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French Pages 122 [123] Year 2012
Max Stirner, contestataire et affranchi
Éthique, Politique et Science Collection dirigée par Lucien AYISSI Cette collection offre une plage intellectuelle à tous ceux qui sont déterminés à soumettre à la sanction philosophique les questions relatives à l’éthique, à la politique et à la science. En prenant, à travers des publications, part aux divers débats relatifs au devenir des valeurs, au sens du pouvoir politique et au rapport de la science à l’aventure existentielle de l’homme dans le temps et dans l’espace, ils pourront ainsi contribuer au renouvellement d’une infrastructure conceptuelle qui risque de se pétrifier si elle n’est pas constamment revisitée.
Déjà paru Serge-Christian MBOUDOU, L’heuristique de la peur chez Hans Jonas. Pour une éthique de la responsabilité à l’âge de la technoscience, 2010.
Ciriac OLOUM
Max Stirner, contestataire et affranchi
Préface de Lucien Ayissi
© L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96502-7 EAN : 9782296965027
À mes enfants: Kévin, Roxane, Clark et Gaby.
REMERCIEMENTS
Mes remerciements vont à l'endroit du Pr. Nkolo Foé qui m'a fait découvrir Max Stirner. Je remercie également mes collègues Pascal Solignac, Bertrand Guibord et Alain Dumais pour la relecture minutieuse de mon manuscrit.
PRÉFACE Si peu de philosophes se souviennent aujourd’hui de la pensée de Max Stirner, considérablement occultée qu’elle a été par l’aura philosophique dont le marxisme l’a couverte de son ample manteau, la faute n’est pas celle des penseurs d’aujourd’hui, idéologiquement très sollicités qu’ils sont par le postmodernisme et les problèmes dont s’accompagne la mondialisation. L’intérêt de cet ouvrage est d’abord de réussir l’exploit philosophique de dissiper l’oubli dont la pensée de Stirner est injustement l’objet, en montrant comment elle a servi de terreau fertile non seulement pour le nihilisme nietzschéen, mais aussi et surtout pour l’existentialisme sartrien. En articulant l’individualisme stirnerien et l’existentialisme sartrien, M. Ciriac Oloum parvient à montrer la richesse conceptuelle d’une pensée qu’on a eu tort de classer définitivement dans le musée idéologique de l’anarchisme. En établissant que l’individualisme stirnerien doit surtout se comprendre comme une quête renouvelée du sens de l’existence, et qui rompt avec les « marottes » ou les « idées fixes » aliénantes dans le répertoire desquelles Stirner figure Dieu, le Saint-Esprit, l’État, la Société, l’Homme, le Peuple, la Patrie, la Loi, le Roi, le Bien, l’Amour, l’Honneur, l’Ordre, etc., M. Oloum réussit à inscrire la pensée stirnerienne dans une problématique qui a, plus tard, été réactualisée par l’existentialisme sartrien et le postmodernisme. La critique stirnerienne de la dissolution de l’individu dans les catégories théologiques, politiques, sociologiques, éthiques, etc. est une modalité formulaire de la critique du totalitarisme dont l’hégélianisme assure, au dix-neuvième siècle européen, le fondement idéologique. Cette critique
se fonde sur un constat simple que M. Oloum présente ainsi qu’il suit : « L’histoire de l’Humanité advenue jusqu’à lui (Stirner) est l’histoire d’une vaste gueuserie célébrée et imposée à l’individu. » Cette critique qui prend d’abord la forme d’un solipsisme, à travers l’affirmation du monisme de l’Un, c’est-à-dire l’individu dans son atomicité, son unicité, sa propriété, son identité, sa centralité ou son actualité, consiste à rejeter l’essentialisme et le transcendantalisme avec leurs cortèges de « marottes ». Elle s’accompagne aussi du souci de la concrétude à travers la réhabilitation du sensualisme, en référence au « chiffre ontologique » de l’homme, c’est-à-dire sa sphère affective. L’impasse que l’idéalisme hégélien fait sur la concrétude au profit des hypostases théologico-métaphysiques et politiques est idéologiquement déterminée : elle s’inscrit dans le procès d’effacement de l’individu dans l’intérêt d’une totalité hégémonique et tyrannique. Mais pourquoi revenir aujourd’hui sur un individualisme que Stirner construit sur « les ruines de la Religion, de l’État, de la Morale, du Peuple, de l’Homme et de ses survivances éthiques » ? Autrement dit, de quel intérêt peut être, pour nous, cet individualisme qui ne supporte pas que la norme, quelle qu’elle soit, fasse règle lorsque l’individu doit se rendre maître et possesseur du monde qui l’entoure ? Ce sont les patientes et judicieuses analyses de M. Oloum qui permettent de comprendre l’intérêt que peut revêtir aujourd’hui cet individualisme pour la construction idéologique duquel Stirner a dû mobiliser son arsenal conceptuel contre Hegel et même Ludwig Feuerbach. L’État qu’absolutise Hegel, au motif qu’il est l’incarnation de l’Esprit absolu, étouffe les forces vives de l’individu au moyen des lois, du droit, de la justice et de la morale. En 10
tant que compresseur des ressorts de l’activité individuelle, l’État est l’ennemi de l’individu parce qu’il oblitère sa volonté. Compte tenu du fait que l’État légitime les crimes qu’il s’autorise à commettre au nom de la loi et de la morale, sa mise à la casse est la condition de possibilité de libération de l’individu. À travers les accents anarchistes de la critique de la conception hégélienne de l’État et des normes disciplinaires qui assurent à cette institution son pouvoir d’empêcher l’individu d’accéder à la jouissance personnelle de la vie par-delà le bien et le mal, Stirner a, avant Nietzsche, jeté les bases du postmodernisme après avoir consolidé, par un individualisme radical, celles de l’anarchisme. Si Hegel est coupable de légitimer le totalitarisme à travers sa déification de l’Etat, Ludwig Feuerbach a tort de céder au pouvoir de séduction de l’idéalisme. Son sens de la concrétude l’a certes amené à subordonner son réalisme à la réhabilitation de l’Homme concret. Toutefois, Stirner pense que l’anthropologie feuerbachienne pose des problèmes de pertinence philosophique, dans la mesure où l’auteur de L’essence du christianisme oublie que son concept d’Homme générique est une « marotte » tout aussi aliénante que Dieu ou l’État. Pour M. Oloum, si Stirner ratifie la démystification par Feuerbach d’une théologie chrétienne peuplée et même surpeuplée de « fantômes », il dénonce les défauts de pertinence de son anthropologie, parce qu’elle n’est, à proprement parler, qu’un avatar de la théologie que critique pourtant l’auteur de L’essence du christianisme. En d’autres termes, l’Homme feuerbachien est un nouvel être tout aussi imaginaire que le Dieu de la théologie chrétienne ; c’est un « fantôme » de substitution qui n’est pas moins chargé d’aliénation que ce dont il est la représentation fantomale.
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L’enjeu de cette critique dévastatrice sous le feu de laquelle sont à la fois consumés l’idéalisme hégélien et le matérialisme feuerbachien, c’est la libération de l’individu. Il s’agit de libérer l’individu de l’imposition des contraintes idéologiques de la vaste « gueuserie » de l’histoire. C’est par la critique des forces dissolvantes dont surabonde idéologiquement le château d’abstractions de Hegel et l’anthropologie de Feuerbach que Stirner croit pouvoir contribuer à la libération de l’individu de la pression aliénante des « marottes ». Mais, apparemment, cet individualisme qu’il promeut en lieu et place de l’idéalisme hégélien et de l’humanisme feuerbachien problématise l’altérité et l’intersubjectivité, tant il relève d’une conception dans laquelle l’affirmation par l’individu de son unicité et de sa propriété ne semble pas chargée de promesses de vivre-ensemble. En établissant que l’individualisme stirnerien est compatible à l’associationnisme, M. Oloum montre combien la conception que Stirner a de l’individu est tout à fait spécifique : l’association des individus ne met en péril la liberté individuelle que lorsqu’elle existe comme une structure carcérale dans laquelle l’individu est enchaîné, exploité et étouffé. La particularité de l’individualisme de Stirner, c’est qu’il est paradoxalement assorti du souci de l’altérité tel qu’il est remarquable dans la solidarité que préconise l’auteur de L’Unique et sa propriété : tout en se souciant de son unicité et de sa propriété, le moi doit souffrir de voir autrui souffrir et se réjouir de le voir content. Articuler l’individualisme et l’associationnisme est, pour Stirner, un beau risque à courir, car, élaborée sur une base volontaire, l’ « association d’égoïstes » est le lieu où la puissance individuelle est multipliée et renforcée. C’est aussi dans l’association que peut se résoudre, de façon pertinente, le 12
problème de la propriété privée auquel le communisme a donné une solution impropre. C’est l’association qui peut assurer la libération définitive de l’Unique. L’actualité d’une telle problématique n’est plus à démontrer dans le consumérisme et l’hédonisme ambiants que consacre une mondialisation économique qui s’accommode mal des « marottes » dangereuses par rapport à la dynamique d’un Marché dont l’expression des appétits économiques ne souffre pas d’être étouffée par les carcans sociopolitiques, et où la quête de la jouissance des avantages de l’instant circonscrit l’existence de l’individu dans une temporalité sans dimension prospective. Tous ceux qui procèdent aujourd’hui, tant à l’échelle locale qu’à l’échelle globale, à la revendication plus ou moins intempestive des droits de l’homme, à travers la critique soit du totalitarisme ou des pressions politicoéconomiques que les maîtres du monde exercent sur les peuples et les États pauvres, ont tort d’ignorer le combat que Stirner a su anticiper pour que soit assurée à l’individu la visibilité existentielle dont il est souvent frustré. Relire L’Unique et sa propriété aujourd’hui, de manière à pouvoir construire, autour de la question de la liberté, une série de dialogues philosophiques posthumes entre Stirner et Nietzsche, Stirner et Sartre et un rapport entre le stirnerisme et le postmodernisme, est ce à quoi nous invite certainement cette intéressante réflexion de M. Ciriac Oloum. Pr. Lucien AYISSI
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INTRODUCTION L'histoire de la philosophie surabonde de figures tutélaires et emblématiques dont aucune réflexion philosophique digne de ce nom ne peut, même aujourd’hui, se passer. Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, Kant, Hegel ou Marx, pour ne citer que celleslà, n’ont cessé de nous interpeller tantôt comme des sources d’inspiration, tantôt comme des moments théoriques à dépasser. Leurs pensées représentent aujourd’hui comme hier l’horizon épistémologique de plusieurs quêtes théoriques se rapportant à l’homme. Parallèlement à ces figures, certaines autres, qui n’ont pas la même notoriété, ont proféré des paroles dont l’écho lointain, bien que souvent étouffé au nom d’un certain conformisme moral, ne cesse de retentir jusqu’à nous. Johann Caspard Schmidt, dit Max Stirner, fait partie de cette dernière catégorie. Son livre, L'Unique et sa propriété, marque une rupture hardie avec les philosophies antérieures qui n’ont cessé de ruser avec la métaphysique et ses rejetons éthico-religieux, sans jamais véritablement régler le problème que pose à l’homme l’urgente nécessité de se libérer de toute puissance transcendante. De ce point de vue, on serait tenté de penser que Stirner est véritablement notre contemporain en ce sens que son discours émancipateur, sur fond d’égoïsme, correspond jusqu’à la caricature à notre inextinguible soif de liberté, prolongement manifeste chez certains de leur inclination à l’ivresse narcissique. Ce livre se propose donc de restituer les grands thèmes du discours stirnerien derrière lesquels se dissimule une forme d’existentialisme avant la lettre. En ouvrant cette brèche, on comprendra mieux, d’une part, l’ombre portée 15
sur une œuvre foisonnante d’anticipations théoriques et, d’autre part, le caractère réducteur de son assimilation au seul discours anarchiste. Et pour cause, tout se passe comme si certains lecteurs de Stirner, à défaut d’y trouver des recettes, n’y voient que le discours d’un penseur en proie au délire de persécution. Sous son couvert, beaucoup d'attitudes cyniques et anarchistes ont trouvé leurs justifications et, à terme, leurs béquilles. Il va de soi que L'Unique et sa propriété, qui paraît sous la forme d'articles épars, donne à première vue l'impression d'une œuvre construite au rythme d’une révolte sans cesse grandissante de l’individu contre toutes sortes d’entités supraindividuelles: l’État, la Religion, la Société, le Peuple… autant de transcendances qui, selon Stirner, annihilent et étouffent toute capacité d’autodétermination individuelle. Dans La dialectique de la transcendance et de l’immanence, nous n’avons pas l’ambition d’examiner tous les problèmes soulevés dans une œuvre aux ramifications et aux enjeux multiples. Nous nous intéressons à ce qu’il convient de considérer comme le chemin de croix parcouru par la conscience humaine, écartelée en permanence entre des « idées fixes », les unes aussi envahissantes que les autres. Selon Stirner, contrainte sans cesse de trouver ailleurs son droit à la vie, et jamais responsable de son existence, la réalité individuelle est perpétuellement escamotée. En effet, il est important de comprendre la réaction violente de Stirner comme l’expression d'une situation insupportable. Le climat intellectuel dans lequel baignait notre auteur ne constituait-il pas en lui-même un terreau fertile à une philosophie de la révolte ? Le contexte en question est celui de l'Allemagne du dix neuvième siècle, enthousiaste et nourrie d'espoirs démesurés. Une Allemagne surtout marquée par la pensée 16
de Hegel. Cependant, on observe au même moment, la montée vertigineuse d’une jeune classe d’intellectuels qui prend ses distances par rapport à l’autorité hégélienne. La sanctification de l’État, justifiée par Hegel, afin de mieux établir l’absolutisme du pouvoir politique, va conduire certains au radicalisme et d’autres au socialisme. En fait, selon Hegel, la Raison universelle est considérée comme le principe primordial de l'être. De plus, même si Hegel considère plutôt l’État germanique comme le modèle d’une juste adéquation entre les forces sociales et individuelles, contrairement au modèle révolutionnaire français qui avait abouti à la terreur, sa déification de l’État ne promeut pas moins la dissolution du particulier dans le général. Et c’est justement en réaction contre la droite hégélienne, essentiellement conservatrice, que la mouvance de gauche entreprend d’exalter avec véhémence la souveraineté de l'homme, contre Dieu et ses manifestations terrestres. Autrement dit, il s'agit, pour les jeunes hégéliens, de résoudre le problème de l'individu, avili et porté à disparaître derrière le masque impersonnel de ce que Stirner nomme « idées fixes ». Désormais, s’affirme une gauche hégélienne dont les leaders les plus représentatifs sont Bruno et Edgar Bauer, Arnold Ruge, Ludwig Feuerbach, et plus tard, Karl Marx. La Gazette du Rhin du jeune Marx et les Annales de Ruge servent à l’occasion de prétoire à des échanges contradictoires. Ainsi, c’est dans un contexte plutôt trouble, caractérisé par la menace de la prison pour certains et le départ en exil pour d’autres, que Stirner publie L’Unique et sa propriété, expression d’un cri de révolte contre le totalitarisme triomphant et tentaculaire que l’auteur perçoit même là où ses amis du « Cercle des affranchis» ne le voient guère. Son réquisitoire ratisse large en traçant le passage de l'Idée à la Réalité concrète, 17
du concept de l'Homme à l'individu empirique. Il s'agit d'un combat qui n'est certes pas nouveau mais qui prend chez Stirner une résonance particulière dès lors que l’entreprise de libération déjà amorcée par David Friedrich Strauss, Bruno Bauer et Ludwig Feuerbach, dirigée, pour l'essentiel, contre la religion chrétienne, ne semble pas avoir atteint son but. C'est David Friedrich Strauss qui annonce le ton lorsqu'il publie La vie de Jésus (Das leben Jésus, Kritish Bearbeitet, 1836-1836). Cette première attaque de la gauche hégélienne est dirigée essentiellement contre le christianisme. Sa critique se situe à deux niveaux. D’abord, Strauss critique le rôle d'entremetteur que JésusChrist joue entre Dieu et le monde. En effet, si la Bible attribue à Jésus une vie singulière, il est logiquement inadmissible de le considérer comme le maillon d'une chaîne continue, composée du monde, de Jésus et de Dieu. De plus, si Hegel a raison d’affirmer que, l'histoire suivant son cours, l'esprit religieux manifeste par paliers successifs et progressifs sa substance, Jésus-Christ ne peut être alors qu’une manifestation parcellaire de l'histoire. Par déduction, Strauss n'envisage aucune éternité ni à la religion chrétienne en général, ni au Christ en particulier. Globalement, il se contente de critiquer l'histoire des Évangiles… qu’il considère comme le recueil des aspirations de la nation juive, ni plus ni moins. Bruno Bauer adopte un angle d’attaque plus spéculatif que l'auteur de La vie de Jésus. Chez lui, la religion chrétienne est citée à comparaître au tribunal de la dialectique. Dans La critique de l'histoire évangélique de Saint-Jean, l'exégèse spatio-temporelle de Strauss le préoccupe moins. Le christianisme ne peut, selon lui, être considéré comme le point culminant de l'évolution historique. Pour simplifier les choses, Bruno Bauer 18
considère que le passage de l'Ancien au Nouveau Testament est la manifestation d'un saut qualitatif de la conscience de soi et de la dignité humaine. Ainsi, Dieu est présenté comme une création du christianisme, au même titre que les dogmes religieux. À partir de là, Bruno Bauer tire la conclusion suivante : le christianisme, qui soumet l'humanité à l'arbitraire de la divinité, constitue le frein le plus redoutable de la réalisation plénière de l'humain. La critique acerbe de Bauer s'achève avec la défense de l'originalité et de l'intangibilité foncière de l'individu particulier. Également, dans cette mouvance critique, s'inscrit L'essence du Christianisme de Ludwig Feuerbach. Beaucoup moins idéaliste que ses prédécesseurs, Feuerbach remplace Dieu par l'Homme. Mais l'Homme feuerbachien ne parvient pas encore à échapper à la généralité du concept et à l'abstraction du genre. Son anthropologie se présente au contraire comme l'expression déguisée de la vieille transcendance divine. C’est du reste ce que Stirner reproche à ce dernier comme nous le démontrons dans le deuxième chapitre de ce livre. La particularité de la position de Stirner consiste à insister sur le fait que l'individu authentique n'a d'autre tutelle que luimême, puisqu’il ne se mesure pas à l'aune d'une quelconque transcendance : «Il n'y a pas de vérité au-dessus de moi, car au-dessus de moi, il n'y a rien. Ni mon essence, ni l'essence de l'Homme ne sont au-dessus de moi »1. Par ailleurs, l'intangibilité individuelle, telle que la conçoit Stirner, est appréhendée négativement à travers son indivisibilité et son extra-conceptualité. De la sorte, 1
L'unique et sa propriété, trad. R.-L. Reclaire, Éditions Stock, Paris, 1978, p. 443.
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l'individualité est nécessairement trahie lorsqu'on veut la figer dans une catégorie idéelle. Et pourtant, rien n’est si simple, puisque tout se passe chez Stirner comme si l’individualité avait deux niveaux. Le premier serait la conscience de l'unicité, la position quasi moniste et solipsiste ; le second niveau serait d’ordre intersubjectif, c’est-à-dire, l'incontournable rapport de force que l’individu entretient avec les hommes et les «faits sociaux».2 Cependant, cette dualité n’est qu'un paravent, un masque mobile et provisoire, occultant la véritable réalité individuelle. D’abord, les prédicats du sujet unique qu'est l'individu se laissent engendrer à travers l'extraconceptualité et l'indivisibilité. « L'individuel, écrit opportunément Jean-Claude Pariente, c'est ce qui n'est pas susceptible d'être reproduit ni être divisé sans altération. »3 L'extra-conceptualité et l'indivisibilité apparaissent comme les caractères formels de l'individualité. Ceux-ci sont corrélatifs à l'aspiration unitaire et particularisante de l'individu. Et si l'individu est indicible, c'est bien parce qu'il n'est pas un concept comme l'Homme. Et pour cause, soutient Stirner, « Ni moi, ni toi ne pouvons être exprimés,
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Au sens où Émile Durkheim définit le fait social dans Les règles de la méthode sociologique, c’est-à-dire, toute manière de faire, de sentir ou de penser susceptible d’exercer un pouvoir de coercition sur l’individu. Stirner, quant à lui, distingue deux formes de transcendances: d'un côté les transcendances intérieures qui sont à l'exemple de Dieu, l'Homme, l'Esprit, des concepts, de simples représentations mentales ; d’autre part, les transcendances extérieures qui sont des entités supra individuelles qui, comme l'État, la Société, etc. exercent sur l'individu une coercition externe. 3 Jean-Claude Pariente, Le Langage et l’individuel, Armand Colin, Paris, 1973, p. 31.
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nous sommes indicibles, parce qu'il n'y a que des idées qui puissent être exprimées et se fixer par la parole »4. A priori donc, notre réflexion sur le statut de l'individualité est sinon inutile, du moins conceptuellement incertaine. Comment pouvons-nous, en effet, discourir sur une réalité aussi volatile qu’extra-conceptuelle ? Henri Arvon suggère une explication : « Nous ne pouvons nous faire comprendre que dans la mesure où nous parlons une langue commune. (...) Une existence végétative seule correspondrait aux postulats d'une telle philosophie »5. En effet, en dehors de l'extra-conceptualité, Ma cause en tant qu'individu, c'est proprement mon « Mien ». Telle est la marque de l'égoïsme, clef de voûte de la pensée stirnerienne. En ce sens, l'individu ne se mesure à rien qui lui soit extérieur, puisqu’il n’est pas, comme la liberté, la moralité ou l’humanité, une idée. L’individualité est « le signalement de son propriétaire »6. Si donc la cause individuelle n’est ni humaine, ni divine, ni même morale, l’individu apparaît comme un être Unique dont le halo de la majuscule se transforme en récif sur lequel viennent se briser toutes les formes de transcendance. De fait, « Rien n’est pour Moi, au-dessus de Moi »7. Indivisible, irréductible, identique à lui-même, sans précepte moral et à l'écoute de la seule dictée de son égo, l'individu stirnerien est l’alpha et l’oméga. Sans foi ni loi, Stirner appréhende l’altérité sous un jour odieux quand elle n’est pas considérée comme un simple moyen dont l’égoïste souverain use et abuse à sa guise.
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Stirner, op. cit., p. 391. Henri Arvon, Aux sources de l'existentialisme : Max Stirner, P.U.F., Paris, 1954. 6 Stirner, op. cit., p. 221. 7 Ibid., p. 29. 5
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On comprend mieux pourquoi, chez Stirner, l’intersubjectivité est négativement présentée comme une situation de guerre permanente: « Chacun faisant de soi le centre et se heurtant de toutes parts à la même prétention chez tous les autres, le conflit, la lutte pour l'autonomie et la suprématie est inévitable (…). Vaincre ou être vaincu, pas d’autre alternative (...). Celui qui ne donne pas les coups les reçoit. »8 L'autonomie et la suprématie se côtoient dans la communication des consciences. D’après Stirner, l’harmonie sociale est un leurre et la société un champ de bataille où s’actualise l’égoïsme de chaque acteur, avec pour conséquence une lutte à mort. La tendance à la domination atteint son paroxysme dans la volonté propre à chacun d’être le centre du monde. Dans la société, l'individu ramène tout à lui et la tendance à l'asservissement qui s'y manifeste apparaît comme un avatar de l'égocentrisme. Rappelons que l’égocentrisme n'est pas spécifique à la seule entité individuelle. Il est caractéristique des transcendances contre lesquelles l’individu est en perpétuel conflit : l'État, Dieu, l'Homme, pour ne citer que celles-là. L'égoïsme individuel est donc le contrepoids de l'arbitraire de ces entités. Aussi, notre enquête sur l'individu suppose une mise en opposition entre ce dernier et les forces inhibitrices de son milieu. Cependant, contrairement aux autres luttes menées contre les idées dominantes par certains contemporains de Stirner9, l'entreprise de libération n’aboutit pas à une 8
Ibid., pp.33-34. Karl Marx prône dans son entreprise révolutionnaire, l’instauration d’une société communiste, sans classes antagonistes, en lieu et place du capitalisme triomphant alors que Stirner se présente comme un révolté qui se préoccupe peu des utopies ; la seule chose qui vaille étant l’individu actuel, égoïste et ivre de lui-même. 9
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quelconque institution de type moral. Au contraire, elle consacre l'égoïsme individuel, debout sur les ruines de la Religion, de l'État, du Peuple, de l’Homme et de leurs survivances éthiques. Stirner rappelle à cet effet: « C'est la marque de toutes les tendances réactionnaires de vouloir instaurer quelque chose en général, d'abstrait, un concept creux et sans vie, tandis que les vœux des égoïstes tendent à délivrer les individus pleins de vie et de vigueur du faux des généralités abstraites »10. Stirner voit sous les oripeaux moraux de ces réalités supérieures, des facteurs d’aliénation du Moi. C'est « l'Homme » feuerbachien surtout, le dernier des « fantômes » que Stirner exhorte son lecteur à exorciser. Son avis est qu’en passant de « l'Homme » générique à l'individu particulier, on franchit le grand pas de l’autodétermination égoïste. Ainsi seulement, l’individu, réduit à lui-même peut, sans foi ni loi, s'approprier le monde qui l’entoure au lieu d’être sa victime passive. Est-ce à dire que l'individualisme stirnerien est un libertinage souriant ? Non ! Mieux que cela, Stirner souligne le caractère contingent et originellement indéterminé de l’individu. Cet aspect de sa pensée sur lequel très peu d’attention est portée le place pourtant dans une position moins fruste et avant-gardiste, celle du pionnier de l’existentialisme athée avant la lettre. Le but de ce livre est de montrer que le problème de l'individu suscite des enjeux jusqu’ici peu ou pas sondés par certains lecteurs pressés de Stirner. Notre enquête fixe en quelque sorte le « prix » de la libération du Moi, tout en définissant les contours d'une existence individuelle non médiatisée par une quelconque transcendance. Mieux, 10
Ibid., p. 292.
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nous identifions Stirner comme une source et une ressource indirecte, lointaine, voire ignorée de l’existentialisme d’obédience sartrienne. Ainsi, nous nous proposons d'examiner la conception de l'individualité afin de cerner l'idée que Stirner s'en fait. Pour y parvenir, nous ne nous bornerons pas à reprendre toute sa conception de l'individualisme. Plus rigoureusement, il nous reviendra de résoudre un problème : celui de la possibilité d'une affirmation originale d’un Moi sans foi ni loi, soumis ni à Dieu ni à un quelconque maître. En substance, nous présenterons les rapports antagoniques entre l'individu et les « idées fixes ». Cela signifie que nous allons analyser au sein de l'individualisme stirnerien l'impossibilité de concevoir simultanément et sans paradoxe l'existence d'une entité abstraite et l'émancipation de l'individu. Il s’agit donc de savoir les conditions précises dans lesquelles nous pouvons penser l’affirmation du sujet égoïste et surtout, concilier l'idée d'affranchissement avec celle d'une nécessité historique. Cette interrogation traduit, en fin de compte, une problématique de type ontologique portant sur le sujet concret. Comment l’égoïsme peut-il assurer le plein épanouissement de l’individu, et quelles en sont les conséquences théoriques et pratiques ? Nous apporterons des réponses à ces diverses interrogations au terme d’une démarche comportant les articulations suivantes : dans un premier temps, nous présentons les obstacles à l'expression individuelle et la condition de sa libération. Le programme de libération proposé par Stirner est, dans le cadre de cet essai, limité au procès intenté contre deux « idées fixes » suffisamment représentatives de la « gueuserie » humaine : l'État hégélien et l'Homme feuerbachien constituant l’objet des deux premiers chapitres. Le troisième chapitre, formulé 24
sous la forme d’une critique des « idées fixes », révèle les premiers signes distinctifs de l'individu stirnerien tel que présenté dans L'Unique et sa propriété. Le quatrième chapitre est consacré à la découverte et au déploiement phénoménologique de l'individu à travers l’un de ses traits fondamentaux, à savoir l’égoïsme, alors que le cinquième chapitre décrit comment, à partir de la jouissance personnelle, l’individu retourne au « rien créateur ». Le chapitre suivant, quant à lui, décrit la figure de l’association, représentée comme l'unique espace social où l'individu peut développer sa puissance. Le septième chapitre transcende la conception stirnerienne de l'individualité et considère l’indispensable intégration dans l'organisation sociale comme facteur d'hominisation. Ici, nous adopterons la posture critique marxienne. Enfin, le dernier chapitre sera consacré à la postérité philosophique de Stirner.
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CHAPITRE 1 LA TRANSCENDANCE ÉTATIQUE ET LE STATUT DE L’INDIVIDU CHEZ HEGEL « Axiome, principe, point d'appui moral, autres formes sous lesquelles s'exprime l'idée fixe. Archimède demandait, pour soulever la terre, un point d'appui en dehors d'elle. C'est ce point d'appui que les hommes ont sans cesse cherché et que chacun a pris où il l’a trouvé et comme il l'a trouvé. Ce point d'appui étranger est le monde de l'Esprit, le monde des idées, des pensées, des concepts, des essences, etc., c'est le Ciel. C'est du ciel qu'on se penche pour contempler les agitations terrestres et les mépriser. S'assurer le ciel, s'assurer solidement et pour toujours le point d'appui céleste, combien a peiné pour cela la douloureuse et inlassable humanité ! »11 Sous la plume de Stirner, « marotte », « idée fixe », « fantôme » sont des termes interchangeables. Ils représentent des puissances dont la verticalité transcendante constitue une menace pour l’individu sans cesse soumis à leur joug. Aussi vieux que l'histoire humaine, ces fantômes qui hantent l’individu sont nombreux et ont pour noms : le Saint Esprit, la Vérité, le Roi, la Loi, le Bien, la Majesté, l'Honneur, la Patrie, l'Ordre, l'État, l'Homme. La liste n'est certainement pas exhaustive. La prégnance de ces entités supraindividuelles conduit le philosophe allemand à un triste constat : l'histoire de l'Humanité advenue jusqu'à lui est l'histoire d'une vaste gueuserie célébrée et imposée à 11
Max Stirner, op. cit., p. 94.
l'individu. Dès lors, la libération de ce dernier passe par le procès de ces forces dissolvantes. Dans ce chapitre, une marotte sera examinée : l'État sanctifié de Hegel. La pensée hégélienne a, à coup sûr, influencé plusieurs aspects de la pensée moderne. Sa phénoménologie, qui est également une anthropologie, traite de l'existence humaine à plusieurs niveaux. Pas surprenant que lorsque Hegel parle de l'homme réel ou d'une figure historique concrète, c’est toujours pour y déceler l'Esprit ou l'Idée. Alexandre Kojève attire notre attention sur la méthode particulière de Hegel qu’il qualifie à juste titre d’ « abstraction idéisante (Husserl) »12. Autrement dit, en dépit de la primauté de l'Esprit, l'homme est au centre de l'œuvre. Ainsi, avant de voir comment la dialectique individu/État consacre la dissolution du particulier dans le général, une brève réflexion sur la nature de l'homme dans la perspective hégélienne s’impose. A- La nature de l'homme selon Hegel Chez Hegel, si l'histoire humaine correspond à l'histoire de la manifestation de l'Esprit, l'homme se définit par son interaction avec la nature, c'est-à-dire, par le travail, ce dernier étant son prédicat ontologique. Le sujet hégélien étant caractérisé par la conscience de la détention d'un pouvoir cognitif sur le réel, la connaissance de l'homme nous apparaît comme un préalable à l'interprétation rigoureuse des visées de l'État, incarnation de l'Esprit absolu. Alexandre Kojève rappelle à cet effet : « L'homme n'est pas seulement matériel, constructeur et architecte de l'édifice historique. Il est aussi celui pour qui cet édifice est construit : il vit, il le voit et le comprend, il le décrit et 12
Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Paris, 1947, p. 39.
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le critique. »13 Dans la praxis, l'homme n'est pas réduit au simple rôle d’homo faber ; il est surtout le destinataire privilégié de ses propres productions. En ce sens, son rapport à l'objet n'est pas gratuit et passif; il cherche à le comprendre puisque la praxis humaine transforme à la fois le milieu et l'agent qui l'a orchestrée : « L’homme est l'Action négatrice, qui transforme l'Être donné et qui se transforme lui-même en transformant. »14 Le travail, considéré comme une action transformatrice sur la nature, est le signe distinctif de l'homme car la nature chez Hegel n'est pas, comme chez les Anciens, un simple objet d'admiration. Incarnation originelle du Logos ; l’homme est l'antithèse éternelle de l’Être et du Même. Il fait contrepoids à la nature et, de ce fait, il s’autodétermine. Et pour cause : « (...) il est l'être négatif qui est uniquement dans la mesure où il supprime l'Être »15. Si la négativité incommensurable de l'homme porte à la fois sur la nature matérielle et la nature humaine en général, cela implique au moins une chose : en même temps qu'il transforme la nature inanimée, l'homme parvient à se transformer à son tour. Bref, l'opposition dialectique de l'homme à la nature implique l'humanisation de la nature par l'homme et la propre naturalisation de ce dernier. Pour cette raison « la première définition de l'homme c’est qu'il est essentiellement travailleur et technicien. »16 En effet, l'outil fabriqué et utilisé par l’homme, exerce une action transformatrice sur la nature par un procédé qui témoigne du degré de rationalité et de
13
Ibid., p. 163. Hegel, La raison dans l'Histoire, traduction nouvelle, Introduction et notes par Kostas Papaioannou, Plon, Paris, 1965, p. 12. 15 Ibid., p. 12. 16 Hegel, op. cit., p. 12. 14
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volonté de l'homme17. De ce point de vue, il est inscrit dans l’essence de l’homme de modifier sans cesse la nature afin d’assouvir ses désirs. Et si, à travers le travail, l'homme devient un « animal historique », c'est bien « parce qu'il a besoin du temps pour réaliser le concept et se connaître soi-même, comme concept. Le temps n'est pas le ''temps-mort'' des mathématiciens et des astronomes mais la ''pure inquiétude'' de l'absolu qui habite au plus profond de l'âme et la pousse à transcender ses expériences bornées et à tendre « sans halte et sans repos'' vers sa réalisation intégrale »18. À ce niveau de notre réflexion, il est fort remarquable que la détermination individuelle chez Hegel contient une positivité certaine. Cependant, il n’en demeure pas moins vrai que dans la perspective hégélienne l’homme est avant tout l’actualisation de l’esprit en marche. L’anthropologie hégélienne s'apparente alors à un anthropo-théisme. Dieu étant posé par ailleurs comme fondement de toutes choses, il est par conséquent l'essence de l'homme. Ce détail est déterminant : il indique la forte imbrication, chez Hegel, du divin et de l'humain, de l'infini et du fini. L'homme, siège par excellence de l'Esprit, doit se reconnaître comme le démiurge. De plus, la nature sur laquelle se manifeste l'action humaine est éternelle. Alexandre Kojève confirme notre analyse lorsqu’il affirme : « La nature est indépendante de l'homme. Étant éternelle, elle subsiste, avant et après lui. »19
17
Lire Hegel dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, 1ère Partie : Logique, 1840. 18 Hegel, La raison dans l'Histoire, Plon, Paris, 1965, p. 14. 19 Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, Paris, 1947, p. 437.
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Au cœur de La phénoménologie de l'esprit la souveraineté du travail est pour ainsi dire spiritualisée, car par son action ininterrompue, l'Esprit passe de la conscience à la conscience de soi, de la certitude immédiate au savoir absolu. Ce que l'homme saisit ainsi comme négativité est appréhendé simultanément comme une liberté, selon Hegel. La libre action transformatrice de la nature représente la manifestation essentielle de l'homme. Seulement, il vient un moment où il faut laisser l'esprit quitter la sphère de la liberté intérieure pour s'occuper de celle de la liberté individuelle et collective, personnelle et organique. Cette transition est rendue possible par l'État qui est l’incarnation de la Raison universelle. B- L'individu et l'État : la dialectique du général et du particulier Pour Hegel, le destin historique de l'individu est de devenir un membre fidèle de l'État. L'État n'est pas comme chez Rousseau la résultante d'un contrat, car « si on confond l'État avec la société civile et si on le destine à la sécurité et à la protection de la propriété et de la liberté personnelle, l'intérêt des individus en tant que tel est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte qu'il est facultatif d'être membre de l'État »20. Au contraire, si l'on conçoit l'État comme le niveau paroxystique de réalisation de la « moralité objective », transcendante à la simple société civile, il apparaît que seul l’État est capable de donner à l'individu l’unique possibilité de se réaliser librement, objectivement et authentiquement.
20
Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Gallimard, Paris, 1940, p. 271.
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Mais alors, si l’avenir socio-historique de l'individu est de devenir membre de l'État, la prétendue rationalité de l'État hégélien laisse-t-elle encore un quelconque pouvoir à la volonté individuelle ? Hegel répond à cette question en insinuant que dans la sphère étatique, l'individu est considéré comme un être rationnel. Cela ne signifie nullement que l'individu est, en toute impuissance, soumis à l’État. Selon Hegel, le droit, la loi et la justice, s'ils représentent véritablement les aspirations du groupe, et s'ils sont conformes à la raison, sont également identiques aux volontés particulières. Par conséquent, les intérêts des citoyens sont également ceux de l'État. L'État incarne, dans cette optique, la force de la réconciliation de l'individu avec la raison. En effet, l'intelligence du phénomène de l'État chez Hegel révèle que le philosophe allemand ne fait nullement allusion à des États particuliers, mais plutôt à l'Idée, ce Dieu réel (Wirklich) à part (Fürsich). Il s'ensuit que si l'État est la réalisation, voire l'incarnation de l'esprit absolu, la référence aux lois le régissant est la seule possibilité de réalisation de sa propre liberté individuelle. Moralité : puisque l'État tire son essence de la loi, et que cette dernière est rationnelle par nature, tout être de raison devrait y déceler sa propre volonté raisonnable. Or, la tentation est grande de voir dans la référence hégélienne à la loi, quelques relents du contractualisme rousseauiste. Et pourtant, l'État n'est pas, comme chez Rousseau, le résultat d'un contrat explicite liant de façon réciproque les individus au gouvernement. Le vouloir universel étant différent du vouloir des individus, il s'oppose à ces derniers en lui-même et pour lui-même ; car, l'État est la synthèse, l'Esprit transformant les intérêts égoïstes et les passions en une situation rationnelle de la 32
vie même21. Dès lors, l'interprétation hégélienne de la liberté individuelle dans la sphère étatique s'apparente à « l'arbitraire » ou au « caprice ». Donc, seul l'État, dans sa « libérale bonté » peut procurer aux citoyens une autonomie leur permettant de réaliser concrètement leurs droits. L'État, considéré comme fin en soi, rationnel en soi et pour soi, est la réalisation objective de l'Idée. Au total, le système de valeurs à l’intérieur duquel l’individu se déploie est rendu possible et viable grâce à son rapport positif à l'État. Aussi, le discours de Hegel sur la liberté humaine porte sur la liberté de l'homme raisonnable, capable de viser le Bien Universel. Or seul un monde raisonnable et historiquement organisé peut permettre la manifestation de la liberté effective. L’État, en l'occurrence, « en tant que réalité de la volonté substantielle, réalité qu'il possède dans la conscience particulière élevée à son universalité, est raisonnable en soi et pour-soi. Cette unité substantielle est un but en soi (Selbstzweck) absolu et immobile, but dans lequel la liberté atteint son droit le plus élevé envers les individus, dont le devoir suprême est d’être membres de l’État »22. Par ailleurs : « L'État est la réalité de l'Idée morale (Sittliche Idee), l'esprit moral en tant que volonté révélée, claire à elle-même, substantielle, qui se pense et sait qui exécute ce qu'elle sait en tant qu'elle sait. (...) Il y a son existence médiatisée dans la conscience-de-soi de l'individu, dans le savoir et l'activité de celui-ci, et l'individu, par conviction (Gesinnung), possède sa liberté
21
Bien vouloir se référer au paragraphe 58 du livre de Hegel intitulé Propédeutique philosophique, trad. de Gandillac, Denoël/Gonthier, Collection « Médiation », Paris, 1963, § 58. 22 Hegel, Principes de la philosophie du droit, p. 270, § 258.
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substantielle en lui, qui est son essence, but et produit de son activité »23. Ces deux affirmations rendent compte d’un fait significatif, à savoir que l'idée morale et la liberté se révèlent dans leur rationalité à l'intérieur de l'État ; car si l'homme, pris individuellement est l’auteur d’actes qui participent de l'universel, ces derniers ne le visent pas comme finalité. C’est le cas dans la praxis quotidienne. Le labeur même de l'acteur social, tout en contribuant à son propre épanouissement, engage globalement l'espace politique dans lequel l'action est posée. Or, et paradoxalement, le travailleur ne sait pas qu'à travers son activité a priori individuelle, cette dernière s’inscrit par ricochet dans un cadre plus large et englobant. Seul l'État apparaît comme une entité apte à poursuivre des objectifs à la fois universels et conscients. Cela justifierait la dissolution de l'individu-particulier dans l'État-général. Éric Weil l’exprime en ces termes : « L'État est la raison réalisée, en tant que raison réalisée, il a la liberté au-dessus de laquelle aucune liberté concrète n’est pensable ; il n'y a que l'opinion, le désir individuel, les platitudes de l'entendement »24. En définitive, dans l'optique hégélienne, la liberté individuelle relève de l'arbitraire lorsqu'elle n'admet pas au-dessus d'elle l'objectivité et la validité de la loi, la véritable liberté étant garantie par l'État. Même si l'État se présente sous la forme d'une création extérieure à l'individu, une force et une nécessité supérieure à lui, sa pertinence réside singulièrement dans sa finalité universaliste car les individus, loin d'être de simples objets face à une volonté extérieure immaîtrisable, doivent plutôt 23
Ibid., § 257. Éric Weil, Hegel et l'État, J. Vrin, Paris, 1985, p. 46.
24
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voir dans l’État, la raison objectivée, c'est-à-dire le couronnement de leur organisation et de leur épanouissement. Toutefois, comme on peut le constater, la démarche hégélienne aboutit à une sanctification du pouvoir de l'État. La sensibilité essentiellement égoïste de Max Stirner se révolte violemment contre une telle aliénation de l'Individu par l'État. L'État pour Stirner est au contraire considéré comme une transcendance qui, à travers ses lois et son droit, inhibe les volontés particulières. Avant Stirner, Feuerbach pensait avoir pris ses distances par rapport aux abstractions hégéliennes en réhabilitant, dans une perspective réaliste, l’Homme concret. Exposée dans son œuvre maîtresse, L’essence du christianisme, son anthropologie loue les sens longtemps méprisés par ses prédécesseurs idéalistes. Sauf que, pour Stirner, l’Homme générique feuerbachien est, au même titre que l’État sanctifié de Hegel, une nouvelle aliénation pour l’individu. Le troisième chapitre portera sur l’évaluation de ces deux fantômes. Mais avant, voyons en quoi consiste l’anthropologie feuerbachienne.
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CHAPITRE 2 LA TRANSCENDANCE ANTHROPOLOGIQUE DE FEUERBACH L'apport de Feuerbach à la pensée allemande s'articule autour de son idéalisme du début et de son matérialisme de la fin. L'humanisme feuerbachien marque une pente décisive dans l'histoire de la gauche hégélienne. La critique de l'orthodoxie hégélienne porte essentiellement sur l’inacceptable mise entre parenthèses de la réalité, au profit de l'abstraction. La critique feuerbachienne de la religion, déployée dans L'essence du christianisme, est avant tout orientée et inspirée par la notion d’aliénation, essentiellement appliquée aux relations établies entre Dieu et l'homme. Pas étonnant que la philosophie de Feuerbach soit devenue, à la suite de la publication de L'essence du christianisme, un véritable hymne pour beaucoup de jeunes hégéliens. Elle avait en tout cas un mérite certain : celui de ramener l'homme à sa dignité. Ses contemporains n’avaient pas d’autre choix que de l’étudier. Ce que firent en effet Max Stirner et Karl Marx, tous deux hégéliens de gauche. Bien que formellement opposé à l'humanisme feuerbachien – toute une partie de L'Unique et sa propriété y est consacrée, – l'individualisme stirnerien est la manifestation éclatante de l'enthousiasme suscité auprès des jeunes hégéliens suite à la publication de L'essence du christianisme. Il ne pouvait en être autrement, dans la mesure où l'anthropologie feuerbachienne se présente résolument, de l'aveu même de son auteur, comme l'antithèse d'une philosophie spéculative. Cette nouvelle philosophie « commence par la proposition: je suis un être
réel, un être sensible, oui mon corps dans sa totalité est mon moi, mon essence même (...). Le philosophe nouveau pense en harmonie et en paix avec les sens (...). La philosophie nouvelle reconnaît la vérité du sensible avec la joie, consciemment. Elle est la philosophie sincèrement sensible »25. Feuerbach fait assurément partie du courant posthégélien de gauche. Tournant le dos à la fantasmagorie spéculative, il tente de réhabiliter chez l’homme sa sphère affective et sentimentale. Y a-t-il réussi ? Nous répondrons à cette question plus tard. Mais observons d’emblée qu’avec Feuerbach, le sentiment devient le « chiffre ontologique » de l'homme. C'est déjà une preuve que l'homme puise ses racines dans la sensibilité. Cependant, bien qu'humain, l'amour est encore, chez Feuerbach et malgré lui, l'incarnation de la divinité. Engels s'indignait déjà en ces termes : « Mais l'amour ! Oui l'amour est toujours le dieu enchanteur qui, chez Feuerbach, doit aider à surmonter toutes les difficultés de la vie pratique, et cela dans une société divisée en classes ayant des intérêts diamétralement opposés »26. En dépit de la réaction violente de Feuerbach contre l'idéalisme hégélien, son matérialisme reste passif et ne vaut que par le fait d'avoir été amorcé. Notre constat ne dénie pas pour autant la révolution opérée par Feuerbach dans l'interprétation et la compréhension de la nature humaine. Son anthropologie étant déjà, en soi, un sacrilège.
25
Ludwig Feuerbach, Textes choisis de Feuerbach, Bordas, Paris, 1973, p. 236. 26 Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions sociales, Paris, p. 41.
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Commençons par la notion d'affectivité. Elle est capitale dans la démonstration feuerbachienne de l'anthropo-théisme. L'essence humaine ayant pour signe particulier l'affectivité, Feuerbach en vient à déduire que cette dernière constitue l’essence de la religion chrétienne, du moins telle qu’elle a été transmise jusqu'à aujourd'hui. Et parce que l'homme n’a cesse de méconnaître, et surtout de se détourner du monde concret, il postule un au-delà paradisiaque, un royaume céleste où tout règne en soi, où tout est bien et finalement où règne l'Amour. Dès lors, l'aliénation humaine s'explique par la coupure que l'homme effectue, de son propre chef, par rapport au réel. Cette scission en deux de l'univers est le fait de la religion. À cet égard, cette dernière est à la source des malheurs des hommes. Il s’ensuit que le premier exercice émancipateur auquel doit s'astreindre l'homme revient nécessairement à démystifier la théologie en chassant tous les « fantômes » qu'elle engendre nécessairement. En clair, il ne faut pas croire en Dieu. Lui vouer un culte sans faille comme les dévots chrétiens, c'est affirmer avec force la propre négation de l'homme. La croyance en Dieu est une attitude d'abandon et de renoncement à soi comme être réel, Dieu se présentant comme la projection spirituelle de l'homme, la dramatisation de son idéal, la mise en spectacle et l'exaltation de son côté spirituel. Pour Feuerbach, l'homme, en créant la religion s'est séparé de lui-même. À travers Dieu, l'homme ne fait qu'ériger en objet son essence la plus intime. Du plus immanent, il a fait un objet transcendant : « La religion, déclare Feuerbach, est la scission de l'homme d’avec luimême ; il pose en face de lui Dieu comme un être opposé à lui : Dieu n'est pas ce qu'est l'homme ; l'homme n’est pas ce qu'est Dieu, Dieu est l'être infini, l'homme est l'être fini ; Dieu est parfait, l'homme imparfait, Dieu tout puissant, 39
l'homme impuissant ; Dieu saint, l'homme pécheur. Dieu et l'homme sont deux extrêmes; Dieu est absolument positif, la somme de toutes les réalités, l'homme est absolument négatif, la somme de toutes les nullités »27. Établir le contraire, à savoir que l'absolument négatif qu’est l'homme, dans l'optique chrétienne, englobe l'absolument positif, c'est-à-dire Dieu, telle est l'entreprise prodigieuse de Feuerbach dans L'essence du christianisme. En d'autres termes, « La conscience de l'infini n'est rien d'autre que la conscience de l'infini dans la conscience »28. Si Feuerbach est conduit à reconnaître que « l'homme affirme en Dieu ce qu'il nie en lui-même »29, c'est bien parce que le christianisme a déifié l'homme en l'absolutisant et en faisant abstraction de l’homme et du monde réels. La position de la religion chrétienne est condamnable dans cette optique. Au-delà de la religion, Feuerbach dénie à l'Esprit hégélien tout pouvoir sur l'homme concret. Le souci de rompre avec l'abstraction éthérée est ici manifesté : Feuerbach recourt à l'être humain, qui se manifeste résolument par son essence sensible et sociable. Il faut le reconnaître, la pensée de Feuerbach est originale. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à lire Karl Marx, son violent adversaire, notamment dans les Manuscrits de 1884 : « Feuerbach est le seul qui ait eu une attitude sérieuse, critique devant la dialectique hégélienne, le seul qui dans ce domaine fait de véritables découvertes. C'est lui en somme, le conquérant de la vieille
27
Ludwig Feuerbach, L'essence du christianisme, Livre 1, trad. J.-P. Osier, François Maspero, p. 153. 28 Ibid., pp. 122-123. 29 Ibid., p. 129.
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philosophie »30. L'une des « véritables découvertes » retenue par Karl Marx est cette vérité que « seul l'homme est la réalité et le sujet de la raison »31. Dans la perspective feuerbachienne, il revient désormais à la philosophie de concevoir l'homme dans la société, c'est-à-dire « l'animal politique » d'Aristote ou le sujet concret et contingent évoqué par Max Stirner. C'est ce qui justifie cette critique adressée pour l'essentiel à Hegel : « L’homme pour soi ne possède en lui l’essence de l'homme au même titre d'être moral, ni au titre d'être pensant.» Feuerbach poursuit : « L'essence de l'homme n'est contenue que dans la communauté, dans l'unicité de l'homme avec l'homme »32. L'homme est un être pour le groupe, un être situé dans le temps et dans l'espace. Son essence est de se rapprocher sans cesse des autres membres de l'espèce. Progressivement, nous nous rapprochons, bien que timidement, de l'individualisme stirnerien. Il y a encore des nuances à faire. Même si Feuerbach persifle la Raison absolue de Hegel, son anthropologie reste encore entachée des scories de l'idéalisme et n'intègre nulle part le pivot paradigmatique du Moi ou de l'égocentrisme stirnerien. Il s’agit de l'homme, nous dit Feuerbach, et non la raison ou le moi. De plus, la société est la source inéluctable de la liberté humaine. Chez Feuerbach, la communauté est liberté. Contrairement à Stirner, c'est bien dans la transcendance sociétale que l'homme éprouve sa sensibilité et son affectivité, la position solipsiste et moniste étant par essence « finitude et limitation »33. La collectivité est le lieu d'engendrement incontournable, le 30
Karl Marx, Manuscrits de 1884, Éditions sociales, 1972, pp. 126127. 31 Ludwig Feuerbach, Thèses provisoires, p. 116. 32 Ludwig Feuerbach, Principes de la philosophie de l'avenir, p. 198. 33 Ibid., p. 263.
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champ d’expression de l’action libre. Avec Feuerbach, il n'y a point d'homme sans société. Et l'homme sociable se situe uniquement parmi d'autres consciences. Ainsi, au lieu de continuer à présenter l'homme comme le reflet identique de l'idée, l'auteur des Principes de la philosophie de l'avenir dévoile les méfaits de l'idéalisme hégélien, l’essence de l'homme tenant d’abord de la sensibilité et de l'affectivité. L'Essence du christianisme, en fin de compte, démasque les différents mécanismes de l’aliénation religieuse. À travers cette aliénation, Feuerbach dénonce l'affiliation de Hegel avec la religion catholique. Donc, à travers l'œuvre de Feuerbach, c'est la droite hégélienne en définitive qui se trouve visée. D'où cette remarque de Robert Tucker : « Si au lieu de donner pour titre à son livre Essence du christianisme, Feuerbach l'eût appelé l'Essence de l'hégélianisme, c'eût été plus exact »34. En poursuivant notre réflexion sur l'humanisme feuerbachien et en nous référant à Tucker, nous voyons comment se clarifie le phénomène de l’assimilation de la divinité à l'homme : « L'homme est Dieu qui se révèle à lui-même. L'essence divine se déploie et se réalise dans l'homme. Dans la nature créée, Dieu sort lui-même, il est en rapport avec ce qui est autre que lui-même, mais dans l'homme, Dieu se retrouve, il fait retour à lui-même. L'homme connaît Dieu parce que Dieu se sait et se connaît en lui »35. En posant la religion comme manifestation de l'essence de l'homme, Feuerbach nourrit l'ambition de concilier l'homme avec lui-même, d'où cette interpellation: 34
Robert Tucker, Philosophie et Mythe chez Karl Marx, Payot, Paris, 1963, p. 70. 35 Ludwig Feuerbach commenté par Robert Tucker, p. 71.
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« Homme, toi qui a cherché le surhomme dans des fictions célestes, mais qui n'y a trouvé qu'un reflet de toi-même, tu ne te contenteras plus d'être un homme non-homme, dans un monde où tu dois trouver ta réalité »36. La vérité fondamentale pour Feuerbach est que la religion représente la révélation de l'homme à lui-même. Aussi, l'anthropologie est la révélation de Dieu à lui-même. C'est en définitive de l'individu concret qu'il faut partir pour déterminer le fonctionnement et l'essence de la religion considérée comme une illusion de l'esprit humain. Ainsi dit, la remise en question de la religion dans la philosophie feuerbachienne est fondamentale quand nous voulons cerner l’individualisme de Stirner. La critique feuerbachienne de la religion est le point de départ du processus de libération du moi. C'est à juste titre que R.-L. Reclaire observe : « Stirner est essentiellement antichrétien. Son individualisme même est une conséquence de ce premier caractère (...). L'homme n'a qu'une réalité, tout ce qu'on lui attribue est un vol fait à l'individu »37. En effet, pour Stirner, Dieu est en réalité une abstraction, une création de mon imagination, une fiction hyperbolique qui a reçu de l'homme des prédicats transcendantaux. C'est donc l'homme lui-même qui absolutise Dieu, le rend supérieur et verticalement transcendant. Et pourtant, il n'est qu'une partie de l'homme, la partie supérieure et spirituelle. Cette partie supérieure et spirituelle est une illusion pour Stirner, tout comme l’idée feuerbachienne d’un Amour universel entre les hommes. La thèse qui s'en dégage est simple. Au lieu de chercher la solution à ses problèmes dans un monde supraterrestre, 36
Ludwig Feuerbach, L'Essence du christianisme, p. 168. Max Stirner, L'unique et sa propriété, Préface, pp.15-16.
37
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l'homme doit se mettre en face de lui-même, c'est-à-dire s'autodéterminer. Au lieu de renoncer au monde sensible en faveur de l'univers fantasmagorique des esprits, les hommes doivent se représenter leurs peines et leurs souffrances dans la vie matérielle et quotidienne. C'est pour cette raison que Marx, dans le sillage de Max Stirner, nous invite à un dépassement de la critique religieuse, une étape certes importante, mais peu décisive : « À présent, que l’on connaît la forme religieuse de l'aliénation, c'est le devoir du philosophe de déceler l'aliénation sous ses formes non religieuses. Après avoir fait la critique du ciel, il faut la critique de la terre, il faut passer de la critique religieuse à la critique du droit, de la critique théologique à la critique politique »38. Max Stirner l'a compris bien avant Marx. Cependant, et c'est l'originalité du procès des « idées fixes », l'Homme feuerbachien est un fantôme au même titre que Dieu : « Mais qu'est-ce que l'homme de Feuerbach, reprend Stirner, sinon un nouvel être imaginaire formé en séparant de l'individu certains de ses attributs, et qu'est-ce que l'homme, sinon un nouvel « être suprême »39 ? Si pour Feuerbach, Dieu est l'être spirituel de l'homme, l'homme même, selon Stirner, constitue un vol orchestré contre l'individu. En dépit du fait qu’il substitue à l’ancien être suprême (Dieu) un nouvel être suprême (l'homme), le matérialisme feuerbachien n’est pas moins une critique corrosive dressée contre la religion en particulier et la métaphysique en général. Sa position sensualiste se dévoile nettement : « C'est seulement là où le sensible
38
MEGA,1/1, pp. 607-608. Ibid., p. 15.
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commence que prennent fin tous les doutes et les disputes »40. En prenant à contre-pied la droite hégélienne, Feuerbach modifie par la même occasion la réalité humaine. À l'Homme pensé on passe à l'homme concret, issu d'une communauté humaine effective. C'est par la sensibilité et l'affectivité que le Moi devient un « Tu » puisque le Moi, s'il n'était que pensant, simplifierait tout vers la substance. Or, c'est la sensation qui donne au Moi toute la résistance d'une autre conscience puisqu'il ne voit pas l'objet sans le voir comme un alter ego. À partir de là, Feuerbach déduit que l'affectivité issue de l'intersubjectivité doit dépasser la seule sphère des êtres particuliers pour tendre vers l'Amour singulier. Cependant, l'Amour, fût-il singulier, demeure un idéal ; ce qui du reste confère à Feuerbach le statut du posthégélien qui n'a pas su, ou plutôt pu, rompre le lien avec l'orthodoxie combattue ; un matérialiste malgré lui qui peine à résister aux séductions de l'idéalisme. Bref, comme un théologien refoulé, Feuerbach combat la religion chrétienne, en sublimant, en réalité, son sentiment chrétien qui se mue en humanisme. Son sentiment antithéologique est donc un trompe-l'œil. Car, loin de supprimer la religion, il intègre au contraire cette dernière. Le remplacement de la théologie par l'anthropologie dans un processus de réappropriation de l'essence aliénée de l'homme est aux yeux de Stirner, peu conséquente et timide. Dans le chapitre qui va suivre, à partir d'une évaluation critique de l'anthropologie feuerbachienne, nous allons montrer que Feuerbach reste encore attaché aux préoccupations transcendantales telles que la Société et l'Amour. Extérieures à l'individu unique, ces entités ne 40
Ludwig Feuerbach, La philosophie de l'avenir, p. 182.
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conduisent pas encore à l'affirmation totale du moi. Au même titre que l'État, l'Homme feuerbachien est une marotte qui doit être reprise par ma puissance individuelle et égoïste.
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CHAPITRE 3 LA CRITIQUE STIRNERIENNE DE LA TRANSCENDANCE STATO-HUMANISTE Cette critique est, à proprement parler, la mise en procès de Hegel et Feuerbach. Si Stirner les fait comparaître à la barre de son tribunal individuel et instinctuel, c’est parce qu’ils ont collaboré à la promotion des « idées fixes », à savoir l’État et l’Homme, responsables de l’aliénation de l’individu. A- Le procès de l'État L'examen du statut de l'individu dans l'État, permet de comprendre que lorsque Hegel parle de l’État, son but fondamental est de justifier philosophiquement la domination de l'Esprit. L'auteur de La phénoménologie de l'esprit évoque le progrès permanent de l'Esprit à travers des siècles largement dominés par le christianisme. En inversant la démarche hégélienne, Stirner met en exergue la tyrannie de l'Esprit. Donc ce qui est le facteur de libération chez Hegel prend l'aspect d'une domination chez Stirner. Et pour cause : la conception hégélienne de l'État consacre la primauté de l'Universel sur le particulier. La réconciliation postulée de la Volonté générale et de la Volonté particulière aboutit, d'après Stirner, à l’aliénation de la volonté particulière ; la liberté parfaite de départ se transmue inéluctablement en un esclavage définitif. L'histoire de l'État hégélien devient l'histoire entretenue d'une mort lente de l'individu. Rappelons-le : en situant l'individu dans un univers autre que celui de son immédiate quotidienneté, en posant au-dessus de lui les idéaux de l'État, Hegel rend l'homme étranger à lui-même, car il sépare, par la même occasion,
l'individu de lui-même. Or en procédant ainsi, il choisit assurément une fausse piste méthodologique, car comme le souligne Jean-Paul Sartre, « il ne convient pas de séparer d'abord les deux termes d'un rapport pour essayer de les rejoindre ensuite : le rapport est synthèse »41. Sartre, sur ce point, voit juste. Poser au-dessus de l'homme une entité transcendante, c'est affirmer indirectement son devenir providentiel, au détriment de sa liberté. Dans cette optique, l'histoire des hommes trouve ses forces motrices dans la Raison ou dans l'Esprit. C'est ici qu'intervient la « ruse » de la nature chez Hegel, magnifiée par Gilles Deleuze : « Ce qui paraît un non-sens du point de vue des desseins d'une raison personnelle a priori peut être un ''dessein de la nature'' pour assurer empiriquement le développement de la raison dans le cadre de l'espèce humaine »42. Ainsi, selon Hegel, le phénomène de la ruse de la raison assigne une fin à la nature et l'action humaine apparaît, de ce point de vue, mécaniquement conditionnée de l'extérieur par le mouvement de la raison naturelle. Autrement dit, la nature et la liberté sont plutôt deux notions antithétiques. Les mobiles réels déterminant l’action humaine ne sont que les multiples manifestations de la raison. Tel est le fonctionnement de l'État en général : d’après Stirner, il étouffe les forces vives de l'individu43 à travers la justice, la morale et le droit : « Loin de pouvoir être un ressort pour l'activité individuelle, commente Reclaire, l'État ne peut que comprimer, paralyser et annihiler les efforts de l'individu »44. 41
Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, Gallimard, Paris, 1970, p. 37. Gilles Deleuze, La philosophie critique de Kant, P.U.F., Paris, 1963, p. 103. 43 Max Stirner, op. cit., p. 25. 44 Ibid. 42
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Considérer l'individu comme un simple rouage de la Raison à travers son insertion dans la sphère étatique c'est lui dénier toute possibilité d'autodétermination. Même en affirmant que « l'Universel doit se réaliser par le particulier »45, Hegel n'affirme pas moins la supériorité de la Raison sur l'individu. De plus, l'Universel relève du général, de l'abstrait, alors que le particulier appartient au concret et à la singularité. Ainsi l’autonomie de l'esprit absolu est en elle-même la manifestation de l'aliénation individuelle. Et comme l'affirme Stirner, « je m'humilie devant l'esprit parfait en reconnaissant qu'il n'est pas en moi, mais au-delà de Moi »46. L'État, transcendance extérieure à l'homme, ne donne pas la possibilité de comprendre l'individualité dans son jaillissement instinctuel, en tant qu'effectuation de l'égoïsme et de la jouissance. L'État, dès lors perçu comme l'incarnation de la Raison absolue, est assimilable à une police sociale qui étend ses tentacules inhibitrices et stérilisantes dans toutes les sphères de la vie humaine. Étant au service du maître, c'est-à-dire du plus fort, l'État apparaît comme un instrument de torture que le « fort actuel » utilise pour anéantir le « faible actuel ». Stirner est formel : « En démontant la ''machine de l'État'', rouage par rouage, et en montrant dans cette police sociale qui s'étend du roi jusqu'au garde champêtre et au juge du village un instrument de guerre au service des vainqueurs contre les vaincus, sans autre rôle que de défendre l'état de choses existant, c'est-à-dire perpétuer l'écrasement du faible actuel part le fort actuel, ils ont mis en évidence son caractère essentiellement inhibiteur et stérilisant »47. 45
Hegel, La raison dans l'Histoire, trad. Kostas Papaioannou, Plon, Paris, 1965, p.108. 46 Max Stirner, op. cit., p. 37. 47 Max Stirner, op. cit., p. 25.
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Selon la perspective stirnerienne, défendre les intérêts de l'État, c'est perpétuer et encourager le statu quo de la domination du plus fort sur le plus faible. En freinant les actions individuelles, l'État consacre sa propre sanctification à travers le véto, le droit et la loi. Par conséquent, l'individu est réduit au rang d'un chien employé « à lécher le fouet de son maître »48. L'anarchisme de Bakounine rejoint sur ce point celui de Stirner sur le procès intenté contre l’État en tant que tel : « État veut dire domination, et toute domination suppose l'assujettissement des masses et par conséquent leur exploitation au profit d'une minorité gouvernementale quelconque »49. Pour Bakounine comme pour Stirner, l'État représente l'autel d'une religion politique où sont sacrifiés et immolés les individus : la finalité étant la perpétuation de l'hégémonie des dirigeants sur les masses50. L'État, prétendument seul garant de la justice du droit et de la loi, est pour Stirner l'ennemi éternel de l'individu. Aucune paix durable n’est possible. Aussi, en prenant les individus pour des abstractions, l'État ne peut survivre que par le secours de la morale. Or, observe Stirner, « la moralité est incompatible avec l'égoïsme parce que ce n'est pas à moi mais seulement à l'homme que je suis qu’elle accorde une valeur »51. Il en est de même pour la loi, associée à la moralité bourgeoise. En se conformant à la loi, l'individu agit impersonnellement. Stirner rappelle cela, de façon opportune, avec la fameuse phrase bien connue de l'officier prussien de l’époque 48
Ibid. p.25 Bakounine, Lettre à la rédaction de la liberté », 5 octobre 1872. 50 On lira également avec intérêt Bakounine dans Dieu et l'État, 1870. 51 Max Stirner, op. cit., p. 230. 49
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hégélienne: « Tout prussien porte son gendarme dans sa poitrine », entendez : dans son cœur. Accepter de vivre conformément à l'État c'est, pour l'auteur de L'Unique et sa propriété, accepter d'exister par procuration car la véritable préoccupation individuelle est égoïste. L'affirmation unique de l'individu nécessite inéluctablement la destruction de l'État. C’est ce que dit précisément Stirner en ces termes : « Ma volonté d'individu est destructrice de l'État (...). La volonté individuelle et l'État sont des puissances ennemies, entre lesquelles aucune ''paix éternelle'' n'est possible. Tant que l'État se maintient, il proclame que la volonté individuelle, son irréconciliable adversaire, est déraisonnable, mauvais, etc. »52. Les buts de l'État et ceux de l'individu sont par essence incompatibles. L'État et l'individu entretiennent en permanence des rapports de force, une lutte sans nuance où l'affirmation de l'un entraîne inexorablement la dissolution de l'autre. Stirner met en cause la conception absolutiste de l'État hégélien, manifestation inébranlable de l'Esprit absolu qui ne procède nullement des volontés individuelles ou particulières, mais du bon vouloir de l'Esprit lui-même. Pour Hegel, politiquement parlant, l'État n’a point de base contractuelle explicite qui rapporterait chacun à tous et tous à chacun, ou, réciproquement, l'individu au gouvernement, le vouloir universel du tout au vouloir explicite de l'individu. Le vouloir qu’il incarne est absolument universel et s'impose nécessairement aux individus. L'État hégélien, incarnation de l'Esprit absolu est la seule instance habilitée à accorder l'autonomie à l'individu. C'est ainsi que, pour passer outre l'aliénation individuelle, 52
Max Stirner, op. cit., pp. 249-250.
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Stirner recommande de « ne reconnaître aucun devoir, c'est-à-dire, ne pas lier et ne pas me regarder comme lié. Si je n'ai pas de devoir, je ne connais pas non plus de loi »53. Tout au plus, l'individu suivant les prescriptions de son ego, n'entrevoit au-dessus de lui aucune autorité : « En effet, selon Stirner, le Moi sans frein, Moi, tel que je m'appartiens à moi seul, je ne puis me compléter et me réaliser dans l'État »54. Cela s'explique par le fait que l'État sollicite tout au plus les hommes qui, à son image, croient avoir le même statut, la même configuration abstraite. De fait, l'individu, dans la sphère étatique, apparaît comme un vulgaire possédé cherchant ailleurs une orientation à son existence. Si donc, comme l'affirme Stirner, « Les crimes ont leur source dans les idées fixes »55, il va de soi que seul le radicalisme pourra délier l'individu des marottes. L'individu partira de cette devise cardinale : « C'est moi qui suis mon espèce ; je suis sans règle, sans loi, sans modèle, etc. »56. Cette devise doit être accompagnée, selon Stirner, du crime. Le crime contre l'État. La force étant aux mains de l'État synonyme de « droit », l'individu doit se révolter en lui opposant sa force et sa propre puissance : « La puissance de l'État se manifeste sous forme de contrainte : il emploie la « force », à laquelle l'individu, lui, n’a pas le droit de recourir. Aux mains de l'État, la force s'appelle ''droit'', aux mains de l'individu, elle s'appelle ''crime''. Crime signifie, emploi de sa force par l'individu ; ce n'est que par le crime que l'individu peut détruire la puissance de l'État, quand il est d'avis que c'est
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Ibid. p. 250. Ibid. p. 255. 55 Ibid. p. 260. 56 Ibid. p. 34. 54
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lui qui est au-dessus de l'État et non l'État au-dessus de lui »57. L'emploi de la notion de crime se justifie dès lors que l’État tend à se sacraliser. L'État se profile derrière l’appel au crime comme Dieu derrière la tentation du péché. Le crime contre l'État est ainsi à la mesure de la protestation que l’individu lui oppose. Pour Stirner, le criminel doit oser accéder à l'égoïsme en luttant sans relâche contre l'hégémonie asphyxiante de l'État. Contre cette puissance extérieure, le crime commis par l'individu est la manifestation de sa puissance propre. Désormais, la tentative de réconciliation hégélienne du droit positif avec le droit naturel s'effectue à partir de « Ma puissance ». Si Stirner concède à Hegel que l'État résulte d'une réconciliation de la volonté particulière et de la volonté générale, il refuse d'y voir la garantie de la liberté individuelle. La différence établie par Hegel entre une volonté libre pour soi qui n'a plus en vue le particulier, mais l'universel, est fallacieuse. Cette distinction est suggérée par l'État dans le but de se préserver58 de la menace que représentent les individus. Avant Stirner, Edgar Bauer croyait avoir résolu le problème en fusionnant la volonté générale avec la volonté populaire. Or le peuple, d'après Stirner, est lui-même un fantôme. Le peuple, une fois organisé, cherche toujours à dominer l'individu révolté. Le peuple n'est pas l'individu. Si l'État est la première cible de ses attaques, Stirner étend son procès à toutes les formes d'aliénation. L'État, pour se faire une nouvelle santé, s'entoure de sacro-saints principes tels que la volonté populaire, le droit Social, etc. 57
Ibid., p. 251. Henri Arvon, Aux sources de l'existentialisme : Max Stirner, P.U.F., Paris, 1954, p. 105.
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Mais la négation chez Stirner n'est pas gratuite : elle est le revers d'une affirmation individuelle qui la fonde. Ma puissance renverse la fiction de la volonté générale pour faire émerger triomphalement l'individualité. Par l'exercice de Ma puissance, Stirner entend faire contrepoids à la dissolution du particulier dans le général prônée par Hegel. Toutefois, il convient de reconnaître que le procès de l'État ouvre des perspectives incertaines. Sans peine, le lecteur attentif décèle dans le tableau politique sombre de notre auteur une sorte de jungle cruelle. Mais l'apport de la reprise de l'État par Ma puissance réside ailleurs. Henri Arvon témoigne : « Stirner est le premier, sans doute, à porter au jour l'aspect humain de la crise politique des temps modernes. Sous la forme abstraite de l'État moderne il découvre sa seule réalité concrète, l'individu. S'il ne résout pas le problème politique, il le pose dans ses véritables perspectives. En portant l'individu à la limite, il verse dans le paradoxe; il ne fait pourtant que réagir contre l'État-limite de Hegel. ''Ma puissance" est l'ultime aboutissement de la philosophie du droit de Hegel. Elle la contredit et elle la dépasse »59. Le procès des marottes ne se limite pas exclusivement à l'État. Sous les critiques de la gauche hégélienne, une nouvelle morale vient de voir le jour. Elle rejette Dieu et substantialise l'Homme. L'Homme feuerbachien, en l'occurrence, étant par rapport à l'individu l'être supérieur, fait coïncider la morale et la religion. Ici, « la divinité se change en humanité, la foi en l'amour »60. Or l’amour, même humain, ne dérive-t-il pas du sacré et par
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Henri Arvon, op. cit., p. 112. Ibid., p. 75.
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conséquent de Dieu ? D'où la nécessité de soumettre également à la critique la question de l’Homme. B- Le procès de l'Homme « Le Dieu, avait dit Feuerbach, n'est autre chose que l'Homme... Mais l'homme lui-même, répond Stirner, est un fantôme qui n'a de réalité qu'en moi et par moi ; l'humain n'est qu'un des éléments constructifs de mon individualité et est le mien, de même que l'Esprit est mon esprit et que la chair est ma chair. Je suis le contre du monde et le monde (monde des choses, des hommes et des idées) n'est que ma propriété, dont mon égoïsme souverain use selon son bon plaisir et selon ses forces »61. Avec le christianisme, Dieu est une transcendance extérieure à l'Homme. Or chez Feuerbach, Dieu reste une transcendance, mais une transcendance intérieure. L'Homme est une métamorphose du divin. C’est pour cette même raison que l'humanisme feuerbachien repose sur la moralité : la loi humaine se substitue à la loi divine. Dieu c'est l'Homme : « Seulement, dit Stirner, ce nouvel être suprême trahit une conception bien plus spiritualisée que celle de l'ancien Dieu ; ce dernier pouvait croire encore être représenté sous une forme corporelle, on pouvait lui imaginer une certaine figure, tandis que l'Homme, au contraire, reste purement spirituel, et on ne peut lui prêter aucun corps matériel particulier »62. Feuerbach croyait qu'il suffisait de renverser la philosophie spéculative pour avoir accès à la vérité absolue. Cependant, d'après l'auteur de L'Unique et sa propriété, il est inutile d'effacer l'affirmation « Dieu est amour » par cette autre affirmation « L'Amour est divin ». 61
Ibid. p. 16. Ibid. p. 67.
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Car, dans les deux approches, l'individu est maintenu au bas de l'échelle. Le transfert à l'homme de l'attribut sacré de Dieu perpétue la dictature du Sacro-saint : « Au lieu d'être soumis à un pouvoir étranger, l'homme est désormais enchaîné à sa propre existence »63. Feuerbach disait : « Vérité est l'homme et non la Raison abstraite; Vérité est la vie et non la pensée restée sur papier, qui trouve sur papier l'existence qui lui convient »64. À travers cette affirmation, non seulement Feuerbach accorde au matérialisme la suprématie sur l'idéalisme, mais encore, il met l'accent sur l'autonomie de la nature, indépendante de toute pensée. L'Homme comme produit de la nature est le centre de tout. Ainsi, Dieu et toutes les autres formes d'êtres supérieurs sont des transpositions de la nature humaine. Pour Feuerbach, le monde religieux instauré par l'imagination de l'homme est un univers de transposition. Cependant, Max Stirner trouve que Feuerbach est resté malgré tout prisonnier de l'idéalisme dans sa conception de la société humaine, de la religion et de la morale. Feuerbach perfectionne la religion au lieu de la supprimer. Écoutons cette parole de Stirner, adressée à Feuerbach: « Tu t'intitules peut-être athée mais tu restes fidèle au sentiment chrétien qu'il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche de n'être pas ''inhumain '' »65. ''Inhumain'' ! L'utilisation des guillemets n'est pas sans importance. ''Humain'' et ''inhumain'', les deux termes sont employés par ceux qui sont attachés à un quelconque idéal. Celui de Feuerbach, le cœur humain, est le symbole de la religion chrétienne. Le christianisme, considéré comme idéal de fraternité universelle trouve son 63
Ibid., p. 71. L. Feuerbach, L'essence du christianisme, trad. Roy, Éditions Sociales, Paris, 1964, p. 4. 65 Max Stirner, op. cit., p. 449. 64
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accomplissement dans l'amour du prochain. Dans tous les cas, Feuerbach reste idéaliste, dans la mesure où il appréhende les rapports intersubjectifs sur le mode de la pitié, de l'amitié et de l'amour. Étant donné que ces sentiments prospèrent au sein de la religion que Feuerbach croit combattre, il y a lieu de considérer l'Homme comme l’affirmation d'une nouvelle religion. Tout au plus, l'Homme est le dernier avatar de la pensée chrétienne66. Il s'ensuit que l'homme feuerbachien est une hypothèse, une ''supposition'' et finalement une pensée, une idée, voire un dogme. Et « il en résulte que le penser et la critique ne pourraient sortir que d'un dogme, c'est-à-dire d'une pensée, d'une idée fixe, d'une hypothèse »67. Considéré comme une ''idée fixe'', comme un nouveau fantôme, l'Homme est redoutable. Comme toutes les marottes caractérisées essentiellement par le crime68, l'Homme de Feuerbach est le voile occultant une infinité d'hypocrisies et d'escroqueries : « L'Homme est le dernier des mauvais esprits, le dernier fantôme et le plus fécond en impostures et en tromperies ; c'est le plus subtil des menteurs qui se soit caché sous un masque d'honnêteté, c'est le père des mensonges. L'Égoïste qui s'insurge contre les devoirs, les aspirations et les idées qui ont cours commet impitoyablement la suprême profanation : rien ne lui est sacré »69. Au même titre que l'État hégélien, l'Homme feuerbachien, Dieu et toutes les « idées fixes » finissent par être emportés dans la débâcle commune réservée aux dogmes70. Du coup, l'Homme devient pour 66
Max Stirner, op. cit., p. 438. Ibid., p. 438. 68 Ibid., p. 260. 69 Ibid., p. 435. 70 Stirner ne fait pas la différence entre la Religion, l'État et l'Homme. Tous, ils représentent des transcendances oppressives. L'Église 67
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l'individu le symbole de l'irréel, une pure abstraction destinée à se soumettre au Moi et la puissance dont Je suis porteur. Comprenons bien : posé comme idée, l'Homme est pour l'individu une abstraction, un adversaire, un ennemi, une puissance extérieure qui doit être ramenée au centre de l'individualité en tant que propriété. De la même manière que l'idéal de l'homme est la virilité et celui de la femme, la féminité, le principe soutenant la philosophie feuerbachienne reste et demeure l'amour humain. En d'autres termes, l'emprise que l'idée hégélienne exerçait sur l'individu est perpétuée par l'humanisme feuerbachien, tout comme son anthropologie qui n'est pas différente de la théologie chrétienne qu'elle prétend avoir remplacée. Car, « l'homme chrétien est celui qui croit à la souveraineté des pensées et veut faire régner certaines pensées qu'il appelle ''principes'' »71. Pour Stirner, en effet, seule la destruction des pensées permettrait à l'individu de conquérir son unicité. Le monde des pensées correspond au monde chrétien. En effet, soutient Stirner, « Si je suis libre en tant que ''moi raisonnable'', c'est le raisonnable et la raison qui est libre en moi et cette liberté de la raison ou liberté de la pensée a depuis toujours été l'idéal du monde chrétien »72. La liberté de pensée coïncidant avec la liberté de la raison conduit au rabaissement du Moi. Tout se passe dès lors comme si la pensée agissait. La pensée ainsi sacralisée devient un fantôme ou une « idée fixe ». Selon Stirner, ce qui importe, c'est Moi et non Dieu, la Vérité, l'État ou l'Homme, etc. Autrement dit, selon s'appuie sur la pitié, l'Homme sur l'Amour, la Société, l’État sur la moralité et la Loi. Pitié, Amour, Loi et Moralité sont des dogmes, c'est à dire des marottes. Cf. l’ouvrage cité, p. 286. 71 Max Stirner, op. cit., p. 435. 72 Ibid., p. 432.
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Stirner, c’est l’individu le fin aboutissement du christianisme, le point de départ et la matière d'une histoire nouvelle, d'une histoire de jouissance après celle du sacrifice de soi. Ainsi, le statut de l'individualité se précise progressivement. En tant qu'individu, je n'ai pas à me mesurer à l'aune d'un quelconque principe universel. Tout ce qui existe, existe pour Moi. Même l'Homme, la dernière survivance de la religion chrétienne, est une propriété de l'individu. Si l’Homme de Feuerbach passe pour un principe universel, c’est en réalité de l’individu égoïste qu’il s’agit, car chacun est égoïste et fait de soi le centre de tout. Si le Dieu chrétien a cédé la place à l’Homme, l’Homme lui-même fait appel à de nouveaux défis. C’est à l’égoïste de se souvenir qu’il lui revient le droit de secouer tous les jougs. Détenteur et source créatrice de ses droits, Stirner ne connaît de droits que ceux qui se nourrissent à l’égoïsme73. Au terme de ce réquisitoire, la parole de Stirner s’est révélée essentiellement sacrilège. À travers l’Homme feuerbachien, Stirner soumet Dieu au tribunal de l’égoïsme qu’il défend avec force. Et si finalement le véritable droit n’est ni humain, ni divin, mais individuel, il apparaît que l’entreprise de libération du moi aboutit à la position moniste de l’individu égoïste, blotti dans une solitude abrupte, sourd à toute morale humaniste mais réceptif à tout ce qui concourt à la jouissance personnelle. En effet, c’est seulement au sein du Moi, Unique et Égoïste que l’Humanité acquiert, d’après Stirner, une signification digne d’intérêt: « Je suis possesseur de l’humanité, je ne fais rien pour le bien d’une autre humanité. Tu es fou, toi qui, étant une humanité unique, te 73
Ibid., p. 232.
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guindes afin de vivre pour une autre que celle que tu es toi-même »74. Nos analyses précédentes étaient essentiellement orientées dans le sens de la destruction des transcendances stato-humanistes ; c’est-à-dire relatives à État et à l’Homme : deux entités contre lesquelles se dresse l’individualisme anarchiste de Stirner. Dans un premier temps, nous avons vu que la Raison universelle de Hegel, principe et but ultime de tout être, réalisée dans l’État, exige la soumission de l’individu à la Loi et au Droit. Or, selon Stirner, l’État implique nécessairement l’esclavage, la limitation et la mutilation de l’individu. D’où l’exaltation de la conscience souveraine de l’individu. Ainsi, la problématique de l’individualité, escamotée par l’État sanctifié, disparaissant inéluctablement derrière le manteau impersonnel de la Loi et de la Morale, ressurgit dans L’Unique et sa propriété sous un jour singulier. Même l’anthropologie feuerbachienne, théoriquement inscrite dans le mouvement d'émancipation de la gauche hégélienne, n’échappe pas à la critique. Le procès intenté contre l'État et l'anthropologie visait, en définitive, à ramener toutes les puissances asphyxiantes au centre de l’individu, leur unique propriétaire.
74
Ibid., p. 308.
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CHAPITRE 4 L’ÉGOÏSME : ATTRIBUT ONTOLOGIQUE DE L’INDIVIDU Stirner déclare : « Dans tes rêves démesurés, tu te forges tout un monde divin, un royaume des esprits qui t’attend, un Idéal qui t’invite. Tu as une idée fixe (…). Qu’appelle-t-on en effet une « idée fixe »? Une idée à laquelle l’homme est asservi. Lorsque vous reconnaissez l’insanité d’une telle idée, vous enfermez son esclave dans une maison de santé »75. Délivré de l’ « idée fixe » de l’État et de l’Homme, l’individu peut enfin retrouver sa source de vie en se forgeant un nouveau mode d’action. L’individu est maintenant debout, seul sur les décombres de l’idéalisme et de ses fantômes. Il se relève et se déploie dans son originalité et son unicité. En rapatriant ainsi les transcendances stato-humanistes au sein de la sphère individuelle, Stirner se démarque très nettement des autres courants de pensée qui ont toujours voulu faire de l’Homme une multiplicité d’attributs abstraits. Avant Stirner, nous semble-t-il, «l’homme» était un déterminant abstrait de l’individu véritable. Avec lui, «l’homme» acquiert enfin une valeur singulière, il devient la conséquence du rejet de la généralité au profit de la particularité. On est ainsi passé de l’Homme à l’individu unique. L’individu réhabilité, dévoré par la volonté sans borne de jouir de la vie, échappe désormais à toute objectivation. Difficile désormais de le déduire de quelque catégorie : l’individu est unique.
75
Max Stirner, op. cit., p. 399.
Mais si l’individu adopte une attitude de combat, c’est pour retourner à sa source originelle : l'égoïsme. Le déploiement de l'individu et la découverte de sa caractéristique ontologique, à savoir l'égoïsme, constitueront la toile de fond des trois chapitres qui vont suivre. Dans le présent chapitre, nous allons présenter le principe directeur de l’individualisme stirnerien, à savoir l’égoïsme, avant de développer, dans les chapitres ultérieurs, ses autres caractéristiques. Notons surtout que les idées ici développées rendent déjà compte de la nouvelle table de valeurs proposée par Stirner. D’où l’importance de l’enjeu des questions soulevées. Après la destruction des « idées fixes », il faut les rendre avantageuses pour l’individu. À ce sujet, Stirner écrit : « Leur destruction doit m’être profitable à Moi, sinon la solution nouvelle qui naîtra de leur mort rentrerait dans la série innombrable de toutes celles qui jusqu’à présent n’ont jamais déclaré fausses les anciennes vérités et fait couler des hypothèses depuis longtemps acceptées que pour édifier sur leurs ruines, le trône d’un étranger, d’un intrus : Homme, Dieu, État ou Morale »76. Une fois le procès des fantômes accompli, l'Unique doit opérer une série de réappropriations par lesquelles il ramène à lui les différentes puissances naguères étrangères et asphyxiantes. L’égoïsme, caractérisé par une avidité sans borne à s'approprier tout ce qui tombe sous le coup de la puissance individuelle, est en réalité le lieu d’élaboration des instincts. Plutôt que de diriger l’individu vers les entités qui l’aliènent, l’égoïsme possède la particularité de remettre celles-là à la disposition de leurs propres créateurs. « Aujourd’hui, déclare Stirner, je détruis ces incarnations mensongères, je rentre en possession de 76
Ibid., p. 200.
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mes pensées et je dis : Moi seul ai un corps et suis quelqu’un. Je ne vois plus dans le monde que ce qu’il est pour moi ; il est à moi ; il est ma propriété. Je rapporte tout à moi » 77. Naguère captif et prisonnier des idées fixes, le Moi souverain peut enfin, à l’issue de sa bataille victorieuse contre les fantômes, déclarer leur inanité ou en devenir propriétaire. Traduction : pour entrer en possession de notre individualité, nous devons détruire les incarnations mensongères de notre esprit et nous dire : «seuls mes intérêts personnels comptent – alors, enfin je deviens moi-même, c'est-à-dire égoïste.» On peut aisément prendre plaisir à être tel qu’on est, à vivre sa vie, sans avoir en vue un quelconque idéal. Seul l’intérêt personnel compte, car c’est à ce moment seulement que l’intérêt devient vraiment intéressant78. L’égoïsme apparaît non seulement comme le moment au cours duquel l’homme prend véritablement conscience de ses intérêts, mais surtout comme le signe de la maturité individuelle. Pour Stirner en effet, la jeunesse, avec tous ses rêves et ses idéaux, représente l’âge de la distraction, le culte de la fiction, tandis que l’homme parvenu à l’âge adulte ne vise plus la réalisation d’un idéal, mais son intérêt propre. Stirner résume : « Le jeune homme est idéaliste, tout occupé de ses pensées, jusqu’au jour où il devient homme fait, homme égoïste qui ne poursuit à travers les choses et les pensées que la joie de son cœur »79. À travers la description du comportement égoïste, il y a peu de place à la construction d'un idéal de vie lointain. Pour l’individu corporel, débarrassé des fantômes de l’Esprit, Stirner revendique avec véhémence 77
Ibid., p. 39. Ibid., p. 38. 79 Ibid., p. 39-40. 78
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tout ce dont on a fait l’apanage exclusif de Dieu, de l’État ou de l’Homme. Ainsi tout ce qui m’est subordonné est ma propriété. Mon droit ne résultant pas d’une permission accordée par un être supérieur et extérieur à Moi, ma force est l’unique mesure de mon individualité. Il est important de comprendre la position inaugurale de l’égoïsme dans l’individualisme stirnerien. Le choix de cette valeur capitale est destiné à contredire les jeunes hégéliens. Pour ces derniers, l’égoïsme est loin d’être un principe moral, mais une puissance ennemie à détruire absolument. Ludwig Feuerbach est le premier à fournir la démonstration de ce rejet. Il oppose à l’égoïsme des religions monothéistes, l’amour purement « humain ». Par la suite, Karl Marx et Moïse Hess pourfendent dans une autre perspective l’égoïsme de la société bourgeoise. Enfin, Bruno Bauer dénonce l’attitude de la « Masse » se livrant à des tâches égoïstes. Stirner va vibrer en opposition de phase, en prenant à défaut les jeunes hégéliens. L’égoïsme ridiculisé par les autres sera ennobli sous sa plume. Pour asseoir sa démonstration, il va se servir du système qu’il affronte : l’anthropologie feuerbachienne en l'occurrence. Stirner sort l’égoïsme de l‘idéalisme pour en faire le fondement de sa démonstration comme jadis Feuerbach fit de l’Homme le principe explicatif de Dieu. Le terme Dieu-Homme est le point de départ de la réflexion feuerbachienne dans L’Essence du christianisme. Dieu serait le prédicat de l’élément fondamental qu’est l’Homme. Si la religion chrétienne professe que l’homme est une pâle copie de la divinité, l’humanisme feuerbachien enseigne que l’Homme lui-même est Dieu :
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« L’humanisme repose sur la moralité, la loi humaine s’y substitue à la loi divine »80. Seulement, à l’analyse, l’humanisme professé par Feuerbach est loin d’être l’antithèse de la religion puisque cette dernière présuppose l’origine divine de l’homme. Jusqu’à l’analyse feuerbachienne, la religion semble encore faire des hommes des idéalistes, à défaut d’être des égoïstes. Or, la religion n’est pas neutre. D’après Stirner, Dieu lui-même est intéressé : « Dieu même ne s’inquiète que du sien, Dieu ne s’occupe que de lui-même, ne pense qu’à lui-même, et n’a que lui-même en vue (…). La cause qu’il défend est purement égoïste! »81. Dieu, l’égoïste suprême est Tout dans Tout ; et tout est devenu sa cause. Sous la religion, l’existant, le moi spécifique est ravalé au rang de sujet. Instrument au service de Dieu, l’individu est, par le fait même, inapte et interdit de s’autodéterminer, son existence passant par l’incontournable médiateur - Dieu. Or l’égoïste véritable, ayant basé sa cause sur rien, ne se camoufle point derrière les expédients idéalistes. L’individu, égoïste par nature, a la conscience de son unicité et sait qu’il doit se préoccuper de ses intérêts propres. La Vérité, l’Humanité, la Justice, Le Prince, le Peuple, la Patrie, Dieu, l’Esprit ne sont rien pour lui. Toutes ces entités supra individuelles poursuivent chacune un but égoïste; si elles s’appuient sur les hommes, c’est pour mieux les exploiter. « Loin donc de toute cause qui n’est pas entièrement, exclusivement la Mienne ! (…). Je suis moi-même ma cause, et je ne suis ni bon ni mauvais, ce ne sont là pour moi que des mots »82. L’individu, 80
Henri Arvon, op. cit., p. 71. Ibid., p. 28. 82 Ibid., p. 29. 81
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conscient de son unicité et de son égoïsme, fait fi des vieux conflits éthiques paraissant au premier abord insolubles. Il le sait, il est un inconditionné conditionnant. Par conséquent, c’est en toute souveraineté que l’individu décide, rien n’étant pour Lui au-dessus de Lui 83. En réalité, nous sommes enclins à penser que l’égoïsme de Stirner exprime le nihilisme positif de Nietzsche avant la lettre. Stirner refuse d’entrevoir la vie individuelle dans les rets d’un moralisme asphyxiant ou fondue dans une masse docile. Il exhorte l’individu à une véritable reconversion. Ces exhortations seront reprises plus tard par l’existentialisme moderne comme nous le verrons dans le dernier chapitre de ce livre84. Ici, il s’agit surtout de voir comment, à travers le thème de l’égoïsme, Stirner parvient à déceler l’opposition trompeuse entre le mensonge et la vérité. Pour lui, la contrainte imposée aux enfants de toujours dire la vérité poursuit un but fortement égoïste. Lorsqu’on dit la vérité, c’est surtout pour préserver l’attachement à ses semblables. Or l’égoïste doit s’affranchir du joug de l’éthique, car cette dernière représente une blessure pour son intérêt propre : « Le rude poing de la morale, écrit Stirner, est sans miséricorde pour la noble essence de l’égoïsme »85. En effet, au sujet de la vérité il ne faut surtout pas oublier qu’elle est un objet en ma possession dont j’use dans mes propres rapports avec d’autres consciences. Par la suite, Stirner affirme : « L’ennemi n’a pas le droit à Ma vérité. La religion efface et embrouille cette distinction 83
Ibid., p. 29. Nous pensons notamment à Gabriel Marcel qui recherchait le lien nuptial intangible entre l’homme et la vie ou encore Martin Heidegger conviant l’existant à se détourner de la dispersion dangereuse du On. 85 Henri Arvon, op. cit., p. 65. 84
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égoïste lorsqu’elle traite le mensonge de péché. À ce moment là, c’est la vérité qui se retourne contre l’égoïsme. Alors que la religion se réserve le droit de mentir surtout quand elle peut s’en armer pour la plus grande gloire de Dieu. C’est précisément ce droit accordé à Dieu par la religion que l’égoïste revendique. En ce sens, l’accusation de Feuerbach contre l’égoïsme est l’expression d’une invitation à se référer au spirituel. Ici, il faut tracer la ligne de démarcation entre l’égoïste volontaire et l’égoïste involontaire. Ce dernier cherche un tiers auquel il pourra se référer pour assouvir ses désirs, et surtout offrir ses services pour se reconnaître par amour de lui-même. Stirner rappelle à ce propos : « Rien n’est sacré pour l’égoïste qui ne se rend pas compte de son égoïsme, pour l’Égoïste involontaire. J’appelle ainsi celui qui, incapable de dépasser à jamais les bornes de son moi, ne le tient cependant pas pour l’être suprême ; qui ne sert que lui en croyant à un être supérieur, et qui ne connaissant rien de supérieur à lui-même, rêve pourtant de quelque chose de supérieur, bref, c’est l’Égoïste qui voudrait ne pas être égoïste, qui ne s’humilie que « pour être élevé », c'est-àdire pour satisfaire son égoïsme »86. L’égoïsme stirnerien se veut donc conséquent. Il ne s’évalue pas, puisque : « c’est l’égoïsme de l’unique »87. Il n’accepte pas d’être sacrifié sur l’autel de Dieu, ni même de l’Homme, chacun étant pour soi son propre prochain88. N’ayant en vue que mon individualité, j’emploie les autres comme des objets : « Je ne veux respecter en toi rien, ni le propriétaire, ni le gueux, ni même l’Homme, mais je veux t’employer »89. Mon individualité, c’est Moi-même. Étant 86
Ibid., p. 65. Ibid., p. 195. 88 Ibid., p. 203. 89 Ibid., p. 185. 87
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libre par rapport à ce que je n’ai pas, je dois tout nier et me poser comme unique propriétaire de tout90. Dès lors, rien ne m’est interdit. La force devient l’unique source du droit assuré par l’égoïsme : « Tant que vous ne pouvez m’arracher mon pouvoir sur une chose, cette chose demeure en ma propriété. Eh bien, soit! Que la force décide de la propriété et j’attendrai tout de ma force »91. L’individu a le devoir d’arracher la propriété aux fantômes pour en faire une propriété privée. L’individu tire son statut de propriétaire de l’exercice sans limite de la force. D’où ces mots qui sonnent le glas de tout moralisme : « Mets la main sur ce dont tu as besoin, prends-le. C’est la déclaration de guerre de tous contre tous. Moi seul suis le juge de ce que je veux avoir »92. Le principe de l’égoïste se dévoile lui-même. Loin de Stirner l’idée d’une existence en autarcie. La pratique égoïste n’exclut pas l’intersubjectivité ; elle consiste seulement à voir en l’autre un objet ou une partie de notre richesse pouvant être exploitée pour notre seul et unique profit93. Motivé par le seul intérêt personnel, Stirner n’intègre aucune forme de morale dans sa pensée. L’individu de Stirner renverse l’impératif catégorique de Kant. Tout est conditionné et orienté par l’intérêt personnel. Autrui est un moyen et non une fin. Entre la maxime kantienne du respect de la personne humaine : « Agis toujours de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, jamais
90
Max Stirner, op. cit., p. 206. Ibid., p. 322. 92 Ibid., p. 324. 93 Ibid., p. 334. 91
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uniquement comme moyen »94 et le propos de Stirner : « Ce n’est pas comme l’homme que je me développe, et je ne développe pas l’Homme. C’est Moi qui me développe »95, il y a un fossé éthique abyssal. En se réappropriant l’ancienne conception de Boèce selon laquelle les hommes, êtres conscients et doués de raison ne sont pas de simples individus mais des personnes, Kant défend l’idée que les hommes doivent être considérés comme la finalité de toute action morale. Au contraire de son prédécesseur, Stirner envisage l’intersubjectivité sur le mode de l’exploitation et de la violence. Au même titre que Calliclès, personnage de Platon, Stirner voit la justice réelle comme la victoire du plus fort. La loi morale étant elle-même contre nature, l’individu puissant doit imposer le véritable droit, celui de l’égoïsme naturel. Bref, l’individu stirnerien se caractérise par la puissance, la force et l’égoïsme. Et l’intelligibilité de ces notions ouvre la voie à la jouissance personnelle, l’ultime manifestation de l’égoïsme.
94
Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, 2e section, Delagrave, pp. 150-151. 95 Max Stirner, op. cit., p. 450.
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CHAPITRE 5 LE « RETOUR AU RIEN CRÉATEUR » ET LA JOUISSANCE PERSONNELLE DE LA VIE La phénoménologie de l’individu nous a révélé sa nature foncière : l’égoïsme. Jusqu’à présent, l’individu dans ses différentes croisades manifestait sa volonté de vivre. Les tendances modernes témoignent du même souci de la vie. Pour Stirner, « Le monde n’a jusqu’à présent songé qu’à conquérir la vie, son unique souci a été de vivre »96. Cette étape, bien qu’indispensable, ne vaut guère sans la jouissance personnelle de la vie qui la prolonge. Mais comment l’individu jouit-il de la vie ? C’est, selon Stirner, « En l’usant, comme on brûle la chandelle qu’on emploie. On use de la vie et de soi-même en la consumant et se consumant. Jouir de la vie, c’est la dévorer et la détruire »97. Bien évidemment, la jouissance n’est possible qu’en rejetant la notion de Salut ou de Paradis où l’individu recevrait la juste récompense d’une vie respectueuse de principes éthiques impersonnels. Le devoir-être ne doit pas préoccuper la conscience individuelle, car à ce moment-là, l’individu présent s’identifie plutôt à un moi tendu vers un avenir toujours lointain. En d’autres termes, l’individu actuel meurt avec l’espérance de la résurrection, il vit en attendant sa mort certaine, phase transitoire conduisant à un au-delà salvateur. La pensée de Stirner indique qu’en cherchant hors d’eux-mêmes leurs valeurs, les mortels sont malheureux et déterminent le sens de la vie actuelle uniquement en rapport au futur. C’est pourquoi certaines 96
Max Stirner, op. cit., p. 401 Ibid., p. 402.
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personnes ne vivent finalement que pour mourir et trouver la vraie vie dans toutes sortes d’expédients. Or, je jouis de moi et deviens propriétaire de tout lorsque « je ne pense pas devoir faire en sorte que celui qui vit en moi ne soit pas Moi »98. Retraçons l’abîme existant entre les deux approches en conflit ici : « D’après l’ancienne (…) je suis mon but, d’après la nouvelle je suis mon point de départ ; d’après l’une je me cherche, d’après l’autre, je me possède et je fais de moi ce que je ferais de toute autre de mes propriété, – je jouis de moi selon mon bon plaisir. Je ne tremble plus pour ma vie, je la “prodigue”»99. Stirner serait-il un épicurien ? Gardons-nous pour l’instant de formuler une telle conclusion, car ce philosophe ne se laisse pas facilement enfermer dans des étiquettes. Si Stirner convient globalement qu’avec les Anciens, l’homme se sentait indépendant, sans lien avec le cosmos, il affirme néanmoins, pour le déplorer, leur attachement viscéral au monde des Esprits : « Et c’est à l’œuvre des géants accomplie par les Anciens que l’homme doit se savoir un être sans liaison avec le monde, un Esprit »100. Avec les Anciens, l’homme n’est soucieux que du spirituel. Cependant, et heureusement, certains Anciens aspiraient au bien-vivre. C’est le cas des stoïciens ; ils se proposaient de réaliser l’idéal de sagesse dans la vie et d’être des hommes sachant vivre. Les stoïciens, souligne Stirner, tentèrent de réaliser leur idéal à l’égard du monde, dans une existence stagnante et immobile. Les épicuriens, au contraire, crurent trouver le bonheur dans la vie active, 98
Ibid., pp. 402-403. Max Stirner, op. cit., p. 403. 100 Ibid., p. 46. 99
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trépidante et pleine de plaisirs101. Pour Stirner, la sagesse stoïcienne est une doctrine du mépris du monde et les épicuriens cherchent à ruser avec le monde sans le heurter de front. Il résume ainsi : « La prospérité épicurienne (Hédonè) n’est que le savoir-vivre stoïcien, mais raffiné, plus artificieux (…). Il n’y a d’autre attitude possible devant le monde que l’Ataraxie (l’indifférence) et l’Aphasie (le silence, ou en d’autres termes, l’isolement intérieur) »102. La question à laquelle nous tentons d’apporter une réponse dans ce chapitre se précise ; il ne s’agit « plus de savoir comment conquérir la vie, mais comment la dépenser et en jouir »103. Les chapitres précédents décrivaient essentiellement le chemin de croix parcouru par l’individu. Maintenant la croisade achevée, l’individu est désormais dépouillé des fantômes. Il n’adopte plus une attitude défensive, il ne se raidit plus dans une attitude de repli ; il ne s’interroge plus désespérément sur son destin. Il se contente maintenant de réaliser librement son ultime entreprise en se livrant exclusivement à la jouissance. La jouissance! Le choix du terme est significatif. C’est au cœur de la pensée socialiste que Stirner l’a puisé. Les socialistes, français surtout, à partir d’une analyse serrée de la problématique du travail, mettaient en exergue sa double dimension : d’une part, l’exploitation servile à laquelle il aboutit dans le régime capitaliste ; et d’autre part, son caractère coercitif et parfois répugnant. Proudhon, profondément affecté par l’exploitation servile du travail régnant dans le régime de la propriété privée, et par ailleurs inquiet de l’influence avilissante de la division 101
Ibid., p. 49. Ibid., pp. 50-51. 103 Ibid., p. 403. 102
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du travail social, va prêcher la jouissance et l’intérêt d’un travail sérieux. C’est donc face à ce problème crucial que les hégéliens de gauche vont s’employer à proposer des solutions diverses. Moses Hess s’active à prouver l’impossibilité de concilier la jouissance et le travail dans le régime capitaliste, mais ces deux concepts peuvent néanmoins se réconcilier dans l’activité libre104. Mais il faut surtout reconnaître que les outils immédiats dont Stirner se sert pour exalter la jouissance nous viennent de la « critique » de son contemporain et ami Bruno Bauer. Entre Bruno Bauer et Proudhon, la différence d’approche est nette. Le premier fait l’éloge de la « libre activité » à travers les prouesses de l’Esprit. Le second célèbre le travail manuel aux dépens du travail spirituel. Quelle est donc la position de Stirner ? La problématique de Stirner est particulière. Stirner combat « l’Esprit » bauerien en lui retournant la critique que Bauer engage lui-même contre le travail de la « Masse »105. L’objet du travail de la « Masse » exclut nécessairement la jouissance de la vie car il est éreintant. Seulement, l’Esprit est un idéal insaisissable qui nous éloigne par conséquent de la jouissance ; « il nous fait vivre dans un état permanent d’attente nostalgique »106. De plus, le travail, qu’il soit manuel ou intellectuel, rabaisse le Moi. L’individu stirnerien jouit de la vie parce qu’il ne cherche pas vraiment hors de lui-même son bonheur. Ainsi, ma jouissance personnelle, commente Arvon, « implique le rejet de tout devoir-être. Trois vocables que Stirner ne se lasse jamais de répéter, en résument les 104
Moses Hess dans un article « Socialisme et Communisme » in Annales du Rhin, 1845. 105 Bruno Bauer, Gazette littéraire Générale, 1843. 106 Henri Avron, Aux sources de l’Existentialisme : Max Stirner, p. 122.
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différents aspects : la vocation (Beruf) est le propre d’un Dieu personnel qui nous appelle (Rufen) de sa voix, la distinction et la tâche sont des termes abstraits qui désignent les ordres donnés par « l’Homme » qui lui aussi est pure abstraction »107. Remplir sa destination, accomplir sa tâche ou même suivre sa vocation, voilà autant d’obstacles qui freinent le Moi dans son élan de jouissance. Même une vie animale ne correspond pas à la jouissance du Moi, puisque même une vie animale est encore un autre mode de vie spécifique. Stirner pense même qu’il n’est pas moins ardu à l’homme de se substituer à l’animal qu’à l’animal de se transmuer en homme. Les énergies à la disposition de l’homme s’atrophient lorsqu’elles sont inutilisées, car il est de leur essence d’émerger sans frein. C’est opportunément que Henri Arvon fait cette mise au point : « Ma jouissance personnelle ne résulte pas d’une vie nouvelle, elle est la vision nouvelle que ma conscience purgée des scories de la transcendance acquiert de l’univers qui est ma propriété »108. En cherchant hors de soi son destin, en imaginant audessus du Moi quelque transcendance, les efforts individuels sont inutiles et incertains. En vivant avec des idéaux, des buts à atteindre à tout prix, l’individu remplit sa vie de soucis continus et d’inquiétudes amères. Et pourtant, lorsque le Moi prend conscience de son irréductibilité, se sachant son propre créateur, il peut enfin vivre sa vie : une vie de jouissance personnelle, de satisfaction égoïste et de plaisir. Et c’est fort de la notion capitale de la jouissance personnelle que Stirner croit dévoiler la manifestation ultime de l’individualité. Pour 107
Ibid. pp. 122-123. Ibid., p. 123.
108
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comprendre la profondeur de son argumentation, il faut surtout se référer à la querelle finale qui l’opposa à Ludwig Feuerbach et à Bruno Bauer. À la suite de L’essence du christianisme, Feuerbach publia un autre livre tout aussi avant-gardiste, intitulé Principes de la philosophie de l’Avenir. En publiant ses Principes, Feuerbach entendait critiquer la subordination de l’être à la pensée observée dans les philosophies spéculatives précédentes. Feuerbach voyait en effet dans l’enchaînement de l’être la trahison du préjugé spirituel sur lequel la réflexion hégélienne s’adossait, l’être étant considéré comme une apparence résiduelle de l’idée. Si Feuerbach en vient finalement à opérer cette rupture souhaitée entre la pensée et l’être, c’est pour mieux contourner l’erreur de départ. De fait, selon Feuerbach, on ne peut logiquement assimiler l’essence qui n’est qu’une abstraction à l’existence qui relève du monde sensible. Pour Feuerbach, le réel dans sa « nudité » est absolument un objet de sens. C’est pourquoi la postérité doit à Feuerbach l’œuvre d’affranchissement par rapport à l’orthodoxie hégélienne. Le divorce est définitif lorsque l’auteur de L’essence du christianisme ramène la pensée à l’être. Mais pour Stirner, c’est au cœur de l’individu souverain que la pensée et l’être peuvent se confondre. Stirner écrit à ce propos : « Feuerbach dans ses principes de la Philosophie de l’Avenir (Grundsätzen der Philosophie der Zukunft) en revient toujours à l’être. Il reste ainsi, malgré toute son hostilité contre Hegel et la philosophie de l’Absolu, plongé jusqu’au cou dans l’abstraction, car “l’être” est une abstraction, juste comme le “moi”. Mais Moi qui suis, et Moi seul, je ne suis pas purement une abstraction, je suis tout dans tout et par conséquent je suis même une abstraction et rien, je suis
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tout et rien »109. D’après Stirner, l’être n’a aucune importance assignable pour l’individu égoïste. La pensée et l’être sont deux notions unilatérales n’ayant de signification que lorsqu’elles sont intégrées au cœur du Moi. Dès lors, l’être et la pensée confondus sont réfractés à l’intérieur du Moi particulier et souverain. Ici réside l’apport de Stirner. Par ailleurs, c’est au travers de l’entreprise critique bauerienne que Stirner expose l’asphyxie dont souffre l’individu. La critique de Bauer, en cherchant la vérité de façon effrénée finit par occulter l’immanence libératrice du Moi. Il s’ensuit que chez Bauer se déploie le règne de la pensée libre, soustraite arbitrairement à la puissance de son unique créateur, à savoir l’individu. Par déduction, la critique bauerienne est servile, adéquate avec une pensée transcendante. C’est tout le contraire de la critique propre que Stirner appelle de tous ses vœux, la seule capable de conférer à la pensée son statut de créature : « Si le penser n’est pas mon penser, déclare Stirner, il n’est que le dévoilement d’un écheveau de pensées, c’est une besogne “d’esclave des mots”. Le commencement de mon penser n’est pas une pensée, mais est moi; aussi suis-je également son but, et tout son cours n’est-il que le cours de ma jouissance de Moi »110. À travers ces mots, Stirner sonne le glas du monde des pensées. Avec ce philosophe, le Moi ramène à lui toutes les pensées possibles pour en jouir. Et une telle jouissance est possible si l’individu comprend cette unique vérité : « Avant mon penser, Je suis »111. Lorsque Stirner dit « Je suis », il marque le triomphe de l’individu ; non pas l’individu à côté d’autres individus, 109
Ibid., p. 425. Ibid., p. 433. 111 Ibid., p. 439. 110
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mais d’un individu unique et solitaire, car la juxtaposition d’individus implique inéluctablement un principe commun, une société. L’individu de Stirner renvoie à un Moi irréductible et innommable. L’émergence de l’individu stirnerien ne renvoie à aucune praxis ni à une quelconque théorie. « Elle ne se fonde sur Rien. Elle est menée au nom de la seule réalité qui soit : le Moi, l’unique »112. L’unicité du Moi est la condition sine qua non de la manifestation dernière de l’individu : la jouissance personnelle. En même temps, le Moi, débarrassé des oripeaux de la métaphysique, retourne à sa source vive : le Rien. Mais ce Rien n’a rien d’une faillite : c’est un rien créateur et par conséquent, un néant fécond. C’est le seul déterminant de l’indétermination individuelle. Comme le néant sartrien, le Rien stirnerien consacre la condamnation de l’individu à sortir de lui-même. De ce Rien, l’individu tire tout : « Je suis un Rien créateur, le Rien dont je tire tout »113. Cette dernière parole de Stirner est capitale dans la détermination du statut de l’individualité dans L’Unique et sa propriété. L’individu n’est pas une chose-en-soi. Il est une chose-pour-soi, identique à lui-même. N’ayant basé sa cause sur Rien, il se mesure à l’aune de son Ego. Il se gaspille et jouit de la vie, par-delà le mal et le bien, sans foi ni loi. Dès lors, il ne nous reste qu’à déterminer le champ social où pourra se déployer l’individu égoïste et « jouisseur ». Ce sera l’objet du chapitre suivant.
112
Wanda Bannour in François Châtelet, La philosophie de Kant à Husserl, Marabout, Verviers (Belgique), tome 3, 1979, p. 135. 113 Ibid., p. 29.
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CHAPITRE 6 L’ASSOCIATION D’ÉGOISTES ET L’IMMANENCE LIBÉRATRICE DE L’UNIQUE Après avoir esquissé les grands traits de l’égoïsme, signe distinctif de l’individu stirnerien et de l’hédonisme sans limite qui en résulte, il faut maintenant définir les contours de l’environnement social dans lequel l’individu peut se déployer sans entrave. Il importe, en effet, de comprendre au préalable que « L’égoïsme, dont Stirner se fait le protagoniste, n’est pas le contraire de l’amour, ni de la pensée, il n’est pas, insiste Daniel Guérin, l’ennemi d’une douce vie amoureuse, ni du dévouement et du sacrifice, il n’est pas hostile à la cordialité la plus tendre, il n’est pas non plus l’ennemi de la critique, ni du socialisme, en un mot, il n’est l’ennemi d’aucun intérêt : il n’exclut aucun intérêt. Il va à l’encontre seulement de l’intérêt et de l’inintéressant : il ne s’oppose pas à l’amour, mais à l’amour saint, pas à la pensée, mais à la pensée sainte, il n’est pas contre les socialistes, mais les socialistes saints, etc. »114. La précision de Daniel Guérin est importante, car elle nous préserve d’une erreur de compréhension : « Une grave erreur trop souvent commise, argumente Max Baginsky, c’est de croire que l’individualisme répudie toute organisation. Les deux termes sont, au contraire, inséparables. Individualisme signifie plus spécialement, un effort dans le sens de l’affranchissement intérieur, moral de l’individu ; organisation signifie association entre
114
Daniel Guérin, Ni dieu ni maître : Anthologie de l’anarchisme, tome 1, François Maspero, Paris, 1976, p. 33.
individualités conscientes en vue d’un but à atteindre ou d’un besoin économique à assouvir »115. Stirner consacre en effet tout un chapitre sur les rapports interindividuels : « Mes relations »116. C’est la preuve que « l’exclusivisme », signe particulier de l’égoïsme véritable, n’a rien d’une résignation. L’individu se rétracte pour mieux écouter la voix de ses pulsions égoïstes. Dès lors, il est primordial de s’interroger sur les caractéristiques de cette « association d’égoïstes », garante de la puissance individuelle et de l’affranchissement des carcans sociopolitiques. Il est généralement admis que l’organisation s’inscrit dans l’ordre naturel de la vie communautaire en tant que pratique d’entraide. Elle s’impose à tous les mortels ayant en vue un intérêt commun. A priori, personne ne vivrait isolé. Cependant, il arrive que des personnes incapables de s’organiser en toute autonomie finissent par subir à un certain moment, une organisation sociale instaurée par des acteurs constitués en groupes dirigeants, avec l’objectif ferme d’exploiter les autres. Mais le propre de l’anarchisme est de remédier à toute situation d’exploitation tout en donnant la priorité à une organisation non réglementée guidée par la seule volonté factice et fugace des associés. C’est pourquoi, chez Stirner, au chapitre de « Mes relations » ou de « Mon Commerce » tout se présente sous la forme d’une dramatisation moniste et égocentrique du lien social. La position de rétraction de Stirner se manifeste également lorsqu’il faut aborder les questions d’ordre 115
Max Baginsky (1864-1943) membre du parti Social-démocrate allemand, puis anarchiste, émigré aux États-Unis en 1893, in Daniel Guérin, op. cit., tome 2, 1970. 116 Ibid., p. 267.
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politique. À la question du choix d’un parti, Stirner adopte une attitude presque identique à celle de Bruno Bauer. Dans un article intitulé « Correspondance de la province »117, Bruno Bauer justifie ouvertement son dédain de l’action politique. Pour présenter la « pureté » de sa critique essentiellement dissolvante, il privilégie la théorie à la pratique, l’esprit à la matière, la pensée à l’action. Ainsi se dégage le principe de la critique bauerienne dans l’article cité plus haut : la critique sans parti de son côté se veut avant tout solitaire et détaché de tout. En dépit de la forte ressemblance sur ce point entre Bauer et Stirner, une nuance doit être relevée. Si, pour le premier l’indifférence face à la réalité sociopolitique est de mise, chez le second, au contraire, il faut ramener le « parti » à la sphère du Moi, pôle référentiel absolu de toute praxis. Même si le « parti » a la figure d’un tissu de dépendances et de principes inébranlables et définitivement établis, Stirner conseille au Moi non pas de démissionner, mais de secouer son joug. Le Moi, conseille Stirner, doit néanmoins être de la partie. « Ainsi donc, un égoïste ne pourra jamais embrasser un parti, il ne pourra jamais prendre parti ? Mais si, il le peut parfaitement, pourvu qu’il ne se laisse pas saisir et enchaîner par le parti ! Le parti n’est jamais pour lui qu’une partie : il est de la partie, il prend part »118. La position de Stirner est claire : si l’individu ne doit pas être d’un parti, il doit néanmoins être de la partie. Dans la société, les rapports entre les individus sont présumés être égalitaires. Or, Stirner constate, pour le déplorer, que la société est un dissolvant 117
Bruno Bauer, « Correspondance de la Province », in Gazette littéraire Générale, 1843. 118 Max Stirner, op. cit., p. 299.
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de la volonté créatrice de l’individu. Pour soutenir sa thèse, il recourt à l’étymologie dont il ressort que le mot allemand Gesellschaft, équivalent de société en français, vient du radical « saal », dont la forme francisée est « salle ». S’appuyant sur cette étymologie, Stirner déduit que la société est une idée, un principe abstrait. Autrement dit, si les individus remplissant une salle forment une société, ils ne sauraient être la société elle-même. « La société, ce sont les personnes qui se trouvent dans la salle (…) et peu importe qu’elles soient muettes ou ne prononcent que de banales phrases de politesse (…) ; c’est le tiers qui fait de nous des compagnons et qui est le vrai fondateur, le créateur de la société »119. Par-delà la simple étymologie, Stirner montre que la société est le stade originel de toute vie humaine, l’état naturel où l’enfant fusionne avec la mère. Et le problème se trouve justement dans cette forme sociale restreinte et dévolue à l’enfant sans le consentement de ce dernier. Chez le philosophe allemand, le milieu naturel de l’enfant, non choisi, doit être remplacé par un nouvel espace social où il pourra enfin jouer avec ses égaux. L’attitude de l’enfant vis-à-vis de sa mère est assez révélatrice de l’essence de la société : « C’est une union sclérosée qui survit aux besoins du Moi qui l’ont fait naître »120. La société est donc assimilable à la prison. Par là-même, elle diffère de l’association. Selon Stirner, « Au contraire, toute association entre individus née à l’ombre de la prison porte en elle le germe dangereux d’un “complot”, et cette semence de rébellion peut, si les circonstances sont favorables, germer et porter fruit »121. Mais quelle est donc 119
Ibid., p. 276 Henri Arvon, op. cit., p. 115. 121 Max Stirner, op. cit., p. 277. 120
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la nature de l’association si elle n’est assimilable ni au parti, ni à la société ? Dans quelle mesure peut-elle se prévaloir de sauvegarder l’intangibilité de l’individu ? L’association est une société d’un genre particulier ; elle est mobile, factice et contingente. Elle est le fait d’un regroupement constitué au gré des besoins versatiles librement exprimés par les différents associés. « L’association d’égoïstes », dont il est question ici, n’a évidemment rien en commun avec « les associations égoïstes » de Moïse Hess. Chez Hess, l’association égoïste est une société où les désirs des uns sont assouvis aux dépens des autres; par exemple, un maître qui satisfait son désir de repos grâce à la débauche d’énergie de l’esclave travaillant à sa place. Une association égoïste est, en d’autres termes, une sorte de vampirisme social, une société déséquilibrée où certains vivent dans l’indigence et la misère absolue, alors qu’une minorité exploiteuse et rusée vit dans l’opulence. Néanmoins, l’association, fût-elle d’égoïstes, n’est pas moins soumise au respect strict de la loi du devoir. C’est ici que se fait jour l’apparente contradiction de l’ « association d’égoïstes » de Stirner. Bien qu’a priori fugaces, les rapports existant entre les différents membres de l’association n’impliquent-ils pas l’existence de principes dans lesquels se reconnaissent tous les individus ? L’amour est en effet l’un de ses principes. Mais l’amour exigé dans le cadre de l’association est un amour égoïste, intéressé et non humain, car il y a bien une différence remarquable entre l’amour égoïste et l’amour humain. L’amour égoïste appartient à l’individu alors que l’amour humain dicte sa loi aux individus. Aux yeux de Stirner, l’amour humain est pernicieux parce qu’impersonnel : « Vous aimez l’homme, et ce vous est une raison pour torturer l’individu, l’égoïste, votre amour 83
de l’Homme fait de vous des bourreaux des hommes. Quand je vois souffrir celui que j’aime, je souffre avec lui, et je n’ai pas de repos que je n’aie tout tenté pour le consoler et l’égayer. Quand je le vois joyeux, sa joie me rend joyeux. Il ne suit pas de là que ce soit le même objet qui produit sa peine ou sa joie qui éveille en moi les mêmes sentiments ; cela est surtout évident lorsqu’il s’agit de la douleur corporelle, que je ne ressens pas comme lui : c’est sa dent qui lui fait mal, et ce qui me fait mal à moi, c’est sa souffrance »122. Voilà comment on peut décrire le type d’amour qui prospère dans l’association : amour intéressé rendant la solidarité fondamentalement volontaire et motivée par l’égoïsme. Encore que même l’amour religieux ou « romantique » est, du point de vue de Stirner, considéré comme une fiction, un mensonge grossier123. L’amour qui sous-tend les relations entre associés, nommé tout simplement « mon amour personnel »124 par Stirner, voit l’être aimé comme un simple objet de satisfaction égoïste, et c’est l’une des sources d’inspiration du philosophe allemand dans la rédaction de son ouvrage. Cela suscite, dès lors, une interrogation : les conclusions moralement sombres de Stirner sont-elles l’aveu naïf de l’insociabilité de l’individu égoïste qui du même souffle dénie toute valeur universelle à une ligne de pensée plutôt personnelle ? Ou au contraire, faut-il y voir la perspicacité 122
Stirner pense qu’il n’y a pas d’amour désintéressé. « L’amour religieux » ou « l’amour romantique » n’est qu’une illusion par ce que pour l’égoïste, l’amour relève de sa propriété, de son intérêt personnel : « l’amour de l’égoïste prend sa source dans l’intérêt personnel, coule dans le lit de l’intérêt personnel et a son embouchure dans l’intérêt personnel. » Stirner, op.cit., p. 366 123 Ibid., p. 366. 124 Henri Arvon, op. cit., p. 118.
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d’un penseur qui apporte une solution anticipée à l’apparente contradiction entre l’égoïsme qu’il prône et l’altruisme qui le motive à éclairer la conscience de ses lecteurs 125 ? La réponse à cette question est simple. Stirner ne se préoccupe guère de ses lecteurs ; il ne se soucie pas de la postérité de son œuvre. Tout au plus, la froideur de l’égoïste prend les relents du troubadour de Goethe qui chante gratuitement : « Je vois les hommes plongés dans les ténèbres de la superstition, harcelés par un essaim de fantômes. Si je cherche, dans la mesure de mes forces, à projeter la lumière du jour sur les apparitions de la nuit, croyez-vous que j’obéisse à mon amour pour vous ? J’écris parce que je veux faire à des idées qui sont mes idées une place dans le monde ; si je prévoyais que ces idées dussent vous ravir la paix et le repos, si dans ces idées que je sème je voyais les germes de la guerre sanglante et une cause de ruines pour maintes générations, je ne les répandrais pas moins. Faites-en ce que vous pourrez, c’est votre affaire, et je ne m’en inquiète pas »126. De ce qui précède, il apparaît que l’individualité est plutôt l’élément dont la préservation est garantie au sein de l’association. Or, ce sont les efforts humains pour acquérir la « liberté » qui sont responsables de la mort lente de l’individu, car il y a bien une distinction à établir entre la liberté (ce fantôme des temps modernes) et l’individualité : « La liberté n’existe que dans le royaume des songes ! L’individualité, c'est-à-dire, ma propriété, est au contraire toute mon existence et ma réalité, c’est moimême. Je suis libre vis-à-vis de ce que je n’ai pas ; je suis propriétaire de tout ce qui est dans mon pouvoir ou dont je 125
Ibid., p.118. Ibid., p. 204.
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suis capable. Je suis en tout temps et en toutes circonstances à moi, du moment que j’entends être à moi et que je ne me prostitue pas à autrui »127. L’état de liberté est irréalisable. Par conséquent, l’individu ne peut le vouloir, encore moins le créer. Il ne peut qu’y rêver, « car il reste un idéal, un fantôme »128. Or, mon individualité, préservée dans l’association, n’est pas une chose à venir comme la liberté ; « je suis-actuel ». En fait, Stirner ne se préoccupe ni de la postérité, ni même de sa liberté. À l’instar de la plupart des individualistes, il estime qu’une liberté abstraite et absolue est une idée creuse, sans aucune importance pour l’individu. Étant donné que « celui à qui on a accordé la liberté n’est qu’un esclave affranchi, un libertinus, un chien qui tient un bout de chaîne (…) un serf vêtu en homme libre comme l’âne sous la peau du lion »129, Stirner propose une autonomie réelle, une indépendance vécue dans l’ « association d’égoïstes », où la communauté consciente des intérêts est bâtie sous l’impulsion de la seule volonté individuelle. Même si l’association ne peut faire disparaître une fois pour toutes les déterminismes naturels des hommes, elle a le mérite de débarrasser l’individu des carcans sociopolitiques. Le premier avantage consistant de son association est de préserver la propriété (Eigenheit) individuelle : « Dans l’association, et dans l’association seule, la propriété prend sa véritable valeur, et est réellement propriété, attendu que je n’y dois plus à personne ce qui est à moi »130. Dans la société, même les limitations sont dressées à partir d’un contrat explicite entre les associés. Dans l’association préconisée par Stirner, il n’y a plus que le 127
Ibid., p. 206. Ibid., p. 206. 129 Ibid., p. 218. 130 Ibid., p. 392. 128
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Moi pour mettre souverainement fin à ses avantages, dans son intérêt personnel. L’association d’égoïstes est nettement avantageuse pour l’individu, car, selon Stirner, en son sein, l’individu peut enfin faire valoir toute sa puissance et ses énergies. Au contraire de la société qui se sert des individus, « l’Association n’existe que pour toi et par toi (…). La société est sacrée et l’association est ta propriété, la société se sert de toi et tu te sers de l’association »131. Parce qu’elle est ma propriété, l’association devient l’unique garant de l’épanouissement individuel. Professant le dépassement positif de l’aliénation, Stirner partage-t-il pour autant l’idéal communiste au sens marxiste du terme ? La réponse est négative. Voyons pourquoi. Le communisme exige que les individus sacrifient leurs intérêts au profit de l’intérêt général. Si le communisme convie à l’amour désintéressé, l’association quant à elle promeut l’intérêt particulier ; si le communisme repose sur la communauté, l’association fait foi à l’unicité individuelle. Dans l’association, chaque associé traite les autres comme des objets. Par conséquent, au lieu d’une société régie par des lois spécifiques et rigides, il en résulte plutôt un groupe d’individus qui s’emploient à renforcer leur volonté de puissance et de jouissance : « L'Association seule abrite l’Unique et ne l’étouffe pas puisqu’elle en reste la puissance créatrice »132. En somme, l’association est le lieu où ma puissance est multipliée et renforcée au lieu d’être mutilée comme dans l’État et la Société ; car l’association n’intègre aucune alliance spirituelle ou même naturelle. L’individu dans une filiation basée sur le sang est subrepticement ramené à la 131
Ibid., p. 393. Henri Arvon, op. cit., p. 110.
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sphère close des représentants de la race. La communauté confessionnelle quant à elle le rabaisse au niveau d’un instrument servile de la collectivité religieuse. Par làmême, l’association résout à sa manière le problème épineux de la propriété privée. Comme le souligne l’écrivain libertaire Victor Serge : « L’anarchisme a été une réaction profondément saine contre la corruption du socialisme à la fin du dix neuvième siècle »133. En effet, lorsque le communisme dénonce le principe de la propriété, il s’en tient surtout à son « extranéation »134. Le communisme combat moins l’idée de propriété (Eigentum) que son extranéité (Fremdentum). Mais pour Stirner, le communisme échoue dans ses déductions. Et pour cause : on ne peut mettre un terme à l’extranéité de la propriété en la destinant à un tiers, c'est-à-dire à la société135. Il faut au contraire rendre la propriété à son inaliénable propriétaire : le Moi. Car : « Le propriétaire ce n’est ni Dieu ni l’Homme (la “Société humaine”), c’est l’individu »136. Et il faut ajouter : seule l’association est susceptible de garantir la souveraineté de l’individu-propriétaire de tout. L’anarchisme individualiste : l’association ne individuel des 133
de Stirner n’est donc pas exclusivement il est aussi « associationniste ». Et nuit en aucun cas à l’épanouissement différents associés. Ainsi qu’écrivait
Victor Serge, « La pensée anarchiste », in Le Crapouillot, Janvier 1938. 134 C'est-à-dire, son extériorité. 135 Lorsque Proudhon déclare que la « la propriété c’est le vol », Stirner remarque que le penseur français « tâche de nous faire accepter l’idée que la Société est le possesseur primitif et l’unique propriétaire des droits imprescriptibles » (. p313). Pour Stirner, Proudhon et les communistes combattent l’égoïsme, « par conséquent Proudhon se rapproche des chrétiens en ce qu’il accorde à Dieu ce qu’il dénie aux Hommes » p. 314. 136 Max Stirner, op. cit., p. 315.
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Malatesta, « personne en effet serait tenu d’y entrer, ni même, y étant entré, de n’en plus sortir »137. En d’autres mots, l’individualiste forcené lui-même ne condamne pas entièrement l’association entre individus. L’association des égoïstes est un moyen et non une fin, un instrument et non un principe. Cependant, pour être profitable à l’individu, l’association doit être élaborée sur une base volontaire. Au demeurant, c’est à travers l’association d’égoïstes que Stirner entend assurer l’affranchissement définitif de l’Unique. Cependant, en traçant un canevas social spécifique, l’auteur de L’Unique et sa propriété se place sur une pente glissante et risque de se réconcilier inconsciemment avec l’autorité combattue. Stirner donnerait ainsi involontairement raison à Henri Arvon qui lui reproche, du point de vue logique de n’avoir pas réussi à se défaire totalement du sentiment de réforme sociale partagé par ses contemporains. Quoi qu’il en soit, il faut retenir ceci : l’association prônée par Stirner se veut, dans son aspect premier, le reflet inversé de la Société et de l’État. La réflexion de Stirner à ce sujet révèle hardiment le risque d’effacement total que court l’individu dans son rapport à la Société et à l’État. En plus, elle nous préserve des dangers de la société tyrannique.
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Malatesta au congrès anarchiste international, Amsterdam, 24-31 Août 1907, in Daniel Guérin, op. cit., tome 3, p. 33.
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CHAPITRE 7 OBJECTIONS ET CONTROVERSES AUTOUR DE L’INDIVIDUALISME STIRNERIEN Le procès des « idées fixes », y compris celles qui sont apparemment invincibles comme l’idée de l’Esprit, de l’État, de la Société, du désintéressement ou de la liberté. Ce sont autant de raisons qui montrent comment Stirner – à la suite de David Friedrich Strauss, Bruno Bauer et Ludwig Feuerbach – a permis à l’individu d’effectuer un nouveau saut qualitatif. Cependant, en dépit de l’audace philosophique de Stirner, son individualisme anarchiste soulève des objections fondamentales. Commençons par celles soulevées par Szeliga, pour qui l’Unique représente seulement une étape parcourue par l’Esprit pour accéder à la conscience de soi de Bruno Bauer que Stirner prétend avoir mis hors-jeu. « Pour le critique, écrit Szeliga, qui voit dans l’histoire du monde non seulement une succession d’idées fixes, mais une évolution continuelle d’idées créatrices, (…) l’Unique n’est cependant pas un fantôme, mais un acte de conscience de soi créatrice, qui devait naître à son temps, c'est-à-dire à notre époque et remplir sa tâche, c'est-à-dire une tâche déterminée »138. D’après Szeliga, l’apport de Stirner dans le processus d’émancipation de la gauche hégélienne est négligeable. Défenseur inconditionnel de Bruno Bauer, Szeliga assimile l’unicisme stirnerien au socialisme et surtout au libéralisme, autant de vagues d’un même fleuve en crue : la conscience de soi. À la suite de son disciple, Bauer 138
Szeliga, Les feuilles de l’Allemagne du Nord, mars 1845, in Henri Arvon, Aux sources de l’existentialisme : Max Stirner, PUF., Paris, 1954, p. 129.
reconnaît au préalable que Stirner est, parmi les jeunes hégéliens, l’un des plus dignes et assurément le plus courageux139. Mais s’agissant de l’égoïsme, Bauer le voit comme une substance poussée à son abstraction la plus élevée. Voilà pourquoi l’égoïsme de Stirner est à ses yeux le plus conséquent et le plus chancelant. Conséquent, l’individualisme stirnerien l’est, car il est le résumé de tous les égoïsmes antérieurs. L’individu stirnerien est également, et chancelant. Car, pour s’affirmer, il est contraint de recourir à toutes sortes de fourberies et de lâchetés. À partir de ce constat, l’auteur de la Critique des évangiles croit pouvoir tirer la conclusion selon laquelle Stirner procède à une démonstration par l’absurde pour affirmer la supériorité de la Conscience de soi. Rappelons, avant d’aborder la critique de Marx, que les critiques de Szeliga et de Hess étaient des réactions violentes aux attaques maintes fois répétées de Stirner. À partir de là, on peut penser que, dans la mesure où les attaques stirneriennes portaient seulement sur quelques aspects de leurs théories, leurs répliques n’étaient pas toujours objectives et globales. La critique la plus froide de l’individualisme stirnerien nous vient de Karl Marx et de Friedrich Engels. Dans une lettre du 19 novembre 1844, Engels écrit à Marx : « Tu auras probablement entendu parler, si tu ne l’as pas encore reçu, du livre de Stirner L’Unique et sa propriété, Wigand m’a envoyé les bonnes feuilles que j’ai emportées à Cologne et laissées à Hess »140. En effet, Karl Marx et Engels vont longuement discuter de cette nouvelle publication. Engels, au début, trace un parallèle entre 139
Bruno Bauer, « Caractéristique de Ludwig Feuerbach », in Revue Trimestrielle de Wigand, 1845. 140 Engels, cité par Henri Arvon, op.cit., p. 135.
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l’égoïsme de l’anglais Bentham et celui de Stirner. Pour Engels, Stirner est supérieur à Bentham parce que l’individu est placé au-dessus de Dieu, mais inférieur par sa création de l’association d’égoïstes. Dressé contre l’État, Stirner développe une hantise par rapport à l’autorité et à la servilité qu’il perçoit dans toutes les formes d’organisations sociales. Par ailleurs, les appels répétés de Stirner à la révolte et le déficit du sentiment social qui en résulte, suscita de l’indignation chez Engels qui affecta à l’égoïsme stirnerien l’étiquette de philosophie bourgeoise. Et pourtant, Engels ne partage pas moins la critique stirnerienne de Feuerbach qui suggère qu’au lieu de partir de l’Homme abstrait, il faut plutôt partir du Moi empirique. Par contre, ce que Engels reproche à Stirner, c’est de limiter son investigation à l’être assujetti par la froide raison, plutôt que de l’approfondir jusqu’à l’homme sensible et d’en tirer toutes les conséquences pratiques. En fait, l’engouement suscité par la lecture de certains passages du livre de Stirner ne dure pas longtemps. Dans une seconde lettre du 20 janvier 1845, Engels se rallie finalement au point de vue de Karl Marx : « J’y trouve ce que tu y trouves », se contente-il d’affirmer, sans aucun commentaire supplémentaire. Tout au plus, Engels s’emploie à convaincre Marx de sa convergence de vues avec Moïse Hess. Moïse Hess, à qui Engels avait laissé la réponse de Karl Marx, amorce la critique de l’individualisme stirnerien d’une manière plus explicite dans une lettre du17 janvier 1845 adressée à Karl Marx. Selon Engels, Stirner a l’idéal de la société bourgeoise en tête et prétend anéantir un jour l’État avec l’Unique qui constitue un “non-sens” idéaliste. Intéressons-nous momentanément aux objections du jeune Kuno Fischer, avant d’approfondir celles de Marx. Cette escale théorique est nécessaire, car bien que peu 93
connu par rapport à Stirner qu’il critique, Kuno Fischer est celui qui, au-delà de l’effervescence philosophique suscitée par la parution du livre de Stirner, va passer le stirnérisme au crible de la froide raison, non sans un souci d’exhaustivité. Son examen de l’individualisme stirnerien se présente sous la forme d’un dialogue et exige au préalable qu’on éclaire sa chronologie confuse. C’est dans la revue de Leipzig, comme le rappelle Henri Arvon, que Kuno Fischer publie en 1847 pour la première fois sa dissertation Sophistes modernes. Comme ce texte a eu une existence de courte durée, Kuno Fischer imprima son texte pour la deuxième fois dans les Épigones de 1848. En substance, la critique de Kuno Fischer s’ouvre sur une définition du principe de l’art sophistique. Le philosophe se distingue du sophiste par le fait que le premier cherche à adapter sa réflexion à la réalité concrète. Or, il arrive souvent qu’il y ait une rupture entre le sujet et la pensée. Alors, la pensée prend le dessus sur le sujet : c’est le triomphe du dogme. Par contre, lorsque le sujet domine la pensée, c’est le règne du sophiste. Suivons l’argumentation de Kuno Fischer pour voir en quoi Stirner est comparable aux sophistes. La philosophie moderne commence par être dogmatique, selon le propos de Fischer, lorsque celle-ci manifeste l’indépendance de la pensée à l’endroit du sujet. Ensuite, elle devient sophistique lorsque le sujet prend l’ascendance sur la pensée. Par conséquent, la caractéristique de la sophistique moderne est de conserver la dissociation du sujet et de la pensée mais en inversant le signe. L’égoïsme stirnerien étant la manifestation la plus éclatante de la sophistique moderne demeure en ce sens entaché de dogmatisme. Dans un article paru dans les Épigones, Kuno Fischer affirme sans détour que Max Stirner est le piétiste par excellence de l’égoïsme : « Il prêche l’égoïsme comme 94
une justification de l’Unique par son concept et quand on lui demande sérieusement pourquoi es-tu égoïste ? ... Il ne pourra que répondre : Me voilà, je ne puis agir autrement, ce qui est la devise de tous ceux qui sont possédés (…). L’Unicisme stirnerien est d’essence contradictoire. Il cherche contre toute logique à lier le rien indéterminé à l’unicité qui, elle, est définie. L’Unique, dit Kuno Fischer, est l’arbitraire dogmatique devenu principe, une monomanie qui repose sur la croyance aux fantômes »141. Cette assertion montre que Stirner est resté idéaliste malgré son apologie d’une vie fondamentalement tournée vers la jouissance. Le monde des égoïstes est le rêve de Stirner. Son association d’égoïstes est, aux yeux de Fischer, une pure fiction. D’où cette conclusion : non seulement Stirner appartient inconsciemment à la lignée des idéalistes, mais il est également le premier sophiste moderne, car il adhère contradictoirement à une libération abstraite du Moi de tout idéalisme. Par ailleurs, Stirner est un sophiste, car il est de ceux qui s’efforcent de dominer la pensée à tout prix. Mais rien n’est si simple. Dans son anti-critique, Stirner réplique142 en remettant en première ligne l’idée principale de L’Unique et sa propriété : puisque la puissance du Moi s’oppose à celle de la pensée, l’individu doit être le tyran de sa propre pensée. Cette première précision de Stirner permet à la fois de reconnaître la perspicacité de Kuno Fischer et la résistance stirnerienne aux critiques qui lui sont adressées. En tout cas, la philosophie de Stirner reste quasiment invincible « tant qu’on ne la sort pas du cercle 141
Kuno Fischer, « Une apologie de la sophistique et un réactionnaire philosophique », in Henri Arvon, op. cit., p. 143. 142 Stirner, « Les réactionnaires philosophiques », in Henri Arvon, op. cit., p. 146.
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magique de sa position purement conscientielle »143. Par contre, lorsqu’on tente de l’appliquer à l’interprétation des phénomènes historiques, son édifice théorique s’écroule. La violente critique de Marx consistera à conjurer cette inaptitude immanente – voire inhérente à la pensée stirnerienne – à fournir une explication plausible de la réalité sociale. Cette inaptitude est d’autant plus impardonnable qu’elle ne permet pas à l’individu de comprendre le rôle historique qui lui est dévolu. L’individu de Stirner qui souffre du délire de persécution, appréhende l’organisation sociale exclusivement sous un aspect oppressif, au point de repousser toute praxis commune. La réflexion de Stirner, parce qu’elle vise davantage à préparer l’individu aux divers combats contre les transcendances asphyxiantes, finit par perdre le sens des réalités concrètes. Le problème épineux de la polémique initiée par Marx à l’encontre de Stirner se trouve ainsi posé : quels sont les rapports entre la conscience souveraine et la réalité historique ? S’agit-il des rapports d’identité, de filiation ou d’antagonisme ? Pour contrer Stirner, l’argumentation de Marx s’appuie sur une hypothèse : il y a des êtres humains vivants. Mais, au contraire des animaux, les hommes entretiennent des relations variées avec leur milieu. Ainsi, la conscience par laquelle l’homme diffère de l’animal est le reflet de sa vie réelle. Celle-ci se définit, en premier lieu, par les rapports entretenus quotidiennement avec son environnement immédiat. Marx rappelle avec justesse : « Les idées que se font les individus sont des idées soit sur leurs rapports à la nature, soit sur leurs rapports entre eux-mêmes, soit sur leur propre constitution. Il saute aux yeux que, dans tous les cas, ces idées sont l’expression consciente – réelle ou 143
Henri Arvon, op. cit., p. 156.
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illusoire – de leur condition et de leur activité réelle, de la production, de leurs échanges, de leur organisation sociale et politique »144. Il s’ensuit que l’histoire est le fruit de l’interaction des rapports sociaux et de l’activité de l’homme. Et c’est sur cette base historique que se déploie la conscience. Cela ne signifie pas pour autant que la conscience soit une apparition tardive. Elle est plutôt un dérivé de l’histoire qu’elle accompagne. Dès lors, l’autonomie de la conscience stirnerienne est un leurre, un fantasme spéculatif. La vérité est que, même lorsque la conscience se manifeste de la manière la plus brutale et spontanée, elle ne fait que traduire une figure précise de l’évolution historique. Ainsi, la présumée autonomie et la souveraineté de la conscience maintes fois affirmées par Stirner sont au mieux, la cristallisation d’un agent social déconnecté de son milieu ; au pire, l’affirmation d’un mensonge social radical. Selon Marx en effet, plus les rapports sociaux se rapprochent de l’équilibre entre les détenteurs du capital et la masse ouvrière, plus les conditions historiques de la classe dominante développent leurs oppositions aux forces productives des prolétaires. Marx écrit à juste titre : « Plus est grande par conséquent la scission dans la classe dominante même et avec la classe dominée, d’autant plus fausse devient naturellement la conscience qui à l’origine correspondait à cette forme de rapports, c'est-à-dire qu’elle cesse d’être la conscience correspondant à cette forme, d’autant plus les anciennes représentations transmises de ces conditions de rapports où les intérêts réels et personnels, etc., sont énoncés comme des intérêts 144
Marx/Engels, L’idéologie allemande, trad. Hans Hildenbrand, Fernand Nathan, Collection « Intégrale de philo », Paris, 1989, p. 43.
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généraux, descendent au rang de simples phrases idéalistes, d’illusions conscientes, d’hypocrisie 145 voulue » . En fait, la fiction de la souveraineté du Moi s’articule en définitive autour de deux phénomènes sociaux : d’une part, il faut que la division du travail soit réalisée, et cela a pour conséquence néfaste de faire oublier à ceux qui se consacrent exclusivement au travail intellectuel la source socio-historique de leurs pensées; d’autre part, il faut une classe sociale dont l’existence ne serait plus justifiée par l’infrastructure et qui en même temps – ce qui serait paradoxal - survivrait en s’accrochant à sa propre conscience et en s’opposant à l’apparition de nouvelles forces de production. Or le stirnerisme se situe au niveau des deux catégories sociales sus-évoquées. Max Stirner est, selon Karl Marx, comme l’idéologue « saint » qui n’a jamais réussi à quitter l’univers fantomatique de l’hégélianisme orthodoxe, où il n’a jamais cessé de se battre avec acharnement contre toutes les catégories de fantômes : l’Idée absolue, l’État, l’Homme, la conscience de soi. Sa méconnaissance de la réalité sociale lui a fait oublier jusqu’aux derniers rapports entre la philosophie et les problèmes de son temps. Bien plus, Stirner est vu par Marx comme un petit bourgeois, victime d’une existence étriquée, condamné à jamais à accepter les illusions de sa classe sans aucun moyen d’en entrevoir la base empirique, et finalement ignorant de toutes les révolutions économiques et historiques. Marx résume ironiquement sa critique dans la phrase suivante : « L’ensemble de notre exposé a montré, comment Saint Sancho (Max Stirner) critique tous les 145
Marx, cité par Arvon in Aux sources de l’Existentialisme : Max Stirner, p. 158.
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rapports réels en déclarant qu’ils sont “le sacré”, et qu’il les combat en combattant la représentation sainte qu’il s’en fait »146. En effet, pour Stirner, l’initiative individuelle est suffisante en elle-même. Les phénomènes relatifs à l’économie et à la production n’ont pour lui aucune signification, tout comme l’antagonisme des classes sociales. À partir de là, l’individu de « Saint Max », pour reprendre la formule de Marx, n’est qu’un nom, une phrase, la dernière des phrases possibles pour mettre un terme au monde des pensées. Mais, et c’est la substance de la critique marxienne, au lieu de déboucher sur la praxis, l’individualisme stirnerien se transmue en théologie, car Stirner veut guérir l’homme en exorcisant exclusivement ses idées. Le procès des « idées fixes », visant seulement les représentations des hommes, est un procès infécond ; il n’exige qu’une transformation de la conscience. Les objections de Marx à l’endroit de Stirner justifient par ricochet ce constat général au sujet des philosophies critiques de ses prédécesseurs de la gauche : « Les seuls résultats auxquels put aboutir cette critique philosophique furent quelques éclaircissements en histoire religieuse – et encore d’un point de vue très étroit – sur le christianisme ; toutes leurs autres affirmations ne sont que de nouvelles façons d’enjoliver leur prétention d’avoir apporté des découvertes d’une portée historique grâce à ces éclaircissements insignifiants. Il n’est venu à l’idée d’aucun de ces philosophes de se demander quel était le lien entre la philosophie allemande et la réalité allemande, le lien entre leur critique et leur propre milieu matériel »147. L’idéologie allemande apparaît comme une 146
Marx cité par Arvon, op.cit., p. 159. Marx/Engels, L’idéologie allemande in Œuvres choisies, Éditions du Progrès, Moscou, 1970, p. 17 147
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critique de l’individualisme stirnerien en particulier et de l’idéalisme en général. L’essence de l’Homme, d’après Marx, coïncide avec sa production matérielle. L’individu étant « un nœud de relations », contrairement à Stirner, c’est la société qui constitue l’essence de l’Homme.
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CHAPITRE 8 L’APPORT DE STIRNER À LA POSTÉRITÉ PHILOSOPHIQUE Avant de s’appesantir sur la contribution apportée par Stirner à la postérité philosophique, il convient de réparer, comme le suggère Henri Arvon, quelques injustices dont souffre sa pensée. Commençons par le tutorat mal assumé de J.H. Mackay - Allemand malgré la sonorité anglaise de son nom - qui, à la fin de la lecture de L’Unique et sa propriété, n’y trouva que les fondements d’une philosophie anarchiste. Cette réduction du stirnerisme à l’anarchisme sera récupérée plus tard par Rudolf Stammer et Ola Hamson qui, dans leurs différentes théories de l’anarchisme, font figurer Stirner à côté de Bakounine et de Proudhon. Victor Basch ne s’empêchera également pas de proposer la même herméneutique simpliste en confinant le stirnerisme à l’individualisme anarchiste. Tous tirent cette conclusion désastreuse sans véritablement se rapporter à l’ouvrage de Stirner. La longue et minutieuse étude d’Engels sur Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande écarte subrepticement Stirner de l’histoire du matérialisme et, plus grave, consacre Stirner comme le chantre de l’anarchie moderne et la mamelle nourricière de la philosophie de Bakounine. Or, il n’y a aucun rapport entre l’unicisme de Stirner et le catéchisme social de Bakounine qui prêche l’égalité des sexes, la mise en commun des biens et bien d’autres idéaux qui ne s’accommodent guère du souci d’affranchissement radical de tout principe général. Le seul rapprochement qu’on puisse établir entre Stirner et Bakounine se situe au niveau de leur athéisme et
de leur négation de toute autorité. Encore que, chez Bakounine, l’athéisme et le rejet de l’autorité constituent des axiomes d’une pratique révolutionnaire. Or, Stirner est davantage préoccupé par la révolte individuelle. Du coup, ce qui tient lieu de point d’appui existentiel chez Bakounine est plutôt réapproprié par l’Unique qui en use et en abuse à sa guise. En plus, il n’y a aucune commune mesure entre le crime qui se résume chez Stirner à l’attitude de la conscience soucieuse de désacralisation et la réalité factuelle du terrorisme de Bakounine. Le problème dont souffrent les contemporains de Stirner et certains d’entre nous aujourd’hui, consiste à vouloir absolument insérer sa philosophie dans des cadres préétablis. Partant de là, il devient difficile d’échapper à certaines omissions graves. Prenons l’exemple de Victor Basch. Il ne fait nullement mention des diatribes dirigées par Stirner à l’endroit de Proudhon. Et pourtant, Stirner est parfaitement conscient que l’anarchie sociopolitique de Proudhon nécessite le principe d’une harmonie préétablie. Chez Proudhon, cette dernière revêt la forme d’une justice. Donc, l’anarchie de Proudhon est victime du vieux sentiment chrétien tout comme les thèses communistes. Stirner renchérit lorsqu’il affirme, railleur : « Proudhon et les communistes combattent l’égoïsme. Aussi leurs doctrines sont-elles la continuation de la conséquence du principe chrétien, du principe de l’amour, du sacrifice, du dévouement à une généralité abstraite, à un “étranger” »148. Cette assertion de Stirner montre bien que la filiation qu’on voulait établir entre sa théorie et celle de Proudhon est une alliance contre nature. Dans le chapitre consacré à l’ « association d’égoïstes » nous avons démontré une 148
Max Stirner, op.cit., p. 315.
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autre divergence de vues entre Stirner et Proudhon au sujet de la propriété. Par ailleurs, s’il n’est pas faux que Stirner est anarchiste et individualiste, nous pensons qu’on ne peut pas objectivement se contenter, à la fin de la lecture de son livre, de cette représentation de l’individu grincheux et replié sur lui-même. Comme on le verra plus loin dans ce chapitre, la pensée de Stirner ouvre des avenues beaucoup plus vastes et prometteuses pour l’épanouissement individuel. Par rapport au marxisme, Stirner apporte les premiers matériaux de la critique des idées de la classe dominante et contribue à une élaboration de la praxis. Si nous nous référons aux Thèses sur Feuerbach, rédigées au printemps 1845, il apparaît que la thèse principale de l’œuvre porte sur la critique simultanée de l’idéalisme et du matérialisme naïf. Mais il est permis de croire que, si Ludwig Feuerbach passe aux yeux de Marx pour le dernier représentant du matérialisme passif et naïf, dans la critique de Marx, l’idéalisme est surtout présenté sous les traits du stirnerisme, ultime incarnation d’après lui de l’ère bourgeoise. Cette hypothèse défendue avant nous par Arvon « a l’avantage de rendre raison non seulement à la genèse, mais encore à la contexture de ces notes qui, en raison même de leur valeur exceptionnelle, sont trop souvent envisagées du seul point de vue dogmatique »149. Il faut d’ailleurs reconnaître que c’est dès la première thèse qu’on retrouve les premiers éléments constitutifs de la praxis. Marx reproche aux matérialismes antérieurs, y compris celui de Feuerbach, de saisir le monde sensible sous sa forme intuitive et subjective et non en tant 149
Thèses sur Feuerbach in Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions Sociales, Paris, 1976, pp. 87-88.
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qu’activité humaine. C’est pour cette même raison que Feuerbach ne considère comme vraiment humain que l’activité théorique, sans comprendre l’importance de l’action « révolutionnaire », c’est-à dire la « pratique critique ». La notion de praxis est particulièrement fonctionnelle et opératoire aux yeux de Marx, car c’est à partir d’elle qu’il voit la source de dépassement de l’idéalisme dialectique de Hegel et du matérialisme naïf de Feuerbach. La praxis tente de réconcilier dans une synthèse supérieure l’activité théorique et le sensualisme matérialiste. Stirner étant le maillon de la chaîne qui relie Feuerbach à Marx, Arvon a raison d’avancer que « la praxis semble bien résulter, tout au moins d’une façon immédiate, de la polémique entre Stirner et Marx. C’est par elle que Marx met fin à l’antinomie de l’humanisme feuerbachien et l’unicisme stirnerien »150. À travers ces mots, Henri Arvon confirme par la même occasion le rôle important de L’Unique et sa propriété dans l’élaboration de la pensée de Marx. Ce rôle a longtemps échappé à la sagacité des exégètes du marxisme. La responsabilité de cette mise hors-circuit incombe à Engels. Dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Engels s’emploie à reconstituer la voie par laquelle Marx a dépassé l’hégélianisme et Feuerbach en particulier. Il est frappant de voir comment la place réservée à Stirner est négligeable. Anachronisme étonnant de la part d’Engels, un contemporain de Stirner, qui l’intercale entre Bruno Bauer et Feuerbach. Il se trouve que dans la bonne énumération chronologique des hégéliens, Feuerbach vient avant Stirner. Et pour cause, la chronologie de la publication de L’essence du christianisme, rédigée en 1841, et celle de Philosophie de 150
Henri Arvon, op. cit., p. 162.
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l’avenir, publiée en 1843, précèdent L’Unique et sa propriété, publié en 1844. D’où ces mots teintés d’indignation d’Henri Arvon : « Ni Stirner, ni Feuerbach, ni même Marx ne se retrouvent dans ce tableau aux anachronismes nombreux »151. Engels commet ainsi une double erreur à l’égard de Stirner. Non seulement il est inexact d’écarter Stirner du débat qui a opposé Marx à Feuerbach, mais en plus, il est contraire à la réalité historique d’affirmer que Stirner est le précurseur de Bakounine. L’escamotage de Stirner dans l’histoire du matérialisme post-hégélien occulte, par ricochet, le rôle pourtant décisif que joua Feuerbach152. La vérité historique est que, dans l’histoire réelle de la gauche hégélienne, Stirner est le dernier maillon de la chaîne avant la nouveauté du matérialisme de Karl Marx. Par ailleurs et en fin de compte, en relisant Stirner sans l’influence du patronage compromettant de ceux qui n’y trouvent que les lieux communs de l’anarchisme, on se rend compte qu’il propose une vision toute nouvelle de la réalité humaine qui pourrait coïncider avec celle de Kierkegaard, bien que l’écart entre Stirner, l’athée, et Kierkegaard, le croyant, soit grand. Mais la vigueur dialectique avec laquelle les deux philosophes luttent contre l’impersonnalité de la raison hégélienne les rapproche. Bien plus, les deux hommes élargissent à l’infini le champ d’action du Moi existentiel. « Stirner rappelle l’Unique à sa conscience de sa propriété, Kierkegaard écrit dans le Post-Scriptum qu’il est interdit à un homme d’oublier qu’il existe. Stirner, poursuit Arvon, exalte le caractère absolu de l’unicité, Kierkegaard glorifie
151
Henri Arvon, op. cit., p. 169. Ibid., p. 171.
152
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“l’existence absolue” »153. Même si les deux philosophes s’ignorent apparemment, il existe des similitudes dans le déploiement de leurs différentes théories. En ce sens, il n’est pas exagéré d’affirmer que le stirnerisme est plus que de l’anarchisme ; il est également et plus encore une pensée existentielle. Parfois même, comme le souligne encore Arvon, l’argumentation de Kierkegaard se rapproche étroitement de celle de Stirner. Par exemple, dans Ou bien...Ou bien, Kierkegaard souhaite que le « Choisis-toi toi-même » remplace le « Connais-toi toi-même » de Socrate. Dans les termes presque identiques, Stirner exprime la même idée. Il écrit dans la même optique ceci : « Au fronton de notre siècle, on ne lit plus la maxime “connais-toi toi-même” mais bien “exploite-toi toi-même”. En effet, poursuit Arvon, c’est au nom de l’inscription apollinienne « connais-toi toi-même » que Hegel avait recommandé que l’Esprit absolu parvînt à la libre conscience de soi . La volonté de se connaître traduit la croyance à un principe universel, à une norme transcendante. Or, « se choisir soi-même » ou « s’exploiter soi-même », n’est-ce pas recourir aux virtualités fécondes de l’individu en lui donnant la possibilité pratique de se déployer selon sa force ? Cependant, bien plus que Kierkegaard et Sartre, Stirner élève l’individu : au moment où Kierkegaard abandonne la conscience humaine qui découvre son vide dans l’angoisse, au moment où l’expérience du néant plonge l’homme sartrien dans un profond sentiment de déréliction, car sans secours, ni recours ; Stirner parvient à surmonter le « Rien » en le transformant en « Rien créateur ». De l’homme kierkegaardien pris de « crainte et 153
Henri Arvon, op. cit., p. 177.
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tremblement », on passe à l’individu stirnerien livré à la « jouissance personnelle ». Ce qu’il faut retenir ici, comme le souligne Arvon, c’est que, « Stirner et Kierkegaard ont accompli le même travail libérateur : ils ont remis au premier plan la valeur éminente du Moi, l’Originalité foncière de tout être humain. »154. Certaines personnes pourraient toujours condamner chez Stirner sa fureur de vivre et de jouir, sans foi ni loi. Cependant, cela ne devrait pas occulter ce qui s’y cache : son souci manifeste de restituer à l’individu son autonomie et l’entière responsabilité de son bonheur ou de son malheur. Presque un siècle avant Jean- Paul Sartre, Stirner énonça les grandes lignes de ce qui fera la célébrité de l’existentialisme sartrien : « Je ne suis un moi que parce que c’est Moi qui me fais, c'est-à-dire que je ne suis pas l’œuvre d’un autre, mais proprement mon œuvre »155. C’est ce que Sartre écrira plus tard en des termes presque identiques dans L’existentialisme est un humanisme : « L’Homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut (…). L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait »156. En comparant les deux assertions, on n’est pas loin de situer Stirner, comme l’a déjà fait Arvon, aux sources de l’existentialisme. Cependant, on l’a vu plus haut, Arvon se limite au rapprochement entre Stirner et Kierkegaard. Ses conclusions au sujet du rapprochement de la pensée de Stirner à celle des existentialistes laissent ainsi un goût d’inachevé lorsque sa comparaison s’étend à Sartre.
154
Henri Arvon, op. cit., p. 78. Max Stirner, op. cit., p. 293. 156 J.-P. Sartre, L’Existentialisme est un humanisme, Gallimard, Paris, 1996, pp. 29-30. 155
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Poursuivons notre rapprochement et examinons le rejet d’une nature humaine qui amène Sartre à affirmer que « l’existence précède l’essence », c'est-à-dire que « l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu’il se définit après »157. Voilà une déclaration qui paraîtrait parfaitement originale à celui qui n’a jamais lu auparavant Stirner. Et pourtant, la lecture des propos qui suivent montrent à suffisance que Stirner est l’un des précurseurs méconnus de Sartre. Selon Stirner, « étant l’unique, je ne sais rien de la dualité d’un moi postulé (…). Je ne me suppose pas, parce que, à chaque instant, je me pose ou me crée ; je ne suis que parce que je suis posé et non supposé, et, encore une fois, je ne suis posé que du moment où je me pose, c'est-à-dire que je suis à la fois le créateur et la créature »158. Dans la même veine, révoquant en doute l’idée d’un Dieu créateur, Sartre écrira en substance dans L’âge de la raison que l’homme est cause de lui-même, puisqu’il est capable de dire : « je suis parce que je veux ; je suis mon propre commencement. » Voilà des paroles qui ont en commun le même rejet de la transcendance et de tout déterminisme providentiel. N’estce pas l’un des principes cardinaux de l’existentialisme athée ? Laissons encore à Stirner le soin de nous édifier sur cet aspect de l’existentialisme : « Ce que tu es à chaque instant est ton œuvre, et tu dois à cette œuvre de ne pas te perdre, toi, son auteur. Tu es toi-même un être supérieur à ce que tu es, tu te dépasses toi-même »159. Au total, l’individu pour Stirner comme pour Sartre est son propre créateur. Il est l’unique source de valeur, autonome dans ses choix et par conséquent responsable de sa propre existence. 157
J.-P. Sartre, op. cit., p. 20-24. Max Stirner, op. cit., p. 200. 159 Ibid., p. 66. 158
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En approfondissant l’analyse de l’existentialisme il est aisé de voir comment le propos avant-gardiste de Stirner sera récupéré par Sartre sans que Stirner ne soit jamais cité. Lisons dans les extraits qui suivent ce que les deux auteurs disent au sujet de la liberté individuelle. Commençons par Stirner : « l’individualité fut la source d’une liberté nouvelle, car l’individualité est universelle et créatrice (…). L’Individuel est foncièrement libre, libre de naissance »160. Tout bon étudiant ou professeur de philosophie connaît la formule maintes fois répétée et rabâchée de Sartre : « L’homme est condamné à être libre ». Or, chez Sartre, la liberté est la clef de voûte de l’existentialisme athée. Condamnés à la liberté dès la naissance, les hommes sont aussi, selon Sartre, condamnés à la responsabilité et à l’auto-détermination selon Stirner. Certes, Sartre parle de l’homme comme « projet », la responsabilité de l’homme impliquant également celle de l’humanité à laquelle il appartient et Stirner de l’individu comme une « chose actuelle ». Mais les deux philosophes sont d’avis que c’est l’homme ou l’individu qui choisit luimême ce qu’il devient. Ce qui suppose chez l’un et chez l’autre au moins deux choses : la première est qu’au départ l’homme ou l’individu n’est d’abord rien, il est ce qu’il se fait, et donc sans essence. En plus, bien que les conséquences qui s’imposent à partir de cette posture initiale commune soient différentes, celles de Stirner nous paraissent plus cohérentes bien que plus cyniques. Stirner semble plus cohérent que Sartre, car l’individu n’est pas, comme le sujet sartrien un pro-jet. Il n’est donc pas soumis à un à-venir à réaliser ; la projection dans le futur étant, selon Stirner, synonyme de soumission à un idéal lointain, une « idée fixe ». Or, en poussant ainsi jusqu’à l’extrême son souci d’affranchissement, l’individu de 160
Max Stirner, op. cit., p.123.
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Stirner perd non seulement tout sens moral, mais également toute perspective humaniste. À partir de là, l’humanisme de l’existentialisme sartrien devient, du moins sur le plan axiologique, plus fécond que l’égoïsme sans perspective normative de Stirner.
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CONCLUSION Rendu au terme de cette réflexion, force est de reconnaître d’emblée que l’œuvre de Stirner s’inscrit dans le vaste mouvement philosophique désigné sous le vocable de ‘‘gauche hégélienne’’, espace théorique fort éclaté et diversifié qui embrasse plusieurs districts du savoir hérités du matérialisme passif de Feuerbach. Toutefois, et en dépit de l’alternance de quelques atténuations et radicalisations apportées à la gauche hégélienne auxquelles Stirner a contribué, ce vaste champ théorique présente une apparente unité : celle-ci tient au fait que les jeunes hégéliens privilégient un angle d’attaque épistémologique assez bien qualifié par le terme ‘‘matérialisme’’ et qui tend à donner la priorité à l’homme dans ses déterminations matérielles. Cependant, pour Stirner, l’entreprise de ses prédécesseurs demeurera inféconde tant et aussi longtemps que l’individu pliera sous le joug de la transcendance spirituelle dont la manifestation plénière se trouve, entre autres, dans l’institution étatique sanctifiée par Hegel ou encore l’humanisme feuerbachien dont les aspects chrétiens constituent des freins à l’auto-détermination individuelle. Ainsi se dévoile le fil conducteur de l’œuvre de Stirner : une critique sans concession de toute autorité transcendante. Après David Friedrich Strauss, les frères Bruno et Edgar Bauer dont Stirner prend au sérieux les mises en garde au sujet de l’effacement potentiel de l’individu, ce philosophe dont la pensée s’accommode très peu des étiquettes, salue chez Épicure sa réhabilitation avant-gardiste des sens. Or, malgré lui, Stirner a été et est encore à ce jour considéré comme le grand précurseur de l’anarchisme
individualiste. En effet, L’Unique et sa propriété est une analyse froide du malaise de l’individu usé et abusé par toutes sortes de transcendances oppressives dissimulées là même où ses contemporains croyaient avoir trouvé le chemin de l’affranchissement. État, Société, Peuple, Droit, Justice… constituent des sources d’abaissement de l’Unique. Ce sont des forces inhibitrices qui justifient chez Stirner le resserrement de soi de l’individu, ramassé sur lui-même. Dès lors, il n’y a plus de perspective politique assignable, l’individu étant appelé à retourner au ‘‘rien créateur’’, ce ‘‘rien’’ d’où il tire tout. Bref, en s’opposant avec constance à toute forme de servitude, Stirner finit par rendre caduques les ‘‘fantômes’’ cités plus haut. Et, concomitamment, son illusion uniciste le conduit inexorablement au relativisme axiologique et à l’exacerbation de l’égoïsme qui achève de fragiliser le lien social. Malgré tout, force est de reconnaître que Stirner a tracé un sillon invisible pour certains mais profond pour tout lecteur attentif de son œuvre. Et c’est seulement après qu’on peut y voir un des lieux de référence ignorés de la philosophie et l’infinité de sens que cette dernière recèle. Même si la lecture de L’Unique et sa propriété n’a rien à voir avec l’érudition recherchée dans les livres de philosophie, elle ouvre les yeux sur l’étonnante postérité de Stirner. Autrement dit, au regard de l’individualisme promu, Stirner apparaît comme notre contemporain, car il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui, dans notre monde gangrené par le néolibéralisme, nous sommes tous ou presque stirneriens, soit pour l’avoir toujours été consciemment ou non, soit pour l’être devenus. Et même si une telle annexion nous répugne, qui pourrait l’exprimer avec sincérité ? Débarrassée des qualificatifs péjoratifs qui occultent sa pertinence philosophique et son actualité, 112
l’œuvre de Stirner nous est apparue, au plan théorique, comme le modèle sur lequel toute réflexion sur l’existentialisme doit s’exercer afin d’appréhender le cheminement qui y conduit. Plus qu’un détour, la filiation entre la parole de Stirner et l’existentialisme sartrien nous a permis d’éclairer l’indispensable renversement provoqué par L’Unique et sa propriété à l’égard des transcendances. Nous n’avons pas, est-il indispensable de le clarifier, la prétention d’avoir réécrit l’exégèse de l’existentialisme, encore moins d’accuser Sartre de plagiat. Nous voulions seulement proposer, à la suite d’Henri Arvon, une nouvelle compréhension du stirnerisme, indépendamment des catégories fantomatiques dans lesquelles certains l’ont enfermé. L’individu stirnerien est plus qu’un brigand sans foi ni loi avide de crimes ! Il est avant tout cet être d’une lucidité implacable qui aspire à une vie bien assumée sans la limitation des narcotiques éthico-religieux qui l’envahissent et qui diffèrent chaque jour l’actualisation de son bonheur.
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Table des matières REMERCIEMENTS ..................................................................7 PRÉFACE...................................................................................9 INTRODUCTION ....................................................................15 CHAPITRE 1 LA TRANSCENDANCE ÉTATIQUE ET LE STATUT DE L’INDIVIDU CHEZ HEGEL .............................27 A- LA NATURE DE L'HOMME SELON HEGEL ..........................28 B- L'INDIVIDU ET L'ÉTAT : LA DIALECTIQUE DU GÉNÉRAL ET DU PARTICULIER ...................................................................31 CHAPITRE 2 LA TRANSCENDANCE ANTHROPOLOGIQUE DE FEUERBACH............................37 CHAPITRE 3 LA CRITIQUE STIRNERIENNE DE LA TRANSCENDANCE STATO-HUMANISTE .........................47 A- LE PROCÈS DE L'ÉTAT ......................................................47 B- LE PROCÈS DE L'HOMME..................................................55 CHAPITRE 4 L’ÉGOÏSME : ATTRIBUT ONTOLOGIQUE DE L’INDIVIDU ......................................................................61 CHAPITRE 5 LE « RETOUR AU RIEN CRÉATEUR » ET LA JOUISSANCE PERSONNELLE DE LA VIE ...................71 CHAPITRE 6 L’ASSOCIATION D’ÉGOISTES ET L’IMMANENCE LIBÉRATRICE DE L’UNIQUE..................79 CHAPITRE 7 OBJECTIONS ET CONTROVERSES AUTOUR DE L’INDIVIDUALISME STIRNERIEN .............91 CHAPITRE 8 L’APPORT DE STIRNER À LA POSTÉRITÉ PHILOSOPHIQUE.................................................................101 CONCLUSION ......................................................................111 BIBLIOGRAPHIE .................................................................115
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