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English Pages 316 [315] Year 2023
Louis Massignon et la mystique musulmane
The History of Oriental Studies Editors Alastair Hamilton (University of London) Jan Loop (University of Kent) Advisory Board Thomas Burman (Notre Dame) Charles Burnett (London) Bernard Heyberger (Paris) Noel Malcolm (Oxford) Francis Richard (Paris) Jan Schmidt (Leiden) Arnoud Vrolijk (Leiden) Joanna Weinberg (Oxford)
Volume 14
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Louis Massignon et la mystique musulmane Analyse d’une contribution à l’islamologie par
Florence Ollivry
LEIDEN | BOSTON
Illustration de couverture : Louis Massignon à Aarhus (1959). Collection Massignon. Library of Congress Cataloging-in-Publication Data Names: Ollivry, Florence, 1978- author. Title: Louis Massignon et la mystique musulmane : analyse d’une contribution à l’islamologie / par Florence Ollivry. Description: Leiden ; Boston : Brill, 2023. | Series: The history of Oriental studies, 2405-4488 ; vol. 14 | Includes bibliographical references and index. Identifiers: LCCN 2023021045 (print) | LCCN 2023021046 (ebook) | ISBN 9789004548169 (hardback) | ISBN 9789004548176 (ebook) Subjects: LCSH: Massignon, Louis, 1883-1962. | Middle East specialists—Biography. | Sufism—Study and teaching—France. | Islam—Study and teaching—France. | Middle East—Study and teaching—France. Classification: LCC BP49.5.M3 O45 2023 (print) | LCC BP49.5.M3 (ebook) | DDC 297.092 [B]—dc23/eng/20230509 LC record available at https://lccn.loc.gov/2023021045 LC ebook record available at https://lccn.loc.gov/2023021046
Typeface for the Latin, Greek, and Cyrillic scripts: “Brill”. See and download: brill.com/brill-typeface. ISSN 2405-4488 isbn 978-90-04-54816-9 (hardback) isbn 978-90-04-54817-6 (e-book) Copyright 2023 by Florence Ollivry. Published by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands. Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Brill Nijhoff, Brill Hotei, Brill Schöningh, Brill Fink, Brill mentis, Vandenhoeck & Ruprecht, Böhlau, V&R unipress and Wageningen Academic. Koninklijke Brill NV reserves the right to protect this publication against unauthorized use. Requests for re-use and/or translations must be addressed to Koninklijke Brill NV via brill.com or copyright.com. This book is printed on acid-free paper and produced in a sustainable manner.
Du premier souffle de l’argile, aux lointains murmures de l’exil, au peuple syrien, cet ouvrage est dédié.
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Table des matières Remerciements xi Liste des figures xii Transcription des caractères arabes xiii Sigles et abréviations xiv Introduction 1 1 Le chercheur et l’ineffable 1 2 Une œuvre pionnière et controversée 3 3 Déplacer la frontière entre non-savoir et savoir 8 4 Jalons biographiques 11 5 Qu’est-ce que la mystique musulmane ? 13 6 Louis Massignon : orientaliste ou islamologue ? 15 7 Vers une compréhension plus juste 16 1 Le chercheur et son contexte 18 1 La mystique à l’aube du XXe siècle 18 1.1 Renouveau de l’intérêt porté à la mystique 18 1.2 Comparatisme, œcuménisme et ethnocentrisme 20 1.3 La question des « mystiques du dehors » 20 2 Émergence de nouveaux champs disciplinaires 23 2.1 Naissance de la science des religions 23 2.2 Essor de la sociologie 26 2.3 Institutionnalisation de l’islamologie 27 3 Internationalisation d’une communauté savante 28 3.1 Premiers congrès internationaux en science et histoire des religions 28 3.2 L’Encyclopédie de l’Islam 29 3.3 Louis Massignon et les études islamiques à l’étranger 30 4 Impact de l’expansion coloniale sur les études arabes et islamiques 32 4.1 La critique de l’orientalisme 32 4.2 Entre logique savante et logique politique, entre académisme et mission civilisatrice 37 4.3 Élan civilisateur et eurocentrisme 39 4.4 Élan civilisateur et élan missionnaire 40 4.5 De la mission au dialogue 42 4.6 L’ébranlement de l’eurocentrisme 42 5 Savant arabisant : une position médiane et délicate 43 5.1 Un savoir assujetti ou libérateur ? 43
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Table des matières
5.2 Savant et arabisant, une position privilégiée 44 5.3 Savant et arabisant, une position incommode 46 Mouvements intellectuels et religieux à l’œuvre au sein du monde musulman 49 6.1 Renaître à soi : la Nahḍa 49 6.2 Technicité de la modernité, libération de la parole 51 6.3 Dire le monde moderne en arabe 52 6.4 Un monde en mouvement, diversifié mais uni 53
2 Une courbe de vie 57 1 Linéaments d’une vocation 57 1.1 Formation académique 58 1.2 À l’école d’Hartwig Derenbourg 59 1.3 Léon l’Africain 60 2 D’une mission archéologique à l’anthropologie de la sainteté 61 2.1 De l’épigraphie à la sociologie du pèlerinage 63 2.2 Culte des saints et piété populaire 69 2.3 Pèlerinage participatif ou recherche expérientielle ? 70 3 Une relation passionnée au champ d’étude 73 3.1 La « passion » d’al-Ḥallāj 73 3.2 Un orientaliste désorienté 77 3.3 Des recherches qui ne laissent pas indemne 79 4 Louis Massignon et les lettrés d’Iraq et de Syrie 80 4.1 L’hospitalité de la famille al-Ālūsī 80 4.2 La famille al-Ālūsī et la naissance d’une vocation 82 4.3 L’héritage intellectuel légué par la famille al-Ālūsī 84 4.4 Complexité de la généalogie intellectuelle et spirituelle de la famille al-Ālūsī 86 4.5 La famille al-Ālūsī et la mystique musulmane 89 4.6 Louis Massignon et Jamāl al-Dīn al-Qāsimī, le damascène 90 5 Louis Massignon et l’Égypte 93 5.1 Engagement associatif et spirituel 93 5.2 Louis Massignon et les universités du Caire 94 5.3 Le « cours d’histoire des termes philosophiques arabes » 94 5.4 Louis Massignon et l’Académie de langue arabe du Caire 96 5.5 Louis Massignon et Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq 100 6 Louis Massignon et Ignác Goldziher 102 6.1 Ignác Goldziher (1850-1921) 102 6.2 Massignon-Goldziher : quels échanges ? 104 6.3 Deux visions distinctes de la mystique musulmane 105 7 Louis Massignon et Henry Corbin 113 7.1 Henry Corbin (1903-1978) 113
Table des matières
7.2 Massignon, Corbin et Rūzbihān, interprète d’al-Ḥallāj 114 7.3 Un cheminement, un regard, une posture 118 3 Terminologie, méthodologie 120 1 Comment définir la mystique musulmane ? 120 1.1 « Mystique » : histoire d’un terme et de ses déplacements sémantiques 120 1.2 Le terme « ṣūfi » et ses dérivés : un écheveau délicat à démêler 123 1.3 Mystique musulmane 129 2 La méthode de Louis Massignon 132 2.1 Éléments contextuels et biographiques 133 2.2 Analyse de la méthode de Louis Massignon 138 2.3 Limites 146 2.4 Une vision d’ensemble 147 4 Centralité de la référence coranique 150 1 La question de l’origine de la mystique musulmane 150 1.1 Thèses des premiers orientalistes 150 2 Louis Massignon et la question des origines 154 2.1 Réponse à la question des influences étrangères 154 2.2 Analogies et non emprunt 155 2.3 Un terreau essentiellement coranique 156 2.4 Réception et actualité de la thèse de Louis Massignon 159 3 L’appropriation de l’idiome arabe par les premiers mystiques musulmans 163 3.1 Fascination de Louis Massignon pour le Coran et la langue arabe 163 3.2 Appropriation du vocabulaire coranique 164 3.3 Quête des origines et quête de la pureté 167 5 Une certaine conception de la sainteté 169 1 Une posture chrétienne 169 1.1 Les mystiques du dehors 169 1.2 Quels modèles de sainteté ? 171 1.3 Une « théologie » de la substitution 175 1.4 Une spiritualité complexe 177 2 Une lecture hagiographique des sources 179 2.1 Sources précoces et sources tardives 179 2.2 Un prisme hagiographique 181 3 La sainteté en islām 185 3.1 Qu’est-ce qui caractérise le saint (walī) en islām ? 187
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3.2 La mort du saint 188 3.3 Comment la sainteté se trouve-t-elle reconnue en islām ? 189 Al-Ḥallāj, un saint ʿīsawī 189 4.1 La ressemblance entre al-Ḥallāj et Jésus 190 4.2 Qui est Jésus pour al-Ḥallāj ? 192 Signification de la mort d’al-Ḥallāj pour Louis Massignon 194 5.1 Une substitution abrahamique 194 5.2 Détruire le Temple 196 5.3 Souffrir la Passion par amour 197 5.4 Oser l’union avec l’essence divine 201 5.5 « Saint al-Ḥallāj » selon Louis Massignon 203 5.6 Souffrance et sainteté 206 5.7 Le type d’al-Ḥallāj : central ou marginal ? 208 Une œuvre en faveur de la sainteté d’al-Ḥallāj 209 6.1 Faire connaître et reconnaître al-Ḥallāj 209 6.2 Le savant et le croyant 212 6.3 L’étude académique de la sainteté 214
6 Une certaine conception de l’Union mystique 218 1 Épeler l’indicible … 218 1.1 L’union mystique d’après al-Ḥallāj 219 1.2 Voie mystique et locutions théopathiques chez al-Ḥallāj 224 1.3 Une mystique de l’amour 229 2 Waḥdat al-wujūd et waḥdat al-shuhūd selon Louis Massignon 236 2.1 Une certaine vision de l’histoire 237 2.2 Waḥdat al-wujūd : éléments de définition 237 2.3 La critique akbarienne d’al-Ḥallāj 240 2.4 Hostilité de Louis Massignon à l’égard d’Ibn ʿArabī 243 3 La mystique authentique, selon Louis Massignon est une mystique du dépouillement 254 3.1 Une mystique sacrificielle : de l’amour à l’oblation 254 3.2 Transcendance absolue de Dieu, refus de toute médiation 256 3.3 Le fanāʾ : éléments de définitions 258 3.4 La parabole du papillon, métaphore de l’union mystique 261 3.5 Une mystique du fanāʾ 263 4 Quête du vrai et quête de la Vérité 268 Conclusion 270 Bibliographie 281 Index des noms de personnes 293 Index des termes techniques 298
Remerciements Le présent ouvrage se fonde sur une recherche conduite entre l’EPHE et l’Université de Montréal et encadrée par plusieurs professeurs. Je souhaite ici notamment exprimer ma gratitude à Pierre Lory (EPHE) pour le partage de son savoir et pour sa guidance, à Patrice Brodeur (UdeM) pour son accueil tutélaire et son soutien continu, ainsi qu’à Christian Jambet (EPHE), Denis Gril (Aix-en-Provence) et Damien Janos (LMU München), pour leurs lumières. Ce livre n’aurait pu prendre forme sans l’expérience et la compétence de l’équipe éditoriale de Brill. Que ses membres soient donc sincèrement remerciés, tout particulièrement Bernard Heyberger, Alastair Hamilton, Jan Loop, Maurits van den Boogert et Teddi Dols. Merci à Bérengère Massignon pour son aimable autorisation à reproduire certains documents. Merci aux professeur⸱e⸱s qui ont nourri et enrichi cette réflexion : Dominique Avon (EPHE), Denise Couture (UdeM), Souleymane Bachir Diagne (Columbia), Sylvio De Franceschi (EPHE), Pasha Khan (McGill), Georges Leroux (UQAM), Dominique Millet-Gérard (Paris-Sorbonne), Guy-Robert St-Arnaud (UdeM) et Fabrizio Vecoli (UdeM). Merci à Ignazio De Francesco, Afra Jalabi, Jean Moncelon, Lydwine Olivier, Manoël Pénicaud, Jessica Stilwell, Barbara Sturnega et à tous les collègues et amis qui ont contribué à ce travail. Merci aux Premières Nations du Canada de m’avoir accueillie sur leurs terres ancestrales, Merci à mes parents pour leur confiance, Merci au petit N., enfant-étoile, signe de vie et d’espérance, Merci au grand N., compagnon et guide sur le chemin de la connaissance.
Figures 1.1 Louis Massignon à al-Azhar (1909). Collection Massignon 45 2.1 Mausolée du Shaykh ʿUmar al-Suhrawardī. Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée & la Susiane, Paris, Hachette, 1887, p. 571. Dessin reproduit par Louis Massignon dans : Taʿlīqāt ʿalā lahjat Baghdād alʿarabiyya, tarjamat A. Fāḍil, Bagdad, Markaz al-Fūlklūr al-ʿIrāqī fī wazārat al-Irshād, 1962, p. 15 66 2.2 Tombeau de Zubayda (m. 216/831), épouse de Hārūn al-Rashīd. Louis Massignon compare la forme du mausolée du Shaykh ʿUmar al-Suhrawardī à celle du tombeau de Zubayda et reproduit ce dessin dans Taʿlīqāt, op. cit., p. 12. Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée & la Susiane, Paris, Hachette, 1887, p. 599 67 2.3 Hājj ʿAlī al-Ālūsī (1860-1921). Collection Massignon 82 2.4 Liens de parenté entre quelques-uns des membres de la famille al-Ālūsī 86 2.5 Al-Khiḍr, Inde, XVIIe/XVIIIe siècle. BnF, Dpt des estampes et photographies, Modèles d’écriture ornés de portraits et costumes, de prophètes et autres personnages indiens et persans, fo 45 112 5.1 Exécution d’al-Ḥallāj, Ḥusayn Gazurgāhī, Majālis al-ushshāq [Les séances des amants], Hérat (908/1502). BnF, Dpt des manuscrits, suppl. persan 1559, fo 53 186 5.2 Miniature afghane, XVIIIe siècle, reproduite par Louis Massignon dans La Passion (1922), I, p. 183 avec la légende suivante : « L’amour profane et l’amour sacré. En haut : Majnoûn tend la coupe à Leïla. En bas : Ḥallāj mis en croix ». BnF, Dpt des manuscrits, suppl. persan 991, fo 28b 200 6.1 Satan refusant de se prosterner devant Adam. Majālis al-ʿushshāq, Ḥusayn Gazurgāhī. Louis Massignon reproduit cette miniature dans La Passion (1922), II, p. 871 avec la légende suivante : « Satan refuse d’adorer Adam. N.B. Satan, la figure noircie, est accroupi à droite sur son tapis de prière. ». BnF, Dpt des manuscrits, suppl. persan 1559, fo 10 267
Transcription des caractères arabes 1
Consonnes
ء �ب ت � ث � �ج
ʾ b t th j
ح خ � د �ذ
ḥ kh d dh r z
�زر
�ش��س �� 2
s sh
َ –َ◌و –◌��ي
ع �غ ف �� ق � ك ل نم � �ه
ṣ ḍ ṭ ẓ ʿ gh f q k l m n h
Vocalisation
Voyelles longues
�ى ا و ��ي
�ص � �ض ط �ظ
ُ ◌ َ ◌ ◌ِ
Voyelles brèves
ā w, ū y, ī
Diphtongues
u a i
aw ay
Les noms géographiques et autres noms couramment utilisés en français sont indiqués selon la nomenclature en vigueur. Lorsque nous citons les contributions d’autres auteur⸱e⸱s, nous conservons leur système de translittération.
Sigles et abréviations Akhbār Oraisons et exhortations d’al-Ḥusayn Ibn Manṣūr Ḥallāj BEO Bulletin d’Études Orientales BAALM Bulletin de l’Association des Amis de Louis Massignon Dīwān Recueil du Dīwān d’al-Ḥusayn b. Manṣūr al-Ḥallāj EM Louis Massignon, Écrits mémorables, éd. C. Jambet & al., Paris, R. Laffont, 2009 EI1 Encyclopédie de l’Islam, Première édition (1913-1936) EI2 Encyclopédie de l’Islam, Seconde édition (1955-2005) EI3 Encyclopædia of Islam, THREE (2007-en cours) EIS Encyclopædia Islamica EU Encyclopædia Universalis EPHE École Pratique des Hautes Études Essai Louis Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane FLM Fonds Louis Massignon, Bibliothèque Nationale de France (Richelieu) Institut Français d’Archéologie Orientale (du Caire) IFAO Passion Louis Massignon, La Passion d’al-Hosayn-Ibn-Mansour al-Hallaj RMM Revue du Monde Musulman RHR Revue d’Histoire des Religions (tr.) « Nous traduisons » Ṭawāsīn Kitāb al-Ṭawāsīn, al-Husayn b. Manṣūr al-Ḥallāj, éd. L. Massignon ZDMG Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft
Format des références bibliques : « Jn 14, 6 » = Évangile selon Jean, chapitre 14, verset 6. Format des références coraniques : {…} « Cor 6, 3 » = Coran, sourate 6 [al-anʿām, les bestiaux], verset 3. En cas de double datation, le calendrier hégirien précède le calendrier grégorien (H/EC).
Introduction La couleur de l’eau est celle de son récipient.
ن ن �لو� ا لم�ا ء �لو� �إ ن�ائ��ه
Abū al-Qāsim al-Junayd (m. 298/910)
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Le chercheur et l’ineffable
Peut-être plus qu’une autre discipline, l’étude de la mystique musulmane requiert l’engagement de la subjectivité du chercheur. Comme le rappelle Alexander Knysh, la tradition mystique de l’islām se rapporte à un aspect très personnel et insaisissable de la vie1. Au sein de l’historiographie des études consacrées à cette tradition, la figure de l’islamologue français Louis Massignon (1883-1962) illustre une difficulté liée à cet aspect : chez ce savant, la subjectivité est à la fois l’outil qui lui permet d’appréhender son champ d’étude et le voile qui obstrue l’accès à une vision transparente de la réalité étudiée. Incarnant une contradiction inhérente à un métier, Louis Massignon se trouve tantôt éclairé et guidé par son intuition, tantôt égaré et trompé par ses « lunettes » déformantes. En considérant son œuvre, on peut s’interroger sur sa vision de ce champ du savoir : est-il parvenu à s’approcher de la réalité étudiée ? à en rendre compte fidèlement ? justement ? Le présent ouvrage vise à mettre en lumière les caractéristiques de sa vision de la mystique musulmane à travers l’analyse de sa posture vis-à-vis de son champ d’étude. Mais afin de bien souligner l’importance d’une telle entreprise, prenons le temps de la situer au sein du vaste questionnement épistémologique qui la suscite : selon Michel de Certeau (1925-1986), « il n’y a pas de considérations, si générales qu’elles soient, ni de lectures, si loin qu’on les étende, capables d’effacer la particularité de la place d’où je parle et du domaine où je poursuis une investigation. Cette marque est indélébile »2. Se référant à Raymond Aron (1905-1983), le jésuite rappelle que « toute interprétation 1 A. Knysh, « Historiography of Sufi Studies in the West and in Russia », in A Companion for the History of the Middle East, éd. Y.M. Choueiri, Oxford, Blackwell, 2005, pp. 106-131 (108). 2 M. de Certeau, « L’opération historique », in Faire de l’histoire, éds. J. Le Goff et P. Nora, Paris, Gallimard, 1974, vol. 1, pp. 19-68 (19).
© Florence Ollivry, 2023 | doi:10.1163/9789004548176_002
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Introduction
historique dépend d’un système de référence ; que ce système demeure une philosophie implicite particulière ; que, s’infiltrant dans le travail d’analyse, l’organisant à son insu, il renvoie à la subjectivité de l’auteur »3. Pour l’historien de la mystique, l’un des mérites de Raymond Aron est d’avoir enseigné à des générations d’historiens l’« art de pointer les décisions philosophiques en fonction desquelles s’organisent les découpages d’un matériau, les codes de son déchiffrement et l’ordonnance de l’exposé »4. À la lumière de cette réflexion, que peut-on dire de la pratique du ou de la chercheur⋅e5 en sciences des religions, plus précisément en islamologie, et tout particulièrement concernant l’étude de la mystique musulmane ? comment étudier ce champ de l’histoire religieuse musulmane sans le recréer inconsciemment à l’aune de nos propres catégories ou présupposés philosophiques inconscients ? Ce problème a été posé dans un article par Omid Safi, spécialiste de la mystique musulmane, qui observe que le cadre théorique véhiculé par certains islamologues relègue bien souvent la mystique à la sphère privée, ce qui les conduit à mettre l’emphase sur la notion d’expérience6. Cette vision découlerait, selon lui, d’une certaine vision du monde, qu’il qualifie de « post-Lumières et protestante », dans laquelle la sphère de la religion et de la mystique aurait été privatisée et définie en opposition à la philosophie rationnelle. Il note l’influence sur les esprits de l’ouvrage de William James (1842-1910), The Varieties of the Religious Experience (1902), et de la conception de l’expérience mystique qu’il véhicule. Il observe que plusieurs auteurs tendent, dans leur présentation des mystiques musulmans, à créer une opposition radicale entre les affaires spirituelles et le monde visible, bien que de nombreux musulmans considèrent qu’assumer la responsabilité de vivre en cet univers visible soit également une activité spirituelle. Par ailleurs, il s’interroge sur la pertinence d’un découpage de l’histoire en périodes appelées « âge classique » puis « déclin », qui dénote une perspective triomphaliste occidentale. Ce découpage lui semble calqué sur le modèle historiographique occidental d’une période ancienne (médiévale), suivie par une époque moderne. Pour ce professeur, la plupart des chercheurs qui étudient la mystique musulmane continuent d’employer des modèles désuets et problématiques de « mystique » qui déforment notre compréhension des mystiques musulmans et de leur enseignement. 3 Ibid., pp. 21-22. 4 Ibid., p. 22. 5 Nous féminisons parfois les professions, mais pas systématiquement afin de ne pas gêner la lecture. 6 O. Safi, « Bargaining with Baraka : Persian Sufism, Mysticism, and Pre-Modern Politics », The Muslim World, vol. 90, no 3-4, 2000, pp. 259-288.
Introduction
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L’article d’Omid Safi soulève un problème important : l’idée que la philosophie, la vision du monde, le système de référence, les implicites présents dans la conscience du ou de la chercheur⋅e l’amènent à reconstruire une certaine représentation de la mystique musulmane, à établir certaines oppositions, à mettre l’emphase sur tel ou tel aspect, à opérer tel ou tel découpage de l’histoire. Safi affirme que les présupposés inconscients, philosophiques ou théologiques de chaque chercheur auront une influence certaine sur sa perception de la spiritualité des mystiques musulmans. Souscrivant à ces vues, nous pensons également que la manière dont la définition de la mystique musulmane va être élaborée par un chercheur dépend largement de catégories ou de présupposés philosophiques implicites. Comment, dès lors, une recherche consciente d’elle-même, va-t-elle s’énoncer et s’organiser afin d’aborder son champ d’étude de façon clairvoyante ? Le présent ouvrage interroge la manière dont les concepts véhiculés par la recherche découpent le réel. Il interroge la place de la subjectivité du ou de la chercheur⋅e en sciences des religions dans sa rencontre avec l’autre, la place du « sujet » en « sciences des religions » : comment la personne qui entreprend une recherche peut-elle, depuis la place particulière qui est la sienne, devenir davantage consciente de sa philosophie implicite, des caractéristiques de son propre cadre de référence ? Comment élaborer un cadre conceptuel adéquat afin d’étudier l’histoire de la mystique musulmane ? 2
Une œuvre pionnière et controversée
Il y a de cela 100 ans, en 1922, Louis Massignon publiait la Passion d’al-HosaynIbn-Mansour al-Hallaj et l’Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, deux monuments de l’histoire de l’islamologie. L’œuvre du savant, qui avait découvert au printemps 1907 l’œuvre d’al-Ḥusayn b. Manṣūr al-Ḥallāj (m. 309/922), sera saluée par ses pairs comme fondatrice d’un nouveau champ d’étude : la mystique musulmane. Pour Hans Heinrich Schaeder (1896-1957), la Passion est « l’œuvre la plus profonde et la plus significative qui ait été consacrée à la formation religieuse de l’islam » ; elle compte parmi « les plus grandes réalisations en sciences des religions »7. Schaeder est d’avis que Massignon, qui a utilisé un nombre considérable de manuscrits inusités ou inconnus, manifeste une connaissance supérieure de la littérature religieuse musulmane. D’après lui, cette œuvre est d’une importance capitale car 7 H.H. Schaeder, « Ḥasan Al-Baṣrī, Studien Zur Frühgeschichte Des Islam », Der Islam, vol. 14, no 1-2, 1924, pp. 1-75 (2).
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Introduction
elle introduit une nouvelle phase de l’islamologie. Duncan Black Macdonald (1863-1943), qui estime que cette contribution est la plus considérable qui ait paru après les Muhammedische Studien (1889) d’Ignác Goldziher (1850-1921), écrit à son tour : C’est la biographie d’un mystique sans pareil, thaumaturge et extatique, qui était une énigme pour ses contemporains, pour toutes les générations successives de théologiens canonistes et mystiques musulmans, et pour tous les chercheurs occidentaux qui ont étudié l’Islam. Mais M. Massignon a traité ce sujet de telle façon, qu’il en fait une étude élaborée de toute l’évolution de l’histoire religieuse de l’Islam au cours des premiers siècles, et des idées fondamentales des écoles mystiques jusqu’à nos jours8. Henri Laoust (1905-1983) rend hommage à celui qui se fit « l’historien non seulement d’une âme mais de toute une époque »9. Il s’incline également devant le travail d’historien réalisé par l’auteur de l’Essai sur les origines de la mystique musulmane, œuvre qui présente l’histoire des premières vocations mystiques en islām et les conditions qui présidèrent à la formation du ṣufisme. Enfin, Jacques Berque (1910-1995) considère que Louis Massignon est l’un des « rares happy few qui, venus du dehors, auront pénétré l’intimité de l’arabe, des Arabes ou de l’Islam »10. Le jésuite iraquien Paul Nwyia (1925-1980), premier titulaire de la Chaire de mystique musulmane à l’EPHE11, salue la haute expertise de Massignon concernant ce champ d’étude, notamment au cours des quatre premiers siècles de l’Hégire. À son tour, il souligne le caractère pionnier de l’œuvre de son maître, qu’il tient pour fondatrice d’un champ d’étude. Selon Seyyed Hossein Nasr, l’un des services rendus par Massignon est d’avoir contribué à la reconnaissance de l’islamologie en tant que discipline sérieuse d’un point de vue religieux et spirituel — et non seulement philologique ou historique —, ainsi qu’à celle de l’étude de la mystique musulmane 8 D.B. Macdonald, « Recension de : Al-Hallâj, martyr mystique de l’Islam … ; Essai sur les origines … by Louis Massignon », The American Historical Review, vol. 28. no 2, Jan. 1923, pp. 297-299 (297), (trad. J. Waardenburg, L’islam dans le miroir de l’Occident, Paris-La Haye, Mouton, 1963, p. 138.). 9 H. Laoust, « Louis Massignon islamologue », Lettres françaises, no 952, 15 nov. 1962, p. 4 (4). 10 J. Berque, « Souvenirs sur Louis Massignon », in Louis Massignon et ses contemporains, éd. J. Keryell, Paris, Karthala, 1997, pp. 21-28 (27). 11 Fondée en 1976 au sein de la Ve section. P. Nwyia, « Conférence de M. Paul Nwyia », Annuaire EPHE, 1976-1977, t. 85, 1976, pp. 275-284 (276).
Introduction
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comme champ disciplinaire majeur12. L’importance de cette contribution est également saluée par Marshall Hodgson (1922-1968), qui reconnait l’apport des recherches de l’islamologue à l’étude du ṣūfisme, de la langue arabe et du mouvement shīʿite13. Quant à Alexander Knysh, il estime que Massignon contribua à édifier la charpente de l’étude académique de la mystique musulmane et qu’il doit être compté au nombre des fondateurs de cette nouvelle branche de l’islamologie14. L’œuvre de Louis Massignon va inspirer plusieurs générations de chercheur⋅e⋅s : le savant encourage Henry Corbin (1903-1978) dans ses études sur Suhrawardī al-Maqtūl (m. 587/1191) ; son élève Henri Laoust lui succède au Collège de France ; Louis Gardet (1904-1986), Georges Anawati (1905-1994) et Roger Arnaldez (1911-2006) prolongent, dans leurs travaux, son enseignement. Paul Nwyia poursuit ses recherches sur le lexique technique des mystiques musulmans, et les recherches entreprises par ʿUthmān Yaḥyā (1919-1997) concernant la mystique musulmane s’inspirent de l’œuvre commencée par Massignon. Enfin, son exemple et son influence se font sentir chez Helmut Ritter (1892-1971), Fritz Meier (1912-1998) et Annemarie Schimmel (1922-2003), pour ne citer que quelques noms. À la lumière de ces considérations portées sur l’œuvre de Massignon, cette dernière apparaît comme fondatrice d’un domaine : l’étude de la mystique musulmane. Pourtant, elle est également ciblée par de nombreuses critiques. Du vivant même de l’auteur, certains soulignent la difficulté à y faire la part entre l’érudition objective et la pure subjectivité intuitive : Hamilton Alexander Rosskeen Gibb (1895-1971) considère que cette œuvre pose problème car elle se fonde tantôt sur le registre de l’étude objective d’un phénomène au moyen des outils classiques de la recherche universitaire, tantôt sur celui de l’intuition et de la spiritualité personnelle, sans qu’il soit toujours possible de tracer une ligne de démarcation entre ces deux registres15. L’œuvre est sévèrement jugée par l’orientaliste russe Vladimir Ivanow (1886-1970) qui confie à Henry Corbin : « il est bloqué dans son Hallâj, et ne fait jamais aucun progrès sérieux. Tout le problème du soufisme, son histoire,
12 S.H. Nasr, « In Commemoration of Louis Massignon, Catholic, Scholar, Islamicist and Mistic », in Présence de Louis Massignon, éd. D. Massignon, Paris, Maisonneuve & Larose, 1987, pp. 50-61 (51-53 ; 58-59). 13 M.G.S. Hodgson, « Louis Massignon », History of Religions, vol. 3, no 1, été 1963, pp. 168-170 (170). 14 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., pp. 121, 127. 15 H.A.R. Gibb, « Louis Massignon (1883-1962) », The Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, no 1/2, Apr. 1963, pp. 119-121 (120), (tr.).
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ses véritables effets et implications sociologiques, et cætera, un immense problème qui mériterait d’être traité, reste aussi sombre que jamais »16. Comme le font remarquer Raymond Aron et Michel de Certeau, précédemment cités, tout historien opère certains découpages : il est porteur d’une vision subjective de l’histoire, parfois à son insu. Ainsi l’intellectuel algérien Ahmed Taleb Ibrahimi reproche à l’auteur de la Passion d’avoir mis l’emphase sur certains aspects hétérodoxes de la mystique musulmane « comme s’il voulait délibérément laisser dans l’ombre d’autres aspects de l’Islam »17. À ses yeux, le regard du « Pape de l’orientalisme » n’est pas dénué d’un certain ethnocentrisme. Nombreux sont ceux qui ont déploré la nature prismatique de ce regard, notamment concernant la place qu’il attribue à al-Ḥallāj dans l’histoire religieuse de l’islām : Stéphane Ruspoli estime que la vision d’al-Ḥallāj de Louis Massignon est subjective 18; quant à ʿAbdū Wāzin, dans son introduction au Dīwān ḥallājien, il s’interroge : « Devons-nous laisser al-Ḥallāj aux orientalistes et y renoncer, ou bien devons-nous le défendre parce qu’il est l’un des nôtres ? »19. Se référant à la thèse de Massignon, Jacques Waardenburg (1930-2015) observe que l’islamologue « voit le mystique Hallâj comme un saint supérieur à Mohammed, qui se substitue à lui et qui délivre l’Islam d’interdictions données par le Prophète »20. Cette conception d’un « achèvement de l’Islam par la voie hallagienne de la substitution » pose également question à Patrick Laude qui se demande si cette vision d’al-Ḥallāj ne « christianise » point trop exclusivement la figure du mystique de Bagdad en restreignant la portée de son universalisme21. Dans Orientalism (1978), Edward Saïd (1935-2003) met en garde contre la recréation, la restructuration de l’Orient tel que — consciemment ou inconsciemment — recréé, redéfini, par les orientalistes. L’universitaire palestino-américain estime que dans la vision massignonienne de l’islām, Mahomet est expulsé et qu’al-Ḥallāj, figure christique, est porté sur le devant de 16 17 18 19 20 21
Lettre de Vladimir Ivanow à Henry Corbin, du 30/XII/1957, citée par : H. Corbin ; V. Ivanow, Correspondance Corbin-Ivanow [1947 à 1966], éd. S. Schmidtke, Leuven, Peeters, 1999, p. 154 (tr.). A.T. Ibrahimi, Lettres de prison [1957-1961], Alger, Éd. nationales algériennes, 1966, p. 119. S. Ruspoli, Le message de Ḥallāj l’Expatrié. Recueil du Dīwān, Hymnes et prières, sentences prophétiques et philosophiques, Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 7. Al-Ḥallāj, Dīwān al-Ḥallāj, éd. ʿA. Wāzin, Beyrouth, Dār al-Jadīd [1998] 20132, p. 13. ʿA. Wāzin cite : M.J. Sharaf, Dirāsāt fī al-taṣawwuf, Beyrouth, Dār al-Nahḍa al-ʿArabiyya, 1980, p. 342 (tr.). Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 257. P. Laude, Massignon intérieur, Lausanne, L’âge d’homme, 2001, p. 156.
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la scène22. Enfin, notons que le savant iranien Muḥammad Qazvīnī (1876-1949) s’est lui aussi montré critique envers Massignon. À l’un de ses correspondants qui lui demande de lui faire parvenir les deux volumes de la Passion, il répond que cet ouvrage est inutile, futile, dénué de sens et qu’il repose sur des assomptions infondées23. Il est pourtant intéressant de se souvenir que Louis Massignon lui-même était désireux de « décoloniser » son regard, de réaliser un « décentrement mental » afin de voir l’islām non pas tel qu’il pouvait être vu de l’extérieur mais tel qu’il pouvait être vu de l’intérieur : il s’était efforcé de se placer « dans l’axe même de la doctrine musulmane », à « ce point vierge de vérité qui se trouve en son centre et qui la fait vivre »24. Et pourtant, en dépit de cet effort de décentrement, en dépit d’une recherche documentaire importante et d’une érudition confondante, a-t-il réussi ? si oui, en quoi ? si non, pourquoi ? Plusieurs travaux ont cherché à interroger les termes du débat posé par Edward Saïd en 1978 et certains savants des sociétés non occidentales ont analysé le regard élaboré par l’Europe sur leurs cultures25. Le présent ouvrage continue ce même effort. Il est mû par un souci de justesse au plan méthodologique et par un souci de justice au plan éthique. Dans cette optique, il apparaît utile de sonder ce regard posé sur l’autre, d’exhumer les implicites dont il peut être porteur et de mettre en lumière les présupposés susceptibles d’influencer, voire de biaiser l’étude académique du champ d’étude de la mystique musulmane. L’œuvre saïdienne a fait elle-même l’objet de nombreuses critiques26. Mais en dépit des généralisations ou des intempérances qu’elle recèle, elle peut prendre la forme d’un cri ou d’un appel, que nous souhaitons ici entendre de manière non polémique mais constructive. Nous croyons, avec Alain Messaoudi, qu’il est salutaire d’entendre cette invitation adressée aux chercheur⋅e⋅s à aborder « avec plus de considération et de sensibilité leurs objets de recherche et à exercer un regard critique sur leurs propres
22 E. Saïd, L’Orientalisme, Paris, Éd. du Seuil [1980] 2005. Voir : P. Lory, « Louis Massignon et l’orientalisme », BAALM, no 11, 2001, pp. 23-31. 23 W. de Souza, « Hostility and Hospitality : Muhammad Qazvini’s Critique of Louis Massignon », British Journal of Middle Eastern Studies, vol. 40, no 4, 2013, pp. 378-391 (381). 24 R. Caspar, « Le Concile et l’Islam », Études, no 324, janv.-juin 1966, pp. 114-126 (117). 25 T. Brisson, « Le savoir de l’autre ? Les intellectuels arabes de l’université parisienne (1955-1980) : une relecture de l’orientalisme français », RMM, 2009, pp. 255-270 (256). 26 S.J. al-Azm, « Orientalisme et orientalisme à l’envers », in Ces interdits qui nous hantent, Islam, censure, orientalisme, éd. G. Seimandi, Parenthèses-EMSH-IFPO, 2008, pp. 151-175 ; R. Irwin, Dangerous Knowledge, Orientalism and Its Discontents, New York, Overlook, 2006.
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méthodes »27. L’essai saïdien, qui participe d’un processus de décolonisation des savoirs, est une contribution, par la critique de la production savante passée qu’il réalise, à l’histoire de l’orientalisme savant. Il peut inspirer de nouvelles réflexions, à condition d’être entendu comme une invitation à opérer un retour réflexif sur les pratiques des chercheur⋅e⋅s travaillant sur le monde arabo-musulman. L’œuvre de Louis Massignon est fondatrice du champ d’étude de la mystique musulmane. Et pourtant, elle présente simultanément une vision « gauchie » de ce champ. Elle est une construction, une reconstruction. En effet, parmi les critiques adressées à Massignon, figure celle d’avoir recomposé l’histoire religieuse de l’islām en faisant d’al-Ḥallāj la figure centrale de cette religion au plan eschatologique. Ce savant, bien qu’il ait consciemment voulu réaliser un « décentrement mental », décoloniser son regard et le rendre fraternel, proche, et bien qu’il ait consciemment voulu appréhender la spiritualité des premiers mystiques musulmans et en rendre compte le plus fidèlement possible, s’est vu malgré tout taxé d’ethnocentrisme, s’est vu reprocher d’avoir christianisé et déformé les figures qu’il étudiait. En l’absence d’une étude analytique de la vision de la mystique musulmane selon Louis Massignon, s’agissant d’une œuvre fondatrice d’un champ d’étude, l’œuvre de Massignon nécessite une étude approfondie capable d’interroger sa vision de ce champ d’étude et de rendre compte de cette reconstruction de l’histoire religieuse. Afin de combler ce manque et de mener à bien ce projet, cet ouvrage s’attachera à mettre au jour les caractéristiques de la vision de la mystique musulmane selon Massignon et à présenter la spécificité de son interprétation de ce champ de l’histoire religieuse. 3
Déplacer la frontière entre non-savoir et savoir
Afin d’apporter une réponse à ce questionnement, cette étude vise à déplacer la frontière entre non-savoir et savoir : sa contribution commence là où les travaux antérieurs se sont arrêtés28. Après le décès de Louis Massignon, le 31 octobre 1962, les hommages posthumes sont nombreux : bibliographies, biographies, colloques, traductions, célébrations. Depuis ce temps, l’œuvre 27 A. Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale. 1780-1930. Savants, conseillers, médiateurs, Lyon, ENS Éditions, 2015, p. 16. 28 Un état détaillé de la question se trouve dans notre thèse : F. Ollivry, « Louis Massignon et la mystique musulmane : analyse historiographique, méthodologique et réflexive d’une contribution à l’islamologie. », Thèse de doctorat, Université Paris Sciences et Lettres (EPHE) ; Université de Montréal, 2019, pp. 17-23.
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de Louis Massignon a fait l’objet de nombreuses recherches et relectures. Récemment, elle a gagné en accessibilité et en intelligibilité grâce à une réédition critique éclairante des principaux articles de Massignon, intitulée Écrits mémorables et dirigée par Christian Jambet29. Les biographes de Massignon sont nombreux à souligner l’importance de son œuvre en faveur du dialogue islamo-chrétien ainsi que l’originalité de sa conception de l’hospitalité abrahamique. Notons l’importance du travail réalisé par l’anthropologue Manoël Pénicaud, auteur d’une biographie intitulée Louis Massignon : le « catholique musulman »30, qui souligne ces aspects, ainsi que l’intérêt de sa thèse consacrée au pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants31. Pourtant, en dépit de l’abondance des publications consacrées à ce savant, du point de vue des sciences des religions, les travaux demeurent clairsemés. Les études les plus approfondies sont celles de Jacques Waardenburg, qui analyse la méthode de Massignon32. Certaines approches 29 L. Massignon, Écrits mémorables, textes édités par C. Jambet (dir.), F. Angelier, F. L’Yvonnet et S. Ayada, Paris, R. Laffont, 2009 = EM I et EM II. De nombreuses publications récentes témoignent de la constance de l’intérêt porté à l’œuvre de Louis Massignon. Par exemple : Christian Salenson, Témoins de l’à-venir : Charles de Foucauld, Louis Massignon, Christian de Chergé, Marseille, Chemins de dialogue, 2021 ; Georges Leroux, Hospitalité et substitution : Derrida, Levinas, Massignon, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2020 ; Ziad Elmarsafy, Esoteric Islam in Modern French Thought : Massignon, Corbin, Jambet, New York, Bloomsbury Academic, 2020 ; Gérard Khoury ; Henry Laurens, Louis Massignon au Levant : É crits Politiques, 1907-1955, Paris, Albin Michel, 2019 ; François Angelier ; Michel Fourcade, Correspondance Maritain-Massignon (1913-1962), Paris, Desclée de Brouwer ; Christian Krokus, The Theology of Louis Massignon, Washington, D.C., Catholic University of America Press, 2017. 30 M. Pénicaud, Louis Massignon : le « catholique musulman », Paris, Bayard, 2020. L’ouvrage est dédié à Paolo dall’Oglio, un jésuite italien, porté disparu depuis juillet 2013, qui avait rebâti le monastère de Mār Mūsā al-Ḥābashī, près d’al-Nabk et fondé l’ordre monastique d’al-Khalīl. Cet ordre, qui lui a survécu, est voué au dialogue inter-abrahamique et renoue avec la pratique de la tradition monastique de l’hospitalité. Sur le thème de l’hospitalité, signalons la parution récente d’un essai philosophique : G. Leroux, Hospitalité et substitution, op.cit. 31 Référence à la sourate 18 (al-kahf, la caverne). M. Pénicaud, Le Réveil des Sept Dormants. Un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne, Paris, Éd. du Cerf, 2014. 32 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., « Massignon : Notes for Further Research », The Muslim World. Hartford Seminary Foundation, LVI, 3, 1966, pp. 157-172 ; « Regard de phénoménologie religieuse », in Louis Massignon, éd. J.-F. Six, Paris, É d. de l’Herne, 1970, pp. 148-156 ; « Massignon’s Study of Religion and Islam : an Essay à Propos of His Opera Minora », Oriens, nos 21-22, 1968-1969, pp. 136-158 ; « L’approche dialogique de Louis Massignon », in Louis Massignon et le dialogue des cultures, éd. D. Massignon, Paris, Éd. du Cerf, 1996, pp. 177-200 ; « L’impact de l’œuvre de Louis Massignon sur les études islamiques », in Louis Massignon au cœur de notre temps, éd. J. Keryell, Paris, Karthala, 1999, pp. 295-304.
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comparatives éclairantes ont été développées par Denis Gril, Xavier Accart et Jean Moncelon33. Quant à la relation de Massignon au Coran et à la langue arabe, elle a fait l’objet de plusieurs études34. Pourtant, bien que les découvertes de Massignon aient profondément modifié les convictions des chercheurs concernant la mystique musulmane, très peu de travaux ont analysé la relation de l’islamologue à ce champ d’étude : quelques réflexions importantes ont été formulées à ce sujet par Henry Corbin, Louis Gardet, Pierre Lory, Christian Jambet, Mokdad Arfa-Mensia, Roger Arnaldez et Eric Ormsby35. Mais aucune analyse approfondie de la contribution de l’islamologue à l’étude de la mystique musulmane n’a encore été menée à bien : notre intention est ici de remédier à ce manque.
33 D. Gril, « Espace sacré et spiritualité, trois approches : Massignon, Corbin, Guénon », in D’un orient l’autre, éd. M.-C. Burgat, Paris, Éd. du CNRS, 1991, vol. 2, pp. 49-63 ; X. Accart, « Feu et diamant, Louis Massignon et René Guénon », in L’ermite de Duqqi, Milano, Arché, 2001, pp. 287-325 ; J. Moncelon, « Louis Massignon et Frithjof Schuon : une rencontre posthume », in Frithjof Schuon, éd. P. Laude ; J.-B. Aymard, Lausanne, L’Âge d’homme, 2002, pp. 179-198. 34 P. Nwyia, « Massignon ou une certaine vision de la langue arabe », Studia Islamica, no 50, 1979, pp. 125-149 ; A. Celli, « Il tema delle lingue consacrate nella scrittura di Louis Massignon », Rivista di storia e letteratura religiosa (S. Olschki), vol. 41, no 2, 2005, pp. 433-479 ; G. Troupeau, « Louis Massignon et la langue arabe », in Louis Massignon et le dialogue des cultures, éd. D. Massignon, Paris, Éd. du Cerf, 1996, pp. 33-41 ; Y. Le Bastard, « La question des langues chez Massignon », in Louis Massignon et l’Iran, éd. È. Feuillebois-Pierunek ; Y. Richard, Paris ; Leuven, IEI ; Peeters, 2000, pp. 43-50 ; J. Morillon, « La révélation et les langues sémitiques d’après Louis Massignon », in Louis Massignon et le dialogue des cultures, éd. D. Massignon, Paris, Éd. du Cerf, 1996, pp. 43-69. 35 H. Corbin, « Louis Massignon » [1962], in Louis Massignon, éd. J.-F. Six, Paris, Éd. de l’Herne, 1970, pp. 55-62 ; « Post-Scriptum biographique à un Entretien philosophique » [1978], in Henry Corbin, éd. C. Jambet, Paris, Éd. de l’Herne, 1981, pp. 38-56 ; L. Gardet, « La langue arabe et l’analyse des états spirituels », in Mélanges Louis Massignon, Institut Français de Damas, 1957, t. II, pp. 215-243 ; G. Anawati ; L. Gardet, Mystique musulmane : aspects et tendances, expériences et techniques, Paris, Vrin, 19864 [1961] ; P. Lory, « Le paradoxe dans la mystique : Le cas de Hallâj », in Ésotérismes, gnoses & imaginaire symbolique : Mélanges offerts à Antoine Faivre, Leuven, Peeters, 2001, pp. 773-781 ; « Les paradoxes mystiques : l’exemple de Shibli », L’Orient des dieux, no 1, 2001, pp. 61-82 ; C. Jambet, « Le Soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », in Consciousness and Reality : Studies in Memory of Toshihiko Izutsu, éds. S. Āshtiyānī, H. Matsubara, T. Iwami et A. Matsumoto, Leiden, Brill, 2000, pp. 269-272 ; M. Arfa-Mensia, « Massignon et son approche de la mystique musulmane », Cahiers de Tunisie /Al-Kurrāsāt al-Tunisiyya, no 181, 2002, pp. 65-77 ; R. Arnaldez, « Hallâj et Jésus dans la pensée de Louis Massignon », Horizons Magrébins, no 14-15, 1989, pp. 171-178 ; E. Ormsby, « Abū Hamid al-Ghazālī vu par Louis Massignon », in Louis Massignon et l’Iran, éd. È. Feuillebois-Pierunek, R. Yann, Paris ; Leuven, IEI ; Peeters, 2000, pp. 51-59.
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Jalons biographiques
Afin de bien camper le cadre de cette analyse et avant d’examiner avec soin le développement de l’engagement intellectuel de Louis Massignon, sa production scientifique ainsi que l’évolution de sa relation à son champ d’étude, il importe de préciser certains repères biographiques. Louis Massignon vient au monde le 25 juillet 1883 à Nogent-sur-Marne, non loin de Paris. Il est le fils de Marie Ferdinande Catherine Hovyn (1858-1931) et de Pierre Henry Ferdinand Massignon (1855-1922). Son père, après avoir exercé la profession de pharmacien, s’oriente vers la voie de la sculpture monumentale et signe ses œuvres du nom de « Pierre Roche ». Le jeune Louis, après avoir fréquenté le lycée Montaigne puis le lycée Louis le Grand, est reçu en 1900 au baccalauréat de Lettres et de Philosophie et en 1901 à celui de Lettres et de Mathématiques. À l’âge de 18 ans, il se rend en Algérie et accomplit son premier voyage dans le monde musulman. De retour à Paris, il obtient sa licence de lettres en octobre 1902 et effectue son Service militaire. Au printemps 1904, dans le cadre de son Diplôme d’études supérieures d’histoire et géographie, ses recherches consacrées à la figure de Léon l’Africain le conduisent sur les traces de ce dernier, en Algérie et au Maroc. Au cours de cette période d’intense questionnement existentiel, Massignon est en contact avec Joris-Karl Huysmans (1848-1907), Ernest Psichari (1883-1914) et Charles de Foucauld (1858-1916), tous les trois convertis à la foi catholique36. Peu à peu, Massignon se spécialise dans l’étude de l’arabe et de l’islamologie et fréquente à la fois l’École spéciale des langues orientales, l’École Pratique des Hautes Études et le Collège de France. S’ouvre alors une période de recherches au sein du monde musulman. Le 23 octobre 1906, il devient pensionnaire de l’Institut Français d’Archéologie du Caire. Il découvre alors l’œuvre d’al-Ḥallāj et conçoit dès le printemps 1907 l’idée de consacrer sa thèse à ce mystique musulman. Chargé, quelques mois plus tard, d’une mission archéologique en Mésopotamie, il parvient à Bagdad en décembre 1907. Là, il est accueilli par la famille al-Ālūsī qui s’intéresse à ses recherches. Au printemps 1908, il est assailli par une intense crise intérieure à l’issue de laquelle il retrouve le chemin de la foi catholique de son enfance ainsi que celui de sa terre natale, qu’il doit regagner afin de s’y reposer. Une fois rétabli, il poursuit ses recherches à Istanbul puis au Caire. En 1912-1913, il enseigne la philosophie à l’Université égyptienne du Caire. Après avoir hésité à rejoindre Charles de Foucauld dans son ermitage du Hoggar, Louis Massignon fait le choix de la vie maritale : le 27 janvier 1914, il épouse Marcelle 36 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 136.
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Dansaert Testlin (1887-1984), sa cousine lilloise. De leur union, naîtront trois enfants : Yves (1915-1935), Daniel (1919-2000) et Geneviève (1921-1966). Le 24 mai 1914, quelques semaines après son mariage, Massignon soutient sa thèse intitulée « La passion d’al-Ḥallāj martyr mystique de l’Islam », en Sorbonne. Mais brusquement, la première guerre mondiale éclate et le savant doit servir sous les drapeaux. En 1915, il est affecté à l’état-major du corps expéditionnaire des Dardanelles. Quant au manuscrit de sa thèse complémentaire, l’Essai, qui se trouvait à l’imprimerie de Louvain, il est inéluctablement détruit dans le bombardement de cette ville. En 1917 et 1918, Louis Massignon est mis à la disposition du Ministère des Affaires Étrangères comme officier adjoint au Haut-Commissaire de France en Syrie-Palestine-Cilicie et il assiste en décembre 1917, avec Thomas Edward Lawrence (1888-1935) à l’entrée des troupes britanniques dans Jérusalem. De retour à Paris, il est nommé suppléant de la Chaire de sociologie et sociographie de l’Islām au Collège de France et devient, en 1926, titulaire de cette même Chaire. En 1919-1920, il est missionné en Syrie par le Ministère des Affaires Étrangères, puis au Maroc, en 1923-1924, par le Général Lyautey (1854-1934). En 1933, il devient Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, section des sciences religieuses et occupe cette fonction jusqu’en 1954. En outre, il est élu membre des Académies de langue arabe du Caire et de Damas et préside, de 1946 à 1955, le jury de l’agrégation d’arabe. En 1934, avec son amie Mary Kaḥīl (1889-1979), il fonde la Badaliyya, une sodalité chrétienne de prière en faveur de l’islām, puis, en 1940, au Caire le centre d’études et de rencontres islamo-chrétiennes Dar el-Salam. Dans cette même cité, il est ordonné prêtre melkite catholique, en privé, le 28 janvier 1950. En 1954, celui qui avait tenté de mettre en pratique le principe gandhien du satyâgraha (Attachement à la ferme vérité), devient président des « Amis de Gandhi ». Ses luttes nombreuses en faveur de l’accueil de l’Étranger, de la Personne déplacée et en faveur de la justice à Madagascar ou en Afrique du Nord montrent que chez lui le chrétien, le savant et l’homme d’action étaient indissociables. C’est un pèlerin infatigable. Après avoir arpenté de nombreux cimetières et lieux de pèlerinages, après s’être rendu à Lourdes, à La Salette, à Dülmen, à Damiette, à Bethléem, à Hébron, à Isé au Japon, à Mehrauli en Inde et à Madawaska au Canada37, il ajoute, en 1954, une dimension islamo-chrétienne 37 Pèlerinage en souvenir de son fils Yves, emporté par la maladie à l’âge de 20 ans. Or, ce fils aîné s’intéressait à cette région de la haute vallée de la rivière de Saint Jean à la frontière de l’état américain du Maine. H.J. de Dianous, « Recension de : Geneviève Massignon, Les parlers français d’Acadie. Enquête linguistique », Revue française d’histoire
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au Pardon breton de Vieux Marché. Là, en juillet 1961, il lit la sourate 18 avec le Shaykh Hampâté Bâ (1901-1991). Quelques mois plus tard, dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1962, Louis Massignon rend son dernier souffle à l’âge de 79 ans. Le savant laisse derrière lui une œuvre importante pour l’histoire de l’islamologie : une œuvre dont nous examinerons la teneur et la portée au cours des prochains chapitres. 5
Qu’est-ce que la mystique musulmane ?
Au seuil de cette entreprise, il convient de préciser certains concepts et de définir certains termes qui reviendront de manière récurrente au fil du texte. Les expressions « mystique musulmane », « ṣūfisme » et « taṣawwuf islāmī » sont-elles équivalentes ? Comme le fait observer Hermann Landolt, il y a des milliers de définitions du ṣūfisme. Selon ce spécialiste, il s’agit d’un mouvement historique composé de « ṣūfis », originairement des ascètes, qui s’organisa plus tard en groupes dans différents pays du monde musulman. Au sujet du rapport entre les termes « ṣūfi » et « mystique », il rappelle qu’un « ṣūfi » n’est pas nécessairement un mystique et qu’un mystique musulman ne sera pas toujours appelé « ṣūfi »38. Quant à la relation entre le ṣūfisme et l’islām, Robert Caspar (1923-2007) rappelle que l’islām n’est pas le ṣūfisme, en ce sens qu’on ne peut réduire tout l’islām au ṣūfisme, mais que le ṣūfisme, c’est aussi l’islām, soulignant ainsi que tout « ṣūfi » est aussi et avant tout un croyant musulman39. Qu’est-ce qui caractérise la mystique musulmane ? Pour Georges Anawati et Louis Gardet, elle peut être définie « comme une méthode systématique d’union intime, expérimentale, avec Dieu »40. Ici, le terme « expérience » peut être rapproché du mot « gustation » (dhawq), qui se rencontre chez Abū Ḥāmid al-Ghazālī (m. 505/1111). Le mystique est celui qui vit une expérience : il s’agit d’un vécu, non d’un savoir théorique. Ghazālī écrit au sujet des ṣūfis que « ce qui leur est spécifiquement propre ne se peut atteindre que par le goût, les états d’âme et la mutation des attributs ». Afin d’illustrer son propos, il prend d’outre-mer, t. 49, n°174, T1, 1962, pp. 143-144 ; M. Pénicaud, « Le Réveil des Sept Dormants. Anthropologie d’un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne », Thèse de doctorat, AixMarseille Université, 2010, p. 68. 38 T. Izutsu ; H. Landolt, « Sufism, Mysticism, Structuralism : A Dialogue », Religious Traditions, University of Sydney, vol. 7, 1984, pp. 1-24 (4-5). 39 R. Caspar, Cours de mystique musulmane, PISAI, Rome, 1968, p. 3. 40 Anawati ; Gardet, Mystique musulmane, op. cit., p. 13.
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l’exemple de l’ivrogne et demande : quelle différence y a-t-il entre le fait d’être ivre et le fait de connaître la définition de l’ivresse ? L’ivrogne ne connaît pas la définition et la science de l’ivresse : il ne s’en doute même pas. Et celui qui est sobre les connaît bien, quoiqu’il soit à jeûn. De même, un médecin malade connaît bien la définition de la santé, ses causes et les remèdes qui la rétablissent : il est pourtant malade. Eh bien, connaître la réalité de la vie ascétique, avec ses conditions et ses causes, est une chose ; mais c’en est une tout autre que d’être effectivement dans l’état d’âme de l’ascétisme et du détachement des biens de ce monde41. Pour Ghazālī, les mystiques ne sont pas des discoureurs : leur apprentissage se fait sur le mode de la gustation. Cette idée que les mystiques musulmans ne sont pas des « discoureurs » est également avancée par Paul Nwyia, qui évoque leur attachement au réel et leur effort atteindre l’adéquation qu’ils réalisent entre la langue et le cœur : « S’il est un mot qui les caractérise et par lequel ils aiment désigner le sens de leur effort spirituel, c’est bien celui de taḥaqquq, l’opposé même du rêve : à la fois effort pour accéder à la vérité et souci de coller au réel, en démasquant toutes les illusions »42. Pour le jésuite, la vie des vrais mystiques est orientée dans la quête de l’ikhlāṣ, c’est-à-dire la recherche de l’authenticité la plus totale, non seulement avec Dieu, mais aussi et d’abord avec soi-même et avec les autres : Parler un langage vrai et sincère, réaliser en soi et pour les autres l’accord de la langue et du cœur, telle est la condition primordiale pour entrer dans le royaume du réel dont la porte est le verbe. Là est précisément le signe que le mystique habite ce royaume, car si être signifie être présent (ḥuḍūr) […] toute l’aventure mystique est tendue vers une présence dont le poids donne au langage sa cohésion et son pouvoir d’implantation dans le réel43. Enfin, proposant une définition élargie du ṣūfisme, William C. Chittick suggère qu’il désigne un engagement avec les enseignements et les pratiques islamiques de telle sorte que la dimension spirituelle, intérieure, est considérée 41 Al-Ghazālī, Al-Munqiḏ min aḍālal (Erreur et délivrance), trad. F. Jabre, Beyrouth, Commission internationale pour la traduction des chefs-d’œuvre, 1959, p. 96. Nos italiques. 42 P. Nwyia, Exégèse coranique et langage mystique, Beyrouth, Dār el-Machreq, 1970, p. 1. 43 Ibid., pp. 2-3.
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comme prioritaire par rapport à la dimension légaliste, extérieure44. Une idée similaire se rencontre chez Ibn Khaldūn (m. 808/1406), qui insiste sur l’importance de l’intention (niyya)45, et pour qui la compréhension de la Loi est de deux espèces : La première consistait en la compréhension de l’extériorité ( fiqh al-ẕâhir), c’est-à-dire en la connaissance des statuts concernant les actes des membres, qu’ils soient propres à chaque obligé ou le concernent tous en commun : les actes cultuels, les coutumes et autres actions extérieures. Cela, c’est ce que l’on appelle communément « le Droit » ( fiqh). Les juristes ( faqîh), à savoir les muftis et les gardiens de la religion, en ont la charge. La seconde espèce consiste en la compréhension de l’intériorité ( fiqh al-bâṯin). […] Cela, on l’appelle « compréhension des cœurs », « compréhension de l’intériorité », « compréhension du scrupule (waraʿ), « science de l’au-delà » et « soufisme »46. Ainsi, défini succinctement, le mystique musulman apparaît comme étant un croyant engagé dans une pratique intériorisée de l’islām, qui cherche à purifier son intention, à accorder son cœur et sa langue, un croyant dont le mode de connaissance de Dieu est gustatif, expérimental, avant d’être théorique. 6
Louis Massignon : orientaliste ou islamologue ?
Qu’est-ce qui distingue l’orientaliste de l’islamologue ? Par le terme « orientalisme », nous entendons une discipline savante qui s’est développée au moment de la Renaissance et dont le champ scientifique est l’étude des grandes civilisations de l’Asie et de leurs extensions africaines. Cette discipline englobe l’étude des langues, littératures, religions, philosophies, histoires, arts et lois des sociétés asiatiques, en particulier des plus anciennes. Les XVIIe et XVIIIe siècles se caractérisent par la croyance en l’omniscience du philologue. De nombreux orientalistes étaient liés à la bureaucratie coloniale, mais pas 44 W.C. Chittick, The Heart of Islamic Philosophy : The Quest for Self-Knowledge in the Teachings of Afḍal al-Dīn Kāshānī, New York, Oxford University Press, 2001, p. 8. 45 E. Chaumont, « La voie du soufisme selon Ibn Khaldûn : présentation et traduction du prologue et du premier chapitre du Shifâʾ al-sâʾil », in Revue philosophique de Louvain, t. 87, 4e série n°74, mai 1989, pp. 264-296 (283). 46 Ibid., pp. 285-286. Il s’agit du Ier chapitre du Shifāʾ al-sāʾil …
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systématiquement, et leurs positions sur le colonialisme variaient. Au milieu du XXe siècle, certains orientalistes ont commencé à se dissocier de la dimension coloniale ou néocoloniale de l’orientalisme. On commença alors à parler « d’études asiatiques » ou « d’islamologie ». Maxime Rodinson (1915-2004) attribue le déclin de l’orientalisme à la fin de l’hégémonie de la philologie : l’idée selon laquelle la formation philologique pouvait suffire pour traiter avec compétence de tous les problèmes posés par un domaine d’étude défini par une limite linguistique, devint désuète. L’avancée des sciences humaines mit en évidence la complexité des problèmes que les compétences linguistiques ne pouvaient seules résoudre et révéla la nécessité d’établir des contacts avec les autres disciplines47. En 1978, la publication d’Orientalism par Edward Saïd confère au terme une connotation négative et polémique. Dans cette œuvre, l’auteur se réfère aux conceptions prétendument simplistes, stéréotypées et dégradantes des cultures arabes et asiatiques généralement retenues par les érudits occidentaux. Depuis, le terme « orientalisme » est entaché d’ethnocentrisme occidental. Il revêt le plus souvent une connotation vieillie et péjorative. C’est l’une des raisons pour lesquelles, ici, nous préférons qualifier Louis Massignon d’« islamologue », plutôt que d’« orientaliste ». Le terme « islamologue », plus actuel et plus transversal, permettra, en se fondant sur le cas de Louis Massignon, d’étendre cette réflexion à l’époque contemporaine. Ce terme contribuera à l’établissement d’une continuité tout en permettant de souligner l’actualité d’une réflexion et la pérennité de questionnements inhérents à une profession. Quant à l’islamologie, nous la concevons comme une section des sciences des religions ayant pour but « une juste compréhension de l’Islam en tant que religion vivante »48. 7
Vers une compréhension plus juste
Jacques Waardenburg, dans sa thèse doctorale, a comparé entre elles cinq approches de l’islām et mis au jour un certain nombre d’intentions, de présupposés, de concepts et de valeurs présents dans la conscience de cinq chercheurs et ayant joué un rôle dans leur étude de l’islām. Il a souligné l’utilité de cette analyse pour l’épistémologie de la science religieuse, qui avait selon lui
47 M. Rodinson, La fascination de l’islam, Paris, F. Maspéro, 19822 [1980], p. 106. 48 Voir : D. Sourdel, « Recension de : J. Waardenburg, L’Islam dans le miroir de l’Occident », Arabica, no 13, janv. 1966, pp. 98-100 (98).
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« cruellement besoin d’une réflexion sur la relation entre sujet et objet »49. Le présent ouvrage approfondit la réflexion critique amorcée par ce professeur néerlandais sur la méthode en sciences des religions et sur le rôle joué par les valeurs et les préjugés du chercheur. Elle répond à son injonction d’opérer un retour réflexif sur la pratique du chercheur en sciences des religions. Elle s’inscrit dans un même effort de compréhension du phénomène religieux au moyen d’une démarche phénoménologique qui vise à sonder le regard porté par le chercheur sur son champ d’étude. Elle se fonde sur le postulat selon lequel les implicites, intentions ou présupposés présents dans la conscience du ou de la chercheur⋅e jouent un rôle déterminant dans sa manière d’aborder son champ d’étude. L’œuvre de Massignon ayant influencé la manière de voir la mystique musulmane de générations de chercheur⋅e⋅s, il nous a semblé essentiel d’interroger ce cadre conceptuel afin de « renouveler notre regard » et de prendre conscience du fait qu’il s’agit d’une certaine vision qui ne va pas de soi et qui doit être questionnée. Notre entreprise s’origine au cœur du questionnement épistémologique suivant : comment étudier la mystique musulmane en étant conscient⋅e de ce dont notre regard est porteur, de nos présupposés théologiques ou philosophiques, du paradigme dans lequel nous nous situons ? Nous espérons qu’elle enrichira la réflexion sur le regard porté sur la mystique musulmane et qu’elle permettra de mieux débusquer les intentions, présupposés, concepts et valeurs implicites ; qu’elle permettra de mieux comprendre comment consciemment regarder cet objet d’étude pour mieux le voir apparaître dans toute sa réalité. Bien qu’il soit impossible d’atteindre cet objet « en soi », bien que sa réalité soit à tout jamais inaccessible, cette étude vise à nous permettre de nous en approcher : elle vise à nous conduire vers une compréhension plus juste de ce champ d’étude. 49 Waardenburg, L’Islam dans le miroir, op. cit., p. 7.
Chapitre 1
Le chercheur et son contexte En amont de tout examen, présenter le contexte historique dans lequel évolue Louis Massignon est essentiel. En effet, comme le fait observer Hans-Georg Gadamer (1900-2002), la manière dont un historien aborde les sources historiques dépend des questions, des préjugés, ou des intérêts de cet historien historiquement déterminé. Sa lecture est donc variable, son regard n’a pas la stabilité du point d’Archimède. L’auteur de Vérité et Méthode fait encore observer que la manière dont on écrit l’histoire des « Esquimaux » de l’Amérique du Nord en 1960 est fonction non seulement des connaissances alors accessibles, mais aussi des questions, des préjugés, des intérêts présents à cette époque et qui amènent l’historien à réaliser telle ou telle lecture des sources1. De façon comparable, Maxime Rodinson observe qu’au temps des Lumières et de l’Aufklärung, les savants français ou allemands se forgent une conception rationnelle de la religion musulmane, la rapprochent du déisme et tendent à minimiser sa dimension mythique et mystique : cet exemple montre que le monde savant est éminemment perméable aux idées de la société au sein de laquelle il s’inscrit2. Estimant que l’histoire des idées est susceptible d’influencer la manière dont un sujet est perçu et abordé, nous tenterons de resituer le regard porté par Louis Massignon sur la mystique musulmane au sein de l’écheveau des éléments contextuels ayant concouru à sa formation et à son orientation. La particularité de sa vision de la mystique musulmane, de sa posture herméneutique vis-à-vis de son champ d’étude, pourra être comprise à partir de la compréhension du contexte au sein duquel il évolue, en prenant en compte la singularité du « moment » de l’histoire des sociétés qu’il traverse et explore. 1
La mystique à l’aube du XXe siècle
1.1 Renouveau de l’intérêt porté à la mystique Au mitan du XIXe siècle, tandis que s’achève l’exploration de la planète, celle de l’être humain ne fait que commencer. La pensée cherche, depuis Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), à faire pénétrer la raison dans ce qui 1 H.-G. Gadamer, Vérité et Méthode, Paris, Éd. du Seuil, 1976 [1960], p. 12. 2 Rodinson, La Fascination de l’islam, op. cit., pp. 69-70, 130.
© Florence Ollivry, 2023 | doi:10.1163/9789004548176_003
Le chercheur et son contexte
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paraissait jusque-là irrationnel en abordant des réalités telles que l’existence, la personne ou l’amour3. Si bien que l’objet « mystique » devient le point d’une convergence étonnante de disciplines et de méthodes diverses. Le regain d’intérêt pour la mystique coïncide avec l’intensification de l’attention portée au sentiment religieux, défini par Cornelius Tiele (1830-1902) comme ce « grand fait psychologique, auquel nous donnons le nom de religion [et qui] s’est développé et manifesté sous des formes variées chez les différents peuples et dans les différentes races qui occupent l’univers »4. Une telle conception de la religion fait écho à celle de l’indianiste Max Müller (1823-1900), qui énonce que l’essence de la religion est une faculté mentale qui « rend l’homme capable de saisir l’infini sous différents noms et diverses formes »5. Cette réévaluation de la mystique va de pair avec l’avènement d’une religion plus intérieure. L’expérience personnelle du vécu religieux, sa dimension psychologique, intéressent certains auteurs, tel William James. Il est donc à noter qu’au moment où Louis Massignon rencontre al-Ḥallāj, les publications consacrées à la mystique ou aux mystiques se multiplient. Dans le monde anglo-saxon et germanique, l’historien luthérien Rudolf Otto (1869-1937) met en regard la mystique de l’hindou Çankara (VIIIe s.), avec celle, chrétienne, de Maître Eckhart (1260-1328). Quant à Romain Rolland (1866-1944), il appelle de ses vœux la création de Chaires de métaphysique et mystique comparées et il est d’avis qu’il convient de fonder l’étude du religieux non sur des dialectiques intellectuelles, mais sur des faits d’expérience6. De cet intérêt porté par les sciences humaines au phénomène mystique, témoignent encore les recherches de Jean Baruzi (1881-1953) et de Miguel Asín Palacios (1871-1944). La pensée chrétienne reconsidère également l’expérience mystique et porte sur elle un regard plus positif. Les grands mystiques se voient reconnus comme des chrétiens à part entière et saint Jean de la Croix (1542-1591) est proclamé Docteur de l’Église en 1926. Tandis que certaines revues spécialisées voient le jour7, Ambroise Gardeil (1859-1931) publie La structure de l’âme et l’expérience mystique (1927) et Jacques Maritain (1882-1973) consacre plusieurs pages à la connaissance mystique dans Les Degrés du savoir (1932). 3 J-F. Dortier, Une histoire des sciences humaines, Auxerres, Éd. Sciences Humaines, 2005, p. 2 ; D. Avon, Les Frères prêcheurs en Orient, Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 200. 4 C. Tiele, « Préface », Manuel de l’histoire des religions, Paris, E. Leroux, 1880, pp. XVI-XXIII (XXII). 5 M. Müller est cité par : A. Réville, Prolégomènes de l’histoire des religions, Paris, Fischbacher, 1881, p. 31. Nos italiques. 6 R. Rolland, Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante, Paris, Stock, 1930, t. II, p. 213. 7 Études Carmélitaines (1911), La Vie spirituelle (1919) et La Revue d’ascétique et de mystique (1920).
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Chapitre 1
1.2 Comparatisme, œcuménisme et ethnocentrisme Au début du XXe siècle, l’intérêt des chercheurs pour les mystiques non chrétiennes se cristallise autour du problème suivant : y a-t-il un noyau universel, une essence commune, aux différentes traditions mystiques ? À ce questionnement, Rudolf Otto répond par l’affirmative et soutient la thèse d’une parenté des raisons originelles (Urmotiven) et d’une essence homogène de la Mystique. Quant à William James, il identifie dans ses Varieties quatre caractéristiques communes aux expériences mystiques de différentes traditions religieuses : ineffabilité, qualité noétique, caractère éphémère de l’expérience et passivité du sujet. En analysant les premières entreprises comparatives, Steven Katz s’aperçoit qu’en dépit de leur prétention à réaliser une comparaison scientifique, ces travaux se fondent sur l’idée qu’il y aurait un noyau commun à toutes les expériences mystiques et sur une vision ethnocentrée de la mystique. Ils tendent à mettre en lumière une similarité sous-jacente qui transcende la diversité religieuse et culturelle8. Cette approche se rencontre notamment dans les recherches mues par un désir œcuménique et par la quête d’un dénominateur commun aux différentes traditions. Elles se fondent sur l’idée que toutes les religions, sous divers revêtements doctrinaux, enseignent en réalité X. Or, la définition de X varie en fonction de la croyance religieuse de l’interprète donné, et si ce dernier est chrétien alors X sera le Dieu chrétien9. Nécessairement, cette approche conduit à gommer les différences propres à chaque tradition. Or, Katz observe que dans les travaux de Richard M. Bucke (1937-1902), Evelyn Underhill (1875-1941), Walter T. Stace (1886-1967), Arthur J. Arberry (1905-1969) et Robert C. Zaehner (1913-1974), on retrouve l’idée que toutes les mystiques se réfèrent à une même expérience ou à un petit nombre d’expériences mystiques similaires10. Il montre qu’au moment où la mystique fait l’objet d’un intérêt croissant, le désir œcuménique des premiers comparatistes d’Europe ou d’Amérique pouvait être porteur d’une vision ethnocentrée de la mystique, le plus souvent christiano-centrée. 1.3 La question des « mystiques du dehors » Un autre questionnement vient nourrir l’intérêt des contemporains de Louis Massignon — plus précisément des théologiens catholiques — pour les mystiques non chrétiennes : la grâce surnaturelle existe-t-elle « en dehors » de 8 S. Katz, « Language, Epistemology, and Mysticism », in Mysticism and Philosophical Analysis, London, Sheldon Press, 1978, pp. 22-74 (47 ss). 9 Ibid., p. 24. 10 Ibid., p. 46.
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la tradition chrétienne ? peut-on reconnaître comme fruit de la grâce divine l’expérience vécue par des mystiques appartenant à d’autres traditions religieuses ? que penser des « mystiques du dehors » ? À ce sujet, Bernard Carra de Vaux (1867-1952) fait remarquer dans son Gazali (1904) que contrairement à la « mystique surnaturelle des chrétiens » l’état extatique dont parle al-Ghazālī paraît « mis à la portée naturelle de l’homme »11 établissant par là une distinction importante entre mystique naturelle et mystique surnaturelle, entre la nature et la grâce. La mention de ces débats permet de saisir la portée — et peut-être l’une des intentions — de la thèse de Massignon sur al-Ḥallāj : en reconnaissant la présence de la grâce divine dans la mystique surnaturelle d’un musulman, al-Ḥallāj, Massignon affirme la possibilité de l’action de la grâce divine chez un croyant musulman, non baptisé. Il écrit dans la Passion : « L’union mystique d’al-Ḥallâj s’opère donc, sur le type même de celle que le Qorʾân attribue à Jésus, par l’union au kon ! fiat divin, obtenue par le moyen d’une adhésion de plus en plus étroite et fervente de l’intelligence aux commandements de Dieu que la volonté aime en premier »12. Louis Massignon et le Père Joseph Maréchal (1978-1944) se rencontrent à Louvain le 19 juillet 1920. Trois ans plus tard, le théologien belge publie un article dans lequel il s’autorise à reconnaître la possibilité de grâces surnaturelles chez un musulman : al-Ḥallāj13. Sensible à l’impossibilité de réduire toutes les formes de mysticisme à une seule et même « mystique », Joseph Maréchal n’accepte pas l’alternative trop facile et sans nuance : ou mystique surnaturelle, ou fausse mystique14. En 1931, Élisée de la Nativité (1900-1983) posera une question similaire dans un article15. Puis, la même année, ce problème sera débattu au sein du Cercle thomiste. L’année suivante, dans Les deux sources de la morale et de la religion, Henri Bergson (1859-1941) réduit la part de la mystique orientale à son apport préchrétien et les cinq figures mystiques qu’il présente sont chrétiennes. Quant à Jacques Maritain, il ne reconnait comme « vraie » mystique que la chrétienne et soutient qu’une mystique comparée phénoméniste aboutirait 11 M. De Wulf « Recension de : Carra de Vaux, Gazali (1904) », Revue néo-scolastique, vol. 11, n° 44, p. 503. 12 L. Massignon, Passion d’al-Hosayn-Ibn-Mansour al-Hallâj : martyr mystique de l’Islam, exécuté à Bagdad le 26 Mars 922 : étude d’histoire religieuse, Paris, P. Geuthner, 1922, t. II, pp. 520-521. 13 J. Maréchal, « Le problème de la grâce mystique en Islam », Recherches de sciences religieuses, no 13, 1923, pp. 243-292. 14 L. Gardet ; O. Lacombe, L’expérience du soi : étude de mystique comparée, Paris, Desclée de Brouwer, 1981, p. 11. 15 É. de la Nativité, « L’Expérience mystique d’Ibn ʿArabī, est-elle surnaturelle ? », Études carmélitaines, no 16, no 2, oct. 1931, pp. 137-168.
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au syncrétisme16. L’évocation de ces débats permet de mieux saisir la portée de la thèse de Massignon, qui, à travers elle, entendait apporter une réponse à un questionnement théologique partagé par nombre de ses congénères catholiques. 1.3.1 La question des influences Au moment où Massignon commence à s’intéresser à la mystique musulmane, un autre débat illustre l’ethnocentrisme du regard porté sur ce champ d’étude : celui des origines de la mystique musulmane. L’insistance de certains auteurs, tel Bernard Carra de Vaux, Miguel Asín Palacios, Henri Lammens (1862-1937), Edgard Blochet (1870-1937), Maximilian Horten (1874-1945), sur la présence d’éléments étrangers, aboutit à réduire la mystique musulmane à des éléments empruntés, exogènes, minimisant ainsi son caractère islamique et niant presque son origine coranique. Dans ce contexte pré-conciliaire17, la vision qui prévaut est celle de l’islām comme religion périphérique, décentrée par rapport au socle monothéiste central que constitue la tradition judéo-chrétienne. Une vision dans laquelle l’islām n’est pas reconnu comme religion vivante, dans laquelle le statut et la légitimité d’une véritable religion monothéiste lui est refusé. À cet égard, les travaux de Louis Massignon vont revêtir une importance cruciale, une originalité manifeste. 1.3.2 Caractère universel, élevé et séduisant de la mystique L’intérêt des chercheurs européens pour la mystique musulmane s’explique également par sa dimension interreligionale. Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936) considère que l’islām a trouvé par son mysticisme le moyen de s’élever à une hauteur d’où il peut voir plus loin que son propre horizon étroitement limité18. Quant à Massignon, il estime à son tour que la mystique a permis à l’islām de devenir une religion internationale et universelle. Il écrit : « ce sont les mystiques qui, les premiers, ont compris l’efficacité morale de la ḥanīfīya, le fait d’un monothéisme, rationnel, naturel à tous les hommes »19. Au sujet de l’imprécation mutuelle proposée par le Prophète aux chrétiens
16 Avon, Les frères prêcheurs en Orient, op. cit., pp. 378 ss. 17 Le Concile Vatican II se déroule du 11 octobre 1962 au 8 décembre 1965. 18 C. Snouck Hurgronje, Politique musulmane de la Hollande, Paris, Ledoux, Coll. de la RMM, 1911, p. 70. Nos italiques. Sur ce savant, voir : L. Buskens ; J. Just Witkam et A. van Sandwijk (éds.), Scholarship in Action : Essays on the Life and Work of Christiaan Snouck Hurgronje (1857-1936), Leiden, Brill, 2022. 19 Massignon, Essai (1954), p. 15.
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de Najrān, la mubāhala, il suggère qu’elle confronte les deux mystiques, l’islamique et la chrétienne et que loin de les opposer elle les fait converger20. Jacques Waardenburg observe que l’intérêt des Européens pour la mystique au moment de l’expansion coloniale découle d’une certaine conception de la mystique, perçue comme une réalité spirituelle, étrangère à la dimension politique de l’islām. Cet islām mystique est accueilli favorablement aussi longtemps qu’il se cantonne au domaine religieux ou spirituel, mais dès qu’il est question de projet social ou d’organisation politique, l’attitude des Européens se raidit21. Cette ambiguïté dans la perception de l’islām résulte, selon lui, de l’ancienne conception européenne d’une opposition entre le religieux et le politique, entre le spirituel et le temporel22. L’une des faiblesses d’un tel cadre conceptuel est d’aboutir à une vision spiritualisée de la mystique musulmane, l’amputant de ses aspects plus sociaux, politiques ou matériels. Enfin, la conception mystique et textuelle du monde arabe de Louis Massignon est, selon Thomas Brisson, en parfaite adéquation avec la vision de la société coloniale de son temps : « Celle-ci s’accorde aussi avec la faible scientifisation du discours orientaliste de l’époque, qui reste le fait d’érudits plus que de professionnels de la recherche »23. 2
Émergence de nouveaux champs disciplinaires
2.1 Naissance de la science des religions Au cours des années 1870, le contexte français connaît l’institutionnalisation des « sciences religieuses » comme discipline académique. En témoignent les publications d’Émile Burnouf (1821-1907), celles de Max Müller ainsi que la création, en 1873, de l’École libre des sciences religieuses puis celle, en 1885, de la section des sciences religieuses au sein de l’EPHE24. Comment la distinction entre « sciences religieuses » et « sciences théologiques » s’opère-t-elle ? Selon Frédéric Lichtenberger (1832-1899), l’éditeur de l’Encyclopédie des sciences 20 Massignon, « Mystique musulmane et mystique chrétienne au Moyen-Âge », op. cit., p. 142. 21 Les confréries soufies font l’objet d’études destinées à l’administration coloniale qui redoute leur potentiel subversif et cherche à obtenir des informations à leur sujet. Voir par ex. : A. le Châtelier, Les confréries musulmanes du Hedjâz, Paris, Leroux, 1887 ; X. Coppolani ; O. Depont, Les confréries religieuses musulmanes, Paris, Maisonneuve, 1897. 22 J. Waardenburg, Islam et sciences des religions. Huit leçons au Collège de France, Paris, Diffusion Les Belles Lettres, 1998, p. 15 ss. 23 T. Brisson, Les intellectuels arabes en France, Paris, La dispute, 2008, p. 102. 24 E. Burnouf, La science des religions, Paris, Maisonneuve, 1872 ; M. Müller, La science de la religion, trad. H. Dietz, Paris, Germer Baillère, 1873.
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religieuses, cette nouvelle science se distingue par l’étendue de son domaine et par sa méthode : elle s’inspire du principe de la méthode historique et réserve une large place à l’histoire des religions25. On assiste ainsi à la fondation en 1879 d’une Chaire de l’histoire des religions au Collège de France ainsi qu’à celle, en 1880, de la Revue de l’Histoire des Religions, champ disciplinaire qui suscite un intérêt croissant, notamment après la publication de La Vie de Jésus (1863) d’Ernest Renan (1823-1992). Premier d’une longue série, le Congrès international d’histoire des religions de Paris de 1900 bannit toute approche confessante. Son règlement stipule que les communications doivent revêtir un caractère historique et que les polémiques d’ordre confessionnel ou dogmatique sont interdites. C’est donc en opposition à la théologie que l’histoire des religions se définit et se développe26. Chez les penseurs catholiques, ce conflit va s’intensifier et conduire à la « crise du modernisme ». Cette dernière est déclenchée par Alfred Loisy (1857-1940), qui voulut proposer une philosophie religieuse, fut excommunié par le Vatican en 1908 et nommé l’année suivante titulaire de la Chaire d’histoire des religions du Collège de France. Dans ce contexte où foi et raison apparaissent comme difficilement conciliables, Massignon, qui participe à la fois à la vie de la conscience chrétienne et à celle du milieu savant, s’efforce de rechercher « la Vérité », celle, écrit Dominique Avon, « qui ne s’écrit qu’avec une majuscule, selon la foi et la science »27. Dans une lettre adressée à Paul Claudel (1868-1955), Massignon qualifie Loisy de « malheureux exégète ». Animé par le zèle du nouveau converti, il prône une soumission aveugle à ce qu’ordonne l’Église et estime que la foi ne doit pas pour être authentifiée, être passée à l’épreuve d’une argumentation logique et raisonnée. Il vitupère contre l’ouvrage de Friedrich von Hügel (1852-1925) sur sainte Catherine de Sienne et contre la conception spiritualisante et désincarnée de la mystique qu’il recèle28. Il estime que l’on rechercherait en vain un accord entre les principes scientifiques et le dogme et il recommande de se soumettre à ce qu’ordonne 25 F. Lichtenberger, « Préface », Encyclopédie des sciences religieuses, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1877-1882, t. I, pp. II-VIII (II). 26 Arie L. Molendijk, « Les premiers congrès d’histoire des religions, ou comment faire de la religion un objet de science ? », Revue Germanique Internationale, no 12, 2010, pp. 91-103 (92, 98). 27 Avon, Les Frères prêcheurs en Orient, op. cit., p. 205. 28 Lettre de Louis Massignon à Paul Claudel, du 06/IV/1909, d’après : D. Millet-Gérard, Paul Claudel, Louis Massignon. Correspondance, 1908-1953 : « Braises ardentes, semences de feu ». Nlle éd. Paris, Gallimard, 2012, pp. 59-60. Friedrich von Hügel, The Mystical Element of Religion as Studied in Saint Catherine of Genoa and Her Friends, London-New York, J.M. Dent & Co-E.P. Dutton & Co., 1908.
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l’Église. La critique historique en matière d’exégèse biblique est à ses yeux une attaque portée à l’encontre de la plénitude du Verbe, qui ne saurait « souffrir d’une analyse aussi imparfaite qu’incomplète »29. Il exprime au Cardinal Montini (1897-1978) sa désapprobation quant à l’application de la méthode historico-critique au domaine de la foi : Certaine école d’exégètes […] soutiennent, avec des « imprimatur », hélas, qu’il n’est pas nécessaire que les personnages célèbres de la Bible soient réels ; qu’Abraham, en particulier, est un mythe que l’auteur inspiré nous a raconté. Je connais, autant que personnelles, les difficultés historiques objectées à l’existence d’Abraham ; mais je sais que nous devons adorer Celui qui, du Buisson Ardent, a dit à Moïse « Je suis le Dieu d’Abraham », et non pas « Je suis le Dieu d’un mythe » ; où serait notre espoir de ressusciter30 ? C’est ici la voix du croyant qui s’exprime. Un croyant qui sait qu’il doit adorer le Dieu du Buisson Ardent : or, ce type de savoir relève de l’ordre de la croyance religieuse et il est distinct du savoir résultant du travail de la pensée et de l’entendement. Dans « Le signe marial », indigné par les attaques formulées à l’encontre de la sincérité du Prophète Muḥammad, Louis Massignon s’emporte contre le « scepticisme apologétique » d’Henri Lammens et sur la manière dont il manie le scalpel dans ses études sur la vie du Prophète31. Au moment où les sciences religieuses sont en voie de constitution et tandis que s’affermit leur caractère scientifique, comment Massignon parvient-il à concilier les exigences, à première vue contradictoires, de sa foi catholique d’une part et la rigueur méthodologique des sciences religieuses d’autre part ? Comme l’écrit Dominique Avon, Massignon aspire à « prouver rationnellement son ouverture à la sacralité » et tente de faire prévaloir « l’intelligence du cœur contre la sécheresse de la raison »32. Sa relation à l’islām s’effectue sur le mode de la solidarité et du dialogue. Il s’efforce d’en avoir une compréhension du dedans. En employant les catégories de Wilhelm Dilthey (1833-1911), on peut dire qu’il s’efforce de « comprendre » (Verstehen) l’expérience religieuse 29
Lettre de Louis Massignon au Père Anastase, du 22/X/1909, d’après : D. Massignon, Autour d’une conversion : Lettres de Louis Massignon et de ses parents au Père Anastase de Bagdad, Paris, Éd. du Cerf, 2004, p. 77. 30 Lettre de Louis Massignon au Cal Giovanni-Battista Montini, du 15/X/1959, FLM (BNF), pp. 1-2 (1). G. B. Montini sera élu pape et deviendra Paul VI en 1963. 31 Massignon, « Le signe marial » [1948-1949], EM I, pp. 212-222 (213). 32 D. Avon, « Histoire positive et histoire sacrée autour de la pensée de Louis Massignon », Cahiers d’études du religieux, no 16, 2016, pp. 1-17 (9).
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du sujet humain, son « vécu » (Erlebnis) dans toute sa complexité et son imprévisibilité plutôt que de vouloir à tout prix « l’expliquer » (Erklären) à partir de son contexte et au moyen de lois positives33. 2.2 Essor de la sociologie Il convient également de préciser que Massignon est contemporain de la constitution d’une nouvelle discipline, dont Auguste Comte (1798-1857) avait posé les jalons : la sociologie. En France, la jeune discipline s’organise au début du XXe siècle sous l’égide d’Émile Durkheim (1858-1917). Au même moment, Sigmund Freud (1856-1939) fonde la psychanalyse, Ferdinand de Saussure (1857-1913) fait entrer la linguistique dans une ère nouvelle, tandis que Franz Boas (1858-1942) et Marcel Mauss (1872-1950) forment les premières générations d’anthropologues. Lorsqu’en 1898 Durkheim fonde L’Année sociologique, le sentiment de désagrégation du corps social favorise le rassemblement des jeunes intellectuels autour du père fondateur de la sociologie. Ce champ recueille l’adhésion de tous ceux qui se réclament du socialisme, du rationalisme et de la morale républicaine. Le conservatisme catholique est rejeté du champ sociologique, qui se veut au service des problèmes de société34. Le positionnement de Massignon vis-à-vis de la sociologie est donc complexe : titulaire de la Chaire de Sociologie et sociographie musulmanes du Collège de France de 1926 à 1954, il emploie dans certains travaux la méthode quantitative afin d’analyser les faits sociaux35. Plusieurs textes témoignent de l’adoption d’une approche clairement sociologique : en témoignent son étude sur la presse musulmane36, son article sur la propagation de l’islām en Afrique37 ou encore celui qu’il consacre à la notion de umma et de communauté sociale en islām38. Pourtant, en dépit de cet intérêt pour l’approche scientifique du 33 J. Waardenburg, Des dieux qui se rapprochent, Genève, Labor et Fidès, 1993, p. 151 ; F. Ollivry, « 50 ans après Vatican II : la contribution de Louis Massignon au renouvellement du regard porté par l’Église sur l’islam », Théologiques, vol. 22, n° 1, 2014, pp. 189-217 (194). 34 Dortier, Une histoire des sciences humaines, op. cit., pp. 3, 139. 35 Massignon, « Enquête sur les corporations d’artisans et de commerçants au Maroc (1923-1924) », RMM, vol. 58, 2e section, 1924, pp. 1-247 ; « La Structure du Travail à Damas en 1927 : Type d’Enquête Sociographique », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 15, 1953, pp. 34-52. 36 Massignon, « L’étude de la presse musulmane et la valeur de ce témoignage social » [1930], EM I, pp. 607-613. 37 Massignon, « Causes et modes de propagation de l’Islam parmi les populations païennes de l’Afrique » [1940], EM II, pp. 76-83. 38 Massignon, « L’Umma et ses synonymes : notion de communauté sociale en Islam » [1941-46], EM II, pp. 83-86.
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fait religieux, la méthode qu’il développera peu à peu sera intérioriste et s’éloignera de l’approche positiviste durkheimmienne. 2.3 Institutionnalisation de l’islamologie Guillaume Postel (1510-1581) inaugure en 1539 l’enseignement des langues orientales au Collège de France. Peu à peu, les collections de manuscrits orientaux dans les bibliothèques parisiennes s’enrichissent et Barthélémy d’Herbelot (1625-1695) réalise une première encyclopédie consacrée à l’Orient : La Bibliothèque orientale (1697). À la fin du XVIIIe siècle, on assiste à l’essor de travaux d’éditions, de traductions, de dictionnaires, de grammaires, à la constitution de l’histoire événementielle. Pour Rodinson, la naissance de l’orientalisme advient à un moment où les sciences humaines sont encore « dans l’enfance, dépourvues d’une méthodologie précise qui leur permettrait d’élaborer la masse énorme des connaissances acquises en synthèses théoriquement fondées »39. L’islamologie, champ disciplinaire d’abord embryonnaire, peu à peu prend forme : le Collège de France se dote d’une Chaire d’arabe en 1784, d’une Chaire d’histoire des religions en 1879 et d’une Chaire de sociologie et de sociographie musulmanes en 1902. Massignon en devient titulaire en 1926. À partir de 1911, il collabore à la Revue du Monde Musulman, dirige cette dernière à partir de 1918 et lui substitue en 1928 la Revue des Études Islamiques40. L’École spéciale des langues orientales se dote d’une Chaire d’arabe confiée à Hartwig Derenbourg (1844-1908). Massignon y obtient son diplôme d’arabe classique et vulgaire en 1906. À l’EPHE, Derenbourg est également titulaire de la Chaire de philologie arabe et à partir de 1896, de la Chaire « Islamisme et religions de l’Arabie »41. C’est à ce regretté professeur qu’en 1922, le jeune Louis, dédiera son Essai. En 1932, Massignon se voit attribuer cette même Chaire, « Islamisme et religions de l’Arabie ». Pour l’y succéder, il désignera son ami Henry Corbin, qu’il « considérait comme le plus proche de lui pour prolonger la direction qu’il avait donnée aux recherches, sinon quant à leur contenu, du moins quant à leur sens et leur esprit »42. Rappelons par ailleurs que Corbin avait créé un 39 Rodinson, La Fascination de l’islam, op. cit., pp. 81-82. 40 En 1929, L. Massignon est l’un des fondateurs de l’Institut des Études Islamiques (Sorbonne). Au sein de cet Institut seront éditées les revues Arabica et Studia Islamica. 41 Au début du XXe siècle, le suffixe « -isme » du terme « islamisme » revêtait la même valeur que celui de « christian-isme » ou « juda-ïsme » : le terme « islamisme » désignait simplement « la religion des musulmans » et était dénué de la connotation idéologique et politique dont il a été revêtu au cours du XXe siècle. 42 Corbin, « Post-Scriptum biographique », op. cit., p. 47.
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Département d’Iranologie au sein de l’Institut franco-iranien, département qui fut présidé par Massignon de 1947 à 196243. Pour conclure, il apparait que la synthèse de ces éléments traduit, au sein du champ académique européen, la lente et progressive reconnaissance de l’islām comme religion à part entière, digne d’être étudiée au même titre que le christianisme ou le judaïsme. 3
Internationalisation d’une communauté savante
3.1 Premiers congrès internationaux en science et histoire des religions Au XIXe siècle, à la faveur de l’industrialisation et du développement des moyens de transport et de communication que connaissent de nombreux pays, les échanges entre savants de diverses nations s’intensifient. The World’s Parliament of Religions se tient à Chicago en 1893, Stockholm abrite un Congrès des sciences religieuses en 1897 et le Ier Congrès international d’histoire des religions sera suivi par une longue série de conférences scientifiques44. L’histoire de ces congrès est celle d’un processus d’internationalisation scientifique. Pour Arie Molendijk, ils sont des lieux d’échange et de célébration du caractère collectif des sciences religieuses en voie de constitution45. Massignon y participe activement. À Alger, en 1905, il présente ses recherches sur « Léon l’Africain ». À Copenhague, en 1908, il rencontre Goldziher, qui deviendra son maître. À Athènes, en 1912, il présente une étude de la locution « Anā al-Ḥaqq »46, retrouve Goldziher et se lie d’amitié avec Carl Heinrich Becker (1976-1933). À Leiden, en 1912, il rencontre Reynold A. Nicholson (1868-1945), Maximilian Horten (1874-1945), Enno Littman (1875-1958), Martin Hartmann (1851-1918) et présente ses travaux concernant l’influence du ṣūfisme sur le développement de la théologie morale islamique au cours des premiers siècles de l’Hégire. Les deux premières guerres mondiales espacent les rencontres. Il parvient néanmoins à se rendre à Bruxelles en 1923 puis en 193847 et à Paris en 1948 à 43 Lettre d’Henry Corbin à Louis Massignon, 25/XII/1946, FLM (BNF), pp. 1-8 ; G. Lazard, « Histoire de l’Institut d’étude iranienne », in Massignon et l’Iran, éd. È. Feuillebois Pierunek ; R. Yann, Paris ; Leuven, IEI ; Peeters, 2000, pp. 7-11. 44 Bâle 1904, Oxford 1908, Leiden 1912, Paris 1923, Lund 1929, Bruxelles 1935, etc. 45 Molendijk, « Les premiers congrès », op. cit., pp. 99, 102. 46 Massignon, « Ana al Haqq. Étude historique et critique sur une formulation dogmatique de théologie mystique, d’après les sources islamiques » [1912], EM I, pp. 443-452. 47 Massignon, « Dans quelle mesure l’expérience mystique intervient-elle pour la construction des dogmes ? » [1923], Ve Congrès international des sciences historiques de Bruxelles ;
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l’occasion du XXIe Congrès international des Orientalistes. Il est également présent lors de la création de l’International Association for the History of Religion (IAHR) à Amsterdam en 1950. Comme nous l’apprend une lettre d’Ivanow à Corbin, les islamisants songent à constituer leur propre conférence en marge du congrès des orientalistes d’Istanbul de 1951 : Je suis en train d’écrire à quelques personnes afin de leur demander leur avis, pour savoir si nous, islamologues, devons venir, non dans le but d’assister au congrès mais afin de former notre propre conférence pour discuter un plan, ou un programme pour les recherches futures et fixer des priorités. Je suis en train d’écrire en ce sens au Professeur Massignon48. Massignon participera à ce congrès stambouliote, puis à celui de Moscou en 1960. Mais alors âgé de 77 ans, il tombera gravement malade et sera hospitalisé sur place. Nonobstant le caractère parfois mondain de ces événements, il est remarquable que ces rencontres savantes internationales se soient poursuivies en dépit des déchirures internes à l’Europe occasionnées par les deux guerres mondiales. Il convient également de relever l’intensification de la présence des savants originaires du monde arabo-musulmans lors de ces congrès, présence qui atténuera peu à peu l’eurocentrisme des perspectives49. Ces espaces de rencontre entre savants favorisent les échanges et contribuent à l’avancée de la recherche. Lors de ces congrès, se nouent diverses amitiés et collaborations. Ainsi en fut-il de la genèse de l’Encyclopédie de l’Islam … 3.2 L’Encyclopédie de l’Islam La genèse de ce projet éditorial illustre la naissance d’une communauté scientifique internationale, en dépit des divisions et des conflits géopolitiques : le projet est lancé à Londres par W. Robertson Smith (1846-1994) au cours du IXe Congrès international des Orientalistes (1892). Mais deux ans plus tard, « Recherche sur la valeur eschatologique de la Légende des VII Dormants chez les musulmans », Actes du XXe Congrès International des Orientalistes, 1938, pp. 302-303. 48 Voir : H. Corbin ; V. Ivanow, Correspondance Corbin-Ivanow, op. cit., pp. 49-50 (tr.). Nos italiques. 49 À titre d’exemple, notons la participation en 1931 de Muḥammad Kurd ʿAlī, président de l’Académie de langue arabe damascène, au Congrès internationale des orientalistes de Leiden. D’après : R. Ekkehard, Westliche Islamwissenschaft im Spiegel muslimischer Kritik, Grundzüge und aktuelle Merkmale einer innerislamischen Diskussion, Berlin, Klaus Schwartz Verlag, 1991, p. 26.
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la maladie emporte le jeune savant. Son projet éditorial, cependant, lui survivra. La direction de la future Encyclopédie est d’abord confiée à Goldziher. Mais le Maître de Budapest ne tarde pas à offrir sa démission arguant du fait que l’ouvrage devrait être édité et imprimé par Brill à Leiden50. Martinj Theodor Houtsma (1851-1943) est alors désigné pour diriger le projet. Diverses instances acceptent de financer cette entreprise, mais en certains cas à la condition expresse que l’EI soit publiée dans la langue du donateur. Il est donc décidé que l’Encyclopédie paraîtra en trois langues : l’allemand, l’anglais et le français51. Les articles paraissent sous des entrées en langues orientales et le système de transcription du Congrès de Genève est adopté pour l’arabe, le persan et le turc52. Cet accord au plan scientifique et éditorial entre experts de diverses nations traduit la naissance d’une communauté savante au plan international et sa capacité à construire un espace de travail académique qui la place au-dessus de l’agitation politique53. La contribution de Massignon à L’Encyclopédie de l’Islam peut être qualifiée de substantielle puisqu’il rédige 59 articles pour l’ EI154. La sollicitation de ses compétences pour un si grand nombre d’entrées témoigne de la reconnaissance de son expertise au niveau international. 3.3 Louis Massignon et les études islamiques à l’étranger Comme le fait observer Paul Nwyia, l’un des mérites de Louis Massignon est d’avoir ouvert l’étude de la mystique musulmane sur les études consacrées à ce champ à l’étranger55. Au début du XXe siècle, ce sujet n’intéresse en France que les administrateurs des colonies soucieux de contrôler les confréries, perçues 50 L’une des raisons qui avait motivé le choix de la Hollande était que l’éditeur E.J. Brill était renommé dans l’impression des caractères arabes. Voir : E. van Donzel, « Mawsūʿa », EI2, VI, pp. 898-902 (900) ; Molendijk, « Les premiers congrès », op. cit., p. 102. 51 Le tome I (A-D) fut achevé en 1913, le tome II (E-K) en 1927, le tome IV (S-Z) en 1934, et le tome III (K-S) en 1936. 52 Van Donzel, « Mawsūʿa », EI1, VI, p. 901. 53 Molendijk, « Les premiers congrès », op. cit., p. 103 ; Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, p. 451. 54 Aḥmad b. Idrīs ; al-Ḥallād̲ j ̲ ; Ḥamawī; Ḥāmid ; Ḥarīriyya ; Hīlād̲ j ̲ ; al-Ḥillī ; Ḥulmānīya ; Ḥulūl ; al-Ḥurr al-ʿĀmilī ; Huwa Huwa ; Ibn Rūḥ ; al-Iṣfahānī ; Ḳābiḍ ; al-Kaiyāl ; Ḳarmatians ; K̲ h̲arrāz ; K̲ h̲aṭṭābīya ; K̲ h̲awarnaḳ ; al-Kindī ; Ḳirāʾa ; Ḳus̲h̲airī ; Leo Africanus ; Māhīya ; al-Makki ; Maʿrūf Rūṣāfī ; Mubāhala ; Muḥāsibī al-Muḥassin ; Mutawālī ; Nahīkī ; Naw bak̲h̲t ; Nawbak̲h̲tī ; Nūr Muḥammadī ; Nuṣairī ; Sahl al-Tustarī ; Salmānīya ; Sarī ; Senkere ; S̲h̲ābās̲h̲īya ; S̲h̲add ; S̲h̲aṭḥ ; al-S̲h̲iblī ; Shurāt ; Shūshtarī (Abu ‘l-Ḥasan ʿAlī b. ʿAbd-Allāh) ; Shūshtarī (Sayid Nūr Allāh b. Sharīf Marʿshī) ; Ṣinf ; Ṭā-hā ; Ṭarīḳa ; Taṣawwuf ; Tik ; Tirmidhī ; ʿUd̲ h̲rī ; Uk̲h̲aiḍir ; Warrāḳ ; Wird ; Zand̲ j ̲ ; Zindīḳ ; Zuhd. L. Massignon contribuera également à la publication de l’EI2. 55 Nwyia, « Conférence de M. Paul Nwyia », op. cit., pp. 275, 277.
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comme des lieux de rassemblement au potentiel subversif inquiétant. Au sujet de la mystique musulmane, la relative pauvreté des études françaises contraste avec la qualité des études produites à l’étranger par Goldziher, Nicholson ou Asín Palacios. Ces derniers font connaître la richesse spirituelle de cette tradition, s’intéressent à ses développements ainsi qu’à ses grandes figures spirituelles. C’est pourquoi, dès 1918, Massignon va s’efforcer de présenter au lectorat francophone ces travaux, inaugurant, au sein de la Revue du Monde Musulman, une rubrique dédiée aux études islamiques à l’étranger. Il y présente l’actualité de l’islamologie espagnole et notamment les recherches d’Asín Palacios56, celle des islamologues hollandais Cornelis van Arendonk (1881-1946) et Arent Jan Wensinck (1882-1939)57, tout en saluant l’impulsion imprimée aux études islamiques par Reinhart Dozy (1820-1883), Michael Jan de Goeje (1836-1909), Snouck Hurgronje, Theodor Houtsma et Tjitze Jacobs de Boer (1866-1942). Il fait également connaître les travaux des Suédois Tor Andræ (1885-1947) et Henrik Samuel Nyberg (1889-1974)58 ainsi que ceux de certains islamologues hongrois59, britanniques60, italiens61 ou allemands62. Ces exemples montrent que la réflexion et les recherches de Massignon s’élaborent en dialogue avec les travaux de ses confrères à l’étranger : c’est dans ce contexte intellectuel que la portée des thèses défendues par Massignon peut être saisie. Lecteur assidu des publications de ses collègues européens, il se nourrit des résultats de leurs recherches et réalise, au sein d’une revue française, une ouverture du champ d’étude de la mystique musulmane sur ses développements à l’étranger. Pourtant, l’évocation de ces échanges scientifiques cordiaux entre savants européens ne suffit pas à rendre compte de la pluralité des dynamiques 56 Massignon, « Les recherches d’Asín Palacios sur Dante : le problème des influences musulmanes sur la Chrétienté médiévale et les lois de l’imitation littéraire » [1921], EM II, pp. 104-128. 57 Massignon, « Les études d’Arendonk sur les Zeïdites et de Wensinck sur Barhebræus », RMM, vol. 38, mars 1920, pp. 250-260 (250). 58 Massignon, « La personnalité de Mohammed selon l’Islam, d’après Andrae ; la méthode de pensée d’Ibn al ʿArabî, suivant les travaux de Nyberg », RMM, vol. 39, juin 1920, pp. 151- 157. 59 Massignon, « Recension de : Goldziher, Le dogme et la loi de l’islam », RMM, vol. 44-45 (avril-juin 1921), pp. 303-304 (303) ; « Recension de : Ignác Goldziher, Die Richtungen der Islamischen Koranauslegung. Richtungen der Islamischen Koranauslegung, Leiden, Brill, 1920 », RMM, vol. 44-45 (avril-juin 1921), pp. 304-305. 60 Massignon, « Recension de : Reynold A. Nicholson. — The idea of personality in sufism », RMM, vol. 42, 1924, p. 211. 61 Massignon « Recension de : C. Nallino, Il poema mistico arabo d’Ibn al Fâriḍ… Ancora su Ibn al Fâriḍ e sulla mistica musulmana », RMM, vol. 54-55, avril-juin 1921, pp. 308-310. 62 Massignon, « Recension de : C.H. Becker — Islamstudien, t.I. », RMM, vol. 42, 1924, pp. 201-202.
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contextuelles qui déterminent la posture du savant. D’autres questions demeurent en suspens : quelle était la nature des relations qu’entretenaient les mondes musulmans et occidentaux ? Quels courants et mutations travaillaient la vie intellectuelle et religieuse au sein du monde arabo-musulmans ? 4
Impact de l’expansion coloniale sur les études arabes et islamiques
Au temps de l’hégémonie de puissances européennes, l’impact de l’expansion coloniale a incontestablement un impact sur l’islamologie française. Mais quelle est son incidence sur la relation de Massignon à son champ d’étude ? et comment affecte-t-il le regard qu’il porte sur l’islām et sa tradition mystique ? Il ne nous appartient pas ici de porter un jugement sur « l’orientaliste » Louis Massignon, ni sur les différents arguments énoncés dans le cadre de la critique de l’orientalisme. En revanche, il nous semble essentiel de rappeler les moments fondateurs de cette critique et de la présenter brièvement afin de pouvoir, à partir de l’étude du cas de Louis Massignon, conduire une analyse réflexive et transversale sur la pratique du ou de la chercheur⋅e en islamologie. 4.1 La critique de l’orientalisme À partir des années 1950, une critique émanant souvent de courants marxisants, formulée par des universitaires formés en Occident, se trouve énoncée au sein des champs de savoir occidentaux. Pierre Lory remarque que cette prise de parole « dénonce la collusion de l’orientalisme classique avec l’entreprise coloniale. Les historiens de l’islām et de sa pensée se seraient efforcés de tracer de l’Orient musulman un portrait figé dans son passé, immuable, ne pouvant évoluer sans se trahir soi-même. La présence occidentale, vecteur de modernisation, se trouve alors justifiée de plein droit »63. À ce sujet, notons la parution en 1963 des articles d’Abdellatif Tibawi (1910-1981)64, d’Abdallah Laroui65 et d’Anouar Abdel-Malek (1924-2012)66. Ce dernier estime que l’orientalisme aurait fonctionné comme un auxiliaire de la colonisation, la science procurant à la puissance coloniale les moyens « de reconnaître le terrain à occuper, de pénétrer les consciences des peuples, pour en mieux assurer l’asservissement 63 Lory, « Louis Massignon et l’orientalisme », op. cit., p. 24. 64 Abdul Latif Tibawi, « English-speaking Orientalists : A Critique of their Approach to Islam and Arab Nationalism », The Muslim World, vol. 53, no 4, 1963, pp. 298-313. 65 Abdallah Laroui, « For a Methodology of Islamic Studies : Islam Seen by G. Von Grunebaum », Diogenes, vol. 21, no 83, sept. 1973, pp. 12-39. 66 Anouar Abd-el-Malek, « L’orientalisme en crise », Diogène, no 44, oct.-déc. 1963, pp. 109-142.
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aux puissances européennes »67. Il reprend à son compte certaines analyses de Jacques Berque, qui suggérait qu’à l’époque de l’expansion coloniale, l’étude des sociétés nord-africaines était foncièrement orientée68. L’idée selon laquelle la recherche était alors orientée, subordonnée à une politique d’expansion coloniale joue un rôle structurant au sein de l’argumentaire déployé par Edward Saïd dans l’ouvrage Orientalism (1978). Dans cet essai retentissant, tour à tour acclamé et décrié, le Professeur de Columbia réalise l’archéologie de la production orientaliste britannique et française et la présente comme un tout structurellement lié à l’expansion de l’Europe moderne et bourgeoise, hors de ses limites traditionnelles et aux dépens du reste du monde, sous la forme de la domination coloniale, du pillage et de l’exploitation : cette expansion est qualifiée Sadik Jalal al-Azm (1934-2016) d’« orientalisme institutionnel ». Saïd traite aussi de l’orientalisme dans le sens le plus restreint d’une discipline spécialisée dont la fonction principale est la recherche scientifique sur l’Orient : il s’agit de l’orientalisme académico-culturel, qui prétend poursuivre la vérité scientifique de façon désintéressée au moyen de méthodes scientifiques objectives et de techniques neutres d’investigation pour étudier les peuples, les cultures, les religions et les langues de l’Orient. Al-Azm explique pourquoi, d’après Saïd, cet orientalisme académico-culturel était lié à l’orientalisme institutionnel et il démonte les prétentions de l’orientalisme académico-culturel à l’indépendance académique, à la distance scientifique et à l’objectivité politique69. Dans The World, the Text and the Critic (1983), Saïd postulera que l’orientalisme suppose une supériorité occidentale et une infériorité orientale et montrera le rôle joué par la culture et le discours dans l’asservissement de l’autre : pour lui, le discours et la discipline de l’orientalisme s’autorisent à établir des distinctions philologiques entre les langues indo-européennes (perçues comme supérieures) et les langues sémitiques. Ce discours confère une force institutionnelle à des déclarations sur la mentalité orientale, l’Oriental impénétrable, l’Oriental peu fiable et dégénéré, etc. Il s’agit d’une discipline blanche dont le but était de comprendre et d’enfermer les non-Blancs dans leur statut de non-Blancs, afin de rendre la notion de Blanc plus nette, plus pure, plus
67 Voir : T. Brisson, « La critique arabe de l’orientalisme en France et aux États-Unis. Lieux, temporalités et modalités d’une relecture », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 2, n° 3, 2008, pp. 505-521 (507). 68 J. Berque, « Cent vingt-cinq ans de sociologie maghrébine », Annales. Histoire, Science sociale, 11e année, no 3, 1956, pp. 296-324 (321). Nos italiques. 69 Al-Azm, « Orientalisme et orientalisme à l’envers », op. cit., pp. 151-175 (151-153).
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unifiée et plus forte70. Edward Saïd met en évidence le lien entre discours et hégémonie politique et montre que la culture peut être instrumentalisée à des fins de possession : en vertu de sa position élevée ou supérieure, elle peut autoriser, dominer, légitimer, rétrograder, interdire et valider. Selon lui, elle a joué ce rôle chez des chercheurs comme « Ernest Renan, Louis Massignon et Raymond Schwab »71. Saïd montre que l’expansion géopolitique des puissances européennes s’est accompagnée d’une augmentation de leur pouvoir discursif. Il explique que dans les textes et dans les discours, la constitution d’une entité géographique appelée l’Orient et de son étude (l’orientalisme), traduisait la volonté européenne de domination sur le monde non-européen. Elle permit de créer non seulement une discipline d’étude à part entière, mais aussi un ensemble d’institutions, un vocabulaire, un sujet et in fine des races de sujets72. La réussite de l’ouvrage Orientalism réside, selon al-Azm, dans la mise à nu de la croyance orientaliste en une différence ontologique radicale entre les essences mêmes des sociétés, des cultures et des peuples d’Orient et d’Occident. Il comprend que Saïd dénonce l’idée selon laquelle les différences entre les sociétés et cultures islamiques d’une part et européennes d’autre part, ne découleraient pas d’une évolution historique et de faits historiques complexes, mais seraient l’émanation d’une certaine essence orientale (ou islamique) pérenne et immuable, à la fois culturelle, psychique ou raciale. Cette croyance, cette doctrine « orientaliste » a-historique, antihumaine et même antihistorique, al-Azm la qualifie d’orientalisme ontologique73. Cette doctrine est le fondement de l’image de l’Orient créée par l’Europe moderne. Comme l’a montré Saïd, cette image a laissé une profonde empreinte sur l’Orient moderne et sa conscience de soi contemporaine. L’historien Alain Messaoudi comprend que la visée de l’analyse saïdienne est d’« aider les sujets-objets du savoir orientaliste à se libérer de la représentation illusionniste d’un Orient essentialisé, fiction forgée par l’Occident de manière à mieux asseoir sa puissance »74. Comme l’écrit al-Azm, Saïd a voulu mettre en garde les sujets et les victimes de l’orientalisme contre les dangers et les tentations d’appliquer à eux-mêmes et aux autres les catégories et les biais ontologiques de l’orientalisme, ou de succomber aux tentations de ce qui pourrait être qualifié d’orientalisme à l’envers75. 70 E. Saïd, The World, the Text and the Critic, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1983, pp. 223-224. 71 Ibid., p. 9. 72 Ibid., p. 222. 73 al-Azm, « Orientalisme et orientalisme à l’envers », op. cit., p. 167. 74 Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, op. cit., p. 15. 75 al-Azm, « Orientalisme et orientalisme à l’envers », op. cit., p. 168.
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La parution d’Orientalism est suivie par d’autres prises de parole au sein desquelles un argumentaire critique à l’égard de la science orientaliste européenne se trouve déployé. Hichem Djaït (1935-2021) publie L’Europe et l’Islam. M’hammad Benaboud publie un article intitulé : « Orientalism and the Arab Elite »76. La critique « arabe de l’orientalisme » a fait elle-même à son tour l’objet de plusieurs travaux analytiques : mentionnons à ce sujet, l’ouvrage d’Ekkehard Rudolph : Westliche Islamwissenschaft im Spiegel muslimischer Kritik. L’auteur y analyse les critiques formulées par des auteurs arabes et/ou musulmans souvent pré- et parfois post-saïdiens, de manière chronologique et thématique. Quant aux critiques qui ont tenté de répondre à Edward Saïd, citons Robert Irwin qui dans Dangerous Knowledge se demande si les universitaires collaboraient sciemment ou non avec l’impérialisme et le sionisme et s’il est justifié de qualifier d’agent d’expropriation culturelle certains dictionnaires ou encyclopédies. Irwin s’interroge également sur l’interférence dans ces questions de certaines polémiques liées à la politique académique interne, à l’antisémitisme ou à l’islām fondamentaliste. Selon lui, le livre de Saïd contient de nombreuses erreurs et sa présentation des réalisations des orientalistes n’est pas exacte77. En dépit de l’occidentalisme qui caractérise, en certains lieux, la critique saïdienne, il convient de reconnaître que l’un des mérites de l’essai d’Edward Saïd fut (et demeure) d’encourager les chercheur⋅e⋅s de toute origine travaillant sur le monde arabo-musulman à opérer un retour réflexif sur leur pratique, à interroger leurs présupposés ainsi que la validité de leur cadre conceptuel. Il suscita notamment certaines études portant sur l’islamologie comme pratique dans son ensemble (notamment par Maxime Rodinson78), ou concernant plus précisément la philosophie islamique (voir les travaux de Dimitri Gutas79). Comme l’écrit Rodinson, souscrire aveuglément à certaines assertions d’Edward Saïd présente un nouvel écueil : Le danger seulement serait qu’en poussant à la limite certaines analyses et, encore plus, certaines formulations d’Edward Saïd, on tombe dans une doctrine toute semblable à la théorie jdanovienne des deux sciences. […] On a entendu parler d’une science noire et d’une science blanche, d’une science des colonisés et d’une science des impérialistes. […] Quelle que 76 M. Benaboud, « Orientalism and the Arab Elite », The Islamic Quaterly, vol. 26, no 1, Jan. 1982, pp. 3-15. 77 Irwin, Dangerous Knowledge, op. cit., pp. 3-4. 78 Voir : Rodinson, La fascination de l’islam, op. cit., pp. 5-16, 63-94. 79 D. Gutas, « The Study of Arabic Philosophy in the Twentieth Century », British Journal of Middle Eastern Studies, vol. 29, no 1, 2002, pp. 8-10.
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soit l’importance des déviations entraînées par la situation coloniale dans le choix des données et dans le raisonnement, quelle que soit la nécessité de les combattre, quelle que soit l’importance de l’entrée en scène du jugement des colonisés ou ex-colonisés compétents, utilisant leur sensibilité normale à ces déviations, il est indispensable de ne pas se laisser aller à un dérapage vers la doctrine en question, celle des deux sciences80. En 1979, Edward Saïd approfondit, lors d’un colloque organisé par l’Université de Californie, sa critique à l’endroit de Louis Massignon81. Cette critique déconcerte al-Azm : le philosophe syrien se demande par exemple pourquoi dans Orientalism, Louis Massignon est loué pour avoir surpassé tous les autres dans la tâche quasi impossible qu’est la compréhension véritable et bienveillante de la culture, de la religion et de la mentalité islamique de l’Orient. Par sa compassion et son profond humanisme, Massignon, aurait, selon Saïd, accompli l’exploit d’identifier les « forces vitales » qui informent la culture orientale et de comprendre sa « dimension spirituelle » comme personne ne l’avait fait avant ou après lui en Occident. Et pourtant, note al-Azm, Massignon n’a nullement abandonné l’hypothèse cardinale, « le péché originel » selon Saïd, de tous les orientalismes, c’est-à-dire l’insistance sur la séparation essentialiste du monde en deux moitiés fondamentalement différentes : un Orient et un Occident. D’après al-Azm, « il est évident que Massignon, comme les autres orientalistes attaqués par Saïd, perçoit l’Orient et l’Occident à travers des catégories ontologiques et des schèmes classificatoires fondamentaux avec toutes leurs implications ». Selon Saïd, chez Massignon la différence essentielle entre l’Orient et l’Occident se situe entre la tradition moderne et ancienne. Massignon, croit-il, conçoit l’Orient islamique comme immuablement spirituel, sémite, tribal, radicalement monothéiste et non aryen. Saïd rappelle également que Massignon était fortement sollicité par les administrations coloniales en tant qu’expert des questions islamiques82. Al-Azm, qui liste encore bien d’autres critiques formulées par Saïd à l’endroit de Massignon, relève l’incohérence de la posture d’Edward Saïd, qui en dépit de toutes les critiques dont il affuble l’orientaliste, fait son éloge.
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Dans la perspective d’Andreï Jdanov (1896-1948), il existait deux cultures et deux sciences, l’une bourgeoise et impérialiste, qu’il fallait combattre, l’autre prolétarienne, qu’il fallait défendre. Voir : Rodinson, La fascination de l’islam, pp. 14-16. 81 E. Saïd, « Islam, the philological vocation and French culture : Renan and Massignon », in Islam studies : A tradition and its problems, éd. M.H. Kerr, Malibu, Undena publication, 1980, pp. 53-72. 82 al-Azm, « Orientalisme et orientalisme à l’envers », op. cit., pp. 160-161.
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La critique de Massignon par Saïd a été étudiée en détail dans un article par Pierre Lory, qui invite à ne pas souscrire aveuglément au jugement porté par Edward Saïd sur l’œuvre du savant français et à sortir de cette logique d’opposition binaire entre homme oriental et homme occidental : pour Lory, dans le cas précis de Massignon, « l’oriental cesse d’être un simple miroir, manipulé et instrumentalisé par l’homme occidental : il devient une face cachée, intime et constitutive de la conscience même de ce dernier »83. Le terme « occidentalisme » est parfois utilisé pour désigner l’attitude de certains intellectuels, notamment arabes et/ou musulmans qui, à la suite de la controverse suscitée par Orientalism d’Edward Saïd, tendent à essentialiser à leur tour la production complexe et variée « occidentale », au lieu de l’aborder de manière différenciée84. Notre intention n’est nullement ici de réaliser le procès de l’orientalisme et il convient d’éviter tout « occidentalisme ». Cependant, afin de recenser les éléments contextuels ayant influencé le regard de Massignon sur son champ d’étude, nous chercherons à déterminer si dans le contexte impérialiste que connait l’islamologue, la recherche en islamologie conserve son autonomie ou si elle est orientée. Pour y parvenir, l’enquête approfondie menée par Alain Messaoudi « Les arabisants et la France coloniale » (2015) est très éclairante car elle met en lumière la position médiane de l’arabisant, l’entre-deux mondes dans lequel il se tient. Entre logique savante et logique politique, entre académisme et mission civilisatrice Au temps de la France coloniale, selon Edmund Burke III, les études sociologiques réalisées par les hommes des Bureaux Arabes étaient orientées et visaient à contrôler certaines populations, maghrébines notamment. C’est pourquoi il invite à consulter les travaux des sociologues français qui travaillaient alors sur le Maghreb avec précaution. Selon lui, l’« existence même d’une relation entre le colonisateur et le colonisé, intervient et, de manière comparable au principe d’incertitude d’Heisenberg, fait en sorte que dans l’acte même d’observer, les phénomènes étudiés se trouvent modifiés »85. Cette précaution méthodologique est décisive et nous croyons qu’il est essentiel, 4.2
83 Lory, « Louis Massignon et l’orientalisme », op. cit., p. 31. 84 P. Brodeur, « From an Islamic heresiography to an Islamic history of religions Modern Arab Muslim literature on religious others with special reference to three Egyptian authors », Ph.D. Thesis, Cambridge Mass., Harvard University, 2000, p. 86. 85 E. Burke, « The Sociology of Islam : The French Tradition », in Islam Studies : A Tradition and Its Problems, éd. M.H. Kerr, Malibu, California, Undena publications, 1980, pp. 73-88 (88), (tr.). E. Saïd participe à ce colloque.
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en lisant l’œuvre de Massignon, d’avoir présente à l’esprit la particularité du contexte géopolitique au sein duquel il évolue. Tout en saluant la force de la démonstration ourdie dans Orientalism, il importe de préciser que le discours orientaliste n’est pas aussi uniforme que l’image qu’en donne l’essai saïdien86. En 198o, Rodinson présente dans La Fascination de l’Islam les différentes étapes du regard occidental sur l’islām et de l’évolution des études arabes et islamiques en Europe de façon plus précise et circonstanciée87. Comme l’écrit Messaoudi, il convient d’avoir une lecture nuancée de cette époque car « la période coloniale est loin d’avoir eu l’homogénéité qu’on peut lui prêter a posteriori »88. Cherchons à présent à mieux appréhender le monde des études au sein duquel évolue Massignon. Il apparaît que les différentes institutions qu’il fréquente sont traversées par une tension : les études d’arabe à l’École des langues orientales sont à la veille de 1914 le lieu d’une tension entre logique savante et logique politique, entre diplomatie orientale et colonisation occidentale. Cette École, au sein de laquelle enseigne Derenbourg, n’a pas perdu toute attache avec sa tradition savante et érudite. L’enseignement de l’arabe ne s’inféode jamais à une stricte logique coloniale et l’enseignement demeure lié aux travaux plus savants menés par ailleurs au Collège de France et à l’EPHE89. Derenbourg enseigne également l’arabe et l’islamologie à l’EPHE. Là, l’étude des textes sacrés est au centre de l’apprentissage et il consacre une conférence hebdomadaire à l’étude des sourates du Coran. Désireux de convaincre ses étudiants de l’utilité d’un tel enseignement dans le cadre de l’expansion coloniale, Derenbourg leur déclare : « L’étude du Coran, à laquelle nous allons nous livrer ensemble, sera pour vous un levier puissant pour agir sur les musulmans »90. Cette tension entre logique savante et logique politique se retrouve également au sein de la Faculté des lettres de Paris et le Collège de France. Dans ces institutions, les savants arabisants sont plus souvent tournés vers l’édition des textes anciens et vers l’Orient que vers l’Afrique française et leurs travaux sont proches d’une tradition érudite qui précède l’investissement colonial. En somme, au moment où Massignon réalise sa formation intellectuelle au sein d’institutions françaises, l’expansion coloniale a incontestablement un impact sur le développement des études arabes et islamiques. Cependant, si un courant poussant les études arabes à répondre aux problèmes de l’administration 86 J.-P. Thieck, « Recension de : Edward W. Said, Orientalism », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 35ᵉ année, n°3, 1980, pp. 512-516 (514). 87 Rodinson, La fascination de l’islam, op. cit. 88 Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, op. cit., p. 525. 89 Ibid., pp. 354-355, 367. 90 Derenbourg, La science des religions et l’islamisme, op. cit., pp. 93-94. Nos italiques.
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est attesté, il est compensé par la force des exigences scientifiques permettant à l’islamologie française de conserver son rang à l’échelle internationale et par la volonté de Paris de conserver son indépendance face au pôle colonial algérien91. Il convient de relever la force d’une tradition savante qui parvient dans une certaine mesure à conserver son autonomie par rapport aux demandes politiques suscitées par l’expansion coloniale. 4.3 Élan civilisateur et eurocentrisme Les expéditions, celle d’Égypte puis celle d’Alger, avaient été agies par un élan impérial et colonial, par une volonté de domination politique et économique, d’élargissement des frontières de la science, un sentiment de devoir missionnaire, évangélisateur et civilisateur. Le raisonnement de Volney (1757-1820), qui, convaincu de l’universalité de la condition humaine, attribue les causes de la dégradation de l’homme en Orient à la géographie, au gouvernement et à la religion, se retrouve en filigrane chez Ernest Renan, dont la vision dépréciative de l’islām est inférée par cette même vision universelle du progrès92. Le phénomène qui conditionne le plus la vision européenne de l’Orient est assurément l’impérialisme. Au XIXe siècle, l’Europe, se représente comme le centre du monde, même et surtout lorsqu’elle va explorer ses confins. Sa supériorité économique, technique, militaire, politique, culturelle devient écrasante tandis qu’en Orient semble se figer. Les rapports de force géopolitiques favorisent un eurocentrisme qui prend une coloration tout spécialement condescendante, qui se retrouve dans l’élan civilisateur qui anime les savants arabisants français. La seule universalité possible est alors conçue comme l’adoption du modèle européen sous tous ses aspects93. Après 1870, les études arabes ne sont pas imperméables à une conception du progrès qui hiérarchise les civilisations et dans laquelle la civilisation arabe est reléguée au rang de vestige du passé94. Une posture culturellement ethnocentrée de l’islamologie « occidentale » peut être identifiée, déclinée sous diverses formes, au cours du XXe siècle. De l’ethnocentrisme inconscient de certains auteurs, découle une prédisposition à réaliser une lecture de la réalité de l’autre, à partir de soi, en référence à soi. Hichem Djaït observe que certains auteurs tendent inconsciemment à rendre familier, proche, ce que l’altérité 91 Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, op. cit., pp. 367, 429. 92 Ibid., p. 133 ; Volney, Voyage en Égypte et en Syrie, Paris, Parmantier, t.I., 1825, p. 466 ; H. Djaït, L’Europe et l’Islam, Paris, Seuil, 1978, p. 57. 93 F. Weber, Brève histoire de l’anthropologie, Paris, Flammarion, 2015, p. 7 ; Rodinson, La fascination de l’islam, op. cit., pp. 88, 116-117. 94 Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, op. cit., p. 430.
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recèle d’inquiétant, de menaçant car différent et lointain. Il écrit ces lignes, qui évoquent le « ḥallāgisme » de Louis Massignon et de Roger Arnaldez : ces présupposés rejoignent une constellation fondamentale de l’inconscient occidental : pour vaincre ce qu’il y a d’anxiogène dans l’altérité de l’Orient, il faut tendre la main à ce qu’il recèle en lui d’occidental : la dynastie omayyade, l’hellénisme, certains aspects du soufisme (le hallâgisme est une ‟religion de la croix”)95. Djaït sous-entend ici que l’insistance de Massignon ou d’Arnaldez sur certains aspects de la mystique musulmane serait liée à leur désir conscient ou inconscient de mettre en lumière les aspects permettant de rapprocher la mystique musulmane de « la religion de la croix », c’est-à-dire du christianisme, afin de la rendre plus familière, moins « étrangère », et donc moins étrange. Mohammed Arkoun (1928-2010) déplore quant à lui la supériorité culturelle et le mépris pour la civilisation islamique qu’il rencontre chez plusieurs arabisants français à Alger et confie avoir, à l’Institut d’Études Orientales d’Alger reçu chaque cours comme une agression à sa sensibilité de musulman : la civilisation arabe et islamique était méprisée et le « génie de la France et de l’Occident » glorifié. Sa déception se poursuivit à Paris, où il est édifié par les jugements méprisants de certains professeurs à l’égard de l’islām et de son fondateur96. Par contraste, il salue l’attitude de Massignon, la grandeur de son engagement spirituel, sa simplicité et souligne l’importance de son intervention à propos de la sourate 18 (al-Kahf)97. 4.4 Élan civilisateur et élan missionnaire Au temps de l’expansion coloniale, élan civilisateur et élan missionnaire chrétien sont-ils alors associés ? Selon Rodinson, l’expansion coloniale encouragerait le prosélytisme des missionnaires chrétiens qui perçoivent le christianisme comme naturellement favorable au progrès et associent l’islām à la stagnation et au retard culturel. « L’attaque contre l’Islam se fait aussi agressive qu’il est possible et l’argumentation médiévale est reprise avec des enjolivements modernisateurs »98. 95 Djaït, L’Europe et l’Islam, op. cit., p. 62. 96 M. Arkoun, « Ma rencontre avec Massignon », in Centenaire de Louis Massignon. Le Caire du 11 au 13 octobre 1983, Le Caire, Imprimerie de l’Université du Caire, 1984, pp. 51-57 (51-53). 97 M. Arkoun, « Lecture de la sourate 18 », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 35ᵉ année, no 3-4, 1980, pp. 418-435 (430). 98 Rodinson, La fascination de l’islam, op. cit., p. 89.
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Au sujet du Mashreq, Leyla Dakhli confirme l’existence d’un lien entre mission et expansion coloniale et observe que l’essor des institutions fondées par les missionnaires occidentaux fait suite au règlement des événement de 1860 : « Dans son rôle de protectrice des chrétiens d’Orient, jusque-là très théorique, la France puise les quelques principes qui fondent son implantation dans cette région du monde, dans un élan qui ne peut être séparé du mouvement colonial dans son ensemble »99. Cependant, il convient de distinguer la réalité observable au Proche-Orient, où l’administration française prend appui sur des missions religieuses pour la diffusion de la culture française, de celle qui prévaut en Afrique du Nord, où l’État intervient directement par le biais de son armée et de ses fonctionnaires100. L’imbrication de l’impérialisme étatique et de la mission chrétienne font débat : la RMM cite en exemple l’expérience du gouvernement hollandais, conseillé par Snouck Hurgronje, qui enjoint de bien distinguer la sphère de la gouvernance étatique de la sphère religieuse. Pour ce conseiller aux Indes orientales, l’État ne doit pas chercher à utiliser la présence des missions chrétiennes pour convertir les musulmans et que son rôle doit se limiter à garantir la liberté de culte : la seule attitude qui convienne à un Gouvernement sage et juste, envers l’Islâm, serait de lui garantir aussi strictement que possible, la liberté religieuse […]. Dans tout le monde musulman prévaut un proverbe qui dit : « Un royaume peut subsister sans la vraie foi, mais il ne le peut en vivant d’injustice »101. Au début du XXe siècle, le lien entre mission civilisatrice et mission chrétienne est donc loin d’être partout d’une densité égale. Leyla Dakhli met d’autre part en garde contre une lecture de l’histoire qui associerait, plus ou moins consciemment, les concepts d’Occident, de chrétienté et de modernité d’une part, et d’Orient, d’islām et de « retard », d’autre part. Dans sa relecture de la Nahḍa (Renaissance arabe), l’historienne invite à se détacher de telles catégories et à les interroger102. Comme le rappelle Massignon lui-même, de nombreuses figures de proue de la Nahḍa furent chrétiennes et au plan linguistique leurs prises de position en faveur de la langue arabe furent vigoureuses103. 99 L. Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes. Syrie et Liban (1908-1940), Paris, IISMMKarthala, 2009, p. 25. Nos italiques. 100 Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, op. cit., p. 422. 101 Snouck Hurgronje, Politique musulmane de la Hollande, op. cit., pp. 106-107. 102 Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes, op. cit., p. 303. 103 Massignon, « L’Arabie et le problème arabe » [1921], EM I, pp. 541-561 (543).
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Il convient donc de garder à l’esprit que nous sommes en présence de mondes perméables, d’interactions complexes, d’identités multiples et que cette réalité historique doit être abordée de façon circonstanciée. 4.5 De la mission au dialogue La présence missionnaire chrétienne en terre d’islām entraîna une évolution de la perception chrétienne de l’islām au cours de la première moitié du XXe siècle. Au sein de l’Église catholique, à laquelle se rattache Massignon, on observe qu’au contact des musulmans, les missionnaires sont amenés à repenser leur regard sur la foi musulmane104. On assiste alors à un renouveau de l’islamologie, à l’élargissement des perspectives et à l’« ouverture » de la théologie. À ce sujet, Rodinson distingue un segment « anticolonialiste », catholique et « de gauche », à tendance œcuménique, témoignant plus de solidarité que d’hostilité envers les autres religions, segment au sein duquel il situe Massignon105. Pendant l’entre-deux guerres, les Églises commencent à reconnaître à l’islām son statut de religion vivante à part entière. Les textes adoptés lors du Concile Vatican II106 traduisent un changement dans l’auto-compréhension de l’Église catholique de sa relation au monde, un renouvellement du regard porté par l’Église sur l’islām. En témoignent la Constitution Lumen Gentium (nov. 1964) et la Déclaration Nostra Ætate (oct. 1965). Après Vatican II, il n’est plus possible à un catholique de dire sans nuances que les musulmans n’adorent pas le même Dieu que lui. Nostra Ætate affirme que l’Église porte sur les musulmans un regard plein « d’estime » et reconnaît que chrétiens et musulmans partagent certaines valeurs. Le temps des décolonisations est celui d’un changement de conjoncture favorable à l’avènement de relations plus équilibrées et dialogiques entre l’Europe majoritairement chrétienne et le monde musulman : on assiste du vivant de Massignon, à une évolution vers un nouveau paradigme, à une succession de contextes distincts qui exercent une influence sur le regard porté sur le monde-musulman, au sein des études islamiques et au sein de l’Église. 4.6 L’ébranlement de l’eurocentrisme Illustrant la complexité des relations entre l’Europe et le monde musulman, le regard porté par les Européens, loin d’être toujours méprisant, est aussi parfois un regard désirant, mu chez certains par une quête spirituelle. Dès les années 104 M. Borrmans, Dialoguer avec les Musulmans, Paris, Téqui, 2011, p. 104. 105 Rodinson, La Fascination de l’islam, op. cit. p. 101. 106 Ollivry, « 50 ans après Vatican II », op. cit., pp. 189-217.
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1900, certains élèves des grands établissements supérieurs parisiens s’intéressent à « l’Orient » parce qu’ils le conçoivent comme une possible source de régénération spirituelle. Messaoudi souligne l’ambiguïté de cette mode orientale, fondée sur la confiance en un empire et ses valeurs perçues comme incontestables et qui, simultanément, « est l’expression d’un scepticisme devant les progrès de la civilisation technique européenne, d’un désenchantement précurseur de la crise des valeurs que révélera la Première Guerre mondiale »107. Cette crise des valeurs se vérifie, selon Rodinson, tout particulièrement à partir de la guerre 1914-1918, qui ébranle la confiance en elle-même de l’Europe et l’eurocentrisme de ses habitants. Il observe que la modernisation sera alors considérée comme un élément inauthentique, une trahison de la spécificité. S’en détournant, certains ésotéristes, tel René Guénon (1986-1951), cherchent dans les confréries musulmanes des cellules de transmission de la tradition théosophique ancestrale108. 5
Savant arabisant : une position médiane et délicate
5.1 Un savoir assujetti ou libérateur ? Une des critiques récurrentes adressée aux savants orientalistes contemporains de l’expansion coloniale fut celle d’avoir assujetti leur savoir à une administration ayant pour finalité l’asservissement des peuples étudiés. Il est donc important de souligner ici le caractère ambivalent de la position du savant arabisant : à la fois maillon de l’administration et de la conquête coloniale, il est aussi celui qui porte les revendications des musulmans et peut amener l’administration coloniale à une meilleure compréhension, à un plus grand respect, de leur réalité : l’expertise de ce savant peut conséquemment avoir des effets modérateurs en termes d’action coloniale. Les orientalistes conçoivent de manière diversifiée leur rôle vis-à-vis de l’administration coloniale. Le XIVe Congrès des orientalistes, qui se tient à Alger en 1905 (et auquel participe Massignon), montre que la vision surplombante, qui tend à étudier les citoyens arabes sans leur donner la parole, entre en conflit avec une autre conception, selon laquelle l’expertise des savants arabisants peut permettre d’humaniser la colonisation109. À ce sujet, la RMM cite la « politique musulmane » de la Hollande et les conseils de Snouck Hurgronje en exemple. Cette politique dite « musulmane » 107 Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, op. cit., p. 367. 108 Rodinson, La Fascination de l’islam, op. cit., p. 97. 109 Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, op. cit., p. 450.
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ne doit pas être entendue comme une action politique en faveur des musulmans mais plus exactement comme la prise en compte des réalités musulmanes dans l’action intérieure et extérieure de l’État110. Cet exemple est donné pour montrer que les connaissances du savant arabisant peuvent permettre une meilleure prise en compte des réalités locales et que sa collaboration peut avoir un effet modérateur en termes d’action coloniale111. Ainsi, tout à la fois assujettis à une administration coloniale et pourtant capables d’agir sur elle et de l’humaniser, les savants arabisants se trouvent dans une situation délicate, à la fois privilégiée et incommode. Les orientalistes, tel Massignon, inspirent tantôt l’admiration et la sympathie, tantôt la méfiance et la réprobation. 5.2 Savant et arabisant, une position privilégiée Louis Massignon réalise à partir de 1911 une revue de la presse arabophone pour la RMM. Cette revue de presse témoigne, de la part du savant, d’un sincère effort de compréhension des mouvements de pensée, des courants religieux animant le monde musulman, d’une capacité d’écoute et d’analyse. Désireux de se faire le porte-voix des revendications musulmanes, il s’efforce de défaire certains préjugés installés dans l’esprit de ses contemporains au sujet de l’islām, souvent représenté comme menaçant. Il démantèle certains mythes répandus dans les esprits de ses contemporains, tel le panislamisme, qu’il qualifie de « curieuse fiction est une fantaisie romanesque »112. Toujours au sein de la RMM, il s’attache à faire connaître en français les périodiques et ouvrages publiés dans le monde arabe. Il présente aux lecteurs différentes revues, tel Le Phare (Al-Manār) ou la Revue de l’Académie arabe de Damas113 et publie plusieurs compte-rendus d’ouvrages : les Merveilles de l’Occident (Gharāʿib al-Gharb) de Muḥammad Kurd ʿAlī (1876-1953)114, Al-ḍarāʾir wa mā yasūgh lil shāʿir min al-nāthir115 de son ami défunt Maḥmūd Shukrī 110 H. Laurens, Orientales II, la IIIe République et l’Islam, Paris, CNRS, 2004, 57 ; A. Cabaton, « Fonctionnaires pour l’étude des langues de l’Archipel indo-Néerlandais et adviseurs ou conseillers des affaires indigènes », RMM, vol. 15, août 1911, pp. 343-437 (344-345). 111 Messaoudi, Les arabisants et la France coloniale, op. cit., pp. 523, 431. 112 Massignon, « Introduction à l’étude des revendications islamiques », RMM, vol. 39, 1920, pp. 1-21 (3). 113 L. Massignon, « Revue des revues musulmanes arabes », RMM, vol. 44-45 (1921), pp. 311-313 (312-313). 114 L. Massignon, « Recension de : Mohammad Kurdali. Gharaïb al-Gharb, 2e éd. Caire (1923) », RMM, vol. 57, 1924, pp. 237-238. 115 [Des incompatibilités, et des licences admises chez le poète, non chez le prosateur], Le Caire, 1924.
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Figure 1.1 Louis Massignon à al-Azhar (1909) Collection Massignon
al-Ālūsī (1857-1924)116. Il salue une nouvelle édition du Talbīs Iblīs (L’équivoque d’Iblis) d’Abū al-Faraj b. al-Jawzī (m. v. 597/1201)117. Ces exemples témoignent du désir de Massignon de comprendre les réalités passées et présentes du monde musulman et de les expliquer au lectorat francophone.
116 L. Massignon, « Recension de : Mahmoud Shokri al Aloûsî — Al ḍarâir wa mâ yasoûgh lil shâʿir min al nâthir », vol. 57, 1924, pp. 244-246. 117 L. Massignon, « Recension de : Abou’l Faraj Ibn al Jawzi (m. 597/1200), Talbîs Iblîs, éd. M. Amîn Khânjî et M. Monîr Dimishqî », RMM, vol. 57, 1924, p. 250.
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Ses compétences de savant et d’arabisant le placent bien souvent dans une situation privilégiée. En 1906, il devient l’un des pensionnaires de l’Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire, un statut qui favorise d’étroites collaborations avec les savants musulmans du Caire. En 1909, à al-Azhar, il devient, après Goldziher, le premier européen autorisé à revêtir la toge traditionnelle des étudiants de cette Université. Puis, en 1912, l’Université égyptienne du Caire l’invite à donner quarante cours sur « L’histoire des doctrines philosophiques arabes ». Grâce à sa connaissance approfondie de la langue arabe, il devient membre de l’Académie de langue Arabe du Caire, institution fondée en 1932 par le Prince Fūʾād. Dans ce cadre, Massignon a l’opportunité de fréquenter les plus grands experts de la langue arabe de son temps, de prendre part aux réflexions portant sur la vocation de la langue arabe, sur sa préservation et sur son renouveau. Il contribue à l’élaboration du dictionnaire de l’Académie et lutte avec ardeur « pour la pureté de l’arabe classique, et la purification de la pédagogie arabe contre la contamination des techniques aryennes »118. Ces lignes disent son sentiment d’appartenir à l’aire linguistique arabe : il communie à la mémoire et aux espérances de tous ceux qui s’expriment en cet idiome, par lui intériorisé. La langue arabe l’habite tout entier. À Bagdad, en 1908, il écrit qu’il en est venu à « penser sa vie en arabe »119. Cette langue n’est plus pour lui « étrangère ». Et pourtant, aux yeux des autres, il est et demeure « l’étranger ». 5.3 Savant et arabisant, une position incommode Ses capacités d’écoute, de compréhension, de traduction, font de Louis Massignon un potentiel conseiller en matière de questions arabes. En 1917, il devient expert des questions arabes auprès de François Georges-Picot et suit comme acteur et témoin, entre 1916 et 1920, les manœuvres consécutives au démantèlement puis au partage de l’Empire ottoman. Il effectue en décembre 1919, à la demande d’Aristide Briand, une mission d’enquête sur le statut syrien. Il est présent lors des entretiens de Paris en 1920, où il côtoie le colonel Lawrence et le Roi Fayṣāl. En 1923, il accepte une mission d’étude de la part de la Direction des Affaires indigènes et du Service des renseignements et publie une « Enquête sur les corporations d’artisans et de commerçants au Maroc (1923-1924) ». 118 L. Massignon, « Lettre dédicace », in Mélanges William Marçais, Paris, Maisonneuve, 1950, pp. V-VIII (VII-VIII) ; R. Hamzaoui, L’Académie de Langue Arabe du Caire, Tunis, Pub. Uni. Tunis, 1975, pp. 59, 153. 119 Lettre de Louis Massignon à José Ortega y Gasset, du 11/II/1933, citée par : Henry Corbin, éd. C. Jambet, Paris, Éd. de l’Herne, 1981, p. 332.
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Cette situation équivoque suscitera quelquefois la méfiance et l’indignation. Au Caire, Massignon sera ciblé par différentes critiques. En 1912, les méthodes employées par la RMM, à laquelle collabore le savant, sont mises en cause en 1912 par les revues al-Muʿayyad (Le Partisan) et Al-Manār de Rashīd al-Riḍā (1865-1935). Ces critiques prêtent à Massignon des intentions essentiellement politiques et religieuses. En 1913, le chef du secrétariat turc du khédive lui fait subir un interrogatoire concernant son travail sur al-Ḥallāj. Ce dernier, rapporte Edouard Méténier, lui fait remarquer qu’il risque de provoquer des discussions parmi les musulmans, ce qu’il conviendrait d’éviter lors qu’on est leur hôte120. L’acceptation en 1923, d’une mission confiée par le Général Lyautey (1854-1934) suscite par exemple l’indignation de M’hammad Benaboud qui qualifie Massignon de « colonialist Orientalist ». En Algérie et en Égypte, divers intellectuels critiquent Massignon, lui reprochant d’être un « agent de l’État français »121. 5.3.1 Archéologue ou espion ? Ambivalence d’une figure C’est en qualité d’archéologue que Massignon effectue ses premiers séjours en Égypte, puis en Iraq. Il gagne Bagdad dans le cadre d’une mission archéologique en Mésopotamie122. Bien qu’il refuse de porter le casque colonial, bien qu’il persiste à se vêtir « à l’arabe » et à vivre seul en quartier musulman123, ce Massignon « archéologue » ne manque pas d’inspirer la méfiance en terre d’Iraq. Leyla Dakhli fait observer qu’à l’heure de l’expansion coloniale, la frontière est ténue entre le savant et le militaire. Alors que les musées européens se dotent de riches collections, la prise de possession de territoires archéologiques genère une concurrence acérée entre puissances européennes. Pour cette historienne, « les sites de fouilles sont aussi des frontières — au sens de limites de la conquête pionnière —, et les archéologues jouent un rôle important dans l’exploration des zones les plus rurales, les plus désertiques ou simplement les moins connues »124. Dans ce contexte la silhouette du 120 É. Méténier, « Massignon et l’Égypte », in Louis Massignon au cœur de notre temps, éd. J. Keryell, Paris, Karthala, 1999, pp. 153-172 (159-160). 121 Benaboud, « Orientalism and the Arab Elite », op. cit., p. 8 ; A. Christelow, « Massignon et les intellectuels musulmans algériens », in Louis Massignon au cœur de notre temps, éd. J. Keryell, Paris, Karthala, 1999, pp. 195-209 ; Méténier, « Massignon et l’Égypte », pp. 53-172. 122 Louis Massignon bénéficie notamment des conseils de l’épigraphiste genevois Max van Berchem. Voir : W. Vycichl, La correspondance entre Max van Berchem et Louis Massignon : 1907-1919, Genève-Leiden, Fondation Max van Berchem-Brill, 1980, pp. 3-4, 9. 123 D. Massignon, Le voyage en Mésopotamie et la conversion de Louis Massignon en 1908, Paris, Éd. du Cerf, 2001, p. 17. 124 Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes, op. cit., p. 119.
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cartographe, recoupe figurativement celle du militaire. Tous deux, symboliquement ou physiquement, veulent prendre possession de la terre. Les frontières politiques et culturelles correspondent. Massignon est donc perçu tantôt comme un espion, tantôt comme un ennemi avide de dérober ses secrets à la terre d’Iraq125. 5.3.2 Face au protectionnisme culturel de certaines institutions Si l’Université du prince Fūʾād invite Louis Massignon à enseigner en arabe, la présence d’« orientalistes » n’est pas souhaitée par toutes les universités du Caire. L’Université al-Azhar par exemple, critique sa vision de la mystique musulmane et désapprouve les activités qu’il mène au Centre Dar el-Salam. Elle le met en cause suite à la publication, en 1951, d’un ouvrage publié en arabe sous le titre Aḥādīth al-thalāthāʾ bi-Dār al-Salām (Les mardis de Dar el-Salam). Il est certain que les honorables français qui travaillent sur ces recherches [sur la mystique musulmane] n’y travaillent pas avec la considération que méritent les recherches historiques. En effet, il apparaît d’après leurs écrits qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des ṣūfis ou comme des « apôtres » du taṣawwuf. Et parmi les visées de leur exhortation, il y a l’harmonie entre les mystiques de différentes religions. Et nous aimerions dire ici que l’islām est l’islām et que la mystique qui s’écarte de l’aspect extérieur des textes ne peut être appelée « mystique musulmane » [taṣawwuf islāmī]. Même l’imām Al-Shāfiʿī détestait cette dénomination. Et il a eu ce propos célèbre rapporté par Ḥāfiẓ Abū Nuʿaīm dans la Ḥilyat al-awliyāʾ et par Abū Faraj b. Jawzī dans le Ṣifat al-ṣafwa. L’islām est très précis quant à ce qui fait partie de lui et quant à ce qui lui est extérieur. Aussi, le plus souvent, ce que les orientalistes dénomment « mystique musulmane » ne correspond pas à ce qu’est l’islām126. L’auteur de ce texte désapprouve la vision du taṣawwuf islāmī présentée par Massignon et critique plus globalement l’hétérodoxie des travaux des orientalistes à ce sujet. Cette réaction traduit un mouvement de protestation à l’égard d’un orientaliste dont l’activité déborde le cadre académique et prend une tournure spirituelle, ainsi que la crainte que la vision de l’islām présentée par cet orientaliste 125 L. Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie » [1957], in Louis Massignon et ses contemporains, éd. J. Keryell, Paris, Karthala, 1997, pp. 15-20 (17). 126 Al-Azhar, « Aḥādīth al-thulāthāʾ bi Dār al-Salām », Majallat al-Azhar, vol. 24, no 7, Rajab 1372/ Mars 1953, pp. 892-894 (tr.).
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aux croyants soit hétérodoxe. Elle peut être comprise, entendue comme un geste de protectionnisme culturel et religieux face à l’hégémonie politique et culturelle de puissances européennes sur les rives méridionales et orientales de la Méditerranée. Ces quelques exemples montrent que la position de l’arabisant — figure médiane, à l’interface entre deux mondes — est une position fondamentalement ambivalente, tantôt privilégiée, tantôt inconfortable. Il est perçu tantôt comme un interlocuteur de prédilection qui attire la sympathie en raison de sa connaissance de l’islām et de l’arabe, tantôt comme un possible traître, un espion déguisé, auquel il est difficile d’accorder sa confiance. Après avoir mis au jour l’existence d’une tension entre affiliation à une nation coloniale et désir de porter la voix des musulmans pour amener à un plus grand respect de leur réalité, après avoir décrit la position délicate qui fut celle de Massignon, du fait de sa qualité de savant arabisant, il importe de mettre en lumière les principales dynamiques, les évolutions et les transformations qui, du vivant de l’islamologue, agissaient le monde musulman. 6
Mouvements intellectuels et religieux à l’œuvre au sein du monde musulman
6.1 Renaître à soi : la Nahḍa Nourrie par l’étude d’ouvrages manuscrits ou imprimés, mais loin d’être purement livresque, la vision de la mystique musulmane de Louis Massignon s’élabore aussi à partir d’une expérience en terre arabe, au contact d’élites musulmanes. Au temps de la Nahḍa, se développe un effort de relecture, de réforme de la tradition (islāḥ) et la langue arabe devient l’objet d’une attention accrue. Les provinces de l’Empire ottoman et les États qui bientôt seront tracés vivent des transformations qui ne s’expliquent pas seulement par l’hégémonie des puissances étrangères, mais aussi par une série de tensions internes aux sociétés levantines et maghrébines127. Depuis les travaux de Marshall Hodgson128, de nombreux auteurs se sont efforcés de relater l’histoire du monde musulman non plus seulement en présentant ce dernier comme en retard par rapport à une Europe florescente, industrialisée, puissante, mais en mettant en lumière ses dynamiques propres et en interrogeant certaines représentations installées dans les esprits. Ainsi les travaux de Khaled El-Rouayheb, 127 Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes, op. cit., p. 302. 128 M.G.S. Hodgson, The Venture of Islam, Chicago, University of Chicago Press, 1974, 3 vol.
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Mansoor Moaddel et Adeeb Khalid, présentent-ils une autre vision de l’histoire du monde musulman depuis la fin de la période dite « classique »129. La période désignée par l’expression ʿaṣr al-Nahḍa (période d’essor, d’éveil, de renaissance), était traditionnellement présentée comme liée à l’essor de l’impérialisme européen dans la région et dépeinte comme un mouvement de traduction, d’adaptation et de « rattrapage », la définissant dans le droit fil de la comparaison avec la Renaissance européenne. Comme le fait remarquer Leyla Dakhli, l’insistance, dans la lecture traditionnelle de la Nahḍa sur les thèmes de l’emprunt (iqtibās), ou du retard — que traduit la célèbre interrogation de Buṭrus al-Bustānī (1819-1883), « Limādhā naḥnu mutaʿakhkhirūn ? » (Pourquoi sommes-nous en retard ?), aboutit à asseoir la lecture de cette époque en une perpétuelle comparaison avec l’histoire européenne et donc à occulter la spécificité de ce mouvement. Pour cette historienne, il convient de remettre en question la vision traditionnelle de la Nahḍa, déterminée par des dichotomies entre conservateurs et modernistes, séculiers et religieux, et de reconsidérer la distinction traditionnellement établie entre l’islāḥ, la réforme (sous-entendue musulmane), et la Nahḍa (sous-entendue laïque et scientifique), en montrant les liens qui unissent ces deux pans de la pensée moderne arabe130. Les relectures contemporaines de la Nahḍa insistent également sur la mise en lumière du rôle significatif joué par les franges asiatiques du monde musulman (Inde, Asie centrale et du sud-est) dans l’essor de la Nahḍa, ainsi que son extension jusqu’aux territoires de la diaspora intellectuelle arabe (São Paulo, New York, Londres ou Paris). Il sera question plus loin des liens qui unissent la famille al-Ālūsī de Bagdad, au savant salafi et gouverneur de la province indienne de Bhopal, Siddīq Ḥasan Khān (1307/1890), ou encore des amitiés que tisse Louis Massignon à Paris avec divers intellectuels musulmans : ces exemples confirment l’à-propos d’une telle relecture. Les travaux récents invitent à récuser la vision d’un monde musulman endormi durant cinq siècles de sommeil, de copie et de sauvegarde de la tradition, vision qui sous-estime largement la 129 K. El-Rouayheb, « Opening the Gate of Verification : The Forgotten Arab-Islamic Florescence of the 17th Century », International Journal of Middle East Studies, vol. 38, no 2, 2006, pp. 263-281 ; Islamic Intellectual History in the Seventeenth Century : Scholarly Currents in the Ottoman Empire and the Maghreb, Cambridge (U.K.), Cambridge University Press, 2015 ; M. Moaddel, Islamic Modernism, Nationalism, and Fundamentalism. Episode and Discourse, Chicago, University of Chicago Press, 2005 ; Adeeb Khalid, « Pan-Islamism in Practice : The Rhetoric of Muslim Unity and its Uses », in Late Ottoman Society : The Intellectual Legacy, éd. E. Özdalga, Londres, Routeledge-Curzon, 2005, pp. 201-224 ; A.S. Dallal, Islam without Europe. Traditions of Reform in Eighteenth-century Islamic Thought, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2019. 130 L. Dakhli, « Nahda », in Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, éd. H. Touati, 2014, en ligne : .
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vitalité de l’Empire ottoman. L’histoire de la famille al-Ālūsī offrant son hospitalité à Massignon à Bagdad, et celle des échanges qui se nouèrent entre cette famille et le prince Siddiq Khān, illustrent l’efflorescence intellectuelle qui traverse, dès le XVIIe siècle, plusieurs régions du monde musulman131. Albert Hourani a lui-même concédé, trois décennies après la publication de son ouvrage Arabic Thought in the Liberal Age (1962), avoir exagéré l’importance des emprunts réalisés par le monde musulman à l’Europe dans le champ de la pensée132. Ce concept d’iqtibās (emprunt) est complexe mais les lectures contemporaines suggèrent que les idées développées durant la Nahḍa étaient largement ouvertes sur le monde et ne se limitaient nullement à une imitation de l’Occident. 6.2 Technicité de la modernité, libération de la parole Loin d’être une spécificité « occidentale », la modernité technique affecte les sociétés monothéistes dans leur ensemble. L’ensemble des sociétés qui se sont développées initialement dans un contexte social agraire, doivent s’adapter aux dilemmes et aux opportunités que présente cet Âge technique133. Massignon est lui-même témoin des changements qui, au sein du monde musulman, accompagnent l’entrée dans ce nouvel âge technique. En 1921, il écrit : « la renaissance linguistique arabe a commencé à Beyrouth, depuis 1850 ; puis, avec les facilités de l’imprimerie, elle s’est transportée au Caire et, actuellement, on essaye de lui faire un centre à Bagdad »134. Mais la composante technique n’explique pas à elle seule l’essor de la presse : des mutations d’ordre politique concourent à cette libération de la parole. Sur le territoire de l’Empire ottoman, sous la pression des « Jeunes-Turcs », le sultan Abdülhamīd II (1842-1918) rétablit la Constitution et met fin à une période de censure et d’autoritarisme. Cette révolution tranquille, légaliste, libère la parole publique et accompagne la naissance d’une nouvelle figure sociale : les intellectuels. Ces derniers se mobilisent pour diffuser et expliquer les changements en cours. Massignon est témoin de cette effervescence. Le développement des transports favorise la mobilité des savants dans un monde qui connait l’ouverture des frontières et des routes de navigation commerciales. Les profils de ces voyageurs sont variés : ils sont boursiers, journalistes ou ʿulamāʾ, ou jeunes gens en quête d’un ailleurs. À partir des années 1860 131 El-Rouayheb, « Opening the Gate of Verification », op. cit., pp. 263-281. 132 A. Hourani, « How Should We Write the History of the Middle East ? », International Journal of Middle Eastern Studies, no 23, 1991, pp. 126-136 (128) (tr.). 133 Hodgson, The Venture of Islam, op. cit., vol. 3, p. 412 (tr.). 134 Massignon, « L’Arabie et le problème arabe », op. cit., p. 543. Nos italiques.
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émergent les principaux titres de revues et de journaux, véhicules de la Nahḍa : al-Waqāʾīʿ al-miṣriyya (La Gazette Egyptienne) ; al-Jinān (Les jardins) ; al-Jawāʿib (Les nouvelles du pays) ; al-Muqtaṭaf (La Récolte) ; al-Hilāl (Le Croissant), al-Manār et enfin al-Mīzān (La Balance)135. Le dépouillement qu’effectue Massignon de la presse arabe pour la RMM fait de lui un témoin privilégié de la vitalité, de la variété et de la florescence des milieux intellectuels au sein des anciennes provinces ottomanes. Plus qu’une imitation de l’Occident, il y a effort d’appropriation de la modernité, effort d’adaptation et de relecture des corpus traditionnels à partir d’une nouvelle posture herméneutique. Grâce aux liens qu’il noue avec les intellectuels de diverses tendances au Caire, à Damas, à Bagdad ou ailleurs, Massignon est témoin non pas de plagianisme, mais d’un effort de réflexion, d’interprétation, d’un retour à la tradition de l’ijtihād. 6.3 Dire le monde moderne en arabe Comme l’écrit Massignon, les « questions linguistiques sont très délicates : ce sont des germes qui peuvent devenir de très grands arbres »136. Ces questions sont centrales pour les acteurs de la Nahḍa, quelle que soit leur appartenance religieuse. Il s’agit, dès la fin du XIXe siècle, de nommer le monde qui advient, de forger une langue arabe capable de le dire. Cette attention à la langue était déjà présente sous la tutelle ottomane, comme en témoigne le dictionnaire al-Qāsimī137. Comme le rappelle Massignon, les chrétiens s’intéressent beaucoup à la question de la langue arabe : « Ils pensent à peine à la chrétienté, et nous en avons même connu plusieurs qui sont devenus musulmans pour faire du nationalisme, tout simplement. Le cas le plus célèbre est celui de Faris Chidiac »138. Quant à Buṭrus al-Bustānī, auteur de plusieurs dictionnaires et lexiques, il entreprend la rédaction d’une encyclopédie de la langue arabe (Dāʿirat al-maʿārif). La fin de la tutelle ottomane ravive encore l’intérêt pour ce travail sur la langue qui permet de s’approprier la modernité. L’Académie de langue 135 Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes, op. cit., pp. 7, 26, 171-172 ; « Nahda », op. cit. 136 Massignon, « L’Arabie et le problème arabe », op. cit., p. 543. 137 Muḥammad Saʿīd al-Qāsimī (1843-1900) et son fils Jamāl al-Dīn al-Qāsimī (correspondant de L. Massignon), rédigent le Dictionnaire des métiers damascains. Leur effort linguistique vise à préserver le patrimoine et à s’approprier la nouveauté en nommant en arabe les professions et les objets nouvellement apparus ; J. al-D. al-Qāsimī ; K. al-ʿAẓm, Qāmus al-ṣināʿāt al-shāmiyya, Paris, Mouton, 1960 ; D. Chevallier, « À Damas, production et société à la fin du XIXe siècle. Dictionnaire des métiers damascains, Qâmûs as-sinâʿât ach-châmîya », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 19, no 5, 1964, pp. 966-972. 138 Massignon, « L’Arabie et le problème arabe », op. cit., p. 543.
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arabe de Damas, puis celle du Caire, deviennent les lieux institutionnels de cet effort sur la langue. Massignon en est membre. Muḥammad Kurd ʿAlī, représentant de l’Académie damascène en Europe, estime qu’il faut pouvoir nommer le monde moderne en arabe, tout en préservant la structure de la langue et sa pureté139. L’Académie de langue arabe du Caire est fondée en 1932. Son ambition est d’atteindre un consensus linguistique afin de faire renaître la ʿArabiyya. La naissance des mouvements nationalistes et particulièrement la formation de partis politiques modernes, font de cette langue « la conscience oratoire de l’Orient »140. Massignon participe à ce travail linguistique qui se déroule au sein des académies de langue arabe de Damas et du Caire. Il partage la passion des autres experts de ces institutions pour cet idiome, son histoire, son unicité, leurs réflexions sur la manière dont il convient de le préserver ou de l’adapter à la modernité. Les termes techniques, relevant du champ de la falsafa, autant que de celui du taṣawwuf islāmī, l’intéressent tout particulièrement. En témoignent, parmi d’autres travaux, son cours sur L’histoire des termes philosophiques arabes, donné en 1912-1913, de même que son Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane (1922). 6.4 Un monde en mouvement, diversifié mais uni 6.4.1 Mobilités et prises de paroles L’ouvrage de Fāris al-Shidyāq (1804-1887), intitulé al-Sāq ʿalā al-sāq fī mā huwa al-firyāq (1855) annonce la contestation par certains penseurs arabes de la mission civilisatrice européenne141. La contestation de la conférence de Renan « L’Islamisme et la science » (1883), est emblématique de la prise de parole de divers intellectuels originaires du monde musulman qui répondent publiquement aux orientalistes142. Massignon, qui souligne la justesse de plusieurs de ces réfutations, approuve celle de Namıq Kemal (1840-1887)143 et donne raison au poète contre Renan, le célèbre orientaliste. Cet exemple illustre est 139 Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes, op. cit., pp. 227, 232, 233. 140 Hamzaoui, L’académie de Langue Arabe du Caire, op. cit., pp. 39, 40, 59. 141 F. Chidyaq, La jambe sur la jambe, trad. R.R. Khawam, Paris, Phébus, 1991 ; Dakhli, « Nahda », op. cit. 142 En français dans Le Journal des débats par Jamāl al-Dīn al-Afghānī, en turc ottoman par Nameq Kemal et Ataullah Bayezidof et en russe par l’imām Baïazitov. Voir : L. Massignon, « Critique par Nameq Kemal d’une source citée par Renan », Revue des études islamiques, vol. I, 1927, pp. 297-301 (297). 143 Ce poète turc reproche à Ernest Renan de juger l’islām à partir d’une seule et unique lettre. Louis Massignon met d’ailleurs en doute l’authenticité de la lettre que cite Renan. Massignon, « La lettre du Cadi de Mossoul à Layard », op.cit., pp. 297-301.
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emblématique de l’émergence, dès la fin du XIXe siècle, de prises de paroles de penseurs musulmans visant à rectifier certaines assertions des orientalistes. En outre, l’essor des moyens de transport favorise la mobilité croissante des savants musulmans. Le parcours de Mohammed Iqbal (1977-1938), originaire du Pendjab, qui partit étudier en Grande Bretagne et en Allemagne, illustre l’intensification des échanges intellectuels entre les mondes musulmans et occidentaux. Massignon préface l’un de ses ouvrages en ces termes : Les initiations variées qu’Iqbal a cherchées, dans les Universités d’Europe, à la pensée philosophique occidentale l’ont marqué dans la mesure où elles fortifiaient en lui cet empirisme religieux dont on a dit qu’il l’avait pris à Schleiermacher ; […] il finit par venir à Paris pour s’entretenir avec lui. Mais il voulait aussi m’y parler de Hallâj. Il m’avait écrit, de Lahore, le 18-2-1932 : I am sending you a copy of (my) latest work « Jawid Nama » which I hope will interest you, especially the part relating Hallâj and Niet(z)sche (p.50). I have allowed the former to explain himself, and as to the latter I have tried to show how a Muslim Mystic would look at him. The book is a kind of Divine Comedy of Islam. It is a pity I was not able to meet you in London. I am now thinking of making a tour to Spanish Morocco and if possible to French Morocco. This will give me an opportunity to meet you in Paris. Je [L. Massignon] le vis, en effet, chez moi, le Ier novembre 1932. […]144. Comme celui d’Iqbal, le parcours de Taha Hussein (1889-1973) qui, frappé de cécité à l’âge de 3 ans, deviendra le Doyen des lettres arabes (ʿamīd al-ʿadāb al-ʿarabī), témoigne de la mobilité croissante des savants musulmans. Après avoir rencontré Massignon au Caire, il entreprend un parcours doctoral en France et bénéficiera de l’aide du savant français pour remédier aux difficultés liées à l’irruption de la première guerre mondiale145. D’autres exemples de parcours, comme celui plus tardif du savant égyptien ʿAbd al-Ḥalīm Maḥmūd (1910-1978), auteur d’une thèse sur Ḥārith al-Muḥāsibī 144 L. Massignon, « Préface », in M. Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, trad. E. Meyerovitch, Paris, Maisonneuve, 1955, pp. 1-5 (2-3). 145 Au Caire, en 1912-1913, Taha Hussein suivait les cours de Massignon à l’Université égyptienne libre du Caire (Voir : S. Descamps-Wassif, « Les amitiés égyptiennes de Louis Massignon », in Massignon et ses contemporains, éd. J. Keryell, Paris, Karthala, 1997, pp. 275-287 (277) ; T. Hussein, « Ustādhī wa ṣadiqī Louis Massignon », fī Dhikrā Louis Massignon, Le Caire, Dar el-Salam, 1963, pp. 27-30 (27).) En France, la thèse du savant égyptien est dirigée par É. Durkheim et P. Casanova et s’intitule : « Étude analytique et critique de la philosophie sociale d’Ibn Khaldoun ».
Le chercheur et son contexte
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(m. 243-/857) dirigée par Massignon, illustrent l’intensification des échanges entre les universités d’Europe et celles du monde musulman. De même, l’exemple du pionnier de l’anthropologie égyptienne, Mohamed Galal (1906-1943), qui étudie en France de 1931 à 1938, est représentatif de certains intellectuels originaires du monde arabe qui ont étudié dans des universités européennes et s’appuient sur des concepts européens146. Muḥammad Kurd ʿAlī, président de l’Académie de langue arabe damascène, après avoir participé Congrès international des Orientalistes de Leiden, s’attèle à l’analyse de la vision de l’islām des orientalistes : il relève dans leurs travaux de nombreux biais imputables à la mission chrétienne et au colonialisme, mais leur reconnait également certaines qualités147. D’une manière générale, l’accroissement des mobilités favorise l’instauration d’échanges et de débats. La présence des intellectuels arabes en France va peu à peu modifier les lignes et les démarcations. Pour Thomas Brisson, qui analyse les circonstances de cette prise de parole des intellectuels originaires du monde musulman au sein des champs de savoir occidentaux, l’entrée des intellectuels arabes dans l’orientalisme universitaire met fin à quelque chose du fait colonial. La ligne de partage épistémologique qui définit les positions adoptées par les chercheurs arabes d’une part et français d’autre part évolue. On assiste à l’émergence d’une posture nouvelle, où « ce qui est de l’ordre de la différence se trouve réinscrit dans un travail commun de pensée »148. À la faveur de ces mobilités, « l’Autre » cesse d’être perçu comme radicalement extérieur : désormais l’échange des savoirs aussi conflictuel qu’il soit parfois, se déroule dans un espace partagé. 6.4.2 Diversité des idées, conscience d’œuvrer ensemble Les nāhiḍūn se caractérisent par leur diversité, autant que par leur unité. Qu’ils soient favorables ou hostiles à la modernité, tous sont affectés par les mutations en cours. Les intellectuels traditionnels, tels les ʿulamāʾ, voient leur statut se modifier. Certains ṣūfis conservateurs, tel le Shaykh palestinien Yūsuf al-Nabhānī (1949-1932), commencent à utiliser l’imprimé pour exprimer leurs 146 N.S. Hopkins, « Un pionnier de l’anthropologie en Égypte : Mohamed Galal (1906-1943) », in Après l’Orientalisme : L’Orient créé par l’Orient, éds. F. Pouillon et J.-C.Vatin, Paris, IISMM-Karthala, pp. 359-375. 147 Rudolph, Westliche Islamwissenschaft, op. cit., pp. 26-27. 148 Brisson, Les intellectuels arabes en France, op. cit., p. 217. Voir aussi : Brisson, « La critique arabe de l’orientalisme » ; « Les intellectuels arabes et l’orientalisme parisien (1955-1980) : comment penser la transformation des savoirs en sciences humaines ? », Revue française de sociologie, vol. 49, no 2, 2008 : 269-299 ; « Genèse d’un bilinguisme d’érudition : le cas d’intellectuels arabes en France », Langage & Société, vol. 126, no 4, 2009, pp. 75-91 ; « Le savoir de l’autre ? » ; « Décoloniser l’orientalisme ? : les études arabes françaises face aux décolonisations », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 24, no 1, 2011, pp. 105-129.
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Chapitre 1
opinions149. À Damas, le cercle du Shaykh Ṭāhir al-Jazāʾirī, est composé de laïcs et d’hommes de religions, de libéraux et de réformateurs, de jeunes et d’aînés. Et de même, cette diversité des âges, des sensibilités et des professions se retrouve chez les étudiants de Massignon lorsqu’il enseigne à l’Université égyptienne en 1912-1913150. Comme l’observe Leyla Dakhli, au sein de cet espace de débat et de réflexion naissant, les frontières internes importent moins que la conscience d’œuvrer ensemble151. C’est donc à la lumière de ce contexte que doit être lue l’expérience de Massignon en terre arabe : au contact d’élites musulmanes, d’intellectuels de divers pays, de diverses tendances, parfois religieux, parfois laïcs, Massignon a le privilège d’être témoin de débats, de mobilités, d’échanges, de réflexions d’une grande variété, d’une grande richesse. Ces éléments caractéristiques du moment Nahḍa conduisent à mieux comprendre l’importance des échanges entre Massignon et ses contemporains arabes ou musulmans dans l’élaboration de sa vision de la mystique musulmane : c’est en dialogue avec des acteurs désireux de prendre en main leur histoire et sa relecture que s’élabore sa perception de son champ d’étude. C’est pourquoi nous nous intéresserons à présent aux liens tissés et à l’expérience vécue par Massignon en terre ou en langue arabes. Si Louis Massignon peut être qualifié « d’orientaliste », il est cependant loin de se définir uniquement par sa formation au sein d’institutions parisiennes. 149 Dakhli, « Nahda », op. cit. 150 L. Massignon, « L’histoire des doctrines philosophiques arabes à l’Université du Caire », RMM, vol. 21, 1921, pp. 149-157 (149-150). 151 Dakhli, Une génération d’intellectuels arabes, op. cit., p. 60.
Chapitre 2
Une courbe de vie En matière de spiritualité, le chercheur ne peut être un simple observateur ; il est lui-même son propre laboratoire. Denis Gril1
∵ Quel chercheur fut Louis Massignon ? quel cheminement l’a conduit à s’intéresser à la mystique musulmane ? Depuis le décès du savant en 1962, plusieurs lectures de cette courbe de vie ont été proposées. Pourtant, certains aspects de l’existence du savant sont restés à l’arrière-plan : ainsi, son expérience en terre arabe, ou encore ses relations avec divers intellectuels musulmans sont autant de sujets qui méritent une étude plus approfondie. La personnalité de Louis Massignon est complexe et l’analyse de sa courbe de vie pourrait à elle seule occuper un important volume. Ici, nous tenterons simplement, par touches successives, de présenter les éléments biographiques permettant de comprendre quelle fut la relation du chercheur à son champ d’étude : comment est née cette passion pour la mystique musulmane ? comment Massignon a-t-il vécu sa relation à ce champ d’étude ? quels éléments biographiques sont susceptibles d’avoir façonné, orienté, sa vision de ce champ d’étude ? 1
Linéaments d’une vocation
De quelle nature fut la formation académique reçue par Massignon ? Est-il possible d’identifier certaines rencontres ou enseignements qui déposèrent en lui une empreinte durable, orientèrent son parcours ou bien présidèrent à la naissance d’une vocation ?
1 Gril, « Espace sacré et spiritualité », op. cit., p. 62.
© Florence Ollivry, 2023 | doi:10.1163/9789004548176_004
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Chapitre 2
1.1 Formation académique Afin d’être mise en perspective, il convient de resituer cette formation en amont de la tradition des orientalistes français formés à l’École spéciale des langues orientales et au Collège de France au cours du XIXe siècle. Parmi ses lointains devanciers, citons Silvestre de Sacy (1758-1838), figure emblématique de l’orientalisme érudit, philologue scrupuleux et minutieux, Armand-Pierre Caussin de Perceval (1795-1871), Etienne Quatremère (1782-1857), JosephToussaint Reinaud (1795-1867), Joseph-Héliodore Garcin de Tassy (1794-1878), puis Ernest Renan, Charles Defrémy (1822-1883) et Charles Barbier de Meynard (1826-1908)2. Pourtant, si Massignon est bien dépositaire de cette tradition philologique, il ne tardera pas à s’en distinguer et à innover par l’approche qu’il choisira d’adopter. Louis est le fils d’une mère catholique très pieuse, et d’un père pharmacien devenu sculpteur. Possiblement marqué par l’activité artistique paternelle, on peut supposer que cette dernière éveilla l’intérêt du jeune Louis pour les ruines musulmanes et pour l’art islamique3. Dès l’adolescence, il se passionne pour les civilisations asiatiques et africaines et se lie, au lycée Montaigne, d’amitié avec Henri Maspéro (1883-1945), fils de l’égyptologue Gaston Maspéro (1846-1916). Tous deux fréquentent la bibliothèque de l’École spéciale des Langues orientales. Louis Massignon débute ses études supérieures par une formation littéraire et consacre sa licence ès lettres à La langue d’Honoré d’Urfé. Étude sur l’expression des passions de l’amour dans la Ière partie de L’Astrée et son intérêt pour les questions langagières et lexicales se révèlera durable. Mais bientôt, il éprouve le besoin d’élargir le champ de ses connaissances au-delà du champ de l’antiquité gréco-romaine ou européenne. Il étudie tout d’abord le sanscrit, ce qui lui permettra de réexaminer dans l’Essai les rapprochements effectués par Abū Rayhān al-Bīrūnī (m. 440/ 1048) entre certains textes hindous et les sentences d’Abū Yazīd al-Bisṭāmī (m. 234-61/848-75), d’al-Ḥallāj et d’Abū Bakr al-Shiblī (m. 334/946), et de montrer que l’importance des assimilations hindoues avait été exagérée par « l’école anglaise »4. Il s’intéresse ensuite aux langues sémitiques et étudie l’hébreu puis l’arabe. Il écrit :
2 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 136. 3 ʿAbd al-Raḥmān Badawī, Mawsūʿat al-mustashriqīn [Encyclopédie des orientalistes], Dār al-ʿilm lil-malāyīn, Beyrouth, 19933, p. 530 . 4 Lettre de Louis Massignon à Max van Berchem, du 14/II/1911, citée par : La correspondance entre Max van Berchem et Louis Massignon, p. 36. Voir : Massignon, Essai (1922), pp. 63-80.
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C’est par l’étude de la philologie sémitique que j’ai été amené à examiner de près des textes vraiment mystiques. Passant de l’hébreu à l’arabe, pour étudier le Qorʾân, je fus surpris de voir avec quelle netteté croissante les langues sémitiques, l’arabe surtout, tendaient à différencier l’une de l’autre, dans leur mode de présentation verbale, la révélation religieuse de l’inspiration poétique, la prière de la poésie, la mystique de la littérature5. C’est finalement dans l’étude de la langue arabe qu’il choisira de s’engager et c’est dans cet idiome qu’il atteindra des sommets prééminents. La première étape dans cette ascension est l’obtention de son diplôme d’arabe classique et vulgaire à l’École spéciale des langues orientales en 1906. 1.2 À l’école d’Hartwig Derenbourg Hartwig Derenbourg va jouer un rôle décisif dans sa formation. C’est à lui qu’en 1922, Massignon dédie son Essai. Ce professeur d’origine hébraïque, formé à Paris et en Allemagne, a catalogué les manuscrits arabes du Département des manuscrits à Paris et de l’Escurial à Madrid. Il possède l’art de colliger les manuscrits, de les étudier, d’en réaliser une édition critique, et transmet possiblement cet art à son jeune étudiant. Derenbourg enseigne à la fois à l’École spéciale des langues orientales et à l’EPHE. Là, il initie le jeune Louis à l’étude du Coran et s’attarde longuement sur la sourate 18 (al-Kahf, La caverne), qui demeurera chère à Massignon6. Ce maître ne manque pas de mentionner les travaux de Goldziher, qui est aux yeux de plusieurs le fondateur de la « science de l’islam » naissante7. Rétrospectivement, Massignon dira des Vorlesungen über den Islam rédigée par « le maître hongrois » qu’elles furent « notre premier manuel d’islamologie »8.
5 L. Massignon, « L’expérience mystique et les modes de stylisation littéraire [1927] », EM II, pp. 286-301 (287). Nos italiques. 6 H. Derenbourg, « VII. Islamisme et religions de l’Arabie », in EPHE, Section des sciences religieuses. Rapport sommaire sur les conférences de l’exercice 1905-1906, Paris, EPHE, 1904, p. 49. 7 C.H. Becker écrit : « Ce que nous appelons aujourd’hui science de l’islam (Islamwissenschaft) est l’œuvre de Goldziher et de Snouck Hurgronje », Carl Heinrich Becker, « Ignác Goldziher », Der Islam, no 12, 1922, pp. 214-222. Voir : C. Trauttman-Waller, « Introduction », in Ignác Goldziher : un autre orientalisme ?, Paris, Geuthner, 2011, pp. 7-17 (7) ; Le terme « islamologie » n’apparaît qu’en 1910. Voir : M. Hartmann, « Les études musulmanes en Allemagne », RMM, vol. 12, no 9, sept. 1910, pp. 532-536 (535). 8 L. Massignon, « In memoriam Ignace Goldziher (1850-1921) », in Bibliographie des œuvres de Ignace Goldziher, éd. B. Heller, Paris, Geuthner, 1927, pp. V-XVII (IX). Vorlesungen über den Islam de Goldziher paraissent en allemand en 1906 et en français en 1920.
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Chapitre 2
Concernant l’étude du Coran, H. Derenbourg, héritier de S. de Sacy, privilégie une approche philologique et linguistique9, une approche que l’auteur de la Passion fera sienne : il est inutile de scruter les œuvres des mystiques musulmans si l’on n’étudie pas de très près le mécanisme de la grammaire arabe, lexicographie, morphologie, syntaxe. Ces auteurs rattachent constamment les termes techniques qu’ils proposent, à leurs valeurs ordinaires, à l’usage courant, constaté par les grammairiens ; ils tirent aussi soigneusement parti de la diversité des formes et des propositions10. Assurément, ces lignes portent la marque de l’enseignement précis et rigoureux de Derenbourg, enseignant qui contribua à aiguiser chez son jeune étudiant une certaine attention pour la grammaire, la lexicographie, la morphologie et la syntaxe de la langue arabe. 1.3 Léon l’Africain Hartwig Derenbourg est également cité dans le mémoire consacré par Louis Massignon à al-Ḥasan b. Muḥammad al-Wazzān al-Zayyātī, né vers 1495 à Grenade, mieux connu sous le nom de « Léon l’Africain »11. La rédaction de ce mémoire est pour le jeune Louis l’occasion d’un voyage : il se rend à Alger puis au Maroc, sur les pas de Léon l’Africain, porté par le désir de vivre les textes dans l’intensité que leur procure leur ancrage dans le réel12. Son projet est à la fois celui d’un historien, d’un géographe et celui d’un jeune homme romantique, avide d’explorer, de découvrir, de voir ce que Léon l’Africain a vu, quelques siècles auparavant, de voir le pays même qui a inspiré le texte. Cette recherche lui donne l’occasion de participer au XIVe Congrès international des Orientalistes, qui se tient à Alger et auquel participent plusieurs figures de l’islamologie européenne tels Ignazio Guidi (1844-1935), Martin Hartmann, August Fischer (1865-1949), René Basset (1855-1924), William 9 Voir : H. Derenbourg, Silvestre de Sacy, une esquisse biographique, Leipzig, J.A. Barth, 1886 ; Voir : lettre de H. Derenbourg à I. Goldziher, du 18/V/1887, citée par : A. Messaoudi, « Ignác Goldziher en France : échanges savants et réception de l’œuvre (1876-1920). », in Ignác Goldziher : un autre orientalisme ?, éd. C. Trautmann-Waller, Paris, Geuthner, 2011, pp. 179-193 (188). 10 Massignon, Passion (1922), II, p. 571. 11 L. Massignon, Le Maroc dans les premières années du XVIe siècle — Tableau géographique d’après Léon l’Africain, Alger-Paris, Jourdan-Geuthner, 1906, p. X. 12 D. Nordman, « Le Maroc dans les premières années du XVIe siècle. Tableau géographique d’après Louis Massignon », in Léon Africain, éd. F. Pouillon, Paris, Karthala, 2009, pp. 289-309 (290).
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Marçais (1872-1956), Maurice Gaudefroy-Demonbynes (1862-1957), B. Carra de Vaux et Miguel Asín Palacios13. Cette recherche sur Léon l’Africain confirme le jeune homme dans son désir d’étudier l’arabe et le conduit vers une double ouverture : celle du voyage et celle de l’intégration progressive au sein de la communauté savante des « orientalistes » au niveau international. Peu à peu, il est confirmé sur la voie de l’islamologie en qualité de chercheur arabisant qui, ayant reçu une solide formation académique à Paris, se montrera de plus en plus désireux de partir à la rencontre du monde musulman et de ses habitants. 2
D’une mission archéologique à l’anthropologie de la sainteté
À partir de 1906, Louis Massignon devient membre de l’Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire. En ce temps, sa vocation au sein du monde musulman s’affine et se précise. Comment évolue la relation du jeune chercheur au champ d’étude de la mystique musulmane ? Quels éléments permettent de saisir la particularité de son approche de ce champ ? L’École française du Caire, conçue par Gaston Maspéro, accueille un nombre restreint de pensionnaires, qui se consacrent à l’étude des textes et vivent une immersion en langue arabe14. Massignon explore la société locale du Caire, animé par la passion de l’expérience et porté par le souhait de comprendre un univers représenté par l’islām. La première mission qui lui est confiée porte sur le Darb al-Aḥmar. Pourtant, il renonce temporairement à ces recherches, incapable de résister à l’appel de Bagdad où l’« attirait le cippe funéraire d’un martyr mystique de l’Islam »15. On lui confie alors, par pur hasard, une mission en Mésopotamie afin d’y étudier les monuments d’architecture arabe de Bagdad et de ses environs. Longtemps il se souviendra de ce moment : Cet appel de Ḥallāj, qui à ce moment-là retentit dans mon cœur me fit désirer aller à Bagdad où il était mort. […] Il s’est trouvé par hasard, et 13
Massignon présente, le 10 avril 1905 une communication intitulée « Sur la géographie du Maroc au XVIe siècle ». 14 Gaston Maspéro est le père d’Henri Maspéro, ami de Louis Massignon. Son École deviendra l’Institut Français d’Archéologie orientale (IFAO). Voir : Messaoudi. Les arabisants et la France coloniale, op. cit., p. 403. 15 Il ne publiera ces recherches sur le Darb al-Aḥmar qu’en 1957. L. Massignon, « La Cité des morts au Caire (Qarâfa — Darb al-Aḥmar) », Bulletin de l’IFAO, no 57, 1957, pp. 25-79 (25-27).
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Chapitre 2
je n’en ai parlé à personne, car les choses profondes on n’en parle à personne, il me fut proposé de faire une mission à Bagdad […] je n’avais jamais fait de mission en Mésopotamie, on m’en offrit une. Et j’ai senti à ce moment-là, je me sentis pris par mon destin16. Accueillant cette coïncidence avec joie, il prépare dès 1907 sa mission pour Bagdad. Il quitte le port de Marseille le 7 novembre, puis gagne Port-Saïd, puis Muhammerah (actuelle Khorramshahr), puis Basra et parvient à Bagdad le 15 décembre, après avoir remonté le Tigre17. Attiré, aimanté par la personnalité d’al-Ḥallāj, il décide de se consacrer à la reconstitution de la topographie de la capitale abbasside afin de recomposer la mise en scène du drame judiciaire ḥallājien. La mission prévoyait « des déplacements successifs autour de Bagdad comme centre, dans six directions ». Mais en réalité, c’est la tombe d’al-Ḥallāj qui le fascine : elle devient le sujet même de l’étude entreprise18. Au cours de ces années, les publications archéologiques ou épigraphiques de Massignon sont nombreuses et témoignent d’un véritable engagement scientifique dans le domaine de l’archéologie, de l’épigraphie et de la topographie historique. Comme le note Denis Gril, « dans une certaine mesure les recherches topographiques inaugurent et concluent l’œuvre de Massignon »19. Par ailleurs, il est possible d’identifier un thème transversal entre ses premières recherches et les dernières : son intérêt se porte vers les dernières demeures, vers les tombeaux des défunts, vers ces pierres qui attirent le pèlerin et accompagnent la genèse de la sainteté. Recueilli, au cimetière, l’archéologue se double ici bien souvent d’un anthropologue. Au cours de sa mission, le jeune Massignon est conseillé par l’épigraphe Max van Berchem (1863-1921), qui le guide dans ses choix et le déchiffrement des inscriptions. Le genevois l’encourage à examiner les monuments archéologiques dans leur cadre naturel et historique, convaincu que celui qui se limite aux connaissances purement livresques ne sait plus interroger les formes20.
16 L. Massignon ; J. Amrouche, « Des idées et des hommes », RTF, 1er octobre 1955 [doc. audio], 48 : 50 min. Nous transcrivons. 17 L. Massignon, Mission en Mésopotamie (1907-1908) I. Relevés archéologiques, Mémoires publiés par les membres de l’IFAO, t. 28, Le Caire, IFAO, 1910, p. III. 18 L. Massignon, Mission en Mésopotamie (1907-1908) II. Épigraphie et topographie historique. Mémoires publiés par les membres de l’IFAO, t. 31, Le Caire, 1912, p. 111. 19 Gril, « Espace sacré et spiritualité », op. cit., p. 49. 20 Vycichl, La correspondance entre Max van Berchem et Louis Massignon, op. cit., pp. 2-3.
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De l’épigraphie à la sociologie du pèlerinage La meilleure manière d’étudier l’hagiologie musulmane, ce serait d’entreprendre un pieux pèlerinage dans la merveilleuse nécropole du Caire musulman, qu’on appelle Karâfâ, et où l’on ne peut faire un pas sans rencontrer quelque tradition relative à un saint, d’aller ainsi de mosquée en mosquée et de se faire raconter toutes les actions merveilleuses des habitants de ces tombeaux, compagnons de Mohammed, grand sheikhs ou saints illustres. Ignác Goldziher21
2.1.1 Épigraphes et manuscrits : deux sources complémentaires Au cours de ses recherches sur Bagdad, Massignon doit se contenter d’un manuscrit intitulé Jāmiʿ al-anwār fī manāqib al-akhyār contenant la liste officielle des pèlerinages en l’an 1312 H22 et d’un autre recensant les mosquées de Bagdad au XIXe siècle, établi par Maḥmūd Shukrī al-Ālūsī. Après avoir débuté son étude des awqāf de Bagdad, il comprend qu’il ne pourra exhumer leur histoire en se limitant à la consultation de manuscrits. Il constate que nombre de chartes de fondation ont été détériorées, puis refaites ou fabriquées de toute pièces23. Une autre source va lui permettre de pallier l’absence de manuscrits fidèles : « Il existe heureusement un témoin moins fragile et moins corruptible que le papier, c’est la brique, même mal cuite ; et c’est ainsi que j’ai pu retrouver la waqfîyah de la madrasah d’al-Mirjânîyah, grâce à la copie inscrite, par la volonté du donateur, sur six compartiments en relief autour du moṣallä »24. Ayant constaté que la brique est parfois plus fiable que le papier, son intérêt se porte vers l’épigraphie et l’archéologie. 2.1.2 Le cimetière, lieu de retraite et d’oraison Massignon va étudier les awqāf, les madāris, les masājid dans un effort global de compréhension de la cité islamique. Son attention se porte aussi vers le cimetière, lieu où sont préservées les traces de la sainteté, lieu de pèlerinage, lieu d’oraison où sont conçues les locutions théopathiques :
21 I. Goldziher, « Le culte des saints chez les musulmans », RHR, t. 2, 1880, pp. 257-351 (273). 22 Établie par ʿIsā Ṣafāʾ al-Dīn al-Bandinījī (m. 1203/1788), (le Sāl Nāmeh), d’après : L. Massignon, « Les saints musulmans enterrés à Bagdad » 1908], EM II, pp. 433-440 (434). 23 Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., p. 66. 24 Ibid.
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Une cité d’Islam, j’ai essayé de le montrer pour Bagdad (en la comparant à Byzance) est, avant tout un lieu de rassemblement, non pas tant de monuments constituant un musée fossile, mais de nœuds de rues où circulent des témoignages oraux de témoins, shuhûd ; qu’il s’agisse des formulettes de dallâl pour la vente à la criée dans les souks, des « brocards » familiers aux canonistes dans les mosquées, écoles et tribunaux, des proverbes chers aux paysans et aux caravaniers, des mots d’esprit et des chansons « voix de ville » lancés dans les salons de réception et les bains, des locutions théopathiques conçues par des solitaires dans les terrains vagues des cimetières. Sous le signe de la tradition prophétique (ḥadîth), et de la récitation de versets du Qurʾân appropriés25. Il observe que certains cimetières pouvaient être choisis comme lieu de retraite et d’oraison par les mystiques : al-Ḥallāj, par exemple, avait l’habitude d’effectuer une khalwa (retraite) près de la sépulture d’Aḥmad b. Ḥanbal (m. 241/855) et ordonnait à ses disciples de faire de même durant dix jours, afin de prier, de prêcher et de jeûner26. Intéressé par l’architecture des tombes, par leur topologie, il établit une distinction entre deux types de monuments funéraires, le madfan (contenant le corps du saint en entier ou en partie) et le maqām (perpétuant la mémoire d’un saint mort ailleurs)27. La présence ou l’absence de la dépouille du défunt est parfois débattue. La question se pose notamment au sujet de la tombe du fondateur de la ḥallājiyya : ses disciples déposèrent, peut-être dès le Xe siècle, les cendres ou les membres mutilés qu’ils avaient recueillis ou cru recueillir, ses reliques, et où ils venaient prier. Il semble peu probable, étant données les mesures de précaution prises par le pouvoir, que les amis d’al Ḥallāj aient pu sauver de ses reliques. Cependant une qobbah a été construite à sa mémoire, sur la rive ouest de Bagdad, pas très loin du lieu de son supplice28. 2.1.3 L’épitaphe de Dhū al-Nūn al-Miṣrī Interpelé par la vénération dont fait l’objet le maqām de Dhū al-Nūn al-Miṣrī (m. 243-45/857-59), l’islamologue se met en quête du madfan contenant le corps du défunt, le croyant à Bagdad ou à Gīza. Il le découvre finalement à l’est 25 26 27 28
Massignon, « La Cité des morts au Caire », op. cit., p. 28. Nos italiques. Massignon, « Les saints musulmans », op. cit., p. 436. Ibid., p. 434. Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., p. 112.
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du Vieux Caire, au Qirāfat Miṣr29. À l’occasion de cette découverte, Max van Berchem confirme l’authentification de la tombe de Dhū al-Nūn al-Miṣrī par Massignon et s’interroge sur le mot fanāʾ que comporte l’épitaphe. Il comprend l’inscription comme une disposition testamentaire du défunt suivant laquelle on ne doit lui élever un tombeau bâti, c’est-à-dire une turba (un cube en maçonnerie), ni bander (au-dessus) une coupole (qubba), ces signes extérieurs de la tombe. Il se contente d’une tombe simple. Il y a là une intention voulue de renoncement, d’ascétisme, qui fait songer à certains traits du ṣoūfisme30. Massignon lui répond que ses travaux portent justement sur le lexique symbolique ṣūfi et retrace l’évolution des mots « fanāʾ » et « baqāʾ » de Miṣrī à al-Kharrāz (m. 286/899) et d’al-Ḥallāj à Ibn ʿArabī (m. 638/1240)31. Quant à l’épitaphe de Dhū al-Nūn al-Miṣrī, Massignon le traduit en ces termes : après la basmalah ; Qoran, XXIX, 57 ; puis [Gloire à Dieu] qui s’est réservé pour lui seul la Pérennité et a décrété pour toutes ses créatures la Destruction ! Ceci est le tombeau de Aboû’l Fayd̲ h̲ Ḍoû’n Noūn ibn Ibrahîm al Miṣrī, — le pieux ascète, — mort l’an 245 : et c’était un d’entre les hommes craignant Dieu et l’adorant. Et il a demandé, en son testament authentique, que l’on ne bâtisse au-dessus de son tombeau ni torbah ni coupole. Que la miséricorde de Dieu soit sur lui et sur tous les musulmans32. Il fait remarquer qu’une formule inspirée du Coran (55, 26-27) présage les futures antithèses du ṣūfisme sur « al-baqâ » et « al-fanâ » : cet exemple montre que ces recherches épigraphiques viennent nourrir une réflexion lexicale sur l’évolution sémantique sur les termes techniques ṣūfis à travers les âges, réflexion qui sera à l’origine de sa thèse complémentaire. 2.1.4 Déambulation d’une tombe à l’autre, d’un maître à l’autre La relation de Louis Massignon à la mystique musulmane a pour point d’ancrage un élément très concret : la pierre. Il s’intéresse à l’histoire de la mystique 29 Massignon, « Seconde note sur l’état d’avancement des études archéologiques arabes en Égypte, hors du Caire », Bulletin de l’IFAO, t. 9, 1909, pp. 83-98 (91). 30 Lettre de Max van Berchem à L. Massignon, du 17/XI/1910, citée par : Vycichl, La correspondance entre Max van Berchem et Louis Massignon, op. cit., p. 35. 31 Lettre de Louis Massignon à Max van Berchem, du 14/II/1911, ibid., pp. 35-36. 32 Massignon, « Seconde note », op. cit., p. 93.
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en ce qu’elle a de tangible, à travers un matériau dont la longévité permet d’établir une continuité entre le passé et le présent. Sa quête des tombes des ascètes et des mystiques s’inscrit-elle dans un projet de cartographie de la sainteté ? Christian Jambet est frappé par le fait que « Louis Massignon prenne les tombes, les fondations funéraires, les mausolées, les mosquées bâties sur le lieu où un homme de Dieu fut enterré, bref la topologie des morts, pour repères et guides d’interprétation et de résurrection des topographies urbaines »33. Le philosophe observe que la litanie des saints musulmans qui se déploie dans son article va de pair avec « un acte d’imagination méditative sur l’essence même de la capitale abbasside »34. Au cours de sa déambulation parmi les défunts, Massignon parvient à identifier plusieurs tombes de ṣūfis : celle de Ḥārith al-Muḥāsibī ; celle de Bishr b. al-Ḥārith al-Ḥāfī, (m. 227/842), l’ascète qui marchait toujours pieds-nus (ḥāfī) et celle de Wuhayb b. ʿAmr al-Kūfī dit « Buhlūl Dānā », c’est-à-dire le fou-sage en persan (m. 190/806)35. Il passe à proximité de la tombe d’al-Nūrī (m. 295/907) et retrouve la tombe du ṣūfi Shihāb al-Dīn ʿUmar al-Suhrawardī (m. 632/1234), l’auteur de Awārif al-maārif36. Il se rend sur la tombe de ʿAbd
Figure 2.1 Mausolée du Shaykh ʿUmar al-Suhrawardī Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée & la Susiane, Paris, Hachette, 1887, p. 571. Dessin reproduit par Louis Massignon dans : Taʿlīqāt ʿalā lahjat Baghdād alʿarabiyya, tarjamat A. Fāḍil, Bagdad, Markaz al-Fūlklūr al-ʿIrāqī fī wazārat al-Irshād, 1962, p. 15 33 Intro. de C. Jambet au texte : L. Massignon, « Les saints enterrés à Bagdad » [1908], EM II, pp. 433-440 (433). 34 Ibid., p. 433. 35 Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., pp. 50, 59, 79. 36 À ne pas confondre avec Suhrawardī al-Maqtul (m. 587/1191).
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Figure 2.2 Tombeau de Zubayda (m. 216/831), épouse de Hārūn al-Rashīd. Louis Massignon compare la forme du mausolée du Shaykh ʿUmar al-Suhrawardī à celle du tombeau de Zubayda et reproduit ce dessin dans Taʿlīqāt, op. cit., p. 12 Jane Dieulafoy, La Perse, la Chaldée & la Susiane, Paris, Hachette, 1887, p. 599
al-Qādir al-Jīlānī (m. 561/1166), fondateur de la Qādiriyya et visite la double tombe de Sarī al- Saqaṭī (m. 253/867) et de son neveu al-Junayd (m. 298 ⁄910), située à proximité de celle de Maʿrūf al-Karkhī (m. 200/815). Il se rend également
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sur la tombe d’Abū Bakr al-Shiblī, élève d’al-Junayd et ami d’al-Ḥallāj « resté ْ َ célèbre pour son usage du, �� �ش���ا طdu mot à double tranchant, de la sentence à ح double détente »37. Il visite également les cimetières de Baṣra et identifie onze tombeaux qu’Ibn Baṭṭūṭa (m. 770-79/1368-77) avaient mentionnés et qui sont demeurés des lieux de pèlerinage. Il s’agit des tombeaux de cinq compagnons du Prophète (ṣuḥban), de deux tābiʿūn et de cinq maîtres ṣūfis38. 2.1.5 Genèse de la sainteté, consécration de la ziyāra Louis Massignon constate l’importance de la piété populaire dans le processus de reconnaissance publique de la sainteté d’un défunt. Il apprend à déchiffrer les indices architecturaux informant sur le degré de sainteté publique d’un défunt. Attentif à la présence de visites (ziyārāt) rendues sur une tombe, il cherche à analyser cette fréquentation39. Dans son article « Les saints musulmans enterrés à Bagdad » (1908), l’islamologue s’intéresse à la genèse de la notion de sainteté, à la manière dont certains mystiques accèdent au rang de saints, tant pour la piété populaire que pour les théologiens : « La façon dont ses habitants ont décerné à ses awliyāʾ le tawallī (sainteté)40 au nom de la communauté musulmane n’était ni prévue par le Qorān, ni réglementée par le khalife »41. Il s’intéresse aux discussions entre écoles théologiques au sujet de l’extension de la notion de tawallī (sainteté) à certains mystiques : al-Bāqillānī (m. 403 /1013), rapporte-t-il, second fondateur de l’école ashʿarite, accepta d’étendre le tawallī à des modernes. C’était alors, écrit le savant, la première fois qu’un qādī posait à Bagdad « la question de la prophétie sur le terrain expérimental ; faisant appel, pour rendre compte de la sainteté des prophètes, aux états connus et constatés chez des mystiques modernes »42. Il souligne ensuite l’importance de la déclaration d’al-Ghazālī, au sujet de la reconnaissance de la sainteté, lorsqu’il écrivit « qu’en tout temps 37 38 39 40
Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., pp. 80, 95, 105. Ibid., p. 56. Massignon, « Les saints musulmans », op. cit., pp. 434-435. Le terme tawallī est déterminé par le féminin dans le texte de Louis Massignon. L’éditeur de ce texte, C. Jambet, précise qu’au sens propre, waliya signifie « être proche » et que la walāya est l’« amitié » (envers Dieu). Le walī est l’ami de Dieu, tawallī signifie ici « tenir quelqu’un pour l’ami de Dieu ». C’est d’une autre racine (Q-D-S) que dérivent les termes sainteté (qudus), sanctification (taqdīs), al-Quds (le sanctuaire=Jérusalem). C’est pourquoi, selon C. Jambet, l’usage du mot « saint » pour désigner les « amis de Dieu » peut faire difficulté. Jambet, EM II, p. 895. 41 Massignon, « Les saints musulmans », op. cit., p. 435. 42 Ibid., p. 436. Nos italiques. Notons qu’il annonce qu’il ne discutera pas dans cet article de l’évolution qui assimile comme signification le tawallī coranique et la taqdīs qui, elle, est véritablement la sainteté « consacrée ».
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il existe des hommes qui tendent à Dieu, et que Dieu n’en sèvrera pas le monde, car ils sont les piquets de la tente terrestre ; car c’est leur bénédiction qui attire la miséricorde divine sur les peuples de la terre »43. Après avoir commenté le choix par les habitants de Bagdad de quatre protecteurs (Aḥmad Ibn Ḥanbal, Manṣūr b. ʿAmmār (m. 225/839), Bishr al-Ḥāfī et Maʿrūf al-Karkhī), le savant mentionne deux ouvrages présentant la progressive reconnaissance de la sainteté en islām : al-Ḥilyat al-awliyāʾ wa ṭabaqāt al-aṣfiyāʾ de Abū Nuʿaym al-Iṣfahānī (m. 430/1038) et Ṣifāt al-ṣafwa d’Abū al-Faraj b. Jawzī. Parallèlement à son étude du processus de reconnaissance publique de la sainteté, Massignon s’intéresse aux pèlerinages et étudie la formation du culte des saints. Ce dernier n’apparait à Bagdad qu’au cours du IVe siècle de l’Hégire : les pèlerinages au cimetière vont alors revêtir une importance croissante44. Pour l’islamologue, la visite des tombes (ziyāra) instaure un espace sacré45. L’islamologue prend la tombe pour point de départ afin de remonter ensuite le fil des vies de ces figures mystiques. La tombe est pour lui un support non seulement archéologique mais aussi anthropologique. 2.2 Culte des saints et piété populaire Le cimetière permet à Massignon d’étudier les liens entre maîtres et disciples : certaines tombes sont groupées autour d’un maître, tels les nombreux qādiriyyin qui sont enterrés près de la coupole du Shaykh ʿAbd al-Qādir al-Jilānī46. La tombe du fondateur d’une confrérie, lorsqu’elle devient un lieu de pèlerinage, se trouve entourée de nombreuses légendes. C’est le cas de la tombe d’al-Ḥallāj, et de ses cendres dont on disait au temps de ʿAṭṭār (m. 618/1221) : « lorsqu’on les avait jetées dans le Tigre, elles avaient parlé, répétant le mot “Ana el ḥaqq” “Je suis la Vérité !” gonflant les flots de la crue jusqu’à menacer de submerger Bagdad »47. Massignon retrouve la trace d’une autre légende ḥallājienne au Caire en 1909 : Avant de monter sur l’échafaud […] note Rousseau, le cheikh illuminé se tourna vers ses juges, et leur dit en frappant la terre du pied, « Votre Dieu est ici ». Après son exécution, un de ses disciples creusa, en présence de l’aéropage, à l’endroit qu’il avait désigné, et il en sortit une cassette pleine
43 44 45 46 47
Ibid., p. 437. Massignon cite le Munqidh min al-ḍalāl d’al-Ghazālī. Ibid., pp. 436-437. Gril, « Espace sacré et spiritualité », op. cit., p. 52. Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., pp. 104-105. Ibid., p. 112.
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d’or. « Voilà, s’écria-t-il, le Dieu dont parlait mon maître, et que vous adorez réellement ! »48. Ces histoires contées aux pèlerins qui visitent la tombe sont partiellement consignées dans le recueil Al-qawl al-sadīd fi tarjamat al-ʿārif al-shahīd49. Loin de se limiter aux manuscrits ou aux sources savantes, il accorde à la source orale une importance de premier plan croyant qu’elle informe à sa manière sur la piété, la croyance ou l’imaginaire des gens de Bagdad. Lors de son étude des visites rendues sur les tombeaux, Massignon se fait volontiers sociologue et parfois pèlerin parmi les pèlerins. Il peut constater que la tombe d’al-Ḥallāj est demeurée objet de dévotion, et que les pèlerins qui la visitent sont essentiellement d’origine indienne ou maghrébine, aussi bien sunnites que shīʿites, aussi bien Arabes que Persans. En Égypte, Massignon insiste sur le rôle social prééminent des cimetières du Qirāfa pour les croyants musulmans qui traversent ce lieu au moment d’accomplir le Ḥajj avant de se rendre à La Mekke50. Ces éléments illustrent l’intérêt du savant pour le pèlerinage, un thème axial chez Massignon, comme l’a montré Manoël Pénicaud dans sa thèse remarquable consacrée au Réveil des Sept Dormants51. 2.3 Pèlerinage participatif ou recherche expérientielle ? Le cimetière est un lieu instaurateur de continuité entre passé et présent. Les signes fournis par les tombes composent une sémantique empreinte de sacré. Pour Louis Massignon, observe Denis Gril, le cimetière revêt une signification transhistorique et révèle la dimension eschatologique de l’espace52. Christian Jambet note à son tour que chez Massignon, « les mystères d’Éphèse, comme les tombes de Bagdad, comme la tombe de Gandhi, sont les signes d’une dormition dont le sens est éminemment eschatologique »53. Massignon n’a-t-il pas toute sa vie été fasciné ou hanté par la « dormition » des saints et par l’espérance de la résurrection ? On peut déceler, chez le savant, la superposition de plusieurs types d’écriture : d’une part ce qui est information pure, d’autre part diverses réflexions 48 49 50 51 52 53
Cette légende fut contée en 1807 au Consul de France Rousseau à Bagdad. D’après : ibid., p. 117. Datant probablement du XIV es. EC. Massignon, « La Cité des morts au Caire », op. cit., p. 29. M. Pénicaud, « Le Réveil des Sept Dormants » (2010), op. cit. ; version publiée : M. Pénicaud, Le réveil des Sept Dormants, un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne, Paris, Cerf, 2014. Gril, « Espace sacré et spiritualité », op. cit., p. 51. Massignon, « Les saints musulmans », op. cit., p. 433.
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ou orientations de recherche ; et enfin l’expression de sa propre sensibilité religieuse54. Ainsi, dans les textes consacrés aux cimetières, le style académique, scientifique, se double parfois d’une écriture plus personnelle. Massignon est un islamologue, un savant, un épigraphiste, un archéologue, mais il est aussi un croyant qui s’interroge sur l’espérance de la résurrection, un humain qui s’interroge sur le devenir humain. Cette pluralité des niveaux de lecture illustre la difficulté en sciences humaines à distinguer entre un contenu qui relève de la perception subjective et une information objective ou scientifique. Massignon, observe Denis Gril, reviendra au crépuscule de sa vie à l’étude des tombes et des cimetières « où, plus qu’à tout autre endroit, il perçoit la configuration spirituelle de la communauté islamique »55. Ce thème rejoint celui de la résurrection et des Sept Dormants d’Éphèse, si cher à Massignon56. Au cimetière, l’islamologue s’efforce de saisir la piété populaire de l’intérieur, de mettre ses pas dans les pas des pèlerins, de saisir la signification intime de leurs gestes. Il aspire lui aussi à se relier à ces maîtres ṣūfis dont il cherche les tombeaux. Il est un chercheur, un savant, mais aussi un témoin et un pèlerin : un « pèlerin scientifique »57. Après avoir examiné la relation qu’entretient Massignon aux tombeaux des maîtres ṣūfis, nous tenterons de préciser la nature de sa relation au champ d’étude de la « mystique musulmane ». Pour y parvenir, nous ferons un détour théorique par l’anthropologie. À la fin du XVIIIe siècle, le terme « anthropologie » s’imposa dans toutes les langues européennes pour désigner une science de l’homme unifiée, délestée de l’histoire théologique de l’homme présente dans la Bible. Cette science de l’homme, qui devait se situer au croisement de la philosophie, des sciences de la nature et des sciences de la société entre dans son âge d’or entre 1885 et 193758. Dans le cas de Massignon, il convient plus précisément de parler d’« anthropologie expérientielle », un concept théorisé par Deirdre Mentel. Cette chercheure écrit que dans cette approche, « le travail de terrain ne représente pas seulement le moyen d’obtenir des informations nécessaires à l’élaboration des connaissances, mais constitue le processus même de construction du savoir
54 Gril, « Espace sacré et spiritualité », op. cit., p. 51. 55 Ibid., p. 50 ; Massignon, « La cité des morts au Caire » ; « La Rawda de Médine, cadre de la méditation musulmane sur la destinés du Prophète », EM II, pp. 454-480. 56 Gril, « Espace sacré et spiritualité », op. cit., p. 50. Voir aussi : Nāylā Ṭabbārah, L’itinéraire spirituel d’après les commentaires soufis du Coran, Paris, Vrin, 2018. 57 Expression de D. Gril, « Espace sacré et spiritualité », op. cit., p. 57. 58 Weber, Brève histoire de l’anthropologie, op. cit., pp. 19, 84.
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ethnographique, une donnée en soi »59. De même, chez Massignon, la construction du savoir se fait grâce au travail de terrain, qui est le lieu où la relation au champ d’étude s’élabore et s’enrichit : en se rendant sur les tombes des ṣūfis, le savant communie à leur œuvre plus intimement. L’anthropologie expérientielle a également pour prémisse « le fait que les connaissances du chercheur sont situées en ce qu’elles ne proviennent jamais d’un point d’Archimède, mais dérivent de son positionnement par rapport à l’objet de recherche »60. L’exemple de Massignon montre clairement la manière dont l’aspiration et l’expérience personnelles du chercheur influencent son positionnement par rapport à l’objet de recherche ; comment certains éléments personnels, tel son lien aux maîtres ṣūfis, tel son questionnement relatif à la mort et à la résurrection, influencent son approche et colorent sa perception de son champ d’étude. L’islamologue estime que l’expérience du terrain qu’il vit en Égypte et en Iraq constitue un complément indispensable à sa formation théorique parisienne. À partir du XIXe siècle, en dépit de l’importance de la philologie, les islamologues arabisants, comme les indianistes sanscritistes, désirent se rendre sur le terrain, se confronter avec la réalité. Dans le cas de Massignon, c’est en témoin plutôt qu’en observateur qu’il réalise ces voyages. Il est un homme qui participe à l’autre, qui communie à la réalité de l’autre. Il se décrit lui-même en ces termes : Je suis […] premièrement un historien qui a d’abord fait de l’archéologie et des fouilles, qui après a fait des fouilles dans sa psychologie personnelle. J’envisage les étapes de mon engagement d’homme, dans ma vie, non seulement privée mais publique, et je ne suis pas de ceux qui pensent que l’authenticité d’un savant se limite au travail de cabinet61. Homme du terrain, de la rencontre, de l’expérience, le savant applique cette approche expérientielle aux textes des mystiques eux-mêmes : comme l’observe Jacques Waardenburg, selon Massignon, lire un texte mystique, c’est opérer un mouvement vers lui, l’expérimenter, s’enrichir à son contact : Les textes mystiques, a-t-il dit, devraient être considérés et étudiés comme des textes inspirés. Le savant doit faire une sorte de déplacement 59 D. Mentel, « Anthropologie expérientielle », Anthropen, le dictionnaire francophone d’anthropologie ancré dans le contemporain, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2016 : . 60 Ibid. 61 G. Wiet, « Une figure qui manquera à notre univers », in Louis Massignon, éd. J.-F. Six, Paris, É d. de l’Herne, 1970, pp. 467-472 (467).
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mental pour participer à ce qu’on peut appeler le « mouvement » que le texte a véhiculé. Un étudiant en littérature peut mieux comprendre ses textes en les « expérimentant » et en s’enrichissant ainsi eux aussi. D’une manière analogue, un étudiant de textes mystiques peut les subir « expérientiellement » pour arriver à une meilleure compréhension d’eux. Il peut alors aussi s’en enrichir spirituellement62. Cette recherche menée dans les cimetières, recherche épigraphique, archéologique, mais plus exactement anthropologique, annonce l’avènement d’une relation « expérientielle » au champ d’étude de la mystique musulmane. Mais quelle est, pour le savant, la finalité de ces recherches archéologiques, épigraphiques, anthropologiques menées dans les cimetières d’Iraq ? Ce n’est pas un hasard si la tombe d’al-Ḥallāj est celle qu’il décrit le plus longuement63. Massignon dévoile lui-même son projet et écrit qu’il a quitté Le Caire pour Bagdad où l’attirait « le cippe funéraire d’un martyr mystique de l’Islam au centre d’une autre métropole médiévale » dont il voulait reconstituer « la topographie pour la mise en scène exacte de ce drame judiciaire »64. Pour ce pèlerin-chercheur, écrit Denis Gril « la Passion apparaît plus comme une sorte de pèlerinage scientifique pour la mise en place d’un immense espace géographique, historique et doctrinal »65. Dans ce pèlerinage scientifique ḥallājien, de quelle nature fut cette relation « passionnée » entre Massignon et son guide : al-Ḥusayn b. Manṣūr al-Ḥallāj ? 3
Une relation passionnée au champ d’étude
3.1 La « passion » d’al-Ḥallāj L’intérêt passionné du chercheur pour la figure d’al-Ḥallāj est bien connu. Le terme « passion » devant être ici entendu dans le sens d’une tendance d’origine affective caractérisée par son intensité et par l’intérêt exclusif et impérieux porté à un seul objet pouvant entraîner la diminution ou la perte du sens moral et de l’esprit critique — non dans le sens, inclut dans le titre la Passion d’al-Ḥallāj, où il est synonyme de supplice, de souffrance, de « chemin de croix » et fait référence à la Passion du Jésus-Christ des Évangiles.
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Waardenburg, « Louis Massignon (1883-1962) as a Student of Islam », op. cit., p. 320 (tr.). Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., pp. 111-118. Massignon, « La Cité des morts au Caire », op. cit., pp. 26-27. Gril, « Espace sacré et spiritualité », op. cit., p. 53.
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Quelle fut donc la relation de l’islamologue à la figure d’al-Ḥallāj ? Massignon s’est exprimé à plusieurs reprises sur l’importance de cette figure à ses yeux. Le 24 mars 1907, se souvient-il, son ami Luis de Cuadra (1877-1921) lui fit découvrir le Tadhkirat al-awliyāʾ de Farīd al-Dīn ʿAṭṭār : Il m’a tendu un livre, ce livre c’était en persan, […] Le livre que mon ami me présentait était le Mémorial des saints de ʿAṭṭār […] Et une de ces sentences me frappa comme une flèche : [..] Il suffit de deux prosternations dans la prière légale de l’amour mais pour qu’elles soient licites, qu’elles soient valides, l’ablution doit en en avoir été faite dans le sang. […] cette phrase dure m’a frappé et dans toute mon incrédulité à ce moment dans l’infra-rationnel de l’imagination qui aide à former, à construire la forme de beauté éternelle de notre vie, j’ai senti qu’il y avait là la pierre fondamentale66. Après cette découverte, Massignon conçoit très vite le projet de dédier à al-Ḥallāj sa thèse de doctorat. Depuis la ville du Caire, il écrit à son père : Par esprit de contradiction, je me suis mis à travailler, non pas au travail d’archéologie dont Gaston Maspéro m’avait parlé (je le fais avec un écœurement croissant), mais à l’étude critique du martyre d’un mystique de Bagdad au Xe siècle, sur lequel on a débité d’innombrables âneries. Ce fut en réalité un très beau caractère et le récit de son martyre a une couleur intense, une allure tragique qui m’emballe. J’ai envie de faire là-dessus ma thèse de doctorat67.
66 67
Massignon ; Amrouche, « Des idées et des hommes », op. cit. [doc. audio]. Lettre de Louis Massignon à son père, du 29/IV/1907, citée par : D. Massignon, « Chronologie », in Louis Massignon, éd. J.-F. Six, Paris, Éd. de l’Herne, 1970, pp. 13-17 (14). Le projet doctoral est déposé en février 1909, comme en témoigne cette lettre de Louis Massignon à M. van Berchem, du 14/II/1909 : « J’ai déposé, — comme sujet de thèse de doctorat ès lettres, — le travail dont je vous avais entretenu, sur la « Passion d’al-Ḥallādj », ce martyr du ṣoufisme († 309/922) sur lequel nous avons deux séries de textes contemporains parallèles, — les actes de condamnation officiels et les témoignages ṣoūfis, sans compter les légendes dramatiques postérieures œuvrées par les poètes. Il y a eu là une filiation de textes assez embrouillés à étudier » ; d’après Vycichl, La correspondance entre Max van Berchem et Louis Massignon, op. cit., p. 18.
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À partir de 1907 et jusqu’à la fin de sa vie, Massignon va consacrer près d’une trentaine de publications à al-Ḥallāj68. 68 Publications de Louis Massignon consacrées à al-Ḥallāj : 1) « La passion d’al-Halladj et l’ordre des Halladjiyah », in Mélanges Hartwig Derenbourg (1844-1908), Paris, Leroux, 1909, pp. 311-322. 2) « Texte arabe d’une énigme d’al-Hallāj », Al-Machriq, no 11, août 1908, pp. 880-881. 3) « Al-Hallâj, le phantasme crucifié des docètes et Satan selon les Yésidis », Annales du musée Guimet-RHR, t. 63, no 2, mars-avril 1911, pp. 195-207. 4) « Ana al Haqq. Étude historique et critique sur une formule dogmatique de théologie mystique, d’après les sources islamiques », Der Islam, t. III, fasc. 3, juillet 1912, pp. 248-257. 5) Ḥosayn ibn Manṣoûr al Ḥallâj, Kitâb al Ṭawâsîn, Paris, Geuthner, 1913. 6) Quatre textes inédits, relatifs à la biographie d’Al Ḥosayn-Ibn Manṣoūr Al-Ḥallāj, Paris, Geuthner, 1914. 7) Passion, (1922) [rééditions posthumes en 1975 et 2010]. 8) Essai (1922)1, (1954)2 [réédition posthume en 1999]. 9) « Note sur la composition de La Passion d’al Hallâj, martyr mystique de l’Islam » [1921], feuillet recto-verso daté de l’Avent 1921, tirage à 40 ex. réservés [EM I, pp. 383-384]. 10) « Nouveaux documents persans concernant al-Halladj », RMM, vol. 58, 1924, pp. 261-267. 11) « al-Ḥallād̲ j̲ », EI1, 1927, II, pp. 254-255. 12) Recueil de textes inédits concernant l’histoire de la mystique en pays d’Islam, Paris, Geuthner, 1929. 13) Le Diwân d’al Hallâj, essai de reconstitution, édition et traduction par Massignon, Journal asiatique, janv.-mars 1931, pp. 1-193. 14) « Textes anciens — extraits du divan d’al Hallâj », Vaincre : revue mensuelle, 2e année, no 2, 15 nov. 1934. 15) Louis Massignon (éd.) ; al-Husayn ibn Mansur Hallāj (au.), Dīwān, Paris, Éd. des Cahiers du Sud, 1955. 16) « Recherches nouvelles sur le Dīwān d’al Hallāj et sur ses sources », in Mélanges Fuad Köprülü, Istanbul, Osman Yaçin Matbaasi, 1953, pp. 351-368. 17) Akhbār al-Ḥallāj, éd. & trad. L. Massignon et P. Kraus, Le Caire, César Sfeir-Larose, 1936. Réédition en 1957 [Réédition posthume en 1975]. 18) « Les études sur les isnad ou chaînes de témoignages fondamentales dans la tradition musulmane hallagienne », in Mélanges dédiés à la mémoire de Félix Grat, Paris, Daupeley-Gouverneur, 1946, pp. 385-420. 19) « La légende de Hallacé Mansur en pays turc », Revue des études islamiques, 1941-1946, pp. 67-115. 20) « La survie d’al-Hallaj, tableau chronologique de son influence après sa mort », BEO, t. 11, 1945-1946, pp. 131-143. 21) « Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas de Hallâj martyr mystique de l’Islam », Dieu vivant, Cahier 4, 1946, pp. 11-39. 22) « L’œuvre hallagienne d’Attâr », Revue des études islamiques, 1941-1946, pp. 117-144. 23) « Nouvelle bibliographie hallagienne », in Ignace Goldziher Memorial Volume, éds. S. Löwinger et J. Somogyi, Budapest, 1948, pp. 251-279.
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Où s’origine la fascination de Massignon pour cette figure ? qu’incarne-t-elle à ses yeux ? Fasciné par le rapport d’amour religieux entre Dieu et l’homme professé par al-Ḥallāj, il est également fasciné par le procès de l’amour divin en islām qu’incarne cette figure. Enfin, il est passionné par la dimension expérimentale de la pensée ḥallājienne, qui emprunte son lexique au Coran, s’élabore sur un mode expérimental et déborde le cadre de la méditation coranique69. Cherchant à atteindre la Réalité dernière, al-Ḥallāj ne se borne ni à une constatation empirique, ni à une comparaison rationnelle mais s’efforce de s’approcher de cette Réalité au moyen d’une introspection et d’une expérimentation personnelle. Enfin, si l’œuvre ḥallājienne passionne Massignon, c’est également parce qu’elle contient les germes d’une optique réunissant deux religions, le christianisme et l’islām, et en raison de l’ouverture qu’elle propose sur le Dieu unique dont l’essence est mystère, Ghayb70. Cet aspect est clairement exprimé par le nouveau converti dans une lettre qu’il adresse au Père Anastase : Je n’ai pas encore fini mon travail sur al-Ḥallâdj, et pourtant je voudrais mettre en lumière sa doctrine de la divinité du Christ si imprévue dans l’Islam, née pour lui du besoin d’un guide impeccable, possédant la « plénitude de l’Esprit », — pour ne pas errer dans les voies mystiques : doctrine si curieusement récompensée par une mort ignominieuse, en croix, — qu’il paraît nettement avoir désirée71. À partir de 1907 et jusqu’à la fin de sa vie, l’islamologue étudiera passionnément la figure d’al-Ḥallāj. Il convient ici de réfléchir au rôle joué par les émotions dans le cadre de ces recherches et de se demander dans quelle mesure sa « passion » a pu engendrer certains biais, certaines inflexions, dans sa vision d’ensemble de la mystique musulmane, voire dans sa vision de l’islām tout entier. 24) « El-Hallâj, mystique de l’Islam », Bulletin des études arabes, no 43, mai-juillet 1949, pp. 99-102. 25) « Interférences philosophiques et percées métaphysiques dans la mystique hallagienne : notion de l’Essentiel Désir », in Mélanges Maréchal, t. 2, Bruxelles-Paris, Desclée de Brouwer, 1950, pp. 263-296. 26) « Qissat Husayn al-Hallâj », Donum natalicium H.S. Nyberg Oblatum, Uppsala, Universitetsbiblioteket, 1954, pp. 102-117. 27) « Le martyre de Hallâj à Bagdad », La Nouvelle revue française, 2e année, no 14, 1er fév. 1954, pp. 214-235. 69 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 168. 70 Waardenburg, « Regard de phénoménologie religieuse », op. cit., p. 152. 71 Lettre de Louis Massignon au Père Anastase, du 16/IX/1909, citée par : D. Massignon, Autour d’une conversion, op. cit., p. 75.
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Avec Waardenburg, nous pensons que Massignon en attribuant à al-Ḥallāj une survaleur par rapport à l’histoire de la pensée et de la pratique religieuse musulmanes et en situant les différents courants de pensée religieuse par rapport à la pensée ḥallājienne, créée une nouvelle image de l’islām, lui attribuant tout entier, une valeur mystique72. Sa passion pour son champ d’étude est un biais qui risque d’altérer sa vision de ce dernier, de la rendre partielle et partiale, de provoquer une distorsion de la vision du champ d’étude. 3.2 Un orientaliste désorienté En Iraq, Louis Massignon vécut un événement intérieur intense qui bouleversa profondément sa vie psychique et religieuse. Il s’agit d’un épisode complexe, qui a été le plus souvent qualifié de « conversion » et qui affecta en profondeur la relation du savant à son champ d’étude73. Après avoir quitté Bagdad pour effectuer une mission archéologique, Massignon parvient le 30 avril 1908 au caravansérail de Kūt al-ʿAmāra. Là, certaines difficultés l’obligent à écourter la mission et à regagner Bagdad dès le 1er mai, à bord d’un vapeur turc, la Burhāniyya. Sur le bateau, il est dévisagé, soupçonné d’espionnage et menacé de mort. La nuit du 1er au 2 mai — sentant sa liberté et sa vie menacées, il a une velléité de prière en arabe74. Obligé de garder le lit, il avale deux cigarettes toute allumées, essaie de s’enfuir, mais est rattrapé et ligoté. Il tente de mettre fin à ses jours au moyen d’un couteau en se fendant sa poitrine, mais interrompt son geste dès que le sang commence à couler. Rétrospectivement, il livre son souvenir de ce 3 mai 1908 : Peu après le coup de couteau manqué, j’avais subi un autre coup : intérieur, inouï, suppliciant, surnaturel, indicible. Comme une brûlure, du cœur, au centre. Comme un écartèlement de mes idées, l’intelligence se voyant roulée sur la roue de tous ses propres jugements passés, frappée par chacune des condamnations qu’elle avait si libéralement portées sur autrui ; « c’est vrai et juste ; et pourtant, je n’avais pas voulu cela ». Non plus seul. Mais jugé. Presque une damnation. Une libération, en tout cas hors d’entre les hommes. Et, immédiatement, la certitude que je reviendrais à Paris. […]. Une horreur atroce de moi-même me saisit et me fit garder les yeux obstinément fermés pendant un temps que je crus égal
72 Waardenburg, « Regard de phénoménologie religieuse », op. cit., p. 153. 73 Cet événement peut être reconstitué grâce à deux recueils élaborés par D. Massignon : Le voyage en Mésopotamie (2001) et Autour d’une conversion (2004). 74 D. Massignon, Le voyage en Mésopotamie, op. cit., p. 26.
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à deux fois 24h et qui fit bloc dans ma mémoire avec mon transfert à terre le 475. Transporté à l’hôpital, il demeure plusieurs jours dans un état de critique. Plus tard, il fera le récit de cette nuit du 4 au 5 mai : L’Étranger qui m’a visité, un soir de mai, devant le Tâq, sur le Tigre, dans la cabine de ma prison, et la corde serrée après deux essais d’évasion, est entré, toutes portes closes, Il a pris feu dans mon cœur que mon couteau avait manqué, cautérisant mon désespoir qu’Il fendait, comme la phosphorescence d’un poisson montant du fond des eaux abyssales. […] L’Étranger qui m’a pris tel quel, au jour de Sa colère, inerte dans Sa main comme le gecko des sables, a bouleversé, petit à petit, tous mes réflexes acquis, toutes mes précautions, et mon respect humain. Par un retournement « finaliste » des effets vers les causes, des intersignes, tel que la plupart des hommes ne le réalisent qu’en mourant. Et cela m’est une excuse si je ne propose plus, ici, de chercher dans les biographies des mystiques un vocabulaire technique d’ersatz pour « entrer en présence » de Celui qu’aucun Nom a priori n’ose évoquer, ni « Toi », ni « Moi », ni « Lui », ni « Nous », et si je transcris simplement un cri, imparfait, certes, mais poignant de Rûmî (quatrain no 143), où le Désir divin, essentiel, insatiable et transfigurant, jaillit du tréfonds de notre adoration silencieuse et nue : la nuit. « Ce quelqu’un, dont la beauté rend jaloux les Anges, est venu au petit jour, et Il a regardé dans mon cœur ; Il pleurait, et je pleurais ; puis Il m’a demandé : de nous deux, dis, qui est l’amant ? »76. Après cet épisode éprouvant, Massignon doit regagner la France afin de s’y reposer. Il identifiera cet événement comme sa conversion au christianisme, son retour à la foi de son enfance. Pour en faire mémoire, il édifiera une stèle à Bagdad, non loin du cénotaphe d’al-Ḥallāj, dans l’ancienne église des Pères Carmes sur laquelle il fera graver en arabe : « Anā huwa al-ṭarīq wa al-ḥayat wa al-ḥaqq » (Je suis Lui, le Chemin, la Vie et la Vérité)77. 75 Ibid. p. 28. 76 Massignon, « Réponse à l’Enquête sur l’idée de Dieu et ses conséquences » [1955], EM I, pp. 6-7. 77 Sur la croix, on peut également lire en latin : « O Crux ave Spec Unica » [Salut ô Croix [notre] unique espérance] ; et en français : « À Marie, Notre-Dame de la Joie, de la Vérité, de la Croix » — « Saint Siméon priez pour nous » — « Louis Massignon, 1908 ». Cette croix est identique à une autre qu’il a fait placer en Bretagne, à Pordic, où il sera inhumé.
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3.3 Des recherches qui ne laissent pas indemne Après avoir éprouvé, sur cette terre lointaine qu’il souhaitait explorer, un profond bouleversement intérieur, le savant doit être rapatrié en sa terre natale. Loin d’être uniquement un observateur impassible face à un objet d’étude, il est un sujet affecté par la réalité qu’il sonde et explore. Passionné par son champ d’étude, il n’est ni neutre ni impartial dans ses recherches. De plus, l’épisode de la conversion montre que cette mission topographique et archéologique ne le laisse pas indemne. L’orientaliste va se trouver désorienté, comme terrassé par une crise intérieure qui le marquera durablement. Il fait l’expérience de l’imprévu, son programme est bouleversé, il perd pied, déstabilisé, loin des siens et de ses repères habituels. C’est dire combien l’étude entreprise affecte ici le chercheur qui n’a d’autre choix que de s’abandonner au lâcher-prise et de s’engager de tout son être dans cette aventure. Massignon se donne de façon holistique, de tout son être, prenant le risque de l’isolement et de l’aventure en terre inconnue. Sa recherche comporte une dimension « d’expérimentation » dans laquelle il n’entend pas se protéger : il prend le risque de se mettre en jeu, il est lui-même le support de l’expérience vécue. Personnellement affecté par l’étude qu’il entreprend, par le voyage et le dépaysement, il l’est également par la lecture des textes eux-mêmes. L’étude de la mystique musulmane le touche profondément, les textes qu’il étudie le bouleversent. Comme l’a souligné Waardenburg, la manière dont un chercheur aborde un sujet ne se comprend que grâce à la prise en compte du lien entre le chercheur et le sujet étudié : la phénoménologie religieuse a permis d’observer « qu’on ne voit son objet religieux qu’à travers ses propres yeux »78. Pour Waardenburg, il est donc essentiel, afin de saisir le réel, d’analyser le rapport révélateur entre le chercheur et le champ d’étude : L’Islam que Massignon a vu est un Islam massignonien ; et de la vérité de cet Islam Massignon a été le seul dépositaire. Il a vu cette vérité non seulement à travers certains textes ou à l’aide de certains musulmans, mais aussi et surtout avec la spiritualité sienne qui, d’une part, était le résultat d’une éducation et d’une formation, mais qui, d’autre part, lui a permis de voir précisément la vérité qu’il a vue79. Ces aspects devront être pris en compte dans l’analyse de la vision de la mystique musulmane du savant et afin d’enrichir notre réflexion sur la place de la
78 Waardenburg, « Regard de phénoménologie religieuse », op. cit., p. 154. 79 Ibid., p. 154.
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subjectivité dans l’étude de la mystique musulmane80. Chercheur de manuscrits, voyageur et pèlerin, Massignon fut un pionnier à plusieurs égards. Il sera question à présent de l’exploration qu’il a menée hors des sentiers balisés en terre arabe, en langue arabe, de ces risques pris en dehors de tout confort, des amitiés nouées en terre étrangère, de ceux ont cherché avec lui, lu et interprété les textes, orientant son regard et son interprétation, de ces savants qui ont été ses guides et ses amis. 4
Louis Massignon et les lettrés d’Iraq et de Syrie
4.1 L’hospitalité de la famille al-Ālūsī À Bagdad, Massignon fait le choix d’une immersion en langue arabe. Peu après son arrivée, il écrit à son ami H. Maspéro : « Ici je prends racine arabe ». Il choisit de vivre « loin de la colonie européenne » et s’établit dans le quartier de Ḥaïdarkhāna81. Il est logé dans une maison appartenant aux cousins al-Ālūsī, qui font preuve d’une hospitalité généreuse à son égard : J’étais arrivé à Bagdad pour étudier ce mystique : Hallâj, et j’ai vu que je ne pouvais rien faire, parce que l’étranger c’est l’ennemi, que généralement — c’est en effet ou un espion ou un commerçant — qui essaie de gagner le plus qu’il peut. Donc il n’y a aucun espoir d’avoir avec les musulmans de Bagdad toute espèce d’intimité. Alors j’ai joué le tout pour le tout. […] Et je leur ai demandé de me prendre en charge comme hôte82. Massignon n’oubliera pas l’accueil « paternel » de Ḥājj ʿAlī al-Ālūsī (1860-1921) : la diyâfa, la dakhalla, est pour moi une chose sainte, et aucune fidya n’est pour moi capable d’épuiser le sens paternel, et plus que paternel, spirituel, que j’ai compris par cet homme. [….] Il me prenait tel quel et il essayait de me faire aboutir à mon destin. […] J’étais venu me poser sur le coin de son toit, comme un oiseau bizarre venu d’ailleurs. Et bien, il n’a pas essayé de m’apprivoiser. Mais il m’a alimenté le temps où il n’y avait 80 Voir : F. Ollivry, « La place de la subjectivité dans l’étude de la mystique musulmane : réflexion procédant de l’analyse de l’œuvre de Louis Massignon », Théologiques, vol. 28, no 2, pp. 189-209. 81 Lettre de Louis Massignon à Henri Maspéro, du 05/I/ 1908, citée par : J.-F. Six, Louis Massignon, op. cit., p. 36. Nos italiques. 82 Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », op. cit., p. 17.
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d’autre endroit où je puisse boire quelque chose de très pur, qui était la doctrine musulmane, comme il la comprenait, de tout son cœur83. Dans son second rapport de Mission, il exprime sa gratitude à la famille al-Ālūsī : Tout mon souvenir, toute ma reconnaissance vont aux amitiés lointaines, dont l’aide constante et fidèle m’a été si précieuse, si douce, pendant tout mon voyage, là-bas : avant tout, aux deux Sayyid, a̲sh̲ ̲ s̲h̲ayk̲h̲ Maḥmoūd Shoukrī al Aloūsī, professeur à la mosquée de Ḥaïderk̲h̲āneh à Bagdad, et à al Ḥājj ʿAlī ʿAlā oud Dīn ibn Noʿmān al Aloūsī, ancien qād̲ h̲ī de Baʾlabakk, élu depuis député de Bagdad84. Ses hôtes vont l’aider dans ses recherches : concernant son étude des awqāf, Ḥājj ʿAlī al-Ālūsī l’aide à entrer en contact avec les gérants des biens. Massignon, quant à lui, étudie le waqf de la Mirjāniyya, une mosquée au sein de laquelle enseigne cette famille et analyse certaines inscriptions 85: l’islamologue et les cousins al-Ālūsī s’entraident grâce à la complémentarité de leurs connaissances86. Au contact de cette famille, Massignon fait l’expérience de l’hospitalité en langue arabe. Il fait le choix de s’expatrier en un langage autre, de s’y égarer. Pour l’islamologue, « le langage est doublement un pèlerinage, un déplacement spirituel, puisqu’on n’élabore un langage que pour sortir de soi vers un autre : pour évoquer avec lui un Absent, la troisième personne, comme dit la grammaire, al-Ghâʾib, l’Inconnu, comme dit la grammaire arabe »87. Pour l’anthropologue Francis Affergan, la parole est destinée à nous faire sortir de notre parenté. Elle se soutient de son exogamie88. C’est grâce à l’exil, au décentrement, au détour
83 Ibid., pp. 18-19. 84 Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., p. 57. 85 Ibid., p. 67 ; Massignon, « Les medreseh de Bagdâd », Bulletin de l’IFAO, t. 7, 1910, pp. 77-86 ; « Bagdad et sa topographie au Moyen Âge : deux sources nouvelles », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 55ᵉ année, no 1, 1911, pp. 18-24. 86 En témoigne une publication conjointe portant sur le dialecte arabe de Bagdad Massignon, Risālat al-amthāl al-Baghdādiyya allatī tajrī bayna al-ʿāmma lil qāḍī Abī Ḥusayn ʿAlī b. Faḍl al-mūʾayyadī al-Ṭāliqānī, jamaʿaha fī sanat 421 h., ṭubiʿat bi-nafaqat Massignon, wa tasḥīh ʿayn. bāʾ, Maṭbaʿat Raʿamsīs bi-l-Fajjāla, Miṣr, 1913. 87 Massignon, « Valeur de la parole humaine en tant que témoignage » [1951], EM I, pp. 54-58 (55). 88 F. Affergan, « L’involution de l’anthropologie chez Louis Massignon », in Louis Massignon, mystique en dialogue, Gordes-Paris, Question de-A. Michel, 1992, pp. 142-150 (146).
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Figure 2.3 Hājj ʿAlī al-Ālūsī (1860-1921) Collection Massignon
par la réalité de l’autre, que Massignon va accéder à sa propre vérité et trouver sa vocation, à la suite d’une crise intérieure éprouvante. 4.2 La famille al-Ālūsī et la naissance d’une vocation Les sources révèlent l’importance du rôle que joua la famille al-Ālūsī dans le cheminement spirituel de Massignon et dans la formation de son lien à l’islām : cette famille le prit sous sa protection et lui permit de goûter ce « quelque chose de très pur, qui était la doctrine musulmane »89. Suite à la crise intérieure qui le terrassa, Massignon est très affaibli physiquement : sa vie est en danger. Les al-Ālūsī veillent alors sur ce qu’il croit être « son agonie » et récitent à son chevet la sourate Yā-Sīn, sourate des mourants90. Roger Arnaldez écrit à ce sujet : Ses hôtes musulmans qui l’hébergeaient le crurent mort. Quand il reprit ses esprits, il les entendit réciter les versets du Coran comme ils l’auraient fait pour un coreligionnaire. Massignon en reçut une très vive impression qui est à la base de ses réflexions sur l’hospitalité comme valeur religieuse fondamentale. Les musulmans, ses hôtes, en récitant le Coran selon leur 89 Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », op. cit., pp. 18-19. 90 Sourate 36. Dans la nuit du 7 au 8 mai 1908. Voir : Moncelon, « Louis Massignon et Frithjof Schuon », op. cit., p. 185 ; Pénicaud, « Le Réveil des Sept Dormants » (2010), op. cit., p. 56.
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foi, s’étaient mis à sa place, à lui chrétien et étranger, comme un musulman pourrait le faire pour un autre musulman. La lecture du Coran par ses hôtes prenait une signification extrêmement profonde, le Coran n’était plus un obstacle, mais, dans la bouche de ces pieux musulmans, il devenait un lien spirituel très fort91. Massignon, se sentant sauvé par la prière d’âmes musulmanes qui intercédèrent en sa faveur en arabe, développera un lien durable avec la langue du Coran et se sentira constamment redevable vis-à-vis de l’islām : Il est très vrai que je suis croyant, profondément chrétien, catholique, il est non moins vrai que, si je suis redevenu croyant, il y a trente ans, après cinq années d’incrédulité, c’est à des amis musulmans de Bagdad, les Alûssi, que je le dois. C’est en Arabe qu’ils ont parlé de moi à Dieu, en priant, et de Dieu à moi et c’est en arabe que j’ai pensé et vécu ma conversion, en mai-juin 1908 […] D’où la reconnaissance profonde que je garde de l’Islam92. Redevenu chrétien, il éprouve une profonde reconnaissance envers ceux qui l’ont protégé, qui ont intercédé pour son âme et ont permis son retour à Dieu. Ses hôtes s’étaient réjoui de son retour à la foi et avant son départ, Ḥājj ʿAlī al-Dīn al-Ālūsī lui avait remis un anneau de cristal sur lequel on pouvait ن lire : {١٣٢٦ ( }�لو� ز� �م�ا ��س�ي� ن�و� �ع ب���د هLūīz Māsīnūn, Son serviteur. An 1326 de l’Hégire ي [1908]). L’islamologue conservera ce sceau avec soin et écrira à son sujet : Il [Ḥājj ʿAlī Ālūsī] m’avait fait un anneau de cristal, un sceau où mon nom était gravé. Il considérait alors que j’étais un traître. À ce moment-là, le sceau était fini et j’étais redevenu croyant. Il a fait ajouter dessus : « Abdouhou », le serviteur de Dieu, qui est un titre aussi bien d’un chrétien que d’un musulman, parce que ce serviteur de Dieu est Abraham, serviteur du Dieu de l’hospitalité93.
91 R. Arnaldez, « Lecture chrétienne du Coran chez Massignon et Moubarac », in Youakim Moubarac, éd. J. Stassinet, Lausanne-Paris, L’Âge d’homme, 2005, pp. 177-181 (182). 92 Lettre de Louis Massignon à Noureddine Beyhum, du 26/II/1938, citée par : J. Keryell, L’hospitalité sacrée, Textes inédits, Paris, Nouvelle cité, 1987, p. 53. 93 Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », op. cit., p. 19. Sceau réalisé par Muḥammad Taqī Bahmīnī al-Ḥakāk dans le quartier de la Kāẓimiyya. Voir : K.M. Shaybī, « Massignon wa al-Ḥallāj », Fī qalb al-Sharq : qirāa muʿāṣira li-aʿmāl Louis Massignon, Le Caire, al-Majlis al-Aʿlā lil-Thaqāfa, 2005, pp. 111-97 (101), (tr.).
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S’il choisit de se consacrer au monde musulman, intellectuellement et personnellement, c’est notamment par reconnaissance envers cette famille, pour s’acquitter de la dette qu’il a contracté envers elle. En 1933, il écrit à José Ortega y Gasset (1883-1955) : Il est donc exact que j’avais cessé d’être chrétien […] quand l’apprentissage de la langue arabe, l’initiation au milieu social arabe m’entraînèrent à des séjours prolongés, souvent en costume arabe, en milieu musulman ; spécialement à Bagdad, où des amitiés inattendues m’attendaient, vraiment fraternelles et profondément musulmanes. Et c’est là, il y a vingt-cinq ans, dans un milieu purement islamique et arabe, où j’en étais venu, non seulement à vivre, mais à penser ma vie en arabe que la leçon divine de l’instant présent m’atteignit, en plein cœur : dans des circonstances tragiques où il n’était certes pas question pour moi d’un delicado tormento literario, sous la brûlure nue d’un examen de conscience inexorable. Redevenu chrétien, dès lors, toute ma vie devenue action de grâces s’est trouvée consacrée au monde musulman, qui m’avait aidé à retrouver Dieu, à mes frères en Abraham : afin de les mieux comprendre, pour mieux m’associer fraternellement à toutes les possibilités humaines et divines de leurs intelligences et de leurs cœurs94. Massignon retrouve la foi chrétienne en arabe, grâce à des amis musulmans : désormais, la langue arabe, l’islām et le christianisme formeront pour lui une triade solidaire. De cette imbrication, de ce « nœud borroméen », découle la particularité de sa spiritualité et de sa vision de la mystique musulmane. 4.3 L’héritage intellectuel légué par la famille al-Ālūsī Lorsqu’il mentionne les maîtres qui ont guidé sa vie, Massignon évoque, auprès des noms d’Ignác Goldziher et de Charles Foucauld, celui de Ḥājj ʿAlī al-Ālūsī : Je me suis présenté chez cet homme, qui était un homme extrêmement estimé, d’abord pour son cours, et puis je dirais pour son adab. En arabe il n’y a pas seulement le ʿilm, c’est à dire la science, mais il y a le adab, c’est à dire la manière dont on livre sa science. C’était un homme hautement estimé, d’une famille vénérée qui n’était pas du tout des congrégationnels95. 94
Lettre de Louis Massignon à José Ortega y Gasset, du 11/II/1933, citée par : C. Jambet (éd.), Henry Corbin, Paris, Éd. de l’Herne, 1981, p. 332. 95 Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », op. cit., p. 17.
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Cette rencontre avec la famille al-Ālūsī lui permet de découvrir la pensée de plusieurs générations de ʿulamāʾ de Bagdad : mais quel fut véritablement le legs intellectuel et spirituel transmis par cette famille à Massignon ? quelle relation les différents membres de cette famille ont-ils entretenue au taṣawwuf islāmī ? Au début de son séjour à Bagdad, le jeune français suit l’enseignement de Ḥājj ʿAlī al-Ālūsī et de son cousin Maḥmūd Shukrī al-Ālūsī à la mosquée Mirjāniyya. Elle fut fondée en 758/1357 pour l’enseignement du tafsīr, du ḥadīth, du droit hanéfite et shāfiʿite par Mirjān b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān al-Sulṭānī al-Awljaytī (m. 775/1374)96. Abū al-Thanāʾ Shihāb al-Dīn (m. 1270/1854), couramment surnommé « le grand Ālūsī » y prodigua son enseignement97. Puis l’un de ses fils prit sa suite : Nuʿmān Khayr al-Dīn al-Ālūsī (1317/1899), auteur de Jalāʾ al-ʿaynayn fī muḥākamat al-Aḥmadayn. Grâce à un séjour de deux années à Istanbul, Nuʿmān obtint la restauration de la mosquée Mirjāniyya et de son waqf, revint à Bagdad, dirigea cette école et la dota d’une importante bibliothèque. À sa mort, en 1899, il fut enterré sous son dôme98. Sa position fut héritée par son fils Ḥājj ʿAlī ʿAlā al-Dīn (« Ḥājj ʿAlī »), qui deviendra juge en chef de Bagdad durant les cinq dernières années de sa vie. Massignon le compte au nombre des trois maîtres ayant guidé sa vie et précise qu’il était ḥanafite. Il est le mudarris de l’école au moment où l’orientaliste séjourne à Bagdad99. Maḥmūd Shukrī, fils de ʿAbd Allāh Bahāʾ al-Dīn al-Ālūsī (m. 1291/1874) et neveu de Nuʿmān Khayr al-Dīn, succède à son cousin à la mosquée Mirjāniyya et devient une figure importante de la réforme salafie du début du XXe siècle et du mouvement de la Nahḍa locale100. Mais quelle fut la relation des différents membres de cette famille au taṣawwuf ? quelles affinités se sont transmises de père en fils, intellectuellement et spirituellement ?
96 Située près du souk des oiseaux et de Bāb al-Aghā al-Dankajiyya. Voir : K.M. Shaybī, « Massignon et al-Ḥallāj », op. cit., p. 100 ; Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., pp. 1-2. 97 S. Sajjadi ; F. Negahban, « Al-Ālūsī », Encyclopaedia Islamica online, éds. W. Madelung and, F. Daftary, 2015, en ligne : ; S. al-Dīn M. al-Ālūsī al-Baghdādī, Rūḥ al-maʿānī fī tafsīr al-Qurʾān al-ʿaẓīm wa al-sabaʿ al-mathānī, Beyrouth, Idārat al-Ṭibāʿa al-Munīriyya, 1987. 98 Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., p. 3 ; Sajjadi ; Negahban, EIS, « Al-Ālūsī ». 99 Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », in Louis Massignon et ses contemporains, éd. J. Keryell, Paris, Karthala, 1997, p. 17 ; Massignon, Mission en Mésopotamie II, op. cit., p. 3. 100 E. Méténier, « Al-Ālūsī Family », EI3.
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Complexité de la généalogie intellectuelle et spirituelle de la famille al-Ālūsī Originaire de Bagdad, la famille al-Ālūsī revendique une descendance shariféenne. ʿAllāma Ṣalāḥ al-Dīn Sayyid ʿAbd Allāh al-Ālūsī (m. 1246/1830) fut possiblement le premier à embrasser le madhhab ḥanafī tandis que le reste de la famille adhérait à l’école shāfiʿīte101. Son fils, Abū al-Thanāʾ Sayyid Maḥmūd Shihāb al-Dīn al-Ālūsī, dit « le grand Alūsī », est l’auteur d’un important commentaire coranique : Rūḥ al-maʿānī102. Il reçut une formation auprès de trois maîtres distincts : avant l’âge de vingt ans, il fut initié à la ṭarīqa Naqshbandiyya par Mawlānā Khālid Naqshbandī (m. 1241/1826), qui était sur le plan théologique un ashʿarī. Il fut également l’élève d’un spécialiste du ḥadīth, ʿAlāʾ al-Dīn al-Mūṣillī (m. 1232/1817), qui avait lui-même hérité son savoir de traditionnistes yéménites et damascènes. Il fut enfin l’élève du salafi ʿAlī al-Suwaydī (m. 1236/1821), dont le père et l’oncle avaient étudié avec des savants réformistes et spécialistes du ḥadīth du Caire et de Médine, tels : Murtaḍā al-Zabīdī (m. 1205/1790), Muḥammad Ḥayāt al-Sindī (m. 1163/1750) et ʿAbd Allāh b. Sālim al-Baṣrī (m. 1134/1722). De l’hétérogénéité de ces filiations intellectuelles découle la complexité de sa pensée. Depuis la fin du XVIIe siècle, bien que la théologie ashʿarite et le taṣawwuf dominent, les travaux d’Ibn Taymiyya (m. 726/1326) intéressent un nombre croissant de penseurs, notamment M. Ibn ʿAbd al-Wahhāb (m. 1206/1792), Ibrāhīm al-Kūrānī (m. 1101/1690), Muḥammad Murtaḍā al-Zabīdī et Shāh Walī Allāh Dihlawī (m. 1175/1762). Ibn Taymiyya, répondant aux théologies ashʿarites 4.4
ʿAllāma Ṣalāḥ al-Dīn Sayyid ʿAbd Allāh al-Ālūsī (m. 1830)
Abū al-Thanāʾ Sayyid Maḥmūd Shihāb al-Dīn al-Ālūsī dit « Le ‘Grand’ Ālūsī » (m. 1854)
ʿAbd Allāh Bahāʾ al-Dīn (m. 1874)
Nuʿmān Khayr al-Dīn al-Ālūsī (m. 1899)
Maḥmūd Shukrī al-Ālūsī (m. 1924) ʿAlī ʿAlāʾ al-Dīn al-Ālūsī, dit «Ḥājj ʿAlī » (m. 1922) Figure 2.4 Liens de parenté entre quelques-uns des membres de la famille al-Ālūsī 101 B. Nafī, « Abu al-Thanaʾ al-Alūsī : An ʿAlim, Ottoman Mufti, and Exegete of the Qurʾan », International Journal of Middle East Studies, vol. 34, no 3) aug. 2002, pp. 465-494 (467, 468). 102 En 30 volumes : S. al-Dīn M. al-Ālūsī, Rūḥ al-maʿānī, op. cit.
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et muʿtazilites concernant les excès du taṣawwuf et de la waḥdat al-wujūd (« monisme existentiel » ou voie de l’Unicité de l’Être), cherchait à respecter les tenants de ce qui était à ses yeux « l’islām orthodoxe ». Il appelait à un retour à la compréhension directe du Coran et du ḥadīth, à un retour à l’islām des premiers temps tel qu’envisagé par les vertueux Ancêtres (al-Salaf al-ṣāliḥ)103. Au vu des critiques formulées par le Shaykh al-Islām à l’égard de certains aspects du taṣawwuf, il semblerait a priori inconcevable pour un ʿālim ṣūfi de souscrire à son enseignement. Pourtant, les cas d’al-Kūrānī, de Dihlawī et d’al-Zabīdī, qui tous étaient des ʿulamāʾ avec de profondes affiliations ṣūfies, montrent qu’une vision ṣūfie-réformiste et une croyance d’inspiration salafie coexistaient parfois : cette posture, appelée « néo-ṣūfisme », désigne le taṣawwuf réformé de manière orthodoxe et interprété dans un sens activiste104. Le « grand Alūsī » en dépit de sa conscience aiguë du mouvement wahhābī, était davantage en accord avec al-Kūrānī, al-Dihlawī et al-Zabīdī, qu’avec Muḥammad Ibn ʿAbd al-Wahhāb. Il était par exemple convaincu de la sainteté (walāya) d’Ibn ʿArabī et croyait dans la notion de l’unité d’essence (waḥdat al-wujūd)105. Dans son introduction à Rūḥ al-Maʿānī, Abū al-Thanāʾ Shihāb al-Dīn al-Alūsī présente sa méthodologie : l’interprète du Coran doit connaître la langue arabe, les circonstances de la révélation, la science du ḥādīth et de la science des lectures du Coran, outils qu’un interprète salafi se risquerait rarement à utiliser. Il prône l’adoption de la méthode d’interprétation selon le principe du jugement personnel (raʾī) et accepte la validité des interprétations ṣūfies. Quant au débat relatif à la nature du Coran, il rejette la doctrine muʿtazilite du Coran comme création de Dieu et invoque la vision ḥanbalite-ashʿarite du Coran comme parole de Dieu, tirant ses arguments essentiellement de sources ashʿarites. La complexité de ce tafsīr découle du fait qu’elle combine trois approches : salafie, ṣūfie et principe du jugement personnel (raʾī)106. L’auteur accorde autant d’importance aux aspects exotériques qu’aux sens cachés et estime que « Celui qui prétend connaître les secrets du Coran avant de maîtriser le commentaire exotérique du Livre est comparable à celui qui prétend parvenir au 103 Nafī, « Abu al-Thanaʾ al-Ālūsī », op. cit., pp. 466, 470, 473. 104 Notons cependant que le terme « salafi » ne recouvrait pas à l’époque de Massignon la même réalité que celle qu’il recouvre aujourd’hui. Voir : H. Laoust, « Le réformisme orthodoxe des “Salafiya” et les caractères généraux de son orientation actuelle », Revue des Études Islamiques, vol. 6, 1932, pp. 175-224 ; B. Rougier (éd.), Qu’est-ce que le salafisme ? Paris, PUF, 2008 ; F. Rahman, Islam, Chicago, University of Chicago Press, 19792, p. 206. 105 Munʾim Sirry, « Jamâl al-Dîn al-Qâsimî and the Salafi Approach to Sufism », Die Welt des Islams, no 51, 2011, pp. 75-108 (80). 106 Nafī, « Abu al-Thanaʾ al-Ālūsī », op. cit., pp. 482-483.
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cœur d’une maison sans en avoir franchi la porte »107. Cette citation montre bien que Abū al-Thanāʾ al-Ālūsī était à la fois immergé au sein d’un environnement ṣūfi, tout en étant critique vis-à-vis de ce dernier : les attitudes ṣūfies et salafies n’étaient pas exclusives les unes des autres. La difficulté de définir les positions du « grand Ālūsī » est illustrée par la manière dont ses deux fils ont divergé, Nuʿmān Khayr al-Dīn devenant un ʿālim salafi influent et son frère aîné, ʿAbd Allāh Bahāʾ al-Dīn (m. 1291/1874) un ʿālim aux fortes tendances ṣūfies108. En 1881, Nuʿmān publie un traité Jalāʾ al-ʿaynayn (1881) en faveur d’Ibn Taymiyya et cite notamment la défense de ce dernier par al-Kūrānī109. L’auteur y reprend à son compte la distinction établie par Ibn Taymiyya entre les ṣūfis exemplaires, qui adhéraient à la sharīʿa, et les ṣūfis déviants, qui y contrevenaient 110: il s’agit d’un texte fondateur pour la pensée salafie moderne, un texte qui montre que l’Iraq était alors le berceau du salafisme et que la famille al-Ālūsī joua un rôle éminent dans l’essor de ce mouvement111. La pensée de Nuʿmān se situe au point de rencontre de plusieurs courants : l’un de ses maîtres, M. Amīn al-Wāʿiz (m. 1274/1858), était un ʿālim salafi, mais le traité mentionne également le ṣūfi Khālid al-Naqshbandī, l’un des maîtres de son père : l’exemple de Nuʿmān illustre ainsi la possible coexistence d’affinités ṣūfies et salafies. En 1878, Nuʿmān fait halte au Caire où il veut faire imprimer le Ruḥ al-Maʿānī de son père avant d’accomplir le Ḥajj112. Là, il découvre le Fatḥ al-bayān, un commentaire du Coran écrit par le savant salafi et gouverneur de la province indienne de Bhopal, Siddīq Ḥasan Khān. Ce texte fait sur lui une profonde impression et il entame une correspondance avec son auteur. Afin de renforcer les liens de sa famille avec ce penseur, Nuʿmān envoie son fils ʿAlī ʿAlāʾ al-Dīn (« Ḥājj ʿAlī »), étudier en Inde auprès lui113. À cette époque, à Bagdad, le salafisme n’était pas un choix aisé pour un ʿālim d’une
107 S. al-Dīn M. Al-Ālūsī, Rūḥ al-maʿānī, t. I., 7. (trad. E. Geoffroy, Initiation au soufisme, Paris, Fayard, 2003, p. 68). 108 Nafī, « Abu al-Thanaʾ al-Ālūsī », op. cit., pp. 465, 487-488. 109 El-Rouayheb, Islamic Intellectual History, op. cit., p. 310. Sur al-Kūrānī, voir : N. Dumairieh, Intellectual Life in the Ḥijāz before Wahhabism. Ibrāhīm al-Kūrānī’s (d. 1101/1690) Theology of Sufism, Leiden-Boston, Brill, 2022. 110 I. Weismann, « Genealogies of Fundamentalism : Salafi Discourse in Nineteenth Century Baghdad », British Journal of Eastern Studies, vol. 36, no 2, August 2009, pp. 267-280 (273). 111 Weismann, « Genealogies of Fundamentalism », op. cit., pp. 267-280. 112 Nafī, « Salafism Revived », op. cit., p. 57. 113 Le gouverneur de Bhopal est un sujet de discussion entre le jeune Français et les cousins al-Ālūsī. Voir : Lettre de Louis Massignon à Maḥmūd Shukrī al-Ālūsī, du 25/VII/1923, citée par : K.M. Shaybī, « Massignon wa al-Ḥallāj », pp. 103-104.
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famille notable. Le gouverneur de Bhopal encouragea Nuʿman à s’intéresser à la pensée salafie et apporta son soutien à la publication de Jalāʾ al-ʿaynayn114. Cependant, Nuʿman s’intéresse également à d’autres écoles doctrinales : il suit à Damas les cours d’un penseur ḥanafī, Ibn ʿĀbidīn (m. 1252/1836) et son texte, Jalāʾ al-ʿAynayn, témoigne d’une connaissance étendue du droit traditionnel et de son adhérence au madhhab Ḥanafī. Nuʿmān al-Ālūsī croyait dans l’ijtihād, était généralement engagé dans les règles rationnelles de la théorie légale musulmane et s’accommodait fondamentalement avec certaines expressions du ṣūfisme, sa famille étant proche de la ṭarīqa Rifāʿiyya115. Quant à Maḥmūd Shukrī, il était, selon Massignon, « passionnément salafi, et passionnément wahhābite » et « il n’était pas partisan de la mystique musulmane »116. Pourtant son propre père, ʿAbd Allāh Bahāʾ al-Dīn, avait été un ʿālim avec de fortes tendances ṣūfies. Maḥmūd Shukrī lui-même avait, à la fin des années 1880, fait l’éloge d’Aḥmad b. ʿAlī al-Rifāʿi (m. 578/1182) mais il avait en définitive refusé de rejoindre la ṭarīqa Rifāʿiyya. En 1892, il publie à Bombay Fatḥ al-mannān tatimmat minhāj al-taʾsīs radd ṣulḥ al-ikhwān et édite ce manuscrit, commencé par le petit fils de Muḥammad Ibn ʿAbd al-Wahhāb. Il cesse bientôt de fréquenter la Rifāʿiyya, s’intéresse de plus en plus à la doctrine wahhābite et publie en 1925 un commentaire d’un essai de M. Ibn ʿAbd al-Wahhāb117. 4.5 La famille al-Ālūsī et la mystique musulmane Lorsqu’en 1908 Massignon rencontre la famille al-Ālūsī, cette dernière ne se rattache plus à aucune congrégation ṣūfie. Il écrit qu’il s’agissait d’« une famille vénérée qui n’était pas du tout des congrégationnels ». Il rapporte que ses propres livres les « mettaient en boule parce que c’étaient des livres sur la mystique ». Malgré cela, les cousins al-Ālūsī, qui connaissent bien les bibliothèques de Bagdad, l’aident à trouver de nombreux textes sur al-Ḥallāj, notamment un manuscrit du XVIIe siècle grâce auquel il parvient à identifier la tombe d’al-Ḥallāj118. 114 Nafī, « Salafism Revived », op. cit., pp. 57-58. 115 Il est avéré que Nuʿmān et son neveu Maḥmūd Shukrī ont été impliqués, au moins ponctuellement, avec le ṣūfi syrien Abū al-Hudā al-Ṣayyādī (1850-1909), professeur et confident du Sultan ʿAbd al-Ḥamīd II, dans des efforts de promotion de la Rifāʿiyya à Bagdad. Voir : Massignon, « La dernière querelle entre Rifāʿyīn et Qādiryīn », RMM, no 6, 1908, pp. 454-461 ; Nafī, « Salafism Revived », op. cit., p. 55. 116 Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », op. cit., pp. 17-18. 117 M.S. al-Ālūsī, Faṣl al-khiṭāb fī sharḥ Masāʾil al-jāhiliyya allatī khālafa fīhā rasūl Allāh ahl al-jāhiliyya [1925], éd. M.R. al-Bijāʿī., Al-Riyāḍ, Maktabat al-Rushd, 2004. 118 Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », op. cit., pp. 17-18 ; Destremeau ; Moncelon, Louis Massignon, Paris, Plon, 1994, p. 48 ; Massignon, « Les saints musulmans », op. cit., pp. 433-440.
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Peu à peu, Massignon parvient à intéresser ses hôtes à al-Ḥallāj. Ces derniers le connaissaient avant tout comme un condamné à mort pour blasphème par une fatwā fort ancienne que Nuʿmān al-Ālūsī avait défendue encore récemment : La querelle subsiste, toujours vivace, à Bagdâd, sur la légitimité de la fétwa collective par laquelle les fouqahâ, au nom de la communauté musulmane, le condamnèrent à la croix. Après les efforts d’al Bâqillânî et des ashʿarites, puis d’Ibn ʿAqîl l’ḥanbalite pour faire cesser post mortem cette fétwa, elle fut justifiée avec passion par Ibn abi Teimiyyâ, le grand réformateur (zahirite plutôt qu’ḥanbalite, par ses tendances) du quatorzième siècle, attaquée par esprit de tolérance shafiʿite chez Ibn Ḥadjar alʿAsqalanî, — puis ʿIsâ al Bendenîdjî ; mais elle subsiste, inabrogée, et s’est trouvée tout récemment défendue avec véhémence par Noʿmân al Aloûsî (mort vers 1898), le pieux moudarriss de la mosquée Mirdjâniyeh (ap. Djelâʾ al-ʿaînaîn)119. Il parvient à persuader les cousins al-Ālūsī que le procès d’al-Ḥallāj mérite au moins que l’on prenne en considération les différentes parties en présence et que l’on tienne compte de ceux qui, au cours du dernier millénaire, avaient pris position en faveur du condamné120. 4.6 Louis Massignon et Jamāl al-Dīn al-Qāsimī, le damascène Les cousins al-Ālūsī vont également recommander leur ami français au Shaykh Jamāl al-Dīn al-Qāsimī (m. 1332/1914). Le 26 octobre 1911, Maḥmūd Shukrī écrit au savant damascène en ces termes : J’ai un ami qui compte parmi les orientalistes parisiens les plus respectés, et qui est venu à Bagdad il y a environ 5 ans et logeait dans une maison proche de la nôtre. Il se nomme « Louis Massignon ». Il est passionné par l’islām et je pense qu’il est intérieurement musulman mais que son père est très riche et qu’il a peur d’être déshérité par ce dernier s’il se convertit ouvertement. Présentement, il écrit un livre sur al-Ḥallāj et rassemble tout ce qui a été dit sur lui, d’authentique et d’erroné : il collecte de nombreux dits à son 119 Voir : Massignon, « Les pèlerinages populaires à Bagdad », RMM, vol. 6, déc. 1908, pp. 640-652 (647). 120 Destremeau ; Moncelon, Louis Massignon, op. cit., p. 49.
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sujet, des quatre coins du monde. Aussi, je me demande s’il y a à Damas des documents d’archive concernant al-Ḥallāj et je lui ai donc écrit de vous écrire et de solliciter votre aide de temps en temps. C’est quelqu’un qui possède d’excellentes manières bien qu’il soit encore jeune, et il a même dit que jusqu’au jour d’aujourd’hui, il est resté chaste, n’a jamais bu d’alcool, n’a jamais rien fait de défendu par la religion musulmane, qu’il déteste les chrétiens, leurs mœurs et leurs actions. Aussi, s’il vous écrit, merci de lui répondre121. Jamāl al-Dīn al-Qāsimī, sur qui la famille al-Ālūsī exerça une profonde influence, est alors l’un des réformateurs les plus importants en Syrie. Dans Dalāʾil al-tawḥīd, le Shaykh damascène présente une vue complexe du taṣawwuf : si d’une part il critique certaines innovations répréhensibles (bidʿa) au sein de la pratique ṣūfie, d’autre part, il loue la sobriété des pratiques et enseignements des premiers ṣūfis. Gagné à l’idée de réformer le taṣawwuf, il défend le concept d’unité d’essence (waḥdat al-wujūd) d’Ibn ʿArabī, ce qui le place en désaccord avec Ibn Taymiyya, tout en étant convaincu de la nécessité de revivifier les tendances générales de la pensée du Shaykh al-Islām en s’efforçant de les fondre en une vue plus positive du taṣawwuf. Il fréquente un temps la ṭarīqa Naqshbandiyya et étudie avec Muḥammad al-Khānī (m. 1319/1901). Il abandonne ensuite cette voie mais le taṣawwuf occupera toujours une place centrale dans son programme de réforme. Sa défense d’Ibn ʿArabī s’inspire possiblement de la vision d’Abū al-Thanāʾ al-Ālūsī et de celle de Nuʿmān al-Ālūsī122. Grâce à la recommandation de Maḥmūd Shukrī, Massignon peut interroger le Shaykh al-Qāsimī au sujet de certains manuscrits à Damas. Il lui écrit le 8 mars 1912 : Voici que j’ai reçu de Bagdad la permission de vous adresser cette lettre que votre grandeur reçoit à présent. Cette permission me vient de notre très respecté professeur Maḥmūd Shukrī al-Ālūsī, qui est notre garant et la raison du courrier que nous vous adressons, tentative de notre pauvre personne au sujet de l’histoire de l’islām […].
121 Muḥammad b. Nāṣir al-ʿAjamī, Al-rasāʾil al-mutabādala bayna Jamāl al-Dīn al-Qāsimī wa Maḥmūd Shukrī al-Alūsī [Correspondance échangée entre Jamāl al-Dīn al-Qāsimī et Maḥmūd Shukrī al-Ālūsī], Dār al-Bashāʿir al-Islāmiyya, Beyrouth, 1422/2001, p. 170 (tr.). 122 Sirry, « Jamâl al-Dîn al-Qâsimî », op. cit., pp. 76-81.
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Lorsque j’ai entrepris de rassembler tout d’abord les fatwās émises par des ʿulamāʾ de l’islām lors de son procès et de son jugement à l’unanimité de la umma et lorsque je les ai classées en trois sections : L’acceptation (justification avec excuses ou canonisation) L’abstention Le rejet (l’excommunication) Et voici les noms des ʿulamāʾ qui ont approuvé la fatwā : al-Bāqilānī (le mālikite) — Ibn ʿAqīl (le ḥanbalite) — (puis il s’est repenti de cette opinion et a changé d’avis) — Ghazālī (le shāfiʿite) — Yūsuf al-Hamadhānī (le shāfiʿite) — Ibn ʿArabī (le ẓāhirite) — ʿIzz al-Dīn al-Maqdisī (le shāfiʿite) — al-Shaʿarānī — ʿAbd al-Raḥīm (le ḥanafite) — al-Nābulusī (le ḥanafīte)123. Le savant français cherche ensuite à savoir ce que le Shaykh al-Islām a écrit au sujet d’al-Ḥallāj124. On peut supposer que Massignon eut avec le Shaykh al-Qāsimī plusieurs discussions au sujet d’al-Ḥallāj et d’Ibn Taymiyya. Par ailleurs, un texte du fils de Jamāl al-Dīn, Ẓāfir al-Qāsimī (1913-1984), témoigne de la proximité de Massignon avec la famille al-Qāsīmī : « J’ai grandi dans une famille dans laquelle, depuis ma plus tendre enfance, j’ai entendu dire qu’il existait quelque part dans le monde un homme français, qui aimait l’islām et les arabes, et qui s’était spécialisé dans le taṣawwuf musulman et dont le nom était Massignon »125. Les éléments présentés au sujet des familles al-Ālūsī et al-Qāsimī montrent que l’intérêt de ces intellectuels pour la pensée réformiste salafie n’était pas exclusive d’une réelle connaissance du taṣawwuf. Massignon, qui entre en dialogue avec ces intellectuels, sera lui-même amené dans la Passion, à présenter une vision nuancée de la réception d’al-Ḥallāj par les auteurs musulmans de diverses sensibilités ou écoles au fil des siècles. Au sein du lectorat francophone, avant Massignon, on croyait le taṣawwuf greffé sur l’islām comme sur un corps étranger, en conflit avec la loi islamique, au ban de l’orthodoxie et on croyait que les traditionalistes, ahl al-Ḥadīth, lui étaient hostiles. Massignon a montré que loin d’être étranger à l’islām, le taṣawwuf était issu de ce corps le 123 Lettre de Louis Massignon à Jamāl al-Dīn al-Qāsimī, du 08/III/1912, citée par : al-ʿAjamī, Al-rasāʾil al-mutabādala, op. cit., p. 202. 124 Il écrit que d’après Maḥmūd Shukrī al-Ālūsī, Ibn Taymiyya a rédigé un livre en réponse au cas d’al-Ḥallāj et qu’une copie de cet ouvrage serait conservée dans la bibliothèque Dār al-Ḥadīth al-Nawawiyya à Damas. D’après : ibid., p. 202. 125 Ẓ. al-Qāsimī, « Louis Massignon (1883-1962), « Dhikrayāt wa aqwāl fihī » [Souvenirs et notes à son sujet], Majallat al-Majmaʿ al-ʿIlmī al-ʿArabiyya-Dimashq [Journal de l’Académie Arabe — Damas], vol. 1, no 38, 1923, pp. 160-166 (160), (tr.).
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plus intimement islamique, appelé ahl al-Ḥadīth. « Ainsi, la majorité écrasante de l’école hanbalite était favorable à Ḥallāj, préservait sa tradition, et cultivait sa mémoire à travers le temps », écrit Georges Makdisi (1920-2002), soulignant ici l’un des apports de l’œuvre de Massignon126. On comprend ici l’importance de ces rencontres et de ces échanges avec ces savants iraquiens et syriens et leur possible influence sur sa vision du taṣawwuf et ses recherches ḥallājiennes. 5
Louis Massignon et l’Égypte
5.1 Engagement associatif et spirituel Après avoir présenté les liens tissés par Massignon avec certains lettrés d’Iraq et de Syrie, il sera question à présent de son expérience en Égypte, de ses activités d’enseignant, d’académicien, d’artisan du dialogue et de ses liens avec la société docte égyptienne. Aux yeux de Massignon, le Caire est le centre de la renaissance arabe, au plan philosophique notamment. Après la révolution des Jeunes Turcs (1908), les milieux intellectuels et culturels égyptiens connaissent une effervescence spectaculaire. Ces courants émergents, cette ébullition de la pensée, passionnent l’islamologue qui passe chaque hiver au Caire127. Certains aspects de la vie égyptienne de Massignon ayant déjà été richement documentés, telle la fondation de la Badaliyya ou celle de l’Institut Dominicain d’Études Orientales, nous ne les évoquerons pas ici128. Mentionnons ici simplement la participation de l’islamologue aux activités de Dar el-Salam, une « maison de la paix » vouée à favoriser le dialogue entre les cultures d’Orient et d’Occident. Les conférences y portent parfois sur la mystique, notamment lorsque la parole est donnée à Louis Gardet ou à Serge Laugier de Beaurecueil (1917-2005). Par ailleurs, Massignon est membre de l’association des Ikhwān al-ṣafāʾ qui encourage la réflexion conjointe de chrétiens et de musulmans
126 G. Makdisi, « Soufisme et hanbalisme dans l’œuvre de Massignon », in Centenaire de Louis Massignon, Le Caire, Imp. Université du Caire, 1984, pp. 79-86 (80, 84). 127 L. Massignon, Rapport. Mission d’études sur le mouvement des idées philosophiques dans les pays de langue arabe, 4/VI/1913, pp. 1-14 (2-3) [dactylographié] ; Méténier, « Massignon et l’Égypte », op. cit., p. 156 ; A. Badawī, « Louis Massignon : ḥayātuhu wa abḥāthuhu », fī Dhikrā Louis Massignon, Le Caire, Dar el-Salam, 1963, pp. 9-21 (14). 128 M. Borrmans ; F. Jacquin, Badaliya au nom de l’autre, 1947-1962, Paris, Éd. du Cerf, 2011 ; Keryell, L’hospitalité sacrée, op. cit. ; Avon, Les Frères prêcheurs en Orient, op. cit. ; J. Levrat, Une expérience de dialogue : les centres d’étude chrétiens en monde musulman. ChristlichIslamisches Schrifttum Studien, no 9, Altenberge, Verlag für Christlich-Islamisches Schrifttum, 1987.
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sur diverses questions philosophiques129. Il y rencontre plusieurs spécialistes éminents, tel ʿUthmān Yaḥyā, au contact desquels sa réflexion sur le taṣawwuf s’enrichit et s’approfondit. Rappelons enfin que l’Égypte fut pour lui une Terre sacrée : une terre sur laquelle il fut ordonné prêtre dans le rite melkite-catholique, par Mgr Pierre Kamel Medawar (1887-1985), le 28 janvier 1950 en l’église Notre Dame de la Paix, au Caire, à l’âge de 67 ans130. 5.2 Louis Massignon et les universités du Caire Dans quelle mesure cette expérience égyptienne, ces amitiés, ont-elles façonné et nourri sa vision de la dimension mystique de l’islām ? Au Caire, Massignon se lie d’amitié avec Ṭaha Salīm al-Bishrī, fils de Salīm al-Bishrī (1832-1916), recteur de l’Université al-Azhar, qui l’autorise à suivre des cours de logique (manṭīq) et à revêtir la ʿabāyya de cette Université, privilège qui n’avait été accordé jusqu’alors qu’à Goldziher. En 1910, il assiste à un cours de logique donné par le Shaykh Dassūqī131. Par ailleurs, il se lie d’amitié avec le frère de Rashīd Riḍā, Ḥusayn Wasfī Riḍā, qui sera assassiné au nord de Beyrouth, à Tripoli, en janvier 1912 dans des conditions mystérieuses. Le savant lui dédiera La Passion132. Enfin, Massignon inspira Abū al-Wafā al-Taftāzānī (1930-1994), grand spécialiste de la mystique musulmane, qui assista en 1945 à un cours du savant français à l’Université égyptienne : ce cours portait sur Ibn Sabʿīn al-Mursī (m. 669/1271), figure à laquelle il allait choisir de consacrer sa thèse doctorale133. 5.3 Le « cours d’histoire des termes philosophiques arabes » En 1912-1913, Massignon est pressé par le prince Aḥmad Fūʾad (1868-1936), de donner 40 conférences en arabe sur l’histoire des Doctrines philosophiques
129 Association fondée en 1941, Louis Massignon en devient membre en 1944. Elle porte le même nom que l’association d’encyclopédistes de Baṣra de l’époque abbasside, appelée Ikhwān al-ṣafāʾ wa khullān al-wafāʾ (Les frères en pureté et les amants de la loyauté). G. Anawati, « Pour l’histoire du dialogue islamo-chrétien en Égypte : l’association des frères sincères (Ikhwān al-ṣafāʾ) 1941-1953 », MIDEO, no 14, 1980, pp. 385-395 (385, 387) ; Méténier, « Massignon et l’Égypte », op. cit., p. 166. 130 Méténier, « Massignon et l’Égypte », op. cit., p. 167 ; Ollivry, « 50 ans après Vatican II », op. cit., p. 200. 131 Massignon, Rapport. Mission d’études sur le mouvement des idées, op. cit., pp. 4, 10. 132 Méténier, « Massignon et l’Égypte », op. cit., pp. 157-158. 133 Abū al-Wafā al-Taftāzānī, « Massignon wa dirāsat al-taṣawwuf [Massignon et l’étude du soufisme] », fī Al-Dhikrā al-miʾawīyya li-mīlād al-mustashriq al-faransī al-ustādh Louis Massignon, Le Caire, Maṭbaʿat Jāmiʿat al-Qāhira, 1984, pp. 71-77 (71-72) ; Méténier, « Massignon et l’Égypte », op. cit., p. 165.
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à l’Université Égyptienne134. Parmi ses étudiants, formés pour certains dans les écoles du gouvernement et pour d’autres à al-Azhar, figurent notamment Maḥmūd al-Khuḍayrī (1905-1961), qui traduira Descartes en arabe, Aḥmad Ḍayf (1880-1945), futur directeur de Dār al-Kutub, la bibliothèque nationale égyptienne, Manṣūr Fahmī (1886-1959), futur doyen de la Faculté des Lettres de l’Université du Caire, Taha Hussein, futur « Doyen des lettres arabes », et le Shaykh Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq (1885-1947), dont il sera question plus loin135. Massignon tisse avec ses étudiants un lien amical et s’efforce de leur enseigner comment progresser ensemble dans la quête de la vérité136. L’amitié qui nait entre lui et Taha Hussein est exemplaire de la relation d’égalité que Massignon savait instaurer avec ses étudiants137. Le savant traite ces derniers comme des collègues, comme des esprits capables de penser par eux-mêmes : comme des philosophes. Son cours porte sur l’étude du lexique et de son évolution sémantique à travers le temps, étude qui permet au philosophe d’être attentif aux variations sémantiques d’un même terme chez des penseurs distincts : Depuis trop longtemps, les étudiants arabes, en apprenant des livres récités par cœur, se sont accoutumés à accepter a priori, sous le nom de philosophie, — de grossières juxtapositions des thèses les plus contradictoires, des définitions les plus opposées ; combinant par exemple, en métaphysique, l’atomisme d’al Ashʿari, le monisme mystique d’Ibn ʿArabī avec la simple ascèse traditionnaliste d’Ibn Taymiyah. Ceci a lutté contre cela, ceci est resté, depuis, l’antithèse logique de cela. — Et il serait temps qu’on le comprenne, et qu’on cesse d’enseigner un syncrétisme aussi 134 En effet, suite à l’invasion italienne de la Libye, la présence des orientalistes italiens qui enseignaient à l’Université égyptienne était devenue gênante et I. Goldziher et C. Snouk Hurgronje avaient décliné cette invitation. Méténier, « Massignon et l’Égypte », op. cit., p. 158 ; Badawī, « Louis Massignon : ḥayātuhu », op. cit., p. 14. Cette invitation intervient à un moment où Massignon hésitait à rejoindre Charles de Foucauld dans son ermitage : elle l’aidera à effectuer un choix difficile ; Massignon, Muḥāḍarāt fī tārīkh al-iṣṭilāḥāt al-falsafiyya al-ʿarabiyya (25/XI1912-24/IV/1913), bi-qalam I. Madkour, haqqaqatuhu Z.M. el-Khodeiri, Le Caire, IFAO, 1983. 135 Massignon, Rapport. Mission d’études sur le mouvement des idées, op. cit., p. 4 ; Méténier, « Massignon et l’Égypte », op. cit., p. 159. Massignon se sent proche des azharites, car ils avaient appris à raisonner dans leur langue maternelle, en arabe : il estimait que c’était de leurs rangs que les futurs écrivains et philosophes étaient susceptibles d’émerger. Voir : A. Mahmoudi, Ṭāhā Ḥusain’s Education. From the Azhar to the Sorbonne, Richmond (GB), Curzon Press, 1998, p. 137. 136 Mahmoudi, Ṭāhā Ḥusain’s Education, op. cit., p. 136. 137 Ce dont témoignera par ailleurs M. Arkoun. Voir : Arkoun, « Ma rencontre avec Massignon », op. cit., p. 53.
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incohérent, — sous le couvert de la tradition ; il serait temps, pour les étudiants, d’apprendre à peser les termes de ces thèses divergentes, — à en comparer la structure et la coordination, — à en établir les rapports et les conséquences, — même lorsque toutes leur offrent la garantie et l’autorité de noms illustres. Dût cela les mener à choisir enfin pour l’usage de leur raison, une seule d’entre toutes les définitions contradictoires qui en ont été proposées. Dût cela les contraindre à ne plus « faire dire » simultanément à un seul et même mot tous les sens opposés qu’on a pu lui attribuer à travers les âges et les systèmes138. Ces conférences centrées sur l’étude du lexique, qu’il donne alors qu’il est en pleine rédaction doctorale, lui permettent d’approfondir sa réflexion sur la terminologie. Il explore une idée largement présente dans l’Essai et dans la Passion, texte dans lequel il écrit : « Il est inutile de scruter les œuvres des mystiques musulmans si l’on n’étudie pas de très près le mécanisme de la grammaire arabe, lexicographie, morphologie, syntaxe »139. Attentif aux termes, il prend soin de recenser les termes employés par chaque auteur dans la description des états spirituels, il étudie les racines et les dérivations de ces termes, compare leur emploi et leur interprétation chez différents auteurs. À la faveur de cette étude des termes, il parvient à remonter à leur racine coranique. Il a également montré la nécessité de trouver le sens « littéral » précis de chaque terme utilisé avant de s’attaquer au problème de la signification du texte lui-même dans son ensemble. D’après Waardenburg, c’est à Massignon que l’on doit la première application de cette technique de manière cohérente dans l’étude des textes religieux islamiques140. Pour conclure, on peut penser que ces leçons données à l’Université égyptienne ont également été une leçon reçue : avec ses étudiants, le savant put réfléchir aux questions qui se posaient dans ses recherches doctorales et approfondir l’exploration du lexique des premiers mystiques musulmans. 5.4 Louis Massignon et l’Académie de langue arabe du Caire En 1934, Massignon est élu au sein de l’Académie de Langue Arabe du Caire. Il prend ce travail très à cœur et participe assidûment aux activités de l’institution141. Il y mène un combat « pour la pureté de l’arabe classique, et la 138 Massignon, Rapport, Mission d’études sur le mouvement des idées, op. cit., pp. 5, 14. 139 Massignon, Passion (1922), II, p. 571. 140 Waardenburg « Louis Massignon (1883-1962) As a Student of Islam », op. cit., p. 320. 141 I. Madkour, « Louis Massignon al-majmūʿī », fī Al-Dhikrā al-miʾawīyya li-mīlād al-mustashriq al-faransī al-ustādh Louis Massignon, Le Caire, Maṭbaʿat Jāmiʿat al-Qāhira, 1984, pp. 35-38 (35) ; Hamzaoui, L’académie de Langue Arabe du Caire, op. cit., pp. 101, 105. Les textes et
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purification de la pédagogie arabe contre la contamination des techniques aryennes »142. Soucieux du devenir de la langue arabe, il partage avec la communauté arabophone une même conscience de l’histoire et de l’avenir. Il s’oppose vivement à la latinisation de la langue à un moment où Mustafa Kemal (1881-1938) prescrit l’abandon des caractères ottomans au profit de l’alphabet latin143. Il estime que la beauté de la langue arabe naît de la vocalisation qui donne à la phrase son intonation, son intention et qu’il ne faut pas s’évertuer à ramener de force l’arabe littéral « à nos règles d’appréciation indo-européennes, ni déformer sa grammaire selon le type de nos grammaires occidentales »144. Selon Edouard Méténier, Massignon croyait que la langue arabe, langue du Coran, « ne pourrait être dénaturée sans qu’atteinte soit portée à l’essence même de l’islam »145. Il estimait que « la grammaire arabe a été dominée dans sa formation par la considération d’un livre révélé : le Qorʾân ». Dans ce livre saint, écrit-il dans la Passion, Dieu restitue aux mots arabes, si souvent métamorphosés par la fantaisie des poètes païens, leur caractère, un scel, une consécration : le nom coranique, ism, confère simultanément à la chose : sa réalité, selon la science divine, — son existence objective (kawn) dans la création, — et son cours légal (ḥokm) parmi nous146. Il écrit encore que la psalmodie du Coran est susceptible d’unir l’homme à Dieu : par là-même que Dieu a donné à l’homme le langage, et s’en est servi pour lui communiquer certains de ses commandements, — par là-même que le Qorʾân subsiste, attestant, à chaque musulman, la réalité de cette
les allocutions de Massignon académicien sont référencés par : Y. Moubarac, Pentalogie islamo-chrétienne, Beyrouth, Éd. du Cénacle libanais, 1972, vol. I, pp. 83-85 ; Massignon, « Les six premières sessions de l’Académie Royale de Langue Arabe du Caire », Revue d’Études Islamiques, no 14, 1941-1946, pp. 145-169. 142 Massignon, « Lettre-dédicace de Louis Massignon à William Marçais », op. cit., pp. VII-VIII. 143 Madkour, « Louis Massignon al-majmūʿī », op. cit., p. 36. 144 Massignon, « Comment ramener à une base commune l’étude textuelle de deux cultures : l’arabe et la gréco-latine ? », EM II, pp. 202-217 (203) ; Massignon, « La syntaxe intérieure des langues sémitiques et le mode de recueillement qu’elles inspirent », EM II, pp. 236-245 (240). 145 Méténier, « Massignon et l’Égypte », op. cit., p. 164. 146 Massignon, Passion (1922), II, p. 572.
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communication, il y a, en Islam, un rudiment de culte susceptible d’unir l’homme à Dieu : une psalmodie ; la récitation du Qorʾân147. À ses yeux, l’arabe est la langue sémitique ayant le mieux préservé son consonnantisme. Il souligne l’importance du rôle joué par la vocalisation dans la clarification des significations et dans l’obtention de significations précises et actuelles148. Dans « Soyons des sémites spirituels » (1949), il écrit : l’outil de démonstration sémitique n’est pas le syllogisme aryen, mais la dialectique d’autorité, qui introduit le miracle ou le dogme, non comme une définition idéale, mais comme un « argument frappant », au moyen de l’istithnâʾ (« exception »), particulière affirmative qui transcende l’universelle négative ; ex. : « pas de dieu, excepté Dieu ». Tout le choix individuel de l’intention entre les deux sens extrêmes, pur ou impur, de la racine ambivalente, se marque par l’intonation vocale qui vocalise, donne la vie spirituelle, le sang vital, au squelette consonantique trilitère de la racine149. Nombreux sont les textes dans lesquels Massignon souligne la particularité de la langue arabe, « langue de justice » propre à dire la transcendance. Elle est à ses yeux la langue : du second et Dernier Avènement, une espèce de dureté judiciaire, aveu de la transcendance, et d’une certaine limite finale ; qui aboutit tout de même à un témoignage exaucé, extrêmement profond, qui est inscrit aux larmes d’Agar, qui sont les premières larmes dans la Bible ; qui nous amènent à la vision150. Le Coran, premier livre en prose de l’islām, a marqué cette religion d’une marque liturgique. Pour l’islamologue, la langue arabe a joué un rôle original dans l’histoire du langage humain, « un rôle de condensation et de durcissement dans l’abstraction, dû à l’originalité grammaticale du sémitique poussée ici à son apogée »151. La profession de l’islām est pour lui « cette calcination littérale de la révélation monothéiste abrahamique passée au feu du jugement 147 Ibid., II, p. 504. 148 Madkour, « Louis Massignon al-majmūʿī », op. cit., p. 37. 149 Massignon, « Soyons des sémites spirituels » [1949], EM I, pp. 39-47 (42). 150 Massignon, « La syntaxe intérieure », op. cit., p. 244. 151 Massignon, « Comment ramener à une base commune », op. cit., p. 203.
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annoncé par le Qurʾân a encore accentué ces traits caractéristiques de l’arabe, langue de culture analytique et atomistique, scientifique, nominaliste et détribalisante »152. Enfin, la langue arabe est selon lui une langue à même d’exprimer fidèlement les états d’âmes mystiques : Alors que la présentation aryenne de l’idée, est périphrastique, l’ordre des mots est didactique, hiérarchisé en amples périodes grâce à des conjonctions graduées aux contours instables et nuancés, aux finales modifiables, aptes aux appositions et combinaisons ; la présentation sémitique de l’idée est gnomique, recourt à des mots rigides, aux racines immuables et toujours perceptibles, n’admettant que peu de modalisations, toutes internes et abstraites, les temps verbaux sont absolus, « théocentriques », ne concernent que l’action, affirment la transcendance et l’imminence de l’Agent unique. Enfin l’ordre des mots est « lyrique », morcelé en formules saccadées condensées, autonomes153. De là provient, selon Massignon, le malentendu pour ceux qui ne savent pas goûter la concision puissante et explosive des langues sémitiques et les disent impropres à la mystique. À ses yeux, les langues sémitiques sont les langues de la Révélation du Dieu transcendant, celles des Prophètes et des Psaumes — texte hautement mystique. Pour lui, la Fātiḥa est un psaume, les munājāt des premiers ṣūfis sont également des psaumes. Il estime que l’arabe est une langue propre à l’expression mystique, propre à exprimer la transcendance, à traduire le lien qui se tisse entre l’homme et Dieu. L’une des caractéristiques de sa vision de la mystique musulmane tient en ce qu’il est convaincu de l’originalité de la langue arabe, de sa valeur religieuse, de son aptitude à dire Le Très Haut, la transcendance, la Révélation, à exprimer avec fidélité et justesse les états mystiques. L’islamologue aime à « goûter » les textes mystiques en langue arabe : il sent qu’en cette langue certaines choses peuvent être dites, que d’autres langues n’expriment qu’imparfaitement. L’engagement de Massignon pour la défense de la langue arabe, pour la défense de la spécificité d’une langue qu’il juge à même d’exprimer les états mystiques et la transcendance divine, peut être illustré à la fois par les nombreux textes dans lesquels il a « défendu » l’originalité de la langue arabe et à la fois par son engagement en qualité de membre de l’Académie de langue arabe du Caire.
152 Ibid., p. 204. 153 Massignon, Essai (1954), pp. 66-67.
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Ainsi, on peut affirmer que l’expérience égyptienne de ce savant, ainsi que ses conférences à l’Université Fūʾād, sa participation à l’Académie, ses rencontres avec les intellectuels égyptiens, lui ont permis d’approfondir et de nourrir sa réflexion sur la langue arabe et sa terminologie arabe dans le domaine de la philosophie et du taṣawwuf. 5.5 Louis Massignon et Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq Le Shaykh Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq fut l’un des initiateurs de la renaissance des études islamiques en Égypte, en particulier dans le domaine de la philosophie. Au cours de ses études à al-Azhar, il fait la connaissance du Shaykh Muḥammad ʿAbduh (1849-1905) et est conquis par son idéal de réforme. Il traduit au français sa Risālat al-Tawḥīd (Traité de l’Unité divine)154. En France, il assiste aux cours d’Émile Durkheim à Paris et à ceux d’Édouard Lambert (1866-1947) à Lyon et consacre sa thèse à l’Imām al-Shāfiʿī. De retour en Égypte, il enseigne la philosophie avant d’être nommé recteur de l’Université al-Azhar, poste qu’il occupa jusqu’à sa mort, en 1947155. Dans son ouvrage Tamḥid lī taʾrīkh al-falsafa al-islāmiyya (Introduction à l’histoire de la philosophie musulmane), il s’interroge sur les relations entre la philosophie et les autres champs du savoir : Quant à moi, j’estime que si le kalām (c.-à-d. la théologie dogmatique) et la mystique sont dans un tel rapport avec la philosophie musulmane qu’on est en droit de considérer cette appellation comme les englobant, alors la méthodologie du droit (ʿilm uṣūl al-fiqh) appelée encore la science des jugements juridiques (ʿilm uṣūl al-aḥkām) présente des rapports non négligeables avec cette philosophie156. Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq en un sens réhabilite diverses disciplines, dont le taṣawwuf, au sein de la philosophie musulmane, suggérant que les écoles mystiques soufies étaient intrinsèquement rationnelles et qu’elles n’étaient 154 G. Anawati ; M. Borrmans, « Le cheikh Muṣṭafa ʿAbd al-Rāziq et son école », in Tendances et courants de l’Islam arabe contemporain, München, Kaiser Verlag, 1982, I, pp. 30-35 (31) ; Ibrāhīm Zakī Khurshīd, « Muqaddima », fī Al-taṣawwuf, L. Massignon, M. ʿAbd al-Rāziq, Beyrouth, Dār al-Kitāb al-Lubnānī, 1984, pp. 7-24 (20) ; M. Abduh (au.) ; ʿAbd al-Rāziq Muṣṭafá (trad.) ; Bernard Michel (trad.), Rissalat al-Tawhid : Exposé de la religion musulmane, Paris, P.Geuthner, 1925. 155 Anawati ; Borrmans, « Le cheikh Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq et son école », p. 31 ; T. Hussein, « Muqaddima », fī Min Athār Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq, Dār al-Maʿārif bi-Miṣr, 1957, ن �ز pp. -� ()ط. 156 Anawati ; Borrmans, « Le cheikh Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq et son école », op. cit., p. 32.
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nullement opposées à la science ni à la rationalité. En affirmant que le taṣawwuf islāmī est compatible avec la raison, le philosophe égyptien réhabilite cette discipline parmi les autres champs du savoir157. La relation entre Massignon et le philosophe égyptien débute en 1912, lorsque Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq assiste à l’Université Égyptienne au cours d’histoire des termes philosophiques arabes donné par l’orientaliste français. Ce dernier évoque leur amitié : Je me souviens du sourire plein d’amitiés avec lequel il m’avait promis d’aller ensemble à Behnesa, lieu d’origine de sa famille, cité fameuse dans les fastes de la conquête musulmane de l’Égypte. J’y suis allé seul, visitant seul les tombeaux de sa famille, à l’ouest de leur demeure patriarcale de Beni-Mazar, à l’orée du désert. Et, quelques mois plus tard, j’allais pour le « taʾbîn », à sa jolie résidence cairote de Menchiyet el-Bekri, et chez son frère de prédilection, Ali Abdal Râzek158. L’histoire de la version arabe de l’Encyclopédie de l’Islam (EI) illustre la proximité intellectuelle des deux hommes. Ainsi, l’article « taṣawwuf » de la Dāʾirat al-maʿārif al-islāmiyya, la version arabe de l’EI, se compose de deux textes : le premier est la traduction arabe de l’article composé par Massignon pour l’ EI1 ; le second, signé Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq, vient compléter l’article de Massignon159. En 1931, ʿAbd al-Rāziq fonde au Caire la revue mensuelle Al-Maʿrifa, et mentionne les travaux de Massignon à plusieurs reprises160. Ces éléments indiquent que les deux hommes étaient proches intellectuellement et l’on peut supposer que leurs échanges furent pour Massignon source d’enrichissement.
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157 O. Leaman, The Biographical Encyclopedia of Islamic Philosophy, London, Bloomsbury Academic, 2015, p. 329 (tr.) ; Anawati ; Borrmans, « Le cheikh Muṣṭafā ʿAbd al-Rāziq et son école », op. cit., p. 33. 158 Massignon, « Mustafa Abdelrazek » [1947], in Opera Minora, L. Massignon ; éd. Y. Moubarac, Beyrouth, Dār al-Maʿaref, 1963, III, pp. 400-401 (400). 159 Massignon ; M. ʿAbd al-Rāziq, Al-Taṣawwuf, Beyrouth, Dār al-Kitāb al Lūbnānī, 1984 ; texte de Massignon pp. 25-50 ; texte de M. ʿAbd al-Razīq pp. 51-130. Extrait de Dāʾirat al-maʿarif al-islāmiyya [L’Encyclopédie de l’Islam], Le Caire, Dār al-Shaʿb, 1969. 160 En mai 1931 dans un article consacré à Rābiʿa al-ʿAdawiyya (m. 185/801), faisant notamment référence à L’Essai et en juin 1931, dans un article sur l’origine des mots « ṣūfī » et « mutaṣawwuf », en 1931 il cite alors le Recueil de textes inédits concernant l’histoire de la mystique en pays d’Islam. M. ʿAbd-al-Rāziq, « Rābiʿa al-ʿAdawiyya, baḥth taḥlīlī falsafī tārīkhī », Al-Maʿarifa, al-Qāhira, no 1, mai 1931, pp. 12-19 (13) ; « Nashʿat kalimat ṣūfī wa mutaṣawwuf wa uṣulihimā », Al-Maʿarifa, no 2, Al-Qāhira, juin 1931, pp. 149-152 (150).
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Au cours de cette expérience égyptienne, quels éléments marquèrent l’orientation du regard du savant sur son champ d’étude ? Ces activités en faveur du dialogue islamo-chrétien et ces échanges intellectuels ont possiblement influencé son regard sur l’islām et son approche des textes des mystiques musulmans. Sa réflexion sur la langue arabe en qualité d’académicien montre qu’il partage avec la communauté arabophone une même conscience de l’histoire passée et future : d’où une approche intériorisée des textes mystiques, une capacité à les goûter du dedans. Enfin, les liens qu’il tisse avec de grands savants montrent que loin de se cantonner à l’étroitesse d’un cabinet parisien, sa connaissance de la philosophie et de la mystique musulmanes s’enrichit sur un mode expérientiel au contact de penseurs musulmans, au fil de rencontres, d’échanges et de partages. 6
Louis Massignon et Ignác Goldziher
6.1 Ignác Goldziher (1850-1921) Après ce détour par l’Iraq, la Syrie et l’Égypte, il sera question de l’Europe et plus particulièrement de celui qui est parfois considéré comme un père fondateur de l’islamologie : Ignác Goldziher161. En effet, en réfléchissant aujourd’hui à l’orientalisme en tant que système de connaissance, on ne peut aujourd’hui négliger ni Ignác Goldziher ni Edward Saïd, bien que la célébration implicite de l’un semble contredire l’autre162. Pour Céline Trautmann-Waller il convient de lire Goldziher comme un « humaniste » et de bien replacer son œuvre dans son contexte afin d’en saisir la modernité. Ce contexte est celui d’une philologie germanique fécondée par de nombreux apports européens, qui cherche à s’universaliser, à dépasser le paradigme gréco-latin en s’élargissant en une vaste histoire culturelle de l’humanité et en intégrant notamment les acquis de domaines comme la science du judaïsme163. Goldziher naît en 1850 en Hongrie. Massignon est de trente-trois ans son cadet. Après avoir été instruit dans les sciences religieuses judaïques, il étudie 161 Notamment par D.B. Macdonald qui affirme qu’I. Goldziher est « un père pour nous tous qui étudions l’islam ». Macdonald, « Recension de : Le Dogme et la Loi de l’Islam by Goldziher (1920) », p. 64 (tr.). 162 D’après C. Trautmann-Waller qui fait référence à Hamid Dabashi : Trautmann-Waller, « Introduction », op. cit., p. 16. Voir : H. Dabashi, Post-orientalism, Knowledge and Power in Time of Terror, New Brunswick, NJ, Transactions Publishers, 2009. 163 C. Trautmann-Waller, « Histoire Culturelle, religions et modernité ou : y a-t-il une « méthode » Goldziher ? », in Ignác Goldziher : un autre orientalisme ? Paris, Geuthner, 2011, pp. 115-138 (116).
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le persan et le turc, avant de gagner l’Allemagne où il étudie la philologie et la philosophie arabes. Précoce, il soutient dès l’âge de vingt ans sa thèse doctorale, consacrée à Tanchūm Jerūshalmī (auteur médiéval d’un commentaire arabe de la Bible), sous la direction de Heinrich Leberecht Fleischer (1801-1888)164. Dans l’attente d’un poste universitaire, il est envoyé en mission en Orient et se rend à Constantinople, Beyrouth, Damas, Jérusalem et au Caire. On peut lire dans son Tagebuch (Journal) qu’il préféra le contact avec les habitants à la recherche de manuscrits165. À son tour, quelques années plus tard, Massignon dira lui aussi s’intéresser davantage à l’expérience du terrain et à la tradition orale qu’au travail de cabinet : on peut donc se demander jusqu’à quel point Goldziher a pu être un modèle pour le jeune Louis … Ce dernier a-t-il désiré réaliser un voyage comparable à celui du maître hongrois ? ou bien ce goût du « réel-oriental » était-il dans l’air du temps ? Autre point commun entre les deux hommes : leurs études azhariennes. Si Massignon fut le second européen non-musulman autorisé porter la ʿabāyya d’al-Azhar, Goldziher fut le premier. Au cours de l’hiver 1873-1874, rapporte Nora Lafi, le savant hongrois se présente au sein de l’Université ennéacentenaire et rencontre le Muftī al-ʿAbbāsī al-Mahdī (1827-1897). Il se trouve que ce dernier était lui-même fils d’un rabbin converti et qu’il se montra sensible à la quête existentielle de Goldziher autant qu’à sa recherche de connaissance. Suite à cette rencontre, Goldziher fut autorisé à étudier à al-Azhar166. La lecture du Tagebuch révèle que le jeune étudiant hongrois (tout comme plus tard, Massignon), aime à se fondre dans l’âme musulmane au point d’en venir à se « déguiser » en Arabe-musulman. Les deux jeunes hommes, à quelques décennies d’intervalle, jouent avec cette frontière identitaire, fluide et poreuse. Goldziher, écrit Nora Lafi, est « fasciné par la dimension religieuse de la prière musulmane, au point de se travestir pour y participer avec les autres étudiants »167. Parmi les textes publiés par Goldziher, citons son étude sur les zāhirites (1884)168, Die Muhammedische Studien (1889-90), Die Vorlesungen über den 164 H.L. Fleischer avait été le maître de H. Derenbourg, un professeur qui marqua durablement Massignon. Précisons que Derenbourg et Goldziher ont entretenu une correspondance régulière qui nous est connue en partie. Voir : Messaoudi, « Ignác Goldziher en France », op. cit., p. 186 ; Massignon, « In Memoriam Ignace Goldziher … », op. cit., p. VI. 165 Goldziher, Tagebuch, éd. A. Scheiber, Brill, Leiden, 1978, p. 57. 166 N. Lafi, « Goldziher vu d’Al-Azhar : ʿAbd al-Jalīl Shalabī et la critique de l’orientalisme européen », in Ignác Goldziher : un autre orientalisme ? éd. C. Trautmann-Waller, Paris, Geuthner, 2011, pp. 251-252. 167 Ibid., p. 252. 168 I. Goldziher, Die Zâhiriten. Ihr Lehrsystem und ihre Geschichte [Les Zâhirites. Leur doctrine et leur histoire], Leipzig, Schulze, 1884.
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Islam (1910) — que Massignon considère comme notre « premier manuel d’islamologie » — et enfin Die Richtungen der islamischen Koranauslegung (1920)169. L’importance de ces œuvres amène Massignon à considérer son maître hongrois comme « un historien des religions, un Islamforscher, un islamologue ». Il le qualifie de « Maître incontesté des études islamiques » et estime que son influence s’est fait ressentir sur l’ensemble du champ des études islamiques en Europe170. Mais quelle fut précisément l’influence du maître de Budapest sur la pensée du savant français ? 6.2 Massignon-Goldziher : quels échanges ? L’abondance de leurs échanges épistolaires contraste avec la rareté de leurs rencontres171. De quelle nature furent leurs relations ? Lors d’une conférence prononcée en 1957, Massignon qualifie Goldziher de « premier maître » : « Et c’est Goldziher qui m’a dit : Vous êtes dans la bonne voie ; c’est moi-même qui corrigerai les épreuves de vos livres. Il était au summum de la science internationale ; et moi j’étais un débutant. Je peux donc l’appeler un maître »172. Les deux hommes firent connaissance à Copenhague en 1908. Par la suite, Goldziher ne cessera d’encourager Massignon à approfondir son étude d’al-Ḥallāj. En 1911, il écrit à Massignon qu’il brûle de connaître les résultats de ses recherches sur plusieurs questions du ṣūfisme. Il ne manque pas de féliciter Massignon à l’occasion de ses diverses publications et publie une recension élogieuse du Kitāb al-Ṭawāsīn d’al-Ḥallāj, saluant la parution d’un texte qui permet un progrès dans la connaissance de la nature et du développement du ṣūfisme173. Après avoir pris connaissance de ce compte-rendu, Massignon se dit très touché qu’un maître comme Goldziher « se donne la peine de comprendre avec autant de sympathie toutes les intentions contenues dans un livre aussi embrouillé, de les exposer avec autant d’amitiés »174. En janvier 1914, une fois sa thèse déposée en Sorbonne, Massignon exprime sa profonde gratitude à 169 Die Richtungen der islamischen Koranauslegung [Les tendances de l’exégèse coranique en islām], Leiden, Brill, 1920. 170 Massignon, « In Memoriam Ignace Goldziher », op. cit., pp. V, XIII-XV. 171 114 lettres échangées par Massignon et Goldziher sont conservées à la BNF (FLM) et à l’Académie des sciences de Budapest. Voir : F. Angelier, « Louis Massignon-Ignác Goldziher : influence intellectuelle et legs spirituel au travers d’une correspondance inédite (1909-1921) », in Ignác Goldziher : un autre orientalisme ? éd. C. Trautmann-Waller, Paris, Geuthner, 2011, pp. 195-212 (198-199). 172 Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », op. cit., p. 17. 173 I. Goldziher, « Recension de : Al-Husejn b. Mansur al-Hallag », Der Islam, vol. 4, 1913, pp. 165-169 (165, 166, 168). 174 Lettre de Louis Massignon à Carl Heinrich Becker, du 25/V/1913, citée par : Angelier, « Louis Massignon-Ignác Goldziher », op. cit., p. 204.
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l’endroit du maître qui l’encouragea dans sa découverte d’al-Ḥallāj et dans son exploration de la période formative de la mystique musulmane175. La première guerre mondiale dresse entre les deux hommes un mur de silence. Ils doivent passer par l’intermédiaire de Snouck Hurgronje afin de pouvoir échanger176. En 1920, lorsque paraissent, en français Le Dogme et la loi (traduction des Vorlesungen) et en allemand Die Richtungen der Islamischen Koranauslegung177, Massignon publie deux recensions élogieuses de ces œuvres de Goldziher. Signe de la proximité entre les deux hommes, c’est à Massignon que Goldziher demande, à la fin de sa vie, de l’aider au sujet du legs de sa bibliothèque. Le savant français choisit alors de donner ces livres à l’Université juive de Jérusalem plutôt qu’à l’École des Langues Orientales « pour que l’Université de Jérusalem, à travers les livres de Goldziher, aime la langue arabe »178. La correspondance entre les deux hommes révèle que Goldziher était convaincu de l’importance des découvertes de Massignon et qu’il ne cessa de l’encourager dans son étude de la période formative de la mystique musulmane et de l’œuvre ḥallājienne179. Le savant français admirait Goldziher et le respectait comme un maître. Il appréciait qu’il l’encourage sur des sentiers qu’il connaissait moins bien que lui, qu’il soit toujours humble et jamais dogmatique : « voici, m’écrivait-il, quelques suggestions ; pour y réfléchir : non pas impérativement »180. 6.3 Deux visions distinctes de la mystique musulmane 6.3.1 Deux approches parallèles Entre les deux œuvres de ces deux savants, les distinctions suivantes peuvent, à la suite de Waardenburg, être établies : tandis que Goldziher a mis en lumière le développement interne de l’islām à partir des sources de celui-ci, Massignon a présenté le développement de la mystique musulmane par rapport à ce qu’il considère comme sa source, le Coran, et son sommet : al-Ḥallāj. Tandis que Goldziher a travaillé sur le plan historique, Massignon a approfondi les 175 Angelier, « Louis Massignon-Ignác Goldziher », op. cit., p. 205. 176 Voir : lettre de Christiaan Snouck Hurgronje à Ignác Goldziher, du 01/IX/1917, citée par : P. Sj. van Koningsveld, The letters of C. Snouck Hurgronje to I. Goldziher, Budapest-Leiden, Rijksuniversiteit, 1985, p. 503 (tr.). 177 Massignon, « Recension de : Goldziher : Le Dogme et la loi de l’Islam (1920) », pp. 303-304 ; « Recension de : Goldziher, Die Richtungen der Islamischen Koranauslegung (1920) », p. 305. 178 Massignon, « Les maîtres qui ont guidé ma vie », op. cit., p. 16. 179 Lettre de Ignác Goldziher à Louis Massignon, du 28 /V/1913, citée par : Angelier, « Louis Massignon-Ignác Goldziher », op. cit., p. 210. 180 Massignon, « In Memoriam Ignace Goldziher », op. cit., pp. XV, XVII.
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données au sens mystique et par rapport au christianisme. Tandis que l’étude de Goldziher était faite au service de la science, celle du savant français était au service de la vérité religieuse. Tous deux approchaient l’islām à partir de leurs traditions propres : Goldziher concevait l’islām et le judaïsme comme deux traditions parallèles, Massignon concevait l’islām et le christianisme comme deux religions apparentées par la descendance commune d’Abraham. Pour les deux, l’islām était une religion-sœur de leur propre religion181. 6.3.2 Le ḥadīth, un « authentique » matériau historique L’un des aspects appréciés par Massignon dans la méthode de Goldziher concerne le traitement du ḥadīth comme matériel historique, point exposé dans les Muhameddanische Studien. La question n’est plus tant de savoir s’il est recevable (maqbūl) ou irrecevable (mardūd), mais plutôt ce qu’il nous apprend sur une époque et sur les locuteurs cités. Les aḥādīth deviennent des témoignages des conflits existant à l’époque où ils furent rédigés182. Massignon a souligné l’intérêt de l’approche de Goldziher à ce sujet : « le fait d’avoir démontré que, formellement, la plupart des ḥadîth manquent d’authenticité stricte, — ne le détourne pas de l’évaluation des résultats positifs qu’ils ont pu produire, comme principes directeurs, et règles de conduite pratique »183. 6.3.3 Textes de Goldziher portant sur le taṣawwuf islāmī Bien que la mystique musulmane ne soit pas un thème central dans l’œuvre de Goldziher, ce dernier lui consacre de nombreuses pages : il y a tout d’abord la quatrième des Vorlesungen, qui, comme l’écrit Massignon, « traite de la mystique, depuis les humbles débuts de l’ascèse primitive et les influences externes, hindouiste et hellénisante, jusqu’au monisme intégral formulé au XIIIe siècle ; son influence morale est mise en lumière à propos de Ghazâlî »184. Massignon mentionne également d’autres textes du Maître consacrés à la mystique musulmane et cite trois articles : « Ibn Hûd, the Mohammedan Mystic, and the Jews of Damascus » (1894), « Über den Brauch der Maḥjâ » (1901), « Ibn Barraǧān » (1914). Enfin, rappelons l’intérêt de l’ouvrage de Goldziher consacré aux différentes exégèses coraniques « Die Richtungen der Islamischen Koranauslegung »185. 181 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 285. 182 Trautmann-Waller, « Histoire Culturelle, religions et modernité », op. cit., p. 130. 183 Massignon, « In Memoriam Ignace Goldziher », op. cit., p. XV. 184 Ibid., p. X. 185 I. Goldziher, « Ibn Hûd, the Mohammedan Mystic, and the Jews of Damascus », Jewish Quarterly Review, VI, 1894, pp. 218-220 ; « Über den Brauch der Maḥjâ — Versammlungen im Islam », Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, XV, 1901, pp. 33-50 ;
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6.3.4 Une réaction contre l’islām des conquêtes Goldziher présente la mystique musulmane comme un mouvement de réaction par rapport à l’islām temporel de la conquête. Pour le savant hongrois, le ṣūfisme puise ses racines dans le courant ascétique souterrain qui a réagi contre l’attachement croissant aux biens de ce monde, dans un mouvement de réaction face à « la mondanisation » de l’islām186. Dans ses Vorlesungen, Goldziher rapporte que certains ascètes s’isolaient du monde et devenaient végétariens en signe de désapprobation des modes de vie du monde187. L’un des thèmes développés par Goldziher est celui de l’interprétation allégorique des ṣūfis, une lecture qu’ils auraient héritée de Philon d’Alexandrie (Ier siècle EC) : Les ṣūfīs […] recueillent ainsi dans l’Islām l’héritage de Philon, et ils manifestent dans leur interprétation de l’Écriture la croyance qu’au-delà du sens littéral, en apparence indifférent, des textes saints, il s’y trouve contenu de profondes vérités philosophiques qui sont à dégager par une interprétation allégorique. Les exégètes ṣūfīs ont donc un taʾwīl […] allégorique qui leur est propre, une interprétation ésotérique des Écritures qui a suscité une littérature considérable, et qui se poursuit à travers toutes les œuvres ṣūfies188. Goldziher, en affirmant que les ṣūfis ont leur propre exégèse du Coran, qu’ils supposent l’existence d’un sens profond et caché (bāṭin) derrière le sens extérieur et littéral (ẓāhir) du texte, qui peut être découvert au moyen d’une interprétation non-littérale (taʾwīl), établit une jonction entre le shiʿisme et le ṣūfisme189. Ce point a vivement intéressé Massignon. Dans la préface de l’Essai, il écrit au sujet du langage des mystiques musulmans : Mais en scrutant, on y découvre, surtout en remontant vers ses origines, les marques irrécusables d’un premier travail de pensée bien digne d’intérêt ; un essai d’intériorisation, d’intégration du vocabulaire coranique I. Goldziher, « Ibn Barragân », ZDMG, vol. 68, 1914, pp. 544-540 ; Die Richtungen, op. cit. ; Massignon, « Recension de : Ignác Goldziher, Die Richtungen der Islamischen Koranauslegung (1920) », op. cit., p. 305. 186 Moshfegh, « Ignaz Goldziher and the Rise of Islamwissenschaft as a ‘Science of Religion’ », Thèse de doctorat, Berkeley, University of California, 2012, p. 234. 187 I. Goldziher, Le dogme et la loi dans l’islam, trad. F. Arin, préf. L. Massignon, Paris, Geuthner, 2005, p. 122, §3. 188 Ibid., pp. 130-131, §7. 189 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 73.
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par la pratique cultuelle, le plus ancien essai d’appropriation de l’idiome arabe à une méthode d’introspection psychologique, donc à une théologie morale ; la première ébauche d’un lexique critique des questions philosophiques190. Le terme « intériorisation », en italiques chez Massignon, est suivi de la note suivante, qui précise qu’il a rencontré ce mot dans un passage des Vorlesungen : Les premiers patriarches de la conception religieuse ṣūfie avaient bien préféré à l’accomplissement formaliste de la loi de l’Islām, à « l’action des membres », comme ils disent, « l’œuvre du cœur », sans cependant déclarer la première dénuée de valeur ou même superflue. Mais ils ne lui maintenaient de valeur et de sens qu’à cause de la présence coopérante de la seconde. Ce ne sont pas les membres (al-djawāriḥ), mais les cœurs (al-qulūb) qui sont reconnus comme les organes de la vie religieuse. Cette tendance moniste continua d’être représentée dans le ṣūfisme ; elle prétendit rester d’accord avec la loi formelle de l’Islām tout en trouvant l’entéléchie de la vie légale dans l’intériorisation des pratiques formelles191. Au sujet du terme Verinnerlicherung, Josef van Ess (1934-1921) écrit qu’il ne s’agit pas seulement d’un mot emprunté, mais d’un concept qui inspira son attitude, l’approche de Massignon. Il écrit : Il me semble que c’est le concept de vérité qui fait la différence entre les deux approches [celle de H. H. Schaeder et celles de L. Massignon]. Pour un islamisant allemand ce qui est vrai fut ce qui se trouve dans les textes ou ce qui en dérive par une analyse serrée ; pour Massignon, ce qui est vrai fut, en outre, ce qui est accepté et vécu par les musulmans — les valeurs existentielles comme l’hospitalité, la compassion, le sentiment de justice, les réalités intérieures et les significations vivantes, les intentions telles que les perçoivent ceux qui y croient, comme disait Henry Corbin dans son nécrologe. On note avec intérêt que, d’après ce que dit Massignon lui-même, il devait cette attitude à ce qu’il avait appris chez
190 Massignon, Essai (1954), p. 12. 191 Goldziher, Le dogme et la loi dans l’islam, p. 138, §11. Texte original : I. Goldziher, Vorlesungen über den Islam, Heidelberg, Carl Winter, 1910, pp. 165-166.
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Goldziher, le maître allemand (ou hongrois) qui lui avait parlé de l’intériorisation Verinnerlichung de ce qu’on observe192. Les réflexions de Goldziher sur le taʾwīl allégorique des ṣūfis et sur l’intériorisation des pratiques montrent qu’à ce sujet, leurs vues sont convergentes et que Massignon est héritier du maître hongrois. 6.3.5 Part des influences étrangères Concernant les influences étrangères, Goldziher a su repérer les traces les plus minimes laissées sur l’islām par des influences extérieures : juives, chrétiennes, persanes, voire bouddhiques — dans le cas de la mystique ṣūfie. Il insista sur les influences chrétiennes et supposa que l’influence du néo-platonisme aurait été favorable à la naissance du ṣūfisme, par sa doctrine de l’émanation des énergies divines et de la montée graduelle de l’âme humaine dans les sphères célestes. Les tendances ascétiques dans l’islām auraient pour ainsi dire préparé cette fécondation. Goldziher a également insisté sur les influences de l’Inde d’où proviendrait le thème du roi qui abandonne le pouvoir pour une vie d’ascèse193. Quant à l’auteur de l’Essai, il montra que la part des influences étrangères avait souvent été exagérée par les chercheurs qui l’avait précédé et il démontra que la méditation coranique était la source principale de la mystique musulmane : « Le long inventaire qui précède permet d’affirmer que c’est du Qorʾân, constamment récité, médité, pratiqué, que procède le mysticisme islamique, dans son origine et son développement »194. Ici, l’œuvre de Massignon revêt caractère novateur, pionnier. Cependant, l’œuvre de Goldziher a pu être, au départ, une source d’inspiration. 6.3.6 « Lā rahbāniyya » Enfin, par un dernier exemple, nous souhaitons montrer combien la subjectivité, la formation, les référents culturels, les « lunettes » que portent toute chercheure et tout chercheur colorent l’objet d’étude, le font apparaître sous un certain jour, mettant en relief tel ou tel aspect, en faisant disparaître d’autres hors du champ de la vision. 192 Van Ess, « Massignon vu à travers le regard d’un allemand », in Centenaire de la naissance de Louis Massignon, Le Caire, Imprimerie de l’Université du Caire, 1984, pp. 64-65. 193 I. Goldziher, « Influences chrétiennes dans la littérature religieuse de l’islam », RHR, vol. 18, 1888, pp. 180-199 ; Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 73. Dans L’Essai, Massignon compte Goldziher au nombre de ceux qui soutiennent la thèse d’une influence hindoue. Massignon, Essai (1954), p. 81. 194 Massignon, Essai (1954), p. 104.
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Prenons l’exemple du ḥadīth « lā rahbāniyya fī al-Islām » (« Point de monachisme en islām »). Pour Goldziher, au moment où l’ascétisme se constitue comme en réaction contre la mondanité de l’islām de la conquête, l’islām politique tend à combattre cet ascétisme. C’est pourquoi certains aḥādīth contenant des phrases telles : « Pas de moines dans l’islām ! » entrent en circulation. Le célibat des ascètes est violemment combattu195. Dans un article de 1888, Goldziher écrit qu’il faut voir dans le principe lā rahbāniyya fī al-Islām « une opposition directe aux dispositions respectueuses du Christianisme oriental pour les ermites du désert », relatives notamment au célibat. Il poursuit en évoquant la loi juive, qu’il connaît bien : « En général, on peut dire que l’ancienne doctrine mahométane manifeste la tendance à faire prévaloir d’une façon régulière les devoirs du fidèle envers sa famille sur les devoirs à l’égard de la foi »196 et compare ensuite cette tendance à un phénomène observable dans la philosophie juive : la doctrine de l’aurea media, le degré, agréable à Dieu, de religion théorique, dans la foi, et de religion effective, dans les pratiques et les abstinence de la vie, le juste milieu entre le spiritualisme désordonné et le sensualisme extrême dans la définition de Dieu, entre le sentimentalisme exagéré et la froide insensibilité, entre le dévouement illimité et l’égoïsme sans scrupules, entre la soif déréglée de jouissances et le renoncement poussé jusqu’à la torture de soi-même, entre le sentiment brutal de son droit et l’esprit de conciliation poussé au renoncement complet. Cette route royale du juste milieu (assimilée au tarîk mustakîm de la Fâtiha), voilà ce que l’Islam aurait réalisé197. L’islām apparaît à Goldziher comme la voie du juste milieu. Massignon quant à lui formule un jugement bien différent : « L’orientalisme occidental fait, d’autre part, grand état d’un ḥadīth “lâ rahbâniyah fî’l Islâm”, pas de monachisme en Islam, pour prouver que le Qorʾân l’a blâmé, que Mohammad l’a interdit, et que, donc, le ṣoûfisme est d’importation étrangère » et relève plusieurs emplois laudatifs de l’expression « rahbāniyya » chez les mystiques du IIIe siècle de l’Hégire198.
195 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 72. 196 Goldziher, « Influences chrétiennes dans la littérature religieuse de l’islam », op. cit., pp. 193, 195. 197 Ibid., p. 197. 198 Massignon, Essai (1954), p. 153.
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Depuis leurs traditions respectives, Goldziher et Massignon développent l’un et l’autre deux visions de la mystique musulmane, deux visions distinctes des développements de l’ascétisme et de la mystique musulmane au cours des premiers siècles de l’Hégire. Ces distinctions découlent probablement d’une part du niveau d’avancement des recherches historiographiques et d’autre part, à leur appartenance à une tradition religieuse proche de l’islām, pour Goldziher, le judaïsme, pour Massignon, le catholicisme. In fine, ces visions distinctes de l’islām résultent du fait que chacun des deux savants voit l’objet d’étude à partir de sa propre posture herméneutique, des connaissances qu’il possède, de son ancrage, de ses aspirations et de sa subjectivité. 6.3.7 Transversalité d’al-Khiḍr, figure commune au judaïsme et à l’islām Il est pourtant une figure qui les fascine l’un et l’autre, une figure transversale, qui fend les eaux du judaïsme et de l’islām, et dont Massignon, à la suite de Goldziher, souligne l’importance : celle d’al-Khiḍr. Dans son article « Les saints musulmans enterrés à Bagdad », présenté à Copenhague en présence de Goldziher en 1908, Massignon présente la figure de « Khezr », al-Khaḍir, le Verdoyant, le mystérieux conseiller de Moïse qu’évoque la sourate de la Caverne (al-Kahf), parfois identifié à Ilyās (Élie)199. Selon Massignon, « Al-Khadir doit nous rappeler à la fois que la couleur liturgique, spirituelle de l’Islām (dans tous les rêves) est le Vert, et que la protection d’al-Khaḍir s’étend d’abord sur les marins, sur la Très Verte, sur la mer »200. Or, cette figure fut, selon Massignon, très chère aux mystiques musulmans qui « soutiennent, comme un article de foi, l’immortalité de Khadir ». Il cite à ce sujet le maître ṣūfi al-Shādhilī (m. 656/1258) : « Il y a deux choses que je hais chez les canonistes […] ils disent que Khadir est mort, et que Hallâj est un infidèle »201. Après avoir évoqué ces divergences et ces convergences entre les deux savants, rappelons que la mystique musulmane n’est pas le champ d’étude principal de Goldziher. C’est pourquoi, bien qu’il ait été le premier maître de Massignon, on peut affirmer qu’en ce qui concerne ce champ, l’élève a dépassé le maître : les relectures et conseils de ce dernier permettront à l’intuition de Massignon de mûrir et son œuvre en ce domaine va se révéler magistrale, fondatrice d’un nouveau champ d’étude.
199 D’après C. Jambet, notes de l’article : Massignon, « Les saints musulmans », op. cit., p. 895. 200 Massignon, « Elie et son rôle transhistorique en islam » [1955-1956], EM II, pp. 556-576 (558). 201 Ibid., p. 563.
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Figure 2.5 Al-Khiḍr, Inde, XVIIe/XVIIIe siècle BnF, Dpt des estampes et photographies, Modèles d’écriture ornés de portraits et costumes, de prophètes et autres personnages indiens et persans, fo 45
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Louis Massignon et Henry Corbin
Parmi les étudiants et disciples de Massignon, certains sont devenus de précieux collaborateurs. C’est le cas notamment d’Henry Corbin, dont Seyyed Hossein Nasr dit qu’il était non seulement « le plus grand parmi les disciples français de Massignon » mais aussi « son complément en érudition »202. Bien que leur relation ait déjà été documentée et que leurs visions de la mystique musulmane aient déjà été comparées203, plusieurs questions demeurent en suspens : s’agissait-il d’une relation de maître à disciple ? Quelle fut la teneur de leurs échanges concernant la mystique musulmane ? 7.1 Henry Corbin (1903-1978) À la fois philosophe, germaniste, iranologue et arabisant, il traduisit et fit connaître en France aussi bien l’œuvre de Shihāb al-Dīn Suhrawardī al-Maqtūl, que celle de Martin Heidegger (1889-1976). Il fut missionné à Istanbul, puis à Téhéran où il fonda et dirigea le Département d’Iranologie de l’Institut franco-iranien. Il rechercha un « langage commun entre l’Orient et l’Occident, alliant le respect du monde visionnaire des penseurs orientaux et la précision méthodique, les exigences de rigueur occidentales »204. De 1950 à 1977, il participa au cercle Eranos, situé à Ascona et dirigé par Olga Fröbe-Kapteyn (1881-1962). Sur le Mont Vérité, où se retrouvaient divers penseurs intéressés par le fait religieux, il rencontra Massignon en 1950 et 1952. Ce dernier participait lui-même à ces rencontres depuis 1937205. En 1954, Corbin succède à Massignon et devient titulaire de la Chaire « Islamisme et religions de l’Arabie » de l’EPHE. Il partagea dès lors sa vie entre l’Iran et la France. Parmi ses principaux ouvrages, citons Avicenne et le Récit 202 S.H. Nasr, L’Islam traditionnel face au monde moderne, trad. G. Kondracki & Ch. Pourquier, Lausanne, L’Âge d’homme, 1993, p. 189. 203 Notamment par : J. Moncelon, « Louis Massignon et Henry Corbin », in Massignon et ses contemporains, éd. J. Keryell, Paris, Karthala, 1997, pp. 201-220 ; Corbin, « Louis Massignon » [1962], in Louis Massignon, éd. J.-F. Six, op. cit. ; Corbin, « Post-Scriptum biographique à un entretien philosophique » [1978], in Henry Corbin, éd. C. Jambet, op. cit. ; Jambet, « Le Soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit. 204 J.-L. Vieillard-Baron, « Henry Corbin (1903-1978) », Les études philosophiques, no 1, janv.mars, 1980, pp. 73-89 (73). 205 Massignon fut invité régulièrement à ces rencontres entre 1937 à 1955, participa à 8 rencontres et contribua à 11 reprises à la collection Eranos Jahrbuch. Corbin participa aux rencontres de 1950 à 1977. Voir : D. Proulx, « De la hiérohistoire, portrait de Henry Corbin », Thèse de doctorat, Université Catholique de Louvain, 2017, p. 312 ; Moncelon, « Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., p. 207 ; H.T. Hakl, Eranos, an intellectual history of the twentieth century, Mc Gill-Queen’s University Press, Montreal-Kingston, 2013, p. 161.
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visionnaire (1954), L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ʿArabī (1958), Terre céleste et corps de résurrection (1961), Trilogie ismaélienne (1961), Histoire de la philosophie islamique (1964), L’homme de lumière dans le soufisme iranien (1971), En Islam iranien (1971), L’archange empourpré : quinze traités et récits mystiques (1976). 7.2 Massignon, Corbin et Rūzbihān, interprète d’al-Ḥallāj Ce qui unit Massignon et Corbin, c’est tout d’abord leur intérêt pour les textes d’auteurs mystiques des mondes arabophones ou persanophones, leur aspiration à faire connaître et revivre ces œuvres méconnues en Occident. Au cours de ses études en philosophie, Corbin découvre grâce à Étienne Gilson (1884-1978) le Liber sextus Naturalium d’Avicenne (Ibn Sīnā, m. 427/1037). Il renonce alors à l’agrégation de philosophie et choisit de se consacrer à l’étude de l’arabe et du sanscrit afin d’avoir un accès direct aux manuscrits. En 1928, il fait la connaissance de Massignon au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale. Le lendemain, il se rend chez Massignon, rue Monsieur, et lui expose les raisons qui le conduisirent à l’étude de l’arabe. Après s’être entretenu avec lui des rapports entre philosophie et mystique, son hôte lui remet entre les mains un ouvrage … « une édition lithographiée de l’œuvre principale de Sohravardî, Hikmat al-Ishrâq : La Théosophie orientale. […] “ Tenez, me dit-il, je crois qu’il y a dans ce livre quelque chose pour vous ” »206. Comme le précise Christian Jambet, « cette édition contenait les commentaires de Quṭb al-Dīn al-Shīrāzī (m. 710-1311) et les Gloses de Mullā Ṣadrā Shīrāzī (m. 1050/1641). Elle dévoilait la lignée transhistorique des Ishrāqīyūn, et leur ultime éclosion dans les controverses philosophiques de la Renaissance safavide »207. L’intuition de Massignon était juste : la compagnie de Shihāb al-Dīn Suhrawardī al-Maqtūl, ne quittera plus le jeune philosophe. Corbin devient l’élève de Massignon et assiste à ses conférences à l’EPHE. Bientôt, les deux hommes, devenus confrères et amis, ont de nombreuses occasions de collaboration. Lorsqu’en 1945, Corbin crée un Département d’Iranologie au sein de l’Institut franco-iranien de Téhéran, de nombreux projets lient les deux savants208. Deux ans plus tard, Massignon devient le premier Président de l’Institut des études iraniennes à Paris. Lorsqu’en 1954 Corbin publie Avicenne et le récit visionnaire, cette œuvre philosophique n’est guère comprise des philologues arabisants français, à l’exception de Massignon qui 206 Corbin, « Post-Scriptum biographique », op. cit., pp. 40-41. 207 Jambet, « Le soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., p. 260. Il s’agit de l’édition lithographiée à Téhéran (1315 H). 208 Voir : lettre d’Henry Corbin à Louis Massignon, du 25/XII/1946, pp. 1-8, FLM (BNF).
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en comprend la portée : il voit alors en Corbin son successeur. Quelques mois plus tard, Corbin est élu directeur d’étude à l’EPHE209. Les deux hommes contribuent à éditer les œuvres du poète mystique Rūzbihān Baqlī Shīrāzī (m. 606/1209), une figure souvent évoquée dans leur correspondance. Ainsi, en 1959, Massignon remercie Corbin de lui avoir envoyé et offert son ouvrage, Le jasmin des fidèles d’amour (Kitāb-e ʿAbhar al-ʿāshiqīn)210 : Je discerne, par-delà l’affinité spirituelle entre Hâfez et Rûzbehân, et sur le même plan, une affinité parallèle, et selon le symbolisme « amphibolique » (comme vous le nommez) entre Dhûlnûn Misrî et Rûzbehân (souvenez-vous du grand texte sur la Beauté, de Dhûlnûn, que Rûzbehân cite en son mantiq211, et que j’ai donné dans ma petite notice). Et je me souviens de l’apologue de l’Oiseau céleste, Dhûlnûn venant arracher l’âme de Hallâj agonisant, hors de la rose penchée de son cœur : pour l’emporter à Dieu. Rûzbehân était, lui aussi, enlevé par le même ravisseur, en figure212. Quelques mois plus tard, dans une autre lettre, Massignon évoque à nouveau Rūzbihān, au sujet des Ṭawāsīn : sur l’Islam mystique, — aidez-moi par votre prière à tenir parole pour l’achèvement de la 2me éd. de la « Passion d’al-Hallâj ». Il me fallait pour cela rééditer deux textes : les Akhbâr (et c’est fait), et les Tawâsîn. J’ai reçu hier le film d’un nouveau ms. [manuscrit] (aberrant) des Tawâsîn, de Turquie, — et vous avez noté, dans votre ʿAbhar213, que vous aviez trouvé 209 Vieillard-Baron, « Henry Corbin », op. cit., pp. 73 -74. Au sujet de cette élection, H. Corbin écrit : « Le cher Massignon n’était pas étranger à cette élection. Je connaissais son souci, et quelles que fussent nos différences de pensée, il me considérait comme le plus proche de lui pour prolonger la direction qu’il avait donnée aux recherches, sinon quant à leur contenu, du moins quant à leur sens et leur esprit ». Corbin, « Post-Scriptum biographique », op. cit., p. 47. 210 R. Baqlī Shīrāzī ; H. Corbin ; M. Muʿin, Le jasmin des fidèles d’amour (Kitāb-e ʿabhar al-ʿāshiqīn), Téhéran-Paris, Institut Franco-Iranien-Adrien-Maisonneuve, 1958. 211 Manṭiq al-Asrār bi-bayān al-Anwār de Rūzbihān Baqlī ; comme l’écrit Massignon, R. Baqlī se mit à réunir les shaṭḥīyāt des grands mystiques en un ouvrage intitulé Manṭiq al-asrār bi-bayān al-anwār. Il le traduisit en persan, le révisa, l’augmenta et le publia sous le titre Sharḥ (al) Shaṭḥīyāt. Voir : Massignon, Passion (1922), I, p. 375. 212 Lettre de Louis Massignon à Henry Corbin, du 24/II/1959, reproduite dans : Henry Corbin, Jambet (éd.), op. cit., p. 337. 213 Baqlī Shīrāzī ; Corbin ; Muʿin, Le jasmin des fidèles d’amour, op. cit.
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deux mss. [manuscrits] à Téhéran ; pourriez-vous, soit m’en faire établir la liste des variantes, par rapport à mon texte de 1913, soit m’en communiquer, comme je l’ai fait pour vous avec les Shathiyât, des films. Il y a gros à parier que ces 2 mss. de Téhéran ont le même texte que le « mantiq » de Baqlî (dont je vous ai prêté mon manuscrit personnel, et dont vous avez filmé, je crois deux nouveaux mss., — mais il est de bonne règle critique que ma 2me édition des Tawâsîn tire parti de ces 2 mss. découverts par vous214. En 1913, Massignon avait pu établir une première édition des Ṭawāsīn avec le texte arabe d’al-Ḥallāj et la version persane d’al-Baqlī. Il donna une traduction française sommaire de ce texte dans la première édition de la Passion215. En vue de la préparation de la seconde édition, Massignon exprime donc à Corbin son intérêt pour les deux manuscrits qu’il mentionne dans son introduction au Jasmin des fidèles d’amour, mais il quittera ce monde sans pouvoir finaliser ce projet216. Dans son hommage posthume à Massignon, Corbin écrit au sujet du commentaire des Ṭawāsīn par Rūzbihān qu’il avait entrepris, pour contribuer à l’effort de Massignon, l’édition, avec Muḥammad Muʿin, de la Somme de Rūzbihān, dans laquelle se trouve « la clé des œuvres de Hallâj » et son commentaire217. Lorsque le Sharh-e Shathīyāt paraît en 1966, Corbin regrette que Massignon ne soit plus là pour profiter de cette édition218. Rūzbihān, qui qualifie al-Ḥallāj de « souverain des oiseaux de l’amour mystique », lui consacre la moitié de son Manṭiq al-Asrār bi-bayān al-Anwār et un tiers du Sharh-e
214 Lettre de Louis Massignon à Henry Corbin, du 17/IX/, FLM (BNF). 215 Massignon, Passion (1922), II, pp. 830-893. 216 Cette édition posthume de la Passion comprend une traduction sommaire du texte de Rūzbihān. Voir : Massignon, Passion (1975), III, pp. 300-339. 217 Corbin, « Louis Massignon » [1962], op. cit. p. 57. Ce commentaire du Livre des Ṭawāsīn se trouve dans : R. Baqlî Shîrâzî ; Henry Corbin, Commentaire sur les paradoxes des soufis (Sharh-e Shathîyât), Téhéran-Paris, Institut français d’iranologie de Téhéran [1966], 19812, pp. 454-545, § 816-1034. 218 « Disons tout de suite que l’amicale insistance du regretté maître que fut Louis Massignon pesa de façon définitive sur notre résolution. L’œuvre de Rûzbehân reste la principale source pour la connaissance de quelques traités de Hallâj dont elle assura la survivance. [….] Il avait consacré de longues années à préparer la seconde édition du grand ouvrage publié en 1922 et il considérait l’édition de Rûzbehân comme un appui nécessaire pour la mise au point de la nouvelle édition de La Passion d’al-Hallâj, martyr mystique de l’Islam. […] Hélas ! la mort n’a pas laissé le temps à Massignon d’achever son dessein, et ce nous est un douloureux regret qu’il ne soit plus là pour profiter de la présente édition ». H. Corbin, « Introduction », in Commentaire sur les paradoxes des soufis, op. cit., pp. 1-45 (1-2).
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Shathīyāt219. Corbin souligne l’importance de l’œuvre de Rūzbihān, interprète d’al-Ḥallāj et invite à se fier à son interprétation des versets ḥallājiens220. Dans l’introduction du Sharh-e Shathīyāt, Corbin précise qu’il a pu établir ce texte grâce à deux manuscrits dont les copies lui ont été transmises par Massignon221. Ces éléments montrent que les deux amis partageaient un même intérêt passionné pour Rūzbihān. Dans une lettre qu’il adresse à Corbin le 17 septembre 1959, après avoir évoqué « le souvenir très doux de Rūzbehān Baqlī », Massignon écrit : C’est vous, au fond qui êtes le plus proche de ma pensée, dont la vocation est la plus proche de la mienne, sub specie aeternitatis, — et lorsque je « partirai », je compte sur vous en premier pour défendre l’amitié sacrée que Dieu m’a inspirée pour Mansûr Hallâj et pour Fâtima Zahrâ, et, à travers eux, pour Salmân et pour Muhammad222. Mais bien qu’ils s’accordent sur de nombreux sujets, les deux amis divergent cependant sur de nombreux points. Ainsi par exemple, Massignon identifie le plus souvent, la philosophie islamique et les falāsifa. Il adopte ce faisant le point de vue d’Ernest Renan, qui qualifiait de précoce le déclin d’une philosophie identifiée au rationalisme hellénique, et considérait, selon Christian Jambet, les philosophes de l’islam comme de simples « rationalistes », incapables de s’élever à la hauteur requise par le témoignage d’amour envers Dieu et la compréhension de l’amour de Dieu envers l’homme. Hallâj, selon Massignon, identifia le Désir et l’Essence divine, « alors qu’à l’imitation
219 Corbin, ibid., pp. 21, 27-28. 220 « Le texte arabe de Hallâj, notamment dans les Tawâsîn, offre certaines formes dont les radicaux ne semblent pas même prévus dans les dictionnaires. Malgré tout, Rûzbehân semble y avoir retrouvé son chemin, et il n’y a plus qu’à faire confiance à son interprétation ; sans doute savait-il, tandis que nos ignorances en sont réduites aux points d’interrogation ». Corbin, ibid., p. 6. 221 « Les deux seuls manuscrits jusqu’ici connus, qui nous ont transmis le texte persan du Sharh-e shathīyāt, sont conservés à Istanbul. Nous les avons déjà mentionnés antérieurement (Jasmin, Introd., p. 85), et ils avaient été brièvement décrits par Hellmut Ritter et Massignon. N’ayant pu travailler que sur les photocopies que nous avaient amicalement transmises Massignon, nous ne pouvons guère en dire plus ici. ». Corbin, Ibid., p. 32. 222 Lettre de Louis Massignon à Henry Corbin, du 17/IX/1959, FLM (BNF).
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des premiers philosophes helléniques, les falâsifa musulmans ne faisaient de l’Amour qu’un Démiurge »223. Il en va tout autrement, poursuit Jambet, chez Corbin, pour qui : la pratique philosophique n’est plus étrangère au mode de vie du spirituel, et le soufisme n’est plus l’adversaire de la philosophie, mais discours et expérience, concept et sensation se conjoignent. Telle est la situation de la métaphysique en terre d’Iran : elle rend vaine l’opposition abstraite du poème et de la prose démonstrative, parce qu’elle surmonte cette opposition avait même qu’elle ne se fige, et qu’elle est l’union indissoluble de la raison et de la présence, du désir et du mouvement spéculatif, du travail des concepts et des problèmes, d’une part, de la vision suréminente immédiate d’autre part224. Les deux savants ont développé deux visions de la mystique musulmane, deux visions de la philosophie, deux visions du shīʿisme, d’Ibn Sīnā ou de la « Waḥdat al-Shuhūd »225. Si les deux hommes ont souvent divergé, il convient par ailleurs de souligner leur complémentarité : complémentarité entre deux hommes passionnés de manuscrits, passionnés par le dialogue entre l’Orient et l’Occident, l’un catholique, l’autre protestant, et qui tous deux avaient plaisir à évoquer la figure de Rūzbihān Bāqlī Shīrazī, interprète d’al-Ḥallāj. 7.3 Un cheminement, un regard, une posture Ces éléments biographiques permettent de mieux cerner la particularité de la posture herméneutique de Massignon, de mieux comprendre sa relation au champ d’étude de la « mystique musulmane ». Après avoir reçu une solide formation académique parisienne, sa vocation d’islamologue s’affermit. Nommé pensionnaire à l’IFAO, puis missionné en Iraq, il étudie la topographie de Bagdad et s’intéresse plus particulièrement à la genèse de la sainteté, aux visites rendues sur les tombes : il est à la fois un chercheur, mais aussi un témoin, un pèlerin scientifique. Depuis sa découverte, en 1906, des textes d’al-Ḥallāj, Massignon s’est senti atteint par eux comme par une flèche en plein cœur et a choisi de consacrer à cet auteur sa thèse doctorale. Reconstituer la mise en scène du drame 223 Jambet, « Le soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., p. 261 cite : Massignon, La Passion (1975), I, p. 24. 224 Jambet, « Le soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., p. 261. 225 Corbin, « Louis Massignon » [1962], op. cit. p. 59.
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judiciaire ḥallājien : tel est désormais le projet qui mobilise tout son savoir. Sa relation à son champ d’étude se déploie sur un mode passionné. En Iraq, il va vivre un événement intérieur intense qui le bouleverse profondément : loin d’être uniquement un observateur impassible face à un « objet » d’étude, il est un sujet affecté par la réalité qu’il explore et étudie. En Iraq, en Syrie et en Égypte, Massignon découvre la mystique musulmane au contact de lettrés musulmans qui l’aident dans sa quête de manuscrits et l’accompagnent dans sa découverte des textes. À Bagdad, il est accueilli par la famille al-Ālūsī, qui lui ouvre les portes des bibliothèques de Bagdad. Grâce à eux, l’orientaliste entre en contact avec Jamāl al-Dīn al-Qāsimī, figure damascène de la Nahḍa. Les échanges avec ces lettrés levantins lui permettent de comprendre qu’il convient de ne pas opposer systématiquement mystique musulmane et réforme salafie et que le champ d’étude qu’il a choisi d’étudier est riche et complexe. Massignon se rend tout au long de sa vie très régulièrement en Égypte. Dans ce pays, il s’engage dans plusieurs initiatives en faveur du dialogue entre les fils et les filles d’Abraham. L’Égypte lui donne l’occasion d’approfondir sa réflexion sur les termes philosophiques arabes et sur la langue arabe et d’enrichir sa réflexion sur la philosophie et le taṣawwuf au contact de savants égyptiens. Parmi les maîtres ayant exercé une forte influence sur son travail, il convient également de mentionner le rôle joué par Goldziher qui l’encouragea dans l’étude du taṣawwuf islāmī et suivit de près ses premières publications. Enfin, soulignons la richesse des échanges qui se nouèrent entre Corbin et Massignon : ces dialogues enrichirent certainement sa vision de la mystique musulmane, notamment sa connaissance des mondes shīʿites et iraniens. Ces éléments biographiques montrent que c’est riche de sa formation, de ses contacts, de ses échanges, de ses expériences, de ses passions, riche d’une certaine expérience de vie qui colore le regard et détermine une certaine posture, particulière, unique, que Massignon aborde le champ d’étude « mystique musulmane ». Lui, lecteur de ce champ d’étude, n’est pas une page blanche : il a lui-même son histoire, son regard, ses passions. Il en résulte nécessairement « une certaine vision » de la mystique musulmane, conditionnée par ce regard unique et porteur d’une histoire qui lui est propre, une interprétation, du champ abordé, nécessairement subjective : Massignon lit ce champ à partir de son histoire, des préjugés qui sont les siens, à partir de ce qu’il est. Il est un interprète. Mais qu’est-ce qui caractérise cette vision de la mystique musulmane, comment Massignon la définit-il ?
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Comment définir la mystique musulmane ? Il y a autant de chemins vers Dieu, qu’il y a de fils d’Adam1 Il y a presqu’autant de définitions [de la mystique] que de personnes qui écrivent à ce sujet. Gershom Scholem2
∵ Selon Waardenburg, « la principale pierre d’achoppement épistémologique des études islamiques paraît être celle du développement de catégories, adéquates non seulement à la description, mais aussi à l’analyse et à l’interprétation scientifiques des phénomènes islamiques »3. Considérant l’importance d’une réflexion terminologique en amont de toute étude, il sera question à présent de terminologie et de la manière dont l’islamologue a défini certaines notions clefs. En 1922, dans son Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Massignon délimite son champ d’étude au moyen de l’expression « mystique musulmane » : comment définit-il cette notion ? est-elle interchangeable avec le vocable « ṣūfi » ? 1.1 « Mystique » : histoire d’un terme et de ses déplacements sémantiques Il serait illusoire de croire qu’il est possible d’élaborer une définition universelle de la mystique : on en parle « de quelque part ». Comme l’écrit Michel de Certeau, « quoi qu’on pense de la mystique, et même si l’on y reconnaît l’émergence d’une réalité universelle ou absolue, on ne peut en traiter qu’en fonction d’une situation culturelle et historique particulière »4. Conséquemment, bien qu’elle traite d’une réalité absolue, l’étude de la mystique mérite d’être située historiquement. 1 Adage cité par : S.H. Nasr, Islam, perspectives et réalités, Paris, Buchet-Chastel, 1991, p. 149. 2 G. Scholem, « General Characteristics of Jewish Mysticism », in The Jewish Expression, éd. J. Goldin, New Haven-London, Yale University Press, 1976, pp. 217-257 (220), (tr.). 3 Waardenburg, Islam et sciences des religions, op. cit., p. 30. 4 M. de Certeau, « Mystique », EU. © Florence Ollivry, 2023 | doi:10.1163/9789004548176_005
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Rappelons en premier lieu que le terme « mystique » fut d’abord employé comme adjectif pour désigner l’une des branches de la théologie : « la Théologie Mystique ». Au XVIe siècle, Jean-Pierre Camus (1584-1652) écrit que cette théologie est surnommée Mystique parce que « tout y est secret et intérieur, la conversation y est cachée avec le Dieu caché »5. Michel de Certeau observe que les XVIe-XVIIe siècles de l’ère commune sont à la fois le moment où la culture européenne cesse de se définir comme chrétienne et le moment où le terme mystique commence à désigner « une connaissance expérimentale qui s’est lentement détachée de la théologie traditionnelle ou des institutions ecclésiales et qui se caractérise par la conscience, acquise ou reçue, d’une passivité comblante où le moi se perd en Dieu »6. Devient mystique ce qui s’écarte des voies normales ou ordinaires ; ce qui ne s’inscrit plus « dans l’unité sociale d’une foi ou de références religieuses, mais en marge d’une société qui se laïcise et d’un savoir qui se constitue des objets scientifiques ; ce qui apparaît donc simultanément dans la forme de faits extraordinaires, voire étranges, et d’une relation avec un Dieu caché … »7. Il observe qu’au XVIe siècle, se constitue un trièdre épistémologique coordonnant la positive, la scolastique et la mystique qui se substitue à l’architecture médiévale dont la clef de voûte était la théologie8. À partir de la fin du XIXe siècle, avec l’essor des sciences sociales, l’institution scientifique enlève peu à peu aux Églises la gestion intellectuelle de leur héritage. Les différentes « croyances », réunies au sein d’une seule catégorie (le « religieux » ou le « sacré »), sont constituées vis-à-vis du savoir pour être pensées par lui autrement qu’elles ne se pensaient. Lorsqu’au XXe siècle la philosophie traverse une crise, la mystique devient, selon de Certeau, « un des lieux où s’articulent l’appropriation du religieux par les sciences nouvelles et la crise de la philosophie »9. La mystique est alors utilisée face à la parcellisation des raisons scientifiques, au moment où les sciences positives se partagent le traitement objectif des « faits » humains et où la philosophie semble donc menacée10. Au cours du premier tiers du XXe siècle, de Certeau observe que l’on rattache la mystique à la mentalité primitive, à une tradition marginale et menacée au sein des Églises, ou à une intuition devenue étrangère à l’entendement, ou bien encore à un Orient où se lèverait le soleil du « sens » alors qu’il se 5 6 7 8 9 10
J.-P. Camus, La théologie mystique, Grenoble, J. Millon, 2003, p. 31. Certeau, « Mystique », EU. Ibid. M. de Certeau, La Fable mystique (XVIᵉ-XVIIᵉ siècle), Paris, Gallimard, 2013, t. II, p. 177. Ibid., pp. 31-32. Ibid., p. 33.
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couche en Occident : la mystique y a d’abord pour lieu un ailleurs et pour signe une anti-société qui représenteraient pourtant le fonds initial de l’homme11. De cette période, écrit le jésuite, date une façon d’envisager et de définir la mystique qui s’impose encore à nous. On ne saurait « entériner la fiction d’un discours universel sur la mystique, oubliant que l’Indien, l’Africain ou l’Indonésien n’ont ni la même conception ni la même pratique de ce que nous appelons de ce nom »12. Ainsi, le rapport que le monde européen entretient avec lui-même et avec les autres joue donc un rôle déterminant dans la définition, l’expérience ou l’analyse de la mystique : d’où la particularité de toute expérience mystique. Proposer une définition de la mystique, c’est proposer un énoncé possible parmi d’autres, historiquement situé, particulier, sans prétention à l’universalité. Comment Massignon et ses disciples ont-ils défini cette notion ? Massignon estime qu’elle est avant tout une expérience « subjective », qui permet à bien des hommes de « se trouver » et leur enseigne la « compassion » : Le mot « mystique » a été généralisé dans des acceptions si diverses, surtout de notre temps, qu’il nous faut rappeler brièvement son sens fondamental. C’est l’expérience, non provoquée, de l’inattendu, de l’inexplicable, du singulier, de l’individuel, de l’instant, qu’il soit joie ou souffrance ; une expérience « subjective », certes, mais dont le sujet entend rester passif, sous l’étreinte du réel, afin de le concevoir, dans un recueillement non préconçu, que la plupart des psychologues et des psychiatres déclarent inefficace et stérile, mais qui a amené bien des hommes à « trouver » leur personnalité définitive, et à participer par une compassion puissante à la misère, aux détresses de l’humanité13. Dans un même ordre d’idée, il qualifie, dans l’Essai, la mystique de « science expérimentale », de « méthode introspective », de quête de « la grâce » : Cette science expérimentale [la mystique], cette méthode introspective vise, par définition, la réalité même, le fond de l’homme, l’intention sous l’intonation, — le sourire, sous le masque. — elle cherche, sous le geste de la personne, une grâce toute divine. Elle est fondée, par conséquent, 11 Certeau, « Mystique », EU. 12 Ibid. 13 Massignon, « Avicenne, philosophe, a-t-il été aussi un mystique ? » [1954], EM II, pp. 757-760 (757). Nos italiques.
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sur l’appréciation du degré de sincérité de chacun, elle examine chaque conscience « par transparence » ; on ne saurait y progresser sans s’appuyer sur une enquête très serrée scrutant la vie menée et les œuvres laissées par ceux qui prétendent l’enseigner14. Après Massignon, le philosophe Louis Gardet, écrira que la mystique se distingue par sa dimension expérientielle : « elle est l’expérience fruitive d’un absolu. Expérience, et donc connaissance par connaturalité ; fruitive, qui a sa complétude en elle-même. Étymologiquement, le mot évoque mystère et initiation au mystère »15. Pour Gardet, elle est la « la saisie intérieurement vécue d’une réalité totale et comblante »16. Afin d’en venir à un commentaire de la manière dont Massignon comprend et définit l’expression « mystique musulmane », on s’intéressera à présent au terme « ṣūfi » et à ses dérivés. 1.2 Le terme « ṣūfi » et ses dérivés : un écheveau délicat à démêler 1.2.1 Étymologie Au début du XIXe siècle, écrit Carl Ernst, l’intérêt des Européens pour l’islām et les mystiques musulmans se fonde sur une vision chrétienne (et souvent protestante) de la religion. Si les administrateurs coloniaux s’intéressent aux spirituels musulmans, c’est pour mieux gouverner ces « natifs » qu’ils qualifient de « faqīr » (pauvre, en arabe) ou de « derviche » (du persan « darvish »)17. Le terme anglais « sufi-ism », qui apparaît à la fin du XVIIIe siècle, désigne un courant n’ayant aucune relation intrinsèque avec l’islām. Les premiers orientalistes tendent à isoler le ṣūfisme de l’islām, à le percevoir comme extérieur au courant dominant de l’islām18. Au XIXe siècle, influencés par les théories raciales, les orientalistes opposeront couramment le ṣūfisme persan, perçu comme « aryen », au légalisme des Arabes. Certains font dériver les ṣūfis de l’islām des gymnosophistes de l’Inde antique ou affirment que le mot « sofi » provient du grec « sophós » (le sage) : une hypothèse peu défendable, selon Massignon19. L’islamologue exclut 14 15 16 17 18
Massignon, Essai (1954), p. 138. Louis Gardet, La mystique, Paris, PUF, 1970, p. 5. Ibid. C.W. Ernst, The Shambhala Guide to Sufism, Shambhala, Boston-London, 1997, pp. 1-3. F.A.D. Tholuck, Ssufismus, sive Theosophia Persarum pantheistica, Berlin, Ferdinand Dümmler, 1821 : cet auteur affirme que 80 000 « Sophie » persans ont récemment ouvertement renoncé au « Mahométisme ». Voir : Ernst, The Shambhala Guide to Sufism, op. cit., pp. 9, 15 ; Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., p. 126. 19 Massignon, Essai (1954), p. 156 ; Massignon soutient que « le grec σοϕος (dont on a même essayé de tirer l’impossible équation : theosophia = taṣawwuf) » doit être écarté. Massignon, « Taṣawwuf », IV, pp. 715-718 (715).
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d’autres étymologies, telles que ahl al-ṣuffa (dévôts assis sur la « banquette » de la mosquée de Médine), ṣaf awwal (premier rang des fidèles à la prière), banū Ṣūfa (tribu bédouine), ṣawfāna (sorte de légume), ṣawfat al-ḳifā (mèche de la nuque)20. Même s’il n’écarte pas la possibilité d’une double étymologie — celle de la laine (ṣūf) du manteau, et celle de la « purification » (ṣafāʾ)21 —, c’est surtout la première qu’il retient : il soutient que le terme « taṣawwuf » est un maṣdar construit sur le radical ṣūf, pour dénommer « l’habitude de revêtir le vêtement de laine (labs al-ṣūf) », donc l’acte de se vouer à la vie mystique et de devenir un ṣūfī. Il croit que le surnom « al-ṣūfī » apparaît au cours de la seconde moitié du IIe/VIIIe siècle à Kūfa avec Jābir b. Ḥayyān, l’alchimiste (m. 200/815) et Abū Hāshīm (IIe/VIIIe siècle) avant d’être employé pour désigner l’ensemble des mystiques d’Iraq22. Ces ṣūfiyya étaient-ils vêtus de laine ? Selon Massignon, le port du manteau de laine blanche, d’abord considéré comme une mode étrangère et blâmable, devint « une mode islāmique éminemment orthodoxe », ce manteau religieux ayant été, d’après la tradition, le préféré de Muḥammad23. Le manteau de laine blanche devint à partir du IIIe/IXe siècle un vêtement religieux connu et respecté, mais certains mystiques avides de pénitence lui préféreront la muraqqaʿa (rapiéçage de loques bigarrées)24. Dans son effort pour préciser ce qu’il entend par être ṣūfi, l’islamologue accorde une grande importance au vêtement, car il relie les hommes entre eux, tels des compagnons. Au sujet de « la prise d’habit » d’al-Ḥallāj, il écrit : « Être sūfī, c’est retrouver cette vie commune de compagnonnage dont le bien commun, la prière collective fait accéder ensemble à Dieu, par l’imitation de Muhammad, et aussi des autres prophètes »25. Cependant, il rapporte qu’après avoir rejeté son froc de laine blanche, al-Ḥallāj resta pour les ṣūfis un des leurs : « de fait, il n’abandonna pas leur langage technique, puisqu’il le parla même en public. Les chefs du ṣoûfisme l’avaient excommunié, mais restaient en contact avec lui »26.
20 Massignon, « Taṣawwuf », EI1 , IV, p. 715. Massignon, Essai (1954), p. 156. 21 Massignon, Essai (1954), pp. 155-156. 22 L. Massignon, « Taṣawwuf », EI1, IV, p. 716. Nous croyons ici à une erreur de la source que consulte Massignon : il semble plus probable que Jābir b. Ḥayyān, le chimiste ait parfois été dénommé « al-Kūfī » (de la ville iraquienne d’al-Kūfa), plutôt qu’« al-Ṣūfī ». 23 Ibid. 24 Massignon, Essai (1954), pp. 153-154. 25 Massignon, « Étude sur une courbe personnelle de vie : le cas de Hallâj, martyr mystique de l’Islam » [1946], EM I, pp. 385-407 (388). 26 Massignon, Passion (1922), I, p. 133.
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Quant à l’origine géographique des ṣūfis, l’islamologue fait observer que le terme ṣūfiyya a tout d’abord désigné, à la fin du IIe/VIIe siècle, un groupe d’ascètes à Kūfa, puis au IIIe/IXe siècle une « corporation » de mystiques à Bagdad, puis au siècle suivant, tous les mystiques d’Iraq27. Christopher Melchert retrace l’histoire du terme ṣūfi jusqu’à sa probable adoption à la fin du IIIe/IXe par les cercles d’al-Junayd28. Harith Bin Ramli soutient également que différents membres réunis autour de la figure d’al-Junayd vont employer les mots « ṣūfiyya » et « taṣawwuf » pour se désigner29. Un peu plus haut, nous avons vu que dans l’Essai, Massignon évoque l’existence d’une « corporation » de mystiques à Bagdad : le thème de la « corporation » était cher à Massignon qui y consacra plusieurs publications30. À ce sujet, Denis Gril écrit qu’au cours des premiers siècles de l’Hégire sont apparus des modes de vie collective fondée sur les exigences du compagnonnage (ṣuḥba) et que les liens tissés dans ce cadre préfigurent ceux du maître et des disciples dans le ṣūfisme31. Eric Geoffroy fait observer, à cet égard, que sur la voie initiatique, lorsque le disciple prend le pacte avec un maître, il répète celui que les Compagnons ont conclu avec le Prophète à Ḥudaybiyya, il prend pour modèle de sainteté les Compagnons du Prophète : le regard du maître sur les disciples prolonge en quelque sorte celui du Prophète sur ses Compagnons, qui a pour source le regard de Dieu sur Sa Création32. 1.2.2 Ṣūfī ou « mystique musulman » ? 1.2.2.1 Mystiques, mais pas nécessairement ṣūfis D’après Massignon, nous l’avons vu, le terme ṣūfi désigne tout d’abord, à la fin du IIe siècle de l’Hégire un groupe d’ascètes à Kūfa, puis, au IIIe siècle, une « corporation » de mystiques à Bagdad, avant d’englober, au IVe siècle, l’ensemble 27 Massignon, Essai (1954), p. 155. 28 C. Melchert, « Baṣran Origins of Classical Sufism », Der Islam, vol. 82, no 2, Dec. 2005, pp. 221-240. 29 H. Bin Ramli, « The Rise of Early Sufism : A Survey of Recent Scholarship on its Social Dimensions », History Compass, Oxford, vol. 8, no 11, 2010, pp. 1299-1315 (1299). 30 Voir : L. Massignon : s.v. « Islamic Guilds », Encyclopaedia of Social Sciences, éds. E.R.A. Séligman et J. Alvin, New-York, Macmillan, 1931 ; « Enquête sur les corporations d’artisans et de commerçants au Maroc (1923-1924) » ; « Sinf », EI1, IV, pp. 455-456 ; « La futuwwa ou pacte d’honneur artisanal entre les travailleurs musulmans du Moyen Âge » [1952], EM II, pp. 613-639. 31 D. Gril, « Compagnons ou disciples ? La ṣuḥba et ses exigences : l’exemple d’Ibrāhīm b. Adḥam d’après la ḥilyat al-awliyāʾ », in Les maîtres soufis et leurs disciples, IIIe-Ve siècles de l’hégire (IXe-XIe s.), éds. G. Gobillot et J.-J. Thibon, Beyrouth, Presses de l’IFPO, 2012, pp. 35-53. 32 Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit., pp. 80-81, 222, 231.
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des mystiques d’Iraq. Que révèle l’examen de ces assertions à la lumière de travaux plus récents ? Selon Jacqueline Chabbi, le terme ṣūfisme ou taṣawwuf ne désignait jusqu’au Ve/XIe siècle que l’une des nombreuses traditions mystiques en islām33. Sara Sviri observe à son tour que durant les IIIe/IXe et IVe/Xe siècles tous les mystiques musulmans n’étaient pas appelés « ṣūfis ». Elle estime qu’aborder les mystiques musulmans avec l’appellation générale « ṣūfī » et identifier la mystique musulmane au « taṣawwuf » semble être le résultat direct d’une littérature compilative datant de la fin du IVe/Xe siècle ou plus tardive34. Plusieurs œuvres, parmi lesquelles al-Kitāb al-Taʿarruf d’al-Kalābādhī (m. v. 380/990), al-Kitāb al-Lumaʿ d’Abū Naṣr al-Sarrāj (m. 378/988), les Ṭabaqāt al-ṣūfiyya d’al-Sulamī (m. v. 412/1021), al-Risāla fī ʿilm al-taṣawwuf d’al-Qushayrī (m. 465/1072) et al-Kashf al-mahjūb d’al-Hujwīrī (m. v. 465/1072), regroupent différents centres et écoles sous un même titre : ces compilations reflètent la tradition mystique inclusive, globale, au sein de l’islām. Tandis qu’au cours des premiers siècles de l’Hégire ces chercheurs de Dieu et ces maîtres étaient connus sous des noms variés (ahl al-maʿrifa35, ahl al-ḥaqīqa36, al-ʿārifūn37, al-sālikūn38, al-zuhhād39, al-fuqarāʾ40) ou parfois appelés par les noms de leurs propres maîtres (al-Ḥakīmiyya41, al-Ḥallājiyya42, al-Qaṣṣāriyya43), ou distingués par des qualifications locales, des étiquettes ou des occupations, on observe qu’en raison de l’activité des compilateurs, au cours de la seconde moitié du IVe/Xe siècle, les termes « ṣūfiyya » et « taṣawwuf » incluent des voies et des écoles variées et deviennent des termes généraux pour « mystiques musulmans » et « mystique musulmane ».
33
Jacqueline Chabbi, « Réflexions sur le soufisme iranien primitif », Journal Asiatique, 1978, vol. 266/ 1-2, pp. 37-55. 34 S. Sviri, « Ḥakīm Tirmidhī and the malāmatī movement in early Sufism », in The heritage of Sufism, éds L. Lewisohn et D. Morgan, Oxford, Oneworld, 1999-2007, vol. 1, pp. 583-613 (592-593). 35 Les gens de la Connaissance. 36 Les gens de la Vérité. 37 Ceux qui connaissent. 38 Ceux qui suivent, les disciples. 39 Les ascètes. 40 Les pauvres en Dieu. 41 Disciples d’al-Ḥakīm al-Tirmidhī. 42 Disciples d’al-Ḥallāj. 43 Disciples de Ḥamdūn al-Qaṣṣār (m. 271/884).
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1.2.2.2 Ṣūfis mais pas nécessairement mystiques S’il est vrai, qu’au cours des premiers siècles, tous les mystiques n’étaient pas appelés « ṣūfis » et qu’il existait une diversité terminologique, il est également vrai que certains de ceux que l’on appelait alors « ṣūfis » n’étaient pas des mystiques. À ce sujet, Sara Sviri démontre que le terme « al-ṣūfī », a parfois pu désigner des individus qui n’étaient pas toujours mystiques et revêtaient, de façon ostentatoire, une bure de laine à l’imitation de moines chrétiens ou manichéens. Il semble que ce même qualificatif a été appliqué à des individus d’affiliation shīʿite qui étaient honorés pour leur dignité, leur guidance, leur piété et leur vertu44. Retenons de ces travaux que tous les mystiques musulmans n’étaient pas appelés « ṣūfis » et que ceux que l’on appelait « ṣūfis » n’étaient pas toujours des mystiques. « Mystique musulman » et « ṣūfi » ne sauraient donc être tenus pour synonymes, de même que « mystique musulmane » et « taṣawwuf ». Précisons enfin qu’il est courant en arabe de parler de : taṣawwuf islāmī, masīḥī, yahūdī, hindī pour désigner la mystique musulmane, chrétienne, juive ou hindoue45. Le maṣdar « taṣawwuf » en arabe peut s’appliquer à d’autres religions. Le terme « taṣawwuf » et l’expression « mystique musulmane » ne sauraient donc être tenus exactement pour synonymes. 1.2.3 Un certain vécu Qu’est-ce qui caractérise l’expérience intérieure, vécue par celui ou celle qui embrasse la voie « ṣūfie » ? Tout d’abord, à la suite de Massignon, recueillons la définition du ṣūfisme selon al-Ḥallāj : (Qu’est-ce que le soufisme) ? — Que ton annihilation soit telle que tu n’aies plus ni à nier, ni à affirmer. — Explique-nous cette phrase. — Calcinations et éliminations, c’est l’affaire de la divinité. — Développe cette idée. — Elle est inexprimable ; la connaît qui la connaît, l’ignore qui l’ignore. — Par Dieu, je t’adjure de m’expliquer. — Mais il récita le vers : « Ne t’attaque pas à Nous, car voici un doigt * Que Nous avons déjà teint, dans le sang des amants »46.
44 S. Sviri, « Sufis : reconsidering terms, definitions and processes in the formative period of islamic mysticism », in Les maîtres soufis et leurs disciples, IIIe-Ve siècle de l’hégire (IXe-XIe s.), éds G. Gobillot et J.-. Thibon, Beyrouth, Presses de l’IFPO, 2012, pp. 17-34 (27, 30). 45 P. Lory, « Introduction », in Les maîtres soufis et leurs disciples, IIIe-Ve siècle de l’hégire (IXe-XIe s.), éds G. Gobillot ; J.-J. Thibon, Beyrouth, Presses de l’IFPO, 2012, pp. 7-13 (8-9). 46 Massignon, Passion (1922), II, p. 645.
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Ici, le ṣūfisme est synonyme d’annihilation, d’ineffabilité et d’amour. Ce qui définit le ṣūfisme, ce n’est pas telle ou telle mode vestimentaire, mais un cheminement intérieur, une posture spirituelle : pour Ibn Khaldūn, le ṣūfisme consiste : en l’observance du meilleur comportement [qui soit] avec Dieu, dans les actes intérieurs et extérieurs ; [cela], en s’en tenant à Ses limites et en portant prioritairement l’attention sur les actes des cœurs, en étant vigilant à l’endroit des [éléments] latents qu’ils comportent en en aspirant par là au Salut47. L’attention portée aux actes des cœurs, tel est le trait distinctif des ṣūfis. De même, pour Massignon, le mystique est celui qui chemine qui traverse des « états » (aḥwāl ; sg. ḥāl) et des stations (maqāmāt ; sg. maqām) et pratique « la science des cœurs ». Le but final d’une règle de vie mystique n’est pas la possession spéciale de tel ou tel état, mais « une disposition générale du cœur à rester malléable, constamment, à travers la succession de ces états ». Il convient de ne pas s’attarder à comparer les mérites respectifs de ces états, ni de s’attacher comme à une fin à ces états48. Pour l’islamologue, le mystique est défini par la signification de son effort spirituel, de sa voie (ṭarīqa). Quant au ḥāl, il le définit comme une intention (al-niyya) insinuée par Dieu dans l’âme49. Pour Ignazio de Francesco, ce concept (al-niyya) est décisif pour saisir la cohérence de la spiritualité musulmane : la pratique du taṣawwuf permet d’acquérir la sincérité (ikhlās), la pureté de l’intention qui préside à l’action, la sincérité (ikhlās)50. De même, se référant à cette dimension intérieure et spirituelle, William Chittick suggère qu’il serait peut-être plus juste d’appeler le ṣūfisme « spiritualité islamique, c’est-à-dire un souci de la vie intérieure de l’âme. En tant que tel, le soufisme est susceptible de se retrouver chez tout musulman, qu’il ou qu’elle ait ou non un lien avec une forme institutionnelle associée à ce nom »51. Ce concept de « spiritualité islamique » nous conduit à un autre concept : celui de « mystique musulmane ».
47 48 49 50
Chaumont, « La voie du soufisme selon Ibn Khaldûn », op. cit., p. 295. Massignon, Passion (1922), II, pp. 493-494. Ibid., p. 555. I. de Francesco, Il lato segreto delle azioni. La dottrina dell’ntenzione nella formazione dell’islam come sistema di religione, etica e diritto, Roma, PISAI, 2014, p. 125 (tr.). 51 W.C. Chittick, « Worship », in The Cambridge Companion to Classical Islamic Theology, éd. T. Winter, Cambridge (U.K.), Cambridge University Press, 2008, pp. 218-236 (219) (tr.).
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1.3 Mystique musulmane Massignon est sans-doute l’un des premiers à employer l’expression « mystique musulmane ». Cependant, on chercherait en vain, chez cet auteur, un exposé systématique de cette notion : il s’agit ou bien de son œuvre tout entière, ou bien de bribes définitionnelles susceptibles d’être glanées ici et là. En revanche, plusieurs de ses amis ou disciples en ont élaboré des définitions construites et ordonnées52. 1.3.1 Un effort pour découvrir le sens anagogique des textes Pour Massignon, l’une des caractéristiques de la mystique musulmane est qu’elle concerne l’interprétation des textes sacrés : La vie mystique est avant tout une interprétation « anagogique » de notre « Weltanshauung », où nous prenons conscience de l’unité de l’Univers à travers le prisme des données de l’Ecriture Sainte : la Bible chez le Juif et le Chrétien (avec l’Évangile), le Coran (qui est un résumé de la Bible et de l’Évangile) chez le Musulman. En donnant un sens actuel et personne « inducteur » aux rôles sociaux, et aux maximes d’action qui s’y trouvent mentionnées53. La mystique musulmane consiste en un effort d’intégration, d’intériorisation du vocabulaire coranique : elle est « un essai d’intériorisation, d’intégration du vocabulaire coranique par la pratique cultuelle, le plus ancien essai d’appropriation de l’idiome arabe à une méthode d’introspection psychologique, donc à une théologie morale ; la première ébauche d’un lexique critique des questions philosophiques »54. Contrairement à ses prédécesseurs, Massignon perçoit la mystique musulmane comme ontologiquement unie à l’islām, comme profondément ancrée dans la tradition musulmane : il la définit comme foncièrement islamique et coranique. Selon Hossein Nasr, c’est là un apport significatif de l’œuvre de Massignon : Très peu d’islamologues occidentaux ont réalisé que les racines de la Tarīqah résidaient dans le Coran. Il y a bien des années, Massignon 52
Anawati ; Gardet, Mystique musulmane ; G. Anawati, « La mystique musulmane et sa distinction de la mystique chrétienne », in La mystique, Colloque de l’Académie internationale des Sciences religieuses, éd. J.-M. van Cangh, Paris, Desclée, 1988, pp. 117-136. 53 Massignon, « Mystique musulmane et mystique chrétienne », op. cit., p. 135. 54 Massignon, Essai (1954), p. 135.
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écrivait qu’il suffisait de lire plusieurs fois le Coran pour se rendre compte que le Soufisme, ou Tarīqah, en était issu. Margoliouth, lui aussi, a admis l’origine coranique du Soufisme et Corbin, dont le point de vue diffère de celui de la plupart des orientalistes puisqu’il poursuit ses recherches sur l’Islam avec un sentiment de participation personnelle, a bien évidemment confirmé maintes fois ce point essentiel. Mais la majorité des auteurs occidentaux, sans doute parce qu’ils ne veulent pas admettre la présence d’une véritable dimension spirituelle dans l’Islam, ont avancé toutes sortes de théories pour expliquer l’origine du Soufisme, théories qui, en réalité, se rapportent toutes aux expressions extérieures du Soufisme et non au Soufisme lui-même55. Approfondissant certaines intuitions formulées dans l’Essai56, Louis Gardet écrit que « les Ṣūfīs, ces ‟assoiffés de Dieu”, dans leur méditation savoureuse du texte, furent en Islām ceux qui s’efforcèrent, par-delà la Parole elle-même, de s’avancer vers l’Interlocuteur » : le ṣūfisme postule « une expérience savoureuse des profondeurs de Dieu »57. Plus tard, Eric Geoffroy approfondit l’idée qu’il est nécessaire, pour le spirituel musulman, de toujours renouveler sa compréhension du Coran : Pour le spirituel musulman, le Coran n’est pas un texte mort, « descendu » une fois pour toutes sur un Arabe du Ier /VIIe siècle : il doit être lu comme s’il était révélé dans l’éternel présent, à chaque instant, dans le cœur du croyant. […] La formulation littérale du Coran est rigoureusement identique pour tous, à travers les siècles, car « il n’y a pas de changement dans les paroles de Dieu » (10, 64), et pourtant la même personne, si elle est réellement vivante, éveillée, y puisera des compréhensions sans cesse renouvelées58. 1.3.2 Une méthode expérimentale d’union à Dieu Louis Massignon insiste dans son œuvre sur la dimension expérientielle de la mystique musulmane. Cette expérience se réalise en référence à un modèle indépassable, celui de l’ascension du Prophète (miʿrāj), il s’agit de « rejouer en soi-même » le récit de l’Ascension Nocturne du Prophète. La mystique 55 56 57 58
Nasr, Islam, perspectives et réalités, op. cit., p. 156. Massignon, Essai (1954), p. 135. Gardet ; Lacombe, L’expérience du soi, op. cit., pp. 212-213. E. Geoffroy, « Mystique », in Dictionnaire du Coran, éd. M. Amir-Moezzi, Paris, R. Laffont, 2007, pp. 582-586 (584).
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musulmane procède donc, selon l’islamologue, non seulement du Coran, mais aussi de la tradition prophétique59. Après lui, Georges Anawati et Louis Gardet insisteront à leur tour sur la dimension expérientielle de la mystique et la définiront comme « une méthode systématique d’union intime, expérimentale, avec Dieu »60. 1.3.3 Une thérapeutique Par ailleurs, dans l’Essai, la mystique musulmane est définie comme « une méthode d’introspection intégrale », « une expérimentation cultuelle de la douleur » qui transforme ceux qui l’éprouvent en médecins secourables pour autrui. Elle est ici pensée comme une science de la guérison des cœurs, « une thérapeutique ». Elle a une valeur médicale, elle vise à guérir les cœurs, à panser les plaies de la Communauté. Sa fonction est la « guérison du corps social »61. Quant à sa force, elle réside selon Massignon « dans le désir surhumain du sacrifice pour ses frères, dans l’extase transcendante du martyre chantée par Ḥallāj : Pardonne-leur, et ne me pardonne pas ! Puis que Tu consumes mon humanité en Ta divinité, par le droit de mon humanité sur Ta divinité, je te demande de faire miséricorde à ceux-ci, qui ont travaillé à me faire mourir »62. Dans cette définition très ḥallājienne de la mystique, la souffrance occupe une large place : il s’agit d’expérimenter en soi, de souffrir pour guérir, de se sacrifier pour ses frères. Pour Massignon, la fonction de la mystique musulmane est sociale, thérapeutique. Loin d’être un soliloque avec Dieu, la mystique possède une valeur salvatrice pour l’ensemble de la communauté. 1.3.4 Une attention renouvelée à l’histoire des mots Massignon instaure un nouveau champ d’étude au sein de l’Université française au moyen de l’expression « mystique musulmane ». Cependant, l’équivalence entre cette expression et les termes « ṣūfi » et « taṣawwuf » ne saurait être strictement établie. L’emploi du mot « ṣūfi » s’avère complexe et délicat. L’expression « mystique musulmane » permet-elle d’éviter toute confusion ? Elle présente à son tour certains inconvénients car elle contient le terme « mystique », qui, forgé dans une tradition européenne, véhicule insciemment une certaine vision européenne (chrétienne), de la mystique. Selon Seyyed Hossein Nasr, son emploi devrait être subordonné à certaines conditions : 59 Massignon, « Textes musulmans pouvant concerner la Nuit de l’esprit » [1939], EM II, pp. 302-308 (305). 60 Anawati ; Gardet, Mystique musulmane, op. cit., p. 13. 61 Massignon, Essai (1954), pp. 16-17. 62 Ibid. p. 18.
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Si nous devions utiliser le terme mysticisme dans son sens originel de « ce qui se rapporte aux Mystères divins » et considérer comme des mystiques des hommes tels que Saint Augustin, Maître Eckhart ou Grégoire de Palamas, nous pourrions certainement appeler le Soufisme « mysticisme islamique » et les Soufis des mystiques. Mais alors, il faut enlever la couleur communément donnée à ce mot et le rétablir dans son sens originel63. Il nous sera donc possible d’utiliser les expressions « mysticisme islamique », ou « mystique musulmane », à condition de leur ôter la couleur dont les a revêtues la tradition chrétienne, et de les rétablir dans leur sens originel. Comme l’écrit Eric Geoffroy « la mystique », vise, comme l’indique son étymologie, à faire participer le sujet aux « mystères », à établir une communion avec le divin par le biais de l’intuition et de la contemplation. En ce sens, le Coran distingue le « monde du témoignage » (ʿālam al-shahāda), c’est-à-dire le monde sensible, du « monde du Mystère » (ʿālam al-ghayb), et il demande aux fidèles de croire en ce mystère, le ghayb, littéralement « ce qui est absent de la vue »64. Considérant que l’expression « mystique musulmane » revêt la signification la plus large, cette dernière sera ici privilégiée, tout en veillant à lui retirer toute coloration étrangère à l’islām et à rétablir le terme « mystique » dans son sens originel. 2
La méthode de Louis Massignon Il faut avoir l’oreille religieuse pour étudier avec compétence les phénomènes de l’ordre religieux. L’homme qui n’aurait aucun sentiment du beau dans l’art pourrait-il en faire l’histoire ? Albert Réville65
Il faudrait être un saint pour comprendre un saint Julien Green66
63 64 65 66
Nasr, Islam, perspectives et réalités, op. cit., p. 162. Geoffroy, « Mystique », op. cit., p. 582. Réville, Prolégomènes de l’histoire des religions, op. cit., p. 44. J. Green, Frère François, Paris, Seuil, 1983, op. cit., p. 86.
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2.1 Éléments contextuels et biographiques Au début du XXe siècle, quels aspects contextuels permettent de comprendre les déplacements épistémologiques qui traversent les sciences des religions et plus précisément l’islamologie ? 2.1.1 La méthode historico-critique La méthode de Massignon s’élabore en réaction par rapport aux conceptions positivistes de ses contemporains. Depuis le XVIIIe siècle, la rupture de la tradition orientaliste d’avec la théologie se consomme67. L’objectivité et l’impartialité sont les maîtres mots du postulat scientifique qu’entérinent les sciences humaines. Les historiens des religions réalisent une critique interne et externe des textes, méthodes qu’adoptent à leur tour les historiens de l’islām. Ces méthodes sont appliquées au Coran et aux aḥādīth qui sont mis en relation avec leur milieu d’émergence et avec les facteurs externes qui auraient pu les influencer. Aussi la recherche historico-critique fait-elle subir à l’islām certains assauts : la pensée religieuse de Muḥammad étant réduite à des influences juives ou chrétiennes, le Prophète perd son originalité islamique et se trouve coupé du contexte socio-politique arabe qui est pourtant le sien68. La fixation du texte coranique par le calife ʿUthmān fait l’objet de remises en question. Quant aux origines de la mystique musulmane, l’accent est mis sur l’influence de pratiques ascétiques, de la théologie chrétienne, de la philosophie grecque ou de courants indiens. 2.1.2 L’approche sociologique du phénomène humain À la fin du XIXe siècle, Émile Durkheim jette les bases d’une nouvelle discipline qui tend à mettre au jour les influences sociales subies par tout phénomène humain. Elle adopte une approche positiviste, qui s’en tient aux faits, procède par la validation empirique des hypothèses et s’appuie sur une démonstration précise. Pour le sociologue, les êtres humains sont déterminés historiquement et relationnellement par des processus biologiques, psychologiques et sociologiques objectivables et non par quelque force surnaturelle ou par on ne sait quels a priori ineffables69. Cette science prétend donc repenser les conditions de possibilité de la connaissance humaine et rivalise avec la philosophie. Face
67 Rodinson, La fascination de l’Islam, op. cit., p. 80. 68 Waardenburg, Islam et sciences des religions, op. cit., p. 24. 69 É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Puf Quadrige, 19604, p. 2 ; M. Joly, La révolution sociologique. De la naissance d’un régime de pensée scientifique à la crise de la philosophie (xixe-xxe siècle), Paris, La Découverte, 2017, p. 15 ; Dortier, Une histoire des sciences humaines, op. cit., p. 140.
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à l’émergence de ces méthodes d’investigations, les philosophes se voient contraints de refonder un régime de pensée spécifique, distinct des sciences70. Où se situe Massignon ? Ses diverses enquêtes sociologiques montrent aussi qu’il s’intéressait à l’approche sociologique et à l’étude scientifique du phénomène religieux71. Pourtant, sa conversion va exiger de lui de s’éloigner de l’approche positiviste objectivante théorisée par Durkheim. 2.1.3 Philologie et critique littéraire Cette époque est aussi celle de l’essor des sciences humaines, notamment des études linguistiques, littéraires et historiques qui contribuent significativement au développement des études islamiques et en constituent l’épine dorsale. L’approfondissement des connaissances relatives aux trois langues classiques de l’islām, l’arabe, le persan et le turc, ainsi que la multiplication des traductions et des éditions critiques, ouvrent l’accès de nombreux textes au lectorat européen ou américain. Le volume de ces travaux ne cesse de croître depuis le XVIIIe siècle. Certains orientalistes éditent des dictionnaires de termes techniques ṣūfis. Gustav Flügel (1802-1870) traduit au latin al-Kitāb al-taʿrīfāt de ʿAlī b. Muḥammad al-Jurjānī (m. 816/1413)72. Vers la même époque, Aloys Sprenger (1813-1893) publie le dictionnaire ṣūfi d’ʿAbd al-Razzāq al-Qāshānī (m. 730/1329)73. Ces travaux, avec l’édition du recueil de biographies d’ʿAbd al-Raḥmān al-Jāmī (m. 898/1492)74 par William Nassau Lees (1825-1889), posent les bases d’un travail significatif concernant le champ d’étude de la mystique musulmane en Europe75. Ce travail, fondé sur des méthodes de philologie et de critique littéraire, se poursuit avec les travaux d’Ignác Goldziher, Duncan Black Macdonald, Miguel Asín Palacios, Tor Andræ, Richard Nicholson et Arent Jan Wensinck76.
70 Joly, La révolution sociologique, op. cit., p. 20. 71 Ces travaux sont référencés au chapitre 1, point 2. 2 « Essor de la sociologie ». 72 ʿA. b. M. Jurjānī (au.) ; Ibn al-ʿArabī (au.) ; Definitiones viri meritissimi Sejjid Scheríf Ali Ben Mohammed Dschordscháni, trad. G. Flügel, Lipsae, Vogel, 1845 [Titre original : Kitāb al-taʿrīfāt]. 73 ʿA. al-R. al-Qāshānī (au.) ; A. Sprenger (éd.), ʿAbdu-r-razzāq’s Dictionary of the technical terms of the Sufies, Calcutta-London, Asiatic Society of Bengal-Allen, 1845 [Titre original : Iṣṭilāḥāt al-Ṣūfiyya]. 74 W. Nassau Lees, A biographical sketch of the mystic philosopher and poet Jami, Calcutta, W.N. Lees Press, 1859. 75 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., p. 109. 76 Ibid., p. 121.
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2.1.4 Évolution méthodologique de Louis Massignon L’approche de Massignon s’élabore au fil du temps. Dans l’évolution de son attitude, sa conversion marque indéniablement un tournant à la fois spirituel et méthodologique. Cet itinéraire rappelle celui de Charles de Foucauld qui, avant sa conversion avait reçu une formation fondée « sur quelque chose d’inhumainement dur et de pur »77. Son attitude, devenu croyant, sera tout autre. Quant au jeune Massignon, il est tout d’abord marqué par Ernest Renan, pour qui « le monde musulman doit être appréhendé comme un objet d’étude, qu’il faut observer avec la froideur et le sérieux des carabins, qu’il faut disséquer sans prendre parti et en évitant en premier lieu tout sentiment de sympathie »78. Cependant, progressivement, le jeune Louis va se détacher de cette approche et opter pour une nouvelle posture. Marqué par les rencontres qu’il fait lors du Congrès d’Alger en 1905, il comprend « qu’il n’aura aucun moyen de trouver satisfaction avec cette rage laïque de comprendre qui a été jusque-là une sorte de mot d’ordre »79. Un événement va le toucher profondément et engendrer un tournant méthodologique important : sa conversion, vécue en Iraq au printemps 1908, l’amènera à prendre ses distances avec la méthode historico-critique. À ses yeux, « le scepticisme apologétique, le scalpel manié par H. Lammens dans ses études sur la Sîra est une arme à double tranchant »80. Le fait de disséquer, d’isoler des bribes sans chercher à comprendre la cohérence du tout, constitue à ses yeux une erreur méthodologique. Corbin commente à son tour la critique adressée par Massignon au jésuite : C’est une critique du même ordre qu’il formulait contre les outrances (pour ne dire les outrages) commises par le P. H. Lammens à l’encontre de Fâtima, la fille du Prophète et de ses descendants, parce que leur auteur se contentait de juxtaposer des anecdotes isolées, sans chercher à les articuler suivant des structures possibles, pour les faire revivre81. Concernant le lexique coranique, Corbin écrit encore que Massignon s’est « élevé avec vigueur contre certaine thèse à la mode, prétendant considérer le lexique du Qorân comme résultant d’un dosage conscient de termes empruntés 77 Massignon, « Foucauld au désert devant le Dieu d’Abraham, Agar et Ismaël » [1950], EM I, pp. 105-117 (107). 78 Destremeau ; Moncelon, Louis Massignon, op. cit., p. 38. 79 Ibid., p. 39. 80 Massignon, « Le signe Marial », op. cit., p. 213. 81 Corbin, « Louis Massignon » [1962], op. cit., p. 58.
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aux divers dialectes arabes, voire à l’araméen et à l’éthiopien »82. Cette thèse, poursuit Corbin, « a le défaut de confondre la spontanéité de la conscience prophétique, la récitation spontanée du Qorân par le Prophète en étant d’inspiration, avec les délibérations d’un philologue peinant sur ses fiches dans son cabinet de travail »83. Corbin rappelle que Massignon rejetait énergiquement la critique historique nominaliste, de Josef Horovitz (1874-1931) qui ne voyait finalement en Salmān Pāk qu’un mythe né d’une recherche étymologique84. Pour Massignon, « l’interprétation mythique, ou mieux gnostique, d’une personnalité, ne substitue pas à un fait humain authentique un fantôme posthume et irréel »85. Durant le cours qu’il donne à l’Université du Caire en 1912-1913, Massignon critique les méthodes historico-critiques européennes. Il déclare qu’il préfère les témoignages oraux aux témoignages écrits, le témoignage des gens ordinaires et sans éducation à celui de l’élite lettrée, le témoignage secret au témoignage public et il affirme qu’il considère comme une déformation typiquement occidentale la prédilection pour les sources écrites et les documents officiels86. Enfin, tandis que la pratique du terrain est encore peu répandue, il émet un jugement sévère à l’encontre des érudits qui se contentent d’étudier l’islām sans quitter leurs bureaux. Depuis Bagdad, il écrit à Henri Maspéro : « Travail intéressant ici, — bien des choses inédites et vraiment importantes ; sottises de première grandeur, hélas, dans les reconstitutions de Bagdad faites dans leurs cabinets respectifs par MM. les érudits arabisants »87. Pour l’islamologue, la recherche implique l’immersion, la rencontre. Comme le rappelle Roger Arnaldez, Massignon s’est très tôt mêlé, en Égypte et au Proche-Orient, à la vie des populations, passant de la géographie humaine à la sociologie sur le terrain88. À partir de 1908, l’islamologue prend peu à peu ses distances vis-à-vis de certains aspects inhérents à la tradition philologique, à la méthode historico-critique et vis-à-vis d’un certain athéisme méthodologique qu’il déplore. 82 83 84 85
Ibid. Ibid. Ibid. Massignon « Salman Pâk et les prémices spirituelles de l’Islam iranien » [1934], EM II, pp. 576-613 (581). 86 Mahmoudi, Ṭāhā Ḥusain’s Education, pp. 139-141. 87 M. Rodinson, « Ce n’était pas un saint », in Louis Massignon, mystique en dialogue, Gordes-Paris, Question de-A. Michel, 1992, pp. 76-82 (79) ; Lettre de Louis Massignon à Henri Maspéro, du 05/I/1908, citée par : Six, Louis Massignon, Ibid., p. 36. 88 R. Arnaldez, « La pensée et l’œuvre de Louis Massignon, comme clés pour l’étude de la civilisation musulmane », in Louis Massignon au cœur de notre temps, éd. J. Keryell, Paris, Karthala, 1999, pp. 305-320 (307).
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2.1.5 Controverse moderniste et lecture des textes sacrés Au début du XXe siècle, l’islām n’est pas le seul à subir les assauts de la recherche historico-critique. En France, le christianisme connait, sous la plume d’Ernest Renan et d’Alfred Loisy, un traitement analogue, par lequel, au travers de la vérité historique, ces auteurs remettent en question l’existence historique d’un personnage ou d’un phénomène afin démontrer le caractère illusoire de nombreuses traditions religieuses89. Comment Massignon se positionne-t-il au sein de cette controverse ? Concernant la tradition chrétienne, le nouveau converti éprouve proximité et sympathie pour certains auteurs du courant du Renouveau catholique, tels Léon Bloy (1846-1917), Joris-Karl Huysmans (1848-1907) ou Paul Claudel (1868-1955). Il conseille de se soumettre à ce que l’Église ordonne et conseille et qualifie l’impartialité scientifique de « lâcheté » et de « crime social »90. Il s’oppose à une certaine lecture mythologisante de la Bible et se plaint au Cardinal Montini, de ce que certains exégètes « soutiennent, avec des imprimatur, hélas, qu’il n’est pas nécessaire que les personnages célèbres de la Bible soient réels »91. Il écrit : « Je connais, autant que personnelles, les difficultés historiques objectées à l’existence d’Abraham ; mais je sais que nous devons adorer Celui qui, du Buisson Ardent, a dit à Moïse Je suis le Dieu d’Abraham, et non pas Je suis le Dieu d’un mythe ; où serait notre espoir de ressusciter ? »92. Réagissant à la vogue de la méthode historico-critique, Massignon prônera de plus en plus une lecture mystique de la Bible et du Coran. Car les textes de l’islām ne sauraient, eux non plus, être sèchement disséqués. À Mohammed Arkoun, qui lui confie avoir été ébranlé dans sa foi musulmane par « une méthode rationaliste d’exégèse des livres saints », il écrit, indigné : « que resterait-il de l’Évangile pour le Père Blanc qui lui appliquerait ce qu’il applique au Coran ? » et affirme que certains missionnaires ne devraient pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît93. Appliquant méthodologiquement ce principe, Massignon invite à un traitement respectueux des textes musulmans et de la sensibilité des croyants : à respecter une religion vivante. 89 Waardenburg, Islam et sciences des religions, Ibid., p. 24. 90 D. Avon, « Un carme dans la langue arabe. Anastase Marie de Saint-Elie », in L’Enseignement français en Méditerranée. Les missionnaires de l’Alliance israélite universelle, éd. J. Bocquet, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 192. 91 Lettre de Louis Massignon au Cal Giovanni-Battista Montini, du 15/X/1949, FLM (BNF) pp. 1-2 (1). 92 Ibid. 93 Lettre de Louis Massignon à Mohammed Arkoun, du 16/VII/1954, citée par : Arkoun, « Ma rencontre avec Massignon », p. 57. Il cite en exemple le controversiste Roberto Focà, Père blanc (m. 1973), ayant publié sous le nom d’Abd-Oul Masih al-Ghalwiry : Les miracles de Mahomet d’après le Koran et la tradition, Harissa, Liban, Imprimerie Saint Paul, 1937.
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2.1.6 L’islām comme religion vivante Sa vision de l’islām en ce sens est novatrice. L’islamologue est contemporain du « retournement à la Copernic » que connaît la conscience chrétienne de l’islām au début du XXe siècle. Selon Robert Caspar, le passage de cette conscience « de l’hostilité et du négativisme presque absolus à la compréhension et à l’appréciation positive presque sans nuances »94, a été notamment permis par la contribution de Massignon. Lorsqu’en octobre 1962 le savant quitte ce monde, le Concile Vatican II vient de débuter. Ses travaux traduiront un changement dans l’auto-compréhension de l’Église de sa relation au monde ainsi qu’un renouvellement de son regard sur l’islām. Plus largement, la reconnaissance en Occident de l’islām comme religion vivante va constituer une étape déterminante pour la recherche en sciences des religions95. Or, Massignon fut l’un des artisans de cette évolution : selon Waardenburg, « à l’aide d’une expérimentation mentale poursuivie continuellement pour vivre une vérité, Massignon, catholique, a su découvrir une vérité religieuse en dehors du christianisme mais en accord avec la doctrine chrétienne »96. 2.2 Analyse de la méthode de Louis Massignon Après avoir esquissé ce cadre historique, que dire de la méthode élaborée par Massignon ? Quelle est son originalité ? Sans rejeter complètement la perspective historico-critique, on peut dire que Massignon va au-delà : il élabore une nouvelle approche. 2.2.1 La lecture du Coran : un modèle inspirant Dans la Passion, Massignon écrit que faute d’avoir suffisamment pratiqué le Coran, bien des Européens ont étudié les penseurs musulmans « du dehors », sans entrer dans le cœur de l’islām lui-même : « n’ayant pas su devenir franchement les hôtes de cette Communauté, toujours vivante, depuis treize cents ans que ses membres ont voulu vivre ensemble, ils n’ont pu saisir ni la structure rayonnante, ni l’interdépendance centrale, des vies que leur patiente érudition disséquait »97. Le savant entend, quant à lui, étudier l’islām « du dedans » et il s’inspire des méthodes exégétiques développées au sein de la tradition mystique de l’islām :
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R. Caspar, Cours de théologie musulmane, Rome, PISAI, 1987, [dactylographié], p. 79. Waardenburg, Islam et sciences des religions, op. cit., p. 29. Waardenburg, « Regard de phénoménologie religieuse », op. cit. p. 152. Massignon, Passion (1922), II, p. 465.
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Le texte coranique est appris par cœur, assimilé graduellement par le croyant, grâce à de fréquentes relectures globales qui lui permettent d’élucider (qiraʾa ; bi’l istinbât) petit à petit tout le texte sacré, afin d’en vivre, dans sa conduite quotidienne. Il vise en effet à obtenir la perception synthétique et simultanée d’un ensemble, non pas la connaissance analytique et successive de ses éléments ; selon le principe hanbalite : « n’oppose pas un verset à l’autre, considère l’ensemble ». En Malaisie, Kraemer a relevé la curieuse et expressive métaphore « mâcher » des versets ; afin de les « digérer » jusques et y inclus les motashâbihât98. Pour Massignon, il s’agit de « s’expatrier de soi-même », de vivre un « décentrement mental » analogue à celui qui fait passer du système de Ptolémée à celui de Copernic99. La lecture mystique du texte coranique va fournir au savant un schème à partir duquel il élaborera sa propre méthode de lecture des textes. 2.2.2 L’étude des termes arabes comme préalable à toute étude Ce qui caractérise cette méthode, c’est en tout premier lieu, une attention soutenue à la langue arabe, préliminaire à toute autre étude, selon lui. Par exemple, à Roger Arnaldez, il conseilla d’étudier d’abord les grammairiens arabes « dont les doctrines jouent un rôle fondamental dans l’interprétation du Coran, et de passer de là aux commentaires coraniques, tout en prenant contact avec la science des principes du droit (usûl al-fiqh) d’une part, et d’autre part avec celle des principes de la religion (usûl al-Dîn) et de la théologie (kalâm) ». Alors seulement, d’après Massignon, il pourrait « se tourner vers la mystique (tasawwuf), et, tout à fait en dernier lieu, revenir aux falâsifa »100. Or c’était là le parcours que Massignon lui-même avait suivi. Pour l’auteur de la Passion « il est inutile de scruter les œuvres des mystiques musulmans si l’on n’étudie pas de très près le mécanisme de la grammaire arabe, lexicographie, morphologie, syntaxe »101. C’est par le travail sur les termes techniques que doit commencer l’étude de la mystique musulmane. Ce point sera également souligné par Louis Gardet, qui rappelle que les termes techniques (iṣṭilāḥāt) ont une importance primordiale en ṣūfisme : « Ils expriment des modalités (aḥwāl, sg. ḥāl) d’actuation, des réalités transientes qui saisissent l’acte du sujet en son point 98
Les versets dits « motashâbihât » sont des versets équivoques ou ambigus. Massignon, « La méditation coranique et les origines du lexique soufi » [1923], in Actes du Congrès international d’histoire des religions (Paris, 1923), Paris, H. Champion, 1925, pp. 412-414 (412). 99 Ibid., p. 413. 100 Arnaldez, « La pensée et l’œuvre de Louis Massignon », op. cit., p. 306. 101 Massignon (1922), Passion, II, pp. 571-572.
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originel. Le génie sémitique propre à la langue arabe, la richesse de ses racines aux multiples formes verbales, ouvrent au mystique un plan d’analyse pour nous inhabituel »102. Voilà pourquoi, selon Hossein Nasr, l’un des plus grands mérites de Louis Massignon est d’avoir insisté sur la nécessité de comprendre en profondeur le langage technique de la mystique musulmane afin d’appréhender cette réalité : Qui étudie le ṣūfisme, ou en réalité toute autre science, traditionnellement, doit passer dix ans avec un maître à étudier des textes de philosophie islamique et de ṣūfisme. À la fin, cette personne devient ce que nous appelons en persan « ahl-i iṣṭilāḥ », c’est-à-dire, une personne qui connaît le vocabulaire technique. Il s’agit ici de la fin de la route de l’éducation formelle, non du commencement103. Pour le philosophe iranien, ce n’est donc qu’en maîtrisant pleinement un langage que l’on apprend à connaître le sujet lui-même. De ce principe, qu’il avait compris en profondeur, Massignon fit l’un des fondements de sa méthode. 2.2.3 Méditation, décentrement, intention Fort de sa connaissance de l’arabe, la lecture qu’il réalise des textes des mystiques musulmans est une lecture méditative. Roger Arnaldez observe que « la logique de L. Massignon est une méthode de lecture et de méditation des textes, appuyée sur la valeur exceptionnelle que prennent certains mots dans le Coran et dans les œuvres de la mystique authentique »104. À la suite de sa conversion en Iraq, le savant cherchera à réaliser une reconstitution interne de la mystique musulmane et non plus un examen érudit « du dehors »105. Comme le note Manoël Pénicaud, la méthode de Massignon est bien éloignée de celle de la sociologie française, portée par Durkheim, qui consiste à observer les faits sociaux comme des choses : il cherche à comprendre les choses de l’intérieur, il s’efforce de se placer « dans l’axe de leur naissance »106. Un autre aspect de sa méthode consiste à rechercher l’intention de l’auteur ou du transmetteur. Cet impératif méthodologique découle de la spécificité
102 Gardet ; Anawati, Mystique musulmane, op. cit., p. 98. 103 Nasr, « In Commemoration of Louis Massignon », op. cit., p. 52 (tr.). 104 R. Arnaldez, « La logique de Louis Massignon », in Centenaire de la naissance de Louis Massignon, Le Caire, Imprimerie de l’Université du Caire, 1984, pp. 43-50 (50). 105 R. Pierre, « Louis Massignon et le soufisme », Horizons Maghrébins, n°14-15, 1989, pp. 196-204 (197). 106 Pénicaud, Louis Massignon : le « catholique musulman », op. cit., p. 198.
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structurelle de la langue arabe elle-même. Car en arabe, explique l’islamologue, c’est l’intention du témoin qui donne au texte son intonation : Dans les langues sémitiques, comme l’arabe, où l’écriture ne donne que le squelette consonantique des mots, où il faut deviner l’instinct la vocalisation pour vivifier les mots par l’incidence, hulûl, des signes de flexion syntactique, — le récit est oral, dicté, hadîth, khabar. Et la valeur du témoignage, l’intention du témoin qui a transmis le récit, l’isnâd (« l’appui »), qui lui donne son intonation, son sens, sa portée, précède la critique du texte, du matn allégué107. Ainsi, afin d’évaluer la valeur d’un témoignage, il s’agit de retrouver l’intention de son auteur : l’intention du témoin qui a transmis le récit, l’isnād (l’appui), qui confère au texte son intonation, son sens, sa portée. Conséquemment, dans le cas d’un texte mystique, « l’effort de vérification de l’authenticité, de la sincérité, de l’inspiration (ilhâm) des récits réunis sur la vie spirituelle d’un ascète », s’avère indispensable108. L’islamologue considère que toute lecture doit être replacée dans son contexte et que la chaîne de témoins permettant de retrouver « l’intention » de l’auteur ou du transmetteur, doit être rappelée. Il insiste sur le devoir d’aborder le texte comme un « témoignage social véridique », contenant une force spirituelle qui se poursuit dans l’histoire109. 2.2.4 Revivre en soi Cet effort réalisé pour retrouver l’intention d’un scripteur s’accompagne d’une démarche expérimentale : il s’agit de revivre le texte en soi, de revivre l’histoire personnelle en se mettant à la place de l’autre « afin d’apprécier axialement et directement les conséquences de leurs règles de vie »110. Il s’agit, comme l’écrit Robert Caspar, de se placer dans l’axe de cette altérité, de se placer au point vierge, axialement, afin de lire du dedans : « Au lieu de voir l’islam de l’extérieur et de tirer sur lui à boulets rouges, il faut se placer par un renversement à la
107 L. Massignon (éd.) ; P. Kraus (éd.), al-Ḥallāj (au.) ; Akhbār al-Ḥallāj. Recueil d’oraisons et d’exhortations du martyr mystique de l’Islam Ḥusayn Ibn Manṣūr Ḥallāj, Paris, Vrin, 19573, p. 11. 108 Ibid. Ce point peut être rapproché de la méthodologie élaborée par Katia Zakharia, qui insiste sur la nécessité de redonner au texte sa place dans une culture donnée, car toute société est structurée symboliquement et composée d’êtres parlants. K. Zakharia, « Uways al-Qarani, Visages d’une légende », Arabica, no 46, 1999, p. 235. 109 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., pp. 227-228. 110 Massignon, Essai (1954), p. 54.
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Copernic, au centre même de l’islam, là où vit cette étincelle de vérité dont se sustente invisiblement et mystérieusement tout le reste »111. Massignon conseille ensuite de cesser de lire, de fermer le livre, de laisser les choses se déposer en soi112. La recherche devient une expérimentation quasi-religieuse, « une espèce d’expérimentation morale à refaire en soi-même »113. Il s’agit d’une pratique personnelle, d’une « mystique » à découvrir, à analyser « par une lente et savoureuse méditation intérieure »114. L’exégète doit refaire pour son propre compte la découverte spirituelle exprimée dans le texte. Il doit en saisir la force intérieure capable de mobiliser l’esprit, la pensée conductrice, l’intention et doit, pour y parvenir, sortir de ses propres normes. Car « pour comprendre l’autre, il ne faut pas se l’annexer, mais devenir son hôte »115. Résolument, pour l’islamologue, il faut être intérioriste, participer à l’intention même, à l’axe de la personne ou de l’objet étudié afin d’en avoir une compréhension intérieure. 2.2.5 Subjectivité et études religieuses La vie mystique ne saurait être étudiée sous un microscope, mais « du dedans »116. Concernant les études religieuses, Massignon, convaincu de l’importance de la valeur de la subjectivité, confiait au savant libanais Ṣubḥī al-Ṣāliḥ (1926-1987) : « Quelle est la valeur des études religieuses si elles ne sont pas consumées par le feu de la subjectivité, et si n’y scintille point un rayon émanant d’une émotion intérieure ? »117. Gabriel Bounoure (1886-1969) se souvient quant à lui que l’islamologue intégrait la valeur de la subjectivité à la recherche et qu’il savait qu’en histoire, selon l’expression d’Ibn ʿArabī, l’œil du cœur doit doubler l’œil de la vue : « Si l’objectivité a des limites dans l’histoire profane, à plus forte raison dans l’histoire religieuse et dans les recherches où le plan de l’épistémologie confine au plan de l’ontologie »118.
111 Caspar sur Massignon. Caspar, Cours de théologie musulmane, op. cit., p. 80. 112 Massignon, « L’expérience mystique », op. cit., p. 300. 113 Massignon, « Les recherches d’Asín Palacios », op. cit., pp. 122-123. 114 Ibid. 115 Massignon, « Réflexions sur la structure sémantique de l’analyse grammaticale en arabe » [1954], EM II, pp. 246-258 (248). 116 Massignon, « L’Occident devant l’Orient primauté d’une solution culturelle » [1952] », EM I, pp. 58-73 (60). 117 Ṣ. al-Ṣāliḥ, « Lughat al-wajd fī manṭiq Massignon » [La langue de l’extase dans la logique de Massignon], al-Dhikrā al-miʾawīyya li-mīlād al-mustashriq al-fransī al-ustādh Louis Massignon, Le Caire, Imprimerie de l’Université du Caire, 1984, p. 121. 118 G. Bounoure, « Espace terrestre et rencontres », Mémorial Louis Massignon, Le Caire, Dar el-Salam, 1963, pp. 29-35 (30).
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2.2.6 Participer, rencontrer, s’en trouver changé À une époque où le sentiment d’une certaine supériorité européenne gagne bien des esprits, Massignon développe un art de la rencontre en vérité, d’égal à égal. Il confie avoir été guéri par le psychanalyste Carl Gustav Jung (1875-1961) « de cette défiance, de ce mépris hautain de l’intellectuel, qui perd le contact social »119. Il rencontre le psychanalyste à Ascona, dans le cadre du cercle d’Eranos et rédige à l’occasion de son 70e anniversaire un texte consacré aux thèmes archétypiques en onirocritique musulmane120. Ces échanges contribuèrent à le guérir d’une certaine arrogance et le conduiront à ne plus de regarder l’islām avec dédain et à redresser son regard. Il s’en explique en convoquant l’image du miroir des fiancés : Quand ils entrent, chacun par une porte, dans ce salon de la rencontre (avec souvent, un Coran, sous le miroir) […] ils ne doivent pas chercher à se voir directement, ce qui serait en position inversée, voyant l’œil droit de l’autre à gauche, et l’œil gauche à droite. Ils regardent d’abord au fond du salon, et c’est dans le miroir qu’ils s’aperçoivent en position redressée, mutaqâbilîn (Coran 37, 43 ; 56, 16) : l’œil droit à droite, l’œil gauche à gauche, comme dans le face-à-face du Paradis, tels que Dieu les voit, caché au fond de leurs cœurs, décentrés hors de leurs égoïsmes réciproques121. Tous les conflits raciaux ou coloniaux, découlent, selon Massignon, « de ce que le colonisant refuse de voir le colonisé (et inversement) dans ce miroir des 119 Massignon, « L’Occident devant l’Orient », op. cit., p. 59. 120 – Massignon, « Thèmes archétypiques en onirocritique musulmane », Studien für C.G. Jung — Zur Idee des Archetypischen, Eranos-Jahrbuch, XII, 1945, éd. O. Fröbe-Kapteyn, Rhein-Verlag, Zürich, pp. 241-251. – Sur les échanges entre Jung et Massignon, voir : B. Sturnega, « Louis Massignon et Carl Gustav Jung en dialogue à Eranos : al-Khadir et la légende des Sept Dormants », in Octagon 4, La recherche de la perfection, éd. H.T. Hakl, Gagennau, Scientia Nova, pp. 151-167. – Dans un texte intitulé « Concerning Rebirth », C.G. Jung résume la conférence qu’il donna en 1939 à Eranos. Il réalise une interprétation originale de la 18e sourate du Coran (al-Kahf). Pour lui, quiconque pénètre dans cette grotte, cette grotte qui se trouve en chacun, quiconque accède à l’obscurité qui se cache derrière la conscience, se trouve impliqué dans un processus de transformation — d’abord inconscient. De cette transformation, peut résulter un changement capital de la personnalité, au sens positif ou négatif, une prolongation de la durée naturelle de la vie, comme une promesse d’immortalité. C.G. Jung, The Collected Works of C.G. Jung, éds. H. Read, M. Fordham, G. Adler, W. Mcguire, Princeton, N.J., Princeton University Press, [1959], 1980, vol. 9/I, pp. 199-258 (241). 121 Massignon, « La signification spirituelle du dernier pèlerinage de Gandhi » [1956], EM II, pp. 792-806 (801).
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fiancés, et le regarde de travers, avec une commisération paternaliste, méprisante et désabusée, sans redresser l’image »122. Au fil des années, la méthode de Massignon se précise. Il adopte une attitude de participation à l’autre, au phénomène étudié. Tandis que l’anthropologie classique avait coutume d’examiner les sociétés comme si elles étaient entièrement structurées par le système de la parenté charnelle et classificatoire, l’islamologue lui substitue la pratique de l’hospitalité et introduit le sacré au fondement des sociétés. Chez lui, l’autre ne se trouve pas frappé de délocution, mais il est le temple d’une Présence reconnue123. L’étude d’un mystique est une participation au saint, à la grâce divine. Une telle méthode a pour effet de transformer l’observateur lui-même. L’islamologue constate que les personnes qui transcrivent les confidences d’un mystique se trouvent elles-mêmes transformées : les phénomènes mystiques ont cela de très particulier qu’ils affectent non seulement l’observé, mais aussi l’observateur124. 2.2.7 Une expérience religieuse En définitive, l’étude de la mystique devient elle-même religieuse. Le chercheur quitte son propre centre pour participer pleinement au phénomène étudié. S’établit alors une coïncidence du sujet et de l’objet. Ici, selon Waardenburg, « le sens intentionnel du phénomène mystique n’est pas seulement reconstitué : il a revivifié le chercheur » ; l’étude religieuse devient elle-même religieuse125. La Vérité est la nourriture salutaire du sujet, à travers l’objet étudié et mène à la voie de sanctification126. On peut donc supposer que l’étude de la mystique fut pour Massignon une voie de rédemption. 2.2.8 Ce qui fait sens pour les croyants Selon Corbin, Massignon ne sous-estimait pas l’analyse philologique ou sociologique, mais il savait « qu’en définitive l’approche ne peut être tentée que directement, par la réalité intérieure, la signification vivante, les intentions du contenu réel, telles que les perçoivent ceux qui y croient »127. Comme l’écrit Henri Laoust, pour Massignon c’est « de la manière dont les Musulmans eux-mêmes ont compris et continuent de comprendre leur propre religion 122 Ibid. 123 Affergan, « L’involution de l’anthropologie », op. cit., pp. 143-144. 124 Massignon, « L’Occident devant l’Orient », op. cit., p. 60. 125 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., pp. 231-232. 126 Ibid., p. 193. 127 Corbin, « Louis Massignon » [1962], op. cit., p. 57.
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qu’il importe de partir »128. Comprendre ce qui fait sens pour l’autre, revivre en soi l’expérience religieuse vécue par l’autre : renonçant à vouloir à tout prix l’expliquer (Erklären), le savant s’efforce de Comprendre (Verstehen) l’expérience religieuse du sujet humain, son vécu129. Massignon, écrit Corbin, a su « mettre en lumière les règles d’or et les conditions de ce Comprendre qui concerne en propre les sciences religieuses »130. Et ce qui frappe Hans Heinrich Schaeder dans La Passion, c’est plus que l’érudition, « la parfaite correspondance de l’auteur avec le monde spirituel qu’il nous ouvre »131. Avoir compris que l’étude d’un objet dépend aussi du sujet qui l’étudie, que toute étude en sciences des religions, doit prendre en compte la relation entre l’étudiant et l’étudié, entre le sujet et l’objet, telle est l’une des avancées méthodologiques majeures réalisées par Massignon. 2.2.9 Une certaine manière de voir Comme le fait observer Christian Jambet, Massignon « prend partie » et « donne sens aux différents textes dont il fait l’exégèse en fonction de sa propre partie spirituelle »132. Il lègue ainsi aux spécialistes de l’Orient musulman la possibilité d’en avoir une lecture intérioriste, intérieure, et de faire de l’acte de foi des philosophes ou des spirituels qu’ils étudieraient leur propre acte d’adhésion ou de foi. Concernant la traduction, il s’agit de vivre en soi-même, mystiquement, le langage de l’autre pour que la « traduction » soit à la fois l’œuvre de l’autre et celle du traducteur. Il s’agit, comme l’écrit Corbin de « voir ce que voit l’autre avec ces mêmes yeux par lesquels il les voit »133. La méthode de Massignon invite à opérer un déplacement, à se décentrer, à se dépouiller de ses préjugés. Mais plus encore, elle invite à une transformation intérieure, à une rencontre avec l’autre. Massignon a observé distinctement que l’on ne voit l’objet religieux qu’à travers ses propres yeux. Pour Waardenburg, ce savant a vu l’islām à partir de sa propre spiritualité, de son propre parcours. L’un des progrès dû à la phénoménologie est précisément d’avoir montré qu’on ne voit son objet religieux qu’à travers ses propres yeux : conséquemment,
128 Laoust, « Louis Massignon islamologue », op. cit., p. 4. 129 Waardenburg, Des dieux qui se rapprochent, pp. 89, 119, 150-151. 130 Corbin, « Louis Massignon » [1962], op. cit., p. 59. 131 H.H. Schaeder, « Recension de : Louis Massignon, La Passion d’al-Ḥosayn-ibn-Manṣoūr al-Ḥallāj (1922) », Der Islam, no 15, 1926, pp. 117-135 (117), trad. Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 139. 132 C. Jambet, « La révélation d’un islam autre », in Louis Massignon, mystique en dialogue, Gordes-Paris, Question de-A. Michel, 1992, pp. 60-66 (61). 133 H. Corbin est cité par : Jambet, « La révélation d’un islam autre », op. cit., p. 66.
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l’islām que Massignon a vu est « un islām massignonien »134. En cela réside à la fois la force de cette méthode, et sa limite. 2.3 Limites S’agissant des sciences des religions et plus particulièrement du domaine de la mystique le recours à la subjectivité dont fait usage Massignon peut paraître justifié. Pourtant, il fut souvent reproché au savant d’avoir présenté une vision « subjective » de l’islām et de sa tradition mystique et à son œuvre d’être un miroir déformant. Tandis qu’il fut reproché à Corbin de penser qu’en islām il y avait « l’Ismaëlisme et rien », Massignon fut lui aussi suspecté de penser qu’en Islām, il y avait « al-Ḥallāj et rien »135. On peut en effet observer, selon Waardenburg, qu’il y a chez Massignon une survaleur d’al-Ḥallāj par rapport à l’histoire de la pensée et de la pratique religieuse musulmanes ; les différents courants de pensée religieuse sont situés autour et par rapport à la pensée ḥallājienne : il y a quelque chose de très « non-musulman » chez Massignon136. La méthode de Massignon a été critiquée par Josef van Ess pour qui la théorie du « Verstehen » demandait certes qu’on s’identifiât à son sujet avec sympathie « mais tout en reconnaissant que la personnalité du chercheur ne peut jamais être écartée elle présupposa qu’il s’anéantît autant que possible. Ce qui est différent dans l’objet analysé doit rester différent ; la sympathie ne doit pas aboutir au syncrétisme »137. Le recours à la subjectivité a engendré d’autres critiques et certains lui ont reproché de ne pas traiter tous les domaines de l’histoire musulmane avec une sympathie et une empathie égales. Ainsi Corbin déplore que Massignon ait exclu de son effort de compréhension, la branche shīʿite de l’islām ainsi que certaines figures majeures tel Avicenne ou Ibn ʿArabī. Essayant d’expliquer ces contradictions, Corbin pense qu’il faut interroger l’idée qu’il se fit successivement du shīʿisme iranien en fonction de sa propre vocation personnelle : L’éthos profond du shîʿisme, cette desperatio fiducialis qui garde le silence et sait attendre, parce qu’elle est nourrie d’une gnose qui domine les plans d’univers et le cycle total de la prophétie jusqu’au jour de la Résurrection, le refus qu’oppose à ce monde le javânmard, le « pur chevalier spirituel », parce qu’il « sait », ce n’est pas cette forme de défi qui retint l’attention de 134 Waardenburg, « Regard de phénoménologie religieuse », op. cit., p. 154. 135 Moncelon, « Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., p. 202. 136 Waardenburg, « Regard de phénoménologie religieuse », op. cit., pp. 153, 155. 137 Van Ess, « Massignon vu à travers le regard d’un allemand », op. cit., p. 64.
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Massignon. Ce qu’il retient, lorsqu’il valide l’idée shîʿite, quitte à en briser l’attente eschatologique qui lui est essentielle, c’est un appel à l’héroïsme temporel hic et nunc, de même qu’il voyait en la personne de Ḥażrat Fâṭima la Justicière divine au Dernier Jour138. Massignon était habité par une attente eschatologique, par l’idée d’une justice divine immanente en ce monde et éclatante dès ce monde, ce qui explique son impatience devant les délais imprévisibles139. D’autres critiques ont été adressées à Massignon : son emploi de sa « méthode de l’hélicoptère » qui consistait, après un rapide survol de l’ensemble, à atterrir sur un manuscrit, à l’étudier rapidement avant de repartir ailleurs … ce qui pouvait entraîner, certaines interprétations erronées140. Sa surinterprétation de certains détails et son manque d’exactitude lui ont également été reprochés141. Son style laconique, qui rend la vérification des références périlleuse, ainsi que son manque d’exactitude ont été critiqués par Josef van Ess et par nombre de ses confrères142. Ainsi, en dépit de l’estime en laquelle Serge Laugier de Beaurecueil tient son « Maître », il formule certaines réserves et dit préférer « la fidélité terre-à-terre à la lettre des textes plutôt que certaines envolées spirituelles, admirables peut-être, mais incertaines »143. 2.4 Une vision d’ensemble La méthode de Massignon présente néanmoins certaines forces. En effet, le rôle de l’historien n’est pas seulement d’accumuler des faits, mais aussi d’en donner une interprétation. Comme l’écrit van Ess dans les sciences humaines la recherche se poursuit par la fusion des horizons de l’objet et du sujet — ou pour le dire plus clairement en français où le mot « sujet » signifie aussi « l’objet » : par la fusion des horizons du chercheur et du texte qu’il interprète ou de la société qu’il analyse. Le résultat nous dit quelque chose sur l’objet traité, mais aussi sur sa
138 Corbin, « Louis Massignon » [1962], op. cit., p. 61. 139 Ibid. 140 Moncelon, « Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., p. 211. 141 Voir : H. Ritter, « Studien zur Geschichte der islamischen Frömmigkeit », Der Islam, vol. 21, no 1, 1933, pp. 1-83. 142 Van Ess, « Massignon vu à travers le regard d’un allemand », op. cit., pp. 64, 66. 143 S. Laugier de Beaurecueil, « À propos d’une stèle brisée », in Louis Massignon, éd. J.-F. Six, Paris, l’Herne, 1970, pp. 419-420 (419).
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manière de le voir. Et parfois il arrive que cette manière de voir possède une telle force qu’elle se maintient au-delà de sa propre génération144. En ce sens, on doit saluer chez Massignon sa vision globale de l’islām et son aptitude à décloisonner les savoirs. À cet égard, Henri Laoust fait observer qu’à une époque où le parcellement des disciplines avait pour conséquence « de faire éclater l’étude de l’Islam en une pluralité de points de vue qui trop souvent s’ignorent, quand ils ne se combattent pas », l’étude à laquelle Massignon entendait se vouer était une étude « totale de l’Islam »145. Il sut ainsi mettre en lumière la cohérence du tout, sans briser l’unité fondamentale d’une civilisation. Roger Arnaldez observe que Massignon était conscient de la cohérence de la la civilisation et de la culture musulmanes et qu’il savait que celui qui en détacher une partie, fût-elle importante « brise une unité fondamentale et s’expose à porter des jugements non seulement partiels ou inadéquats, mais même foncièrement faux »146. Henri-Irénée Marrou (1904-1977) appréciait lui aussi cette aptitude de Massignon à développer une vision aérienne, une vision d’ensemble d’une civilisation. Il observait que chez lui « la précision de la méthode n’avait pas étouffé l’esprit, il savait viser haut : c’est lui qui m’a enseigné qu’une civilisation doit être saisie, pour être comprise et jugée, au niveau de ses grands hommes, de ses héros et de ses saints, et non à l’échelon inférieur de la médiocrité statistique »147. Cette approche est d’autant plus remarquable qu’elle s’élabore au moment où les sciences humaines évoluent vers une extrême spécialisation, technicisation et professionnalisation. Chaque discipline se subdivise en sections, chaque branche évolue en vase clos avec son langage, ses références. On assiste à une certaine atomisation et à une labélisation des connaissances. Résistant à cette tendance, Massignon se distingue par son aptitude à réunir ou relier des instances ou champs disciplinaires habituellement séparées. Au sujet de l’interprétation de la sourate 18 que réalisa Massignon, Mohammed Arkoun souligne la capacité de son aîné à « dévoiler quelques liens entre des instances de l’existence humaine séparées par les exigences de l’analyse » :
144 Van Ess, « Massignon vu à travers le regard d’un allemand », op. cit., p. 70. 145 Laoust, « Louis Massignon islamologue », op. cit., p. 4. 146 Arnaldez, « La pensée et l’œuvre de Louis Massignon », op. cit., p. 306. 147 H.-I. Marrou, « Témoignage », in Louis Massignon, éd. J.-F. Six, Paris, L’Herne, 1970, pp. 452-455 (453).
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C’est ici le lieu de dégager la signification de l’importante intervention de L. Massignon à propos de la sourate 18. Il s’agit de la première tentative moderne visant à récapituler dans la perspective des « structures anthropologiques de l’imaginaire », trois instances de la réalité habituellement séparées : 1) Les données de l’histoire matérielle telles qu’elles sont établies par l’historien positif ; 2) le Coran réduit par l’exégèse philologique et historiciste aux influences de sources textuelles antérieures ; 3) les expansions mythologiques engendrées par la méditation et les conduites populaires dans les sociétés islamiques, sur la base des Figures, des thèmes et des « mots inducteurs » mentionnés dans le Coran148. Massignon avait ce don d’offrir une vision d’ensemble : à une époque où les sciences religieuses demeuraient tentées d’emprunter leurs méthodes aux sciences naturelles, où les savoirs se trouvaient cloisonnés et où l’on pratiquait en sciences des religions la « dissection » des textes, le mérite de Massignon fut de relier, de mettre en lumière la signification du phénomène étudié, de révéler la cohérence du tout.
…
Originale et novatrice, la méthode de Louis Massignon est une méthode de lecture méditative des textes, intérioriste, qui propose de réaliser une compréhension du phénomène étudié « du dedans ». Elle invite à opérer un décentrement afin de se dépouiller de ses préjugés et de se mettre à la place de l’autre. Elle propose de partir de ce qui fait sens pour le croyant, de Comprendre149 (Verstehen), plutôt que d’expliquer (Erklären). En mettant en œuvre une telle méthode, le savant a montré la nécessité de prendre en compte, dans le cadre d’une étude religieuse, la relation entre l’observateur et l’observé, entre le sujet et l’objet, il a compris que l’étude d’un objet dépendait aussi du sujet qui l’étudie. 148 Arkoun, « Lecture de la sourate 18 », op. cit., p. 430. 149 Expression employée par H. Corbin : Corbin, « Louis Massignon » [1962], op. cit., p. 59.
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Centralité de la référence coranique Le vocabulaire de la mystique musulmane n’est pas une marqueterie d’emprunts isolés, volés au néoplatonisme grec, ou à une tradition indo-iranienne hypothétique, il est le fruit d’une « constellation » d’expériences mentales convergentes, vécues en arabe, langue liturgique de la prière. Louis Massignon1
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La question de l’origine de la mystique musulmane
1.1 Thèses des premiers orientalistes Quelle est la teneur des études consacrées en Europe à l’origine de la mystique musulmane avant la publication, en 1922, de l’Essai sur les origines du lexique de la mystique musulmane ? Quels éléments novateurs la thèse complémentaire de Massignon introduit-elle concernant la question des origines ? En dépeignant des derviches errants aux pratiques étranges, les études publiées au XIXe siècle mettent l’emphase sur les aspects exotiques de la mystique musulmane. Leurs auteurs considèrent que cette voie est extérieure à l’islām, qu’ils regardent comme un retardataire dans l’histoire, une religion inférieure au christianisme, une hérésie incapable de produire la haute spiritualité et la théologie sophistiquée dont témoignent les textes des mystiques musulmans2. Les préjugés coloniaux et raciaux ayant abouti à renforcer la conviction selon laquelle l’islām est une religion « sémitique » et qu’elle doit donc, comme le judaïsme, être considérée comme anti-spirituelle, la mystique musulmane est souvent présentée comme un corps étranger à l’islām3. 1 Massignon, « Mystique musulmane et mystique chrétienne », op. cit., p. 135. 2 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., p. 109. 3 C.W. Ernst, « Preface », in M. Sells, Early Islamic Mysticism : Sufi, Qurʾan Miʿraj, Poetic and Theological Writings, New York-Mahwah, Paulist Press, 1996, pp. 1-4 (1) ; E. Renan exalte l’hellénisme qui serait une civilisation fondée sur la liberté de l’esprit, le culte de la raison et de la beauté, et dénigre l’esprit sémitique « facteur de rigidité intolérante, de dogmatisme scolastique, de fidéisme fanatique, de fatalisme paresseux, de mépris des arts plastiques,
© Florence Ollivry, 2023 | doi:10.1163/9789004548176_006
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Si certains auteurs développent une conception positive de la mystique musulmane, c’est précisément parce qu’ils considèrent qu’elle est distincte de l’islām. Écartant l’idée qu’une spiritualité aussi riche et universelle pourrait émaner de la religion de Mahomet, ils la présentent comme une importation étrangère issue d’une autre religion ou d’un autre système philosophique4. Du vivant de Massignon, le débat qui porte sur la question des origines de la mystique musulmane illustre l’ethnocentrisme qui caractérise les premières approches comparatistes. Ainsi, pour Alfred von Kremer (1828-1889) la mystique musulmane serait une réaction aryenne contre une religion sémitique imposée et elle serait d’origine indienne ou persane5. Une thèse voisine est avancée par Edward Palmer (1840-1882) qui soutient que la mystique musulmane serait issue « de la religion primordiale de la race aryenne » et qu’elle constituerait une réaction indienne et persane au génie sémitique des Arabes6. L’idée récurrente d’une origine persane est notamment soutenue par Edgar Blochet (1870-1937)7. Certains administrateurs coloniaux lui prêtent une origine néo-platonicienne et tout en y décelant les influences de l’« animisme berbère », de l’ancien culte mithraïque, du manichéisme et du monachisme chrétien8. Sur cette question, Goldziher répond en soutenant la capacité de la religion musulmane à assimiler des traditions étrangères et en insistant sur les influences néoplatoniciennes, chrétiennes et indiennes9. Quant à Nicholson, il estime que c’est dans le néo-platonisme et le gnosticisme qu’elle puise son origine ; il lui attribue des origines persanes ou indiennes et fait dériver la doctrine du fanāʾ (annihilation) du Nirvāṇa bouddhique10. Richard Hartmann
auquel sont attribués les méfaits conjugués du judaïsme, du christianisme et de l’Islam ». Voir : Rodinson, La fascination de l’Islam, op. cit., p. 90. 4 Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit., p. 56. 5 A. von Kremer, Geschichte der herrschenden Ideen des Islams : der Gottesbegriff, die Prophetie und Staatsidee, Leipzig, Brockhaus, 1868. 6 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., p. 114 ; A. Schimmel, Le soufisme ou les dimensions mystiques de l’islam, Paris, Éd. du Cerf, 1996, p. 25 ; E.H. Palmer, Oriental Mysticism, a treatise on the sufiistic and unitarian theosophy of the Persians, Cambridge-London, Deighton, Bell & co, 1867. 7 J.-L. Michon, Le Soufi Marocain Ahmad Ibn ʿAjība et son Miʿrāj, Paris, Vrin, 1990, p. 159. 8 X. Coppolani ; O. Depont, Les confréries religieuses musulmanes, op. cit. ; Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., p. 111. 9 Goldziher, « Le culte des saints chez les musulmans », op. cit., p. 298 ; Goldziher, « Influences chrétiennes dans la littérature religieuse de l’islam », op. cit., pp. 180-199. 10 A.R. Nicholson, « A historical enquiry concerning the origin and development of Sufism, with a list of definitions of the terms ṣûfi and taṣawwuf, arranged chronologically ». Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, Apr. 1906, pp. 303-348 (330).
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(1881-1965) souligne l’influence de l’hindouisme, du manichéisme, du chamanisme et du culte mithraïque et la qualifie de « syncrétisme mondial » (weltumspannenden Synkretismus)11. Snouck Hurgronje pense qu’elle résulte de la rencontre entre l’islām et certaines religions pré-islamiques ou certains systèmes philosophiques tel le néo-platonisme, le christianisme et plus tard l’hindouisme et le bouddhisme12. Max Horten quant à lui tente de mettre au jour l’importance des influences indiennes reçues par la mystique musulmane de langue persane avant le Xe siècle EC13. Au sein des milieux missionnaires catholiques, prévaut la thèse selon laquelle l’islām serait incapable de produire une véritable mystique et le ṣūfisme y est présenté comme une dérive de l’ascèse chrétienne avec des ajouts néo-platoniciens14. Ainsi, Carra de Vaux identifie des influences néoplatoniciennes et chrétiennes et souligne l’importance de l’apport chrétien15. Quant à Asín Palacios, qui effectue une relecture christianisante des œuvres d’al-Ghazālī et d’Ibn ʿArabī, il fait des influences profondes de l’antique monachisme chrétien le seul mode d’explication de la mystique musulmane16. Sur un mode hypercritique, le Père Lammens cherche à démontrer la prédominance de l’influence chrétienne chez tous les mystiques musulmans. Dans les thèses précitées, on retrouve fréquemment l’idée d’une supériorité de la mystique chrétienne sur la mystique musulmane ainsi qu’une perspective ethno-centrée, souvent christiano-centrée — une posture que dénoncera ʿAbd al-Ḥalīm Maḥmūd (1910-1978), futur Grand Imām d’al-Azhar, dans sa thèse dirigée par Massignon17.
11 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », p. 114 ; R. Hartmann, « Zur Frage nach der Herkunft und den Anfängen des Sûfîtums », Der Islam, vol. 6, Jan. 1916, pp. 31-72 (31, 51, 62, 64). 12 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., p. 113. 13 Cette thèse sera réfutée par M. Mario Moreno. Les nombreux articles de M. Horten n’ont pu apporter de preuve rigoureuse en faveur de l’influence indienne pour la période des origines. Un peu plus tard, la thèse d’une influence védantique sera proposée pour Abū Yazīd al-Bisṭāmī par Marijan Molé mais elle sera par la suite largement remise en cause. M. Horten, Indische Strömungen islamischen Mystik, Leipzig-Heidelberg, O. Harrassowitz, 1927. 14 Avon, Les Frères prêcheurs en Orient, op. cit., p. 204. Voir : T. Andræ, Mahomet, sa vie, sa doctrine, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1945. 15 De Wulf, « Recension de : Carra de Vaux, Gazali (1902) », op. cit., p. 503. 16 M. Asín Palacios, Algazel ; dogmática, moral, ascética ; El Islam cristianizado. Estudio del sufismo a través de las obras de Abenárabi de Murcia, Madrid, E. Plutarco, 1931 ; Palacios, La escatologia musulmana en la « Divina Comedia. Madrid, Real Academia Española, 1919. 17 Abd-el-Halim Mahmoud, Al-Mohâsibî, un mystique musulman religieux et moraliste, Paris, Geuthner, 1940, p. 246.
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1.1.1 Une mystique composite ? Dans ces travaux, l’insistance sur les éléments étrangers aboutit en définitive à réduire la mystique musulmane à des éléments empruntés, exogènes, à minimiser son caractère islamique et à quasiment nier son origine coranique. Comme le fait remarquer Seyyed Hossein Nasr, à la base de cette insistance sur l’origine étrangère de la mystique musulmane, « on retrouve le postulat que l’Islam n’est pas une révélation divine et ne peut donc posséder une dimension spirituelle qui lui soit propre »18. Pour ce philosophe, il existe un préjugé en Occident selon lequel l’Islam n’est qu’une « religion de l’épée » qui s’est imposée par la force et qui amène à supposer que ce qui dans l’islām est de nature contemplative ou métaphysique ne peut être qu’un emprunt extérieur. Dans ce contexte pré-conciliaire, la vision qui prévaut est celle de l’islām comme religion périphérique, décentrée par rapport au socle monothéiste central que constitue la tradition judéo-chrétienne : la plupart des chercheurs refusent de voir en l’islām une religion vivante, de lui accorder le statut et la légitimité d’une véritable religion monothéiste. À ce sujet, le travail de Massignon se révèlera original et novateur. 1.1.2 Chez les auteurs musulmans Il convient cependant de préciser que la thèse d’une origine étrangère de la mystique musulmane se retrouve également chez certains auteurs musulmans : Massignon note dans la Passion que ses observations sur l’origine autochtone et coranique de la mystique musulmane sont contraires à « l’opinion pharisaïque de beaucoup de foqahâ [docteurs de la Loi] acceptée depuis soixante ans par bien des arabisants »19. Christopher Melchert en déduit que la thèse du savant français peut aussi être comprise comme une réponse à certains modernistes musulmans heureux de discréditer la mystique musulmane comme un « explétif étranger » (an alien superfluity)20. Selon Michael Sells, certains auteurs musulmans ont regardé le ṣūfisme comme une importation étrangère, un amalgame de superstitions venues s’incruster sur « l’islām originel et pur » de la sharīʿa. La percevant comme irrationnelle, ils ont forgé une dichotomie tacite opposant l’esprit (la mystique musulmane) et la Loi (la sharīʿa). De manière intéressante, cette tendance à opposer la prétendue
18 Nasr, Islam, perspectives et réalités, op. cit., p. 156. 19 Massignon, Passion (1922), II, p. 480. 20 C. Melchert, « Origins and Early Sufism », in The Cambridge Companion to Sufism, éd. Lloyd Ridgeon, New York, Cambridge University Press, 2015, pp. 3-23 (11).
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extériorité du culte islamique, à la spiritualité de la prière dans d’autres traditions peut également être décelée chez certains orientalistes21. 2
Louis Massignon et la question des origines
2.1 Réponse à la question des influences étrangères Comment l’islamologue s’est-il situé par rapport à la question des origines de la mystique musulmane ? Quel est l’apport de son œuvre à ce sujet ? L’Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane se fonde sur l’étude lexicographique d’un seul auteur : al-Ḥallāj. Cette figure est l’étalon, la référence, à partir de laquelle il entend découvrir l’origine de la mystique musulmane dans son ensemble22. Bien au fait des thèses émises par ses prédécesseurs et ses contemporains, il répond dans l’Essai aux différents arguments avancés par ceux qui prêtent à la mystique musulmane une origine étrangère. À partir d’une analyse lexicographique rigoureuse, il tente de définir la part de certaines influences externes dans la formation du mysticisme islamique. À ceux qui défendent l’origine « aryenne » du mysticisme dans les religions dites sémitiques, il répond que cette thèse nie l’authenticité du mysticisme islamique et que ce dernier ne saurait être « l’apanage exclusif d’une race, d’une langue, d’une nation ; c’est un phénomène humain, d’ordre spirituel, que ces limitations physiques ne sauraient borner »23. Il critique les théories pro-aryennes ou antisémites selon lesquelles les sémites seraient inaptes aux arts et aux sciences en général, ce qui conduirait à conclure à l’origine « aryenne » du mysticisme dans les religions dites « sémitiques »24. Grâce à son étude du sanscrit et à ses recherches sur la pensée ḥallājienne en Inde, il examine la question des influences hindoues25. Il reconnait la possibilité d’échanges entre l’hindouisme et l’islām au cours du IIe siècle de l’Hégire en mathématiques, astronomie, médecine, érotologie, littérature romanesque, morale et philosophie, mais constate que le contact direct cesse dès le IIIe siècle. C’est en réalité en terre indienne que les premiers cas notables d’hybridation apparaissent, avec l’arrivée de missionnaires musulmans26. Mais 21 22 23 24
M. Sells, Early Islamic Mysticism, op. cit., pp. 13, 322 n2. Massignon, Passion (1922), I, p. XIII. Massignon, Essai (1954), p. 64. Théorie pro-aryenne d’Arthur de Gobineau ou antisémite, de Friedrich Delitzch. Massignon, Essai (1954), p. 64. 25 Voir : Ibid., pp. 81-98. 26 Ibid., pp. 82, 84. M. b. A. Bīrūnī, Kitāb al-Birūnī fī taḥqīq mā lil-hind min maqūla maqbūla fī al-ʿaql aww mardhūla, Maṭbaʿat majlis dāʾirat al-maʿārif al-ʿuthmāniyya, 1377/1958 (trad. française : A.R. Al-Bîrûnî, Le livre de l’Inde, V.-M. Monteil (trad.), Arles, Actes Sud, 1996).
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alors, la transmission s’effectue depuis l’islām vers l’hindouisme, et non l’inverse. Si l’islamologue reconnaît l’existence de certaines analogies signalées par al-Birūnī entre les traditions mystiques de l’islām et de l’hindouisme, ces analogies ne permettent pas d’inférer l’existence d’influences. Quant au « syncrétisme oriental », l’islamologue observe qu’au IIIe siècle de l’Hégire, le mysticisme musulman primitif et le syncrétisme philosophique hellénistique possèdent « des lexiques indépendants et des doctrines opposées »27. Ce n’est qu’à partir du IIIe siècle que les échanges s’intensifièrent et que l’influence syncrétique hellénistique se fit sentir. Son jugement concernant une possible influence hébraïco-chrétienne est plus nuancé. Il rappelle tout d’abord que le Coran autorise expressément le croyant musulman à poursuivre des discussions exégétiques avec les « ahl al-kitāb »28. Il recense, sous forme araméenne arabisée, les éléments hébréo-chrétiens qui ont été empruntés par la mystique musulmane (termes théologiques et ascétiques ou analogies structurales) et qui ont donné lieu à diverses « hybridations fécondes »29. Il note que certaines œuvres primitives de l’islām ascétique s’apparentent à des transpositions d’œuvres chrétiennes. Il répertorie les emprunts d’éléments issus des cultures hébraïque ou chrétienne reconnaît la réalité de cet apport mais conclut qu’« il est vain de chercher dans ces cultures étrangères l’origine du mysticisme musulman. Aussi vain que la recherche des sources du mysticisme chrétien (qui est issu des Esséniens) dans des textes herméneutiques, orphiques, ou avestiques, s’est avérée vaine »30. 2.2 Analogies et non emprunt Selon l’auteur de l’Essai, il est difficile d’affirmer qu’il y a eu emprunt, à moins d’être capable d’en fournir la preuve textuelle, ce qui est presqu’impossible. En revanche, il estime qu’il est possible de supposer que certaines similitudes entre la mystique musulmane et d’autres traditions mystiques sont déterminées par le fonctionnement analogique de la psyché humaine. Pour l’islamologue, il n’y a pas nécessairement emprunt mais similitude, analogie, ou convergence d’idées. Se référant à Carl Gustav Jung, il explique que les « emprunts » à la chrétienté médiévale qu’invoquait Asín Palacios, devraient plutôt être qualifiés de « similitudes ». Massignon se réfère à ce propos aux « archétypes du folklore » : 27 28 29 30
Massignon, Essai (1954), pp. 74, 77. Nos italiques. Ibid., p. 69. Ibid., pp. 71-73. Ibid., p. 73, 137. Toutefois, avec le temps, Massignon ira vers une plus large reconnaissance des influences étrangères. Voir : Anawati ; Gardet, Mystique musulmane, op. cit., p. 18.
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il ne s’agit pas d’emprunts réels, mais de marques d’une activité mentale analogue, munie des mêmes matériaux expérimentaux, peut-être authentiquement théopathiques, et dirigée vers un même dessein, un même désir eschatologique, peut-être authentique. Il y a une topique de l’imagination, même chez tous les mystiques, en Chrétienté comme en Islam, et il n’est pas exclu que la structure de cette topique dérive d’une source expérimentale d’au-delà, cela que l’école psychologique américaine appelle les coïncidences télépathiques organiquement dérivées de développements psychologiques convergents, « constellations » de l’inconscient profond31. Massignon souscrit à l’hypothèse junguienne de l’existence d’archétypes, d’une universalité de l’inconscient humain. Il s’interroge sur la nature de ces coïncidences et se demande si elles sont dues simplement à une topique de l’imagination humaine ou bien si elles s’expliquent par une convergence des intentions ou des destinées spirituelles. Ces réflexions le conduisent à affirmer que le vocabulaire de la mystique musulmane « est le fruit d’une constellation d’expériences mentales convergentes, vécues en arabe, langue liturgique de la prière »32. Dans un ouvrage récent, Geoffroy fait également observer que bien qu’il soit possible de multiplier les exemples d’emprunts, dans un sens ou dans l’autre « en réalité, les analogies entre les doctrines et les pratiques de traditions différentes sont dues bien plutôt aux invariants de l’expérience psychologique et spirituelle de l’être humain »33. 2.3 Un terreau essentiellement coranique Massignon, par son analyse des influences ou des emprunts lexicaux et par sa réflexion sur les imitations et les convergences, démontre que la mystique musulmane provient d’un terreau islamique et que son développement ne s’explique aucunement par l’influence d’autres milieux. Dans l’Essai, Massignon recense les termes mystiques empruntés au Coran et précise au sujet des éléments araméens et persans encapsulés dans le vocabulaire coranique, que leur arabisation est antérieure au VIIe siècle de l’ère chrétienne. Son analyse terminologique lui permet de démontrer que la source principale est le Coran, puisqu’il s’agit de musulmans qui en connaissaient le texte par cœur, le récitaient en boucle (khatm) et cherchaient à acquérir la 31 Massignon, « Mystique musulmane et mystique chrétienne », op. cit., p. 130. 32 Ibid., p. 135. 33 Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit., p. 58.
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science de la déduction et de l’élucidation (istinbāṭ) du sens de ses versets34. Il est donc l’un des premiers à reconnaître que la méditation coranique est la source principale de la mystique musulmane et « qu’il y a dans le Qorʾân les germes réels d’une mystique, germes susceptibles d’un développement autonome sans fécondation étrangère »35. La deuxième source de provenance des termes mystiques qu’il identifie concerne les disciplines purement arabes de la civilisation islamique naissante (grammaire primitive, lecture du Coran, jurisprudence, critique du ḥadīth)36. Viennent ensuite, en troisième, les textes des premiers théologiens musulmans arabes, antérieurs à Abū al-Hudhayl al-ʿAllāf (m. v. 227/842) et Ibrāhīm al-Naẓẓām (m. 220-30/835-45)37. Quant à la quatrième source, il montre qu’elle est constituée par le lexique scientifique oriental des six premiers siècles de l’ère chrétienne, véhiculé par une lingua franca technique araméenne, que le syncrétisme philosophique oriental avait constituée en calquant ses termes tantôt sur le grec, tantôt sur le perse38. 2.3.1 Centralité de la référence coranique Au terme de son analyse lexicale, Massignon formule son éminente conclusion : « Le long inventaire qui précède permet d’affirmer que c’est du Qorʾân, constamment récité, médité, pratiqué, que procède le mysticisme islamique, dans son origine et son développement »39. Pour l’islamologue, le Coran est la source principale de la mystique musulmane. Elle se fonde sur une profonde méditation et sur une intériorisation de la signification de la révélation musulmane, non sur des sources extérieures à l’islām. Comme le souligne Pierre Lory, la formulation de cette thèse fut cruciale pour l’histoire de l’étude de la mystique musulmane : Massignon démontra « pour la première fois, à partir d’une analyse lexicale nécessairement incomplète mais néanmoins représentative, que la mystique musulmane et le soufisme tout particulièrement sont nés dans 34 Massignon, Essai (1954), pp. 45-46 ; Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 154. 35 Massignon, Passion (1922), II, p. 480. Massignon rejoint ici l’hypothèse de D. S. Margoliouth en 1913. D.S. Margoliouth ; M. Saba, The Early Development of Mohammedanism. London, Williams and Norgate, 1914. 36 Massignon, Essai (1954), op. cit., p. 49. Cependant, concernant les traces lexicales et conceptuelles issues du ḥadīth, il convient de reconsidérer les affirmations de Massignon à la lumière d’études plus récentes sur les origines du ḥadīth. P. Lory, « Recension de : Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, par Louis Massignon [1999] », RHR, t. 218, no 4, 2001, p. 598. 37 Massignon, Essai (1954), 49-50. 38 Ibid., pp. 50-52. 39 Ibid., pp. 104.
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un terreau essentiellement coranique »40. L’auteur de l’Essai fut le premier à établir, comme l’écrit Roger Arnaldez, « que le Coran a été plasmateur de la pensée musulmane, et tout particulièrement de la pensée mystique »41. Massignon affirme que c’est dans la récitation (qirāʾa) globale du Coran que le mysticisme islamique a puisé ses caractères distinctifs. Il mentionne le dhikr, au cours duquel sont psalmodiés des versets, le concert spirituel (samāʾ) et le phénomène du shaṭḥ (paradoxe mystique ou locution théopathique). Enfin, il démontre que nombre des allégories typiques de la mystique musulmane tirent leur origine du texte coranique42. Par ailleurs, il soutient l’existence d’une concordance entre les problèmes fondamentaux du mysticisme islamique et ceux de la théologie dogmatique. Il comprend la mystique comme une forme de théologie vécue : à ses yeux, elle est « l’expérimentation ab intrà d’une religion dûment pratiquée »43. Après avoir établi une concordance entre les termes techniques (iṣṭilāhāt) de la mystique et les loci (masāʾil) théoriques de la dogmatique correspondante pour les trois premiers siècles de l’islām, il confirme « l’étroit parallélisme liant le développement de son dogme à celui de la mystique »44. Cette idée est intéressante car elle permet de montrer que la mystique n’est nullement extérieure à la religion musulmane et que le spirituel musulman est avant tout un croyant qui respecte et observe les préceptes religieux de l’islām. Pourtant, de l’avis de certains experts, tel Pierre Lory, il convient de ré-examiner à la lumière de travaux plus récents, le lien jadis établi par Massignon entre mystique et théologie45. En soulignant la centralité de la référence coranique ainsi que le caractère foncièrement islamique de la mystique musulmane, l’auteur de l’Essai réalise un geste significatif. En effet, la réinscrire la mystique au sein du terreau coranique, c’est la revêtir de son caractère islamique. Au moment où certains de ses contemporains leur déniaient parfois l’attribut de « croyants musulmans orthodoxes », il montre que ces spirituels étaient avant tout des croyants musulmans : ce qui est en jeu ici, plus profondément, c’est aussi la question de l’orthodoxie de la mystique. 2.3.2 Le modèle prophétique La référence au Prophète et à sa Tradition fait également l’objet de développements dans l’œuvre de Massignon. Avant l’Essai, note Georges Makdisi, on 40 41 42 43 44 45
Lory, « Recension de : Essai sur les origines du lexique technique », op. cit., p. 598. Arnaldez, « Avant-Propos », op. cit., p. XI. Nos italiques. Massignon, Essai (1954), pp. 104-110. Ibid., pp. 110-111. Ibid., pp. 110-111. Voir : Lory, « Recension de : Essai sur les origines du lexique technique », op. cit., p. 598.
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croyait que le ṣūfisme était greffé sur l’islām comme sur un corps étranger. On le supposait en conflit avec la loi islamique, au ban de l’orthodoxie, et l’on tenait les traditionalistes (ahl al-ḥadīth), surtout l’école ḥanbalite, hostiles au ṣūfisme. Massignon montra que cette voie ṣūfie, loin d’être étrangère à l’islām, était issue de ce corps le plus intimement islamique appelé ahl al-ḥadīth46. Il apporta la preuve que le ḥadīth « Lā rahbānīyata fī al-islām » était postérieur au IIIe siècle de l’Hégire et que l’on avait supposé à tort que le Prophète Muḥammad avait exclu les mystiques de la communauté islamique47. En rétablissant une continuité entre le modèle prophétique et l’idéal du mystique musulman, l’islamologue effectue un réajustement important. La plupart des travaux récents s’accordent à dire que la vie du Prophète est le prototype de la vie spirituelle en islām. Pour Hossein Nasr, jamais aucun groupe de fidèles, dans la société islamique, n’a cherché à imiter la vie du Prophète avec autant de rigueur et autant de densité que les ṣūfis : « Les Soufis ne cherchent pas seulement à vivre leur vie quotidienne selon la Sunnah prophétique, mais ils avancent aussi sur la Voie en quête de l’expérience spirituelle dont l’ascension nocturne du Prophète (al-miʿrāj) est la norme parfaite »48. Geoffroy rappelle à son tour que parmi les premiers mystiques musulmans, certains furent également des « traditionnistes » (muḥaddithūn) et observe que l’imbrication entre mystique musulmane et discipline du ḥadīth s’affermira avec le temps49. Souligner, comme le fit Massignon, la centralité de la référence coranique et du modèle prophétique, c’était rétablir le caractère foncièrement islamique de la mystique musulmane. 2.4 Réception et actualité de la thèse de Louis Massignon Après la reconnaissance par Massignon « qu’il y a dans le Coran les germes réels d’une mystique, germes susceptibles d’un développement autonome, sans fécondation étrangère »50, les travaux de plusieurs islamologues vont confirmer ces intuitions et établir que la mystique musulmane est l’un des axes de l’islām. Paul Nwyia montrera comment s’est opéré cette intériorisation du vocabulaire coranique et comment s’est progressivement formé le lexique technique
46 Makdisi, « Soufisme et hanbalisme dans l’œuvre de Massignon », op. cit., p. 80. 47 Massignon, « Taṣawwuf », EI1, IV, p. 716. Dans l’Essai, Massignon commente également ce ḥadīth : Essai (1922), pp. 123-131. L’étude de l’ascétisme l’a particulièrement intéressé, comme en témoigne la liste des premiers ascètes qu’il dresse plus loin (pp. 135-152). 48 Nasr, Islam, perspectives et réalités, op. cit., p. 163. 49 Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit., pp. 78-79. 50 Massignon, Passion (1922), op. cit., p. 480.
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de la mystique musulmane51. Dans sa thèse publiée en 1970, il écrit que c’est dans le Coran que prend naissance le langage de l’expérience mystique musulmane et il estime que « l’Essai demeure le meilleur guide pour l’étude des origines de la mystique musulmane »52. Il poursuivra le travail commencé par son aîné et s’intéressera aux textes de Jaʿfar al-Ṣādiq (m. v. 148/765), Shaqīq al-Balkhī (m. 194/810), Ibn ʿAṭāʾ al-Adamī (m. 309/922) et Abū al-Ḥasan al-Nūrī. Par ses travaux, il jette des bases solides pour l’étude de l’herméneutique islamique et met en lumière la manière dont le lexique technique du ṣūfisme s’est progressivement formé. Dans son Madkhal ilā al-taṣawwuf (Introduction à la mystique musulmane), Abū al-Wafāʾ al-Taftāzānī cite les travaux de Massignon, résume les conclusions présentées dans l’Essai et salue la nouveauté du regard porté par un orientaliste sur la question des origines53. Par ailleurs, selon Gerhard Böwering, on peut voir dans les travaux du chercheur turc Süleyman Ateş portant sur Abū ʿAbd al-Raḥmān al-Sulamī un approfondissement de l’intuition de Massignon. Böwering lui-même, dans son commentaire coranique d’al-Sulamī, cite Massignon et souligne la nécessité de combler certaines lacunes dans le domaine de la recherche concernant l’exégèse mystique du Coran54. Le chercheur allemand se consacrera à l’étude des méthodes d’interprétation du Coran notamment chez Sahl b. ʿAbd Allāh al-Tustarī (m. 283/896), Abū ʿAbd al-Raḥmān al-Sulamī et Shams al-Dīn al-Daylamī (m. 593/1197). Les études conduites par Bernd Radtke sur Dhū al-Nūn al-Miṣrī et Ḥakīm al-Tirmidhī (m. v. 298/910), autrefois perçus comme des représentants typiques de la présence d’idées « gnostiques » et « néoplatoniciennes » en islām, montreront que l’influence directe de systèmes non-islamiques de pensée sur ces maîtres mystiques musulmans primitifs n’était guère évidente et que leur « Gedankenwelt », le monde de leur pensée, était en réalité islamique55. Dans le lointain sillage du travail initié par Massignon, Michel Chodkiewicz (1929-2020) s’intéressa au lien qu’entretient l’œuvre d’Ibn ʿArabī avec le Coran et montrera que le Livre révélé en constitue le fondement et la trame56. À l’instar de ces exemples, la plupart des travaux récents, sans se référer nécessairement explicitement à Massignon, se situent dans le prolongement 51 52 53 54
Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit., p. 56. Nwyia, Exégèse coranique et langage mystique, op. cit., pp. 12, 22. A. al-W. Taftazānī, Madkhal ilā al-taṣawwuf al-islāmī, Le Caire, Dār al-Thaqāfa, 1974, p. 36. G. Böwering, « The Qurʾan commentary of al-Sulamī », in Islamic studies presented to Charles J. Adams, éds. W.B. Hallaq et D.P. Little, Leiden, Brill, 1991, p. 41. 55 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., p. 122. 56 M. Chodkiewicz, Un océan sans rivage, op. cit.
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de l’intuition exprimée par l’auteur de l’Essai. Pour Alexander Knysh, le consensus qui prévaut aujourd’hui peut se résumer ainsi : le Coran a été la principale source de contemplation et d’inspiration des ascètes et des mystiques musulmans57. Hossein Nasr souligne, quant à lui, l’importance de la découverte de Massignon : selon lui, la mystique musulmane ne peut être envisagée sous son vrai jour, ni prise au sérieux, si l’on ne saisit pas que la doctrine et la pratique de la ṭarīqa (la dimension ésotérique de l’islām), se fonde, comme tous les autres aspects de l’orthodoxie islamique, sur la double source du Coran et des aḥādīth58. Pourtant, les confrères de Massignon ne vont pas tous admettre sa thèse. Elle est notamment contestée par Max Horten qui prête aux idées d’al-Ḥallāj une origine indienne et réalise, afin de le prouver, une nouvelle traduction de quelques poèmes d’al-Ḥallāj, traduction radicalement différente de celle donnée par Massignon. Il présenta en 1927 les influences indiennes (particulièrement védantiques) qu’il décèle chez al-Bisṭāmī, al-Junayd et al-Ḥallāj et parvient à des conclusions opposées à celles de Massignon concernant la question des origines. Cependant, il ne parvient pas à persuader ses confrères qui trouvent la thèse de Massignon plus convaincante, même s’ils n’y adhèrent pas totalement59. Robert Charles Zaehner s’efforce lui aussi de mettre en valeur les origines indiennes de la mystique musulmane. Décelant en Abū Yazīd al-Bisṭāmī un hindu converti à l’islām, il estime que la mystique musulmane est incompatible avec l’islām et qu’elle constitue une religion indépendante60. Parmi ceux qui rejettent la thèse de Massignon, figurent également Christiaan Snouck Hurgronje, Tor Andræ et Marijan Molé (1924-1963). Pour Alexander Knysh, Massignon avait sans doute raison au sujet de la centralité du Coran au sein de l’univers intellectuel et spirituel musulman en général et dans le ṣūfisme en particulier. Cependant, il est d’avis qu’une telle affirmation ne rend pas compte de la situation dans son ensemble : si les croyances et les pratiques mystiques étaient exprimées dans la terminologie coranique, il convient selon lui de garder à l’esprit que la piété coranique s’appuie elle-même
57 A. Knysh, « Ṣūfism and the Qurʾān », in Encyclopædia of the Qurʾān, éd. J. Dammen McAuliffe, Georgetown U., Washington DC, Brill, 2019. 58 Nasr, Islam, perspectives et réalités, op. cit., pp. 160, 162. 59 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », pp. 117-118 ; Van Ess, « Massignon vu à travers le regard d’un allemand », op. cit., pp. 65-66. Horten, Indische Strömungen islamischen Mystik, op. cit. 60 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., p. 124.
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de manière importante sur des fondements chrétiens et que le monachisme chrétien faisait partie intégrante de l’univers symbolique du Coran61. Au cours des dernières décennies, certaines thèses ont remis en cause la vision massignonienne des origines de la mystique musulmane. Avec l’émergence de l’identité turque nationaliste, on chercha l’origine de certains concepts mystiques au sein de récits épiques et de mythes turcs très anciens. Corbin, quant à lui, situa les origines de la mystique musulmane dans le milieu ésotérique du shīʿisme primitif, estimant que ce n’est qu’après avoir pris racine chez les Perses, que la mystique musulmane prit sa forme définitive et atteignit son plein potentiel62. Concernant les influences chinoises — c’est-à-dire taoïstes —, mentionnons les recherches de ʿUmar Farrūkh (1904-1987) et celles de Toshihiko Izutsu (1914-1993)63. On peut s’étonner d’une telle variété de théories. Mais au vu de l’étendue géographique du domaine islamique, il importe, comme le rappelle Anawati, de ne pas perdre de vue le régionalisme de l’islām : certains aspects de la doctrine peuvent varier considérablement d’une région à l’autre64. Toutefois, force est de constater que chez de nombreux chercheurs, à des époques distinctes, la recherche d’influences exogènes sur la mystique musulmane est récurrente. Qu’en penser aujourd’hui ? Pour Geoffroy, il est à la fois probable et logique que la philosophie de Philon d’Alexandrie ou encore le néo-platonisme de Plotin aient nourri indirectement la métaphysique et la cosmologie des mystiques musulmans, qu’un comportement de type ascétique ait été stimulé par l’exemple des ermites chrétiens et que certaines méthodes initiatiques de la mystique orientale se soient développées au contact des yogis indiens ou des moines bouddhistes. Il rappelle cependant que si Suhrawardī al-Maqtūl fut condamné par les autorités sunnites, c’est notamment pour avoir puisé explicitement dans le fonds iranien pré-islamique. Par ailleurs, Geoffroy fait observer que le ṣūfisme a fécondé à son tour d’autres mystiques et que la pénétration des textes et des méthodes du ṣūfisme chez les spirituels juifs andalous médiévaux est avérée65.
61 A. Knysh, Sufism, a new history of Islamic mysticism, Princeton, Oxford, Princeton University Press, 2017, p. 22. 62 Knysh, « Historiography of Sufi Studies », op. cit., p. 124. 63 Horten, Indische Strömungen islamischen Mystik, op. cit. ; T. Izutsu, A comparative study of the key philosophical concepts in Sufism and Taoism : Ibn ʿArabı̄ and Lao-tzŭ, Chuang-tzŭ, Tokyo, Keio Institute of Cultural and Linguistic Studies, 1966-1667 ; Schimmel, Le soufisme ou les dimensions mystiques de l’islam, op. cit., p. 27. 64 Anawati ; Gardet, Mystique musulmane, op. cit., p. 19. 65 Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit., pp. 57, 58.
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Enfin, Fred M. Donner suggère que la question des influences étrangères devrait être conçue par rapport au concept de « différenciation » : de même que le christianisme a pris un certain temps pour se différencier du judaïsme, il a sans doute fallu un certain temps pour que l’islām se différentie des autres monothéismes du Proche Orient. Dire que le renoncement en islām était un développement distinct issu des traditions antérieures ne signifie pas le discréditer. Il peut être ajouté que les premiers renonçants se percevaient eux-mêmes comme en continuité avec une plus longue tradition66. Pour conclure, il convient de souligner que dans l’histoire de l’islamologie, Massignon a réalisé un éclaircissement important : il a montré que la mystique musulmane était issue d’un terreau essentiellement coranique et souligné son caractère foncièrement islamique, établissant la question des origines sur une base nouvelle à partir de laquelle diverses nuances et divers approfondissements allaient être proposés. 3
L’appropriation de l’idiome arabe par les premiers mystiques musulmans
3.1 Fascination de Louis Massignon pour le Coran et la langue arabe L’insistance de Massignon sur la centralité de la référence coranique peut s’expliquer par la fascination qu’exercent sur lui la langue arabe d’une part et le Coran d’autre part. La langue arabe revêt pour lui une particularité au plan linguistique. Parmi les trois langues sémitiques que sont l’hébreu, l’araméen et l’arabe, il observe que « l’arabe, le dernier venu, s’avère plus archaïquement pur, le plus typiquement sémitique des trois »67. L’arabe est la langue de Hājar, mère d’Ismāʿīl, la langue des larmes, la langue « de ceux qui savent que Dieu, dans son essence, est inaccessible et que tout est bien ainsi »68. Les langues sémitiques sont propices à la contemplation intérieure, il y a en elles une certaine prédisposition à la vision intérieure. Elles sont propres à la méditation et permettent de pénétrer dans le mystère divin69. Massignon rappelle « le rôle axial joué par le texte coranique dans la formation de l’arabe classique »70. Il 66 F.M. Donner, Muhammad and the Believers : at the origins of Islams, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2010 ; J. Baldick, Mystical Islam, an introduction to Sufism, N.Y., New York University Press, 1989, ch. 1 ; Melchert, « Origins and Early Sufism », op. cit., p. 11. 67 Massignon « Soyons des sémites spirituels », op. cit., p. 41. 68 L. Massignon ; D. Massignon, Les trois prières d’Abraham, Paris, Éd. du Cerf, 1997, p. 141. 69 Massignon, « La syntaxe intérieure », op. cit., pp. 239, 242, 245. 70 Massignon, « Préface », in T. Sabbagh (au.), La métaphore dans le Coran, Paris, A. Maisonneuve, 1943, pp. IX-X (IX).
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affirme que la vocation particulière de la langue arabe dans l’histoire humaine a été révélée grâce à l’islām : la prédisposition de la langue arabe à la parole de vérité est même la raison d’être de l’islām ; la langue arabe, est, pour les descendants d’Ismāʿīl un mode de communion avec Dieu71. La récitation du Coran est selon Massignon un élément du culte susceptible d’unir l’homme à Dieu. Selon lui, « pour l’Islam le miracle est, verbal, c’est l’iǧâz coranique ; la chose essentielle en Islam, c’est la langue arabe du Coran, miracle linguistique »72. La langue arabe occupe dans sa vie une place particulière : l’arabe est la langue qui l’a « ramené au Christ » et c’est dès lors en arabe qu’il priera Dieu73. Il se réjouit, suite à son entrevue avec Pie XII, d’avoir obtenu le droit de passer au rite byzantin, qui est « le seul où la liturgie soit intégralement célébrée en arabe »74. 3.2 Appropriation du vocabulaire coranique On peut lire dans l’Essai que le langage des premiers mystiques musulmans procède d’un essai d’intériorisation, d’intégration du vocabulaire coranique, « d’appropriation de l’idiome arabe à une méthode d’introspection psychologique, donc à une théologie morale ; la première ébauche d’un lexique critique des questions philosophiques »75. Massignon observe que la description et la classification des états spirituels (aḥwāl) des premiers mystiques musulmans varie selon les auteurs76. En reconstituant le cheminement qui a amené les premiers ṣūfis à innover au plan lexical, il constate qu’on ne saurait, selon eux, obéir à la loi (sharīʿa) sans examiner d’abord ce qui se passe dans le cœur. Il rapporte que ce qui fut reproché aux mystiques c’est d’avoir prétendu faire adhérer un sens propre, un goût expérimental à chacun des termes techniques qu’ils avaient prélevé dans le vocabulaire ordinaire ou le corpus du kalām77. Dès Ḥasan al-Baṣrī, observe Massignon, les mystiques musulmans prennent des mots usuels et en approfondissent les significations afin d’indiquer certaines réalités spirituelles et de traduire les degrés successifs de l’itinéraire de l’âme vers Dieu. Cette évolution sémantique se réalise parallèlement à un itinéraire intérieur, et comme l’a 71 Massignon, « La syntaxe intérieure », op. cit., p. 242. 72 Massignon, « L’involution sémantique du symbole dans les cultures sémitiques » [1960] EM II, pp. 262-273 (269). 73 Massignon, « La syntaxe intérieure », op. cit., p. 242. 74 Lettre de Louis Massignon à Henry Corbin, du 6/VII/1949, citée par : Henry Corbin, Jambet (éd.), op. cit., p. 335. 75 Massignon, Essai (1954), p. 12. 76 Massignon, « L’expérience mystique », op. cit., pp. 229-230. 77 Massignon Essai (1954), p. 117.
Centralité de la référence coranique
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exposé Anṣārī al-Harawī (m. 481/1089) dans ses Manāzil al-Sāʾirīn, l’approfondissement du sens d’un même mot est corrélatif à la progression dans l’expérimentation mystique78. Cet approfondissement des significations des termes constitue un voyage intérieur (safar). Cette évolution sémantique des termes se déroule en écho à l’itinéraire spirituel : elle en est la traduction langagière. Analysant l’œuvre de Ḥakīm al-Tirmidhī, Massignon écrit que ce dernier « savoure » certaines expériences mystiques en son for intérieur avant de les classer79. Ce terme, « savourer », nous rappelle la manière dont les premiers mystiques musulmans s’imprégnaient du texte coranique : la méditation, la « psalmodie » intériorisée du Texte (tilāwa), permettait de Le savourer. Plus récemment, Francesco Chiabotti identifie lui aussi un processus d’intériorisation des notions grammaticales dans le Naḥw al-qulūb d’al-Qushayrī, véritable « grammaire des cœurs » : « grâce à l’approfondissement de la lecture soufie, la terminologie coranique a été interprétée dans un sens large, lié au processus de l’expérience directe du croyant »80. Il observe qu’al-Qushayrī essaye d’opérer, au moyen d’une « expérimentation interne » un passage du vocabulaire technique de la grammaire au vocabulaire technique du ṣūfisme. Massignon avait lui aussi souligné l’importance de l’expérience des grammairiens qui prouva aux premiers auteurs mystiques que « loin d’être fixe, le vocabulaire de chacun et de tous s’améliorait constamment, qu’il y avait invention incessante, foisonnement de sens par hybridations, pour une racine fondamentale ; appropriations de spécifications secondaires, de plus en plus adaptées aux cas particuliers », à tel ou tel usage technique (iṣṭilāḥ)81. L’auteur de la Passion emploie le terme « gauchissement » pour signifier que l’effort de libération spirituelle s’accompagne d’un effort pour retirer l’idée de sa gangue, retrouver la sève des mots, goûter leur saveur secrète. Il écrit au sujet d’al-Ḥallāj que sa pensée invite toujours à un effort de libération spirituelle : par une espèce de « gauchissement » intentionnel des modes d’expression usuels ; par une invagination de la réflexion : dissocier d’abord l’essence de la chose, l’idée que nous en concevons, la retirer de sa gaine, de sa gangue : de l’écorce verbale et grammaticale qui nous a permis de la repérer et de la saisir ; puis discerner en cette idée ce par quoi elle nous 78 Ibid., pp. 117-118. 79 Ibid., p. 263. 80 F. Chiabotti, « Naḥw al-qulūb al-ṣaġīr : la grammaire des cœurs de ʿAbd al-Karīm al-Qušayrī », BEO, t. LVIII, sept. 2009, pp. 385-402 (387). Sur cette notion d’expérimentation interne, voir : Massignon, Essai (1954), p. 98 et : Nwyia, Exégèse coranique et langage mystique, op. cit., p. 157. 81 Massignon, Passion (1922), II, p. 711.
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devient assimilable et concevable, goûter cette saveur secrète, cette sève centrale qui vivifie son essence (comme la nôtre), une grâce, qui vient de Dieu82. L’islamologue comprend que l’effort de libération spirituelle s’accompagne selon al-Ḥallāj d’un effort d’élaboration langagière, destiné à témoigner d’une commotion initiale, destiné à réveiller, bousculer, le lecteur, à l’emmener loin de ses repères coutumiers : ces textes revêtent une force supra-littéraire, ils sont des invitations à l’action, un effort pour accéder, dans et par le langage, au Réel83. Selon Chiabotti, lorsque les ṣūfis s’appellent les ahl al-ishāra ou quand ils disent que leurs sciences sont des ʿulūm al-ishāra, ils définissent par-là non seulement leur mode d’expression mais aussi le contenu d’une expérience qui ne peut être évoquée qu’à travers ce mode. Pour lui, la technicisation des terminologies propres aux sciences islamiques avait aussi éloigné ces sciences de leur fin originelle : la connaissance de Dieu. C’est pourquoi, le travail étymologique qu’on retrouve dans le Naḥw al-qulūb vise à redonner aux mots toute leur portée, perdue dans la lourdeur de la technisation linguistique (istiṣlāḥ)84. L’effort de synthèse et d’apologie entrepris par al-Qushayrī se fait donc sur un mode de revivification du vrai savoir spirituel. Quant à Nelly Amri, dans son travail sur les femmes ṣūfies, elle se réfère également au travail de Massignon et à sa mise en lumière de la spécificité des textes des mystiques musulmans, pour décrire l’instauration, par ces derniers, d’une nouvelle relation au mot : « En fait, le soufisme serait beaucoup plus un mode d’appropriation de termes prélevés certes dans le corpus coranique mais aussi dans le lexique arabe ordinaire, une nouvelle relation au mot qui en approfondit singulièrement la portée (Massignon), que l’invention d’un vocabulaire nouveau »85. Massignon a montré comment les premiers mystiques se sont approprié le lexique coranique, comment leur méditation du texte coranique leur a permis de l’intérioriser, de l’aborder autrement. Ils se sont approprié la langue arabe et ont fait un usage expérimental des termes, leur faisant subir une évolution sémantique vers l’essence, redonnant aux mots toute leur portée, perdue dans la lourdeur de la technisation linguistique. 82 83 84 85
Ibid., II, p. 914. Massignon, « L’expérience mystique », op. cit., p. 287. Chiabotti, « Naḥw al-qulūb al-ṣaġīr : la grammaire des cœurs », op. cit., pp. 388-389. N. Amri ; L. Amri, Les femmes soufies ou la passion de Dieu, St.-Jean-de-Braye,Éditions Dangles, 1992, p. 39.
Centralité de la référence coranique
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3.3 Quête des origines et quête de la pureté Au moment où il publie la Passion et l’Essai, la plupart des thèses émises par ses confrères insistent sur les origines exogènes de la mystique musulmane. L’islamologue montre dans l’Essai l’importance de la source coranique au plan lexical et souligne le caractère foncièrement islamique de la mystique musulmane. Ce faisant, il rétablit un alignement entre la mystique et le lexique technique islamique primitif et souligne le caractère interne de ses premiers développements. Sa thèse va être favorablement accueillie par la plupart de ses collègues et son intuition suscitera de nombreux travaux complémentaires. En soulignant le rôle axial joué par le Coran dans la formation du langage des premiers mystiques musulmans, et en montrant la manière dont ces derniers se sont approprié le lexique technique issu du Coran et des disciplines islamiques des tout premiers siècles de l’Hégire, il énonce une intuition qui sera ensuite largement approfondie et enrichie. À une époque où la plupart de ses confrères considéraient la mystique musulmane « comme un arbre exotique planté dans le sol islamique sous la pression de forces venues d’ailleurs »86, Massignon a démontré que le ṣūfisme prenait ses racines dans le Coran, que la méditation coranique et l’imitation du Prophète constituaient l’origine et la substance du ṣūfisme. Cependant peut-être convient-il, afin de compléter les vues de Massignon, d’ajouter que si l’islām se développe à partir du milieu culturel dans lequel il est né, il a intégré des éléments des cultures juives et chrétiennes et que si le ṣūfisme naît de la pure méditation coranique, il naît d’un texte imprégné par les cultures avoisinantes. Par ailleurs, on peut également se demander si l’insistance avec laquelle Massignon démontre la pureté de cette islamité, exempte de toute « corruption » étrangère, n’exprime pas un désir qui se confondrait avec une quête de la pureté, d’une origine pure ? Cette quête « de la pureté des racines », d’une arabité vierge de toute influence étrangère, rappelle la manière dont il traitera la figure d’al-Ḥallāj. S’il a soin de rappeler que le petit al-Ḥusayn b. Manṣūr naît en Iran près de Bayḍāʾ, « un centre très arabisé », grandit dans une ville arabe (Wāsiṭ) et qu’il mérita à l’âge de douze ans le qualificatif de « ḥāfiẓ », comme pour souligner la pureté de son islamité arabophone, il s’abstient de reconnaître qu’en ce IIIe/IXe siècle, ce mystique ait pu recevoir une quelconque influence néoplatonicienne87. 86 S.H. Nasr, L’Islam traditionnel, op. cit., p. 184. 87 Massignon, « Étude sur une courbe personnelle de vie », op. cit., p. 387 ; Hallâj ; Massignon, « Perspective transhistorique sur la vie de Hallâj », in Dīwān, L. Massignon ; H.M. Hallâj, Paris, Éd. des cahiers du Sud, 1955, pp. XIII-XLVII (XIII-XIV).
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Massignon considère que l’impact du néoplatonisme sur la mystique musulmane est plus tardif et qu’il est synonyme de décadence. Composé par des tendances syncrétiques, notamment païennes, qui imprégnèrent la culture islamique via des influences helléniques, l’influence du néoplatonisme est pour lui difficilement conciliable avec une spiritualité enracinée dans la révélation coranique. Le chercheur Saer El-Jaichi, qui formule ces observations, va jusqu’à qualifier l’approche du savant français « d’essentialiste »88. Mais sans-doute est-il nécessaire, afin de mieux saisir la manière dont Massignon définit la mystique musulmane, d’analyser la figure qui dans son œuvre surplombe l’ensemble des vocations mystiques en islām : al-Ḥusayn b. Manṣūr dit « al-Ḥallāj ». Aussi, c’est de ce « cardeur » qu’il sera question à présent. 88 Saer El-Jaichi, Early Philosophical Ṣūfism. The Neoplatonic Thought of Ḥusayn Ibn Manṣūr al-Ḥallāǧ, Gorgias Press, Piscataway NJ, 2018, pp. 5, 6.
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Une certaine conception de la sainteté D’après Seyyed Hossein Nasr, al-Ḥallāj est le prisme à travers lequel l’auteur de la Passion appréhende la tradition islamique tout entière : aux yeux de Massignon, la figure de ce martyr, loin d’être hérétique, incarne l’orthodoxie. Dans sa vision de l’histoire de la sainteté, Massignon attribue à al-Ḥallāj une place centrale et situe tous les autres sur un point périphérique par rapport à ce centre1. Mais dans quel sens ce martyr représente-t-il à ses yeux le paradigme du saint ? comment Massignon conçoit-il la notion de sainteté ? 1
Une posture chrétienne
1.1 Les mystiques du dehors La notion de sainteté telle que définie par Massignon est indissociable de la figure d’al-Ḥusayn b. Manṣūr al-Ḥallāj. Profondément touché par la spiritualité de ce musulman, il s’interroge en tant que chrétien, à travers cet exemple, sur la possibilité d’une mystique surnaturelle en dehors de l’Église : certaines âmes non baptisées peuvent-elles être agies par la grâce divine ? Il croit que l’union mystique d’al-Ḥallāj s’opère conformément au type du Jésus coranique, par l’union au « kun ! », c’est à dire au « fiat » divin. Le résultat de cette acceptation permanente du « fiat » divin est la venue dans l’âme du mystique de l’Esprit divin et cet Esprit, croit-il, est capable d’agir en l’âme d’un mystique musulman2. La question de la nature de la mystique ḥallājienne est donc liée à un questionnement plus vaste qui porte sur la possibilité de l’existence de grâces spirituelles en dehors de l’Église3. Au début du XXe siècle, pour les théologiens catholiques, admettre cette possibilité signifie ouvrir la porte au syncrétisme. Le questionnement de l’islamologue est ainsi contemporain d’un débat passionné, déjà évoqué précédemment : celui des mystiques du dehors. C’est à la
1 Nasr, L’Islam traditionnel face au monde moderne, op. cit., pp. 180, 184. 2 Massignon (1922), Passion, II, p. 520. 3 C’est une question qui relève de la pneunomatologie, c’est-à-dire l’étude et la célébration de l’Esprit saint, troisième personne de la Trinité, envisagé soit au sein du mystère divin, soit dans la manifestation de ce mystère et la communication de la vie divine.
© Florence Ollivry, 2023 | doi:10.1163/9789004548176_007
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lumière de ce contexte que la portée de l’œuvre ḥallājienne de Massignon peut être saisie. Parmi les protagonistes de ce débat, le Père Maréchal, qui rencontre Massignon à Louvain le 19 juillet 1920. Trois ans plus tard, il publie un article intitulé « Le problème de la grâce mystique en Islam », dans lequel il évoque le cas d’al-Ḥallāj et appuie la démonstration de l’auteur de la Passion. Cet exemple l’amène à reconnaître, en tant que théologien, « la possibilité même des grâces dont Hallâj, musulman sincère, se crut favorisé. […] Et nous parlons de grâces strictement surnaturelles »4. Dans ses Études sur la psychologie des mystiques (1924-1937), il affirme que dans la mesure où la théologie catholique enseigne que la grâce surnaturelle n’est refusée à aucune âme de bonne volonté, la question d’une vie mystique hors du christianisme reste ouverte. Il se réfère à Thomas d’Aquin qui admettait l’hypothèse d’un accès à la foi non seulement ex auditu, mais également à travers une révélation personnelle et miraculeuse. Jean Baruzi, spécialiste de Jean de la Croix, s’intéressera à son tour à la question de la valeur des mystiques non-chrétiennes et mentionnera les réflexions du Père Maréchal sur al-Ḥallāj et celles d’Élisée de la Nativité sur Ibn ʿArabī5. Bientôt, les travaux d’Olivier Lacombe (1904-2001) et de Louis Gardet viendront enrichir ce débat et poseront, à partir d’une perspective thomiste, certains jalons théoriques en matière de mystique comparée. Dans Existence de l’homme, Lacombe écrit que le cas d’al-Ḥallāj témoigne de l’infinie libéralité de l’amour divin qui répand sa grâce en dehors de l’Église visible sans s’interdire de mener certaines âmes « jusqu’aux profondeurs unifiantes et divinisantes de l’expérience mystique surnaturelle »6. Le cas d’al-Ḥallāj, étudié par Massignon, va servir d’exemple à Gardet et Lacombe afin d’élargir la question aux mystiques de l’Inde dans leur ouvrage Expérience du soi : Ce n’est pas que la possibilité d’expériences mystiques surnaturelles chez des spirituels n’appartenant pas sacramentellement à l’Église, soit à rejeter a priori. Louis Massignon a montré combien l’hypothèse d’une telle possibilité éclaire le cas privilégié du grand sufi al-Ḥusayn Ibn Manṣūr al Ḥallāj. Et nous croirions volontiers que l’Inde a cherché Dieu avec trop d’ardeur pour qu’Il n’ait pas daigné se donner mystiquement, dans le 4 Avon, Les Frères prêcheurs en Orient, op. cit., p. 214. 5 J. Baruzi, « Introduction à des recherches sur le langage mystique », Recherches philosophiques, t. I (1931-1932), op. cit., p. 69, n1 ; J. Maréchal, « Le problème de la grâce » op. cit. ; E. de la Nativité, « L’Expérience mystique d’Ibn Arabî », op. cit. 6 O. Lacombe, Existence de l’homme, Paris, Desclée de Brouwer, 1951, p. 131.
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secret de la foi implicite, aux meilleurs, aux plus purs, aux plus humbles de ses spirituels. En fait, la lecture de certains des grands lyriques religieux indiens laisse comme deviner le passage du Dieu Vivant7. Les deux thomistes saluent le travail réalisé par le Père Maréchal qui fut sensible à « l’impossibilité de réduire toutes les formes de mysticisme à une seule et même mystique qui se retrouverait partout sous des revêtements doctrinaux ou culturels variés » et qui n’acceptait pas non plus l’alternative trop facile et sans nuance « ou mystique surnaturelle, ou fausse mystique »8. Plus récemment, dans Hallâj et le Christ, Jad Hatem a exploré « la possibilité théologale de la sainteté de Ḥallâj » et présenté différents arguments permettant de conclure à sa sainteté. Il cite la constitution pastorale Gaudium et Spes, §22.5 : « L’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. » Il mentionne également le concept de « chrétiens-anonymes », forgé par Karl Rahner (1904-1984), pour qui tous les non-chrétiens sont des chrétiens qui s’ignorent9. Bien que Massignon soit décédé avant l’utilisation par Rahner de ce concept, le fait qu’il comprenne la sainteté d’al-Ḥallāj en référence au Christ ou à l’Esprit saint pose question. De même que certains théologiens contemporains se demandent s’il n’y a pas dans le concept de « chrétiens-anonymes » une forme de christiano-centrisme théologique, on peut se demander si le mode sur lequel Massignon use du concept de « sainteté » au sujet d’un mystique musulman n’est pas christiano-centré. Il importe cependant de mesurer l’ouverture dont il faisait preuve en son temps et de se souvenir qu’il fut l’un des premiers en matière de mystique comparée à reconnaître, au plan théologique, la possibilité d’une action de la grâce divine chez un mystique non-chrétien. 1.2 Quels modèles de sainteté ? Afin de mieux définir la posture chrétienne de Massignon dans sa conception de la sainteté, il importe de se demander quels furent, dans sa jeunesse, ses modèles de sainteté ? Sous sa plume, reviennent de manière récurrente les noms de trois hommes revenus à Dieu : Joris-Karl Huysmans, Léon Bloy et Charles de Foucauld10.
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Gardet ; Lacombe, L’expérience du soi, op. cit., p. 11. Ibid. Jad Hatem, Hallâj et le Christ, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 34, 36. L. Massignon ; D. Massignon, Les trois prières d’Abraham, op. cit., p. 131.
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1.2.1 Huysmans, Ste Lydwine, Ste Christine, Ste Anna-Katharina et Violet C’est à Joris-Karl Huysmans qu’est dédicacée la première édition de la Passion (1922). Cet ami du père de Louis joua un rôle décisif dans la vie spirituelle du jeune homme : tandis que Huysmans, devenu oblat bénédictin, vivait en l’abbaye de St Martin à Ligugé, Louis lui rendit visite en octobre 1900. Le retour à Dieu de cet ancien adepte de l’occultisme et du satanisme s’était fait à travers la figure d’un prêtre déchu, l’abbé Boullan. À la fin de sa vie, lorsque l’écrivain converti sera affligé d’un cancer à la gorge, Massignon verra dans cette agonie une mort héroïque et comprendra qu’à travers la souffrance, l’oblat se substitue à d’autres et devient l’instrument de leur rédemption. Il croit d’ailleurs que Huysmans, mort en 1907, fut l’instrument de sa propre rédemption et qu’il fut l’un de ses intercesseurs lors de sa conversion, vécue en mai 1908 à Bagdad. Par l’intermédiaire de cet homme et de son univers, Massignon découvre la souffrance comme voie de rédemption ainsi que les concepts de substitution mystique et de compassion réparatrice11. À travers lui également il apprend à connaître plusieurs modèles de sainteté, dont sainte Lydwine de Schiedam (1380-1433), qui marquera profondément sa vie spirituelle. Dans le Sainte Lydwine de Schiedam (1901) de Huysmans, il découvre l’histoire de cette sainte hollandaise du XVe siècle qui expia, durant trente-huit années de souffrances indicibles, les péchés des autres et transplanta sur elle les maladies physiques de ses voisins12. Toujours à travers la figure de cet oblat, il découvre sainte Christine l’Admirable (1150-1224), du diocèse de Liège, à laquelle son père, le sculpteur Pierre Roche, consacra en 1902 une gypsographie. Louis la décrit en ces termes : On y voyait, tout en haut, Christine, les mains jointes, orante, en extase, perchée comme un oiseau sur la plus haute poutre d’un gibet ; tandis que les suppliciés pour qui elle intercédait, pesaient de leurs cadavres tordus, aux crocs de charnier, tout en bas ; sous un soleil brumeux. Antithèse de l’innocence et du crime, confrontation du désespoir et de la prière, appel impérieux à une méditation sur la mort13.
11 V.-M. Monteil, Le linceul de feu : Louis Massignon (1883-1962), Paris, Vegapress, 1987, p. 40 ; Massignon, « Huysmans devant la confession de Boullan » [1949], EM I, pp. 139-146 ; H. Mason, « Foreword to the English translation », The Passion of al- Hallāj, H. Mason (trad.), Princeton, NJ, Princeton University Press, 1983, I, pp. xiii-xvi (xxvi-xxvii). 12 Monteil, Le Linceul de feu, op. cit., p. 42. 13 Massignon, « L’apostolat de la souffrance et de la compassion réparatrice au XIIIe siècle. L’exemple de sainte Christine l’Admirable » [1950], EM I, pp. 350-364 (363).
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Il ajoute que chaque jour, depuis vingt ans, il regarde cette estampe en priant, « la pensée de la mort présente comme en tranchée ». La sainte lui redit « les confidences désespérées de plusieurs, rencontrés au seuil de l’agonie, amis jadis heureux qui se sont finalement suicidés, tandis que par une intervention inattendue, Dieu m’a refait chrétien »14. Ces mots révèlent quel fut l’univers spirituel de l’auteur de la Passion, un univers où la rédemption passe par la souffrance, où la spiritualité est une méditation sur la mort. Huysmans lui fait également découvrir la compassion stigmatisée d’Anna Katharina Emmerich (1774-1824), une bergère de Dülmen, en Westphalie, qui eut des visions de la Terre Sainte et de la vie transhistorique de Jésus et de Marie, visions que consigna Clemens Brentano (1778-1842)15. Massignon se rendit cinq fois en pèlerinage à Dülmen et confia sa vie à Anna-Katharina, saluant en elle une inspiratrice surnaturelle et soulignant la valeur de son expérience mystique de compatiente « qui continue à consoler tant d’âmes »16. À travers Huysmans, Massignon découvre enfin la figure de Violet Süsman (1892-1950), jeune femme juive originaire de Johannesburg, qui se convertit au catholicisme et prit le nom de Sœur Mary Agnes. En 1922, elle rencontra Massignon à Paris et lui rappela le vœu de réparation filiale légué par leur ami commun, Étienne Yamamoto Shinjiro (1877-1942). Elle décida de se consacrer « aux âmes des morts du Japon » et fonda à Tokyo le dispensaire de Sakuramachi. Malade et stigmatisée, cette « compatiente » écrivit à Louis Massignon au cours de la nuit de Noël 1949, avant de s’éteindre dans une cellule à Douvres le 20 février 195017. 1.2.2 Bloy et La Salette En 1908, Massignon est ému par le témoignage de Léon Bloy, auteur de Celle qui pleure (1908). Il s’agit d’un texte qui porte sur La Salette, village de l’Isère dans lequel la Vierge serait apparue à deux enfants, Mélanie et Maximin en 1846. Le cas de ces apparitions fut vivement débattu au Vatican. Après avoir lu Bloy, Massignon se rend à La Salette à cinq reprises entre 1911 et 1946, prenant très au sérieux les révélations, rapportées par les enfants, dans lesquelles la Vierge menaçait des foudres divines un monde pécheur et désordonné. Bloy défendit avec vigueur Mélanie, qui avait attiré à la Salette les inquiets, les privilégiés déchus, les mauvais prêtres, etc. Vincent Monteil rapporte que Massignon lui avait donné une photo du squelette de Mélanie, revêtue de l’habit religieux, 14 15 16 17
Ibid., p. 364. Monteil, Le linceul de feu, op. cit., p. 42. Massignon, « L’expérience mystique », op. cit., p. 296. Monteil, Le Linceul de feu, op. cit., pp. 44-45.
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prise en 1918, le jour de la tumulzione (enterrement) dans la cathédrale d’Altamura, en Italie. En lui remettant la photo, Massignon lui avait confié : « la joie terrible de ce visage, aimanté vers le Ressuscité, me console chaque fois que je le regarde »18. Les figures de sainteté qui ont inspiré Massignon sont des figures de compassion, le plus souvent des figures souffrantes, des figures d’intercession qui donnent leur vie pour que d’autres accèdent au salut. Don de soi, ascèse, souffrance, maladie, méditation sur la mort, tel est le visage de la sainteté pour Massignon. Étant donnée la hantise du péché et de la damnation qui l’habitait, il semblerait que la voie de la sainteté ait été à ses yeux nécessairement un chemin d’expiation. 1.2.3 Charles de Foucauld Parmi les êtres qui incarnèrent, aux yeux de Massignon, la sainteté, l’importance de Charles de Foucauld doit être soulignée. Massignon pensait que Charles de Foucauld avait intercédé pour lui au printemps 1908, lors de sa conversion. En 1909, lorsque l’ermite de Tamanrasset proposa au jeune converti de venir le rejoindre au désert, Massignon choisit finalement de ne pas franchir ce pas décisif : l’érudition était déjà au cœur de sa vie. Cependant, à partir du 7 décembre 1911, il priera à distance en union avec l’ermite. Lorsqu’en 1916, Foucauld meurt assassiné dans le massif du Hoggar, pour Massignon, il meurt en martyr (l’ermite portait sur lui, ce jour-là, une lettre datée du 1er décembre 1916 destinée à Massignon)19. Dans un texte publié en 1922, Massignon observe que Foucauld avait un certain goût pour l’abjection : « Il ne s’agit pas ici de l’ascèse ordinaire, ni même d’une résignation habituelle à la pouillerie et à la crasse, mais de cet amour spécial de la pauvreté spirituelle, second degré que sainte Angèle et saint Ignace ont si excellement défini ». Le savant fait ensuite allusion à un épisode de la vie du religieux qui, vêtu de guenilles, était heureux d’être couvert d’insultes et de crachats par le mépris des passants et décrit comment, dans un désir d’Imitatio Christi, il « sut trouver mille finesses silencieuses pour se laisser humilier, mépriser, tourner en ridicule, même par les plus honnêtes gens, même par des religieux et par des enfants »20.
18 Ibid., pp. 43-44. 19 L. Meesemaeker ; C. Jambet, « Introduction » à la section Charles de Foucauld, EM I, pp. 91-92 (91). 20 Massignon, « L’Union de prières pour le développement de l’esprit missionnaire surtout en faveur des colonies françaises » [1922], EM I, pp. 92-104 (94).
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1.3 Une « théologie » de la substitution 1.3.1 La communauté des saints et sa vocation thérapeutique Aux yeux de Louis Massignon, le baptême n’est pas une condition nécessaire à l’accès au titre de sainte ou de saint. L’intérêt qu’il porte à la figure de Gandhi (1869-1948) montre qu’il considère que la grâce divine peut agir dans des religions non monothéistes, tel l’hindouisme. Massignon comptait Gandhi au nombre des intercesseurs qui éclairèrent sa vie spirituelle et il devint lui-même président des Amis de Gandhi. Aux yeux du savant, le Mahatma était un homme épris de vérité, un homme pour qui la prière la plus pure était le jeûne, un homme qui passait chaque semaine une journée en silence et qui fit, à trente-sept ans, le vœu de Brahmacharya (chasteté)21. Christian Krokus, qui a cherché à mettre au jour la « théologie de Massignon », explique qu’aux yeux de l’islamologue, ceux qui manifestent la sainteté sont en relation les uns avec les autres dans une communauté de saints qui transcende les frontières culturelles et temporelles. Ce sont des éléments apotropéens, des éléments de guérison et de protection. L’élite véritable (composée de saints, ou abdāl ou mahatma), est précurseure de la communauté plus large. Cette élite conduit l’histoire vers son but final. Les saints apotropéens représentent « une eschatologie réalisée »22. Les souffrances de quelques-uns fournissent au plus grand nombre une dose homéopathique, rédemptrice, de sainteté. Or, la sainteté est contagieuse. Le paradigme de la sainteté pour les chrétiens est Jésus. Les saints apotropéens participent au corps mystique du Christ, ils élèvent les masses : collectivement, ils réalisent, selon Massignon, le principe d’Archimède, c’est-à-dire qu’ils constituent un point d’appui qui élève le monde. Ainsi les ascètes et les contemplatifs authentiques servent de abdāl, de saints apotropéens, garantissant la santé de la communauté plus large à laquelle ils appartiennent. 1.3.2 La Badaliyya À titre personnel, Massignon a mis en œuvre cette théologie de la substitution dans la Badaliyya23. Cette sodalité de prière trouve son origine dans le vœu 21 Voir : Massignon, « L’exemplarité singulière de la vie de Gandhi » [1955], EM II, pp. 806815 ; « La signification spirituelle », op. cit. ; « Préface à Gandhi et les femmes de l’Inde de Camille Devret [1959], EM II, pp. 822-825 ; « Allocution à l’occasion du treizième anniversaire de la mort de Gandhi » [1961], EM II, pp. 815-822 ; Camille Devret, La contagion de la vérité. Massignon et Gandhi, préf. Youakim Moubarac, Paris, Éd. du Cerf, 1967, p. 40. 22 C. Krokus, The Theology of Louis Massignon : Islam, Christ, and the Church, Washington, The Catholic University of America Press, 2017, pp. 193, 195. 23 À distinguer de la doctrine chrétienne selon laquelle le christianisme se serait substitué au judaïsme dans le dessein de Dieu.
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personnel de substitution mystique qu’il conçut en 1909, destiné à rendre la foi chrétienne à son ami espagnol Luis de Cuadra, converti à l’islām24. Au Caire, en 1912, Massignon fait la connaissance d’une jeune femme melkite, Mary Kaḥīl (1889-1979), qui l’invite à donner sa vie pour Luis, son ami mourant. Avec elle, à Damiette, en 1934, ils font le vœu d’offrir leur vie pour les musulmans, non pour leur conversion mais pour que Dieu accomplisse sa volonté à travers eux, par leur intermédiaire. Leur vœu personnel va être reconnu en 1934 par le pape Pie XI et les statuts de la Badaliyya seront formellement approuvés en 194725. Le terme arabe badaliyya, fondé sur la racine B-D-L, peut se comprendre à partir de la signification du verbe badala : changer l’un contre l’autre, substituer l’un à l’autre, remplacer, permuter. Sur la même racine est fondé le mot abdāl, qui est un synonyme de walī (ami de Dieu, saint). Vivre selon l’esprit de badaliyya c’est, selon Massignon, devenir l’un de ces abdāl, l’une de ces pierres d’angle rejetées, humbles et cachées, de la Communauté des vrais Croyants au Dieu d’Abraham, qui, imitant Abraham en son intercession, partagent avec lui, l’honneur de participer à la réconciliation du monde pécheur avec le Dieu juge26. La Badaliyya était une organisation profondément chrétienne depuis sa conception. Le but de cette union de prières était de faciliter « la manifestation du Christ en Islam », de permettre à « l’eau souterraine de la grâce » du Saint-Esprit de « remonter » et de rechercher « l’incorporation » de musulmans à l’Église. Dans la lettre annuelle de la Badaliyya de 1947, Massignon écrit : Dans cette mission d’intercession pour elles [les âmes musulmanes], où nous demandons à Dieu, sans trêve ni cesse, la réconciliation de ces âmes chères, auxquelles nous voulons nous substituer ‘fî l-badaliyyaʾ, en payant leur rançon à leur place et à nos dépens, c’est en suppléance de leur future « incorporation » dans l’Église que nous voulons assumer leur condition, à l’exemple du Verbe fait chair, […]. C’est dans cette vocation pour leur salut que nous devons et voulons nous sanctifier nous-mêmes,
24 Krokus, The Theology of Louis Massignon, op. cit., p. 198. C’est cet ami qui le premier, lui fit découvrir al-Ḥallāj, en 1907. 25 À Damiette, en 1219, François d’Assise avait proposé au sultan d’Égypte, al-Malik al-Kāmil Naṣr al-Dīn (m. 635/1238), une ordalie qui déciderait de la « vérité » entre eux. Voir : L. Massignon, « La Mubâhala. Étude sur la proposition d’ordalie faite par le prophète Muhammed aux chrétiens Balharîth du Najrân en l’an 10/631 à Médine » (1933-34), EM I, pp. 222-239 ; Krokus, The Theology of Louis Massignon, op. cit., pp. 199-200. 26 Borrmans ; Jacquin, Badaliya : au nom de l’autre, op. cit., pp. 60-61.
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Aspirant à devenir d’autres Christ (comme des Évangiles vivants), afin qu’ils Le reconnaissent à travers nous27. Les membres de la Badaliyya devaient lutter pour leur sanctification personnelle, devenir des Évangiles vivants et se préparer à subir le rejet, la persécution, voire le martyre. Pour Massignon, se sanctifier, c’est donc figurer au nombre des abdāl (sg. badal/badīl). Tel est le terme arabe qui permet le mieux de rendre compte de sa compréhension de la sainteté, car il permet de traduire l’idée de substitution mystique. Massignon reprend ici un vocable de l’univers mystique de l’islām, où le terme abdāl désigne une des catégories d’awliyāʾ (amis de Dieu, saints musulmans). À l’âge classique, les ṣūfis considéraient qu’un nombre fixe d’abdāl/awliyāʾ étaient choisis par Dieu et qu’ils préservaient l’équilibre universel. Considérés comme capables d’accomplir des karāmāt (charismes), mais non des muʿjizāt (miracles), qui sont les prérogatives des prophètes, on pensait qu’ils exerceraient le jour du Jugement dernier, la fonction de shafāʿa (intercession) au nom de la race humaine28. Massignon s’approprie ce terme, le traduit par « substitut » ou « saint apotropéen » et lui donne une tout autre signification. Pour le fondateur de la Badaliyya, la communauté des saints, des abdāl, est le point d’appui qui élève le monde. La rédemption personnelle peut s’effectuer au moyen de l’ascèse, de la souffrance, de la maladie, de la compassion, de l’humiliation, de la pauvreté, de la méditation sur la mort, de l’imitation du Christ, de son martyre. Il ne s’agit pas seulement d’expier ses propres péchés : il s’agit, par compassion, d’œuvrer pour la rédemption de l’ensemble de la communauté. En pratiquant la substitution mystique, le croyant peut s’offrir spirituellement, corps et âme, pour le salut de la communauté, se mettre spirituellement à la place de l’autre et de demander à Dieu … son salut. L’emphase, mise sur la souffrance, nécessaire offrande du pécheur au Dieu juge, informe sur une conception de la religion morale et austère. 1.4 Une spiritualité complexe Avant de clore cette analyse biographique autour de la notion de sainteté, soulignons la complexité de la posture religieuse et spirituelle de Massignon. Le qualifier uniquement de catholique conduirait à occulter de nombreux aspects de sa personnalité. Comme l’a écrit Waardenburg, il y avait chez Massignon 27 Lettre annuelle de la Badaliya, n° I, du 6 /I/1947, citée par : Ibid., pp. 51-52. 28 J. Chabbi, « Abdal », Encyclopædia Iranica online, éds. E. Daniel, M. Ashtiany, M. Moazami et Marie McCrone, Ehsan Yarshater Center for Iranian Studies at Columbia University, en ligne : .
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à la fois quelque chose de « très catholique », de « très protestant », de « très orthodoxe » et de « très musulman »29. Le chercheur hollandais concède que le côté catholique était le plus saillant : on pouvait le déceler dans sa vision de la grâce, son attachement aux saints et aux intercesseurs, sa mariologie, sa quête d’exemples et de règles de vie, son respect de l’autorité hiérarchique, de la tradition et de la doctrine établies. En un sens, son idée d’une communauté éternelle souffrante et compatissante, d’une communauté des saints apotropéens portant le fardeau du monde peut être apparaître comme une extension de la catholica. Cependant, par certains côtés, il était aussi très protestant : dans sa vision de l’Écriture comme viaticum et dans la manière singulière qu’il avait d’interpréter la Bible et d’argumenter à partir des textes de l’Écriture, dans son respect pour l’expérience personnelle comme fondement de la foi, dans sa protestation contre toute attitude religieuse d’auto-satisfaction institutionalisée et contre l’appropriation de privilèges religieux et dans sa condamnation de la détention ou de l’utilisation du pouvoir temporel par le clergé et les missionnaires. Quant à son côté orthodoxe, il pouvait être décelé dans sa dévotion aux sacrements de l’Église orientale, dans laquelle il était engagé, dans sa conscience et sa perception des Mystères essentiels, ainsi que dans ses attitudes ascétiques. Si la foi chrétienne fut celle qui eut la plus forte empreinte sur sa vie, Massignon était néanmoins susceptible de certaines orientations, inspirations et attitudes, musulmanes. Waardenburg évoque à ce sujet son adoration du Dieu unique dans son absolue transcendance, sa pratique de la rigueur morale, sa stricte observance du culte, sa prédilection pour les affirmations pour les affirmations religieuses antithétiques « extrême », sa défense de la vérité essentielle contre les compromis. Massignon aimait à souligner les correspondances entre l’islām et le christianisme. À ses yeux, l’islām était une religion naturelle possédant encore des valeurs qui tendaient à se perdre en Occident30. Ces différentes facettes de sa personnalité pouvaient éventuellement entrer en conflit. De ces nœuds pouvait résulter une certaine « créativité » spirituelle, certaines formes hybrides, certains métissages. Ainsi, Massignon était considéré par certains comme un « musulman-catholique », notamment par le pape Pie XI, qui, lors de l’audience qu’il lui accorda le 18 juillet 1834, le qualifia de « musulman-catholique »31. Christian Krokus souligne cette créativité de Massignon, utilisant des catégories inspirées de la mystique musulmane pour 29 Waardenburg, « Massignon’s study of religion and Islam », op. cit., p. 155. 30 Ibid., p. 155. 31 Lettre de Louis Massignon à Jean-Mohamed Abd-el-Jalil, citée par : Jacquin ; Borrmans, Massignon Abd-el-Jalil, Parrain et filleul, op. cit., p. 108.
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expliciter certains concepts spirituels chrétiens, priant l’Angelus trois fois par jour par référence aux trois prières d’Abraham, intériorisant les cinq piliers de l’islām et récitant la Fātiḥa devant un crucifix32. La spiritualité de Louis Massignon présente donc une certaine complexité, elle est source de « créativité », d’innovation au plan théologique et pratique : il s’agit de créer de la cohérence, du sens entre des aspirations distinctes, d’unir et de rassembler ce qui est habituellement séparé. Les figures qui sont pour Massignon des modèles de sainteté sont majoritairement chrétiennes, mais pas exclusivement : Gandhi sera l’une de ces figures et l’un de ses intercesseurs, mais surtout, la figure d’al-Ḥallāj occupera dans sa vie spirituelle une place centrale. 2
Une lecture hagiographique des sources
2.1 Sources précoces et sources tardives Comment l’islamologue a-t-il traité la figure d’al-Ḥallāj ? À travers quel usage des sources a-t-il tracé le portrait de celui qu’il appelle le « martyr mystique de l’Islam » ? Abū al-Mughīth al-Ḥusayn b. Manṣūr b. Muḥammad al-Ḥallāj al-Bayḍāwī est né à Ṭūr, en Iran, près de Bayḍāʾ en 244/858 et est mort à Bagdad en 309/922. Étant donné qu’al-Ḥallāj fut de son vivant une figure controversée et qu’il vécut pendant une période politiquement troublée, une certaine confusion se dégage de l’examen des sources : les polémiques suscitées par ses ennemis et ses soutiens rendent le travail de l’historien ardu, leurs positionnements ayant engendré certains malentendus33. L’entreprise historiographique est également rendue périlleuse par la rareté des œuvres de première main dont il est possible d’affirmer avec certitude qu’al-Ḥallāj est lui-même l’auteur. En 1913, dans son édition du Kitāb al-Ṭawāsīn, Massignon indique que les 47 titres énumérés pour al-Ḥallāj dans le Kitāb al-Fihrist d’Ibn al-Nadīm (m. 380/990) le sont « soixante-six ans après la mort d’al-Ḥallāj, ce qui fait, écrit-il, qu’on peut douter s’il mit à tous ces ouvrages la dernière main ». Au vu de cette incertitude, Massignon choisit de réunir ces ouvrages sous l’appellation « Corpus Hallagiacum »34. 32 Krokus, The Theology of Louis Massignon, op. cit., p. 223. 33 Selon Hasan ud Din Hashmi, un autre « Ḥallāj » vivant au même moment sur le même territoire. Il était shīʿite, qarmate, magicien et sorcier. Hashmi, « Al-Hallāj, between reality and misunderstanding », Jusur, no 3, 1987, pp. 61-81 (61-62, 72-77). 34 Sur les manuscrits employés par Massignon et sur l’édition donnée de ce texte en 1972 par Paul Nwyia, voir : P. Nwyia, « Ḥallāǧ, Kitāb al-Ṭawāsīn, édition nouvelle », Mélanges de
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En 1914, l’islamologue publie Quatre textes inédits, relatifs à la biographie d’Al Ḥosayn Ibn Manṣoūr Al-Ḥallāj, ouvrage qui constitue une première édition des Akhbār al-Ḥallāj35. Au sujet de ce recueil anonyme, Georges Vajda (1908-1981) fait observer que les « citations directes en sont de peu d’étendue et rares eu égard à l’immensité quantitative de la littérature mystique en arabe et en persan »36. Enfin, concernant le Dīwān ḥallājien réassemblé par Massignon, l’islamologue effectua, en le composant, une reconstitution, rassemblant des poèmes épars qu’il avait lui-même réunis. Massignon savait qu’un pur recueil littéraire de la poésie d’al-Ḥallāj n’avait jamais existé. Aussi, la découverte de manuscrits additionnels contenant les mêmes poèmes le conduisit-elle à faire l’hypothèse d’un processus de formation littéraire complexe37. Ces remarques illustrent la difficulté que revêt toute tentative d’accéder à des textes dont al-Ḥallāj serait lui-même l’auteur. Or, seules les sources contemporaines d’al-Ḥallāj pourraient permettre d’avoir accès à des données biographiques de première main, à Ḥusayn b. Manṣūr tel qu’il fut de son vivant. D’après Naṣer Mūsā Daḥdal, qui consacre sa thèse doctorale à ce mystique, il est nécessaire de distinguer le « simple » ṣūfi « al-Ḥusayn b. Manṣūr », de l’image mythique du martyr « al-Ḥallāj » qui se développe plus tardivement. Afin de retrouver le personnage original, il convient de consulter les œuvres qu’il a personnellement écrites. Or, nous n’avons pas aujourd’hui d’ouvrage intégralement écrit par al-Ḥusayn b. Manṣūr al-Ḥallāj. Daḥdal fait observer que ni le Dīwān ni le Kitāb al-Ṭawāsīn n’existaient à l’origine sous la forme que nous leur connaissons aujourd’hui38. Fait significatif, ce chercheur fait observer
l’Université Saint Joseph, t. XLVII, 1972, pp. 185-238 ; Massignon ; al-Ḥallāj, Kitâb al Ṭawâsîn (1913), I-II n3. 35 Massignon ; al-Ḥallāj, Quatre textes inédits, relatifs à la biographie d’Al Ḥosayn-Ibn Manṣoūr Al-Ḥallāj, Paris, Geuthner, 1914. Contient les Akhbār al-Ḥallāj sur la base de quatre manuscrits. Plusieurs éditions suivront (1936, 1957, 1975, 1957). 36 G. Vajda, « Recension de : Louis Massignon. Akhbār al Ḥallāj. Recueil d’oraisons et d’exhortations du martyr mystique de l’Islam Ḥusayn Ibn Manṣūr Ḥallāj », RHR, vol. 152, no 2, 1957, p. 244. 37 L. Massignon ; al-Ḥallāj, « Le Dīwān d’Al-Hallâj : Essai de reconstitution, édition et traduction », Journal Asiatique, Janvier-Mars 1931, pp. 1-193 ; C.W. Ernst, Hallaj : Poems of a Sufi Martyr, Evanston, Illinois, Northwestern University Press, 2018, p. 32. Denis Gril estime que la reconstitution du Dīwān ḥallājien par L. Massignon est lacunaire car nombre de citations éparses dans les ouvrages de la mystique musulmane ont été omises par lui. D. Gril, « Recension de : Ruspoli Stéphane, Le message de Hallâj l’Expatrié. Recueil du Dīwān, Hymnes et prières, Sentences prophétiques et philosophiques (2005) », REMMM, no 121-122 (avril 2008), en ligne : . 38 Naṣer Mūsā Daḥdal, Al-Ḥusayn Ibn Manṣūr Al-Ḥallāǧ, Vom miβgeschick des « einfachen » ṣūfī zum Mythos vom Märtyrer Al-Ḥallāǧ, Erlangen, Oikonomia, 1983, p. 45.
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qu’étonnamment, al-Ḥallāj n’est pas considéré comme un martyr dans les œuvres mystiques rédigées juste après sa mort. Il en déduit que Massignon a privilégié des sources postérieures déjà empreintes de l’auréole du mythe, de la légende et non les sources historiques proches de la date du décès39. Daḥdal soutient que pour obtenir une image originale de la personnalité d’al-Ḥusayn b. Manṣūr, il est essentiel d’étudier la manière dont les mystiques musulmans ont envisagé son exécution peu de temps après sa mort. De son vivant, il était considéré par ses contemporains comme un fervent ṣūfi qui jeûnait, priait beaucoup et lisait constamment le Coran. Ses adversaires, cependant, le considéraient comme un magicien, un agent qarmate, une menace pour l’autorité politique40. Daḥdal suggère que l’image d’al-Ḥallāj comme martyr s’est développée postérieurement : peu à peu, certains auteurs soulignèrent dans leur portrait d’al-Ḥallāj son caractère de martyr. Massignon, en privilégiant les sources tardives, privilégie l’image du martyr et le discours mythique qui peu à peu se sont répandus. 2.2 Un prisme hagiographique Le traitement de la figure d’al-Ḥallāj chez ʿAṭṭār est qualifié par Leili Anvar « d’hagiographique ». Au sujet du Tadhkirat al-awliyāʾ (Le mémorial des saints), elle écrit : Or, il apparaît clairement, à la lecture du texte, qu’il y a des saints dont la personnalité fascine ʿAttār et qui l’inspirent donc en tant que poète. Rien que le nombre de pages consacrées à un Bāyazīd ou à un Hallādj est nettement supérieur au nombre de pages consacrées à quelqu’un comme Abū ʿAli Shaqīq ou même Abū Hanīfa et Shāfiʿī, qui sont pourtant des personnes beaucoup plus orthodoxes. En fait, le poétique tend sans cesse à prendre le pas sur le didactique et finit par triompher dans le final halladjien41. C’est dans ce texte, Tadhkirat al-awliyāʾ, que Massignon rencontra la figure d’al-Ḥallāj. Or, la figure d’al-Ḥallāj y fait figure d’exception : parmi les 72 saints évoqués par ʿAṭṭār, al-Ḥallāj est le seul dont la destinée soit le martyre. Pour Leili Anvar, 39 C. Gilliot, « Recension de : Naṣer Mūsā Daḥdal, al-Ḥusayn Ibn Manṣūr al-Ḥallāǧ. Vom Missgeschick des « einfachen ṣūfī zum Mythos vom Märtyrer al-Ḥallāǧ (1983) », Arabica, t. 33, jan. 1986, pp. 125-126 (125). 40 Daḥdal, Al-Ḥusayn Ibn Manṣūr Al-Ḥallāǧ, op. cit., p. 107. 41 Leili Anvar-Chenderoff, « Le genre hagiographie à travers le Tadhkirat al-awliyāʾ de Farīd al-dīn ʿAttār », in Saints orientaux, éd. D. Aigle, Paris, De Boccard, 1995, pp. 39-53 (45).
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il y a dans la description des étapes sanglantes du martyre de Hallādj, un rythme, un sens dramatique et un pathos qui sont destinés à émouvoir le lecteur jusqu’aux larmes. Il n’est plus question ici d’édification ni de souci d’historicité. Il faut toucher le public de façon à opérer en lui une ouverture intérieure. […] L’expression poétique permet de recréer par la puissance évocatrice cet état de souffrance qui mène à la purification. C’est là une clé pour comprendre le fonctionnement du discours hagiographique, particulièrement chez ʿAttâr. L’hagiographe estime que le fait de revivre une expérience par sa seule évocation permet au lecteur d’accéder à une certaine vérité en lui-même. Dès lors, l’hagiographie n’est plus seulement recueil de paroles mais théâtre d’action : elle remplit la fonction qu’Aristote reconnaissait à la tragédie. Ce n’est donc pas un hasard si la souffrance des saints joue un rôle de premier plan dans le discours hagiographique. Dans la préface, l’auteur précise que « la douleur est l’essence de la vie des saints ». […] Ce qui signifie que l’hagiographie est avant tout la remémoration d’une souffrance, un lieu de communion dans la souffrance transcendée42. En lisant ces caractéristiques du texte hagiographique, ne peut-on pas dire que l’écriture de Massignon au sujet d’al-Ḥallāj peut être qualifiée d’« hagiographique » ? Selon Michel de Certeau, l’hagiographie vise l’édification (une exemplarité). Elle s’inspire du culte des saints et est destinée à le promouvoir. Or, dans la préface de la Passion, on peut lire : Le titre La Passion d’al-Ḥallāj exprime plus qu’un thème littéraire : une légende de martyre, nimbée en Islam de l’auréole de la sainteté ; l’exposé de ses origines historiques montrera quelle personnalité en a été le sujet ; — et la traduction de ses œuvres permettra de reconstituer sa doctrine de l’amour mystique et du sacrifice réel43. L’hagiographie, précise de Certeau, est née avec les calendriers liturgiques et la commémoraison des martyrs aux lieux de leurs tombeaux. Elle s’intéresse moins à la vie qu’à la mort du témoin. Or, cette caractéristique se retrouve dans l’œuvre de Massignon, qui intitule sa thèse « Passion de […] martyr mystique de l’Islam ». Pour le jésuite,
42 Ibid., p. 47. 43 Massignon, Passion (1922), I, p. XI. Nos italiques.
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alors que la biographie vise à poser une évolution, et donc des différences, l’hagiographie postule que tout est donné à l’origine avec une « vocation », avec une « élection » ou, comme dans les vies de l’Antiquité, avec un ethos initial. L’histoire est alors l’épiphanie progressive de ce donné, comme si elle était aussi l’histoire des rapports entre le principe générateur du texte et ses manifestations de surface [….]. Du saint adulte, on remonte à l’enfance, en qui se reconnaît déjà l’effigie posthume44. Cette épiphanie progressive d’un donné, cette empreinte de l’effigie posthume décelable chez l’enfant, se retrouvent dans la manière dont Massignon évoque la vie d’al-Ḥallāj : « Quand sa mère devint enceinte de lui, elle fit vœu de l’offrir comme serviteur à des fuqarâ […] elle le nomma Husayn, en souvenir du fils martyrisé de Fâtima, la fille bénie du Prophète. Il naît en Iran, en Fars, à Tûr, écart au N-E du bourg de Beïza »45. Le choix d’un nom, qui dès la conception, commémore le martyre du fils de Fāṭima, annonce le martyre à venir. Le prénom est porteur de l’amère destinée. Dans un entretien radiophonique, en 1955, Massignon confie : « Je pense de plus en plus que c’est par sa mère que Ḥallāj a porté ce prénom de Ḥusayn, c’est la mère qui donne le nom à l’enfant et elle lui donne son destin. Elle le conçoit, elle ne le comprend pas »46. L’histoire posthume permet rétrospectivement de comprendre le sens de la vocation du saint. Comme l’écrit Massignon : « Mais s’il est vrai qu’un homme saint (tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change) n’acquiert son visage définitif que posthume … »47. Pour Massignon les personnalités historiques ne peuvent être interprétées qu’en fonction de leur valeur super-historique ou transhistorique et la biographie réelle ne peut être écrite qu’en prenant en compte cette histoire posthume du saint. De Certeau, comparant la tragédie grecque et l’hagiographie, écrit : « Comme dans la tragédie grecque, on sait l’issue dès le début, avec cette différence que là où la loi du destin grec impliquait la chute du héros, la glorification de Dieu demande le triomphe du saint »48. Massignon s’efforce de reconstituer la biographie, la doctrine, l’œuvre, la
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M. de Certeau, « Hagiographie », EU. Massignon, « Perspective transhistorique », op. cit., p. XIII. Massignon ; Amrouche ; « Des idées et des hommes », op. cit. [doc. audio]. Massignon, « Perspective transhistorique », p. XXXVIII. Cite Stéphane Mallarmé. Certeau, « Hagiographie », EU.
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postérité d’al-Ḥallāj49. Au cours de sa sélection d’informations, il occulte largement l’enseignement métaphysique d’al-Ḥallāj pour se concentrer sur son martyre50. Au plan académique, il existe chez Massignon une tension entre l’historiographie et l’hagiographie. Il tente en réalité d’unir les deux genres en une seule et même écriture : cette écriture peut être qualifiée de prismatique car l’histoire y est abordée à travers un « prisme hagiographique ». Or, d’après Eric Geoffroy, l’adab al-manāqib n’a que rarement vocation scientifique51. Il s’agit d’un genre subjectif, qui peut agir comme un prisme déformant sur notre vision de la personnalité du saint. La relation — spirituelle mais aussi psychologique et émotionnelle — qui lie l’auteur au saint a une grande incidence sur le discours hagiographique. Geoffroy fait par ailleurs observer combien la distance temporelle peut amener à exalter, à amplifier l’aspect extraordinaire et prodigieux de la personnalité du saint. Il semble qu’elle [cette distance] libère l’auteur de la rigueur qu’il se doit d’observer dans ses biographies de contemporains et dans ses œuvres concernant les sciences islamiques. Le genre hagiographique permet visiblement à nombre d’ulémas lettrés d’échapper aux contraintes scolastiques en contrôlant moins leur discours52. Dans le cas de Massignon, alors que la distance temporelle est grande (mille ans séparent la « passion » d’al-Ḥallāj de la soutenance de la Passion en Sorbonne), la distance émotionnelle entre le sujet étudié et l’auteur est quasiinexistante : al-Ḥallāj est au cœur de la vie de l’islamologue, cette figure l’habite tout entier, intellectuellement et spirituellement. Il n’y a pas ici de distance critique, mais plutôt une ferveur, une fascination, une proximité aveuglante.
49 Comme le fait remarquer Pierre Lory, Massignon avait étudié les écrits et paroles de Ḥallāj en tentant de recomposer une doctrine théologique homogène et structurée, une sorte de « kalām ḥallājien », comme on le voit notamment dans le vol. III de la Passion (1975). P. Lory, « Conférence de M. Pierre Lory », EPHE, Section des sciences religieuses, Annuaire 1994-1995, t. 103, 1994, p. 231. 50 Gril, « Recension de : Ruspoli Stéphane, Le message de Hallâj », op. cit., pp. 121-122. 51 L’expression « adab al-manāqib » désigne les recueils de vertus, la littérature hagiologique ou hagiographique. Voir : N. Amri « L’hagiographie islamique : quelques remarques sur l’évolution de la littérature des manâqib au Maghreb oriental (Ve/XIe-XIe/XVIIe s.) », in : Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 159e année, no 1, 2015, pp. 159-193. 52 E. Geoffroy, « Hagiographie et typologie spirituelle à l’époque mamelouke », in Saints orientaux, éd. D. Aigle, Paris, De Boccard, 1995, pp. 83-98 (84).
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Il y a donc bien un prisme hagiographique dans la manière dont Massignon a traité la figure d’al-Ḥallāj. 3
La sainteté en islām
Quel type de saint fut donc ce mystique à ses yeux ? S’agit-il d’un type islamique ? ou d’une image recréée à partir de sa propre conception de la sainteté ? Parler de la sainteté d’un mystique musulman peut sembler paradoxal : en effet, comme le fait remarquer Carl Ernst, le saint est celui qui n’a pas conscience d’être saint, celui dont l’ego est annihilé. Par ailleurs, peut-on parler de la sainteté d’un humain alors qu’au plan théologique, Dieu seul est saint53 ? Tout d’abord, par quel terme le saint ou la sainte sont-ils désignés au sein de la tradition musulmane ? Le terme le plus ancien qui servit à qualifier les hommes épris de Dieu est le terme « ṣūfi », qui désigna ceux qu’une quête de Dieu avait conduits à intérioriser leur religion et à adopter un genre de vie distinctif qui impliquait une consécration à la piété (nusk) et à l’ascèse (zuhd). Le vocable walāya fut introduit au IXe siècle dans le lexique technique de la mystique musulmane par Ḥakīm al-Tirmidhī, qui, pour désigner un mystique, utilisa le terme « walī », non celui de ṣūfi54. Comme l’écrit Michel Chodkiewicz, on traduit habituellement le mot « saint » par walī (pl. awliyāʾ), fondé sur la racine W-L-Y dont le sens premier est celui de proximité, de contiguïté. En dérivent deux familles de significations : d’une part, « être ami », d’autre part, « gouverner, diriger, prendre en charge ». Le walī c’est donc proprement l’« ami », celui qui est proche mais aussi, le nāṣir, « celui qui assiste », le mudabbir, « celui qui régit ». Dans le Coran, on dénombre 227 occurrences de la racine W-L-Y et Walī est l’un des Noms de Dieu (Cor 2, 257)55. 53 Ernst, Hallaj : Poems of a Sufi Martyr, op. cit., p. 25 ; D. Aigle, « Sainteté et miracles en Islam médiéval : l’exemple de deux saints fondateurs iraniens », in Miracles, prodiges et merveilles au Moyen Age, Paris, Publications de la Sorbonne, 1995, pp. 47-73 (48). 54 Ibid., pp. 48-49 ; B. Radtke, « The concept of Wilāya in Early Sufism », in The heritage of Sufism, éd. L. Lewisohn, Oxford, Oneworld, 1999, I, pp. 493-496 (488). 55 Cependant, les équivalents des termes « saint » ou « sainteté » devraient être formés sur la racine Q-D-S (idée de pureté, d’inviolabilité), ou encore sur la racine H-R-M (notion de « sacralisation »). Or, les termes issus des racines Q-D-S et H-R-M ne sont pas, normalement, appliqués aux personnages que désigne le mot walī, à l’exception, pour Q-D-S, de l’emploi — à titre posthume — de l’eulologie traditionnelle : qaddasa Llāhu sirrahu (« Que Dieu sanctifie son secret ! »). M. Chodkiewicz, Le sceau des saints, Paris, Gallimard, 1986, pp. 33-37. Cet auteur note que le vocabulaire arabe chrétien utilise qiddīs pour désigner les saints.
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Figure 5.1 Exécution d’al-Ḥallāj, Ḥusayn Gazurgāhi, Majālis al-ushshāq [Les séances des amants], Hérat (908/1502) BnF, Dpt des manuscrits, suppl. persan 1559, fo 53
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3.1 Qu’est-ce qui caractérise le saint (walī) en islām ? Le culte des saints a parfois inspiré la méfiance en islām, parce qu’il sousentend l’existence d’intermédiaires entre Dieu et le croyant. Dans cette condamnation, le Coran associe la fonction que les chrétiens assignent au Christ (Cor 9, 31). Le culte des saints va cependant s’établir peu à peu et l’on distinguera alors d’une part le « culte des saints » et d’autre part, les exempla qui dès la Révélation coranique furent proposés à l’imitation aux musulmans : les prophètes (bibliques et non bibliques). Le Prophète Muḥammad est Le modèle par excellence : c’est sur le Coran et la Sunna que se fonde le modèle de toute sainteté en islām. La doctrine de l’impeccabilité (ʿiṣma) du Prophète est reconnue à partir du IIIe/IXe siècle, ainsi que sa fonction d’intercession (shafāʿa) pour la communauté musulmane56. Ainsi, être saint, c’est avant tout être un musulman exemplaire qui pratique les vertus du Prophète, de ses Compagnons et des « pieux anciens » (al-salaf al-ṣāliḥ) : l’assiduité à la prière canonique ; la défense des « droits de Dieu » ; l’ascèse (al-zuhd) ; l’amour de la « science » ; la défense de la bonne doctrine et la lutte contre les hérésies ; l’amour du prochain, le témoignage rendu en tout acte de l’unicité de Dieu, de l’exclusivisme de l’impératif divin57. Dès les premiers siècles de l’islām, l’amour du Prophète est profondément ancré dans la conscience des musulmans en général et des mystiques en particulier. Jean-Jacques Thibon fait observer qu’al-Sulamī, dans ses Ṭabaqāt al-ṣūfiyya (Les générations des ṣūfis), décrit les saints comme ceux qui suivent les traditions prophétiques (muttabiʿūn sunan al-rusul) et s’inscrivent dans la continuité de la prophétie. La transmission du ḥadīth est alors le signe visible de ce lien qui relie le transmetteur au Prophète : le ḥadīth représente un savoir qui est transmis et il recèle également une efficacité spirituelle58. Très tôt, ne se contentant plus d’un modèle « exotérique » de sainteté, les mystiques ont cultivé une expérience religieuse interne, mettant l’accent sur la recherche pratique d’un perfectionnement moral : conformité au Coran et à la Sunna, abandon des passions et des innovations blâmables en matière religieuse, respect des conseils des maîtres, service d’autrui. Le fait d’accorder toute la place à Dieu entraîne un déplacement du centre de gravité de l’expérience religieuse, faite de docilité totale à l’égard de Dieu59. Au cours des premiers 56 D. Gril, « De l’usage sanctifiant des biens en islam », RHR, vol. 215, no 1, janv.-mars 1998, pp. 59-89 (60) ; C. Gilliot, « Sainteté et mystique en islam », La Vie spirituelle, t. 143, no 684, mars-avril 1989, pp. 269-281 (270-271). 57 Ibid., pp. 271-272. 58 J.-J. Thibon, « Transmission du hadith et modèle prophétique chez les premiers soufis », Archives de sciences sociales des religions, no 178, juil.-sept. 2017, pp. 71-88 (pp. 72, 76-77). 59 Gilliot, « Sainteté et mystique en islam », op. cit., p. 272.
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siècles, la pauvreté et le renoncement au monde l’emportent en général. De cette ascèse, Sarī al-Saqaṭī (m. 253/867) le maître d’al-Junayd, donne la définition suivante : « Avoir le cœur vide de ce dont les mains sont vides »60. Comme le rappelle Claude Gilliot, les saints étaient toujours des hommes de science, de véritables ʿulamāʾ, pas seulement des thaumaturges ou des faiseurs de pluie. Selon lui, il n’y a pas de mystique musulmane sans sainteté : la mystique naît et se nourrit de la sainteté des saints et elle a pour fonction de la reproduire61. 3.2 La mort du saint D’après Denis Gril, les spirituels de l’islām vécurent avant tout en eux-mêmes ce désir de sacrifice et de mort pour anticiper la résurrection62. Eric Geoffroy invite à bien distinguer la mort initiatique, de la mort physiologique. La mort initiatique est synonyme d’extinction de l’ego humain en Dieu. Elle détient une précellence comparable à celle du grand jihād (la lutte contre l’ego, contre l’âme charnelle). La mort physiologique met un terme à l’illusion de ce monde et permet l’union tant attendue avec Dieu. Elle est vécue comme une fête nuptiale63. Certains mystiques sont « ravis » en Dieu, extatiques, majādhīb, (sg. majdhūb). Les plus grands saints ont goûté cette absence au corps. Par ailleurs, la mort a le privilège de voiler, d’« enfouir » de façon définitive le saint, lorsque sa sainteté est mise au jour ; le malāmī (ou malāmatī) veut préserver par tous les moyens son anonymat64. Les saints accordent une place dérisoire à la mort. Geoffroy cite le cas d’al-Ḥallāj, mutilé sur son gibet, qui répond à son ami al-Shiblī (m. 334/945) qui lui demande ce qu’est le ṣūfisme : « Son moindre degré, tu le vois ici ». Al-Ḥallāj signifie par-là l’insignifiance que revêt à ses yeux la mort corporelle. Le martyre d’al-Ḥallāj, selon Geoffroy, procède d’une certaine « nostalgie » (ḥanīn) : il lui fallait provoquer sa mort en exposant ses débordements extatiques au couperet des censeurs, des juges65. Plusieurs fragments donnent à penser qu’al-Ḥallāj avait prémédité son propre meurtre, telle cette parole adressée à al-Shiblī : « Aboû Bakr […] donne-moi la main pour la grande œuvre que nous aurons à faire ensemble : travailler à me faire exécuter »66. Cependant, une ambiguïté doit ici être écartée : l’islām réprouve totalement le suicide. Même al-Ḥallāj, lors de son supplice, vécu dans un état de béatitude, prononce ce verset : {Les incroyants veulent la hâter [l’heure du Jugement, 60 61 62 63 64 65 66
Gril, « De l’usage sanctifiant des biens en islam », op. cit., p. 70. Gilliot, « Sainteté et mystique en islam », op. cit., pp. 273-274. Gril, « De l’usage sanctifiant des biens en islam », op. cit., p. 63. E. Geoffroy, « La mort du saint en islam », RHR, vol. 215, no 1, jan.-mars 1998, pp. 17-34 (17). Ibid., pp. 18, 19. Ibid., pp. 21, 23. Massignon, Passion (1922), II, p. 762.
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ou ici l’heure de la mort], mais les croyants la craignent car ils savent qu’elle est incertaine} (Cor 42, 18). De façon globale, écrit Geoffroy, « le caractère sobre et lucide de la mort du saint musulman l’emporte sur son aspect ivre et extatique »67. 3.3 Comment la sainteté se trouve-t-elle reconnue en islām ? Dans le sunnisme, en raison de l’absence de hiérarchie au sein du clergé, la sainteté d’une personne ne se trouve pas établie, déclarée, par l’autorité religieuse. Or, dans la Passion, Massignon consacre une section à « La sainteté d’al Ḥallâj », section dont le premier paragraphe s’intitule : « La canonisation en Islam » et qui étudie « la procédure de canonisation » et le rôle de l’ijmāʿ al-fuqahāʾ 68. En employant l’expression « canonisation » ne convoque-t-il pas un concept étranger à l’islām ? Ne projette-il pas ses propres catégories catholiques romaines sur une réalité musulmane ? Se fonder sur le consensus de l’ijmāʿ al-fuqahāʾ pour statuer sur la « canonisation », la sainteté d’une personne, n’est-ce pas aborder l’islām avec un prisme chrétien ? En islām, contrairement à la réalité qui prévaut au sein du catholicisme, la sainteté ne se trouve pas reconnue au moyen d’un point de processus de canonisation institué, mais elle se trouve établie au fil du temps par la vox populi. 4
Al-Ḥallāj, un saint ʿīsawī
Dans le discours coranique, la référence à Jésus (ʿĪsā) est assez clairsemée (31 versets), si l’on compare avec Abraham (64 versets) et Moïse (131 versets)69. Lorsque Jésus est appelé « parole (kalima) de Dieu », ou « esprit (rūḥ) venu de Dieu », ces expressions sont dépouillées, dans le contexte coranique et chez les commentateurs, des significations qu’elles revêtent pour les chrétiens70. Le Jésus coranique est distinct de celui des Évangiles. Selon la foi musulmane, la Loi apportée par Jésus a été abrogée par celle de Muḥammad, sceau des prophètes. Par ailleurs, Jésus n’est pas, en islām, la source exemplaire de la vie mystique71. Et pourtant, il existe dans la spiritualité musulmane un « type christique », auquel certains auteurs se sont référés, rapportant par exemple qu’al-Ḥallāj mis en croix demanda à Dieu de pardonner à ses bourreaux.
67 68 69 70 71
Geoffroy, « La mort du saint en islam », op. cit., p. 28. Massignon, Passion (1922), I, pp. 357, 359. R. Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane, Paris, Desclée, 1988, p. 13. Ibid., p. 14. Ibid., pp. 15-16, 24.
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Pour désigner cette réalité, Ibn ʿArabī soutient qu’il existe un « héritage christique » au sein de la sphère de la sainteté muḥammadienne et que cet héritage inclut toutes les modalités de sainteté des prophètes antérieurs. Pour le Shaykh al-Akbar, un même walī peut cumuler plusieurs héritages prophétiques au cours de son existence. Certains awliyāʾ présentent des caractéristiques permettant une identification, tel al-Ḥallāj, évoqué dans les Futūhāt al-Makkiyya (Les Illuminations de la Mekke) à propos « de la science propre à Jésus » : « Cette science était celle de Husayn b. Mansûr », indication qui se rapporte plus particulièrement à la doctrine ḥallājienne du ṭūl et du ʿarḍ — de la « hauteur » et de la « largeur » — termes en relation avec un symbolisme cruciforme. Al-Ḥallāj disait : « fa fī dīni al-ṣalīb yakūnu mawtī » (C’est dans la religion de la croix que je mourrai). Ces paroles confirment ce rattachement au type christique, manifestation d’une des possibilités incluses dans la sphère de la walāya muḥammadienne. Chodkiewicz note également la résonnance christique du célèbre « Anā al-Ḥaqq », qu’il rapproche du propos Évangélique : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » (Jn 14, 6)72. Reprenant la même idée, Hossein Nasr écrit qu’al-Ḥallāj représente la grâce spéciale du Christ telle qu’elle se manifeste dans l’univers islamique. Il est un « ṣūfi christique », ce qui revient à dire qu’il manifeste en lui-même al-baraka al-ʿīsawiyya. Cela ne signifie pas qu’il a été influencé par le christianisme au sens historique. Cependant, Nasr affirme qu’il existe dans la tradition islamique la possibilité « d’un rayonnement de la lumière irradiée par les fondateurs d’autres religions, en particulier du Judaïsme et du Christianisme ». On peut donc parler de spiritualité de type abrahamique, mosaïque ou christique. Al-Ḥallāj, représente ainsi une manifestation christique dans l’univers de la spiritualité muḥammadienne73. À présent, nous nous attacherons à découvrir en premier lieu ce qui caractérise le type ʿīsawī d’al-Ḥallāj chez les auteurs musulmans et en second lieu à comprendre qui est Jésus (ʿĪsā) pour al-Ḥallāj. Nous serons alors en mesure d’analyser la manière dont Massignon interprète la mort d’al-Ḥallāj. 4.1 La ressemblance entre al-Ḥallāj et Jésus Al-Ḥallāj a dit : « fa fī dīni al-ṣalīb yakūnu mawtī » (« C’est dans la religion de la croix que je mourrai »). Comment interpréter un tel énoncé ? Pour Roger Arnaldez, ces paroles ne signifient pas qu’il mourra chrétien, mais elles témoignent de sa foi en la valeur efficiente et salvifique de la torture et de l’immolation. Sans-doute pensait-il à l’exemple de Jésus et était-il persuadé 72 Chodkiewicz, Le sceau des saints, op. cit., pp. 102-103. 73 Nasr, L’Islam traditionnel face au monde moderne, op. cit., p. 180.
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de l’efficacité religieuse de sa mort pour le bien des croyants et pour la Vérité. Arnaldez rapporte que le greffier d’al-Ḥallāj aurait noté : Et l’un des disciples de Ḥallâj soutint que celui qui avait été supplicié était un ennemi de Ḥallâj, transformé à sa semblance. […] Certains d’entre eux prétendirent qu’ils l’avaient aperçu le lendemain même du jour où ils avaient vu sa fin et son supplice, monté sur un âne, suivant la route de Nahrawân74. De la même manière qu’il est question dans le Coran de la substitution d’une autre personne à Jésus (Cor 4, 157), il est question ici de la substitution d’une autre personne à al-Ḥallāj. En effet, par analogie avec ce que dit le Coran de la mort de Jésus, certains mystiques ont pensé qu’al-Ḥallāj, homme saint, n’avait pas été réellement crucifié, mais qu’au dernier moment, selon ce qu’enseigne le docétisme, il y aurait eu substitution75. Voici un autre récit, attribué à l’imām Sarakhsī (m. 389/999), âgé de dix-sept ans lors de l’événement qu’il rapporte : Je me trouvai à Bagdâd quand Ḥusayn b. Mansûr (Ḥallâj) fut crucifié ; et un jour que je passais, après son supplice, dans une des rues, je fus croisé par un chevalier monté qui s’était voilé le visage de son turban de soie écrue et tenait dans sa main une lance. À mon approche, il leva son voile et je reconnus Ḥusayn b. Manṣûr qui me dit : « ô Abû ʿAlî, si on te demande si tu as vu Ḥusayn b. Manṣûr, réponds : oui »76. Ces lignes font écho à l’apparition du Christ ressuscité à ses disciples, ainsi que le rapportent les Évangiles (ex. Lc 24, 13-15). Comme l’écrit Arnaldez, l’image du Jésus coranique « recouvre » dans ces récits l’image du Jésus des Évangiles, comme si le Jésus des Évangiles « transparaissait » à travers le Jésus du Coran77. Enfin, voici les paroles prophétiques que prononça al-Ḥallāj au cours de sa dernière nuit : Me voici à l’agonie, mis à mort, crucifié, brûlé : les vents emportent mes cendres dispersées et les précipitent dans les eaux courantes [elles furent jetées dans le Tigre], cendres dont un seul grain au parfum d’aloès sera
74 75 76 77
Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane, op. cit., p. 229. R. Arnaldez, Hallâj ou la religion de la croix, Paris, Plon, 1964, p. 39. Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane, op. cit., pp. 229-230. Ibid., p. 230.
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l’assise du Temple de mes transfigurations, vraiment plus imposant que les montagnes inébranlables78. Cette idée de la destruction du temple du corps humain et de sa reconstruction est une idée chère à al-Ḥallāj : comparant la Kaʿba de la Mekke au corps humain, il affirme que sa reconstruction, c’est sa résurrection. D’autres récits invitent à effectuer un rapprochement entre al-Ḥallāj et Jésus, tel le récit du perroquet ressuscité, qui fait écho à l’oiseau de glaise du Coran (Cor 3, 49)79. La sainteté d’al-Ḥallāj se déploie comme en écho à celle de Jésus — celui du Coran — derrière lequel transparaît celui des Évangiles. Le type d’al-Ḥallāj est donc bien un type ʿīsawī, un type christique. On peut donc comprendre que la résonnance étonnamment christique de certains propos d’al-Ḥallāj ait entraîné des confusions dans le traitement par Massignon de cette figure. 4.2 Qui est Jésus pour al-Ḥallāj ? Il est par ailleurs essentiel de tenter de comprendre qui est Jésus pour al-Ḥallāj … En islām, Arnaldez souligne la place de Jésus dans l’eschatologie musulmane : il reviendra comme témoin du Prophète Muḥammad dont il avait déjà annoncé la mission dans son Évangile, et alors, en lui et par lui, ce sont tous les saints de tous les temps qui rendront hommage à la lumière qui les a sortis des ténèbres, lumière prééternelle, « muḥammadienne » (Nūr Muḥammadī) ou « Réalité Muḥammadienne » (ḥaqīqa Muḥammadiyya)80. Al-Ḥallāj vivait dans l’attente du retour de Jésus, comme en témoigne ce texte des Riwāyāt : Par le mois de Rajab, par le gardien du voile, par l’Intendant de la Résidence visitée (Bayt maʿmûr : la Kaʿba de la Mecque), par le gardien du voile ultime, par le messager suprême : Dieu va réunir les esprits sanctifiés, lorsque Jésus reviendra sur terre. Il y aura sur la terre un trône placé pour lui. Dieu composera un livre contenant la prière définitive, le jeûne définitif, la dîme définitive ; et lui remettra ce livre par le héraut des anges, disant : — Irradie ! Au nom du Roi absolu81 ! Le mystique de Bagdad annonce ainsi le « témoin actuel » (shahīd ānī) du Témoin éternel. À la veille de son supplice, il déclara qu’il était lui-même ce témoin actuel, comme si, selon une très ancienne tradition eschatologique, 78 79 80 81
Ibid., p. 231. Ibid., pp. 232, 235. Ibid., p. 25. Ibid., p. 227.
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le martyre d’une âme musulmane pure (nafs zakiyya) devait provoquer le retour de Jésus. Al-Ḥallāj pense donc à Jésus dans une perspective eschatologique : il pense que sa propre mort prépare le retour de Jésus. Si cette idée du temple (haykal) a des répondants purement islamiques, on peut raisonnablement supposer qu’elle n’est pas étrangère à une célèbre déclaration de Jésus (Ps 69,10 ; Jn 2, 21 ; Mc 16, 58). Arnaldez rapporte encore plusieurs récits ou miracles d’al-Ḥallāj montrant qu’il croyait que sa mort allait provoquer le retour de Jésus. Il décèle chez le Jésus d’al-Ḥallāj certaines harmoniques auxquelles une conscience chrétienne peut être sensible, cependant, il est encore très éloigné du Jésus de l’Évangile82. Ses traits principaux sont coraniques, or, le Jésus musulman ne souffre pas la Passion et ne meurt pas sur la croix comme le Jésus de l’Évangile83. Le Jésus d’al-Ḥallāj n’est pas le Rédempteur au sens chrétien du mot, mais il est du moins sauveur par sa Passion et son immolation. Aux yeux d’al-Ḥallāj, Jésus n’est pas Dieu et c’est parce qu’il n’est pas Dieu que le mystique de Bagdad a pu vouloir se conformer à lui84. Daḥdal a d’ailleurs tenté de montrer que la véritable raison de la condamnation d’al-Ḥallāj, n’était pas, comme le pensait Massignon, le fait de rendre le pèlerinage à la Mekke facultatif, mais celui d’avoir cru que Jésus était Dieu fait homme. Il écrit que l’on soupçonnait al-Ḥusayn b. Manṣūr de croire en Jésus-Christ, d’avoir évoqué l’idée de l’apparition de Dieu sous forme humaine et d’avoir exprimé dans ses poèmes la pensée que Jésus-Christ avait atteint l’union avec Dieu par sa mort sur la croix. Il aurait proclamé que seul Jésus avait atteint l’union avec Dieu (tawḥīd). Al-Ḥusayn b. Manṣūr comprenait le tawḥīd autrement que les musulmans. Comme argument, Daḥdal cite aussi le souhait exprimé par al-Ḥallāj de mourir en croix : « ʿalā dīn al-ṣalīb yakūn mawtī wa-lā al-Baṭḥa urīd wa-lā al-Madīna » (C’est dans la religion de la croix que je mourrai. Car je ne veux ni de la Mecque, ni de Médine). Ce chercheur mentionne enfin les éléments chrétiens qui dans la foi d’al-Ḥusayn b. Manṣūr ont conduit à ce que les musulmans le détestent et à ce que de nombreux ṣūfis cessent de le reconnaître comme un des leurs85. Daḥdal soutient, contrairement à ce que suggère la comparaison qu’établit Massignon entre al-Ḥusayn b. Manṣūr et Jésus Christ, qu’al-Ḥusayn b. Manṣūr ne voulait pas mourir pour d’autres hommes. Si Ḥusayn b. Mansūr évoque Jésus, ce n’est qu’en lien avec son amour personnel de Dieu et son accomplissement dans la mort. Lui-même désirait mourir en
82 83 84 85
Ibid., pp. 228, 234, 237. Arnaldez, « Hallâj et Jésus dans la pensée de Louis Massignon », op. cit., p. 175. Arnaldez, Jésus dans la pensée musulmane, op. cit., pp. 175, 237, 239. Daḥdal, Al-Ḥusayn Ibn Manṣūr Al-Ḥallāǧ, op. cit., pp. 187-202.
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ṣūfi. Telle est la thèse de Daḥdal, que Claude Gilliot et Gerhard Böwering ont accueillie avec intérêt mais qu’aucune étude n’est venue étayer ou prolonger86. De ces lectures, retenons qu’al-Ḥallāj est certainement l’un des penseurs, qui, en islām, a placé Jésus le plus haut, lui a accordé la plus grande importance religieuse, a vu en lui le maître spirituel le plus profond. 5
Signification de la mort d’al-Ḥallāj pour Louis Massignon
Venons-en à présent à l’interprétation de Massignon : ce dernier considérant al-Ḥallāj comme un saint, a étudié sa biographie, sa doctrine mais aussi sa survie dans la conscience religieuse musulmane ; a cherché à comprendre son rayonnement spirituel dans l’histoire, rayonnement propre à un saint. Considérant al-Ḥallāj comme un saint, il a interprété son œuvre selon sa compréhension du sens et de l’essence de la sainteté. Quelle est donc la signification de la mort d’al-Ḥallāj pour Massignon ? Qu’est-ce qui, à ses yeux, caractérise la sainteté d’al-Ḥallāj ? 5.1 Une substitution abrahamique Afin de comprendre le sens que revêt la mort d’al-Ḥallāj pour le savant, il faut revenir à la notion de pèlerinage (ḥajj). Massignon rapporte que durant son premier ḥajj, al-Ḥallāj resta un demeura durant un an sur le « parvis du temple », en état de jeûne et de silence perpétuels, « à l’exemple de Maryam qui, selon le Coran, se prépara ainsi à la naissance du fiat divin en elle »87. Le sens du ḥajj, selon Massignon, c’est le sens de l’offrande du sacrifice d’Abraham (Ibrāhīm). L’islamologue comprend qu’après la mort du Prophète, la signification du ḥajj est restée incomplète et que « le prophète Muhammad n’a pas épuisé la signification salvatrice du hajj, qui doit déborder de pardon, au-delà de l’Islam, sur tous »88. Il explique, au sujet du sacrifice d’Abraham : Le pèlerinage musulman c’est l’offrande du sacrifice d’Abraham. C’est l’offrande de l’agneau qui a été substitué, ou de la chamelle qui a été substituée à l’enfant d’Abraham. Cette substitution n’est que provisoire. Car il 86 G. Böwering, « Recension de : Al-Ḥusayn ibn Manṣūr al-Ḥallāǧ : Vom Missgeschick des « einfachen » Ṣūfī zum Mythos vom Märtyrer al-Ḥallāǧ by Naṣer Mūsā Daḥdal (1983) », Journal of the American Oriental Society, vol. 111, no 1, Jan.-Mar, 1991, pp. 196-197 ; Gilliot, « Recension de : Naṣer Mūsā Daḥdal », op. cit., pp. 125-126. 87 Massignon, Parole donnée, op. cit., p. 75. 88 Massignon, « Étude sur une courbe personnelle de vie », p. 390 ; voir aussi Massignon, « Perspective transhistorique sur la vie de Hallâj » (1955), op. cit., p. XIX.
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est dit dans le Coran « bi dhabḥin ʿaẓīm » « je substituerai à ton fils, qui sera sauvé, une grande victime ». Un agneau n’est pas une grande victime. Les shīʿites ont toujours pensé que ça devait être Ḥusayn à Karbalāʾ. Pour moi, cela était Ḥallāj, qui s’appelait aussi Ḥusayn »89. Ici apparait l’une des significations de la mort d’al-Ḥallāj pour Massignon. Durant ce troisième et dernier pèlerinage (v. 290/902), al-Ḥallāj, demande à Dieu qu’Il l’appauvrisse encore davantage, le fasse méconnaître et exclure « afin que ce soit Dieu seul qui Se remercie Lui-même à travers ses lèvres »90. Il s’écrie : « O mon Dieu, ushkur nafsak ʿannī ! » (Remercie-toi en moi !) ». Massignon comprend ici qu’al-Ḥallāj s’offre pour être la dhabīḥa, la victime, ce qu’il a été lors de sa mise à mort à Bagdad91. Ce mystique voulut que sa personne soit sacrifiée à la Loi, comme les victimes légales. Alors que durant le ḥajj, on mène les victimes au sacrifice, al-Ḥallāj, quant à lui « apporte le sacrifice de ses veines et de son sang ». C’est pourquoi, écrit Massignon, il devait être jugé et condamné. Il fallait que s’accomplisse son destin : ce sacrifice était l’essentiel de sa vocation et de son message, qu’il devait passer comme un legs92. Ainsi, revenu de la Mekke à Bagdad, il va exprimer le désir de mourir anathème : « Dieu vous a rendu mon sang licite : tuez-moi … Il n’est pas au monde pour les musulmans de devoir plus urgent que ma mise à mort … »93 Il avait prévu et désiré « que la Loi de Muhammad, qu’il aimait et vénérait, triomphe en l’excommuniant »94. Dans ce désir victimal, apparaît la ressemblance avec Jésus. À cet égard, ce passage de la Passion, qui porte sur le troisième pèlerinage d’al-Ḥallāj est explicite : C’est l’Esprit du Dieu qui dit la talbîya par ses lèvres, qui le constitue le témoin actuel (Shâhid ânî) de cet éternel amour, cet Esprit qui l’a juré au Covenant et le redira au Jugement, sous une forme humaine […] celle de Jésus musulman. Et, pour qu’il y ait continuité historique du témoignage, qu’une seule irradiation spirituelle passe dans l’humanité, de part en part, du Covenant au Jugement, traversant la chaîne continue des saints apotropéens, abdâl […], il faut que Ḥallâj, comme ses saints devanciers, exprime le désir victimal de devenir absolument pauvre, transparent, 89 90 91 92 93 94
Massignon ; Amrouche, « Des idées et des hommes », op. cit. [doc. audio]. Massignon, « Perspective transhistorique », op. cit., p. XX. Massignon ; Amrouche, « Des idées et des hommes », op. cit. [doc. audio]. Massignon ; Kraus ; al-Ḥallāj, Akhbār (1957), pp. 65-66. Massignon, « Perspective transhistorique », op. cit., p. XXI. Massignon ; Kraus ; al-Ḥallāj, Akhbār (1957), p. 66.
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annihilé, que Dieu l’expose sous l’apparence de l’impuissance (ʿajz), de la mort, de la condamnation, de la culpabilité, signifiant ainsi à l’avance Son Heure, celle du Jugement, (comme Jésus ; Qur. XLIII,61 ; cf Qur. XLII, 17)95. 5.2 Détruire le Temple Le deuxième aspect est le souhait exprimé par al-Ḥallāj que la Kaʿba soit « détruite par la pioche de la Loi », ainsi que son désir d’être admis à la procession circulaire des Anges autour de Dieu96. Massignon comprend que pour ce mystique, « notre désir de Dieu doit détruire mentalement en nous l’image du Temple, pour trouver Celui qui l’a fondé, et détruire le temple de notre corps, pour rejoindre Celui qui y est venu parler aux hommes »97. Arnaldez fait observer que l’interprétation de Massignon selon laquelle al-Ḥusayn b. Manṣūr affirmait la nécessité de détruire en soi-même le temple, opère un passage d’une idée de dépouillement de soi, à une idée de souffrance et de mort. Massignon voit en al-Ḥallāj le croyant qui voulut être sacrifié par les siens pour leur rachat et leur salut : une telle lecture met en parallèle la mort de ce mystique musulman avec celle de Jésus98. La méditation d’al-Ḥallāj à la Mekke débouche selon Massignon sur une intériorisation du rite. Il écrit : « Au pèlerinage, priant devant la Kaʿba, le croyant doit se détacher réellement de la forme interposée de cette pierre ». Puis il cite al-Ḥallāj : « Alors contemplant la destruction du temple en toi, tu auras la présence réelle de son Fondateur »99. Selon lui, le motif de la condamnation de ce martyr était le suivant : La proposition incriminée appliquait à la prescription du pèlerinage légal une règle mystique, l’isqâṭ al wasâʾiṭ, elle énonçait l’ubiquité du Dieu vers qui l’âme doit se tourner pour être absoute, au-dessus du fait matériel de rites symboliques accomplis à la Mekke. Elle ne détruisait pas le pèlerinage, mais affirmait que la tradition autorisait à le remplacer, n’importe où, par des rites équivalents, et également efficaces100. Ainsi, « la thèse d’al-Ḥallâj aboutissait à priver la Mekke de sa primauté, la Kaʿbah de sa sainteté »101. D’après l’islamologue, le procès de ce mystique por95 Massignon, Passion (1975), I, p. 67. 96 Massignon, « El-Hallâj, martyr mystique de l’Islam » (1949), EM I, pp. 408-412 (410). 97 Massignon, « Étude sur une courbe personnelle de vie », op. cit., p. 390. 98 Arnaldez, « Hallâj et Jésus dans la pensée de Louis Massignon », op. cit., p. 173. 99 Massignon, Passion (1975), III, p. 201. 100 Massignon, Passion (1922), I, p. 347. 101 Ibid., I, p. 348.
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tait essentiellement, sur sa déclaration, d’après laquelle le pèlerinage, estimé comme un devoir religieux en islām, n’implique pas nécessairement le voyage à la Mekke, mais peut être accompli spirituellement, dans l’intimité de la chambre. Une telle déclaration constituait une grave atteinte à la Loi sacrée. 5.3 Souffrir la Passion par amour Enfin, si l’entreprise ḥallājienne de Massignon peut présenter les caractéristiques de l’hagiographie, c’est surtout à la tradition chrétienne qu’elle emprunte. Le paratexte de sa thèse doctorale invite d’emblée la personne qui ouvre la « La passion d’al-Hosayn-Ibn-Mansur … » à établir un parallèle entre la Passion de Jésus et celle de ce mystique musulman. Ce titre, « La passion … », fait clairement référence à « la Passion » vécue par le Jésus des Évangiles (non celui du Coran). Cette référence aux événements qui ont précédé et accompagné la mort de Jésus, nous la comprenons comme une invitation à établir une comparaison entre la souffrance d’al-Ḥallāj, sa crucifixion, et celle du Jésus des Évangiles. En outre, notons que l’avant-propos de la première édition de cette œuvre, parue en 1922, comporte, sur la première page, l’inscription suivante : IESU NAZARENO CRUCIFIXO REGI IUDÆORUM102 Ces mots (À Jésus de Nazareth, au Crucifié, au Roi des Juifs) évoquent l’écriteau, mentionné par Jean l’évangéliste (Jn. 19, 19) et placé par Pilate sur la croix de Jésus, comportant les initiales : « INRI », cet acronyme latin signifiant : Iesus Nazarenus, Rex Iudæorum (Jésus le Nazaréen, Roi des Juifs). C’est un peu comme si le livre recevait un écriteau. Comprenons ici qu’al-Ḥallāj est comme Jésus en croix, que Massignon invite à lire la Passion de ce mystique en référence, en écho, à celle de Jésus. Ces mots viennent souligner une ressemblance entre deux destinées. Plus loin, nous approfondirons la signification de la mort d’al-Ḥallāj pour Massignon. Mais dès à présent, formulons une remarque au sujet de son procès : Le procès d’al-Ḥallāj est tantôt comparé à celui de Jésus, tantôt à celui de Jeanne-d’Arc. En plusieurs lieux de son œuvre, il compare le procès de Jeanne d’Arc, qui se tint à Rouen en 1431, à celui d’al-Ḥallāj. Il écrit : « Bagdad était alors, probablement, la plus grande métropole du monde civilisé, et c’est là sur un théâtre surexhaussé, comme pour Jeanne d’Arc, que le procès de l’amour 102 Ibid., I, p. VII.
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divin fut plaidé, dans le décor fastueux de la Cour Abbasside, de 308/921 à 309/922 »103. Références très explicites, les procès de Jésus et de Jeanne d’Arc témoignent d’une interprétation du martyr d’al-Ḥallāj comme lieu d’une souffrance rédemptrice, comme source de salut pour les hommes : il s’agit ici d’une conception chrétienne de la sainteté. Ces éléments conduisent à formuler l’interrogation suivante : la Passion, contemporaine de la question des mystiques du dehors, n’est-elle pas une invitation faite par Massignon à ses coreligionnaires à reconnaître la sainteté d’un musulman présentant certaines ressemblances avec Jésus ? à reconnaître la possibilité d’une mystique surnaturelle chez un non-baptisé ? hors l’Église visible ? Pour Massignon, al-Ḥallāj n’est pas un saint ordinaire. Il est une configuration du Christ : toute la courbe de sa vie le configure du dehors, au Christ : Son attente de Jésus, « mahdî » et Juge, apparaît dans ses attitudes, depuis son « fiat » à la Mekke, jusqu’au pyrée éteint au nom du Messie, au feu sacré ranimé un samedi saint à Jérusalem ; mais ces conformités externes sont peu de chose, auprès de cette lourde transformation de son cœur, de sa croissante conviction d’un échange d’amour initial, entre le droit de Dieu à notre adoration exigée, et un « droit » sur Dieu (pour l’intercession) concédé par Dieu à la nature humaine (nâsût), dès le temps du jugement des Anges ; droit s’énonçant par un langage inspiré, l’exposant aux rigueurs de la loi, et allant, dans son ultime oraison, la veille de son supplice, jusqu’à une identification translucide au Verbe incréé, à la Vérité créatrice, à Jésus partant pour le Jardin de son agonie104. Notons qu’il ne s’agit pas ici du type de sainteté ʿīsawī du fils coranique de Maryam, car Massignon emploie bien le mot « Christ ». Il s’agit du Jésus de l’Évangile : la grâce christique, le Verbe incréé, se manifeste en islām chez ce mystique. La description qu’il donne du supplice d’al-Ḥallāj dans son œuvre, la Passion, fait explicitement référence à la Passion et à la crucifixion du Christ, telle que l’ont consignée les évangélistes. Pour Arnaldez, il s’agit sans doute d’une tradition postérieure issue de milieux mystiques ḥallājiens105. Certains disciples ont donc donné cette interprétation qui va à l’encontre de la lettre du
103 Massignon, « Étude sur une courbe personnelle de vie », op. cit., p. 395. Nos italiques. 104 Ibid., p. 407. 105 Voir : Massignon, Passion (1975), I, p. 498 ; Arnaldez, « Hallâj et Jésus dans la pensée de Louis Massignon », op. cit., p. 176.
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Coran. De son propre aveu, al-Ḥallāj a voulu souffrir et mourir pour les siens, dans les conditions où il est mort effectivement. L’islamologue décèle une volonté, de la part d’al-Ḥallāj et de ses disciples, d’assimiler, d’une manière ou d’une autre, l’histoire d’al-Ḥallāj à celle de Jésus, fût-ce le Jésus musulman106. Certaines traditions permettent d’établir un parallèle entre al-Ḥallāj et Jésus : ainsi, d’après une tradition, le muʿtazilite Abū al-Ḥasan Balkhī (m. 319/931) injuria al-Ḥallāj alors qu’il était mis en croix. Il sentit alors que le martyr posait derrière lui sa main sur son épaule, en récitant le verset coranique {Non, ils ne l’ont pas tué} (Cor 4, 157). Massignon écrit à ce sujet : celui qui parle à Balkhî, ce n’est plus la personne humaine morte en croix (âme et corps divisés) de Hallâj ; c’est sa Forme de Témoignage sacrificiel […] l’Esprit immortel, le Témoin Eternel ; son yaqîn, sa Véracité essentielle […]. Dès avant sa mort, par le vœu indémenti de musabbil l’unissant au fiat (kun) créateur, Hallâj est devenu l’Esprit Divin : comme Jésus. Il ne s’agit pas d’une réincarnation du Christ en Hallâj ; mais d’une assimilation sanctifiante à l’Esprit dont le Christ est né107. D’après cette tradition, al-Ḥallāj serait assimilé à l’Esprit divin dont le Christ est né. Conséquemment, les deux figures seraient filles d’un même Esprit divin. Mais comment expliquer que la souffrance prenne, dans un univers musulman, autant de place ? Comment expliquer qu’al-Ḥallāj devienne dans certains récits, si proche de l’image du Jésus souffrant des Évangiles ? Arnaldez fait observer que la pensée shīʿite avait donné un certain sens aux idées du martyre et de la souffrance. Or, il est certain qu’al-Ḥallāj a été influencé par ces doctrines. Cependant, Massignon montre qu’al-Ḥallāj a reporté sur Jésus la valeur de la souffrance que le shīʿisme met au compte du martyr de Karbalāʾ. Massignon écrit qu’au Jour du Jugement, l’Esprit de Dieu parlera « sous une forme humaine, non celle de Husayn, grande victime. Mais celle de Jésus musulman »108. Dans cette perspective, ce Jésus musulman qui selon le sunnisme ne devrait pas souffrir de martyre, reparaîtra à la fin des temps comme substitué à la grande victime que fut Ḥusayn, avec ses propres souffrances que, selon l’Évangile, il a subies et endurées. Selon Arnaldez, tout se passe comme si, grâce à un bref détour par une idée shīʿite de la souffrance, al-Ḥallāj réintégrait le Jésus souffrant des Évangiles dans la vision sunnite de l’histoire. L’union 106 Ibid., p. 176. 107 Massignon, Passion (1975), I, pp. 644-645. 108 Ibid., I, p. 67.
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Figure 5.2 Miniature afghane, XVIIIe siècle, reproduite par Louis Massignon dans La Passion (1922), I, p. 183 avec la légende suivante : « L’amour profane et l’amour sacré. En haut : Majnoûn tend la coupe à Leïla. En bas : Ḥallāj mis en croix » BnF, Dpt des manuscrits, suppl. persan 991, fo 28b
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mystique d’al-Ḥallāj se déroule, dans la Passion, sur un mode similaire à celle de Jésus. En résumé, Massignon a rassemblé les conformités d’al-Ḥallāj au type coranique de Jésus. Mais cette méditation sur le Jésus fils de Marie du Coran, a évoqué, avec force, chez le chrétien que fut Massignon, des valeurs profondément religieuses, proches de la méditation des Évangiles109. Pour Massignon, le Verbe divin, la grâce du Christ, se manifeste en islām chez un martyr musulman qui lui aussi souffre la Passion, un martyr dont les traits lui évoquent ceux de Jésus en croix. 5.4 Oser l’union avec l’essence divine La mort d’al-Ḥallāj revêt encore une autre signification pour Massignon : en islām, du point de vue dogmatique, explique Waardenburg, l’essence de Dieu est estimée comme unité absolue, inaccessible. Ceci implique une séparation absolue entre ce qui est divin et ce qui est humain, entre Dieu et sa créature. Al-Ḥallāj, quant à lui, enseigne, que c’est Iblīs (Satan), qui a effectué cette séparation, par amour pour un Dieu inaccessible, un Dieu « idée » qui ne serait pas capable de dialogue réel110. Cette séparation entre la créature et Dieu, inaccessible, est selon Massignon notamment manifestée par le Coran, sceau de l’interdiction : « Seul repère dressé entre le Créateur et la créature, le Qorʾân forme un signe, non d’union, mais de séparation, le sceau de l’interdiction, un miracle intellectuel formel et permanent, perçu par illumination directe de la raison, chaque verset isolé étant une preuve intégrale de Dieu »111. Le Coran est pour l’islamologue un signe de séparation, une limite imposée à la créature. Lorsque Dieu commande à Iblīs de se prosterner devant Adam, l’être créé de feu refuse parce qu’il veut glorifier Dieu plus qu’Il ne le demande : il refuse de se prosterner devant un homme. Il est un monothéiste absolu. Cet amour stérile le conduit à prêcher la Loi et le péché qui s’interposent entre Dieu et Sa Création. Selon Massignon, Muḥammad n’est pas parvenu à abolir cette séparation : invité une fois à participer à l’unité divine — lors de son ascension extatique du miʿrāj —, le Prophète de l’islām refusa d’y entrer. Par conséquent, il a retardé le moment où l’homme serait libéré de sa fascination du fait de l’inaccessibilité de Dieu, inaccessibilité prêchée par Iblīs. Al-Ḥallāj reformule ce récit et écrit :
109 Arnaldez, « Hallâj et Jésus dans la pensée de Louis Massignon », op. cit., pp. 177-178. 110 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 173. 111 L. Massignon ; D. Massignon, Les trois prières d’Abraham, op. cit., p. 89.
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deux êtres, […] ont été prédestinés à témoigner que l’essence du Dieu Unique est inaccessible, Satan (=Iblîs) devant les Anges au ciel, Muhammad devant les Hommes sur terre ; hérauts, l’un de la pure nature angélique, l’autre de la pure nature humaine ; et, ce faisant, l’un et l’autre se sont arrêtés à mi-chemin : leur attachement jaloux à l’idée pure d’une Déité simple, leur proclamation de la shahâda n’a pas pu indiquer qu’il fallait outrepasser pour s’unir pleinement à l’unifiante volonté de Dieu. Au Covenant, Iblîs n’a pas voulu tolérer la pensée qu’un Dieu adorable assumerait la forme humiliée et matérielle d’Adam (préfigure, alors, du Juge)112. Ici apparaît la signification de la mort d’al-Ḥallāj pour le chercheur : le mystique étant lui, entré dans l’union mystique, il se substitue à Muḥammad et à tous ceux qui n’ont pas pu franchir le seuil divin, sous forme d’un sacrifice par lequel l’islām est consommé. Désormais, par ce sacrifice, l’essence divine devient accessible et les différents modes d’adoration deviennent d’importance secondaire113. Al-Ḥallāj ouvre la voie à la fois vers et en Dieu. Il est « cet homme passionné de l’Unique, qui avait voulu mourir anathème pour que l’Islam se consomme dans l’unité adoratrice de tous les hommes »114. Selon Massignon, au miʿrāj, Muḥammad s’est arrêté au seuil de l’incendie divin sans oser « devenir » le Buisson Ardent de Moïse ; al-Ḥallāj se substitue par amour, l’exhorte à avancer, à pénétrer dans le feu du vouloir divin jusqu’à en mourir, tel le papillon mystique, et à se « consommer en son Objet ». Si Muḥammad a trouvé et laissé la Flamme de l’unité divine cernée, encerclée et défendue de toutes parts par la haie interdictive de la Loi, selon Massignon, ce n’est que pour un temps : un jour viendra « où les prières et sacrifices des saints substitués à lui par amour l’outrepasseront angéliquement à sa place, osant entrer en contestation avec les Miséricordieux pour obtenir enfin que l’Islam s’achève en un rassemblement intégral de l’humanité pardonnée »115. Un jour viendra, croit-il, où les sacrifices prendront fin. Il croit aussi qu’un jour les fidèles prieront à nouveau en direction de Jérusalem (al-Quds), première qibla de l’Islām. Le Prophète n’a pu accéder à cette cité qu’en extase. Selon Massignon, la destruction du temple mekkois a été annoncée et les sacrifices figuratifs cesseront116. C’est ainsi qu’il comprend le ḥadīth al-ghurba : L’islām 112 Massignon, « Perspective transhistorique », op. cit., pp. XXIV-XXV. 113 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., pp. 173-174. 114 Massignon, « Perspective transhistorique », op. cit., p. XXXVIII. 115 Ibid., p. XXV. 116 L. Massignon ; D. Massignon, Les trois prières d’Abraham, pp. 71-72.
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« a commencé expatrié [à Médine] et il finira expatrié [à Jérusalem, première et dernière qibla] ; et bienheureux les membres de la communauté de Mohammad qui s’expatrieront »117. Enfin, Massignon voit dans le procès d’al-Ḥallāj le procès de la mystique musulmane tout entière ; car toute union mystique authentique va au-delà de la Loi. Outre-passer cette limite, oser devenir l’incendie du Buisson Ardent, oser, comme le papillon mystique, plonger dans la lumière divine, c’est, selon lui, se heurter au couperet de la Loi et risquer l’excommunication. Il présente donc ce martyr comme le type de l’union mystique par excellence. En décrivant le procès ḥallājien, il incorpore les éléments caractéristiques des inquisitions antérieurement dirigées contre les mystiques, notamment dans la persécution soulevée par Ghulām Khalīl (m. 275/888)118. Pour Massignon, le procès d’al-Ḥallāj est le procès de l’amour divin que l’islām légalitaire réprime. Il est le procès de la mystique authentique. 5.5 « Saint al-Ḥallāj » selon Louis Massignon Qu’est-ce qui caractérise la sainteté d’al-Ḥallāj selon Massignon ? quel type de saint est-il (devient-il) sous sa plume ? Mais avant tout, quel est l’idéal du mystique musulman selon al-Ḥallāj lui-même ? Celui dont le cœur est d’une piété éprouvée par Dieu, a pour blason le Qorʾân, pour manteau la foi, pour flambeau la méditation, pour parfum la piété, pour ablution canonique la contrition, pour hygiène du corps l’usage exclusif des actes licites, pour parure la continence ; il n’agit que pour la vie future, il n’a souci que de Dieu, il se tient constamment devant Dieu, il jeûne jusqu’à la mort, pour ne rompre le jeûne qu’en Paradis ; il n’épouse que les bonnes actions, il ne thésaurise que les vertus ; son silence est contemplation, son regard est vision119. Dans ce texte, al-Ḥallāj affirme la centralité du Coran, l’importance du respect des préceptes de la religion musulmane, le fait de tendre vers un comportement vertueux, d’observer le jeûne, le silence … soit une conception de la sainteté typiquement musulmane. Si l’on compare à présent ce texte avec l’interprétation de la sainteté ḥallājienne selon Massignon, un certain écart se trouve mis au jour.
117 Ibid., p. 109. 118 Massignon, Passion (1922), I, pp. 457-458. 119 Ibid., II, p. 781.
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Dans le texte Pro Hallagio, composé en 1922, soit mille ans après la mort d’al-Ḥallāj, Massignon offre un portrait condensé du mystique. Il demande au Seigneur de se souvenir « de ce fils spirituel d’Abraham, que son agonie pour Ismaël configure, par tant de traits, à la Vôtre, — à celle qu’Israël Vous valut, pour tout le genre humain ». Pour lui, al-Ḥallāj est cet exclu, admis soudain au déchirement du voile, tendu depuis le blasphème de Satan, devant la Face de la transcendance divine, — et à la révélation du « fiat » de Marie ; appelé à entrevoir, deux siècles avant les Croisades, la cessation du pèlerinage pénitentiel de ses frères musulmans, — et à pressentir la levée de l’interdit séculier pesant sur ʿArafât120. Al-Ḥallāj est encore le « Cardeur » des cœurs croyants, le « héraut extatique de l’éternel amour », le « Martyr de la Croix », « mort sur un gibet qui domine tout l’Islam et le somme d’avouer que la crucifixion est bien réelle », « quoique Mohammad l’ait tu, c’est la voie héroïque de l’union divine, le sceau adorable de la sainteté »121. La lecture que réalise Massignon de la crucifixion d’al-Ḥallāj s’effectue en référence à la Passion du Christ : « Décloué et décapité à Bagdad, terre du Paradis perdu, le lendemain matin ; lendemain de la Commémoration du Bon Larron, et de l’Annonciation de l’Ange à Marie »122. Il croit qu’il s’agit de fonder sous le signe de ʿĪsā b. Maryam, « Sceau des saints », le véritable islām, celui des expatriés spirituels, « cette communauté musulmane des derniers temps, dont l’hégire suprême doit coïncider avec le second avènement de Jésus, et achever le miʿrâj de Mohammad »123. Ce texte nous renseigne sur ce qui caractérise la sainteté d’al-Ḥallāj, cardeur des cœurs, héraut extatique de l’éternel amour, martyr de la croix : sa sainteté découle de son aspiration à l’union d’amour avec Dieu, de sa souffrance consentie par amour pour les hommes sur la croix. On décèle ici l’attachement de Massignon à la souffrance physique, consentie par amour pour Dieu et pour l’humanité, comme voie de rédemption. Il s’incline devant celui qui est mort pour le salut de la Communauté islamique : Dans la longue et parfois tragique histoire des vocations mystiques en Islam, on ne trouve pas, ni après ni avant, d’accents aussi surhumains ; 120 Massignon, « Pro Hallagio » [1922], EM I, pp. 76-79 (76). 121 Ibid., p. 76. 122 Ibid., p. 77. 123 L. Massignon ; D. Massignon, Les trois prières d’Abraham, op. cit., p. 109.
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où toute la passion de l’amour se prosterne devant son Dieu personnellement présent, avec vénération et abandon filial. Ils sont, en al-Ḥallâj, les fruits d’une vie libérée de tout par les renoncements et les douleurs, constamment renouvelée en Dieu par la prière pour les âmes des autres, et couronnée par la passion de l’unité de la Communauté islamique, poussé jusqu’au désir (exaucé) de mourir anathème pour son salut124. Al-Ḥallāj devient à ses yeux le sommet des vocations mystiques en islām, l’amour crucifié, le héraut qui est allé le plus loin dans son audace de se donner à Dieu et de souffrir par amour. Mais le scandale, ce n’est pas seulement al-Ḥallāj : toute vocation mystique est scandaleuse. Car, selon Massignon, tandis que durant le miʿrāj Muḥammad est resté au seuil de l’enceinte, n’a pas intercédé pour tous, n’a prié que pour ceux de la Communauté musulmane, l’âme du mystique, quant à elle s’avance … Elle va plus loin, elle outrepasse cette limite et c’est ce qui fait l’importance et le scandale de toute vocation mystique intégrale en islām car il n’est pas permis de chercher à passer au-delà du seuil où Mohammad s’est arrêté, ni de pénétrer dans cette « lumière sainte » promise jadis à Abraham comme son véritable héritage : elle est enclose sous un verre, zojâja, et contre lui, les papillons amoureux viennent se briser. Vouloir mener à son terme l’Ascension nocturne commencée par Mohammad enfreint l’interdit séculier, fait tomber sous le glaive de la Loi125. Toute vocation mystique accomplie outrepasse le seuil de la Loi. Massignon poursuit en développant cette idée : La loi de Mohammad met à mort les saints de Dieu, dit l’adage musulman ; et elle les crucifie. Nul ne l’a mieux éprouvé que Hoceïn ibn Mansoûr Hallâj […] mis en croix à Bagdad en 922, aux cris de son exécution sera le salut de l’islam ; que son sang retombe sur nos cous ; alors que, tout brûlant de l’incendie spirituel, et s’offrant à mourir anathème pour ses frères, il avait annoncé la destruction du temple (mecquois) et la cessation des sacrifices figuratifs126.
124 Massignon, Passion (1922), p. 531. 125 L. Massignon ; D. Massignon, Les trois prières d’Abraham, op. cit., p. 71. 126 Ibid.
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Devenir saint, c’est oser enfreindre la Loi, oser se sacrifier pour intercéder pour tous : la vie mystique selon lui, c’est se sacrifier par amour, être excommunié par amour, outrepasser la Loi, se donner pour le salut de l’humanité, devenir pareil aux abdāl. À la suite de l’exemple donné par al-Ḥallāj, Massignon croit que le « salut de la communauté Musulmane s’obtient par l’immolation de ses saints »127. L’une des ouvertures que permet, selon lui, la mort d’al-Ḥallāj, c’est une intercession au-delà de la umma : « Au-delà de la communauté musulmane, c’est à toute l’humanité qu’il pense, pour lui communiquer ce curieux désir de Dieu ». Pour al-Ḥallāj, écrit-il, « le prophète Muhammad n’a pas épuisé en cette unique fête la signification salvatrice du hajj, qui doit déborder de pardon sanctifiant, au-delà de l’Islam, sur tous »128. À ce propos, Geneviève Gobillot fait observer qu’al-Ḥallāj, emporté par son geste, s’est permis d’adresser à Muḥammad un reproche : celui de ne pas intercéder pour tous les hommes, mais seulement pour sa communauté. Elle précise qu’Ibn ʿArabī accusera al-Ḥallāj d’égarement et d’incompréhension à ce sujet129. Tandis que d’après l’interprétation de ce point par Massignon, al-Ḥallāj est celui qui va faire déborder la notion d’intercession au-delà du cercle de la communauté musulmane. Pour Ibn ʿArabī, l’interprétation d’al-Ḥallāj est égarement. Pour Massignon, elle constitue une avancée sur le plan du Salut. Ainsi, ce qui caractérise la sainteté d’al-Ḥallāj, pour l’auteur de la Passion, c’est le fait d’aspirer à une union d’amour avec Dieu, d’oser enfreindre la limite qui sépare la créature de Dieu, d’oser enfreindre la Loi, d’oser intercéder pour tous, de consentir à souffrir et à mourir pour la rédemption de l’humanité. Dans cette conception de la sainteté, la souffrance physique, consentie par amour pour Dieu et pour l’humanité, comme voie de rédemption, occupe une place importante. L’union mystique, spirituelle et corporelle d’al-Ḥallāj se réalise sur un mode christique. 5.6 Souffrance et sainteté Waardenburg avait noté un certain pessimisme dans la vision de l’homme et de la société de Massignon : face au constat amer de la corruption du monde, Massignon insista sur la réalité de la souffrance humaine avec ses zones de chagrin. Il était néanmoins convaincu que la souffrance pouvait conduire à un « espoir surnaturel », à un « désir de justice », à nouvelle sorte de liberté
127 Massignon ; Kraus ; al-Ḥallāj, Akhbār, (1957), p. 100. 128 Massignon, « Perspective transhistorique », op. cit., pp. XIX-XX. 129 G. Gobillot, « Les mystiques musulmans entre Coran et tradition prophétique. À propos de quelques thèmes chrétiens », RHR, 1er Jan. 2005, p. 81.
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intérieure130. Précédemment, nous avons mentionné le fait qu’il avait dédié la Passion (1922) à Huysmans, écrivain et oblat, pour qui l’acceptation de la maladie fut une voie de salut. Attaché à cette spiritualité doloriste, Massignon croit qu’il est nécessaire de souffrir dans son corps afin que d’autres soient sauvés. À travers l’exemple d’al-Ḥallāj, il suggère que le saint musulman doit souffrir à l’exemple du Christ. Il soutient que l’islām doit reconnaître la nécessité de la souffrance comme voie de salut et à travers al-Ḥallāj, la réalité de la crucifixion131. Cependant, cette insistance du chercheur sur la nécessité de souffrir par amour pour Dieu et pour l’humanité, voire de donner sa vie, correspond-t-elle à une réalité islamique ou bien s’agit-il d’une projection d’un chercheur chrétien nourri par un imaginaire doloriste sur une figure musulmane ? L’idée du martyre est présente en islām. Cependant, la souffrance corporelle n’y revêt pas la même charge symbolique que dans le christianisme. En islām, la signification de la souffrance est davantage celle de l’épreuve. De plus, elle n’est jamais vécue en référence à celle du Christ132. Enfin, tandis qu’il existe dans le christianisme une tradition de vénération des reliques des premiers chrétiens martyrisés dans leur corps, ce culte des reliques ne s’est pas développé en islām133. Ces éléments nous permettent d’affirmer que l’islamologue lit l’histoire d’al-Ḥallāj à partir d’une conception chrétienne de la sainteté, conception qui implique une imitatio Christi, une Passion, une souffrance physique. Cette souffrance prend sens par rapport aux concepts de abdāl, de communion des saints, de rédemption, elle devient, sur la voie de la sanctification, un levier qui élève l’âme. Cette interprétation particulière du sens de la souffrance, cette insistance sur sa nécessité, conduit Massignon à mettre en exergue, dans la narration ḥallājienne, certains éléments ayant plus de référents chrétiens qu’islamiques.
130 Waardenburg, « Massignon’s Study of Religion and Islam », op. cit., p. 147. 131 L. Massignon ; D. Massignon, Les trois prières d’Abraham, op. cit., p. 72 ; Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 174. 132 Un certain dolorisme se rencontre cependant chez les shīʿites qui commémorent le martyre des Imāms persécutés ou tués par le califat sunnite. La commémoration annuelle de leur mort fait partie des rites sacrés observés par cette minorité. Au cours de la Laylat al-qadr (Nuit du destin, pendant le Ramaḍān), est commémoré l’assassinat de l’imām ʿAlī et le jour de ʿĀshūrāʾ (10 de Muḥarram) celui d’al-Ḥusayn ibn ʿAlī. A.G. Dizboni, « Le concept de martyre en islam », Théologiques, vol. 13, no 2, 2005, pp. 69-81 (75-76). 133 Aigle, « Sainteté et miracles », op. cit., p. 73.
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5.7 Le type d’al-Ḥallāj : central ou marginal ? Dans l’Essai, il est écrit que loin d’avoir été un cas aberrant, pour la Communauté islamique de son temps, al-Ḥallāj présente le type achevé des vocations mystiques que la lecture méditée du Coran et l’intériorisation d’une vie cultuelle fervente et humble ont fait germer en islām au cours des premiers siècles134. Louis Massignon voit en cette figure un aboutissement et le place au sommet des vocations mystiques en islām. Pourtant, de nombreux chercheurs considèrent qu’al-Ḥallāj n’est pas représentatif de l’ensemble des vocations mystiques en islām et voient en lui une figure mineure de la Bagdad du Xe siècle. Ainsi, pour Todd Lawson, il s’agit d’une figure sans doute marginale. Quant à Amira El-Zein, elle estime que s’il fallait désigner une figure centrale pour la mystique musulmane, ce devrait être Ibn ʿArabī — non compris par Massignon — et non al-Ḥallāj. Enfin, Ahmet T. Karamustafa se demande si al-Ḥallāj était vraiment un ṣūfi car s’il a très tôt assimilé et intériorisé les idées et les pratiques ṣūfies, il a ensuite forgé son propre mode de piété qui va bien au-delà du domaine de la pensée et du comportement des ṣūfis de Bagdad de son temps : personnage controversé, il se tenait avec un pied à l’intérieur et l’autre à l’extérieur du ṣūfisme de Bagdad135. Ainsi, la figure que Massignon présente comme étant le type même de la sainteté en islām, le sommet des vocations mystiques, est, de l’avis de nombreux chercheurs, une figure controversée, non représentative, voire marginale. Les conséquences du choix d’un tel modèle de sainteté sont importantes : sa vision de la mystique musulmane est décrite dans son ensemble à partir d’une figure non représentative, marginale et controversée. Celui qu’il qualifie de héraut des vocations mystiques en islām, de modèle de la sainteté en islām, est un mystique peu représentatif de l’ensemble des vocations mystiques en islām, du point de vue de l’historiographie. Ce choix, dicté par la ferveur du chercheur, biaise la perspective d’ensemble, car il place au premier plan une figure atypique et secondaire. Mais la posture de Massignon est-elle historiographique ou religieuse ?
134 Massignon, Essai (1922), p. 309. 135 T. Lawson, « Recension de : The Passion of al-Hallaj : Mystic and Martyr of Islam, by Louis Massignon, transl. Herbert Mason (1997) », International Journal of Middle East Studies, vol. 29, no 2, May 1997, pp. 280-281 (281) ; A. El-Zein, « Recension de : Essay on the Origins of the Technical Language of Islamic Mysticism by Louis Massignon, transl. by Benjamin Clark (1997) », Middle East Studies Association Bulletin, vol. 33, no 1, Summer 1999, p. 84 ; A.T. Karamustafa, Sufism, the formative period, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2007, pp. 25-26.
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6.1 Faire connaître et reconnaître al-Ḥallāj Ce n’est que postérieurement qu’un homme acquiert son véritable visage, que le sens de sa destinée apparaît. Habité par l’attente messianique qui est la sienne, Massignon émet le souhait qu’al-Ḥallāj, excommunié, soit réincorporé dans la conscience religieuse musulmane : nous devons essayer maintenant de résumer les étapes lentes et difficiles de la réincorporation graduelle, dans la conscience religieuse de la Communauté musulmane, de cet homme passionné de l’Unique [al-Ḥallāj], qui avait voulu mourir anathème pour que l’Islam se consomme dans l’unité adoratrice de tous les hommes ; réincorporation moins avancée que celle de Jeanne d’Arc à la France ; réincorporation plus avancée que celle du Fils de Marie en Israël ; dont elle est, toutes proportions gardées, la préfigure136. La réincorporation d’al-Ḥallāj au sein de la conscience religieuse musulmane préfigure celle du fils de Marie. Cette attente messianique est exprimée sur un ton prophétique, dans le texte suivant : Il y aura une apparition divine axiale autour de laquelle clivera l’humanité comme un cristal selon ses axes : celle du Guide des croyants militants, celle du Juge du dernier Jugement (en termes d’Islam, du Qâyim, du Malik yawm ad-dîn) ; suivant le hadîth de Shâfiʿî (« pas de Mahdi, si ce n’est Jésus »), Hallâj professe que Jésus sera aussi ce Juge, souverainement, qu’il édictera la Loi définitive en une irradiation divine, avec double intronisation, terrestre et céleste137. Habité par cette espérance, Massignon désire ardemment que les chrétiens eux aussi reconnaissent la sainteté d’al-Ḥallāj et que ce martyr soit inclus dans la communion des saints, fils et filles d’Abraham. D’après Christian Krokus, cette prière de Massignon en vue de l’inclusion d’al-Ḥallāj dans la communion des saints exprime bien sa notion élargie d’Église en tant que rassemblement de l’élite véritable, des saints substituts christiques, des abdāl, fils et filles spirituels d’Abraham, attachés à l’âme de l’Église. Krokus se souvient à cet égard que Massignon avait tenté d’initier officiellement la cause d’al-Ḥallāj au Vatican. 136 Massignon, « Perspective transhistorique », op. cit., p. XXXVIII. 137 Ibid., p. XLVI.
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Faire connaître al-Ḥallāj, expliquer sa vie et son œuvre, travailler à le faire reconnaître comme saint, tel était le vœu de Massignon. La veille de son décès, rapporte Louis Gardet, l’auteur de la Passion demanda à ses étudiants, pour la plupart chrétiens, de « continuer à faire connaître Ḥallāj »138. Ce désir de voir la sainteté d’al-Ḥallāj reconnue au sein de l’Église, le savant iraquien Kāmil Muṣṭafā al-Shaybī (1927-2006) grand spécialiste d’al-Ḥallāj, en a été témoin. Au début de son commentaire du Dīwān, il rapporte une confidence qu’on lui fit : Le prêtre iraquien père Dahan al-Mawsili, qui résidait à Paris, m’a confié que le Professeur Massignon … lui avait demandé au printemps 1953 de dire une messe spéciale pour l’âme d’al-Ḥusayn ibn Manṣūr al-Ḥallāj, dans l’Église qu’il supervisait dans la capitale française, le jour de commémoration de sa mort, le vingt-quatre de Dhū al-Qaʿda 309 h. (le 26 mars 922). Et le prêtre Dahan se souvient qu’il avait été étonné par cette requête, et qu’il rappela au Professeur Massignon que Ḥallāj était un musulman, et que l’Église était le lieu du culte chrétien, mais il répondit : « Ḥallāj était un homme spirituel et un ṣūfī, et les divisions entre religions ne comptent pas dans son état »139. Cette requête de Massignon nous donne une idée de sa conception élargie de la sainteté. À ce sujet, il convient, précise Krokus, de souligner que l’islamologue n’a pas présenté al-Ḥallāj comme un pseudo-chrétien, ni, selon l’expression de Karl Rahner, comme un « chrétien anonyme ». Il a plutôt suggéré qu’al-Ḥallāj était une figure authentiquement islamique et que son existence au sein de la communauté islamique était une preuve manifeste que la grâce du Christ était aussi réelle en dehors de la communauté chrétienne qu’en elle-même140. Ainsi, c’est en replaçant la réflexion de Massignon dans le contexte du débat sur les mystiques du dehors qu’apparait le sens profond de sa démarche : il souhaite, à travers ses travaux sur al-Ḥallāj, rendre témoignage de la manifestation de la grâce en islām, montrer la possibilité d’une expérience mystique surnaturelle chez un non-baptisé. La Réincorporation d’al-Ḥallāj dans la conscience de la communauté musulmane, et l’inclusion d’al-Ḥallāj dans la communion des saints étaient deux désirs qui habitaient Massignon. N’est-ce pas afin de faire connaître et reconnaître al-Ḥallāj qu’il déploya tant de temps, d’énergie et de « passion » : 138 Krokus, The Theology of Louis Massignon, op. cit., p. 223. 139 Ernst, Hallaj : Poems of a Sufi Martyr, op. cit., pp. 28-29, cite K.M. al-Shaybī ; al-Ḥusayn ibn Manṣūr, Sharḥ Dīwān al-Ḥallāj, Cologne, Manshūrāt al-Jamal, 20072, [2005], p. 9. 140 Krokus, The Theology of Louis Massignon, op. cit., p. 223.
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n’est-ce pas ici qu’apparaît l’intention de l’œuvre ? Éditer les œuvres d’al-Ḥallāj, documenter sa vie, expliciter sa « théologie », sa « doctrine », documenter la réception d’al-Ḥallāj dans différents pays, à différentes époques, constituent autant de moyens de mettre en lumière une figure, qu’il croit personnellement nécessaire de faire connaître et reconnaître. Une idée similaire est mise en avant par Carl Ernst qui soutient que les recherches de Massignon visaient à confirmer l’autorité canonique d’un texte sacré : les enseignements d’al-Ḥallāj tels qu’ils lui ont été transmis141. Le souci de Massignon est de faire reconnaître l’importance de la signification théologique de son œuvre d’une part et sa sainteté d’autre part. Au chapitre VIII de la Passion (1975), il présente les « modalités de la survivance hallagienne » et identifie une lente poussée de la croyance collective en la sainteté d’al-Ḥallāj : La lente poussée, jusqu’à l’épanouissement, de cette croyance collective en la sainteté de Hallâj, en l’efficacité de son intervention, hic et nunc, de témoin (shâhid) auprès de Dieu, en faveur de la Communauté pour laquelle il était mort, et dont il avait été un des piliers spirituels (abdâl, budalâ), se traduit, en milieu sunnite, par des isnâd, ou chaînes de transmission, donnant les noms des traditionnistes assez convaincus pour oser, au risque de leur liberté ou de leur vie, transmettre, en râwî responsables, un récit concernant Hallâj. La propagation géographique et chronologique de ces chaînes nous permet de repérer exactement les lignes de résonance de l’enseignement hallagien dans l’univers musulman142. Dans ce texte, il discerne une lente propagation de l’enseignement ḥallājien. Peu à peu, croit-il, la sainteté d’al-Ḥallāj sera reconnue. Telle est sa vision du sens de l’histoire. À la fin du texte Pro Hallagio, il demande au Seigneur de se souvenir de tous ceux qui ont compris cet homme, annonciateur du second avènement du Christ : Souvenez-vous aussi, Seigneur, de ceux qui ont préparé, compris et justifié les désirs apostoliques de cet homme, pèlerin de votre Saint Sépulcre, un soir de vendredi saint, — annonciateur de votre second avènement en qualité de Souverain Juge : De ses maîtres : Hasan Basri, Râbiʿa, Antâki, Mohâsibi, Jonayd De ses amis : Ibn ʿAtâ, Nasr, Shâkir 141 Ernst, Hallaj : Poems of a Sufi Martyr, op. cit., p. 31. 142 Massignon, Passion (1975), II, p. 11.
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Des défenseurs de sa mémoire : Ibn Khafif, Shiblî, Fâris, Nazrabâdhî, Ibn ʿAqîl, Ghazâlî, ʿAynal qodat Hamadhânî, Sohrawardî d’Alep, Baqlî, Nesîmî, Niazi. Et des pauvres esclaves nègres de Râs el Fellâhat enterrés présentement autour de sa tombe, à Bagdad. Ainsi qu’un jour l’Église fasse mémoire de lui. Amen143. Pour Massignon, contribuer à faire connaître al-Ḥallāj, c’est contribuer à une œuvre sainte, car ce mystique est l’annonciateur de l’avènement de Jésus-Christ. 6.2 Le savant et le croyant Ces éléments confirment que la posture de Massignon n’est pas seulement celle d’un savant : elle est aussi religieuse, théologique. Le savant revendique une filiation avec al-Ḥallāj et écrit, dans la Passion, avoir recueilli plusieurs liens de transmission (asānīd) ḥallājiens : Je considère comme possédant un isnâd hallagien continu les témoignages oraux sur Hallâj, que j’ai recueillis auprès de Shaykh Muhammad Yamanî (né 1256/1840) ; le 15 mai 1908, à la Aʿzamiyé de Bagdad, jardin de Hasan beg ; isnâd yéménite, (ʿAydarûsî, donc Qâdiri), — de Shaykh Bâdî Sannârî (prince, mort centenaire en mars 1910) ; le 16 décembre 1909, dans sa maison de khalîfa de l’ordre Emirghanî près de Bab-el-Khalq (Caire) ; isnâd shâdhiliyen, donc via Silafî) ; — de Bursâlî Mehmed Tâhir (né 1278 m. 1341/1922 ; le 2 mai 1911 à Istanbûl ; il était de l’ordre des Bayrâmîya ; isnâd malâmatî remontant à AH. Khurraqânî) de Tâhir Olgun (Ist. 1945), Mewlewî (R. ʿAttâr), — et de Hasan Fehmi beg (m.) le 18 octobre 1928 à Ankara (bibliothécaire, Min. IP) ; Mewlewi, pro-Bayrâmî, il remontait à Sârî ʿAA. Çelebi pour le texte des Tawâsîn)144. Comme on le comprend, Massignon s’attribue une place dans cet héritage ḥallājien, il s’octroie un rôle dans l’annonce de la sainteté de cet homme, dans l’explicitation du sens de son martyre. D’après Carl Ernst, « le projet de Massignon était une manière personnelle de se relier à une figure charismatique du passé »145. Le fait que Massignon se dise récipiendaire de plusieurs 143 Massignon, « Pro Hallagio », p. 79. Comporte la datation suivante : « Le Caire, 24 III 07Ctésiphon, 3. V. 08. — Paris 21. I. 14 à 26. III. 22 ». 144 Massignon, Passion (1975), III, p. 283. 145 Ernst, Hallaj : Poems of a Sufi Martyr, op. cit., p. 37.
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asānīd illustre bien sa posture de « savant et de croyant ». Dire que l’on s’inscrit dans une chaîne de filiation ḥallājienne, c’est se dire garant, témoin, héritier. L’auteur de cette œuvre ḥallājienne n’est pas seulement celle d’un savant : c’est aussi celle d’un témoin, d’un croyant, convaincu de la nécessité d’annoncer, d’expliciter le sens de la vie d’un martyr. Comme l’écrit Arnaldez, Massignon a étudié ce mystique « en savant et en chrétien car il trouvait en lui un témoignage de l’existence, au moins implicite, d’une parenté réelle entre la spiritualité musulmane et la spiritualité chrétienne »146. En savant et en chrétien, Massignon s’est donné pour mission d’expliciter la signification de la mort d’al-Ḥallāj et de documenter sa vie et sa mémoire. Pour Todd Lawson, cette approche chrétienne, dans le traitement de la figure d’al-Ḥallāj, soulève plusieurs questions : D’un côté, son érudition et sa sensibilité à couper le souffle ont été identifiées comme le principal défaut de son œuvre — en conséquence de quoi ses écrits ne peuvent être considérés comme académiques, scientifiques, objectifs. Ceci affecte notablement sa contribution. De ce point de vue, les œuvres de Hallaj, plutôt que d’éclairer le sujet, constituent en quelque sorte un mur d’église à l’intérieur duquel le sujet est emprisonné147. Nous avons vu que la notion de sainteté sur laquelle Massignon élabore dans son œuvre ḥallājienne, découle de modèles chrétiens de sainteté, de modèles souffrants et compatissants, rencontrés dans sa jeunesse. Aussi cette œuvre est-elle marquée par un prisme hagiographique, un prisme christiano-centré, par une insistance sur la souffrance corporelle, par la religiosité de son rédacteur : le regard de l’auteur est lourd de son histoire personnelle et l’œuvre en reçoit l’empreinte. L’image est biaisée, déformée. Dans sa recension de la Passion, le chercheur iraquien Majid Khadduri (1909-2007) écrit qu’en dépit de la distance temporelle qui sépare l’auteur de son héros, la Passion est un « miroir » de la personnalité et du caractère de Massignon148. Nous retrouvons ici le « miroir » de l’intitulé de la thèse de Waardenburg : L’islam dans le miroir de l’Occident. Il y a dans le traitement du sujet, projection d’éléments informulés, déformation du sujet en raison de l’existence de certains prismes ou préjugés qui tendent à obscurcir le sujet 146 Arnaldez, « Hallâj et Jésus dans la pensée de Louis Massignon », op. cit., p. 172. 147 Lawson, « Recension de : The Passion of al-Hallaj », p. 280. Nos italiques (tr.). 148 M. Khadduri, « Recension de : The Passion of al-Hallāj : Mystic and Martyr of Islam by Louis Massignon, transl. Herbert Mason (1997) », Middle East Journal, vol. 38, no 2, Spring 1984, pp. 346-348 (346).
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étudié, tout en révélant la personnalité de l’auteur. Si bien que l’on peut se demander si Massignon a vraiment éclairé al-Ḥallāj ou si c’est al-Ḥallāj qui nous permet de comprendre Massignon149 ? 6.3 L’étude académique de la sainteté Avant de clore cette réflexion autour de la notion de sainteté, il convient d’évoquer une difficulté inhérente à l’étude de la religion et de la mystique. Massignon, porteur de deux visions théologiques du monde, de deux spiritualités (la chrétienne et la musulmane), désire leur rencontre, leur harmonie. Dans son œuvre, il tente de trouver le lieu de leur articulation, de leur complémentarité, d’unir en al-Ḥallāj l’idéal de sainteté chrétien et l’idéal de sainteté musulman. Ainsi, on n’est nullement surpris de découvrir dans « L’Hégire d’Ismaël » que Massignon rêve à la fondation de « couvents » musulmans, bien que la chasteté et la clôture soient étrangères à la piété musulmane. Il appelle de ses vœux l’implantation en terre d’islām d’un ordre de contemplatifs clôturés, la fondation d’une « Abbaye de l’amour divin » qui serait le terrain de jonction final entre islām et chrétienté. Il devine comme une complémentarité entre les deux religions et rêve à leur rencontre. Convaincu de l’efficacité de l’intercession, il cite en exemple des figures de substitution de la souffrance à la fois chrétiennes et musulmanes : al-Ḥallāj, mais aussi Abraham, Marie, Jeanne d’Arc, Christine l’Admirable et Fāṭima150. De telles âmes amoureuses sont appelées à prier et à souffrir pour tous151. Comme nous l’avons vu plus haut, le terme abdāl fait référence à la Badaliyya. Massignon compare ces abdāl aux fruits du dattier du Coran. C’est du tronc de cet arbre, qui protège Maryam au désert et lui donne la force d’enfanter, que l’on fait le bois de la croix des martyrs. Ces dattes, ce sont « les saints arabes issus de l’islam des expatriés, les abdâl qui sauveront Sodome »152. Le savant vit une quête existentielle, un désir de concilier en lui « les trois prières d’Abraham », sur le plan spirituel et théologique et s’interroge sur le sens de l’histoire sacrée. Insensiblement, sa ferveur le pousse à recréer l’islām en fonction de sa propre vision, de son espérance chrétienne. Aussi, on peut légitimement s’interroger sur son impatience à voir les musulmans reconnaître la crucifixion : impatience messianique, impatience 149 J.-P. Roux, « Recension de : Dīwān, Husayn Mansûr Hallâj, traduit de l’arabe et présenté par Louis Massignon (1955) », RHR, vol. 199, no 3, juil.-sept. 1982, p. 350. 150 L. Massignon ; D. Massignon, Les trois prières d’Abraham, op. cit., pp. 109-110 ; Krokus, The Theology of Louis Massignon, op. cit., p. 224. 151 Massignon, « Perspective transhistorique », op. cit., p. XLVI. 152 L. Massignon ; D. Massignon, Les trois prières d’Abraham, op. cit., p. 111.
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de croyant. Mais que penser d’une telle posture au plan académique ? Le fait d’appeler à la reconnaissance, par les musulmans, de la réalité de la crucifixion de Jésus, peut-il constituer une posture scientifique ? Une telle impatience religieuse n’est-elle pas une entrave à la conduite d’une recherche académique visant réellement à comprendre ce qu’est l’islām ? N’y a-t-il pas chez Massignon un conflit entre deux voix intérieures : celle du savant et celle du croyant ? Comme on peut le voir, pour situer et comprendre cette œuvre, il est nécessaire de reconnaître que la posture de Massignon est religieuse. Ici, l’historiographie n’est pas une fin en soi : elle est au service d’une quête religieuse, d’un effort religieux de conciliation entre le christianisme et l’islām. Le questionnement religieux, existentiel, qui l’habite donne sens à sa recherche : sa posture est assurément religieuse. Pour Waardenburg, c’est en étudiant la mystique que les quêtes et les questionnements spirituels apparaissent chez Massignon : l’étude de la mystique est le lieu d’un cheminement à la fois intellectuel et spirituel. En étudiant une conscience religieuse mystique, en s’efforçant de réaliser et d’enquêter sur une réalité dont témoignent les saints, Massignon lui-même commence à comprendre quelque chose du monde et des mystères de l’œuvre de Dieu dans l’âme de l’homme. Ses recherches l’amènent à être lui-même confronté à la réalité dont le mystique rend témoignage. L’étude de l’expérience mystique, la lecture de textes inspirés, impliquent un engagement de la part du chercheur qui se trouve conduit jusqu’à un « engagement » suprême, chaque fois que son attention se détache de la lettre du « message » et qu’il lui est donné d’entendre son contenu153. L’étude elle-même nourrit la spiritualité du chercheur, pendant l’étude le chercheur accomplit un cheminement : d’où la difficulté, dans l’étude de la mystique, de distinguer clairement l’étude académique d’une part, du cheminement spirituel d’autre part. L’exemple de cet islamologue met en lumière certaines spécificités du champ d’étude de la « mystique musulmane », qui requiert de la part du chercheur sensibilité et engagement, mais dont l’abord délicat et incertain ne laisse pas indemne. En définitive, la question de la sainteté dans l’œuvre de Massignon doit être resituée au sein d’un questionnement théologique portant sur la possibilité de l’existence de grâces spirituelles en dehors de l’Église. L’interprétation de la sainteté d’al-Ḥallāj selon Massignon se comprend en références aux figures qui furent pour le savant des modèles de sainteté, des figures d’intercession pratiquant la substitution mystique et la compassion réparatrice, des abdāl, des figures chez lesquelles la souffrance devient une voie de rédemption. Son 153 Waardenburg, « Massignon’s Study of Religion and Islam », op. cit., pp. 147, 151.
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approche de la figure ḥallājienne se fait à travers le prisme de l’hagiographie : la primauté qu’il accorde aux sources tardives, empreintes de l’auréole du mythe, de la légende. D’où une écriture qui hésite entre l’historiographie et l’hagiographie. Afin de comprendre dans quel sens al-Ḥallāj est saint pour Massignon, les principales caractéristiques du « walī » en islām ont été mentionnées : musulman exemplaire, pratiquant les vertus du Prophète, de ses Compagnons et des salaf al-ṣāliḥ, abandonnant les passions et les innovations blâmables, sa mort peut être ou physiologique ou spirituelle (extinction de l’ego humain en Dieu). En général, il accorde une place dérisoire à la mort, dont le caractère sobre et lucide l’emporte le plus souvent sur son aspect ivre et extatique. Si al-Ḥallāj peut être qualifié de saint ʿīsawī , en raison de son rattachement au type de Jésus, manifestation d’une des possibilités incluses dans la sphère de la walāya muḥammadienne, et si plusieurs récits invitent à effectuer un rapprochement entre al-Ḥallāj et Jésus, l’interprétation de la mort d’al-Ḥallāj est très particulière : tout d’abord, à ʿArafāt, lorsqu’al-Ḥallāj, exprime le souhait de mourir, l’islamologue comprend qu’al-Ḥallāj veut devenir la dhabīḥa, la victime sacrifiée à la Loi, comme les victimes légales, qu’il désire mourir anathème, excommunié. Il comprend également que pour al-Ḥallāj, la Kaʿba doit être détruite par la pioche de la Loi, que le temple de notre corps doit être détruit, le rite intériorisé. Massignon pense qu’al-Ḥallāj a été condamné pour avoir affirmé que le devoir religieux du pèlerinage n’impliquait pas nécessairement le voyage à la Mekke et qu’il pouvait être accompli spirituellement dans l’intimité de la chambre. Ensuite, s’inspirant d’une conception chrétienne de la sainteté, il interprète la souffrance et la crucifixion d’al-Ḥallāj comme une source de salut pour les hommes. Les traits d’al-Ḥallāj souffrant lui évoquent ceux de Jésus en croix. Enfin, Massignon comprend que ce martyr étant entré dans l’union mystique, il se substitue à Muḥammad et à tous ceux qui n’ont pas pu franchir le seuil divin, sous la forme d’un sacrifice par lequel l’islām est consommé. Il croit que ce saint inaugure une nouvelle ère, que les sacrifices prendront fin, que les fidèles prieront à nouveau en direction de Jérusalem. Il croit que sa mort permet une intercession au-delà de la Communauté musulmane. L’union mystique, spirituelle et corporelle d’al-Ḥallāj vue par Massignon se réalise sur un mode christique. Pour lui, le procès d’al-Ḥallāj est le procès de l’amour divin que l’islām légalitaire réprime. Il est le procès de la mystique authentique. Son interprétation de la souffrance d’al-Ḥallāj comme une voie de rédemption, montre qu’il lit l’histoire de ce mystique à partir d’une conception chrétienne de la sainteté. De plus, en choisissant comme paradigme de la sainteté une figure marginale et non représentative de l’ensemble des vocations mystiques en islām, sa vision d’ensemble de ces vocations est biaisée.
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Ici apparaît l’intention de l’œuvre de Massignon : faire connaître al-Ḥallāj et faire reconnaître sa sainteté. Par son œuvre, Massignon fait connaître un témoin de la manifestation de la grâce en islām, il fait connaître la signification de la mort d’al-Ḥallāj, annonciateur de l’avènement de Jésus-Christ. Sa posture n’est pas seulement académique : elle est aussi religieuse, théologique. Massignon s’est donné pour mission d’expliciter la signification de la mort d’al-Ḥallāj et de documenter sa vie et sa mémoire : sa posture est religieuse. L’historiographie n’est pas une fin en soi, mais un moyen au service d’une quête religieuse, existentielle. En raison de l’existence de prismes christiano-centrés, hagiographiques, certains éléments informulés se trouvent projetés dans le traitement du sujet, qui se trouve être déformé. On discerne un certain flottement méthodologique, qui résulte possiblement du fait que l’étude elle-même a nourri la spiritualité du chercheur et que pendant la recherche, l’auteur a cheminé l’étude de la sainteté a été elle-même le lieu d’une quête religieuse.
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Une certaine conception de l’Union mystique Et c’est l’ivresse, puis le dégrisement ; puis le désir et l’approche ; puis la jonction ; puis la joie. Et c’est l’étreinte, puis la détente ; puis la disparition et la séparation ; puis l’union ; puis la calcination. Al-Ḥusayn b. Manṣūr al-Ḥallāj, Dīwān1
∵ 1
Épeler l’indicible …
C’est au moyen du langage que le mystique cherche à « épeler l’indicible ». Il est du côté « d’un essentiel, que tout son discours annonce mais sans parvenir à l’énoncer », « un essentiel qui finit par s’évanouir dans le non-dit, hors du langage », écrit Michel de Certeau. Parler de la mystique, c’est « parler de ce qui ne se peut ni dire ni savoir »2. Le langage mystique revêt certaines caractéristiques qui lui sont propres. La mystique, selon Houria Abdelouahed, « annonce une autre dimension du discours et ouvre la possibilité de subvertir complètement la fonction du discours philosophique et religieux »3. Dès lors, comment aborder ces textes ? Pour de Certeau, le ou la mystique, en retraçant son itinéraire, « n’identifie pas l’essentiel aux faits qui ont inauguré ou jalonné une perception fondamentale. Ni l’extase, ni les stigmates, ni rien d’exceptionnel, ni même l’affirmation d’une Loi ou de l’Unique n’est l’essentiel »4. Le langage est un moyen, le dire sur l’extase, la trace d’un vécu. Selon Gardet, la mystique est « la saisie intérieurement vécue d’une réalité totale et comblante […]. La connaissance mystique n’est pas au terme d’une réflexion abstractive, elle n’est pas davantage une intuition intellectuelle, donc judicative, et qui demande à s’exprimer en 1 Massignon ; al-Ḥallāj, Dīwān (1955), pp. 10-11. 2 Certeau, « Mystique », EU. 3 H. Abdelouahed, « L’au-delà du moi et la métaphore de l’écart », Erès, no 34, vol. 2, 2017, pp. 61-69 (66). 4 Certeau, « Mystique », EU.
© Florence Ollivry, 2023 | doi:10.1163/9789004548176_008
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un verbe »5. Il ne s’agit pas d’abstraction, il s’agit d’expérience. Massignon avait lui-même insisté sur cette dimension expérientielle de la vie mystique6. Gardet rappelle qu’une herméneutique reste toujours fonction d’une vision du monde et souligne l’existence d’interactions subtiles et complexes entre la démarche mystique et son langage : « puisse le commentateur, écrit-il, n’y pas mêler indûment ses propres schèmes mentaux »7. En abordant la mystique, il importe de se souvenir que toute analyse occidentale est située, qu’elle le veuille ou non, dans le contexte d’une culture marquée par le christianisme. Que l’interprétation de l’expérience mystique en islām sera toujours une « réinterprétation ». Waardenburg fait remarquer que Massignon considère al-Ḥallāj comme l’accomplissement des mystiques qui l’ont précédé et qu’il « ne leur emprunte que pour élaborer »8. Si Massignon voit en al-Ḥallāj l’accomplissement de la mystique musulmane, qu’est-ce qui définit, chez le savant, la mystique ḥallājienne ? En interrogeant ses textes ainsi que les catégories conceptuelles au moyen desquelles il aborde la mystique musulmane, on cherchera ici à définir ce qui, selon ce chercheur, fonde l’originalité de l’union mystique ḥallājienne. 1.1 L’union mystique d’après al-Ḥallāj 1.1.1 La voie ḥallājienne Comme dans l’union amoureuse, la voie mystique tend à réaliser l’union avec l’être aimé. D’où l’importance de l’« ikhlāṣ », la pureté totale de l’intention, et du « ṣidq », sincérité héroïque et véracité. Selon la psychologie mystique, écrit M. A. Amir-Moezzi, « le principal obstacle pour atteindre la pure sincérité amoureuse, celle où n’existe que l’aimé, c’est l’ego, le petit moi formé d’une infinité de désirs chaotiques couvrant le réel Désir et appelé nafs (littéralement : soi, ego, âme, personne) »9. La voie mystique, orientée vers l’union en Dieu, est ainsi une voie de purification de la nafs. Comme l’a montré Massignon, pour les mystiques musulmans des premiers siècles de l’Hégire, cet itinéraire s’origine en la Révélation coranique et prend appui sur le modèle prophétique. Or, le dogme essentiel de l’islām, le premier pilier, c’est le tawḥīd : « Il n’y a de dieu que Dieu ». Les mystiques, écrit Eric Geoffroy, en appellent au tawḥīd de la vision directe, intuitive (tawḥīd al-ʿiyān), 5 6 7 8 9
Gardet, La mystique, op. cit. p. 5. Massignon, Essai (1954), p. 117. Gardet, La mystique, op. cit. p. 6. Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit. p. 155. M. Amir-Moezzi, « Chanter la douceur de la prière. De quelques aspects méconnus du vocabulaire technique de la poésie mystique persane », Journal des savants, no 1 (2014), pp. 121-141 (124).
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à une connaissance transformante, unitive, vécue lors de l’extinction de l’ego : Dieu seul est et Lui seul peut témoigner réellement de Son unicité. Les plus grands maîtres mystiques ont fait comprendre aux croyants qu’ils ne pouvaient s’approprier le tawḥīd tant qu’ils demeuraient prisonniers de leur individualité. On ne peut « témoigner » que de ce que l’on a vu et l’on ne peut « voir » les réalités divines que si l’on est mort à la conscience humaine10. Au IIIe/IXe siècle, note Anawati, trois théories de l’union divine s’affrontent. L’union est conçue soit comme une conjonction (ittiṣāl ou wiṣāl), excluant l’idée d’une identité de l’âme et de Dieu ; soit comme une identification (ittiḥād), recouvrant elle-même deux sens divers (l’un, synonyme du précédent, l’autre évoquant une union de nature) ; soit comme une inhabitation (ḥulūl) : l’Esprit de Dieu habite, sans confusion de nature, l’âme purifiée du mystique. Les docteurs de l’islām officiel n’admettent l’union qu’au sens d’ittiṣāl (premier sens d’ittiḥād), mais repoussent avec véhémence toute idée de ḥulūl, reproche qui sera parfois adressé à al-Ḥallāj11. Quelle est réellement la conception de l’union divine selon al-Ḥallāj ? Pour ce mystique, le terme de la voie mystique est de réaliser le tawḥīd divin. Il s’adresse à Dieu en ces termes : « Unifie-moi, ô mon Unique (en Toi), en me faisant confesser véritablement que Dieu est Un, par un acte où aucun chemin ne serve de route ! »12 La voie ḥallājienne exprime une attente : que Dieu vienne en lui réaliser cette unité impossible à l’homme. La particularité de cette voie peut être saisie en la comparant à celle d’Abū Yazīd al-Bisṭāmī, qui est une expérience du vide, du manque, du non, celle d’un dénuement, d’une desquamation du moi empirique, une voie radicale de nescience intellectuelle, une enstase. La voie ḥallājienne, quant à elle, est orientée vers le Dieu miséricordieux : « Pauvre Abû Yazîd, dira Ḥallâj, qui n’a pas su retrouver Dieu, le Miséricordieux qui fait Miséricorde (al-raḥmân al-raḥîm), par la voie royale de la souffrance et de l’amour … »13. Le « cardeur des cœurs » se sent appelé à convertir à Dieu tous les cœurs, les endurcis comme les autres, à leur rappeler l’imminence du Jugement de Dieu, la nécessité de la pénitence, l’obligation de s’offrir à Dieu par la prière, d’aimer Dieu. Cependant, sa théorie de l’union divine heurte ses contemporains : il prétend que dans l’union consommée en Dieu ( fī ʿayn al-jamʿ), les actes du saint, tout en restant coordonnés, volontaires et délibérés par son intelligence, sont entièrement sanctifiés et 10 Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit. p. 88. 11 G. Anawati, « Introduction à la mystique musulmane », Angelicum, vol. 43, no 2, 1966, pp. 131-166 (147). 12 Massignon ; al-Ḥallāj, Dīwān (1955), pp. 83-84. 13 Gardet, « Expérience du Soi, expérience des profondeurs de Dieu », op. cit., p. 363.
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divinisés. À l’encontre d’un Junayd, brisant par les rites la personnalité du mystique, ou d’un Bisṭāmī, la dissociant par l’ivresse extatique, al-Ḥallāj affirme que l’unité avec Dieu perfectionne la personnalité, la consacre, la divinise, que Dieu en fait son organe libre et vivant14. Massignon précise que, malgré certains emprunts par al-Ḥallāj au lexique syriaque (lāhūt : divinité ; nāsūt : humanité), le rapport entre l’homme et Dieu ne se fait pas, selon al-Ḥallāj, par participation au lāhūt, mais par la Parole créatrice de Dieu : « kun ». C’est par elle que Dieu est présent, mais non incarné dans la créature15. Ainsi se trouve affirmée une affinité spirituelle entre Dieu et l’homme, image de Dieu, créé par amour. Dieu demeure transcendant, inexprimable, mais il devient accessible et présent à l’homme mystique. Selon al-Ḥallāj, l’homme est un cœur (qalb) à deux faces, l’une charnelle, entraînée vers la matière, l’autre spirituelle, esprit (rūḥ) libre, tourné vers Dieu parce qu’il est image de Dieu. La voie mystique consiste en la purification du cœur de son enveloppe charnelle afin qu’il devienne tout entier rūḥ. Afin que le mystique puisse s’unir à Dieu par le fond (sirr, secret) du cœur, afin que le cœur s’ouvre à la visite de Dieu qui le féconde et y introduit le ḍamīr (conscience et pronom personnel « je »), sa vraie personnalité spirituelle. Cette purification du cœur, ou ascèse, comporte deux phases, l’une active, l’autre passive16. 1.1.2 Les purifications actives Al-Ḥallāj décrit la voie mystique comme une voie d’ascèse, d’endurance, de purification. De son vivant, il a soutenu que celui qui dresse son corps par l’obéissance aux rites, occupe son cœur aux œuvres pies, endure les privations des plaisirs, et possède son âme en s’interdisant les désirs, — s’élève ainsi jusqu’à la station de « ceux qui se sont rapprochés » (de Dieu). — Et qu’ensuite, il ne cesse de descendre doucement les degrés des distances, jusqu’à ce que sa nature soit purifiée de ce qui est charnel17. Sur cette voie, Massignon distingue trois étapes : une phase d’ascèse, de pénitence et de contritions, de « purification active », puis une phase de « purification passive », et enfin « la vie d’union » elle-même. Al-Ḥallāj résume cela en ces termes : « Renoncer à ce bas monde, c’est l’ascèse du sens ; — renoncer 14 15 16 17
Anawati, « Introduction à la mystique musulmane », op. cit., p. 143. Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 78. Nos italiques. Ibid., p. 80. Massignon, Passion (1922), II, p. 515.
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à l’autre vie, c’est l’ascèse du cœur ; — renoncer à soi-même, c’est l’ascèse de l’Esprit »18. Au terme de ces purifications, précise Massignon, le purifié devient le murād, celui que Dieu désire (le waḥdānī al-dhāt), celui dont Dieu unifie l’essence (ṣiddīq). Al-Ḥallāj insiste sur la nécessité d’observer les préceptes de la Loi, cette dernière n’étant cependant pas une fin en soi. Il invite ensuite à se détacher des moyens (wasāʾiṭ) pour aller aux réalités (ḥaqāʾiq) : c’est la thèse ḥallājienne de la caducité des œuvres comme purs moyens (isqāṭ al-wasāʾiṭ)19 : « Les gens, écrit-il, font le pèlerinage, et moi je vais en pèlerinage (spirituel) vers mon Hôte bien aimé ;* S’ils offrent en sacrifice des agneaux, moi, j’offre mon cœur et mon sang ! »20. Al-Ḥallāj invite le croyant à se détacher de toute créature et insiste sur l’intention plus que sur la pratique. Plutôt que de renoncer aux biens matériels ou spirituels, il s’agit de les regarder comme de purs moyens pour aller à Dieu21 : « Quiconque veut arriver au But, doit jeter le monde par derrière son dos »22. Ce détachement s’opère surtout par le « retour » (tawba) continuel à Dieu. Le martyr invite également à se détacher des états mystiques : L’appel de l’amour (maḥabbah) appelle au désir (shawq), l’appel du désir au ravissement (walah), et l’appel du ravissement appelle en Dieu (Allah) ! Quant à ceux qui ne ressentent pas d’incitation intérieure répondant à cet appel, — leur attente sera frustrée ; ils perdent leur temps dans les déserts de l’égarement : ce sont ceux dont Dieu ne fait pas cas23. Cette phase de purification active se révèle clairement dans l’usage du vocabulaire à formes actives : le dépouillement (tajrīd), l’isolement (tafrīd), celui qui veut Dieu (murīd, novice)24. 1.1.3 Les purifications passives Al-Ḥallāj sait que Dieu seul peut réaliser son union à Lui, Lui dont l’action prévenante est à l’origine de tout. Dieu seul peut Lui-même purifier le mystique, en le détachant de ses purifications actives, en lui envoyant l’épreuve de la souffrance et in fine la mort. On peut lire dans la Passion ces vers d’al-Ḥallāj : 18 19 20 21 22 23 24
Ibid., II, p. 516. Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 80. Massignon ; al-Ḥallāj, Dīwān (1955), p. 98. Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 81. Massignon ; Kraus ; al-Ḥallāj, Akhbār (1957), p. 140. Massignon, Passion (1922), II, p. 496. Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 82.
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Nul ne Le comprend, sinon celui pour qui Il se rend compréhensible ; nul n’affirme vraiment que Dieu est unique, s’Il ne l’unifie pour Lui ; nul ne croit en Lui, s’il ne lui en fait la grâce ; nul ne Le décrit, s’Il ne rayonne dans sa conscience intime25. Il s’agit de se laisser détacher des exercices actifs du dhikr et de l’esseulement (tafrīd : s’isoler pour Dieu). Aussi, peut-on lire dans le Kitāb al-Ṭawāsīn : « le premier pas à faire pour pénétrer en tawḥîd, c’est de renoncer entièrement au tafrîd »26. Pour Robert Caspar, d’après al-Ḥallāj, ce fut là l’erreur de Satan (Iblīs) qui, voulant affirmer de lui-même l’Unicité de Dieu, refusa de se prosterner devant une créature (Adam) et s’isola lui-même (tafrīd), au lieu de se laisser emporter dans le mystère de l’ordre divin27. Ce passage de la voie active à la voie passive se saisit nettement au niveau du vocabulaire : tafrīd → infirād ; tajrīd→ injirād ; murīd→ murād28. Cette purification passive s’opère surtout dans les épreuves et les douleurs que Dieu envoie à ceux qu’Il aime et veut purifier. Avant al-Ḥallāj d’autres mystiques avaient relevé le rôle purificateur de la souffrance en référence au « ḥadīth de l’épreuve » (ḥadīth al-ibtilāʾ) : « Quand Dieu aime son serviteur, Il l’éprouve. Et quand Il l’aime davantage, Il s’empare de lui, ne lui laissant ni bien ni fils »29. Al-Ḥallāj a su saisir le sens de la souffrance purificatrice. La mort, pour lui, devient Vie. Et c’est là le sens d’un célèbre poème dans lequel nous comprenons qu’al-Ḥallāj se sait condamné, qu’il accepte et désire cette fin : « Oui va-t’en prévenir mes amis que je me suis embarqué pour la haute mer, et que ma barque se brise !* C’est dans l’instance suprême de la Croix que je mourrai ! Je ne veux plus aller ni à la Mekke, ni à Médine »30. C’est aussi dans sa mort, épreuve suprême, qu’il sait trouver sa Vie : car la mort supprime le dernier obstacle à l’union parfaite avec Dieu, le « moi » propre : « Entre moi et Toi, il y a un c’est moi qui me tourmente, ah ! enlève par Ton c’est Moi, mon c’est moi hors d’entre nous deux ! »31
25 Massignon, Passion (1922), II, p. 547. 26 Massignon, al-Ḥallāj ; Ṭawāsīn (1913), p. 168. 27 Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 83. Nous verrons que la méditation ḥallājienne sur la figure d’Iblīs est centrale pour comprendre la spiritualité de Massignon. 28 Sur tafrīd et tajrīd, voir : Gardet, « Expérience du Soi, expérience des profondeurs de Dieu », op. cit., pp. 363-364. 29 Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 83. 30 Massignon ; al-Ḥallāj, Dīwān (1955), p. 106. 31 Ibid., p. 104 ; Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 84.
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Voie mystique et locutions théopathiques chez al-Ḥallāj Le phénomène du « shaṭḥ » : pure ivresse ou fragment d’un enseignement essentiel ? L’énonciation de la vie mystique se fait sur différents modes. Dans son jaillissement, elle fait éclater les règles du langage. Dans cette tentative d’épeler l’invisible, qui est le sujet ? À la lecture de certaines locutions, on pourra se demander : qui parle ? Symptôme ou manifestation, le phénomène du shaṭḥ est, en dépit des réserves de certains mystiques concernant l’ivresse spirituelle, l’une des caractéristiques essentielles de la mystique des premiers siècles de l’Hégire. Plus profondément, on peut le considérer comme constitutif d’un enseignement spirituel. Massignon s’intéressa de près au shaṭḥ, notamment ḥallājien. Ce terme, il le traduit par « locution théopathique », tandis que Corbin le traduit par « paradoxe mystique ». De la racine SH-Ṭ-Ḥ (qui a donné les termes shaṭḥ, shaṭḥiyya, pl. shaṭaḥāt ou shaṭḥiyyāt) découlent plusieurs sens voisins : le fait de déborder, de s’épancher du fait d’une agitation, d’être ivre, d’errer ou de dévier. D’après ʿAbd al-Raḥmān Badawī (1917-2002), le phénomène du shaṭḥ est déjà présent chez Ibrāhīm b. Adham (m. 160/777) ou chez Rābiʿa al-ʿAdawiyya (m. 185/801). Il revêt ses formes les plus achevées chez al-Bisṭāmī et al-Ḥallāj32. Chez les auteurs mystiques, trois attitudes ont dominé à son égard : premièrement, le rejet, comme si ce n’était là que citations erronées ou encore le produit de l’immaturité, de la folie ou de l’ivresse (sukr) ; deuxièmement, le fait de le regarder comme l’expression authentique d’états spirituels devant être celés aux non-initiés ; troisièmement, le fait de reconnaître en lui l’expression de l’expérience profonde des réalités divines33. De nombreux auteurs mystiques, observe Pierre Lory, y virent un effet indirect de l’ivresse mystique et tentèrent d’en atténuer la portée religieuse : aussi le shaṭḥ a-t-il passé pendant longtemps pour un phénomène marginal voire folklorique et douteux. Dans son Essai, Louis Massignon a suggéré qu’il se situait au contraire au cœur même de l’expérience unitive du mystique et Paul Nwyia, Henry Corbin et Carl Ernst approfondirent cette question34. D’après Lory, contrairement aux allégations couramment répandues, la plupart des shaṭaḥāt n’ont pas été prononcées dans des moments d’extase ou de perte de contrôle de soi. Pour le Professeur, ces paradoxes « ne cherchent pas 1.2 1.2.1
32 P. Ballanfat, « Ivresse de la mort dans le discours mystique et fondement du paradoxe », BEO, t. XLIX, 1997, pp. 21-22. 33 Ernst, « S̲h̲aṭḥ », EI2, IX, pp. 373-374 (373). 34 Nwyia, Exégèse coranique et langage mystique ; Baqlī al-Shīrāzī ; Corbin, Commentaire sur les paradoxes des soufis ; C.W. Ernst, Words of Ecstasy in Sufism, Albany, State University of New York Press, 1985 ; Lory, « Conférence de M. Pierre Lory » (1993), op. cit. p. 225.
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à exposer une doctrine, mais à ébranler des idées et des attitudes reçues qui font obstacle à la compréhension spirituelle »35. Leur contenu apparemment paradoxal et éventuellement choquant n’a aucun rapport avec un quelconque délire. Rūzbihān Baqlī Shīrāzī, auteur du Sharḥ-i shaṭḥiyyāt, considère que le shaṭḥ est un trait distinctif de l’expérience mystique36. Il est par définition, avant tout revendication de l’égoïté (aniyyya chez al-Ḥallāj), prétention à dire « je » à la place de Dieu. Nombre de ces propos sont du genre « je suis » et identifient leur auteur à Dieu ou aux attributs divins. La principale interprétation mystique de ce type de propos repose sur le concept d’annihilation mystique de l’ego ( fanāʾ) suivie de son remplacement par Dieu lui-même (baqāʾ), ce qui permet à Dieu de parler par le truchement de la personne mystique. Dans le shaṭḥ, le « Je » du mystique est à ce point investi par la présence divine qu’il devient le « je » divin en personne. Dieu devient l’auteur du discours paradoxal. Paul Ballanfat écrit que le secret du paradoxe est d’être le tout de la parole, celui de la solitude divine paradoxale, puisqu’elle se dit et implique par là même une sorte d’altérité. Mais l’altérité que fait naître le paradoxe n’est pas celle de la communication, elle est celle de la prière qui se dit à elle-même, de sorte que dans le paradoxe, parler et entendre revient au même, lors même qu’il s’agit de deux actions distinctes. Le paradoxe est donc l’affirmation de l’unicité divine réalisée, cette affirmation qui est, comme le notait Ḥallāj et tous les mystiques anciens, au plus haut point paradoxale, puisqu’affirmer l’unicité requiert quelqu’un qui l’affirme, et détruit du même coup ce qu’elle prétend instaurer37. Le paradoxe est une solution apportée au problème de la nature de l’expérience mystique et cette expérience est le fondement et la légitimité du paradoxe. Simultanément, le paradoxe garantit par sa forme la sincérité de cette expérience, de sorte que l’un implique forcément l’autre, ce qui forme une sorte de cercle tautologique. La logique du paradoxe est celle d’une expérience qui n’existe que dans l’exercice de la parole, si bien que l’inquiétude du mystique se développe à travers cette interrogation « sans solution sur le droit qu’il a à
35 Ibid., p. 226. 36 Baqlī al-Shīrāzī ; Corbin, Commentaire sur les paradoxes des soufis ; Ballanfat, « Ivresse de la mort », op. cit. p. 23. 37 Ibid., pp. 27-28.
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dire ce qui doit rester tu, et qui en même temps doit être dit pour qu’il y ait un monde »38. 1.2.2 Louis Massignon et « la grâce imprévisible du shaṭḥ » Cette locution divine, vient, selon Massignon, « attaquer directement l’âme à travers la voix inconsciente d’un récitant, sous les paroles consacrées ; la faisant entrer ou non en extase (wajd) »39. Il explique ainsi l’incohérence apparente de certains propos mystiques : ils voudraient crier, telle quelle, la venue si simple de la touche divine qui les a substantiellement blessés ; et comme elle est essentiellement intelligible, les onomatopées ne peuvent leur servir ; ils se sentent tenus d’apprécier, approximativement et inadéquatement, en termes discursifs et complexes, une commotion indiciblement simple et directe. Ils sont désarmés40. À l’origine de la locution théopathique, il y a une « commotion suprasensible », l’« énoncé d’une grâce divine ». L’expression verbale de ces locutions « brise forcément le mécanisme habituel du langage ». Ce sont « des espèces d’explosions anagogiques qui renseignent avant tout sur la mort intérieure du sujet »41. Pour l’islamologue, le shaṭḥ est l’une des caractéristiques les plus élevées de la mystique musulmane. 1.2.3 Le shaṭḥ chez al-Ḥallāj Paul Ballanfat pense qu’al-Ḥallāj a affirmé de manière éclatante le paradoxe comme expression suprême42. Dans la Passion, Massignon analyse les diverses interprétations auxquelles ont donné lieu la locution « Anā al-Ḥaqq » ( je suis la Vérité, ou, mon « je » c’est Dieu). Pour toute la tradition musulmane ultérieure, ce mot caractérise al-Ḥallāj : « c’est le signe de sa vocation spirituelle, le motif de sa condamnation, la gloire de son martyre »43. La première série d’exégèses considère que cette locution n’est qu’une formule inadéquate, articulée par un homme qui n’en a pas réalisé l’énoncé ; la seconde y reconnaît une parole divine, adéquate à son énoncé et réelle ; il reste à expliquer comment elle a 38 39 40 41 42 43
Ibid., pp. 43, 50-51. Massignon, Essai (1954), p. 105. Massignon, « L’expérience mystique », op. cit., p. 291. Ibid., p. 298. Ballanfat, « Ivresse de la mort », op.cit., p. 42. Massignon, Passion (1975), I, p. 168.
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pu être articulée humainement. Al-Tawfī (m. 716/1316) écrit au sujet d’al-Ḥallāj qu’on lui a attribué à tort de nombreuses sentences apocryphes : J’ai vu beaucoup de choses attribuées à al Ḥallâj, des ouvrages, des sentences et des opuscules, — le tout apocryphe. On s’est mis à attribuer à al Ḥallâj tout ce qui se rencontre en fait de shaṭḥ (paroles à double sens) et de ṭâmât (écholalies), car il paraît y prêter plus qu’un autre. […] Al Ḥallâj a été exécuté pour zandaqah sur fatwä des ulémas de son temps ; et le mieux qu’ont pu dire ses défenseurs, c’est ce qu’a dit l’un d’eux : « Il a eu tort d’employer certaines expressions ; mais c’était un homme pieux, d’une règle de conscience sûre ; seulement l’extase l’a subjugué, et dans cet état, il a trébuché, ne sachant ce qu’il disait ; paroles d’ivresse ne se notent ni ne se rapportent ; la victime est un martyr, et son exécuteur un combattant de la guerre sainte dans la voie de Dieu, car il défend la Tradition ! »44 Massignon fait par ailleurs remarquer que ce qui est reproché à al-Ḥallāj, c’est aussi de ne pas avoir su garder le secret : La légende insère également ici une scène singulière, destinée à expliquer de façon orthodoxe un mot plus étrange encore sur al Ḥallâj en croix « ce n’est que la moitié d’un homme ! » ; mot qui en faisait un demi-dieu. La légende le met dans la bouche de sa sœur Ḥannoûnah, qui vient pieds nus, visage dévoilé, devant le mort, pour lui reprocher de ne pas avoir su « garder le secret du Roi »45. L’islamologue décrit le mécanisme surnaturel du shaṭḥ selon al-Ḥallāj : Dieu s’affirme brusquement au lecteur comme directement concevable, — tandis que, simultanément, le « je » humain, sujet normal de la phrase, s’esquive devant un « Je » divin. Il s’agit de la consommation du sujet en son Objet, d’une identification intermittente qui se produit par une transposition soudaine (et amoureuse) des rôles entre le Sujet et l’Objet46. Comme le fait observer Lory, Massignon a tenté de recomposer une sorte de « kalām ḥallājien », alors qu’en réalité le discours d’al-Ḥallāj, ne se laisse nullement, lorsqu’on l’aborde selon la perspective du shaṭḥ, ordonner en un système de type théologique : « Hallâj rejette au contraire comme inefficace la logique 44 Ibid., I, p. 385. 45 Ibid., I, p. 454. 46 Massignon, Passion (1922), II, p. 915.
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théologienne, préférant souvent s’exprimer par vigoureux paradoxes »47. Bien que Massignon ait vu en ces shaṭaḥāt des surgissements surnaturels énoncés durant l’extase à partir desquels aucune assertions doctrinales ne saurait être fondée, ces paradoxes mystiques sont en réalité, selon Lory, « complètement inhérents, consubstantiels au discours soufi dans son ensemble ». La plupart d’entre eux ont été entendus et transmis « comme des éléments d’un enseignement spirituel jugé essentiel, et non comme des éclairs soudains fusant dans la conscience du sujet pour en disparaître ensuite »48. 1.2.4 Une grâce éphémère Aux yeux de Massignon, al-Ḥallāj est un sommet en matière de sincérité, d’authenticité. Sa vision de l’histoire de la mystique musulmane après al-Ḥallāj est celle d’un déclin. Cette idée se retrouve dans sa vision de l’évolution des locutions théopathiques : il note que dès le IVe/Xe siècle, certains mystiques de Bagdad s’adonnent au samaʿ et au dhikr avec une sorte de délectation secrète, de luxure spirituelle, qu’al-Ḥallāj avait précisément jugée et condamnée. Il déplore que pour ces mystiques bagdadiens, les séances de dhikr soient devenues le lieu d’une recherche mécanique de l’extase. À partir du VIe/XIe siècle, les types de formules de dhikr à employer pour obtenir cette perte des sens se diversifient avec les congrégations. S’y ajoutent, à partir du VIIe/XIIIe siècle l’emploi d’excitants et de stupéfiants49. Massignon comprend qu’après al-Ḥallāj, la mystique se trouve désorientée. L’extase devient un artifice, un spectacle au cours duquel la danse extatique de jubilation, le déchirement des vêtements (tamzīq) ou le « regard platonique » (naẓar ilā al-murd), sont pour lui un signe de perte de l’authenticité initiale50. Quant à Ballanfat, il attribue le déclin du shaṭḥ à la transformation radicale des rapports entre la mystique musulmane et la loi, religieuse et politique, ce qui entraîna une autre manière de définir la mystique musulmane. Il existe, selon lui, un lien entre l’institutionnalisation de la mystique musulmane, dont Abū Ḥāmid al-Ghazālī fut l’un des artisans et la réduction de la place du paradoxe (shaṭḥ)51.
47 48 49 50 51
Lory, « Conférence de M. Pierre Lory », (1994), op. cit., p. 231. Ibid. Massignon, Essai (1954), pp. 105-106. Ibid., pp. 106-108. Ballanfat, « Ivresse de la mort », op. cit., p. 23.
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1.3 Une mystique de l’amour 1.3.1 Une mystique de la rencontre, dynamique, en mouvement La mystique ḥallājienne est une mystique de l’amour : pour al-Ḥallāj, Dieu est amour et l’amour (maḥabba) est « l’essence de l’essence de Dieu ». On comprend ici l’affinité de Massignon pour cette mystique de l’amour, proche en cela de la mystique chrétienne, qui « doit être comprise comme une mystique de la rencontre »52. Pour Anawati et Gardet, il est peu de cas aussi nets, aussi purs que celui d’al-Ḥallāj, calciné par l’amour du Dieu dont l’attribut de l’amour (ʿishq) est en Son essence Son essence. En empruntant la voie de l’amour, al-Ḥallāj reprend la voie ouverte par Rābiʿa al-ʿAdawiyya et délaissée par Abū Yazīd al-Bisṭāmī53. L’amour est pour lui le point de départ, la voie et le moyen formel de l’union avec Dieu. Selon al-Junayd, l’union d’amour se fait « par interpénétration des qualités de l’Aimé, par permutation avec les qualités de l’amant (tabādul al-ṣifāt) », de façon à ce que l’homme devienne miséricordieux comme Dieu est miséricordieux, pardonne comme Dieu pardonne, etc. Son disciple, al-Ḥallāj, reprend cette même doctrine : « L’amour, c’est que tu restes debout, auprès de ton Bien-aimé, quand tu seras privé de tes qualités, et que la qualification vienne (alors) de Sa qualification »54. Il s’agit d’une union psychologique, réalisée par l’amour qui unit l’amant à l’aimé et à travers laquelle ils deviennent un dans le champ de la conscience. Ce type d’union sera postérieurement désigné par certains théoriciens de la mystique musulmane — dont Massignon — au moyen de l’expression « waḥdat al-shuhūd ». Ce type d’union sera alors opposé à la « waḥdat al-wujūd », dans laquelle Dieu et l’homme ne sont plus qu’un seul être : unité ontologique55. L’union à Dieu est décrite par al-Ḥallāj en ces termes : « Je suis devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi !* Nous sommes deux esprits, infondus en un (seul) corps !* Aussi, me voir, c’est Le voir, et Le voir, c’est nous voir »56. Mais de quel « amour » est-il question ici ? Pour le comprendre, il importe à présent de mettre en lumière la nuance entre deux termes : maḥabba et ʿishq.
52 Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 77 ; P. Dinzelbacher, « Amour », in Dictionnaire de la mystique, Paris, Brepols, 1993, p. 34. 53 Anawati ; Gardet, Mystique musulmane, op. cit., p. 86 ; Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 84. 54 Massignon, Passion (1922), II, p. 476. 55 Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., pp. 84-85. 56 Massignon ; al-Ḥallāj, Dīwān (1955), p. 109.
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1.3.2 Maḥabba Le substantif maḥabba se rencontre dans le Coran (ex. Cor 20, 39). Pourtant, Massignon remarque que ce terme est proscrit par les traditionnistes et les théologiens au cours des trois premiers siècles de l’Hégire57. Ce fut, d’après Gardet, le point précis où se noua le drame entre la mystique musulmane et l’islām officiel58. Les juristes et docteurs de la Loi récusaient à l’ordinaire comme une impiété le ʿishq ou la maḥabba chantés par les mystiques. Car pour les théologiens, explique Massignon, l’amour est une espèce du genre volonté ; or, le fidèle ne peut aimer ni l’essence, ni les attributs de Dieu, mais seulement Sa loi, Son service, Son bienfait : les théologiens estiment que le terme maḥabba ne peut être employé que métaphoriquement. Faire de l’amour pour Dieu une partie intégrante de la dévotion et la vie même du culte apparaît comme un non-sens. Ce qui doit être offert à Dieu, c’est la formule de louanges qu’Il a prescrite par révélation, avec ou sans amour ; l’essentiel est de l’offrir avec foi. Le fidèle pourra donc aimer la Loi, le service, le bienfait de Dieu, mais non Dieu Lui-même59. Massignon fait remarquer qu’au XIVe siècle, le penseur ḥanbalite Ibn Taymiyya aboutit à des conclusions analogues : La foi […] est aussi amour (maḥabba). L’objet de l’amour du croyant, ce ne sera plus Dieu considéré dans son essence et ses attributs, puisque Dieu est inconnaissable et que tout amour suppose une concordance (munāsaba), sinon une identité, entre celui qui aime et l’objet de son amour. Ce que le croyant par contre aimera de toutes ses forces, ce sera l’ordre de Dieu, la Loi divine qui est elle-même toute de justice, de raison et de bonté60. Dans l’Essai et la Passion, Massignon montre comment le terme maḥabba s’implanta dans l’usage. Le terme ḥubb (taḥabbub, maḥabba) est employé par Rābiʿa al-ʿAdawiyya, qui soutient que l’amour de Dieu ne doit pas se fonder sur la crainte de l’Enfer ni sur le désir du Paradis, mais sur l’amour de Dieu pour Lui-même61. Al-Ḥārith al-Muḥāsibī emploie le terme Maḥabba, de même que Ja f͑ ar al-Ṣādiq qui écrit : « Dieu a célébré devant Sa création Son amour pour les croyants et indiqué l’amour comme la forme la plus intime d’observance 57 58 59 60 61
Massignon, Passion (1922), II, p. 608. Anawati ; Gardet, Mystique musulmane, p. 161. Massignon, Passion (1922), I, p. 161 ; II, pp. 608-609. Ibid., I, pp. 161-162. Massignon, Essai (1922), pp. 193-194 ; Anawati ; Gardet, Mystique musulmane, op. cit., pp. 167-168.
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que notre culte puisse Lui offrir »62. Al-Junayd quant à lui distingue l’amour de Dieu pour Ses saints, qui est un attribut de l’essence, incréé ; et son effet en eux, qui n’est qu’un attribut de l’acte (créé). Peu à peu, le terme coranique maḥabba sera employé par le plus grand nombre, notamment par Maʿrūf al-Karkhī et al-Muḥāsibī et sera préféré au terme ʿishq63. 1.3.3 ʿIshq Quant au terme ʿishq, Massignon observe qu’il fut tout d’abord employé par l’école de Baṣra : Ḥasan al-Baṣrī l’emploie dans un ḥadīth qudsī dans la formule « ʿashiqanī wa ʿashiqtuhu » (Et, lorsqu’il Me désire et que Je le désire), qui implique un rapport d’affection entre l’humain et Dieu64. Après lui, ʿAbd al-Wāḥid b. Zayd (m. 177/793), emploie le terme ʿishq pour désigner une réciprocité vitale d’amour, une attraction entre Dieu et l’âme, mais refuse le terme maḥabba, bien qu’il soit coranique, en raison de sa connotation judéo-chrétienne. Mālik b. Dīnār (m. 127/745) et Dhū al-Nūn al-Miṣrī, note Massignon, proposèrent le terme shawq, amour de convoitise. Quant à l’école syrienne de Ramla, au sein de laquelle figuraient al-Dārānī (m. 215/830-31) et Ibn al-Jallā (m. 306/918), elle employait elle aussi le terme ʿishq65. L’islamologue consacre à l’élaboration conceptuelle du terme ʿishq par al-Ḥallāj un article complet, dans lequel il traduit des fragments d’une œuvre d’Abū al-Ḥasan ʿAlī b. M. Daylamī (m. 176/793) — qui cite longuement al-Ḥallāj66. Dans cette œuvre, qui est l’essai arabe le plus ancien pour concilier, sur le terrain philosophique, l’amour sacré et l’amour profane, Daylamī décalque sa thèse personnelle sur l’Amour (maḥabba) d’un texte ḥallājien et l’encadre de termes théologiques admis (maḥabba, au lieu de ʿishq ; abraza, au lieu de abdā). Il s’intéresse ensuite à l’emploi du terme « ʿishq » chez al-Ḥallāj et écrit que ce terme a été forgé par le matyr de Bagdad lui-même. Massignon suppose qu’al-Ḥallāj savait l’usage très charnel, parmi les nomades arabes, du terme « ʿishq » (désir, amertume du désir chez la femelle insatisfaite). Il retrace l’histoire de ce terme et analyse les discussions au centre desquelles se trouva le terme ʿishq à Bagdad à la fin du IIIe/IXe siècle. Après avoir analysé l’évolution sémantique subie par ce terme, du désir charnel jusqu’à un amour idéalisé 62 63 64 65
Massignon, Passion (1922), II, p. 609, cite le Tafsīr de Jaʿfar al-Ṣādiq. Massignon, « Interférences philosophiques », op. cit., p. 472. Massignon, Essai (1922), p. 173 (trad. Massignon) ; Massignon, Passion (1922), II, p. 609. Massignon, « Interférences philosophiques », op. cit., p. 472 ; Massignon, Essai (1922), p. 174. 66 ʿAṭf al-alif al-maʾlūf ʿalā al-lām al-maʿṭūf (L’adjonction de l’Alif mis en composition au Lām mis en adjonction) ; Massignon, « Interférences philosophiques », op. cit., pp. 452-478 ; Sur Daylamī, voir : M. Arkoun, « Is̲h̲ḳ », EI2, IV, pp. 124-125 (124).
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et céleste67, il étudie son emploi chez plusieurs auteurs mystiques : chez Dhū al-Nūn al-Miṣrī, qui avait placé le ʿishq à la suprême étape de l’itinéraire de l’âme vers Dieu ; chez Abū Ḥamza al-Khurāsānī (m. v. 290/903) et chez Abū al-Ḥasan al-Nūrī, qui sera banni de Baṣra après 278/891 par le qadī pour avoir employé ce mot à plusieurs reprises. Il note qu’al-Ḥallāj avait suivi les leçons d’al-Nūrī et suppose qu’il lui aurait emprunté le terme ʿishq vers 282/895. Il s’agit donc du passage d’une notion animale et charnelle à une notion psychologique puis philosophique, mais aussi d’un décentrement radical du désir humain, d’un revirement métaphysique. Al-Ḥallāj affirmait « que c’est Dieu qui est le Désir, que c’est du centre même de l’Essence divine que le Désir s’irradie ». Massignon observe alors que l’usage métaphysique, qu’al-Ḥallāj ose faire de ce terme, non seulement pour Dieu, mais en Dieu réalise le passage d’un souvenir à une espérance. Dans sa définition de l’Essence divine (ʿishq dhātī), al-Ḥallāj écrit que la structure essentielle du Mystère Divin (al-ghayb), n’est pas un état statique, mais un acte dynamique, « une Vie donnée, une Intention libre, un Appel à cette Infinitude actuellement ouverte », pour toujours68. Selon Massignon, dans la théorie d’al-Ḥallāj sur l’amour primordial de l’essence divine pour elle-même et sur l’acte de la volonté humaine (amoureuse de Dieu, désirant contempler l’essence divine), lorsque l’amour se consomme et s’assouvit dans la connaissance parfaite (maʿrifa), il s’agit d’un acte d’intelligence, non plus de volonté. Après la mort d’al-Ḥallāj, ses prudents éditeurs corrigeront en « maḥabba » les « ʿishq » du texte original. Mais à partir de Ghazālī, il sera permis de parler de l’amour de Dieu dans le vocabulaire de l’islām officiel. Pour Massignon, la mystique ḥallājienne est un sommet et « les dialogues d’amour des poètes mystiques postérieurs ne sont que des échos, auprès des cris de l’extase hallagienne »69. Après cette forme d’union, l’histoire des vocations mystiques est à ses yeux celle d’une déformation, d’une décomposition, d’un déclin, au vu du sommet que fut l’extase ḥallājienne70. 1.3.4 L’union à Dieu Après avoir évoqué les purifications actives et passives, le phénomène du shaṭḥ et les nuances que l’on peut établir entre les termes ʿishq et maḥabba, une question reste posée : comment al-Ḥallāj conçoit-il l’union de l’homme avec Dieu ? 67 68 69 70
Massignon, « Interférences philosophiques », op. cit., pp. 461, 472-473. Ibid., pp. 473-474, 477-478. Massignon, Passion (1922), II, p. 532. Ibid., pp. 161, 889 ; Massignon, Essai (1954), p. 314.
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Massignon lit dans le fait que le miʿrāj se soit arrêté au seuil de « l’enceinte de l’Union », l’interdit posé par l’islām d’accéder à la réalité la plus profonde de la vie mystique. Cet interdit crée selon lui un manque qui alimente un désir d’union mystique71. Dans son édition du Kitāb al-Ṭawāsīn (1913), Massignon rapporte que les mystiques contemporains d’al-Ḥallāj cherchaient dans la prière le « contact direct » de Dieu. Pour eux, la prière était bien cette « mise en contact » de l’âme avec Dieu. Il cite l’exemple de Jaʿfar Ṣādiq qui s’était évanoui pendant sa prière, car à force de répéter un verset, il avait entendu Dieu Lui-même le prononcer72. Selon Massignon, afin de ne pas être accusées de ḥulūl (infusion de substance, incarnation), « les écoles mystiques dissimuleront, sous des prétextes ṣifatites, protestant qu’il s’agit non pas d’atteindre ainsi Dieu tout entier, mais seulement tel et tel de ses attributs réels, telle et telle des perfections particulières de la divinité »73. Oser l’union divine, c’était emprunter un sentier escarpé, vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis des hommes. Al-Ḥallāj s’y risqua. Mais de quelle manière comprenait-il cette union ? On peut lire dans le Dīwān : “Ah !” : est-ce moi, est-ce Toi ? Cela ferait deux dieux. Loin de moi, loin de moi la pensée d’affirmer “deux” ! Il y a une ipséité tienne, au fond de mon néant pour toujours, et mon tout par-dessus toutes choses, s’équivoque d’un double visage74. Où donc est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair ? Mais déjà mon essence s’élucide, au point qu’elle n’a plus de lieu. […] Entre moi et Toi, il y a un “c’est moi” qui me tourmente, ah ! enlève par Ton “c’est Moi !” mon “c’est moi” hors d’entre nous deux75 ! Ainsi, pour al-Ḥallāj, le Dieu-Amour se rend présent dans l’homme. Les deux amours et les deux personnes, la divine et l’humaine, sont présentes dans le même homme, sans se confondre, mais en faisant un par l’amour : « C’est alors que l’homme devient le témoin de l’amour de Dieu »76. Certaines des paroles, images, ou allégories qu’emploie al-Ḥallāj pourraient laisser croire à une « fusion », à un mélange entre Dieu et lui : « Ton Esprit s’est emmêlé à 71 72 73 74 75 76
Laude, Massignon intérieur, op. cit., p. 153. Massignon ; al-Ḥallāj, Ṭawāsīn (1913), pp. 126-127. Ibid., p. 126. Massignon ; al-Ḥallāj, Dīwān (1955), pp. 103-104. Ibid., p. 104. Nos italiques. Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 84. Nos italiques.
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mon esprit, tout ainsi que s’allie le vin avec l’eau pure.* Aussi qu’une chose Te touche, elle me touche ! Ainsi, donc, Toi, c’est moi, en tout ! »77 Mais en réalité, il s’agit de réaliser le tawḥīd véridique. Pour y parvenir, il est nécessaire que Dieu vienne Lui-même formuler ce témoignage dans le cœur de l’homme et qu’Il le constitue ainsi Son propre témoin devant les hommes, Dieu parlant par sa bouche, comme jadis par les prophètes78. On peut lire dans les Akhbār : Je vis al-Hallâj priant dans un coin de la mosquée de Nahrawân. Il était sur le point d’achever la lecture du Qorân par deux prosternations. Le matin venu, je lui adressai le salut et lui dis : « Maître, apprends-moi quelque chose sur la Proclamation de l’Unité [tawhîd] ». Et lui de répondre : « Sache que l’homme qui proclame l’unité de Dieu [tawḥîd] s’affirme lui-même. Or s’affirmer soi-même c’est s’associer implicitement à Dieu [shirk]. En réalité, c’est Dieu lui-même qui proclame Son unité par la bouche de qui Il veut d’entre Ses créatures. S’il tient à affirmer Son unité par ma bouche, cela Le regarde. Sinon, qu’ai-je à faire avec la Proclamation de l’Unité [tawḥîd] ! »79 Ainsi al-Ḥallāj sera-t-il souvent rattaché à une école qui sera, après lui, baptisée « waḥdat al-shuhūd »80. Shuhūd, ce n’est pas seulement ici la « vue » ou le « regard », mais une présence qui est total témoignage : c’est Dieu qui Se témoigne Lui-même dans le cœur de Son dévot (ʿabīd)81. Pour Anawati et Gardet, cette ligne d’« Unité (ou Unicité) de la Présence testimoniale » culmina chez al-Ḥallāj. Au XIVe siècle, Ibn Khaldūn expliquera au sujet de la waḥdat al-shuhūd que d’après cette conception de l’union, le Créateur et la créature demeurent radicalement distincts82. Il s’agit d’une unité ou unicité (waḥda) non de substance mais d’ordre intentionnel, par acte de volonté, par acte d’amour.
77 78 79 80
Massignon ; al-Ḥallāj, Dīwān (1955), p. 93. Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 85. Massignon ; Kraus ; al-Ḥallāj, Akhbār (1957), op. cit., p. 143. Cette expression fut parfois traduite par « unicité de vision » ou de « regard » (en référence au sens de la IIIe forme de la racine SH-H-D), ou par « unicité de présence ». Cependant, shuhūd signifiant « l’acte d’assister à », « être témoin de », on peut comprendre la traduction de Massignon : « unicité du Témoignage » ou « monisme testimonial. Gardet ; Massignon, « al-Ḥallād̲ j̲ », EI2, III, pp. 102-106 (104). 81 Ibid. 82 Gardet, « Expérience du Soi, expérience des profondeurs de Dieu », op. cit., pp. 83, 360.
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Pour l’homme, cette voie d’amour passe par la souffrance : Dieu se fait l’épreuve de celui qu’Il s’est choisi. « L’amour de Dieu pour l’homme, c’est qu’Il se fasse Lui-même son épreuve, le rendant ainsi impropre à tout ce qui n’est pas Lui », écrit al-Ḥallāj83. Le problème posé par l’expérience mystique ḥallājienne est donc, selon Massignon, celui « d’un témoignage direct sur Dieu, personnalisant Son témoin actuel (témoin souffrant : de Dieu) » ; celui de l’« union d’essence à essence, entre la nature divine et la nature humaine (lâhût, nâsût) », de « la prise de conscience de la substantialité immortelle de l’âme, au moment où Dieu l’unifie (waḥdānī al-dhāt), la constitue Son témoin, à Lui, le Dieu unique »84. Au cours de l’union, le « je » se trouve divinisé : tant que Dieu n’a pas visité le sirr, la personnalité latente de l’homme reste informe. Lorsque l’homme accepte de renoncer à cette ultime enveloppe du cœur, Dieu la féconde, y fait pénétrer le ḍamīr, « son pronom personnel légitime, le droit de dire Je : droit qui unit le saint à la source même de la parole divine, à son fiat »85. Dans la Passion, il écrit que l’union mystique d’al-Ḥallāj est obtenue, comme chez le Jésus coranique par l’union au « kun ! », au « fiat » divin, par une adhésion de plus en plus étroite et fervente de l’intelligence aux commandements de Dieu. Le résultat de cette acceptation permanente du « fiat » divin est la venue dans l’âme du mystique, de l’Esprit divin, qui fait désormais, de chacun des actes de cet homme, des actes véritablement divins : ce « fiat » donne aux paroles de son cœur, l’articulation, l’énonciation et l’application voulues de Dieu86. Dans le Kitāb al-Ṭawāsīn, il cite Abū ʿUthmān al-Maghribī (m. 373/983) : « Celui qui se confie à Dieu en tout, comprend en Lui toute chose et interprète tout ; — il n’est pas jusqu’aux cris des oiseaux et aux grincements des portes qui ne soient pour lui significatifs et éloquents, comme pour Dieu ». Ces vers montrent que pour Massignon, ces mystiques retrouvaient dans leurs extases cet élément divin de la parole qu’était pour eux le « Coran éternel »87. Associé ainsi à la vie divine, le saint devient en ce monde le hūwa hūwa (c’est-à-dire le « Témoin actuel »), chargé de proclamer Dieu à la face de la création, — l’Homme par excellence, — où s’incarne par l’opération de l’Esprit ce nāsūt divin. Ce nāsūt divin, brilla, selon Massignon, « chez ses prédécesseurs les Prophètes, chez Adam, chez Jésus [Hulûl moqayyad khâss, non plus hulûl ʿâmm des adeptes de la wahdat al-wujûd, (distinction que réalise Ibn Taymiyya)] »88. 83 84 85 86 87 88
Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 83. Massignon, « Interférences philosophiques », op. cit., pp. 453-454. Massignon, Passion (1922), II, p. 487. Ibid., II, pp. 520-521. Massignon ; al-Ḥallāj, Ṭawāsīn (1913), p. 128. Massignon, « Ana al Haqq. Étude historique », op. cit., p. 448.
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Il s’agit, commente Christian Jambet, d’une incarnation déterminée et singulière, non pas de l’incarnation universelle des adeptes de l’unité de l’être. Massignon entend distinguer le ḥulūl ḥallājien de ce qu’il pense être la doctrine « panthéiste » des tenants de la doctrine de la waḥdat al-wujūd89. Au XIVe siècle, divers auteurs musulmans reconnaîtront deux lignes possibles, deux types possibles d’expérience. Ibn Khaldūn, dans ses Prolégomènes (Al-Muqaddima), distingue la voie du tajallī, « irradiation » de la vie divine dans le cœur du fidèle, et la voie de la waḥda, unité ou identité (de substance)90. La voie de la waḥdat al-shuhūd, parfois traduite par « unité du témoignage », sera rétrospectivement attribuée à al-Ḥallāj, mais elle sera surtout théorisée par le Shaykh Aḥmad Sirhindī (m. 1033/1624)91. Ici, afin de mieux comprendre l’interprétation selon Massignon du concept de l’union mystique ḥallājienne, il est nécessaire d’éclaircir un autre concept : celui de la waḥdat al-wujūd. 2
Waḥdat al-wujūd et waḥdat al-shuhūd selon Louis Massignon
En 1962, Henry Corbin, dans son hommage posthume à Louis Massignon, fait remarquer qu’il existe une certaine partialité dans l’œuvre de son ami défunt. Il observe que certains thèmes, certaines figures ne furent pas, en islām, admis à bénéficier au même titre que d’autres, des règles d’or et conditions du « Comprendre », telles que définies par Massignon. Ce dernier aurait témoigné de peu de sympathie intellectuelle envers le shīʿisme, envers Ibn Sīnā et surtout envers Ibn ʿArabī et son école92. Dans le cadre de son enseignement au Collège de France, en 1952-1953, Massignon étudie deux visions qu’il appelle « monisme testimonial » (préféré selon lui par les Sémites) et « monisme existentiel » (préféré selon lui par les Aryens). Il y souligne l’importance des critiques portées par Ibn ʿArabî, chef du monisme existentiel (waḥdat al-wujūd) contre certains textes de Ḥallāj, chef des qāʾilūn bil-shāhid, des monistes du témoignage (waḥdat al-shuhūd)93. Afin d’analyser ces vues de Massignon, il est nécessaire de préciser certains éléments historiques. 89 90 91 92 93
C. Jambet, EM I, p. 896. Gardet, « Expérience du Soi, expérience des profondeurs de Dieu », op. cit., p. 360. W. Chittick, « Waḥdat al-S̲h̲uhūd », EI2, XI, pp. 42-44 (42). Corbin, « Louis Massignon » [1962], op. cit., p. 59. Massignon, « L’alternative de la pensée mystique en Islam : monisme existentiel ou monisme testimonial » [1953], EM I, pp. 844-845 (844).
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2.1 Une certaine vision de l’histoire Tandis que la mystique ḥallājienne culmine au cours des IIIe-IVe/IX-Xe siècles et incarne « la ligne de la waḥdat al-shuhūd », Massignon comprend qu’après cette période, dominera une autre vision de la voie mystique : celle de la waḥdat al-wujūd, voie de l’« unicité de l’Être », ou « monisme existentiel »94. Rappelons ici que la Bagdad abbasside était un centre culturellement très actif : les savants de la Maison de la sagesse (Bayt al-ḥikma) y traduisaient quantité de textes, notamment du grec vers l’arabe. La philosophie ( falsafa) d’al-Fārābī (m. 339/950) et celle d’Ibn Sīnā puisèrent ainsi largement dans l’héritage platonicien, aristotélicien, plotinien, stoïcien et pythagoricien. Simultanément, ces falāsifa cherchaient à établir l’harmonie entre leur savoir rationnel et l’enseignement coranique95. L’émanatisme existentiel d’Ibn Sīnā exerça une influence sur l’évolution de la mystique. Pour l’auteur de l’Essai, cette influence de la philosophie grecque sur la spiritualité des mystiques musulmans fut une cause de déclin, une source de corruption de la pureté des premiers siècles de l’Hégire : l’imprégnation de l’expérience mystique « primitive », symbolisée par al-Ḥallāj, par des éléments spéculatifs artificiellement transplantés en islām à partir de sources étrangères, notamment hellénistiques, altéra selon lui, la pureté originelle. Massignon critique notamment « l’émanatisme hellénique des philosophes, et le monisme existentiel des mystiques »96. Il dissocie le néoplatonisme, d’avec la mystique intégrale. Ces éléments permettent de comprendre pourquoi la vision de l’histoire de la mystique musulmane se structure chez Massignon par rapport à un sommet, la voie ḥallājienne, suivi d’un déclin, lié à l’apparition d’un « monisme existentiel » : la « waḥdat al-wujūd ». Mais quelle réalité recouvre exactement cette expression ? 2.2 Waḥdat al-wujūd : éléments de définition L’union mystique telle que formulée par al-Ḥallāj sera nettement critiquée par les tenants d’une autre grande ligne mystique, celle de la waḥdat al-wujūd, voie de l’« unicité de l’Être », qui dominera à partir du VIe-VIIe/XIIe-XIIIe siècle. Mais que faut-il entendre, précisément par waḥdat al-wujūd ? D’après William Chittick, l’histoire de cette expression est emblématique d’un terme bien connu de la pensée islamique qui a été mal compris : il en résulte qu’une partie importante de la discussion sur le terme s’est déroulée sur la base de concepts 94 Gardet ; Massignon, « al-Ḥallād̲ j̲ », EI2, III, p. 104. 95 D. Steigerwald, « La pensée d’al-Fârâbî (259/872-339/950) : son rapport avec la philosophie Ismaélienne », Laval théologique et philosophique, vol. 55, no 3, oct. 1999, p. 456. 96 Massignon, « Interférences philosophiques », op. cit., pp. 472.
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mal définis et sans référence aux textes pertinents97. D’où la nécessité d’entreprendre ici un travail définitionnel. L’expression « waḥdat al-wujūd » est composée de deux termes présents dans la pensée islamique dès les premiers siècles. Selon Chittick, l’importance du premier terme, waḥda (unité), découle du fait que l’islām est fondé sur le tawḥīd ou la « déclaration de l’Unité de Dieu » qu’exprime la shahāda (kalimat al-tawḥīd), « Point de divinité à part Dieu » (lā ilāh illā Allāh). Le sens fondamental du tawḥīd est que tout dans la Création dérive de Dieu, qui est une réalité. Parallèlement au tawḥīd, d’autres mots fondés sur la racine W-Ḥ-D ont été discutés par les penseurs musulmans : ainsi, aḥad et waḥīd (tous deux signifiant « un ») et aḥadiyya et waḥdāniyya (tous deux signifiant « unicité » ou « unité »)98. Un peu plus tard, survient une autre discussion qui porte sur le terme wujūd. Cette discussion joue un rôle important, en particulier dans le développement de la falsafa, souvent définie comme l’étude du wujūd en tant que wujūd. Le terme wujūd est employé pour traduire l’idée grecque « d’être » ou « d’existence », idée qui se trouve enrichie par le sens littéral du verbe coranique wajada (par exemple en Cor 24,39 : {Wajada Allāha}, (Il trouve Dieu))99. La difficulté survient lorsque le terme wujūd est attribué à Dieu, étant donné qu’il peut également être attribué à toute autre chose que Dieu : si Dieu est wujūd alors rien d’autre ne peut être considéré comme étant wujūd dans le même sens. C’est précisément le statut des « autres » qui doit être éclairci et c’est une question fondamentale du kalām, de la philosophie et de la mystique musulmane100. Lorsque al-Qushayrī, al-Sarrāj et al-Hujwīrī commentent ce terme, ils ont présent à l’esprit le sens coranique du terme wujūd (de la même famille que wajd ou tawājud). Le wujūd était considéré comme une étape sur la voie mystique où « celui qui trouve » (wājid) n’est conscient que de Dieu. Ibn ʿArabī suit cet usage quand il définit wujūd comme « trouvant le Réel dans l’extase », (wijdān al-ḥaqq fī al-wajd). Notons que wujūd dans ce sens est souvent difficile à différencier de fanāʾ. Étape, sur la voie qui mène à Dieu, le wujūd est, dans le Manāzil al-sāʾirīn de Khawājā ʿAbd Allāh Anṣārī, la 87e des 100 étapes menant à Dieu. Dans ce texte, il est défini comme « atteignant la réalité de la chose » (al-ẓafar bi ḥaqīqāt al-shayʾ)101. 97 W.C. Chittick, « Waḥdat al-Wujûd in Islamic Thought », Bulletin of Henry Martyn Institute of Islamic Studies, vol. 10, no 1, Jan.-Mar. 1991), pp. 3-27 (25). 98 Chittick, « Waḥdat al-Wujûd in Islamic Thought », op. cit., pp. 7-8. 99 Ibid., p. 8 ; Chittick, « Waḥdat al-s̲h̲uhūd », EI2, XI, p. 42. 100 Ibid., p. 42. 101 Anṣārī al-Harawī ; M. Lakhmī ; S. de Beaurecueil, Commentaire du livre des étapes, Le Caire, IFAO, 1954 ; Chittick, « Waḥdat al-S̲h̲uhūd », EI2, XI, p. 42.
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Le terme wujūd, de la waḥdat al-wujūd, s’oppose-t-il au shuhūd de la waḥdat al-shuhūd ? La littérature mystique nous invite à ne pas adosser systématiquement les deux termes, contrairement à ce que tend à faire Massignon. Ainsi, al-Qushayrī dans sa Risāla cite plusieurs définitions de wujūd et donne l’exemple d’un poème ancien faisant rimer wujūd et shuhūd : « Ma découverte (wujūd) est que je m’absente moi-même d’al-wujūd * grâce à ce qui m’apparaît à travers al-shuhūd ». Ici le second wujūd peut signifier à la fois conscience de soi et existence du soi vu indépendamment de Dieu, tandis que shuhūd signifie nettement être témoin de Dieu. Al-Qushayrī et al-Junayd, débattent souvent des différences infimes entre shuhūd et kashf, « dévoiler ». Chittick fait observer qu’Ibn ʿArabī peut employer les termes shuhūd et kashf, comme synonymes de wujūd102. Si l’on retrace l’histoire de l’expression waḥdat al-wujūd, il convient de distinguer deux emplois fondamentaux : dans les exemples les plus anciens, elle signifie waḥdat al-wujūd al-ḥaqq (l’unité du wujūd réel) et désigne le fait que le wujūd de Dieu est le seul et unique véritable « wujūd ». Progressivement, elle en vint à désigner une vision particulière de la réalité dans son ensemble, bien qu’il puisse exister des interprétations très divergentes de ce qu’implique cette vision103. Une grande partie de la littérature secondaire a supposé qu’il y avait réellement une doctrine spécifique reconnue, dénommée waḥdat al-wujūd, créée par Ibn ʿArabī et que waḥdat al-shuhūd offrait véritablement une alternative ou un amendement à cette doctrine. Cependant, étant donnée l’histoire de l’expression et les contextes dans lesquels elle est apparue, Chittick estime que cette thèse est difficile à soutenir. Les différentes tentatives faites par des érudits pour expliquer la waḥdat al-wujūd en utilisant des étiquettes comme « panthéisme » ou « monisme ésotérique » reviennent à la même supposition et ne peuvent éclaircir ce dont il s’agissait réellement dans les textes. En réalité la waḥdat al wujūd doit davantage être considérée comme un concept emblématique qu’une doctrine et si on a considéré Ibn ʿArabī comme son fondateur, cela indique simplement que ses écrits marquent l’entrée en force de la mystique dans les débats théoriques à propos du wujūd qui, avant lui, avaient été le domaine exclusif des philosophes et des mutakallimūn104. Chittick rappelle qu’Ibn ʿArabī n’a lui-même jamais employé l’expression waḥdat al-wujūd et ce malgré l’immensité de son corpus écrit. Fréquemment, il a discuté le concept de wujūd et employé des termes tels que waḥda, 102 Chittick, « Waḥdat al-s̲h̲uhūd », EI2, XI, p. 42. 103 Ibid., p. 42. 104 Ibid., p. 42.
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waḥdāniyya et aḥadiyya. Cependant, bien qu’il n’ait pas littéralement employé l’expression waḥdat al-wujūd, la première formulation claire et détaillée de cette idée lui est généralement attribuée105. Il n’est pas aisé d’expliciter l’enseignement du Shaykh al-Akbar sans le déformer, car il se place sur plusieurs plans et évoque différents niveaux de connaissance acquis sur la voie mystique. Or, certains niveaux exigent que le wujūd absolu de Dieu soit envisagé comme une abolition du wujūd relatif de toute autre chose. Par exemple, dans les Futūḥāt al-Makkiyya (Les Illuminations de la Mekke), il parle parfois des ahl al-jamʿ wa al-wujūd « les gens qui rassemblent et trouvent » qu’il appelle aussi « les gens d’une Entité Unique ». Dans le lexique technique de la mystique musulmane, jamʿ (réunion) s’oppose à farq (séparation) et désigne le fait de voir toutes les choses réunies par la réalité de Dieu. Les gens qui connaissent l’Union et trouvent Dieu sont dépassés par la vision de Dieu au point qu’ils ne voient pas de séparation entre Lui et les choses. Ils disent « Tout est Lui ! » (hama ūst !) — exclamation poétique et extatique que l’on trouve déjà chez Anṣārī, et que l’on dira ensuite, être la position de la waḥdat al-wujūd. Mais Ibn ʿArabī ne considère pas cette sorte de vision comme le stade le plus élevé sur la voie qui mène à Dieu, car cela revient à ne voir que d’un œil ; de l’autre œil, le vrai ṣūfi doit voir également que tout n’est pas Lui106. Après avoir explicité le concept de waḥdat al-wujūd, nous essaierons de comprendre pourquoi Massignon rejette si violemment ce qu’il appelle le « monisme existentiel ». 2.3 La critique akbarienne d’al-Ḥallāj Où donc s’origine l’hostilité véhémente, persévérante, obsessionnelle de Massignon à l’égard du Shaykh al-Akbar ? Pourquoi voit-il en lui une sorte d’adversaire personnel107 ? À ces questions posées par Michel Chodkiewicz, la chercheure Claude Addas fournit quelques éléments de réponse : « l’auteur de la Passion n’a jamais pardonné à celui des Futūḥāt les réserves qu’il formule à plusieurs reprises sur Ḥallāj »108. En effet, le Shaykh al-Akbar adresse à al-Ḥallāj certaines critiques, ce qui a pu heurter la sensibilité de Massignon. Cette position d’autorité du Shaykh al-Akbar a pu être ressentie comme inacceptable pour Massignon. Ce dernier n’a pas de mots assez durs pour critiquer « le style autoritaire et compassé », le « ton impassible et glacé » des jugements 105 Chittick, « Waḥdat al-Wujûd in Islamic Thought », op. cit., p. 8. 106 Ibid., pp. 42-43. 107 M. Chodkiewicz, « Ibn ʿArabî dans l’œuvre de Henry Corbin », in Henry Corbin, philosophies et sagesses des religions du Livre, éd. M. Amir-Moezzi, C. Jambet, P. Lory, Turnhout, Brepols, 2005, pp. 81-91 (82-83). 108 C. Addas, Ibn ʿArabī ou La quête du soufre rouge, Paris, Gallimard, 1989, p. 245.
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d’Ibn ʿArabī109. Pourtant, le jugement du maître Andalou n’est pas systématiquement négatif à l’égard d’al-Ḥallāj, qu’il honore d’ailleurs du qualificatif de « saint »110. Quelles sont donc les principales critiques qu’il adresse à al-Ḥallāj ? Tout d’abord, il rappelle quelles sont les règles de conduite (adab) sur la voie. Il juge par exemple le shaṭḥ incompatible avec l’adab maʿa-Allāh (la bienséance dans le comportement avec Dieu). Le croyant devant adopter une attitude de servitude (ʿubūdiyya) vis-à-vis de la Seigneurie (rubūbiyya), le shaṭḥ est d’après Ibn ʿArabī un vice au moyen duquel l’homme prétend se hausser au rang de la divinité (al-rutba al-ilāhiyya) et quitte ainsi sa réalité (ḥaqīqa). Tandis que Massignon considère le shaṭḥ comme l’une des caractéristiques les plus élevées de la mystique musulmane, Ibn ʿArabī pense qu’il est en contradiction avec la Loi et qu’il résulte d’une saisie inadéquate des réalités métaphysiques profondes. Il déplore également l’ivresse ḥallājienne : il croit qu’il convient de goûter les demeures (manāzil), non de s’y absorber, non d’y être privé de discernement. Ibn ʿArabī s’oppose à l’ivresse (sukr) ḥallājienne : pour lui la science (ʿilm) accompagne l’état de veille, non pas l’état d’ivresse111. Toujours au sujet de l’adab, Ibn ʿArabī insiste sur la différence entre le saint et le prophète et sur la discrétion et la réserve qui incombent au premier : « De même que le devoir d’un Prophète est de manifester publiquement ses signes et ses miracles, pour la gloire de son apostolat, de même le devoir d’un saint (venu après le prophète) est de cacher les siens »112. Pour Ibn ʿArabī, de retour à l’état de veille, le mystique est tenu de taire ce qui doit l’être et de divulguer ce qui doit l’être aussi. Car la vérité ne saurait être dite dans n’importe quelle circonstance113. Le chercheur Mokdad Arfa-Mensia relève un autre point concernant les rapports entre Divinité et humanité. On sait l’importance, pour la pensée d’Ibn ʿArabī, de sa conception de la réalité divine et de la réalité humaine et de leurs rapports complexes qui culminent dans sa théorie de l’Homme parfait (al-insān al-kāmil). À propos de ces rapports, Ibn ʿArabī évoque souvent la prétention de certains humains à la divinité, notamment de ceux, qui dans un état d’ivresse, tombent dans un état d’égarement. Il déplore la confusion qui se
109 Chodkiewicz, « Ibn ʿArabî dans l’œuvre de Henry Corbin », op. cit., p. 83. 110 Massignon, Passion (1975), II, p. 416. 111 M. Arfa Mensia, « La Voie de Hallâj et la voie d’Ibn ʿArabî », in Consciousness and Reality : Studies in Memory of Toshihiko Izutsu, éds. S. Āshtiyānī, H. Matsubara, T. Iwami et A. Matsumoto, Leiden-Boston, Brill, 2000, pp. 399-401. 112 Ibn ʿArabī est cité par Massignon : Massignon, Passion (1975), II, p. 416. 113 Arfa-Mensia, « La Voie de Hallâj et la voie d’Ibn ʿArabî », op. cit., p. 401.
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dégage de certains textes d’al-Ḥallāj dans lesquels il évoque son esprit emmêlé à l’esprit de Dieu, par exemple, ou se dit uni à Dieu et à sa volonté114. Ibn ʿArabī est également en désaccord avec al-Ḥallāj sur sa conception de l’amour, de l’union divine : le Shaykh al-Akbar considère que ceux qui prétendent que la nature divine s’incarne dans la nature humaine (ḥulūliyya) sont ignorants de la réalité des choses. La prétention à une union de deux esprits ou de deux corps découle de cette ignorance. Il vise ici al-Ḥallāj et cite son vers : « Je suis Celui que j’aime, et Celui que j’aime est moi »115. Ce reproche de ḥulūl (infusion de substance, « incarnation »), rejoint ici l’une des accusations du procès d’al-Ḥallāj116. Concernant l’état spirituel et la science (al-ḥāl wa al-ʿilm), Ibn ʿArabī distingue entre la science (ʿilm, connaissance des réalités ultimes telles qu’elles sont) et l’état spirituel (ḥāl) transitoire qui envahit le mystique. Il affirme la supériorité de la science sur l’état spirituel. Pour Ibn ʿArabī, il y a d’une part ceux qui ont la science des réalités (ʿārifūn), d’autre part le commun des gens (ʿāmma) et enfin ceux qui occupent un rang intermédiaire (mutawassiṭūn) : les gens des états spirituels. Ces derniers vivent dans une passivité à l’égard de leurs aḥwāl puisqu’ils les subissent. Seul le ʿārif peut maîtriser les aḥwāl et les gérer (taṣrīf). Ibn ʿArabī porte ici un jugement très sévère sur al-Ḥallāj puisqu’il le situe dans une situation intermédiaire entre le ʿārif et l’homme du commun. Il prend ainsi position dans un débat très animé, critique sévèrement ceux qui affirment la supériorité du ḥāl sur le ʿilm et place le ʿilm bien au-dessus du ḥāl. Arfa-Mensia fait remarquer que pour Massignon, chose intéressante, c’est le contraire : le ḥāl est supérieur au ʿilm117. Enfin, c’est en étudiant la théorie de l’être chez Ibn ʿArabī que l’on peut comprendre le fondement de l’attitude de l’islamologue à l’égard d’al-Ḥallāj. Ces idées peuvent être résumées en comprenant que pour Ibn ʿArabī, le rapport entre Divinité et Humanité ne peut être un rapport d’union mais de manifestation de la Réalité divine en l’homme, manifestation qui trouve sa plénitude dans la théorie akbarienne de l’Homme parfait (al-insān al-kāmil)118. Ces critiques portées à l’encontre d’al-Ḥallāj permettent de comprendre l’hostilité de Massignon à l’égard de l’auteur des Futūḥāt.
114 115 116 117 118
Ibid., p. 403. Ibid., p. 405. Gardet ; Massignon, « al-Ḥallād̲ j̲ », EI2, III, p. 104. Arfa-Mensia, « La Voie de Hallâj et la voie d’Ibn ʿArabî », op. cit., p. 407. Ibid., p. 412.
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2.4 Hostilité de Louis Massignon à l’égard d’Ibn ʿArabī Bien qu’il reconnaisse l’importance de la pensée d’Ibn ʿArabī au sein de l’histoire de la mystique musulmane, Louis Massignon fait preuve d’une hostilité très vive à son égard. Cette défaveur s’explique en partie par les critiques formulées par le Shaykh al-Akbar à l’endroit d’al-Ḥallāj, mais pas uniquement : pour Chodkiewicz, l’opposition radicale de Massignon envers Ibn ʿArabī s’origine dans sa conception des critères qui authentifient une voie mystique et la distinguent de ses imitations ou contrefaçons119. 2.4.1 La question de la transcendance divine et de l’incarnation Lorsque Massignon décrit la posture spirituelle qui doit être celle du mystique, il insiste sur la nécessité de subir la transcendance de Dieu « comme le bec de vautour dans le foie de Prométhée ». Il appelle à l’humilité, à se prosterner devant Dieu, à cesser « d’estimer notre acte d’adoration suprême »120. Il invite, en faisant référence à l’Incarnation, à souffrir pour que ceux qui n’adorent pas Dieu soient dans la joie. La posture qu’il indique est celle de l’anéantissement, de soi-même, de sa compréhension, de son intelligence. La souffrance est pour Massignon l’instrument de la rédemption. Cette conception correspond à la théologie mystique de son époque et comporte un accent caractéristique d’une spiritualité victimale. On comprend dès lors qu’Ibn ʿArabī lui apparaisse comme un orgueilleux gnostique « épris de logique formelle », qui élimine « toute intervention transcendante de la divinité ». L’opposition qu’instaure Massignon entre la voie ḥallājienne et l’akbarienne oppose al-Ḥallāj « amoureux de Dieu » et l’auteur des Fuṣūṣ al-ḥikam (Les chatons de la sagesse), qu’il suspecte de panthéisme121. Massignon reproche à Ibn ʿArabī d’avoir critiqué le ḥulūl ḥallājien et comprend ainsi son commentaire de l’expression Anā al-Ḥaqq : Puisque le créateur et la création ne sont que les deux faces, symétriques, d’une même réalité […] — l’un étant l’essence de l’autre, — et réciproquement, — ce n’est que s’il était toute la création qu’un homme pourrait dire Ana al-Haqq ! — Mais à quoi bon dire Ana ou Hūwa, « je » ou « il », — puisque le monisme de l’Être est absolu122.
119 Chodkiewicz, « Ibn ʿArabî dans l’œuvre de Henry Corbin », op. cit., p. 83. 120 Lettre de Louis Massignon à Henry Corbin, du 8/VII/1958, citée par : Jambet (éd.), Henry Corbin, op. cit., p. 337. 121 Chodkiewicz, « Ibn ʿArabî dans l’œuvre de Henry Corbin », op. cit., pp. 83-84. 122 Massignon, « Ana al Haqq. Étude historique », op. cit., p. 451.
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La doctrine de la waḥda renonçant à rien diviser, se refuse à séparer l’Absolu du contingent et à considérer comme réellement possible l’union du créateur avec sa créature étant donné qu’ils n’ont jamais fait qu’un. Ailleurs, dans l’Essai, on peut lire : « Ibn ʿArabî, épris de logique formelle, élimine, en fait, toute intervention transcendante de la divinité, du domaine de la mystique »123. Par ses concessions décisives et irrémédiables, Ibn ʿArabī, écrit Massignon, « livre la théologie mystique musulmane au monisme syncrétiste des Qarmates ». Dès lors, « ce ne sont plus seulement les âmes, c’est même toute la création qu’il se représente comme émanant de Dieu suivant une évolution cosmogonique en cinq temps, corrélative d’une explicitation rationnelle symétrique de la science divine »124. Ce que l’islamologue reproche à Ibn ʿArabī, c’est d’être un « panthéiste », c’est de supprimer la radicalité de la transcendance au profit d’une vision émanationniste. Il le blâme également pour sa sérénité, son quiétisme : il n’est plus, chez lui « question de prêcher, de lutter dans la Communauté, mais d’atteindre à une sérénité quiétiste, où il n’y a plus ni toi, ni moi, ni nous, ni même il »125. 2.4.2 Critique de son « syncrétisme théosophique » L’islamologue tient l’école d’Ibn ʿArabī pour responsable du divorce entre « la discipline ascétique (rituelle et morale) — et la théologie mystique — l’élaboration d’un vocabulaire théorique subtil, visant des hiérarchies gnostiques incontrôlables, des cosmogonies et idéogénies invérifiables »126. À cette école, il reproche d’avoir fait de la mystique une science ésotérique, réservant l’apanage de la mystique, à des cercles initiatiques fermés, corporations intellectuelles fossiles, clubs de l’extase, fumeries d’opium surnaturel. Il impute à l’école d’Ibn ʿArabī la responsabilité d’une évolution qui priva la société musulmane d’une élite intellectuelle indispensable. Il déplore qu’après al-Ḥallāj, le peuple se soit efforcé de provoquer l’extase matériellement par des séances de dhikr. Il blâme l’école d’Ibn ʿArabī pour son syncrétisme théosophique, qui est à ses yeux une forme dégénérée de l’universalisme apostolique des premiers mystiques. Selon lui l’emploi de termes volontairement obscurs et ésotériques est précisément un des signes de la décadence de l’école d’Ibn ʿArabī127. 123 Massignon, Essai (1922), p. 285. 124 Massignon, Essai (1954), p. 79. 125 Massignon, « Mystique musulmane et mystique chrétienne », op. cit., p. 138. 126 Massignon, Essai (1954), pp. 80-81. 127 Massignon, « Mystique musulmane et mystique chrétienne », op. cit., pp. 138-139 ; Massig non, Passion (1922), II, p. 531 ; Arfa-Mensia, « La Voie de Hallâj et la voie d’Ibn ʿArabî », op. cit., p. 398 ; Massignon, Essai (1954), p. 16.
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Sévère à l’endroit du Shaykh al-Akbar, il déplore le style « autoritaire » et « doctoral » d’Ibn ʿArabī et le ton « impassible et glacé » du Shaykh qui s’est construit une idée de la personnalité d’al-Ḥallāj128. Addas estime que le jugement de Massignon est ici déloyal : « Autoritaire », certes, si l’on entend par là que Muḥyī l-Dīn s’exprime avec l’auctoritas de celui que sa route a conduit au ḥaqq al-yaqīn, à l’inébranlable certitude et qui, lorsqu’il décrit les états et les degrés de la Voie, s’appuie — et le dit — sur ce qu’il a lui-même éprouvé en chacun d’eux. Mais « glacé » ? « impassible » ? Chez Ibn ʿArabī — et dans les Futūḥāt en particulier — il n’y a pas de lumière sans chaleur, de connaissance sans amour. L’évocation de ses maîtres, de ses amis est souvent chargée d’émotion. Sa compassion est universelle : pour lui, la générosité héroïque, la futuwwa du walī doit s’étendre à toutes les créatures, végétaux et minéraux inclus. Quant à l’emploi, excessif aux yeux de Massignon, de termes techniques dans le corpus akbarien en général et plus spécialement dans les Futūḥāt, il nous paraît pleinement justifié par un souci de précision dans une œuvre qui, délibérément, s’adresse à une élite pour laquelle ces particularités de vocabulaire ne constituent pas, au contraire, un obstacle à la compréhension129. Pour Massignon, après Ibn ʿArabī, le vocabulaire syncrétiste hellénistique domine désormais et le souci théorique de rester d’accord avec lui l’emporte sur l’analyse expérimentale et l’introspection de la pratique cultuelle130. La mystique n’est plus fonction de la ferveur du croyant. Ce jugement nous renseigne sur l’importance de la ferveur selon Massignon. Notons aussi l’attachement de l’islamologue au monothéisme abrahamique qui le fait ici s’insurger contre l’hellénisme, contre le néoplatonisme. La rationalité, la théorie, ne devraient selon lui l’emporter sur l’expérimentation, l’introspection. D’où son opposition à la « philosophie spéculative » d’Ibn ʿArabī. Cet exemple montre que les termes se définissent de manière polémique chez Massignon. Mystique s’oppose à philosophie rationnelle hellénique. L’esprit sémitique, à la logique indo-européenne. Cet aspect illustre, comme le note Patrick Laude, la profonde méfiance qui était celle de Massignon, à l’égard
128 Massignon, Passion (1975), II, p. 414. 129 Addas, Ibn ʿArabī ou La quête du soufre rouge, op. cit., pp. 245-246. 130 Massignon, Essai (1954), p. 80.
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de l’abstraction131. Il se méfie de la philosophie, qu’il conçoit comme abstraite et lui oppose la mystique, qu’il comprend comme une pratique. Ainsi, comprendre l’hostilité de Massignon vis-à-vis d’Ibn ʿArabī permet de mieux comprendre sa vision d’histoire de la mystique musulmane et de ses développements. 2.4.3
« Monisme testimonial » et « monisme existentiel » selon Louis Massignon Si l’islamologue a manifesté peu d’intérêt pour la mystique tardive, cela peut s’expliquer par la violence de son rejet d’Ibn ʿArabī, rejet qui englobe l’ensemble de son école, qu’il appelle « waḥdat al-wujūd », expression qu’il traduit par « monisme existentiel ». Dans l’histoire de la mystique, Massignon distingue une première phase ascendante, pré-ḥallājienne, d’une phase descendante, post-ḥallājienne, phase de déclin et de décadence. Cette rhétorique du « déclin » marquera durablement les perceptions des islamologues. Dès le IVe siècle de l’Hégire, Massignon perçoit les symptômes d’une décadence et dit sa nostalgie du temps où les premiers musulmans luttaient et souffraient « ascètes et mystiques en première ligne, menant la guerre sainte, au nom du Dieu unique, non seulement aux frontières, mais dans la capitale, non seulement chez les idolâtres, mais au fond de leurs propres cœurs, avec Ḥasan, Ibn Wâsîʿ, ʿOtbah et Shaqîq, avec Ibn Ḥanbal et Ḥallâj »132. Qualitativement, Massignon tend à forger des oppositions binaires, des schémas réducteurs, qu’il articule autour de deux concepts : « waḥdat al-shuhūd » attribuée à al-Ḥallāj et « waḥdat al-wujūd », attribuée à Ibn ʿArabī. La figure d’Ibn ʿArabī sera source de désaccord entre Massignon et Corbin133. En 1959, songeant au jour où il quittera ce monde, Massignon écrit à Corbin : C’est vous, au fond qui êtes le plus proche de ma pensée, dont la vocation est la plus proche de la mienne, sub specie aeternitatis, − et lorsque je « partirai », je compte sur vous en premier pour défendre l’amitié sacrée que Dieu m’a inspirée pour Mansûr Hallâj et pour Fâtima Zahrâ, et, à travers eux, pour Salmân et pour Muhammad. Avec cette nuance mienne, que vous avez d’ailleurs mentionnée dans vos œuvres : que je suis pour la
131 Laude, Massignon intérieur, op. cit., p. 29. 132 Massignon, Essai (1922), p. 286. 133 Voir : H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ʿArabi, Paris, Flammarion, 1958. Voir : Chodkiewicz, « Ibn ʿArabî dans l’œuvre de Henry Corbin », op. cit.
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Wahdat al-Shuhûd, et que je suis pour la supériorité du « fiat » de Marie, donc de l’Humanité rédimée, sur l’acte d’adoration des Anges134. Cette préférence pour la waḥdat al-shuhūd, Massignon l’avait déjà affirmée dans sa préface à l’ouvrage de Mohammed Iqbal, Reconstuire la pensée religieuse de l’Islam (1955), où il distinguait les mystiques wujūdiyya des shuhūdī : Que c’est la profession de foi dans un Dieu Unique seule qui unifie notre âme personnelle et l’immortalise). Au Jugement, nul n’aura à rendre compte des agissements d’autrui (seul le Pèlerinage à la Mekke peut être effectué par substitution). En cela, plusieurs siècles avant Iqbal, des penseurs musulmans de l’Inde avaient lucidement réagi contre les mystiques Wujûdiya (école d’Ibn ʿArabî), partisans du monisme existentiel, qui est précisément le fonds commun des spéculations hindouistes sur l’anéantissement final des mystiques ; l’école des Shuhûdiya, partisans du monisme testimonial va de Ali Hamadhani (élève de Semnani) à Serhindi, et Shah Wéliullah Dihlawi : Iqbal est shuhûdî, il s’en est expliqué avec nous lors de sa venue à Paris135. 2.4.4 Exemplarité du « monisme testimonial » d’al-Ḥallāj selon Louis Massignon D’après Massignon, c’est à al-Ḥallāj que revient le mérite d’avoir proposé la solution correcte du problème de l’union mystique en expérimentant l’union mystique transformante et personnalisante du mystique qui devient le témoin de Dieu : cette vision étant celle de la waḥdat al-shuhūd. Cette vision, écrit-il, avait été exposée par al-Ḥallāj suivant une méthode fort complexe, la définissant comme une identification intermittente du sujet et de l’Objet ; qui ne se renouvelle que par une transposition incessante et amoureuse des rôles, entre eux deux. La solution ḥallājienne évitait, selon lui, à la fois « l’intellectualisme idéologique des motakallimoûn », « le libertarisme des hellénisants », « le dualisme antagoniste des ḥashwiyah » et « le monisme des Qarmates »136. Elle fut par la suite déformée : « Les dialogues d’amour des poètes mystiques postérieurs ne sont que des échos, auprès des cris de l’extase hallagienne », écrit-il137. Il voit en al-Ḥallāj un sommet, qui sera suivi d’un déclin.
134 Lettre de Louis Massignon à Henry Corbin, du 17 /IX/1959, FLM (BNF). 135 Massignon, « Préface », in Reconstruire la pensée, op. cit., p. 3. 136 Massignon, Essai (1922), p. 284. 137 Massignon, Passion, (1922), II, p. 532.
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2.4.5 Amour dynamique (ʿishq) versus sérénité quiétiste La première opposition réside dans le dynamisme de la mystique ḥallājienne, mystique de l’amour, que Massignon oppose à la sérénité quiétiste. Ce dynamisme est présent dans le terme ʿīshq, employé par al-Ḥallāj, terme qui désigne l’amour de désir et contient une notion dynamique138. On peut supposer, avec Patrick Laude, que c’est dans le dynamisme de cette notion que s’origine la sévérité de l’islamologue à l’égard du quiétisme et ses vives réticences vis-à-vis de la mystique de la waḥdat al-wujūd, conçue par lui comme un « monisme existentiel », « comme si, écrit Laude, l’exclusive Réalité de Dieu comme essence de tout le réel abolissait la multiplicité dynamique des créatures sur le plan qui est le leur », comme si certaines doctrines ou approches spirituelles qu’il affuble des nuances péjoratives du « monisme » ou du « quiétisme », abolissaient pour Massignon « la nécessité du témoignage, la nécessité du pèlerinage, la tension de l’âme héroïque et sacrificielle d’un guerrier de l’Amour divin qui constitue sa vocation propre »139. Massignon estime que l’influence d’Ibn ʿArabī a abouti « à priver la Communauté musulmane de la participation des mystiques aux œuvres de bienfaisance et de miséricorde qui donnent à tout groupe humain sa cohésion fraternelle »140. Ici apparaît à nouveau l’importance à ses yeux de l’engagement fraternel. Or, d’après lui, le « quiétisme » n’est plus un élan vers l’autre, il est statique. 2.4.6 Mystique versus philosophie, ʿibāda versus abstraction et symbolisme Comme le fait remarquer Laude, Massignon, substantiellement chrétien « ne peut concevoir le Divin, et le rapport du Divin à l’humain, que comme mouvement, déplacement, incarnation »141. De même qu’il tient à l’Incarnation, il tient à la résurrection : tandis que le « monisme testimonial », tel que l’enseigne al-Ḥallāj, est à ses yeux fait pour le salut des hommes, tandis qu’il est « une prévision des Élus ressuscités », il reproche au « monisme existentiel » (tout comme aux philosophes hellénistes), de ne pas croire à la résurrection des corps142. Tenant à la résurrection, il invite également à bien distinguer la mystique musulmane de la gnose shīʿite qui cherche une interprétation symbolique de l’univers. Selon la gnose qui enseigne la lutte continue entre l’esprit 138 Pour al-Ḥallāj, écrit-il, « c’est Dieu qui est le Désir, que c’est du centre même de l’Essence divine que le Désir s’irradie ». Massignon, « Interférences philosophiques », op. cit., p. 474. 139 Laude, Massignon intérieur, op. cit., p. 28. 140 Massignon, « Mystique musulmane et mystique chrétienne », op. cit., p. 139. 141 Laude, Massignon intérieur, op. cit., p. 41. 142 Massignon, « L’alternative de la pensée mystique », op. cit., p. 845.
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et la matière, il est inconcevable que l’âme puisse atteindre Dieu autrement qu’à travers une série d’initiations et de réincarnations, sous la direction spirituelle de l’imām. Tandis que pour Massignon, la mystique permet à l’âme de parvenir à Dieu par l’amour, non dans l’écoulement de réincarnations, mais au sein d’un seul corps, au cours d’une seule vie143. Massignon se méfie donc de l’abstraction et tout particulièrement de la philosophie. À ce sujet Jambet fait remarquer que l’auteur de La Passion, réduisant la philosophie à un rationalisme hellénique, considère les philosophes de l’islām « comme de simples rationalistes, incapables de s’élever à la hauteur requise par le témoignage d’amour envers Dieu et la compréhension de l’amour de Dieu envers l’homme »144. D’après lui, al-Ḥallāj identifia le Désir et l’Essence divine, « alors qu’à l’imitation des premiers philosophes helléniques, les falâsifa musulmans ne faisaient de l’Amour qu’un Démiurge ». La supériorité du soufisme hallâgien sur la philosophie néoplatonisante tiendrait à ceci : les philosophes, tout en faisant de l’Amour une propriété native de l’existant, situeraient son règne au niveau de l’Âme du monde et ne parviendraient pas à le percevoir au sein même de l’Unité divine, qu’ils jugeraient immobile et impassible. Les spirituels du soufisme, après Hallâj, identique à l’Essence divine elle-même, travaillée par une inquiétude sans remède, celle de l’essentiel Désir145. Massignon a dit en plusieurs endroits sa méfiance à l’égard de l’abstraction intellectuelle. Il écrit par exemple au sujet de l’hellénisme : Le platonisme naît d’une crise culturelle qui n’est pas particulière à l’hellénisme, mais éclate en toute civilisation dépassant son apogée ; les âmes nobles et délicates, désenchantées par les déceptions de la vie, […] se réfugient dans les idées pures, surestiment ambitieusement l’abstraction intellectuelle, afin de la savourer pour elle-même : et c’est la projection dans les nuées, d’une échelle de termes irréels […]. C’est l’ébauche avortée d’un aveu d’impuissance, où la partie spirituelle de la nature humaine, hésitant à prier pour obtenir le secours de la grâce, se satisfait finalement du désir du ciel, sans Dieu146. 143 Waardenburg, L’islam dans le miroir, pp. 186-187. Fait référence à : Massignon, Die Ursprunge und die Bedeutung des Gnostizismus im Islam (1937), Eranos Jahrbuch (1938), pp. 55-77 (73). 144 Jambet, « Le soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., pp. 261-262. 145 Ibid., p. 262, cite : Massignon, Passion (1975), I, p. 24. 146 Massignon, « L’expérience mystique », op. cit., p. 290.
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Le rejet de l’abstraction, de l’intellectualisation de l’idée de Dieu chez Massignon peut être explicité par la manière dont al-Ḥallāj, dans son Ṭā sīn al-azal présente la figure d’Iblīs (Satan) : comme l’explique Herbert Mason (1932-2017), pour al-Ḥallāj, Iblīs incarne le pur monothéiste, celui qui n’accepte de se prosterner que devant Dieu, mais non devant l’humain (Adam), à travers son intellectualisation extrême de Dieu comme idée pure est incapable d’atteindre l’humilité nécessaire pour accepter la réalité de sa créativité. Il symbolise l’hybris du mystique. Il pense qu’il aime Dieu plus purement que ne le peut l’humain. Iblīs est selon al-Ḥallāj un professeur d’amour contemplatif, il s’enferme dans un refus de l’humain, dans une solitude désespérée, et demeure en réalité séparé de Dieu147. L’intellectualisme (qu’il reproche à Ibn ʿArabī), est pour Massignon synonyme d’une attitude quiétiste solitaire, indifférente à l’égard de l’injustice dont souffre le monde. Aussi oppose-t-il, à une mystique abstraite, une mystique toute en actes d’adoration. Il déplore le fait que domine chez Suhrawardī al-Maqtūl, ʿAṭṭār et Ibn ʿArabī, « une conception de plus en plus cristallisée et abstraite d’une Idée parfaite et pure, le Dieu des philosophes occasionnalistes comme Descartes et Malebranche »148. Il tient à la ritualité, au rite en tant que rite. Alors qu’« al-Ḥallāj croit que la grâce divine peut sanctifier les rites du culte au point d’en faire les instruments d’une union mystique réelle », il critique l’apostolat des bāṭiniyya, « basé, écrit-il, sur une conception purement philosophique de la religion, qui fait de tous les rites des symboles illusoires, simples moyens d’arriver à une organisation sociale pratique »149. 2.4.7 La quête d’un Dieu transcendant versus celle du parfait et du beau Massignon préfère enfin la voie d’al-Ḥallāj à celle des mystiques qui vénèrent le Dieu des esthéticiens : selon lui, « il ne faut pas non plus réduire la mystique à son esthétique formelle, à l’exercice d’une imagination spéculative, raffinant sur la subtilité des termes »150. Il discerne chez Ibn al-Fāriḍ (m. 632/1235), Jalāl al-Dīn Rūmī (m. 671/1273) et Maḥmūd Shabestarī (m. v. 720/1320) « la quête d’un visage de Beauté où Dieu, fasciné, se reflète ; la quête d’un Dieu des esthéticiens »151. Il opère également une distinction entre mystique sémitique et mystique persane. Selon Massignon, note Waardenburg, le mystique persan est plus 147 H. Mason, Al-Hallâj, Richmond, Surrey, Curzon Press, 1995, pp. 21-22. 148 Massignon, Passion (1922), II, p. 531. 149 Ibid., I, p. 67. 150 Massignon, Essai (1954), p. 16. 151 Massignon, Passion (1922), II, pp. 531-532.
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enclin au « monisme existentiel ». Tandis que le mystique arabe recherche le dépassement de tout le périssable, que sa mystique est transcendante, que pour lui la divinité et sa parole demeurent inaccessibles, qu’il est enclin au monisme testimonial, le mystique iranien — aryen — est, selon Massignon, à la recherche du parfait, il est tenté par un esthéticisme qui entremêle mystique religieuse et poésie littéraire et il est enclin au monisme existentiel152. Au sujet d’Ibn al-Fāriḍ, par exemple, Massignon reprend à son compte une critique formulée par Ibn Taymiyya, qui déplore que le mystique égyptien ait adhéré au « monisme existentiel » de la waḥdat al-wujūd. Son œuvre, écrit Massignon, invitation à une contemplation de la beauté de Dieu « réintègre l’extase mystique dans le rêve littéraire, dans les règles classiques de la métrique et de la rhétorique, non sans une certaine splendeur, langoureuse et musicale »153. Selon l’islamologue, le souci esthétique corrode la structure même des symboles, « au point d’en détendre le ressort, l’élan proprement mystique », en raison de l’équivoque qu’instaure ce souci entre l’amour sacré et l’amour profane154. Ainsi, en décrivant la postérité mystique d’al-Ḥallāj, Massignon oppose le monisme testimonial (waḥdat al-shuhūd), fondé sur l’expérience de l’union mystique transformante et illustré par al-Ḥallāj, au monisme existentiel, waḥdat al-wujūd, de nature plus philosophique que mystique, qui affirme l’unité absolue de l’Être, tous les êtres étant considérés comme des manifestations (maẓāhir) de cet Être unique : seul Dieu existe. Il y a, selon lui, incompatibilité entre le monisme « abstrait et logique » d’Ibn ʿArabī et l’union divine prêchée par al-Ḥallāj, incompatibilité entre le statique et l’existentiel d’un côté, et le dynamique et le testimonial de l’autre, incompatibilité entre l’expérience personnelle et vécue, l’acte d’adoration d’un côté et l’abstraction, le symbolisme, de l’autre, entre la quête d’un Dieu transcendant d’un côté et celle du beau, du parfait, de l’autre. Massignon construit ainsi plusieurs oppositions binaires et établit des antinomies qui, selon nous, voilent la complexité des réalités décrites. 2.4.8 Des dichotomies simplificatrices En bien des endroits, par un mouvement de rejet, Massignon manifeste son désaccord à l’égard d’œuvres et de postures spirituelles qui mériteraient sans doute un examen moins impétueux. Établissant des dichotomies 152 Waardenburg, L’islam dans le miroir, op. cit., p. 186. 153 Massignon, « Deux formes d’idéal poétique en Égypte au XIIIe siècle : Ibn al-Fârid et Shoshtarî » [1938], EM II, pp. 354-355. 154 Massignon, « L’expérience mystique », op. cit., p. 289.
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simplificatrices, il refuse par exemple d’admettre l’existence de certaines lignes de continuité entre « les deux voies ». Ainsi, il écrit que c’est à Abū Bakr al-Wāsiṭī (m. v. 320/932) et non à al-Ḥallāj qu’il faut restituer le rôle de précurseur du monisme d’Ibn ʿArabī au IVe siècle de l’Hégire155. Pourtant, Ibn ʿArabī lui-même estime qu’al-Ḥallāj fut le précurseur de sa propre vision moniste, notamment parce qu’il a admis que toute la création était une expression divine156. Pour Arfa-Mensia, lorsque Ibn ʿArabī montre comment exprimer correctement la locution ḥallājienne Anā al-Ḥaqq, « il fait parvenir l’unité testimoniale (shuhûd), où l’homme reste uni aux autres, au degré suprême de l’Être, où l’homme s’unit essentiellement à l’Être, Dieu ». Or, cette continuité est rejetée par Massignon sur la base de l’altérité radicale entre monisme testimonial et monisme existentiel. On peut se demander si la rupture est aussi absolue. Ibn Taymiyya, adversaire virulent du monisme d’Ibn ʿArabī, considérait al-Ḥallāj comme le précurseur du Shaykh al-Akbar et Massignon lui-même le rappelle. Arfa-Mensia observe que la lecture des textes de Abū Ḥāmid al-Ghazālī conduit à atténuer cette opposition établie par Massignon. Dans deux ouvrages (Iḥyāʾ ʿulūm al-dīn — Revivification des sciences de la religion, et Mishkāt al-anwār — La niche des lumières), al-Ghazālī établit une gradation de l’ascension du mystique vers Dieu, qui passe de l’unicité testimoniale à l’unicité de l’être. Or, ce classement est rejeté par le savant français157. Enfin Ibn Khaldūn, dans Shifāʾ al-sāʾil pose le problème de savoir si le maître est nécessaire sur la voie mystique. Il écrit qu’al-Ḥallāj et Ibn ʿArabī appartiennent tous deux au même type de ṣūfisme : celui du dévoilement et de la contemplation (kashf wa mushāhada). Or, Massignon se contente de citer Ibn Khaldūn pour avoir condamné al-Ḥallāj en se gardant de discuter sa typologie et son exposé sur le ṣūfisme, pourtant pertinent et éclairant au sujet de la mystique ḥallājienne158. Ces exemples montrent que Massignon tend à classer tout auteur comme étant soit « pour » soit « contre » al-Ḥallāj et refuse de reconnaître que les jugements aient été parfois plus nuancés. Il n’est pas le seul à avoir exprimé ces réserves à l’égard de la waḥdat al-wujūd : comme le fait remarquer Eric Geoffroy, de nombreux docteurs de la Loi ont rejeté cette doctrine car pour eux, « elle théoriserait sur un mode philosophique ce qui devrait demeurer de l’ordre de l’expérience intime »159. 155 Massignon, Essai (1922), p. 285. 156 Arfa-Mensia, « La Voie de Hallâj et la voie d’Ibn ʿArabî », op. cit., p. 413. 157 Ibid., pp. 413-415. 158 Ibid., p. 415. 159 Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit., p. 89.
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Geoffroy rappelle que les « gardiens » de l’islām ont toujours craint « que les élaborations philosophiques n’entament la pureté de la foi et relativisent la seule référence à la Révélation »160. Cependant, Michael Sells fait observer qu’à l’époque d’Ibn ʿArabī, la position de la mystique musulmane en islām avait bien changé. L’action politique et polémique de Ghazālī avait permis de réinsérer le discours sur l’union mystique au sein de la société. Dans les Futūḥāt et les Fuṣūṣ, une transformation réciproque s’est opérée : « Le langage soufi d’union mystique s’ouvre au vaste champ discursif du langage philosophique et scientifique en troisième personne tandis que l’union mystique, placée au centre du langage, le transforme de l’intérieur »161. Pour Sells, le passage du langage dialogique d’union chez al-Ḥallāj vers la dialectique mystique d’Ibn ʿArabī ne doit pas être perçu, comme par le passé [et comme le fait Massignon], comme un mouvement décadent qui conduirait d’une expérience authentique à une abstraction intellectuelle. Les fusions et déplacements référentiels de l’union ne se perdirent pas en abstractions intellectuelles mais furent intégrés à un discours de philosophie mystique dont le principe conducteur, ou dynamis, demeure l’union : « De fait, l’union mystique transforme le discours philosophique et tout autre discours scientifique ou objectif tandis que le langage philosophique offre au discours mystique l’horizon d’une nouvelle conscience critique de soi et la précision logique »162. Cette vision que propose Sells, d’une union mystique venant transformer le discours philosophique, et d’une conscience de soi et d’un discours renouvelés, est bien loin de celle du déclin de la mystique que présentait Massignon. D’après William Chittick, établir une dichotomie simpliste entre waḥdat al-wujūd et waḥdat al shuhūd pour toute l’histoire de la mystique est aussi trompeur que d’employer des catégories ou des termes tels que « panthéisme ». C’est simplifier des formes de sagesse qui ne sauraient être mises dans des cases. Chittick critique ceux qui ont fait de la waḥdat al-wujūd une série de « -ismes », une distorsion de l’islām authentique, « orthodoxe » et ont vu Ibn ʿArabī comme le prélude au déclin d’une civilisation. Chittick reproche à Massignon, d’avoir fait de la waḥdat al-wujūd un « monisme existentiel statique » qu’il oppose à la waḥdat al-shuhūd, « monisme testimonial dynamique ». Pour ce chercheur, ceux qui tentent de redéfinir les termes waḥdat al-wujūd et waḥdat al-shuhūd 160 Ibid. 161 M. Sells, « Perplexité du langage : la sémantique de l’union mystique en islam », in L’Union mystique dans le judaïsme le christianisme et l’Islam, éds. M. Idel, B. McGinn et M. Sells, Paris, Lessius-Éd. du Cerf, 2011, pp. 168, 168. 162 Ibid., p. 169.
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en termes de catégories philosophiques et psychologiques occidentales ne font qu’ajouter à la confusion déjà présente dans notre perception de l’histoire de la mystique musulmane163. Il insiste sur l’importance de l’élaboration de catégories conceptuelles adéquates, capables de rendre compte d’une réalité historique sans en gommer les nuances et les aspérités. Par ailleurs, dans In Search of the Lost Heart, Chittick fait remarquer que la division des savants occidentaux au sujet d’Ibn ʿArabī se retrouve au niveau de leur vision de l’islām tout entier. Aux yeux de ceux qui adoptent une approche négative, vis-à-vis d’Ibn ʿArabī, la waḥdat al-wujūd devient, une déformation de l’Islām « authentique » et « orthodoxe », elle amorce le déclin d’une civilisation. Quant aux savants qui proposent une évaluation positive de la waḥdat al-wujūd, ils ont réalisé que la vision du monde d’Ibn ʿArabī a dominé une grande partie de la pensée islamique au cours des sept cents dernières années et qu’elle ne peut être écartée aussi facilement. Le langage de l’érudition « objective », conclut Chittick, dissimule bien souvent des prédilections personnelles164. 3
La mystique authentique, selon Louis Massignon est une mystique du dépouillement
3.1 Une mystique sacrificielle : de l’amour à l’oblation Dans cette dernière section, nous nous attacherons à comprendre la manière dont Massignon conçoit l’union mystique. Dans ces lignes suivantes, tirées de la Passion, il précise quelle est, selon lui, la voie authentique de l’union mystique : Dans la longue et parfois tragique histoire des vocations mystiques en Islam, on ne trouve pas, après ni avant, d’accents aussi surhumains ; où toute la passion de l’amour se prosterne devant son Dieu personnellement présent, avec vénération et abandon filial. Ils sont, en al Hallâj, les fruits d’une vie libérée de tout par les renoncements et les douleurs, constamment renouvelée en Dieu par la prière pour les âmes des autres, et couronnée par la passion de l’unité de la Communauté islamique,
163 Chittick, « Waḥdat al-Wujûd in Islamic Thought », op. cit., pp. 22, 24-25. 164 W. Chittick, « A History of the Term Waḥdat al-Wujūd », in In Search of the Lost Heart, éds. M. Rustom, A. Khalil et W. Chittick, N.Y., State University of New York Press, 2011, pp. 71-88 (86).
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poussée jusqu’au désir (exaucé) de mourir anathème pour son salut. D’autres, après lui, ne retrouveront plus cet équilibre165. C’est l’expérience ḥallājienne qui condense, pour l’islamologue, les leçons achevées de la mystique musulmane. Une expérience vécue jusqu’à l’anéantissement de soi. La voie authentique est pour lui celle du témoignage sacrificiel, bien plus que celle de l’émanatisme platonisant. Christian Jambet note qu’« aux formes apparitionnelles des philosophes, il préfère la forme divinisante du Témoin, qui communique à l’Élu ce destin : avérer, effectuer le Tawhîd, éprouver en soi, dans le dépouillement de soi, la puissance de l’Unité divine »166. L’éditeur des Akhbār écrit : « nous voyons Hallâj seul avec lui-même, accepter les termes approximatifs malsonnants que lui arrache l’intimité extatique, parce qu’ils donneront pleine permission à ses ennemis de le condamner (il désire mourir anathème) »167. Il note que la plupart des péricopes recueillies prêchent « une mystique sacrificielle du Tawhīd en acte, où c’est Dieu Lui-même qui vient témoigner Son unité dans un vase fragile d’humanité qu’il fêle et brise, — et où c’est l’homme qui désire mourir anathème, afin que triomphe dans sa mort la vérité de la Loi qui le condamne »168. Enfin, la définition de la mystique musulmane selon al-Ḥallāj, rapportée par al-Shiblī, est éloquente : « J’allai vers al-Hallāj, alors que ses mains et ses pieds avaient été tranchés et qu’il était empalé sur un tronc d’arbre. Et je lui dis : Qu’est-ce que le soufisme ? Il dit : Le moindre degré qu’il faille en atteindre est celui que tu vois. Je lui dis : Qu’est-ce à dire du degré le plus haut ? Il répondit : il est loin de ta portée mais tu verras demain ». Puis, al-Ḥallāj prononça ses dernières paroles, rapportées par al-Shiblī : « Ce qui compte pour l’extatique, c’est que l’Unique le réduise à l’unité »169. Ailleurs, dans un poème devenu célèbre, al-Ḥallāj dit également son aspiration à l’Unité : « Entre moi et Toi, il y a un c’est moi qui me tourmente,* Ah, enlève par Ton c’est Moi mon c’est moi hors d’entre nous deux »170. Plusieurs interprétations de ces vers peuvent être données. On peut comprendre qu’entre al-Ḥallāj et Dieu, son « je » est de trop et qu’il lui faut choisir entre Dieu et sa propre vie. Selon Anawati et Gardet, ce « je » qui s’interpose entre lui et Dieu et dont se désole al-Ḥallāj se présente « comme un nœud ontologique, comme une expérience approchée du pur acte d’être, alors que c’est une 165 Massignon, Passion (1922), II, p. 531. 166 Jambet, « Le soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., pp. 262. 167 Massignon, Kraus, al-Ḥallāj, Akhbār (1957), p. 56. 168 Ibid., pp. 58-59. 169 Massignon ; Kraus ; al-Ḥallāj, Akhbār (1954), p. 117. 170 Massignon ; al-Ḥallāj, Dīwān (1955), pp. 90-91.
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fusion d’amour, et non une (pseudo) fusion de nature qui est explicitement recherchée »171. Pour ces auteurs, il s’agit de renoncer à l’esseulement plénier et comblant, pour cette suprême aventure de l’âme qu’est l’élan ouvert de l’infirād vers le « Moi » divin. Renoncement difficile. Al-Ḥallāj trouve cette solution « dans un don sans cesse plus décisif, et un sens étonnamment aigu de la valeur de la souffrance acceptée, demandée par amour »172. Dieu se donne dans la consommation de la souffrance. Il s’agit d’une souffrance bénie, unitive en même temps que purificatrice. La parole coranique : {Je t’ai choisi pour Moi}, (Cor 20, 13) est commentée par al-Ḥallāj en ces termes : « L’amour de Dieu pour l’homme, c’est que Dieu se fasse Lui-même son épreuve »173. Al-Ḥallāj fait l’expérience d’un libre amour de libre oblation. La souffrance, humblement reçue, attendue et aimée, fut pour lui la clé du dépassement de soi174. Dans cette mystique de la souffrance, orientée vers l’oblation, le mystique se constitue lui-même en offrande, se donne en sacrifice. Il ne peut se conjoindre à Dieu que dans le sacrifice, l’amour, la déréliction. Comme si l’union à Dieu impliquait la négation de soi. La philosophe Souâd Ayada décèle en l’œuvre de Massignon « une mystique de la damnation volontaire ou de la négation de soi »175. On peut s’étonner de rencontrer une telle vision chez un auteur qui se présente comme chrétien. En effet, dans la mystique chrétienne il ne peut y avoir un renoncement à soi-même qui impliquerait un anéantissement de l’amour de soi. Pour s’offrir soi-même, il faut nécessairement s’accepter soi-même. Mais la spiritualité ḥallājienne telle que la comprend l’auteur de la Passion est-elle fondée sur une réelle acceptation de soi ? On se demandera ici de quel « soi » il s’agit. Les mystiques musulmans nous enseignent qu’il existe en effet plusieurs manières de définir le « soi » : dès lors on se demandera : qui dit « je » ? quel est donc le « soi » que désigne al-Ḥallāj ? 3.2 Transcendance absolue de Dieu, refus de toute médiation Ce que valorise Massignon dans l’expérience ḥallājienne, c’est d’après Christian Jambet, « l’épreuve de ce qui se refuse à toute médiation »176. Sa vision de Dieu est celle d’une transcendance absolue. Mis à part un médiateur unique (le Christ), il refuse toute médiation entre Dieu et l’homme. L’islām des 171 Anawati ; Gardet, Mystique musulmane, op. cit., pp. 138-139. 172 Ibid. 173 Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 83. 174 L. Gardet, Expériences mystiques en terres non chrétiennes, Paris, Alsatia, 1953, p. 141. 175 S. Ayada, « Islam : de la religion politique à la religion esthétique », Esprit, no 3-4, marsavril 2007, pp. 328-343 (332). 176 Jambet, « Le soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., p. 265.
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théophanies est à ses yeux un panthéisme dénué de transcendance. À ses yeux, reconnaître la multiplication du Divin, c’est le perdre. « Tout ce qui appartiendrait à des mondes médians, entre ipséité divine et humanité ne serait que strates multiples de la réalité et non Réel créateur »177 écrit Jambet. La spiritualité de Massignon est aride et dépouillée. Il n’a que répugnance pour le théophanisme d’Ibn ʿArabī qu’il qualifie de « panthéisme ». Pourtant, fait observer Souâd Ayada, « l’interprétation du tawhîd que construit Ibn ʿArabī ne conduit pas au panthéisme, contrairement à ce qu’on a pu affirmer ici ou là »178. Elle explique comment Ibn ʿArabī construit une théologie de la manifestation, de l’image et de l’apparition. Dieu est là en chaque créature, en chaque parcelle de réalité, et sa sakīna (présence) se manifeste en toute chose. L’interprétation du tawḥīd selon Ibn ʿArabī reconduit, selon cette auteure, l’affirmation du Dieu Un à sa signification philosophique. L’interprétation du premier terme de la shahāda selon Ibn ʿArabī substitue « à la formule sublime et terrifiante — il n’y a que Dieu à être — un énoncé tout autre, qui soutient les droits de l’homme face à Dieu, et qui porte, nous dit Ibn ʿArabî, la véritable intention métaphysique de la révélation muhammadienne : Il n’y a dans l’être que Dieu. Dieu n’est pas une réalité retranchée hors du monde »179. La philosophe poursuit : Le monde n’est pas vide de toute présence divine. Tout ce qui est, c’est l’unité différenciée du Réel divin et des réalités mondaines. L’exégèse coranique ouvre sur une ontologie de type néoplatonicien, dont le nerf est la méditation sans cesse reconduite des rapports entre l’Un et le multiple, entre l’Être divin et l’ensemble des étants, diront nos auteurs180. Ibn ʿArabī et ses successeurs rompent, en un sens, avec la théologie de la transcendance absolue : L’unité divine cesse d’être une représentation abstraite pour devenir un processus, un mouvement d’unification par lequel Dieu et l’ensemble des réalités font un, sous un mode qui n’est ni celui de la présence pleine et entière de Dieu dans les choses, ni celui de l’absorption négatrice des choses en Dieu181. 177 Ibid., p. 269. 178 Ayada, « Islam », op. cit., p. 338. 179 Ibid., pp. 337-338. 180 Ibid., p. 338. 181 Ibid., p. 338.
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Le mouvement par lequel Dieu apparaît et devient visible, c’est à proprement parler la théophanie, terme au moyen duquel selon Corbin traduit « al-tajallī ». Le philosophe distingue soigneusement ce terme des notions d’incarnation et de panthéisme. Ayada écrit encore que « Dieu n’est ni immanent ni transcendant. Mais il est tout aussi bien immanent et transcendant. Le monde n’est ni l’absence de Dieu ni le lieu de sa présence objective. Mais il est tout aussi bien absence et présence de Dieu »182. La notion de théophanie signifie que le monde est le miroir en lequel Dieu se réfléchit, se faisant ainsi tout à la fois visible et insaisissable. Le monde est une somme de signes, d’āyāt où Dieu se rend accessible aux hommes dans la forme de leur sensibilité. Le monde est un ensemble infini de preuves, d’indices éclatants, d’évidences qui témoignent du réel divin. Au sujet de Suhrawardī al-Maqtūl, la philosophe écrit que « le néoplatonisme lui permet d’introduire des médiations ontologiques entre Dieu et le monde humain. Il est une réponse à ce qui lui semble être une aporie : l’abstraction qui guette la pensée islamique »183. Ces précisions nous ont semblé nécessaires pour souligner que le rejet d’Ibn ʿArabī par Massignon a pour corollaire un refus de la médiation, de la théophanie. Tandis que pour Ibn ʿArabī, le premier terme de la shahāda soutient les droits de l’homme face à Dieu, Massignon présente le mystique authentique comme anéanti, détruit corporellement : il prône l’« auto-destruction ascétique » des saints « dans le feu de l’anathème »184. Tandis que pour Ibn ʿArabī Dieu n’est pas une réalité retranchée hors du monde, l’auteur de la Passion rêve de verticalité et de gibets cruciformes et voit la mort sacrificielle comme la voie la plus authentique vers Dieu. Comme si Dieu n’existait que dans l’Au-delà. On pourra objecter que dans la mystique musulmane, le concept d’anéantissement, de mort à soi, est présent : les termes fanāʾ et baqāʾ permettent de définir cette « mort à soi-subsistance » qui a lieu au cœur de l’union mystique. Mais comment ces termes ont-ils été compris par Massignon ? 3.3 Le fanāʾ : éléments de définitions Le ḥadīth suivant, ḥadīth al-nawāfil (ḥadīth qudsī, Dieu parle à la 1ère personne) permet de comprendre les concepts de fanāʾ (extinction) et baqāʾ (état de subsistance), d’une conscience que l’on peut dire divine au sein de l’humain ou humaine au sein du divin : « Je suis l’ouïe par laquelle il entend, la vue par
182 Ibid., pp. 339-340. 183 Ibid., pp. 340, 341. 184 Massignon, « Préface », Reconstruire la pensée, op. cit., p. 3.
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laquelle il voit, la main par laquelle il saisit, le pied avec lequel il marche »185. Fanāʾ et baqāʾ font référence à l’union mystique qui pourrait aussi être désignée par le terme jamʿ (conjonction de deux entités). Lorsque l’humain subit l’extinction, le divin remplit son espace psychique et devient son ouïe et sa vision. Robert Caspar l’explique en ces termes : Se vider de soi-même, s’éteindre, c’est devenir tel un miroir poli et réfléchir l’image divine, c’est ne plus faire qu’un avec le divin dans cette image. Ce moment d’union se manifeste dans le langage par une transformation du cadre référentiel, y compris les distinctions entre le sujet et l’objet, le soi et l’autre, le réfléchi et le non-réfléchi, distinctions sur lesquelles se fonde le langage186. C’est à Abū Saʿīd al-Kharrāz qu’est attribuée la formulation de la première théorie du fanāʾ et du baqāʾ, deux termes coraniques. Al-Kharrāz élucide les causes et les effets de l’annihilation, de la subsistance et de l’établissement. Ces trois états, annihilation (al-fanāʾ), subsistance (al-baqāʾ) et établissement (qiyām, iqāma, ithbāt) de l’âme sont liés, indissociables187. Après la mort d’al-Ḥallāj, deux définitions seront données du fanāʾ : 1. La perte, pour le mystique, de la conscience de toutes choses, y compris de soi-même, et même l’absence de conscience de cette perte et son remplacement par une pure conscience de Dieu. 2. L’annihilation des attributs imparfaits de la créature et leur remplacement par les attributs parfaits octroyés par Dieu. Le fanāʾ, à la différence n’est pas un simple arrêt de la vie individuelle, mais le développement d’un moi plus ample et plus parfait grâce au changement absolu d’attributs façonnés par l’influence de Dieu188. En résumé, au cœur de l’union, la conscience se dépouille des attributs humains, pour revêtir les attributs divins. Quant au baqāʾ, Fazlur Rahman précise qu’il désigne :
185 Sells, « Perplexité du langage », op. cit., p. 127, cite et traduit cette citation d’après le Ṣaḥīḥ d’al-Bukhārī. 186 Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 128. 187 D.L. Martin, Al-Fanāʾ (Mystical Annihilation of the Soul) and al-Baqāʾ (Subsistence of the Soul) in the work of Abū al-Qāsim al-Junayd al-Baghdādī, Dissertation, University of California, Los Angeles, 1984, p. VIII. 188 F. Rahman, « Baḳāʾ wa fanāʾ », EI2, I, p. 980.
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1. La persistance dans les nouveaux attributs divinement octroyés (baqāʾ bi-llāh). 2. Un retour à la conscience, pour le mystique, de la pluralité du monde des créatures. Le second se déduit du premier puisque le fait d’être avec Dieu signifie aussi être avec le monde qui a été créé par Dieu et dans lequel Il est manifesté, quoiqu’imparfaitement. Il y a donc une vie après le fanāʾ. Aussi le baqāʾ est-il une étape plus parfaite que le simple fanāʾ. Le baqāʾ, c’est le retour de la lucidité après l’intoxication, c’est le retour au monde qui n’est pas un retour à l’état de pré-fanāʾ du mystique, puisque son expérience lui a donné une vue intérieure entièrement nouvelle. Grâce à son expérience, il perçoit les insuffisances du monde et pressent l’effort pour le rendre plus parfait189. Peut-être le baqāʾ est-il le propre de la conscience prophétique : le mystique ordinaire s’en tient au fanāʾ et ne souhaite même pas retourner vers le monde, tandis que le prophète souhaite retourner vers le monde pour le transformer190. Mais les définitions de ces termes varient selon les auteurs et on les retrouve aussi bien chez les tenants de la waḥdat al-shuhūd que chez ceux de la waḥdat al-wujūd. Il convient donc de distinguer soigneusement les différents emplois de ces termes dans les textes que nous rencontrerons191. Pour Eric Geoffroy, la théologie officielle de l’islām est en soi fortement marquée par l’apophatisme, par l’idée que la transcendance divine ne peut s’affirmer que dans l’effacement du contingent192. Les mystiques de l’islām poursuivent jusqu’à l’extrême ce mouvement, en suscitant leur mort initiatique. Lorsque leur petit « soi » est annihilé, il ne reste plus que le « Soi » divin qui Se contemple et qui est seul capable de Se contempler. Nous rencontrons chez al-Ḥallāj un désir d’extinction en Dieu, comme modalité de son union à Dieu. Or cette forme de spiritualité n’est pas unique en islām : selon Geoffroy, les mystiques de l’islām concluent de leur expérience apophatique que « seul Dieu peut réellement témoigner de Son Unicité » (mā waḥḥada Allāh ghayr Allāh) et que l’homme n’est ici qu’un intrus (tufaylī). 189 Ibid. 190 Ibid. 191 Gardet, « Expérience du soi, expérience des profondeurs de Dieu », op. cit., p. 370. Voir : L. Lewisohn, « In quest of annihilation. Imaginalization and mystical death in the Tamhidat of ʿAyn al-Qudat Hamadani », in éd. L. Lewisohn, Classical Persian Sufism. From its origins to Rumi, London, L. Lewisohn, 1993, pp. 285-336 ; D. Cook, Martyrdom in islam, Cambridge (U.K.), Cambridge University Press, 2007. 192 E. Geoffroy « L’apophatisme chez les mystiques de l’Islam », Revue des Sciences Religieuses, t. 72, fasc. 4, 1998, pp. 394-402.
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D’après certains mystiques, l’homme ne peut faire acte de tawḥīd sans commettre le péché majeur de l’islām : le shirk, soit le fait « d’associer » une divinité ou un être à Dieu. En attestant de l’Unicité divine, l’homme affirme la conscience d’un « je » qui est autre que Dieu. Il s’agit d’annihiler le petit « soi » humain afin de l’immerger en totalité dans le « Soi » divin. Cette logique se retrouve dans un archétype fondamental de l’islām, celui de la « servitude ontologique » (ʿubūdiyya) de l’homme par laquelle il réalise paradoxalement sa grandeur. Selon le Prophète en effet, l’homme n’est jamais aussi proche de Dieu que lors de sa prosternation (sujūd) durant la prière : c’est quand il s’abaisse, face contre terre, que Dieu l’élève193. Dans cette expérience de l’extinction de l’ego ( fanāʾ), le mystique perd la conscience de son individualité contingente et illusoire : disparaît ce qui n’a jamais été la créature, et subsiste ce qui n’a jamais cessé d’être Dieu, comme le notent al-Junayd, Anṣārī et d’autres. {Tout ce qui se trouve sur la terre est évanescent. Seule subsiste la face de ton Seigneur, plein de majesté et de munificence} (Cor 55, 26)194. 3.4 La parabole du papillon, métaphore de l’union mystique Afin de commenter la manière dont Massignon comprend la notion de fanāʾ, intéressons-nous à la manière dont al-Ḥallāj évoque l’anéantissement en Dieu. Dans la Passion, Massignon donne une traduction du Kitāb al-Ṭawāsīn. Dans ce texte, al-Ḥallāj souligne la gradation expériencielle qu’il a traversée entre la « science de la réalité » (ʿilm al-ḥaqīqa), la « réalité métaphysique » (ḥaqīqa) et enfin le « Réel absolu » (ḥaqq)195. Cette gradation, présentée au chapitre II du Kitāb al-Ṭawāsīn se trouve exposée au moyen de la parabole du papillon, dont voici une traduction par l’auteur de la Passion : Le papillon volette, autour de la lampe, jusqu’à ce que vienne l’aube. Alors il revient vers ses pareils, pour leur faire part de son état, au moyen des phrases les plus suaves. Puis il repart jouer avec la familiarité de la grâce (= de la flamme), dans son désir d’arriver à la joie parfaite. La lueur de la chandelle, c’est la « science de la réalité » ; la chaleur de la chandelle, c’est la « réalité de la réalité » ; rejoindre la chandelle (brûlante), c’est le Réel de la réalité.
193 Ibid., pp. 395, 397. 194 Ibid., p. 397. 195 P. Lory, « Le modèle prophétique chez Hallâj », Archives de sciences sociales des religions, no 178, vol. 2, 2017, en ligne : .
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Il ne se satisfait pas de sa lueur, ni de sa chaleur, il se précipite tout entier en elle. [Pendant ce temps], ses pareils attendent sa venue ; qu’il leur explique ce qu’il a vu lui-même, puisqu’il ne s’est pas satisfait des récits qu’on lui avait faits. Mais lui-même, à ce moment, se consume, s’amenuise, se volatilise (dans la flamme, y) demeure sans traits, sans corps, sans nom, sans marque reconnaissable. Et puis, dans quelle intention s’en retournerait-il vers ses pareils, et dans quel état, maintenant qu’il possède ! Lorsqu’il était devenu « celui qui a vu » (= qui sait), il s’était passé (dès lors) d’entendre des récits. Maintenant qu’il a rejoint « Celui qu’il regardait », il ne se soucie plus de regarder196. « Le mystique, commente Pierre Lory, a pénétré dans le cercle ultime de la Présence, il s’y est consumé. Il a trouvé parce qu’il s’y est perdu. Son exclamation je suis le Dieu-Réel - anâ al-Haqq y trouve son sens »197. Pour Massignon, qui commente cette parabole, l’expérience spirituelle authentique est celle du Réel et elle ne saurait atteindre son terme sans consumation. Il s’agit de se consumer, de s’amenuiser, de se volatiliser. L’union conduit ici à l’évanouissement, l’anonymat, l’évanescence de toute singularité198. Il s’agit pour le mystique de rejeter la nature créée, pour devenir Lui. Dans le Kitāb al-Ṭawāsīn, al-Ḥallāj s’écrie encore : « Or la réalité est réalité, et la nature créée. Rejette donc loin de toi la nature créée, pour que toi, tu deviennes Lui, et Lui, toi, dans la réalité ! »199 Jambet commente ces vers en ces termes : « ce rejet prend la forme de la damnation volontaire, de l’épreuve subie d’un anéantissement sans rémission ni consolation créaturelle, où la passion de l’Un contredit et subit la Loi, expression de la volonté et de l’Impératif auquel l’amour veut s’unir, auquel il ne peut s’unir qu’au prix de la perte »200. Tandis qu’il devrait s’agir de se débarrasser des attributs humains ( fanāʾ) pour endosser les attributs divins (baqāʾ), l’interprétation de Massignon sous-entend que l’homme ne semble pas en être digne. Avant de rendre son dernier souffle, al-Ḥallāj dit à al-Shiblī : « Ce qui compte pour l’extatique, c’est que l’Unique le réduise à l’unité »201. Pour Jambet, chez Massignon, « l’objet du désir est l’extinction en l’Unique, la réduction de toute dualitude, de toute multiplicité ou séparation apparents, par l’opération 196 Massignon, Passion (1922), II, pp. 840-841. 197 Lory, « Le modèle prophétique chez Hallâj », op. cit. 198 Jambet, « Le soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., pp. 270-271. 199 Massignon, Passion (1922), II, p. 845, donne sa traduction de : Ḥallāj, Ṭawāsīn, ch. III § 8. 200 Jambet, « Le soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., p. 270. 201 Massignon ; Kraus ; al-Ḥallāj, Akhbār (1954), p. 117.
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divine. Le terme de l’opération ne saurait être que la disparition de l’identité provisoire et de la singularité illusoire du disciple d’amour »202. La parabole du papillon nous a permis de comprendre dans quel sens Massignon interprète le fanāʾ. Mais le mystique qui a rejoint « Celui qu’il regardait » et ne se soucie plus de regarder, est-il encore vivant corporellement ? Cette union implique-t-elle de se desquamer de son moi ou également de se défaire de cette dépouille corporelle ? 3.5 Une mystique du fanāʾ Selon Christian Jambet, la vision de la mystique selon Henry Corbin réhabilite la fonction théophanique des expressions de la divinité, des manifestations des Noms et des Opérations. Le terme de l’expérience mystique ne saurait être, selon lui, l’anéantissement ou la consumation, mais plutôt ce qui vient rédimer cet anéantissement et supprimer la consumation en l’intégrant en une surexistence. La mystique selon H. Corbin est une mystique du baqâʾ203. Par contraste, la figure d’al-Ḥallāj typifie « la tragédie d’un soufisme qui ne parvient pas à surmonter la damnation volontaire et la tentation du néant »204. Corbin considère que la mystique chez Massignon est une mystique du fanāʾ. La mort corporelle, apparaît, dans l’œuvre de Massignon, comme la seule issue après le fanāʾ. L’état de baqāʾ n’apparaît pas dans sa vision de la spiritualité ḥallājienne. On décèle chez l’auteur de la Passion une quête de la souffrance, une damnation volontaire, une hantise du péché. Une intense soif de purification. Or, le rôle purificateur de la souffrance avait déjà été relevé par les mystiques antérieurs, à la suite d’un ḥadīth appelé le « ḥadīth de l’épreuve » (ḥadīth al-ibtilāʾ) : « Quand Dieu aime son serviteur, Il l’éprouve. Et quand il l’aime davantage, Il s’empare de lui, ne lui laissant ni bien ni fils »205. La mort supprime le dernier obstacle à l’union parfaite avec Dieu : le « moi » propre. 3.5.1 La servitude ontologique de l’homme (ʿubūdiyya) Dans l’un de ses articles, Waardenburg, après avoir montré que Massignon était susceptible de certaines orientations, inspirations et attitudes, musulmanes,
202 Jambet, « Le soufisme entre Louis Massignon et Henry Corbin », op. cit., p. 266. 203 Ibid., pp. 267-268. 204 Ibid., p. 268. 205 Cité par : Caspar, Cours de mystique musulmane, op. cit., p. 83.
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insistait sur son adoration du Dieu unique dans son absolue transcendance206. Lorsque Massignon énonce l’absolue transcendance absolue de Dieu et dépeint l’abîme qui sépare Dieu de l’homme, refusant toute médiation, il indique la posture de l’âme humaine : celle d’une « servitude absolue », prosternée devant l’absolue transcendance divine. Ici l’absolue petitesse humaine a pour corollaire la toute-puissance divine. La posture de l’âme ḥallājienne est une posture humble, féminine. L’islamologue rappelle comment al-Ḥallāj, dans son fameux vers « Baynī wa baynaka » a dit « ce silence d’humilité volontaire, si féminin (le proverbe arabe dit : quand une femme se tait c’est qu’elle consent, quand un homme se tait c’est qu’il refuse), qui prélude au dialogue amoureux de l’Union divine »207. À plusieurs reprises, Massignon insiste sur la féminité de la posture d’âme ḥallājienne, sur son humilité devant Dieu. On peut lire dans les Akhbār : « son humilité non feinte, et si fervente, le prosterne en coupable devant la présence de son Juge »208. Cette humilité d’al-Ḥallāj devant la volonté divine est aux yeux de Massignon le signe de sa profonde humanité. Il agit en musulman soumis, qui accepte la sentence que lui réservent les juges, qui se soumet à la Loi. Cette soumission est sous-entendue dans le mot islām : aslama signifie à la fois s’en remettre à Dieu, s’abandonner à Lui et adopter l’islām pour religion. Eric Geoffroy établit à ce sujet un lien entre l’idée de soumission contenue dans le mot islām et l’expérience du fanāʾ : après avoir rappelé que l’apophatisme de l’islām réside dans la négation du « soi » individuel, créé, au profit de l’affirmation du « Soi » divin, éternel, il fait observer que dans cette expérience spirituelle se réalise « le secret de la spiritualité islamique ». Ce secret, c’est la « servitude ontologique » (ʿubūdiyya) qui est celle de l’homme. Dans l’expérience mystique, écrit-il, « La soumission que signifie sur un plan exotérique le terme islâm doit se muer pour l’initié en totale transparence de l’étant créaturel par rapport à l’Être de Dieu »209. Pour le mystique, il s’agit de passer de la simple observance des œuvres d’adoration (ʿibāda) à une conscience de la servitude absolue, ontologique de l’homme face à Dieu (ʿubūdiyya)210. Cette posture se retrouve dans la spiritualité de Massignon : si l’exemple de Charles de Foucauld l’inspire, c’est possiblement parce qu’il s’agit d’une spiritualité du désert, lieu de solitude, d’aridité, dans lequel le regard de l’Unique paraît 206 Waardenburg, « Massignon’s Study of Religion and Islam », op. cit., p. 155. 207 Cite le vers d’al-Hallāj : « entre moi et Toi, il y a un « c’est moi » mien, qui me tourmente … ah, enlève, de grâce, par Ton « c’est Moi », mon « c’est moi » hors d’entre nous deux », Massignon, « L’alternative de la pensée mystique », op. cit., p. 845. 208 Massignon ; Kraus ; al-Ḥallāj, Akhbār (1957), p. 65. 209 Geoffroy « L’apophatisme chez les mystiques de l’Islam », op. cit., pp. 397, 401. 210 Geoffroy, Initiation au soufisme, op. cit., p. 89.
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omniprésent. D’après, Patrick Laude, l’expérience intérieure de Massignon est fondamentalement marquée par ce regard du Transcendant sur l’âme nue et pécheresse du pèlerin211. La spiritualité de Massignon va au-delà de la soumission, au-delà de l’humilité. Devant Dieu, ce qu’il évoque, c’est sa pauvreté d’âme, son « indignité originelle »212. Cet homme qui était poussière n’est-il pas uniquement destiné à redevenir poussière ? On peut se demander si l’humilité du mystique musulman ne devient pas, sous la plume de Massignon, un désir d’anéantissement au cœur duquel se tient la tentation du néant. 3.5.2 Aridité spirituelle Massignon se passionne essentiellement pour la mystique des premiers siècles de l’Hégire et accentue l’idée musulmane de l’inaccessibilité divine y voyant la source théologique d’une mystique de l’« aridité » qui ne peut que « se consumer, sans modes, devant la gloire de l’inaccessible Unité divine ». Il insiste sur les vertus de faqr (pauvreté), de ṣabr (endurance, patience). Mais plus que la pauvreté intérieure, plus que l’ascèse, il suggère que la voie mystique conduit jusqu’à l’Au-delà : on peut, avec Patrick Laude, se demander, si Massignon ne réduit par la mystique musulmane à une voie de mort en islām …213 Le Prophète, modèle archétypique de la vie mystique en islām, n’enjoint pas le mystique de franchir l’enceinte. Il n’essaie pas d’entrer dans la vie personnelle de Dieu. Massignon croit, quant à lui, que cette enceinte fut franchie par al-Ḥallāj et que la vie mystique doit être vécue au-delà de la Loi. Il croit que le papillon doit brûler dans la flamme. Physiquement. Après le fanāʾ, le mystique devrait connaître le baqāʾ, qui est réalisation de soi, « recouvrance » de son identité selon l’intention divine et recouvrance de sa vie la plus profonde dans le dessein providentiel214. Mais selon Massignon, l’être humain semble indigne d’endosser les attributs divins. 3.5.3 Se dépouiller … de la condition humaine elle-même Louis Massignon croyait en la nécessité de quitter ce monde, de placer son espérance dans l’Au-delà pour trouver Dieu. Il conçoit la mystique comme une voie de souffrance et de tourment. Sous sa plume, al-Ḥallāj devient aussi tourmenté qu’Iblīs (Satan). Se référant à un texte de Mohammed Iqbal, il écrit :
211 Laude, Massignon intérieur, op. cit., p. 56. 212 Massignon, Parole donnée, op. cit., pp. 282-283. 213 Laude, Massignon intérieur, op. cit., pp. 156, 158. 214 Ibid., p. 158.
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« À l’exemple d’Iblis, Hallâj, […] a choisi la Coupe ensanglantée, s’est privé du Bien aimé en brûlant dans le Feu de sa damnation »215. Massignon traduit le texte du Kitāb al-Ṭawāsīn dans lequel al-Ḥallāj rappelle le refus d’Iblīs de se prosterner devant Adam affirmant parce qu’il estime qu’il vaut mieux que lui (orgueil, istikbār), parce qu’il est de feu tandis qu’Adam est de limon, parce qu’il veut connaître Dieu totalement plutôt que de Lui obéir216. Iblīs est de feu, Adam de limon : l’étymologie hébraïque du nom « Adam » et celle latine de l’adjectif « humble » font toutes deux références à la terre217. Comme si Adam était du côté de la terre, de l’humilité, et comme si à l’inverse, la fièvre de l’orgueil éloignait de la terre, de la prosternation, entraînant une prise de distance avec ce qui est l’origine de l’humain. Al-Ḥallāj écrit dans le Ṭā sīn al-azal : « Les plus diserts des mystiques sont restés muets sur Satan, et les sages n’ont pas trouvé la force d’exprimer ce qu’ils en avaient appris. Satan est plus ferré qu’eux sur l’adoration, il est plus proche qu’eux de l’Être, il a sacrifié davantage au zèle de Le servir, il a tenu plus qu’eux son serment, il s’est rapproché plus qu’eux de l’Adoré ». Al-Ḥallāj justifie le refus d’Iblīs de se prosterner « parce qu’il contemplait depuis très longtemps »218. Iblīs, pur monothéiste, refuse de cesser de contempler Dieu. Il refuse d’accorder à Dieu une confiance « aveugle ». Il veut voir, il veut savoir. Al-Ḥallāj donne raison à Iblīs, l’amoureux de Dieu, le monothéiste radical. À l’encontre de cette interprétation ḥallājienne, Ibn ʿArabī estime qu’Iblīs a commis une erreur en refusant de se prosterner devant Adam : il estime que bien que les anges soient plus parfaits que les humains, plus puissants et moins encombrés des lourdeurs de l’existence corporelle et mortelle, la fonction d’Adam dans le cosmos est davantage centrale. C’est Adam qui fut créé pour être le khalīfa divin, le lieutenant, le microcosme. Embrassant toutes les couches du réel et connaissant le divin par la pluralité des noms divins, Adam est l’achèvement (kāmil). Selon Ibn ʿArabī, l’ascétisme des premiers mystiques de l’islām, tel al-Ḥallāj, ascétisme par lequel l’individu s’efforçait de se dépouiller non seulement de l’égoïsme de la nafs mais de la condition humaine elle-même, ne pouvait qu’induire une sous-estimation du rôle de l’humain dans l’univers. Tandis que selon Ibn ʿArabī, l’être humain en tant qu’humain est le lieu de l’auto-réflexion divine219. 215 Massignon, « Préface », Reconstruire la pensée, op. cit., p. 3. 216 Massignon, Passion (1922), II, p. 864, al-Ḥallāj, Ṭawāsīn, ch. VI, p. 1. 217 Adam ← adīm : la terre, en arabe ; adamah : la terre, en hébreu ; humble ← du latin humilis, bas, humus, terre. 218 Massignon, Passion (1922), II, p. 876. Ṭā sīn al Azal, §34 ; §35. 219 Sells, « Perplexité du langage », op. cit., pp. 171-172.
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Figure 6.1 Satan refusant de se prosterner devant Adam. Majālis al-ʿushshāq, Ḥusayn Gazurgāhī. Louis Massignon reproduit cette miniature dans La Passion (1922), II, p. 871 avec la légende suivante : « Satan refuse d’adorer Adam. N.B. Satan, la figure noircie, est accroupi à droite sur son tapis de prière » BnF, Dpt des manuscrits, suppl. persan 1559, fo 10
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La vision de la mystique musulmane selon Massignon est donc celle d’une mystique du dépouillement. Il ne s’agit pas se dessaisir uniquement de l’ego : il s’agit de se défaire de sa nature humaine-elle-même, de ses attributs humains220. Al-Ḥallāj pensait qu’Iblīs avait eu raison de ne pas se prosterner devant Adam. Dans le Coran, après que Dieu a établi l’humain sur terre comme son lieutenant, les anges Lui demandent : {Vas-Tu y désigner un qui y mettra le désordre et répandra le sang, alors que nous, par Ta louange, chantons pureté, et proclamons Ta sainteté ?} (Cor 2, 30). Mais Dieu leur répondit : {Innī aʿlamu mā lā taʿlamūn} (En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas !). D’après le Coran, Dieu sait ce que l’humain ignore. Face à la création divine, deux attitudes sont possibles : faire confiance à Dieu et croire que la création de l’homme est un bien en dépit de l’incompréhension que suscitent les désordres et les crimes de cette créature, ou bien déplorer l’existence de cette créature qui sème le désordre et répand le sang et refuser de se prosterner devant elle. On comprend ici combien l’islamologue était tourmenté par cet humain indigne, combien il peinait à placer en lui son espérance. Sa vision de la mystique musulmane dénote un certain découragement vis-à vis de la nature humaine. À certains égards, il semble que dans cette spiritualité, le désir de Dieu, qui est ici un désir du Ciel, soit en partie motivé par un refus de soi. 4
Quête du vrai et quête de la Vérité
Louis Massignon a consacré sa vie à l’auteur du Kitāb al-Ṭawāsīn, ouvrage qui contient une méditation sur Iblīs. Son étude de la mystique est en réalité le lieu d’une recherche personnelle, théologique : ici, recherche académique et cheminement théologique se confondent, s’entretissent. Mais c’est surtout le besoin pressant de devoir trouver une réponse aux questionnements qui l’habitent tout entier qui le pousse vers al-Ḥallāj. Massignon brûlait d’une inquiétude métaphysique intense, il était habité par une angoisse eschatologique, une interrogation sur le sens de l’histoire humaine. C’est habité par ces questionnements qu’il abordait la mystique musulmane, c’est porteur de ce regard inquiet qu’il la scrutait, ne « voyant » alors apparaître que les éléments 220 L’œuvre et la personne de Massignon sont traversées par de nombreuses contradictions. Si la manière dont l’islamologue comprend la figure d’al-Ḥallāj semble trahir une faible confiance en la nature humaine, l’islamologue était par ailleurs une figure chrétienne engagée dans des combats de justice sociale, tel le combat en faveur de la Palestine. Ainsi, certains aspects de la figure de Massignon invitent à ne pas le camper dans une posture de mépris de la chair ou de l’ici-bas, car son vécu est bien celui d’un engagement de tout son être, en faveur de ses contemporains, à travers lequel il vit, en chrétien, le mystère de l’incarnation.
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susceptibles d’éclairer son questionnement, ou d’apaiser sa fièvre intérieure. Massignon était un interprète au regard prismatique. L’exemple de ce savant montre clairement pourquoi, comme l’observe Waardenburg, « la question de l’interprétation précède toute question de vérité et de réalité »221. Comme l’écrit Josef van Ess, le résultat des recherches de Massignon nous informe non seulement sur l’objet traité, mais aussi sur sa manière de le voir222. Cette œuvre déploie une interprétation subjective d’une réalité. Cet exemple montre combien, en matière de sciences des religions, la subjectivité du chercheur doit être prise en compte : « Si la subjectivité est caractéristique de la conscience religieuse, il est absolument nécessaire de la prendre en compte »223, écrit Waardenburg. À ce sujet, Annemarie Schimmel s’interroge : Peut-on vraiment traiter de religion — en général ou sous ses formes spécifiques — comme s’il s’agissait d’un objet d’étude parmi d’autres, comme le prétendent de nos jours de nombreux historiens de la religion ? Personnellement, je me demande si une étude totalement objective de la religion est possible, lorsque l’on respecte, dans l’approche d’une personne, la sphère du Numineux et le sentiment de l’autre monde, lorsque l’on a conscience qu’il s’agit d’actions, de systèmes de pensée, de réactions humaines et de réactions qui se situent en dehors de la recherche purement « scientifique »224. D’après cette spécialiste de la mystique musulmane, il est difficile de conserver une distance lorsque l’on traite de religion et le prisme personnel du chercheur ou de la chercheure sera toujours reflété dans l’étude. Massignon était poussé durant ses recherches par une quête existentielle, théologique et philosophique. En historien des religions il recherchait le vrai, mais en tant qu’être humain, il recherchait La Vérité. En poursuivant sa quête, il a trouvé la figure d’al-Ḥallāj. Cette figure l’a ébloui. Son exemple montre combien la quête intérieure, existentielle du chercheur affecte les résultats de l’étude, positivement ou négativement. Positivement et négativement. Elle montre qu’il est illusoire de prétendre à « l’objectivité » dans le cadre de l’étude du religieux, car le chercheur chemine lui aussi. Waardenburg, formule cette difficulté en ces termes : « Ceux qui ont fait de l’étude de la religion leur métier sont, peut-être dans un sens plus existentiel que dans d’autres disciplines, des esprits qui cheminent »225. 221 Waardenburg, Islam et sciences des religions, op. cit., p. 42. 222 Van Ess, « Massignon vu à travers le regard d’un allemand », op. cit., p. 70. 223 Waardenburg, Islam et sciences des religions, op. cit., p. 42. 224 A. Schimmel, Deciphering the signs of God. A phenomenological Approach to Islam, N.Y., State University of New York Press, 1994, pp. XI-XII. 225 Waardenburg, « Massignon’s Study of Religion and Islam », op. cit., p. 136, (tr.).
Conclusion L’interprétation n’a pas plus à être vraie que fausse. Elle a à être juste Jacques Lacan1
∵ Le présent ouvrage, soucieux de mettre en lumière la spécificité de la vision de la mystique musulmane de Louis Massignon, s’est attaché à préciser la particularité de sa posture herméneutique vis-à-vis de son champ d’étude. L’analyse contextuelle a permis de recenser certains éléments ayant orienté le regard du chercheur sur la mystique musulmane : l’intérêt croissant que suscite l’étude de la mystique, l’attention accrue portée au sentiment religieux, l’avènement d’une religion plus personnelle, intérieure, ainsi que l’attrait pour les entreprises comparatistes, sont quelques-uns des traits de la réalité française contemporaine de l’islamologue. Replacer cette œuvre dans le contexte catholique pré-conciliaire a permis d’en saisir la modernité et de saisir la portée de textes au sein desquels la possibilité de grâces surnaturelles en islām se trouve énoncée. Du vivant du chercheur, on assiste par ailleurs à l’institutionnalisation des sciences des religions qui s’émancipent du socle de la théologie et s’inspirent, dans leur redéfinition et dans leur méthodologie, de l’histoire des religions. Massignon est également témoin de l’institutionnalisation de l’islamologie et de la création d’un champ d’étude consacré à la mystique musulmane. L’internationalisation d’une communauté savante à la mobilité géographique croissante ayant « l’Orient » puis plus précisément « l’islām », pour champ d’étude, la tenue de congrès scientifiques internationaux permettant l’intensification de collaborations entre experts et la réalisation de projets éditoriaux d’envergure internationale telle l’Encyclopédie de l’Islam, dessinent les contours de l’univers au sein duquel s’inscrit le travail de Massignon. L’impact de l’expansion coloniale sur le développement des études arabes et islamiques a été étudié. À ce titre, plusieurs arguments énoncés dans le cadre de la critique de l’orientalisme ont été rappelés : indéniablement, le monde 1 Jacques Lacan, « C’est à la lecture de Freud », in Lacan, éd. R. Georgin, Cahiers Cistre, no 3, nov. 1977, pp. 9-17 (15-16).
© Florence Ollivry, 2023 | doi:10.1163/9789004548176_009
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des arabisants est traversé par une tension entre logique savante et logique politique, entre académisme et mission civilisatrice. Pourtant, il convient aussi de souligner la force d’une tradition savante qui conserve son autonomie par rapport aux demandes politiques suscitées par l’expansion coloniale. Massignon, en qualité de savant arabisant, se trouve dans une posture à la fois privilégiée et incommode au sein du monde musulman : témoin de prédilection des mutations intellectuelles en cours, proche des élites musulmanes, il est au demeurant accusé d’espionnage et inspire régulièrement la méfiance. L’époque de la Nahḍa, que nous comprenons comme une relecture créative de la tradition à partir d’une nouvelle posture herméneutique ancrée dans le paradigme de la modernité, comme un temps de réflexion sur la langue arabe et de libération de la parole, voit l’avènement de la figure de l’intellectuel au Moyen-Orient : au vu de l’intensité des liens tissés entre l’islamologue et plusieurs intellectuels du monde arabo-musulman, prendre en compte son ancrage au sein de ce « moment » de l’histoire apparaît essentiel. L’analyse biographique a mis en valeur plusieurs éléments ayant façonné son regard sur la mystique musulmane. À l’EPHE, Hartwig Derenbourg lui transmet une certaine attention philologique aux textes. Puis à l’IFAO du Caire, nait une passion pour l’archéologie et la topographie. En Iraq, son approche opère de plus en plus sur un mode sociologique et anthropologique. Chercheur, observateur, Massignon est aussi un « pèlerin scientifique » fasciné par les sépultures des premiers mystiques de l’islām. Il s’intéresse alors à l’histoire d’al-Ḥallāj et choisit de lui consacrer sa thèse doctorale : une relation passionnée se noue entre le chercheur et cette figure oblative. En 1908, un événement intérieur intense le bouleverse profondément, montrant que loin d’être un observateur impassible face à un objet d’étude, il est un sujet affecté par la réalité qu’il explore et cherche à comprendre. À Bagdad, il est accueilli par la famille al-Alūsī, qui lui donne accès aux manuscrits de la ville et le met en contact avec le damascène Jamāl al-Dīn al-Qāsimī. Les échanges avec ces lettrés levantins lui font notamment comprendre qu’il est vain d’aborder le taṣawwuf islāmī avec des catégories préconçues ou d’opposer systématiquement mystique musulmane et réforme salafie. Massignon se rend régulièrement en Égypte où il fonde la Badaliyya, l’association des Ikhwān al-ṣafāʾ ainsi que Dar el-Salam, autant d’initiatives en faveur du dialogue entre religions abrahamiques. Au Caire, les cours qu’il donne sur l’origine des termes philosophiques arabes témoignent de la centralité de la question lexicale dans son approche des textes des mystiques musulmans. Membre des Académies de Langue Arabe du Caire et de Damas, il s’engage pour la défense de la langue arabe, qu’il considère comme réellement propice
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à l’expression des états mystiques et de la transcendance divine. Parmi les savants ayant influencé sa vision de la mystique musulmane, ses relations avec ʿAbd al-Rāziq, Goldziher et Corbin méritent d’être mentionnées. Ces éléments contextuels et biographiques ont permis de définir la posture herméneutique de ce chercheur vis-à-vis de son champ d’étude : ils façonnent un regard personnel, historicisé et unique. C’est à un moment particulier de l’Histoire, et porteur d’une histoire personnelle, qu’il déchiffre son champ d’étude. Il s’agit donc d’un « point de vue » sur le réel et de ce regard interprétatif résulte une vision unique et subjective de la mystique musulmane. Originale et novatrice, la méthode de Massignon se fonde à la fois sur une lecture scrupuleuse des termes techniques et méditative des textes, lus de façon intérioriste : le chercheur s’efforce de les comprendre du dedans, d’en avoir une vision globale, non de les disséquer. Cette méthode invite le chercheur à opérer un décentrement, à se défaire de ses préjugés, à redresser son regard, à se mettre à la place de l’autre. Ici, le religiologue participe au monde qu’il étudie et peut s’en trouver lui-même transformé. La recherche devient une expérimentation quasi-religieuse. Massignon part de ce qui fait sens pour le croyant, il se propose de Comprendre (Verstehen), plutôt que d’expliquer (Erklären). Concernant les origines de la mystique musulmane, tandis que la plupart des thèses de ses contemporains insistent sur les origines exogènes de la mystique musulmane, il démontre dans son Essai l’importance de la source coranique au plan lexical et souligne le caractère foncièrement islamique de la mystique musulmane. Analysant la manière dont les premiers ṣūfis se sont approprié l’idiome arabe, il souligne le rôle axial joué par le Coran dans la formation du langage mystique. Son intérêt pour la période formative de la mystique musulmane, proche de la pureté originelle, issue d’une arabité vierge de toute influence étrangère, n’a d’égal que son mépris pour la mystique plus tardive, qui reçoit l’influence du néoplatonisme, ce qui altéra, selon lui, la pureté coranique et la sincérité ascétique des premiers siècles de l’Hégire. Sa conception de la sainteté d’al-Ḥallāj se comprend à la lumière du débat qui, de son vivant, porte sur l’existence de grâces spirituelles en dehors de l’Église et grâce à l’évocation des modèles de saints et de saintes chrétiens, figures d’intercession, de compassion et de souffrance, qui le fascinèrent dans sa jeunesse. Al-Ḥallāj peut-il, selon Massignon être qualifié de saint ʿīsawī ? Comment interprète-t-il la mort d’al-Ḥallāj ? L’étude a permis de montrer que l’union mystique spirituelle et corporelle d’al-Ḥallāj se réalise d’après lui sur un mode christique. Le procès de ce martyr devient le procès de l’amour divin, le procès de la mystique authentique. Massignon lit l’histoire de ce mystique à partir
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d’une conception chrétienne de la sainteté et choisit, comme paradigme de la sainteté, une figure marginale, non représentative de l’ensemble des vocations mystiques en islām : en ce sens, la vision de son champ d’étude apparait comme gauchie, déformée. Ici apparaît l’intention de l’œuvre : il s’agit de faire connaître al-Ḥallāj et de faire reconnaître sa sainteté. Il apparaît donc que sa posture n’est pas seulement scientifique : elle est aussi religieuse, théologique. L’historiographie est ici un moyen au service d’une quête religieuse, existentielle, non une fin. D’où un certain flottement méthodologique, qui résulte possiblement du fait que l’étude elle-même a nourri la spiritualité du chercheur, l’a conduit à cheminer, qu’elle a été le lieu même d’une quête religieuse. Ultimement, la mystique en islām, dans l’œuvre de Massignon, se distingue par son caractère profondément coranique, foncièrement islamique. Elle est une méthode expérimentale d’union à Dieu, un effort d’intégration, d’intériorisation du vocabulaire coranique, une interprétation « anagogique » des textes sacrés. Elle comporte une dimension expérientielle qui consiste à « rejouer » les choses en soi (le récit du miʿrāj, par exemple). Elle est une thérapeutique, une science de la guérison des cœurs. Elle a une valeur médicale ; elle est une règle de vie. Cette vision se fonde sur une opposition qu’il construit entre la voie de la waḥdat al-shuhūd, dont al-Ḥallāj est à ses yeux le sommet, et celle de la waḥdat al-wujūd, synonyme selon lui de décadence, portée par Ibn ʿArabī. Concernant la mystique ḥallājienne, il la présente comme une voie d’ascèse, d’endurance, de purification par la souffrance. C’est une voie de ferveur, une mystique toute en actes d’adoration, fondée sur l’analyse expérimentale, l’introspection de la pratique cultuelle. Il s’agit humblement de subir la transcendance de Dieu, de se prosterner devant Lui. Au cœur de l’union mystique transformante et personnalisante, le mystique devient le témoin de Dieu. C’est une mystique de l’amour, une mystique oblative dans laquelle la mort supprime le dernier obstacle à l’union parfaite avec Dieu : le « moi » propre. Dieu se donne dans la consommation de la souffrance, clé du dépassement de soi. Le mystique ne peut se conjoindre à Dieu que dans le sacrifice, l’amour, la déréliction. Ici, l’épreuve est acceptée, toute médiation est refusée, la transcendance est absolue. À cette voie, il oppose celle de la waḥdat al-wujūd, qui a subi selon lui, l’influence de la philosophie grecque néoplatonicienne, influence qu’il regarde comme une cause d’altération de la pureté des premiers siècles de l’Hégire. Figure emblématique de cette voie, Ibn ʿArabī est vivement critiqué par Massignon. Il reproche au Shaykh al-Akbar de supprimer la radicalité de la transcendance au profit d’une vision émanationniste, d’atteindre à une
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sérénité quiétiste indifférente à l’égard des injustices de ce monde, de réduire la mystique à une esthétique formelle, d’emprunter son vocabulaire au syncrétisme hellénique, d’intellectualiser l’idée de Dieu. Il tend à opposer mystique et philosophie, ascétisme et abstraction. L’exemple de Massignon, qui, dans sa description des deux voies, construit certaines dichotomies simplificatrices et refuse de prendre en compte les lignes de continuité existantes entre ces voies, montre combien il importe, afin d’appréhender avec justesse l’histoire religieuse de l’islām, de bien penser l’élaboration de catégories conceptuelles adéquates. Le rejet d’Ibn ʿArabī par Massignon a pour corollaire un refus de la médiation, de la théophanie. Tandis que le Shaykh al-Akbar soutient les droits de l’homme face à Dieu, Massignon prône l’« auto-destruction ascétique » des saints. S’il se passionne essentiellement pour la mystique des premiers siècles de l’Hégire c’est parce qu’elle accentue l’idée musulmane de l’inaccessibilité divine, y voyant la source théologique d’une mystique de l’aridité. Chez lui, l’union de l’âme avec Dieu coïncide avec un dépouillement ou plutôt un écorchement : il s’agit d’une mystique du fanāʾ. L’état de baqāʾ (subsistance) n’apparaît pas dans sa vision de la spiritualité ḥallājienne. Cette quête trahit selon nous une hantise de la damnation : l’humilité du mystique devient sous la plume de Massignon, une indignité, un désir d’anéantissement. L’être humain semble indigne d’endosser les attributs divins. Rien ne subsiste après l’union et Massignon paraît réduire la mystique musulmane à une voie de mort en islām. Son étude de la mystique apparaît in fine comme le lieu d’une quête personnelle, théologique : c’est habité par ces questionnements qu’il aborde la mystique musulmane, c’est porteur d’un certain regard qu’il la sonde. Comme l’écrit Josef van Ess, Massignon a eu le mérite de donner du sens à un « ensemble culturel qui, sous la loupe de la spécialisation moderne » risquait de perdre sa cohérence ; sa vision « peut nous aider à ouvrir nous-même les yeux »2. Il convient également de souligner l’importance de l’impact de l’œuvre de Louis Massignon sur les études islamiques. Ce professeur du Collège de France et de l’EPHE a mis en place le champ d’étude « mystique musulmane » au sein de l’Université française et a orienté les travaux de plusieurs spécialistes de la mystique musulmane : notamment ceux d’Henry Corbin, d’Amélie-Marie Goichon (1894-1977), de Louis Gardet, de Roger Arnaldez, d’Henri Laoust, de Jean Mohammad Abdel Jalil, de Paul Nwyia, de Robert Caspar, de Serge Laugier de Beaurecueil, d’ʿUthmān Yaḥyā, Ibrāhīm Madkūr (1902-1996), d’ʿAbd al-Ḥalīm Maḥmūd, d’Abū al-Wafāʾ al-Taftazanī. Son influence et son exemple se sont fait sentir chez Helmut Ritter, Fritz Meier, Annemarie Schimmel pour ne citer 2 Van Ess, « Massignon vu à travers le regard d’un allemand », op. cit., p. 70.
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que quelques noms. L’impact de cette œuvre est perceptible jusqu’à nos jours et la multiplication de traductions des œuvres des Rūmī, Anṣārī, Suhrawardī al-Maqtūl, Ibn ʿArabī, Nūr al-Dīn ʿAbd al-Raḥmān Jāmī (m. 817/1414), ʿAbd al-Karīm Jīlī (m. v. 815/1412), Aḥmad Ibn ʿAṭāʾ Allāh (m. 709/1309) et des études qui leur sont consacrées a été suscitée par l’œuvre de Massignon : incontestablement, l’œuvre de ce savant a contribué à la fondation d’un champ d’étude et elle a inspiré durablement le monde des études islamiques. Cependant, au sein du présent ouvrage, on a pu vérifier l’hypothèse heuristique selon laquelle la posture herméneutique du chercheur, sa philosophie implicite, ses catégories conceptuelles, son vécu expérientiel pendant la recherche, sa quête existentielle, sa subjectivité, influencent la manière dont le chercheur comprend et interprète la réalité étudiée. L’analyse a révélé que différents éléments tels le contexte, la biographie, la méthode, l’intention, la spiritualité, la quête existentielle, ou encore le fait de cheminer au fil de l’étude étaient susceptibles de « gauchir » la manière dont un chercheur aborde et perçoit son champ d’étude. La vision de l’histoire des vocations mystiques en islām, selon Massignon, apparaît comme une interprétation subjective de cette réalité : une vision qui n’est ni neutre, ni universelle, mais située et unique3. Et de la même manière, reconnaissons ici que notre lecture de l’œuvre de Massignon est fonction de notre propre posture herméneutique, car, comme l’écrit Gadamer : « Le lecteur peut, et bien plus, doit s’avouer à lui-même que les générations à venir comprendront différemment ce qu’il a lu dans ce texte »4.
Vers plus de justesse, vers plus de justice
La présente réflexion est née d’un questionnement épistémologique sur la manière dont les concepts véhiculés par la recherche découpent le réel, sur la place de la subjectivité du chercheur en sciences des religions. En définitive, quels éléments peuvent être apportés à ce vaste questionnement ? À l’article « Mawsūʿa » (encyclopédie) de l’EI2, Emeri van Donzel (1925-2017) cite Theodor Houtsma, le rédacteur de l’EI1, qui se félicitait de ce que presque tous les contributeurs de ce projet éditorial soient « Chrétiens »5. Cette 3 Voir : Ollivry, « La place de la subjectivité », op. cit. 4 H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, éd. P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Paris, Éd. du Seuil, 1996 [1960], p. 362. 5 Van Donzel, « Mawsūʿa », EI2, VI, p. 901, cite Martijn Theodor Houtsma, rédacteur en chef de l’EI1 : « À quelques exceptions près, mes collaborateurs sont tous des Chrétiens et appartiennent à des peuples très divers. Il est donc nécessaire pour la Rédaction, qui a pour tâche
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remarque montre qu’au début du siècle, prévalait l’idée qu’être extérieur à l’islām était perçu comme garantissant une certaine objectivité. On croyait alors que la non-affiliation à une religion permettait d’en avoir une vision « neutre ». Pourtant, depuis 1978, la critique saïdienne a montré que les islamologues « occidentaux » (les « orientalistes ») étaient susceptibles de représentations erronées de l’islām et a encouragé les chercheurs à réévaluer constamment leur démarche6. Au cours des dernières décennies, certaines prises de conscience ont vu le jour. Dans le présent ouvrage, on a voulu montrer que l’idée selon laquelle une encyclopédie était « universelle » ou que la « science des religions » était « scientifique » et donc « neutre », n’allait pas de soi. L’idée selon laquelle tout savoir est situé a été avancée et nous avons montré que le chercheur ne peut se défaire de sa subjectivité. C’est pourquoi nous affirmons la nécessité d’interroger la prétention à l’universalité de la méthode scientifique. Dès qu’il y a regard porté sur, il y a perspective et donc point de vue subjectif, partial, situé. Réaliser qu’une recherche est tributaire de la particularité d’une posture herméneutique conduit à prendre conscience de ses propres préjugés, de sa philosophie implicite personnelle, à interroger son cadre conceptuel. Des affirmations comparables ont été énoncées dans le cadre des études postcoloniales. La critique occidentaliste de l’universalisme abstrait rappelle que beaucoup d’études prétendant à l’universalisme sont en réalité eurocentrées. Ramón Grosfoguel appuie, par exemple, l’idée que les chercheurs doivent reconnaître qu’ils parlent toujours à partir d’un emplacement spécifique. L’idée selon laquelle nous pouvons produire des connaissances non positionnées, non localisées, neutres et universalistes, selon lui, est un mythe : les conceptions universelles, globales sont toujours déjà situées dans les histoires locales7. Comme l’écrit l’historien Raymond Aron, les savants sont des hommes qui évoluent au sein d’une société particulière, d’une époque donnée. « L’orientation et le style des recherches sont marqués par le caractère des hommes et non pas des seuls savants, car les uns ne sont jamais rigoureusement séparables des autres »8. de maintenir le caractère scientifique et neutre du travail à un niveau élevé et impartial, de veiller à ne pas attribuer des articles à des mains incompétentes ». 6 Waardenburg, Islam et sciences des religions, op. cit., p. 59. 7 R. Grosfoguel, « Colonial Difference, Geopolitics of Knowledge, and Global Coloniality in the Modern/Colonial Capitalist World-System », Review (Fernand Braudel Center), vol. 25, no 3, 2002, pp. 203-224 (208). 8 R. Aron, « Introduction », in Le savant et le politique, M. Weber, trad. J. Freund, Paris, Plon, 1959, pp. 9-57 (20).
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Afin d’éviter de plaquer certains cadres conceptuels sur une réalité, interroger les catégories au moyen desquelles le chercheur réalise une lecture de l’islām est un geste méthodologique que recommande Waardenburg. Il fait remarquer que du point de vue des sciences des religions, il convient, en abordant l’islām en tant que religion, de s’interroger sur les modalités d’une recherche qui reconnaît l’islām comme un objet d’étude à part entière et ne l’aborde pas en fonction de critères sociaux, moraux, spirituels ou esthétiques occidentaux. Il convient de se demander comment parer à la tentation de lire les données islamiques à travers une grille positiviste ou idéaliste, purement matérielle ou purement spirituelle9. Waardenburg souligne combien la recherche peut être tributaire des présupposés et du contexte culturel du chercheur. Il pointe notamment le risque d’un recours à « des modèles comparatifs ethnocentriques ou apologétiques, sources d’images totalement déformées de tout ce qui se trouve hors de leur propre monde »10. Comme l’écrit Gadamer dans Vérité et Méthode, il n’y a pas « de compréhension qui soit libre de tout préjugé, bien que la volonté de notre connaissance doive s’appliquer à échapper aux chaînes de ceux qui sont les nôtres »11. C’est pourquoi « il faut un effort critique particulier pour se libérer du préjugé en faveur de ce qui est écrit et, ici comme en toute affirmation orale, pour distinguer l’opinion de la vérité »12. Cet effort est nécessaire et « l’horizon du présent est en formation perpétuelle dans la mesure où il nous faut constamment mettre à l’épreuve nos préjugés »13. Interroger les catégories conceptuelles, prendre conscience de ses préjugés, sont donc deux précautions méthodologiques à la faveur desquelles il est possible de construire les conditions d’une compréhension plus juste, d’une écoute plus transparente du réel. Notre réflexion a été guidée par un souci de justesse au plan méthodologique et portée par un désir de justice au plan éthique : la méthodologie est ici service de l’éthique, la justesse au service de la justice. Subordonner le discours sur l’autre à l’exigence de la justesse, c’est déjà lui rendre justice, le reconnaître dans ce qu’il ou elle est. Une autre question centrale est celle de la subjectivité : c’est-à-dire la question du sujet, de l’humain. Dans L’intelligence émotionnelle du savoir, Françoise Waquet déplore le fait que bien souvent les scientifiques « apparaissent donc comme des idées, des découvertes et des livres, des machines à penser, des 9 10 11 12 13
Waardenburg, Islam et sciences des religions, op. cit., p. 32. Waardenburg, Des dieux qui se rapprochent, op. cit., p. 86. Gadamer, Vérité et Méthode (1996), op. cit., p. 516. Ibid., p. 293. Ibid., p. 328.
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Conclusion
profils de carrière, des agents rationnels » et que l’on oublie qu’ils sont aussi des êtres de chair et d’os14. En réalité, pour cette auteure, l’homo academicus n’est pas émotionnellement neutre. Le sujet qui mène la recherche peut être lui-même porteur d’émotions. « Le savant n’est pas un parangon de rationalité et la pensée scientifique pure d’émotions »15. Cette auteure observe que l’objectivité scientifique est d’abord et surtout un effacement du moi, visant à éliminer toute idiosyncrasie chez le chercheur. « Cet effacement porte à l’instauration d’un moi scientifique, d’un moi de travail, d’un moi sans subjectivité »16. Longtemps, la subjectivité a été présentée comme un ennemi intérieur devant être combattu, comme si l’objectivité scientifique passait par une répression de la subjectivité. Une telle perspective établit l’objectivité et la subjectivité en un couple antithétique et occulte le fait que le savant est un être humain. En tant que sujet, le savant est subjectif. Conséquemment, son regard, particulier, situé, ne saurait être qualifié d’« universel » ou de « neutre ». Il s’agit donc de prendre acte des émotions, de ne pas les rejeter mais de les intégrer pleinement dans le travail17. Au plan méthodologique, aller vers une compréhension plus juste de la réalité étudiée implique ainsi de prendre en compte la dimension humaine du chercheur-sujet, qui n’est pas un être abstrait. Cette idée a également été avancée par Raymond Aron qui estime « qu’il est vain de recommander l’objectivité, si l’on entend par là l’indifférence aux valeurs, quand il s’agit des hommes, d’aujourd’hui ou d’hier, et de leurs œuvres, bénies ou maudites ». Cela ne permettrait pas, selon lui, de saisir « l’âme profonde de ces êtres disparus si l’on éprouvait à leur égard des sentiments comparables à ceux qu’éveillent les vivants »18 : pour ce philosophe, l’amour et la haine sont les vrais ressorts de la compréhension. Dans l’étude de la mystique, le discours du chercheur n’est pas neutre. Il est toujours situé. Ce discours, bien qu’il prenne l’Absolu pour objet, ne peut prétendre à l’universalité. C’est depuis une posture herméneutique particulière que l’on observe, que l’on écrit. Nous croyons que la subjectivité n’est pas le contraire de l’objectivité et qu’en revanche, il est possible de prendre conscience de sa subjectivité pour s’approcher de la réalité de l’objet étudié. La subjectivité n’est pas l’ennemi du discours scientifique : elle est un outil que l’on peut apprendre à manier et qui peut favoriser l’accès à la réalité de l’objet étudié. Elle peut servir la recherche ou l’entraver. 14 15 16 17 18
F. Waquet, Une histoire émotionnelle du savoir. XVIIe-XXIe siècle, Paris, CNRS, 2019, p. 10. Ibid., p. 187. Ibid., pp. 293. Ibid., pp. 316. Aron, « Introduction », op. cit., p. 14.
Conclusion
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Cette recherche sur un aspect de la production intellectuelle de Louis Massignon nous a encore permis d’observer qu’au cours de l’étude, il se passe quelque chose. Comme l’écrit Raymond Aron : « La réciprocité entre la rencontre avec l’autre et la découverte de soi est donnée dans l’activité même de l’historien »19. La compréhension se fait au moyen d’un engagement. Cela se vérifie surtout en sciences des religions, où comme l’écrit Carl Albert Keller (1920-2008), l’entreprise menée afin de comprendre la communication religieuse, exige que le religiologue « s’engage lui-même dans cette communication, qu’il la vive — ou essaie de la vivre — du dedans, à la place du pratiquant, comme le pratiquant. Entreprise dangereuse, assurément ! Mais unique moyen d’évaluer correctement ce qui se passe »20. Massignon a lui-même pressenti et éprouvé ce risque : il s’agit d’une étude qui engage tout l’être et dont on ne sort pas indemne. Au cours de cette recherche, nous avons observé que le chercheur se transformait au fil de l’étude, qu’il cheminait, qu’il était mu par une quête existentielle et que l’analyse de son champ d’étude le transformait : qu’il n’en sortait pas indemne. Alors qu’il étudie la mystique, sa propre quête religieuse ou existentielle peut affecter son regard. D’où l’importance, particulièrement en sciences des religions, d’analyser ce que l’on vit, de savoir d’où l’on parle, afin de ne pas se laisser happer ou aveugler, et d’opérer un retour réflexif sur sa pratique. Gadamer a montré que l’une des particularités des sciences de l’esprit était que le recours à la méthodologie scientifique ne suffisait pas à garantir la vérité. Pourtant, cette caractéristique n’altère pas leur caractère scientifique. Il s’agit au contraire de la justification de la prétention qu’elles élèvent depuis toujours, d’avoir une importance humaine particulière. Le fait que l’être propre de celui qui connaît y entre également en jeu dans la connaissance, marque bien la limite de la « méthode » mais non celle de la science. Ce que l’on ne peut pas demander à l’instrument de la méthode, il faut au contraire et on peut aussi l’atteindre, grâce à une discipline de l’interrogation et de la recherche qui garantissent la vérité21. Affermie par la conviction que toute recherche académique ou scientifique devrait se fonder sur une acceptation de la réalité, et que, dans le cadre d’un travail académique, le ou la chercheur·e devrait tendre à voir les choses telles 19 Ibid., p. 12. 20 C.-A. Keller, Approche de la mystique dans les religions occidentales et orientales, Paris, A. Michel, 1996, p. 38. 21 Gadamer, Vérité et méthode (1996), op. cit., p. 516.
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Conclusion
qu’elles sont et non pas telles qu’il ou elle voudrait qu’elles soient, la présente exploration a permis de mettre au jour l’importance de la mise en place d’une discipline de l’interrogation et de la recherche, et de l’adoption d’une posture humble : elle nous a permis de comprendre la nécessité de cultiver ce que Wael Hallaq appelle l’« humilité épistémique »22. Cette recherche nous a permis, à partir de l’exemple de Louis Massignon, de comprendre la nécessité de la mise en place de certaines conditions favorables à une compréhension plus juste de la réalité étudiée en sciences des religions : la prise de conscience de la particularité de sa posture herméneutique, l’énonciation de son intention de recherche, l’interrogation de ses catégories conceptuelles, l’explicitation de sa philosophie implicite, le maintien d’une distance critique vis-à-vis de son sujet d’étude, la réflexivité sur sa pratique, le dialogue avec d’autres collègues dans un esprit de collégialité et d’écoute des critiques d’autrui, sont quelques-unes des précautions méthodologiques permettant possiblement de construire les conditions du Comprendre23, d’aller vers une interprétation plus juste du réel. 22 23
« Espitemic humility » (tr.). W.B. Hallaq, Restating Orientalism, A Critique of Modern Knowledge, N.Y., Columbia University Press, 2018, p. 258. Expression employée par H. Corbin : Corbin, « Louis Massignon » [1962], op. cit., p. 59.
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Index des noms de personnes ʿAbbāsī (al-), al-Mahdī (Muftī) 103 ʿAbd al-Rāziq, ʿAlī 101 ʿAbd al-Rāziq, Muṣṭafā 95, 100-101, 272 Abdel Jalil, Jean Mohammad 274 Abdel-Malek, Anouar 32 Abdelouahed, Houria 218 ʿAbduh, Muḥammad 100 Abraham/Ibrāhīm (figure biblique et coranique) 25, 83-84, 106, 119, 135, 137, 176, 179, 189, 194, 204, 209, 214 Abū Hāshīm 124 Accart, Xavier 10 Adam 250, 266-268 ʿAdawiyya (al-), Rābiʿa 224, 229-230 Addas, Claude 240, 245 Affergan, Francis 81 Africain (l’), Léon/al-Ḥasan b. Muḥammad al-Wazzān al-Zayyātī) 11, 28, 60-61 Agar/Hājar (mère d’Ismāʿīl) 98, 163 Aḥmad, Ibn ʿAṭāʾ 160 Ālūsī (al-), ʿAlī ʿAlāʾ al-Dīn (Ḥājj ʿAlī) 81-86, 88 Iṣfaḥānī (al-), Abū Nuʿaym 48, 69 ʿAllāf (al-), Abū Hudhayl 157 Ālūsī (al-), ʿAbd Allāh Bahāʾ al-Dīn 85-86, 88-89 Ālūsī (al-), Abū al-Thanāʾ Shihāb al-Dīn/Le grand Alūsī 85-88, 91 Ālūsī (al-), ʿAllāma Ṣalāḥ al-Dīn Sayyid ʿAbd Allāh 86 Ālūsī (al-), famille/cousins 80-92, 119, 271 Ālūsī (al-), Maḥmūd Shukrī 44-45, 63, 81, 85-86, 89-91 Ālūsī (al-), Nuʿmān Khayr al-Dīn 85-86, 88-90 Amir-Moezzi, Mohammad Ali 219 ʿAmmār, Manṣūr b. 69 Amri, Nelly 166 Anastase-Marie de Saint-Élie/Anastās al-Karmlī 76 Anawati, Georges Chehata 5, 13, 131, 162, 220, 229, 234, 255 Andrae, Tor 31, 161 Anna-Katharina Emmerich (sainte) 172-173 Anṣārī al-Harawī, Khawājā ʿAbd Allāh 165, 238, 240, 261, 275 Anvar, Leili 181
Aquin (d’), Thomas 170 Arberry, J. Arthur 20 Archimède de Syracuse 18, 72, 175 Arendonk (van), Cornelis 31 Arfa-Mensia, Mokdad 10, 241-242, 252 Arkoun, Mohammed 40, 137, 148 Arnaldez, Roger 5, 10, 40, 82, 136, 139-140, 148, 158, 190-193, 196, 198-199, 213, 274 Aron, Raymond (m. 1983) 1-2, 6, 276, 278-279 Ashʿarī (al-), Abū al-Ḥasan 95 Asín Palacios, Miguel 19, 22, 31, 61, 134, 152, 155 ʿAsqalānī (al-), Ibn Ḥajār 90 ʿAṭāʾ Allāh, Aḥmad Ibn 211, 275 Ateş, Süleyman 160 ʿAṭṭār, Farīd al-Dīn 69, 74, 181-182, 250 Augustin (saint) 132 Avicenne. Voir Ibn Sīnā Avon, Dominique 24-25 Awljaytī (al-), Mirjān b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān al-Sulṭānī 85 Ayada, Souâd 256-258 Azm (-al), Sadik Jalal 33-34, 36 Badawī, ʿAbd al-Raḥmān 224 Balkhī (al-), Shaqīq 160, 181, 246 Balkhī, Abū al-Ḥasan 199 Bāqillānī (al-) 68, 90, 92 Baqlī Shīrāzī, Rūzbihān 114-118, 225 Barbier de Meynard, Charles 58 Baruzi, Jean 19, 170 Baṣrī (al-), ʿAbd Allāh b. Sālim 86 Baṣrī (al-), Ḥasan 164, 211, 231, 246 Basset, René 60 Becker, Carl Heinrich 28 Benaboud, M’hammad 35, 47 Berchem (van), Max 62, 65 Bergson, Henri 21 Berque, Jacques 4, 33 Bin Ramli, Harith 125 Bīrūnī (al-), Abū Rayḥān 58, 155 Bishrī (al-), Ṭaha Salīm 94 Bishrī (al-), Salīm 94 Bisṭāmī (al-), Abū Yazīd 58, 161, 181, 220-221, 224, 229 Blochet, Edgard 22, 151
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Index des noms de personnes
Bloy, Léon 137, 171, 173 Boas, Franz 26 Boer (de), Tjitze Jacobs 31 Boullan (Abbé) 172 Bounoure, Gabriel 142 Böwering, Gerhard 160, 194 Brentano, Clemens 173 Briand, Aristide 46 Brisson, Thomas 23, 55 Bucke, Richard M. 20 Burke III, Edmund 37 Burnouf, Émile 23 Bustānī (al), Buṭrus 50, 52
Djaït, Hichem 35, 39-40 Donner, Fred M. 163 Donzel (van), Emeri 275 Dozy, Reinhart 31 Durkheim, Émile 26-27, 100, 133-134, 140
Calvat, Mélanie 173 Camus, Jean-Pierre 120 Çankara, Ādi 19 Carra de Vaux, Bernard 21-22, 61, 152 Caspar, Robert 13, 138, 141, 223, 259, 274 Catherine de Sienne/de Gênes (sainte) 24 Caussin Perceval (de), Armand-Pierre 58 Certeau (de), Michel 1, 6, 120-121, 182-183, 218 Chabbi, Jacqueline 126 Chiabotti, Francesco 165, 166 Chittick, William C. 14, 128, 237-239, 253-254 Chodkiewicz, Michel 160, 185, 190, 240, 243 Christine l’Admirable (sainte) 172, 214 Claudel, Paul 24, 137 Comte, Auguste 26 Copernic, Nicolas 138-139, 142 Corbin, Henry 5, 10, 27, 29, 108, 113-119, 130, 135-136, 144-146, 162, 224, 236, 246, 258, 263, 272, 274 Cuadra (de), Luis 74, 176
Fahmī, Manṣūr 95 Fārābī (al-) 237 Farrūkh, ʿUmar 162 Fāṭima al-Zahrāʾ 117, 135, 147, 183, 214, 246 Fayṣal Ier (Roi) 46 Fischer, August 60 Flügel, Gustav 134 Foucauld (-de), Charles 11, 84, 135, 171, 174, 264 Freud, Sigmung 26 Fūʾād, Aḥmad (Prince) 46, 48, 94, 100
Dahan al-Mawṣilī (Père) 210 Daḥdal, Naṣer Mūsā 180, 181, 193, 194 Dakhli, Leyla 41, 47, 50, 56 Dansaert Testlin, Marcelle/Mme Massignon 11-12 Dārānī (al-), Abū Sulaymān 231 Ḍayf, Aḥmad 95 Daylamī (al-), Shams al-Dīn 160, 231 Defrémy, Charles 58 Descartes, René 95, 250 Dieulafoy, Jane 66-67 Dihlawī, Shāh Walī Allāh 86-87, 247 Dilthey, Wilhelm 25
Eckhart von Hochheim (Maître) 19, 132 Élisée de la Nativité 21, 170 El-Jaichi, Saer 168 El-Rouayheb, Khaled 49 El-Zein, Amira 208 Ernst, Carl 123, 185, 211, 212, 224 Ess (van), Josef 108, 146-147, 269, 274
Gadamer, Hans-Georg 18, 275, 277, 279 Galal, Mohammed 55 Gandhi 12, 70, 175, 179, 282 Garcin de Tassy, Joseph-Héliodore 58 Gardeil, Ambroise 19 Gardet, Louis 5, 10, 13, 93, 123, 130-131, 139, 170, 210, 218-219, 229-230, 234, 274 Gaudefroy-Demonbynes, Maurice 61 Gazurgāhī, Ḥusayn 186, 267 Geoffroy, Éric 125, 130, 132, 156, 159, 162, 184, 188-189, 219, 252, 260, 264 Ghazālī (al-), Abū Ḥāmid 13-14, 21, 68, 92, 106, 152, 212, 228, 232, 252-253 Ghulām Khalīl 203 Gibb, Hamilton Alexander Rosskeen 5 Gilliot, Claude 188, 194 Gilson, Etienne 114 Giraud, Maximin 173 Goeje (de), Michael Jan 31 Goichon, Amélie-Marie 274 Goldziher, Ignác 4, 28, 30-31, 46, 59, 84, 94, 102-111, 119, 134, 151, 272 Green, Julien 132 Gril, Denis 10, 57, 62, 70-71, 73, 125, 188
295
Index des noms de personnes Grosfoguel, Ramón 276 Guénon, René 43 Guidi, Ignazio 60 Ḥāfī (al-), Bishr b. al-Ḥārith 66, 69 Hallaq, Wael B. 280 Hamadānī, ʿAyn al-Quḍāt 212 Hamadhānī (al-), Yūsuf 92 Hamadhānī, ʿAlī 247 Hampâté Bâ, Amadou 13 Ḥanbal, Aḥmad b. 64, 69, 246 Hartmann, Martin 28, 60 Hartmann, Richard 151 Hatem, Jad 171 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 18 Heidegger, Martin 113 Heisenberg, Werner 37 Herbelot (d’), Barthélémy 27 Hodgson, Marshall 5, 49 Horovitz, Josef 136 Horten, Maximilian 22, 28, 152, 161 Houtsma, Martinj Theodor 30-31, 275 Hovyn, Marie Ferdinande Catherine 11 Hügel (von), Friedrich 24 Hujwīrī (al-) 126, 238 Ḥusayn b. ʿAlī (Imām) 195, 199 Hussein, Taha 54, 95 Huysman, Joris-Karl 11, 137, 171-173, 207 Iblīs/Satan 45, 201-202, 204, 223, 250, 265-268 Ibn ʿAbd al-Wahhāb, Muḥammad 86-87, 89 Ibn ʿĀbidīn 89 Ibn al-Fāriḍ 250-251 Ibn al-Jallā 231 Ibn al-Nadīm 179 Ibn ʿAqīl 90, 92, 212 Ibn ʿArabī/ al-Shaykh al-Akbar 65, 87, 91-92, 95, 114, 142, 146, 152, 160, 170, 190, 206, 208, 220, 236, 238-248, 250-254, 258, 266, 273-275 Ibn Barrajān 106 Ibn Baṭṭūṭa 68 Ibn Hūd 106 Ibn Khaldūn 15, 128, 234, 236, 252 Ibn Sabʿīn al-Mursī 94 Ibn Sīnā/Avicenne 13, 14, 113-114, 118, 146, 236-237 Ibn Taymiyya 86, 88, 90-92, 95, 230, 235, 251-252
Ibn Wāsiʿ, Muḥammad 246 Ibrahimi, Ahmed Taleb 6 Iqbal, Mohammed 54, 247, 265 Irwin, Robert 35 ʿĪsā. Voir Jésus Ismāʿīl (fils de Ḥājar et Ibrāhīm) 163-164, 204, 214 Ivanow, Vladimir 5, 29 Izutsu, Toshihiko 162 Jābir b. Ḥayyān 124 Jambet, Christian 9-10, 66, 70, 114, 117-118, 145, 236, 249, 255-257, 262-263 James, William 2, 19-20 Jāmī, ʿAbd al-Raḥmān 134, 275 Jawzī (al-), Abū al-Faraj b. 45, 48, 69 Jazāʾirī (al-), Ṭāhir 56 Jean de la Croix (saint) 19, 170 Jeanne d’Arc 197-198, 209, 214 Jerūshalmī, Tanchūm 103 Jésus 21, 24, 169, 173, 175, 196-198, 201, 216-217, 235, 189-195, 199 ʿĪsā 4, 73, 189, 190, 204, 212 (Jésus-)Christ 73, 76, 164, 171, 175-177, 187, 190-191, 193, 198-199, 201, 204, 207, 210, 212, 217, 256 Jīlānī (al-), ʿAbd al-Qādir 67, 69 Jīlī (al-), ʿAbd al-Karīm 275 Junayd (al-), Abū al-Qāsim 1, 67-68, 125, 161, 188, 211, 221, 229, 231, 239, 261 Jung, Carl Gustav 143 Jurjānī (al-), ʿAlī b. Muḥammad 134 Kaḥīl, Mary 12, 176 Kalābādhī (al-) 126 Karkhī (al-), Maʿrūf 67, 69, 231 Katz, Steven 20 Keller, Carl Albert 279 Kemal, Mustafa Atatürk 97 Kemal, Namıq 53 Khaddurī, Majid 213 Khalid, Adeeb 50 Khānī (al-), Muḥammad 91 Kharrāz (al), Abū Saʿīd 65, 259 Khiḍr (al-)/al-Khaḍir/Khezr 111, 112 Khuḍayrī (al-), Maḥmūd 95 Khurāsānī (al-), Abū Ḥamza 232 Knysh, Alexander 1, 5, 161 Kraemer, Hendrik 139 Kremer (von), Alfred 151
296 Krokus, Christian 178, 209, 210 Kūfī (al-), Wuhayb b. ʿAmr/Buhlūl Dānā 66 Kūrānī (al-), Ibrāhīm 86-88 Kurd ʿAlī, Muḥammad 44, 53, 55 Lacan, Jacques 270 Lacombe, Olivier 170 Lafi, Nora 103 Lambert, Édouard 100 Lammens, Henri 22, 25, 135 Landolt, Hermann 13 Laoust, Henri 4-5, 144, 148, 274 Laroui, Abdallah 32 Laude, Patrick 6, 245, 248, 265 Laugier de Beaurecueil, Serge 93, 147, 274 Lawrence, Thomas Edward 12, 46 Lawson, Todd 213 Leberecht Fleischer, Heinrich 103 Lees, William Nassau 134 Lichtenberger, Frédéric 23 Littman, Enno 28 Loisy, Alfred 24, 137 Lory, Pierre 10, 32, 157-158, 224, 227-228, 262 Lyautey, Hubert 12, 47 Lydwine de Schiedam (sainte) 172 Macdonald, Duncan Black 4, 134 Madkūr, Ibrāhīm 274 Maḥmūd, ʿAbd al-Ḥalīm 54, 152, 274 Makdisi, Georges 93, 158 Malebranche, Nicolas 250 Mālik b. Dīnār 231 Maqdisī (al-), ʿIzz al-Dīn Ibn Ghānim 92 Marçais, William 61 Maréchal, Joseph 21, 170-171 Margoliouth, David Samuel 130 Marie/Maryam 173, 194, 198, 201, 204, 209, 214, 247 Maritain, Jacques 19, 21 Marrou, Henri-Irénée 148 Mason, Herbert 250 Maspéro, Gaston 58, 61, 74 Maspéro, Henri 58, 80, 136 Massignon, Daniel 12 Massignon, Geneviève 12 Massignon, Pierre Henry Ferdinand/ Pierre Roche 11, 172 Massignon, Yves 12 Mauss, Marcel 26 Medawar, Pierre Kamel (Mgr) 94
Index des noms de personnes Meier, Fritz 5, 274 Melchert, Christopher 125, 153 Mentel, Deirdre 71 Messaoudi, Alain 7, 34, 37-38, 43 Méténier, Édouard 47, 97 Miṣrī (al-), Dhū al-Nūn 64-65, 115, 160, 231-232 Moaddel, Mansoor 50 Moïse 25, 111, 137, 189, 202 Molé, Marijan 161 Molendijk, Arie 28 Moncelon, Jean 10 Monteil, Vincent Mansour 173 Montini, Giovanni Battista (Cal)/Paul VI 25, 137 Muḥammad (Le Prophète) 6, 22, 25, 68, 110, 117, 124-125, 130, 133, 135-136, 151, 158-159, 167, 183, 187, 189, 192, 194-195, 201-206, 216, 246, 261, 265 Muḥāsibī (al-), Ḥārith 54-55, 66, 211, 230-231 Muʿin, Muḥammad 116 Mullā Ṣadrā Shīrāzī 114 Müller, Max 19, 23 Mūṣillī (al-), ʿAlāʾ al-Dīn 86 Nabhānī (al-), Yūsuf 55 Nābulusī (al-), ʿAbd al-Ghanī 92 Naqshbandī, Mawlānā Khālid 86, 88 Nasr, Seyyed Hossein 4, 113, 129, 131, 140, 153, 159, 161, 169, 190 Naẓẓām (al-), Ibrāhīm 157 Nicholson, Reynolds A. 28, 31, 134, 151 Nietzsche, Friedrich 54 Nūrī (al-), Abū al-Ḥasan 66, 160, 232 Nwyia, Paul 4-5, 14, 30, 159, 224, 274 Nyberg, Henrik Samuel 31 Ormsby, Eric 10 Ortega y Gasset, José 84 Otto, Rudolf 19-20 Palamas (de), Grégoire 132 Palmer, Edward 151 Pénicaud, Manoël 9, 70, 140 Philon d’Alexandrie 107, 162 Pie XI 176, 178 Pie XII 164 Postel, Guillaume 27 Psichari, Ernest 11
297
Index des noms de personnes Qāshānī (al-), ʿAbd al-Razzāq 134 Qāsimī (al-), Jamāl al-Dīn 90-92, 119, 271 Qāsimī (al-), Ẓāfir 92 Qazvīnī, Muḥammad 7 Quatremère, Etienne 58 Qushayrī (al-), ʿAbd al-Karīm 126, 165-166, 238-239 Quṭb al-Dīn al-Shīrāzī 14 Radtke, Bernd 160 Rahman, Fazlur 259 Rahner, Karl 171, 210 Rashīd (al-), Hārūn 67 Reinaud, Joseph-Toussaint 58 Renan, Ernest 24, 34, 39, 53, 58, 117, 135, 137 Réville, Albert 132 Riḍā, Ḥusayn Wasfī 94 Riḍā, Rashīd 47, 94 Rifāʿi (al-), Aḥmad b. ʿAlī 89 Ritter, Helmut 5, 274 Rodinson, Maxime 16, 18, 27, 35, 38, 40, 42-43 Rolland, Romain 19 Rousseau, Jean-François (consul) 69 Rudolph, Ekkehard 35 Rūmī, Jalāl al-Dīn 78, 250, 275 Ruspoli, Stéphane 6 Sacy, Silvestre de 58, 60 Ṣādiq (al-), Jaʿfar 160, 230, 233, 247 Safi, Omid 2-3 Saïd, Edward 6-7, 16, 33-37, 102 Ṣāliḥ (al-), Ṣubḥī 142 Salmān Pāk 117, 136, 246 Saqaṭī (al-), Sarī 67, 188 Sarrāj (al-), Abū Naṣr 126, 238 Saussure (de), Ferdinand 26 Schaeder, Hans Heinrich 3, 108, 145 Schimmel, Annemarie 5, 269, 274 Scholem, Gershom 120 Sells, Michael 153, 253 Shabestarī, Maḥmūd 250 Shādhilī (al-), Abū l-Ḥasan 111 Shāfiʿī (al-), Imām 48, 100, 181, 209 Shaʿrānī (al-), ʿAbd al-Wahhāb 92 Shaybī (al-), Kāmil Muṣṭafā 210 Shiblī (al-), Abū Bakr 58, 68, 188, 212, 255, 262 Shidyāq (al), Fāris 52-53 Shinjiro, Étienne Yamamoto 173
Siddīq Ḥasan Khān (Prince de Bhopal) 50-51, 88-89 Simnānī (al-), Alāʾ al-Dawla 247 Sindī (al-), Muḥammad Ḥayāt 86 Sirhindī, Aḥmad 236, 247 Smith, W. Robertson 29 Snouck Hurgronje, Christiaan 22, 31, 41, 43, 105, 152, 161 Sprenger, Aloys 134 Stace, Walter T. 20 Suhrawardī (al-), Shihāb al-Dīn ʿUmar (m. 632/1234) 66-67 Suhrawardī al-Maqtūl (m. 587/1191) 5, 113-114, 162, 250, 258, 275 Sulamī (al-), Abū ʿAbd al-Raḥmān 126, 160, 187 Süsman, Violet/Soeur Mary Agnes 172-173 Sviri, Sara 126-127 Taftāzānī (al-), Abū al-Wafā 94, 160, 274 Thibon, Jean-Jacques 187 Tibawi, Abdellatif 32 Tiele, Cornelius 19 Tirmidhī (al-), Ḥakīm 160, 165, 185 Trautmann-Waller, Céline 102 Tustarī (al-), Sahl b. ʿAbd Allāh 160 Underhill, Evelyn 20 Urfé (d’), Honoré 58 ʿUthmān (calife) 133 ʿUthmān al-Maghribī (Abū) 235 Vajda, Georges 180 Volney, Comte de 39 Waardenburg, Jacques 6, 9, 16, 23, 72, 77, 79, 96, 105, 120, 138, 144-146, 177-178, 201, 206, 213, 215, 219, 250, 263, 269, 277 Waquet, Françoise 277 Wāsiṭī (al-), Abū Bakr 252 Wāzin, ʿAbdū 6 Wensinck, Arent Jan 31, 134 Yaḥyā, Uthmān 5, 94, 274 Zabīdī (al-), Murtaḍā 86-87 Zaehner, Robert C. 20, 161 Zayd, ʿAbd al-Wāḥid b. 231 Zubayda bt. Jaʿfar 67
Index des termes techniques abdāl/badal/badīl 175-177, 195, 206-207, 209, 211, 214-215 adab al-manāqib 184 ahl al-ḥadīth 92-93, 159 ahl al-ḥaqīqa 126 ahl al-ishāra 166 ahl al-maʿrifa 126 ahl al-ṣuffa 124 Anā al-Ḥaqq 190, 226, 243, 252, 262 ʿārifūn 126, 242 āyāt 258 badaliyya 12, 93, 175-177, 214, 271 baqāʾ 65, 225, 258-260, 262-263, 265, 274 bāṭin/bātiniyya 15, 107, 250 dhabīḥa 195, 216 dhawq 13 dhikr 158, 223, 228, 244 falāsifa 117-118, 139, 237, 249 falsafa 53, 100, 237-238 fanāʾ 65, 151, 225, 238, 258-265, 274 faqīr/fuqarāʾ 123, 126, 183 fiqh 15, 100, 139 ghayb 76, 132, 232 ḥadīth al-ibtilāʾ 223, 263 ḥadīth al-nawāfil 258 ḥadīth qudsī 231, 258 ḥāfiẓ 167 ḥajj 70, 88, 194-195, 206 ḥāl/aḥwāl 128, 139, 164, 242 haqāʾiq 222 ḥaqīqa Muḥammadiyya 192 ḥubb 230 ḥuḍūr 14 huwa 235, 243 ʿibāda 248, 264 iʿjāz/muʿjizāt 164, 177 ijmāʿ al- fuqahāʾ 189 ijtihād 52, 89 ikhlāṣ 14, 128, 219
ʿilm al-ḥaqīqa 261 infirād 223, 256 ʿīsawī 189-190, 192, 198, 216, 272 ʿishq 229-232, 248 ʿiṣma 187 isnād/asānīd 141, 211-213 istikbār 266 istiṣlāḥ 166 ittiḥād 220 ittiṣāl 220 jamʿ 220, 240, 259 jihād 188 kalām 100, 139, 164, 227, 238 kalima 189, 238 karāmāt 177 khalīfa 212, 266 khalwa 64 kun ! 169, 221, 235 maḥabba 222, 229-232 majdhūb/majādhīb 188 malāmī/malāmatī 188, 212 miʿrāj 130, 159, 201-205, 232-233, 273 muḥaddithūn 159 murād 222-223 murīd 222-223 nafs zakiyya 193 nahḍa 41, 49-52, 56, 85, 119 nāsūt 198, 221, 235 naẓar 228 niyya 15, 128 nūr Muḥammadī 192 qalb 221 rahbāniyya 109-110, 159 rūḥ 189, 221 ṣabr 265 sakīna 257 salaf ṣāliḥ 87, 187, 216 sālikūn 126
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Index des termes techniques samāʾ 158, 228 shafāʿa 177, 187 shahīd ānī 192, 195 sharīʿa 88, 153, 164 shaṭḥ/shaṭḥiyya/shaṭaḥāt/shaṭḥiyyāt 68, 115-117, 158, 224-228, 232, 241 shirk 234, 261 ṭabaqāt 69, 126, 187 tafrīd/infirād 222-223, 256 tajallī 236, 258 tajrīd/injirād 223 talbiya 195 ṭarīqa 86, 89, 91, 128-130, 161 taṣawwuf 13, 48, 53, 85-87, 91-94, 100-101, 106, 119, 124-128, 131, 139, 160, 271 tawallī 68 tawḥīd 91, 100, 193, 219-220, 223, 234, 238, 255, 257, 261 taʾwīl 107
ʿubūdiyya 241, 261, 263-264 ulūm al-ishāra 166 umma 26, 92, 206 waḥdat al-shuhūd 118, 229, 234, 236-237, 239, 246-247, 251, 253, 260, 273 waḥdat al-wujūd 87, 91, 229, 235-240, 246, 251-254, 260, 273 walāya 87, 185, 190, 216 walī/awliyāʾ 48, 68-69, 74, 176-177, 181, 185, 187, 190, 216, 245 waqf/awqāf/waqfiyya 63, 81, 85 yaqīn 199, 245 ẓāhir 15, 107 ziyāra 68-69 zuhd/zuhhād 126, 185, 187