été sans ouvrir sa pensée à de nouveaux paysages. En effet, de la tradition catholique romaine au sein de laquelle avait germé, dans sa prime enfance, le désir de se faire prêtre, Kä Mana est passé au christianisme réformé luthérien, moins dogmatique et moins autoritaire, selon lui, et plus attaché à la centralité de la révélation biblique. Il voulait un christianisme qui ne soit pas « un christianisme de spectacle et de folklore », mais
1093 L’on s’appuie ici sur l’article de Kasereka Kavwahire, « Le philosophe et théologien congolais Ka Mana », 15 octobre 2005, www.laconscience.com (14.07.2008 14 :41). 1094 Ibid. 1095 Ils ont publié, immédiatement après la conférence, l’ouvrage: L’Eglise d’Afrique. Pour une théologie de la reconstruction, Nairobi 1991. Cf. Kä Mana, op. cit., 45.
263 un christianisme qui s’incarne dans la sphère publique comme moteur d’une transformation des structures sociales et politiques1096. Il est bien évident qu’au temps où Kä Mana commence ses œuvres autour des années 90, l’Afrique vit une époque difficile. Les anciennes traditions africaines disparaissent de plus en plus, car ne paraissant plus appropriées au monde global actuel. Les éléments de la société africaine les plus stables, tels que la famille, la religion traditionnelle, la culture, les coutumes, les mœurs et l’église sont ébranlés par les attaques du matérialisme, de l’aliénation mentale et des idéologies opposées à leur entretien. Ainsi des événements et informations autour de l’Afrique comme famine, guerre, corruption, violence, crime, médiocrité politique, dépendance économico-culturelle, tribalisme, manque de culture politique, injustice, etc. créent une atmosphère de désespoir, de peur, de fanatisme et de pessimisme aigus. C’est ce qui conduit Kä Mana à affirmer sans cesse que le but des théologiens africains et des chrétiens est de transformer l’Afrique au lieu de l’expliquer seulement, de la changer positivement au lieu de l’étudier seulement, de créer l’histoire au lieu de s’arrêter à l’interprétation.1097 « L’église de l’Afrique a une lourde mission critique et libératrice de responsabilité publique. Elle a aussi une position critique et libératrice en face des conditions sociales. »1098 L’on comprend bien que sa pensée s’inscrit au cœur même de l’articulation d’un christianisme africain de la vie, car dit-il : « la dimension éthique du christianisme offre une voie de reconstruction pour l’Afrique de demain. »1099 Cela se lit facilement à travers les titres de quelques unes de ses publications : « Enjeux éthiques de la foi chrétienne en Jésus-Christ », « Eglises africaines et théologie de la reconstruction », « Chrétiens et églises d’Afrique : penser l’avenir » (1999), « Théologie du bonheur partagé » (2001), « Crise africaine et théologie de la terre » (2002), « Christianismes africains, construire l’espérance » (2004), « La mission de l’église africaine » (2005). Il y a plus. La connaissance de plusieurs traditions (Bantu-Tshiluba, égyptienne, catholique romaine, protestante, etc.) fait préférer à Kä Mana une parole intégratrice à une parole dogmatique, ayant tendance à exclure. Aussi la théologie de la reconstruction qu’il élabore et qui prend l’Evangile comme fondement tend à dépasser les logiques antagonistes des communautés ecclésiales vivant en Afrique pour explorer les forces que chaque forme de spiritualité représente, afin de les intégrer dans le projet commun d’une spiritualité (valeurs communes) dont les Africains ont besoin pour passer du « principe de la mort au cœur de l’histoire africaine »1100 au principe d’espérance et de la vie. Selon les analystes de la pensée de Kä Mana, dont Kasereka Kavwahire que l’on paraphrase ici, la dynamique du versant théologique de l’œuvre de Kä Mana est une manière
1096 Cf. Kasereka Kavwahire, op. cit., 3. Ce cachet combatif propre à Kä Mana transparaît dans plusieurs de ses ouvrages, où il attribue à l’Eglise la mission claire de l’avant-garde pour la formation de la conscience des peuples et l’orientation vers la reconstruction d’une société africaine nouvelle, et où il conteste et dénonce aussi avec virulence les pouvoirs pharaoniques africains. 1097 Ibid. 1098 Id., 7. 1099 Id., 4. 1100 Ibid.
264 de donner sens « au cri de l’homme africain » en proie aux manifestations de la crise multidimensionnelle. Cette réponse de Kä Mana « s’enracine dans la dynamique même de la vie qui va au-delà des frontières et des allégeances confessionnelles, doctrinales et dogmatiques pour se frayer de nouveaux chemins et ouvrir de nouveaux horizons d’être, de penser et d’agir dans l’histoire. »1101 L’éthique et la foi chrétienne des Africains ont un grand rôle à jouer pour la transformation positive de l’Afrique. Cette dernière devra proclamer le divorce d’avec un christianisme coupé des racines profondes de l’homme africain, qui a mis l’accent sur le ciel, l’au-delà dans ses sermons et méthodes d’évangélisation, et a ainsi encouragé la résignation politique et la pauvreté eschatologique. 6.2.2 Contexte d’émergence d’une théologie de la reconstruction Lancée au début de la décennie 1990 pour mobiliser les églises contre la crise globale qui frappait la société africaine trente ans après les indépendances, le mouvement de la théologie de la reconstruction a, en quelques années, changé le paysage de la théologie en Afrique et fournit aujourd’hui aux communautés chrétiennes une nouvelle grille de lecture de leur situation et de leurs responsabilités dans la société. Après les grandes quêtes de l’identité culturelle et le combat pour la libération, ce mouvement montre qu’il est nécessaire de penser le présent en termes de nouveaux choix économiques, politiques, sociaux et culturels à faire et en termes de nouvelles fondations morales et spirituelles à poser et d’invention de nouvelles stratégies pour bâtir l’avenir. Sans renier les préoccupations passées, il s’agit de les intégrer dans la perspective de l’invention du futur, la reconstruction étant en fait le commencement d’un processus de restructuration des mentalités et des attitudes. Les enjeux de ce mouvement sont éminemment missionnaires : l’intégration de l’Evangile dans tous les domaines décisifs pour l’avenir du continent. C’est pourquoi on pense la nouvelle évangélisation en terme de reconstruction africaine : une reconstruction fondée essentiellement sur le socle de l’Evangile. 1102
1101 Ibid. 1102 Cf. André Kabasele Mukenge, Théologie africaine à l’aube d’un nouveau siècle. Il faut noter ici que le mouvement de théologie de la reconstruction a produit de nombreuses publications, notamment dans le monde africain anglophone. En Afrique du Sud, il coïncide avec la fin de l’apartheid ; ailleurs en Afrique subsaharienne il fait suite à la vague de démocratisation, deux événements qui vont solliciter la foi chrétienne dans sa dimension sociale et publique. Devaient s’ensuivre alors une praxis ecclésiale et un discours théologique conséquent, comme Bruno Chenu le dit dans : Une Eglise prophétique. L’Eglise catholique en Afrique du Sud (1970-1990), Kinshasa 1998. Au Congo-Kinshasa, on peut observer par exemple l’émergence, dans le discours théologique, des thèmes à caractère politique comme la démocratisation, ainsi qu’un effort de vulgarisation et de traduction pratique par l’écoute des aspirations des masses populaires et la collaboration effective avec elles dans des associations chrétiennes. L’un des moments forts de cette nouvelle donne fut la marche des chrétiens du 16 février 1992, sauvagement réprimée par le pouvoir politique de l’époque. On peut dès lors apprécier à leur juste mesure ces exigences repérées autrefois par Mgr Tshibangu : « l’œuvre théologique requiert des conditions spirituelles d’engagement. Il n’y a pas acte théologique
265 Définir le contexte d’une théologie de la reconstruction où elle s’enracine suppose la prise en compte de la parole des Eglises d’Afrique sur les problèmes de société d’aujourd’hui. A plusieurs reprises, les Eglises ont pris la parole pour livrer leurs points de vue sur la situation actuelle du continent et soutenir les mutations politiques et culturelles en cours. En effet, les communautés chrétiennes ont ouvert la voie à une réflexion de fond sur l’état des pays africains par rapport aux enjeux en présence, aux choix essentiels à faire, aux valeurs à promouvoir et au sens du christianisme dans l’Afrique d’aujourd’hui. Il suffit de penser aux divers écrits et interventions des Evêques africains. Le pasteur Kä Mana avance deux moments historiques dont les Eglises se sont servies comme occasion pour libérer leur parole. Les Eglises ont pu libérer la parole à la suite du contexte mondial qui se trouvait en plein changement, où notamment le bloc communiste et son idéologie se sont effondrés1103. Le communisme a en effet trouvé dans des régimes politiques africains un lieu propice à l’efflorescence de sa méthode et de son esprit. Ainsi cet écroulement du communisme a mis en lumière l’exigence de liberté, de participation, de pluralisme et de démocratie comme socle pour bâtir un monde digne des rêves profonds de l’humanité. La question reste actuelle de savoir si l’Afrique a su vraiment profiter de ce vent de la Perestroïka. Toutefois, c’est dans ce contexte global, selon Kä Mana, que la nécessité et l’urgence d’une réflexion d’ensemble pour orienter les mutations des pays africains se sont imposées et qu’elles ont engagé les Eglises à éclairer les enjeux en cours et à guider les consciences dans les nouveaux choix de la société à mettre en œuvre.1104 En sus, avec l’année 1990, les pays africains ont eu, dans l’ensemble, trente ans d’indépendance. Cette étape a exigé, elle aussi, un bilan et a nécessité une nouvelle mise en perspective de tout le destin du continent. Or ce bilan est, à presque tous les points de vue, catastrophique, même s’il faut toujours espérer. Faillite économique, angoisse sociale, immobilisme politique et incapacité des dictatures en place à conduire le continent sur la voie de développement, tel est le bilan, trente ans après les indépendances 1105. Ce lot peu envieux ouvre plutôt la voie à une analyse lucide qui puisse déceler les ancrages capables de libérer l’esprit créateur et mettre à profit les ressources naturelles, humaines
sans mise en cause de soi : mise en cause du destin spirituel des peuples auxquels on est lié, et de son propre destin. Ceci suppose une grande capacité d’interrogations fondamentales. (…) Un penseur chrétien africain qui ne serait pas engagé dans le devenir de sa société ne saurait prétendre pouvoir être un théologien africain authentique. » Cf. « Les tâches de la théologie africaine. Questions aux théologiens africains », in : Bulletin de Théologie Africaine, 1979, 24-27. 1103 Cf. aussi Jessé Mugambi, From Liberation to Reconstruction. African Christian Theology after the Cold War, Nairobi 1995. Il introduit le concept de reconstruction comme un nouveau paradigme dans la théologie chrétienne dans le nouvel ordre mondial issu de la fin de la guerre froide. La théologie de la reconstruction est alors ainsi présentée : « Theology of reconstruction is a recent phase in contemporary african theological vocabulary. It was coined in 1990, when Africa entered a new historical period ushered in by the end of three vicious systems of oppression- institutionalized racism, formal colonialism and cold-war tutelage. » 1104 Cf. Kä Mana, op. cit., 89-90. 1105 Id., 90.
266 et spirituelles dont les peuples d’Afrique disposent pour construire leur destinée. Les prises de position des Eglises d’Afrique s’inscrivent dans la dynamique de ces quêtes essentielles de leurs peuples. Ce sont ces quêtes qui leur donnent sens et qu’elles éclairent de la lumière de l’Evangile.1106 Par rapport à ce contexte social global, grâce auquel les Eglises ont pu libérer leur parole, Kä Mana dira : « Tout s’est passé comme si, avec les turbulences du monde et les secousses des sociétés africaines au cours de l’année 89-90, les Eglises d’Afrique redécouvraient avec vigueur la fécondité de la Parole qu’elles ont à annoncer et qui se dévoile soudain comme une puissance de transformation radicale au moment où l’Afrique a justement besoin de cette transformation. Dans la conscience nouvelle que le continent africain prend de sa situation comme situation de crise globale et profonde, les Eglises semblent aussi avoir pris conscience de l’Evangile comme vision du monde globale pour une mutation profonde de la société. Elles ont pris la parole pour dire cette conscience, clairement, lucidement, puissamment. Sans complaisance ni esprit de provocation. Avec courage et volonté d’action en profondeur. »1107 Cela dit, Kä Mana a pu alors analyser certains textes principaux publiés récemment par diverses instances ecclésiales dans le continent noir.1108 Comme on le voit, le point de départ d’une réflexion théologique de la reconstruction est une situation de crise ; une crise globale présente dans chaque pays, qui sévit partout plus ou moins avec vigueur, et qui est au point de devenir l’autre nom de l’Afrique aujourd’hui. Cette crise globale de nos sociétés africaines, le professeur Kä Mana la nomme crise de l’imaginaire, « c’est-à-dire la perte de la capacité même à donner sens à la mémoire et à la vie, au passé comme au présent et à l’avenir. C’est une crise des conditions de possibilité d’existence. »1109 Ces conditions sont, pour reprendre des expressions de Hannah Arendt : Le travail en tant que créateur d’un espace de réponse aux besoins vitaux de l’homme ; l’œuvre en tant que possibilité de créer un espace de vie qui soit civilisation, ensemble d’objets construits par les hommes dans la dynamique technico-
1106 Ibid. 1107 Id., 90-91. 1108 Tout l’éventail des textes et analyses est à trouver dans ce même livre aux pages 88-111. Il n’est pas opportun de les reprendre, car ils ne rencontrent pas tellement notre préoccupation. Toutefois deux citations suffiraient à donner l’orientation globale de ces prises de position. « Depuis plusieurs années, écrivent les évêques du Cameroun, notre pays traverse une période difficile connue sous le nom de crise. Cette crise économique engendre beaucoup de souffrances et de misères, non seulement au Cameroun, mais encore en Afrique et dans les pays en voie de développement des autres continents. » Cf. La lettre pastorale de la Conférence épiscopale du Cameroun sur la crise économique dont souffre le pays, Pentecôte 1990, 2. « Actuellement, écrivent de leur part les membres du comité exécutif de l’Eglise du Christ au Zaïre, (…) notre pays traverse une période difficile. La détérioration de la situation sociale et économique est arrivée à son comble. Une grande effervescence règne sur le plan politique. Tout risque d’exploser à tout moment. Notre pays traverse une crise multisectorielle. » Cf. Lettre pastorale du Comité exécutif national de l’Eglise du Christ au Zaïre au peuple de Dieu face à la situation socio-politique au Zaïre, 1990, 1. 1109 Id., 125.
267 scientifique, et qui leur survivent pour constituer un cadre permanent d’existence ; l’action en tant que création d’un espace politique dont la liberté soit l’enjeu.1110 Cette crise est morale dans la mesure où elle brouille les critères du vrai et du faux, de l’essentiel et de l’accessoire, de l’utile et de l’inutile, du bien et du mal. Avec ce que cela entraîne de « faillite sociale », c’est-à-dire, de disparition de toute règle d’équité et de tout sens de l’intérêt collectif. Elle est une crise produite par le comportement de l’homme, par un système de vie qui entraîne les Africains « dans le mensonge, la prostitution, la délation, la haine, la destruction de la vie, l’accumulation des biens personnels au détriment de la majorité qui croupit dans la misère et aspire à la délivrance. »1111 Ainsi, poursuit le comité exécutif de l’Eglise du Christ au Zaïre, « il s’agit fondamentalement d’une crise d’hommes avant d’être une crise structurelle. »1112 C’est ce qui fera dire aux Eglises réunies à Nairobi en 1991, que les racines et les causes de la crise sont internes à la condition des pays africains eux-mêmes : « Nous ne sommes pas seulement des victimes de la crise ; nous en sommes aussi les causes et les agents. »1113 Si donc l’Africain est cause et agent de sa propre crise, il en est totalement responsable et doit rendre compte de cette responsabilité devant l’histoire. Il est responsable de ses choix politiques, de ses structures économiques, du climat mental et culturel dans lequel il vit et des structures sociales à l’intérieur desquelles il évolue.1114 Ce qui est en jeu, par rapport à la théologie de la reconstruction, c’est de chercher à obtenir des transformations profondes dans le penser, le parler et l’agir, afin de contribuer à l’émergence d’un type d’homme et d’un type de
1110 Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Paris 1963, cité par Kä Mana, op. cit., 125. A ce sujet, Kä Mana dit précisément que dire que le travail, l’œuvre et l’action sont en crise en Afrique, ce n’est pas dire que l’Afrique ne travaille pas, ne construit pas un cadre de vie qui soit digne du nom de civilisation ou qu’elle soit incapable d’une vie politique à la hauteur de ce nom. C’est tout simplement signifier que dans l’idée globale qu’elle a d’elle-même, c’està-dire son imaginaire social, elle développe des représentations mentales qui démobilisent les intelligences et les imaginations. Dans cette perspective, ce n’est plus par rapport à l’Occident qu’elle est en crise, mais par rapport à elle-même et à l’idée qu’elle se fait de son destin. Une simple analyse du discours des Africains sur eux-mêmes montrerait fort bien cette dimension de la perception globalement négative que l’homme négro-africain a de sa société et de son avenir. Ibid. 1111 Cf. Lettre pastorale du Comité exécutif national de l’Eglise du Christ au Zaïre au peuple de Dieu face à la situation socio-politique au Zaïre, 1990, 2. 1112 Ibid. 1113 « Le temps propice pour le changement », CETA, Nairobi 1991. Dans ce même texte, il est écrit : « Ce n’est pas, en premier lieu, parce que nous avons hérité du colonialisme des situations difficiles que nous connaissons la crise. C’est un fait : nous avons failli à nos responsabilités. Ceci nous a conduit à la crise parce que nous n’avons pas pu saisir notre chance historique. Et chaque génération a ses chances à identifier et à saisir », 9. Les évêques de Centrafrique notent, quant à eux : « On cherche des boucs émissaires. Alors que nous tous, y compris notre Eglise, devrions reconnaître nos propres déficiences », in : « Que faisons-nous de notre pays ? », lettre pastorale des évêques de Centrafrique, Bangui 1991, 12. 1114 Kä Mana, op. cit., 99.
268 société vraiment nouveaux.1115 Et si le remède veut susciter des transformations profondes destinées à une novation radicale des hommes et des sociétés africaines, il doit s’attaquer aux racines et aux causes du mal. Plus précisément, il ne peut consister qu’en une mutation fondamentale de l’esprit. 6.2.3 Fondement de la théologie de la reconstruction Le fondement de la théologie de la reconstruction est essentiellement la révélation biblique. Le cœur même de cette théologie est « Levons-nous et bâtissons » (Néhémie 2, 18). Ce mot d’ordre s’inscrit naturellement dans un vaste ensemble chez le peuple hébreu, où par l’acte de construire le temple de Dieu (Cf. livre d’Esdras), il se ré-identifie de nouveau comme peuple de Dieu et construit le signe qui est le repère visible de sa mémoire vivante. Après le temple, les grands travaux de construction sont consacrés à l’édification et à la réparation des murailles, puis de la cité dans toutes ses dimensions (Cf. Néhémie 1, 7). Le temple bâti et la cité reconstruite, le peuple refonde son alliance avec Dieu par le rappel solennel de l’histoire d’Israël et l’engagement solennel de vivre rigoureusement selon la charte de la liberté donnée à leurs pères. (Cf. Néhémie 10, 2930).1116 L’Africain devra également bâtir non seulement le temple, mais toute son existence et tout son continent. Ce travail de reconstruction se présente en même temps comme un réveil de la foi et comme une volonté de bâtir une société renouvelée dans son principe vital. « Levons-nous et bâtissons » est le cri qui dit de façon claire l’intégration du peuple de Dieu dans ce projet. Ainsi, Kä Mana dira : « Il s’agit de nouveau ici de redynamiser une mémoire, d’en faire une force actuelle de libération et de se mettre en marche pour donner corps à une société dont Dieu soit le principe de vie et le ferment. La démarche relève à la fois de la dynamique d’un nouveau départ à la manière de Noé et de la dynamique d’une marche libératrice, propre à Moïse. »1117 Précisément dans son livre qu’on exploite, le professeur Kä Mana interprète de façon intéressante de nombreux récits bibliques pour donner une forme et une orientation à la théologie de la reconstruction. Il montre, à travers les analyses de textes comment Dieu a géré les crises dans les sociétés et dans l’histoire ; comment par la gestion des crises, il définit un ensemble de sillons théoriques qui peuvent orienter la destinée de l’homme de manière féconde : dans la transformation globale de son imaginaire, c’est-à-dire, de ses capacités créatrices. Ainsi, la théologie de la reconstruction, tel que le pasteur Kä Mana veut la théoriser, se module sur des principes éthiques fondés sur les Ecritures.1118 L’on ramène ici ses différentes interprétations à trois grands axes 1119 constitutifs de la méthode mise en œuvre dans la trame de la destinée contenue dans la Bible. L’axe d’une théologie de la conscience : c’est la force par laquelle Dieu interpelle les personnes individuelles et les structures sociales de telle manière qu’elles deviennent des
1115 1116 1117 1118 1119
Cf. Lettre du Comité exécutif de l’Eglise du Christ au Zaïre, op. cit., 9. Kä Mana, op. cit., 158. Ibid. Id., 116. Id., 172-173.
269 agents de la réorientation et de la novation. C’est en investissant dans les consciences individuelles que Dieu gère la crise de l’humain1120 et remet le monde d’aplomb. Dans chaque médiation institutionnelle, il place celui à qui il s’adresse, devant des responsabilités cruciales à prendre pour la destinée de tous. 1121 L’axe d’une théologie du peuple créateur. Il s’agit du processus par lequel, autour des consciences nouvelles suscitées par Dieu, se constitue une dynamique collective, ou plus exactement communautaire. Celle-ci incarne tant bien que mal la promesse de Dieu en l’insérant dans la trame même de l’histoire. L’axe d’une théologie de l’action transformatrice et novatrice. C’est le caractère essentiellement pratique de l’orientation que Dieu donne à son intervention dans les consciences individuelles ou dans l’imagination communautaire. Tout est structuré de telle manière que la Parole toujours fasse agir, détermine une action et ouvre des desseins à assumer ici et maintenant. Ce n’est pas en vue d’une connaissance intellectuelle de son essence divine qu’il intervient dans le destin des hommes, mais en vue de nous faire faire quelque chose qui nous fait être autrement et nous fait vivre de façon humaine. L’adhérant de la théologie de la reconstruction devrait faire sien ces axes fondamentaux comme orientation pour assumer la crise et tracer les jalons pour le bien-être de l’Africain. Kä Mana se résume en ces termes: « S’il est une leçon à retenir pour notre théologie de la reconstruction africaine, c’est bien celle d’investir la Parole dans les consciences individuelles et dans l’imagination collective pour que tout s’oriente vers une action globale de transformation et de novation sociale selon les perspectives de l’humain, celles que le Christ manifeste et incarne. »1122
1120 Kä Mana analyse quatre textes bibliques comme début de la crise de l’humain au cœur du jardin du monde : la crise au jardin d’Eden (Gn 3, 1-24), le mythe de Caïn et Abel (Gn 4, 116), l’écroulement de la Tour de Babel (Gn 11, 1-9) et la destruction du monde par le déluge (Gn 6, 1-8). A chaque texte correspond un esprit moins bon à la base de cette cassure de l’humanité avec Dieu. C’est respectivement l’esprit de soupçon, l’esprit de jalousie, l’esprit de la volonté de puissance et l’esprit de la négligence à l’égard de la Parole de Dieu. 1121 Qu’il suffise de rappeler ici la mission qu’il confie à Moïse de libérer son peuple de l’Egypte, ou celle des prophètes de prendre parti pour les opprimés de la société et défendre leur droit d’existence. Sur le thème du principe de libération, l’on renvoie, à titre illustratif, aux grandes publications du mouvement théologique latino-américain qui a fait de la libération le centre de ses perspectives de recherche et l’enjeu de ses combats de tous les jours. Voir Gustavo Gutierrez, Théologie de la libération, Bruxelles 1974 ; Ronaldo Munoz, Dieu, j’ai vu la misère de mon peuple, Paris 1990 ; Enrique Dussel, Ethique communautaire, Paris 1991 ; J. L. Segundo, Jésus devant la conscience moderne, Paris 1988. L’univers de la théologie de la libération est très vaste et il s’enrichit de jour en jour de nouvelles recherches et théorisations. Mais il faut noter que la théologie de la reconstruction est redevable de tout le travail déjà déployé en Amérique indo-latine sur le thème de la libération dans sa pertinence politico-économique et socioculturelle aujourd’hui, en Afrique comme partout ailleurs. Cf. Kä Mana, op. cit., 151. 1122 Id., 173.
270 6.2.4 Tâches de la théologie de la reconstruction La théologie de la reconstruction, selon l’entendement de Kä Mana, a pour tâche primordiale une mutation profonde de l’être. Ailleurs, avec d’autres mots, il note que : « La théologie de la reconstruction a pour enjeu radical la lutte contre les puissances de l’inhumain dont elle cherche à saisir en profondeur les mécanismes de fonctionnement, sur la base de la révélation biblique comme énergie de l’humain. »1123 Concrètement, il s’agit de déployer une puissance d’imagination créatrice, à la lumière de l’Evangile, pour reconstruire l’avenir, rattraper le bien-être qui reste toujours une illusion pour les sociétés africaines. « Changer l’Afrique en profondeur, avec l’Evangile comme fondement d’une vision globale du monde et ferment d’une novation radicale de toute chose. »1124 Autrement dit, il faut que les exigences réflexives induisent une action ; il faut que ces exigences prennent corps dans des institutions vivantes qui déploient des stratégies cohérentes et repérables en tant que telles. La théologie de la reconstruction serait ainsi un processus de constitution des lieux d’action, des structures de changement. En elle-même, la théologie est une pratique et une ecclésiologie active ; le déploiement des forces concrètes et organisées pour agir sur tous les lieux décisifs pour l’orientation de l’avenir, sur tous les fronts, dans tous les combats de l’homme. En vue de pouvoir engager des forces concrètes, il incombe à la théologie de la reconstruction la tâche de répondre à trois nécessités de base. La première nécessité est celle d’une lucidité exigeante dans l’analyse des problèmes. C’est dire, saisir la crise non seulement dans ses aspects les plus immédiatement perceptibles, mais surtout dans les profondeurs où elle devient un problème philosophique et théologique capital : « le problème d’un monde dont l’exigence de reconstruction ne se réduit pas seulement aux aspects politiques, économiques, sociaux, culturels, moraux et spirituels, mais aux conditions fondamentales qui sous-tendent ces aspects et permettent d’en rendre compte de manière essentielle et radicale. Il s’agit, au fond, de prendre la mesure, toute la mesure de ce qui fait problème dans la crise africaine pour pouvoir donner la vraie mesure, toute la mesure de ce qu’il y a à faire et du projet de reconstruction à entreprendre pour notre continent. »1125 La deuxième nécessité est celle d’une orientation pratique de la réflexion. Pour éviter l’abstraction pure ou le dogmatisme de la réflexion, il faut déployer une réflexion qui mobilise les consciences et les imaginations pour constituer des forces pratiques d’action, capables de s’ouvrir à d’autres forces en travail au cœur des sociétés africaines. Plus précisément, « le terrain de la théologie de la reconstruction est celui d’une éthique politique qui fonde le projet de bâtir nos sociétés sur les bases de l’humain, à partir de l’Evangile comme puissance de changement. »1126 Il y a ici nécessité d’engager un dialogue avec toutes les forces sociales, à la lumière de la parole biblique qui induit des énergies
1123 Kä Mana, « L’Eglise africaine et la théologie de la reconstruction. Réflexions sur les nouveaux appels de la mission en Afrique », in : Bulletin du Centre protestant d’études, n°4-5, Genève août 1994, 5-44. 1124 Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise, 103. 1125 Id., 113-114. 1126 Ibid.
271 d’action éthique capables de transformer les choses en bien. Dans cette mesure la théologie évite de s’enchanter de ses propres affirmations de foi, pour devoir être une théologie essentiellement pratique, une quête exigeante de l’humain dans le champ des forces de changement au cœur de la société.1127 Car, que serait une théologie sans rapport au monde, sans un contexte précis où elle naît ? La troisième nécessité s’oriente précisément dans le sens d’innovation dans la réflexion sur les relations entre les chrétiens et le monde. « Dans le champ ecclésiologique, l’Afrique a encore à se donner une dynamique capable de changement en profondeur pour construire l’avenir sur une éthique de créativité et d’inventivité responsables. »1128 La tâche sera de penser en profondeur la théologie de la reconstruction comme force de créativité concrète, puisque l’on ne trouvera nulle part des modèles préconçus ou donnés.1129 Ils sont à inventer, en fonction des défis, des attentes, des aspirations qui sont propres à chaque société. A la lumière de cette triple nécessité, on peut alors formuler les tâches actuelles d’une théologie de la reconstruction de l’Afrique. Elles sont de l’ordre théorique et pratique. La théologie de la reconstruction est éminemment théorique en tant qu’elle est un effort de pénétration intellectuelle de la situation africaine dont elle a à rendre intelligible les enjeux ultimes. Son rôle est celui de clarifier les problèmes de manière à préparer une action de changement en profondeur, sans complaisance idéologique à l’égard des théories et des pratiques qui ont conduit l’Afrique à sa situation actuelle ; sans non plus s’enfermer dans un univers étriqué qui se suffirait à lui-même, blindé dans ses certitudes. Il y a là en même temps un effort de briser la logique de la crise au nom de la logique de la foi, car dans la Parole de Dieu, toute crise est dépassée par une puissance de novation, ce pouvoir de mutation en profondeur qui ouvre l’homme à l’absolu et le fait du même coup accéder à l’humain. La théologie de la reconstruction devient ainsi une manière de penser l’humain comme horizon de réponse à la crise. Elle s’articule comme une théorie de la transformation globale de la vie à la lumière de la Parole de Dieu : une éthique politique.1130 C’est la Bible, dit Kä Mana, qui donne toute la mesure, c’est-à-dire toute la possibilité de transformation radicale des choses 1131. Comprendre cette mesure et pouvoir y mesurer toutes choses, toutes théories, toutes réalités offertes au jugement, c’est poser les bases mêmes de la reconstruction de l’imaginaire africain dans le sens de l’humain. « La théologie de la reconstruction est donc, du point de vue théorique, une réflexion sur la mesure d’éthique politique qui peut servir de principe de restructuration globale de l’imaginaire créateur de l’Afrique, en vue d’aider l’homme négro-africain à sortir de la crise qui l’étouffe et l’étrangle aujourd’hui. »1132 Une fois la mesure théorique et éthique définie, la théologie de la reconstruction élabore de mesures pratiques, que le pasteur Kä Mana appelle « les exigences des médiations
1127 1128 1129 1130 1131 1132
Ibid. Ibid. Ibid. Id., 116. Id., 117. Ibid.
272 concrètes pour l’incarnation sociale de son projet. »1133 Il en élabore quatre principales, toujours modelées par la foi chrétienne et que nous reprenons ici in extenso.1134 L’exigence d’incarnation : être de plain-pied dans la vie, les problèmes, les quêtes et utopies de sociétés africaines contemporaines. Vivre et penser l’Evangile au cœur de ce que le continent africain souffre et endure, de ce qu’il construit et forge comme destin, de ce qu’il croit et espère comme espace de lumière. L’exigence de remise en question et de résistance concrète : contester toute forme d’esprit qui ne va pas dans le sens de la mesure de l’humain définie par l’Evangile ; résister à toute tentative de poser une autre mesure d’être et une autre aune d’existence que l’éthique de la lutte contre l’inhumain au nom de la dignité humaine. L’exigence de libération : désenchaîner l’imaginaire (c’est-à-dire l’ensemble de forces créatrices dans la vie humaine) par rapport aux endémies psychiques, aux impuissances politiques, aux pesanteurs culturelles et aux détresses économiques dont l’Afrique souffre et meurt actuellement. L’exigence de novation : semer partout la vaste utopie des nouveaux cieux et de la nouvelle terre que porte en elle la Parole de Dieu. Travailler à faire grandir les semences du Royaume dans les grands chantiers politiques, économiques, sociaux, spirituels et moraux dont le continent a besoin pour construire son avenir. Telles sont les quatre exigences, sur les quelles on reviendra largement dans la suite, qui composent une grille servant à articuler la mesure éthique de l’humain qui manifeste la Parole de Dieu et les stratégies pratiques à mettre en œuvre pour des changements en profondeur. Et au registre des stratégies de changement1135, Kä Mana parle de la stratégie du dialogue qui consiste en une écoute réciproque qui se méfie de tout enfermement intolérant et belliqueux, une rencontre de l’autre dans ce qui est pour lui, décisif et significatif, qui constitue pour lui une raison de vivre et de mourir. La stratégie de présence sur tous les fronts et dans tous les combats où l’homme est en cause, où le sens de l’humain risque de perdre son caractère absolu. La stratégie de constitution de forces solidaires et de fronts communs d’action partout où cela est nécessaire, pour pouvoir construire non seulement une unité dans la diversité, mais « l’unité dans l’action » au nom de la mesure éthique qui fait de tout homme un être inviolable dans sa dignité. 6.2.5 Remarques critiques de la théologie de la reconstruction La théologie éthique de la reconstruction consiste ici essentiellement à l’avènement d’un nouvel imaginaire historico-social au sens d’ensemble des fonctions créatrices d’une communauté. Autrement dit, l’un des impératifs majeurs d’une pensée de la reconstruction est de donner la mesure réelle de la faillite de nos systèmes de vie ; d’avoir une vision globale de ce qui nous arrive et de projeter à partir de cette vision le plan d’ensemble de l’avenir à préparer.1136
1133 1134 1135 1136
Ibid. Id., 117-118. Id., 119. Id., 121.
273 Qu’est-ce à dire tout cela dans le contexte de l’Afrique contemporaine ? Kä Mana répond : « Que le concept de reconstruction comporte un enjeu éthique dont le projet est de mobiliser les forces de créativité des individus, des Eglises et des sociétés africaines pour leur transformation en profondeur, dans tous les domaines et à tous les niveaux. (…) Une telle institution s’opère en l’occurrence avec la Parole de Dieu comme mesure et comme trame. Mesure qu’il s’agit de penser et de concrétiser ; trame qu’il importe d’articuler à travers les principes et les stratégies pour lesquelles la foi en Dieu met en jeu et en question l’être même de l’homme et de la société. »1137 Plusieurs bilans ont notamment formulé les critiques suivantes à l’endroit de cette approche théologique qui se base essentiellement sur les Ecritures : Quelle forme concrète prendra cette théologie ? Autrement dit, comment sera-t-elle applicable ? Kä Mana n’émet-il pas que des vœux pieux ? Une critique est d’Etienne Ung’eyowun Bediwegi. 1138 Il dit que la reconstruction prônée par Kä Mana se base sur une certaine christologie. Car, comme Kä Mana lui-même l’argumente, la révélation du Christ est comme une énergie éthique et politique qui permet d’aborder théologiquement les problèmes essentiels des mutations de notre continent aujourd’hui : les problèmes de la reconstruction culturelle, les questions des structures économiques de nos pays, les quêtes de la démocratie politique et civique. Saura-t-il alors convaincre avec son Christ « éthique et politique » ? s’interroge Etienne Bediwegi.1139 Une autre critique est formulée par Nathanaël Soédé.1140 Il dit notamment que plusieurs autres théologiens africains reprochent à la théologie de la reconstruction que développe Kä Mana d’être tellement préoccupée du développement économique qu’elle ne donne pas « à la culture africaine la part qui lui revient dans la réflexion éthique »1141. D’autre part, la reconstruction de l’Afrique que Kä Mana propose, concernerait uniquement les sociétés africaines prises comme entités globales, alors qu’il faut d’abord que l’Africain s’affirme comme sujet pour pouvoir participer à la construction de sa société : « Kä Mana inviterait un sujet qui n’existe pas, c’est-à-dire qui n’a pas assumé la dimension solidaire de sa personne, de son être d’africain dans et avec sa société (continent) à reconstruire sa société »1142 ; en procédant ainsi, il renverserait l’ordre des choses comme s’il mettait la charrue devant les bœufs.1143 On peut dire que Kä Mana, puisqu’il veut cette orientation théologique universaliste, il la propose au débat ; il la soumet à la discussion publique pour en manifester la fécondité dans la construction de l’humain. Il est à admettre que la forme concrète de cette reconstruction est à inventer, comme il n’a cessé lui-même de le souligner. Il faut faire fonctionner la puissance créatrice de l’imagination. En sus, puisqu’elle est une pensée théolo-
1137 Id., 120. 1138 Etienne Ung’eyowun Bediwegi, „Une théologie africaine de la reconstruction?“, in : Revue Africaine de Théologie, Vol. 24, n°47-48 (2000), 189-195. 1139 Id., 191. 1140 Nathanaël Soédé, « Thèmes de la philosophie morale africaine. Réflexion sur la crise africaine, analyse critique et contribution », dans Revue de l’Institut catholique de l’Afrique de l’Ouest (RICAO), n° 13, 1996. 1141 Id., 66. 1142 Id., 70. 1143 Cf. aussi Ndoricimpa Herménégilde, op. cit., 114.
274 gique, l’on voit mal comment elle ne pourrait pas considérer les Ecritures comme sol nourricier de sa réflexion. Il est d’abord fondamental de penser, d’imaginer, puis l’on peut agir avec efficacité. Il est évident que Kä Mana ne part pas des mémoires de la tradition africaine pour penser la reconstruction, comme nous le proposons. Tout au moins, dit-il, faut-il interroger de manière créatrice les traditions métaphysiques qui nous constituent en tant qu’Africains aujourd’hui et de voir ce que nous pouvons en faire en fonction de l’idée que nous avons à nous donner de notre avenir, et enrayer ainsi la crise1144. Sinon, il a même un regard plutôt critique sur les traditions africaines. Il dit e.a. à ce propos : « Depuis longtemps qu’on ne le pense, nous avons fait un certain nombre de choix métaphysiques et sociaux inopérants et stériles. (…) Nous avons opté pour une société fondée sur le sens illimité du communautaire et du collectif, articulée sur une quête constante d’harmonie pacifiante, dans un esprit de conformation à une tradition dont les références fonctionnent comme un absolu immuable. Cela a eu pour conséquence de briser en nous toute capacité de développer un esprit de novation et d’intervention sur la réalité, selon une idée régulatrice qui serait centrée sur l’utopie d’un monde meilleur à faire advenir ici et maintenant. Nous avons construit une culture portée par le culte de la vie et de la fécondité vitale, sans donner à cette passion le sens des valeurs pour lesquelles il vaut mieux perdre sa vie et sa fécondité que de gagner et de la conserver de manière vaine et dénuée de toute teneur de sens. »1145 De cet attachement aveugle aux traditions métaphysiques, a découlé le problème crucial de la désorientation totale et de la perte de points de repère clairs pour penser, vivre et agir dans le monde. « C’est parce que notre être chancelait sur ses bases métaphysiques sans parvenir à une maîtrise réelle de l’espace et du temps physique, que nous avons perdu tout principe de cohérence dans notre réalité en tant que culture et toute créativité dans notre destinée en tant que civilisation. »1146 Cette dérive se manifeste aujourd’hui dans l’incohérence de nos politiques, dans l’impuissance de nos économies, dans la détresse de nos sociétés et dans l’insignifiance de notre vie culturelle. Il faut noter tout de suite que Kä Mana, dans son discours actuel sur la crise écologique, ne tient plus le même langage qui, hier, plaçait l’homme au sommet. Puisque la vraie Afrique a son sens dans une reprise de toutes les traditions qui la constituent, il ne s’agit pas de les reprendre comme des substances toujours disponibles, mais de les réinventer dans l’esprit qui les fait vivre comme dynamisme créateur. Naître non à la lettre des traditions, mais à leur esprit dans ce qu’il y a de constructif pour l’avènement de l’humain.1147
1144 1145 1146 1147
Kä Mana, op. cit., 123. Id., 122. Id., 123. Id., 124.
275
6.3 Pistes d’inculturation de l’éthique théologique de la reconstruction 6.3.1 Cohérence entre christologie et existentiel africain Si les analyses développées jusqu’alors doivent avoir une certaine pertinence sur le sol africain, elles devront être cohérentes avec l’entendement existentiel de l’Africain. Ce dernier devra les intérioriser selon ses catégories existentielles. Elles ne doivent pas lui être étrangères, au risque de rester sans effets. Le travail théologique doit servir de ferment dans la situation du continent africain, tout réorienter dans le sens de l’éthique comme volonté et comme représentation dans le projet de reconstruction de l’Afrique. La théologie devra ouvrir la voie pour une exigence de mutation en Afrique. Il est un fait que l’axe fondamental autour duquel il est nécessaire de tout restructurer, du point de vue d’une théologie éthique, c’est le Christ en tant que dynamique inévitable dans la conscience que l’humanité a de ses exigences d’humanisation, de ses structures d’être et d’existence.1148 Comme on le perçoit, pour Kä Mana, Christ constitue un moment clé de la conscience de l’humanité, de la rupture à partir de laquelle rien ne peut être pensé sans que l’humain et le monde ne soient au centre des débats. Christ est l’impulsion éthique de l’histoire1149. Christ, comme référence majeure, est le pivot éthique du monde : la cohérence concrète entre son être et sa vie, sa pensée et ses paroles, son destin et la cause pour laquelle il a voulu vivre et mourir ; toute la puissance d’être qui, en lui, invalide le principe pharaonique du pouvoir et l’esprit baaliste1150 comme mode d’être. Ce Christ libérateur, impartial et référence éthique doit être ainsi compris par l’Africain. Voilà pourquoi plusieurs théologiens africains parlent de la nécessité de repenser la christologie en Afrique.1151
1148 Id., 184. 1149 Ibid. 1150 Chez Kä Mana, le principe pharaonique, dérivé de l’attitude dominatrice de Pharaon à l’égard du peuple hébreu, caractérise tout pouvoir tyrannique, dictatorial. Et l’esprit baaliste, dérivé du Baalisme dans l’Ancien Testament, caractérise le peuple qui est sous l’emprise des forces qui l’enchaînent au lieu de le libérer, qui sacralisent l’invisible pour légitimer des pouvoirs en place. Esprit qui compte sur les puissances telluriques et numineuses pour consolider des systèmes spirituels oppressifs et des intérêts matériels cachés sous des théories religieuses. C’est vouloir trouver sécurité dans des idoles. 1151 Il faut citer ici Jean Marc Ela et son ouvrage récent, Repenser la théologie africaine, Paris 2003 ; Kä Mana, Le Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ, Paris 1994 ; Kabasele Lumbala, « Le Christ comme Ancêtre et Aîné », dans Chemins de Christologie africaine, Paris 1986, 127-141. Plusieurs théologiens africains ont développé une christologie africaine du salut. En 1977, Gabriel Setiloane notait : « La tâche qui s’impose aujourd’hui à la théologie africaine est de travailler à fond la question de christologie : qui est Jésus ? Que signifie Messie ou Christos dans le contexte africain ? ». Cf. Où en est la théologie africaine ? Libération ou adaptation ? La théologie africaine s’interroge. Actes du colloque d’Accra, Paris 1979, 81. Le Christ cru par les Africains est considéré comme le Sauveur, le Héros (Cf. Museka Ntumba, La nomination africaine de Jésus-Christ. Quelle christologie ? Dissertation, Louvain-la-Neuve 1988), le Guérisseur (Cf. Ndiaye, « Jésus Parole régé-
276 En fait, la question récurrente autour de la christologie africaine, était et est celle de savoir comment intégrer l’Evangile et le christianisme dans la substance spirituelle et la réalité culturelle de l’Africain. Jésus est-il dans les lieux d’existence de l’Africain ? Ce, contrairement à l’attitude de distance qui a régné pendant longtemps, selon la quelle le christianisme est une religion venue d’ailleurs et extérieure à la vie profonde de l’Africain. Aujourd’hui, le christianisme africain est devenu essentiellement une affaire interne à l’Afrique. « Il est nôtre ».1152 Avec courage, Kä Mana poursuit : « C’est en Afrique même que se décident désormais les enjeux vitaux du christianisme africain. Patiemment. Vigoureusement. A travers une conscience nouvelle qui rythme en profondeur nos espoirs et embrasse des visées radicalement autonomes, entièrement locales et clairement inscrites dans la chair de notre existence et les fibres de notre destinée. »1153 Kä Mana rassemble, précisément dans son ouvrage « Christ d’Afrique », les textes consacrés, selon un double sillon, à la christologie dans la société africaine contemporaine. Un sillon interne d’abord, qui met l’homme africain contemporain devant les grands défis de son destin en tant que chrétien vivant dans un contexte où des questions religieuses, morales, sociales et culturelles l’interpellent et déterminent sa pratique de la relation à Dieu. Un sillon externe ensuite. Les grandes orientations de cette christologie sont celles d’une interrogation fondamentale sur ce que la foi africaine en Jésus-Christ offre au monde, à l’humanité entière maintenant confrontée à des horizons incertains, où grondent des menaces innombrables et d’insondables inquiétudes.1154
nératrice », Lumière et vie 159, 1982, 15-27), le Frère Aîné (Cf. Kabasele, op. cit., 1986), l’initiateur (Cf. Sanon, « Jésus, Maître d’initiation », in : Chemins de christologie africaine, 1986, Diatta, « Jésus-Christ : Initié et Initiateur », in : Théologie africaine. Bilan et perspectives, 1989, 137-154 ; et Luyeye Luboloko, « Le Christ initiateur : une proposition méthodologique », in : Théologie africaine. Bilan et perspectives, 1989, 155-160), le Proto-Ancêtre (Cf. Bénézet Bujo, « Nos ancêtres, ces saints inconnus », in : Bulletin de Théologie Africaine 2, 1979, 165-178) qui est la source de toute vie. En tout cas plusieurs essais de christologie africaine ont été tentés avec plus ou moins de bonheur. Au-delà de la question de nomination ou de représentation de Jésus, se pose celle, existentielle, de ce que ce Christ apporte au croyant, dans sa vie, dans sa destinée personnelle et collective. Il s’agit donc de la question du salut. « Le grand péril de la foi en Afrique ne viendra pas de la croyance dogmatique, mais des impératifs de l’action », affirmait Ngindu Mushete (« La théologie africaine. De la polémique à l’irénisme critique », in : Bulletin de Théologie Africaine, 1979, 5). Efoe Julien Penoukou écrivait de son côté : « La question du salut de l’homme africain est dramatique. Question de fond et de foi : au regard de la situation actuelle qui caractérise le continent noir, après des siècles d’esclavage, de colonisation, et trois décennies d’indépendance dans la dépendance internationale, la faillite et à présent la détresse (…) l’évangile du salut en Christ le concerne-t-il réellement ? En quoi et comment Jésus-Christ, qui se proclame Rédempteur de tout homme, en tout temps, peut-il l’aider à sortir par lui-même de l’échec et du désespoir, afin d’assurer son histoire propre ? ». 1152 Kä Mana, Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ, Paris 1994, 8. 1153 Ibid. Lire à ce sujet Kabasele Lumbala, Le christianisme et l’Afrique, une chance réciproque, Paris 1993. 1154 Id., 9.
277 En gros, Kä Mana s’interroge sur le sens actuel de la foi africaine en Jésus-Christ : ses forces et ses faiblesses, ses doutes et ses interrogations, ses théories et ses pratiques, ses espérances et ses utopies. Il présente les principes et les articulations de l’intelligence que l’Afrique a du Christ, et d’interpréter l’ensemble de l’univers chrétien africain comme un enjeu décisif pour la transformation de pays africains face à la détresse et au désarroi qui sont actuellement ses lots.1155 C’est un Christ que l’on veut au cœur des valeurs culturelles africaines. « L’idée de base est de penser, d’organiser et de dire puissamment le rôle et la mission du Christ en Afrique comme l’accomplissement des choix culturels fondamentaux du continent dans ses composantes essentielles. Plus précisément, la figure du Messie comme celui-qui-doit-venir répond ici à des requêtes de fond que tout Africain devrait découvrir en lui-même s’il prend la peine d’interroger les rationalités de bases de son univers culturel. »1156 L’articulation théorique de ce que l’on croit serait ainsi le point de départ pour une quête fondamentale qui concerne et planifie la destinée de l’Africain. Un point de départ et non la révélation en elle-même, faut-il avouer. Et la vie de Jésus Christ dans l’histoire devient une grille de lecture pour comprendre davantage l’humain et pour le vivre. Là où se situe la vérité du Christ dans les quêtes fondamentales de l’humanité, c’est dans sa logique de l’amour comme antidote à toutes les logiques de l’inhumain. Par son amour pour le monde, Jésus Christ a créé une nouvelle forme de culture et d’esprit dans les relations entre les hommes. Ainsi, Kä Mana dira : « Poser la christologie comme le cœur de la théologie de la reconstruction, ce n’est pas seulement obéir à l’exigence de la foi chrétienne en tant qu’elle se réfère à son fondateur, mais découvrir que le Christ en tant que logique radicale de l’amour est l’enjeu capital de l’humain : son ossature vitale et son souffle éthique. »1157 Autour de Jésus se noue donc un débat fondamental sur le sens de la destinée et de la responsabilité de l’homme sur la terre. Dans l’Afrique d’aujourd’hui, l’effort qu’une théologie de la reconstruction a à fournir est justement de donner aux forces de changement la conscience de leur responsabilité pour l’avènement d’une société de l’amour, tissée dans ses fibres par le sens de l’amour et éclairée dans ses quêtes par l’amour en tant qu’utopisme1158 radical. S’il faut se permettre une synthèse de la théologie de la reconstruction, celle de Marie-Thérèse Bouchardy, qui a aussi lu et analysé Kä Mana, en explicite mieux la quintessence : « La théologie de la reconstruction met en lumière des ‘va-
1155 1156 1157 1158
Ibid. Id., 17-18. Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise, 191. L’utopisme chez Kä Mana est compris comme référence à l’avenir, avec la mémoire comme référence aux traditions et la pratique comme référence au présent. Ces trois moments bien coordonnés et imaginés constituent ce qu’il appelle point d’appui ou forces de mobilisation capables de changer l’imaginaire social africain en un véritable pouvoir créateur de monde nouveau. Par ailleurs, cette séquence mémoire-pratique-utopie, avoue Kä Mana, est une reprise d’une analyse faite par Alain Rey, Secrétaire général du DEFAP (Département évangélique français d’action apostolique, service protestant de mission et relations internationales), dans son effort pour repenser la mission du christianisme dans le monde d’aujourd’hui. Cf. Kä Mana, op. cit., 126.
278 leurs anticrises’ : valeurs de travail, d’invention, de responsabilité (jardin d’Eden), de fraternité et de solidarité (Caïn et Abel), de vigilance spirituelle et de confiance active (Noé), de lutte contre les forces destructrices de la vie (puissances pharaoniques et baalistes, pouvoirs de Mammon et pharisaïsme), de foi conquérante et organisatrice (les Juges et Rois), de résistance, de révolte et de fécondité imaginative (Ruth, Esther), d’intégrité créatrice, de rayonnement tranquille et de témoignage actif (Apôtres et premières communautés chrétiennes). Tout cela évidemment à la lumière du Christ, comme révélation de l’humain et du sens de la relation à Dieu. »1159 6.3.2 Cohérence entre théologie de la reconstruction et écologie Le contexte dans lequel l’environnement se dégrade impose une relecture de la foi. L’on ne peut confesser « un seul Dieu créateur du ciel et de la terre » sans s’interroger sur ce qui arrive à la vie dans les lieux de la terre où l’air et l’eau sont pollués, où les ressources naturelles vitales s’épuisent, où l’on produit de quantités énormes de déchets, où des bidonvilles surpeuplés s’étendent dans des conditions sanitaires désastreuses et aggravantes, bref là où l’environnement se dégrade.1160 Ce qu’il faut redouter, c’est que le salut en Dieu soit annoncé à l’Africain comme si son sort n’était pas lié à celui de la terre où son existence s’enracine. Face aux effets dévastateurs des forces de mort contre l’environnement, il est urgent et légitime de s’interroger sur la dimension écologique de l’évangile. Il est légitime de redécouvrir le Seigneur de la Vie dans les lieux de destruction du milieu naturel, Celui qui est venu « délivrer ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclaves » (Hb 2, 15).1161 Car, en effet, la création est un don de Dieu et qu’elle est le point de départ du dessein de Dieu et de l’histoire du salut. Et c’est sur cette foi au Dieu créateur de toutes choses que se fonde toute l’attitude à l’égard du monde qui entoure l’homme en lui rappelant, en permanence, que « Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 10). Le respect de l’environnement qui en découle doit alors être lié au respect que l’on doit à Dieu lui-même auquel tout être participe. A la suite de Dieu, l’homme doit se conduire en berger de la nature. S’il n’y a pas de ciel sans terre, le salut du monde est en jeu au sein de la création où des formes de tyrannie s’exercent sur la nature elle-même.1162 Il faut prendre conscience de la nécessité d’une éthique de la solidarité avec la mère Terre qui doit devenir l’une des priorités chrétiennes dans la crise actuelle de l’environnement. Dans ce sens, une véritable inculturation de la foi au Dieu créateur est inséparable des luttes pour la protection de l’environnement. Un dialogue approfondi avec les spiritualités africaines permet-il de retrouver l’esprit de la Terre, de l’Air, de l’Eau ou de l’Arbre violé, torturé et exploité à cause de la cupidité humaine. 1163 Jean Marc Ela souligne l’importance de ce dialogue : « A partir des religions africaines où les croyances à la
1159 Bouchardy, M.-T., « Cultures africaines: entre tradition et modernité », in : Société-Choisir, Genève décembre 2002, 27. 1160 Cf. Jean Marc Ela, Repenser la théologie africaine, 126. 1161 Id., 127. 1162 Cf. « Pas de ciel sans terre. Théologie et écologie », Concilium, 236, 1991. 1163 Cf. Jean Marc Ela, op. cit., 128.
279 Terre-mère animent les comportements et les attitudes à l’égard de la nature, les Eglises d’Afrique ont besoin de recentrer l’expérience de la foi sur la vie afin de procéder à une nouvelle lecture de la Bible dans la perspective des oiseaux, de l’eau, de l’air, des arbres et des montagnes à la manière de Jésus de Nazareth qui intègre les réalités de la création dans l’annonce du Royaume de Dieu. »1164 Pour pouvoir concevoir objectivement une théologie de la reconstruction à la mesure de l’Afrique, il est évident que le message révélé ne peut être percutant s’il reste embastillé dans les schémas culturels et conceptuels importés. Pour vivre la relation à l’univers dans la foi en assumant les valeurs et les symboles des cultures africaines où tout est signe et parole, la théologie devra amener à faire prendre conscience que l’homme cherche à vivre en équilibre avec l’univers à partir d’une « vision unitaire du monde » et d’une spiritualité qui, selon le mot surprenant de Senghor, « lie le caillou et la plante à Dieu ».1165 En tenant compte de cette attitude de communion qui s’ouvre sur « une fraternité avec le monde total »1166, on découvre que l’oppression des êtres humains et l’oppression contre la nature vont de pair. Cette théologie entrevoit l’urgence d’une redécouverte des dimensions cosmiques du drame du salut. Elle exige une cohérence entre la foi et la vie dans toutes les dimensions de l’existence où elle ne peut se tenir à l’écart des peuples du continent, de leurs luttes, de leurs rêves et de leurs aspirations qui se polarisent autour de l’environnement. Ce qui est en jeu, c’est la révélation de Dieu au quotidien et la réussite du monde. Pour se convaincre de la façon dont Dieu se révèle dans la vie ordinaire ou dont Jésus se sert des éléments naturels pour décrire le règne de Dieu dans son enseignement, Jean Marc Ela en a fait un inventaire appréciable des choses du monde. 1167 L’articulation de la théologie de
1164 Ibid. 1165 Id., 129. 1166 Deschamps, H., Les Religions d’Afrique noire, coll. « Que sais-je ? », 71ss ; lire aussi Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et culture industrielle, Dakar 1975, 72-75. 1167 Cf. Jean Marc Ela, op. cit., 130-131. Dans la Bible, Dieu est souvent comparé à l’eau. Il suffit de relire les Psaumes (1, 3 ; 46, 4), Isaïe (27, 3-6 ; 41, 17-18 ; 44, 3-4 ; 55, 1 ; 58, 11), Ezéchiel (16, 9 ; 36, 25), Jean (3, 5 ; 7, 37-39), l’Epître aux Ephésiens (5, 26) et enfin l’épître aux Hébreux (10, 22). Dieu est assimilé aussi au rocher dans le Deutéronome (32, 4.15), dans les Psaumes (15 ; 18, 2 ; 31, 3 ; 71, 3), dans 1 Cor 10, 4 et dans de nombreux autres passages. Dieu est, par ailleurs, décrit comme le feu dans Ex 13, 21, Ps 78, 14, Is 4, 4, Za 4 et Ml 3, 2-3. Le Nouveau Testament reprend cette image dans Ac 2, 4 et He 12, 29. Dieu est également représenté par le vent (1 R 19, 11 ; Ez 37, 9-14 ; Ac 2, 2 ; Jn 3, 8 ; 1 Co 12, 11). Tout en associant Dieu à l’eau, les écrivains bibliques le comparent à la pluie et à la rosée (Ps 68, 9 ; 72, 6 ; 133, 3 ; Is 18, 4 ; Ez 34, 26-27 ; Os 6, 3 ; 10, 12 ; 14, 5). Le symbolisme de l’huile est utilisé par la Bible pour parler de Dieu et de son action salvifique (Ps 45, 8). On évoque l’huile qui consacre (Ex 29, 7 ; 30, 30 ; Is 61, 1), l’huile qui procure la guérison (Ap 3, 18), réconforte (Is 61, 3 ; He 1, 9) et qui éclaire (Mt 25, 3-4 ; 1 Jn 2, 20.27). Les images de la colombe (Mt 3, 16), du pélican, de l’aigle et surtout de l’agneau (Jn 1, 29) sont autant des êtres du monde naturel qui font découvrir l’univers avec tout ce qui l’englobe comme un véritable « milieu divin ». En remettant ces objets à l’honneur, on est invité à retrouver l’harmonie avec l’univers dans lequel on habite.
280 la reconstruction et de l’écologie pour susciter un mode d’existence qui sauvegarde la vie est un travail fondamental de la foi au cours du nouveau siècle. L’enjeu est de taille, car il s’agit de promouvoir la beauté du monde (Gn 1, 10).1168 6.3.3 Principes de base d’une éthique écologique du développement Il faut noter que chez Kä Mana, l’on trouve une alternance des mots reconstruction et développement. Les deux termes signifient, en fait, l’aspiration à l’avènement de l’humain, c’est-à-dire la création des structures d’être qui soient portées par la promesse d’une nouvelle terre, par la perspective de la réconciliation de l’homme et son environnement, en vue du bien-être de l’Africain. 6.3.3.1 Pièges théologiques à éviter Pour penser effectivement l’éthique du développement ou de la reconstruction, comprise comme « une dynamique d’être, de pensée et d’action qui, enracinée dans le limon de la révélation biblique et articulée sur les défis majeurs du continent noir aujourd’hui, et qui peut conduire les peuples africains vers une promotion fertile d’eux-mêmes et de leur espace de vie »1169, il convient d’abord d’écarter quelques pièges théologiques majeurs dans lesquels les perceptions et les conceptions négro-africaines de l’éthique du développement tombent et qui falsifient l’ambition fondamentale du projet éthique comme force de transformation profonde de toute chose selon le projet de Dieu. Seulement ensuite, l’on peut envisager quelques principes durables qui contribuent à fonder et consolider cette éthique. Au registre de ces pièges, qui se recoupent, Kä Mana en cite cinq 1170 : La conception théologique essentiellement manichéenne du monde qui sépare, dans l’homme, l’âme et le corps ; dans la réalité, l’esprit et la matière ; dans l’ordre social, le religieux et l’économico-politique. Cette conception confine l’Eglise dans le domaine du religieux et du spirituel et laisse aux instances politiques et économiques le soin, essentiellement « profane », de la promotion du développement des pays. Le manichéisme devient ainsi un spiritualisme exquis, un moralisme contraignant et une fuite condescendante de tout ce que le monde et la société peuvent avoir comme problèmes de fond. Certains mouvements et attitudes sectaristes qui pullulent dans plusieurs villes africaines trouvent dans cette tendance une terre de prédilection. Ils affirment la primauté et l’excellence de l’âme sur le corps, de l’esprit sur la matière et du religieux sur l’économico-social, et poussent alors à une irresponsabilité notoire des membres à l’égard de leurs familles. L’idéologie « conversioniste » découle de l’idée manichéiste. Puisque toute la pratique éthique manichéenne se réduit au choix de l’âme contre le corps, de l’esprit contre la matière, du ciel contre la terre, le monde actuel n’a d’autre réalité que d’être le lieu où s’opère radicalement le choix pour le mal. Il faut s’en débarrasser, il faut se convertir, se situer au-dessus des contingences et jouir déjà sans fin de l’étreinte divine, des êtres d’au-
1168 Id., 132. 1169 Kä Mana, Christ d’Afrique, 203. 1170 Id., 205-208.
281 delà. Cette conversion tire du monde et offre le ciel aux fidèles dans toute la sérénité de ses jouissances. Avec ce que cela a pour corollaire de fanatisme, d’intolérance, de perte de tout sens d’analyse rationnelle et de responsabilité éthique sur les enjeux politiques, économiques, sociaux et culturels de l’Afrique contemporaine. Sur la lancée de la logique conversionniste et du spiritualisme moralisateur, une troisième attitude prend forme : c’est l’approche fétichiste de la Bible. La perception du texte biblique comme réponse absolue à tous les problèmes d’hier, d’aujourd’hui et de demain. La Bible devient une sorte de clé de songes, de sésame absolu où tout problème s’évapore au profit d’une quiétude profonde en Dieu, d’une union passionnée de soi-même avec l’être divin. L’on se soucie alors peu ou pas des questions concrètes cruciales d’organisation du monde et de la société. De l’approche peu heureuse des choses terrestres, il se développe un autre piège théologique qui voit le monde lui-même dans son ensemble comme « satanisé ». Il faut avouer ici qu’en Afrique, l’inflation du satanique dans le langage et dans les pratiques des communautés religieuses, des Eglises officielles ou des sectes de toutes formes s’accroît. Plus que Dieu, le Christ ou l’Esprit, Satan devient le personnage central dans l’imaginaire théologique de beaucoup. Parce qu’il est celui contre qui on se bat en permanence, il envahit tout et détermine toutes les attitudes. Face à lui, seule la fuite dans le spiritualisme est de mise. On abandonne ainsi le champ social aux aléas de la fatalité. Face à ces pièges et au danger qu’ils représentent, la tentation est grande de réagir en prônant une attitude théologique qui vise l’action à outrance, et l’action seule. On risque de n’aboutir qu’à un « actionnalisme » qui est aussi à éviter parce qu’il est une vision tronquée de l’homme. Il l’est dans la mesure où il conduit parfois à l’abandon de toute problématique de la transcendance et à l’évacuation de Dieu dans les questions d’ordre politique, économique ou social. Ici, le développement devient un problème purement technique, dont on cherche les solutions soit dans des modèles déjà constitués ailleurs, dans les pays dits développés (c’est le piège du mimétisme), soit dans le rêve purement lyrique d’un développement tout autre (c’est le piège de l’onirisme). On le voit, si l’on veut alors penser le développement à la lumière de la foi chrétienne, on devra s’éloigner résolument de tous les pièges évoqués, pour vivre le développement comme une éthique portée par l’énergie du projet de Dieu pour l’homme. Ces pièges sont évoqués précisément puisque, au cours de l’histoire, quelques approches théologiques africaines de développement, même les mieux outillées et les mieux élaborées, sont tombées soit dans le manichéisme traduit par un spiritualisme moralisateur outré, soit dans l’actionnalisme traduit par le mimétisme ou l’onirisme béat. Il y a eu des théologies africaines d’inspiration « culturaliste » où l’on a cherché des modèles de développement dans le passé, dans les traditions culturelles, et qui n’ont été que du mimétisme ou de l’onirisme creux. Elles se sont coupé des problèmes cruciaux contemporains. Il y en a eu aussi celles essentiellement critiques, portées par la quête de la libération de l’Afrique face à tous les maux dont elle souffre jusqu’aujourd’hui. Se libérer des traditions culturelles qui ne sont que pesanteurs à la maîtrise de la logique du monde moderne et se libérer aussi de l’emprise des pays du Nord qui exploitent et marginalisent les pays africains. Ce fut également le cas des théologies fondamentalistes qui rejetaient tout compromis avec l’esprit du « monde » et avec le monde lui-même. Une forme de biblisme borné qui dominait certaines formes d’ecclésiologies et de discours
282 religieux. Elles n’ont engagée aucune forme d’ingérence dans les questions politiques et idéologiques qui déchirent la société, dans la recherche des causes structurelles des injustices et des inégalités sociales. Dans ces formes de théologie tout s’explique par une seule catégorie : le péché ; et par un seul agent : Satan. Et le développement est essentiellement la lutte contre Satan et le péché dans le monde. 1171 Toutes ces théories se sont caractérisées par leur insuffisance à répondre aux attentes des Africains. La situation actuelle dans beaucoup de pays africains reste ainsi marquée par un sentiment d’échec du processus de développement. Si la situation est comme telle, le cadre théorique où doit s’intégrer l’approche théologique du développement en Afrique noire doit être structuré autour de quatre bases, lignes directrices qui permettent d’éviter les pièges présentés et qui orientent les pratiques africaines du développement vers une vision claire de leur tâche, de leurs fondements et de leurs enjeux : l’avènement de l’humain.1172 6.3.3.2 Quatre principes éthiques de base Principe d’incarnation Il est celui que la révélation biblique présente à travers la vérité du Verbe fait chair, Dieu qui devient homme et par ce processus rend l’homme capable de l’humain. En effet, dans la dynamique de la relation entre Dieu et l’homme, le principe d’incarnation a consisté pour Dieu à prendre toute la mesure de la destinée humaine, à partager la réalité de l’homme, profondément et intégralement, de manière à ce que rien de ce qui relève de l’humaine condition ne lui soit étranger. La traduction théologique de ce principe dans le domaine du développement est celuici : « la foi chrétienne ne peut être limon du développement sans prendre corps dans les réalités de ceux qui doivent, en tant qu’êtres humains concrètement vivants, s’engager dans le processus de promotion d’eux-mêmes, de leurs conditions de vie, de leurs espérances et de leurs quêtes ultimes. »1173 Ceux qui ont foi en Dieu doivent donc connaître ce qu’il en est réellement de la situation de leurs pays, car c’est leur lieu de vie, de parole et d’action, où ils partagent leurs rêves profonds et leurs quêtes dans le cadre du projet de Dieu sur le monde. Kä Mana poursuit : « La Bible utilise l’image du sel pour désigner ce principe d’incarnation. Comme le sel ne peut être efficace qu’en se répandant dans les aliments, l’Eglise ne peut faire un travail de fond dans le développement sans se répandre dans toutes les réalités de l’humaine condition, s’y dissoudre et faire vraiment partie de leurs corps. En fait, l’incarnation est le point de départ du travail de l’Eglise dans la société, dans la culture, dans la vie de tous les jours. »1174 Ce point de départ est une exigence éthique dans la mesure où c’est dans son processus même que l’on peut pressentir ce qu’est l’humain. Celui-ci est à entendre, bien sûr, comme un monde à faire advenir et à organiser selon le souffle et l’énergie de l’EspritSaint. En ce sens, le développement est conçu comme une force motrice de l’humain au
1171 1172 1173 1174
Id., 209-214. Id., 216. Ibid. Id., 217.
283 cœur du monde, comme promesse du Dieu qui est, qui était et qui vient, renouveau de toute chose dans le souffle de son Esprit. Dans l’Afrique contemporaine, le principe d’incarnation consiste donc essentiellement pour l’Eglise, pour les chrétiens, à prendre la véritable mesure de la crise que traverse le continent, toute la mesure de ce que ce continent endure à tous points de vue. Ce principe devient ainsi l’exigence d’être dans, d’être avec, en vue de mieux servir ce qui est en jeu. Principe de libération Ce principe complète celui d’incarnation et en manifeste le sens. Le Verbe ne se fait pas chair pour s’empâter dans les désespoirs et s’engourdir dans les impasses des Africains. Il s’incarne pour libérer de tout ce qui brise, de tout ce qui enchaîne : la pesanteur du mal, les structures d’exploitation, les puissances d’oppression, les pouvoirs d’égoïsme. « Le Verbe nous libère au fond de nous-mêmes en nous rendant responsables de notre destinée, créateurs de notre espérance par la force d’une solidarité nouvelle : la solidarité de la foi, la solidarité de l’amour, la solidarité de la confiance dans l’avenir que Dieu nous ouvre. Parler du principe de libération, ce n’est pas désigner une force invisible extérieure à nous, qui devrait faire le travail à notre place et à notre insu. Le principe de libération est la transformation de nous-mêmes par l’Esprit qui est en nous et qui nous met debout, nous met ensemble pour un nouveau destin. »1175 Cela étant, il est évident que la libération dont il s’agit ici est à conquérir de façon permanente. Elle n’est pas quelque chose de donné, d’accordé une fois, c’est un processus de transformation de l’homme luimême et de mutation de structures politiques, économiques et sociales à partir de l’énergie qui met ensemble et constitue les hommes en Eglise, c’est-à-dire en pouvoir de libération. Au niveau des questions du développement de l’Afrique, le principe de libération concerne bien aussi l’Eglise en tant qu’elle doit devenir pouvoir de libération, lieu d’édification d’une structure et d’une mentalité d’être-ensemble pour que l’Africain devienne créateur de vie nouvelle. Ici, l’exigence éthique du développement est renfermée dans la signification même du terme développement comme processus de libération par rapport à toutes les pesanteurs, à tous les esclavages dont souffrent la société et les hommes. Et dans le sens profondément biblique, la libération est essentiellement un processus d’institution d’une dynamique nouvelle qui prend conscience de l’inhumain qui opprime la vie, qui combat cet inhumain partout où il se manifeste et opère. L’idée de développement est donc à insérer ici dans un cadre qui soit non pas déterminé par une anthropologie qui sépare les hommes en races, castes et classes antagonistes, mais dans une perception du monde comme un monde désormais uni en Christ, un monde où il n’y a plus ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme (Ga 3, 28)1176. On le voit, cette libération essentiellement enracinée en Christ est l’émergence du principe de l’amour pour toutes les créatures, car libération est synonyme de vouloir-faire-du-bien à ce qui en manque ou qui en est privé. Pour faire un pont avec le principe suivant, Kä Mana conclut : « Dans cette mesure, au-delà des dimensions économiques, politiques, culturelles et sociales, c’est l’humain en tant qu’horizon qui donne au développement son sens ultime : la possibilité qu’a chaque être
1175 Id., 218. 1176 Id., 219.
284 de créer une vie nouvelle, d’être toujours nouveau selon l’image de Dieu qu’il est, selon le souffle de Dieu qu’il a en son cœur et selon la mesure du Christ qui le plante au cœur de l’humain, qui humanise le monde et la société selon le projet divin de novation totale de toute chose. »1177 Principe de novation Créer une vie nouvelle ; c’est à cela que l’incarnation et la libération comme principes théologiques sont orientées. Si le Verbe s’est fait chair, c’est pour faire toute chose nouvelle et rendre l’homme capable de novation permanente. Si Dieu libère l’homme de l’esclavage, c’est pour que cette liberté de l’homme devienne une liberté créatrice, structurée par la perspective des nouveaux cieux et de la nouvelle terre dont la Bible indique l’avènement. Le principe de novation est donc au cœur de la dynamique de l’Evangile. 1178 L’humain y est perçu comme espace de pacification totale des êtres et des choses. C’est la réalité à faire être, pour que l’humain devienne possible et advienne en tant que réalité manifeste dans son tissu d’amour entre les êtres créés. L’avènement de l’humain constitue alors le moment fondamental de l’existence, où l’on fait l’expérience de la rencontre avec Dieu, créateur. Dans le problème du développement, le principe de novation interpelle l’Eglise pour qu’elle se prenne elle-même en charge comme principe de métamorphose des sociétés et des cultures, comme limon de l’ère nouvelle que Dieu promet en nous en rendant responsables, ici et maintenant.1179 Principe de la remise en question Kä Mana donne à ce principe le rôle de garde-fou qui empêche de faire de trois premiers principes de petits « fétiches sécurisants »1180 ou de grands vocables idéologiques tournant à vide. Ce principe traduit précisément le fait que rien n’est donné ou conçu une fois pour toutes. Ce principe met aussi l’homme devant l’évidence que la connaissance humaine est limitée, et que même le discours humain sur Dieu est également limité, comme les institutions humaines elles-mêmes toujours à réajuster. L’homme est donc toujours en transcendance par rapport à tout cela, c’est-à-dire ouvert à une remise en question continuelle et à une remise en jeu permanente de son être et de ses convictions. Au regard du problème de développement, le principe de remise en question garde l’Africain de dormir sur les lauriers. Ce principe signifie qu’il n’est pas de développement dont on puisse se satisfaire une fois pour toutes. Le développement suppose que l’Africain mette en jeu son être pour que toujours l’homme soit à dépasser et à accomplir par l’humain, « que l’homme toujours n’ait son sens qu’en direction de Celui qui l’humanise, de ce Dieu qui lui confère en Christ la véritable mesure de sa destinée ».1181 Les quatre principes que l’on vient de présenter sont, selon Kä Mana, les bases d’une éthique du développement dans la perspective de la révélation biblique et de la foi chrétienne. Ils le sont dans la mesure où, en chacun d’eux et dans la figure qu’ils composent,
1177 1178 1179 1180 1181
Ibid. Id., 220. Ibid. Id., 221. Ibid.
285 des valeurs fondamentales de l’humain se dévoilent et constituent une vision globale du monde sans laquelle il est vain d’espérer le développement du continent noir aujourd’hui.1182 Non seulement toutes ces valeurs correspondent aux attentes profondes et aux quêtes fondamentales de l’Afrique aujourd’hui, mais elles sont le contenu de la révolution spirituelle et de la mutation culturelle dont le monde africain a besoin pour sa promotion intégrale.1183
Conclusion A travers ce chapitre, on a tenté de montrer comment la théologie de la reconstruction, comme paradigme nouveau de la renaissance possible de l’Afrique contemporaine rime avec la problématique écologique actuelle. La question écologique étant incontournable, on ne peut plus envisager une seule reconstruction sans prendre en compte cette réalité existentielle. En d’autres termes, la théologie de la reconstruction comme exigence d’éthique politique, c’est-à-dire d’une nouvelle institution imaginaire de la société africaine dans son ensemble, devra inclure la préoccupation écologique. Dans ce sens, on parle, de nos jours, du développement écologique qui est « un type de développement qui insiste sur la nécessité de trouver des solutions spécifiques permettant de répondre aux problèmes propres à chaque région écologique tout en tenant compte des spécificités écologiques et culturelles ainsi que des besoins présents et à long terme. »1184 Sur base de cette procédure symbiotique, on peut tendre vers de nouvelles sources d’action durable dans le débat social ; et un développement durable présupposera la bonne gestion de l’environnement. Arrivé à ce point, l’on aura alors compris et intériorisé l’enjeu réel de ce que c’est qu’aspirer au bien-être. C’est l’éthique de l’humain qui sera atteinte. Autrement dit, l’homme se développera ou se sauvera avec l’environnement ou il ne le sera pas. S’appuyant sur le professeur Kä Mana, c’est cette éthique que l’on a voulu articuler, par un recours à la révélation biblique qui ouvre des perspectives toujours nouvelles à l’humanité.1185 Ici se dessine le rôle accru du théologien africain. Sa théologie devra s’interroger sur le Dieu dont il parle, tout en restant à l’écoute des questions des hommes et des femmes de son temps, car l’histoire concrète est le seul lieu où le Royaume de Dieu s’accomplit. Dans cette tâche, le rôle du théologien consiste à regarder et à faire voir les conditions concrètes des Africains et la capacité que possède l’évangile de contribuer à leur libération. Il s’agit là d’une « pédagogie du regard »1186 dont le théologien devra s’imprégner, pour découvrir où en est l’Afrique aujourd’hui afin de chercher ce qui fait sens dans la Révélation de Dieu, dans la condition concrète où cette Révélation est en quête d’un langage qui porte pour les hommes et les femmes du continent.
1182 Ibid. 1183 Id., 222. 1184 Félicien Lukoki Luyeye, « Le développement et les risques écologiques », in : Revue Africaine de Théologie 28 (2004), n°56, 310. 1185 Kä Mana, Théologie africaine pour temps de crise, 202. 1186 Jean Marc Ela, Repenser la théologie africaine, 14.
286 C’est ce devoir qui consiste à forger de nouveaux paradigmes, à créer des outils et des instruments opératoires, à définir des cadres d’intelligibilité et des grilles de lecture appropriés et pertinents, que se donne la théologie de la reconstruction. Pour cela, il faut engager un certain élan qui s’approprie le message du Christ, présenté dans cette théologie comme socle, dans ses lignes essentielles, à le rendre présent, à en faire le ferment pour un engagement lucide dans la transformation heureuse de son contexte, à l’habiter profondément pour y puiser force et espérance, guérison morale, spirituelle et parfois même physique.
Conclusion de la deuxième partie Considérant la situation écologique africaine, comme on vient de la décrire dans le chapitre quatrième pour une part, et les catégories de l’entendement de la triple structure membrale du Muntu exposées dans le cinquième chapitre d’autre part, le mouvement théologique de l’Afrique contemporaine développé au chapitre sixième se donne comme mission de repenser selon une synthèse nouvelle qui interpréterait ces étapes antérieures et les différents courants à partir de sa situation présente. C’est avec la théologie de la reconstruction ou de la renaissance comme éclairage que l’on aura à réinterpréter les courants théologiques qui l’ont précédée (de l’identité culturelle et de la libération) et à voir comment ceux-ci peuvent entrer de nouveau en ligne de compte dans la construction de l’avenir en Afrique. Comme on l’a montré à plusieurs reprises, la représentation du réel dans la culture bantu, c’est-à-dire du monde, de l’homme, à la différence du gréco-romain, ne voit pas de compartiments. Les différents secteurs qui composent la vie du peuple se tiennent intrinsèquement ensemble. Il n’y a pas de conception dualiste comme on peut la trouver dans le monde gréco-romain où on arrive à concevoir l’âme pouvant exister d’une manière indépendante de la chair, le monde des idées existant en dehors du monde physique. La « Weltanschauung » bantu est en cela très proche de celle juive où le politique, l’économique et le social ne sont jamais séparables du religieux. Ils forment un tout à tel point qu’aucun secteur ne peut efficacement fonctionner sans le support direct ou indirect des autres. « Le chef du village se distingue bien sûr du prêtre féticheur par sa fonction, qui est plutôt de veiller et de garantir un climat qui favorise la bonne marche de tous les différents secteurs de la vie. Mais le premier ne peut faire semblant d’ignorer le rôle du prêtre dans la recherche du bien-être et de la prospérité du village. C’est d’ailleurs ce dernier qui est le premier consulté dans les périodes de crises ou de malheurs (catastrophes naturelles, épidémies, maladies, sécheresses, guerres, etc.) comme pouvant déceler les causes et proposer des voies de sortie. »1187 Dans sa fonction de guérisseur le prêtre traditionnel n’est pas cloisonné par sa pratique spirituelle dans un univers religieux exclusivement transcendantal séparé de la réalité politique, économique et sociale de son peuple. En Afrique, du moins dans sa partie Sud, la religion n’apparaît pas d’emblée comme une entité close isolant l’homme de la vie commune. Au contraire la religion apparaît comme un moyen, un ensemble d’actes rituels
1187 Edoh F. Bedjra, Foi et développement en Afrique. Royaume de Dieu et eucharistie, Paris 2004, 235.
287 destinés à mettre l’homme en rapport avec la divinité afin que cette dernière intervienne dans le monde pour son salut contre toutes les forces naturelles et surnaturelles qui menacent son existence.1188 Ce, contrairement à la religion chrétienne traditionnelle, telle que l’occident l’a initiée dans les régions africaines, où on la sépare du politique, de l’économique et du social considérés comme trop terrestres – à l’instar de la définition dogmatique du Concile Vatican II – du pur religieux qui selon le Concile est essentiellement la proclamation et l’écoute de la Bonne Nouvelle d’une part, l’administration et la réception des sacrements d’autre part.1189 S’il s’avère qu’on parle ici des religions africaines par opposition à la religion chrétienne, c’est simplement parce que depuis surtout le XIXe siècle, l’arrimage de l’Afrique à l’Occident a laissé l’idée selon laquelle le ciel africain est un panthéon où il y a toutes sortes de divinités, et que l’Africain adore ces divinités. Ainsi, on a tôt fait de parler d’animisme, d’ancestrisme et autres superstitions irrationnelles.1190 En réalité, il s’agit de la profondeur ontologique du Muntu de se savoir en relation avec la Transcendance, avec les autres hommes et avec son environnement qui a été mise à l’épreuve et qu’on lui a nié pendant des siècles. En tout état de cause, cette réalité ontologique est une conviction exprimée dans la vie quotidienne du Muntu, comme on l’a montré au chapitre cinquième, que le Transcendant est en même temps immanent et agissant dans chacune de ses créatures. Le professeur Kange Ewane exprime cette unité d’existence entre l’homme et son environnement comme suit : « Si je vis, disait quelqu’un, ce n’est pas moi qui vis, c’est lui qui vit en moi. De ce fait mes cheveux par exemple, mes ongles, ce ne sont plus des choses distinctes et séparables de mon ETRE. Chaque élément de mon corps est une partie constitutive de tout mon ETRE. De même il existe entre tout mon ETRE et mon cadre de vie une relation vitale, comme une sorte de cordon ombilical qui nous relie. Même le nom que je porte est autre chose qu’un simple mot servant à me distinguer des autres. Il a une charge effective, il se rattache, vitalement à toute la substance familiale ou à celle de quelque chose visiblement disparu, mais toujours évoluant dans son environnement, on a
1188 Ibid. 1189 Lire LG 1, 48 ; GS 42, 45 ; AG 1, 5, où la vocation de l’Eglise est définie notamment comme sacrement du salut. L’Eglise est en ce sens lieu de la réconciliation entre Dieu et les hommes d’une part et entre les hommes eux-mêmes d’autre part ; elle est sacrement de l’unité. Mais on sait qu’il n’y a pas que la réconciliation et l’unité pour que le salut des hommes soit accompli. Il y a encore beaucoup d’autres choses. L’on est convaincu que le salut auquel l’Africain aspire n’est pas à restreindre au sens purement « religieux », c’est-à-dire à la conversion à une religion et à la recherche d’un quelconque salut de l’âme. Le salut est à comprendre au sens concret tel qu’on l’observe aussi chez les peuples non-chrétiens : « le fait d’échapper à la mort, au danger, de garder ou de recouvrer un état heureux et prospère », Cf. Dictionnaire Petit Robert, mot « salut ». C’est l’accès à la vie humaine en abondance, à une humanité heureuse telle que le créateur l’avait prévue pour l’être humain. De ce fait, l’Eglise ne devait pas faire fi des réalités terrestres, dans lesquelles, précisément, l’homme concret, détenteur du salut, se situe. 1190 Cf. Kange Ewane, « Religions africaines et écologie », in : Kä Mana/Jean Blaise Kenmogne, op. cit., 119.
288 la nette impression qu’il y a entre lui et son cadre d’existence quelque chose d’insaisissable. (…). »1191 Peut-être convient-il ici de parler même non pas de « religion africaine », mais de « vie africaine ». La vie telle que vécue par l’Africain. Elle innerve tous les êtres du monde : minéraux, végétaux, animaux. Elle se déroule ainsi dans une parfaite harmonie entre tous ces ordres, et l’homme en constitue le régulateur, du fait qu’il est doté d’une conscience.1192 Et le professeur Kange Ewane de poursuivre sur ce rôle régulateur de l’homme : « Sa vertu essentielle est alors le MAÂTISME, la recherche permanente d’équilibre et d’harmonie en lui-même et tout autour de lui. Le MAÂTISME, justice en tant qu’équilibre et harmonie, c’est pourquoi ce symbole de la balance dont un plateau porte en permanence une plume d’oiseau et l’autre attend de recevoir les actes de l’homme, dont le siège est le cœur. Tant pis pour celui dont le cœur pèsera plus lourd que la plume d’oiseau. »1193 Le défi consiste à savoir comment les Africains épris de modernité de leur identité et des droits de l’homme conçoivent aujourd’hui dans la perspective chrétienne la relation entre la vie humaine dans tous ses secteurs et la nature qui les entoure pour leur avenir, ou bien-être. Autrement dit avec Kä Mana, le problème qui se pose à la théologie de la reconstruction est celui de savoir comment s’inscrire dans cet imaginaire nouveau – entendu l’émergence de l’identité, de la liberté, de la démocratie, des droits de l’homme, de rapports interhumains et écologiques, bref l’émergence du sens de l’humain – sans chercher à imposer sa vision du monde ni à se réduire à une idéologie en lutte contre d’autres idéologies. La seule voie qui s’ouvre est celle d’un dialogue profond sur l’humain dans tout le tissu de l’espace social africain, d’un dialogue franc et ouvert, d’une écoute profonde et accueillante à l’égard de tous ceux qui croient que la route de l’homme doit conduire à l’humain, dans le champ de la vie individuelle comme dans celui de la vie collective et institutionnelle. Ce processus hautement éthique, pour qu’il soit possible et engageable, exige à tout prix une intériorisation dans l’esprit et une extériorisation dans le vécu concret d’une éthique de la tempérance. Cette vertu morale cardinale, on la conçoit ici plus qu’une simple vertu: elle est une éthique. Redécouvrir la richesse du caractère éthique de la tempérance, indispensable en écologie, c’est l’objet de la troisième et dernière partie de la dissertation.
1191 Ibid. 1192 Ibid. 1193 Id., 120.
289
Troisième partie : Tempérance comme mesure de la pratique membrale des êtres : Repères théologiques et anthropo-écologiques « La juste mesure est la mère de toutes les vertus ».
« L’on ne devient pas sage par contrainte ». Claudia Lueg
St Benoît de Nursie
Introduction de la troisième partie On a essayé, jusqu’alors, de saisir, d’une part, la quintessence de la notion « membralité écologique » dans ses expressions et dimensions philosophico-théologiques traditionnelles, de teinte occidentale. C’était l’objet de la première partie. D’autre part, la réflexion muntu de son existence fondamentalement membrale, a renforcé l’évidence selon la quelle l’être humain est, de nature, un Netzwerk, un être de relation. Re-découvrir que le Muntu est membre d’un grand ensemble des créatures, qu’il ne doit sa vie et sa survie que dans un rapport d’équilibre avec les autres êtres, commande de maintenir cette relation d’équilibre entre les êtres. C’était l’objet de la deuxième partie, de tendance africaine. L’attitude (Haltung) morale fondamentale et logique qui en découle est de tenir compte les uns des autres, pour que la vie de l’humanité se maintienne ; et la pratique morale correspondante qui rend possible cette membralité des êtres, on la nomme tempérance (temperantia en latin, Mäßigung en allemand ou σωφροσύνη en grec). Autrement dit, pour rendre la pratique membrale des êtres effective, il faut emprunter le chemin de la tempérance. C’est ce que l’on veut présenter dans la troisième et dernière partie. Au-delà des particularités de deux mondes de pensée, occidentale et africaine, cette partie se veut un ensemble de réflexions qui fondent l’agir de l’homme tout court. On veut tenter de comprendre l’éthique de la tempérance, ses référents et contours fondamentaux, comme conduite morale correspondant à la notion de la membralité écologique. Ainsi, pense-t-on, les considérations théologiques, anthropologiques et éthiques qui suivent ne concernent ni pauvre ou riche, ni noir ou blanc, ni non-croyant ou croyant, mais bien l’homme. C’est précisément à ce niveau que le mot « membralité » déploie la richesse de son contenu. L’importance de la revitalisation de l’éthique écologique membrale et des vertus se fait plus urgente à cause des préoccupations écologiques qui s’accroissent, suite à la précarité des ressources naturelles, résultat du processus de la modernisation de la société moderne.1194 La question de la vertu et de sa pratique se pose avec acuité pour tout celui qui entreprend une œuvre ou poursuit une réalisation bonne. Elle est une question actuelle, eu égard aux actes de l’homme moderne taxés d’intempérants ou de passions « indiscipli-
1194 Cf. Hilpert, K., Kardinaltugenden, in: Hunold, G. W., Lexikon der christlichen Ethik, Band 1, Freiburg im Breisgau 2003, 923.
290 nées ».1195 Elle est plus qu’urgente dans la mesure où elle défie toute action égoïste, accomplie sous l’emprise des passions qui font perdre toute maîtrise de soi. Il y a là nécessité de la capacité à percevoir le bien, d’une part, et l’orientation du désir, d’autre part. Laurent Sentis le dit si bien, lorsqu’il insiste sur l’usage des vertus chez chaque homme : « Pour modérer certains sentiments et s’affermir face à d’autres, il trouve en lui-même des ressources morales qui facilitent l’emprise de la partie spirituelle de l’homme sur la convoitise et l’agressivité, et, à travers elles, sur le corps. Ce faisant, il fait appel à diverses vertus. D’une façon très générale, celles-ci se présentent comme l’équipement spirituel dont l’homme a besoin pour accomplir une œuvre bonne. Et c’est en fonction de cette œuvre que l’homme fait usage de cet équipement. »1196 La pratique des vertus est un équipement important pour l’action humaine raisonnée, dont la tempérance se veut une action visible de l’homme par rapport à son environnement global. Se reconnaître « inter-subjectif », c’est se savoir limité. Cela signifie reconnaître les limites et les possibilités de sa forme particulière d’être créé, et voir les limites non pas comme des limitations où on est confiné, mais comme des frontières généreusement données à l’intérieur desquelles on est invité à donner libre cours à ses possibilités particulières. La tempérance est le mot-clé qui exprime une orientation de vie. Moins qu’une vertu, force intérieure, on la comprend plus comme caractéristique d’une vie concrète bonne. Elle est une éthique, une toile de mœurs. Elle se ramifie ou s’amplifie dans tous les domaines de la vie et trouve de termes correspondants. Au niveau de l’être global ou de l’existant en tant que tel, la tempérance traduit le fait de se savoir être parmi d’autres êtres qui, bien traités, rendent possible ma propre vie. L’on doit tenir compte de cette autre vie qui m’entoure pour que la mienne se perpétue à son tour. Au premier moment, on exposera quelques notions générales sur les vertus, dans leur acception traditionnelle en morale classique. On marquera, par la suite, la tempérance d’un accent particulier qui fait d’elle plus qu’une vertu : une éthique. On développera, enfin, trois notions morales apparentées à la tempérance, comme élargissement de la compréhension de la tempérance. Au deuxième moment, il s’agira de comprendre, à nouveau, l’homme et son agir, à partir de l’allégorie du corps, comme lieu anthropologique qui le limite, à travers lequel il appréhende la réalité et se met au contact avec d’autres êtres. On relira l’homme comme Imago Dei, laquelle image ne signifie aucunement perfection ou domination, mais reconnaissance de son accomplissement comme être privilégié parmi les créatures et être membrale ; ce qui exige tempérance comme expression de l’ordre dans l’homme et dans le monde. Une véritable éthique d’autolimitation. Il s’agit de se former l’être vrai de l’homme, sa vocation originale. Par ailleurs, dans la saisie du sens de la membralité écologique, l’homme se l’imprègne, quelque fois, en passant aux attitudes extrêmes qui, à leur tour, deviennent de nouveau problématiques. Au dernier moment, on tentera de nommer et de passer au crible de la critique, quelques données, techniques et arguments controversés dans l’action de l’homme moderne, comme signaux créant polémiques et déviations morales.
1195 Cf. Hall, J. D., Etre image de Dieu. Le stewardship de l’humain dans la création, Paris 1998, 264. 1196 Sentis, L., De l’utilité des vertus. Ethique et alliance, Paris 2004, 80.
291 La pensée globale de la troisième partie s’inscrit dans une vision stratégique de l’avenir que l’on veut construire, surtout en Afrique. C’est une démarche inductive qui exprime un vouloir faire et non une révélation, explicité sous la forme de grandes orientations éthiques. On n’a pas besoin de nouvelles révélations, on a besoin de coordonner ce que l’on a. Et dans toutes les orientations proposées, il s’agit d’un construit cognitif et éthique qui puisse fonder les comportements que tous les acteurs, plus encore ceux responsables de l’action stratégique, ont à prendre. Il faut dire ici qu’une vision stratégique n’est pas une action stratégique. La vision porte l’action. Quant à l’action stratégique ellemême, elle est du ressort des politiques, de la gouvernance. Par exemple, la construction des infrastructures, le lancement des programmes sociaux et économiques territoriaux, etc. En somme, les réflexions qu’on expose dans la troisième partie donnent ainsi un contour pratique et dynamisant à la notion de la membralité écologique, et qui la rendent davantage actuelle et nécessaire.
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Chapitre 7 : Tempérance dans la morale existante Introduction L’une des caractéristiques de l’homme moderne est le désir d’un développement effréné. Cela est d’autant vrai dans les pays industrialisés que dans les pays en voie de développement. La technologie moderne y répond en entretenant l’attrait de l’homme vers le désir de l’avoir de plus en plus vivant, en créant de nouveaux besoins. L’homme moderne se définit ainsi comme celui qui s’adapte aux nouvelles technologies. Avec une telle accélération technologique, l’homme court devant le temps, plus vite que le temps, à tel point que l’autolimitation s’avère nécessaire et urgente. Ce qui implique que la nature dont on se sert pour la satisfaction de besoins soit traitée non pas comme un simple dépôt de ressources minérales, mais comme un environnement (Um-Welt) et un environnement vivant (Mit-Welt). Cela signifie qu’il faut se tourner vers la re-formation du comportement de l’homme, sur qui les conséquences de toutes ses actions retournent. Il y a un besoin d’autolimitation raisonnée et coordonnée de la part de l’homme. Ce besoin d’une autolimitation de l’homme se traduit par la tempérance qui a précisément comme devoir d’opérer un équilibre entre l’ensemble d’affects et la vie intérieure de l’homme. Une tempérance qui ne doit pas rester virtuelle (virtus d’où le mot vertu est issu), mais expressive. A travers cette vertu, l’homme s’ouvre aux valeurs du cosmos, il s’observe lui-même constamment et oriente son action pour le bien de la Um-Welt et de la Mit-Welt. D’où l’éthique, appliquée dans toutes ses formes, dont par exemple l’éthique de l’environnement ou l’éthique de la santé, exige une réhabilitation de la vertu de la tempérance. Objectivement, la tempérance serait peut-être difficile à décrire et à normer, mais comme attitude humaine, elle est une possibilité à offrir le pouvoir d’être maître de ses souhaits et actes, sans appliquer une quelconque violence ou démesure sur d’autres êtres, laquelle violence n’arrangerait pas les choses. Vue sous cette perspective, la tempérance est plus qu’une vertu ; elle devient une éthique dont le temps contemporain a bien besoin, temps où l’action humaine tend à prendre le caractère intempérant.1197 Pour rendre justice à l’histoire, on notera, au premier point, quelques aspects généraux sur la notion de vertu. En plus, on exposera la particularité de la vertu de la tempérance parmi d’autres vertus. Loin de nous l’idée d’anachronisme, on veut, à travers cette lecture historique des vertus, ou mieux à travers la connaissance des premiers principes moraux, montrer que la réflexion morale a pour but d’aider à prendre davantage conscience de ces perceptions dynamisantes qui sont à la source de la vie morale. C’est une dynamique ou une intuition qui entraîne une adhésion. Un deuxième point consistera à parler du besoin et de la nécessité d’autolimitation. Le caractère de finitude dans chaque vie, auquel l’homme est soumis et qu’il se doit de reconnaître et d’admettre comme tel. Dans le temps contemporain, où la problématique écologique se pose comme excès de l’exercice humain, et pour peu que l’homme lui-
1197 Que l’on pense au rapport de force dont l’homme moderne fait preuve dans plusieurs domaines de son existence, lequel rapport conduit souvent à la violence extrême, dans le seul but de vouloir confirmer sa puissance sur les autres hommes ou les autres êtres.
294 même constate que les risques qui en résultent se retournent sur lui-même, cela ne traduitil pas la limite de l’action humaine ? L’expérience de la limite dans la vie n’est-elle pas toujours perçue comme « l’heure de vérité » (Stunde der Wahrheit)1198, au cours de laquelle l’homme prend le courage de s’interroger sur ses capacités et ses limites ? Dans le cas précis de la crise écologique, n’est-il pas plus que nécessaire de s’autolimiter par souci de responsabilité ?1199 Un troisième point contiendra quelques modèles éthiques apparentés à la tempérance et qui relayent, en quelque sorte, l’idée de la nécessité du principe éthique d’autolimitation. Trois modèles qui se veulent un plaidoyer pour la redécouverte du caractère membrale des êtres, dans un temps où sa dislocation s’aggrave au regard de la crise écologique qui en est l’expression. C’est ce qui impose la nécessité de la transformation du sens des valeurs selon les situations, mais aussi de la promotion des valeurs qui font unanimité dans le domaine écologique. Ce sera le dernier point qui précédera quelques aspects conclusifs.
7.1 Tempérance dans la morale classique 7.1.1 Généralité sur les vertus 7.1.1.1 Notion et nature de la vertu La marche humaine a un but : c’est le bonheur (fin proche) ou la béatitude (fin lointaine). Cette marche se fixe des conditions, une direction générale assurée par la nature sous les auspices de ce que l’on appelle couramment la loi naturelle. Les données de la loi naturelle, relatives à chaque genre d’activité pratique dont l’homme est susceptible, rangent sous la fin toute dernière, qui est la béatitude, un certain nombre de fins plus prochaines, très générales encore, qui seront les fins des vertus.1200 Les vertus vont à satisfaire raisonnablement les tendances naturelles. Et on suit la loi naturelle, moralement parlant, en suivant la raison. Très concrètement, suivre la nature, pour l’homme, c’est tendre à sa fin naturelle : le bonheur, l’humanité intégrale, l’achèvement de soi tel que la raison l’envisage 1201. Suivre la nature, c’est ensuite, se conserver et se développer harmonieusement ; vivant et sensitif, évoluer selon les lois de la vie, respectant les fonctions sensitives, nutritives ou reproductrices en acceptant leurs lois primordiales ; être pensant, tenir compte, dans ses vouloirs, de cette caractéristique de l’homme. Suivre la nature, c’est enfin, à la lumière de ces
1198 Cf. Margrit, E., Grenzen erfahren, Freiburg im Breisgau 1978, 10. 1199 Cf. Greive, W. (Hg.), Ethik heute: Selbstbegrenzung aus Verantwortung, Loccum 1989. C’est le titre d’une session évangélique qui s’est tenue à Loccum du 15 au 17 avril 1988, où les intervenants de différents domaines scientifiques se sont posés la question de la nécessité de l’éthique dans le monde actuel de plus en plus technicisé, et où l’on expérimente, au contraire, les catastrophes dues à la technique et l’insignifiance des valeurs traditionnelles. Un monde dans lequel responsabilité et science sont défiées au plus haut point. 1200 Cf. Sertillanges, La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, Paris 1966, 115. 1201 Ibid.
295 notions générales et de leurs tendances consécutives, se décider, en chaque cas, conformément à ce que réclame, par elles, la raison organisatrice de la vie humaine. 1202 C’est ici qu’intervient proprement la vertu. Le concept de vertu a précisément ceci de particulier qu’il exige toujours dans une certaine mesure la présence de certaines caractéristiques de la vie sociale et morale en fonction desquelles il doit être défini et expliqué. Par exemple, la vertu peut être définie en fonction des rôles sociaux ou en fonction de la vie juste considérée comme le but de l’action humaine. La vertu devient alors une disposition intérieure à l’homme, qui donne orientation à la vie personnelle et sociale vers le bonheur. L’intéressant ici, c’est que la vertu, comme Aristote la présente d’ailleurs dans sa théorie de l’éthique de la vertu, tient d’abord à la possession du caractère approprié et des dispositions du sujet, avant d’envisager l’action ou le devoir. Autrement dit, la vertu met l’accent sur la nécessité d’être un certain type de personne qui manifestera son caractère par des actions appropriées. Et pour peu que l’individu soit essentiellement un membre d’une unité sociale, une vertu morale sera également une habitude de comportement ou un trait de caractère qui ne soit valorisé que socialement. Ainsi, soit qu’on l’appelle l’ultime perfection de la puissance (ultimum potentiae) ; ou la disposition du parfait en vue du meilleur (dispositio perfecti ad optimum), c’est-à-dire la disposition d’une puissance ultimement préparée à son acte, soit que, plus complètement, on la définisse comme une disposition habituelle qui rend bon celui qui la possède et qui rend son œuvre bonne (habitus qui facit bonum habentem et opus ejus bonum reddit)1203 : dans tous les cas, ces définitions résumées de la vertu sont claires. La vertu dispose un agent à une action bonne, c’est-à-dire réglée en conformité avec sa nature, qui est une nature sociale. Cela aussi le rend bon en soi ; car qu’est-ce qu’un bon agent, si ce n’est celui qui est prêt à l’action bonne en société ? Au regard de différentes définitions qui se prêtent au mot vertu, il faut noter que pendant tout le haut Moyen Age, c’est la conception augustinienne de la vertu qui est restée dominante, elle-même d’inspiration platonicienne et stoïcienne, mais qu’Augustin a christianisé : vertu comme don de la grâce divine en l’homme. Mais avec la redécouverte de la philosophie d’inspiration aristotélicienne, il a bien fallu mesurer la différence entre la conception d’Augustin et celle d’Aristote. Certains ont voulu, à la suite d’Abélard, réintroduire la définition aristotélicienne de la vertu et comprendre celle-ci comme un habitus, une qualité de l’âme acquise par l’éducation et l’exercice ; donc une conception plus attentive à l’effort de l’homme qu’à la grâce de Dieu. 1204 Les théologiens augustiniens ont réagi et le plus célèbre d’entre eux, Pierre Lombard, a rassemblé diverses expressions de saint Augustin pour donner de la vertu la définition suivante : « La vertu est une bonne qualité de l’esprit, par laquelle on vit droitement, dont personne ne fait mauvais usage et que Dieu seul produit en l’homme. »1205
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Id., 116. Cf. Sertillanges, op. cit., 118. Cf. Sentis, L., op. cit., 66. Ibid. « Virtus est bona qualitas mentis, qua recte vivitur et qua nullus male utitur, quam Deus solus in homine operatur », Sentences, II, 27,1 de Pierre Lombard. Cf. aussi Niederbacher, B., Glaube als Tugend bei Thomas von Aquin, Stuttgart 2004, 93. Le correspondant définitionnel
296 Thomas d’Aquin adopte également cette définition. Selon Bruno Niederbacher, Thomas pense que dans cette définition le sens fondamental de la vertu y est contenu, dans la mesure où les causes du sens s’y renferment. La cause formelle c’est la bonne qualité. La cause matérielle y est également, non pas comme domaine (materia circa quam), mais bien comme porteur (materia in qua) de cette bonne qualité : l’esprit. La cause finale y est aussi : l’activité, dans ce sens que la vertu s’exerce. Il y a enfin la cause efficiente : Dieu.1206 La question de la vertu s’est présentée ainsi au XIIIe siècle comme une confrontation entre deux conceptions de la vertu : d’un côté, celle d’inspiration augustinienne qui a donné naissance aux vertus dites infuses, de l’autre, celle aristotélicienne qui a donné lieu aux vertus dites acquises. Mais, la plupart des théologiens ont pensé qu’on pouvait juxtaposer en fait les deux sortes de vertus. Ce fut le travail de saint Thomas d’Aquin, à qui il a appartenu d’opérer cette symbiose des vertus et de repenser la question de la vertu à un tel niveau de profondeur qu’elle fut accueillie à l’intérieur de la foi chrétienne.1207 Une telle politique intellectuelle n’allait pas de soi. Certaines thèses d’Aristote comprises à travers Averroès heurtaient la foi chrétienne. La plupart des maîtres franciscains et séculiers, et même dominicains ont préféré une attitude plus réservée. Pour la réussite de son projet, Thomas devait montrer la possibilité et la fécondité de l’usage d’Aristote en théologie. Aussi a-t-il entrepris de repenser l’ensemble de la théologie augustinienne en utilisant le langage et les concepts d’Aristote. C’est le fruit de ce travail qu’il a transmis à la postérité en rédigeant la Somme Théologique. D’un côté, Thomas expose la vocation de l’homme à la béatitude céleste en transposant l’enseignement d’Aristote relatif au bonheur terrestre. D’un autre côté, il montre comment certaines réflexions d’Aristote demeurent valables à un certain niveau et dans une certaine mesure.1208 Curieusement, à en croire les travaux d’André Dumas, et contrairement à ce que l’on pense habituellement, la vertu, mot central pour la morale antique et pour sa prolongation médiévale, mot magique pour les révolutions modernes, est un mot qui n’a presque pas d’éclat dans la tradition judéo-chrétienne et particulièrement rare du vocabulaire biblique.1209 En effet, le mot grec αρέτη n’apparaît que trois fois dans tout le Nouveau Testament, une fois lorsque Paul s’adresse à son auditoire grec : « Au reste frères, tout ce qu’il y a de vrai, tout ce qui est noble, juste, pur, digne d’être aimé, d’être honoré, ce qui
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allemand est : « Die Tugend ist die Stetigkeit und Leichtigkeit des guten Tuns, das aus der innersten Gutheit des Tugendhaften entquillt. » La vertu est l’équipement interne de l’homme, la force de l’âme qui sert à une bonne vie et non à en abuser. Elle est un habitus (Befindlichkeit) de l’âme qui donne au bon agir humain sa continuité, qui offre à l’homme le caractère d’auto-fidélité dans la prise de décision dans différentes situations de sa vie. Cf. Häring, B., Das Gesetz Christi. München 1954, 481. Cf. aussi Schockenhoff, E., Grundlegung der Ethik. Ein theologischer Entwurf, Freiburg im Breisgau 2007, 46-48; Wils, J.-P./Hübenthal, Ch., Lexikon der Ethik, Paderborn-München-Wien-Zürich 2006, 375. Niederbacher, B., op. cit., 93. Cf. Sentis, L., op. cit., 66. Id., 73. Dumas, A., Les vertus…encore., Paris 1989, 14.
297 s’appelle vertu, ce qui mérite l’éloge, tout cela portez-le à votre actif » (Ph 4, 8) et les deux autres fois à propos des hauts faits de la force agissante de Dieu lui-même (1P 2, 9 ; 2P 1, 3). Au pourquoi de cette rareté étonnante, André Dumas essaie d’y apporter réponse, disant que sans doute parce que le mot ‘vertu’ « est trop faible et trop égocentrique pour qualifier les hauts faits, les merveilles, et les actions glorieuses de la sainteté de Dieu envers l’humanité dans son histoire et sans doute aussi parce qu’il est trop fort et trop prétentieux pour décrire l’homme dans la réalité de son humilité. La grâce qui vient de Dieu et la foi que lui donne l’homme ont supplanté le mot vertu. »1210 En plus, la vertu est couramment perçue comme une attitude trop volontariste, qui prétend hausser l’homme au niveau supérieur, presqu’imperfectible, où il ne sait pas se hisser précisément en raison de sa nature perfectible. Au lieu de cela, la Bible parle plutôt de dons reçus, à la mesure de chacun, sans esprit de comparaison, de fruits, bref de grâces non méritées, mais de fécondité tout à fait active.1211 Bien que la vertu soit de l’ordre de grâce que Dieu donne, fonde et plante dans l’homme, il appartient à ce dernier de bâtir, de labourer, de prendre soin et de travailler aux vertus en lui. Les fruits de l’action de Dieu se monnaient donc en vertus humaines, sans perfection surnaturelle, ni supériorité mystérieuse.1212 La vertu, en grec αρέτη, correspond à l’excellence et, en latin virtus, à l’aspiration qu’a l’homme de vouloir le bien et de s’y maintenir, par intelligence de la hiérarchie des valeurs visées, par force de caractère pour les atteindre et finalement par un ‘habitus’1213 (c’est-à-dire non pas habitude au sens français du mot, mais disposition) de s’y conformer.1214 A la vérité, poursuit André Dumas, « la vertu réapparaît toujours quand la corruption des mœurs est devenue trop courante et la pollution de la nature trop dégradée. La vertu n’est pas une altitude des privilégiés. C’est un sursaut des dégoûtés de la vie et de la société. La vertu est le rêve d’avenir, qui permet de ne pas désespérer du présent. »1215 Dans ce sens, saint Augustin définit la vertu comme le bon usage du libre arbitre. Selon que l’acte est bon ou mauvais, on parle de vertu ou de vice. Ainsi, chez lui, vertu et acte bon sont synonymes.1216 Par ailleurs, selon certains autres auteurs, le mot arétè se
1210 1211 1212 1213
Ibid. Ibid. Id., 15. Selon Bruno Niederbacher, op. cit., 94-95, Aristote différencie έξις et διάθεσις, habitus et dispositio (Haltung et Disposition en allemand). L’habitus est durable et ne se laisse pas changer facilement. Il donne l’exemple de la connaissance, de la vertu de la justice et de la tempérance. Tandis que la dispositio, elle, est changeable facilement. Il cite le chaud ou le froid, la maladie ou la santé. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’on trouve de cas où la notion bascule. La santé ou la maladie peut durer chez quelqu’un. Aristote dit alors que dans ce cas, on parlerait bien de l’habitus. Par contre la connaissance peut aussi être décadente chez l’un comme chez l’autre. Là, on parlerait aussi de la dispositio. Il y a donc une imbrication de deux notions. La spécificité de chacune est difficile à établir. 1214 Cf. Dumas, A., op. cit., 9. 1215 Id., 10-11. 1216 Cf. Sertillanges, op. cit., 116.
298 rattache au verbe arescein (plaire) et il est construit sur la même racine que le mot harmonie.1217 Il évoque la même idée de perfection, d’excellence. Aussi, selon l’usage habituel de la langue grecque, le mot vertu1218 est employé pour évoquer toute forme de perfection. La vertu d’une chose, d’un animal, d’un être humain est la perfection que l’on est en droit d’attendre de cette chose, de cet animal, de cet être humain.1219 La vertu est généralement de deux espèces, l’une intellectuelle et l’autre morale. 1220 La vertu intellectuelle résulte presque toujours d’un enseignement auquel elle doit son origine et ses développements ; et de là vient qu’elle a besoin d’expérience et de temps. C’est le cas d’intellectuels professeurs qui, après un long parcours d’études, parviennent à acquérir et à asseoir leur finesse de transmission de la matière. Quand à la vertu morale1221, elle naît plus particulièrement de l’habitude et des mœurs ; et c’est du mot même de mœurs1222 que, par un léger changement, elle a reçu le nom de morale qu’elle porte. C’est également par exercice soutenu que l’on développe les bonnes mœurs.1223 De même que toute vertu, quelle qu’elle soit, se forme et se développe, elle peut aussi se détruire si elle n’est pas pratiquée. C’est, en fait, par la conduite des hommes dans les transactions et les relations de tout ordre qui interviennent entre eux et leur environnement, que les uns se montrent équitables, les autres iniques. Il en est de même encore pour les effets des appétits ; parmi les hommes, les uns sont modérés et doux, les autres sont intempérants et excessifs, selon que ceux-ci se comportent de telle façon dans telles circonstances, et que ceux-là se comportent d’une façon contraire. Pour se servir d’exemples visibles, considérons la santé du corps. Pour le boire et le manger : des aliments en trop grande, ou en trop petite quantité, détruisent la santé, tandis qu’au contraire, pris en une juste mesure, ils la donnent, l’accroissent et l’entretiennent. L’appel à l’éducation et à l’information sur la conscience écologique, dès le bas âge, s’inscrit précisément dans cet esprit. C’est pour apprendre à devenir vertueux et bon. En définitive, l’élément important à souligner est que les vertus ne sont ni des passions ni des facultés, mais bien des modes d’être.1224 Ce sont des choix bien réfléchis, ou du moins n’existent pas sans décision ré-
1217 Cf. Sentis, L., op. cit., 9. 1218 Pour les Grecs, un homme vertueux est un bon citoyen capable de prendre des responsabilités dans la cité. D’un tel homme, ils avaient l’habitude d’exprimer leur estime en le jugeant « kalos kagathos ». Kalos signifie beau. Mais la beauté, pour un Grec, est aussi bien physique que morale. Etre kalos, c’est agir de façon noble, honnête conforme aux lois de la cité. Agathos signifie bon, non pas au sens de compatissant, mais plutôt au sens de performant, comme lorsqu’on parle d’un bon cheval ou d’un bon mathématicien. L’homme beau et bon correspond à peu près à un homme de valeur, c’est-à-dire susceptible d’exercer des responsabilités importantes. Id., 9-10. 1219 Ibid. 1220 Cf. Ethique à Nicomaque, Texte établi et traduit par Alfredo Gomez-Müller, Paris 1992, 77. 1221 ήθιχή, de ήθος: caractère, façon habituelle de se comporter. Ibid. 1222 έθος: habitude, coutume, usage. Ibid. 1223 Cf. Wils, J.-P., Tugend, in: Wils, J.-P./Hübenthal, Ch., op. cit., 375. 1224 Pour Aristote, il y a dans l’âme humaine trois éléments : les passions ou affections, les facultés (δυνάμεις), et les modes d’être, et faut-il que la vertu soit une de ces trois choses. Il appelle passions ou affections, l’appétit, la colère, la crainte, la hardiesse, l’envie, la joie,
299 fléchie. De passions, on dira par exemple que nous en sommes émus, tandis qu’on ne dit pas pour les vertus et les vices que nous sommes dans une émotion quelconque ; on dit seulement que l’on a une certaine disposition morale.1225 7.1.1.2 Diversité des vertus morales Si l’on dit des vertus qu’elles sont de modes d’être, encore faut-il préciser de quel ordre est ce mode d’être. Si, dans le sens large du terme, l’œil est vertueux, c’est que sa vertu est bonne dans la mesure où il accomplit comme il faut sa fonction ; c’est grâce à la vertu de l’œil que l’on voit bien. De même pour la vertu d’un cheval ; c’est elle qui fait le bon cheval, propre à fournir une course rapide, à porter son cavalier, à soutenir le choc des ennemis. S’il en est bien ainsi pour toutes choses, la vertu dans l’homme serait ce mode d’être moral qui le rend un homme bon, un homme de bien, et grâce à laquelle il saura bien accomplir l’œuvre qui lui est propre. Voilà pourquoi toute vertu, prise dans son essence et au point de vue de la définition qui exprime ce qu’elle est, doit être regardée comme un milieu. Mais, dirait-on, autant des systèmes éthiques, autant d’accent mis sur telle vertu comme motrice, menant le reste. Ou encore, eu égard au fait qu’il y a certains biens poursuivis qui concernent le sujet agissant pris en soi, et d’autres qui concernent le sujet dans son rapport avec autrui, cela pourrait faire admettre la diversité des vertus. Dans le premier cas, c’est l’exemple de la richesse, dont on pourrait régler la complaisance ou la délectation par la libéralité, ou celui de l’honneur envisagé en soi, que l’on réglerait par la magnanimité. Dans le second cas, on cite la disposition qui nous rend agréables aux autres en paroles, en actes, qui s’appellerait l’affabilité, ou la vertu qui crée la confiance des rapports par la droiture de notre attitude réciproque que l’on peut appeler vérité.1226 On peut donc diversifier les vertus soit selon leurs matières diverses, soit selon les diverses passions, soit selon des objets divers. Ainsi, l’on trouve la sagesse1227 chez Aris-
l’amitié, la haine, le regret, la jalousie, la pitié, en un mot tous les sentiments qui entraînent à leur suite peine ou plaisir. Il appelle facultés les puissances qui font qu’on dit de nous que nous sommes capables d’éprouver ces passions, par exemple que nous sommes capables de nous mettre en colère, de nous affliger, de nous apitoyer. Enfin, il entend par mode d’être, la disposition, bonne ou mauvaise, où nous sommes pour ressentir toutes ces passions. Ainsi par exemple, pour la passion de la colère, si nous la ressentons trop violemment ou trop mollement, c’est une disposition mauvaise ; si nous la ressentons dans une juste mesure, c’est une disposition qui est bonne. Id., 87-88. 1225 Id., 89. 1226 Cf. Sertillanges, op. cit., 141. 1227 Non particulièrement pour Aristote, la sagesse est la vertu principale dans la philosophie grecque. Il est à lire ceci chez Epicure dans Lettre à Ménécée : « …la sagesse est le principe et le plus grand des biens. C’est pourquoi elle est même plus précieuse que la philosophie, car elle est la source de toutes les autres vertus, puisqu’elle nous enseigne qu’on ne peut pas être heureux sans être sage, honnête et juste, et qu’on ne peut pas être sage, honnête et juste sans être heureux. Les vertus, en effet, ne font qu’un avec la vie heureuse et celle-ci est inséparable d’elles. Cf. Bridoux, A., Le stoïcisme et son influence, Paris 1966, 93.
300 tote, l’apathie chez les stoïciens comme celle qui concourt à l’ordre de la raison et au bonheur, qui ne signifie pas autre chose que vivre conformément à la nature humaine.1228 En effet, « vivre conformément à notre nature par laquelle nous sommes des êtres raisonnables, c’est déjà rejoindre et retrouver la raison qui pénètre la nature entière et qui se confond avec Zeus, maître et ordonnateur de toutes choses. Le caractère propre de la raison est l’accord avec elle-même. L’homme qui assure sa cohérence intérieure fait naître en lui la vie rationnelle et, par là même, son accord avec la nature. Nature = Raison ; φύσις = λόγος. »1229 Chez Immanuel Kant, l’on parlerait du devoir pour le devoir comme vertu principale. En théologie morale classique, l’accent est mis sur l’amour comme vertu expressive d’attachement à Dieu, au prochain et à la nature. Il se fait donc que l’on rencontre, dans chaque théorie morale, comme une hiérarchisation des vertus. Par ailleurs, si l’on se rappelle l’idéal moral romain, qui est à faire dériver de l’idéal grec piloté par Aristote, il était condensé dans la triade virtus, fides, pietas (vertu, foi, piété) qui désigne les plus belles qualités des êtres humains.1230 Le mot virtus désignait au début l’attitude digne d’un homme, au sens le plus exigeant, c’est-à-dire la virilité, la droiture, l’initiative, le dynamisme, le courage.1231 Plus tard, avec l’influence de la philosophie et surtout de la morale stoïcienne, le mot a été employé au sens général de « vertu » en désignant toute espèce de qualité ou de mérite.1232 Les autres vertus qui faisaient partie du paradigme classique romain étaient humanitas, clementia, benignitas, fidelitas, constantia, prudentia, amor pacis, ius, eruditia. Pour les stoïciens, la vertu s’identifiait avec le bien souverain et avec le bonheur, ce qui signifiait vivre conformément à la nature humaine qui est rationnelle.1233 Parmi les vertus proposées par les stoïciens, les plus importantes étaient le courage, le bon sens, la prudence, la conscience, la tempérance, l’ordre, la convenance, la justice, l’équité, la bienveillance, la fermeté, la constance. Donc l’idéal romain de vertu s’est trouvé imprégné de stoïcisme. 1234 Le monde romain était un terrain d’élection pour l’implantation du stoïcisme.1235 L’on sait, par ailleurs, que lorsque l’Eglise catholique romaine a pris en main la définition de vertus, elle a établi aussi une hiérarchie, avec les vertus théologales au sommet : la foi, l’espérance, la charité (ou l’amour).1236 Le premier à les énumérer parmi les vertus fut saint Grégoire le Grand (pape de 590 à 604). En même temps, il leur donna le nom des vertus théologales qui leur est resté.1237
1228 1229 1230 1231 1232 1233 1234 1235 1236
Id., 94. Id., 96. Cf. Paschoud, F., Roma Aeterna, Rome 1967, 323. Cf. Fredouille, J.- C., « Virtus » in : Dictionnaire de la civilisation romaine, Paris 1992, 255. Ibid. Cf. Frédérique, I., Les stoïciens I : Zénon, Cléanthe, Chrysippe, Paris 2000, 146-148. Cf. Fredouille, J.- C., op. cit., 256. Cf. Bridoux, A., op. cit., 133. Cf. Comte, F., Les grandes notions du christianisme, Bordas 1996, 220. Cf. aussi Le Catéchisme de l’Eglise catholique sur les vertus morales. 1237 Cf. Sentis, L., op. cit., 66.
301 Saint Thomas, précisément en Ia IIae q60 a5 de sa Somme Théologique, fait aussi le compte des vertus morales. A cette occasion, il rappelle, à la suite d’Aristote, que l’on dénombre, en plus de la prudence et la justice, dix autres vertus : 1° le courage (ou la force) ; 2° la tempérance (dans le domaine de la nourriture, de la boisson, de la sexualité) ; 3° la libéralité (la générosité dans la distribution des petites sommes d’argent) ; 4° la magnificence (la vertu de celui qui sait faire de grosses dépenses quand c’est nécessaire) ; 5° la magnanimité (à peu près équivalent à l’esprit d’entreprise) ; 6° la philotimie (la vertu de celui qui a de l’allure, qui impose le respect) ; 7° la mensuétude (douceur) ; 8° l’amitié (prise au sens de l’affabilité) ; 9° la vérité (vertu de celui qui dit vrai) ; 10° l’eutrapélie (vertu de celui qui sait se détendre, qui est enjoué ; rapports de société sans finalité spéciale, urbanité).1238 Quoi qu’il en soit, on reconnaît aux différentes vertus quelques propriétés qui leur sont communes. Toute vertu morale est un juste milieu. Elle est par essence un pouvoir du bien qui consiste dans une régulation de l’appétit à l’égard de sa matière. C’est à la raison qu’incombe ce rôle de régulation. Quand la mesure de la raison manque à l’acte moral, le bien fait place au mal, qui se traduit par excès ou par défaut. Il n’en est donc pas des vertus comme des sciences, qui sont relativement indépendantes l’une de l’autre. L’exemple suivant du père Sertillanges marque bien la connexion des vertus à la différence des sciences : « L’homme expert en mathématiques peut ne pas savoir la chimie, parce que les conclusions mathématiques ne dépendent en rien de ce que la chimie enseigne. Les conclusions du mathématicien ne risquent donc pas d’être déviées par une ignorance ou une illusion de chimiste. Il n’en serait déjà plus de même là où des sciences diverses ont des points de coïncidence. Mais entre les vertus, la compénétration est totale. Toutes leurs matières sont liées, en tant qu’objets d’amour ou de haine, de plaisir ou de souffrance ; en tant qu’elles ont rapport à la vie, qui est une. A cause de cela, on ne peut se conduire prudemment et vertueusement qu’à condition d’être mis en garde contre toute déviation, d’où qu’elle vienne. »1239 Vu cette connexion des vertus dans leurs diversités, le docteur angélique a ainsi souscrit à l’idée de Platon de les regrouper autour de quatre pôles que sont les vertus cardinales. 7.1.1.3 Vertus cardinales Il faut savoir, d’entrée de jeu, que l’adjectif cardinal vient du latin cardo qui signifie le gond, c’est-à-dire la pièce fixe qui permet à une porte de pivoter. 1240 Une métaphore pour dire que sur les différentes vertus, il y en a quelques unes autour desquelles roule toute la vie morale, comme la porte sur les gonds. Les vertus cardinales apparaissent comme les points de repère par rapport auxquels il convient de situer les autres vertus ; quatre vertus qui offrent à la disposition de l’âme la vraie direction pour le bien : la prudence, la justice, le courage et la tempérance. En fait, c’est à l’intermédiaire des Pères de l’Eglise, que le christianisme a beaucoup hérité du stoïcisme, y compris sa conception morale et l’idée
1238 Cf. Sentis, L., op. cit., 83. Voir aussi Sertillanges, op. cit., 141-142. 1239 Sertillanges, op. cit., 149. 1240 Cf. Sentis, L., op. cit., 83. Cf. aussi Sertillanges, op. cit., 142.
302 des vertus cardinales ; ainsi, a-t-il opéré cette classification.1241 Sinon, d’après la classification platonicienne, il y a la sagesse à la place de la prudence. 1242 Platon attribue à chacune d’elles une fonction. Les quatre concourent ensemble à l’ordre dans l’homme et dans le monde.1243 Une telle classification n’est pas arbitraire. Elle répond aux notions les plus générales qu’éveille l’idée de vertu, attendu que la vertu étant un bien de la raison, on peut considérer ce bien ou dans la raison même – et c’est la prudence ; ou dans ce qu’elle règle – et alors, s’il s’agit de l’extérieur, il y a lieu à justice ; s’il s’agit de l’intérieur de l’âme, on requerra la tempérance, pour réfréner ce qui excède la raison ; la force pour promouvoir ce qu’elle suggère. A la rigueur, cela peut suffire, selon le père Sertillanges.1244 Par rapport à la problématique écologique, que d’aucuns ne cessent de qualifier comme résultat de l’excès de l’agir humain, chaque vertu cardinale pourrait livrer ce qu’elle a de principal en chacune des matières qu’elle implique. L’on engagerait alors, à juste titre, la prudence comme le bon discernement de la raison en tous ses actes relatifs à la pratique. La justice comme la rectitude grâce à laquelle on opère ce qui est dû en toute circonstance. La tempérance comme la disposition au juste milieu de la raison en toute matière. La force comme faculté de résistance aux entraînements qui écartent du bien. 1245 L’action de l’homme moderne se doit de s’inscrire dans ce cadre précis régit et mû par les vertus, afin que les conséquences de ses actes promeuvent la vie. Cela contribuerait au fait qu’il gardera à l’esprit le souci du contrôle des actes, d’autocritique de ses ambitions et d’intérêt commun qui veut la vie de tous et de chacun, cela aussi bien dans un futur proche que lointain. Donc, au lieu de vocations d’occurrences personnelles et communes, auxquelles n’échappe nulle vie humaine, les vertus sont sollicitées.
1241 Cf. Bridoux, A., op. cit., 106. 1242 Selon Michel, A., « Vertu », in : Dictionnaire de théologie catholique, t. XV, col. 2744, l’expression vertus cardinales semble avoir été créée par Ambroise pour désigner l’ensemble formé par la prudence, la justice, la force et la tempérance. 1243 Häring, B., op. cit., 484. « Die von Platon ausgehende Richtung bestimmt die Einzeltugenden nach den Seelenvermögen, die durch sie in die rechte Ordnung kommen. So werden besonders die Kardinaltugenden den vier Seelenvermögen zugeordnet: Die Klugheit ist die Tugend der Erkenntniskraft in praktischer Hinsicht, die Gerechtigkeit gibt dem Willen die feste Richtung auf das erkannte Rechte, die Mäßigkeit hält das begehrende Affektleben, die Tapferkeit (Starkmut) das aufbegehrende Affektleben (die leidenschaftliche Aktivität) in Ordnung. Wer bei dieser Erklärung bleibt, muss versuchen, alle andern Tugenden als Teiltugenden einer dieser vier unterzuordnen. » 1244 Cf. Sertillanges, op. cit., 142. 1245 Id., 143.
303 7.1.2 Particularité de la tempérance1246 7.1.2.1 Signification et importance de la tempérance Saint Thomas d’Aquin, citant Aristote, dit que : « les plus grandes vertus sont celles qui sont les plus utiles au prochain : c’est pourquoi nous honorons davantage les hommes forts et les hommes justes. »1247 En outre, il ajoute : « Le bien de la multitude est plus divin que celui de l’individu. »1248 Saint Ambroise dit, de son côté : « la tempérance, plus que toute autre vertu, a le souci de ce qui est honnête, regarde et recherche ce qui est bienséant »1249, cela en refrénant les convoitises du dedans et l’agir au-dehors. Cet exercice, l’homme le fait à deux niveaux : celui individuel, où il tient à ne pas nuire à son être, et celui collectif, où il contrôle que son agir ne nuise pas aux relations avec autrui, dès que le salut public est en jeu. Le philosophe P. Van Tongeren1250 souligne l’importance et l’actualité de la tempérance aujourd’hui, précisément, eu égard à la croissance sans mesure des possibilités de l’homme à dominer son semblable et la nature. Friedrich Nietzsche, pour sa part, ne disait-il pas déjà que « l’hybris est ce qui nous caractérise aujourd’hui par rapport à la nature, […] à Dieu, […] et à nous-mêmes » !1251 En plus, tempérer l’action et les dispositions intérieures, c’est-à-dire les mesurer selon les normes de la raison, c’est le rôle de toute vertu. Ainsi, la tempérance, prise en ce senslà, est-elle une vertu générale, ou mieux, une condition générale des vertus1252. En cela, elle gagne un intérêt particulier. On dirait même qu’elle porte toutes les autres vertus. Car, une vertu morale, quand elle s'applique aux biens poursuivis, est surtout modératrice ; comme on dirait de la force d’âme, qu’elle est une fermeté, lorsqu’elle s’applique aux maux qu’on redoute. En sus, la norme générale de la tempérance, c’est le nécessaire vi-
1246 Dans la langue française actuelle, les verbes modérer et tempérer sont quasi synonymes. Toutefois, l’on parle de tempérance surtout à propos de la nourriture et de la boisson, tandis que le mot modération est pris en un sens plus général. Mais l’on retient ici la terminologie tempérance pour rester dans le cadre de la classification morale usuelle des vertus. En outre, dans la langue latine, le mot temperantia évoque la temperies : la juste proportion, l’équilibre. Mais il traduit un mot grec (sôphrosuné), qui évoque tout autre chose. Selon un jeu de mots familier pour les Grecs, la sôphrosuné est ce qui préserve le jugement. La tempérance, pour les Grecs en général, et pour Aristote en particulier, était la vertu de celui qui sait que l’abus des plaisirs nuit à la clarté de son jugement et qui, par conséquent, sait se modérer aussi bien dans le domaine de la nourriture que dans celui de la boisson et de la sexualité. Cf. Sentis, L., op. cit., 120-121. 1247 S. Th., La tempérance, Tome 1, trad. franç. Folghera, J.-D., Paris-Rome 1928, 39. 1248 Ibid. 1249 Id., 38. 1250 Cf. Tongeren, P. Van, Mäßigkeit/Maß, in : Wils, J.-P./Hübenthal, Ch. (Hgg.), Lexikon der Ethik, Paderborn-München-Wien-Zürich 2006, 226. 1251 Nietzsche, F., Zur Genealogie der Moral. Kritische Studienausgabe, Bd. 5, Berlin-New York 1988, 357. „Hybris ist heute unsere ganze Stellung zur Natur, [...] zu Gott, [...] und zu uns“. 1252 Cf. Sertillanges, op. cit., 321.
304 tal1253. Et le père Sertillanges d’en tirer une implication éthique importante : « L’usage des biens ne doit-il pas se mesurer selon la fin à laquelle ces biens doivent satisfaire ? Or, les biens que la tempérance concerne ont pour fin la conservation de l’individu et de l’espèce. Leur bon usage consistera donc dans la satisfaction de cette double nécessité, sans oublier de la comprendre d’une façon large. Le nécessaire, en effet, est double. Il signifie ce sans quoi une chose ne peut pas être, et il signifie ce sans quoi une chose ne peut pas être dans des conditions convenables. (…) Pour juger de la convenance vitale, il ne faut pas avoir égard uniquement au corps, bien que le corps soit en cause d’une façon immédiate. On ne découpe pas l’homme. La raison, en réglant l’agir, doit faire état de tout. L’homme tempérant devra donc songer, en même temps qu’à sa santé et à son bienêtre, à sa situation, à ses devoirs, à son milieu, bref à l’honnêteté sous toutes ses formes. »1254 Et la tempérance est placée parmi les vertus cardinales, parce que la modération nécessaire à toute vertu trouve en elle une matière toute spéciale.1255 En effet, en l’homme, il se manifeste, au plus haut point, la capacité qu’a la raison de résister aux passions, car il est d’autres passions inhibitrices, qui lui empêchent de bien agir, ou du moins, le retiennent et le poussent à se replier sur lui-même. Certes, par la vertu, la passion n’est pas détruite. L’idéal de l’homme vertueux n’est pas l’impassibilité que poursuivent parfois certaines philosophies et certaines religions. Il ne s’agit pas, pour tendre à la perfection, de briser ou de refouler les sentiments et les émotions. L’important est d’en prendre conscience et de percevoir comment on réagit dans les diverses situations où on est placé, tout en préservant en toutes circonstances la clarté de son jugement. C’est ce qui permet de reconnaître qu’en règle générale il convient de modérer les passions et parfois de s’affermir contre elles.1256 Cette notion de mesure est particulièrement importante ; elle concerne et sous-tend, en fait, toutes les vertus morales. Que ça soit en société ou par rapport à soi-même, la vraie mesure dans le jugement de tout acte est très importante. 1257 Tongeren apporte ici une différence philosophique subtile entre ce qu’il nomme Mäßigkeit, c’est-à-dire la mesure plus orientée à la société (externe), et Selbstbeherrschung qui équivaut à la connaissance de la mesure individuelle (interne), ce qu’on appelle communément la maîtrise de soi. La première instance permet de ne pas tomber dans la tentation de créer un déséquilibre dans la société et la deuxième permet de lutter en soi-même contre la tentation de se livrer à l’action intempérante. 1258 Mais, pour peu que tout acte part de l’homme, les deux se confondent et ont leur source dans l’homme lui-même. La tempérance est l’une de quatre vertus cardinales qui se réfère originairement sur le plaisir et les passions, en vue de les maîtriser. Certes, la joie de vivre est une dimension essentielle d’une bonne vie. Comme à la manière des organes de sens humain, il y a différentes formes de pouvoir jouir des désirs : chez les uns c’est la passion de voir et
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Id., 322. Id., 322-323. Id., 323. Cf. Sentis, L., op. cit., 88-89. Cf. Tongeren, P. van, op. cit., 222. Id., 224.
305 d’entendre, chez d’autres c’est celle de l’odorat et du goût, chez d’autres encore c’est celle des accointances fréquentes avec le sexe opposé, non pas forcément en vue de la satisfaction sexuelle, mais pour la joie de vivre, de la rencontre. 1259 Dans ces divers domaines de plaisir, le devoir de la tempérance est précisément de pouvoir bien les coordonner, les conduire (überführen), en vue de bien les intégrer dans l’ensemble de l’unité corporelle et spirituelle de l’homme. 1260 Ces désirs ou plaisirs ne doivent pas diviser l’homme. Le devoir de la tempérance sera celui de maintenir l’équilibre entre les passions du corps et ceux de l’âme. Pas que les unes prennent le dessus sur les autres. Le bonheur de l’homme n’est pas qu’un pur plaisir ou sentiment, ni non plus qu’un pur état moral individuel. Il est une coordination avec soi et avec la relation au monde des autres. Le bonheur compris comme tel coordonnerait bien aussi les passions individuelles, en vue de conserver l’ordre et l’équilibre dans les rapports entre les êtres. Ce seront des passions bien intégrées dans l’ensemble, et alors moralement accomplies. Généralement, le plaisir est apprécié très positivement chez Aristote, pour peu qu’il constitue un sentiment naturel de l’homme, et même de certains autres êtres animés. En effet, Thomas d’Aquin dit, à la suite d’Aristote : « personne ne peut vivre sans quelque plaisir sensible et corporel ».1261 Aussi est-il préférable de reconnaître que « certains plaisirs sont bons, d’autres mauvais ».1262 En d’autres termes, un excès ou encore un renoncement complet du plaisir est condamné et récusé chez Aristote. Celui qui jouit de tous les plaisirs et qui ne s’en refuse aucun, est intempérant ; et celui qui les fuit tous sans exception est en quelque sorte un être insensible. 1263 Il convient de garder le milieu (μέσον) entre les deux extrêmes. Le milieu, c’est ce qui ne pèche ni par excès ni par défaut. Et la vertu de la tempérance aide à jouir de plaisirs de manière raisonnée et mesurée. C’est ce que le moraliste allemand Eberhard Schockenhoff insinue ici : « Die Tugend des rechten Maßes setzt somit die Fähigkeit voraus, sich an den lustvollen Dingen des Lebens in rechter Weise freuen zu können. Sie steht nicht im Gegensatz zu Freude und Genuss, sondern bewahrt diese vor selbstzerstörerischen Abhängigkeiten. (...) Stumpfsinn und mangelnde Empfindungsfähigkeit sind keine Tugenden, sondern Mangelerscheinungen des Lebens. Thomas kennt in seiner Sprache sogar einen eigenen Begriff für diese Fehlhaltung: Er nennt sie vitium insensibilitatis, das Laster einer mangelnden Empfindungsfähigkeit. »1264 Par ailleurs, il faut noter aussi que ce ne sont pas tous les désirs et passions qui doivent être réalisés, quand bien même on le peut. Précisément, le contrôle de soi et le renoncement rappellent ici que l’homme est en mesure de dire « non » à certains plaisirs qui conduisent particulièrement à sa propre destruction, à celle de l’autre et de l’environnement global. Ou à tout le moins, l’accomplissement d’un tel désir dans la tempérance permet de percevoir cela dans un large horizon et dans l’harmonie entre l’ordre du désir et de la joie
1259 1260 1261 1262 1263
Cf. Schockenhoff, E., op. cit., 127. Ibid. S. Th., Ia IIae q34 a1. Ibid. Cf. Ethique à Nicomaque, op. cit., 81; Cf. aussi Schockenhoff, E., op. cit., 128. L’intempérance et l’insensibilité sont deux ennemies de la tempérance. Cf. Sertillanges, op. cit., 324. 1264 Schockenhoff, E., op. cit., 128.
306 avec la raison.1265 Car, l’autodestruction, de suite des plaisirs effrénés, conduit même, à la longue, à haïr le plaisir lui-même, et ainsi à provoquer une frustration en soi.1266 Toutefois, la réflexion morale ne porte pas sur le plaisir comme tel, mais sur l’activité. Si celle-ci est bonne, le plaisir qui l’accompagnera sera bon, si l’activité est mauvaise, le plaisir qui l’accompagnera sera mauvais. Car, en toute occurrence, la signification humaine des œuvres humaines est donnée par la finalité qu’elles atteignent. Parmi les plaisirs corporels, un discernement doit être opéré. Et c’est là qu’intervient la vertu de la tempérance.1267 Le juste milieu ou la modération est le maître-mot qui commande le comportement éthique raisonnable par rapport à tout désir du plaisir. La tempérance est une vertu en tant qu’elle dirige la décision réfléchie de l’homme, consistant dans ce milieu qui est relatif à l’homme, et qui est réglé par la raison comme le réglerait l’homme prudent (φρόνιμος).1268 La tempérance règle la convoitise.1269 Ceci en vue de maintenir son propre corps en équilibre, celui de son prochain et de l’ordre de l’ensemble du cosmos. 1270 De là, la célèbre maxime : « tout avec mesure » (« Alles mit Maß »). Ce qui n’est pas du tout sans signification dans la vie quotidienne. Pour les Grecs, la tempérance est une vertu essentielle, qui vise à contrer un vice qui les hantait : la démesure, ou hybris. Ainsi, le sens originaire du mot tempérance, en grec σωφροσύνη, veut dire l’« ordre dans l’intelligibilité des choses ». L’expression latine temperantia n’en est pas non plus éloignée. Dans la première épître aux Corinthiens (12, 24-25), l’on trouve : « Deus temperavit corpus » ; ce qui veut signifier que « Dieu a disposé le corps de manière à donner davantage d’honneur à ce qui en manque, pour qu’il n’y ait point de division dans le corps, mais qu’au contraire les membres se témoignent une mutuelle sollicitude ». La tempérance consiste, en gros, en l’aptitude humaine à rassembler différentes parties en un tout ordonné, à re-mettre l’équilibre dans la pensée et l’action, afin qu’il n’y ait plus de tension conflictuelle ou de la division.1271 Elle réalise de
1265 Id., 129. 1266 Id., 130. « Ohne die Moderation durch die Mäßigung kann sinnliche Lust nicht nur schädlich sein, indem sie die Gesundheit ruiniert, den Geist schwächt und die Liebe zerstört, sie verliert früher oder später sogar den Charakter des Lustvollen. Jede erreichte Befriedigung wird zum Anlass eines weiteren Begehrens und Unmäßigkeit im Auskosten der Begierde beschleunigt nur den Prozess, der am Ende unweigerlich zur Frustration führt. Die Unendlichkeit des Begehrens kommt im Auskosten sinnlicher Lusterlebnisse nicht zur Ruhe. (...) Der einzige Ausweg, den die Sinnlichkeit aus diesem Dilemma finden kann, wird ihr durch die Vernunft gewiesen. Denn erst die Integration der sinnlichen Strebungen in eine Ordnung der Vernunft stellt das einzelne Lusterlebnis auf den Boden einer dauerhaften Genussfähigkeit. Was wir im Genießen eigentlich wollen, ist ja nicht das einzelne Lusterlebnis oder seine verzweifelte Steigerung zu immer größerem Raffinement, sondern ein genussreiches Leben, das auf Dauer und im ganzen Befriedigung verleiht. » Cf. aussi Rhonheimer, M., Die Perspektive der Moral. Philosophische Grundlagen der Tugendethik, Berlin 2001, 215f. 1267 Cf. Sentis, L., op. cit., 120. 1268 Cf. Ethique à Nicomaque, op. cit., 93. 1269 Cf. Sentis, L., op. cit., 16. 1270 Häring, B., op. cit., 526. Cf. Pieper, J., Über die Tugenden, München 2008, 182. 1271 Cf. Pieper, J., Über die Tugenden, München 2008, 183.
307 l’ordre en soi et autour de soi. Comprise dans ce sens, la tempérance est plus de l’ordre qualitatif que quantitatif. Elle contribue à garder de l’ordre dans l’homme et dans le monde.1272 Dans la théologie médiévale, la tempérance est singulièrement importante, dans la mesure où elle refait l’ordre du monde ébranlé par l’homme de suite du péché originel. L’homme se penche, dès lors contre sa propre nature, à s’aimer lui-même plus que son Dieu le Créateur. Dans la mesure où il s’aime plus lui-même, il le fait de façon désordonnée et exagérée, à tel point qu’il arrive à se confondre lui-même dans le désordre. Ainsi, le regain de la tempérance constitue la condition essentielle dans la vie de l’homme, ce par rapport à Dieu, à lui-même, à son prochain et à la nature.1273 Voilà pourquoi elle prend l’ordre de préséance parmi d’autres vertus. Chez chaque peuple, l’on trouve des proverbes qui expriment l’importance et la nécessité d’exercer la tempérance : - Mäßigkeit ist die Mutter aller Tugend : la tempérance est la mère des vertus. - Mäßigkeit erhält die Gesundheit : la tempérance maintient la santé. - Mäßigkeit führt das Leben weit : la tempérance prolonge la vie. - Mäßigkeit ist das rechte Wohlleben : la tempérance est la vie juste de délices.1274 Par contre, l’homme qui persiste dans l’intempérance (Zuchtlosigkeit) crée la désharmonie non seulement entre le corps et l’esprit, mais c’est tout son être en lui et autour de lui qui se trouve affecté.1275 L’intempérance rend aussi bien moins sage qu’injuste ; elle lie l’homme à ses affects, à telle enseigne qu’il se trouve presqu’aveuglé pour voir le réel fondamental. L’intempérance rend l’esprit aveugle.1276 Tellement que l’intempérant est
1272 Id., 185-186. 1273 Pieper, J., Zucht und Maß: Über die vierte Kardinaltugend, München 1964, 18. « Seit der Erbsünde ist der Mensch geneigt, wider seine eigene Natur sich selbst mehr zu lieben als Gott, seinen Schöpfer. In dem Maße, als der Mensch sich selbst mehr liebt als Gott, liebt er sich selbst in ungeordneter Weise und kommt dadurch mit sich selbst in Unordnung. So ist die erste Voraussetzung für die Gewinnung der Tugend der Mäßigung die Blickhinwendung auf Gott und die Arbeit an sich selbst ganz im Hinblick und Durchblick auf Gott als das höchste Liebesgut. » 1274 Cf. Wander, K. F. W. (Hg.), Deutsche Sprichwörter. Lexikon, Band 3, Leipzig 1873. L’importance de la tempérance chez l’homme est aussi exprimée ici sous forme d’un poème : Mäßigkeit. « Wahre Mäßigkeit hält Körper, Verstand und Psyche in bester Leistungsfähigkeit. Nur wenigen ist bekannt, in welchem Umfang die Nahrung mit ihrer Gesundheit, ihrem Charakter, ihrer Leistungsfähigkeit und letztlich ihrem ewigen Schicksal zu tun hat. Die sittlichen und geistigen Kräfte sollen die Esslust beherrschen und nicht umgekehrt. Wahre Mäßigkeit lehrt, von allem Schädlichen Abstand zu nehmen, nicht nur von Alkohol und Tabak; Wahre Mäßigkeit klopft an die Tür jeglicher Betätigung: Arbeit und Erholung, Sport und Freizeit, körperliche und geistige Beschäftigung. Wahre Mäßigkeit durchleuchtet auch das Denken und die Gefühle. Wahre Mäßigkeit fragt nicht nur „Was“ und „wie viel“ sondern auch „Warum“ und „Wann“. Wahre Mäßigkeit steht täglich 24 Stunden im Dienst deiner Gesundheit. Wahre Mäßigkeit ist systematische Führung der Gedanken und Handlungen. Durch einen starken Willen.“ Cf. http://www.sta-deggendorf.de/M%E4%Dfigkeit.html (22.02.2009 19:40). 1275 Cf. Häring, B., op. cit., 527. 1276 Cf. Pieper, J., Über die Tugenden, 201.
308 emporté par le goût du plaisir, les vraies valeurs spirituelles se trouvent peu à peu résorbées en lui. Saint Thomas d’Aquin compare l’intempérant à un lion qui, à la vue d’un cerf, ne voit plus qu’une proie à dévorer. 1277 De même un cœur intempérant ne voit plus que le plaisir à assouvir dans son propre intérêt. Il devient par ce fait même, de plus en plus incapable d’amour vrai. Amour compris ici comme don pour l’autre, sacrifice, qui ne vise pas rémunération ou prix en retour. Rappelons ici l’amour inconditionné, même de l’ennemi, dont parle Jésus, et qui doit différencier son vrai disciple d’un pharisien ou païen. (Cf. Mt 5, 46-47 ; Lc 6, 32-35 ; Lc 14, 12-14). « Die Tugend der Zucht und des Maßes bekommt ihren Glanz von der Hingabebereitschaft, der Ehrfurcht und dem Höhenflug der Liebe »1278. La tempérance, comme vertu, vit toujours de l’amour et pour l’amour. Elle atteint l’apogée par sa disposition au sacrifice et au don, par le respect des êtres sous la mouvance de l’amour. 1279 Ainsi, saint Augustin comprend le sens chrétien profond de la temperantia comme étant au service de l’amour et qu’elle est, elle-même, une nécessité de l’amour.1280 La tempérance, comme genre, a aussi des espèces. Au registre de sortes ou espèces de tempérance, la théologie classique différencie celle relative au manger et au boire d’avec celle relative à la chasteté (Keuschheit). A la première forme, on associe la sobriété (sobrietas), quelquefois le jeûne et l’abstinence, comme mesure de la tempérance ; à la deuxième forme on associe la pudeur (Schamgefühl oder Schamhaftigkeit) comme protectrice de la chasteté. La pudeur est ici moins une vertu proprement dite qu’une des conditions de la chasteté. En plus, la chasteté, qui s’exprime par la virginité (Jungfräulichkeit), n’est évidemment pas à confondre avec le simple célibat (Ehelosigkeit) vécu par contrainte, soit parce qu’on est timide devant le sexe opposé, soit parce que la vie conjugale est une corvée lourde à supporter.1281 La vertu de tempérance permet à chaque homme de faire triompher son « moi supérieur » sur son « moi inférieur ».1282 Cette maîtrise met en valeur le corps. La vertu de tempérance fait en sorte que le corps et les sens trouvent la juste place qui leur revient dans l’être humain. On reviendra sur l’analogie du corps au chapitre suivant. Donc, possède la vertu de la tempérance celui qui sait se maîtriser, celui qui ne permet pas à ses passions de l’emporter sur la raison, sur la volonté et aussi sur le cœur. Cette humilité est nécessaire à l’harmonie intérieure de l’homme, à sa santé psychique et physique et à son rapport aux autres êtres. De même que l’homme cherche à rétablir l’ordre en lui, il le recherche également pour le monde. Et Josef Pieper d’ajouter : „Die temperantia ist ja bezogen auf das Ordnungsgefüge des menschlichen Wesens, in dem alle Seinsstufen der Schöpfung in eins gefasst sind ; gerade im Bezirk der temperantia also steht in besonderer Schärfe die Haltung zu
1277 1278 1279 1280 1281 1282
Ibid. Häring, B., op. cit., 528. Ibid. Ibid. Id., 531. Cf. aussi Sertillanges, op. cit., 329-342. Cf. Pieper, J., Zucht und Maß: Über die vierte Kardinaltugend, München 1964. Id., Das Viergespann – Klugheit, Gerechtigkeit, Tapferkeit, Maß, München 1998.
309 Schöpfung und ‚Welt’ zur Entscheidung“.1283 Le devoir moral de chaque homme est alors de s’exercer à la mesure, car il est le seul agent de la tempérance ou de l’intempérance, de la protection ou de la destruction. De la justesse de ses décisions dépend l’ordre ou le désordre. Et le danger est permanent dans l’homme, comme le stipule saint Paul : « Je ne fais pas le bien que je veux et commet le mal que je ne veux pas » (Rom 7, 19). 7.1.2.2 Voie d’accomplissement de la tempérance La théologie classique met en exergue l’abnégation de soi-même (Selbstverleugnung) et la mortification (Abtötung) ou l’ascèse (Askese) comme voie d’accomplissement de la tempérance. En effet, l’homme pécheur ne peut pas atteindre la tempérance sans une autoobservation et un travail constant de maîtrise de soi. En sus, le désordre dû au péché de l’homme est tellement grand que, non seulement la maîtrise de soi (Selbstbeherrschung) est exigée et suffisante pour dompter les plaisirs, mais qu’il faut une mortification, un renoncement aux « joies » qui compromettent à la tempérance son accomplissement dans l’homme. Vue sous cet angle, la tempérance ne s’exprime pas seulement par rapport aux affects, aux sentiments, aux plaisirs ; elle s’enracine dans l’être profond spirituel de l’homme ; elle influe sur sa conscience dans le choix libre du permis et de l’interdit, du bon et du moins bon, du suffisant et du superflu, de l’essentiel et de l’accessoire, en vue d’opérer un équilibre en lui et autour de lui. C’est ainsi qu’on pense, avec Bernhard Häring, que le premier lieu de maîtrise de soi et d’auto-observation n’est pas à situer dans les pulsions, les affects, mais bien dans la volonté, la raison et la mémoire, bref dans l’esprit.1284 L’accomplissement de la tempérance, par le moyen de la maîtrise de soi, de la mortification et du renoncement, consiste donc à s’écarter de toutes les choses et pratiques qui empêchent l’exercice effectif de l’amour pour Dieu, pour le prochain et pour la nature. Dans ce sens, la maîtrise de soi ou la tempérance devient une catégorie éthique primaire.1285 Plus encore, la visée de la tempérance est de maintenir l’harmonie interne et externe de l’homme dont la manifestation est le regain de l’amour à soi et aux autres créatures, lequel amour est en Dieu et part de lui. En définitive, le but de la tempérance est l’amour renouvelé pour la création. Ainsi Bernhard Häring: „Die Zucht hat als Ziel eine gereinigtere Liebe zur Schöpfung. Die Schöpfung kann nur der recht gebrauchen, der bereit und fähig ist, auf alles um Gottes willen zu verzichten.“1286 La tempérance s’inscrit donc dans un large spectre, qui met en jeu non seulement le contrôle des sentiments et plaisirs, mais bien plus la volonté, la conscience dans le choix global de priorités qui servent à une vie humaine harmonisée avec les données environnementales : harmonie avec Dieu, le prochain et les autres créatures. Certes, la tempérance n’est pas, dans son sens le plus strict, la réalisation du bien. Encore moins la pudicité. Les deux rendent
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Pieper, J., Über die Tugenden, München 2008, 190. Cf. Häring, B., op. cit., 532. Id., 533. Ibid.
310 possible le processus vers le bien. Elles constituent le mouvement interne et externe de l’homme qui tend vers la réalisation, à travers les aléas et les méandres de la vie. 1287 7.1.2.3 Tempérance, voie de l’Imitatio Christi A ces disciples, Jésus dit : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive. » (Lc 9, 23) Jésus lui-même est allé ce chemin pendant sa vie terrestre. Par son abaissement, son obéissance au Père, sa souffrance, il a assumé sa personne à la fois divine et humaine. Il a emprunté ce chemin d’abnégation, non pas pour le simple plaisir, mais en vue d’obtenir la couronne de laurier qui ne flétrit pas : siéger éternellement à la droite du Père. D’une part, si l’on compare toutefois Jésus à un Jean Baptiste très sobre et jeûneur (Mt 11, 18s), on dirait qu’il l’a été moins que son précurseur. Par moment, Jésus a été moins stricte envers lui-même et ses disciples (Mt 9, 15), pendant que Jean Baptiste prêchait de manière constante et soutenue la conversion des cœurs par le jeûne et l’abstinence. 1288 D’autre part, l’on ne doit pas oublier que, pour le Sauveur du monde, le motif principal de mortification est sans grande signification, parce qu’il n’a pas besoin d’expier le péché, pour peu qu’il n’en a pas commis. Il n’a pas besoin de cet exercice. Cependant, il est allé volontairement le chemin de dépouillement, de pauvreté, et a enduré la persécution et la passion. Il a laissé ainsi l’exemple à tout celui qui serait son disciple, afin qu’il aille aussi ce chemin pour vivre pour la justice, l’harmonie dans son action. (Cf. 1 P 2, 21).1289 Il est utile de rappeler comment saint Paul étale ce chemin de la suivance du Christ pour le disciple, dès lors qu’il se laisse baptiser en son nom. Il s’ensuit, pour le baptisé, qu’il va le même chemin que son maître, le chemin de la gloire, passant par la passion et la mortification. « Car si c’est un même être avec le Christ que nous sommes devenus par une mort semblable à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection semblable » (Rm 6, 5). Ou encore : « Enfants de Dieu, donc héritiers ; héritiers de Dieu, et cohéritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui » (Rm 8, 17). Le baptisé doit faire mourir les œuvres du corps pour vivre, mais s’il vit selon la chair, il mourra. (Cf. Rm 8, 13) Car, « ceux qui appartiennent au Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises » (Ga 5, 24). Par ailleurs, saint Paul témoigne de lui-même : « Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, pour que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps » (2 Co 4, 10). Ainsi, le baptisé, participant au corps mystique du Christ, est appelé à en être membre effectif, empruntant le même chemin
1287 Pieper, J., Über die Tugenden, 218. « Temperantia ist nicht im strengen und letzten Sinn ‘Verwirklichung’ des Guten. Zucht und Maß und Keuschheit sind nicht schon die Vollendung des Menschen. Die Temperantia schafft, indem sie wahrend und wehrend Ordnung hält im Menschen selbst, für beides, für die Verwirklichung des eigentlich Guten und für die eigentliche Hinbewegung des Menschen auf sein Ziel, die unabdingbare Voraussetzung. Ohne sie würde der Strom des innersten menschlichen Wesenswillens zerstörerisch über alle Grenzen fluten, er würde seine Richtung verlieren und nie das Meer der Vollendung erreichen. » 1288 Häring, B., op. cit., 536. 1289 Id., 537.
311 d’ascèse, d’autolimitation, pour le salut de l’humanité. Quand le croyant a accueilli et accepté le « Viens, suis-moi » qui l’engage avec le Christ à la rencontre du Père, loin de voir son cœur se fermer à l’amour des personnes et des choses, il se sent au contraire disposé à un plus large amour. 1290 C’est ce qu’on appelle Imitation Christi.1291 Si la tempérance est liée à l’amour, c’est précisément parce que le juste amour n’est jamais destructeur, mais purifiant, et source de joie. Accueilli et exercé dans un cœur bien disposé, l’amour est source de paix et de justice, dans une connaissance exacte et un attachement mesuré à ce qui entoure l’homme. Un tel amour est sous-tendu par la tempérance, car toute action sera menée de façon mesurée et équilibrée. Et agir d’une telle façon n’est pas autre chose que tenir compte de son environnement global, afin que personne ou rien ne soit détruit : le juste amour des personnes et des choses.1292 Un cœur habité par un tel esprit découvre la valeur inestimable de chaque personne et de chaque chose. Peut-être ne s’agit-il pas d’abord d’actions ponctuelles, mais de la qualité du regard juste face à la création. Un regard qui instaure un nouvel humanisme, où l’homme n’est plus un loup pour l’homme, où l’homme n’est plus prédateur de la nature. Ainsi, pense-t-on, qu’il faut tenir constamment proche l’un de l’autre, la recherche de la tempérance et le souci de la charité.
7.2 Besoin et nécessité d’autolimitation 7.2.1 Expérience de la finitude de l’homme La limite est une expérience existentielle de l’homme. Elle est l’expression de sa finitude et de sa nature d’être créé. La vie humaine elle-même a un début et une fin, comme il en est des autres êtres vivants. Le temps lui aussi est limité, comme la croissance économique et les ressources naturelles le sont aussi. La limite marque aussi l’individualité et protège l’identité de chaque homme, non pas pour se boucler hermétiquement sur soi, mais en vue de l’altérité. Etant un vivant dans un environnement large d’êtres connectés, l’homme ne s’accomplit que dans cet ensemble. Il se crée ainsi une forme de dépendance, de communication entre les êtres, qui se traduit par le langage et l’amour. 1293 Ainsi, par rapport à cet état limité de l’homme, le père bénédictin allemand Anselm Grün dit: „Der Mensch ist ein Wesen der Grenze. Er ist eingewiesen in bestimmte, d. h. auch begrenzte geschichtliche, kulturelle und gesellschaftliche Situationen, die den Rahmen für seine Existenz bilden. (...) Der Horizont, unter dem wir leben, ist begrenzt, unsere
1290 Cf. Ferlay, Ph., Les vertus théologales, Paris 1991, 109-110. 1291 Häring, B., op. cit., 538. « Es ist ein Gesetz des mystischen Leibes Christi, dass die Glieder in Bezug auf die Zuwendung der Erlösungsfrüchte Christi den gleichen Weg gehen sollen wie das Haupt : den Weg des freiwilligen Leidens für sich und für einander. Wir sind ja alle zu einem Leibe getauft, getauft auf das Sterben Christi. Christi Sterben wird an uns gewissermaßen erst vollendet, wenn wir alle, die ein Leib sind mit Ihm, die Tat und Gesinnung Seines Sterbens dauernd mitvollziehen. » 1292 Cf. Ferlay, Ph., op. cit., 108. 1293 Cf. Fries, H., “Grenze”, in: Schütz, C. (Hg.), Praktisches Lexikon der Spiritualität, Freiburg im Breisgau 1992, 568-569.
312 geschichtliche Existenz ebenso. (...) Auch unsere Fähigkeiten sind nicht unbegrenzt. Wir sehnen uns zwar nach dem Unendlichen. Aber wir erfahren, dass wir nicht alles können, was wir wollen. Unsere Wünsche und Sehnsüchte gehen über die engen Grenzen hinaus, in die uns Gott gestellt hat. Und was wir erreichen, ist immer nur Stückwerk. Wir können unsere Grenzen nicht ausradieren. Wir möchten möglichst lange leben. Aber diesem Leben werden Grenzen gesetzt durch Unglück, Naturkatastrophen, durch Bedrohung von Seiten der Menschen, durch Leiden und Krankheit des Leibes und der Seele. Eine solche Beschreibung ist freilich nicht nur negativ: Wer wir sind, das erfahren wir an unseren Grenzen ebenfalls. Grenzenerfahrungen, die uns an die Grenze unserer Belastbarkeit führen, können uns zwar bedrohen. Aber zugleich sind sie eine Chance für persönliches Wachstum. Sie laden uns ein, neue Lebensmöglichkeiten zu entwickeln.“1294 L’homme moderne a besoin de se re-penser comme tel, car l’autolimitation lui révèle sa propre finitude, sa faillibilité, sa fragilité, sa mortalité. Dès lors que l’on s’imprègne de cette conscience, on devient prompt à l’auto-critique, à l’auto-correction. Ce qui ne signifie pas se renier soi-même, ou chercher à se nuire. L’autolimitation signifie que l’on se reconnaît toujours comme personne limitée, faillible. Ainsi, prend-on congé, par ce fait même, de l’idée que l’on peut tout connaître, que l’on doit tout avoir, que l’on peut tout atteindre. Dans ce sens, ce principe devient la clé de la satisfaction dans la vie, car il ouvre les horizons à la relation, à la prise en compte de son environnement humain et matériel. Ce principe d’autolimitation fait prendre conscience qu’il faut également compter avec les insuccès, les pertes, les déceptions et les accepter comme des constantes de la vie. Le principe d’autolimitation est donc de l’ordre aussi bien ontologique que de l’expérience. L’expérience de réussite et surtout de l’échec que l’homme fait lui révèle cet état ontologique, et il en prend davantage conscience. Ainsi comme le dit Thomas Leyener, une telle expérience peut contribuer à la croissance de la personne. 1295 Les menaces de catastrophes écologiques mondiales, les conflits armés nationaux et internationaux, la question de l’économie mondiale juste sont autant de formes visibles de la limite de l’homme. 1296 Précisément ces faits menaçant la vie humaine offrent la possibilité à l’homme d’opter pour un autre comportement dans son existence, justement comme celui de s’autolimiter en vue du bien de tous et de chacun. Psychologiquement parlant, cela peut être compris comme processus de dépassement de crise, qui occasionne à la fois une croissance de la personne dans son existence. Des croyants voient même dans la reconnaissance de la limite l’occasion du salut. Au cours de son expérience terrestre, l’homme est soumis à la limite, dans un environnement aussi limité. Conscient de cela, il ne cesserait pas de se poser plusieurs questions liées aux cinq attitudes fondamentales face à sa limite existentielle 1297, pour son
1294 Grün, A./Robben, R., Grenzen setzen – Grenzen achten, Freiburg im Breisgau 2004, 38-39. Il paraphrase ici Heinrich Fries, op. cit., 569. 1295 Cf. Leyener, Th., Grenzerfahrungen, in: LThK, Freiburg-Basel-Wien 1995, 1040. 1296 Ibid. 1297 Ces attitudes sont bien esquissées par Margrit Erni, Grenzen erfahren, Freiburg im Breisgau 1978, 32-34. L’auteur est une psychologue d’origine suisse qui, actuellement, est professeur à l’Institut supérieur de théologie à Chur. Son ouvrage sur l’expérience de la limite existentielle
313 auto-éducation et pour pouvoir bien les intégrer dans sa vie concrète. La première attitude consiste à accepter les limites personnelles. A cela sont liées des questions de pouvoir les accepter sans amertume, quand les capacités physiques et spirituelles diminuent, de suite de la maladie, de la violence ou de l’accident de parcours par exemple. Car la force du corps lui-même a des limites. Ne pas être conscient de la valeur de limites, les ignorer ou mal les intégrer, conduit à l’autodestruction. Dans une situation d’infortune et de manque, est-on aussi capable d’y déceler beauté et chance ? Bref, est-on en mesure d’accepter son « ici et maintenant » ? La deuxième attitude est la variation de contexte de limites. Les limites comme tel restent, cependant les circonstances dans les quelles elles sont expérimentées varient. Par conséquent, il y a des situations où les changements d’attitudes sont nécessaires et même obligatoires. Il y a là besoin du courage et de l’art pour vivre de moments pareils. Ce sont des moments où les limites permettent plus de possibilités une fois, une autre fois rien du tout. C’est dans le cadre de relations interpersonnelles qui peuvent être pacifiques et par moment conflictuelles. C’est dans le style de vie, où l’on peut jouir des biens, et après vivre la galère. C’est dans le cadre professionnel, où des possibilités peuvent sourire d’obtenir un bon poste, et après se retrouver chômeur. La troisième attitude est l’extension de limites. En effet, certaines limites que l’on considère pour inchangeables, est-on courageux de les examiner à la lumière de vraies bases ? Sont-elles ainsi conditionnées par nature ? Sont-elles le résultat de l’évolution culturelle ? Ou sont-elles simplement conséquences des préjugés socio-psychologiques ? A ce registre, il y a des questions d’émancipation de l’homme et de la femme, de faits de discrimination due à la race, à la chance de formation, à l’exercice du pouvoir ou d’une profession. Est-on alors suffisamment courageux d’oser exiger de réformes et de s’y impliquer soi-même ? Surtout si l’on sait par exemple que c’est toute une génération qui risque de n’en récolter aucun fruit, si la situation perdure et reste inchangée. La quatrième attitude est le dépassement des limites. Des situations peuvent permettre de franchir les limites, si les alternatives sont épuisées. Ici vaudrait le principe « qui ne risque rien n’a rien » ; ou encore « il faut se jeter à l’eau », en dépit de dangers ou de l’insécurité que la situation pourrait comporter. Certains ne veulent jamais faire une telle expérience et attendent alors seulement la mort, où l’on devra tout laisser derrière soi et entrer dans la vie béatifique. Mais, de petits sauts au-delà de limite du « normal » appartiennent à la vie, comme le saut dans un risque, dans une sainteté, dans une incompréhension ou dans une isolation, s’il y a un bien noble à l’horizon. Est-on courageux de prendre ses responsabilités et, en cas de force majeure, d’en payer le prix ? C’est lorsqu’on se résout d’être un porte-parole des sans voix, des marginaux dans le public. Là, on brave quelque peu ses propres limites pour le bien des autres. C’est souvent au risque et péril de sa vie, ou on se voit isolé, car incompris par le côté adverse. Des rivalités même dans son propre camp sont également possibles, dès que s’engage une lutte pour le leadership. La cinquième attitude consiste à s’imposer soi-même de limites. Margrit Erni dit : « L’animal est protégé par ses instincts. Nous, les hommes, devons nous imposer seuls la
est orienté plus dans le cadre de l’éducation des enfants, de l’affirmation de soi, de l’émulation ; bref dans le cadre de relations interpersonnelles et de l’existence humaine en général.
314 mesure. »1298 Se préoccupe-t-on assez pour sa santé en limitant de façon raisonnable le travail ou le plaisir ? Les cas d’un progrès technique effréné, d’un consumérisme outré, de l’avoir absolu sont typiques. Il faut s’imposer des limites, d’autant plus que les conséquences éclatent au grand jour. En outre, sait-on harmoniser les souhaits de sa vie avec ses normes intérieures sans ressentiment ou sans tristesse ? Surtout s’il faut laisser la place aux autres, car atteint par la limite d’âge ? Sait-on utiliser ses dernières chances de maturité pour léguer une bonne éducation à la postérité, étant insérée, elle aussi, dans cette réalité existentielle de finitude ? Ces cinq attitudes fondamentales et englobantes dans la vie de l’homme, on a trouvé bon de les considérer dans la mesure où elles illustrent objectivement les facettes de la réalité existentielle qu’est la vérité de la finitude de l’homme, et avec lui le monde. 7.2.2 Autolimitation comme expression de la tempérance La tempérance rime avec le besoin de s’autolimiter et de l’exercer. Et l’autolimitation ne signifie pas autre chose qu’une auto-responsabilité. Il faut savoir reconnaître ses limites et en tenir compte dans sa vie. Face à la problématique écologique qui constitue le point de départ de toute la réflexion, il y a urgence de savoir s’imposer des limites. Plus d’un bilan sont d’avis que face à l’insécurité que causent les dangers de la technologie, dont on ne maîtrise pas suffisamment les retombées, il y a à lire là l’expression de la finitude de l’homme. Par conséquent, l’autolimitation serait nécessaire en vue de pouvoir filtrer les nécessités dans la recherche scientifique. C’est dire, essayer de voir et de choisir, au sein de la recherche scientifique, ce qui est vraiment utile à l’homme et d’écarter ce qui lui est le plus nuisible. Car, parmi les risques, certes inévitables, du progrès scientifique et technologique, il y en a dont les effets sont immédiats et proches, et d’autres dont les effets n’agiront qu’après les générations.1299 L’ancien ministre allemand de la Bundesland Rhénanie Westphalie, Günther Einert, soulignait, en marge de la session évangélique de Loccum en 1988, la nécessité du principe éthique d’autolimitation, à côté de mesures purement économiques à prendre, pour un renouveau écologique.1300 Encore faut-il que ce programme d’autolimitation trouve acceptation sur le marché1301, disait-il, pour une société industrielle essentiellement basée sur l’économie du marché comme l’Allemagne. Car, en fait, il ne suffit pas de penser un tel principe éthique, ou imaginer l’avènement d’une culture ascétique du monde (asketische Weltkultur)1302, si les grands décideurs économiques, qui chapotent le monde et
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Id., 34. Cf. Huber, W., Selbstbegrenzung aus Freiheit, in: EvTh 52. Jg., Heft 2, 1992, 131. Cf. Greive, W. (Hg.), op. cit., 7. Ibid. L’expression est de Carl Friedrich von Weizsäcker, dans: Deutlichkeit. Beiträge zu politischen und religiösen Gegenwartsfragen, Wien 1979, 73ff., cité par Greive, W., op. cit., 6. Dans le cadre de la critique du monde occidental, basé sur le consumérisme et polluant l’environnement, l’auteur propose l’avènement d’une culture ascétique du monde. Comme Friedrich Cramer, directeur de l’Institut Max-Planck pour la médecine expérimentale de Göttingen, préconise le « progrès par le renoncement ». Il y voit un signe de l’auto-affirmation de
315 promeuvent le consumérisme, n’y adhèrent pas. Sinon, cette autolimitation pour la responsabilité ne trouvera que peu ou presque pas d’écho. C’est ainsi que, à côté des efforts d’ordre économique et écologique, il faut revigorer également la pratique des vertus cardinales comme expression du principe d’autolimitation, et renouveler leur compréhension par rapport aux problèmes du monde actuel. Par ailleurs, le professeur Johannes Weiß se pose la question de la relevance et de l’applicabilité du principe d’autolimitation ou de la culture ascétique chez un peuple qui vit du minimum, et dont les besoins vitaux sont loin d’être satisfaits, comme il en est le cas en Afrique sub-saharienne.1303 C’est, bien entendu, une autre paire de manche dans la réflexion autour du principe d’autolimitation. L’ascèse rigoureuse ne s’appliquerait pas seulement dans le sens de la réduction de dépenses énergétiques et de la pollution atmosphérique, de la modération dans la nourriture et l’habillement, comme l’occident l’envisage. Comme illustration pour l’Afrique, il faut rappeler ici ce que l’on a noté, au quatrième chapitre, à l’actif des causes de la crise écologique. L’accès incontrôlé aux ressources avec ses risques, le problème de la violence, de guerres et ses conséquences, la déforestation sauvage et ses effets néfastes ; tout cela avec comme corollaire : une poignée de la minorité qui s’enrichit au détriment de la majorité de plus en plus pauvre. On pense que faire reculer tous ces actes ignobles de violence, ou introduire un certain ordre dans la gestion des ressources, cela fait, sans doute, appel à l’autolimitation ou à l’ascèse1304 des uns et des autres. Dans cette mesure, le principe d’autolimitation trouve un champ d’exercice aussi bien en Occident qu’en Afrique, mais sous des formes différentes. L’écrivain français Romain Rolland ne disait-il pas déjà, au sujet de la source du bonheur de l’homme, que : « bonheur signifie connaître ses limites et les aimer ! »1305 Selon Anselm Grün, qui interprète Romain Rolland, il ne suffit pas de se reconnaître limité dans sa vie, encore faut-il aussi aimer cet état existentiel. C’est dire qu’il faut être d’accord avec cet état fini de son être, l’accepter en soi et pouvoir l’expérimenter comme tel face aux autres êtres. Or, ce qui bloque le développement de l’homme et de la société, c’est précisément l’image d’être illimité que l’on se fait. On a difficile à accepter son état d’être limité.1306 Sans la juste mesure, la vie ne réussira que difficilement. Dans une société de
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l’homme libre par rapport à l’idéologie de la consommation. L’ascèse, c’est la liberté, c’est la lucidité, c’est la maîtrise de soi, c’est l’orientation concrète vers d’authentiques valeurs. Pas un but en soi, mais un chemin pratique. Cf. Coste, R., Dieu et l’écologie, Paris 1994, 247. Cf. Weiß, J., „Religion des Wachstums“ und protestantische Askese, in: Greive, W., op. cit., 50. Plusieurs auteurs parlent indistinctement de l’ascèse ou de l’autolimitation. Comme Weiß, J., „Religion des Wachstums“ und protestantische Askese, in: Greive, W., op. cit., 39ff. Ou Ivan Illich, Selbstbegrenzung. Eine politische Kritik der Technik, Reinbek 1975; René Coste, Dieu et l’écologie, Paris 1994. Cf. aussi « Verantwortung wahrnehmen für die Schöpfung », Gemeinsame Erklärung des Rates der Evangelischen Kirche in Deutschland und der Deutschen Bischofskonferenz, Gütersloh 1985. Romain Rolland cité par Grün, A./Robben, R., op. cit., 9. Id., 9.
316 plus en plus globalisée, où les frontières deviennent de moins en moins significatives 1307, et où la caractéristique primordiale est le « principe non-stop » à la chasse de l’avoir, « tout de suite et à tout moment », comme expression apparente du bonheur 1308, la question de la « limite » se pose avec acuité.1309 La conséquence logique en est que le temps contemporain souffre d’une certaine démesure, d’un manque de limite (Grenzenlosigkeit). L’homme moderne vit cela aussi bien dans la vie privée que dans la vie professionnelle. On se rappellera ici le cri d’alarme issu du Club de Rome, où les scientifiques ont parlé de la « limite de la croissance ». L’illusion ou l’idéologie d’une croissance illimitée est à abandonner. En tout, l’homme est confronté à la limite ; non seulement par rapport à la menace écologique, mais surtout face à la question morale de base : par rapport à ce que la technique offre comme possibilité, tout est-il permis d’être fait ? Et quel est le degré de responsabilité de l’agir ?1310 Dans tous les cas, on pense que les hommes ont tous besoin d’un espace de protection (Schutzraum),1311 où l’on peut se développer et développer la société de façon durable. Delà, il résulte un postulat plus ou moins éthique, selon lequel la vie humaine ne peut réussir que lorsqu’elle est vécue à l’intérieur de limites précises. Le besoin de l’équilibre entre limite et excès de limite, protection et ouverture, se limiter et se donner, 1312 voilà ce qui rend possible les relations interhumaines, et même cosmiques. Ceci voudrait insinuer que l’on pourrait alors, par moment, excéder les limites dans son agir, mais tout en ne perdant pas de vue que l’on peut se réviser et rétablir les rapports, afin que l’être-avec se maintienne.
1307 Anselm Grün donne l’exemple de la levée des frontières dans les pays de l’union européenne, où cette levée est à la fois avantageuse et désavantageuse : „Auf Fragen der persönlichen Lebensgestaltung stehen in einem größeren gesellschaftlichen und politischen Zusammenhang : In einer sich globalisierten Welt, die immer weniger Grenzen kennt, fällt es den Menschen offensichtlich ebenfalls schwer, zu ihren Grenzen zu stehen. Wir erleben zwar einerseits, wie befreiend es ist, wenn wir etwa innerhalb der EU von einem Land in das andere fahren können, ohne uns den früher oft so langwierigen und unangenehmen Grenzenkontrollen unterziehen zu müssen. Auf der anderen Seite erleben wir auch die Gefahren der Grenzaufhebung. Die Identität wird unklar. Durch die offenen Grenzen haben zudem Kriminelle größere Chancen, und es gibt nicht nur einen Zugewinn an Freiheit, sondern es wachsen bei vielen Menschen auch Angst und Unsicherheit“, 10-11. 1308 Id., 11. 1309 Id., 11-12. „Es muss immer mehr geben, alles muss uns sofort zur Verfügung stehen, jederzeit, sobald wir ein Bedürfnis danach verspüren.“ 1310 Cf. Fries, H., op. cit., 569. 1311 Cf. Grün, A. /Robben, R., op. cit., 7. 1312 Id., 8. Anselm Grün parle de „Ausgleich von Grenze und Grenzüberschreitung, von Schutz und Sich-Öffnen, von Sich-Abgrenzen und Sich-Hingeben“, comme éléments d’une rencontre interpersonnelle réussie.
317 7.2.3 Autolimitation et relations Se savoir personne limitée ne conduit pas à la solitude et à l’échec de la vie, mais plutôt à l’ouverture et à la création d’une nouvelle qualité de relations. Se reconnaître ainsi limité n’est jamais expression d’humiliation ou de quelque naïveté. L’acceptation de ses propres limites tisse des relations saines („Die Bejahung der eigenen Grenzen schafft gesunde Beziehungen“).1313 Le père Anselm Grün apporte ici l’exemple de Job comme une histoire qui bouscule l’humanité de tout le temps. Job qui expérimente, à travers sa souffrance, les limites de sa vie, est le modèle d’un être limité, voulu ainsi par Dieu son créateur. C’est pourquoi Job plaint sa personne devant son Dieu, et il s’en remet, en même temps, à ce même et unique Dieu : « Puisque ses jours sont comptés, que le nombre de ses mois dépend de toi, que tu lui fixes un terme infranchissable, détourne de lui tes yeux et laisse-le, tel un mercenaire, finir sa journée. » (Jb 14, 5-6) Job a une grande possession, il a une grande famille pétillant de santé. Tout à coup, il expérimente la limite de sa vie, il perd tout son trésor. Il vit dans un dénuement total. Ainsi, se rend-il compte, concrètement, de la limite de l’existence et de son caractère éphémère. L’illusion et le souhait d’aller au-delà de ses limites, chaque homme peut l’avoir. Cependant, il se rend compte, en pratique, que c’est qu’il atteint n’en est qu’un ouvrage inachevé. La philosophie de l’existence décrit l’homme comme un être limité dans son histoire ; ses capacités créatrices le sont également. On en a suffisamment fait mention dans la première partie. L’expérience d’être limité a conduit Job à renouer sa relation avec Dieu. Ainsi, en estil de tout homme qui considère ce caractère limité de son existence comme défi pour relire sa propre existence, ses relations avec Dieu, avec son prochain et avec son environnement. Donc, si jamais il faut pouvoir fonder une certaine éthique ascétique, aujourd’hui et pour le futur, elle ne se concevrait pas en dehors du commandement de l’amour de Dieu et du prochain.1314 Ce commandement divin, qui porte en son sein l’idée de l’interdépendance des êtres, est celle qui justifie le pourquoi de s’autolimiter, et fonde les relations. Ce n’est pas une ascèse en soi et pour soi, mais une ascèse en vue de la relation. L’on pourrait objecter et considérer l’éthique ascétique comme un non-sens dans le monde actuel, à la manière du philosophe et sociologue Arnold Gehlen qui, déjà en 1952, constatait pour sa société : « Un ascète dans la société actuelle est un non-lieu et une utopie. »1315 Ou encore comme l’éthicien social Wolf-Dieter Marsch l’affirmait aussi vingt ans plus tard : « C’est moins sensé de prêcher l’ascèse aux consommateurs. »1316 Une ascèse paraît encore sensée pour un humble pécheur qui reconnaît avoir manqué à son devoir d’amour, et qui s’en acquitte par des exercices spirituels spécifiques ; ou pour un type d’homme qui, à la marge de l’obésité, s’impose une diète pour éviter le pire. Mais appeler à une ascèse ou à l’autolimitation responsable du producteur/consommateur, dans le cadre économique ou technique, en vue d’éviter ou de diminuer les risques écolo-
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Id., 97. Cf. Weiß, J., op. cit., 53. Gehlen, A., Anthropologische Forschung, Reinbek 1961, 66. Marsch, W.-D., Die Folgen der Freiheit. Christliche Ethik in der technischen Welt, Gütersloh 1974, 117.
318 giques, cela est une naïveté pure.1317 Vouloir concilier croissance économique ou surconsommation avec ascèse paraît être une entreprise utopique dans la société contemporaine. Elle vit plutôt selon trois articles de foi au progrès industriel, comme Erich Fromm l’a découvert : production illimitée, liberté absolue et bonheur illimité (die Trias von unbegrenzter Produktion, absoluter Freiheit und uneingeschränktem Glück).1318 Or, dans sa réflexion sur le principe d’autolimitation dans la société industrielle à risques, le professeur Wolfgang Huber souligne sa nécessité et son actualité.1319 Il part du fait que les risques du progrès de la technologie ne sont plus suffisamment maîtrisés, et il se pose ensuite la question de savoir si ces risques engendrés sont de nature à concourir vraiment à l’équilibre de conditions de vie entre les hommes.1320 Une question très concrète et actuelle, qui laisse présager une situation de conflit entre les peuples, particulièrement entre le Nord et le Sud. Ou encore, dit-il, les pays industriels engagent des moyens techniques et technologiques qui favorisent leurs intérêts de vie présente, mais dont les risques seront portés par les générations à venir. C’est le cas de la problématique autour de l’énergie nucléaire, ou mieux de l’arme nucléaire, dont sa capacité de destruction s’étendrait sur toute la planète ; ou le cas de la manipulation génétique, qui pourrait conduire à une période « post-humaine », où les êtres produits ne s’appelleront peut-être pas hommes ; ou encore le cas des OGM (organismes génétiquement modifiés).1321 Quelques uns de ces problèmes, on les abordera dans le dernier chapitre. Cela étant, le principe d’autolimitation et sa pratique n’a-t-il pas sa place dans la société actuelle ? Certes, il n’envisage pas une société sans risque1322 ; c’est ce qui serait utopique. Wolfgang Huber comprend plutôt ce principe d’autolimitation dans le contexte de la liberté de chacun et de tous. Comment ma liberté peut-elle être conciliée avec celle des autres. Ainsi dit-il : „Wer nach Selbstbegrenzung fragt, der fragt danach, wie in einer solchen Abwägung zwischen konkurrierenden Lebensinteressen die Freiheitsentfaltung der heute lebenden Generationen mit den anderen genannten Lebensinteressen vereinbar gehalten werden kann, wie die Freiheit der einen mit der Freiheit der anderen vereinbar gehalten werden kann“.1323 Plus encore pour un chrétien, la liberté à la quelle il est appelé est libératrice (Ga 5, 1). Elle est une liberté pour l’autolimi-tation ; une autolimitation qui a pour mesure la dignité et la liberté des autres hommes, de générations futures et de la protection de la création. Le verset fondateur de l’éthique juive et chrétienne stipule la même chose : « Aime ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18 ; Mk 12, 28-31). Une autonomie ou une liberté bien assumée lie l’affirmation de soi et la solidarité. L’humanité s’exprime dans la capacité de concilier l’intérêt propre avec celui du prochain. Par ailleurs, un principe moral universel reconnaît et déclare : « l’on ne peut s’affirmer soi-même que si l’on est prêt et
1317 Cf. Wagner, F., “Religion des Wachstums” und protestantische Askese, in: Greive. W., op. cit., 56. 1318 Huber, W., Fortschrittsglaube und Schöpfungsgedanke, in: Greive, W., op. cit., 91. 1319 Id., 86. Cf. Huber, W., Selbstbegrenzung aus Freiheit, in: EvTh 52. Jg., Heft 2, 1992, 128-146. 1320 Huber, W., Fortschrittsglaube und Schöpfungsgedanke, in: Greive, W., op. cit., 91. 1321 Ibid. Cf. aussi Huber, W., Selbstbegrenzung aus Freiheit, in: EvTh 52. Jg., Heft 2, 1992, 135. 1322 Cf. Huber, W., Selbstbegrenzung aus Freiheit, in: EvTh 52. Jg., Heft 2, 1992, 130. 1323 Huber, W., Fortschrittsglaube und Schöpfungsgedanke, in: Greive, W., op. cit., 86-87.
319 capable de s’autolimiter. »1324 La reconnaissance d’auto-affirmation rime avec l’exercice d’autolimitation. Tout comme la responsabilité ne se laisse pas séparer de l’autolimitation, car là où l’une est niée, l’autre agit de travers ; un tel agir cynique s’appelle péché en langage de foi. Ce cynisme se traduit par la perte d’orientation de sa propre vie, ainsi que des horizons d’une vie bonne. Dans le langage chrétien, il s’agit de renier la reconnaissance de Dieu comme créateur et soi-même comme créature. On déplace, par ce fait même, toute considération d’une vie bonne pour soi, pour l’autre et pour les autres êtres vivants. C’est par l’incarnation que l’horizon d’espérance pour de nouvelles relations s’ouvre : relation à Dieu pour le salut, relation au prochain pour la paix et relation à la nature pour la réconciliation avec l’ensemble du créé.1325 L’autolimitation est donc l’expression de la liberté et non son opposé. Un tel devoir de concilier les libertés appartient au droit et aux décisions politiques, ajoute le professeur Wolfgang Huber.1326 C’est au droit de régler l’exercice du principe d’autolimitation, de telle sorte que celui qui l’applique en toute liberté, ne puisse pas enfreindre la liberté des autres. Il s’agit ici d’un exercice individuel. Mais s’il faut entreprendre l’exercice collectif du principe, il se pose la question de savoir comment le droit pourrait s’y prendre pour l’organiser. Là, c’est bien une autre question. Pour insister sur la nécessité du principe d’autolimitation responsable, dans le contexte de la société industrielle, il dit : « Wir können uns nicht mehr mit der Auskunft begnügen, dass die Wissenschaft sich der Neugier verdankt und dem zweckfreien Erkenntnisstreben dient. Vielmehr muss die Verantwortung für die Folgen unserer Erkenntnisse Eingang finden in die Entscheidungen darüber, über welche Themen geforscht wird, welche Mittel dafür eingesetzt werden und wie die Forschungsergebnisse verwertet werden. Wissenschaftliche Entwicklungen müssen an der Frage geprüft werden, ob wir dadurch die Lebensbedingungen künftiger Generationen erhalten oder einschränken, ob wir sie gewährleisten oder aufs Spiel setzen. »1327 Concrètement, le principe consisterait, pour les chercheurs scientifiques, à choisir de thèmes de recherche, à évaluer les moyens à mettre en œuvre et à apprécier les résultats de la recherche, dans le but de savoir s’ils profitent à l’amélioration des conditions de vie de générations futures ou s’ils les réduisent au contraire. Wolfgang Huber affirme, par ce fait même, que ce principe n’est pas une norme absolue qui porte déjà en soi des critères, mais il est plutôt une terminologie de relation (Relationsbegriff).1328 Il reçoit la propriété de conduire à la relation, dans la mesure où, en s’auto-limitant, on pense à équilibrer les
1324 Huber, W., Selbstbegrenzung aus Freiheit, in: EvTh 52. Jg., Heft 2, 1992, 137. 1325 Id., 139. 1326 Id., 134. Au registre du rapport entre éthique et société, c’est même l’objection que l’on formule à l’endroit de l’éthique, qui est celle de ne rien valoir comme principe directeur pour la société, car l’ordre de cette dernière se fait par les décisions politiques et les règles du droit. Car, n’a force de devoir pour l’homme que ce qui est réglé par la loi du droit. Et par rapport au progrès scientifique, la question serait de savoir si, s’effectuant dans le cadre de la légalité, il doit être exécuté ou pas. Id., 134. Ici, il y a lieu de se demander si une seule société peut tenir sans règles ou toutes considérations morales. 1327 Huber, W., Fortschrittsglaube und Schöpfungsgedanke, in: Greive, W., op. cit., 98. 1328 Id., 86.
320 intérêts de vie de soi-même, des hommes présents et futurs, et des autres êtres vivants. C’est dire qu’on ne peut pas penser ce principe sans idée de relation. Une autolimitation comprise dans ce sens est morale et non pas humiliation, ou expression naïve et moyenâgeuse. L’homme est bien capable de la performance culturelle. C’est dire qu’il a les potentialités, dans ses possibilités d’action et de sa liberté, de s’autolimiter, de se limiter face à Dieu, face à la création et face à son prochain. C’est une attitude d’amour. Ainsi, cette attitude d’autolimitation n’est pas synonyme de simple renoncement. On la pense ici comme exigence au dialogue, à la réciprocité. Possibilité et ouverture à la diversité. A travers cela, l’homme autolimité dépasserait paresse, résignation, violence, manque d’égard, pour promouvoir la capacité à la vie, et donc faire reculer toute menace de la vie. Donc, s’il en va de la qualité de la vie des hommes et des relations membrales, il se laisse entrevoir à peine d’alternative, en dehors de la pratique du principe d’autolimitation. Une ascèse morale que l’on nommerait à la manière kantienne : « culture de la vertu » (Kultur der Tugend).1329 Ainsi, pense-t-on, que c’est ce principe éthique et religieux d’autolimitation comme valeur d’orientation, qui traduit la tradition de la tempérance, et qui traverse et sous-tend les nouvelles formes éthiques qui se développent de nos jours face à la problématique de la crise écologique.
7.3 Quelques modèles éthiques apparentés à la tempérance Les modèles éthiques que l’on veut exposer ici riment, bien que nommés différemment, avec l’essentiel de ce que la tempérance traduit. Si l’on considère le sens global de leur émergence, l’on peut affirmer que le souci sous-jacent reste celui d’animer l’homme au sens profond de responsabilité1330 face à ses propres créations.
1329 Cf. Kant, I., Die Metaphysik der Sitten (1797), in: Weischedel, W. (Hg.), Werke in zehn Bänden, Bd. 7, Darmstadt 1968, 625, cité par Wagner, F., op. cit., 61. 1330 La responsabilité à la manière dont Hans Jonas l’a comprise comme constitutive d’une éthique du futur. Cf. Jonas, H., Le principe responsabilité, Paris 1990. Jean Greisch dit, à la fin de la présentation de cet ouvrage de Hans Jonas, dont il a été le traducteur : « Que nous le voulions ou non, nous sommes les architectes de la société à venir, car il ne nous appartient déjà plus d’enrayer le progrès technologique, même si nous le voulions. Ce qui nous appartient en revanche, c’est la conscience que nous sommes d’ores et déjà pris en otage par cet avenir que nous faisons exister. Le Principe Responsabilité est une exigeante méditation sur cette situation paradoxale et tente de dégager avec toute la rigueur du concept l’impératif catégorique et les normes rationnelles valables pour l’agir éthique dans une situation aussi inédite », 14. Ainsi, Hans Jonas en est-il arrivé à formuler un impératif éthique susceptible de répondre à ce formidable défi : « Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : ‘Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la terre’ ; ou pour l’exprimer négativement : ‘Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie’ ; ou simplement : ‘Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre’ ; ou encore
321 7.3.1 Ethique de la concaténation Dans le mot « concaténation » se renferment les termes latins « cum » et « catena ». Cum veut dire avec et catena (pluriel catenae) signifie chaîne. Originairement, la catena est utilisée en pédologie, et est synonyme de chaîne ou ensemble de sols liés génétiquement, chacun d’eux ayant reçu des autres, ou cédé aux autres, certains de ses éléments constituants par l’effet de l’érosion. 1331 En outre, la catena est aussi une succession d’anneaux enserrés les uns dans les autres, à l’instar d’une chaîne de transmission permettant de transmettre un mouvement entre deux pignons, ou roues dentées, ou encore fixable aux pneus des voitures pour éviter le dérapage sur le verglas ou la neige. Par extension, la catena qualifie aussi les liens d’affection, d’intérêt, qui unissent les êtres entre eux. Ainsi, parle-t-on chez des personnes de chaînes d’amitié, de l’amour, comme on parlerait d’une clé à chaîne, d’une chaîne alimentaire, d’une chaîne de montagnes, ou d’une chaîne de caractères en informatique.1332 Du sens étymologique catena, on a fait dériver l’éthique de la concaténation dans le domaine écologique. Elle est, a priori, une éthique onto-théologique fondée sur la philosophie négro-africaine de l’existence des êtres, d’après laquelle les êtres créés constituent entre eux un lien, d’autant plus qu’ils proviennent d’une même source. Concaténation viendrait alors à signifier que la réalité créée se tient à la manière d’une chaîne formée de plusieurs chaînons. Plus encore, la concaténation est l’enchaînement logique et évident des éléments, enchaînement qui manifeste la parenté réelle de ces éléments.1333 La perception endocentrique du monde conduit à l’idée d’un univers uni à la Transcendance. Il s’agit de la relation des êtres à la Transcendance. Ce Transcendant désigné différemment selon les peuples et leurs cultures : Jahveh, Allah, Dieu, Loba, Nzambe, Si, Nyinyi, Vidye, etc. constitue la source unique productrice d’énergie qui innerve les éléments de tous les ordres. Tous les éléments sont dotés de cette énergie qui est comme leur vertu propre. Mais l’homme, spécifié par la conscience, reste au carrefour de la position d’équilibre entre l’ordre visible et l’ordre invisible. L’ordre visible de trois éléments : minéraux, végétaux et animaux ; et l’ordre invisible aussi de trois éléments : ancêtres, génies et esprits.1334 C’est le noyau de la vie de l’Africain : la co-participation à la vie avec tout l’ordre créé.1335 Il ne s’agit donc pas d’un quelconque univers religieux auto-
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‘inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir’ », 30-31. Cf. www.wapedia.mobi/fr/catena (14.03.2009 22:45). Ibid. Cf. Kange Ewane, Religions africaines et écologie, in : Kä Mana/Jean Blaise Kenmogne, Ethique écologique et reconstruction de l’Afrique, CIPCRE, du 10 au 17 juin 1996, 125. Id., 126. C’est en cela que l’Européen a vu dans l’animisme, l’ancêstrisme, le fétichisme, une dépravation congénitale. Plusieurs africanistes en sont arrivés à parler des religions africaines au lieu de la religion africaine. Confusion qui paraît clairement être issue de l’incompréhension, ou peut-être encore de l’effort de ne pas vouloir comprendre, plus par idéologie que par conviction. En effet, on a dit que les Africains ont beaucoup de dieux – donc plus ou moins animistes ou polythéistes – tout simplement parce que les symboles par lesquels ils se réfèrent à
322 nome, face auquel l’homme se situerait pour quelque travail d’analyse que ce soit, un peu comme les théologiens occidentaux objectivent la donnée religieuse pour en faire l’analyse.1336 Cela étant, « l’existence de l’Africain est pour ainsi dire moulée dans cette relation avec le Transcendant qui constitue en définitive l’unique source de la vie, celle qui anime les éléments de tous les ordres : astral, minéral, végétal, animal, l’homme faisant partie de ce dernier ordre. L’existence de l’Africain se trouve ainsi inscrite dans un système de cercles concentriques s’imbriquant les uns dans les autres, autour d’une centrale unique émettrice d’énergie. »1337 L’imbrication d’éléments entre eux, qui ne se confondent pas. Il y a imbrication sans confusion. Ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’Endocentrisme.1338 Plusieurs séquences de la vie quotidienne de l’Africain se baignent donc dans le commerce ininterrompu avec l’Invisible, le Transcendant. C’est le cas de sages africains habitués à se perdre en méditation devant une montagne, un arbre grand ou petit, cas que l’on a taxé de superstition par ceux qui sont devenus trop distraits et ne savent plus méditer. Car, en fait, pourquoi ce Nazaréen, par qui la religion chrétienne a vu le jour, aimait-il tant à se retirer sur la montagne pour mieux lire les desseins de « Je suis celui qui suis » ? Ou encore, lorsqu’on lit attentivement L’hymne de l’univers de Pierre Teilhard de Chardin, il y a lieu
l’Invisible, le Tout-Autre, le Tout-Puissant, varient d’une région à une autre, compte tenu de la variété des environnements. Chaque région a ainsi son symbole, voire chaque clan, village, comme ce fut le cas dans l’Egypte clanique. A la suite du professeur Kange Ewane, la logique de la compréhension ne serait pas différente de celle que l’on sait au sujet de la Trinité. Un dogme de la théologie chrétienne, où il y a Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit. Non pas trois Dieu, mais un Dieu en trois Personnes. Qu’est-ce donc ce que cela veut dire, sinon les manifestations de l’Unique Transcendant Invisible différent selon les fonctions que celui-ci exerce. L’Unique se manifeste dans différentes fonctions. L’on prend à témoin la Bible elle-même. On y voit un Gabriel (=Gibor El) qui exprime la Force de El, l’Invisible ; un Michel (=Mi Ka El) qui exprime l’incomparabilité de El, l’Invisible, avec qui et quoi que ce soit ; un Raphaël (=Rafa El) qui exprime la capacité de El à guérir quelque mal que ce soit. A l’issu de ces quelques exemples, on en vient à affirmer qu’il s’agit là des manifestations diverses du même Invisible à l’œuvre dans son univers, selon les fonctions, les lieux et les cultures. Donc en Afrique, comme ailleurs, il est question de la Religion, cette réalité consubstantielle à toute existence humaine. En somme, il y a un principe que l’on peut tenir pour naturel. Toute personne humaine, en Afrique comme partout dans le monde, est frappée de l’impossibilité de saisir l’Infini dans sa réalité. Pour s’en faire néanmoins une idée qui lui permette de se maintenir en relation avec lui, l’homme passe par des symboles variables d’un univers culturel à un autre. Cf. Kange Ewane, op. cit., 121-124. 1336 Id., 122. 1337 Id., 122-123. 1338 Ibid. L’endocentrisme consiste en ceci qu’il y a, d’une part la centrale émettrice d’énergie diversement dénommée Jahveh, Allah, Dieu, Gott, Theos, Nzambe, Vidye, etc., et d’autre part, les cercles concentriques qui s’imbriquent les uns dans les autres, sans se confondre, et sous l’effet de l’unique énergie émise par la centrale.
323 de dire que l’Africain qui lit la présence efficace et bienfaisante du Transcendant dans les éléments de trois ordres de la création visible n’est pas superstitieux.1339 Il faut rappeler ici l’idée fondamentale de Dieu chez le Muntu. Dieu est transcendant et immanent. Il est un Dieu à la fois lointain et proche. Il est lointain dans la mesure où il n’a pas besoin que le Muntu lui fasse un sanctuaire. Tout le cosmos est son temple. Aussi est-il proche, mais pas tout proche de l’homme, de peur que celui-ci le limite. Car, il y a risque que l’homme le crée à son image, à sa volonté. On créerait ainsi par exemple un dieu-capitaliste qui supporte le capitalisme, un dieu-guerrier qui supporte la guerre, ou encore un dieu-sexiste qui supporte les formes alternatives actuelles de vie conjugale, etc. Ce serait alors de l’anthropomorphisme. Le Muntu a plutôt l’idée de la cosmothéandrie, tel qu’on l’a évoqué dans la deuxième partie. Dieu est l’Être suprême et créateur de tout. Dans sa composante spirituelle, l’Africain est le réceptacle naturel de toutes les énergies en provenance de Dieu le Transcendant, par le truchement des ancêtres, des génies et des esprits. C’est ce qui fait dire à plus d’un que cette croyance en Dieu est tellement enracinée dans la culture africaine que, dans la société traditionnelle, il était difficile de se prétendre athée.1340 En plus, l’homme comme sujet ou élément de concaténation ne peut pas se soustraire ou se mettre en dehors de l’écosystème, car ce dernier le conditionne même de l’extérieur, dans ses états d’âme, dans sa conscience. C’est donc une logique holistique, non dualiste. La logique ici ne se renferme pas dans le dilemme du sens commun selon lequel A exclut non-A. Il y a plutôt de l’interdépendance. Et l’interdépendance, au sens commun, désigne une certaine forme de processus causal entre éléments à l’intérieur d’une totalité. L’interdépendance est un terme qui prend de l’ascendance dans le monde contemporain. L’une des idées majeures du siècle moderne est le concept de boucle rétroactive, qui se traduit schématiquement comme suit : A agit sur B et B agit lui-même sur A, ou mieux A n’agit sur B que parce que B agit sur A.1341 Développé par les cybernéticiens, ce modèle causal a eu des applications dans de nombreux domaines. Il trouve sa vulgarisation dans les concepts de globalisation ou de mondialisation, et sa réalisation pratique dans l’Internet. Ainsi, pourrait-on affirmer, à la suite de cette logique rétroactive : « si l’homme épuise la nature, les désordres écologiques seront trop importants pour que l’homme survive. »1342 Force est de constater qu’une telle éthique de concaténation ne connaît pas de sujets indépendants ; seule leur interconnexion est. Il est aussi vrai que la logique anti-aristotélicienne qui y découle ne se fonde pas sur l’articulation des sujets et des prédicats, mais sur les enchaînements de faits-actions. Elle est un peu une logique stoïcienne qui n’est pas prédicative, mais qui énonce des événements. C’est un raisonnement qui porte non sur des emboîtements conceptuels, mais sur la concaténation de relations temporelles.1343
1339 Id., 126. 1340 Cf. Laurent Monsengwo Pasinya (Evêque), Communion et solidarité entre l’Afrique et l’Europe. L’environnement socio-politique et vision du monde, Symposium Episcoporum Africae et Europae (SECAM-CCEE), Rome 10-13 novembre 2004, 3. 1341 Cf. Rosi, Mauro G. A., Bouddhisme et stoïcisme, article d’avril 2005, 6. 1342 Ibid. 1343 Cf. Brun, J., Le stoïcisme, Paris 1958, 36. Cf. aussi Duhot, J. J., La conception stoïcienne de la causalité, Paris 1989 ; Rosi, Mauro G. A., Bouddhisme et stoïcisme, article avril 2005.
324 On pense qu’il y a nécessité d’une telle éthique pour que la vie entre les êtres soit rééquilibrée. La nécessité de rééquilibre est commandée par le milieu très complexe de relation des êtres dans lequel l’homme a produit un effet de déséquilibre. Au sein de la concaténation des êtres, il s’est créé un déséquilibre qui doit être rétabli. A l’homme comme carrefour des énergies, il incombe le rôle de la continuation de la création. Le « faisons l’homme à notre image » correspond à la volonté d’associer l’homme au même projet que celui du Transcendant. Le souci de fidélité à cette tâche divine commande une attitude également révérencielle envers ces êtres sur lesquels l’homme, encore vivant, n’a aucune prise directe.1344 En rapport avec ce souci de fidélité à la mission du Créateur, le professeur Kange Ewane justifie l’attachement de l’Africain aux ancêtres, dans le but de pérenniser l’œuvre qu’ils ont commencée. Ainsi, dira-t-il : « Le recours programmé de l’Africain à ses ancêtres, sous quelque forme que ce soit, n’est pas une simple superstition d’idolâtrie inculte. C’est le souci de pérenniser, aussi fidèlement que possible, l’œuvre commencée de toute éternité par l’unique Transcendant. C’est comme nous faisons tous les 1 er et 2 novembre quand nous commémorons nos morts par des cérémonies liturgiques et le dépôt des gerbes de fleurs, avec bougies allumées, sur leurs tombes. Nous entendons nous maintenir dans la lignée de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont pérennisé l’œuvre entreprise par le Transcendant qui demeure unique, bien que nous le nommions différemment et nous référions à lui à travers des symboles également différents. »1345 Il y a une quête permanente de l’équilibre et de l’harmonie entre les êtres. Une quête ininterrompue, propre à la nature de toute concaténation, qui consiste à rendre solide, par la solidarité entre les êtres, que d’aucuns appellent une vertu cardinale africaine. 1346 L’éthique de concaténation correspond donc à l’éthique de la vie africaine, comme l’affirme encore le professeur Kange Ewane. 1347 Une éthique de la vie qui n’est pas quelque chose de pensé, d’imposé par quelque autorité que ce soit. Elle est tout simplement l’art de vivre en harmonie avec tout l’univers, création du Transcendant ; la recherche permanente de justice en tant qu’équilibre et harmonie en soi et autour de soi.1348 L’éthique de concaténation appréhende une logique qui est celle de la vie, non celle d’identité autonome susceptible de se relier à des prédicats plus ou moins nécessaires. Il se crée alors une forme communautaire où tout un chacun ne cherche plus sa singularité, mais s’emploie, concrètement, à ne plus faire qu’un avec l’objet qui lui ou auquel il appartient.1349 Ce n’est pas une vie par ratiocination, c’est une vie par confondement que
1344 Cf. Kange Ewane, op. cit., 126. 1345 Id., 126. 1346 Id., 127. Elle est une solidarité qui déborde de loin une charité qui, aujourd’hui entretenue dans des îlots d’égoïsme, ne se contente que de baiser sur les joues en écrasant les orteils. 1347 Id., 125. 1348 Id., 127. 1349 Cf. Maffesoli, M., Corps tribaux et mémoire immémoriale (Corpos tribais e memoria imemorial), vol. 8, n°2, juillet-décembre 2006, 186. Quand l’école californienne de Palo Alto élabora la notion de « proxémie », elle pensait, dans une sensibilité écologiste, à la prise en compte de ce qui est proche mais en interaction avec l’environnement global. Double nécessité incluant le réel vécu dans le vaste cadre d’une réalité totale. On retrouve là comme un écho de la no-
325 l’Africain mène, c’est-à-dire qu’il la vit moins avec l’intelligence de la raison, plus avec l’intelligence du cœur, et c’est en cela qu’on découvre son Ethique, affirme le professeur Kange Ewane.1350 Selon ce modèle, l’éthique comme mode de vie devient une manière d’exister à partir d’un lieu que l’on partage avec d’autres. Dès lors ce sol, cette terre, ce monde deviennent par cercles successifs importants. Ils « intéressent » parce que l’on y est dedans (inter esse). Ainsi que le dit Merleau-Ponty, c’est « parce que je l’habite » ce monde, que je peux le prendre au sérieux. En ce sens, dans l’éthique qui se dessine on est loin de l’intemporel, mais bien au cœur même d’un humanisme présent.1351 7.3.2 Ethique de la convivialité Le modèle éthique de la convivialité est représenté par le philosophe, théologien et essayiste Ivan Illich, d’origine autrichienne. 1352 Dans son ouvrage intitulé « Selbstbegrenzung. Eine politische Kritik der Technik » (Autolimitation. Une critique politique de la technique), son but premier est de vouloir préserver l’homme du diktat de la technique qui devient, de plus en plus, l’organe décideur et directeur de la vie humaine. Au lieu que l’homme se serve de la technique pour orienter sa vie et la rendre agréable, c’est l’instrument technique qui soumet l’homme, à tel point qu’il en perd progressivement son visage humain. L’homme moderne est en train d’être considéré lui-même comme élément dissécable, objectivable et manipulable à volonté par la technique qui, elle-même, sert un type de capitalisme macabre très institutionnalisé. Il est clair qu’Ivan Illich parle de la société industrielle occidentale qui, bien entendu, prend aussi de l’ascendance sur le tiers monde ou l’influence, à telle enseigne que le philosophe pense être même le porte-parole de ce monde en voie de développement. Il est connu pour ses propos poignants. Ivan Illich préconise la limitation de la croissance industrielle par l’autolimitation de l’homme, non pas, à première vue, pour de raisons écologiques, qui urgent certes, mais pour que l’homme lui-même retrouve son être originel, celui de se décider et de s’affirmer par lui-même. Cette propriété est entrain de lui être arrachée par la soumission au capitalisme et à la technique. Ces instruments institutionnalisés créent continuellement de besoins en l’homme, par la productivité, toujours croissante, de biens de consommation, de sorte que l’homme moderne se sent continuellement « insatisfait » au vrai sens du mot.
tion de domus propre à la pensée antique. Importance de la « maison » n’étant pas limitée aux quatre murs de l’habitation, mais prenant sens en fonction de la faune, de la flore, voire de la parentèle environnante. 1350 Cf. Kange Ewane, op. cit., 125. 1351 Cf. Maffesoli, M., op. cit., 188. 1352 Né à Vienne le 04 septembre 1926, de père croate et de mère d’une famille juive allemande convertie, Ivan Illich est un penseur de l’écologie politique et une figure importante de la critique de la société industrielle. Il étudie la théologie et devient prêtre. Il évolue surtout aux Etats-Unis et au Mexique. En 1969, il abandonne le sacerdoce. Puis, il regagne l’Allemagne en 1976, où il enseigne l’histoire du haut Moyen Âge à Brême. Il meurt, dans la même ville, le 2 décembre 2002, des suites d’une tumeur qu’il a volontairement choisie d’assumer jusqu’au bout sans vouloir se la faire opérer.
326 C’est ce train producteur à grande vitesse, qu’Ivan Illich appelle l’outil institutionnalisé, qui met l’homme moderne sous tutelle (entmündigen), de telle sorte qu’il ne sait plus s’imposer de limites raisonnables. Pour lui, les deux tiers d’hommes ont encore la chance de s’en sortir, au cas où ils opteraient décidément de passer au temps postindustriel caractérisé par une manière équilibrée de produire.1353 Les nations hyperindustrialisées devraient être obligées à prendre une pareille décision, poursuit-il. Puis, il s’en prend sévèrement au système scolaire qui, à ses yeux, constitue le lieu propice du théâtre. Une société qui se préoccupe de l’accès juste de ses membres au savoir et leur offre aussi de possibilités de croissance spirituelle, devrait savoir poser de limites quant à la production de tout ce qui les en éloigne, et cesser de ne les former que pour le besoin de la compétition ou la performance technique. Cette dernière formation est, en soi, bonne et souhaitable, dans la mesure où elle servirait au bien d’un grand public et contribuerait à satisfaire ses besoins. Pourtant, c’est rarement le cas. C’est pourquoi dit-il : il faut viser moins l’assurance scolaire obligatoire pour les besoins de la seule concurrence, et plus l’assurance obligatoire pour la santé, c’est-à-dire une formation pour la production de ce qui, à tout le moins, nuit peu aux citoyens.1354 A ce propos, le professeur Eduard Naudascher 1355, de l’institut d’hydromécanique à l’université de Karlsruhe en Allemagne, livre une réflexion toute aussi poignante. Il s’interroge si le travail technique d’ingénieurs concourt vraiment au bien de l’homme, à voir les dépenses économiques colossales qui en sont faites pour des recherches qui, en soi, ne permettent pas à l’homme de sortir de la crise de ses besoins matériels. Ainsi, propose-t-il trois réflexions fondamentales à chaque personne, à l’issue desquelles il opte pour la voie de la transformation intérieure de chacun, comme condition d’un probable retournement de la situation dans la société moderne technologique. Il résume ces trois idées comme suit : Premièrement, chacun doit apprendre à se connaître et à se développer, comme individu, afin qu’il soit capable d’agir de façon autonome et responsable. Deuxièmement, doit-il apprendre, comme être social, à vivre en harmonie avec ses semblables et avec la nature. Troisièmement, doit-il connaître, comme être spirituel, les fins qui ont une portée durable et une marque transcendantale. Transcendantal signifie ici que la fin l’homme ne se trouve pas forcément dans le hic et nunc. C’est, dit-il enfin, dans la réalisation de ces besoins fondamentaux que se trouve le bonheur. En revanche, dès que ces besoins ne se réalisent pas, c’est la frustration et le malheur qui s’installent. 1356 Pour revenir à Ivan Illich, il juge alors de la crédibilité des instruments et institutions de l’homme moderne à partir de leur « convivialité » et de leur qualité de justesse humaine (Menschengerechtheit). La terminologie outil ou instrument (Werkzeug), il la com-
1353 Cf. Illich, I., Selbstbegrenzung. Eine politische Kritik der Technik, Reinbek 1975, 9. Une société postindustrielle, un peu comme Ulrich Beck, le sociologue allemand, le préconise dans son livre Risikogesellschaft. 1354 Id., 10. 1355 Cf. Naudascher, E., Arbeiten wir zum Wohle des Menschen?, in: Kieffer, K. W./Dürrschmidt, W./Lünzer, I./Möller, G. (Hgg.), Ökologisch denken und handeln: Strategien mittlerer Technologie, Karlsruhe 1988, 423-442. 1356 Id., 427. Il se réfère ici à Schumacher, E. F., Die Rückkehr zum menschlichen Maß – Alternativen für Wirtschaft und Technik, Reinbek 1977.
327 prend dans son sens le plus large possible. Un outil est convivial lorsqu’il sert au bien de l’homme. Dans le cas contraire, l’outil est non convivial, car il soumet l’homme. De même, une société serait conviviale au cas où elle donnerait à l’homme la possibilité d’être autonome et créatif, usant l’outil à bon escient pour son bien. Il s’agit là d’un appel à un changement profond et qualitatif du système industriel, lequel changement qui puisse rétablir les valeurs fondamentales de l’homme que sont la liberté et la justice, l’affirmation de soi et l’égalité. Tout un lot éthique qu’il veut voir se déployer et se réaliser dans la société industrielle moderne. Comment Ivan Illich comprend-il alors l’éthique de la convivialité ? En quoi consiste-t-elle ? Le concept de convivialité qu’il développe est, selon lui-même, expression de l’équilibre multidimensionnel de la vie humaine. L’équilibre de l’homme engage plusieurs dimensions très complexes et stratifiées de façon naturelle. Constituées sous forme d’échelles graduées, ces dimensions du corps social sont menacées davantage de déséquilibre par la production massive des sociétés industrielles. Par leurs activités plus destructrices, ces sociétés recèlent de buts contraires et inadéquats à l’équilibre de leurs membres. C’est pourquoi il est impérieux à l’homme de reconnaître ces dimensions stratifiées, nécessaires à son équilibre, et d’en tenir compte dans son agir.1357 Il parle de l’homme, de l’outil et de la société, comme trois dimensions qui doivent être mises en équilibre. Sinon, une fois arrivée à un stade avancé dans la surproduction, la société devra subir les effets néfastes de sa propre destruction. Car, à ce moment-là, la nature est dénaturée ; l’homme, déraciné et castré dans sa créativité, s’enferme dans son étui. La situation devient intenable. C’est alors la polarisation, la désintégration de l’homme. 1358 Toutefois, Ivan Illich est conscient qu’il ne peut pas proposer la désindustrialisation de la société comme possibilité d’équilibre, car, dit-il, on est déjà tellement déformé par des habitudes industrielles, à telle enseigne que personne n’ose s’imaginer la voie contraire comme issue. Il opte plutôt pour une voie moins utopique à ses yeux. Pour rendre les inventions technologiques adéquates et fructueuses, l’effort du savoir de chacun doit être promu, l’occasion devra lui être donnée pour confirmer sa créativité, sans que cela ne bloque forcément la marge de manœuvre et d’action des autres. 1359 Il faut noter ici que l’on a du mal à entrer dans la logique illichienne, car elle pose problème. A quel niveau de compréhension appréhende-t-il les inventions technologiques ? Est-il donné à chaque personne d’inventer ? Loin de nous l’idée du déterminisme, mais la reconnaissance de la différence de talents n’est pas à sous-estimer. Que cela soit peut-être une manière de vouloir souligner la liberté de chaque personne dans la prise de décision ou d’option dans sa vie ; un moyen d’éviter sa mise sous tutelle des puissants ; c’est imaginable. Que l’outil technologique dont l’homme a besoin l’aide à bien travailler, à se performer et à communiquer, et non pas que l’outil soit un appareil qui l’avilit et le rend esclave. Car, selon Ivan Illich, c’est le mauvais usage de l’outil technologique qui est à la source de la crise globale, dans la mesure où l’homme est entrain d’être remplacé par l’outil, et par ce fait même, dépersonnalisé.1360
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Cf. Illich, I., op. cit., 11. Id., 12. Id., 14. Id., 31.
328 Néanmoins, Ivan Illich aboutit à son concept de société conviviale qu’il comprend comme toute celle qui articule de façon critique et équilibrée la triade homme-outilsociété. Une société conviviale est celle qui offre à chacun de ses membres une vie juste, qui intègre chaque personne en son sein. Une société ne l’est pas lorsqu’elle met ses membres au service d’un « conglomérat des spécialistes », qui en prennent le monopole dans son sens extensif. La convivialité est le contraire de la productivité industrielle. Cette dernière réduit l’homme au statut de consommateur-profiteur (Verbraucher/BenutzerStatus) et détourne de la convivialité, pendant que celle-ci définit toujours l’homme en relation avec les autres hommes et avec l’environnement. La productivité se conjugue avec « Avoir » et la convivialité avec « Être ».1361 Une convivialité comprise comme telle, mettrait alors l’accent sur la valeur éthique de concorde sociale, et non sur la valeur purement technique qui ne vise que la productivité et crée plus de besoins qu’elle ne les satisfait.1362 Le dogme de la vitesse de croissance industrielle justifie la sanctification de la productivité au détriment de la convivialité, dit Illich. 1363 C’est pourquoi, il propose une correction – non un démantèlement – du système de production industrielle. Une conversion du système institutionnel qui puisse prendre une autre orientation, celle de redonner à l’homme son sens d’action efficace, garantissant la sécurité de sa vie sur toute la terre, à travers un bon usage et partage des ressources naturelles à tous. C’est à ce niveau que l’idée éthique de convivialité d’Ivan Illich rejoint la nécessité pratique de la tempérance, qui se comprend comme un égard à l’homme, lequel égard se traduit par la limitation d’une forme de productivité industrielle qui détruit plus qu’elle n’aide le genre humain ; une limitation qui voit le suffisant et non le superflue. Une société où chacun est en mesure de savoir ce qui est suffisant dans sa vie serait peutêtre une société pauvre, mais elle serait sûrement riche en surprises agréables et donc une société libre, dit Ivan Illich.1364 En outre, la proposition d’Ivan Illich est plus une méthodologie, une orientation pour l’action, un espace libre d’imagination. Ce n’est pas l’avènement d’une société utopique quelconque. Il est, lui-même, conscient de la difficulté de son entreprise chez le type d’homme moderne, pour qui ses rêves sont déjà standardisés, ses perceptions déjà industrialisées, ses fantaisies déjà programmées 1365. Il offre plutôt des conditions formelles
1361 Id., 50. 1362 Id., 32-33. « Auf den reinen Verbraucher/Benutzer-Status reduziert, sind die Menschen der Konvivialität beraubt. Darin besteht ihre ärgste Strafe. Unter Konvivialität verstehe ich das Gegenteil der industriellen Produktivität. Wir alle definieren uns im Verhältnis zu anderen und zur Umwelt durch die Grundstruktur der Werkzeuge, die wir verwenden. (...) Die – stets neue – konviviale Beziehung ist das Werk von Personen, die an der Erschaffung des sozialen Lebens beteiligt sind. Von der Produktivität zur Konvivialität übergehen heißt, einen ethischen Wert an die Stelle eines technischen Wertes, einen realisierten Wert an die Stelle eines materialisierten Wertes setzen. Die Konvivialität ist die individuelle Freiheit, die sich in einem Produktionsverhältnis realisiert, das in eine mit wirksamen Werkzeugen ausgestattete Gesellschaft eingebettet ist. » 1363 Id., 33. 1364 Id., 40. 1365 Id., 39.
329 pour un processus que chaque société choisirait selon ses possibilités et son utopie réalisable. Dans tous les cas, Ivan Illich appelle à une société où l’homme se voit réhabilité, où la convivialité règne, où l’outil technologique ne conduit pas au déracinement culturel et à la standardisation de relations interpersonnelles, à travers la seule productivité ou le seul profit économique. C’est le grand danger que renferme le système de globalisation, où la valeur de l’homme ou de la culture ne se mesure qu’à sa capacité de participer à la concurrence industrielle et économique. L’Afrique qui, dans la foulée, cherche à s’industrialiser, a plus que besoin de tenir compte de cette éthique de convivialité et de signes d’alarme qu’elle véhicule, de sorte que l’Africain puisse éviter les dangers d’industrialisation dont on reproche aux pays industrialisés. Car, les mêmes outils produisent les mêmes conséquences. 1366 C’est dire que pour Ivan Illich, la dynamique du système industriel se place, en grande partie, en contradiction avec l’être de l’équilibre humain, car elle ne se donne pas de limites dans sa croissance productrice, et maintient ainsi l’homme dans les désirs et besoins inassouvis.1367 Il le dit bien ici : « Die Dynamik des industriellen Systems steht endgültig im Widerspruch zum Wesen des menschlichen Gleichgewichts. Das Industriesystem ist unter dem Gesichtspunkt eines unbeschränkten Wachstums und im Hinblick auf die Schaffung unbeschränkter neuer Bedürfnisse organisiert, die im industriellen Zusammenhang rasch zwingend werden. (...). »1368 En somme, une société dotée d’éthique de convivialité se préoccupe de la vie d’ensemble de ses concitoyens, comme le terme lui-même l’indique étymologiquement. Du latin cum signifie avec ou ensemble et vivere veut dire vivre. Il s’agit de vivre ensemble dans une atmosphère d’entente et concorde, de convivialité. De l’espagnol qui a imprégné Ivan Illich, pour avoir vécu à Mexico, on dirait convivencialidad. L’équivalent allemand serait Fülle des Miteinanderlebens. Dans l’acception spécifiquement écologique, il viendrait à signifier vivre en harmonie avec tous les êtres créés.
1366 On note un cas que l’on a vécu dans un village à proximité de Kolwezi, une petite ville de la province du Katanga au Congo. La société de télécommunication Vodacom y a installé une antenne-relai de téléphonie mobile. Les habitants ont dû céder un peu de leur espace, à peu de frais, pour cette installation qui faciliterait à un grand nombre de personnes à communiquer par téléphone portable, jusqu’à une distance de plus de 50 kilomètres. Outil industriel de communication bien souhaitable ! Peu après, les habitants qui vivaient dans le rayon d’un kilomètre de cette antenne-relai ont constaté que leurs poules avaient cessé de pondre les œufs. La reproduction s’est arrêtée dans leur basse-cour, des suites des effets d’ondes électromagnétiques de cette cabine d’antenne téléphonique sur la volaille. Personne ne peut dire, jusqu’à nos jours, quels effets ces ondes auront eu sur les personnes humaines. Ainsi, se sont-elles décidées de s’en éloigner. Mais la dite société, qui se soucie de son marché et de la concurrence, poursuit son business, laissant la pauvre population impuissante dans l’ignorance. C’est l’exemple d’un outil industriel qui ne s’utilise pas de façon conviviale. Il rend la personne humaine plus malade qu’il ne l’aide à se développer, de même que les animaux domestiques et l’environnement naturel. 1367 Id., 85. 1368 Ibid.
330 7.3.3 Ethique de la solidarité Dans l’espace allemand, la nécessité de penser une nouvelle éthique de vertus s’est fait sentir après la deuxième guerre mondiale.1369 Ce besoin accru d’éthique s’est laissé percevoir même dans le langage courant, par la référence aux mots vertueux dans le jugement moral. Il y a de termes utilisés pour caractériser une bonne action ou un homme bon, comme « mutig » (courageux), « großzügig » (généreux), « ehrlich » ou « lauter » (sincère). Pour qualifier des managers inconscients et des politiciens corrompus, on utilise des termes comme « Rücksichtslosigkeit » (manque d’égard), « Arroganz » (arrogance), « Habgier » (cupidité) ou « Machtbesessenheit » (obsession du pouvoir).1370 Les mots du langage courant disent par eux-mêmes que dans plusieurs domaines de la vie, on a à faire à des mots à connotation vertueuse, à valeur éthique, fait qui rend l’éthique de la vertu davantage indispensable. Ainsi, le moraliste allemand Eberhard Schockenhoff ajoute des mots comme Lebensförderlichkeit (promotion de la vie), Fremdenfreundlichkeit (bienveillance à l’égard de l’étranger), Umweltbewusstsein (conscience écologique), Leidsensibilität (sensibilité à la souffrance) et Verletzbarkeit (vulnérabilité), mais aussi Authentizität (authenticité) et Transparenz (transparence).1371 La recherche de la réhabilitation de l’éthique des vertus a marqué la philosophie des valeurs du 20e siècle aussi bien que la théologie. Ainsi, est-on arrivé à parler de la simple moralité journalière rythmée par de « petites vertus » comme bonne conduite, bonté du cœur, compassion, etc. (einfache Sittlichkeit des Alltags mit ihren kleinen Tugenden : Anständigkeit, Herzensgüte, Mitgefühl usw.),1372 exprimée par des mots comme Offenheit (ouverture) Abschiedlichkeit et Verantwortlichkeit (responsabilité) qui prennent le contrepied de l’éthique sceptique1373 qui avait court au lendemain de la guerre, comme aussi Dankbarkeit (reconnaissance) qui reflète la forme de vie de l’homme comme être relationnel.1374 Sous cette perspective, le temps contemporain insiste, dans le cadre de la tradition de l’enseignement classique sur les vertus en théologie chrétienne, sur la nécessité des attitudes écologiques comme promotion de la vie, disponibilité à la paix, protection de l’environnement, prise en compte des intérêts des générations futures, courage civile et sincérité, les attitudes que l’on qualifie de vertus nouvelles, dont on a besoin face aux défis du futur.1375 Précisément de telles vertus sont indispensables dans le cadre de la crise écologique. Le moraliste allemand Dietmar Mieth en vient à parler d’une éthique de solidarité. 1376
1369 1370 1371 1372 1373 1374 1375 1376
Cf. Schockenhoff, E., op. cit., 63. Ibid. Ibid. Ibid. Cf. aussi Bollnow, O. F., Einfache Sittlichkeit, Göttingen 1957; Id., Wesen und Wandel der Tugenden, Frankfurt a. M. 1958. Cf. Weischedel, W., Skeptische Ethik, Frankfurt a. M. 1980. Cf. Schockenhoff, E., op. cit., 63. Cf. Mieth, D., Die neuen Tugenden. Ein ethischer Entwurf, Düsseldorf 1984; Müller, A. W., Was taugt die Tugend? Elemente einer Ethik des guten Lebens, Stuttgart u.a. 1998, 33s. Cf. Mieth, D., op. cit., 92-93. Sur le plan écologique, plusieurs terminologies sont utilisées pour traduire le même souci par rapport à l’attitude éthique de l’homme : l’équilibre ou la me-
331 Une solidarité à comprendre, non pas comme égalité pour tous sans exception, ou tous dans le même bateau ou encore comme impartialité absolue, mais plutôt comme fraternité et liberté. On y reconnaît certainement les traces de la devise de la révolution française. Une solidarité qui signifie plus que le nécessiteux ne doit pas plus souffrir de son état par le simple fait d’appartenir à une classe, à une race quelconque. 1377 La solidarité implique donc ici engagement pour faire sortir le nécessiteux de son carcan inhumain. Elle rime avec la lutte contre la souffrance et l’injustice. C’est là qu’elle devient concrète. Un peu à la manière de l’ancien testament, où l’aide au pauvre constituait le critère de solidarité avec Dieu, et le point de départ du salut. 1378 Une solidarité en vue de promouvoir la vie (la biophilie). L’expression allemande est « Lebensförderlichkeit ». L’attitude éthique spécifique qui se dégage de cette solidarité entre hommes et entre hommes et nature, Dietmar Mieth l’exprime sous forme d’une maxime ou d’un impératif écologique : « Agis de telle sorte que, les institutions humaines servent au déploiement et à la conservation de la corporéité propre de l’homme, de telle manière que, d’un côté, la valeur propre de la nature, comme préexistant à l’homme, soit maintenue, rétablie et promue, et que, de l’autre côté, l’autoréalisation créatrice et spécifique de la vie humaine soit possible. »1379 L’homme a et est la corporéité à la fois. C’est dans cette dernière que se rencontrent la valeur propre de la nature et l’autoréalisation de l’homme dans un équilibre harmonieux. Cet équilibre recherché entre le système humain et le système naturel conduit à un deuxième impératif écologique, qui consiste à ce que « l’on agisse, pour que non seulement l’adaptation réciproque et équilibrée entre le système humain et le système naturel soit observée, mais aussi pour que le caractère irremplaçable de certains éléments naturels et la finalité en soi de chaque individu humain (une bonne vie) soient pris en compte et maintenus en équilibre. »1380 C’est dire qu’il y a certains éléments naturels qui ne sont pas remplaçables, non régénérables et qui peuvent donc s’épuiser complètement, en dépit du caractère régénérationnel de la nature. C’est ce que l’on appelle, en langage économique, les ressources non renouvelables. Dans ces deux maximes, il se renferme le nœud de la solidarité, qui se veut promotion de la vie pour l’homme, surtout celui qui est dans le besoin, et égard sur l’équilibre du système naturel. La recherche de l’équilibre entre le système humain et naturel signifie
1377 1378 1379 1380
sure dans son action en rapport avec la nature environnementale humaine et infrahumaine. C’est ainsi que Dietmar Mieth parle de la « solidarité » ; Ivan Illich de l’ « autolimitation » et de la « convivialité » ; Ernst Schumacher du « retour à la mesure humaine » (Cf. Rückkehr zum menschlichen Maß, Hamburg 1972) ; Christoph Binswanger de l’ « équilibre » (Cf. Neue Analysen zu Wachstum und Umwelt, Frankfurt a. M. 1979). Tous les quatre auteurs découvrent, à nouveau, l’attitude de la mesure comme nécessité éthique à l’action. Ils prônent le retour de la priorité éthique sur l’économique. L’attitude de la mesure, précisément dans son sens original de la temperantia, comme recherche du juste milieu. Cf. Mieth, D., op. cit., 146147. Ibid. Ibid. Id., 150. Ibid.
332 concrètement que l’homme ne doit plus continuer à penser dans le seul cadre économique. Christoph Binswanger1381 parle de la nécessité de « rupture » de l’homme d’avec le système de la pure croissance quantitative sur lequel il se base essentiellement. Ou à tout le moins, la triade magique de la pensée économique, pleine activité – balance des comptes - stabilité de la valeur monétaire, doit désormais être complétée par le rapport à l’environnement, comme un quatrième facteur déterminant qui soit inclus dans la logique économique.1382 En revanche, si l’on ne sort pas de ces limites purement économiques de penser, l’équilibre sera impossible à rétablir. L’éthique de la solidarité est basée non pas sur des mentions essentiellement utilitaristes de l’homme face à la nature, mais sur la base fondamentalement anthropologique, qui se veut que, l’homme, bien que régulateur du reste de la création, est constitué par son créateur comme être limité. Cet état limité implique son rapport nécessaire aux autres êtres créés. Il se crée ainsi un nœud de relations. Sa conscience, sa liberté, bref ce qui fait de lui un être créé à l’image de Dieu, ne fait pas de lui un être sans limite, caractérisé par un comportement arrogant d’exploitation d’autres créatures. Ses possibilités d’existence imprimées en lui par Dieu le limitent déjà.1383 Par ailleurs, cette perspective théologique qui considère l’homme et la nature comme appartenant à un ensemble, l’éthicien social allemand Wilhelm Korff appelle cela la « Retinität » ou la « Gesamtvernetzung ».1384 Pour Korff, ce principe théologique, comme principe éthique d’environnement, est nécessaire pour réviser le système de civilisation industrielle. Il n’y a plus de développement durable qui ne prenne plus en compte l’effet environnement. Ce principe de retinité constitue donc un impératif à la fois éthique et de
1381 Cf. Binswanger, Ch., Neue Analysen zu Wachstum und Umwelt, Frankfurt a. M. 1979, cité par Mieth, D., op. cit., 149. 1382 Ibid. „Das magische Dreieck wirtschaftlichen Denkens besteht aus Vollbeschäftigung, Zahlungsbilanzgleichgewicht und Geldwertstabilität. Der Mensch kann aufgrund der Erkenntnis über die Grenzen des quantitativen Wachstums nicht überleben, wenn er dieses magische Dreieck als Koordinatensystem des Wirtschaftens nicht verändert und zu einem neuen magischen Viereck ergänzt, bei dem das Umweltverhältnis als entscheidender neuer Faktor unter diese „Götter“ des richtigen Wirtschaftens eingeführt wird.“ 1383 Fonk, P., Natur – Technik – Schöpfung. Gedanken zu einer christlichen Umweltethik, in: Theologie der Gegenwart 40 (1997), 128-129. „Diese Einsichten sind nicht aus utilitaristischen Erwägungen erwachsen, sondern aus einer christlichen Anthropologie, die den Menschen, seine Stellung in Natur und Welt, in seinem Status der Mitgeschöpflichkeit begreift. Mit anderen Worten: Man hält einerseits an der Überzeugung fest, dass der Mensch an der Spitze der gesamten Kreaturenpyramide steht, erkennt andererseits aber an, dass ihm, weil er geschaffenes Sein ist, schon von seinem Wesensursprung her Grenzen seiner Verfügungsgewalt gesetzt sind. Seine Vernunftbegabung, seine Freiheit, kurz: alles das, was in der Sprache der Theologie seine Gottesebenbildlichkeit ausmacht, gestattet ihm gerade nicht schrankenlos Ausbeuterverhalten, sondern verweist seine Existenzmöglichkeiten in die von Gott gesetzten Grenzen.“ 1384 Cf. Korff, W., Technik – Kultivierung und Manipulierung der Schöpfung, in: Gründel, J. (Hg.), Leben aus christlicher Verantwortung. Ein Grundkurs der Moral, Bd. 2 Schöpfung – Wirtschaft – Gesellschaft – Kultur, Düsseldorf 1992, 44.
333 développement.1385 En somme, l’homme fait partie intégrative de la nature. La condition d’existence de l’individu est liée à la coordination du tout. Ce principe d’action éthique offre la mesure d’une société future équilibrée. Une telle société inclura assurément trois composantes pour qu’elle réussisse. C’est la composante économique avec sa sensible problématique de la productivité effrénée, la composante sociale avec sa sensible problématique de la distribution juste de ressources, et la composante écologique avec sa sensible problématique de la totalité.1386 Toutes ces composantes devront être unifiées pour toute opération d’une société qui s’inscrive dans le futur durable.
7.4 Différenciation du sens des valeurs Des différentes orientations observées dans le discours éthique écologique, il résulte très logiquement la différenciation et la re-précision du sens des valeurs. En plus, le pluralisme du monde moderne oblige inévitablement à un changement d’approche du sens des valeurs. Mais, la transformation du sens des valeurs signifie toujours à la fois différence et unanimité selon les situations. Très concrètement, se basant sur les réflexions morales autour de la tempérance, tel qu’on les a exposées, la question de la différenciation du sens des valeurs se pose légitimement. La tempérance peut être évaluée positivement par l’un, tout comme elle peut être prise pour du vent par l’autre, comme il peut y avoir tension entre la normativité objective et la normativité subjective. En effet, il est un caractère du monde moderne que de se choisir soi-même, selon son goût personnel, le style de vie convenable. On se forge soi-même des critères de décisions et de choix de ce qui est bon pour sa vie. On se crée de l’ « esthétique quotidienne » selon ses propres critères, des normes subjectives. Lorsqu’il faut les faire correspondre avec les normes objectives, données par la société ou héritées de la religion et de la tradition, il se crée un choc, une tension. Il faut reconnaître l’importance de cette problématique dans le discours moral. Il y a un processus de transformation des valeurs dicté par de données nouvelles dans la société. Ainsi, bien que l’on reconnaisse une certaine stabilité des valeurs, elles sont sujettes à être repensées selon les circonstances et l’évolution de la société.1387 Cette fluctuation des
1385 Korff, W., Schöpfungsgerechter Fortschritt. Grundlagen und Perspektiven der Umweltethik, in: Herder-Korrespondenz 51, 1997, 83-84. « Mit dem Retinitätsprinzip ist in der Tat der umfassende umweltethische Imperativ formuliert, der diesen zugleich in seiner Brückenfunktion erkennen lässt: Als Fortschritt, als sozialer Fortschritt, als ökonomischer Fortschritt, als technischer Fortschritt kann nur bezeichnet werden, was von den Bedingungen der Natur mitgetragen wird. Es geht um Rückkoppelungs-, Einbindungs- und Vernetzungsaufgaben, ohne deren stetige Bewältigung jede Rede von Fortschritt ihren schöpfungsgemäßen Sinn verliert. » 1386 Id., 84. 1387 Rhein, S., Lebensstil und Umgehen mit Umwelt, Wiesbaden 2006, 61. « Werte entstammen ‘nicht einem überirdischen Reich ewiger Werte und reiner Ideen oder dem Geist eines Individuums’, sie werden stattdessen als das Ergebnis komplexer soziokultureller Entwicklungsund Wandlungsprozesse verstanden. Demnach sind sie nicht objektiv, sondern das Ergebnis sozialer Interaktionen der Mitglieder einer Gesellschaft oder Kulturen und prinzipiell hinterfrag-, wandel- und v. a. interpretierbar. Ein solches Werteverständnis macht deutlich, dass be-
334 valeurs se constate aussi, selon le domaine dans lequel on réfléchit. Ainsi, selon que l’on est dans l’Eglise, en politique, en économie, dans le domaine des médias, etc. on essaie d’établir des normes et des valeurs correspondantes. Et chaque groupe essaie d’imposer ses critères. Il se crée aussi là une concurrence du sens des valeurs. Ce sont tous ces aspects particuliers dont il faut tenir compte dans l’approche des valeurs dans leur ensemble. Ce qui ne rend pas la tâche facile. Cependant, pense-t-on, dans le cadre de la question écologique, certaines valeurs font l’unanimité, telles que l’autolimitation, la promotion et la protection de la vie humaine, la disponibilité à la paix, la participation à la protection de l’environnement naturel, le courage civile. Ainsi, sans opposer forcément des valeurs dites traditionnelles à celles dites modernes, et tenant compte de la pluralité des sociétés, on trouve certaines autres valeurs centrales qui peuvent être avancées et offertes au débat public, comme expression de la morale de la tempérance, qui seraient valables pour chaque société. On en présente quelques unes, qui tournent autour de quatre axes principaux : l’abnégation de soi (Selbstüberwindung), la protection de l’existant (Bewahrung des Bestehenden), l’autovitalité (Selbststärkung) et l’ouverture au changement (Offenheit für Wandel). La structure de valeurs-types qui s’y rattachent se tiennent et s’influencent.1388 Schématiquement, la structure se présente comme suit :
stimmte Werte immer nur für bestimmte Epochen, Gesellschaften oder soziale Segmente einer Gesellschaft betrachtet werden können. Werte sind – trotz gewisser Stabilität, die u. a. daraus resultiert, dass Wertvorstellungen einer Gesellschaft in der Regel historisch gewachsen sind – in ständigem Fluss. Gesellschaftlicher Wertwandel oder entsprechende Werteverschiebungen hängen oft mit einschneidenden Ereignissen (z.B. 11. September 2001, Tschernobyl 1986) oder mit Veränderungen gesellschaftlicher Rahmenbedingungen zusammen (z.B. steigende Arbeitslosigkeit), die zu einem Überdenken der bisherigen Vorstellungen führen ». Cf. aussi Hammes, Y., Wertewandel seit der Mitte des 20. Jahrhunderts in Deutschland. Auswirkungen des Wandels gesellschaftlicher und politischer Wertorientierungen auf die Demokratie, Frankfurt am Main 2002, 29; Inglehart, R., Kultureller Umbruch. Wertewandel in der westlichen Welt, Frankfurt am Main 1989; Meulemann, H., Werte und Wertewandel: Zur Identität einer geteilten und wieder vereinten Nation, München 1996. 1388 L’on s’appuie ici sur la sociologue Stefanie Rhein dans son ouvrage déjà cité.
335 Abnégation de soi humanisme
tradition
universalisme conformité affirmation de soi Ouverture au changement sécurité stimulation
Protection de l’existant pouvoir
hédonisme
performance Auto-vitalité
Deux pôles marquant deux dimensions qui, à première vue, contrastent : le pôle horizontal caractérisé par la paire opposée ouverture au changement – protection de l’existant et le pôle vertical caractérisé par la paire opposée abnégation de soi – auto-vitalité. Le tout se concentre et s’exerce dans l’homme. Quant à lui-même d’opérer un équilibre à la fois au niveau de la conception et de l’exécution de ces valeurs. Loin de traduire l’opposition acharnée, cette structure de l’agir humain doit être maintenue en équilibre. Comme elle se rencontre dans chaque structure sociale, on peut affirmer que cette structure est interculturelle. Le degré du style de vie de chaque peuple pourrait s’y refléter aussi. Ces quatre axes se traduisent par dix aspects-types des valeurs, qui à leur tour appellent de sous-catégories des valeurs concrètes, applicables alors dans la vie quotidienne des sociétés. 1389 Ces valeurs se laissent interpréter comme suit :1390
1389 Ces codes ou sous-catégories des valeurs sont issus d’un travail que le sociologue Schwartz a mené sur des personnes concrètes dans vingt différents pays, et qui peuvent trouver de la considération aussi dans d’autres pays. Cf. Schwartz, S., Universals in the Content and Structure of Values: Theoretical advances and Empirical Tests in 20 Countries, in: Advances in Experimental Social Psychology, 1992, cité ici par Rhein, S., op. cit., 58. 1390 Id., 59.
336 valeursSignification types universalisme compréhension, appréciation des valeurs, tolérance et engagement pour le bien-être de tous les hommes et de la nature humanisme maintien et amélioration du bienêtre de personnes avec qui l’on est régulièrement en contact tradition respect et devoir face aux us et coutumes de la culture traditionnelle et de religions, et leur acceptation conformité réserve et compassion dans l’action, se conformer aux normes et attentes de société ; dominer les passions, les impulsions et la contravention de normes sécurité harmonie et stabilité dans la société, dans les relations et dans sa propre vie pouvoir statut social, contrôle ou domination sur les personnes et les ressources performance succès personnel par le biais de la compétence contribuant à l’amélioration de son standing de vie et de celui de la société hédonisme joie et réalisation du plaisir pour soi stimulation agitation, émotion, défi face à du nouveau dans la vie, à l’impondérable affirmation pensée et action indépendantes, de soi inventer, s’informer
sous-catégories de valeurstypes égalité, justice sociale, sagesse, tolérance, protection de la nature, unité avec la nature, beauté de la nature disponibilité, sincérité, pardon, loyalité, responsabilité foi, respect devant la tradition, tempérance, humilité
autodiscipline, politesse, respect aux parents et aux âgés, obéissance
sécurité familiale et nationale, ordre social, propreté, équilibre dans les complaisances autorité, pouvoir social, richesse, maintien du prestige ambition (Ehrgeiz), succès, influence, compétence
suffisance, joie dans la vie, wellness, jouir de la vie dominer l’agitation, audace (Wagemut), disposition à la variation, à l’alternance créativité, liberté, indépendance, choix personnel du but de la vie, curiosité
A partir de ces sous-catégories, chaque type socioculturel peut s’y reconnaître et se former une identité. Toutefois, la question fondamentale qui découle de cette hiérarchie des valeurs serait de savoir comment elles peuvent converger entre elles. Car, en fait, il arrive qu’une société mette plus d’accent sur certaines valeurs que sur d’autres. Le réalisme est de mise. Il résulte ainsi, de la différence d’appréhension de la réalité, divers styles de vie
337 contextualisés.1391 Le facteur de la différenciation du sens des valeurs joue un rôle important dans la problématique écologique. Il est donc à approcher avec adresse et mesure, afin d’éviter certaines voies éventuelles de résolution taillées sur mesure et par intérêt égoïste, qui paraîtraient alors « raisonnables » pour les bénéficiaires et « nonraisonnables » pour les perdants. En définitive, l’agir moral est toujours régulation de conflits de valeurs. L’être humain a vocation à se repérer dans la vie morale tout en collaborant à l’avènement d’un monde neuf. 1392 C’est pourquoi la tempérance ou la mesure est ici au cœur de toute vie morale, c’est-à-dire une vie bonne et harmonieuse.
Conclusion A la base de toute la réflexion sur la tempérance comme vertu et éthique, il y a l’idée de dénonciation d’un certain consumérisme qui gangrène le monde moderne. Cela vaut aussi bien dans les pays industrialisés que dans ceux en voie de développement. Ne dit-on pas que : « celui qui ne sait que jouir ne jouira pas longtemps ! »1393 Il est un fait que l’idée du consumérisme selon laquelle il faut toujours posséder pour soi, devient à la longue un jeu fatal, dans la mesure où elle entraîne tout le vivant dans son édifice fatal et détruit progressivement les relations humaines et cosmiques. 1394 L’homme intempérant est contraint, à la longue, à la solitude, car le plaisir qu’il cherche est toujours son plaisir et son gain. Par contre, l’homme tempérant et vertueux peut partager son plaisir avec d’autres, dans la mesure où, dans l’accomplissement de son désir, il tient compte des autres, il leur laisse aussi la possibilité de jouir aux biens de la terre. Certes, il reste vrai que même le plaisir le plus moral est avant tout personnel ; il reste mon plaisir, ma satisfaction, ma satiété que je ressens et vis, tout comme c’est aussi ma douleur que je sens et dont je souffre.1395 Le raisonnable reste, toutefois, que l’homme tempérant apprend à vivre avec les autres, à considérer et à faire usage des choses comme ne lui appartenant pas à lui seul. Il sait qu’il y a un temps de plaisir et un temps de renoncement. Il apprend comment jouir des biens de la vie, sans se laisser posséder par ces derniers. Il sait intégrer la moralité dans son art de vivre, au bénéfice de l’ensemble, par l’amour et la raison. Un idéal que l’on ne peut qu’approcher, mais qui concilie réellement la raison et la moralité, et met en évidence l’image de l’homme vrai. En tout, la tempérance signifie ici : se savoir être vivant parmi d’autres êtres vivants. Au niveau de l’avoir, la tempérance se traduit par la mesure dans la possession des biens. Au niveau de la consommation, c’est la modération.
1391 Id., 64. « Lebensstilkontexte unterscheiden sich voneinander hinsichtlich ihrer ökologischen Leitbilder, ihrer Wertvorstellungen und Sinnentwürfe, ihrer Natur- und Menschenbilder. Sie verorten sich offensichtlich unterschiedlich im Hinblick auf den öffentlichen Umweltdiskurs, an dem sie in mehr oder minder starkem Maße auch selbst teilnehmen (z.B. als Mitglieder der Umweltbewegung), aber auch in Bezug auf allgemeine Wertdiskurse und –systeme. » 1392 Cf. Thévenot, X., Ethique pour un monde nouveau, Paris 2005, 13. 1393 Schockenhoff, E., op. cit., 131. „Wer nur genießen will, wird nicht lange genießen können!“ 1394 Ibid. Cf. aussi Fromm, E., Anatomie der menschlichen Destruktivität (orig. : The Anatomy of Human Destructiveness), Reinbek 1977, 373. 1395 Id., 131.
338 Au niveau de la jouissance, c’est la continence ou la maîtrise. Le fait de se savoir constamment être dans l’espace vital avec d’autres êtres est très important. C’est un programme de vie. Comme éthique, la tempérance prend un spectre beaucoup plus large qu’une simple vertu qui semble s’évanouir dans le sentiment intérieur de l’homme. Ainsi, l’originalité et la richesse de la théologie morale, à laquelle on se réfère ici, n’est pas celle de plus en plus volontariste et légaliste, qui voit la perfection morale dans la victoire de la raison sur la passion, - c’est qui serait une pure abstraction ou un formalisme béant, - mais celle thomiste, qui préfère la voir dans la modération des passions, c’est-à-dire dans la spiritualisation du désir corporel.1396 Cette spiritualisation du désir corporel n’insinue pas autre chose que l’entrée dans une relation, la prise en compte du lien de dépendance et d’interdépendance entre les êtres librement consentie vis-à-vis du donateur divin. Au sein de cette relation des êtres, on oriente ses désirs et ses actions, sans s’appuyer exclusivement sur ses propres forces, de peur de sombrer dans un certain obscurcissement du jugement. Concrètement, on pense que, dans le Congo actuel, tout comme dans le monde actuel, la vertu est sans doute ce qui est le plus urgent et le plus nécessaire pour le développement à visage humain, pour la reconstruction respectueuse de l’environnement. Il devrait y avoir un lien entre vertu et amour de la patrie, car, on le sait de part l’histoire, qu’aucune société civilisée n’a jamais pu s’établir sans vertu, c’est-à-dire sans la force, sans le courage chez l’individu d’acquérir la maîtrise de soi, physique et morale, indispensable support d’une discipline collective efficace.1397 Cependant, il est paradoxale – et c’est l’autre pendant de la société moderne – de constater que c’est plutôt la vertu qui fait scandale. Raymond Triboulet en épingle l’exemple : « Les conservateurs de la pornographie et du vice font encore recette et reçoivent même à l’occasion les éloges officiels, mais il y a les novateurs, ceux qui songent à l’avenir, et il y a quelque satisfaction paradoxale à retrouver parmi eux à côté des plus anciens, vaccinés par l’expérience, les plus jeunes vaccinés par le dégoût. Il est tout de même étonnant que ce soit sous l’influence des milieux qui se disent cultivés et se baptisent ‘intellectuels’ que l’on ait ridiculisé toute vertu et que l’on observe une tradition de guignol représentant le père de famille en rabat-joie, le patron en tyran, l’officier en tortionnaire, le prêtre en inquisiteur ; or le moindre professeur devrait rappeler que vertu signifie force, que faire vertu pour Corneille signifie être efficace. »1398 Il n’y a plus qu’une voie pour survivre : remettre en honneur les valeurs humaines fondamentales et au premier rang l’amour de la patrie qui signifie donc l’exercice des vertus pour le bien de la communauté. 1399 Vertus comme valeurs et essentielles à quoi sur cette terre l’homme de demain puisse se référer. Les économistes ou sociologues conviendront que ce ne sont ni la mondialisation des investissements, ni la réforme des
1396 Sentis, L., op. cit., 99. 1397 Cf. Triboulet, R. M. (dir.), Les vertus patriotiques, Séance à l’académie des sciences morales et politiques à Paris, mardi 21 mai 1991, 3. 1398 Ibid. 1399 Id., 4.
339 modes de rémunération, etc. qui peuvent suffire à écarter les redoutables désordres qu’annoncent tant de problèmes insolubles posés aux Etats à l’aube du XXIe siècle. 1400 On le voit, de tels progrès seraient difficiles sans un certain ascétisme. Un homme ne peut gouverner ses pensées s’il reste sous la dépendance des choses extérieures, s’il est asservi aux besoins, aux désirs, aux plaisirs. Il y a dans les désirs et dans les plaisirs quelque chose d’excessif et de tyrannique qui introduit le dérèglement dans l’âme ; pas seulement dans la partie de l’âme qui se trouve en cause, mais dans l’âme entière ; de même qu’un abcès qui vient en un point du corps altère la santé du corps tout entier. Une âme déréglée est forcément une âme désunie, malade et malheureuse. Au contraire, une âme maîtresse d’elle-même, pacifiée et unifiée par sa vertu, est forcément une âme heureuse, heureuse du fait de sa vertu.1401 L’importance de la vertu dans la vie humaine est donc ici affirmée avec force. Le devoir de l’homme est le maintien de la santé de son corps par la pratique de la vertu. Il est un devoir permanent, qui demande une attention sans défaillance et un exercice constant. Socrate a donc livré au monde cette conviction qu’il n’est pas possible de mettre sa conduite en désaccord avec sa pensée.1402 Ainsi, en est-il des vertus comme de tous les autres arts, car dans les choses qu’on ne peut faire qu’après les avoir apprises, nous ne les apprenons qu’en les faisant. On devient architecte en construisant ; on devient musicien en faisant de la musique ; on devient vertueux en pratiquant les vertus. 1403
1400 1401 1402 1403
Id., 5. Cf. Bridoux, A., Le stoïcisme et son influence, Paris 1966, 13. Id., 14. Ethique à Nicomaque, Texte établi et traduit par Alfredo Müller, 78.
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Chapitre 8 : Allégorie du corps humain : Réflexions pour une nouvelle éthique de la tempérance Introduction Qu’il soit rappelé ici l’idée phare de l’intitulé du travail autour de la « membralité » comme notion qui appelle interdépendance des êtres et tempérance entre les êtres. La notion est prise essentiellement à partir de la constitution du corps humain comme ensemble des membres. Une métaphore porteuse d’un langage noble. A la suite de Constantin Panu-Mbendele1404, la notion de la membralité, employée notamment pour décrire le Négro-africain dans son auto-compréhension existentielle, signifie que ce dernier se comprend comme étant fondamentalement membre. Il s’agit d’un « existential », d’une catégorie qui va au-delà du phénoménologique, qui s’efforce de révéler l’être humain dans son intimité constitutive. « L’être humain ne peut pas ne pas être membre de… Déjà au niveau de ses constituants physiologiques, en commençant par les différents membres de son corps jusqu’aux cellules et aux constituants les plus élémentaires de son organisme, les molécules, les atomes, les électrons et les photons, tout en lui est intimement interconnecté et fait de lui constitutivement une ‘béance’ vers les autres (organismes, êtres) sans lesquels il ne peut survivre et qui, à leur tour, ont besoin de lui. Tout en lui et autour de lui proclame : ‘Tu es partie intégrante de tout ce qui est’. »1405 Elle est une charte, cette notion de la dépendance mutuelle universelle ou de la fraternité cosmique, à partir de laquelle le Négro-africain se découvre appartenir à la famille divine et s’efforce d’organiser son existence terrestre en tant que famille humaine vivant en symbiose avec d’autres êtres. Pour justifier l’importance particulière de l’interdépendance membrale des êtres et l’actualité de la vertu de la tempérance, on exposera, dans un premier temps, l’allégorie du corps humain qui, étant composé de plusieurs membres, ne peut tenir que dans l’équilibre de tous ses membres ; fondement de la tempérance typiquement anthropologique. On l’approchera successivement sur le plan physio-psychologique et culturel, théologique et éthique. A la lumière de ces notions, on relira alors, comme deuxième moment, la compréhension de l’homme comme image de Dieu, laquelle image ne signifie aucunement perfection, même s’il est à lire dans la Bible la recommandation divine : « soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48) ; elle est à la fois reconnaissance de son accomplissement comme être privilégié parmi les créatures et de son être limité et relatif, de son être membrale qui exige tempérance comme expression de l’ordre dans l’homme et dans le monde. Cela conduit l’homme à re-découvrir sa vocation originale – qui fonde d’ailleurs l’essentiel de l’enseignement moral chrétien : se former l’être vrai de l’homme, l’image de l’homme bon. 1406 René Coste parle, avec plus de finesse, de la structuration de la ressource humaine qu’il faut entreprendre : la formation de l’Homme par l’Homme. L’humanum doit être au cœur de l’écologie comme de l’économie : le vere
1404 Cf. Panu-Mbendele, La « membralité » : Clé de compréhension des systèmes thérapeutiques africains, Fribourg 2005, 7. 1405 Ibid. 1406 Cf. Pieper, J., Über das christliche Menschenbild, München 1964, 9.
342 humanum dans toute sa richesse d’humanité et de grâce.1407 Dans un troisième moment essentiellement éthique, on étendra la réflexion sur la notion de l’ambition humaine, laquelle exprime le fond interne fondamentale à la base de chaque orientation et action humaine. De la façon dont l’ambition se réalise découle soit un acte moralement bon soit un acte mauvais. Ce sont trois moments que l’on propose qui, imprimés constamment dans chaque conscience humaine, contribueraient à un regard renouvelé et tempérant de l’homme dans toutes ses relations, comme on les a exposées dans la deuxième partie du travail. La manière dont l’homme prend soin de son corps, la manière dont il s’appréhende comme être privilégié parmi d’autres êtres, la manière dont il réalise ses ambitions, trois moments qui convergent dans l’homme et qui, exercés dans l’équilibre et la tempérance, caractérisent son identité authentique. Un nouveau chemin de réalisation humaine. En revanche, la disproportion entre ces trois moments, c’est ce qui perturbe l’homme dans son caractère essentiellement membrale. En d’autres termes, l’essentiel de ce chapitre rimerait avec la question : Comment l’homme ré-amorcerait-il le réseau de relations perturbées pour que sa vie sur terre soit bonne ? Bref, on est là, dans ce chapitre, à l’exercice de l’analyse de la cause profonde (anthropologique) de perturbations écologiques, et de voies possibles de résolution. L’issue repose, en grande partie, sur la re-compréhension de l’ontologie de la corporéité (die Ontologie der Leiblichkeit), fondée essentiellement sur la relation, comme le souligne aussi Gosbert T. M. Byamungu dans le contexte africain : « Für einen Afrikaner ist der menschliche Körper, metaphysisch gesehen, eine Beziehungseinheit. Der Einzelne existiert in einer Welt von Beziehungen, wo er einen wichtigen Platz innehat. Sein ganzes Sein lässt sich von der Beziehung her denken. In welchen Beziehungen stehe ich zu den Dingen, die mich umgeben, die vor mir waren, und welche Konsequenzen haben sie für meine aktuelle Beziehung. Ich verdanke mein Leben in der Welt einem Netzwerk von Beziehungen. »1408 Toute l’action de l’homme, ses désirs, ambitions, ses excès et réalisations, il les mène par et à travers son corps. Dès que l’homme crée un désordre dans sa nature, c’est par son corps que pourrait aussi s’amorcer des voies nouvelles. De là résulte le fait que réfléchir sur une éthique de la tempérance suppose engager le corps humain lui-même, siège des désirs, ambitions, pulsions, etc. La réalité du corps est équivalence.
8.1 Corporéité, expression de la réalité humaine dans l’histoire 8.1.1 Notion du corps : visée de la sollicitude 8.1.1.1 Sens commun et multiculturel du corps Le mot corps est l’expression qui a le moins de difficulté possible à être défini dans chaque culture humaine. Dans chaque langue, il y a un terme approprié qui le désigne. Le corps est aussi l’élément par lequel on existe comme homme. Cette acception, a priori
1407 Cf. Coste, R., Les dimensions sociales de la foi, Paris 2000, 491. 1408 Gosbert T. M. Byamungu, „Der Leib des Menschen und seine Verflechtungen: ein Blick auf Afrika“, in: Concilium (April 2002), 212-220.
343 simple, est ce qui fait du corps un élément à la fois important et ambigu. Il est partout et tout à la fois : naissance, travail, fête, maladie, mort,… mais toujours unique, jamais segmenté. Et s’il est tellement important, c’est parce que l’homme l’envisage comme un moyen d’accès à sa nature d’homme, au cosmos, au surnaturel.1409 C’est par le corps que l’homme est à l’unisson ou non avec la nature, c’est par le corps qu’il passe de la nature à la culture ou stagne, c’est par lui qu’il est en liesse et en souffrance, c’est par le corps qu’il atteint la plénitude ou la damnation. Cette assertion est valable pour chaque homme sur terre. De ce fait, le corps devient le symbole par excellence, à travers lequel la réalité s’appréhende. Il est l’intermédiaire entre la terre et le ciel, le réel et l’imaginaire, le matériel et le spirituel.1410 Un peu à la manière de philosophes phénoménologues, on dirait que l’être exprime son existence par sa corporéité. L’être n’est concevable que comme corporéité. Non pas que l’être soit « corporel » : mais le corps est ce par quoi on a l’idée de l’être.1411 L’être humain exprime aussi son altérité par sa corporéité. Ce corps qui donne son poids de sérieux à la vie et en interdit le simple survol.1412 L’homme ancien a, en effet, cherché par plusieurs pratiques, à montrer l’appartenance du corps à toute la nature. Ainsi, est-il arrivé souvent à établir son équilibre personnel à travers les relations, les ressemblances entre les parties de son corps et les animaux, les arbres, les plantes, les astres qui l’entourent. Bien que cette recherche d’équivalence fût sans cesse menacée par le mauvais temps, la mauvaise récolte, les épidémies, il s’est efforcé à éliminer de son corps ces états de désordre par des rites divers 1413. Toute la mo-
1409 Cf. Loux, F., Le corps dans la société traditionnelle, Paris 1979, 7. Voir aussi Id., Traditions et soins d’aujourd’hui, Paris 1983. 1410 Id., 15. 1411 Cf. Cugno, A., Réflexions sur le corps désir, mort et parole, in : Guénel, V., Le corps et le corps du Christ dans la première épître aux Corinthiens, (Lectio Divina 114), Paris 1983, 223. Cf. aussi Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Paris 1945 ; Bruaire, C., Philosophie du corps, Paris 1968 ; Henry, M., Philosophie et phénoménologie du corps, Paris 1965 ; Levinas, E., Totalité et Infini, La Haye 1971. 1412 Cf. Henry, M., Philosophie et phénoménologie du corps, Paris 1965, 273, cité par Cugno, A., op. cit., 206. 1413 Dans la mesure, bien entendu, où il faut comprendre le phénomène « rite » comme un langage, une forme de communication, à la manière dont le défend la sociologue anglaise Mary Douglas, et non pas comme une certaine opinion conformiste et antiritualiste le rejette et le traite de dépravation. La ritualité rend présente et vivace l’histoire d’un groupe, la condition humaine du groupe, à travers cette forme condensée et non-verbale de symboles, tabous et rites. Elle est une forme d’aide à l’orientation dans la vie. Et le corps et sa symbolique jouent un rôle particulièrement important, et transmettent, par ce fait même, l’image de toute une société. Cf. Douglas, M., Ritual, Tabu und Körpersymbolik. Sozialanthropologische Studien in Industriegesellschaft und Stammeskultur, Frankfurt a. M. 1974. Mary Douglas parle notamment du corps comme fondement approprié d’un système de contrôle. C’est dire que de la manière dont on prend soin et contrôle son corps, ainsi une société devrait être organisée. Elle en vient alors à parler de „zwei Körper“ (deux corps). Le premier est son propre corps, le second c’est la société. Comme le corps est l’ensemble de relation équivalente entre parties, ain-
344 rale de la société rurale ancienne, même telle que les proverbes et la tradition la livrent, prend appui sur la vulnérabilité du corps. Ainsi, la sagesse, la sobriété, la modération ne sont pas prônées, a priori, par référence à la religion ou à des lois morales abstraites. Elles sont enseignées comme indispensables à la survie du corps, et ce dès l’enfance. 1414 Dans ce sens, on entend des proverbes comme : « Ce qu’on apprend au ber (berceau) dure jusqu’aux vers (à la tombe) ». Ou encore « L’âge en sait plus que les livres ». En d’autres termes, la sagesse populaire met en avant la nécessité de l’équilibre en ce qui concerne le corps. La sociologue française Françoise Loux le dit : « Quand on parle de l’éducation morale du jeune enfant, de l’apprentissage de la ‘civilité’, de la pudeur, des façons de se conduire en public, c’est en fait très souvent du corps qu’il s’agit, de la nécessité de réprimer ses manifestations trop violentes, trop ‘naturelles’. (…) Les familles populaires prennent le corps comme point d’appui, partent du concret de ses souffrances pour faire passer un message moral. Le châtiment de toute transgression est la mort. Seulement ensuite vient l’éducation donnée par les institutions : école, église, puis plus tard, caserne, qui s’adresse à lui directement et s’occupe de le ‘civiliser’, de le contenir, de réfréner ses pulsions. »1415 Par ailleurs, il serait erroné de croire la culture populaire, chez chaque peuple, comme inchangée ou sans influences extérieures. Bien au contraire, elle intègre à chaque génération des apports nouveaux, venant de la presse, du médecin, de la littérature de colportage, etc. Mais l’originalité de la culture populaire vient de ce qu’elle remodèle, restructure ces apports divers dans un ensemble qui acquiert ainsi des caractéristiques spécifiques, surtout en ce qui concerne le corps. Elle ne se perd donc pas dans la culture de masse. On la connaît et on en retrouve facilement les traces au cœur de chacun de nous. C’est en cela que réside sa force. Elle s’appuie sur le corps, parle en termes de symbolisation, d’associations. Ainsi, entendra-t-on partout que la modération est nécessaire, car c’est le seul moyen de se maintenir en santé : De la mesure et tu vivras.1416 L’inverse est aussi vrai : « La mort suit le corps », ou bien : « Où est le corps, là est la mort ».1417 Cela est valable pour tout le temps et chez tous les peuples. Cette importance totale du corps, ce jeu constant entre les différents niveaux et étapes de la vie humaine, est présente de façon notoire dans les différentes cultures populaires.1418 Cela dit, retrouver les merveilleux savoirs et possibilités que le corps livre, ses capacités de symbolisation, est plus que jamais nécessaire aujourd’hui, pour revitaliser la triple membralité écologique de l’être dont l’homme moderne a besoin de re-découvrir l’importance, pour mener une vie harmonieuse. Pour y parvenir, pense-t-on, il est du devoir de chacun de mieux situer et classer ses propres connaissances que son corps lui livrent, la façon dont il en prend soin, et surtout s’apercevoir qu’il possède effectivement, en lui-
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si la société doit travailler à maintenir les rapports entre individus pour le bien de l’ensemble. Cependant, elle ne berce pas dans l’illusion. Elle reconnaît les difficultés qu’il y a en société à maintenir cette équivalence des relations interpersonnelles. Id., 122-123. Cf. Loux, F., op. cit., 19. Id., 73. Id., 74. Cf. Loux, F., Traditions et soins d’aujourd’hui, 63. Cf. Loux, F., Le corps dans la société traditionnelle, 175.
345 même, une source d’informations qu’il avait oubliées au cours de l’histoire, où l’on fait toujours face aux divers et nouveaux modes de pensée, qui ne concourent pas, à tous égards, à une vie harmonieuse entre les êtres. Françoise Loux le reconnaît et le dit bien à l’endroit de la France, son pays : « Dans la société traditionnelle, le corps était donc plus unifié que dans notre société. Les différentes activités se déroulaient dans le même espace ; ses lieux, ses moments et ses agents d’apprentissage étaient moins dissociés. Dans notre société, les choses sont différentes, les lieux du corps et de l’exercice du corps sont plus éclatés et notre utilisation en est sans doute plus morcelée. »1419 Elle parle, bien entendu, de la société moderne industrielle, où le corps ne sait pas se libérer des contraintes industrielles pour retrouver un corps unifié entre ses différentes dimensions. Une unification du corps qui est entrain d’être niée de plus en plus, car, dit-on par-ci, ce corps abstrait unifié n’a jamais véritablement existé, par-là, l’organisation sociale est maintenant différente.1420 L’on ne veut nullement exalter ici la nostalgie passéiste, – ça n’a pas de sens –, néanmoins, la société ancienne peut faire réfléchir sur l’absence de différenciation des lieux et des temps du corps.1421 Pourtant, cette différenciation existe bel et bien dans la société moderne, c’est un fait. Elle est même poussée trop loin. A l’hôpital, par exemple, le corps est pris dans un espace, dans un temps totalement différents de ceux de la vie quotidienne. C’est uniquement un corps objet de soin, non sujet de plaisir, de travail et de relation. On notera, plus loin, comment dans la société africaine aussi bien traditionnelle que moderne, le patient n’est pas uniquement sujet à soigner somatiquement, mais aussi socialement, car la maladie s’appréhende dans un spectre large. Un autre exemple de cette différenciation se constate dans l’usine. Le corps travaillant à l’usine est généralement envisagé en lui-même, comme une machine. Une conception proche du corps capital. En voulant maximiser la rentabilité, rationaliser le travail, le corps est isolé de sa famille, coupé du rythme quotidien et habituel de la vie. Beaucoup de revendications ouvrières actuelles concernant les aspects qualitatifs du travail, tendent justement à réduire cette dissociation.1422 8.1.1.2 Langage du corps humain et sa dignité Le corps, comme langage, est sujet de symbole d’une part. Il est évoqué dans la langue courante pour exprimer autre chose que lui. Les images les plus courantes de la langue populaire le prennent souvent comme modèle. Egalement, à partir du corps, on peut interpréter ses sensations intérieures, d’autre part. Alain Cugno exprime cette aptitude à lire son intérieur à partir du corps avec une finesse philosophique : « A travers mon corps, ma profondeur se confond avec ce que je ressens en surface. (…) Mon humeur, mes sentiments, je les éprouve dans mon corps. Mais je ne les lis pas en lui : je les éprouve en lui, mais je les lis sur les choses qui m’entourent. »1423 Et les expressions du corps, ses mouvements, même involontaires, constituent un mode important de relation avec autrui.
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Loux, F., Traditions et soins d’aujourd’hui, 65. Ibid. Id., 66. Ibid. Cf. Cugno, A., op. cit., 210.
346 Ainsi, lorsqu’on dit : « Il ne sert à rien de peigner un diable qui n’a pas de cheveux », cela n’a rien à voir avec les cheveux ; on se résigne à ne pas réclamer à une personne insolvable de payer ses dettes. De même, comme le proverbe : « Mieux vaut laisser son enfant morveux que lui arracher le nez » a affaire avec l’éducation, l’indulgence à opposer à une rigidité extrême.1424 Mais, si l’on veut rester à la signification littérale, l’on parvient à une issue peu louable : les déchets ou la saleté corporelle. C’est pourquoi, il est toujours important de noter, dans le langage d’un interlocuteur, le type de termes qu’il emploie. Selon que son discours est abstrait ou concret, cela indique, dans une certaine mesure, la force et l’importance que le corps représente dans sa culture. Pour exemple, le proverbe : « C’est la dent qui soutient le pied » est plus imagé que : « Manger aide à travailler ».1425 N’est-ce pas ce qui a fait dire à Claude LéviStrauss1426, après bon nombre de linguistes, que la formation des mots n’est pas un phénomène dû au hasard, mais qu’il s’enracine dans un univers économique et social précis. Le corps humain est l’expression d’équilibre et de déséquilibre. Si on l’a su et oublié pendant un temps plus ou moins long, on commence à le savoir à nouveau : nos maux sont des mots ! La santé, en nous et autour de nous, dépend de nous ! La façon dont on traite son environnement et soi-même influe sur sa propre santé. Il est fascinant de constater que la façon dont les maladies touchent l’homme répond à une logique où le propre et le figuré se rejoignent – une « atmosphère étouffante », pour prendre un exemple simple, atteignant les organes humains que l’étouffement soit entendu chimiquement ou psychologiquement. Le corps détient, en fait, toute l’information nécessaire à sa guérison et que celle-ci se révèle à l’homme en fonction de son aptitude plus ou moins grande à l’entendre. Originairement, le corps humain est constitué de façon équilibrée, de telle manière que chaque membre sert à l’ensemble et à l’équilibre du corps entier. Sinon, il est devient malade. Dans l’Antiquité gréco-romaine déjà, on le notera plus loin, l’idée de la stabilité d’une société était comparée à l’équilibre du corps humain. Ainsi, sous la forme littéraire de la fable, on rencontre plusieurs témoignages, dans diverses traditions, se référant à l’allégorie de l’équilibre du corps. Goossens Werner, exégète et historien, rapporte un exemple fourni par Tite-Live (Histoire romaine, II, 32), par lequel Menenius Agrippa, en l’an 494 avant notre ère, aurait apaisé un mouvement séditieux à Rome : « Du temps que cette harmonie qui règne aujourd’hui dans le corps humain n’existait pas encore, mais que chaque membre avait son initiative et son langage, toutes les autres parties s’indignèrent de ne s’occuper que de l’estomac, de ne travailler, de ne se fatiguer que pour lui, tandis que, placé au milieu d’elles, dans une molle oisiveté, il n’avait qu’à jouir des plaisirs qu’on lui préparait. Elles formèrent contre lui une conspiration. Les mains convinrent de ne plus porter les aliments à la bouche, la bouche de ne plus s’ouvrir pour les recevoir, les dents de ne plus les broyer. Ce complot, dont le but était de soumettre l’estomac par la famine, réduisit les membres et tout le corps à un extrême épuisement. On reconnut alors que l’estomac ne restait point oisif ; que, s’il était nourri par les
1424 Cf. Loux, F., Traditions et soins d’aujourd’hui, 92. 1425 Id., 93. 1426 Cf. Lévi-Strauss, C., Langage et parenté, in: Anthropologie structurale, Paris 1958, 37-110, cité par Loux, F., op. cit., 93.
347 autres parties, il les nourrissait à son tour, en leur rendant par la digestion ce sang, principe de la vie et de la santé, qu’il élabore et répand dans toutes les veines. Et Tite-Live ajoute : Comparant ensuite cette discussion intestine du corps au ressentiment du peuple contre le Sénat, Menenius réussit à calmer les esprits. »1427 On peut affirmer, déjà ici, que prendre le corps humain et ses membres comme type de la solidarité, c’était un lieu commun classique. Une certaine sagesse du corps comme reflet de la tempérance s’y dégage. Cela étant, il y a lieu de se poser la question de savoir pourquoi l’homme agit-il alors de façon démesurée, inauthentique à son être ? Globalement, cette démesure se constate chez l’homme de deux manières. Soit il est malade. De la maladie somatique, où un ou plusieurs membres s’enflent et créent un déséquilibre dans le fonctionnement de l’ensemble du corps. Dans ce cas, le corps se laisse, dans la mesure du possible, médicalement soigner, et alors seulement il est remis en équilibre. Evidemment, ce cas est naturel à son être, comme sujet vulnérable. Soit il agit démesurément. De la maladie comportementale, où il se comporte intempéramment, contre son équilibre physio-psychologique, par rapport à lui-même et par rapport à son environnement. Dans ce cas, la pratique d’une éthique est indispensable. C’est l’éthique de la tempérance que l’on propose comme issu favorable au comportement démesuré de l’homme. Re-trouver le juste milieu, afin de se conformer à son état originel d’être équilibré. Ces deux manières unies qui déséquilibrent l’homme trouvent dans la pratique médicale négro-africaine1428 une attention particulière, de sorte que si le patient se présente devant un médecin, celui-ci se charge de soigner non seulement le somatique, mais aussi le psycho-social. C’est un réseau global, à la fois de déséquilibre organique et de relations interpersonnelles, que l’on soigne. Essentiellement, parce que la maladie est stigmatisée comme une déviation par rapport aux normes naturelles, socioculturelles et éthiques : « Elle est, d’une part, présentée comme une déviation par rapport aux normes naturelles dans la mesure où la personne malade s’éloigne de certains standards biologiques, physiques et psychologiques. D’autre part, elle est considérée comme une déviation par rap-
1427 Goossens, W., L’Eglise corps du Christ d’après Saint Paul, Paris 1949, 81-82. 1428 Non plus exclusivement chez le Négro-africain, pense-t-on, car un peu partout dans les sociétés occidentales, il se crée des mouvements thérapeutiques, ou mieux de nouvelles thérapies du corps qui ont, à la base, de procédés similaires. L’on parle notamment de massothérapie, rolfing, hydrothérapie, biofeedback, rebirth, sophrologie, acupuncture, ostéopathie, chiropraxis, réflexothérapie, aromatothérapie, musicothérapie, ergothérapie, thérapies groupales, vidéothérapie taï chi, yoga, zen, antigymnastique, danse libre, diététique naturo-biologique, etc. Toutes ces formes de thérapie, d’essence affective, visent un corps qui mérite d’être aimé. Elles se représentent le corps humain comme un organisme physico-bio-psychique faisant partie intégrante de la nature, comme un microcosme vivant dans le macrocosme, comme une synergie naturelle qu’il importe de connaître et de sentir, afin d’en découvrir les pouvoirs, de les canaliser de manière à ce qu’il en résulte un équilibre heureux de tout l’être humain. Car, dans cette optique, le corps humain est plus que son propre organisateur, son propre transformateur et son propre guérisseur ; il est aussi le maître-guide de l’homme lui-même, le principal artisan de son développement, de sa croissance et de son épanouissement total. Cf. Bordeleau, L.-P., “Quel corps pour la sagesse?”, in : Csepregi, G. (dir.), Sagesse du corps, Québec 2001, 142-143.
348 port aux normes socioculturelles, dans la mesure où c’est la maladie qui nous empêche d’accomplir librement les tâches sociales que nous sommes censés normalement accomplir. Enfin, elle est regardée comme une déviation par rapport aux normes morales, car elle est parfois perçue comme le signe évident de notre incapacité d’assumer nos responsabilités par rapport à notre vie privée et publique : elle est ainsi le soi-disant fondement d’un jugement de blâme porté contre le malade et, en même temps, elle est l’origine ambiguë du sentiment vague, et pourtant dévastant, de culpabilité du malade. »1429 Interpréter la maladie, dans le régime traditionnel, consiste à trouver les lieux du désordre, là où les harmonies désirées entre nature et surnature sont perçues en situation de rupture. Chez le Muntu, tomber malade signifie rompre, par sa mauvaise conduite, avec la beauté du monde, son harmonie, c’est faillir par sa manière de vivre ou de penser. La maladie n’est pas, a priori, le résultat d’un dérèglement hormonal mais moral ; pas d’un virus mais d’une dispute ; pas d’un microbe mais d’un excès. Le responsable de la maladie, c’est d’abord le malade lui-même qui a rompu avec la santé-beauté, avec l’ordre des relations. Il faut, pour guérir, rétablir le lien avec cette beauté, qui viendrait de l’Être sacré et des Ancêtres, ce que supportera le guérisseur. 1430 En rétablissant ce lien naturel du corps avec son environnement, c’est sa dignité originale qui lui est aussi redonnée. Cette approche pratique a mené à la notion de la symbolique du corps 1431 et du « langage » des maladies. Il faut noter, cependant, que les sociétés modernes cultivent, pour la plupart, une conception matérielle et cartésienne du corps.1432 Les progrès techniques et scientifiques dans
1429 Marzano, P., « Corps et parole. La douleur entre soins et connaissance », in : Csepregi, G. (dir.), op. cit., 3-4. Susan Wendell y apporte un témoignage, à propos de sa maladie chronique (chronic fatigue immune dysfunction syndrome, ME/CFIDS) : « My greatest psycho-ethical struggle is with guilt. Sometimes I feel guilty towards everyone – my students and colleagues for not being able to do more work, my friends for hardly ever having the energy to do things with them, my family for not writing or visiting more, my partner for being tired or in pain during so much of our time together”. Wendell, S., The Rejected Body, London-New York 1996, 4. Lire aussi Sundermeier, T., Nur gemeinsam können wir leben. Das Menschenbild schwarzafrikanischer Religionen, Gütersloh 1988, 61-62. 1430 Cf. Saillant, F., « Corporéité, dépendance et maladie chronique », in : Csepregi, G., op. cit., 23. 1431 Sur la symbolique du corps chez l’Africain, lire Sundermeier, T., Nur gemeinsam können wir leben. Das Menschenbild schwarzafrikanischer Religionen, Gütersloh 1988, 53-58; Douglas, M., Ritual, Tabu und Körpersymbolik. Sozialanthropologische Studien in Industriegesellschaft und Stammeskultur, Frankfurt a. M. 1974. 1432 Notons, à la suite de l’anthropobiologiste français Gilles Boëtsch, que la conception matérialiste du corps a engendré, dans le monde moderne une discussion, très actuelle, sur le don d’organes. Selon que l’on est un corps ou que l’on a un corps, cela crée une ambivalence qui fait obstacle au don d’organes. En effet, les représentations modernes du corps portent encore les traces de l’héritage antique et médiéval de la culture judéo-chrétienne, elle-même, influencée par l’idée gréco-romaine d’opposition entre corps et âme, la quelle idée faisait nettement la promotion de cette dernière. Il était ainsi établi, théologiquement, que le corps est parfait, car il est à l’image de divin ; l’homme est un tout, à la fois spirituel et matériel. Pendant la vie
349 la connaissance et la maîtrise du corps, l’accroissement de l’offre de produits de consommation le concernant, l’apparition de thérapeutes de plus en plus spécialisés pour le traiter ont grandement ouvert le champ des savoirs corporels aux pratiques venues de l’extérieur.1433 La conception matérielle du corps n’est pas fausse : le corps humain possède un niveau mécanique de fonctionnement, avec ses organes, ses articulations, etc. et la médecine moderne a acquis ses lettres de noblesse dans ce domaine, en développant notamment des outils techniques aux performances admirables. Or, le corps et ses maladies ne fonctionnent pas seulement à ce niveau. L’importance du facteur psychologique, par exemple, est aujourd’hui bien documentée. C’est pourquoi, la médecine actuelle admet donc à peu près le lien entre la maladie et un vécu psychologique, ou une difficulté de relation dans la vie. Les approches psychologiques, souvent séparées des nécessités techniques et physiologiques, doivent être réunies. C’est dire que l’abord de l’homme dans sa globalité est une idée connue, peut-être oubliée avec le temps, mais qui doit sans cesse être redécouverte. C’est dans la réunification de tous les niveaux de l’être que l’on prendra la dimension spirituelle dont le XXIe siècle a besoin.1434
terrestre, le corps est le siège des tentations, dont on doit se méfier et qu’on doit dompter pour le salut de l’âme. Cette ambivalence du corps est encore très présente dans certains esprits modernes. Gilles Boëtsch, directeur de recherches au CNRS en France depuis 1997, a publié les statistiques selon lesquelles la forte prégnance de la représentation religieuse du corps explique encore que 23% des adultes pensent que le don d’organes va à l’encontre des religions et que près de 34 % des jeunes estiment que les convictions religieuses jouent un rôle important dans le choix. En réalité, les religions dites « du livre » (la Bible), Judaïsme, Christianisme (catholiques, orthodoxes et protestants) et Islam n’ont de nos jours aucune objection au don d’organes. Dans la mesure où celui-ci permet de sauver des vies, elles engagent leurs fidèles à une réflexion en faveur du don. En somme, toute la difficulté dans le rapport au don d’organes se cristallise autour de l’ambivalence entre le fait d’être un corps ou d’avoir un corps. Cela nous pousse à penser personnellement que placer la conjonction exclusive « ou », au lieu de la conjonction inclusive « et », c’est déjà partir des fausses prémisses. L’homme est un corps et a un corps. Mais chercher à spéculer sur la dichotomie n’étonne pas que l’on parvienne à une ambivalence et à des contrefaçons. Par ailleurs, dans une tradition culturelle africaine, où le corps et ses membres constituent tout un symbole, il faut vraiment de la persuasion d’ordre catéchétique, pour que le don d’organes devienne une attitude de libéralité et de civilité, de solidarité et de partage. Le cœur est un organe central, souverain du corps et de l’âme, source de vie. Le poumon, c’est le souffle qui symbolise à la fois la vie et la parole. Les reins sont symboles de force et de fragilité, ils filtrent le sang et le purifient. Leur fonction de filtre leur donne accès à des informations, à une écoute. Ainsi, les reins sont les lieux de l’écoute, de la pensée, voire de la sagesse. Le foie est lié au désir et à l’énergie ; c’est le lieu des émotions : colère, peur, jalousie, désir, etc. in : Boëtsch, G., « Être un corps » et « avoir un corps », Paris 2004, 1-4. Il a écrit beaucoup d’autres ouvrages et articles dont : « Façons et contrefaçons du corps », dans : Ni vu, ni connu-Camouflages, 2005 ; « Anthropologie des représentations du corps : Le biologique et le vécu ; Normes et normalité », Paris 2006. 1433 Cf. Loux, F., op. cit., 12. 1434 Je paragraphe ici le docteur Olivier Soulier, médecin homéopathe et acupuncteur français, dans son entretien avec Sylvain Michelet, qui a été diffusé dans le magazine Nouvelles Clés
350 8.1.1.3 Portée de la symbolique du corps Le corps humain est porteur d’un langage, il parle de façon symbolique. La vie parle de nombreuses manières par des symptômes, par des symboles. Mais s’il faut admettre que le corps ait une dimension symbolique et que les maladies soient un langage, à quoi cela avance-t-il, quand on est malade, de connaître le symbole représenté par cette maladie ou l’organe affecté ? En d’autres termes, à quoi bon faire attention au corps comme langage dans sa vie, pourrait-on s’interroger. D’une part, lorsqu’on se plaint partout, de nos jours, de changements climatiques perceptibles, c’est en grande partie, parce que les effets néfastes se constatent chez l’homme. Son état organique se trouve affecté : soit c’est de la canicule dont on se plaint, soit c’est d’un froid terrassant, soit encore c’est de la pollution qui étouffe la respiration. A chaque fois, ce sont des organes du corps qui sont affectés. D’autre part, lorsqu’un médecin se penche sur le symbolisme du corps humain, il s’ouvre à une autre dimension de l’aide thérapeutique. Olivier Soulier dit par exemple que : « Les problèmes de foie sont très souvent liés à la famille, mais il faut une lecture symbolique un peu plus approfondie pour comprendre pourquoi. Le foie est un organe extrêmement important, plus encore que le rein, il intervient dans pratiquement tous les métabolismes. Il constitue notre usine énergétique, nous permet de gérer notre vie matérielle et quotidienne. Il représente donc notre ‘économie’, ce qui implique forcément la famille, mais aussi la maison, l’argent, la nourriture, la façon dont nous survivons pratiquement. »1435 Il y a là l’importance de la connaissance de son corps et de son environnement. Cette connaissance ne devient efficace que si l’homme lui-même, dans sa conscience, se met à la mesure capable à recevoir ces différents signaux. Important peut-être avant que la maladie n’envahisse et n’épuise complètement le corps. On notera ici laconiquement un dicton chinois d’il y a trois mille ans : « Attendre d’être malade pour se soigner, c’est attendre d’avoir soif pour creuser un puits ». Si on peut entendre et recevoir l’alarme de la maladie, elle responsabilise, elle donne une autre possibilité. C’est dire autrement, que lorsqu’on aborde le symbolisme du corps sous cet angle, on permet de faire apparaître à la conscience, au niveau où elle peut le recevoir, les systèmes de croyances et les différents types de difficultés rencontrées. A partir de là, une réorientation de la vie pourrait être amorcée, car l’homme inscrit son apprentissage et son évolution dans son corps. C’est dire alors que la découverte fine des mécanismes physiologiques de l’« inscription » sera l’un des grands chantiers de l’homme du XXIe siècle. Une chose est sûre : on utilise systématiquement son corps pour s’aider, quand on n’arrive pas à vivre
n°49, mars 2006, intitulé : « Notre corps exprime ses déséquilibres de façon symbolique ». Dans sa pratique médicale, Olivier Soulier fait partie de ceux qui veulent aller plus loin. Il faut tenter, dit-il, « d’approcher au plus près le lien difficulté-maladie, rechercher une compréhension point par point. La médecine chinoise l’avait bien vu, proposant une grille de lecture précise, mettant en liaison : le cœur et l’amour, le foie et la colère, le rein et la peur, etc.… Notre corps est comme un livre dont les phrases, tout en restant toujours les mêmes, changeraient, non pas de sens, mais de profondeur de signification dès que nous sommes capables de les accueillir ». 1435 Ibid.
351 un événement. Les organes qui servent ainsi d’assistance semblent spontanément choisis pour des raisons symboliques : l’estomac sera touché pour tout ce qui concerne le verbe « digérer » (ne pas digérer une situation aussi bien qu’une substance), le sein pour tout problème correspondant au verbe « nourrir » (au propre comme au figuré), etc. Tout se passe comme si les événements inaccomplis restaient mémorisés dans notre corps, inscrits dans des organes précis. La maladie signale donc, de quelque façon, quelle incohérence entre les différents niveaux de l’être elle dénonce. On rappelle, à ce propos, que l’homme a trois niveaux de compréhension et de fonctionnement dans sa vie. Le premier niveau est celui animal, physiologique, relativement déterminé, que le docteur Olivier Soulier qualifie de bio-ordinateur1436. Le deuxième niveau est celui de la conscience, qui depuis la nuit des temps, a inspiré les mythes, l’art, le sentiment religieux, etc. Ce niveau est en fait le véritable chef d’orchestre du fonctionnement humain. Entre les deux se trouve une part « non-écrite », où l’être humain pose ses choix de vie, sa liberté d’être qui lui est si spécifique, une page blanche sans déterminisme : c’est le niveau humain. C’est dire que l’animal, l’ange et l’humain doivent rester en cohérence. Tout déséquilibre ou toute incohérence se manifestera alors en maladie. Il faut noter ici que beaucoup d’écrits ont abordé, jusqu’il y a peu, le sens des maladies souvent limité à une vision animale biologique, qui ramène au niveau physiologique de la survie. S’il en est le cas, est-ce la part animale seulement qui cherche à survivre dans l’homme ? Ou est-ce l’histoire personnelle et l’héritage transgénérationnel ? Ou encore l’être essentiel, qui tient à s’exprimer au travers de tout cela et vient proposer une initiation ? Sous cet angle, les effets néfastes de la crise écologique donnent l’alarme non seulement au physiologique, au corps qui souffre, mais secouent aussi l’initiation responsable intra –et intergénérationnelle. Olivier Soulier exprime bien l’idée, lorsqu’il cite une phrase de Jung : « Vous ne guérirez pas de vos maladies, ce sont vos maladies qui vous guériront ».1437 Puis, il poursuit : « Tout se passe comme si à un endroit de nous se trouvait la conscience de ce que nous pouvons être, et quand nous nous en éloignons trop, cette conscience nous parle et nous fait tomber malade. J’appelle cela ‘le saint homme qui marche dans le symptôme’ : quel accomplissement notre être profond vise-t-il ? »1438 Ainsi, croit-on que l’homme est souvent malade de ne pas être ce qu’il est vraiment, de ne pas s’accomplir totalement. Le corps le supporte pendant un temps, puis il envoie des messages d’alarme. Chercher à comprendre ce fonctionnement du corps humain conduit à décrypter, en l’homme, quelles fausses visions et protections rendent malade. Il s’agit là de trouver le mouvement, en soi-même, qui est en difficulté : qu’est-ce qu’il faut travailler, faire évoluer, changer – ou ne pas changer ?1439 Une telle forme de conscience
1436 1437 1438 1439
Ibid. Ibid. Ibid. Notons ici une anecdote qui fait davantage réfléchir. L’animal n’a rien, ou très peu à écrire : il ne change pas dans le cadre d’une génération. Les pattes du Kangourou ont mis des millions d’années à rétrécir. Il est lion ou souris, ni méchant ni gentil, il est comme ça, c’est tout. Elle est bien connue, l’anecdote de l’homme qui se trouve sur le point de se faire dévorer par un ours, et qui prie le Seigneur d’accorder des sentiments chrétiens à son agresseur. Il voit alors l’ours faire le signe de croix et remercier Dieu… de lui avoir procuré un bon repas ! Un ours
352 organique propose ainsi un jeu de piste vers soi-même, car les secrets de croissance ou de décroissance sont cachés dans le corps. En cela se renferme la quintessence de la symbolique du corps. Il va de soi que l’être humain est libre. Il peut remettre en question la justesse de ses actes, la pertinence de ses croyances. Il a une page libre, qu’il lui appartient d’écrire et qui lui permet d’avancer à l’intérieur de sa génération. Mais, au registre du droit, la liberté sur son corps est une notion controversée. Cela dépend aussi de la législation de chaque Etat. Quoi qu’il en soit, et comme le souligne Jean Marie Auby, dans sa préface à l’ouvrage d’Irma Arnoux1440, on ne peut pas vraiment parler de « souveraineté » de l’homme sur son corps.1441 Le droit de disposer de son corps existe dans son principe, mais il est fortement encadré dans sa pratique effective. L’homme, dans sa corporalité, est membre d’une société qui reconnaît et garantit son droit, mais en fixe les bornes. Pour de raisons d’ordre public, de sécurité, d’intérêt général, l’Etat établit ce que Arnoux appellera « obligations à la santé »1442, de sorte que l’homme ne peut pas se permettre de disposer de son corps comme il l’entend, ou de poser des actes destructeurs ou choquant l’opinion publique. Irma Arnoux écrit son livre dans le cadre de la notion juridique du corps humain, les caractères des droits que l’homme a sur son corps, au regard de grandes questions bioéthiques. Elle dénonce la position moderne qui consiste à voir dans les éléments du corps et dans le corps lui-même une chose ou un bien appropriés. Pour elle, il s’agit d’une « chute », d’une déviation dangereuse, car des éléments du corps pouvant être détachés tombent dans le commerce juridique et risquent d’être placés sous le seul régime des biens matériels.1443 Ainsi, le corps apparaît comme un ensemble d’éléments, cellules, gènes, sang, sperme, organes, etc. que l’on dissèque et commerce. On est conduit ici à une appréciation purement économique du corps humain.1444
1440 1441 1442 1443 1444
reste un ours et c’est normal. Ni bien ni mal. L’être humain, lui, est libre, il est capable de changer, de re-choisir en vue d’améliorer sa vie. Arnoux, I., Les droits de l’être humain sur son corps, Bordeaux 1994, 7. Id., 8. Ibid. Ibid. On notera ici, en exemple, la fameuse « affaire Moore » en Californie aux Etats-Unis, qui dénote « l’homme en danger de science ». La Cour d’appel de Californie a eu à se prononcer sur la nature juridique du lien que la personne entretient avec son corps dans le cas Moore. En 1974, Monsieur Moore, atteint d’une leucémie tricholeucyte, suivait un traitement au centre médical de l’Université de Californie. Ses médecins s’aperçurent très vite que son sang contenait des produits uniques au monde, en ce sens qu’il produisait des défenses immunitaires qui permettraient peut-être de traiter certaines formes de cancer et même le sida. Sans en toucher le moindre mot à ce patient, les médecins décidèrent de planifier une recherche collective et de se partager le sang, la moelle osseuse, la peau, les tissus et le sperme de ce Monsieur Moore – qu’ils ponctionnèrent pendant sept ans. En 1976, ils décidèrent de lui enlever sa rate et de se la partager. Une lignée cellulaire immortelle fut établie et dûment brevetée, baptisée « Mo. Cell Line », (Mo comme Moore). Des licences d’exploitation furent accordées à des Instituts de génétique et à la multinationale Sandoz. M. Moore eut vent de cette exploitation et entama une « action for conversion », une « action en détournement » ou de « revendication ».
353 La pratique des greffes d’organes en est la preuve, et a introduit une rupture dans la perception du corps humain par le droit.1445 Sans nier la complexité de la problématique et la maîtrise que l’homme entretient naturellement sur son corps et sur ses facultés corporelles, il y a là, néanmoins, des risques énormes de déviation de la notion dite du droit de l’homme sur son corps comme un droit de propriété. Cette notion de droit de propriété pour qualifier la relation que l’homme entretient avec son corps, ou les éléments ou parties de son corps ainsi qu’à son matériel génétique, est d’un maniement délicat. 1446 Le corps humain ne peut pas faire l’objet d’un droit de propriété. Toutefois, il faut reconnaître le droit et la liberté de législation de chaque pays. Sinon, beaucoup des juristes s’accordent sur cela, et il y a unanimité doctrinale chez des auteurs qui écrivent sur ce sujet : « Tous les juristes s’accordaient jusqu’à ces dernières années pour dire que l’objet du droit de propriété ne peut être qu’une chose ou un bien. Le corps humain ne pouvant être dans la conception classique une chose, il ne peut en conséquence faire l’objet d’un droit de propriété. (…) Il existe un large consensus sur le point suivant : le corps humain n’est pas la propriété de la personne, il est la personne, elle-même ; le droit ne s’accorde pas à l’idée d’une relation de la personne physique à elle-même encore moins à une partie d’elle-même ; le corps n’est pas une chose relevant de l’avoir, il fait au contraire partie du domaine de l’être ; la discussion de savoir si l’on est propriétaire de son corps transpose abusivement à la personne la terminologie forgée pour le patrimoine et mélange les ordres de valeur. »1447
Pour résoudre la question le juge californien s’est référé à la notion classique du droit de propriété. Les médecins, par contre, défendaient que les cellules de M. Moore étaient en libre accès, gratuites pour eux, au motif qu’elles faisaient partie de « déchets hospitaliers » considérés comme « choses abandonnées », res derelictae, appropriables à la première emprise. Selon ces médecins, dès qu’une partie du corps est détachée, elle est abandonnée puisque le lien avec la personne est rompu. En décider autrement reviendrait à donner au patient le pouvoir de bloquer le progrès thérapeutique en refusant de livrer ses anticorps naturels ou tout autre produit intéressant. Le juge a réagi avec sévérité à cette dépossession complète du malade que revendiquaient les médecins. Selon la Cour de Californie, il est d’une « ironie grossière » que les médecins prétendent avoir un droit de propriété sur les tissus d’un malade, qui lui n’aurait aucun droit. L’Université et les chercheurs ne peuvent plus dire qu’ils travaillent de façon désintéressée « au bien-être de l’humanité ». Les liens entre l’Université et l’industrie ont transformé la mentalité des chercheurs qui « sont tournés vers les profits financiers ». Cf. Arnoux, I., op. cit., 160-161. 1445 Les travaux d’Aurel David ont annoncé les bouleversements que pouvait entraîner cette nouvelle discipline. Voire « Structure de la personne humaine. Essai sur la distinction des personnes et des choses », précité et « Réflexions pour un schéma de l’homme », APD 1955, 103, et « Les biens et leur évolution », APD 1963, 165. Il faut noter, qu’avec la pratique de greffes d’organes, la séparation entre l’objet et le sujet de droit disparaît ; la distinction entre les personnes et les choses traverse désormais le corps humain. Il devient alors possible de concevoir l’existence d’un droit réel portant sur les parties du corps humain qui, demeurant extérieures à la personne, ne sont pas sujets de droit. Cf. Arnoux, I., op. cit., 155. 1446 Cf. Arnoux, I., op. cit., 163. 1447 Id., 150-151.
354 En revanche, on serait en plein droit de protéger son corps contre les abus extérieurs, et de s’en sentir pleinement propriétaire, comme avec « l’affaire Moore ». Le principe juridique de l’indisponibilité du corps, qui stipule l’impossible objectivation ou disposition du corps, est la « laïcisation » de la justification chrétienne, selon laquelle le corps appartient à Dieu.1448 Dans ce contexte précis, la vie ne dépend pas du sujet pas plus que la mort. La maîtrise de cela n’appartient pas à l’homme totalement. La personne, sujet de droit institué en son corps, contient une part sacrée qui ne relève pas de son autonomie et dont il ne peut disposer par contrat.1449 En outre, l’idée a été employée aussi par Proudhon, dans son célèbre « Qu’est-ce que la propriété ? » L’homme, disait-il : « a des puissances, des vertus, des capacités ; elles lui ont été confiées par la nature pour vivre, connaître, aimer, il n’en a pas la maîtrise absolue, il n’en est que l’usufruitier, et cet usufruit, il ne peut l’exercer qu’en se conformant aux prescriptions de la nature ».1450 On le voit, sur le plan juridique, la relevance de la symbolique du corps est aussi soulignée, en ce sens qu’on ne peut pas en disposer comme on veut, en dépit de la liberté dévolue à chaque personne. 8.1.2 Sens de l’allégorie du corps chez saint Paul (1 Co 12, 12-26) 8.1.2.1 Contexte d’utilisation de l’allégorie1451 Une réflexion théologique sur l’allégorie du corps ne passe pas outre la doctrine ecclésiologique paulinienne1452, fondée sur la diversité des membres en un seul corps, le corps ecclésial. Il prend en exemple la variété et la solidarité des membres dans le corps humain et en fait l’application à la communauté chrétienne, qui constitue le corps du Christ. 1453 Sous-entendus membres sont ici des hommes qui forment un corps autour du Christ, l’Eglise des baptisés, et non pas au sens premier des membres organiques constitutifs du corps humain. E. Percy l’atteste bien : „Die Gemeinde wird bei Paulus nicht nur mit
1448 L’Eglise catholique se réfère aussi à l’Allocution de Pie XII qui disait e. a. : « L’homme n’est que l’usufruitier, non le possesseur indépendant et le propriétaire de son corps et de tout ce que le créateur lui a donné pour qu’il en use, et cela conformément à la Nature ». Cf. Pie XII, Allocution aux participants du VIII Congrès International des médecins à Rome, 30 septembre 1954, Rel. Hum., t. 1, 1116, cité par Arnoux, I., op. cit., 153. 1449 Cf. Arnoux, I., op. cit., 152. 1450 Proudhon, J., Qu’est-ce que la propriété ? Ou recherche sur le principe du droit et du gouvernement, Paris 1966, 103, cité par Arnoux, I., op. cit., 153. 1451 On définit ici le terme « allégorie » comme une description ou un récit énonçant des réalités familières, concrètes, pour communiquer, de façon métaphorique, une vérité. Cf. Tamine, J. G., L’allégorie corps et âme. Entre personnification et double sens, Aix-en-Provence 2002, 9. 1452 Selon Werner Goossens e.a., saint Paul est non seulement le plus grand missionnaire de l’Eglise, il est aussi le premier et le plus grand théologien qui ait exposé la notion de l’Eglise. Les affirmations explicites de saint Paul au sujet de l’Eglise, corps du Christ, sont contenues dans deux des grandes épîtres (1 Co et Rom) et dans deux des épîtres de la captivité (Col et Ep). Cf. Goossens, W., L’Eglise corps du Christ d’après Saint Paul, Paris 1949, 9 et 13. 1453 Id., 24.
355 einem Leibe verglichen oder selbst als ein Leib bezeichnet, sondern sie wird als der Leib einer bestimmten Person, als Leib Christi, aufgefasst.“1454 Paul est, toutefois, influencé par le monde hellénistique. 1455 L’idée du « Corps du Christ » qu’il développe lui vient, d’une part, des paroles d’institution du repas du Seigneur (1 Co 11, 23-26), où le pain rompu est certes le signe du Corps du Seigneur Jésus livré pour les hommes, mais aussi du « Corps du Christ » présent sur la terre sous la forme de la communauté rassemblée (1 Co 11, 27-34)1456 ; d’autre part, de sa conception de l’amour comme fondement de l’existence chrétienne (1 Co 13, 2). Paul considérait ainsi les croyants comme les éléments d’une unité organique et le corps humain fournit
1454 Percy, E., Der Leib Christi in den paulinischen Homologumena und Antilegomena, Leipzig 1942, 3, cité par Goossens, W., op. cit., 86. 1455 Selon plusieurs sources, Paul se serait référé à la littérature gréco-romaine, où il était effectivement question de la comparaison du corps et de ses membres comme image pour illustrer l’intégration des individus au corps social et au cosmos. Ainsi, par exemple dans un des documents du monde gréco-romain, sur la fable des membres et de l’estomac d’Esope, il est à lire : « L’estomac et les pieds disputaient de leur force. A tout propos les pieds alléguaient qu’ils étaient tellement supérieurs en force qu’ils portaient même l’estomac. A quoi celui-ci répondait : ‘Mais, mes amis, si je ne vous fournissais pas de nourriture, vous-mêmes ne pourriez pas me porter’. Il en va ainsi dans les armées : le nombre, le plus souvent, n’est rien, si les chefs n’excellent pas dans le conseil ». Un autre exemple de source stoïcienne, pour illustrer l’intégration des individus au corps social et au cosmos : « Comme sont les membres du corps dans un organisme unifié, ainsi sont les êtres raisonnables dans des individus distincts ; ils sont faits pour une unique action d’ensemble. Cette pensée te sera davantage présente, si tu te dis souvent à toi-même : ‘Je suis un membre (mélos) de l’ensemble fait des êtres raisonnables’. Si tu te dis que tu en es une partie (méros), c’est que tu n’aimes pas encore les hommes de tout ton cœur ; c’est que tu ne comprends pas encore la joie du bienfait ; c’est que tu y vois seulement une chose convenable, que tu ne fais pas de bien aux hommes comme à un autre toi-même. (Marc-Aurèle, Pensées, VII,13, vers 176 ap. J C.). Cf. www.marseille.catholique.fr (Fiche n°5: Les dons de l’Esprit), 28.02.2009 22:40. Au registre de l’influence helléniste sur saint Paul, il faut citer aussi deux exégètes allemands, dont l’un protestant Schmidt, Tr., Der Leib Christi. Eine Untersuchung zum urchristlichen Gemeindegedanken, Leipzig-Erlangen 1919, l’autre catholique Wikenhauser, A., Die Kirche als der Mystische Leib Christi nach dem Apostel Paulus, Münster 1937. Chez Schmidt, il est à lire : „Dass…Paulus wirklich von dem hellenistischen Bilde beeinflusst ist, zeigt sich deutlich bei der genaueren Betrachtung der einzelnen Stellen. Denn nicht nur der Grundgedanke, dass die vielen Glieder des Leibes eine Einheit bilden, ist derselbe; auch die Einzelheiten der Ausführung stimmen oft auffällig überein. Das zeigt sich vor allem bei der längeren Ausmalung des Bildes I Kor., XII, 14 ff. Wenn Paulus hier ausführt, dass der Leib eine gegliederte Einheit ist (v. 14-20), dass die Einzelnen Glieder auf einander angewiesen sind und das jedes seinen Wert hat (v. 21-25), so sind alle diese Gedanken im Gedankenkreise des Hellenismus nicht nur möglich, sondern auch in seiner Literatur wirklich nachweisbar. Speziell die Aussage von v. 26, dass alle Glieder mit einander leiden (συμπάσχει) und sich freuen, entspricht genau dem stoischen Gedanken der συμπάθεια“, 132-133. 1456 Cf. Vouga, Fr., Une théologie du Nouveau Testament, Genève 2001, 353.
356 une parfaite image d’une diversité enracinée dans l’unité.1457 L’Eglise, qui réunit en son sein les baptisés en un corps, est la présence physique du Christ dans le monde, dans la mesure où elle prolonge son ministère. En effet, Paul est à situer dans un contexte polémique avec ses contemporains de Corinthe et de Rome. Il met, en fait, ses interlocuteurs en garde contre le risque de se désolidariser entre eux, en vertu des charismes diversifiés qui devraient, en principe, non pas désunir mais unir.1458 Ainsi, dit-il : « Aussi bien est-ce en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés en un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul Esprit » (1 Co 12, 13). La formule d’unité : « soit Juifs, soit Grecs, soit esclaves, soit libres » manifeste que l’appartenance à l’unique corps du Christ transcende toutes les différences d’origine : religieuses, culturelles, sociologiques. C’est un leitmotiv qui accompagne naturellement les formules baptismales (Ga 3, 27-28 ; Col 3, 9b-11). Les différences sociologiques ne sont pas supprimées mais elles sont complètement relativisées dans l’appartenance au corps du Christ. Or, la tendance contre laquelle Paul met en garde les Corinthiens de se prévaloir de dons particulièrement remarquables de l’Esprit comme ceux de la connaissance, de la prophétie ou du parler en langues (1 Co 12, 13b-14 ; 40) a la propriété de réintroduire dans la communauté nouvelle les clivages dus à la définition des personnes à partir de leurs qualités.1459 François Vouga stigmatise ce risque de désintégration communautaire comme suit : « La réintroduction des hiérarchies anciennes n’est que le corollaire d’un autre phénomène subtil qui veut qu’en s’affirmant comme un être d’exception, la subjectivité individuelle se coupe de ce qui la fonde et l’individu s’isole dans une conscience de soi élitaire qui n’est autre que le désespoir. »1460 Paul continue en développant longuement l’allégorie du corps et des membres, en insistant sur la totale solidarité de toutes les fonctions, celles réputées les plus humbles comme celles réputées les plus éminentes ; la règle suprême qu’il fixe aussitôt après, c’est l’amour, avec sa visée d’édification communautaire (Cf. chapitres 13 et 14 de la première épître aux Corinthiens). L’image du corps
1457 Notons ici que la comparaison d’une société avec un corps était fréquente à l’époque hellénistique, comme il en est d’ailleurs le cas dans plusieurs autres traditions. Mais saint Paul fut évidemment influencé par le monde grec. Un corps frappe par la coexistence indispensable de deux aspects : la multiplicité et la diversité des organes ou des membres d’une part, leur solidarité et l’unité de l’ensemble d’autre part. La coexistence de ces aspects se retrouve et doit se retrouver nécessairement dans une société bien organisée. Cf. Goossens, W., op. cit., 47. Werner Goossens remonte même dans l’Antiquité, chez Platon et Aristote, où la comparaison entre une société et l’organisme humain était courante dans leur philosophie. La philosophie hellénistique reprend cette conception et, conformément à sa tendance cosmopolite, elle l’applique à l’humanité tout entière, voire au cosmos qui comprend les hommes et les dieux. La comparaison y acquiert son expression classique et est proposée surtout par les stoïciens. Id., 80-81. 1458 Cf. Chevallier, M.-A., Souffle de Dieu : Le Saint-Esprit dans le Nouveau Testament, Paris 1990, 337. 1459 Cf. Vouga, Fr., op. cit., 353. 1460 Ibid.
357 va lui être utile pour faire apparaître la solidarité de tous les baptisés, compte tenu des dispensations individuelles qui sont imparties par l’Esprit. Selon Jacques Schlosser, Paul en disant au v. 27 que « Vous êtes un corps, celui du Christ », il voulait souligner deux aspects à la fois. Premièrement, dans la ligne du topos hellénistique, il aura tenu à mettre l’accent sur la solidarité (vous êtes un corps). Deuxièmement, selon un point de vue plus théologique et plus ontologique, il aura cherché à insister sur l’enracinement du corps ecclésial dans le Christ lui-même.1461 En somme, l’expression sôma Christou signifie à la fois que l’Eglise est corps (point de vue parénétique de la solidarité) et qu’elle est le corps du Christ (point de vue théologique et ontologique).1462 La communauté est constituée, une et diverse, par intégration à une réalité qui la précède, à savoir le corps personnel du Christ. L’apôtre use la même image plus tard pour les Romains. Une Eglise que Paul connaît mal et où il souhaite voir reconnue l’authenticité de son apostolat. (Cf. Rm 12, 3-5)1463 Il élargit, cette fois-là, l’application du terme à des services qui ne sont plus explicitement cultuels, comme l’entraide fraternelle (Rm 12, 8), mais demeurant dans la même perspective, car le culte englobe toute la vie quotidienne (Rm 12, 1). En plus, la réalité de la création nouvelle de la personne comme subjectivité individuelle et responsable se vérifie dans la vie communautaire. Paul accorde une importance particulière à l’édification communautaire.1464 C’est une mise au point sur la diversité, la multiplicité, la gratuité des dons de Dieu communiqués par son Souffle.1465 Donc, lorsque Paul emploie le mot « membre » (μελη), c’est dans une triple perspective : pour parler, tout d’abord, des membres de notre corps individuel, et de la façon dont nous devons en user (Cf. Col 3, 5 ; Rm 6, 13.19) ; pour nommer, ensuite, notre appartenance au corps du Christ qui fait de nous ses membres (Cf. 1 Co 6, 15 ; Ep 5, 30) ; pour évoquer, enfin, le lien des chrétiens entre eux, en tant qu’ils sont membres les uns des autres dans l’unité du corps du Christ (Ep 4, 25 ; Rm 12, 5).1466 Ce constat implique trois remarques importantes, quant à l’approche que l’homme fait de son propre corps et à l’usage qu’il en fait.1467
1461 Cf. Schlosser, J., Le corps en 1 Cor 12, 12-31, in : Guénel, V. (dir.), Le corps et le corps du Christ dans la première épître aux Corinthiens, (Lectio Divina 114), Paris 1983, 109. Cf. aussi Benoît, P., Exégèse et Théologie, II, Paris 1961, 119s. 1462 Ibid. 1463 Max-Alain Chevallier en fait la traduction suivante: « Je dis, au nom de la grâce (Charis) qui m’a été donnée, à chacun d’entre vous, de ne pas déraisonner en dépassant ce qui est raisonnable, mais d’être assez raisonnable pour garder raison, selon la mesure de foi que Dieu a impartie à chacun. De même que, dans un seul corps, nous avons de nombreux membres et que ces membres n’ont pas tous la même fonction, de même nombreux [comme nous sommes], nous sommes un seul corps en Christ et individuellement membres les uns des autres », Cf. Vouga, Fr., op. cit., 353. 1464 Id., 332. 1465 Id., 337. 1466 Cf. Chrétien, J.-L., Symbolique du corps. La tradition chrétienne du Cantique des Cantiques, Paris 2005, 46-47. 1467 On se réfère ici textuellement à Jean Louis Chrétien, op. cit., 47.
358 La première est que notre corps, qui est l’unité en acte de multiples membres, peut devenir membre d’un corps supérieur auquel il s’intègre, sans pour autant cesser d’être ce qu’il était, ce qui ne signifie pas que son économie demeure la même. A l’aide de son corps, l’homme peut être plus, atteindre des dimensions supérieures au seul fait corporel. La seconde est que l’incorporation au Christ par le baptême implique une double relation corporelle, dont l’une ou l’autre peut être plus ou moins accentuée dans tel ou tel passage, mais qui sont toujours toutes deux présentes et inséparables : la relation de notre corps devenu membre au Christ comme à sa tête, la relation de notre corps comme membre aux autres corps comme membres. De la deuxième relation est issue celle aux autres êtres de la nature. La troisième remarque, enfin, est que ces membres que nous avons, ou ces membres que nous sommes, ne sont jamais considérés en eux-mêmes de façon statique, comme s’ils étaient offerts au regard, mais toujours dans leur usage et dans leur fonction, dans ce qu’ils opèrent et œuvrent de bon et de mauvais, de libre ou de servile, de juste ou d’injuste, et que cet usage des membres, par ailleurs, n’est pas l’exercice neutre et comme automatique de leur destination, comme l’est de voir pour l’œil, mais résulte de notre décision et de ce que nous faisons de nous-mêmes, ou, pour parler plus rigoureusement, est le lieu de la décision que nous faisons de nous-mêmes. En d’autres mots, je suis ce que je fais de mon corps, ou avec lui, et à la manière dont j’en use, comme la fin à laquelle je le fais servir détermine celui que je deviens. Tout de moi est incarnation, intégration, ipséité, relation. D’où, le corps humain est le lieu de ma liberté ou de mon esclavage.1468 8.1.2.2 Message de l’allégorie du corps L’intention n’est pas de faire une exégèse biblique du texte allégorique lui-même.1469 On veut plutôt mentionner quelques éléments pivots que le texte contient et véhicule. Comme toute allégorie, celle du corps a sa pertinence. Il y a dans le corps la maxime des relations. Il n’y a pas de corps sans diversité. De cette allégorie, des lecteurs ne retiennent bien souvent qu’un appel à l’unité. En réalité, la diversité est présentée comme aussi nécessaire que l’unité. La diversité, comme les versets 14-17 stipulent, c’est accepter d’être différent, sans se croire supérieur, ni sans chercher à s’identifier à tel ou tel autre membre jugé supérieur. Les images de cette petite section vont de bas en haut, du moins digne au plus digne : le pied voudrait être la main, l’oreille voudrait être l’œil. Allusion à ces Corinthiens qui ne voudraient être du corps qu’à la condition d’y tenir une place excellente.1470 En sus, dire que dans l’allégorie du corps il y a la maxime des relations, signifie aussi interdépendance (v.18-26). Il n’y a pas de corps sans diversité, mais il n’y a non plus de corps sans organisation et sans unité. Selon la mentalité du temps, Paul attribue cette organisation à Dieu directement, en toute liberté (v.18). Mais il pense aussi à l’Eglise. Cette fois, les images vont dans le sens inverse : des membres supérieurs aux membres inférieurs, dans un mépris affiché des premiers rôles pour les seconds. Paul réagit en disant que les membres dits supérieurs ne peuvent se passer des autres : l’œil de la main,
1468 Ibid. 1469 Pour une exégèse de la péricope, lire e.a. Schlosser, J., op. cit., 97-110. 1470 Cf. Fiche n°5: « Les dons de l’Esprit » sur www.marseille.catholique.fr (28.02.2009 22:38).
359 la tête des pieds. Bien plus, les membres « jugés les plus faibles » - encore une allusion aux jugements humains dans la communauté – sont nécessaires. On ne dit pas « tolérables ».1471 Les deux fois où l’initiative divine à l’égard du corps est expressément mentionnée expriment l’une sa liberté (contre le monopole, v.18), l’autre son attention aux plus faibles (contre le mépris, v.24). Non seulement tous sont différents, mais tous sont nécessaires, même les plus faibles, non seulement ce qui serait source d’infériorité est compensé, de sorte qu’il n’y ait pas de « déchirure », mais il y a positivement « le même souci mutuel » (v.25). L’interdépendance devient une communion. Les verbes « souffrir-avec », « être glorifié-avec » sont choisis en fonction du mystère pascal auquel communient tous les membres du corps, non seulement avec le Christ, mais aussi et, de ce fait, entre eux et avec le reste de la création. 1472 Il faut insister sur le fait que cette communion de membres (ici croyants) au Christ est plus que l’idée d’une simple union morale au Christ ; il y a bien plus que l’union des sentiments, que l’accord des volontés. Il y a le fait que, pour vivre de la vie de fils de Dieu, on reçoit constamment l’Esprit du Christ, dont il vit luimême en son humanité et qu’il communique à ses membres. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la formule conclusive de l’allégorie : « Vous êtes, vous, le corps du Christ, et membres chacun pour sa part » (v.27). On n’est pas seulement comparable à un corps. On est réellement un corps, un corps dans lequel se laisse voir et agir le Christ, et, en ce sens, corps du Christ. N’est-ce pas aussi dans ce sens qu’il faut comprendre des assertions pauliniennes comme : « Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ? » (1 Co 6, 15), ou « ne savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint Esprit, qui est en vous et que vous tenez de Dieu ? » (1 Co 6, 19 ; 1 Co 3, 16), ou « ne contristez pas l’Esprit Saint de Dieu, qui vous a marqués de son sceau pour le jour de la rédemption » (Ep 4, 30), ou « nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ, étant, chacun pour sa part, membres les uns des autres » (Rm 12, 5). Une communauté croyante décrite comme corps est une libération et non une aliénation. Faut-il noter aussi ici que dans l’anthropologie paulinienne, le « corps » ne se confond pas avec la « chair ». Le « corps » est la personne en tant qu’elle est insérée dans l’histoire, la communauté, la durée. La « chair » désigne l’homme tout entier mais considéré dans sa faiblesse, ou bien il s’agit de ce qui est propension au péché. Le message essentiel que Paul formule à partir de la métaphore du corps (1 Co 12, 131), on peut le résumer en trois moments. Premièrement, la communauté est le corps du Christ et ses divers membres appartiennent organiquement les uns aux autres (1 Co 12, 12-26). Cette vision de la vie communautaire a comme implications logiques son universalisme et son pluralisme. Deuxièmement, par le baptême, chaque personne est pleinement et inconditionnellement intégrée au corps comme l’un de ses membres égaux et nécessaires pour l’ensemble. Troisièmement, le bon fonctionnement de l’unité du corps présuppose la diversité de ses membres.1473
1471 Ibid. 1472 Ibid. 1473 Cf. Vouga, Fr., op. cit., 353.
360 De ce qui précède, il en résulte trois affirmations fondamentales : l’Esprit est décidément contre les monopoles ; l’uniformisme n’est pas de mise ; l’unité est dans la diversité. C’est dire qu’il n’y a pas de corps sans diversité ; il y a, à l’origine, un même Esprit qui distribue et répartit ses dons à chacun comme il l’entend, mais toujours pour le bien commun. Encore qu’il ne faut pas parler seulement de « dons », mais aussi de « services » et de « mises à l’action », car, à vrai dire, on ne parle bien de dons de l’Esprit, que s’ils mettent au service du Seigneur et du prochain pour coopérer à l’œuvre de Dieu. Dès lors, il n’est pas étonnant que Paul en vienne à la comparaison du corps pour rendre compte simultanément de la diversité et de l’unité. Une telle communauté définie par son universalisme et son pluralisme, constitue une société ouverte fondant l’idéal des sociétés démocratiques modernes. Car, ce qui est vrai des individus est vrai des nations. Les analyses de la situation économique et sociale du monde obligent à reconnaître à quel point les hommes sont solidairement les membres d’un vaste corps malgré les différences trop souvent exacerbées par les conflits d’intérêts et par les préjugés raciaux, nationalistes ou tribaux. Le domaine principal de la vie quotidienne dans lequel l’universalisme pluraliste joue un rôle déterminant est donc celui des rapports entre les hommes, caractérisés fondamentalement par une liberté et une responsabilité symétriques (1 Co 7, 2-16).1474 En tout, l’on dirait avec l’exégète Jacques Schlosser, que le corps est ici métaphore sociale,1475 traduisant complémentarité, solidarité entre les membres d’une société. Pour mettre un point au message de l’allégorie, on affirmerait que chaque homme qui ne cesse d’y méditer et essaie de la faire passer dans sa vie, ne s’expose pas à se laisser égarer par le rationalisme teinté d’un consumérisme pur ou l’individualisme. Il réalisera de mieux en mieux ces deux aspects du christianisme authentique : son caractère surnaturel et son caractère social. Conscient d’être un membre du corps du Christ, il se rendra compte de son union vitale avec le Christ, avec ses frères dans le Christ et avec la nature entière. 8.1.2.3 Amour envers son corps, amour envers les autres êtres Sur le plan éthique, le sens profond qui découle du soin que l’on porte à son corps se traduit par l’amour de soi et des autres êtres. Lorsqu’on parle couramment de l’amour ou de la charité, c’est pour aimer Dieu et le prochain. Une réflexion sur l’amour envers soimême semble alors, a priori, superflue. Que le corps soit bon et digne de soin et de respect, seuls les manichéens le nient. Un chrétien ne peut pas accepter le mépris des réalités corporelles. Et s’il faut paraphraser ici saint Augustin, l’on dira qu’il y a quatre choses à aimer : une qui est au-dessus de nous (Dieu), une autre qui est nous-mêmes, une troisième qui est à côté de nous (le prochain et la nature environnante), une quatrième au-dessous de nous (notre propre corps).1476 Saint Thomas d’Aquin, de son côté, l’affirme aussi : « Quoique notre corps ne puisse pas jouir de Dieu en le connaissant et en l’aimant, pourtant c’est par les œuvres que nous accomplissons au moyen du corps que nous pouvons parvenir à la parfaite jouissance de Dieu. C’est pourquoi de la jouissance de l’âme rejaillit aussi dans le corps une certaine
1474 Id., 355. 1475 Cf. Schlosser, J., op. cit., 99. 1476 Cf. Augustin, De la doctrine chrétienne, I, 23, cité par Sentis, L., op. cit., 260.
361 béatitude, à savoir une certaine force de santé et d’incorruptibilité comme le dit Augustin. Dès lors, puisque le corps participe d’une certaine manière à la béatitude, il peut être aimé d’un amour de charité. »1477 Cette manière de placer l’amour envers soi-même avant la charité envers le prochain étonne et heurte peut-être la sensibilité contemporaine. Pourtant, il s’agit là d’une intuition qui, si elle est bien comprise, se révèle fort précieuse. Il est bien possible que la charité envers soi-même, bien distinguée de l’amour égoïste de soi, non seulement ne s’oppose pas à l’amour du prochain, mais soit nécessaire pour que celui-ci devienne un authentique amour de charité. En d’autres termes, la façon dont on prend soin de son corps, puisqu’on lui veut toujours du bien, permettrait d’appliquer ce même effort d’amour sur les autres êtres. Ainsi, rejoindrait-on, en quelque sorte, la fameuse règle d’or : ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, ne le fais pas non plus à autrui. Positivement dit, comme tu veux que ton corps soit toujours en bonne santé et se développe, réalise ce même vouloir sur le reste des êtres qui t’entourent. De son propre amour, on a comme un tremplin pour aimer Dieu, le prochain et le reste de la nature. Ces trois sont des dimensions indivisibles du même amour, quand bien même on les sépare pour des raisons de compréhension et de discussion, comme il en est de toute analyse. « Leur indivisibilité devient évidente aujourd’hui si quelqu’un demande, par exemple, quel genre d’amour pour le prochain se manifesterait dans une attitude rapace et cupide envers la terre, ses ressources et ses espèces. Peut-on dire de quelqu’un qu’il aime Dieu et son semblable s’il traite la création de Dieu et l’habitat de son prochain sans respect ? La question devient encore plus lourde de sens si nous le demandons en sachant (et nous le savons sûrement !) que le prochain en question renvoie à une communauté globale et aux générations à venir qui hériteront de la biosphère telle que nous la leur auront laissée. »1478 Cet amour de soi, comme lieu de réflexion (ici du verbe refléter) d’autres types d’amour, est bien loin d’être confondu à l’égoïsme. L’égoïste est celui qui se préoccupe de ne satisfaire que ses désirs et s’arrêter à cela. Il donne, dans ce sens, seulement l’impression de s’aimer lui-même, mais en réalité il se ferme sur lui-même. Là, il se laisse dominer par les convoitises charnelles. Loin de trouver son unité et unifier sa personne au grand ensemble, il risque de se disloquer intérieurement. La question peut se poser autrement. Peut-on aimer Dieu, autrui ou d’autres êtres sans s’aimer soi-même ? Il est connu que les chrétiens sont en général alertés sur le caractère suspect d’un amour de Dieu qui ne se traduirait pas dans un amour effectif pour le prochain. L’enseignement de saint Jean à ce propos est éclairant : « Celui qui dit ‘j’aime Dieu’ et qui n’aime pas son frère est un menteur » (1 Jn 4, 20). Mais peut-être n’ose-t-on pas assez les alerter sur l’impossibilité d’un véritable amour du prochain lorsqu’on n’est pas soi-même suffisamment heureux. Une affirmation forte et ambitieuse, mais un danger permanent. Pour citer un exemple un peu banal, on entend souvent dire : Comment puisje aider quelqu’un si moi-même je n’en ai pas le moyen ou la capacité ? Ou encore, comment puis-je donner à quelqu’un un bien que moi-même je ne possède pas ? Dans la même logique, ne pourrait-on pas aussi se demander : Comment puis-je aimer quelqu’un si je hais mon propre corps ?
1477 S. Th., IIa IIae q25 a5 ad 2um, cité par Sentis, L., op. cit., 276. 1478 Hall, J. D., op. cit., 210.
362 Il est important de souligner la priorité de la charité envers soi-même sur la charité envers le prochain, sans forcément un arrière-fond égoïste. Car, – et c’est réaliste –, tant que l’homme n’a pas trouvé ne fût-ce qu’un bonheur minimum, il n’est pas possible que l’amour qu’il exprime à son prochain ne soit pas au service de ce désir de bonheur. Certains l’avouent crûment, c’est eux-mêmes, leur propre satisfaction qu’ils recherchent dans une vie conjugale et familiale, dans telle ou telle démarche caritative, apostolique, sociale ou politique. Ils ont au moins le mérite de la lucidité. 1479 Mais il est clair que leur relation avec le prochain manque de ce désintéressement qui caractérise l’amitié et la charité. Là, on croit se mettre au service de son prochain alors qu’en réalité on se recherche soimême : « On aide le prochain de façon soi-disant désintéressée pour satisfaire un certain désir de perfection et trouver dans cette satisfaction le bonheur que nul ne peut se dispenser de chercher. L’amour commence alors à être vraiment à charge de celui qui est aimé. Celui-ci non seulement doit supporter les avances de celui qui aime, mais encore est enfermé par celui-ci dans le chantage à la reconnaissance : ‘Après tout ce que j’ai fait pour toi !’ L’amour soi-disant désintéressé apparaît alors comme une des ruses les plus perverses de l’égoïsme. »1480 Une telle propension est évidemment à purifier, car l’amour de soi devra être le point de départ pour l’amour du prochain ; non pas un amour de soi bouclé, mais tendu vers. Par ailleurs, il reste tout à la fois aussi vrai que pratiquer l’amour de la charité ne supprime pas les souffrances corporelles et psychologiques, autant que même la participation au bien divin, ou l’amour pour Dieu peut rencontrer quelque obstacle. Mais la joie et la paix qui découlent de la pratique d’amour aident à supporter le poids des souffrances qui s’invitent dans le corps et dans le parcours de la vie de chaque homme. Se référant à Jésus, l’on dirait que le salut qu’il apporte à l’humanité vient, non d’un poids de souffrance qui aurait été nécessaire pour son salut, mais de la charité avec laquelle le Christ a accepté cette souffrance à laquelle le conduisait la fidélité à la mission reçue du Père. Ce sont précisément la joie et la paix issues de cette charité qui ont permis au Christ de supporter avec douceur et patience une si grande torture. 1481 Dans cette perspective, la pratique de l’amour du prochain est possible, même si on est soi-même moins heureux ou souffrant. La souffrance, comme telle, n’est pas incompatible avec la charité, elle n’est pas incompatible avec une paix intérieure et une joie spirituelle. On peut aimer de façon désintéressée, même quand on souffre, pour autant que cette pratique procure le minimum de paix et de joie. Toutefois, une thèse importante se déduit de ce qui précède : comme on soigne le corps, on se soucie de lui, on le met continuellement en équilibre, pense-t-on que l’homme doit se conduire face à son environnement, comme il se conduit avec son corps. Il devra penser constamment dans son action environnementale, à la façon dont il se comporte face à son corps. « Tout avec tempérance ». Naturellement, on fait ici abstraction des attitudes extrêmes que certaines personnes infligent à leur propre corps. Le devoir moral permanent est donc celui de toujours garder à l’esprit la manière dont le souci de soi peut être mis en résonance avec le soin de l’environnement.
1479 Cf. Sentis, L., op. cit., 263. 1480 Ibid. 1481 Id., 265.
363 Pour le dire avec saint Thomas d’Aquin, il importe, enfin de compte, de distinguer l’amour de convoitise, dont l’objet est le bien voulu, et l’amour d’amitié, dont l’objet est celui (soi-même ou autrui) pour qui l’on veut ce bien. 1482 Qu’une telle réflexion soit indispensable aujourd’hui, cela apparaît clairement si l’on songe que, selon l’apôtre Paul, ce n’est jamais un acte extérieur comme une aumône 1483 ou une prédication qui suffit pour qu’un acte soit un acte de charité. Un acte qui, extérieurement, semble être un acte de charité peut être accompli sans charité. Certains donnent de l’argent à un pauvre sans que ce don soit porté par un authentique amour de charité. Mais la sensibilité moderne ne voit pas spontanément les choses de cette façon. Beaucoup de contemporains s’attachent surtout à l’action concrète. Un signe en est l’extraordinaire développement des œuvres humanitaires, dont les organisations non-gouvernementales de développement (ONGD) et, dans la vie ecclésiale, ce que l’on appelle les mouvements caritatifs. Ici, il s’agit plus fondamentalement du lien qui se crée entre les hommes en communauté. Ce lien d’amour qui prend sa source en Dieu, qui s’enracine et se fortifie en soimême, et qui se transmet aux hommes et aux autres êtres. Cette chaîne de connexion, qui s’établit entre les êtres, qui fonde la destinée de la pratique de l’amour ou de la charité. Cette communauté de destin suscite un lien spirituel et ce lien incite, par la suite, à vouloir pour son prochain tel ou tel bien corporel ou spirituel. L’expression lien de charité1484 est donc décisive. Ce lien de charité a la primauté sur l’acte de charité proprement dit. Il est un lien imprimé dans chaque homme, à telle enseigne qu’il est d’un autre ordre que les liens d’amitié fondés sur la parenté, la citoyenneté, le compagnonnage, etc. Pour le dire à la manière augustinienne, le lien de charité relie tous les hommes dans la mesure où tout homme, selon sa nature, est appelé à faire partie avec les autres hommes de la même cité céleste. Deux niveaux où l’homme déploie son existence. L’homme développe son humanité par l’appartenance à une communauté terrestre, mais il est aussi destiné à vivre dans une communauté nouvelle et éternelle, celle que Dieu rassemble autour de son fils JésusChrist.1485 Un autre aspect pratique qui découlerait de ce genre d’amour ou lien de charité, c’est qu’il aiderait à résister à une double tentation inhérente à l’être humain : la tentation de dominer et celle de dissoudre le moi.1486 Contre la tentation de dominer, l’amour biblique
1482 Au sujet de cette analyse, voire S. Th., Ia IIae q26 a4, cité par Sentis, L., op. cit., 267. Thomas d’Aquin reprend la distinction entre amour d’amitié et amour de convoitise à travers la distinction entre l’objet et l’acte de la charité. Quand il dit qu’autrui est objet de charité, il envisage non ce que l’on fait pour autrui, mais ce lien que la charité établit avec autrui. 1483 On apprend, grâce à Laurent Sentis, qu’au Moyen Âge, l’aumône ne consistait pas uniquement à donner de l’argent. Sous ce nom étaient regroupées la plupart des œuvres de charité. On dénombrait sept aumônes corporelles : donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, exercer l’hospitalité, visiter les infirmes, racheter les captifs, ensevelir les morts. Mais il y avait aussi sept aumônes spirituelles : instruire l’ignorance, conseiller l’incertitude, consoler la tristesse, corriger les écarts, pardonner les offenses, supporter les défauts, prier pour tous. Id., 275. 1484 Sentis, L., op. cit., 268. 1485 Id., 277. 1486 Cf. Hall, J. D., op. cit., 249.
364 maintient un sens rigoureux de la réciprocité, de la solidarité, de la participation à la vie de l’autre ; contre la tentation de perdre le moi par l’absorption dans l’autre, cet amour insiste sur l’inviolabilité, le mystère et la transcendance de l’autre. Un amour compris dans ce sens, donc débarrassé de tous ces extrêmes, est la catégorie relationnelle par excellence. Car de toute évidence, cela n’a aucun sens de parler de l’amour en dehors de la proximité, de la mutualité, de la participation ; mais il est tout aussi évident – quoique obscurci par la pratique – qu’on ne peut parler de relation sans que le principe de la transcendance soit maintenu.1487 « L’amour présuppose que l’autre est vraiment autre, qu’il n’est pas seulement une extension de mon être, et ainsi qu’il n’est jamais ‘mien’. L’amour ne cherche ni à utiliser l’autre ni à être englouti dans l’autre. Il confirme et évoque la singularité, l’unicité et l’ineffabilité de l’autre. Dans l’amour, l’autre devient vraiment un ‘Tu’, me rendant capable de devenir un ‘Je’ ».1488 Cette forme d’amour de source biblique suggère donc des lignes de conduite éthique qui insistent sur l’égalité de valeur tout en reconnaissant la diversité des dons et des fonctions. « Elle rejette toute forme de servitude tout en commandant à chacun de servir l’autre librement. Elle fournit la base ontique à la réciprocité de l’être entre les personnes en maintenant en tension la solidarité communautaire et le respect de l’individualité ».1489
8.2 Nouvelle compréhension de l’homme, image de Dieu 8.2.1 Préliminaire 8.2.1.1 Portrait de l’homme moderne Au long du parcours on a déjà pu caractériser le type d’homme moderne, créé à l’image de la science et de la technique. On ici note quelques aspects généraux du même type d’homme, puisqu’il s’agit maintenant de l’opposer à l’homme créé à l’image de Dieu. Dans la citation suivante, l’image du « héros nietzschéen » reflète, quelque peu, le portrait de l’homme moderne ballotté. Mais, le véritable héros s’y retrouve également. « Selon Nietzsche (La volonté de puissance), l’homme est devenu pour lui-même une ‘cause de souffrance, dans l’exacte mesure où il n’inspire plus la crainte’. La conscience, en effet, en tant qu’elle renonce à l’héroïsme et qu’elle ignore tout aussi bien comment s’élever à
1487 Ibid. 1488 Id., 250. 1489 Id., 251. Dans ce même registre de réciprocité humaine, John Douglas se pose une question actuelle et tout à fait légitime. Il dit : « Aujourd’hui, par exemple, une grave question qui se pose à tout le genre humain est de savoir comment soutenir les deux buts souhaitables que sont, d’une part, la réalisation d’une forme de civilisation globale plus juste et plus paisible et, d’autre part, la préservation, au double plan national et régional, des cultures, des langues et des coutumes qui sont précieuses pour leurs détenteurs. Mais comment une civilisation globale peut-elle se réaliser sans diminuer la qualité de vie humaine ? Doit-elle le faire par l’application de la théorie du ‘melting-pot’, dans laquelle chaque Etat ou tribu est sacrifié à la plus grande unité de l’ensemble ? »
365 la divinité, ne saurait s’éprouver qu’à travers la douleur, la défaite, la déroute et l’effritement de toute conviction. (…) D’une certaine façon, la douleur et la souffrance font partie de notre vie réelle. C’est pourquoi, les véritables héros ne sont pas ceux qui croient pouvoir se tenir à distance de la réalité, mais ceux qui l’acceptent et qui, même à travers la douleur, s’approchent, sans jamais le dévoiler complètement, au secret de leur existence. Le héros nietzschéen, en revanche, n’est rien d’autre qu’un homme-machine, un pauvre héros qui, dans la perfection de sa biologie, quitte à jamais la richesse de la vie. ‘L’homme-machine – Je l’ai rencontré. Une tristesse étrange émanait de lui, un pâle ennui désertique. Il portait sur son visage le reflet de la mort, mais d’une mort sans mystère. – Dis-moi ton secret, lui ai-je crié, toi qui ressembles à l’incarnation de l’irréparable. Un crissement infernal a traversé sa voix morte. – Le secret qui me dévore, c’est précisément de n’avoir plus de secret. »1490 En fait, dans une société, qui valorise exclusivement la performance et où le corps n’a pas le droit d’exprimer une quelconque faiblesse 1491 qui, si elle survient, est corrigée instantanément par des « tranquillisants thérapeutiques » de toute sorte, il y a lieu de se demander si le corps en soi peut encore parler à son propriétaire, comme on l’a exposé dans le point précédent. Car, le corps détient une sagesse particulière, le privilège de donner la parole aux désirs et aux besoins les plus secrets et les plus vrais à l’homme, à condition de l’écouter. Alors, le corps humain est-il simplement un corps-objet ou aussi et surtout corps-sujet ? Autrement dit, quel type d’homme est-on, comment se comprend-il de nos jours ? A en croire les analyses historiques de plusieurs auteurs, le dualisme métaphysique cartésien est à la base de la transformation et de la réduction du corps humain à une machine tout à fait comparable aux horloges, et aux fontaines artificielles. 1492 Pour Descartes, il existe entre l’âme et le corps une véritable distinction ontologique : l’âme et le corps sont pour lui deux substances distinctes dont les attributs principaux, la pensée pour l’âme et l’extension pour le corps, peuvent se concevoir l’un sans l’autre. « Le corps, finalement, n’est qu’une extension sans aucune valeur intrinsèque, une matérialité brute, une res extensa qui se donne à voir, mais qui en même temps ne peut parler que lorsqu’elle est sollicitée par la conscience qui l’analyse. La philosophie de Descartes peut alors être vue comme un véritable écho de l’acte anatomique. »1493 Le corps apparaît alors de plus en plus comme une machine de « fonctionnalités » qu’il faut conformer à un ensemble de normes biologiques établies par les chercheurs. Se conformer à ces normes signifie se soumettre à de multiples technologies, que celles-ci soient représentées par des machines, des substances chimiques ou des régimes comportementaux comme les modes de vie sains soutenus par des technologies sociales. 1494 Ces
1490 Marzano, P., op. cit., 2-3. 1491 Cf. Moltmann, J., Dieu dans la création, Paris 1988, 314. Cf. aussi Wulf, D. K.- Chr., Die Wiederkehr des Körpers, Frankfurt a. M. 1982, 16. Wulf parle notamment des mythes modernes du dépassement de la mort et du sexe. 1492 Marzano, P., op. cit., 7. 1493 Ibid. 1494 Cf. Saillant, F., « Corporéité, dépendance et maladie chronique », in : Csepregi, G., op. cit., 23.
366 quelques éléments décrits caractérisent quelque peu le portrait de l’homme moderne. La souffrance, la déchéance physique, l’échec sont ressentis comme ne devant pas être de mise. Seuls, le succès, la performance à tout prix font l’homme. Il faut tout faire même s’il y a des risques ! Ici, le problème éthique n’est pas tant lié au risque, ni à l’espérance d’un futur où il y aura possibilité d’un remède pour chaque souffrance. Le véritable problème est plutôt celui du respect des différences et du respect de ceux qui vivent avec leurs différences. Car, la tentation est grande d’écarter le « corps étranger » sur ma route, lequel m’empêche d’être heureux, ou dont on n’a pas la même vision. C’est serait, penset-on, une erreur moderne grave de confondre le désir d’éviter la souffrance avec le désir d’uniformisation à tout prix ; le désir de bonheur, avec la négation même de la réalité humaine.1495 8.2.1.2 Correctif du portrait de l’homme moderne Quelques philosophes phénoménologues se sont attelés à corriger l’image de l’hommemachine.1496 Le corps de l’homme n’est pas uniquement un objet physique. Il est surtout et d’abord ce qui permet d’être au monde, de s’exprimer et de communiquer avec les autres êtres. L’homme est un être tendu vers, selon l’expression husserlienne. « Il est, en un sens, une ‘institution symbolique’ qui lie l’objectivité du corps physique à la subjectivité du corps propre ; il est toujours un ‘corps physique’ (Körper) qui apparaît comme un dispositif organique complexe, un système en équilibre d’organes liés les uns aux autres dans ce même équilibre ; mais il est aussi un ‘corps propre’ (Leib), un lieu d’interrogation existentielle, une réalité en équilibre entre l’énigme magique de la vie et la cruelle souffrance de la mort. C’est pourquoi, dans le corps humain il y a toujours quelque chose qui excède le corps-objet, qui tend à s’en échapper, et par rapport à quoi la simple matérialité paraîtra toujours plus ou moins limitée, d’une manière ou d’une autre. »1497 Il y a des moments d’identification complète au corps, mais il y a aussi des moments d’altérité. Le corps est justement ce par quoi on existe, se distingue d’autrui, et ce par quoi est rendu possible l’altérité. Une telle acception du corps humain implique alors que l’autolimitation, l’interdépendance (ou encore l’altérité), la faiblesse, la maladie, l’échec, l’abnégation appartiennent à sa structure d’être. Ces limites humaines ne signifient pas faillite de l’homme. Par conséquent, face à la douleur existentielle, la réaction la plus immédiate, traduite par le désir de quitter le corps pour ne plus souffrir, est quelque peu superflue. Ou vouloir combattre la matérialité du corps, en ne visant que la performance (ou le succès) à tout prix, laisse poser question. Car, il paraît clairement, par un tel comportement, que l’on n’assume pas son corps. On a du mal à s’accepter comme corps. Ainsi, est-on amené à poser fréquemment des actions dans le temps et non dans la durée,
1495 Cf. Marzano, P., op. cit., 16-17. 1496 Cf. Husserl, E., Méditations cartésiennes, Paris 1994 ; Id., Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologiques pures, I-II, Paris 1982-1993 ; MerleauPonty, M., Phénoménologie de la perception, Paris 1945 ; Id., Le Visible et l’Invisible, Paris 1964 ; Id., L’œil et l’Esprit, Paris 1964. 1497 Cf. Marzano, P., op. cit., 8.
367 dans la mesure où on n’analyse pas suffisamment les enjeux que les conséquences de telles actions, soumises au simple assouvissement du désir consumériste, recèlent à long terme. La maladie, le manque, l’insuccès peuvent être aussi de moyens par lesquels on parvient à donner un sens à la vie, ou la corriger. Maria Michela Marzano Parisoli, chercheuse au CNRS à Paris, approfondit davantage la pensée, lorsqu’elle dit, en rapport avec une infirmité : « Une infirmité n’est pas toujours synonyme de malheur et n’empêche pas les gens d’avoir une vie heureuse et pleine. Aujourd’hui, il y a un nombre de plus en plus important de personnes qui vivent bien leur infirmité et leur différence, malgré la tendance de la société à les lire comme des déviations. (…) L’idée qu’une personne invalide ne puisse pas avoir une vie pleine est devenue un véritable lieu commun de la rhétorique contemporaine qui lie le bonheur et le succès à la perfection du corps et, en même temps, le malheur et l’insuccès aux différences et aux imperfections. Et l’une des conséquences la plus dangereuse de ce stéréotype est que la plupart des personnes qui n’ont pas d’invalidités pensent qu’une vie invalide n’est pas digne d’être vécue et qu’en cas d’accident il vaudrait mieux mourir que, par exemple, vivre paralysé. (…) Ainsi les stéréotypes les plus répandus empêchent les individus sains de comprendre que, au delà d’un défaut physique, une personne puisse vivre pleinement et avoir des qualités positives et d’autres négatives comme n’importe quelle personne. »1498 Bien que l’on ne traite pas explicitement de la maladie ou de l’infirmité physique, c’est par analogie ou extension que la pensée de Maria Michela peut enrichir et s’appliquer à notre propos. En réalité, les hommes sont tous différents les uns des autres et il n’y a personne sans aucune limitation physique ou mentale, même si on cherche souvent à les cacher ou à les nier. Cependant, reconnaître cette faiblesse, et par ricochet le besoin d’altérité, n’implique en aucun sens que la nature n’a pas besoin d’être améliorée.1499 En outre, quand bien même les « heureux », les « valides », les dits nantis, pensent vivre sans souffrance, les « moins heureux », les « invalides », les dits pauvres ne cesseront jamais de vivre aux côtés de riches, et les défier. La sagesse ici recommanderait d’apprendre des souffrants, en vue de réajuster sa vie et d’aider à améliorer celle des souffrants, plutôt que de chercher à tout éviter. Le moraliste allemand Dietmar Mieth insinue la même chose à la fin de son article sur « l’aspiration à une vie sans souffrance »1500, lorsqu’il dit : « Die Tragödisierung des Leides muss dabei immer wieder an seine konkrete Erfahrung zurückgebunden werden. Die Leidenden sind als Menschen mit Rechten keine Instrumente unseres Einsatzes für das Richtige. (...) Oft kommt es darauf an, mit Leiden und Sterben leben zu lernen, statt davon abzulenken. Wir, die wir nicht oder (weit) weniger leiden, werden weiter am Leiden der Leidenden leiden. Kommt uns die Compassion mehr zu, weil sie den Respekt vor dem einzelnen erhält, als die Aktion gegen das Leiden? Daraus ist keine Alternative zu
1498 Id., 12-13 et 14-15. 1499 Id., 15. 1500 Cf. Mieth, D., “Die Sehnsucht nach einem Leben ohne Leiden. Ein Recht auf Nicht-Leiden?“, in: Hilpert, K./Mieth, D. (Hg.), Kriterien biomedizinischer Ethik. Theologische Beiträge zum gesellschaftlichen Diskurs, Freiburg im Breisgau 2006, 133-156.
368 machen. Aber manchmal hilft uns eine Zeit der Kontemplation über das Leid, die Zeit zwischen unseren großen und oft so hilflosen Aktionen zu überbrücken.“1501 Dietmar Mieth, dans son article cité sur des recherches génétiques (Human Genome Project) entreprises, en vue de lutter contre la maladie et la souffrance, détaille quelques enjeux appliqués déjà ci et là contre de ces deux réalités existentielles. L’aspiration est de les voir disparaître grâce à la médecine. Un exploit humain ! Et l’aspiration est pensable. En gros, l’auteur se pose, cependant, la question aussi existentielle : peut-on vraiment prétendre faire disparaître la maladie et la souffrance, ou faut-il parler, tout au moins, de leur réduction ? „Leiden als Abstraktum unserer allgemein endlichen Existenz zu überwinden, kann man nicht zusagen oder vorschlagen, man kann nur Menschen im Einzelnen helfen. Alles andere fällt unter die göttliche Kompetenz.“1502 Tout au moins, poursuit Dietmar, l’aspiration à une vie sans souffrance signifie aspiration à une vie réussie, chanceuse. A cet effet, il manquerait à l’homme une compréhension précise de son existence, au cas où il comparerait simplement « vie réussie » (gelingendes Leben) avec « manque de souffrance » (Leidlosigkeit).1503 S’il faut évoquer et considérer l’expression de la « sagesse du corps »1504 dans son acception moderne, elle conduirait à l’établissement d’un mode d’action et de production basé non exclusivement sur la technoscience.1505 Son incarnation dans le temps contemporain devra renvoyer
1501 Id., 156. Il se réfère ici à Arndt, M., Leiden, in : Historisches Wörterbuch der Philosophie 5, Darmstadt 1980, 206-213 ; Höver, G., Leid/Leiden/Leidensverminderung, in: Korff, W. u. a. (Hg.), Lexikon der Bioethik 2, Gütersloh 1998, 585-592. 1502 Id., 151. 1503 Id., 135 et 145. „Die Sehnsucht nach einem Leben ohne Leiden gehört zu den intensivsten Formen menschlichen Begehrens nach dem guten, nach dem glücklichen Leben. Dabei wird anerkannt, dass nicht alles Leiden beseitigt werden kann. Die Voraussetzung dieses Strebens, dass Leiden möglich ist, wäre sonst hinfällig. Leiden zurückzudrängen gehört zur Übernahme der Verantwortung für die Natur und die eigene Lebenswelt bzw. die Gesellschaft, welche die Neuzeit mit ihrem Verbundsystem von Wissenschaft, Technik und Wirtschaft kennzeichnet. (...) Leiden im Ganzen zu verstehen, ist noch niemandem gelungen. Auf der anderen Seite: die Sehnsucht nach dem Leben ohne Leiden ist der Sehnsucht nach dem gelingenden Leben, der Sehnsucht nach dem Glück, benachbart. Freilich scheint uns etwas zu fehlen, wenn wir Glück als Leidlosigkeit oder als vollkommene Erträglichkeit eines Zustandes bezeichnen würden.“ 1504 Encore faut-il préciser ici les éléments qui circonscrivent le mot sagesse. La sagesse nécessite au préalable la présence d’une conscience de soi-même, des êtres et du monde, d’une capacité d’observer le monde et de se regarder soi-même en toute honnêteté et vérité, d’un pouvoir de libre consentement à l’être des choses, des vivants et de l’humain, d’une capacité de décider lucidement et efficacement des moyens du bien vivre humain. Sur fond de ces conditions de possibilité ontologique et existentielle se greffent les ingrédients de la circonspection ou de la prudence réfléchie. Cf. Bordeleau, L.-P., “Quel corps pour la sagesse?”, in : Csepregi, G., op. cit., 148. 1505 Une analyse critique interpellante de Florence Vinit (de l’université du Québec à Montréal) sur les effets de la technoscience. « Par la radicalité de ses interventions, la technoscience bouscule le repère du corps comme donné de l’identité, en permettant une transformation qui autorise simultanément une conjuration de la mort, un refus des limites, celle de la différence
369 surtout à ce qui est « savant » : la connaissance juste des choses, la vertu, la patience, la modération et la correspondance entre nature et surnature. 1506 Ce fut la « Weltanschauung » aussi bien des sociétés à régime traditionnel que des doctrines religieuses pendant des siècles. A en croire des anthropologues contemporains, une vision semblable du monde est entrain d’être redécouverte et récupérée par des sociétés modernes, mais sous d’autres formes de pratiques, où l’on affirme le besoin d’un lieu de parole, de communication, d’échange, d’accompagnement et de souci de l’autre, bref, l’affirmation de la
des sexes (avec les opérations de transsexualisme), comme celle de la séparation des corps (l’organe du corps-néocadavre de l’autre devenant mien dans la transplantation chirurgicale), voire celle des corps « érogènes » (peut-on en effet encore parler d’une rencontre de l’autre dans le cas de la jouissance permise par la sexualité virtuelle ?). En ce sens, la technoscience joue avec la possibilité d’un être totalisant et autorise une manipulation de l’être humain en dehors des considérations symboliques qui ont régi jusqu’ici le rapport de l’homme à luimême. Car lorsque rien ne vient freiner les possibilités d’intervention sur la matière, le lien de l’individu à son corps se trouve pris dans une logique opératoire, la réalisation technique primant tout argument symbolique ou moral. Définissant le corps par sa plasticité, c’est-à-dire par les moyens qu’elle a de le modifier, la technoscience dessine un monde où la notion de limite vole en éclat. Mais le corps, qui nous assujettit à un espace, à un temps donné et à une perspective sur le monde n’est-il pas le symbole premier de la limite ? (…) Le processus technoscientifique dans son désir de transparence, vient de bouleverser la notion d’identité, de rapport au corps tout en érodant progressivement l’espace de symbolisation du langage et questionnant la possibilité même de penser l’altérité et la connivence avec le monde. » Donc, l’érosion par la technique du repère symbolique que représente le corps et le questionnement qu’elle adresse à la notion d’identité personnelle, s’impose à l’ensemble de la culture moderne comme problématique sur laquelle il vaut de réfléchir. Il y a pourtant pas lieu de diaboliser la technoscience. Cf. Vinit, F., « Abolition de la métaphore et technique biomédicale. Le travail sur soi pris à la lettre du corps », in : Csepregi, G., op. cit., 41-43. Lire aussi David Le Breton, L’Adieu au corps, Paris 1999 ; Id., Anthropologie du corps et modernité, Paris 1990 ; Id., La sociologie du corps, Paris 1992. 1506 A ce point, faut-il encore préciser que la sagesse, comme pensée dans le devenir humain, n’est pas un point d’arrêt ou d’arrivée dans l’existence de quelqu’un. Elle est surtout le moment suprême dans le temps d’apprendre à bien vivre humainement, moment au cours duquel le sage se reconnaît au plaisir et à l’amour qu’il a de vivre, ainsi qu’à la lucidité, à la sérénité, à la liberté et à la paix intérieure qu’il témoigne. Elle n’est pas l’homme réalisé, ni la satisfaction d’avoir finalement atteint le but de sa vie ; elle est plutôt la présence effective et totale de l’homme au travail de sa recherche du bien vivre humain. En résumé, on peut soutenir qu’elle est un savoir fondamental, intégrateur et suprême, puisqu’elle a comme contenu le sens du monde, de la vie, de l’humanité et la destinée de l’homme. Cf. Bordeleau, L.-P., op. cit., 149.
370 relation contre la technique.1507 C’est ce que certains penseurs nomment l’éthique du caring1508, généralement associée à l’humanisme. 8.2.1.3 Symbole doctrinal de l’imago Dei « C’est dans leur corporéité en général et en particulier que les hommes sont l’image de Dieu sur terre », dit Jürgen Moltmann.1509 Le thème de l’ « homme créé à l’image de Dieu » est fondamental dans l’anthropologie des Pères de l’Eglise, d’Irénée à Augustin, d’Origène à Grégoire de Nysse. Oublié quelque peu par les siècles postérieurs, le Concile Vatican II, dans sa Constitution pastorale « Gaudium et Spes » l’a fait rentrer avec force. (Cf. GS n°12 et 14).1510 A en croire John Hall Douglas1511, chaque fois, au cours des siècles, que des chrétiens se sont sentis obligés par les circonstances historiques de retourner à leurs sources fondamentales avec de nouvelles questions au sujet de la condition humaine, ils ont eu affaire à cette petite expression : « imago Dei ».1512 C’est aussi l’avis de Claus Westermann, lorsqu’il souligne le sort historique du symbole de l’imago qui a fait l’objet d’une interminable spéculation au sujet de la prétendue qualité qu’il est supposé avoir reçue.1513 Cela n’est pas sans raison, car l’expression renvoie à ce que les chrétiens considèrent, de manière abrégée, comme la « condition et la vocation originales de la créature humaine. »1514 L’humanité, dans l’intention de Dieu – la « vraie » humanité,
1507 Cf. Saillant, F., op. cit., 22-35. Lire aussi Saillant, F./Gagnon, E., « Soins, lien social et responsabilité », in : Anthropologica 42 (2000), 1-14 ; Id., Dépendance et accompagnement. Soins à domicile et liens sociaux, Québec 2001 ; Taylor, C., Grandeur et misère de la modernité, Montréal 1992. 1508 Cf. Benner, P. /Wrubel, J., The Primacy of Caring, Addison-Wesley, 1989, cité par Saillant, F., op. cit., 33. 1509 Moltmann, J., op. cit., 312. 1510 Cf. Hamman, A.-G., L’homme image de Dieu, Paris 1987, 5-6. Un livre excellent et très instructif sur les différentes notions théologiques de l’image chez les pères de l’Eglise des cinq premiers siècles. 1511 Dans ce sous-point, on se réfère essentiellement à lui, dans son ouvrage excellent : Être image de Dieu. Le stewardship de l’humain dans la création, Paris 1988. 1512 Cf. Hall, J. D., op. cit., 109. Dans l’Eglise primitive, John Douglas donne l’exemple du saint Irénée (et son proche contemporain Clément d’Alexandrie) dans sa lutte contre le gnosticisme. Le symbole de l’imago Dei pouvait devenir un moyen de communication et d’interprétation devant de nouvelles questions. « Non seulement sa présence dans les deux Testaments les a aidés à résister au rejet gnostique des écritures d’Israël, mais elle leur a fourni une arme appropriée pour combattre la tendance antimatérialiste des gnostiques. Selon Irénée, ce n’est pas seulement l’âme, mais aussi le corps que Dieu veut sauver – bref, toute la personne. Car c’est dans sa totalité que l’être humain est créé à l’image de Dieu ». Augustin, et les penseurs qui suivirent, découvriront aussi dans l’imago des possibilités de compréhension et de communication appropriées aux questions de leur temps, 113. 1513 Cf. Westermann, C., Schöpfung, Stuttgart-Berlin 1971, 82-83. 1514 Cf. Hall, J. D., op. cit., 109.
371 authentique, véritable – est l’humanité « dans l’image de Dieu ».1515 Le contexte des controverses n’est pas à sous-évaluer dans des entreprises de taille. Les Pères surtout grecs ont élaboré leur théologie de l’image en pleine controverse christologique. Par conséquent, ils devaient faire une élaboration non pas de cabinet, mais de qualité, engagée, mûrie d’une expérience spirituelle. Ainsi, pense-t-on, que des circonstances historiques obligent à repenser les éléments fondamentaux de la condition humaine. En guise de rappel du point de départ de toute notre réflexion, un aspect particulièrement problématique de ces circonstances est le pillage de l’habitat naturel par une société moderne technologique qui semble avoir perdu son identité humaine. Encore une fois, c’est l’essence de l’homo sapiens qui nous concerne et qu’il faut interroger : le rapport de l’homme par rapport à Dieu, à ses semblables et à la nature. Essentiellement, il faut interroger cette petite expression « imago Dei », puisqu’elle semble avoir servi, dans le passé chrétien et occidental, « à symboliser une conception de l’humain qui non seulement laissait peu de place à une compréhension positive et sympathique du non humain, mais tendait à aggraver l’aliénation entre l’humanité et la nature en exagérant la valeur humaine au détriment de celle des autres créatures. Même aujourd’hui, quand des gens veulent accentuer la nature prétendument haute et noble de notre espèce, ils utilisent fréquemment ce même symbole. L’homme, vont-ils affirmer, à la différence des animaux, est créé à l’image de Dieu. »1516 Le thème de l’image et de la ressemblance est d’abord et principalement une affirmation biblique. C’est dire qu’il faut recourir en premier lieu à l’Ecriture pour découvrir son enracinement et dégager des harmoniques. Mais, il n’y a pas lieu ici de s’engager dans une exégèse détaillée des passages bibliques. 1517 C’est la matière de tout un travail de doctorat. Qu’il suffise de noter quelques éléments sur les origines du symbole de l’imago Dei. Puis, on passera à sa compréhension dans ses conséquences éthiques. Les origines se
1515 Ibid. 1516 Id., 110. 1517 Dans le Nouveau Testament, les références explicites de l’imago Dei peuvent se résumer à deux affirmations interreliées. Premièrement, Jésus, en tant que Christ, est lui-même l’image de Dieu. Deuxièmement, ceux qui, grâce à l’écoute, au baptême et au travail de l’Esprit divin, sont en train d’être incorporés à la vie du Christ – c’est-à-dire les croyants –, sont en voie d’être rendus conformes à l’image telle que révélée et incarnée en Christ, et d’être ainsi renouvelés selon l’intention originelle du Créateur. Cf. Hall, J. D., op. cit., 130-131; voir aussi Hamman, A.-G., op. cit., 21. Une douzaine de références explicites, sauf l’exception de celle indirecte dans Jacques (3, 9), se retrouvent toutes dans les écrits pauliniens. Celles plus significatives sont: Rm 8, 29; 1 Co 11, 7; 15, 45-49; 2 Co 3, 18; 4, 4; Col 1, 15; 3, 10; He 1, 3. (On n’ignore pas que l’appartenance de l’épître aux Hébreux à l’école paulinienne est discutée). La littérature est innombrable au sujet de la notion de l’Imago dans le N.T. Feuillet, A., Le Christ sagesse de Dieu, Paris 1966 ; Larsson, E., Christus als Vorbild, Upsal 1962 ; Lohse, E., Imago Dei bei Paulus, Festschrift Delekat, München 1957 ; Schweizer, E., Kolosser 1,15-20, Zürich 1969 ; Cerfaux, L., Le Christ dans la théologie de saint Paul, Paris 1951 ; Althaus, P., « Das Bild Gottes bei Paulus », Theologische Blätter, 20, 1941 ; Dupont, J., « Le chrétien miroir de la gloire divine, d’après II Cor III, 18 », Revue biblique, 56, 1949 ; Zeilinger, F., Der erstgeborene der Schöpfung, Wien 1974.
372 trouvent dans le livre de la Genèse.1518 Il y a trois références explicites (Gn 1, 26-27 ; Gn 5, 1-3 ; Gn 9, 5-6), et elles viennent toutes de la tradition sacerdotale « P ». Historiquement, de loin la plus importante de trois références, c’est celle qui apparaît la première dans le récit de la création du monde : « Dieu dit : ‘Faisons l’homme à notre image (selem), comme notre ressemblance (demut), et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux et toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre.’ Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » (Gn 1, 26-27) Ce texte n’est pas isolé de la grande fresque dogmatique sur le salut qui traverse toute la Bible. Il est à comprendre dans l’ensemble du rapport sotériologique qui existe entre Iahvé et son peuple. Dès la création de l’homme, Dieu exprime déjà son amour bienveillant de faire corps avec sa créature privilégiée, de la voir bénéficier d’une vie heureuse, dans l’amour à son Créateur et aux autres êtres. C’est spécialement sous cette optique de la relation entre Créateur et créatures qu’il faut saisir les deux textes de la création.1519 Mais l’accent particulier de l’anthropogenèse est marqué par ces mots : « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » (Gn 1, 26). La phrase est commandée par deux substantifs, image (selem) et ressemblance (demut) qui en donnent la teneur et dont dépend la signification de l’affirmation. Le terme selem provient d’un verbe inusité, qui signifie couper, retrancher. Le terme est employé 12 fois ailleurs. Il est tardif. Selon P. Humbert 1520, il signifie « uniquement l’effigie extérieure, la représentation plastique ». Ce que conteste Claus Westermann1521, qui préfère y voir la
1518 Selon Hamman, le rédacteur sacerdotal du récit a pu connaître sinon utiliser des récits cosmogoniques égyptiens et assyriens, où les hommes en général, mais spécialement le roi, sont appelés « statue divine » et « image de Dieu », parce que fils de Dieu. Ce sont des rapprochements à utiliser avec prudence, prévient-il toute de même, car la plupart des textes s’appliquent davantage au roi qu’au monde des humains. En tout état de cause, le contexte culturel et littéraire a eu de l’influence sur la rédaction de la Genèse. Un texte assyrien s’exprime ainsi : comme chacun dit, « l’homme (amelu) est l’ombre du dieu » - et l’homme est l’ombre de l’homme ! – le roi, lui est la [parfaite] ressemblance du dieu ! Il se réfère ici, lui aussi, à Dion, P.-E., Ressemblance et image de Dieu, 366-380, qui a travaillé sur la question des textes parallèles. Cf. Hamman, A.-G., op. cit., 12. 1519 Pour plusieurs exégètes de l’Ancien Testament comme G. Von Rad, C. Westermann, U. Cassuto, le récit de la création, même s’il ouvre sur l’histoire de la création, il n’en est pas la pièce maîtresse chez les juifs. C’est plutôt la libération miraculeuse de l’Egypte. A partir de l’Exode, remontant le cours de l’histoire, les Israélites parviennent jusqu’aux patriarches et finissent par s’interroger sur les origines humaines. Cf. Hamman, A.-G., op. cit., 10. 1520 Cf. Humbert, P., Etudes sur le récit du paradis et de la chute dans la Genèse, Neuchâtel 1940, 157, cité par Hamman, A.-G., op. cit., 13. 1521 Cf. Westermann, C., Genesis 1,1-11, Neunkirchen 1974, 202, cité par Hamman, A.-G., op. cit., 13.
373 copie, la représentation, la figure, comme dans les Ps 39, 7 et 73, 20. W. Eichrodt 1522 fait dériver le mot de la racine qui signifie « sombre ». L’homme serait comme une figure d’ombre, une ombre chinoise de Dieu. L’autre substantif, demut provient du verbe ressembler. On le trouve 25 fois dans l’Ancien Testament, chez Isaïe et surtout chez Ezéchiel (15 fois). Il signifie ressemblance, copie. Pendant que certains exégètes trouvent dans ces deux mots des synonymes (comme C. Westermann), d’autres affirment que le deuxième terme « veut nuancer le sens réaliste du premier » (comme P. Humbert). Cette double expression viendrait alors à signifier que dans l’acte de la création de l’homme, Dieu apparaît dans son action et dans le gouvernement du monde, il montre quelque chose de lui. Par conséquent, l’homme et son action se situent face à Dieu, par son imitation. Ce qui explique sa souveraineté sur la création. En outre, image et ressemblance veulent caractériser ici l’homme concret, avec sa stature corporelle, dans son unité et sa globalité. Cet homme est un être de dialogue, de communion. Ceci est confirmé et explicité par le v. 27 : « Et Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il les créa mâle et femelle ». La Bible ne connaît donc pas de dichotomie dans l’homme : il est l’image et ressemblance en tant et parce qu’il est homme. L’accord semble se faire sur ce point parmi les exégètes.1523 C’est ce qui fait dire à Emil Brunner : « Cette double phrase inouïe, lapidaire, dans sa forme, au point que l’on prend conscience avec peine qu’elle balaie tout un monde de mythes et de spéculation gnostique, de cynisme et d’ascétisme, d’idolâtrie et de phobie du sexe. »1524 Pour mettre fin à ce parcours contextuel succinct, notons avec le père Hamman que : « L’image dont parle la Genèse n’est pas une qualité surajoutée mais constitutive de l’homme. Elle exprime moins le don qui lui est fait que la mission à lui impartie dans la création. L’homme – et tous les hommes – quelles que soient leurs classifications ou leurs religions – est créé pour entrer en relation avec Dieu. Le Créateur veut établir un lien avec sa créature et la structure en vue de cette correspondance, afin de faire de l’homme un interlocuteur. Cette relation à Dieu est incluse dans la condition humaine. »1525 Par rapport à l’arrière fond de ces textes bibliques de la création, deux terminologies théologiques fondamentales sont à déduire en relation avec l’homme : l’image de Dieu (Gottebenbildlichkeit) et créaturalité des êtres (Mitgeschöpflichkeit). C’est dire que, précisément, par rapport à la tendance éthique chrétienne de l’environnement, l’homme comme image de Dieu a, pour mesure de cette image, Dieu lui-même ; et que dans sa responsabilité avec les autres êtres, dont ils ont la même source, il se conformera à son
1522 Cf. Eichrodt, W., Das Gottesbild im A.T., Stuttgart 1956, 5, cité par Hamman, A.-G., op. cit., 13. 1523 Cf. Hamman, A.-G., op. cit., 14. Il cite ici le philosophe Emil Brunner qui écrit, dans son ouvrage intitulé Der Mensch im Wiederspruch, Zürich 1941, 374, « Entscheidend wichtig ist das eine : dass der Mensch ein geistig-seelisch-leibliche Totalität ist ». 1524 Brunner, E., Der Mensch im Wiederspruch, Zürich 1941, 317, cité par Hamman, A.-G., op. cit., 15. 1525 Hamman, A.-G., op. cit., 15. Il reprend ici les synthèses de G. Von Rad, Genesis, Göttingen 1972, 38 et de Westermann, C., Genesis 1, 1-11, Neunkirchen 1974, 218.
374 Créateur. Il se doit de traiter la créature inférieure à la manière de son maître. 1526 C’est autrement dire que l’homme, recevant l’influence divine, garde son caractère d’un être modelé avec la glaise du sol, garde sa distinctivité humaine. Karl Barth, de son côté, dans son interprétation exégético-théologique du passage de la Genèse, insinue la même chose: « Ce que Dieu veut dans la création de l’humain, c’est un être qui, dans toute sa nondéité, et par conséquent dans sa différenciation, peut-être un vrai partenaire. »1527 En ce sens, l’homme n’a pas reçu la licence de dominer les autres créatures. Même l’exégèse permet difficilement de suggérer que Dieu destine l’être humain à exercer une autorité absolue sur toutes les autres créatures – à « jouer à Dieu » dans la création.1528 A ceux-là qui ne dissocient pas l’imago Dei du concept de dominium, John Douglas répond que si l’on prend tout à fait à la lettre que « Dieu est amour », et que Jésus, que l’on appelle Dominus, est l’illustration en plénitude de la souveraineté de l’amour divin, alors une connotation radicale et entièrement nouvelle serait accordée au concept de la « domination » humaine.1529 Même lorsqu’on considère Christ, imago Dei, on en arrive évidemment à la notion de la gloire divine manifestée à travers l’humilité de l’obéissance. La perfection de Jésus (vere Deus) en tant qu’image divine, qui est en même temps l’humanité parfaite (vere Homo), est incarnée dans une seigneurie de service1530. Quand bien même on exalte l’éclat même de la splendeur du Christ, donc la résurrection, il est une gloire qu’il peut revendiquer uniquement en vertu de son humilité et de son humiliation. Par conséquent, on ne peut pas encore une fois ne pas modifier les présuppositions humaines, ordinaires et « religieuses » sur Jésus comme imago Dei : « nous comptions sur la gloire, on nous montre l’humiliation ; nous comptions sur la puissance de la divinité, on nous montre un Fils souffrant ; nous comptions sur la transcendance, on nous montre le service et la compassion. Mais comment pourrait-il en être autrement, si celui que la foi distingue comme reflétant le plus parfaitement Dieu, est ‘Jésus’, et Jésus crucifié ? »1531 A l’insistance sur Jésus Christ, image de Dieu, l’image de Dieu en l’homme n’est cependant pas supprimée ; elle s’y réfère par excellence. Dans la suivance du Christ, l’homme intensifie son caractère de Fils de Dieu, et ainsi se confirme davantage son être créé à l’image de Dieu, car Christ en est la mesure. 1532 Le symbole de l’imago Dei aide la créature humaine a renoué avec le réseau complexe de sa relationalité. L’« imagement » de Dieu se présente donc comme un processus humain, et il contient, par ce fait même,
1526 Cf. Hilpert, K., Verantwortung für die Natur. Ansätze zu einer Umweltethik in der gegenwärtigen Literatur, in: ThPh 60 (1985), 376-399; Auer, A., Umweltethik, Düsseldorf 1984, 196237. 1527 Barth, K., Dogmatique, « La doctrine de la création », vol. 3, t. 1, Genève 1960, 197. 1528 Hall, J. D., op. cit., 124. 1529 Id., 125. 1530 Id., 136. 1531 Id., 137. 1532 Waap, T., Gottebenbildlichkeit und Identität, Göttingen 2008, 544. „Die Aussage, Christus sei das Ebenbild Gottes, hebt die Gottebenbildlichkeit des Menschen nicht auf. (...) Durch die Gottebenbildlichkeit Jesu Christi wird die Gottebenbildlichkeit des Menschen in Kraft gesetzt! Denn Christus ist das Maß, das Prinzip der Gottebenbildlichkeit, des Menschseins. (...)“
375 une charge éthique décisive : il n’y a pas de place pour la suffisance. Le don de l’être nouveau a bien eu lieu, mais il ne doit pas être considéré comme une possession. Plutôt c’est une identité à laquelle on est interpellé.1533 8.2.2 Trois approches de l’imago Dei selon John Hall Douglas A présent, on veut examiner l’utilisation du concept imago Dei dans l’histoire de la pensée chrétienne. Pour effleurer déjà l’issue de ce point, il est question d’exposer deux notions historiques d’imago Dei, dont celle substantialiste et celle relationnelle, pour aboutir à une ontologie de communion1534 qui incorpore, dans l’anthropologie, la dimension de la relationalité humaine lorsqu’on parle de l’humanité et de la nature. 8.2.2.1 Conception substantialiste de l’imago Dei Il faut noter, d’entrée de jeu, ce cas typique de l’histoire où l’autorité de la tradition a éclipsé l’autorité biblique. Moins que de se référer à son sens le plus originel possible, le concept de l’imago Dei est devenu presqu’un prétexte à toutes sortes de spéculations pour confirmer la suprématie de l’homme, comme étant sa nature originelle. Comme on peut le percevoir, cette conception a engendré la problématique de l’humain à l’intérieur des sociétés, spécialement en faisant surgir une image assez différente de l’imago hominis, en ce qui concerne la relation entre l’humanité et la nature non humaine. 1535 L’image de l’Homo sapiens, imago terrestre de Dieu, « animal raisonnable »1536, capable de maîtriser l’environnement.
1533 Hall, J. D., op. cit., 140. 1534 Ce sont toutes des expressions employées par John Hall Douglas qui, lui-même, les emprunte à Paul Ramsey dans son ouvrage intitulé Basic Christian Ethics, Scribner’s and Sons, New York 1950. Mais l’expression « ontologie de communion » a été employé surtout par Joseph Sittler dans « Ecological Commitment as Theological Responsability », Zygon, 5, 1970. 1535 Id., 148. 1536 Selon David Cairns dans son ouvrage intitulé The Image of God in Man, cité ici par Douglas, « chez tous les écrivains chrétiens jusqu’à saint Thomas d’Aquin, nous trouvons l’image de Dieu conçue comme étant le pouvoir de la raison de l’homme », 110. Cela inclut Irénée, le premier grand théologien de la période postbiblique à discuter de l’imago Dei (Adversus Heareses, IV, 4,3), Clément d’Alexandrie (Protepticus), Athanase (De Incarnatione) et Augustin (De Trinitate, XIV, 4). Le docteur angélique ne croyait pas autrement, lorsqu’il écrivait que toutes les créatures portent la marque de leur Auteur, mais que seules les « créatures intellectuelles » sont « à proprement parler faites à l’image de Dieu » (S. Th., Qu. 93, Art. 2). Cairns attribue cela à l’influence de la pensée grecque qui considérait la raison comme « l’élément de ressemblance avec dieu » dans l’humanité, et au fait que tous ces écrivains étaient « à la recherche d’une certaine caractéristique qui soit commune à toute l’humanité ». Ainsi dit-il, par exemple, au sujet de ces auteurs chrétiens : « S’ils lisaient dans la Genèse que, après la création des plantes et des animaux, Dieu créa l’homme selon sa propre image, il était naturel pour eux de se demander qu’est-ce qu’il y a en l’homme que les animaux ne possèdent pas, et tout aussi naturel de répondre : la raison », 110. Par ailleurs, d’après nos lectures, on ne peut
376 Concrètement, l’humanité à l’image de Dieu, selon ce point de vue, signifie qu’en tant que créée par Dieu, l’espèce humaine possède certaines caractéristiques ou qualités qui la rendent semblable à l’être divin. « Ces caractéristiques ou qualités sont intégrées à l’anthrôpos ; elles sont des aspects de la nature humaine elle-même. Elles sont des ‘capacités’, des ‘qualités’, des ‘supériorités originelles’ ou des ‘dotations’ qui sont inhérentes à notre substance créaturelle ».1537 Ce mode de penser l’imago Dei réfère à « quelque chose à l’intérieur de la forme substantielle de la nature humaine, à une faculté ou à une capacité que l’homme possède, qui distingue l’homme de la nature et des autres animaux ».1538 Par conséquent, cette modalité élève l’homme au-dessus des autres créatures. Poussée à l’extrême par certains des adeptes de la théorie, cette conception de l’homme s’est érigée contre tout le côté physique de la réalité humaine, comme si on était collectivement honteux de se trouver « dans un corps ».1539 Ainsi, a-t-on accentué plus l’être transcendant de l’homme. C’est ce qui explique le contraste quasi omniprésent avec « toutes les autres créatures », étant donné que ces dernières sont incapables de spiritualité. John Douglas, citant ici J. S. Whales, écrit : « L’homme est une créature divinement douée de dons qui le placent au-dessus de toutes les autres créatures : il est à l’image de Dieu. »1540 Cela étant, quelques observations permettent de fixer le point par rapport à l’exercice par l’homme de dons spirituels qu’il possède. Il reste vrai que l’homme, être créé à l’image de Dieu, porte en sa personne l’empreinte de son Créateur. Son existence même, ainsi que ses dons spirituels, sont dus à l’amour divin. Ce qui implique que, dans son action, l’homme est appelé à ressembler à Dieu par agir. A travers cet agir à la manière divine, – il ne doit donc pas rester passif –, l’homme se réalise lui-même comme personne créée à l’image de Dieu, et il le reflète dans les autres créatures. Par sa personne empreinte de son Créateur, l’homme est rendu capable de tout cela. C’est un aspect de l’imago Dei que Thorsten Waap qualifie de „Gott-Ähnlichkeit des Menschen“1541. On le
1537 1538 1539 1540 1541
qu’attester cette observation, selon laquelle l’homme, comme image de Dieu, se ramène au pouvoir de sa raison. Cf. Lossky, V., A l’image et à la ressemblance de Dieu, Paris 1967; Dalferth, I./Jüngel, E., « Person und Gottebenbildlichkeit », in : Böckle, F. u. a., Christlicher Glaube in moderner Gesellschaft, Bd. 24, Freiburg-Basel-Wien 1981, 57-99 ; Waap, T., Gottebenbildlichkeit und Identität, Göttingen 2008 ; Hamman, A.-G., L’homme, image de Dieu. Essai d’une anthropologie chrétienne dans l’Eglise des cinq premiers siècles, Paris 1987. Hall, J. D., op. cit., 149. Ibid. L’auteur cite ici Paul Ramsey, 250. Id., 150. Id., 151. Douglas cite Whales, Christian Doctrine, Cambridge 1941, 44. Cf. Waap, T., Gottebenbildlichkeit und Identität, Göttingen 2008, 546. „Der Mensch ist nicht nur der Gegenstand des Handelns Gottes, als passives Objekt der göttlichen Selbstverwirklichung und darin der Verwirklichung seines menschlichen selbst, sondern er ist durch den Zuspruch der Gottebenbildlichkeit aufgerufen, das Sein Gottes als aktiv Handelnder zu spiegeln und damit einzustimmen in das Handeln Gottes. Seine Ähnlichkeit besteht in der Befähigung, wie Gott handeln zu können. (...) Die Fähigkeit zum Herrschersein eignet Gott und dem Menschen, wobei klar herausgestellt werden muss, dass der Mensch diese Fähigkeit empfangen hat und in seinem Herrschersein von Gott abhängig bleibt. (...) Doch Gestaltung und Um-
377 traduirait par « ressemblance de l’homme à Dieu ». Par conséquent, il serait donc plutôt vain de prétendre que de tels attributs, l’homme se les procure tout seul ou sans Dieu. On rappellera ici la sagesse populaire africaine qui stipule que les bons sentiments et les bons actes que l’enfant possède, et qu’il n’apprend ni de ses parents ni à l’école (ou à l’Eglise), il les reçoit de Dieu.1542 En plus, possédant ces qualités spirituelles, l’homme ne les enfouie pas en lui, il les exprime et les laisse percevoir notamment sous quatre constantes dans sa vie : l’être spirituel, le sens de l’obligation morale, le désir impatient de s’unir avec Dieu, l’aspiration à la bonté1543. On peut alors conclure que l’homme, restant un être créé, les autres êtres le sont également par Dieu. Loin d’élever ces êtres au niveau de l’homme, on leur reconnaît, cependant, en vertu de la foi en la création, une valeur, plutôt que rien du tout. Ce qui implique des enjeux éthiques non négligeables.1544 L’homme, existant historique, reste partenaire de la nature. Elevé au-dessus d’elle, l’homme a le devoir de l’interpréter et de l’utiliser, de telle sorte qu’il ne compromette pas sa propre vie, en même temps qu’il condamne la nature et en fait perdre la trace de Dieu (on se rappellera ici la perspective contemplative et esthétique de la nature). Car, en fait, il en a la décision ; et de sa décision dépend sa survie. En se tenant au devoir noble de faire subsister la nature non humaine à l’image de son Créateur, l’homme correspond alors à son vrai imago Dei. 8.2.2.2 Conception relationnelle de l’imago Dei Ce devoir éthique de l’homme face à la nature non humaine signifie son imago Dei comme relationnel. Au point précédent, il s’agissait, en quelque sorte, de la sphère dans laquelle l’être humain est évalué au titre de ses attributs. A présent, on passe dans celle où ce qui importe le plus est sa relationalité. En fait, alors que la conception substantialiste
gestaltung von Welt, nun aber auch die Verwirklichung des eigenen Selbst ist damit zwar begründet im Handeln Gottes, darin aber gleichzeitig auch dem menschlichen Tun erschlossen und aufgetragen.“ 1542 Cela ferait penser à la notion de « chrétiens anonymes » propre à Karl Rahner. 1543 John Hall Douglas emprunte ces constantes à Harold DeWolf (Professeur de Martin Luther King) dans son ouvrage intitulé A Theology of the Living Church, New York 1953, 205. Par ailleurs, qu’il soit noter que certaines constantes sont discutables, quant à leur lien direct avec la source divine. Car qui, par exemple, peut lire une phrase comme « le sens de l’obligation morale » sans entendre la voix d’Immanuel Kant dans l’arrière-fond culturel immédiat de son temps ? Ce devoir moral, Kant ne l’a pas conditionné à la connaissance de Dieu, moins encore à celle de l’origine divine de l’homme. De même, l’assertion comme « l’aspiration à la bonté » appartient à l’humanisme tout court. Un non-croyant peut aspirer à la bonté ; peut-être, l’est-il même plus qu’un croyant. On peut penser ici à des responsables d’organisations humanitaires, dont l’engagement et la disponibilité à aider n’ont rien à faire avec la foi. Ou tout simplement des hommes que l’on nomme de « bonne volonté ». Dans la civilisation occidentale, ce genre des constantes ou des qualités tombent sous la rubrique de la rationalité et de la libre volonté tout court. 1544 Cf. Scherer, G., Welt-Natur oder Schöpfung?, Darmstadt 1990, 244-245. Il se réfère, dans sa pensée, à l’ouvrage de Kodalle, Kl. M., Die Eroberung des Nutzlosen, Paderborn 1988.
378 de l’imago Dei situe l’image en l’homme, en tant que qualité de sa nature humaine, la conception relationnelle conçoit l’imago comme une inclination ou une propension qui s’actualise à l’intérieur de la relation. Originairement, il y a la volonté de Dieu de se lier à l’homme en le créant. La relation Créateur-créature. « L’eikôn Théou ‘advient’ alors comme conséquence de cette relation. La créature humaine ‘image’ (utilisé comme verbe) son Créateur, car elle est ‘tournée vers’ Dieu. Etre image de Dieu ne signifie pas avoir quelque chose, mais être et faire quelque chose : ‘imager’ Dieu. »1545 Cette communication, cette propension à imager Dieu par l’être et faire, l’homme la possède par la seule grâce divine. A travers cette phrase, on reconnaît la volonté ferme, qui a été celle des Réformateurs du XVIe siècle, de rompre avec la conception substantialiste des conventions médiévales. D. Cairns croit que le rejet par Luther des théologies de l’imago qui la situent dans les capacités humaines indélébiles est lié à sa crainte de compromettre son propre enseignement central sur la justification par la grâce seule, à travers la foi seulement (sola gratia, sola fidei).1546 John Douglas paraphrase encore Cairns : « Si la créature humaine est comprise comme possédant déjà des qualités – en tant que dimension inhérente à sa physis – qui peuvent sembler avoir une signification religieuse concrète que la rationalité et la liberté, cela compromet l’exclusivité de la grâce et de la foi. »1547 Etant donné une telle reconstruction des catégories principales de la foi, il était inévitable pour Luther de fausser compagnie aux modèles d’interprétation indélogeables qui gravitaient autour du sym-
1545 Hall, J. D., op. cit., 162. 1546 Cf. Cairns, D., The Image of God in Man, 12, cité par Hall, J. D., op. cit., 163. 1547 Ibid. Mais John Douglas ne croit pas que cela soit la raison principale pour laquelle Luther a rejeté la théologie classique médiévale de l’Imago. « L’explication plausible est que Luther a été fondamentalement ébranlé par le caractère relationnel de l’ensemble de la révélation biblique. Intuitivement – parce qu’il était si totalement soumis à l’autorité des écrits bibliques –, il a compris le fait que les catégories principales de la croyance hébraïque chrétienne étaient toutes relationnelles. Son aversion pour les ‘spéculations’ des scolastiques est la face négative de sa découverte toute neuve de l’ ‘ontologie de communauté’ de la Bible. » Id., 164. Douglas se réfère ici aux travaux de Joseph Sittler, « Ecological Commitment as Theological Responsability », Zygon, 5, 1970, 174. Ainsi, saisit-on mieux l’accent réformateur dans les définitions de Luther aux quatre termes fondamentaux de sa théologie pratique (contrairement à la théologie spéculative appartenant au démon de l’enfer) : la grâce, la foi, le péché et la justice. « La grâce n’était pas une substance mais un acte, un continuel acte-de-don du Dieu vivant aux créatures vivantes ; la foi n’était pas un assentiment à des dogmes ou à des propositions objectivables au sujet de Dieu, mais l’assentiment à la personne et à la présence de Dieu, une réponse continuelle de confiance (Vertrauen) qui est la juste réponse des créatures au don de la grâce ; le péché n’était pas une chose quantitative, mesurable en méfaits et en mauvaises pensées qui pouvaient être comptées, confessées et compensées par des actes de pénitence également quantifiables, mais plutôt la rupture d’une relation, lorsqu’on se détourne de Dieu ; la justice – un mot que Luther avait appris à détester alors qu’elle était interprétée comme une qualité qu’il savait ne pas avoir ni ne pouvoir posséder – en est venue à désigner pour lui une nouvelle et juste relation avec Dieu. » Id., 164. Cf. Pelikan, J. (ed.), Luther’s Works, St. Louis 1972.
379 bole de l’imago,1548 qui l’identifiaient à des capacités humaines innées. Un contexte de controverse ici aussi, qu’il ne faut pas sous-estimer, même entre Réformateurs euxmêmes. Mais on ne peut pas non plus tirer en longueur toutes les phases de discussions. Restant dans cette mouvance luthérienne de l’imago compris comme relation de l’homme à Dieu par sa seule grâce, une conséquence pratique grave s’y dégage : cette image de Dieu dans l’homme, pour peu qu’elle n’est ni possession ni dotation, mais quelque chose qui est la conséquence de la relation positive entre le Créateur et la créature, elle peut être annulée dès lors que l’homme rompt toute relation à Dieu. Dans l’humanité déchue, l’image de Dieu est effectivement « perdue. »1549 Quand l’être humain se coupe de sa source créatrice, l’ouverture à l’existence est remplacée par l’angoisse existentielle et une orientation vers la mort. Toutefois, on ne peut pas soutenir la doctrine de la « dépravation totale » de l’humanité. Comme John Douglas le pense aussi, on ne peut pas croire que ni Luther ni Calvin eurent l’intention de soutenir quoi que ce soit d’aussi manifestement ridicule que l’opinion selon laquelle la Chute impliquerait la perte totale d’une quelconque capacité humaine, que ce soit la raison ou la volonté. Au contraire, ce qu’ils voulaient signifier était que l’être humain, ayant rompu la relation fondatrice de son existence, n’était plus capable désormais de mettre toujours en œuvre les facteurs d’intégration inhérents à sa vie du fait de cette relation.1550 Cela se remarque, en effet, dans le quotidien. On n’image plus Dieu, non parce qu’on a perdu quelque qualité inhérente à notre créaturalité, mais parce qu’on est littéralement désorienté. Même dans des pensées, mots, gestes et actes qui soient les meilleurs et les plus courageux, on manifeste les particularités d’une relation brisée plutôt que les qualités accompagnant une réelle communion avec la source de notre être. On fait les choses chaque fois « à moitié », pour le dire en des termes vulgaires. Mais toutes les capacités de se reprendre, on les possède. Dans cette mesure, on parlerait mieux d’un relâchement de la raison et de la volonté, plutôt que de l’incapacité, encore moins de la dépossession de ces facultés-là. On pense que, selon la conception relationnelle de l’imago, c’est encore une fois, la vocation de l’homme qui y est affirmée : celle de refléter l’image de Dieu dans la création, la gloria Dei (la doxa Théou). Moins que le reflet d’une distinction entre l’humain et le non humain en termes de qualités supérieures attribuées au premier, il est plus question, dans le symbole doctrinal de l’imago, de la vocation spécifique de l’être humain. « Cette vocation consiste à être, de manière représentative et articulée, le miroir de la doxa Théou à partir de sa situation à l’intérieur de la création. Une telle vocation est possible non à cause de quelque qualité ou talent ou puissance appartenant à la créature humaine
1548 Cf. Hall, J. D., op. cit., 165. 1549 « L’image de Dieu est si totalement perdue du fait de la Chute que, dit Luther, quand nous essayons maintenant de parler de cette image, nous parlons d’une chose inconnue ; une image que non seulement nous n’avons jamais expérimentée, mais dont nous avons expérimenté et expérimentons encore le contraire dans toutes nos vies. De cette image, par conséquent, tout ce que nous possédons maintenant, ce sont des simples mots – « l’image de Dieu » ! Ces mots vides sont tout ce que nous entendons, et tout ce que nous connaissons. » (Cf. Pelikan, J. (ed.), Luther’s Works, “Lectures on Genesis 1-5”, vol. 1, St. Louis 1958, 63). Id., 166. 1550 Id., 175.
380 comme telle, mais parce que, aussi longtemps qu’elle est tournée vers son Créateur, cette créature reflète (« image ») le Créateur à l’intérieur de la création comme un miroir reflète le soleil. »1551 A ce concept d’image de Dieu, défini comme orientation humaine vers Dieu, correspond bien entendu – comme sa face négative ou son antithèse – toute la conception du péché défini comme éloignement de Dieu. Quand on se détourne de Dieu vers, par exemple, le plaisir outré ou la recherche effrénée d’une sécurité dans les biens matériels, ou la satisfaction de l’ego, on échange l’image divine pour autre chose. A la longue, la confiance se change en méfiance dans son rapport au monde. L’histoire le montre. Le bien-être devient solitude névrotique ; des sentiments de désorientation et d’aliénation remplacent le sens de l’appartenance, etc. En d’autres termes, quand la créature humaine déserte Dieu, elle perd les qualités qui se rattachent à la relation avec Dieu – tout comme le fils dans la célèbre parabole qui, tournant le dos à la maison paternelle, perd ses droits à certains avantages associés à sa relation avec son père.1552 Cela étant, cette conception relationnelle de l’imago est effectivement de l’ordre d’une théologie pratique. Elle n’a rien de spéculatif, elle questionne très concrètement l’agir humain par rapport à sa vocation, qui est celle de refléter la doxa Théou dans la création. Ainsi, pour notre perspective, la compréhension relationnelle de l’imago ne conduit pas à comparer ou à mettre en contraste l’espèce humaine avec les autres espèces créées. L’intention est de situer la créature humaine de façon responsable en relation avec les autres créatures. Il est question d’indiquer l’essence spécifique à cette créature : la relation. Cette relation est multiple. L’homme est en rapport non seulement avec Dieu, qu’il est appelé à « imager » à l’intérieur de la création, mais aussi et simultanément avec ses semblables et les autres créatures de Dieu. C’est dire qu’il y a déjà dans l’héritage humain « un mandat ferme à tout penser en termes de relationalité ».1553 8.2.2.3 Ontologie de communion De deux conceptions de l’imago développées (dont l’une de tendance catholique et l’autre de tendance réformatrice), et sans aucune intention de les opposer, ni d’en élever une plus haut par rapport à une autre, on pense qu’il y a une autre manière de penser ce que cela signifie l’être humain comme imago Dei. C’est une autre manière de penser l’imago, qui oriente en direction d’une image de l’humain qui présuppose et fait apparaître une disposition entièrement différente des choses, peut-être pas nouvelle. Dans ce sens, ce serait une re-découverte et non une invention. Pour le dire avec John Douglas, cette autre manière de penser « nous introduit à une vision de l’univers, et de la place de l’humain dans celui-ci, qui contient, en fait, une critique radicale de toute ordonnance hiérarchique de
1551 Id., 172. La métaphore du miroir vient de Jean Calvin et a trait à son enseignement de l’imago. La créature humaine doit être considérée comme un miroir de la gloire de Dieu. Cette métaphore exclut également toute interprétation de l’image de Dieu comme étant une dotation, car c’est seulement lorsque le miroir reflète réellement un objet qu’il a l’image de cet objet. 1552 Id., 174-175. 1553 Id., 177.
381 la vie terrestre, de toute élévation d’une espèce au détriment de l’autre, et de toute tentative de diviniser ou de démoniser la créature humaine. Elle nous introduit à rien de moins qu’une nouvelle conception de l’être lui-même, une nouvelle ontologie. (…) »1554 Si l’on part de l’évidence simple et élémentaire du symbole de l’imago, l’humanité est créée pour la relation. « Etre » (Sein) signifie « être-avec » (Mitsein).1555 Dans un registre simplement philosophique, Martin Heidegger exprimait bien la facticité d’être-dans-lemonde comme déjà être-avec-les-autres, être-avec-le-monde.1556 Cette vérité ontologique
1554 Id., 184. 1555 Heidegger est celui qui a inventé ce mot, dans un contexte qui lui est propre, où il menait une polémique contre la tradition métaphysique d’Athènes, que l’on n’a pas l’intention de poursuivre ici. En somme Heidegger cherchait à surmonter l’abstraction de l’être (issue de Platon et d’Aristote, et sous-jacente à l’orientation générale de la civilisation occidentale). Il avait comme objectif de relocaliser l’être dans le temps, dans le monde : « Etre humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre, dans la matière et dans la facticité quotidienne du monde […]. Une philosophie qui abstrait, qui cherche à s’élever au-dessus de la quotidienneté du quotidien, est vide ». Cf. Steiner, G., Heidegger, Glasgow 1978, 42 et 81. Pour Heidegger, « être-dans-le-monde » (In-der-Welt-sein), c’est « être-avec ». Car « la mondanéité (Weltlichkeit/worldhood) du monde est telle que l’existence des autres est absolument essentielle à sa facticité, à son seul fait d’’être-là’ ». (Das In-der-Welt-sein als Mit- und Selbstsein). Cf. Heidegger, M., Sein und Zeit, Tübingen 1984, 113. Par ailleurs, il est fascinant de saisir la richesse ou l’image de base que renferment des mots allemands composés avec mit (non pas comme « être-avec » peut sembler quelque peu inusité à un francophone). En fait, Mitsein interagit positivement avec plusieurs autres, précisément pour exprimer que le monde dans lequel on vit, toutes les choses interagissent ; c’est un monde où le mystère signifie la rencontre de l’être-avec-l’être (Untereinandersein), un monde dans lequel la réalité est découverte dans la réciprocité. Ce sont des mots comme Sein bei (être aux côtés de), Für-einandersein (êtreun-pour-l’autre), Mit-dabei-sein (être là présent à un événement avec quelqu’un). Ou encore des mots d’usage quotidien avec mit : Mitmenschen (littéralement, « avec-des-gens »), Mitwelt (avec-le-monde), Mitarbeiter (avec-travailleur) les collègues du travail, Mitleid (avecsouffrance) compassion, Miteinander (ensemble), mitfahren (accompagner en véhicule notamment), mitgehen (marcher ensemble), Mithelfer (assistant), mitreden (converser, dialoguer), etc. C’est en tout cas, cet « oubli de l’être » qui fut la préoccupation fondamentale de Heidegger. Cf. Hall, J. D., op. cit., 191. 1556 Heidegger, M., Sein und Zeit, Tübingen 1984, 113. 117-118. „Das In-der-Welt-sein als Mitund Selbstsein. (...) Die Analyse der Weltlichkeit der Welt brachte ständig das ganze Phänomen des In-der-Welt-seins in den Blick. Die ontologische Interpretation der Welt im Durchgang durch das innerweltlich Zuhandene ist vorangestellt, weil das Dasein in seiner Alltäglichkeit, hinsichtlich derer es ständiges Thema bleibt, nicht nur überhaupt in einer Welt ist, sondern sich in einer vorherrschenden Seinsart zur Welt verhält. Das Dasein ist zunächst und zumeist von seiner Welt benommen. (...) In-der-Welt-Sein sind gleich ursprünglich: das Mitsein und Mitdasein. Das alltägliche Mitsein und das Mitdasein der Anderen. (...) Die Charakteristik des Begegnens der Anderen orientiert sich so aber doch wieder am je eigenen Dasein. (...) Auf dem Grunde dieses mithaften In-der-Welt-seins ist die Welt je schon immer die, die
382 d’être-avec implique le devoir de la rendre visible dans le quotidien et de l’interpréter à sa juste mesure.1557 C’est aussi le nœud de la foi biblique ; c’est le nœud de l’anthropologie tout court: l’être comme tel est relationnel. Il n’y a pas une ontologie plus proportionnée que cela. Au-delà de tout cela, on peut argumenter, dissocier, parler des traditions d’Athènes, de Jérusalem, de Bantu, de Boudha, de Krischna, de Tao, de Lao tseu, des Bushmans, des Hereros, etc., mais l’être comme relationnel, c’est l’argumentation la plus originelle qui soit. Les narrations, les cosmogonies, les théogonies les plus complexes et parfois dramatiques de différentes traditions mettent en présence, toujours et déjà, des êtres en relation pacifique ou conflictuelle. A l’origine de tout, il y a au moins deux êtres, telle est l’assertion que chaque anthropologue ou sociologue ne conteste pas. C’est dire, en d’autres termes que, mis à part la question des sources et des influences, ce qui importe ici, c’est de re-découvrir l’intuition qui est à la fois conséquence et ouverture sur une nouvelle manière de concevoir la « science première », la science de l’être lui-même. Sur une note biblique, Joseph Sittler décrit succinctement cette ontologie comme suit : « La réalité n’est connue que dans les relations […]. Il n’y a pas d’ontologie d’entités, de cas concrets, de formes, de processus isolés, qu’il soit question de Dieu, de l’homme, de la société ou du cosmos. La seule structure ontologique adéquate que nous puissions utiliser pour penser les choses chrétiennement, c’est une ontologie de communauté, de communion, d’écologie – et ces trois mots convergent conceptuellement vers une pensée d’un genre commun. L’être lui-même doit être une relation, non une chose entitative. »1558 Cette citation est chargée. Elle affirme le caractère relationnel de la réalité existante, et rappelle trois idées fondamentales conséquentes pour l’homme. Premièrement, l’homme lui-même constitue une unité. Deuxièmement, il ne se réalise qu’au sein de la communion avec d’autres êtres. Troisièmement, il doit éviter toute « chosification » qui conduirait à se chosifier lui-même, et par là, à rompre la relation et la communion entre les êtres créés. Ces idées, pense-t-on, ne concernent ni pauvre ou riche, ni noir ou blanc, ni non-croyant ou croyant, mais bien l’homme. Ces idées fondamentales de l’anthropologie théologique pourraient faire ainsi bouger les sciences humaines non-théologiques, dans la mesure où elles font apparaître l’image vraie de l’homme. Et si cela est pris au sérieux, dit John Douglas, « cela mène à une profonde critique d’une bonne partie de ce qui a été fait au nom de la civilisation ‘chrétienne’ occidentale » ;1559 ou encore comme Joseph Sittler, « cela entre particulièrement en conflit avec ‘la structure même d’une large part de la pensée post-Lumières […] ».1560 Car, à travers le concept de l’imago Dei, il s’ouvre un chemin positif de l’image de l’homme qui éveille et encourage à l’ordre humain, social, psychique, somatique et environnemental.
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ich mit den Anderen teile. Die Welt des Daseins ist Mitwelt. Das In-Sein ist Mitsein mit Anderen. Das innerweltliche Ansichsein dieser ist Mitdasein.“ Id., 116. „Die Aufgabe ist, die Art dieses Mitdaseins in der nächsten Alltäglichkeit phänomenal sichtbar zu machen und ontologisch angemessen zu interpretieren“. Sittler, J., « Ecological Commitment as Theological Responsability », Zygon, 5, 1970, 174, cité par Hall, J. D., op. cit., 188. Id., 189. Ibid.
383 Et John Douglas de poursuivre : « Alors, si nous cherchons la signification essentielle de l’humanité, nous devons la chercher non pas en examinant l’humanité-dansl’abstraction ni en étudiant la personne humaine dans sa solitude, avec sa rationalité, sa volonté, ou d’autres capacités pures, mais en considérant les êtres humains dans leurs relations multidimensionnelles. Le test de quotient intellectuel ne nous fait pas découvrir l’essence de l’être humain, pas plus que l’accumulation de faits et de réalisations (« bonnes œuvres ») qui sont le fruit d’une volonté active, voire agressive. »1561 C’est une telle appréhension de l’humanité qui manque cruellement à l’homme contemporain, ou à tout le moins, enfouie sous les décombres. Car, on a enseigné à valoriser surtout les qualités de l’esprit et de la volonté, plutôt que les relations en vue desquelles l’être humain est pourvu de ces qualités. Une démarche inverse ! Sinon l’homme ne continuerait pas à être un loup pour son semblable et un prédateur pour la nature. C’est précisément le visage de désolation, de destruction environnementale, d’isolement extrême les uns des autres, d’échec des valeurs, du sentiment d’abandon et de vide d’orientation, que le monde contemporain présente, qui ouvre à la nécessité de re-découvrir l’« ontologie de communion », qui puisse alors rythmer l’action humaine. « Le seul fait d’être là, c’est être-en-relation ; notre simple existence pointe au-delà d’elle-même. Nous sommes des créatures dont l’être implique la relationalité. L’être humain solitaire, isolé, autosuffisant – le self-made man, qui existe encore pour nous comme un idéal rhétorique – est, en fait, une contradiction dans les termes. Être, c’est être-dans-le-monde, c’est être avec. »1562 L’« ontologie de communion » est un aboutissement naturel et nécessaire de la conception biblique de Dieu. Puisque même Dieu, dans cette tradition, n’est pas seul. Par son amour constant (héséd), il se dévoile déjà. Emmanuel, Dieu-avec-nous, ne devrait pas non plus surprendre quiconque s’y connaît dans l’histoire du salut. En outre, « prétendre que l’ontologie irréductible de la tradition biblique est celle de l’être-avec, c’est dire que tout être, tant celui qui est la source et le fondement de l’Être que la plus petite chose créée, est d’abord un être-en-relation. Cela ne veut pas dire que la réalité, la bonté et la beauté de la vie individuelle soit niées ».1563 On ne parle pas de la fusion de l’être dans le sens néo-platonicien ou dans le sens panthéiste. On fait référence ici à l’être comme « compagnie, un vis-à-vis, un dialogue, un don mutuel, un va-et-vient ».1564 Logiquement, l’éthique à laquelle aboutit cette ontologie de communion est sans conteste celle de l’amour. Kierkegaard disait avec raison : « nous imageons Dieu en aimant ».1565 L’ontologie de communion contient déjà une éthique de l’amour, dans ce sens
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Id., 188. Id., 193-194. Id., 195. Ibid. Cité par Hall, J. D., op. cit., 198. Il faut noter, malheureusement ici, que le mot amour est utilisé dans la société contemporaine avec tellement de facilité, qu’il est réduit à l’incapacité de porter le poids des affirmations ontique et noétique pour lesquelles il est, lui, une expression adéquate. Une théologie sérieuse doit faire un effort peu commun pour s’assurer que cette notion fondamentale qu’est l’amour, tant pour la théologie que pour l’éthique, ne soit pas mal interprétée. Elle est une expression qui renvoie à une réalité fondamentale du monde : Dieu est amour, et c’est pour l’amour que tout être a son existence. Id., 199.
384 que, « si notre être est en lui-même un être-avec, alors le bien que nous sommes tenus de poursuivre n’est pas imposé de l’extérieur : il est la réalisation de notre propre essence : être ce que nous sommes. »1566 Cet amour, qui découle du vrai Être imago Dei, implique, qu’en se tenant en relation avec Dieu, la créature humaine reflète le Mitsein gracieux que Dieu lui délègue vis-à-vis des autres êtres.1567 Karl Barth a offert au vocabulaire théologique deux mots qui traduisent bien l’essence de l’homme : la coexistence qui est en même temps une proexistence. Être avec l’autre, dans la perspective de cette tradition de foi, implique être pour l’autre.1568 En contraste, le péché dans cette même tradition (donc le manque d’amour) est alors une condition définie non seulement par le fait d’être-seul, mais aussi par celui d’être-contre. Au fond, le péché est la négation de la structure relationnelle de l’être en vue de laquelle on a été créé.1569 Un autre élément pragmatique soit ajouté, avant de boucler ce sous-point. C’est le caractère processuel de l’être.1570 A lire toutes ces considérations sur l’ontologie de communion, l’on pourrait vite rétorquer que ce sont tous de beaux mots, des possibilités hypothétiques, ou encore de l’ordre eschatologique. En effet, le caractère de communion de l’être n’est pas simplement donné et une fois pour toute, mais plus encore doit-il devenir ! C’est précisément à ce niveau que l’exercice éthique est requis, sinon exigé. Ici, on paraphraserait bien saint Jacques : A quoi bon une foi morte, sans œuvre ? Doit-on exhiber simplement une foi en la communion des êtres, sans se poser en acteur de cette communion ? Il y a un aspect dynamique et non statique de l’être. Par conséquent, une affirmation s’y dégage : l’homme reçoit son être. Son être (toujours sous-entendu celle de communion) est continuellement donné. Il doit prier constamment pour pouvoir l’entretenir. « C’est comme la manne au désert ; c’est notre pain quotidien pour lequel Jésus a enseigné à ses apôtres à prier ».1571 Ainsi, reçoit-on, si on est honnête, son être au-delà de ses propres capacités naturelles de vivre. La foi nomme cet « au-delà » Dieu. D’où, encore une fois, le langage de la possession s’avère donc
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Ibid. Id., 207. Ibid. Ibid. Id., 214. Id., 215. Pour montrer le caractère relationnel, contingent, absolument dépendant de l’homme, John Douglas donne quelques petits exemples, apparemment banals, mais qui au fond, donnent à méditer. Il dit : « En fait, si nous sommes, c’est parce que deux êtres humains ont eu une relation l’un avec l’autre ; et tous les deux sont (ou furent) pour la même raison ». Ou encore, « si nous continuons d’être, c’est parce que nous sommes soutenus quotidiennement par des milliers d’autres êtres, vus et non vus, qui rendent possible notre continuation. (…) Nous ne sommes pas autogénérateurs ou autosuffisants. Nous sommes bénéficiaires à tous les niveaux de notre être – physique, psychique, spirituel, émotionnel, et ainsi de suite ». Id., 216. En outre, « je sais parfaitement bien que je ne serais pas ce que je suis devenu sans les visages concrets qui se sont posés sur moi ou qui m’ont réprimandé et questionné durant toute ma jeunesse ; ou sans le climat très particulier dans lequel j’ai été élevé et où j’ai vécu la majeure partie de ma vie (la neige) ; ou sans les animaux que j’ai aimés – et qui m’ont aimé plus que je ne les ai aimés ; ou sans les arbres, les arbres splendides ». Id., 217-218.
385 inapproprié pour la foi. Il y a, par conséquent, de la part de l’homme, ce jeu de recevoirdonner, donner-recevoir qui est exigé, comme on peut constater cette récurrente insistance dans l’enseignement de Jésus.1572 Ainsi, la tradition aussi biblique que bantoue offre une représentation de l’univers comme étant un système écologiquement harmonieux d’êtres interreliés et interdépendants. Aspirer à l’équilibre entre l’image ressemblante et l’image dissemblante dans l’homme, est ce qui explique l’importance du fondement ontologique de communion.
8.3 Relecture de l’ambition humaine 8.3.1 Opérer une dialectique de l’ambition Si on a analysé l’allégorie du corps et relu, à la suite de cela, l’anthropologie, le but n’est pas de s’arrêter à un exercice intellectuel creux. L’instant décisif et pratique qui en découle amène à examiner, à passer au crible la passion centrale à la base de l’ensemble de l’orientation de la vie de l’homme, que l’on nomme ici : l’ambition humaine. Et pour cause, si l’on parle généralement de l’ambition, la première chose qui frappe, c’est certainement l’orgueil de l’esprit humain et l’impuissance à se restreindre. Le propre de l’homme, c’est de se dépasser, c’est de braver les limites, dit-on. « L’homme ne reconnaît qu’à peine sa limite » (Qo 9, 12), écrivait déjà le rédacteur de l’Ecclésiaste. Ambition noble, mais encore faut-il spécifier dans quel sens un tel principe se justifie. En soi, l’ambition (du latin ambire=briguer)1573 est le désir d’avancement et de supériorité, une passion qui pousse à étendre la sphère de son pouvoir. Philosophiquement parlant, l’ambition est une des manifestations de l’amour de soi. Elle est un effort légitime de la nature humaine. L’étouffer, ce serait rejeter sa tâche et s’abdiquer soi-même, ce serait détruire le principe de tout progrès humain. 1574 Vue dans ce sens, l’ambition en soi n’est pas toujours négative. Elle appartient même au moi identitaire (Ich-Identität) et suscite la motivation de la performance (Ehrgeiz als Leistungsmotivation), si elle est bien canalisée.1575 Le caractère moral de l’ambition dépend du but qu’elle poursuit et des moyens qu’elle emploie. La distinction qu’on doit faire ici est si réelle, que, même dans le langage ordinaire, on dit une noble, une généreuse ambition. Telle ambition passe pour force d’esprit et de vertu, telle autre pour vice et crime. Elle devient justement condamnable lorsqu’elle emploie la ruse, la bassesse ou la violence pour atteindre, au détriment d’autrui, l’objet qu’elle convoite. Chaque homme cherche à réaliser ses ambitions. Il se fixe des objectifs à atteindre : du confort matériel, du prestige, de la considération, de la possession de beaucoup d’argent, etc. Celui qui est animé d’une telle ambition ne croit pas au miracle, il travaille par tous les moyens pour obtenir le résultat de ses attentes. Il veut atteindre le succès et goûter au fruit de son labeur. C’est un critère réel de l’ambition humaine. La question fondamentale se pose alors au moment où il faut évaluer tous ces efforts-là, en rapport avec les moyens
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Id., 221. Cf. http://www.cosmovisions.com/ambition.htm (14.03.2009 22:29). Ibid. Cf. Buchkremer, H., Über den Ehrgeiz, Aachen 1972, 28.
386 utilisés et avec l’environnement. L’action s’est-elle produite dans la durée et dans la prise en compte de facteurs environnementaux ? Précisément, l’attitude à adopter est ce qui fait que, soit on mène à bien ses actes avec égard aux autres êtres et facteurs environnants, soit on bascule dans l’ambition égoïste qui ne voit pas au-delà du bout de son nez. Dans ce dernier cas, on n’agit plus que dans le temps et pour son bien propre, et non dans la durée. Dans ce sens, elle devient une prétention égoïste, une passion qui promet le bonheur individuel et ne l’atteint pas.1576 Cela dit, si l’on a souligné l’importance de la tempérance dans l’action de chaque homme, si l’on a mis en exergue l’interdépendance des êtres, qui implique la reconnaissance d’une certaine limite qui leur est ontologique, c’est pour qu’enfin de compte, l’homme se reconnaisse humble dans ses ambitions. L’humilité qui n’est nullement à comprendre comme acceptation de l’humiliation ou encore preuve de la pusillanimité, qui est un défaut et une dépréciation de soi-même. L’homme humble, par contre, connaît ses capacités, mais aussi ses défauts et ses limites. Bien pourquoi, l’exercice effectif de la tempérance, ou dans une certaine mesure de l’humilité, demande une réflexion plus approfondie sur l’ambition comme passion motrice de toute action de l’homme. Laurent Sentis le dit si bien : « L’ambition est une des forces les plus puissantes à l’œuvre dans la vie humaine. Elle est en quelque sorte le moteur de l’activité humaine. Quand l’homme doit accomplir une tâche déterminée, et que cette tâche semble difficile, cette difficulté se présente comme un défi qui lui est adressé par autrui. L’homme sent monter en lui le désir de relever le défi et ce désir correspond bien à ce que nous nommons ambition. »1577 En effet, l’homme se fixe sans cesse des objectifs dans la vie. Atteindre ces objectifs est pour lui synonyme d’une vie réussie. Or, les réussites ne satisfont pas, on cherche toujours plus. C’est dire, par ricochet, que l’ambition reste vivante en chacun, car atteindre l’objectif signifie ne plus avoir d’ambition, éteindre l’ambition. Mais découvrir
1576 Il est intéressant de remarquer comment les Romains avaient élevé un temple à l’Ambition, qu’ils avaient représenté avec des ailes et des pieds nus : image ingénieuse de la hauteur de ses visées, et de la misère que presque toujours elle recueille. Cela est à lire sur le site http://www.cosmovisions.com/ambition.htm (14.03.2009 22:29). Par ailleurs, à la même référence, rien de plus saisissant que de lire ce tableau des tortures de l’ambitieux, tracé par le moraliste inconnu : « Ses désirs croissent avec sa fortune ; tout ce qui est plus élevé que lui le fait paraître petit à ses yeux ; il est moins flatté de laisser tant d’hommes derrière lui, que rongé d’en avoir encore qui le précèdent ; il ne croit rien avoir s’il n’a tout ; son âme est toujours avide et altérée, et il ne jouit de rien, si ce n’est de ses malheurs et de ses inquiétudes. Ce n’est pas tout. De l’ambition naissent les jalousies dévorantes ; et cette passion, si basse et si lâche, est pourtant le vice et le malheur des grands. Jaloux de la réputation d’autrui, la gloire qui ne leur appartient pas est pour eux comme une tâche qui les flétrit et qui les déshonore : Jaloux des grâces qui tombent à côté d’eux, il semble qu’on leur arrache celles qui se répandent sur les autres. Jaloux de la faveur, on est digne de leur haine et de leur mépris, dès qu’on l’est de l’amitié et de la faveur du maître. Jaloux même des succès glorieux à l’Etat, la joie publique est souvent pour eux un chagrin domestique, un deuil secret. Enfin, cette injuste passion tourne tout en amertume, et on trouve le secret de n’être jamais heureux, soit par ses propres maux, soit par les biens qui arrivent aux autres ». 1577 Cf. Sentis, L., op. cit., 133.
387 aussi que l’objectif ne peut être atteint, c’est briser l’ambition. C’est ainsi que l’homme, livré à son ambition, se voit sans cesse menacé : pour vivre, il doit se fixer continuellement de nouveaux objectifs capables de soutenir l’ambition qui le fait vivre. C’est un fait humain. Cela étant, l’homme se doit d’opérer une dialectique raisonnée de ses ambitions, afin d’éviter de se rendre esclave des ambitions à caractère illusoire et de briser le ressort de son existence. Car une ambition mal contrôlée conduit à divers désordres : jalousies, rivalités, amertumes, mensonges, etc. Saint Augustin emploie une belle expression, arrivisme mondain (ambitio saeculi)1578 pour faire allusion à ces désordres dans l’homme. C’est un danger permanent. Et Laurent Sentis l’insinue ici : « Nombreux sont ceux qui, ne voyant pas d’autre chose à faire sur cette terre, se lancent toujours dans de nouveaux projets scientifiques et politiques, au risque de dévaster la terre et d’entraîner autrui dans une compétition impitoyable. Mais nombreux sont aussi ceux qui ont perçu les impasses de la vie et comprennent alors que, derrière cette frénésie, se cache l’angoisse de l’homme qui croit agir en vue d’une finalité mais qui, en fait, fuit en avant et se fixe des objectifs non parce que ces objectifs sont bons, mais afin d’échapper au découragement, à l’ennui et à la dépression. »1579 Le bon usage de l’ambition exige donc une régulation par la vertu appropriée, celle que Thomas d’Aquin nomme magnanimité, et cet usage est légitime et même nécessaire quand il s’agit d’accomplir une œuvre bonne. Savoir opérer une dialectique de l’ambition1580 dans sa vie est l’aboutissement dynamique et caractéristique de l’être humain vraiment responsable, car l’ambition en soi, comme passion, n’est ni moralement bonne ni moralement mauvaise. La marque qu’on lui imprime, selon qu’elle est subversive ou modérée, est ce qui permet de lui attribuer la qualité morale ou pas du tout. 8.3.2 Caractère volontariste et social de l’ambition Il y a des faits émotifs que chaque homme peut repérer en lui assez facilement et les analyser. C’est comme la convoitise, le dégoût, la colère et la peur, car ils se rapportent à des objets sensibles, réels ou imaginaires. Ici, l’ambition est essentiellement de l’ordre du sentiment.1581 En outre, il est aussi de la nature de l’homme d’attacher du prix à des choses, des gestes, des paroles ou d’autres actions, non pas seulement parce que toutes ces réalités sont utiles ou plaisantes, mais parce que ces réalités sont reconnues comme importantes par ceux avec qui on vit. Laurent Sentis en donne quelques exemples : le petit enfant fait ses premiers pas mais cherche par là l’admiration de ses parents. L’écolier fait ses devoirs mais désire aussi l’estime de son professeur signifiée par la note. Le jeune homme fait la cour à une jeune fille avec le secret espoir de l’emporter sur ses rivaux. L’homme mûr prend des responsabilités afin d’être reconnu par ses concitoyens, etc. 1582 A la base, il y a l’idée de toujours chercher à s’affirmer, à apparaître.
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Cf. Les Confessions, X, 30, 41, cité par Sentis, L., op. cit., 135. Id., 133-134. Cf. Sentis, L., op. cit., 133. Id., 132. Ibid.
388 En effet, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, l’homme est sans cesse soucieux du regard d’autrui et du rôle qu’il a à jouer dans la société. Une voix populaire dit même que tout ce que l’on fait, c’est pour les autres et en vue des autres. Ce qui n’est pas, à tout point, vraisemblable. L’ambition est alors cette impulsion interne que suscite en chaque homme telle invention, telle production d’objet ou telle situation en raison de l’évaluation qui est faite par ceux qui l’entourent. Le fruit de l’ambition traduira soit une relation paisible, de développement, soit celle conflictuelle avec autrui, selon qu’il est modéré et dans l’intérêt positif de l’autrui, ou subversif et agent d’orgueil ou d’égoïsme. Cette dimension sociale subsiste même si on cherche à se valoriser à ses propres yeux. A ce niveau, l’ambition se rapporte à des objets socioculturels, c’est-à-dire à des objets dont la valeur est liée au fonctionnement du groupe social. On rappellera que certains philosophes ont beaucoup réfléchi sur ce dynamisme si caractéristique de l’être humain qu’est l’ambition. Un de ses aspects est le désir d’être reconnu, à partir duquel Hegel a même tenté de comprendre la condition humaine. Hegel estime que le désir d’être reconnu est l’origine de la lutte à mort que se livrent les hommes et qui aboutit à l’asservissement de celui qui pour sauver sa vie accepte de travailler pour le plus fort. Un autre aspect de l’ambition est ce que Nietzsche nomme volonté de puissance. Mais nombreux sont les penseurs qui ont abordé à leur manière cet aspect de la vie sociale.1583 Dans tous les cas, selon Guilford, l’ambition, comprise comme motivation de la performance, doit alors présenter trois variantes caractéristiques : concourir à l’ambition plus générale qu’individuelle (general ambition), à un effort persistant (persistent effort) et à l’endurance (endurance).1584 Dans le contexte qui est le nôtre, cette acception intéresse particulièrement dans la mesure où l’ambition ainsi comprise concourt à l’intérêt général et non individuel. 8.3.3 Modération de l’ambition utilitariste On parlait déjà de la nécessité d’opérer une dialectique au sein des ambitions de l’homme, lesquelles peuvent se ramifier et prendre des extrêmes improductifs et dommageables. L’excès d’ambition peut se manifester dans la présomption, l’arrivisme, la vanité et l’orgueil. L’homme peut être amené soit à accomplir des grandes choses, profitables à la société, soit à s’élever à ses propres yeux, et se montrer alors insensible ou indifférent à la société. Dans ce dernier cas, le côté positif de cette passion est obscurci. D’où l’importance de tempérer ce qui peut y avoir d’excessif dans l’ambition. Lorsqu’on parle de modération de l’ambition humaine, cela rime concrètement avec le contrôle d’un certain utilitarisme qui semble caractérisé l’homme moderne. Encore une fois, tout se joue dans l’homme. En effet, si l’utilité, dans le vocabulaire économique et moral, désigne depuis le XVIIIe siècle1585 ce que l’on pense convenir à un besoin ou à un désir, c’est-à-dire ce qui
1583 Id., 132-133. 1584 Cf. Guilford, J. P., Persönlichkeit, 1965, 428f, cité par Buchkremer, H., op. cit., 28. 1585 L’utilitarisme est connu comme une doctrine qui s’épanouit aux XVIIIe et XIXe siècles, dont les propositions les plus saillantes plongent leurs racines dans l’histoire de la pensée occidentale et dont les branches s’étendent dans de multiples directions intellectuelles au XXe siècle, et tout particulièrement en économie politique. Cette philosophie morale et politique est re-
389 est, de ce fait, source de plaisir ou facteur d’évitement d’une souffrance,1586 il convient de l’examiner et la placer à sa juste mesure de compréhension, afin d’éviter, là aussi, des extrêmes. Car, en fait, une théorie utilitariste est une doctrine qui fait de l’utilité le principe exclusif ou dominant permettant d’expliquer la totalité ou l’essentiel du comportement humain. Les relations interhumaines sont comprises comme une construction sociale basée sur les intérêts économiques. La doctrine utilitariste propose une certaine image de l’homme. Cet être humain est un individu, dissociable de tout lien social d’appartenance concrète, qui ne cherche pas d’abord et directement le salut céleste, mais la satisfaction de ses intérêts terrestres. L’homme est ainsi fait qu’il est mû par la recherche du plus grand plaisir et de la moindre souffrance.1587 On ne veut nullement cautionner ici une pure téléologie, moins encore un dogmatisme religieux, mais seulement est-il que l’être humain utilitariste se définit principalement par des besoins et une activité de production et d’échange destinée à les satisfaire. Cette tendance égoïste que renferme l’utilitarisme peut conduire à la non prise en compte de son environnement aussi bien immédiat que lointain, car l’on veut tout faire pourvu que l’on atteigne son but, quels qu’en soient les moyens. C’est là qu’il représente un danger sérieux et appelle alors à son contrôle permanent. Christian Laval caractérise bien le type utilitariste : « C’est un être essentiellement ‘économique’, comme l’indique l’expression consacrée d’Homo oeconomicus. Encore faut-il comprendre par là que toute activité, toute institution, toute relation peuvent être considérées comme économiques en tant qu’elles sont sources d’utilité et objets d’un calcul. L’être humain est foncièrement gouverné par les sensations. Lui seul peut savoir directement ce qu’il veut et ce qu’il doit faire pour l’obtenir. La raison qui le caractérise est comptable : elle est adéquation des moyens aux fins visées, mais aussi évaluation et comparaison des fins alternatives. De plus, la satisfaction recherchée est maximale, le comportement maximisateur : il s’agit toujours de diminuer la peine ou le coût, d’augmenter le plaisir ou le profit, en vue de maximiser la somme de bonheur. »1588 Une théorie qui, en son but, est souhaitable, mais truffée, dans sa pratique, des moyens diffus et suspects. Le genre de société qui en découle est une association d’intérêts et de besoins individuels ou collectifs dont la fin est, ou devrait être, de les satisfaire de façon maximale. L’Etat, puissance à la fois dangereuse et indispensable, est un syndic ou un conseil d’administration chargé de gérer les intérêts des associés. 1589 C’est l’axiome de
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connue pour être historiquement l’œuvre de certains auteurs dont les plus importants sont Adam Smith, David Ricardo, Jeremy Bentham, James Mill et John Stuart Mill. On trouverait en amont des précurseurs tels que John Locke, David Hume, David Hartley, Cesare Beccaria, Claude-Adrien Helvétius. Parmi les successeurs, on a coutume de ranger des philosophes comme Herbert Spencer ou des économistes comme Jevons ou Edgeworth, initiateurs d’une tradition dite néoclassique. Cf. Laval, C., L’ambition sociologique, Paris 2002, 14. Id., 15. Ibid. Id., 15-16. Id., 16.
390 l’homme calculateur.1590 On ne veut pas faire ici une étude stricto sensu de l’utilitarisme dans son genre très élargi de l’histoire des idées. Mais pour peu qu’il constitue une évidence sociale qui fait office de socle de vérité pour les individus qui habitent un certain espace social, il est nécessaire d’y faire allusion et chercher à l’interpréter conformément aux articulations des pratiques et aux orientations des existences qui concourent au bien de l’humain. Car, aussi bien dans des sociétés développées que moins développées, l’utilitarisme tend à dominer sur les relations interhumaines et à faire principe d’autorité. L’intérêt en est le principe de connexion des individus. Ainsi, pourrait-on dire que l’extension des modèles utilitaristes s’étend à l’ensemble des sciences sociales, et donc à la sociologie moderne elle-même. Et Christian Laval se demande, à juste titre, s’il n’est pas temps de réactualiser le fondement de la sociologie classique, basée essentiellement sur des considérations nonutilitaristes.1591 Ainsi, dit-il, par exemple : « Si les sociologies classiques reconnaissent toutes que la nouvelle société est ‘économique’, que les représentations de l’homme sont de plus en plus égocentriques, ce n’est jamais pour elles que la caractéristique d’un certain type de société, et non pas de la société en général. Comme il y eut des sociétés féodales et agricoles, militaires et religieuses, il y a des sociétés industrielles, marchandes et individualistes qui apparaissent et dont il faut comprendre le principe organisateur. La société ne tient pas par les seules vertus de l’intérêt égoïste, du ‘chacun pour soi’, comme le prétendent les économistes libéraux. Elle ne repose pas sur le seul marché pour assurer la fonction de solidarité sociale. Il y faut une régulation morale, des idées communes, une organisation politique. »1592 L’on pense que cette question concerne l’unité de la société, la nature du lien humain et, plus spécialement encore, la fonction et le type de médiation symbolique entre les hommes. Très concrètement, la question se pose autrement comme suit : les hommes ne sont-ils liés que par des rapports d’intérêt ? Toute la réflexion morale et politique des siècles antérieurs (16e-18e) consistait à savoir si l’intérêt peut vraiment remplacer la morale religieuse comme principe du rapport social ? Les sociétés peuvent-elles se passer de toute forme de religion ? Et plus encore : le lien humain réclame-t-il toujours un tiers de référence et de médiation, ou bien, au contraire, sommes-nous à la veille de connaître une société ‘émancipée’ d’une telle nécessité symbolique ?1593 Un peu comme il en est le cas aujourd’hui avec le phénomène de la crise financière mondiale, où des voix s’élèvent de plus en plus pour que le capitalisme soit reformé, l’on dirait qu’au capitalisme et à l’individualisme, il y a nécessité de leur opposer des digues morales, institutionnelles et
1590 Christian Laval dit e.a. : La raison comptable, dans tous les domaines de la vie sociale, a construit la „cage d’acier“ dans laquelle sont logés les « derniers hommes ». Dans un monde mécanique qui a évacué les croyances anciennes ordonnatrices de la conduite éthique, les comportements humains semblent n’être plus que des adaptations calculées à des situations d’intérêt qui ne font plus sens. Un peu comme des sociologues comme Tocqueville, Marx et Weber prétendaient que l’utilitarisme constitue une nouvelle forme de croyance collective à même de remplacer des formes théologiques déchues. Id., 33-34. 1591 Id., 22. 1592 Id., 26. 1593 Id., 29.
391 politiques. La société centrée sur l’industrie, quelles que soient ses différences avec les autres types de sociétés existantes, n’échappe pas à la règle commune à laquelle sont soumises toutes les sociétés.1594 Avec Christian Laval, peut-on noter : « Il existe des invariants, des « rocs » comme dira plus tard Marcel Mauss, qui président à toute vie sociale et qu’il faut préserver, sauf à introduire des phénomènes de dérèglement et de décomposition pouvant aller jusqu’à la destruction des sociétés. Or l’essor de la vie économique et l’individualisation qui lui est liée ont précisément donné naissance à des dangers de ce genre. Il s’agit donc de ‘rebâtir la maison’ selon une formule prisée par Comte, c’est-à-dire de redonner une forme culturelle stable à la société industrielle. La sociologie se donne alors un programme de refondation culturelle, en proposant, contre la préconception utilitariste, un renouvellement des valeurs, des croyances, des institutions capables d’idéaliser, d’orienter, d’encadrer, de limiter les énergies libérées par les sociétés industrielles et marchandes. »1595 Les penseurs sociologiques, économiques et politiques du XXIe siècle doivent être des conciliateurs : ils devront rechercher un compromis entre la modernité industrielle et les exigences de l’unité sociale. La solidarité « fonctionnelle » de la société industrielle correspond à une partie seulement de la vie individuelle et sociale de l’homme moderne. Il y a, en plus, des dimensions spirituelles, morales, religieuses tout aussi importantes et faites de croyances communes qui se transmettent dans le temps, et qui sont à réactualiser. Par ailleurs, il n’est pas anodin de mentionner le lien que l’on fait entre l’utilitarisme et le désenchantement du monde, déjà depuis Schiller et Max Weber.1596 En effet, Weber accorde à la science un rôle dominant dans le procès de la rationalisation occidentale et dans le désenchantement du monde, en ce sens que c’est elle, par les techniques efficaces qu’elle engendre, qui a accéléré la destruction de la magie et qui a destitué le sens suprasensible du cosmos. C’est à la science surtout qu’est imputée cette objectivation générale non seulement des phénomènes naturels mais aussi des faits humains et sociaux. C’est pour cette raison que la science est considérée comme un élément moteur du processus de désenchantement.1597 L’objectivation scientifique est regardée comme le facteur décisif d’élimination de la possibilité et même de la simple « pensabilité » d’un monde ordonné par Dieu.1598
1594 Ibid. 1595 Id., 29-30. Il y a aussi une Revue Mauss qui essaye de remettre à l’ordre du jour la question de l’utilitarisme et la dimension anti-utilitariste de la sociologie. Mauss est l’acronyme du « Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales ». 1596 Id., 423. L’expression « désenchantement du monde » est empruntée à Schiller (Entzauberung der Welt), et désigne la perte de sens de la vie et de la mort dans l’Occident moderne. Globalement, l’expression signifie le fait que le monde se vide de ses significations en s’ordonnant aux exigences de la seule efficacité pratique. Selon Weber, il s’agirait bien plutôt d’une désignification par saturation d’explication scientifique et d’évaluation comptable. Si la rationalisation en général vise à doter le monde d’un sens unitaire cohérent, la rationalité économique et technoscientifique aboutit paradoxalement à la destruction du sens lui-même. 1597 Id., 424. L’auteur se réfère ici à l’ouvrage d’Annette Disselkamp, L’Ethique protestante de Max Weber, Paris 1994. 1598 Id., 425. On en a longuement parlé dans la première partie.
392 Ainsi Christian Laval en tire le constat suivant : « La rationalisation technique et l’intelligibilité scientifique ont dévasté le sens de l’action par un double effet : l’absence de fins objectivement inscrites dans le monde et l’univocité de l’efficacité de l’action sur le monde. L’activité est donc rationnelle au sens d’une rationalité pratique toujours plus poussée ; les choses et les hommes sont toujours plus disposés les uns par rapport aux autres comme des moyens mutuels de leurs actions, mais le sens englobant et directeur manque. Ce n’est pas que la science à elle seule soit responsable de cet état auquel est parvenue la civilisation occidentale, mais non seulement elle ne dit rien de ce qu’il faut faire mais encore, en rationalisant l’image du monde, elle affaiblit les religions ellesmêmes dans leur fonction de prescription normative. »1599 On pense que, dans la lutte éventuelle à engager contre la crise écologique, il est très important de ne pas perdre de vue la problématisation sociologique portant sur la nature des sociétés modernes, aussi bien développées que moins développées. La problématisation sociologique causée, dans son fond, par le recours à l’utilitarisme qui devient presque le seul fondement des relations interhumaines, lequel utilitarisme ne ménage pas non plus l’environnement. Sous la même perspective de la modération de l’ambition humaine, saint Thomas d’Aquin établit un rapprochement suggestif entre l’humilité et le respect dû à Dieu, et qu’il convient de noter comme aspect conclusif. Il dit : « On réprime l’excès d’ambition (praesumptionem spei), en raison surtout du respect qui est dû à Dieu (ex reverentia divina), qui fait que l’homme ne s’attribue pas plus qu’il ne lui revient selon le rang qu’il a reçu de Dieu. Ainsi donc l’humilité semble indiquer principalement la soumission de l’homme à Dieu. C’est pourquoi Augustin qui assimile l’humilité à la pauvreté en esprit la fait dépendre du don de crainte par lequel l’homme exprime son respect pour Dieu. »1600 Ce passage permet de mieux percevoir pourquoi et comment il convient de réprimer ce que l’ambition terrestre peut avoir d’excessif. Mais si l’humilité, selon Augustin, provient de la soumission de l’homme à Dieu, l’on ne peut pas pour autant en conclure que l’humilité ne peut naître en l’homme que sous l’influence de la grâce divine. Pour un chrétien, cela se laisse affirmer sans peine. Sinon, au-delà de la perception typiquement chrétienne de l’humilité, l’on pense que chaque homme conscient d’être une créature peut en prendre conscience. Dans cette mesure, l’humilité n’est rien d’autre que la modération de son désir de supériorité réglé par la lucidité sur soi-même. Ainsi, il existe des gens qui, sans nécessairement avoir un rapport au religieux, font preuve d’une réelle humilité. Ils connaissent et acceptent leurs limites et refusent de se laisser emporter par ce désir de supériorité qu’ils ont découvert en eux et qu’ils jugent déraisonnable. Par conséquent, l’humilité n’est pas seulement infuse en l’homme et suscitée par la grâce divine, il y en a aussi celle acquise, qui dépend des efforts de l’homme. Pour peu que la grâce ne purifie pas de tout orgueil, si l’on ne fournit pas un effort de lucidité sur soi-même, on risque de se laisser égarer par cet orgueil sans cesse renaissant. 1601 En outre, on peut aussi s’humilier volontairement sans être humble.
1599 Id., 427. 1600 Cf. S.Th., IIa IIae q161 a2, cité par Sentis, L., op. cit., 136. 1601 Id., 137.
393 Toutefois, si la soumission à Dieu fonde l’humilité, celle-ci n’implique pas que la liberté soit étouffée. L’humilité, à la manière de Jésus, libère, dispose à la libéralité, à la tempérance, à la rétractation jusqu’à l’humiliation, si c’est pour le plus grand bien des êtres. En lavant les pieds de ses disciples, le Christ a donné à l’humanité cette humble humiliation en exemple (Jn 13, 5.13-15). Il est à chaque instant à la disposition de son Père. Que son Père lui propose l’obscurité de Nazareth ou l’activité de prédication évangélique, il met sa joie à obéir. Jamais son humilité n’a autant resplendi que quand il a accepté, par obéissance, l’humiliation de la croix. 1602 Son humilité n’est pas restée vaine, elle a été couronnée en gloire : la résurrection. Donc, l’enseignement de Jésus et sa vie sont, à ce point, instructifs.
Conclusion La proposition faite sur le renouveau anthropologique du corps est un thème d’actualité. Des réflexions et analyses croissent de plus en plus, en vue de déceler la sagesse que recèle la symbolique du corps humain. Dans la perspective écologique qui est la nôtre, la réflexion sur l’aptitude du corps humain à faire preuve de sagesse, nous paraît être particulièrement propice à l’ouverture de nouvelles perspectives. Dans son livre The Wisdom of the Body, le célèbre physiologiste américain Walter B. Cannon a bien mis en lumière la remarquable capacité du corps à réagir adéquatement à toutes les formes de perturbation et à maintenir un équilibre essentiel à la vie, à condition, bien entendu, que l’on soit attentif et disposé à recevoir les informations que son propre corps livre. 1603 Le corps qui nous assujettit à un espace, à un temps donné et à une perspective sur le monde n’est-il pas le symbole premier de la limite ? Le corps n’est-il pas un indicateur des voies qui permettent à l’être humain de parvenir à la grâce et de se reconnaître comme une « personne pleinement intégrée » (fully integrated person) ?1604 Car, on est convaincu que le sage, le tempérant se travaille d’abord au corps ; et c’est le corps qui sert un idéal de perfection et d’épanouissement de tout l’homme. L’inverse se fait également par le même corps. C’est la raison profonde qui nous a animé à proposer l’allégorie du corps comme lieu anthropologique d’exercice de la tempérance. En d’autres termes, à travers le corps, l’homme prend conscience de sa condition de mortel, c’est-à-dire d’une expérience de sa limitation ontologique et de sa vulnérabilité existentielle. Par le même corps, l’homme est aussi investi de la prétention d’échapper à ces constances ou, à tout le moins, de l’espoir d’établir les conditions les meilleurs pour les supporter.1605 Au-delà du corps, expression d’équilibre entre ses membres, l’idéal d’interdépendance et de la prise en compte des membres qui en découle peut se refléter aussi sur les relations entre hommes, et sur leur rapport à l’environnement. La même attention et la même capacité d’écoute, exigées pour son propre corps, est valable et applicable aussi sur les rap-
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Id., 138. Cf. Csepregi, G. (dir.), Sagesse du corps, Québec 2001, VII. Id., 112. Cf. Bordeleau, L.-P., “Quel corps pour la sagesse?”, in : Csepregi, G. (dir.), op. cit., 134-135.
394 ports entre les êtres.1606 C’est la subtilité morale qui découle de la sagesse du corps, que l’on propose au débat public, en rapport avec la problématique écologique qui défie actuellement l’humanité. Garder cette subtilité morale vivante à l’esprit constitue le fondement manifeste pour la pratique d’une éthique de la tempérance. A travers cela, pense-ton, il se crée la volonté de dépasser les visions réductrices et étroites de l’homme, héritées de la philosophie cartésienne. On a essayé de la corriger dans le point qui concernait la nouvelle compréhension de l’image de l’homme. On a essayé de voir comment l’expression imago Dei dévolue à l’homme pourrait être comprise à nouveau. L’aspect relationnel de l’imago Dei n’est, en fait, pas une qualité donnée à l’humain, mais une attitude, un mode d’être qui découle de la relation profonde avec Dieu.1607 Le symbole de l’imago fait de l’homme un être essentiellement relationnel. Dieu a partagé ce mode d’être à l’homme. Cette réalité renferme un certain nombre des conséquences, dont la reconnaissance de l’homme de sa dépendance par rapport aux autres êtres créés, de sa limite et de ses altérations dans ce rapport. John Douglas le dit bien : « Explorer le symbole de l’imago Dei conduit à une manière plus appropriée de concevoir la relation entre la créature humaine et d’autres formes de vie créée. Mais redécouvrir cette aptitude va obliger à repenser les autres relations fondamentales où, selon la foi biblique, l’être humain est impliqué : sa relation à Dieu, et sa relation aux autres êtres humains. »1608 D’où, être l’imago Dei n’implique pas l’idée d’un « Superman ». « L’humanité est maintenant définie comme une co-humanité »1609 et perçue avant tout comme étant en relation avec l’existence animale et comme différant d’elle. Loin d’être un recul, croit-on avec Berkhof, cette nécessité contemporaine de regarder l’être humain relationnellement libère, en fait, de l’asservissement chrétien aux catégories « grecques » et ouvre les esprits encore une fois à la tradition biblique perdue – ou presque perdue.1610 C’est une donnée de la tradition biblique que la créature humaine doit être comprise dans le contexte de sa multirelationalité. (Cf. 1 Jn 4, 20 ; Mt 22, 39 ; Rm 13, 9). Le symbole de l’imago Dei aide la créature humaine à renouer avec le réseau complexe de sa relationalité. La détermination de surmonter des cloisonnements permet donc de créer une atmosphère de respect et de convivialité entre les êtres.
1606 Par exemple, on voit naître un peu partout des mouvements thérapeutiques visant la libération du corps. Cette approche, issue de la révolution psychanalytique, favorise la prise de conscience des sensations, des pulsions et des intuitions corporelles, et incite les individus à considérer leur corps comme une source privilégiée d’intelligence et de sagesse. Ibid. 1607 Cf. Falque, E., Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris 2008, 106s. 1608 Hall, J. D., op. cit., 117. 1609 Cf. Berkhof, H., Christian Faith: An Introduction to the Study of Faith, Grand Rapids, 1979, 180, cité par Hall, J. D., op. cit., 117-118. Hendrikus Berkhof fustige les traditions anthropologiques du passé qui étaient basées sur une conception statique-idéaliste-individualiste de l’homme. L’homme était perçu comme un être spirituel indépendant. Depuis la découverte contemporaine de l’ « historicité » de l’humanité (Geschichtlichkeit), et depuis Marx, Darwin et Freud, poursuit Berkhof, on ne peut plus continuer d’aborder la discussion de l’anthrôpos de cette manière. 1610 Ibid.
395 De ce qui précède, il est donc impérieux de sacrifier la fausse notion de progrès utilitariste au profit de cette diversité organique, environnementale et sociale qui constitue « la texture de la vie ».1611 Il est évident que tout le projet, le savoir et la technique ne peuvent être balayés d’un seul coup, il n’est pas non plus dans notre intention de le souhaiter ou de le proposer, car personne ne le peut. Le significatif est que cette éthique de la perception serve de base à tout savoir ultérieur dans l’action de l’homme : d’une part, être conscient que les activités humaines se basent sur des donnés (Vorgaben) et qu’elles vivent et ne peuvent être profitables à l’homme qu’en tenant compte de cela. D’autre part, cela constitue un correctif critique qui puisse éclairer les limites de l’action humaine, en vue du bien. Dans ce sens, « vivre en harmonie avec le processus écologique de la nature ne constitue pas un recul technologique mais plutôt une percée ».1612 Dans ce modèle de progrès, l’harmonie dynamique et la diversité supplantent la domination. Et le point de vue bantu de la solidarité, de la membralité, comme nous l’avons développé, aide énormément à mieux comprendre le sens de l’harmonie dynamique des êtres qui fonde la tempérance. Mieux vaudrait donc d’être à l’écoute de cette partie antérieure des deux hémisphères cervicaux : le préfrontal, où s’élaborent les processus les plus complexes. C’est le siège de cette partie de l’homme qui sait avant qu’il sache, cette petite voix intuitive qui dit quand l’homme est sur la voie juste, qui fait faire des découvertes, et qui s’agite quand on est angoissé, envoyant le signal que l’on est en train de se tromper, de se mentir, de se fourvoyer : la conscience. Mieux vaudrait de l’écouter, plutôt que de la faire taire avec des tranquillisants, qui agissent à ce niveau en déconnectant le cerveau préfrontal, ou encore par des injonctions comme « surtout ne fais pas plusieurs choses à la fois », « ne change pas tout le temps de sujet », etc.1613 Se laisser guider par ce qui arrive, écouter à la fois son intuition et son environnement, découvrir des liens surprenants, voilà des démarches tout aussi créatrices et génératrices de solutions et de conscience.
1611 Cf. Vandana, Shiva, “Terra Mater: Recuperando la dimensio femenina, con-spirando”: Revista Latinoamericana de Ecofeminismo, Espiritualidad y Teologia, 1993, 32-33. 1612 Id., 36. 1613 Cf. Soulier, O., op. cit., 7.
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Chapitre 9 : Données et techniques controversées en rapport avec l’écologie et regard critique Introduction A travers le monde, plusieurs options sont entrain d’être prises, afin de vouloir contourner ou résoudre la problématique écologique. Dans ce dernier chapitre appendice, l’on veut mettre en évidence quelques unes des options et orientations, parfois extrêmes, qui conviennent d’être approchées avec un esprit critique, car elles sont susceptibles d’engendrer des nouvelles questions écologiques ou sociales qui rendraient la relation membrale des êtres encore difficile. D’ailleurs, on les nomme déjà données et techniques controversées. Si l’on entreprend cet effort d’intelligence sur l’ensemble de la question écologique, c’est parce que l’on sait qu’aujourd’hui, derrière des réalités qui apparaissent comme options pour la cause écologique, se cachent des délires dangereux et des affabulations irrationnelles qui donnent à penser. Ce chapitre est un signal d’alarme qui invite davantage à l’équilibre, à la tempérance, à la mesure dans les choix et les options déjà pris ou à prendre, aussi bien mondialement que localement. Il est, dans un sens d’autant plus objectif, un chapitre qui confirme l’actualité effective sur terrain, la façon dont les hommes continuent de se traiter entre eux et traiter l’environnement physique. Dans un sens prospectif, on retournerait la question à la préoccupation immédiate : aussi longtemps que l’on vit, la vie de recherche et de développement se poursuit. Alors en tant que génération de chrétiens ou d’hommes tout court qui éprouvent manifestement le besoin d’acquérir une compréhension de la relation homme/nature qui évite certains des dangers du passé, peut-on trouver, à travers les réflexions que l’on a établies jusqu’alors, certaines lignes de conduite concrètes pour orienter la recherche de la façon qui soit la moins dommageable possible ?1614 C’est dire, en d’autres termes, que les données et techniques modernes, dont on veut faire mention, montrent toujours encore la nécessité d’un vrai réajustement des tirs. Elles renferment toujours encore en elles des conséquences néfastes proches ou lointaines. En fait, le grand problème reste celui de l’insécurité de la connaissance humaine dans la science et la technique quant aux conséquences et implications qui en découlent, car ce sont de domaines très complexes et interconnectés. C’est ce qui rend même, jusqu’alors l’éthique de l’environnement très fluctuante, selon Wilhelm Ernst 1615, ainsi que la difficulté à se former un jugement éthique mesuré dans ce domaine, non pas à cause de son incompétence. Mais cela loin d’être une raison de résignation, c’est plutôt une impulsion pour l’homme à tout faire, grâce à ce qui est en son pouvoir, pour organiser un monde digne selon la vocation reçue du Créateur : celle de construire un monde habitable. L’interpellation est loin d’être close ! Méthodologiquement, les considérations qui suivent n’obéissent pas à une logique de construction linéaire ou chronologique dont on peut suivre pas à pas le cheminement. On les considère comme des données et techniques déjà établies (peut-être sous une certaine idéologie), sur lesquelles il faut réfléchir, pour en déceler les conséquences plus ou moins
1614 Cf. Hall, J. D., op. cit., 302. 1615 Cf. Ernst, W., Grundlagen und Probleme der heutigen Moraltheologie, Würzburg 1989, 338.
398 manifestes. Pour emprunter l’expression du professeur Kä Mana, on conçoit ces réflexions sous le modèle des flammes dansant à plusieurs hauteurs dans un même feu qui brûle et éclaire1616. L’on procède par faisceaux de thèmes, paquets de problèmes et tresses de préoccupations qui, soit se recoupent soit s’entrechoquent.
9.1 Retournement de la technologie contre l’homme C’est un préliminaire. On procède ici inductivement. On part du résultat global des faits que les particularités technologiques offrent au « grand public ». En guise de rafraîchir les mémoires, on ne cessera de revenir sur le nœud de la problématique même qui a suscité notre réflexion : la crise écologique planétaire. A plusieurs reprises, on y est revenu de bien de manières. Louis Bouyer revient de façon drastique sur les faits et effets de la technologie qui menacent ou rongent la planète. Selon lui, ce qui peut être considéré comme le test de cet emballement technique, bonne en soi, dans le sens d’un idéal exclusivement technologique, c’est quand nous la voyons, comme cela se produit sous nos yeux, tendre de plus en plus évidemment à substituer, par une économie de gaspillage destructeur des ressources naturelles, toutes ces économies jugées dépassés qui avaient ceci en commun qu’elles respectaient, voire favorisaient positivement le renouvellement de ces ressources, en se pliant aux rythmes de la vie végétale et animale. On l’a quelque peu développé dans la première partie. Le monde exagérément urbanisé atteste au contraire une volonté non pas tant de s’en affranchir que de les ignorer.1617 François Perroux va plus loin dans son diagnostic, en dénonçant la déstructuration en cours de l’agent humain,1618 qui, d’après lui, concerne surtout les sociétés les plus évoluées, qu’il estime « minées par un mal de déstructuration qui présente le triple caractère de généralité, de complexité et de virulence ».1619 Un symptôme particulièrement révélateur de cette évolution est l’importance disproportionnée, véritablement idolâtrique du vertige de la vitesse de la société contemporaine (Beschleunigung der modernen und leicht veränderten Gesellschaft). Tout change incessamment, on se meut toujours plus vite non plus en vue d’une fin définie, mais simplement pour se mouvoir. « Ce refus de toute fixation n’est pas l’indice d’une véritable liberté créatrice, mais d’une incapacité d’enracinement, qui équivaut à un épuisement stérile des ressources de la race, car à une fuite de toute qualité possible dans un quantitatif proliférant. »1620 Le maintien, la survie de ces communautés de vie qui sont les matrices physiques et les mères morales de tout développement personnel en devient impossible, poursuit Louis Bouyer.1621 De ce qui précède, il est sans conteste qu’il se crée, suite à ce sentiment de surpuissance technolo-
1616 Cf. Kä Mana, Christ d’Afrique. Enjeux éthiques de la foi africaine en Jésus-Christ, Paris 1994, 11. 1617 Cf. Bouyer, L., Cosmos. Le monde et la gloire de Dieu, Paris 1982, 259. 1618 Cf. Perroux, Fr., L’économie du XXe siècle, Œuvres complètes, vol. V, Paris 1991, 528-529. 1619 Id., 530. 1620 Bouyer, L., op. cit., 261. 1621 Ibid.
399 gique, ce que René Coste appelle les risques technologiques majeurs, 1622 qui se retournent, après tout, sur l’homme lui-même. On les détaille dans le point qui suit. 9.1.1 Preuves scientifiques des risques écologiques Le rôle des scientifiques est de chercher à comprendre toujours mieux le prodigieux dynamisme de la nature, qui assure à la fois son renouvellement et sa capacité d’évolution, et, à partir de leurs observations, de proposer une gestion toujours plus rationnelle et adaptée du patrimoine naturel. Leur rôle est aussi de définir les méthodes de conservation des espèces et des écosystèmes auxquels elles sont liées, élaborer des méthodes d’exploitation qui ne soient pas destructrices et proposer des techniques de reconstitution des milieux dégradés.1623 En outre, il est aussi du devoir des scientifiques d’être transparents et vrais dans la communication de risques liés à leurs inventions. C’est dans ce sens que les scientifiques établissent des preuves observables et même chiffrées qui attestent cette problématique mondiale. Au registre de ces risques technologiques,1624 il y a le risque nucléaire, qui n’est pas uniquement celui des armes nucléaires, mais, déjà, celui des centrales nucléaires. Il suffit de constater différentes protestations des « altermondialistes » et écologistes, partout en Europe, contre les centrales nucléaires qui s’érigent continuellement. Ce risque nucléaire entraîne de graves conséquences pour le présent et l’avenir de l’humanité, en raison à la fois des possibilités de redoutables accidents dans le fonctionnement des centrales et de la très longue durée de radioactivité des déchets nucléaires qui s’entassent rapidement. 1625 Ainsi, faut-il : « revenir à un niveau plus modéré de consommation d’énergie. On n’a pas à choisir entre le risque nucléaire et l’absence de risque, mais entre les risques liés au nucléaire et ceux qui sont liés aux autres formes d’énergie (émission de CO et de CO2). Il n’y a pas de panacée. De quelque côté qu’on se tourne, on aboutit à de nouvelles difficultés et de nouveaux problèmes. La solution raisonnable est celle d’une diversification prudente, inspirée, dans chaque cas, par le souci de minimiser les risques. »1626 De pair avec cela, ce qui est le plus spectaculaire de ces effets de la dérive technologique, de toute la civilisation postchrétienne est la fabrication et l’accumulation d’armes capables de détruire ou de polluer à jamais l’humanité entière et le cosmos. Il se dessine là une volonté de puissance, plus forte même que la volonté de jouissance de la part de certaines dominations étatiques, laquelle volonté se trahit dans ce progrès débridé de l’armement, nucléaire en particulier.1627 Louis Bouyer dira : « Mais ce qui est pire, c’est que le développement assuré et sans critique de techniques comme celle de l’énergie nucléaire, par exemple, engage dans un bourgeonnement autocratique de l’Etat, substituant à toute
1622 Cf. Coste, R., Les dimensions sociales de la foi, Paris 2000, 491. Cf. aussi Roth, E., Globale Umweltprobleme. Ursachen und Lösungsansätze, München 2004. 1623 Id., 488. 1624 Cf. Journées de Vézelay sur les risques technologiques majeurs, Vézelay 1986 ; Cf. Beaud, M./Larbi-Bouguera, L’Etat de l’environnement dans le monde, Paris 1993. 1625 Cf. Coste, R., op. cit., 492. 1626 Ibid. 1627 Cf. Denys de Rougemont, Le futur dépend de nous, Paris 1978.
400 démocratie responsable et effective une massification de la population tout entière, asservie à une propagande mensongère délibérément, qui vient appuyer, voire dépasser, la plus inquisitoriale des polices dans ses effets déshumanisants. »1628 Le deuxième risque technologique majeur est celui des atteintes à l’atmosphère et de leurs conséquences sur un équilibre climatique. François Perroux mettait déjà en garde le monde économique des pays industrialisés : « L’économie standard n’a même pas su embrasser tout l’univers des choses ; elle y a fait un tri d’ignorant et de myope, retenant cet aménagement particulier et limité des choses dont elle attendait une rentabilité privée en courte période. Elle est humiliée aujourd’hui par la pollution, les nuisances, l’épuisement et la destruction des ressources naturelles ; c’est qu’elle a méconnu que l’acheteur-vendeur est d’abord un vivant en symbiose avec la nature. »1629 Perroux fait remarquer que les individus sont profondément atteints par la « pollution », qu’il définit par ses atteintes anthropologiques : « La pollution des eaux, de l’atmosphère, les agressions du bruit, l’encombrement, les rythmes du travail professionnel et de la vie quotidienne, l’incohérence tyrannique des signaux et des messages composent une combinaison, variable dans ses formes et ses conséquences suivant la place de chacun dans la hiérarchie sociale ; elle n’épargne en tout cas personne ; elle concerne les masses humaines et la masse humaine. »1630 Les plus graves atteintes sont : celle qui concerne la couche d’ozone du fait des rejets des chlorofluorocarbones ; pour la basse atmosphère, l’effet de serre et le réchauffement des températures moyennes, par suite des rejets de CO2, de méthane, etc., la combinaison des diverses émissions chimiques, qui conduit au phénomène des retombées acides. 1631 Selon le rapport du PNUE 1999, le changement climatique est le plus grand problème environnemental à venir. 1632 Pour s’en convaincre, il suffit de jeter quotidiennement un coup d’œil dans la presse écrite. Ce thème occasionne plusieurs questions : Quels effets sont-ils à en attendre ? Les résolutions du protocole de Kyoto suffisent-elles pour contenir les effets néfastes de ce changement ? Est-il sensé de continuer à travailler à ce protocole, aussi longtemps que les pays responsables premiers de la pollution ne veulent pas y adhérer ? Ou pendant que les pays en voie de développement polluent sans être inquiétés ?1633 Une chose est évidente : après plusieurs observations et expérimentations des scientifiques, l’homme reste l’acteur principal de la pollution atmosphérique. Il augmente même
1628 Bouyer, L., op. cit., 260. Qu’on se rappelle ici l’attaque américaine en Irak en mars 2005 et les raisons qui ont été avancées par le Président américain Georges W. Bush pour déclencher la guerre. La raison selon laquelle Saddam Hussein possédait l’arme atomique, que l’on n’a jamais trouvée, est la même que l’on brandit actuellement à l’endroit de l’Iran. 1629 Perroux, Fr., op. cit., 528-529. 1630 Id., 531-532. 1631 Cf. Coste, R., op. cit., 492. La prise de mesure régulière de l’émission et de la concentration du CO2 dans l’atmosphère est récente. C’est en 1957, sur les Hawaï, que les scientifiques opèrent ce processus pour la première fois. Cf. Jäger, J., Was verträgt unsere Erde noch? Wege in die Nachhaltigkeit, Frankfurt a. M. 2007, 90. 1632 Cf. Jäger, J., op. cit., 87; Cf. Rahmstorf, S./Schellnhuber, H. J., Der Klimawandel, München 2006. 1633 Cf. Jäger, J., op. cit., 87.
401 le niveau naturel du gaz carbonique de façon rapide et dramatique. Jill Jäger illustre bien la courbe croissante de la concentration du dioxyde de carbone dans l’atmosphère pendant les 420.000 dernières années. Pendant que cette concentration variait entre 100 et 280 ppm (parts per million) de millénaires durant, elle a augmenté les 50 dernières années de presque 100 ppm. En 2000, elle a atteint à peu près 370 ppm. L’augmentation de ce dioxyde de carbone est essentiellement due à la combustion de l’énergie fossile, le charbon et le pétrole, puis à la désertification. 1634 Il est aussi vrai que le changement climatique, il y en a toujours eu, mais pas dans les mêmes proportions que l’on enregistre de nos jours suite à l’activité humaine. Aux réponses et aux réactions à donner face au changement climatique, Jill Jäger voit une alternative à deux niveaux : la nécessité de réduire l’émission de gaz à effets de serre et l’adaptation des êtres vivants à ce changement.1635 Il propose concrètement l’utilisation d’énergies renouvelables et efficientes, la diminution possible d’employer la voiture au profit du transport en commun ou du vélo, et la diminution de vols aériens. Il reconnaît, par ailleurs, la nécessité d’une politique énergétique soutenue, de l’explication suffisante de ces mesures à la population ; bref, la nécessité d’une prise de conscience soutenue sur cet état des faits. En ce qui concerne la voie d’adaptation, il s’agit du fait de mutation et d’hivernage chez des animaux, ou encore du principe de la sélection naturelle, aussi pour les plantes. Mais, prétendre s’arrêter simplement au principe d’adaptation des animaux ou des espèces végétales, cela semble insuffisant pour peu que l’on assiste, de nos jours, à la perte croissante de la biodiversité. Différentes espèces d’êtres inférieurs disparaissent de cette terre à une vitesse accélérée.1636 Il faut engager des moyens pour la conservation des espèces vivantes, et non seulement les laisser s’adapter aux conditions climatiques. Pour l’homme, il peut émigrer ou ne pas construire dans des zones à haut risque d’inondation.1637 Toujours en rapport avec la pollution, il faut noter le malaise que l’Afrique subsaharienne connaît dans sa relation avec l’Occident. L’Afrique devient de plus en plus à la merci de l’Occident. D’une part, elle est en passe d’être carrément une poubelle de l’Occident. D’autre part, des compagnies étrangères et autochtones s’installent et exploi-
1634 Id., 90. „Während die Konzentration von Kohlendioxid in der Atmosphäre über 420.000 Jahre zwischen 100 und 280 ppm pendelte, stieg die Konzentration in den letzten 50 Jahren um fast 100 ppm und betrug im Jahre 2000 ungefähr 370 ppm. Das Ergebnis ist eindeutig: Menschliche Aktivitäten haben die Konzentration von Kohlendioxid weit über ihr natürliches Niveau der letzten 420.000 Jahre erhöht. Verantwortlich dafür ist vor allem das Verbrennen enormer Mengen fossiler Energieträger wie Kohle, Erdgas und Erdöl. Auf diese Weise setzte der Mensch in den letzten Jahrzehnten Unmengen von Kohlendioxid in die Atmosphäre frei, die zuvor fest gebunden unter der Erde lagen. Auch das Abholzen großer Wälder trägt zum Anstieg der Kohlendioxid-Konzentration bei, denn dabei wird der im Holz gespeicherte Kohlenstoff frei, sobald das Holz verbrannt wird oder verrottet.“ 1635 Id., 99. 1636 Pour plus de détails sur les statistiques, lire Rahmstorf, S./Schellnhuber, H. J., Der Klimawandel, München 2006, 75-77. 1637 Cf. Jäger, J., op. cit., 99.
402 tent les ressources naturelles dans le tiers-monde, peu soucieuses, ou pas du tout, des critères écologiques. L’exemple d’une cheminée d’électrolyse du cuivre, qu’on nomme communément « Mumbunda », très polluante et située en pleine ville de Lubumbashi au sud du Congo, est interpellant. La problématique de la pollution remet donc en cause la véracité de relations entre les nations. On en parlera plus loin en détail. La troisième catégorie de risques technologiques majeurs est liée aux développements des biotechnologies. On pense aux risques résultant des manipulations génétiques sur les microbes : dans les laboratoires de recherche, dans l’industrie pharmaceutique. C’est également le cas de la dissémination de plantes ou d’animaux génétiquement manipulés. En effet, toute une chaîne des questions, liées à cette puissance inhérente aux nouvelles technologies génétiques, se posent: cette puissance expérimentale est-elle adaptée à ses objectifs ? Préserve-t-elle et renforce-t-elle la biodiversité planétaire, ou plutôt elle l’affaiblit et l’appauvrit ? Est-elle facilement maîtrisable ou en définitive incontrôlable ? Préserve-t-elle les options des générations futures et des créatures qui nous entourent ou réduit-elle la gamme de leurs possibilités ? En fin de compte, fait-elle plus de bien que de mal ?1638 Il n’est pas possible de développer ici ex professo les problèmes déjà si importants posés par l’évolution des biotechnologies, qui font désormais, de la bioéthique l’un des domaines majeurs de l’éthique. En somme, disons toutefois laconiquement, qu’en ce qui concerne les êtres humains, s’il faut penser aux manipulations génétiques des cellules souches ou du clonage, il s’impose le principe du respect de la personne humaine. A la suite du texte officiel de la Congrégation pour la doctrine de la foi, on cite : « Il serait […] illusoire de revendiquer la neutralité morale de la recherche scientifique et de ses applications ; d’autre part, les critères d’orientation ne peuvent pas être déduits de la simple efficacité technique, de l’utilité qui peut en découler pour les uns au détriment des autres, ou pis encore, des idéologies dominantes. Aussi la science et la technique requièrent-elles, pour leur signification intrinsèque même, le respect inconditionné des critères fondamentaux de la moralité ; c’est-à-dire qu’elles doivent être au service de la personne humaine, de ses droits inaliénables, de son bien véritable et intégral, conformément au projet et à la volonté de Dieu. »1639 En ce qui concerne les animaux, on retient les remarques du pape Jean-Paul II (23 octobre 1982) : « Il est certain que les animaux sont au service de l’homme et qu’ils doivent être traités comme des créatures de Dieu destinées à servir au bien de l’homme, mais sans que celui-ci en abuse. Et c’est pourquoi la diminution des expériences faites sur les animaux, qui sont devenues progressivement de moins en moins nécessaires, correspond au plan et au bien de toute la création. »1640 Quant au règne végétal, notamment par rapport au problème des plantes transgéniques, la prudence s’impose. A ce sujet de plantes transgéniques, on s’attarde quelque peu en raison de son actualité très animée et de son
1638 Cf. Rifkin, J., Le siècle biotech. Le commerce des gènes dans le meilleur des mondes, trad. de l’américain par A. Bories et M. Saint-Upéry, Paris 1998, 304. 1639 Document de la Congrégation pour la doctrine de la foi : Le respect de la vie humaine et la Dignité de la procréation, n°2, 1977. 1640 Cf. Coste, R., op. cit., 493.
403 évocation comme solution au problème de la faim dans le monde. Ainsi, fait-il l’objet de discussions controversées dans l’opinion publique et provoque même de protestations. 9.1.2 Problématique des OGM Au sein de la communauté scientifique, de nombreuses questions sont en débat. Qu’on se rappelle ici des protestations de nombreuses organisations à travers le monde au sujet des OGM (organismes génétiquement modifiés). On appelle OGM, un organisme vivant de nature animale ou végétale dont on a changé le patrimoine génétique en y insérant un ou plusieurs gènes issus d’un autre organisme vivant. La « transgénèse » est ainsi la technique qui consiste à transférer des gènes d’un individu dans le génome d’un individu d’une autre espèce1641. Lorsque le transfert d’un gène d’une plante à l’autre se fait entre des variétés d’une même plante, l’OGM ne diffère pas des variétés obtenues par croisement. Quand les OGM ont reçu des gènes d’une autre espèce, animale ou végétale, la barrière des espèces est alors affranchie. On peut implanter le gène d’une bactérie dans le maïs, voire du « poisson dans les fraises » pour mieux les conserver.1642 C’est vers les années 1970, que les scientifiques du génie génétique ont commencé à créer des microorganismes OGM en rajoutant à leurs chromosomes un fragment d’ADN issu d’un autre organisme. Très vite, les intérêts économiques de la nouvelle découverte ont pris le dessus sur les enjeux scientifiques et autres. 1643 Ainsi, l’année 1995 connaîtra l’explosion des OGM, quand des plantes génétiquement modifiées seront proposées aux agriculteurs. Aujourd’hui, environ 45 millions d’hectares de maïs, de soja, de coton OGM sont cultivés dans le monde, principalement par les Etats-Unis, l’Argentine, le Canada et la Chine.1644 L’histoire de Star Link renseigne bien sur les avantages et les inconvénients des OGM.1645 On est en 2000, les Etats-Unis viennent d’autoriser la commercialisation d’un maïs génétiquement modifié appelé Star Link, autorisé uniquement pour l’alimentation animale, car on savait ce qu’il pouvait entraîner comme réactions allergiques chez l’homme. Des farines de ce maïs furent malheureusement utilisées dans la fabrication de produits à destination humaine. Après, on se rendra compte qu’un champ de Star Link en pleine floraison dissémine son pollen à tout vent. Constitué de gènes modifiés, ce pollen peut aller féconder d’autres maïs voisins non modifiés génétiquement, mais dont les graines contiendront les gènes de Star Link. Face aux conséquences fâcheuses entraînées, la société fabricatrice (Aventis) s’engagea à retirer du marché ce maïs et conclut un accord
1641 Cf. Berlureau, C., « OGM, l’homme ou le profil », dans Ethique chrétienne, Cor Unum 7, (2001), n°3, 21-23. 1642 Cf. Ortoli, P., « Le pillage de l’or vert », dans Croissance, (2000), n°440, 24. 1643 Pour plus de détails sur l’historique des OGM, lire Muyengo Mulombe, A la découverte du génome humain. De la biogénétique à la bioéthique, dans RAT 24 (2000), n°47-48, 73-89 ; Id., « Entre la bioéthique et l’écologie. Les OGM », dans RAT 28 (2004), n°56, 243-256 . 1644 Cf. Lancrenon, P., Cultures d’organismes génétiquement modifiés : Une saine hésitation, (Dossier) dans Croire aujourd’hui (2001), n°112, 9-10. 1645 On se réfère à l’article de Muyengo Mulombe, « Entre la Bioéthique et l’Ecologie. Les OGM », dans RAT 28 (2004), n°56, 245-248.
404 d’indemnisation des agriculteurs avec 17 Etats. Quant au gouvernement américain, il indiqua qu’il allait dépenser 20 millions de dollars pour racheter des semences de maïs susceptibles d’être contaminés par le Star Link.1646 Aussi, pour prévenir le risque de ce que l’on considère désormais comme « pollution génétique »1647 en Europe, outre la croisade menée par des groupes écologiques et quelques syndicats agricoles contre les OGM, va-t-on mettre sur pied tout un dispositif de « biosurveillance », une sorte de barrage antiOGM : contrôle des semences, étiquetage obligatoire des aliments produits avec des OGM, principe de traçabilité, c’est-à-dire la possibilité de remonter la filière, de la semence à la production finale, via un registre d’entrées et de sorties, etc. 1648 De ce qui précède, si avantage il y a dans les OGM, c’est à limiter dans le cadre de la pression politique faite par de grandes puissances économiques, assurant l’opinion publique que leur utilisation diminuerait la famine dans le monde. Seulement à côté de cette possibilité bénéfique, les risques que les OGM semblent faire courir à l’humanité paraissent plus énormes qu’on ne le pense. Ce dont on est certain, c’est que du point de vue sanitaire, « les OGM fragilisent la qualité de la chaîne alimentaire en déclenchant des mécanismes susceptibles de rendre incurables certaines maladies chez les plantes, les animaux et les hommes. Quant aux conséquences écologiques, nul ne peut en douter : l’introduction dans l’ordre naturel de variétés génétiquement modifiées provoque une « population génétique » dont les conséquences sont à ce jour totalement imprévisibles. »1649 En somme, dans un débat sur les OGM dont les enjeux mettent en prise des chercheurs des secteurs publics et privés, de grosses firmes agroalimentaires, des syndicaux agricoles, le scientifique, le politique, l’économique et la société civile, il ressort des approches très différentes et souvent contradictoires que l’on peut résumer en trois types de discours.1650 Il y a le discours optimiste de ceux qu’on peut appeler les inconditionnels des OGM, constitués des états-majors de grandes firmes agrochimiques ou semencières, et aussi d’économistes Nord-américains et Européens. Dans ce camp, il est affirmé qu’ « après 15 ans d’expérimentation, les risques pour la santé humaine et de l’environnement ne sont pas prouvés… L’utilisation des biotechnologies est la seule voie pour augmenter la production agricole. L’étiquetage des produits contenant des OGM est de nature à tromper le consommateur dans la mesure où il n’y a pas de danger pour la santé humaine… L’opposition aux OGM n’est pas fondée scientifiquement. Elle est de nature politique ou idéologique. »1651 L’opinion dite des pessimistes (à tort ou à raison), opposée à la culture des OGM et partagée par le courant écologiste et les antimondialistes, argumente comme suit : « La technique des OGM n’est pas maîtrisable car elle est trop puissante et conduit à troubler l’ordre naturel avec des conséquences qui sont imprévisibles pour la santé et
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Cf. Lancrenon, P., op. cit., 12. Cf. Muyengo Mulombe, op. cit., 245. Cf. Ortoli, P., La croisade des anti-OGM, dans Croissance, 39. Jennar, R. M., Le hold-up sur le vivant du géant de génie génétique, dans Croissance, 26-27, cité par Muyengo Mulombe, op. cit., 246. 1650 Cf. Muyengo Mulombe, op. cit., 246. 1651 Lancrenon, P., op. cit., 11.
405 l’environnement. Dans l’état actuel des choses on ne peut pas faire confiance aux chercheurs, même à la recherche publique qui est trop dépendante des intérêts commerciaux. »1652 De même, poursuivent-ils, on ne peut pas faire confiance aux firmes privées ou publiques pour évaluer les risques que pourraient poser les OGM. C’est par exemple l’opinion de l’intraitable José Bové de la Confédération paysanne (France), qui ne voit pas la différence entre recherche publique et privée par rapport aux OGM, car après tout, c’est le même soubassement idéologique qui commande : « le progrès pour le progrès ».1653 Entre les deux tendances citées plane la perplexité du monde scientifique qui, tout en prenant conscience de la crainte de la communauté des consommateurs, due aux inconnus que les OGM génèrent, n’est pas moins sensible aux intérêts économiques qu’ils suscitent. Pour ce groupe, « la technique des OGM est très nouvelle et elle n’est pas maîtrisée. Les études sur les risques sont incomplètes et n’ont pas pris en compte les effets à long terme de l’utilisation à grande échelle des OGM pour l’environnement et pour la santé. Les premiers OGM commerciaux sont des brouillons sans intérêt pour le consommateur. Ils ne bénéficient qu’aux firmes multinationales qui s’approprient le vivant en déposant des brevets… Les OGM ont un intérêt à long terme, mais il faut prendre le temps nécessaire et gérer leur utilisation avec prudence et vigilance. »1654 On voit, à la suite du professeur Muyengo, qu’au fond du débat, la question est celle d’une évaluation objective des risques que la culture des OGM fait courir à l’humanité au-delà de quelques intérêts immédiats, quoiqu’importants, qui en résultent en termes économico-financiers.1655 Aussi les décisions concernant les plantes sont-elles, pour l’instant, beaucoup plus politiques que scientifiques. Pour les scientifiques, un risque de 1% est négligeable ; mais en termes de santé publique, c’est un risque énorme. 1656 Par ailleurs, comme le souligne un expert de la FAO, ce qui se passe dans les transgéniques n’est pas de nature à intéresser l’agriculture de l’Afrique. La façon dont se développent ces techniques est, à 97%, destinée aux pays développés. Elle répond aux besoins d’une agriculture intensive qui n’est pas celle des pays pauvres.1657 Au-delà de tous les problèmes techniques de nature économique ou autre qui peuvent trouver des solutions par une volonté politique globale, les OGM constituent une menace réelle pour l’environnement, et ce, plus dans les pays du Sud. On se rappellera aussi que l’ancienne Organisation de l’Unité Africaine (OUA), avait rédigé une loi-cadre sur la « protection des droits des communautés locales, des agriculteurs et obtenteurs et sur les règles d’accès aux ressources biologiques »,1658 mais la pression des firmes das pays riches du
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Id., 12. Cf. Muyengo Mulombe, op. cit., 248. Lancrenon, P., op. cit., 11-12. Cf. Muyengo Mulombe, op. cit., 247. Ibid. Id., 249. Seuret, F./Ali Brac de la Perrierre, E., Brevet au Nord, Pillage au Sud, dans Croissance, 38. Ces auteurs ont écrit : Plantes transgéniques, une menace pour les paysans, Ed. CharlesLéopold Mayer, 1999, cité par Muyengo Mulombe, op. cit., 250.
406 Nord sur les Etats pauvres du Sud est telle qu’une telle loi n’a pas beaucoup de chance d’être appliquée.1659 Au-delà de toute cette problématique d’ordre technique, il nous paraît important de poser les questions de fond que suscitent aussi bien les techniques des OGM que les autres innovations dans le domaine génétique. Faut-il juger ces interventions sur la nature en se fondant uniquement sur les conséquences prévisibles, ou s’agit-il de questions ayant un sens intrinsèque ?1660 La manipulation génétique est-elle au service de l’homme ou un moyen de faire des profits sans tenir compte des conséquences sur l’avenir de l’humanité ? A-t-on seulement mesuré la puissance de « transgression » de toutes ces techniques ? On pense, comme le professeur Muyengo Mulombe, qu’avec la transgénèse, les scientifiques franchissent une étape supplémentaire dans la maîtrise du « vivant », instaurant ainsi une nouvelle relation entre l’homme et la nature. 1661 L’exemple de l’affaire Star Link en dit long sur le problème de fond que posent les OGM : « Le fait de diffuser dans la nature des gènes venant d’autres espèces, dont nous ne savons pas comment ils vont évoluer dans les écosystèmes. C’est en fait à ce niveau, celui des plantes transgéniques, qu’intervient le véritable débat éthique : On crée des plantes artificielles. A-t-on vraiment le droit de le faire ? On provoque en quelque sorte une rupture dans notre conception de la nature. »1662 Cette relation de l’homme à la nature est à redéfinir, en ce sens que la gravité de la problématique accule à fonder une éthique environnementale qui aide à comprendre que ce rapport à la nature est plus intrinsèque que simplement utilitaire. Il faut dépasser l’argument utilitaire qui se contente de considérer la nature comme une simple condition de réalisation.1663 « Par notre corps nous sommes immergés dans la biologie. La nature première demeure toujours à la base de notre situation. Elle est plus qu’un décor maintenant périmé. Elle est la matrice historique de notre émergence (Terre-Mère) et continue d’être comme le prolongement de notre corps. En ce sens, un rapport purement et exclusivement instrumental à la nature nous dénature en partie et nous déshumanise. »1664 Dans une perspective typiquement religieuse, l’on parlerait du « principe d’intendance »1665 (stewardship), qui nous fait passer d’une conception despotique (dominer, transformer, manipuler) à une conception de la gérance (améliorer, collaborer, entretenir, protéger, restaurer, dialoguer, comprendre) sous la conduite et le regard de Dieu comme des intendants fidèles, serviables et responsables.1666 C’est cela le sens positif qu’il convient de donner à l’ordre de « dominer, transformer ».
1659 Ibid. 1660 Cf. Clague, J., Le savoir génétique commercialisable, dans Génétique et Ethique, Concilium, 275 (1998), 21. 1661 Cf. Muyengo Mulombe, op. cit., 251. 1662 Ibid. 1663 Id., 253. 1664 Ibid. 1665 Cf. Beauchamp, A., Introduction à l’éthique de l’environnement, Montréal-Paris 1993, 60. Cf. aussi Hall, J. D., op. cit., 269s. 1666 Ibid.
407 Ainsi conclut-on avec André Beauchamp : « Créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’être humain est ‘homo faber’ en tant que ‘homo sapiens’. Avec sagesse, il assure son propre développement comme espèce au sein du système naturel ; il contribue par son industrie à la fécondité du milieu biologique ; il s’assure d’une maîtrise des effets pervers de son propre développement. Animé par le souffle de Dieu, sa liberté acquise n’est pas libertaire ou anomique : elle s’inscrit dans une vision d’intendance et dans la perception d’une communauté créationnelle large. »1667 Ces considérations évoquées sur les risques écologiques dus à la technologie devront avoir comme corolaire une perception aiguë de risques sur la santé humaine et sur l’écosystème ; ou mieux, ce que l’on peut nommer l’art de la communication sur les risques écologiques de santé. Si, d’une part, l’on a confiance aux scientifiques et aux informateurs, du fait qu’ils soient compétents en la matière, on peut facilement les croire sans beaucoup se soucier de la vérification de leurs informations. D’autre part, on pense qu’il est aussi légitime de se faire de préjugés sur ce que l’on reçoit comme information de ces experts. Les préjugés ne sont pas que négatifs. Il en existe des positifs qui permettent même de mieux appréhender les situations. H.-G. Gadamer a parlé précisément, dans sa philosophie herméneutique, des « préjugés » comme conditions de compréhension.1668 Ainsi, pense-t-on, que si l’on doit thématiser le phénomène d’environnement comme problème, il est moins question de savoir quelles sont les mesures prises pour en endiguer les risques, que de savoir quelle mesure de confiance est-on prêt à accorder à la technique, à la personne et aux institutions chargées de traiter ce problème.1669 On partage le point de vue de Mirenowicz, lorsqu’il estime que, face à l’altération des équilibres fondamentaux de la nature causée par la technologie, il ne faut pas laisser les seuls scientifiques décider de l’avenir. 1670 « Il revient à nos sociétés de définir démocratiquement les finalités et les priorités. (…) Nous ne pouvons pas jouer la planète à la roulette russe. Il n’y a pas donc d’autre démarche qu’une réflexion globale sur le sens de l’aventure humaine, une remise en cause des modèles de production et de consommation,
1667 Id., 61. 1668 Cf. Gadamer, H.-G., Gesammelte Werke, Bd. 1: Wahrheit und Methode, 6. Aufl., Tübingen 1990, 282. 1669 Gerhard de Haan, Ökologie-Gesundheit-Risiko. Perspektiven ökologischer Kommunikation, Berlin 1996, 29. „Soweit überhaupt ein Umweltphänomen als Problem thematisiert wird, ist weniger die Frage, welche Aussagen über Umweltrisiken getroffen werden, von Bedeutung als die Frage, welches Maß an Vertrauen man der Technik, Person oder Institution zu schenken bereit ist, der man Aufmerksamkeit schenkt. Medizinische Techniken, wie etwa das Röntgen und die Behandlung mit chemischen Stoffen, hält man im allgemein für sehr gesundheitsförderlich und wenig risikoreich, dagegen wird industriellen Techniken, in denen mit radioaktivem Material oder mit Chemikalien operiert wird, ein hohes Risiko attestiert – und keinesfalls wird ihnen zugestanden, auch gesundheitsförderlich sein zu können. Dem einen, sehr körpernahen Komplex, der Medizin, vertraut man, der Großindustrie hingegen nicht. Insofern bestätigt sich Gadamers Analyse: Wo Vertrauen in die Autorität besteht, ist das Vorurteil nicht weit.“ 1670 Cf. Mirenowicz, J., « Les organismes génétiquement modifiés », in : Esprit, février 1999, 211, cité par Coste, R., op. cit., 494.
408 la mise en œuvre de techniques modernes non destructrices des équilibres de la Terre. »1671 En somme, le processus biotechnologique est à approcher avec prudence et mesure.1672
9.2 Amour des animaux (zoophilie) La crise écologique est avérée. Son approche de résolution exige une certaine vision éthique de balance, qui empêche de développer un discours contre l’homme, ou mieux une philosophie de sauver l’animal ou la forêt au détriment de l’homme. La tempérance permet à ce que les dérives idéologiques possibles soient évitées en cette matière. Au registre du respect et de l’amour de l’animal, on constate de nos jours, deux grands courants : un courant zoophile et un courant écologique militantiste. 1673 Pour le courant zoophile, au sens bien sûr classique de ce terme d’amour, sentimental et non physique, des animaux, l’animal doit être protégé en tant qu’individu, et même plus particulièrement en tant qu’individu capable de ressentir la douleur.1674 Pour le courant écologique militantiste, ce n’est pas tant le respect de l’animal en tant qu’individu et la suppression de sa douleur qui est essentiel, mais la survie des animaux en tant qu’ensembles : variétés, races, espèces, voire ensembles plus vastes comme les biocénoses.1675 Pendant que l’un tient à la survie de l’individu, l’autre souligne le maintien de la biosphère dans sa diversité. La perte d’un de ces ensembles est jugée comme néfaste alors que la perte d’individu animal paraît d’un intérêt très relatif, la question de la douleur n’étant pas prise en compte.1676 Deux attitudes qui paraissent plus ou moins contradictoires, qui peuvent être appréciées différemment. Dans tous les cas, ce sont deux attitudes qui prennent source dans une philosophie commune, celle d’un refus de la vision postcartésienne d’un monde livré aux seuls caprices de l’homme. 1677 Il n’y a pas lieu de les détailler ici. Cela étant, on connaît, toutefois, des tentatives zoophiles « extrémistes » de résolution qui posent problème. En effet, en Occident principalement, il se crée des groupes de protection de la nature ou d’animaux. Plusieurs conservatoires pour la protection de la nature sont nés. Il existe même une « déclaration internationale des droits des animaux ».1678 Ce
1671 Ibid. 1672 Cette question préoccupe et fait douter le Vatican, qui par le Conseil pontifical Justice et Paix convoque, en automne 2003, une réunion des experts sur le thème des OGM pour savoir si leur utilisation pourrait faire reculer la faim dans le monde (Cf. OGM, vus du Vatican, dans Famille Chrétienne (2003), n°1335, 5.), in : Muyengo Mulombe, op. cit., 243. 1673 Cf. Chapouthier, G., Le respect de l’animal entre l’action zoophile et le militantisme écologique, in : Fagot-Largeault, A./Acot, P. (dir.), L’éthique environnementale, Paris 2000, 129. 1674 Ibid. 1675 Id., 130. 1676 Ibid. 1677 Id., 131. 1678 Un certain nombre de penseurs français – scientifiques, médecins, juristes, philosophes – ont proposé de formuler le respect de l’animal à l’aide d’une charte garantissant à l’animal des droits. Cette déclaration isomorphe dans son principe aux déclarations des droits de l’homme, se réclame a priori d’une mouvance qui, au sens de la philosophie morale, est déontologique
409 qui est bien louable, car, au départ, l’un des objectifs de cette charte était de mieux contrôler l’expérimentation animale et les conditions d’élevage de certains animaux domestiques. On prête alors une attention particulière aux animaux supérieurs, doués d’une plus grande sensibilité. Au nom d’une approche non anthropocentrique, il se crée chez certaines personnes une certaine éthique de la compassion pour les animaux. La protection des animaux est une notion de longue tradition. Même les pères de l’Eglise en ont parlé. Saint Thomas parle, cependant déjà, d’un engagement moral qui ne doit pas être divisible de la part de l’homme. 1679 C’est dire que « celui qui s’engage pour la protection d’animaux et s’indigne à la moindre cruauté quotidienne qu’on leur inflige, il ne doit pas se taire devant l’insupportable souffrance et l’extermination des hommes. »1680 Pour montrer, malheureusement, que l’inconsé-quence de cet état des choses n’est pas rare de nos jours, le professeur moraliste Konrad Hilpert note le résultat d’un sondage (Allensbach-Umfrage) mené en 1984, en Allemagne, où l’on constatait que 77% de citoyens s’indignaient de peines infligées aux animaux, 48% du braconnage de jeunes phoques au Canada, mais seulement 34% de l’interruption de grossesse d’une femme en bonne santé.1681 Vingt cinq ans après ce sondage, la question, toujours actuelle et ouverte, reste à savoir si, au cours de dernières années, le pourcentage ne s’est pas élevé dans les deux premiers cas, et réduit davantage dans le troisième cas. Saint Clément d’Alexandrie1682 se plaint aussi de la vie de ses concitoyens, qui sont plus compatissants envers les animaux qu’avec les hommes. Il dit notamment : « ils ne s’occupent pas d’une modeste veuve qui a plus de valeur qu’un chiot de Malte ;…ils ne laissent aucunement un petit orphelin s’approcher d’eux, pendant qu’ils tiennent dans leur main de perroquets et de pluviers ; oui, ils écartent les enfants de la maison, mais ils
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et non utilitariste. Quelques extraits et commentaires suffisent ici. Dans son préambule, la déclaration insiste sur le fait que les droits de l’animal doivent être compris « dans le cadre des équilibres biologiques ». Elle reconnaît aussi (article 4) que « l’animal sauvage a le droit de vivre dans son milieu naturel, et de s’y reproduire » et (article 8) que doivent être condamnés « tout acte compromettant la survie d’une espèce sauvage, […] le massacre des animaux sauvages, la pollution et la destruction des biotopes ». Elle réclame en revanche que « la défense et la sauvegarde de l’animal aient des représentants au sein des organismes gouvernementaux » (article 9) et affirme que « l’éducation et l’instruction publique doivent conduire l’homme, dès son enfance, à observer, à comprendre et à respecter les animaux » (article 10). Ces principes visent au bien-être de l’animal-individu et sont un appel clair à une vigilance écologique, notamment dans l’instruction publique. L’on entend pourtant que ce sont ces mêmes pays puissants, organisateurs et dotés de tels droits d’animaux, qui sont des mauvais élèves pour l’environnement. Cf. Chapouthier, G., op. cit., 132; Id., Les droits de l’animal, Paris 1992. Cf. Thomas d’Aquin, S. Th. I-II, 102, 6, ad 8, cité par Hilpert, K., Verantwortung für die Natur, in: ThPh 60 (1985), 389. Ibid. Cf. Hilpert, K., Verantwortung für die Natur, in: ThPh 60 (1985), 389. Il tire les données du journal Rhein. Merkur/ Christ und Welt du 24.2.84, 3s. Clément d’Alexandrie, Paid., 1. III, c. 4, trad. Par Stählin, O., in: BKV, T. 2, VIII, 163, cité par Hilpert, K., op. cit., 389-390.
410 y acceptent de jeunes oiseaux. Des animaux sans raison valent plus que les êtres doués de raison. »1683 Ceci prouve suffisamment la réalité du danger permanent chez l’homme à pouvoir exagérer, lorsqu’une certaine marge est franchie dans l’observation de la différence de valeurs entre les êtres. Toutefois, il y a lieu de se poser la question du sérieux de cette compassion. On conçoit, certes, difficilement les niveaux de sensibilité et de conscience qui caractérisent ces espèces animales, et par ce fait même, on ignore la nature et l’intensité de leur frustration ou de leur malaise. Quoi qu’il en soit, cela n’autorise pas à justifier le traitement qui leur est infligé. On épouse ici l’idée de Mgr Bertrand Blanchet, évêque de Rimouski, lorsqu’il déclare qu’il a moins de difficulté à accepter la chasse d’animaux sauvages, comme de revenus appréciable pour certaines populations, que les conditions d’élevage de plusieurs espèces d’animaux domestiques (vaches, porcs, volaille, etc.). Des quantités industrielles d’animaux ne verront jamais le soleil, ne feront aucune expérience de leur sexualité et seront confinés à un espace minimal de manière à ne pas gaspiller d’énergie. 1684 Il poursuit, - citant le philosophe Kant qui faisait remarquer que si nous ne parvenons pas à faire consensus sur l’image que nous nous faisons des animaux, nous pourrions réfléchir sur l’image de nous-mêmes qui se dégage des traitements que nous réservons aux animaux domestiques -, que ce n’est sans doute pas l’image de bon pasteur des espèces animales suggérée par le deuxième récit de la création. Ce n’est pas seulement un certain sens de la compassion mais aussi notre propre dignité qui est en cause. 1685 La cruauté infligée aux animaux, surtout par des techniques de reproduction moderne ou pour des raisons de divertissement, laisse vraiment poser la question de la compassion ou de l’amour même pour l’animal. A côté de cela, plusieurs personnes particulières optent pour des attitudes telles que des animaux, cette fois domestiqués en famille, jouissent d’une attention et d’un soin outrés. Pour leur entretien, les propriétaires font débourser d’énormes sommes d’argent,1686 à tel point que le voisin ou le prochain, qui trime pour se trouver de quoi mettre sous la dent, est oublié carrément. Aux Etats-Unis, l’on trouve un peu partout de salons d’esthétique de dents pour les chiens. Un peu partout en Europe, la nourriture du
1683 Ibid. 1684 Cf. Blanchet, B. (Mgr), Pour un monde écologique, solidaire, pacifique et démocratique. Allocution sur Environnement vert Brundtland, Rimouski, le 26 avril 2002, 7. 1685 Ibid. 1686 Pour illustrer ce fait, il était écrit dans un journal munichois « Abendzeitung » du mercredi 14.01.2009 comment les Allemands aiment les animaux domestiques, surtout les chats, et dépensent beaucoup d’argent pour leur soin. En effet, suite au rapport du service central zoologique de Berlin, les Allemands ont dépensé, en 2008, 3,3 milliards d’euros pour le soin de ces animaux. Dans l’ensemble, 23,2 millions d’animaux domestiques vivent dans les foyers allemands sans compter les poissons dans des aquariums. Ainsi, on trouve un animal domestique dans plus d’un tiers de foyer. Le chat est le plus aimé : environ 7,9 millions vivent dans les maisons allemandes. Puis viennent 6,6 millions de petits autres animaux comme les lapins, les cochons d’inde et les souris. Enfin, on compte 5,3 millions de chiens et 3,4 millions d’oiseaux. En outre, de milliers de poissons nagent dans 2,1 millions d’aquariums et 2,3 millions dans les étangs de jardin.
411 chien ou du chat coûte plus chère que celle de l’homme. Des investissements et assurances énormes sont faits dans ce domaine et contre tout droit d’aide publique au développement. A l’extrémité du spectre, se retrouvent des personnes affirmant que toutes les vies se valent, qu’il n’existe aucune hiérarchie entre les êtres vivants 1687, à tel point que l’amour de l’animal (Tierliebe) concurrence l’amour humain (Menschenliebe).1688 La tendance zoophile, poussée à l’extrême, affirme même qu’à la limite, l’être humain serait de trop sur la planète, puisqu’il altère les écosystèmes.1689 Que dire de tout cela ? Il est vrai que chaque vie a sa valeur intrinsèque, chaque être vivant est une mécanique merveilleuse.1690 Mais il est légitime de parler d’une hiérarchie des êtres vivants, sans verser dans la tyrannie à l’égard des êtres inférieurs. Teilhard de Chardin parle de la « loi de complexité-conscience » lorsqu’il étudie l’évolution des êtres. Cette complexité grandissante du système nerveux s’accompagne d’une capacité croissante de retour sur soi, d’intériorité, de conscience. Elle a son terme et son sommet dans l’espèce humaine qui est capable de se penser elle-même, de penser l’univers et de lui donner sens. On croit qu’il faut continuer à faire foi en l’homme, qu’il a cette capacité de conscience à donner sens au monde.1691 Une thèse soit dite, – celle que l’on représente –, autour de toute la problématique de la protection des animaux. Il est bien légitime d’ouvrir des débats pour discuter de la législation de normes de comportement de l’homme face aux espèces animales, pour qu’elles ne soient pas plus menacées d’extinction. En réalité, il est encore plus légitime et même loyal de se rendre compte du fait que la plupart d’animaux, surtout sauvages, ne sont menacés ni par la chasse, ni par le désir de se protéger des « nuisibles », ni par la malveillance. Ils sont plus menacés par la disparition de milieux qui leur étaient favorables, par le morcellement de leurs habitats qui résulte de l’urbanisation et du développement des réseaux d’infrastructures, par le dérangement qu’occasionne la fréquentation touristique de certaines zones,1692 par des guerres qui ravagent des écosystèmes entiers,
1687 Cf. Blanchet, B. (Mgr), op. cit., 8. 1688 Je connais une femme qui habite dans une cité, aux environs de la ville de Regensburg (Ratisbonne), et qui passe des heures entières, en soirée, à jouer avec neuf tortues de Floride dans son salon. Lors de mon séjour dans la cité, la femme m’avouait un jour, : « Ce sont comme mes enfants qui m’amusent bien et dont je prends soin pour leur survie ». Un autre exemple type concerne les chats à Rome, où ils font partis, semble-t-il, de la culture italienne. Un film documentaire sur TV5, en date du 12.08.2008, transmettait le plaidoyer d’une femme italienne qui aurait demandé à Benoît XVI, lorsqu’il était élu pape, de bénir les chats de Rome, qui sont comptés par milliers dans la ville. « Le Pape n’a pas seulement pris en compte la demande, il n’a même pas répondu », disait la femme. Elle conclut alors : « Ou nous sommes tous, avec les chats, enfants de Dieu, ou nous ne le sommes pas tous ». Pareilles attitudes soulèvent d’autres questionnements éthiques. 1689 Cf. Blanchet, B. (Mgr), op. cit., 8. 1690 Je connais une femme à Munich qui remet sur le gazon les vers de terre et les colimaçons (Schnecken) égarés sur l’asphalte après la pluie. 1691 Cf. Blanchet, B. (Mgr), op. cit., 8. 1692 Cf. Larrère, R., Ours des Pyrénées et loups du Mercantour. Un problème d’éthique appliquée ?, in : Fagot-Largeault, A./Acot, P. (dir.), op. cit., 151.
412 par des essais nucléaires qui rendent des surfaces stériles et donc inhabitables pour les animaux. Une éthique de la protection des animaux sauvages devrait s’appliquer à reconsidérer ou à réévaluer les mobiles qui causent des transformations énormes dans l’écosystème, plus qu’aux actes isolés et protectionnistes de ne pas nuire à telle ou telle espèce. Quant aux animaux domestiques, on sait que toutes les communautés humaines ont pu les intégrer. Depuis le Néolithique, les hommes entretiennent des rapports de sociabilité avec les animaux, ils sont des membres subsidiaires des communautés humaines. Un contrat domestique s’est établi entre les deux êtres, de sorte qu’il y a des échanges de biens et de services.1693 On note, en passant, le rôle que joue le chien de garde à la maison, ou le chien de chasse, ou encore le chien dressé pour conduire un aveugle. Ce dernier cas est inouï. Qui peut imaginer un animal passant contrat avec un homme ? Il y a une mise en commun supposée d’échange d’affects, d’émotions et d’infor-mations, interprétables de part et d’autre, quand bien même on sait peu de choses sur les modalités de cette forme particulière de communication entre l’homme et l’animal. Raphaël Larrère le dit bien : « Toute l’expérience de l’élevage et du dressage montre que, sans échange verbal, il y a entre les hommes et leurs animaux domestiques, une sorte de négociation, d’où se dégage, par apprentissage mutuel – l’attitude de l’un s’adaptant aux attentes de l’autre – une forme d’arrangement, comme s’il y avait eu un accord. »1694 On appartient à une même collectivité, et cela impose à l’éleveur des obligations de subsistance et de protection pour l’animal. Cependant, la question est peut-être moins de savoir ce qui distingue l’homme de l’animal - car la différence y ait certainement -, que de chercher à comprendre des attitudes humaines outrées, qui frôlent l’irrationnel, dans leurs rapprochements et passions aux animaux domestiques. C’est là que l’on est suspendu. Somme toute, l’acceptation ou la détestation des animaux domestiques est plus affaire de passion. Et la rationalité de ces passions est à rechercher dans la place qu’occupe tel animal dans l’imaginaire de chaque personne. Cela ne se laisse peut-être pas juger de l’extérieur.
9.3 Maîtrise de la démographie La démographie est une autre problématique que l’on ne cesse de citer au registre des causes de la crise écologique. Le problème de la faim est étroitement lié au problème de la démographie. Une population trop nombreuse et mal répartie n’est pas seulement source de famine, elle est aussi destructrice de l’environnement. Telles sont les phrases que l’on entend couramment et adressées à l’endroit des pays du tiers-monde. Il est vrai que la démographie est un problème d’une extrême complexité. D’un côté, les risques graves qui résulteront de la diminution rapide de la population dans de nombreux pays industrialisés, en raison de la forte diminution du chiffre des naissances qui s’y manifeste. De l’autre, les graves conséquences sociales de son actuelle croissance exponentielle dans l’ensemble des pays sous-développés.1695 Par ailleurs, s’il est vrai que les ressources terrestres disponibles seraient largement suffisantes pour nourrir un plus grand nombre
1693 Id., 151-152. 1694 Id., 153. 1695 Cf. Coste, R., op. cit., 504.
413 d’êtres humains que ceux que compte actuellement la planète, on n’oublie pas qu’un nombre considérable d’entre eux vivent actuellement dans des conditions d’extrême – ou, du moins, de grande – pauvreté, et qu’on ne peut pas espérer arriver rapidement à la répartition équitable des ressources qui permettrait de leur offrir des conditions de vie satisfaisantes.1696 La bonne volonté manque encore. Dans ce sens, on comprendrait alors que la maîtrise de la démographie fasse partie des solutions pour endiguer la crise, surtout en Afrique où elle s’accroît, selon les statistiques de l’ONU. Mais, par rapport à l’accroissement de la population mondiale, il est curieux de constater comment on fait peser cette assertion sur l’Afrique seule, oubliant le reste des continents. Aujourd’hui, les chiffres les plus récents permettent de considérer que la baisse de la natalité, déjà largement vérifiée dans de nombreux pays de dimension réduite et de niveau de vie parfois relativement élevé, est désormais entamée dans de nombreux pays moins développés. Depuis le début des années 80, un ralentissement de la croissance démographique s’est produit dans les pays les plus peuplés du monde, bien qu’on note des exceptions parmi les pays de plus de 50 millions d’habitants comme le Bangladesh, le Pakistan, le Nigéria et le Vietnam.1697 Par rapport à ce phénomène, on épouse l’idée du géographe autrichien Arthur Spiegler qui, lui, pense que « l’explosion démographique » se fonde moins sur le niveau élevé du taux de natalité que sur la diminution du taux de mortalité infantile et sur la croissance de l’espérance de vie qui se constate partout sur la planète. N’en déplaise à ceux qui excluent l’Afrique de ce rang. Encore faut-il s’interroger profondément sur les mobiles qui animent les médias à fausser des statistiques qui, en soi, prouveraient positivement cet état des faits sur le continent africain ou asiatique. Cela n’exclut pas le fait que, également partout, certaines personnes vivent misérablement ou meurent tôt, ou encore que certains groupes ethniques soient menacés d’extermination, ce qui est insoutenable et à condamner sans vergogne.1698 Même si, dans la suite de son analyse, Arthur préconise la limite des naissances, de la croissance démographique, il insiste, toutefois, aussi sur la nécessité de la limite de nos propres droits comme existants. En effet, il ne suffit pas à l’homme moderne de diminuer la croissance démographique, pendant qu’il ne veut lâcher aucun de ses droits, sous prétexte que c’est son style de vie,1699 lequel est peut-être plus dommageable encore à l’environnement. Ce qu’Arthur préconise ici, c’est une façon particulière d’envisager la problématique écologique en lien avec le phénomène démographique. Ainsi, conclut-il
1696 Ibid. 1697 Cf. Bonnefous, E., Réconcilier l’homme et la nature, Paris 1990, 11-12. 1698 Cf. Spiegler, A., Selbstbegrenzung – ein kategorischer Imperativ für den Homo sapiens, in: Pretzmann, G. (Hg.), Umweltethik, Graz-Stuttgart 2001, 227-228. Cf. aussi Bonnefous, E., op. cit., 11ss. 1699 Ici faut-il se rappeler le propos du président américain George W. Busch sur la polémique écologique : « la vie de l’Américain n’est pas négociable ».
414 explicitement : « Le premier impératif est, peut-être moins ou seulement indirectement, la limite du taux de natalité, mais plus la limite de nos droits. »1700 9.3.1 Maîtriser la natalité : quels moyens possibles ? L’urgence à ne pas passer sous silence la problématique démographique est dictée par les politiques démographiques mises en place, c’est-à-dire les moyens par lesquels on veut lutter contre cela. C’est ce qu’il faut interroger, et cela en fait l’actualité. La solution courante est, dit-on, celle de maîtriser la natalité. Il faut reconnaître que les facteurs de natalité sont nombreux et souvent différents d’un pays à un autre. L’analyse scientifique distingue plusieurs types de « variables intermédiaires », qui peuvent être répartis en trois catégories.1701 D’abord le risque d’ « exposition aux rapports sexuels ». Cette catégorie recouvre, d’une part, des données de comportement : l’âge au mariage, la fréquence du célibat, celle des rapports sexuels (liée à une abstention volontaire ou non) ; d’autre part, des données biologiques, anomalies psychophysiologiques, maladies diverses – notamment liées à la malnutrition. Ensuite le risque de « conception ». Cette catégorie recouvre à nouveau à la fois des données de comportement : pratiques contraceptives, pratiques d’allaitement et des données biologiques liées à la « fécondabilité » de la mère, à la stérilité, à la nutrition, à la mortalité infantile. Enfin le risque de « naissance vivante ». Cette catégorie recouvre à la fois les comportements d’avortement et les données biologiques liées à la mortalité intra-utérine, à la prématurité, à l’état de santé et à la nutrition de la mère. Quatre de ces « variables » paraissent avoir une importance décisive sur la natalité : la proportion de personnes mariées, le recours à la contraception, la pratique de l’avortement et l’infécondité post partum, essentiellement liée à l’allaitement. Tous ces moyens sont appréciés différemment selon les pays. Et l’on sait, par exemple, que dans les pays qui se rattachent à la tradition britannique, l’avortement n’a jamais constitué un délit. Mais, à la base de tous ces procédés, c’est l’influence idéologique sous-jacente qui fait plus de problème. En des termes simples : « ce que nous appliquons, c’est bon ! Il doit en être ainsi partout ailleurs ». Si la tendance est à la libéralisation, l’on devra, en revanche, accepter aussi comme tel la législation restrictive de certains pays. Sans entrer dans des détails, on est de l’avis de René Coste qu’il n’est pas possible d’approuver les campagnes systématiques contre la natalité qui utilisent tous les moyens de pression dans un certain nombre de pays économiquement sous-développés.1702 Ce qui est important, de la part du pouvoir politique et de la société internationale, c’est la lutte contre la pauvreté et le progrès dans la mise en œuvre du développement humain, car « toutes les études démographiques ont montré que le taux de natalité décroit, lorsque le niveau de développement et d’éducation augmente ».1703 Par ailleurs, la fécondité est
1700 Cité par Coste, R., op. cit., 231. “Der erste Imperativ, die Beschränkung der Geburtenrate für die heimischen und europäischen Landschaften, vielleicht nur wenig oder nicht direkt ; die Begrenzung unserer Ansprüche hingegen sehr viel.“ 1701 On se réfère ici à Edouard Bonnefous, op. cit., 28. 1702 Cf. Coste, R., op. cit., 231. 1703 Allègre, Cl., Introduction à une histoire naturelle, Paris 1992, 349.
415 également fonction d’un certain nombre de facteurs économiques et sociaux. C’est le facteur qui joue un rôle déterminant dans toute la problématique de démographie. Mais pour un paysan africain, vivant à la campagne, dont l’enfant apparaît moins comme une charge et plus comme une source de profit, le motif économique est franchement ambigu. Ou encore, pour des motifs typiquement religieux, comme c’est le cas aussi dans le judaïsme, où la « famille nombreuse » est synonyme de bénédiction divine, il faut, de toute évidence, trouver d’autres mesures de persuasion et de planification familiale. Tous ces facteurs ne rendent pas les choses aisées en Afrique. Il est évident que maîtriser la démographie, c’est organiser la vie en société de telle manière que des hommes n’y deviennent jamais encombrants et en trop. Mais la dignité humaine postule que cette maîtrise s’accomplisse avec la libre décision et la coopération des couples, sans les pressions politiques ou le chantage économique ou culturel qui violeraient leur liberté (Cf. Populorum Progresso n° 37). Certes, comme le note ce document, le pouvoir politique a une grave responsabilité à ce sujet : « en développant une information appropriée et, en prenant des mesures adaptées », mais sans aller jusqu’à la coercition proprement dite. On pense ici à des campagnes qui fusent de partout pour des avortements volontaires ou pour l’utilisation des méthodes de contraception artificielle.1704 Le principe est qu’il appartient à la liberté des parents de décider eux-mêmes, de manière responsable et informée, du nombre de leurs enfants, ce qui suppose leur éducation à la paternité-maternité responsable.1705 Le problème de la démographie s’inscrit donc dans la large perspective de la recherche d’une qualité de la vie, de la « civilisation ». Face à cette problématique démographique, l’on pense qu’il ne suffit pas de réduire le nombre de la population, surtout en initiant de méthodes contraceptives peu heureuses et contraignantes. L’Afrique ne doit pas absolument les adopter. Il y a des mécanismes qui créent des hommes superflus et qui peuvent être présents et opérants dans une population réduite. C’est cette extinction mentale qui dévalue l’existence humaine, plutôt que de crier à la prolifération numérique, quantitative.1706
1704 A propos de la démographie, il faut lire le livre de R. Valette, Le Catholicisme et la Démographie. Eglise, population mondiale, contrôle des naissances, Paris 1996, qui pose loyalement des problèmes éthiques essentiels à la fois au Magistère catholique et à la réflexion théologique. Par ailleurs, on accuse fréquemment le Magistère catholique d’être nataliste à tout prix. Beaucoup le pensent. Selon René Coste, telle n’est pas son intention, car, en invoquant le concept de paternité-maternité responsable, il pose par le fait même le devoir moral d’une régulation responsable des naissances. S’il y a controverse, c’est uniquement sur la méthode. Il s’oppose à la contraception, alors que la majorité des Eglises protestantes admettent que le couple est libre d’utiliser les dons de la science, pourvu que les méthodes soient mutuellement acceptables pour les époux et qu’elles ne nuisent pas à la nouvelle vie. La tradition de l’Eglise orthodoxe est proche de celle du Magistère catholique, mais elle n’a pas de doctrine officielle par rapport à la contraception. Il préconise la planification familiale naturelle, qui récuse les moyens artificiels et demande qu’on se fonde sur le rythme biologique de la femme. Cf. Coste, R., op. cit., 505. 1705 Cf. Coste, R., op. cit., 504. 1706 Cf. Fabien Eboussi-Boulaga, « Reconstruction culturelle et politique de l’Afrique : ‘Perspective écologique’ », in : Kä Mana/Jean Blaise Kenmogne, op. cit., 84.
416 9.3.2 Problème de la faim La faim dans le monde est un phénomène permanent et une des calamités sociales la plus terrible de tout le temps. L’autosuffisance alimentaire est en fait une rareté. Il existe, même dans certains pays prospères, des couches de population qui ne mangent pas à leur faim.1707 En Afrique sub-saharienne, où l’alarme à la faim est lancée depuis 1956 1708, avant même les indépendances, il y a lieu de se demander ce qui a déjà été fait par des Etats africains pour lutter contre cela, ou à tout le moins faire reculer ce fléau. D’une part, l’on peut admettre le caractère indissociable de l’évolution démographique et de la production vivrière pour expliquer la faim. D’autre part, on pense qu’il est, en grande partie, question d’organisation, de structures, de politique qui manquent cruellement aux états africains. Le phénomène d’exode rural en est la preuve. Ce sont les paysans, fuyant les campagnes pour regagner les bidonvilles des métropoles, qui sont les plus indigents. Etant chômeurs, ils vivent en marge de l’économie urbaine. Par contre, dans les campagnes, les plus pauvres et affamés sont ceux qui n’ont pas de terre ou les travailleurs saisonniers. Sinon, les graves problèmes alimentaires existent à peine chez ceux qui possèdent la terre. Encore faudra-t-il bien différencier la faim de la malnutrition. Il arrive qu’on ne souffre pas forcément de la famine, mais que l’on mange régulièrement de l’aliment moins nutritif. Dans les deux cas, la santé reste bien maigre. En fait, les causes de la faim sont extrêmement diverses et toujours complémentaires. Certaines sont endogènes comme : l’absence d’engagement politique des gouvernements africains en faveur de l’agriculture et du développement rural ; l’insuffisance absolue des infrastructures de transport, de communication et de stockage des denrées, etc. A cela s’ajoute des sécheresses périodiques (surtout dans le sahel), les invasions de criquets et de sauterelles aussi périodiques. Au registre des facteurs exogènes qui aggravent la famine : la dégradation fréquente des termes d’échange, les difficultés d’accès aux marchés internationaux et l’augmentation des dettes extérieures très organisée et entretenue, notamment par les institutions internationales de Bretton Woods (Fonds monétaire international et Banque mondiale) et compagnies.1709 Edouard Bonnefous note, par exemple, que : « Les conditions mises par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international à l’octroi de programmes d’aide économique globale ne tiennent pas suffisamment compte des besoins structurels de chaque pays. Les mesures souvent drastiques de réduction des dépenses budgétaires qu’ils préconisent frappent aussi les budgets de l’agriculture. Le drame est que la diminution des subventions pour les aliments et les engrais ainsi que le gel des salaires amputent gravement le
1707 Cf. Bonnefous, E., op. cit., 47. Edouard Bonnefous, homme politique et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques, n’a cessé de s’intéresser aux grands problèmes du monde actuel. Ses nombreux ouvrages sont consacrés à la démographie, à l’économie et à l’environnement. Dans l’ouvrage cité ici, il retrace l’historique du phénomène de la faim dans le monde. 1708 Id., 51. 1709 Cf. Ziegler, J., Les nouveaux maîtres du monde, Paris 2002.
417 pouvoir d’achat réel des pauvres, en ville comme à la campagne. Les pays vulnérables ont de plus en plus de mal à manger à leur faim. »1710 La FAO a effectué en 1984 une étude approfondie des problèmes agricoles et alimentaires de l’Afrique, dont on peut résumer ainsi les conclusions : « La situation alimentaire de l’Afrique est non seulement mauvaise, mais, dans certains cas, insupportable. Si la tendance actuelle persistait, le coût des importations céréalières sextuplerait en vingtcinq ans. Or, l’Afrique peut, à certaines conditions, se nourrir elle-même. A condition d’être utilisées avec soin, les ressources en terre sont suffisantes pour répondre aux besoins futurs. Il est essentiel de mettre un terme à la surexploitation des terres agricoles, à la surcharge des pâturages et, surtout, au recul de forêts, qui engendre désertification et érosion. »1711 Pendant qu’on lance de propos de bonne intention pour aider l’Afrique à sortir de sa misère, les mesures restrictives de la politique économique internationale envers l’Afrique se renforcent. Quel paradoxe ! Il y a là aussi tout un champ éthique à explorer. Globalement, tout cela fait que l’ajustement entre les besoins de l’humanité et les ressources dont elle dispose n’a jamais été facile. C’est là que se situe le nœud du problème. C’est sur ce fait qu’il convient de réfléchir. Paradoxalement, le XXIe siècle continue à accomplir de véritables exploits scientifiques. Alors même que pour l’agriculture, la médecine, l’espace, la mise au point de technologies est de plus en plus perfectionnée, la faim – d’après Dante « première des calamités qui frappent l’humanité »1712 - continue inexorablement à accabler une partie du monde. Ceci pousse à affirmer que les avancées technologiques ne pourront pas être satisfaisants pour l’esprit humain, tant que des êtres continueront de mourir de faim dans le monde. La solution n’est pas simple. Néanmoins, sous quelque forme qu’elle se présente, l’aide (sous la dénomination de l’aide alimentaire1713) apportée par les pays à ressources abondantes aux peuples qui ont
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Bonnefous, E., op. cit., 64. Id., 61. Cf. Dante, La divine comédie, cité par Bonnefous, E., op. cit., 65. Un peu d’histoire. L’une des plus anciennes opérations officielles d’aide alimentaire remonte à 1812, date à laquelle le Congrès américain vota une autorisation de dons de produits alimentaires aux victimes d’un tremblement de terre au Venezuela. L’exemple resta isolé. Ce n’est qu’après la première guerre mondiale que se met en place, de façon généralisée, un système américain d’aide alimentaire à une Europe dévastée par la guerre et qui compte près de 160 millions d’individus sous-alimentés. De 1919 à 1924, l’Autriche, la Tchécoslovaquie, la Finlande, l’Allemagne, la Yougoslavie, la Belgique, le nord de la France reçoivent plus de 6 millions de tonnes de nourriture. La raison politique prévaut alors sur la seule raison humanitaire. Les Etats-Unis craignent que la famine en Europe ne présente un terrain favorable à la révolution soviétique. Il s’inspirent du même souci, après la seconde guerre mondiale, en aidant l’Europe occidentale. La politique d’aide alimentaire est concrétisée en 1954 aux Etats-Unis par l’adoption de la loi publique n° 480. Les considérations politiques continuent de prédominer. Le président Johnson déclare alors : « Ce n’est pas tant un programme pour nourrir des enfants affamés… qu’un programme d’aide à l’étranger en liaison avec notre aide militaire ». Jusqu’à la fin des années 60, les Etats-Unis restent pratiquement les seuls « fournisseurs » d’aide, avec encore 94% de l’aide mondiale en 1965. Parallèlement, la FAO et le PNUD
418 faim est une nécessité. Elle permet sans doute de limiter les pertes. Encore seulement faut-il qu’elle soit judicieusement définie et efficacement utilisée. C’est rarement le cas.1714 L’aide alimentaire souffre d’une mauvaise approche, comme le note Edouard Bonnefous : « L’assistance alimentaire apportée par les pays disposant de ressources abondantes aux pays qui souffrent de la faim a toujours constitué une aide importante. Cependant, elle rencontre certaines limites, et crée certains effets pervers : sans devoir être totalement remise en cause, elle réclame néanmoins des aménagements. Les raisons de son développement vont au-delà d’une simple ‘charité’ : les pays développés ont rapidement pris conscience de la menace que pouvaient représenter les peuples affamés. En 1956, José de Castro, menaçant, affirmait : ‘Nourrissez-les, sinon ils vous mangeront’. On a alors faussement considéré que le combat contre la faim était essentiellement une affaire d’aide alimentaire ; de même croyait-on que la lutte contre le sous-développement était avant tout une affaire d’aide extérieure. On s’aperçut que ce raisonnement était simpliste et erroné. Si l’aide alimentaire continue d’occuper une place essentielle pour de nombreux pays, elle a, cependant échoué à nourrir des individus qui pourraient à leur tour devenir productifs. Les résultats obtenus montrent que les efforts des pays riches en faveur du Tiers Monde n’ont pas eu les effets attendus. Il y a à cela plusieurs raisons : l’aide a trop souvent été définie de façon désordonnée, sans plan d’ensemble ; les bénéficiaires n’ont pas toujours su l’utiliser efficacement. »1715 L’analyse des critères et des mécanismes d’attribution de l’aide alimentaire témoigne d’une approche complexe. Car, il y a à la base de cette dénomination « aide alimentaire », de la part des politiques internationaux et nationaux, de motivations idéologiques inavouées, contre-productives, sinon régressives, qui n’ont rien de vrais sentiments de développement en faveur des pays qu’on aide. Ces derniers sont maintenus dans le statu quo et la dépendance sempiternelle. La prise en compte des intérêts immédiats des pays « donneurs » n’en est jamais absente.1716 Dans le cas du problème de la dette du tiers-monde, Edouard Bonnefous cite le Professeur Salin qui a été jusqu’à écrire récemment : « Ce que l’on appelle le dialogue Nord-Sud n’est rien d’autre que l’organisation du cartel des spoliateurs, c’est-à-dire la coopération entre des gouvernements qui, au nord, spolient leurs contribuables pour transférer des ressources à des gouvernements qui, au sud, les gaspillent et qui spolient à leur tour leurs propres citoyens. »1717 Parfois, l’appellation « aide » alimentaire fait bondir, lorsqu’on lit de chiffres comme quoi, selon le PAM, on estime qu’à la distribution (toutes aides confondues), 68% de l’aide alimentaire sont vendus, 11% sont échangés contre du travail, 10% sont distribués
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créent conjointement en 1962 le Programme alimentaire mondiale (PAM), destiné à assurer sur une grande échelle l’approvisionnement en céréales du Tiers Monde, à la fois dans les cas d’urgence et dans une perspective de développement. En 1967, une Convention internationale sur l’aide alimentaire, signée par treize pays et annexée au GATT, définit la contribution annuelle minimale de chacun des fournisseurs. Id., 66-67. Id., 65. Id., 67-68. Id., 69. Id., 74.
419 dans le cadre de programmes de nutrition et 11% vont à des aides d’urgence. 1718 En sus, la répartition, la quantité et la nature de l’aide alimentaire n’ont parfois qu’un lointain rapport avec la réalité des carences alimentaires. 1719 Toutefois, on ne conteste pas la nécessité de l’aide d’urgence ou de l’aide aux réfugiés, ni même l’apport que pourrait constituer une aide mieux orientée et mieux utilisée. Il est néanmoins regrettable de constater que l’aide aux pays du Tiers Monde soit restée un moyen d’action diplomatique pour les grandes puissances. Ce que l’on appelle actuellement « aide bilatérale » procède d’une conception nationaliste et néo-colonialiste des rapports entre les Etats. Pourtant, si elle est bien orientée, elle permet aux Etats donateurs et bénéficiaires une coopération réelle en égalisant les charges, et offre ainsi une garantie de continuité. C’est pourquoi, pense-t-on, pour que les frontières de la faim reculent durablement, il faut que les pays concernés apprennent à produire pour subvenir à leurs besoins alimentaires. Ou du moins, que toute mesure favorisant, directement ou indirectement, la production locale soit préférable à l’aide alimentaire. La tâche est ardue et exige une politique volontariste à définir par chaque pays.1720
9.4 Relation Nord-Sud Une autre donnée pratique, qui s’inscrit dans le cadre de la nécessité membrale des êtres pour leur bien-être, est la qualité de la coopération entre les sociétés humaines dans leur lutte globale pour surmonter les dangers écologiques qui les menacent. On a effleuré la notion dans les pages précédentes. La relation Nord-Sud est une terminologie très connue et utilisée dans beaucoup de domaines de la vie sociale des peuples. Elle est une exigence plus ou moins morale de partager, d’échanger et de s’aider entre nations, laquelle exigence se justifie en vertu du droit universel à la vie dévolu à chaque personne. Pour permettre un certain équilibre de vie pour tous, les nations développées sont appelées à aider celles qui sont moins développées. Celles-ci sont également appelées à coopérer avec celles-là, au nom du principe du donner et du recevoir. On parle couramment des échanges économiques. Dans le domaine concret du développement durable, les nations coopèrent sur base des principes de relations internationales précis. Ceux-ci doivent être respectés. Il en va de même lorsqu’il faut lutter contre les menaces qui traversent les frontières, à la manière de celles écologiques ; car dit-on, dans ce cas, c’est le vent qui décide1721 de leur propagation et non pas les hommes. Et le vent souffle où il veut. Il n’est nullement contenu par les tracées géographiques. Ce n’est ni les USA, ni la France, ni le Congo, encore moins le Japon ou l’Australie qui seront les seuls à être victimes de menaces écologiques, c’est la terre. De cette manière une coopération internationale est exigée. Par ailleurs, si l’on définit le développement durable comme celui qui répond aux besoins et aux aspirations de la génération actuelle sans sacrifier ceux de la génération future, il y a là encore le souci de partage et de justice qui émerge et qui dépasse les fron-
1718 1719 1720 1721
Id., 68. Id., 70. Id., 66. Cf. Linz, M., Ökologische Ethik am Beginn dieses Jahrhunderts, Wuppertal 2000, 23.
420 tières et les âges. Cette définition est un défi qui exige relation et coopération entre les nations, car, précisément, l’état actuel des choses est marqué par la satisfaction des besoins, qui est le privilège d’une minorité de pays, et dans ces pays d’une minorité de citoyens. Ainsi, entend-on des appels habituels à l’aide des pays riches aux pays pauvres, comme Gabriele Scimemi l’exprime ici : « Les pays riches ont besoin d’aider les pays pauvres financièrement, technologiquement, et dans certains cas, politiquement, car la plupart de ces derniers manquent de ce qui est essentiel sur ces trois plans, pour leur permettre de pouvoir rejoindre les pays riches dans leurs efforts sur l’ensemble de la terre pour faire face aux menaces qui pèsent sur l’environnement. Dans la plupart des pays appelés en voie de développement, l’économie est chancelante. Les activités économiques consistent essentiellement à produire et échanger des biens rudimentaires, le marché jouant seulement un rôle marginal et parfois aucun rôle du tout. Les institutions scientifiques de quelque efficacité sont très rares et misérablement équipées. La technologie moderne avec le minimum nécessaire pour être utilisable, doit être entièrement importée et cela suppose souvent des frais insupportables. Les institutions démocratiques, dans le sens moderne de ces termes, sont pratiquement exceptionnelles et, là où elles existent, leur développement est presque embryonnaire et leur stabilité très précaire. »1722 Il y a du vrai. On y a fait allusion dans les pages précédentes. Dans ces conditions, il y a peu d’espoir d’empêcher, à l’échelle mondiale, l’augmentation des émanations polluantes, sans une décision conjuguée et forte de chaque pays avancé ou moins avancé et une assistance sérieusement programmées des pays coopérateurs. Si on n’arrive pas à réussir cela, autant chez les riches que chez les pauvres, les conséquences ne vont pas épargner un seul pays. La préoccupation ici n’est donc pas inspirée par la générosité. Il s’agit simplement d’une attitude lucide pour défendre le droit à la vie pour chacun et tous. Il n’y a pas là occasion à tenir un langage de pitié à l’égard des pays pauvres. Il y a occasion d’un langage de respect et de coopération entre nations pour la même cause : la vie. Cependant, une autre paire de manches est celle d’aider les pays nécessiteux pour des raisons de solidarité. Il est juste moralement que ceux qui ont aident ceux qui n’ont pas pour qu’ils atteignent un certain niveau décent de qualité de vie. C’est, l’on s’en doute, le niveau le plus dangereux, dans la mesure où le droit à la solidarité vire en droit de regard sur tout un peuple, une nation, un pays. La solidarité se mue en droit de domination sur le pays en besoin d’aide. C’est, malheureusement, souvent le cas. Dans le cas d’espèce, on exigerait alors aux pays pauvres de s’imposer des exigences sévères, en matière de protection de l’environnement, que les pays industrialisés eux-mêmes ne se sont jamais imposées.1723 Il y a là une approche de relation Nord-Sud clairement unilatérale et tronquée.
1722 Scimemi, G., L’éthique et la politique de l’environnement, in: Coste, R./Ribaut, J.-P. (dir.), Sauvegarde et gérance de la création, Paris 1991, 228. 1723 Cf. Linz, M., op. cit., 23. Manfred Linz note, par exemple, qu’aussi longtemps qu’une grande partie de l’humanité vit dans l’indigence extrême, l’environnement naturel ne sera sauvegardé que difficilement, même si les pays industrialisés se disent vivre écologiquement et de façon responsable – ce qui est encore loin d’être le cas. Il poursuit en affirmant : « des îles d’aisance dans une mer de misère » (Wohlstandinseln in einem Meer von Elend – das ist eine hochgefährdete Existenz), c’est une existence à très haut risque, 23.
421 Le Conseil des églises évangéliques en Allemagne (EKD), par exemple, n’a pas hésité à y voir la source de conflit entre le Nord et le Sud, précisément en matière d’environnement, où le Nord tente d’imposer la ligne de conduite au Sud. 1724 Une certaine idée politique capitaliste tourne en idéologie du plus fort. 1725 Au nom de la terminologie malheureuse de « la sauvegarde du patrimoine international », le monde occidental s’approprie certaines propriétés forestières ou maritimes du Tiers-Monde, dans le but de pouvoir les conserver au nom de l’humanité. Sylvie Mayer, une ancienne députée au Parlement Européen, dénonce le système économique américain qui cherche, à tout prix, à garder son leadership : « Ce sont des Etats qui appliquent un ‘droit d’ingérence écologique’, calqué sur celui de l’ingérence humanitaire. Ce sont toujours eux qui déclarent la guerre pour s’accaparer les ressources d’un autre pays. Hier la guerre du Golfe, demain la guerre de l’eau ? »1726 Les indigènes de la forêt amazonienne qui coupent le bois pour leur survie se voient interdire l’accès, ou ils y sont carrément exclus, car c’est le patrimoine international qui doit être conservé. Une coupe artisanale n’égale quand même pas l’exploitation intensive de forêts dont les multinationaux s’arrogent le pouvoir. Ou encore comme un paysan congolais, qui chasse du gibier pour nourrir sa famille, se voit sanctionné ou traité de terroriste. Il faut sauver les gorilles et autres espèces rares dans les parcs au détriment de la vie du pauvre paysan, qui a pourtant le sens de la symbiose avec la nature ; un pauvre paysan qui, avant de couper l’arbre, grand ou petit, lui demande pardon. Une technique d’exploitation qui se limite à satisfaire les besoins fondamentaux de la famille et pas plus, car il se sait dépendant de cette nature qu’il se doit de ménager. Ces pratiques artisanales n’égalent pas du tout l’exploitation extensive des multinationaux. Il est vrai que la sécheresse croît dans des proportions inquiétantes. Elle n’est aucunement une fiction. Le Sahara s’accélère irréversiblement. Les forêts dont l’exploitation laisse poser des questions. Mais, un paysan qui coupe un arbre pour son bois de chauffage, bien qu’il pense peu ou pas au reboisement, n’est quand même pas plus à menacer qu’une entreprise qui engage de gros moyens pour en abattre de dizaines et qui, pareillement, ne replante pas. Il y a là une idéologie écologique qui devient mauvaise pour l’homme : il vaut mieux sauver l’animal, la forêt, l’eau plutôt que l’homme tiersmondiste ; les sauvegarder pour qui alors ? Au nom d’une certaine zoophilie ou phytophilie dont ils prétendent être possesseurs, les partisans invétérés de la protection du patrimoine du Tiers-Monde, qui passe pour international, visent moins la protection des espèces qu’une activité mercantile. Cela devient de la tyrannie écologique.
1724 Cf. Die Ökologische Krise als Nord-Süd-Problem : Fallbeispiel Amazonien, eine Studie der Kammer der EKD für Kirchlichen Entwicklungsdienst, Gütersloh 1991. Le Conseil voit dans le problème de la relation Nord-Sud une des raisons de la crise écologique. C’est aussi le point de vue de Wöhlcke, M., Der ökologische Nord-Süd-Konflikt, München 1993. Cf. aussi Linz, M., Ökologische Ethik am Beginn dieses Jahrhunderts, Wuppertal 2000, 20. 1725 Certains économistes allemands ont forgé un concept nouveau, celui de Killerkapitalismus (« capitalisme de tueurs »). Cf. Hickel, R./Strickstrock, F., Brauchen wir eine andere Wirtschaft?, Hamburg 2001, cité par Ziegler, J., op. cit., 130. 1726 Mayer, S., Ethique environnementale et politique, in : Fagot-Largeault, A./Acot. P. (dir.), L’éthique environnementale, Paris 2000, 109.
422 Positivement dit, l’on peut évoquer le principe de la doctrine sociale de l’Eglise, celui de la destination universelle des biens, pour justifier les actions de protection des écosystèmes. Les populations aussi bien présentes que futures y ont droit. Par rapport au futur, la commission Brundtland ne dit-elle pas : « Nous empruntons un capital écologique aux générations à venir, en sachant pertinemment que nous ne pourrons jamais le leur rembourser ».1727 Par rapport au présent, ce partage équitable de biens de la terre se laisse également attendre du côté des pauvres. Il est, en effet, inéquitable sinon injuste que certaines nations ou fortunes personnelles s’approprient les ressources de la planète, au nom de tous ces beaux principes, pendant que des populations entières vivent dans la misère, de manière indigne d’un être humain, et dans des conditions qui abrègent leur vie. Les principes de la sauvegarde du patrimoine international et de la destination universelle des biens doivent encore porter des fruits. Par ailleurs, il y a dans l’entre-temps, parmi les pays avancés, un paradoxe qui émerge toujours, à l’issue de diverses rencontres internationales sur le changement climatique : acheter ou négocier le droit de polluer. Il suffit de relire les rapports de réunions de l’union européenne pour s’en rendre compte. Des pays de l’Est européen, essentiellement, négocient le droit de polluer, car ils ne cessent pas d’opérer le sursaut technologique qu’on exige d’eux. (Cf. la dernière réunion de l’UE sous présidence française, Bruxelles 11-12 décembre 2008). Pendant qu’on milite pour la diminution planétaire de l’émission de gaz à effets de serre, il y a des pays qui négocient le droit de polluer. Quelle issue positive est-il permis d’espérer ? Le Dr. Klaus Töpfer, ancien ministre allemand de l’environnement regrette, précisément, du fait que les nations développées elles-mêmes ne font pas assez jusqu’alors, malgré les motivations de leur action. Il dit notamment que : « les nations du monde riche ne manifestent pas assez de solidarité. Quand il s’agit d’une catastrophe, la plupart se préoccupent d’abord de leur propre prospérité, et l’aide à apporter pour résoudre les problèmes essentiels d’autres pays a pour eux une importance secondaire. »1728 Et il ajoute : « Si les nations utilisaient leurs richesses économiques seulement pour accroître leur propre prospérité, cela amènerait, très rapidement, à une lutte sauvage pour les ressources déjà minimes de notre Monde. »1729 Il a en grande partie raison, en vertu du principe d’aide et de solidarité internationale en matière de catastrophes naturelles qui unissent les Etats. Il y a effectivement besoin d’aider les pays pauvres à sortir de leur pauvreté. On parle, de nos jours, de plus en plus de l’instauration d’un nouvel ordre économique mondial, qui promeuve le développement intégral, solidaire et pacifique de l’humanité. C’est qui est louable, et il est du devoir de chaque pays de pouvoir y contribuer. Dans ce sens, on pense qu’il est impérieux que soit véritablement institué un ordre mondial nouveau, dans lequel l’éradication de la pauvreté ne soit plus simplement « humanitaire » l’humanitaire dépendant généralement d’une décision politique –, mais structurelle et systématique. C’est dire qu’il doit y avoir une réelle volonté, de la part des pays aidants et
1727 Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre avenir à tous, Paris 1989, 9. 1728 Cité par Scimemi, G., op. cit., 230. 1729 Ibid.
423 aidés, de pouvoir changer le court des choses, de façon organisée et durable. L’idéal d’un nouvel ordre mondial ne doit pas être confondu avec l’aide humanitaire ponctuelle. En outre, au nom de la relation Nord-Sud, le transfert de technologies s’effectue aussi. Ce qui est une bonne chose. Il est, cependant, une évidence que l’Afrique a appliqué, depuis l’âge de fer et de bronze, une technique différente de celle de l’Occident ou de l’Asie. L’Africain a travaillé le fer pour produire l’outil, certes rudimentaire, mais nécessaire à ses besoins, et toujours dans le souci de ménager la nature. La poudre à canon a été inventée par les Chinois au IXe siècle. Une technologie qu’ils n’ont pas pu délibérément développer jusqu’à produire l’arme à feu, à cause d’une idée religieuse à l’égard de la nature qui les animait. Les Chinois se sont rendu compte très tôt du danger que pouvait représenter une telle arme pour le monde. Par l’intermédiaire de la civilisation islamique au XIIIe siècle, la poudre noire atteint l’Europe. Puis les portugais, dans leur exploration, sont tombés sur la poudre à canon, et ont fabriqué l’arme à feu, sans un quelconque égard à la nature. Donc, trois formes différentes de technologies se laissent percevoir à travers ces exemples. Ces idées sous-jacentes influent encore, peut-être dans une moindre mesure en Afrique pauvre et avide du développement encore à venir, sur la réception des technologies occidentales à l’étranger. En somme, le rapport entre les Etats est à situer à deux niveaux. Le premier niveau est celui où chaque pays apporte sa pierre d’édifice à la consolidation des relations. Il est une forme de solidarité qui unit les Etats dans plusieurs domaines par de relations dites bilatérales ou multilatérales. Le deuxième niveau est celui d’assistance solidaire en cas de nécessité. Ce genre de solidarité appelle, de la part des pays assistés, de la prudence et de la lucidité dans son exécution, car il vire souvent en une volonté de puissance dominatrice et hégémonique des pays aidants.
Conclusion La balance, la tempérance reste un défi moral réel pour le monde d’aujourd’hui. Du tableau écologique actuel, la réaction écologique affolée était inévitable, quand une conscience sourde de ce vers quoi nous tendons aurait commencé de se généraliser. C’est ce qui semble s’être produit au cours des dernières générations, comme nous l’avons montré au premier chapitre. D’ailleurs, en voulant échapper aux séquelles qu’on commence à toucher du doigt de cette fausse humanisation du cosmos, laquelle en est seulement la matérialisation, la mécanisation mortelle, du fait d’une humanité qui a perdu la foi en sa propre spiritualité, on se cramponne généralement à toutes les options aberrantes qui l’ont projetée dans ce qu’on veut maintenant fuir à tout prix.1730 Pour lutter contre cet état des choses, il ne suffit pas d’exprimer un simple souci rationnel écologique : celui de la sauvegarde des ressources naturelles en voie de dilapidation précipitée, ou celui du maintien d’un environnement naturel faute duquel toute vie humaine se sent menacée d’étouffement, ou encore évoquer une sorte de néorousseauisme exacerbé qui prétendrait retrouver une nature non marquée par l’homme (ce qui bien entendu chimérique). Ce genre de monde auquel on croit revenir, au sein duquel on voudrait replonger pour revivre, n’est que le miroir de Narcisse. L’homme moderne ne
1730 Bouyer, L., op. cit., 262.
424 s’y retrouve que dans une illusoire image de soi-même, dont la seule réalité est celle de son néant anéantissant toutes choses.1731 Ces motifs sont certes un premier pas intellectuel. Pour asseoir une vraie mobilisation pour le bien de l’humanité, ce contour de la recherche des solutions écologiques montre que l’homme a besoin de plus. Ces genres de solutions ne lui permettent pas de sortir de son carcan. Un peu comme le physicien Eike Roth le dit aussi : « Ce n’est pas le manque de pistes de solution qui est notre problème, mais c’est plutôt le manque de disposition à quitter nos sentiers battus. »1732 L’homme doit poser un deuxième pas. Louis Bouyer comprend ce second pas comme suit : « L’homme ne peut revivre, le cosmos ne peut l’arracher à son autodestruction que si le premier redécouvre dans une certaine pauvreté volontaire la condition d’une possession du monde qui ne le réduise pas en cendres dans ses mains trop brutalement avides. Et c’est dans un respect recouvré, une admiration rajeunie de ce qu’il y a dans les choses qui passe le monde qu’il retrouvera les vraies dimensions de sa propre humanité. Reconnaître dans le monde la présence et les signes oubliés d’un amour transcendant, se reconnaître soi-même comme personne suscitée, appelée par la Personne de qui tout procède et à qui tout doit se rapporter, cela va et ne peut qu’aller d’un même pas. »1733 C’est dire clairement, que l’engagement durable dans la lutte contre les menaces écologiques se doit d’être soutenu par une certaine spiritualité. C’est à une conversion profonde de l’être que l’homme est appelé. Deux verbes clés sont à épingler dans cette citation : redécouvrir et (se) reconnaître. Deux verbes qui, à notre avis, fondent la vraie spiritualité écologique et sont à la base même de toute éthique écologique. Re-découvrir une certaine pauvreté volontaire qui ne cède pas à tout prix à l’avidité, puis se re-connaître comme personne suscitée (créée) parmi d’autres êtres qu’il faut reconnaître. Une façon expressive vraiment heureuse pour nous, car elle traduit clairement le nœud de l’aboutissement moral que nous proposons : l’éthique de la tempérance. En sus, syntaxiquement, il est intéressant de remarquer que ces deux verbes « défient » les verbes oublier et/ou perdre. Lorsqu’on a oublié quelque valeur (ou même quelqu’un), il convient de la re-découvrir dans toute sa richesse, de la re-connaître. Cela présuppose qu’il y en a eu à l’origine, mais qu’avec le temps elle a été jetée aux oubliettes. Cette re-découverte et reconnaissance de son être profond, qui se concrétise par une triple relation membrale, comme on l’a développée dans la deuxième partie, est ce qui plombe la notion de la tempérance. Au sein de toutes les données et techniques que l’on vient d’épingler, une autre idée fondamentale mérite également d’être soulignée. On pense qu’il est beaucoup plus profitable, pourquoi pas même charitable, de créer des espaces de choix et réflexions libres à chaque pays, à chaque peuple, cela dans le respect de principes globaux de solidarité, de coopération entre les Etats. Qu’il soit accordé, surtout aux pays moins développés, l’occasion de juger de leurs aspirations et réalisations, plutôt que de les mettre sous tutelle de puissants, à tel point qu’ils ne savent même plus ce qui est bon pour eux, tellement qu’ils sont perdus dans le méandre des nouveautés incessantes qui leur sont plus ou moins
1731 Id., 263. 1732 Roth, E., op. cit., 12. 1733 Bouyer, L., op. cit., 263.
425 salutaires. Car, enfin de compte, la population n’est-elle pas l’acteur décisif pour faire pencher la balance en faveur d’une véritable éthique de l’environnement ? N’est-ce pas elle qui détient la clé du développement durable ? N’est-ce pas des citoyens que dépendent son contenu, ses orientations, le rythme de sa mise en œuvre et même l’idée que l’on peut s’en faire ?1734 Thomas Jefferson déclarait avec raison : « Si vous avez le sentiment que nos concitoyens ne sont pas assez éclairés pour une décision, la solution n’est pas de leur retirer la capacité de décision mais de les aider à former leur propre jugement. »1735 Il ya là une responsabilité des politiques et des religieux africains pour la formation, l’information et l’éducation de citoyens qui est nécessaire. Car, sinon, de quels outils disposent aujourd’hui les citoyens pour discerner le vrai du faux, l’essentiel du superflu, dans la masse d’informations et de nouveautés qu’on verse sur le marché public ? Plus encore quels moyens ont les citoyens, qui puissent leur permettre de participer aux débats, aux choix et aux enjeux économiques et sociaux liés à toutes ces grandes questions humaines et existentielles dont on a fait mention dans ce chapitre ? Précisément, dans le cadre écologique, il y a besoin d’une collectivité citoyenne pour juguler les méfaits écologiques. C’est un problème englobant qui ne peut se résoudre que dans un spectre aussi large. C’est un processus qui s’opère à tous les niveaux en même temps. C’est là que le principe d’action écologique ou le leitmotiv des environnementalistes prend son sens profond : « penser globalement, agir localement ».1736 Tout le monde est appelé donc à y participer, dans la mesure où chacun est touché par cette crise. C’est une crise sans frontière qui nécessite aussi une solution sans frontière, c’est-à-dire à un niveau plus large.
1734 Mayer, S., op. cit., 110. 1735 Cité par Mayer, S., op. cit., 109. 1736 Falloux, F./Talbot, L., Crise et opportunité. Environnement et développement en Afrique, Paris 1992, 15.
427
Conclusion générale Faut-il incriminer la nature puisqu’elle devient de plus en plus rebelle face à l’homme, ou faut-il que l’homme s’interroge sur lui-même et sur les résultats de ses actions ? L’aspiration de chaque homme à une vie bonne et équilibrée, la pense-t-il en allant seul sur cette voie, ou doit-il intégrer sur sa route plusieurs existants ? Simplement exprimé, tel a été le leitmotiv de notre réflexion, complexe, mais qui vaut son pesant d’or pour le « grand public » de ce temps contemporain qualifié désormais d’âge écologique. On a affirmé, à plusieurs reprises, que si l’on veut vraiment prendre au sérieux l’ampleur de la crise écologique, ce n’est pas tant la nature qu’il faut changer, mais bien la nature humaine. A une certaine éthique de la création se lie la question du devoir face à ce donné qui précède l’existence de l’homme. Pour comprendre cette éthique de la création, penset-on, il n’est pas forcément nécessaire de poser, par exemple, « la dignité ou le droit des créatures infrahumaines » ou la « valeur propre des êtres naturels ». Il est suffisant d’opérer une éthique de la tempérance de la part de l’homme lui-même, comme point de départ décisif pour la prise de conscience écologique. Ainsi, le nœud de la question a été de savoir si l’on trouve dans la tradition anthropologique, aussi bien biblique que bantoue, une sagesse et des voies pour une orientation et une reconstruction positive du monde, et plus spécialement en vue de se « réimaginer » soi-même en tant qu’être humain à l’intérieur de celui-ci.1737 A partir de la conception de la membralité, l’on perçoit mieux le sens de la communauté comme lieu de partage. C’est à ce niveau qu’on repère l’harmonie des interactions et l’efficacité des échanges. C’est cette interdépendance réciproque et créatrice des êtres qui fonde alors l’éthique de la tempérance. Reconnaître que l’on vit dans un « Netzwork » des êtres, c’est confesser l’existence de la dépendance (Abhängigkeit) entre les êtres, de la prise en compte mutuelle des êtres (Angewiesenheit) et de la limite des êtres (Abgrenztheit). La membralité dont on a démontré la nécessité n’est aucunement à comprendre comme une « obsession d’appartenance » (tu ne réussis pas sans moi !) ; c’est plutôt un sens de communauté créatrice, où chaque membre apporte sa pierre de construction à l’édifice. Méthodologiquement, la démarche a consisté à affirmer qu’il est peu avançant d’étudier le rapport des êtres humains à « la nature », en tant que tel, sans étudier le rapport que les êtres humains entretiennent avec Dieu et entre eux. Puisqu’on est parti du constat selon lequel la dégradation de l’environnement est une crise anthropologique, c’est-à-dire une crise de la nature humaine, une crise des relations, il faut alors proposer une sorte d’anthropologie écologique renouvelée, où l’on traite et interroge plus l’humain lui-même dans ses rapports avec l’environnement (compris ici dans son sens global). La manière dont la population forme son environnement et les façons dont elle entretient ses relations sociales, économiques et politiques. C’est une approche systématisée qui tente d’interroger la corrélation entre la culture et l’environnement. La réciprocité entre la nature et la culture.1738
1737 Cf. Hall, J. D., op. cit., 228. 1738 Id., 232.
428 Théologiquement, on a montré comment le projet d’une éthique de l’écologie s’inscrit dans l’éthique fondamentale de la création, qui est à la base de toute éthique d’inspiration chrétienne. La foi au Dieu créateur affirme que la terre reste sa propriété, comme le psalmiste le dit : « A Yahvé la terre et sa plénitude, le monde et tout son peuplement ; c’est lui qui l’a fondée sur les mers, et sur les fleuves l’a fixée » (Ps 24, 1-2). En outre, cette foi affirme aussi qu’il en a confié la gérance à l’humanité, pour le bien de tous ses membres et de la planète entière : une double responsabilité, à la fois à l’égard de la nature et du Créateur, que les chrétiens doivent considérer comme « partie intégrante de leur foi. »1739 Comme on le sait, ou faut-il le rappeler, l’éthique chrétienne ne consiste pas à imposer des voies de résolution de la crise du pétrole, de la pollution atmosphérique ou aquatique, de la bonne gestion des ressources. C’est de la compétence des politiques. Elle se charge plus, en première ligne, de savoir comment à l’aide de la révélation et de la foi, on peut parvenir à une compréhension renouvelée de l’homme et de la nature, et quelles en sont les valeurs morales qui puissent motiver son action, pour qu’elle soit humaine. 1740 En d’autres mots, il s’agit de doter l’être humain d’une conception plus appropriée de ce qu’il est, et de sa place dans l’ordre naturel, tel que cela découle de la tradition de Jérusalem et de Bantu. Une base relationnelle ou d’interdépendance fondamentale de l’homme qui, trop tôt, a été absorbée par des ontologies plus puissantes et est devenue, en grande partie, inopérante. Ainsi, a-t-on pensé et proposé ce recouvrement de l’interprétation plus originelle de l’être, à savoir celle de l’être compris membralement, comme voie de pouvoir atteindre une meilleure compréhension non seulement de la relation humaine avec Dieu et avec son semblable, mais aussi de la relation humaine avec la nature non humaine. John Hall Douglas le dit si humblement : « A la base, cela signifie l’humble et reconnaissant retour des créatures humaines à leur véritable chez-soi à l’intérieur de la création, aux côtés (‘à la table’) des autres créatures. »1741 Une adresse spécifique à l’endroit de l’Afrique sub-saharienne consisterait en ceci que, la théologie de la reconstruction que l’on a posée comme champ d’action et devoir de l’Africain pour son bien-être, ne peut bien se réaliser que sur base de ce en quoi le Muntu se reconnaît profondément. Ce bagage existentiel, qui a fait l’objet du chapitre sixième, qui définit le Muntu, doit être à son tour accompagné d’une certaine éthique stable, équilibrée. C’est cette éthique que l’on nomme la tempérance. Le Muntu, dans son action de reconstruction pour la vie, devra user de la mesure, de la balance. Balance entre diverses propriétés fondamentales qui le constitue comme être, qui rendent sa vie possible et humaine, et ce qu’il entreprend pour promouvoir cette vie. Si l’on se permet une reprise schématique, l’issue de la problématique de notre réflexion se présenterait comme suit :
1739 Cf. Jean-Paul II, Message pour la journée mondiale de la paix du 1e janvier 1990, n°15. 1740 Cf. Ernst, W., op. cit., 328. Les évêques allemands soulignent bien cette distinction de rôles entre religion et politique : „Der Part von Politikern, Wissenschaftlern und Technikern kann nicht von Bischöfen und Theologen übernommen werden. Gottes Offenbarung ist nicht ein Arsenal, aus dem Antworten auf jede Frage abzurufen wären. Aber in den heute fälligen Sachfragen um Rohstoff, Umwelt und Energie geht es um den Menschen selbst und um die Erde selbst, und das heißt christlich: um Gottes Ebenbild, das wir Menschen sind, und um Gottes Schöpfung, die uns anvertraut und aufgegeben ist.“ 1741 Hall, J. D., op. cit., 285.
429 Triple structure membrale du Muntu Fondement, référence de l’être.
Reconstruction
Devoir qui prend appui sur le fondement membral auquel le Muntu tient.
Tempérance
Mesure du devoir appuyé par des principes éthiques précis.
Le schéma indique que la triple structure membrale de l’être oriente le devoir de la reconstruction humainement acceptable, et le tout dans la tempérance comme mesure du devoir. Les trois moments doivent aller ensemble. C’est à l’aune de cette combinaison balancée que l’on peut parvenir à un développement endogène de l’Afrique, où le Muntu se reconnaît effectivement. C’est pourquoi une bonne planification, de la part des autorités politiques et des institutions officielles, joue un rôle important dans l’éveil à la conscience écologique en Afrique. Malheureusement, la situation s’y présente autrement. En effet, la plupart des Etats africains, dans la situation où ils sont aujourd’hui, reflètent encore souvent l’héritage colonial. Dans beaucoup de cas, les frontières de ces Etats coupent, presque sans y prendre garde, des groupes ethniques. Les distances énormes, le manque de communications, laissent les capitales hors d’atteinte de la majorité des populations très disséminées. Les chefs des gouvernements, alors qu’ils représentent officiellement leur pays au niveau international, ne signifient pas grand chose pour les populations extérieures et vice-versa.1742 Pourtant, quand il s’agit d’action pour la protection de l’environnement, ce sont ces populations qui comptent. Elles doivent être instruites et informées. Elles doivent être entraînées, ou au moins incitées à modifier leur comportement. Mais, si les gouvernements politiques n’y parviennent qu’à peine, on voit là un rôle que les religions sont appelées à jouer. Celles-ci sont en contact direct avec la population, tout au moins croyante. Et dire que la religion a un pouvoir d’agir sur le comportement humain, c’est exprimer une évidence pour l’Afrique. On a pu montrer cela dans la deuxième partie du travail. Dans tous les cas, il apparaît que la religion peut avoir un rôle positif pour développer la sensibilité écologique là où la politique des Etats ne peut espérer être efficace. Il n’est pas un rôle succédané pour elle ; il appartient à sa substance et à son dynamisme géographique. Le souci croissant de l’homme pour son bien-être et pour l’avenir de cette terre appartient à la mission spirituelle des religions. Si, dans le monde occidental, ce fait « religion » a difficile, de nos jours, à imposer sa marque, il n’en reste pas moins vrai que sa prise en compte est entrain d’être redécouverte. Pour s’en convaincre, le cas du Forum Global sur l’Environnement et le Développement pour la survie de l’Humanité, tenu à Moscou en 1990, est typique. Akto
1742 Cf. Scimemi, G., L’éthique et la politique de l’environnement, in: Coste, R./Ribaut, J.-P. (dir.), op. cit., 232. Dr. Gabriele Scimemi est le directeur adjoint de l’Environnement de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économique) à Paris.
430 Matsumara, l’organisateur général du Forum déclarait : « Les problèmes du Globe ne peuvent pas être traités seulement avec des termes techniques. Ils ont aussi des aspects moraux. En réunissant des hommes politiques et des chefs spirituels nous voulons mettre la pratique et le pragmatique en contact avec l’intérêt porté aux valeurs éternelles. Nous commençons à voir nos problèmes entièrement dans leur véritable perspective. »1743 Le Plan d’Action proposé à l’issue de ce même Forum déclarait e. a: « Ni la Science avec sa Technologie, ni un gouvernement ne peuvent tout seul proposer des solutions. La Communauté spirituelle peut travailler en dialogue avec les responsables des lois politiques, les savants et les autres, pour renforcer et formuler à nouveau les fondements spirituels et moraux qui soutiennent nos actions. »1744 A cette même occasion, Carl Sagan, l’astrophysicien de l’université Cornell, Abdus Salam, prix Nobel de Physique, Carl Friedrich von Weizsäcker de l’institut Max Planck et plusieurs autres scientifiques de renommée internationale ont lancé « un urgent appel à la communauté religieuse mondiale pour qu’elle s’engage en parole et en acte, aussi ardemment qu’il est nécessaire, pour préserver l’environnement de la Terre. (…) La crise que subit l’environnement demande des changements non seulement dans la politique des gouvernements mais aussi dans le comportement de chacun. L’expérience historique montre que l’enseignement, l’exemple et l’orientation religieuse sont capables d’influencer fortement la conduite et l’engagement des personnes. (…) Les efforts pour sauvegarder et protéger l’environnement ont besoin d’être soutenus par une vision du sacré… »1745 Encore et toujours de belles phrases ? – Peut-être. Mais ces déclarations sont assez intéressantes, pense Gabriele Scimemi. Elles expriment une vision selon laquelle les membres si divers de l’humanité voyagent sur le même vaisseau spatial, la Terre. Ils voguent évidemment vers des destinations différentes. Mais, pourquoi les instructions de sécurité en cas de détresse ne pourraient-elles pas être les mêmes pour tous, dans la mesure où l’on se rend compte que l’on court tous le même risque ?1746 Néanmoins, de notre part, on est convaincu que, de même que le débat sur les droits de l’homme a finalement conduit – après de longs et pénibles processus d’évolution intellectuelle – à donner à des groupes humains défavorisés la garantie de l’Etat de droit – ce qui, toutefois, ne se vérifie pas encore partout –, de même la création se tient aujourd’hui à la porte, attendant l’entrée dans l’Etat de droit démocratique et sa considération dans les exercices spirituels et moraux du peuple épris du salut. Une telle vision tenterait de corriger celle la plus classique et occidentale de considérer l’environnement comme l’ensemble d’éléments naturels extérieurs à l’être humain et à son activité. L’écologie a d’abord été élaborée hors activité humaine, en étudiant les écosystèmes présentés comme « naturels ». La définition même de l’environnement se comprend souvent comme désignant ce qui environne les activités humaines, celles-ci n’en faisant pas vraiment partie. L’environnement est le lieu où l’on déverse les déchets, où l’on prélève les ressources. Si le problème est « l’oubli » de l’environnement, comme le prétendent plusieurs observateurs écologistes et penseurs, la solution à la crise environ-
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Id., 235. Ibid. Ibid. Id., 235-236.
431 nementale consisterait alors à mettre en place une « constitution moderne » pour y faire entrer des nouveaux êtres, qui sont restés en marge, et les socialiser, composer avec eux un monde commun. Il serait alors question d’« internaliser les externalités ».1747 Il faut l’avouer. Il n’est pas facile de concevoir simultanément une éthique responsable de l’environnement et une éthique responsable de la justice sociale. Cependant, pense-t-on, qu’il est erroné et même dangereux de garder dans des compartiments séparés les préoccupations d’écologie et de justice. Bien pourquoi on a essayé de poser un fondement onto-théologique1748 pour une éthique sociale contemporaine qui assumerait l’inséparabilité de la relation humaine avec la nature, l’humanité et Dieu. C’est dire que vouloir traiter le problème écologique ne se limite pas à interroger les relations à l’égard d’un milieu vide d’êtres humains. Les constantes humaines sous-tendant la forme et la permanence des organisations humaines – en particulier l’histoire des techniques et le lien marchand - doivent également être interrogées. Autrement dit, l’on touche en particulier l’homo economicus et l’homo faber, donc les théories du « développement ». C’est ce qui a constitué l’essentiel du dernier chapitre appendice. On pourra constater ce virement dans l’évolution de nos réflexions : le passage du problème d’environnement à la question de développement, voire à une mise en cause du développement. Ainsi, en est-il chez plusieurs penseurs de l’écologie. Ils sont souvent des critiques du développement, tel qu’il est mené par les sociétés modernes. Elles contraignent même à l’uniformisation de leurs modèles de développement. Dans ce fondement onto-théologique, on peut y déceler la file propositionnelle et stimulante d’une « théologie de l’harmonie »,1749 dont l’homme moderne a grandement besoin en raison de son excessive agressivité par rapport à la nature et à son semblable, et de sa passivité face à son Dieu. La perspective a embrassé l’ensemble de la vie personnelle, des relations interhumaines, de la relation cosmique et des relations entre l’humanité et Dieu. Cette notion d’harmonie ou de membralité est un concept englobant, qui incorpore les réalités de l’ordre, du bien-être, de la justice et de l’amour vues dans leur interaction humaine, cosmique et théandrique.1750 Par conséquent, il n’est pas question ici de distinguer les morales téléologiques et les morales déontologiques comme la plupart des moralistes modernes ont pris l’habitude de le faire. Pour rappel, une morale téléologique (du grec télos : la finalité) définit le bon comportement ou l’action humaine comme celui qui permet d’atteindre une certaine finalité lointaine, par exemple un bonheur eschatologique, qui n’engage pas directement son atteinte immédiate et terrestre. L’éthique à Nicomaque en est présentée comme le type. En revanche une morale déontologique (du grec dei : il faut) définit le bon comportement par le devoir, c’est-à-dire la conformité à une norme ayant valeur d’obligation. La morale de Kant en est le type. Il convient plutôt de faire une interprétation nouvelle en réunissant
1747 L’expression est de Fabrice Flipo, « Pour une anthropologie sociale de la crise écologique », in : Revue du MAUSS permanente, 10 avril 2008. 1748 Cf. Hall, J. D., op. cit., 232. 1749 La terminologie est de René Coste. Il l’emploie fondamentalement pour qualifier l’héritage culturel de l’ensemble des grandes religions asiatiques quant à leur sens profond de la symbiose avec la nature. 1750 Cf. Coste, R., Les dimensions sociales de la foi, Paris 2000, 509.
432 les deux morales dans l’action humaine. La réflexion que l’on a menée dans tout le travail permet de voir comment la téléologie s’articule avec l’élaboration d’une déontologie. « Il est possible de déterminer la valeur morale des actes humains en se demandant, d’une part, si ceux-ci peuvent être assumés par la charité, d’autre part, si le fait de les vouloir en toute lucidité est compatible avec la charité. Et de ce jugement naît l’obligation morale. »1751 Pour le dire en langage moderne, le projet qui découle de notre réflexion consiste non seulement à transposer au plan de la cité céleste la téléologie d’Aristote, mais aussi à concilier au plan terrestre la téléologie aristotélicienne avec la déontologie chrétienne.1752 La question de l’harmonie et de l’équilibre de l’environnement naturel en relation avec la vie humaine est donc fondamentale. La destinée de l’humanité est inextricablement liée avec la façon dont elle cultive la terre et partage ses ressources. L’harmonie et la paix requièrent le respect de la triple membralité théandrique, altruiste et cosmique. En revanche, l’usurpation des fruits de la terre par certains et la privation des autres qui en résulte provoquent la rupture de l’harmonie entre les peuples. La conception de la théologie de l’harmonie a une portée anthropologique universelle. Elle est une donnée axiale de la « sagesse » dont l’humanité a le plus grand besoin dans la « société à risque » où elle est désormais entrée.1753 L’idée d’une théologie éthique de l’harmonie, qui a traversé toute notre réflexion, ne sera concrétisée que si elle est assumée, au sein de la société humaine, par une véritable spiritualité de la création appuyée par une éthique de la tempérance. Et admettre une telle éthique signifie s’accepter comme créature limitée, œuvre du Père et dépendant de lui et des autres êtres. Non seulement s’agit-il de la supporter, comme à contrecœur, cette situation de dépendance, mais il faut se réjouir d’être ainsi « confié à la garde aimante de Dieu ».1754 En plus, la concrétisation d’une telle pensée de l’harmonie des êtres, comme voie pour face aux phénomènes nouveaux de crise aux multiples facettes de notre environnement et menaçants pour la vie qui se présentent aujourd’hui à la conscience de toute personne sensée, et qui constituent un « choc du non-être » à une échelle cosmique, contraint de reconsidérer ce que l’on veut dire couramment par l’être.1755 Josef Sittler le dit si bien, « ce n’est pas suffisant, pour des éthiciens chrétiens, d’imaginer des analyses et des stratégies nouvelles pour affronter les diverses crises qui choquent notre conscience. La théologie, qui est fondamentale pour l’éthique, doit retourner aux questions de base, en commençant par la question de l’être comme tel. »1756 Le changement requis doit se situer, comme on l’a soutenu dans toute la troisième partie, à l’intérieur, dans notre manière de nous comprendre nous-mêmes. « Si nous croyons que nous sommes des êtres dont l’existence même implique une coexistence, qui soit simultanément une proexistence, alors cette forme du moi humain pourra enfin commencer à s’exprimer en rapport avec
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Sentis, L., op. cit., 302. Ibid. Cf. Coste, R., op. cit., 510. Cf. Ferlay, Ph., Les vertus théologales, Paris 1991, 184. Cf. Hall, J. D., op. cit., 203. Sittler, J., „Ecological Commitment as Theological Responsability“, Zygon, 5, 1970, 177-178, cité par Hall, J. D., op. cit., 203.
433 l’ordre naturel. »1757 La théologie biblique (de la création et de rédemption) et la pensée bantoue soutiennent que l’homme a été créé pour être-avec. L’impératif éthique, c’est que la re-découverte de cette conscience d’être, « sous le choc des ordures »,1758 est maintenant une nécessité. Ainsi, pourrait-on exhorter l’âge contemporain à revêtir « l’homme nouveau, qui en proportion de sa connaissance se renouvelle sans cesse à l’image de celui qui l’a créé. » (Col 3, 10) Pour confirmer l’issue de la thèse du travail, de façon définitive, c’est l’éthique de la tempérance qui rendra possible l’éthique du futur, à la manière dont Hans Jonas la développe à partir de sa réflexion sur le principe de responsabilité.1759 Die Ethik der Mäßigung begründet die Ethik der Zukunft. Cette éthique du futur ne pourra se concevoir et se réaliser que sur le sol fertile de la tempérance. Sinon, tout roulera comme on l’entend, et même un certain temps comme sur une autoroute, mais pour finir dans une impasse (Sackgasse). On fait nôtre la formulation de Jérôme Bindé pour élucider le sens de cette éthique du futur : « Si nous voulons que demain ne soit pas toujours déjà trop tard, l’anticipation doit prévaloir sur l’adaptation, l’éthique du futur doit l’emporter sur la tyrannie de l’urgence, et le sens du partage doit s’imposer face à l’égoïsme aveugle. »1760 S’il faut rappeler ici le sens même de la théologie morale aujourd’hui, on ne le dirait pas autrement que Hans Rotter : «L’éthique théologique est une théorie du devenir de la personnalité morale et de l’organisation de l’histoire de la vie humaine ».1761 En fait, la morale ne se renferme pas uniquement dans la question des normes, elle n’en prend pas congé non plus, car les normes sont indispensables comme conditions pour la réussite de la vie sociale. Seulement ces conditions doivent être remplies ou réalisées. C’est cela le devoir de l’éthique. Cette forme d’éthique se veut être une éthique conciliatrice,1762 dans la mesure où elle prescrit, décrit et reflète les attitudes fondamentales qui sont indispensables pour l’épanouissement de la personne dans ses diverses relations. Cette forme d’éthique devra renaître dans la société moderne où il se constate un fossé considérable : d’un côté, une énorme avancée du savoir et un progrès technique rasant, d’un autre côté le développement de la capacité de l’homme à ne pas maintenir ses relations par rapport à lui seul et à ses semblables.1763
1757 Id., 208. 1758 Id., 209. 1759 Cf. Jonas, H., Le principe responsabilité, Paris 1990. Cf. aussi Coste, R., Les dimensions sociales de la foi, Paris 2000, 508. 1760 Bindé, J., « Prêts pour le XXIe siècle ? », Le Monde, 29 juillet 1998, cité par Coste, R., op. cit., 508. 1761 Rotter, H., Person und Ethik. Zur Grundlegung der Moraltheologie, Innsbruck 1993, 76. „Theologische Ethik ist eine Theorie vom Werden der sittlichen Persönlichkeit und von der Gestaltung der menschlichen Lebensgeschichte“. 1762 Demmer, K., Der Ursprung einer Idee, in: Review of the International Academy of Marital Spirituality 1 (1995), 25, cité par Müller, S., Zustimmung zum eigenen Dasein. Moraltheologische und moralpsychologische Aspekte der „Annahme seiner selbst“ (Guardini), in: Theologie der Gegenwart 40 (1997), 95. 1763 Cf. Müller, S., op. cit., 95.
434 Vue sous l’angle de l’éthique de la création, on conclurait que l’éthique du futur, fondée sur la membralité des êtres dans la tempérance, est une exigence de la solidarité dans le temps de l’unique grande famille humaine : d’après l’épître aux Romains (5, 12-21), sur le plan de l’histoire du salut, il faut envisager la solidarité en Adam et la solidarité dans le Christ pour toute la suite des générations, jusqu’à la fin de notre histoire terrestre. C’est dire que l’homme a le devoir d’assurer la continuité historique de la création. La solidarité de l’histoire du salut suppose et transfigure la solidarité fondamentale de l’histoire « naturelle » de l’humanité.1764
1764 Cf. Coste, R., op. cit., 508.
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451
Table des matières Avant-propos........................................................................................................................9 Sigles ................................................................................................................................ 11 Introduction générale ........................................................................................................ 13 Contour de la thèse et but, méthode et subdivision ........................................................... 13 Première partie : Modèles et énoncés d’ordre écologique dans le développement historique .......................................................................................................................... 19 Introduction de la première partie ..................................................................................... 19 Chapitre 1 : Éveil planétaire à la conscience écologique ................................................ 25 Introduction....................................................................................................................... 25 1.1 Conscience écologique dans la sphère séculière ......................................................... 26 1.1.1 Chronologie d’événements avant-coureurs ......................................................... 26 1.1.2 Initiatives d’associations et sommets internationaux .......................................... 29 1.1.2.1 Club de Rome .............................................................................................. 29 1.1.2.2 Conférence de Stockholm............................................................................ 32 1.1.2.3 Conférence de Tbilissi ................................................................................. 34 1.1.2.4 Rapport de Brundtland ................................................................................ 35 1.1.2.5 Sommet de Rio de Janeiro ........................................................................... 36 1.1.2.6 Sommet de Johannesburg ............................................................................ 39 1.2 Conscience écologique dans le cercle ecclésio-magistériel ........................................ 40 1.2.1.1 Critériologie de signes de temps .................................................................. 43 1.2.1.2 « Sensibilité kaïrologique » ......................................................................... 46 1.2.2 Jean-Paul II et la question écologique ................................................................. 47 1.2.2.1 Ses principales interventions en faveur de l’environnement ....................... 48 1.2.2.2 Son diagnostic et ses prémisses d’espérance ............................................... 49 1.2.3 Initiatives œcuméniques ...................................................................................... 53 1.2.3.1 Rassemblement de Bâle ............................................................................... 54 1.2.3.2 Rassemblement de Séoul ............................................................................. 55 Conclusion ........................................................................................................................ 57 Chapitre 2 : Modèles et énoncés d’ordre écologique dans l’espace philosophique ......... 59 Introduction....................................................................................................................... 59 2.1 Préliminaire ................................................................................................................. 61 2.1.1 Recherche du principe de « Tout »...................................................................... 61 2.1.2 Importance philosophique du terme « Physis » ................................................... 64 2.2 Hylozoïsme dans la culture primitive ......................................................................... 69 2.2.1 Pratique économique du primitif ......................................................................... 70 2.2.2 Pratique morale du primitif ................................................................................. 72 2.3 Monisme présocratique ............................................................................................... 74 2.3.1 « Physis » chez les Milésiens .............................................................................. 74 2.3.2 Monisme de l’être parménidien ........................................................................... 76
452 2.4 Modèle platonicien et aristotélicien ............................................................................ 77 2.4.1 Ordre du cosmos, modèle de l’ordre de la cité .................................................... 78 2.4.2 Nature : miroir de l’homme ................................................................................. 79 2.5 Modèle médiéval : nature comme création ................................................................. 80 2.5.1 Théocentrisme augustinien .................................................................................. 81 2.5.2 Hiérarchisme thomiste ........................................................................................ 83 2.6 Modèle anthropocentriste des temps modernes .......................................................... 84 2.6.1 Mécanisme cartésien ........................................................................................... 86 2.6.2 Modèle de l’« harmonie préétablie » chez Leibniz ............................................. 88 2.7 Modèle dialectique ...................................................................................................... 89 2.7.1 Dialectique hégélienne ........................................................................................ 89 2.7.2 Modèle « égalitariste » chez Meyer-Abich K. M. ............................................... 91 Conclusion ........................................................................................................................ 93 Chapitre 3 : Modèles et énoncés d’ordre écologique dans l’espace théologique ............. 95 Introduction....................................................................................................................... 95 3.1 Visage de la théologie classique de la création ........................................................... 95 3.1.1 Doctrine théocentrique de la création .................................................................. 97 3.1.2 Doctrine anthropocentrique de la création ........................................................ 103 3.2 Théologie de la création et problème d’environnement ............................................ 110 3.2.1 Théologie et faits cosmologiques ...................................................................... 110 3.2.2 Notion d’espace écologique selon J. Moltmann ................................................ 115 3.3 Théologie revisitée de la création ............................................................................. 117 3.3.1 Théologie du Processus ..................................................................................... 119 3.3.2 Création dans l’Esprit (J. Moltmann) ................................................................ 121 3.4 Énoncés d’ordre sotériologique ................................................................................ 124 3.4.1 Salut de la nature créée ..................................................................................... 124 3.4.2 « Ciel nouveau et terre nouvelle » ..................................................................... 126 3.5 Dignité et intelligibilité de la création ....................................................................... 128 3.5.1 Dignité dérivée de la création infrahumaine ..................................................... 128 3.5.2 Intelligibilité de la création ............................................................................... 130 3.6 Énoncés d’ordre spirituel .......................................................................................... 132 3.6.1 Suivance de Dieu............................................................................................... 132 3.6.2 Expérience de Dieu dans la nature .................................................................... 133 3.7 Énoncés d’ordre liturgique ........................................................................................ 136 3.7.1 Culte et cosmos ................................................................................................. 136 3.7.2 Création comme sacrement ............................................................................... 138 Conclusion ...................................................................................................................... 139 Conclusion de la première partie .................................................................................... 141 Deuxième partie: Compréhension de la membralité écologique des êtres dans la pensée bantoue ................................................................................................................ 143 Introduction de la deuxième partie.................................................................................. 143 Chapitre 4 : Interaction vitale entamée du Muntu avec la nature .................................. 147
453
Introduction..................................................................................................................... 147 4.1 Préliminaire ............................................................................................................... 148 4.1.1 Cette Afrique que le monde connaît .................................................................. 148 4.1.2 Vision purement « touristique » de l’écologie .................................................. 150 4.2 État actuel de l’environnement en RDC .................................................................... 152 4.2.1 Brève description de l’espace géographique ..................................................... 152 4.2.2 Quelques problèmes écologiques récurrents ..................................................... 154 4.2.2.1 Agriculture d’exportation intensive et déboisement .................................. 156 4.2.2.2 Pollution de l’air et effets sur la santé ....................................................... 158 4.2.2.3 Pollution de l’eau....................................................................................... 159 4.2.2.4 Défi urbain et insalubrité des villes ........................................................... 160 4.3 Causes globales de la crise écologique au Congo ..................................................... 163 4.3.1 Pauvreté et dégradation de l’environnement ..................................................... 164 4.3.2 Problématique de la guerre et cas des réfugiés .................................................. 166 4.3.3 Déracinement et désorientation du Congolais ................................................... 169 4.4 Autres pesanteurs à la réussite de développement .................................................... 171 4.4.1 Des réponses insuffisantes ................................................................................ 171 4.4.2 Problème d’intégration dans la modernité technique ........................................ 173 4.4.3 Approche africaine du temps............................................................................. 177 4.5 Chances de réussite ................................................................................................... 180 4.5.1 Articulation développement-environnement ..................................................... 180 4.5.2 Principes pour la sauvegarde de la biosphère .................................................... 183 Conclusion ...................................................................................................................... 186 Chapitre 5 : Triple relation de la membralité écologique des êtres ............................... 189 Introduction..................................................................................................................... 189 5.1 Préliminaire ............................................................................................................... 190 5.1.1 Rapport entre éthique et religion ....................................................................... 191 5.1.2 Philosophie de la vie ......................................................................................... 193 5.1.3 Aspects de la vision cosmothéandrique ............................................................. 195 5.2 Membralité théandrique ou « théotropie » ................................................................ 198 5.2.1 Fondement systématique de la relation théandrique.......................................... 198 5.2.1.1 Être religieux du Muntu............................................................................. 198 5.2.1.2 Dieu de la vie existentielle ........................................................................ 200 5.2.1.3 Noms et attributions des personnes divines ............................................... 203 5.2.2 Valeurs éthiques de référence ........................................................................... 205 5.2.2.1 Culte de vénération .................................................................................... 205 5.2.2.2 Vivre dans la sainteté ................................................................................ 209 5.2.2.3 Prière pour la vie ....................................................................................... 210 5.3 Membralité interhumaine ou altruiste ....................................................................... 211 5.3.1 Fondement systématique de la relation altruiste ............................................... 211 5.3.1.1 Notion de Bumuntu ................................................................................... 211 5.3.1.2 Communauté comme nécessité et devoir .................................................. 216 5.3.2 Valeurs éthiques de référence ........................................................................... 220 5.3.2.1 Justice et paix ............................................................................................ 220
454 5.3.2.2 Solidarité et responsabilité ........................................................................ 222 5.4 Membralité cosmique ou « osmose ontologique » .................................................... 224 5.4.1 Fondement systématique de la relation cosmique ............................................. 224 5.4.1.1 Symbolisme, clef de compréhension de la relation cosmique ................... 225 5.4.1.2 Communion du Muntu avec la nature ....................................................... 231 5.4.2 Valeurs éthiques de référence ........................................................................... 238 5.4.2.1 Terre, puissance de vie .............................................................................. 238 5.4.2.2 Totémisme et respect des végétaux ........................................................... 240 5.4.2.3 Impératifs éthiques de la membralité avec la nature .................................. 243 Conclusion ...................................................................................................................... 245 Chapitre 6 : Théologie africaine de la reconstruction .................................................... 249 Introduction..................................................................................................................... 249 6.1 Situation de la pensée théologique négro-africaine................................................... 250 6.1.1 Première phase : Redécouverte de l’identité ..................................................... 250 6.1.2 Deuxième phase : Libération anticolonialiste ................................................... 254 6.1.3 Troisième phase : Reconstruction ..................................................................... 258 6.2 Kä Mana et l’éthique théologique de la reconstruction ............................................. 261 6.2.1 Profil du théologien ........................................................................................... 261 6.2.1.1 Naissance et œuvre .................................................................................... 261 6.2.1.2 Nœud de sa pensée globale ........................................................................ 262 6.2.2 Contexte d’émergence d’une théologie de la reconstruction ............................. 264 6.2.3 Fondement de la théologie de la reconstruction ................................................ 268 6.2.4 Tâches de la théologie de la reconstruction ....................................................... 270 6.2.5 Remarques critiques de la théologie de la reconstruction ................................. 272 6.3 Pistes d’inculturation de l’éthique théologique de la reconstruction ......................... 275 6.3.1 Cohérence entre christologie et existentiel africain ........................................... 275 6.3.2 Cohérence entre théologie de la reconstruction et écologie .............................. 278 6.3.3 Principes de base d’une éthique écologique du développement ........................ 280 6.3.3.1 Pièges théologiques à éviter ...................................................................... 280 6.3.3.2 Quatre principes éthiques de base ............................................................. 282 Conclusion ...................................................................................................................... 285 Conclusion de la deuxième partie ................................................................................... 286 Troisième partie : Tempérance comme mesure de la pratique membrale des êtres : Repères théologiques et anthropo-écologiques ............................................................... 289 Introduction de la troisième partie .................................................................................. 289 Chapitre 7 : Tempérance dans la morale existante ........................................................ 293 Introduction..................................................................................................................... 293 7.1 Tempérance dans la morale classique ....................................................................... 294 7.1.1 Généralité sur les vertus .................................................................................... 294 7.1.1.1 Notion et nature de la vertu ....................................................................... 294 7.1.1.2 Diversité des vertus morales ...................................................................... 299
455 7.1.1.3 Vertus cardinales ....................................................................................... 301 7.1.2 Particularité de la tempérance ........................................................................... 303 7.1.2.1 Signification et importance de la tempérance ............................................ 303 7.1.2.2 Voie d’accomplissement de la tempérance ................................................ 309 7.1.2.3 Tempérance, voie de l’Imitatio Christi ...................................................... 310 7.2 Besoin et nécessité d’autolimitation ......................................................................... 311 7.2.1 Expérience de la finitude de l’homme ............................................................... 311 7.2.2 Autolimitation comme expression de la tempérance ......................................... 314 7.2.3 Autolimitation et relations ................................................................................. 317 7.3 Quelques modèles éthiques apparentés à la tempérance ........................................... 320 7.3.1 Ethique de la concaténation............................................................................... 321 7.3.2 Ethique de la convivialité .................................................................................. 325 7.3.3 Ethique de la solidarité ...................................................................................... 330 7.4 Différenciation du sens des valeurs .......................................................................... 333 Conclusion ...................................................................................................................... 337 Chapitre 8 : Allégorie du corps humain : Réflexions pour une nouvelle éthique de la tempérance ............................................................................................................. 341 Introduction..................................................................................................................... 341 8.1 Corporéité, expression de la réalité humaine dans l’histoire ..................................... 342 8.1.1 Notion du corps : visée de la sollicitude ............................................................ 342 8.1.1.1 Sens commun et multiculturel du corps .................................................... 342 8.1.1.2 Langage du corps humain et sa dignité...................................................... 345 8.1.1.3 Portée de la symbolique du corps .............................................................. 350 8.1.2 Sens de l’allégorie du corps chez saint Paul (1 Co 12, 12-26) .......................... 354 8.1.2.1 Contexte d’utilisation de l’allégorie .......................................................... 354 8.1.2.2 Message de l’allégorie du corps ................................................................ 358 8.1.2.3 Amour envers son corps, amour envers les autres êtres ............................ 360 8.2 Nouvelle compréhension de l’homme, image de Dieu ............................................. 364 8.2.1 Préliminaire ....................................................................................................... 364 8.2.1.1 Portrait de l’homme moderne .................................................................... 364 8.2.1.2 Correctif du portrait de l’homme moderne ................................................ 366 8.2.1.3 Symbole doctrinal de l’imago Dei ............................................................. 370 8.2.2 Trois approches de l’imago Dei selon John Hall Douglas ................................ 375 8.2.2.1 Conception substantialiste de l’imago Dei ................................................ 375 8.2.2.2 Conception relationnelle de l’imago Dei ................................................... 377 8.2.2.3 Ontologie de communion .......................................................................... 380 8.3 Relecture de l’ambition humaine .............................................................................. 385 8.3.1 Opérer une dialectique de l’ambition ................................................................ 385 8.3.2 Caractère volontariste et social de l’ambition ................................................... 387 8.3.3 Modération de l’ambition utilitariste ................................................................. 388 Conclusion ...................................................................................................................... 393 Chapitre 9 : Données et techniques controversées en rapport avec l’écologie et regard critique ................................................................................................................. 397
456 Introduction..................................................................................................................... 397 9.1 Retournement de la technologie contre l’homme ..................................................... 398 9.1.1 Preuves scientifiques des risques écologiques .................................................. 399 9.1.2 Problématique des OGM ................................................................................... 403 9.2 Amour des animaux (zoophilie) ................................................................................ 408 9.3 Maîtrise de la démographie ....................................................................................... 412 9.3.1 Maîtriser la natalité : quels moyens possibles ? ................................................ 414 9.3.2 Problème de la faim .......................................................................................... 416 9.4 Relation Nord-Sud .................................................................................................... 419 Conclusion ...................................................................................................................... 423 Conclusion générale ........................................................................................................ 427 Bibliographie .................................................................................................................. 435 Table des matières .......................................................................................................... 451