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French Pages 384 [358] Year 2014
MAURO LUCCO
Traduit de Fitalien par Anne Guglielmetti
ACTES SUD
SOMMAIRE Illustration du coffret et de la jaquette Andrea Mantegna, oculus du plafond de la Chambre des époux. Mantoue, palais ducal.
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Dans la même collection
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Botticelli Cimabue Giorgione Léonard de Vinci Simone Martini Michel-Ange peintre Michel-Ange sculpteur Titien
44 49 64
La Peinture romaine La R enaissance à R ome L es Peintres de Sienne Les Peintres de Venise L'Art abstrait
76 78 90 98
Les Animaux et les Créatures monstrueuses d'Ulisse Aldrovandi L'Herbier d'Ulisse Aldrovandi
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Jardins de Versailles
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La traduction de cet ouvrage a été effectuée avec la contribution du SEPS Segretariato Europeo perle Pubblicazioni Scientifiche
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UGRETARIAJO EUROPEO PER LE PUBBUCAZION SCIENTIFJCHE
207 Via Val d'Aposa 7 40123 Balogna - Italie [email protected] W\vw.seps.it
236 252 254 271
Réalisation éditoriale 24 ORE Cultura srl, Milan
Édition française
276
Anne Bresson-Lucas
280 306
Relectures
316
Aïté Bresson, Yvan Gradis
332
Remerciements
343
Simona Scuri, Giuseppe Scandiani, Maurizio Bartomioli
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© 2013, 24 ORE Culrura srl Milan, pour l'édition italienne © 2014, Actes ud Arles. pour la traduction françai e I B..
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Préface PARTIE 1 Padoue Sur la route Pourquoi Padoue ? La redécouverte de l'antique L'atelier de Squarcione Padoue, années 1430 et 1440 PARTIE 2 Les débuts de Mantegna Une date de naissance problématique Dans l'atelier de Squarcione, jusqu'au retable de Santa Sofia Le début des fresques Ovetari À la cour de la maison d'Este Dans la chapelle Ovetari Dans le creuset de la basilique Saint-Antoine Le mariage et la consécration publique De nouvelles propositions La conclusion des fresques Ovetari Le Retable de San Zeno PARTIE 3 Mantoue Peintre de cour Le pseudo-triptyque des Offices Une excursion au lac de Garde La Camera picta ou Chambre des époux Expériences dans la gravure Une nouvelle maison à Mantoue Mariages chez les Gonzague Projets pour les Triomphes PARTIE 4 La modernité en peinture Chez le pape à Rome Une émotion plus avouée Les Triomphes achevés Les derniers tableaux d'autel Faux bronzes, faux marbres Le Studiolo d'Isabelle d'Este Vers la postérité
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Annexes Bibliographie Index de noms
Préface
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PRÉFACE
Les choses lues en premier étant généralement celles qui ont été écrites en dernier, toute préface ou présentation devient une sorte de résumé anticipé, dans lequel l'auteur affine a postieriori les raisons qui l'ont amené à écrire, ou tenter / cl/écrire, son livre ainsi. Parce que j'essaie depuis longtemps de lutter, à ma manière, contre la langue de bois et les lieux communs, je dirai en toute franchise que le présent volume ne propose ni ne défend une idée, une thèse ou une interprétation révolutionnaire. Il entend simplement raconter avec la plus grande clarté possible la vie de Mantegna et montrer la valeur de sa peinture, dans un langage qui soit accessible aussi au non-historien de l'art. Sz; pour l'aborder, quelques notions de base sont indispensables, j'espère avoir au moins évité les passages les plus étroits du professionnalisme. Je ne me suis jamais senti le spécialiste d un artiste en particulier. Naturellement, dans la topographie mentale du chercheur, il y a des terrains que je pré/ère, mais la perspective de consacrer toute ma vie à un seul artiste ou à un seul sujet m a toujours rebuté. J'ai donc privilégié la curiosité, un amour boulimique de la peinture et le plaisir qui va avec, que j'ai identifiés avec la meilleure part de "l'amateur dans lequel je me reconnais. Pour moi, qui ai été scolarisé à Padoue jusqu à l'université, 1
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Mantegna a toujours été une présence familière. Je garde le souvenir d être allé, enfant, main dans la main de mon père, visiter la chapelle Ovetari au cours des années 1950, alors que la ville portait encore le deuil de ce chef d' œuvre détruit. Puis l'école m a transmis la notion de la grandeur de Mantegna, à partir de la réévaluation de son travail opérée lors del' exposition à Mantoue en 1961, et cette notion s1 est imprimée dans mon esprit. Je me rappelle aussi ma déception et ma colère lorsque ma sœur, qui avait deux ans de plus que moz; a visité cette exposition avec sa classe, tandis que rien de semblable n'était prévu pour ma classe et pour moi qui désirais pourtant tellement y aller. Plus tard, parce que nous habitions la périphérie de Padoue et quel' église des Eremitani était sur le chemin du collège, jeter chaque jour un coup d œil aux deux fresques sauvées et au "puzzle photographique du Martyre de saint Jacques, pieusement reconstitué par l'Istituto centrale per il restaura (rcR), m'est devenu une agréable habitude. J'étais, comme tous les enfants de mon âge, je suppose, intrigué par la grande pergola pleine d'ombre, par la flèche fichée dans l' œil du tyran et par le visage un peu balourd d'un soldat que quelqu'un m'avait dit être celui de Squarcione, le mattre de Mantegna . Et j'avoue avoir été quelques /ois tenté de Jaire la même chose à l'un ou à l'autre de mes professeurs : caricature et flèche. 1
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Il arrive au hasard de jeter des ponts mystérieux entre le passé et le présent: il n'y avait aucune raison particulière, anniversaire ou urgence, pour que se tienne à Padoue, en 1974, dans une simultanéité parfaite avec ma licence, l'exposition "Da Giotto al Mantegna" et, deux ans plus tard, celle intitulée "Dopa Mantegna" (1976), qui ont durablement marqué et orienté le cours de ma vie. C'est aussi à l'occasion de ces manifestations que/ai fait la connaissance d'Alberta De Nicolà Salmazo. Nous avons, avec la virulence de deux étudiants en histoire de l'art fréquentant des écoles différentes et avec le bonheur des discussions entre amis, longuement et passionnément parlé de Mantegna et de la peinture de son temps à Padoue. Peut-être dois-je à ces conversations plusieurs idées que je voudrais reconnaître comme purement miennes. En somme,/ai le sentiment que, bien qu'ayant toujours cherché à l'esquiver, Mantegna devait un jour ou l'autre me rattraper, à la faveur d'un de ces "caprices du destin" que la romancière Karen Blixen a si bien racontés. Je crains pourtant, comme M. Papin dans Le Festin de Babette, de devoir apprendre de cette aventure combien il est "terrible et insupportable [. . .] d'être encouragé à faire, [et] applaudi pour avoir /ait moins que son mieux". Dans les pages qui suivent, il me semble n'avoir pas tant
dévoilé la grandeur extraordinaire de Mantegna qu'accumulé "des faits", tout en sachant, bien sûr, qu'il ne s'agit de faits que dans la mesure où les interprétations les rendent tels. J'ai l'impression d'avoir écrit une biographie /ondée sur des documents, comme dans une enquête judiciaire, mais très simple. J'ajouterai donc ici quelq\ es mots sur .! l'art de Mantegna. Les fresques qu'il a peintes à Padoue m'ont toujours donné le sentiment, vivifiant, d'une réalité plus intense, d'une vérité qui brille sous nos yeux. La précision des lieux, la relation entre les figures et ce qui les entoure, la représentation des distances, des visages, des gestes, des vêtements et, comme dans une sorte de stoïcisme chrétien, la vraisemblance des actions et des expressions avaient déjà, au cours des siècles précédents, frappé quelques observateurs. Même en un siècle aussi peu enclin à reconnaître la grandeur de Mantegna que l'était le XVIII" siècle, le président de Brosses, dont le goût était très orienté idéologiquement - visitant le palais ducal à Mantoue, il ne vit pas la Chambre des époux, ni ne s'arrêta devant le Triptyque lorsqu'il se rendit à l'église San Zeno à Vérone -, ne put faire moins que de constater, en juillet 1739, que la chapelle, à Padoue, "peinte à fresque par Mantegna, le maître de Corrège [. . .] est excellente pour tous les points de la peinture", avant d'ajouter qu'elle n'est pas
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PRÉFACE
"un bon ouvrage, à cause du méchant goût du siècle qui y règne 1". Je me trompe peut-être, mais la précision qu'il apporte ensuite, selon laquelle "il faut bien distinguer les morceaux qui ne sont pas de la main de Mantegna", a tout l'air d'une excuse à l'endroit de ce quz; en revanche, est de Mantegna, et passe de loin les limites de l'esthétique de l'époque, se qualifie comme "beau" par-delà tous les a priori. Près de cinquante ans plus tard, Johann Wolfgang von Goethe, qui déclarait tranquillement "ne pas entendre grandchose à l'art et à la technique des peintres", a pourtant donné une lecture sentie et pleine d'intelligence des fresques de la chapelle Ovetari, qu'il avait vues lors de son bref passage à Padoue, le 2 7 septembre 1786: "Quelle réalité vive et sûre dans ces tableaux / Cette réalité vraie et non pas apparente, jouant sur l'effet, ne parlant qu'à l'imagination, mais vigoureuse, pure, claire, développée, consciencieuse, délicate, précise, qui avait en même temps quelque chose d'austère, de soigné, de laborieux, a été le point de départ des peintres qui suivirent2 . .. " La précision des qualificatifs montre que ce n'était pas seulement le précurseur, chez Mantegna, qui l'enthousiasmait; avec beaucoup de perspicacité, Goethe avait saisi le noyau fondateur de l'art du peintre italien. La Jrafoheur de cette réaction, alors que l'esthétique de l'époque était peu favorable, devrait faire réfléchir sur la
réalité et la justesse de la manière dont l'art de Mantegna a été dénigré au fil du temps, en butte à une Joule de jugements aprioristes, souvent fondés sur des critères tout autres qu'artistiques. Et inciter à les jeter définitivement aux oubliettes. On peut difficilement enfermer la complexité de l'art de Mantegna dans un modèle, une idée. Mais on peut commencer par dire que, dans un monde qui abordait généralement les problèmes d'une manière analogique et avait tendance, y compris dans le champ de la peinture, à s'adapter aux solutions connues parce qu'il se mouvait dans des horizons fermés, Mantegna est celui qui raisonne, interroge, franchit les limites établies, ouvre des voies nouvelles et rompt le cercle clos de son univers intellectuel. Sans oublier la spécificité de son métier, il cherche à obtenir des choses la moindre bribe d'information, à en identifier les causes, et à en tirer une réalité figurative dont le récit soit cohérent et interconnecté, dressant ainsi une sorte de merveilleuse et précise encyclopédie rationnelle de l'univers. Quelque chose dont ses contemporains auraient pu dire : Si Mantegna l'a fait de cette manière, c'est que cela doit être vrai. Ou qu'ils auraient pu déchiffrer, discuter, démonter, transformer en un exercice de style. Mantegna opère un saut de paradigme, un changement radical d'horizons culturels, révolutionnaire comme la découverte du feu ou l'invention
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de la roue, que personne d'autre que luz~ à son époque, n'a réussi. Et il invente un langage pictural nouveau. Certes, si tout cela était sorti de "nulle part", on serait devant un miracle divin et non pas une œuvre humaine. Pour Mantegna, comme pour beaucoup d'autres, le point de départ est le monde antique (grec ou romain, l'époque ne fait pas la différence), tenu pour le moment le plus haut de l'histoire de l'humanité, et d'où il faut repartir sil' on veut construire un homme meilleur. Mantegna apprend à connaître ce monde enseveli grâce à ses amis et à ses relations antiquari, mais aussi et surtout parce qu'il ne cesse de le visiter à travers les livres (sa bibliothèque, selon un document de 1510, comptait un nombre considérable de volumes, parmi lesquels maints grands classiques latins) et d'en étudier les vestiges concrets qu'il réélabore dans un ensemble personnel. Car, contrairement à ce que certains ont prétendu, il entend non pas faire ostentation d'une érudition archéologique aussi vaste que vide, mais utiliser des choses bien vivantes et présentes dans son esprit, même si elles appartiennent à un univers révolu, afin de donner une version personnelle du présent. Cette version personnelle, d'aucuns la détestent, d'autres la jugent violente ou pédante, mais elle n'est jamais ennuyeuse et elle ne laisse personne indifférent. Il est plus facile de détester Mantegna, ou de l'aimer
inconditionnellement, que de ne pas être touché par lui. Cet aspect de peintre-philosophe, dont les œuvres réjouissent mais aussi instruisent, racontent, émeuvent, exhortent, n'a pas échappé à ses contemporains. Chaque centimètre carré de sa peinture était tenu (et devrait l'être aujourd'hui encore) pour pensé; y compris l'attention au détail, la netteté presque cruelle de la vision des grands peintres flamands comme Jan Van Eyck et Rogier Van der Weyden qui s'y ajoutent dans une heureuse synthèse. La distillation de la pensée dans une forme visuelle est considérée comme une vérité indiscutable, et la capacité d'exécution, le contrôle manuel, comme une perfection absolue. Tout ce qui est présent dans les peintures de Mantegna a une raison précise d'être là : une histoire est traduite dans des formes, des espaces, des intérieurs, un temps, des sons qui constituent cette "œuvre d'art totale" dont il sera question des siècles plus tard. Et dans laquelle la mise en scène est plus importante que certains aspects de l'histoire elle-même, non retenus. L'image ne naît pas spontanément de l'inventivité, elle résulte d'une connaissance capillaire, infiniment ramifiée, de l'épisode à représenter - ses circonstances, sa manière de se dérouler, voire la symbolique des gestes, anciens et modernes-, mais aussi d'une curiosité presque scientifique à l'endroit de chaque chose, de chaque aspect du monde environnant, dont
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PRÉFACE
font partie, par exemple, les pierres et les marbres, dont Mantegna observe la structure et la morphologie avec le plus vif intérêt. Refusant tout spontanéisme, la pensée de l'artiste réorganise tous les éléments de la figuration, sans exception, avec une discipline si rigoureuse que même les arrière-plans se chargent de multiples nuances et significations. Des thèmes bien connus, comme la Vierge et !'Enfant, ou des épisodes légendaires, comme certaines scènes de la vie de saint Jacques ou de saint Christoph e, régis par une persp ective rigoureuse qui rend vraisemblables les espaces, deviennent quelque chose d'absolument inédit, fa ce à quoi les solutions d'autres artistes, aussi nobles soient-elles, risquent de paraftre banales. Et que dire quand de petits événements de la vie quotidienne, comme l'arrivée inattendue d'une lettre préoccupante, ou la rencontre fortuite d'un fils, alors que l'on chevauche sur une route, sont promus, dans la vérité de leur surgissement, au rang de faits capables de rendre au mieux l'epos et, finalement aussi, l'ethos d'une maison princière? ou d'un thème comme le triomphe d'un général romain quz; a priori, ne peut intéresser que le philologue et devient pourtant, personnage après personnage, dans sa dimension gigantesque, l'épiphénomène et le catalogue de nombreux défauts et de nombreuses qualités des populations italiennes ? Cette manière de mettre en lumière, au présent, un ou plusieurs
aspects d'un artiste du passé, restés longtemps ensevelis sous la poussière de l'histoire et destinés, peut-être, à y retourner, peut, assurément, être qualifiée de "syndrome de CendrillonP. Mais c'est ce qui rend tangible, vérifiable, la persistante vitalité de l'art de Mantegna. Que l'on puisse l'interpréter uniquement selon les critères de son temps est en effet un mythe, un mensonge réconfortant: s'il en était ainsi, son image serait restée figée au cours des siècles. Or, ce fut tout le contraire : que de changements, de hauts et de bas, elle a connus / Selon une certaine vulgate de l'histoire de l'art, l'humanisme et la Renaissance ont été des phénomènes essentiellement toscans, ou plus exactement florentins, avant de se diffuser dans le reste de l'Italie et, petit à petit, en Europe. En réalité, une simple vérification de la chronologie nous apprend que les choses ne sont pas aussi simples et que, s'il a jamais existé (ce qui n'est pas facile à montrer) un phénomène univoque clairement définissable comme "humanisme", il a connu des nuances locales très diverses. Sur certains plans, des ouvertures sont effectives en Vénétie avant de l'être en Toscane. Lorsque la carrière de Mantegna débute en 1447, environ, Masaccio, à Florence, est mort depuis une vingtaine d'années, et son héritage n'est pas aussi éclatant, surtout chez des artistes comme Andrea del Castagno et Paolo Uccello, qui arrivent à Venise quelques années seulement avant les débuts
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de Mantegna à Padoue. Mais Andrea, qui est comme Minerve sortie tout armée de la tête de Jupiter, ne leur est pas comparable et, à ce qu'il semble, il n'a pas été influencé par eux. Nous ne savons rien sur d'autres Toscans prestigieux à l'époque, comme Domenico Veneziano . Et les documents à peine antérieurs à 1447 que nous avons sur le célébrissime Piero della Francesca sont extrêmement rares, tandis que toutes ses peintures sont clairement postérieures à cette date. Mantegna semble donc s'être fait lui-même, directement. Raconter dans les pages qui suivent ce que je viens de résumer impliquait forcément des choix. Par exemple, écarter les discussions philologiques trop subtiles sur des travaux qui occupent une position marginale dans son corpus autographe. Le lecteur ne trouvera rien, icz; sur des peintures que seuls quelques spécialistes disent de sa main. Il ne s'agit pas d'un prudent refus de prendre parti. J'ai aujourd'hui un âge qui me permet de considérer ma carrière avec un certain détachement et un certain désenchantement. Les peintures en question ne sont pas mentionnées parce qu'elles m'auraient obligé à modifier légèrement l'image du personnage que j'ai cherché à donner. Du reste, disons-le sans ambages: ce qui n'est pas cité ou reproduit n'est pas pour moi une œuvre authentique de Mantegna. Quoi qu'il en soit, en accord avec l'éditeur, ce livre avait pour ambition de présenter non pas son
"œuvre complet" mais mon point de vue sur sa personnalité et la place qu'il a occupée dans l'histoire de l'art italien le plus grand. Pour la même raison,/ai évité les longs débats sur la chronologie et l'iconographie, des facteurs assurément importants dans l'évaluation des peintures mais qui intéressent probablement moins le grand public que les spécialistes. Disons, en/in, que ce livre n'est qu'une lecture possible, parmi d'autres, de Mantegna,· et je serais récompensé de l'effort qu'il m'a coûté si quelques lecteurs pouvaient y trouver une voie, toute personnelle, pour entrer dans ses images. À ceux qu'inquiétaient mes jeux d'enfant "papillonnants", cette manière que/avais de me perdre dans mille choses sans lien entre elles, mes grands-parents paysans disaient de me laisser tranquille, car c'est la curiosité qui meut le monde. Éprouver de la curiosité pour Mantegna et les mondes sur lesquels ouvrent ses tableaux est, pour quiconque veut la tenter, une merveilleuse aventure de connaissance.
Brosses 1858, p. 159-160. Goethe 1970, p. 269 et 279; éd. franç. · Voyage en Italie, Part\ 1861. 3 Rubin 2009. 1
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PARTIE 1
Padoue
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PARTIE 1 · PADOUE
Sur la route À la fin des années 1960, la bicyclette célébrait son épopée estivale dans la touffeur laiteuse qui alourdit les hauteurs du ciel sur la plaine du Pô. Appendice du corps humain plus que moyen de locomotion, elle nous offrait la merveilleuse liberté de vagabonder du matin au soir, au petit bonheur la chance ; libres de choisir des chemins de terre entre des haies d'aubépines ou de sinueuses digues herbues, libres de nous arrêter pour contempler le feuillage des peupliers ondulant sous un souffle de vent ou les multiples reflets de l'eau dans les fossés, libres d'entrevoir par-delà des arbres un clocher lointain et, aussitôt, désirer savoir de quoi il retournait. La liberté, aussi, après avoir consulté des livres ou écouté ce que d'autres racontaient, de décider de ce que nous verrions et, ensuite, de nous laisser mener, au gré d'une paresseuse exploration, d'une église à un oratoire champêtre, construction rustique non dénuée d'une élégance architectonique innée, et d'un fragment de fresque insoupçonnable à un retable inconnu. Nous explorions joyeusement et amoureusement notre région, tentions de comprendre l'univers qui nous entourait et faisions l'expérience de "Ce caduc et fragile trésor de notre monde / qui n'est qu'un souffle et qu'une ombre, et qu'on nomme Beauté1". Et quelle émotion lorsque, au cours de ces voyages de découverte, la découverte était au rendez-vous ! Comment décrire l'enivrant bonheur de
l'adolescent qui, sur la foi d'une rumeur, était entré dans une cour de ferme et, sur la coupole de la petite chapelle attenante à la maison, voyait une fresque qu'il reconnaissait - même s'il ne l'avait pas étudiée, ne savait pas encore - comme étant de Giusto de' Menabuoi ou de son école parce qu'à Padoue il avait longuement contemplé le Baptistère et la chapelle Belludi dans la basilique du Santo ? Comment expliquer le sentiment d'orgueil et de responsabilité qu'il ressentait quand les propriétaires des lieux, le voyant si attentif, le prenaient pour "un qui s'y connaît" et commençaient à lui poser des questions ? Comment oublier des choses, quand bien même modestes, comme le retable d' Andrea da Murano à Cittadella, conquis en pédalant sous les ombrages rectilignes des platanes de la vieille route napoléonienne qui mène à Bassano ? À l'époque, il fallait une heure pour rallier Bassano à vélo, depuis Padoue. Aujourd'hui, le même trajet, en voiture, demande parfois une bonne heure et demie tant la circulation est dense. Mais nous ignorions tout, alors, del' actuelle frénésie de la vitesse et goûtions la joie de la lenteur. Un jour, après avoir laissé derrière nous Altichiero et Limena, nous prîmes à gauche dans Vaccarino, en direction de Piazzola sul Brenta où, après avoir admiré comme il se doit la villa Camerini, nous nous rappelâmes avoir appris, dans nos cours d'histoire
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de l'art, qu'Andrea Mantegna était né non loin de là. Nous décidâmes d'aller voir sa maison. Ô déception ! De la maison en question, pas la moindre trace ; sur une petite place, seule une statue en bronze des années 1920 rappelait qu'un génie était né là et, hormis une demeure du xve siècle en piteux état, le lieu ne présentait aucun intérêt. Bon, un détour pour rien. Nous nous remîmes à pédaler, non sans évoquer la grande exposition consacrée à Mantegna, cinq ou six ans plus tôt, à Mantoue (mais nous étions trop jeunes et ne l'avions pas vue), de sorte qu'il nous paraissait bien étrange qu'à cette occasion l'emplacement de sa maison natale n'ait pas été retrouvé, toute sa généalogie familiale déchiffrée, et que la municipalité ne s'employât pas à faire connaître ce grand maître ou, au moins, à entretenir son souvenir. Étrangères à nos horizons mentaux, les difficultés ou impossibilités de la recherche historique n'effleuraient pas nos fantaisies de toute-puissance adolescente. Nous croyions dur comme fer que ce qui était désirable était possible. Quelque quarante ans plus tard, repassant sur cette route, une surprise : à l'entrée del' agglomération, un panneau routier claironne
ville natale d'Andrea Mantegna". Ce panneau, et d'autres similaires, ont été installés en 2010, à l'initiative d'un ancien maire 2 qui entendait ainsi célébrer dignement la grandeur d'un concitoyen. Le ton sent le "filon culturel", fût-ce avec un peu de retard sur Castel d' Aria ou Bonferraro qui tirent orgueil d'être respectivement la patrie des pilotes de course Tazio Nuvolari et Antonio Ascari, même si les couloirs à voitures que sont ces localités sont sûrement plus connus des gens de la région qu'un vieux peintre du xve siècle. Comme si le hasard de la naissance de Mantegna dans ce lieu était explicable par ses habitants actuels et, à la fois, expliquait ceux-ci. Autrement dit, comme si Mantegna ne pouvait naître qu'ici et comme si nous-mêmes, en préservant nos vieilles coutumes, étions les gardiens de sa mémoire. Abstraction faite de ce quel' on peut penser des retombées économiques d'une telle opération, il reste que l'hommage rendu à un grand nom ne va pas toujours de soi, et que l'ensemble d'idées qui le sous-tend est probablement vrai ; de fait, Mantegna ne pouvait, pour diverses raisons, voir le jour qu'à Padoue ou dans sa région. "PIAZZOLA SUL BRENTA/
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PARTIE 1 · PADOUE
Pourquoi Padoue ? Lors de nos randonnées à vélo, nous ne savions pas que les connaissances ainsi acquises étaient "déterminées historiquement". Du reste, il est probable que cette expression nous aurait paru remettre en cause notre libre arbitre et que nous aurions violemment défendu le caractère entièrement volontaire de notre action. Tout l'idéalisme de l'enseignement scolaire d'alors aurait fait surface. Mais les choses sont beaucoup plus banales. Le bagage de notions qui nous était transmis par la génération précédente différait de celui qu'elle-même avait reçu, de même que le bagage de la génération qui viendrait après nous différerait du nôtre. Aujourd'hui, il nous semble incroyable que l'importance de Mantegna ait été systématiquement dénigrée durant la première moitié du :xxe siècle. Et incroyable que cette entreprise ait été largement menée par le plus grand critique et historien de l'art du siècle: Roberto Longhi. Tous ses écrits attestent qu'il ne supportait pas cet artiste, à commencer par son premier article rédigé en 1912, alors qu'il avait tout juste vingt-deux ans, et dans lequel il fit jouer à Mantegna le mauvais rôle de celui qui a été poussé à la "sottise inaboutie du Parnasse3 " sous la détestable influence de la "très odieuse" Isabelle d'Este. L'historien lui reproche surtout ses "trompe-1' œil minéraux", sa vision d'un monde entièrement de marbre, de "pierres froides, veinées d'âpreté" ; à ses yeux,
Mantegna est un artiste sans âme : jamais un moment de chaleur, jamais un frisson de passion ... Au lieu de quoi, une creuse ostentation d"'habileté dans le trait", "un espace et des figures en trompe-1' œil, çà et là, souverainement dessinés 4 " ! "[Mantegna] aurait été un maître de la ligne aussi grand que Pollaiolo et peutêtre Botticelli, si une curieuse convention tacitement installée dans son esprit, du fait de son amour des statues antiques d'abord, parce qu'il avait appris à dessiner à partir des bronzes de Donatello ensuite, ne l'avait amené à s'exprimer avec la ligne assurément adéquate mais tarabiscotée des corps de marbre et de bronze5 ". Le très sombre arrière-plan politique de ces années ne pouvait qu'accentuer l'antipathie de Longhi : alors quel' ère fasciste implosait, l'historien réclamait que l'on ne confondît pas "la renaissance représentée dans la peinture et la renaissance exprimée dans la peinture ; cette confusion est à éviter même chez Mantegna, qui [ ... ] est , selon moi, non pas l'aigle romain que l'on prétend, mais un vieux petit faucon dressé à laisser avec ses serres, sur le leurre, des signes évoquant d'anciens mondes disparus 6 ". Au vu du contexte, il est clair que l'insupportable rhétorique impériale de l'époque, utilisée par des critiques comme Ojetti, lui rendait l'artiste plus odieux encore. Dans l'immédiat après-guerre, alors qu'il était possible de s'exprimer plus librement, Longhi confina l'image
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de Mantegna dans un espace définitivement réducteur : il est un "maître cruel" ; ses "modèles implacables" doivent être repris, "purifiés et apaisés", par d'autres artistes ; il est porteur d'une "super-culture archéologique7 " qui débouche non pas sur l'art mais sur la simple érudition. Rien de comparable, donc, à la grandeur extraordinaire de son beau-frère, Giovanni Bellini. En 1961, la grande exposition à Mantoue tentait déjà de contrer cette perception. Avec la plus grande prudence mais d'une manière parfaitement consciente, Giovanni Paccagnini observait que "désormais le problème de l'art de Mantegna, sa signification et sa valeur dans la civilisation de la Renaissance, est à reconsidérer dans des termes moins circonspects et moins inconditionnels que ceux qui ont relégué cet artiste majeur et néanmoins très humain dans un Olympe quasiment hors d'atteinte8 "; c'est effectivement à partir de là que commence, dans la critique, la reconquête de l'art de Mantegna. Aujourd'hui, plus personne ne pourrait envisager de restreindre la portée de son œuvre. Seul un très faible écho de ces débats, parfois feutrés et dissimulés, parvenait aux oreilles des jeunes étudiants que nous étions. Mais l'idée de vérifier sur le terrain, littéralement, le peu que nous en apprenions (et qui était pour nous énorme) nous procurait un grand plaisir. Nous gardions telle proposition, rejetions telle autre et, parce que cette vérification se faisait à vélo, la tranquille lent ur de nos déplacements nous aidait à fixer des connaissances
que le plaisir de l'effort physique rendait plus vivantes. Au volant d'une voiture (nous avions l'âge requis mais non pas les moyens financiers), bien des choses nous auraient échappé parce que des chemins de terre nous en auraient interdit l'accès ; et puis, grisés par la vitesse, nous en aurions peut-être oublié d'autres. Si notre génération utilisait encore avec parcimonie le téléphone, pouvait rarement s'offrir une machine à écrire, en revanche elle fréquentait les bibliothèques avec profit. Bien sûr, obtenir des informations nous demandait plus de temps qu'à nos petits-enfants équipés de téléphones portables, d'ordinateurs et reliés à Internet. Nous les avons pourtant obtenues. La société dans laquelle nous vivions avait des idées, des valeurs, des critères et des attentes que nous partagions pleinement, même si nous n'en avions pas conscience : les études, par exemple, étaient considérées comme le seul moyen d'améliorer sa position dans la société. L'expression "ascenseur sociale" n'existait pas mais l'instrument pour y parvenir, nous le possédions. Aujourd'hui, tous connaissent cette expression mais l'instrument fait défaut à beaucoup, à moins qu'il n'ait changé du tout au tout, impliquant d'autres métiers. À partir de ces données et dans une mesure variable, quoique l'écart ait été en réalité limité, nous ne pouvions être que ce que nous sommes devenus. Il n'est pas arrivé autre chose, en son temps et dans les conditions de son temps, à Mantegna: son lieu de naissance et ses conditions
Les tombeaux de Lova to de' Lovati et d' Anténor. Padoue, piazza Antenore.
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de vie ont indéniablement fait émerger ses dons, et il les a proba- les armes troyennes ; maintenant, tranquille, il se repose en une blement orientés vers des espoirs communs à toute une société ; paix sans orages 10 . " Autrement dit, Énée n'a pas encore foulé le dans l'intervalle, son œuvre a modifié les perspectives de cette sol italien que déjà Patavium , l'antique Padoue, est née, et son fonsociété. Qu'aurait été Padoue sans Mantegna, et Mantegna sans dateur peut-être mort. Les découvertes archéologiques qui, aujourd'hui, démentent une fondation aussi ancienne, qui remonPadoue ? Alors, voyons ce que cette ville avait de particulier. Quand Mantegna vit le jour, vers 1431 (nous reviendrons sur les terait au xne siècle av. J.-C., importent peu. Parce que ce récit problèmes que pose cette date incertaine), dans une région liée en mythologique émanait d'un poète qui, durant tout le Moyen Âge, fait à Vicence et à son territoire, Padoue avait perdu sa liberté poli- avait joui d'une réputation de voyant, de presque magicien, il était tique depuis une trentaine d'années ; elle faisait partie des posses- souvent tenu pour vrai. Et vrai, il le devenait assurément dans des sions vénitiennes en Terre ferme 9 . Mais cela ne signifie pas que les moments de revendication identitaire, comme au cours des années traits saillants de son identité avaient disparu de l'imaginaire de qui suivirent la perte de l'indépendance politique. l'époque ; bien au contraire, l'absence d'autonomie en renforçait Cette fondation, mentionnée aussi par Tite-Live 11 , un des plus l'importance, leur donnait un surcroît de vitalité. À commencer grands historiens romains né à Padoue, impliquait un lien direct par l'orgueil d'une fondation réputée plus ancienne que celle de avec le monde antique, dont la ville, du reste, se considérait à bien Rome elle-même. Ainsi, dans le livre Ide l'Én éide, Vénus, éplo- des égards comme l'héritière ; la fidélité des Vénètes, et donc des rée, fait observer à Jupiter qu 'Énée vient de se réfugier sur la côte Padouans, à Rome avait toujours été exemplaire et, selon la verlibyenne après avoir affronté la terrible tempête déchaînée par sion de l'historien Polybe 12 , c'était à eux (plus qu'à l'action de Éole à la demande de Junon, alors qu' Anténor, "échappé d'entre Camille, chef de l'armée romaine) que Rome avait dû son salut les Achéens, [a] pu pénétrer aux golfes d'Illyrie, border sans péril après être tombée aux mains des troupes gauloises menées par les plus retirés des royaumes liburnes, la source même du Timare Brennus, en 386 av. J.-C., les Vénètes envahissant les territoires d'où par neuf bouches, au vaste grondement de la montagne, il va, tenus par les Gaulois dans la plaine du Pô et contraignant ainsi mer impétueuse, et presse les campagnes de flots retentissants. Là, Brennus à lever le siège du Capitole. Quelque trois siècles plus cependant, il a fondé une ville, lui, à Padoue, et un établissement tard, les Vénètes s'étant rangés du côté du Sénat et d'Octavien pour les fils de Teucer, il a donné son nom à un peuple, suspendu contre Marc Antoine, ils en furent récompensés par la mise en
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valeur de leur territoire, confiée à des veterans de l'armée romaine ; des traces de centuriation (répartition des terres en grands quadrillages réguliers) sont aujourd'hui encore évidentes dans la zone limitrophe du lieu de naissance de Mantegna. Mais en tant que Vénètes, les Padouans avaient d'autres motifs d'orgueil : leur renommée d'éleveurs de chevaux, un art qui leur aurait été légué par les Troyens, avait franchi les limites de la région dès l' Antiquité. On en trouve trace, par exemple, au vue siècle av. J.-C., dans les Fragments du poète grec Alcman 13 , pour qui la rapidité du cheval vénère à la course était sans égale. Strabon 14, de son côté, estimait que Padoue était la ville la plus remarquable et la plus belle de la Gaule cisalpine, la deuxième après Rome en importance dans tout l'Empire, avec Cadix, par sa magnificence, sa prospérité et sa richesse. Enfin, de nombreux auteurs antiques ont célébré la sobriété des Padouans, quitte à se moquer parfois malicieusement de leurs mœurs austères, comme le fit Martial' 5 dans ses Épigrammes : "Et toi aussi, jeune fille de Padoue, toute pudique que tu sois, tu liras, émoustillée, mes gaillardises." De grandes familles étaient originaires de Padoue : les Asconi, les Arrunzi, les Corneli, les Clodi, les Livi, mais aussi des personnages célèbres pour leur courage héroïque, comme la patricienne romaine Arria et le sénateur et philosophe Thraséas. L'effondrement de l'Empire n'épargna pas la ville, plus d'une fois dévastée par les invasions barbares et finalement détruite en 601 par les
Lombards d'Agilulfl 6 . Mais elle ne tarda pas à se relever et, au début du Moyen Âge, elle retrouva peu à peu son importance puis, s'opposant aux prétentions de l'Empire germanique, elle devint une commune libre. Au début du XIII° siècle, sa prospérité la situait de nouveau parmi les villes les plus importantes de l'Italie du Nord. Un autre moment-dé de son histoire se joua quand, à partir du 29 septembre 1222, des professeurs et des étudiants du Studium de Bologne s'y installèrent et fondèrent l'université de Padoue, la seule officielle de la sérénissime république de Venise et, pendant des siècles, la seule sur tout le territoire vénitien 17 . La vitalité de la nouvelle université, qui s'enracina immédiatement dans la ville et, peu après, la venue de dominicains (en 1227) et de franciscains (1229), ces derniers étant asssociés au lien quasiment miraculeux qui s'établit entre la ville et le prêtre portugais universellement connu, après sa mort en 1231, comme saint Antoine de Padoue 18 , permirent aux Padouans de dépasser une des phases les plus difficiles de leur histoire : la domination d'Ezzelino da Romano. Au lendemain de ce sombre épisode, la ville connut un nouvel essor grâce à l'adoption d'intelligentes mesures d'équité et de justice sociale, et elle retrouva une place majeure en Italie du Nord. C'était uniquement dans un lieu comme celui-là, où la mémoire des origines, l'attachement à la tradition et la défense de l'identité citadine avaient le caractère d'un véritable culte, que Mantegna pouvait trouver de quoi nourrir son art et un terrain fertile pour sa création.
2 Giusto de' Menabuoi, Saint Antoine apparaÎt au bienheureux Luca et lui annonce que Padoue sera libérée de la tyrannie d'Ezzelino, détail . Padoue, basilique Saint-Antoine.
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La redécouverte de l antique Les hommes du Moyen Âge n'avaient pas la moindre conscience de tout ce qui les séparait du monde antique 19 ni des différences radicales, ne serait-ce qu'au plan religieux, entre ce monde et le leur. Curieusement, ils pensaient appartenir à une époque qui était le prolongement de l'Antiquité romaine : un empereur germanique comme Frédéric II se voyait empereur romain exactement comme un Marc Antoine ou un Constantin. Que la langue fût restée fondamentalement la même renforçait ce sentiment de continuité, même si bien des choses, dont les épigraphes latines, n'étaient plus compréhensibles. Les objets antiques étaient relativement familiers ; mais on les collectionnait à cause de leur rareté, de leur étrangeté, de leur différence et de leurs matériaux précieux ou, dans une optique utilitaire, parce qu'ils pouvaient servir à d'autres fins que celles pour lesquelles ils avaient été créés. L'idée selon laquelle ils étaient aussi des documents, des vestiges parlant d'un passé, des témoignages d'une civilisation que l'on aurait pu entièrement reconstruire20 , si on avait pris soin de les réunir systématiquement et de les étudier, n'effleurait l'esprit de personne. Pétrarque fut le premier à le concevoir pleinement ; toute son œuvre témoigne de la conscience d'une distance temporelle considérable et d'une profonde altérité du monde antique. Les grands écrivains qu'il vénérait appartenaient aux temps les plus anciens,
et ce fait n'est pas sans conséquences : premièrement, l' Antiquité gréco-romaine était le moment le plus haut de l'histoire humaine et donc un modèle auquel se conformer ; deuxièmement, en fournissant cet effort, on pouvait s'approcher de ce modèle et, peutêtre, le dépasser, conformément à la fameuse image d'Hugues de Saint-Victor, selon laquelle des nains juchés sur des épaules de géants voient un peu plus loin que les géants eux-mêmes 21 ; enfin, les siècles intermédiaires, le long "Moyen Âge", écartés de cette quête, étaient vus inévitablement comme une époque barbare, ténébreuse, à peine éclairée ici ou là par quelques lueurs. Une affirmation de ce genre signifiait aussi métaphoriquement la fin de la longue période au cours de laquelle on avait pensé que le moindre événement dans la vie humaine était mû, inspiré, orchestré par Dieu, de sorte que les entreprises extraordinaires, qu'elles fussent guerrières ou culturelles, provenaient directement de la divinité : la devise de Constantin , "In hoc sign a vinces" (Par ce signe tu vaincras), le pape désarmé arrêtant les hordes d'Attila ou la Comédie inévitablement et immédiatement "divine" de Dante ne sont que quelques exemples, parmi les plus connus, de ce mode de concevoir les relations dans le monde. Au temps de Pétrarque et, surtout, dans sa conscience à lui, tout cela est au moins en partie terminé: les qualités d'un individu, supérieures à
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celles de tout autre individu, voilà, maintenant, ce que l'on doit apprécier. Ce n'est pas un hasard si, en 1362 , Boccace achevait la rédaction de son T rattatello in Laude di Dante, dans lequel le poète florentin prend une dimension presque divine parce qu'il incarne les plus hautes possibilités d'un écrivain . P étra rque avait fait l'éloge de Simone Martini qui, de son vivant, semblait avoir pénétré au P aradis22 , tant le portrait qu'il avait réalisé de Laure donnait de celle-ci une image spiritualisée et, là encore, presque divine. Le changement de perspective intellectuelle était de ceux qui devaient faire date : l'homme n'était plus le réceptacle plus ou moins p assif des dons que Dieu lui dispensait ; il était au contraire capable, en cultivant ces dons, de fo rger son destin et de changer celui de ses semblables. Naturellement, ces assertions, désormais pleinement humanistes, ne venaient pas de nulle part. Dès le XIIIe siècle, à P adoue, l'essor de l'université et l'importance qu'y avait acquise l'étude du droit rom ain , sa prin cipale spécialité, avaient suscité un e véritable vénération pour la grandeur de Rome et des Anciens et, dans une quasi-concurrence, pour les origines de la ville. Des ceuvres classiqu es comme le De rerum natura de Lucrèce ou les Silvae de Stace 23 , que l'on croyait perdues avant que le Pogge Florentin n 'en redécouvrît les manuscrits à Fulda et à Langres en 1417 , étaient déjà connues de lettrés p adouans à la fin du xrne siècle, soit près d'un siècle et demi plus tôt. En 1283 , par exemple, à la
demande du juriste et poète latiniste Lovato de' Lovati, la Commune de Padoue fit réaliser un monument funéraire adossé à la faça de de l'église San Lorenzo , dans lequel furent déposés les restes, retrouvés par hasard, du fond ateur de la ville, Anténor. En réalité, il s'agissait probablement des ossements d'un guerrier hongrois à la stature gigantesque, cette caractéristique physique ayant certainement joué un rôle dans la reconnaissance de sa grandeur "historique" . Mais au-delà de l'équivoque, cette décision a une portée symbolique considérable : la tentative, quand bien même manquée, de faire revivre une tradition antique avec les instruments de l'époque - un type d'architecture et une épigraphie encore pleinement go thiques - qui, certes , témoignait d 'une profonde ignorance des usages latins dont, néanmoins, on désirait avec force s'in spirer 24 . Le fait que le "tombea u d 'Anténor" soit touj ours debo ut, alors que l'église a été démolie au XIX" siècle, en dit long sur sa valeur symbolique aux ye ux des P ado uans. Vingt ans après, le petit-fils de Lovato, le juge Rolando da Piazzola , copiait à Rome la totalité d'une inscription romaine vu e non loin de l'église Saint-P aul-hors-les-Mu rs 25 , et tentait de la déchiffrer. Auj ourd 'hui, ses abréviations et formules ne posent plus de problèmes mais, à l'époque, cette fo rm e d'écriture était mys térieuse et incompréhensible. Des années plus tard, Rolando, dont le goût pour ce genre de choses était indéfectible, se fit faire, dans le cimetière de la basilique du Santo, un tombea u
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dans lequel étaient intégrés des fragments d'un sarcophage et de statues antiques, et sur lequel figurait, dans une écriture encore gothique, une inscription conforme à l'épigraphie classique26 . Dès lors, le remploi d'éléments romains ou paléochrétiens dans des monuments funéraires devint relativement fréquent à Padoue. Ce fut aussi en partie grâce à Rolando que l'usage, disparu depuis des siècles, de couronner un poète de laurier fut remis à l'honneur ; le terme laurea, qui désigne en italien le diplôme universitaire, en est une dérivation, imitation académique de l'institution classique. En 1315, désigné à la fois par la Commune et par l'Université, Albertina Mussato se vit remettre la couronne de laurier pour son Ecerenis, première tragédie écrite en Occident depuis l'époque romaine; imitant sciemment les tragédies de Sénèque, Mussato y revisitait la sombre figure d'Ezzelino da Romano et mettait ainsi en garde ses contemporains contre une possible dérive despotique de la part de Cangrande della Scala27 • D'autres villes tentèrent de faire revivre cette cérémonie. La plus réussie fut celle qui eut lieu à Rome, en 1341, sur le Capitole, au cours de laquelle Pétrarque reçut la couronne de laurier28 ; deux ou trois ans plus tard, il écrivait que Lovato de' Lovati aurait été le plus grand poète latiniste de son temps s'il s'était adonné davantage à la poésie qu'à l'étude du droit29 . Quels qu'aient été ses propos sur Padoue, il est clair que la ville attira Pétrarque dès le milieu des années 1340. Hormis de brefs séjours,
il attendit pourtant vingt ans avant de s'y installer définitivement, trouvant là un terrain fertile pour ses méditations et ses études ; il aima infiniment sa maison sur les collines Euganéennes, à Arquà, où il mourut en 1374. Pétrarque, nous l'avons dit, était un amateur passionné de la peinture de Simone Martini ; il appartenait à une génération plus jeune que celle du peintre, et l'art de celui-ci, qu'il avait découvert à Avignon, incarnait à ses yeux l'art "moderne". Mais il possédait aussi une Madone de Giotto, "dont la beauté échappe aux ignorants et ravit les connaisseurs30 ", écrivit-il dans son testament, et qu'il légua au seigneur de Padoue, Francesco da Carrara. Giotto était considéré par les Padouans comme une sorte d'esprit tutélaire. Il était arrivé dans la ville vers 1300 ou immédiatement après, peut-être à la demande des franciscains pour lesquels il peignit à fresque la salle du chapitre au couvent du Santo ; aussitôt après, Enrico degli Scrovegni le chargea de la décoration de la chapelle privée du palais qu'il venait d'acheter aux Delesmanini, dont la construction avait commencé en 130Y 1 . Le fait que cette décoration nous soit parvenue pratiquement intacte témoigne de la considération extraordinaire dans laquelle fut tenu, au cours des siècles, ce monument fondamental de son art. Et ce n'est pas un hasard si, ensuite, la Commune de Padoue lui confia la décoration à fresque, basée sur les écrits du célébrissime Padouan Pietro d' Abano, du grand Palazzo della Ragione, siège des tribunaux
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et de certaines magistratures de la ville 32 . Les fresques furent, hélas, irrémédiablement ruinées lors de l'incendie du 2 février 1420, le brasier faisant fondre le plomb de la toiture. Le désespoir que cette perte causa au chancelier de la Commune, Sicco Polenton, transparaît dans la lettre qu'il adressa à son ami Giovanni da Verona, le 10 février, et en dit long sur le respect et l' admiration que l'on éprouvait à Padoue pour la grandeur des qualités humaines de l'artiste, dont ces fresques s'étaient faites l' expression33. Une cinquantaine d'années auparavant, Altichiero da Zevio avait déjà compris que, pour être un grand peintre "moderne", il fallait revenir à Giotto. Quant à Cennino Cennini, son Livre de l'art, rédigé à Padoue vers 1400, fait quasiment de G iotto le père fondateur de la peinture34 •
Mais honorer la mémoire des grandes figures du passé et del' Antiquité n'était pas réductible à un simple exercice d'imitation, tel que le pratiquèrent les habiles faussaires siennois du début du XIXe siècle, qui savaient produire d"'irréprochables" Matteo di Giovanni, Sano di Pietro ou Neroccio dei Landi. Il s'agissait, au contraire, de comprendre un style et une technique à fond et, sur cette base solide comme un roc, de construire un édifice qui dépasserait un peu le modèle, dans une relation pragmatique et dynamique avec le passé. Une fière volonté de redécouverte et de conservation, conjuguée à un non moins fier désir d'innovation, traversa les XIII°, XIVe et xve siècles padouans , et c'est dans ce contexte que l'apparition de Mantegna sur la scène artistique prend une valeur exemplaire.
L'atelier de Squarcione L'élan qui portait la culture padouane commença à faiblir vers la fin du XIVe siècle, sous l'action d'une série de causes concomitantes, au premier rang desquelles la disparition des gran ds maîtres. Or, il semble que la relève n'ait pas été assurée. Cela dit, il est difficile d'en juger puisque très peu d' œuvres de cette période nous sont parvenues . En outre, la détérioration de la situation politique et, sur plus de trente ans, d 'incessants conflits
armés avec les encombrants voisins qu'étaient les Véronais et surtout les Vénitiens, avaient vidé les caisses de la ville, incapable de financer de nouvelles entreprises artistiques. Quand, le 21 novembre 1405, Venise s'empara définitivement de Padoue, celle-ci était à bout de forces , sans eau, sans nourriture, décimée par la peste, ses campagnes dévastées par les pillages des armées ennemies. La chute d émographique était impressionnante :
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la ville, qui comptait 32 000 habitants lors du recensement de 1397, n'en comptait plus que 16 736 en 143035 , une date à laquelle, qui plus est, Venise avait déjà sagement mis en œuvre une politique de reconstruction (législative, sociale, agricole et administrative) à Padoue et dans sa région. Rien de surprenant, donc, à ce qu'en cinquante ans, de la mort de Pétrarque (1374) à la première mention de Francesco Squarcione comme "sartus et recamator" (tailleur et brodeur) en 1423, et peintre trois ans plus tard, il y ait eu relativement peu d' œuvres d'art produites, et que leur qualité n'ait pas été très élevée, nonobstant la présence dans la ville de très bons artistes comme Stefano di Giovanni di Francia, plus connu en tant que Stefano da Zevio ou Stefano da Verona. Stefano s'installa à Padoue en 1396 et y demeura jusqu'en 1414 ; il y acquit une certaine position sociale puisqu'il fut gastaldo (administrateur) de la corporation des peintres 36 ; malheureusement, aucun des travaux qu 'il y réalisa ne nous est parvenu. En ces années, la personnalité la plus connue et la plus prolifique était un artiste modeste, dit "le Maître de Roncaiette" à cause du polyptyque qu'il peignit dans la localité du même nom, pour l'église San Fidenzio37 . Roberto Longhi fut le premier à identifier ce peintre (1947), qu'il considéra comme proche de Martino da Verona et pensa donc pouvoir localiser à Vérone 38 . En réalité, aucune trace de son activité n'y est repérable ; en revanche, une fresque de sa main dans
l'église San Clemente à Padoue, située à proximité du château des Carrara, en plein centre de la ville, constitue un lien solide avec celle-ci. Il est donc hautement probable qu'il s'agit de Federico Tedesco, l'auteur attesté des fresques dans l'abside de l'église Sant' Agostino (disparue), réalisées à la demande de Francesco Novella da Carrara en 1395. Sa carrière connue s'achève dans la même église en 1424, où il exécuta l'autel de saint Dominique ; sa Nativité datée 1420, conservée au musée de Forll, est cohérente sur le plan du style avec le groupe d'œuvres attribuées au Maître de Roncaiette 39 . Quoi qu'il en soit, indépendamment de cette question d'état civil, il ne fait aucun doute que sa peinture, et celle de Nicolà Miretto, qui "refera" bientôt les fresques de Giotto dans le Salone du palais communal, étaient les choses les plus aisément visibles lorsque Squarcione apparut sur la scène artistique 40 . Fils d'un notaire mais fasciné dès son plus jeune âge par l'art figuratif, Squarcione embrassa rapidement la profession de ses oncles paternel et maternel puisque, en 1423, il était "sartus et recamator"; ce métier, qui l'introduisait auprès des plus grandes familles de la ville, l'associait étroitement, par la broderie, aux arts figuratifs 41 . Selon Bernardino Scardeone ( 1560), qui affirmait tenir ces informations d'une autobiographie de l' artiste42 , le jeune Francesco, sitôt majeur et maître de ses décisions , voulut connaître le monde. Il visita surtout la Grèce, qui le marqua
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durablement et d'où il rapporta des souvenirs, des dessins, des notes écrites sur les principales choses qu'il y avait vues ; puis il fit de même en Italie, qu'il sillonna tout entière. On ignore si ce fut au cours de ces voyages qu'il acquit tout le bric-à- brac de statues antiques, dessins, gravures, pierres fin es, monnaies, objets d'artisanat et similia qui donneraient plus tard à son atelier et à sa méthod e pédagogique un caractère si singulier. En revanche, il est certain que cette collection, toujours mentionnée en termes généraux, sinon vagues, et impossible à reconstituer aujourd'hui en l'absence d ' une documentation précise, ne fut pas la rareté et la bizarrerie que tous ou presque ont voulu qu'elle soit43 • Une bonne part de la célébrité romantique et, disons, de la sombre légende de Squarcione vient de cette collection, qui a fini par faire de lui un des p erso nnages les plus controversés, dénigrés et calomniés de l'histoire de la peinture italienne. Dans les années 1920, Giuseppe Fiocco a amplement contribué à cette légende en accentuant d'une manière résolument négative le caractère des documents déjà connus et les opinions des chercheurs antérieurs ; pour lui, Squarcione était un "petit bonhomme bouffi d'orgueil et peu correct", qui se vantait d'enseigner mais ne le pouvait pas, car "on n'enseigne pas ce qui n'existe pas" ; les instruments pédagogiques qu 'il avait réunis - plâtres, copies et dessins - ne lui étaient d'aucune utilité puisqu'ils n'étaient pas vivifiés par son œuvre 44 • Et Fiocco
d'enfoncer le clou : ce faux professeur aurait été un truand qui se serait livré avec ses élèves à "un commerce astucieux et malhonnête, unique dans l'histoire" ; il "accaparait assidûment [ ... ] des jeunes gens souvent doués et matures afin d'exploiter leur travail" et les "attirait par des promesses d'adoption et de legs dont pas une ne se vérifia 45 ", cette dernière allusion se référant aux épisodes judiciaires qui opposèrent Squarcione à Mantegna, à Marco Zoppo et à Giorgio Schiavone. Ces assertions, compréhensibles dans le climat idéaliste des années 1920, furent aussitôt réfutées, pour ce qui est du style et de la qualité artistique de Squarcione, par Roberto Longhi, dans sa Lettera pittorica a Giuseppe Fiocco ; cette lettre, qui est un chef-cl' œ uvre d'historiographie , est aussi un des plus beaux textes de la littérature italienne du xxe siècle. Par la suite, la recherche sur les aspects sociaux de la profession artistique devait montrer toujours plus précisément la fausseté et l'inanité du point de vue de Fiocco46 . En d'autres termes, le comportement de Squarcione avec la plupart de ses élèves se pratiquait couramment à Padoue, ce qui n'exclut évidemment pas les querelles se terminant devant le tribunal, lesquelles dépendaient non pas d'un abus de pouvoir mais de l'idée que l'une ou l'autre partie se faisait de la justice distributive et du sentiment d'avoir été lésée au regard des termes établis par la loi. Par ailleurs, en tenant compte du fait que plusieurs élèves,
5 Antonio Vivarini, Polyptyque. Ba ltimore, Walters Art Museum.
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presque toujours non padouans, fréquentaient en même temps l'atelier de Squarcione et que, souvent, les périodes d' apprentissage n'excédaient pas quelques mois, le nombre de cent trente-sept élèves, mentionné par Scardeone, paraît tout à fait plausible, pour une activité pédagogique qui s'est étendue sur plus de quarante ans 47 • Cela dit, le point capital demeure la méthode pédagogique de Squarcione. Laquelle consistait surtout à transmettre ses propres connaissances techniques, comme la représentation en raccourci des têtes ou une mise en perspective crédible des lieux, mentionnées à U guccione da Vicenza par Squarcione lorsqu 'il accepta parmi ses élèves le fils de ce dernier en 1467 48 . Quant à la question du style, il ne s'agissait pas nécessairement de copier celui du maître, l'étude et l'imitation des plâtres , médailles, fragments de statues antiques, dessins d'autres maîtres , etc., autrement dit des meilleurs modèles , devant permettre au disciple de forger son propre style ; ce choix est pleinement conscient de la part de Squarcione, selon Scardeone qui écrit : "Signa autem pictasque tabellas plurimas habuit, quarum magisterio et arte Andream et reliquos condiscipulos instruxerat, magis quam editis a se archetypis, aut ditatis, seu novis exemplis ad imitandum praebitis49 ." Ainsi, le maître avait pour tâche non pas de transmettre un style ou son style, mais bien le style, dont il élaborait au moins une ébauche de canon avec son matériel pédagogique. Il est possible que tout cela ait
résulté d'idées alors dans l'air: ce n 'est pas un hasard si l'humaniste et professeur de rhétorique et de philosophie morale à Padoue Gasparino Barzizza fit référence aux "boni pictores" qui donnaient à leurs élèves "quasdam egregias figuras, atque imagines, velut quidam artis exemplaria, quibus admoniti possint vel per se ipsos aliquid pro/icere50 " . Il n 'en reste pas moins que Squarcione a été un des rares en Italie, et en Italie du Nord en particulier, à avoir mis ces préceptes en pratique. Ce qui, selon moi, expliquerait que les élèves se pressaient dans son atelier, même si l'on pense que le nombre avancé par Scardeone est une amplification humaniste sans fondement 51 . Selon des documents sûrs, un certain Michele, fils du barbier Bartolomeo da Vicenza, fut le premier à fréquenter l'atelier, où il resta deux ans. Mais étant donn é que Squarcione, en 1425 , voire avant, exerçait déjà le métier de p eintre (le 6 avril 1426, il s'engagea en effet à orner d'une peinture à fresque une nouvelle chapelle au monastère de San Giovanni Battista del Venda, et il importe peu que le contrat ait été ensuite rompu d'un commun accord avec les frères 52 ) , il est possible que d'autres élèves aient précédé Michele di Bartolomeo. Nous ne savons rien de plus sur ce dernier. En revanche, on peut penser quel' atelier ne manqua pas d 'élèves durant les dix années qui suivirent, jusqu'à l'apparition documentée d'un nouveau disciple, "Darius /ilius Iohannis cerdonis pictor de Portonauni" - D aria da Pordenone - , appelé
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à témoigner le 20 septembre 1440 dans une commission rogatoire à Padoue et mentionné comme étant "in domo habitationis [ ... ] mag. Francisci Squarçioni pictoris53 ". Et c'est au cours des
deux décennies inaugurées par ces modestes personnages qu'eurent lieu des événements qui devaient modifier le cours de la peinture italienne.
Padoue, années 1430 et 1440 Dans la préface à son livre sur Mantegna, paru en 1926, Fiocco le cas quand il s'agit non pas d'une filiation mais d'une adopécrit explicitement que celui-ci, pour conquérir son art renais- tion, tout ce qui l'avait déjà été à Florence55 ". Cette argumentasant, a dû fatalement en revenir à Florence et à la Toscane, tion est presque entièrement calquée sur celle développée douze "seule source de la Renaissance pour lui et pour les autres", où, ans plus tôt, en 1914, par Roberto Longhi, pour justifier la "depuis la période romaine, tout a le frémissement d'une renais- dépendance d' Antonello da Messina et de Giovanni Bellini par sance" ; "voilà pourquoi ce chapitre de l'art padouan, né en rapport à Piero della Francesca : "Le génie peut tout se perVénétie et pour la Vénétie, en vient à être presque entièrement mettre, sauf le lu xe et le gâchis puéril d'inventer quelque chose une célébration de la Toscane annonciatrice et de Florence, qui l'a été par d'autres avant lui56 ." Le propos de Fiocco, et son mère [de la Renaissance]5 4 ". En d'autres termes , trouver un livre, n'en déplurent pas moins à Longhi, bien décidé à nier non contexte adéquat à l'apparition de l'art de Mantegna implique seulement l'équivalence entre la Renaissance et l'art toscan, mais de repérer, en Vénétie, un tissu de faits toscans définis a priori aussi tout lien, ou presque, entre le développement de la peincomme humanistes ou Renaissance, et ce phénomène ne peut ture dans les deux régions, l'autonomie de la Vénétie étant, à ses s'expliquer que dans une relation de cause à effet parce que yeux, totale. Ce qui équivaut à reconnaître que le génie peut "c'est déjà un tel prodige que la Renaissance ait eu lieu en Italie, aussi se permettre de réinventer le déjà inventé ou qu'il lui est après que le monde eut connu la grecque, qu'il eût été fort possible, sur d'autres prémisses, d'arriver à des résultats simiétrange que la chose se répétât inopinément à Padoue et laires57 . Longhi réfute l'importance accordée par Fiocco à la conquît, d'une manière plutôt médiocre, comme c'est toujours présence à Venise de Paolo Uccello en tant que mosaïste de
6 Donatello, Monument équestre Gattamelata. Padoue, parvis de la basilique Saint-Antoine.
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1425 à 1433, une présence jugée trop précoce pour être à l'origine d'une perspective qui n 'avait pas encore fait ses premiers pas expérimentaux à Florence, et l'influence qu'auraient exercée ses Géants peints à fresque en camaïeu vert, dans la maison des Vitali à Padoue, mais cette fois parce que trop tardifs, d'autres fresques étant devenues entre-temps des modèles et des références 58 . Il conteste aussi l'importance de Dello Delli, actif à Venise de 1427 à 1432, qui, selon lui, a fait montre de vulgarité dans la fresque et les peintures de la chapelle principale de la cathédrale de Salamanque et ne peut, de ce fait, être l'auteur des belles Scènes de la vie de sainte Apolline (conservées à Bergame et à Bassano del Grappa), qui reviendraient à Antonio Vivarini59 . Filippo Lippi, non documenté à Florence à partir de janvier 1432 et qui n'y revient qu'en 1437, ne pouvait connaître un sort meilleur. Le 1er juillet 1434, il reçoit pourtant un paiement pour la décoration de l'armoire des Reliques dans la basilique Saint-Antoine à Padoue6°, etc' est autour de cette date que l'on situe ses autres travaux dans la ville6 1 (l'écart chronologique ne pouvant excéder deux ans puisque sa Vierge à !'Enfant a été peinte en 1437 à la demande de l'archevêque de Florence, Giovanni Vitelleschi, peut-être pour le monastère San Marco à Corneto T arquinia 62 ). Parmi ces travaux figurent en particulier, selon le témoignage de Marcantonio Michiel, la décoration à fresque du premier pilier à gauche dans la basilique du Santo,
et celle de la chapelle du palais du Podestà63 . Mais le fait que ces fresques aient rapidement disparu suggère qu'elles n'étaient pas d'un niveau exceptionnel ou, en tout cas, n'étaient pas jugées dignes d'être préservées à tout prix 64 , contrairement aux réalisations de Giotto ou de Donatello. Longhi rejette avec plus de force encore l'importance accordée par Fiocco aux fresques de la chapelle Saint-Luc dans l'église San Giustinia, commandées à Giovanni Storlato, le 21 mai 1436, tout en admettant qu'elles ont été achevées avant le 13 mai 1438. Ces peintures, dans lesquelles Fiocco voit "la première page, encore verte mais instructive, de la Renaissance vénitienne", et qui lui semblent bien meilleures que d'autres œuvres d'artistes padouans, dont Squarcione, plus âgés ou plus jeunes que Mantegna, n'inspirent à Longhi que le commentaire suivant: "Il n'y a pas grand-chose à en dire65 ." Et, de fait, quelle que soit la manière dont on les regarde, elles ne présentent aucun signe de maîtrise del' espace, de diminution d'échelle en fonction de la distance, et s'inscrivent, au contraire, dans la dimension de l'irréalisme fabuleux et pétrifié du gothique tardif. En revanche, pour ce qui est des fresques de la chapelle San T arasio dans l'église San Zaccaria à Venise, Longhi souscrit à la référence à Andrea del Castagno et à Francesco da Faenza avancée par Fiocco (reprise de Forlati66 , qui a été le premier à déchiffrer la signature), mais il émet une objection fondamentale: ces
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8 Donatello, Vierge à /'Enfant en trône, avec les saints François et Antoine de Padoue, basilique Saint-Antoine.
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9 Donatello, Crucifix. Padoue, basilique Saint-Antoine.
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fresques n'auraient eu, selon lui, aucune influence sur la peinture locale - "il semble, écrit-il, que cette météorite florentine soit tombée dans la lagune avec un grand fracas et un grand sifflement, puis s'y soit éteinte67 ". Au bout du compte, de tous les apports, mentionnés par Fiocco, que l'art toscan aurait offerts à l'art vénitien, il ne reste presque rien, excepté une modeste imitation, çà et là, de motifs formels: "L'art toscan de la Renaissance[ .. .] n'a eu que peu de prise, voire pas de prise du tout en Vénétie68 ." Choisir entre ces deux positions radicalement opposées est non seulement difficile mais hors de propos , étant donné la perte d'une grande partie du matériel sur lequel reposerait ce choix. La position de Longhi, et ce n'est certainement pas du fait d'un a priori idéologique, semble globalement la plus acceptable, au vu de ce qui s'est ensuite passé dans l'art padouan, bien que les échanges, presque osmotiques, d'idées et de modèles n'aient pas été rares. De fait, il ne semble pas contestable que l'histoire de la peinture à Padoue ait suivi, au moins jusqu'à la première apparition de Mantegna, les orientations de la plus précieuse peinture gothique tardive : en 1430, Jacopo Bellini expédiait à Padoue un Saint Michel aujourd'hui perdu69 , pour l'église homonyme; une série de peintures de Michele Giambono, que l'on peut situer dans les années 1430 et qui composaient peut-être un polyptyque dont la reconstruction demeure problématique70 ,
provenaient du territoire padouan ; elles sont aujourd'hui dispersées entre Padoue (Museo Civico), Boston (Isabella Stewart Gardner Museum), Bellagio (collection Gilbert), Londres (National Gallery) et Washington (National Gallery). À partir de 14 31 , l'atelier de Squarcione reçoit, nous l'avons dit, ses premiers élèves, mais il ne reste malheureusement rien de la production de cette décennie ; le tabernacle de l'église Santa Sofia à Padoue (14 3 3) ou la crux de m edia ecclesia (pour laquelle l'artiste fut payé en 1439) et d'autres travaux dans l'église paroissiale de Terrassa Padovana ont tous été détruits. Détruites aussi les décorations dans diverses demeures et chapelles, à l'intérieur et à l'extérieur de la ville, qui étaient des conséquences de la donation annuelle qui lui avait été faite par Nicolà Savonarola en 143671 . En 1440, Dario da Pordenone est admis dans l'atelier ; deux ans plus tard, il vit toujours chez le maître ; en 1445 et 1446, il est rétribué pour des travaux non spécifiés dans la basilique du Santo ; en 1448, un document atteste qu'il s'est associé, quelque temps auraparavant, avec le peintre Pietro de' Maggi da Milano, mais ce n'est qu'en 1445 qu'il réside à Trévise, où il est encore mentionné en 1471, bien qu'il soit alors momentanément à l'extérieur de la ville72 . Giovan Francesco da Rimini, quant à lui, est à Padoue à partir de la seconde moitié des années 1430, peut-être après un séjour à Florence, puis certainement de 1441 à 1444. Le fait qu'il soit en permanence
10 Andrea Mantegna, Saint Sébastien, déta il. Vienne, Kunsthistorisches Museum.
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mentionné comme demeurant dans le quartier de la basilique signé le 25 février 1437, les termes du contrat (dont le début des Saint-Antoine, et en relation étroite avec Squarcione, laisse pen- travaux après Pâques, le 4 avril) ne seraient effectifs qu'après ser que lui aussi a été attiré par l'enseignement du peintre l'examen et la validation des qualités du peintre. Bien que les padouan, tout en gardant peut-être son autonomie artistique 73 . informations obtenues sur ce Giovanni da Ulm aient été excelEn somme, vers le milieu des années 1430 ou légèrement plus lentes, l'évêque n'avait en effet jamais vu quoi que ce soit de sa tard, une ligne de fracture semble se dessiner entre une peinture main 74. Il semble assez logique que Giovanni da Ulm soit Giogothique gracieusement austère, héritée de la fin du siècle pré- vanni d'Alemagna qui, par la suite, s'associera à Antonio Vivacédent, et une peinture plus dense, plus chargée, toute parfu- rini75 . Mais au-delà de cette question d'état civil, le panneau de mée d'une naturalité nouvelle qui, bien qu'adhérant toujours polyptyque représentant Saint Jérôme à Baltimore (Walters Art résolument à la beauté de la ligne sinueuse, à la somptuosité des Museum), signé "Johannes" et daté 8 juillet 1444 ou 1445, couleurs et à la vérité fragmentaire des surfaces, accueille pour- auquel on peut associer une Vierge d 'humilité de petit format, tant des éléments de langage relevant d'un monde qui se fait passée sur le marché des antiquités il y a une quinzaine d'anjour, comme le raffermissement des volumes et une expérience nées76, témoigne de son art délicieux. plus réaliste de l'espace. Malgré l'usure du tissu figuratif, on Après avoir travaillé à l'évêché de Padoue, Giovanni rentra à entrevoit un peu de ce nouveau style dans les merveilleuses Venise et commença à travailler avec Antonio Vivarini. C'est miniatures du Lectionnaire à New York (n ° 180, Pierpont Mor- effectivement en 1441 que furent peints le Triptyque de saint gan Library), daté 1436 et exécuté pour l'évêque de Padoue, Jérôme autrefois dans l'église Santo Stefano à Venise et aujourPietro Donà. Au cours des deux années qui suivirent, le prélat d'hui à Vienne (Kunsthistorisches Museum), probablement confia la décoration picturale de sa nouvelle chapelle dans signé et daté sur l'encadrement, et le retable partiellement l'église San Massimo in Vescovado (aujourd'hui détruite) à un conservé de sainte Monique, exécuté pour la même église, à une artiste arrivé depuis peu de Venise. Cet artiste, Giovanni da date vraisemblablement très proche77 • Les deux associés signèUlm, était si "neuf" que l'évêque se renseigna, par l'intermé- rent ensuite, en les datant 1443, les deux peintures aujourd'hui diaire de son neveu Girolamo Donà, sur les peintures murales dans la chapelle San T arasio de l'église San Zaccaria, puis le qu 'il avait réalisées chez Giovanni Cornaro. Selon le document retable du maître-autel dans la même église, dont il ne reste que
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Andrea Mantegna, Christ de pitié soutenu par un séraphin et un chérubin, détail. Copenhague, Statens Museum for Kunst.
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deux compartiments (remontés avec d'autres peintures du siècle) et la face postérieure7 8. En 1444, ils peignirent le grand Couronnement de la Vierge au paradis pour l'église vénitienne San Pantalon 79 ; le document de 1447, par lequel Giovanni Dotto chargea Michele Giambono d'en faire une copie pour l'église Sant' Agnese, donne cette peinture comme de "ser ]ohanni theotonicy pictoris" et passe sous silence Antonio Vivarini80. Enfin, en 1446, alors qu'ils se préparaient à séjourner de nouveau à Padoue, les deux associés terminèrent le triptyque pour la Sala dell' Albergo de la Scuola della Carità, qui est une des toutes premières expériences de champ figuratif unifié, en dépit d'une division en trois grands compartiments 81. L'année suivante, la route des deux peintres croisait derechef celle de Padoue et de l'histoire que nous tentons ici de démêler. De fait, en 144 7, ils exécutèrent pour l'église San Francesco à Padoue le polyptyque aujourd'hui au Musée national de Prague 82 (ill. 9, p. 55) et, entre le 20 octobre 1447 et le 4 novembre 1448, ils devinrent membres de la corporation des peintres padouans 83 , probablement à la suite du contrat pour la chapelle Ovetari, signé le 16 mai84. On peut présumer que c'est aussi au cours de XIVe
12 Sculpteur anonyme (Gian Marco Cavalli 7), Buste en bronze d'Andrea Mantegna, détail. Mantoue, basilique Sant'Andrea, chapelle Saint-Jean-Baptiste (ou Mantegna).
cette période qu'ils réalisèrent les deux registres du grand polyptyque aujourd'hui à la Brera (ill. 10, p. 56), qui provient peut-être del' abbatiale de Praglia ; la présence de saints bénédictins et du donateur agenouillé devant la Vierge laisse supposer un moment-clé dans la vie de ce monastère important, à savoir son rattachement, prononcé le 17 mai 1448, à l'observance de l'église Santa Giustina à Padoue85 . Le sobre langage de ces deux polyptyques, qui rompt avec le charme de la ligne gothique, harmonieusement sinueuse, au profit de formes plus clairement dessinées, d'un contexte physique crédible et d'une lumière douce et sévère86, semble avoir déjà été touché par l'événement de ces années : l'arrivée à Padoue de Donatello, dont nous parlerons plus avant. Dans ce contexte, l'apparition de Mantegna, dont le "profil" est parfaitement formé, radicalement nouveau et sans lien aucun avec les précédentes concessions au gothique tardif, est presque incroyable. Et pourtant, c'est bien à partir de cet "humus" que Mantegna, à la faveur d'une quasi-mutation anthropologique, prend son essor et s'impose comme un des plus grands refondateurs de la peinture italienne.
13 Andrea Mantegna, graffiti simulé dans l'embrasure de la fenêtre de la Chambre des époux. Mantoue, palais ducal.
14 Andrea Mantegna, La Rencontre entre Ludovico et Francesco Gonzague à Bozzolo : Autoportrait de l'artiste, détail. Mantoue, palais ducal, Chambre des époux.
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Not es 1 Pétrarque, Canzoniere, sonnet CCCL, v. 12 ; trad. fr. Ferdinand L. de Gramont, "Poésie", Gallimard, Paris, 1983 , p. 259. 2 Voir Il Cittadino di Piazza/a sui Brenta, février 2011, p. 6. 3 Longhi (1912) 1961 , p. 5. 4 Longhi (1914) 1961 , p. 66, 86 et 99, respectivement. 5 Longhi 1980, p. 102. TI s'agit d u cours destiné aux étudiants des lycées Tasso et Visconti à Rome , rédigé, comme le précise le manuscrit, du 15 juin au 4 juillet 1914 ; une partie des idées gui y sont développées a été reprise dans l'essai sur Piero dei Franceschi e !o svi!uppo det!a pittura veneziana, de la même année. 6 Longhi (1942) 1973, p. 278. 7 Longhi 1946, p. 12, 54, 55 et 56, respectivement. 8 Paccagnini 1961a, p. XlX . 9 La reddition de Padoue eut lieu le 21 novembre 1405; l'assassinat des derniers da Carrara , étranglés dans leur prison dans la nuit du 17 janvier 1406, marqu a la fin de Padoue en tant gu"'État " libre et indépendant. 10 Virgile , Énéide, livres I-VI, Les Belles Lettres, Paris, 2002 , trad. J. Perret, v . 242 250, p. 14. 11 Tite-Live, Ab urbe condita !ibri (Hi.taire de R ome depuù sa / on dation), I, 1, 1-3. 12 Polybe, H ùtoires, II, 18, 3. 13 Alcmane, Stesicore, Ibico, Frammenti, traduction et préface de F. M. Pontani, Turin, 1968, p. 15. 14 Strabon, Géographie, V, 1, 7, 8, 12 (éd. Milan, 1988, p. 59-63 , 65-67, 77-79). 15 Martial, Épigrammes, XI, 16, in Œuvres complètes, Garnier, Paris, 1864. 16 Voir Paolo Diacono, Historia Langobardorum, IV, 23 (Storza dei Longobardi, introduction de B. Luiselli, traduction et notes d' A. Zanella, Milan, 1991 , p. 364-367). 17 De fait, l'université vénitienne de Ca' Foscari, première "business schoo!" italienne, fut fondée en 1868, et l'université de Vérone plus récemment encore, en 1982 ; ce sont les seuls autres établissements universitaires dans la région. 18 Antoine fut canonisé avec une incroyable rapidité, en 1231, un an seulement après sa mort ; la construction de la basilique gui abrite aujourd 'hui encore sa dépouille fut commencée au même moment. 19 Weiss 1969 (édition italienne, Weiss 1989, p.3). 20 Weiss 1989, p. 2. 21 Sur l'histoire de cette métaphore très célèbre du Moyen Âge à nos jours, voir Merton 1991. 22 Pétrarque, Canzoniere, sonnet LXXVII ; trad. fr., op. ât., p. 86. 23 Weiss 1989, p. 20. 24 Ibid., p. 20-21. 25 Ibzd., p. 21-22. 26 Voir ibid., p. 22 ; Wolters 1984, p. 5-7. 27 Weiss 1989, p. 22-23. 28 Voir Hatch Wilkins 1985 , p. 43 -48. La remise du titre de docteur honoris causa, par lequel de nombreuses universités rendent hommage à des personnalités de différents domaines, est aujourd'hui encore un reflet de ces cérémonies. 29 Pétrarque, R erum memorandarum !ibri, II, 61.
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Hatch Wilkins 1985, p. 288-289. Flores d'Arcais 1995, p. 128-209; Romano (S.) 2008, p. 144-249; Frugoni 2008. 32 Flores d'Arcais 1995, p. 223-227 . " Lucco 1989, I, p. 83-85 . 34 Sur le "néo-giottisme" d 'Alti chiero, voir Volpe 1983, p. 214-218, gui a été le premier à forger ce terme et à donner une substance critique à cette notion. Sur Cennino Cennini, voir Lucco 1989, p. 80. "Gasparotto (C.) 1961, p. CLIII -CLV. 36 Tous les documents sur le séjour de Stefano à Padoue, entrecou pé de voyages et de séjours plus brefs à Manto ue et à Trévise, ont été publiés par Sartori 1976, p. 438. 37 Lucco 1989, p. 80-82 et 94-97. 38 Longhi (1947) 1978, p. 69-7 0. 39 Voir note 37. 40 Le lien étroit que j'avais déjà mentionné en 1988, lors du colloque su r le gothique tardif, à Vignola , puis publié in Lucco 1989, p. 82, 97, entre la peinture à Forll de 1420, la Vierge à la poire anciennement Wildenstein et l'autre Vierge à !'Enfant entre les saints Jacques et Chrùtophe mise en vente ch ez Christie's à New York en 1983, me paraît aujourd'hu i encore inéluctable et ne lai sse donc pas le moindre doute sur l'identification du Maît re de Roncaiette avec Federico Tedesco; ce que Tambini a d'ailleurs tran quill ement accepté en 1999 pour la petite peinture anciennement Wildenstein. Pour boucler la boucle, signalons que cette dernière est cohérente sur le plan du style avec le polyptyque de Roncaiette, bien que chronologiquement plus tardive. D'autres chercheurs ont exprimé des opinions divergentes sur cette identification : G . Ericani, in Pzsanet!o 1996, p. 213 , 216-218, 220-221, 355 356; Franco 1998, p. 128 ; De Marchi 2000, p. 73, 84 ; Fossaluzza 2003, p. 31-37 ; Minardi 2006, p. 9-10, 22. Leurs points de vue me semblent dépendre d'un élargissement du corpus des œuvres qui en a affaibli l'homogénéité stylistique. Sur Nicola Miretto, voir Lucco 1989, p. 83-89 ; A. M. Spiazzi, in Pisanet!o 1996, p. 182-185. 41 La masse de documents sur Sguarcione réunie par Lazzarini 1908, p. 14-61, 123 -170, reprise par Sartori 1976, p. 219-227 , et Sambin 1979, demeure un apport fondamental. 42 B. Scardeone 1560, p. 371 "comme il l'écrivitlui-même"; "comme lui-même le dit dans un petit livre". Sur la "précision [gui] frise l'infaillibilité" des informations données par Scardeone, voir Pesenti 2003, p. 18, et, sur un mo