L'invention du cadi: La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam 9791035100001

Le cadi est une figure emblématique des sociétés musulmanes prémodernes. Savant, juge, administrateur de biens, il incar

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French Pages 703 [687] Year 2017

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L'invention du cadi: La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam
 9791035100001

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L’INVENTION DU CADI

bibliothèque historique des pays d ’ islam – 10 Collection dirigée par Christophe Picard, Éric Vallet et Pierre Vermeren Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Mathieu Tillier

L’INVENTION DU CADI la justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l’Islam

Ouvrage publié avec le concours de la Commission de la recherche de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et du Labex Resmed

Publications de la Sorbonne 2017

Illustration de couverture : palais omeyyade de Khirbat al-Mafjar (première moitié du viiie siècle). Mosaïque centrale de la salle d’audience. (Photographie extraite de Ḥamdān Tāhā et Donald Whitcomb, The Mosaics of Khirbet el-Mafjar. Hisham’s Palace, Ramallah, 2014/Chicago 2015, p. 44.) © Publications de la Sorbonne, 2017  212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris www.publications-sorbonne.fr – [email protected] ISBN : 979-10-351-0000-1 ISSN : 2111-0573 Les opinions exprimées dans cet ouvrage n’engagent que leur auteur. « Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Il est rappelé également que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. »

À Monica, Maya, Rébecca et David.

REMERCIEMENTS

Les recherches présentées ici ont été entreprises à l’université d’Oxford, de septembre 2008 à août 2010, dans le cadre d’une bourse Marie Curie accordée par l’Union européenne. Elles se sont poursuivies à l’Institut français du ProcheOrient, où j’ai occupé un poste de chercheur financé par le ministère des Affaires étrangères et européennes de septembre 2010 à août 2014. Une première version de ce livre a été présentée sous la forme d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, soutenu à l’université d’Aix-Marseille en décembre 2013. Nombre de collègues et amis ont accompagné la maturation et la mise en forme de cet ouvrage. Ma reconnaissance va en tout premier lieu à Christopher Melchert, grâce auquel j’ai pu passer deux années à Oxford dans des conditions privilégiées, et dont les généreux conseils m’ont aidé au quotidien. Sylvie Denoix a bien voulu guider mes pas dans l’éclosion de ce travail : qu’elle trouve ici l’expression de ma profonde gratitude. Par leurs remarques et leurs suggestions, les membres de mon jury d’habilitation m’ont permis de remanier et, je l’espère, d’améliorer les résultats de ces recherches : merci à Françoise Briquel-Chatonnet pour sa fine lecture des chapitres fondés sur les sources syriaques, à Christian Müller pour ses judicieux conseils à propos de la documentation papyrologique, et à David S. Powers pour son appréciation de la structure de l’ouvrage, sans oublier Frédéric Imbert et Michel Tuchscherer dont le solide jugement d’historiens fut d’un grand secours. Une partie de ces recherches n’aurait pu être menée sans la disponibilité des professeurs de syriaque auprès desquels il m’a été donné d’étudier cette langue : David Taylor et Alison Salveseen, à Oxford, ainsi que Robert Gabriel à Beyrouth. Merci à Éric Vallet et Annliese Nef pour leur relecture critique de cet ouvrage. Je sais gré à Naïm Vanthieghem pour ses commentaires relatifs au premier chapitre, et à Frédéric Alpi et Eve Krakowski qui ont relu les passages consacrés à la justice des chrétiens et des juifs. Ma reconnaissance va à Sebastian Brock, Hubert Kaufhold, Bernhard Palme, Richard Payne et Christian Sahner pour leurs précieux conseils bibliographiques. Il me faut remercier les divers collègues qui m’ont guidé dans le dédale des études papyrologiques, notamment Sobhi Bouderbala, Robert Hoyland, Marie Legendre et Petra Sijpesteijn pour les papyrus arabes, Ruey-Lin Chang et Arietta Papaconstantinou pour les domaines grec et copte. Merci, enfin, à Cyril Yovitchitch, pour son aide en matière de cartographie informatique, et à Alain Tillier pour sa relecture de cet ouvrage.

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S Y S T È M E S D E T R A N S L I T É R AT I O N E T D E D ATAT I O N

TRANSLITÉRATION DE L’ARABE

La translitération de l’arabe adopte les normes de la revue Arabica. TRANSLITÉRATION DU SYRIAQUE

Les transcriptions du syriaque suivent la prononciation du syriaque occidental, à l’exception des noms propres appartenant au domaine oriental (Mésopotamie, Perse), qui adoptent par convention la prononciation du syriaque oriental (ex. : Išoʿbokht, et non Yešūʿbūkt). ’  b g d h w z ḥ ṭ y k l m n s ʿ p

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NB : le ōlap (‫ )ܐ‬n’est pas transcrit en début de mot. Concernant les lettres bgdkpt, nous ne distinguons pas les prononciations explosive et spirante. La gémination des consonnes n’est pas mentionnée. Les consonnes muettes sont placées entre parenthèses. TRANSLITÉRATION DES AUTRES LANGUES

Les transcriptions du pehlvi, de l’hébreu et de l’araméen ne sont pas harmonisées et conservent l’orthographe rencontrée dans les publications contemporaines ou les sources traduites. DATATION

Les dates relatives à des musulmans sont proposées dans le double calendrier hégire/ère chrétienne. En revanche, les événements concernant les non-musulmans sont datés selon la seule ère chrétienne. La référence aux siècles adopte, autant que possible, la double datation hégire/ ère chrétienne. Néanmoins dans de nombreux cas où la correspondance entre les calendriers est trop approximative, le calendrier julien est privilégié. 10

Dans les temps anarchiques où nous vivons, il n’y a pas que des rapports de force. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, un grade, un titre, une fonction, continuent à compter. Dans le chaos général, les hommes se raccrochent à ce qui subsiste de l’ordre disparu. Le plus petit semblant de légalité les fascine. Robert Merle, Malevil.

INTRODUCTION

La justice est une des vertus cardinales que les sujets attendent de leurs gouvernants. À la fin du ier/viie siècle, le moine mésopotamien Jean bar Penkāyē portait aux nues le fondateur de la dynastie omeyyade, Muʿāwiya b. Abī Sufyān (r. 41-60/661-680), en annonçant que « la justice (zedqō) fleurit sous son règne1 ». Depuis 12/633, les Arabes de la péninsule qui porte leur nom s’étaient lancés à l’assaut des empires du Nord, et avaient instauré un nouvel ordre politique au Proche-Orient. La justice à laquelle aspiraient les populations conquises tout comme les émigrés venus d’Arabie correspondait, dans son acception la plus large, à la conformité de la politique mise en œuvre par le pouvoir avec leur perception de l’équité. Aux yeux de Jean bar Penkāyē, Muʿāwiya apparaissait comme juste car il garantissait la liberté des chrétiens et ne les soumettait pas à une pression fiscale trop forte. Mais la justice signifiait aussi le maintien de la paix sociale, par le biais de processus de médiation ou d’adjudication susceptibles de mettre fin aux querelles. L’instauration par le pouvoir d’institutions judiciaires chargées de trancher les litiges sur la base d’une certaine conception de l’autorité légale est un des signes les plus révélateurs de la formation d’un État2. Les étapes de l’apparition d’un État dans les provinces sous domination araboislamique font jusqu’à aujourd’hui l’objet de controverses. Fred Donner, un des premiers historiens à aborder cette question, soulignait en 1986 que la structure institutionnelle et idéologique du pouvoir conquérant permettait de parler d’un État à partir du règne de ʿAbd al-Malik (r. 65-86/685-705) au plus tard, et peutêtre dès celui de Muʿāwiya3. Clive Foss et Robert Hoyland relèvent des indices numismatiques, épigraphiques et papyrologiques du développement d’un État dès l’époque du premier souverain omeyyade, tandis que Jeremy Johns avance au contraire que le pouvoir conquérant demeura une vague confédération de tribus arabes, et non un État hégémonique, jusqu’aux années 6804. La caractérisation 1. 2. 3. 4.

Jean bar Penkāyē, Ktābā d-rēš mellē, dans Sources syriaques, éd. par A. Mingana, Leipzig, Otto Harrassowitz, 1907, I, p. 146/175. F. Donner, « The Formation of the Islamic State », Journal of the American Oriental Society, 106, 1986, p. 283. Ibid., p. 293. C. Foss, « A Syrian Coinage of Muʻawiya ? », Revue numismatique, 6e série, 158, 2002, p. 364 ; id., « Egypt under Muʿāwiya. Part II », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 72, 2009, p. 276-277 ; R. Hoyland, « New Documentary Texts and the Early Islamic State », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 69, 2006, p. 401 ; J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 46, 2003, p. 418.

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même du nouveau pouvoir comme « musulman » pose problème. Il faut en effet attendre l’an 66/685-6, lors de la seconde fitna entre ʿAbd Allāh b. al-Zubayr et les Omeyyades, pour qu’apparaissent les premières proclamations officielles de la prophétie de Muḥammad, sur des pièces de monnaie, puis dans le dôme du Rocher à Jérusalem5. L’absence de trace documentaire d’une adhésion à une foi distinctement musulmane a conduit certains historiens sceptiques à nier que les conquérants arabes aient embrassé autre chose qu’un monothéisme indéterminé6. D’autres avancent que le pouvoir s’abstint de se définir comme musulman en raison du pluralisme religieux qui caractérisait ses élites, ou de la nature œcuménique de son régime, jusqu’à ce que la seconde fitna pousse ʿAbd al-Malik b. Marwān à fonder sa légitimité sur l’islam7. Les incertitudes relatives à la nature du premier pouvoir omeyyade se répercutent sur l’appréhension de ses diverses institutions. Celle de la judicature, parce qu’elle participa à la formation d’un État tout en reflétant son degré d’islamisation, devrait s’avérer particulièrement révélatrice des dynamiques qui présidèrent à l’évolution du jeune pouvoir califal. Pourtant, l’institution du cadi, généralement considérée comme religieuse – car destinée avant tout à la gestion des affaires de la communauté musulmane8 –, a jusqu’ici été reléguée au second plan par les historiens soucieux de retracer les étapes de l’élaboration d’un État islamique. La raison tient, sans doute, au mystère entourant son histoire la plus ancienne qui, à la différence d’autres institutions comme celle des gouverneurs de provinces ou du califat, n’est pas connue par des sources documentaires. LA QUESTION DES ORIGINES

De fait, les premiers développements du système judiciaire islamique font l’objet d’interrogations qui n’ont jamais été résolues. L’historiographie musulmane classique hésite elle-même à proposer un commencement à l’institution du cadi : la justice du Prophète, pour exemplaire qu’elle soit, n’y est pas assimilée, et les auteurs proposent divers moments pour l’apparition de ce qu’ils considèrent comme d’authentiques qāḍī-s – du vivant même du Prophète, sous 5. 6. 7. 8.

R. Hoyland, Seeing Islam as Others Saw It. A Survey and Evaluation of Christian, Jewish and Zoroastrian Writings on Early Islam, Princeton, The Darwin Press, 1997, p. 551. Y. Nevo, J. Koren, Crossroads to Islam. The Origins of the Arab Religion and the Arab State, New York, Prometheus Books, 2003, p. 195-199. R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 555-556 ; F. Donner, Muhammad and the Believers. At the Origins of Islam, Cambridge (Mass.)/Londres, Harvard University Press, 2010, p. 69, 112. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam, Leyde, Brill, 1960, p. 90-91 (1re édition, Paris, Sirey, 1938-1943, 2 vol. [le recours à cette édition est signalé par l’indication du numéro de volume]).

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introduction

les califes de Médine, voire sous les Sufyānides9. De là, deux questions se sont posées qui demeurent jusqu’à présent en suspens : celle de la genèse historique de l’institution, et celle, qui en découle en partie, de son fonctionnement au début de l’Islam. Les historiens des xxe et xxie siècles, en quête des origines de la judicature musulmane, ont envisagé deux scénarios possibles. Une première tendance a consisté à voir dans le cadi l’assimilation de modèles judiciaires extérieurs, provenant des empires qui se partageaient le Proche-Orient avant l’Islam. Aux yeux d’Émile Tyan, le cadi est une adaptation du iudex byzantin : à l’instar d’autres institutions que les conquérants avaient laissées en place à leur arrivée, les musulmans s’inspirèrent du système impérial pour remplacer les fonctions désormais inappropriées de l’arbitre tribal (ḥakam)10. Dans son étude sur l’Irak, Michael Morony souligne – sans exclure d’autres modèles – les similitudes entre le rôle du cadi et celui des anciens prêtres zoroastriens11. Ce scénario exogène est néanmoins délaissé par d’autres au profit d’une vision plus conforme à la tradition islamique, qui recherche des racines arabes à un grand nombre de ses normes et de ses institutions. Même s’il concède une certaine influence du modèle romain, Maurice Gaudefroy-Demombynes présente le cadi comme l’héritier de l’arbitre antéislamique12. Cette tendance arabiste domine depuis lors. Wael Hallaq, qui réfute l’idée d’emprunts au monde byzantin13, présente à son tour le cadi comme le successeur des ḥakam-s préislamiques14. Uriel Simonsohn considère encore que l’Arabie préislamique constitue la matrice de l’institution judiciaire musulmane la plus vraisemblable15. 9. 10. 11.

12. 13. 14.

15.

Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq et l’État abbasside (132/750-334/945), Damas, Presses de l’Ifpo, 2009, p. 68-69. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 92, 94-95. Voir J. Schacht, Introduction au droit musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1983 (1re éd. 1964), p. 32 (Schacht n’ose cependant pas présenter explicitement le cadi comme l’héritier du système byzantin). M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, Princeton, Princeton University Press, 1984, p. 441-442. Plus récemment, János Jany a tenté une analyse comparative des systèmes judiciaires musulman, juif et zoroastrien (J. Jany, Judging in the Islamic, Jewish and Zoroastrian Traditions. A Comparison of Theory and Practice, Farnham, Ashgate, 2012). Malheureusement, la partie de cette étude consacrée à la judicature musulmane ne s’appuie que sur des références contemporaines générales, ce qui a pour effet de produire une image anhistorique de l’institution et de son fonctionnement, et sape tout effort de comparaison historique. M. Gaudefroy-Demombynes, « Sur les origines de la justice musulmane », Mélanges syriens offerts à monsieur René Dussaud, t. II, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1939, p. 819. W. B. Hallaq, The Origins and Evolution of Islamic Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 26-28. Ibid., p. 36. Voir K. S. Vikør, Between God and the Sultan. A History of Islamic Law, Londres, Hurst, 2005, p. 168, qui voit pour sa part dans les premiers cadis une institution « arabe » héritée du ḥakam préislamique, mais considère pourtant qu’une partie des normes appliquées correspondaient aux coutumes des populations autochtones. U. I. Simonsohn, A Common Justice. The Legal Allegiances of Christians and Jews Under Early Islam, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2011, p. 73.

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l’invention du cadi

Ces paradigmes interprétatifs présentent l’inconvénient de figer leur objet d’étude : en se focalisant sur l’origine de la judicature musulmane, ils évitent la question pourtant plus pertinente de la construction et du devenir de l’institution16. Même en admettant qu’un modèle unique soit identifiable, qu’une voie de transmission de cet archétype puisse être tracée, jamais la question essentielle de son évolution n’est posée. Comme le souligne Ze’ev Maghen, rares sont les institutions humaines dont l’invention n’est pas liée, à un degré ou à un autre, à quelque chose d’antérieur17. Quelle que soit l’origine de la judicature, l’important est avant tout de comprendre comment, à partir de pratiques et de conceptions existantes, émergea une institution que l’on identifia comme islamique. Sur le plan méthodologique, le simple fait de soulever la question des origines peut orienter la réponse. Selon leur culture historique, leur formation scientifique ou leur inspiration idéologique, les chercheurs qui la posent risquent en effet d’apercevoir certaines ressemblances au détriment d’autres. Les institutions humaines – prises au sens large – accusent des régularités et des points communs, même dans les mondes sociaux les plus éloignés. Aussi est-il délicat de tirer des conclusions à partir de simples ressemblances : la tentation peut être forte de couvrir d’un vernis rationnel des résultats en réalité spéculatifs, et le danger est grand d’orienter ses recherches en fonction de conclusions posées d’avance. Nombre de quêtes d’origine en font la preuve. L’institution du waqf en Islam a ainsi été alternativement interprétée comme l’héritière des piae causae byzantines, d’une institution juive ou de structures sassanides, selon que les chercheurs étaient spécialistes d’un domaine ou de l’autre18. À la suite d’Ignaz Goldziher, Joseph Schacht fut aussi tenté de voir dans nombre de règles juridiques de l’Islam des emprunts à des traditions normatives extérieures (droit rabbinique,

16.

17. 18.

Ze’ev Maghen reproche ainsi à Joseph Schacht de ne pas s’être interrogé en priorité sur le devenir de plusieurs normes juridiques que Schacht considère comme influencées par des modèles extérieurs à l’Islam. Z. Maghen, « Dead Tradition : Joseph Schacht and the Origins of “Popular Practice” », Islamic Law and Society, 10, 2003, p. 337. Ibid., p. 291. Voir également les mises en garde de Gideon Libson, Jewish and Islamic Law. A Comparative Study of Custom during the Geonic Period, Cambridge, Harvard University Press, 2003, p. 11. Sur l’hypothèse d’une origine byzantine des waqf-s, voir W. Heffening, « Waḳf », EI1, IV, p. 1189 et les références données par R. Peters, « Waḳf », EI2, XI, p. 66. Cette hypothèse a été réfutée par Cl. Cahen, « Réflexions sur le waqf ancien », Studia islamica, 14, 1961, p. 51 et suiv. Celle d’une origine sassanide est défendue par A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », dans E. Yarshater (dir.), The Cambridge History of Iran, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, 3-2, p. 664 et suiv. Sylvie Denoix propose de son côté une origine mixte (arabe, juive, byzantine). S. Denoix, « Introduction : formes juridiques, enjeux sociaux et stratégies foncières », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 79-80, 1996, p. 14-16. Sur les débats auxquels ont donné lieu ces théories, voir P. C. Hennigan, The Birth of a Legal Institution. The Formation of the Waqf in Third-Century A.H. Ḥanaf ī Legal Discourse, Leyde/Boston, Brill, 2004, p. 52-66.

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introduction

droit canonique, droit byzantin et provincial, droit sassanide)19, mais plusieurs de ses hypothèses ont depuis été réfutées20. Plus récemment, Benjamin Jokisch a conclu, à partir d’un échafaudage de conjectures, qu’une grande partie des disciplines islamiques (dont le droit) s’étaient constituées sous l’influence directe de la culture byzantine21. Mais comparaison n’est pas raison22, et l’édifice qu’il a ainsi construit, et auquel on voudrait parfois pouvoir croire, ne résiste pas à un examen approfondi23. Soulignant les problèmes méthodologiques de la quête des origines, plusieurs chercheurs ont récemment mis l’accent sur les dynamiques internes de formation des sociétés islamiques. Comme le souligne Peter Hennigan, quels que soient les éléments communs entre l’institution du waqf et les établissements comparables des anciens empires, le waqf n’est pas pour autant un emprunt car, dans le détail, il représente une solution originale adaptée à des problématiques islamiques24. Ze’ev Maghen défend pour sa part la thèse d’une formation du droit purement interne à la communauté musulmane25. Pour lui, la « tradition vivante » dans laquelle Schacht fait entrer des traditions extérieures à l’Islam – celles des peuples conquis – n’existe pas, et il convient avant tout de comprendre les dynamiques internes qui permirent à la norme musulmane de se constituer et d’évoluer26. Dans une étude sur les exécutions publiques à l’époque omeyyade, Andrew 19.

20. 21. 22.

23. 24. 25. 26.

J. Schacht, « Foreign Elements in Ancient Islamic Law », Journal of Comparative Legislation and International Law, Third Series, 32, 1950, p. 10 et suiv. Schacht évoque l’importance que purent jouer les convertis dans l’influence d’un droit sur un autre. Il semble donc que pour lui, les interactions entre individus vivant sur le territoire de l’Islam aient été à la base de telles influences. Schacht ne va pourtant pas au bout de son raisonnement et continue à considérer ces influences comme extérieures (« from outside »), comme s’il ne pouvait que concevoir des communautés aux frontières étanches. Ibid., p. 15, 17. Voir notamment Z. Maghen, « Dead Tradition », art. cité, p. 292 et suiv. B. Jokisch, Islamic Imperial Law. Harun-Al-Rashid’s Codification Project, Berlin, De Gruyter, 2007. L’auteur voit dans le droit ḥanafite l’adaptation d’une hypothétique traduction arabe du Corpus Iuris Civilis. Comme le souligne Rudolph Peters, similarities in legal institutions do not necessarily imply borrowing. Different groups may find similar solutions to similar problems. R. Peters, « Murder in Khaybar : Some Thoughts on the Origins of the Qasāma Procedure in Islamic Law », Islamic Law and Society, 9, 2002, p. 164. Voir également Z. Maghen, « Dead Tradition », art. cité, p. 334 ; J. Jany, Judging…, op. cit., p. 5. Dès 1950, Neophytos Edelby écrivait : « Qu’on trouve entre le droit musulman et le droit romain autant d’analogies qu’on voudra, aucune dépendance littéraire du premier par rapport au second ne peut être scientifiquement affirmée. Les hypothèses contraires sont, à l’état actuel de nos connaissances, de pures phantaisies [sic]. » N. Edelby, Essai sur l’autonomie législative et juridictionnelle des chrétiens d’Orient sous la domination musulmane, de 633 à 1517, thèse de doctorat, Rome, 1950, p. 170. Voir notre compte-rendu dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 125, 2009, p. 308-313. P. C. Hennigan, The Birth of a Legal Institution, op. cit., p. 52. Z. Maghen, « Dead Tradition », art. cité, p. 343-347. Ibid., p. 313.

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l’invention du cadi

Marsham met ainsi en exergue la manière dont certaines notions de l’Antiquité tardive se perpétuèrent en Islam, mais au prix d’une recomposition à l’aune d’un discours islamique, en partie dérivé du Coran27. Les modèles d’évolution interne à l’Islam comme ceux d’influences extérieures sont tous deux tournés, à leur manière, vers un centre qui serait l’Islam. Tout se passe comme si la culture islamique ne pouvait qu’être une production endogène s’autogénérant (éventuellement à partir d’un embryon arabe) ou le résultat d’assimilations extérieures (la culture des Empires romain et perse, ou encore un savant mélange des deux). Même l’hypothèse, chère à Schacht et à Jokisch, de l’importation de modèles par le biais des mawālī28, place le musulman (en l’occurrence converti) au centre d’un processus d’assimilation d’une culture par une autre. Il ne s’agit pas ici de remettre en question ces scénarios, qui sur un plan théorique offrent des pistes toutes aussi vraisemblables les unes que les autres, bien que dans la pratique leur pertinence historique ne puisse jamais être démontrée. Ces interprétations simplifient toutefois des dynamiques sans doute plus complexes. Ces modèles ignorent en effet une réalité historique pourtant bien connue : la civilisation islamique ne fut qu’en partie celle de l’islam29. Les chercheurs ont beau savoir que pendant des siècles les musulmans ne demeurèrent qu’une minorité numérique au sein de l’empire qu’ils dominaient, peu se départent encore d’un islamo-centrisme favorisé par la spécialisation des disciplines académiques. Or quelques vestiges de la culture matérielle (architecture, numismatique) – la seule qui nous permette de remonter, sans filtre historiographique, au premier siècle de l’Islam – sont là pour le démontrer : dans de nombreux domaines et jusque dans ses aspects les plus symboliques (mosquées, monnaies), la culture islamique fut érigée par des individus et des groupes adhérant à des religions diverses. Il n’est donc point besoin d’aller chercher des influences à l’extérieur. Il n’est d’intérieur de l’Islam que si l’on postule l’étanchéité d’une communauté musulmane qui vivrait repliée sur elle-même. Toute étude des premiers siècles de l’Islam devrait donc s’ouvrir au caractère pluriel de sociétés où les gens, en dépit des hiérarchies sociales et des oppositions religieuses, interagissaient.

27. 28. 29.

A. Marsham, « Public Execution in the Umayyad Period : Early Islamic Punitive Practice and Its Late Antique Context », Journal of Arabic and Islamic Studies, 11, 2011, p. 101-136. J. Schacht, Introduction…, op. cit., p. 28 ; B. Jokisch, Islamic Imperial Law, op. cit., p. 318, 483, et passim. Ce modèle a également été repris par Cl. Cahen, Les peuples musulmans dans l’histoire médiévale, Damas, Institut français de Damas, 1977, p. 183-184. Ce caractère minoritaire est confirmé par l’archéologie. Voir ainsi l’analyse récente de Denis Genequand à propos de la taille restreinte des mosquées omeyyades de Palmyrène, dans D. Genequand, Les établissements des élites omeyyades en Palmyrène et au Proche-Orient, Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2012, p. 223. Voir également ibid., p. 85, où la différence de dimension entre la mosquée d’al-Balḫā’ et son église est très significative.

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introduction

DROIT ET INSTITUTIONS JUDICIAIRES

Droit et justice sont deux domaines qui tendent à être confondus30. Peut-être, alors que ces champs disciplinaires sont dominés par l’historiographie anglosaxonne, faut-il voir à la racine de ce problème l’ambiguïté du terme anglais legal, qui peut désigner à la fois ce qui relève du droit (a legal issue, une « question juridique ») et ce qui ressortit à la justice (legal practice, « pratique judiciaire »), voire aux deux à la fois (a legal institution, une institution qui peut être judiciaire comme simplement régie par le droit). Or, droit et justice ne se recoupent qu’en partie. Le droit peut être défini comme la science des règles régissant les rapports des hommes en société31. Pour sa part, la justice est une institution, c’est-à-dire un « organisme public ou privé […] établi pour répondre à quelque besoin déterminé d’une société donnée32 ». Cette institution, mise en place par un pouvoir ou par un corps social, a pour objet de résoudre des litiges et/ou de punir certains actes. Elle peut fonder ses décisions sur un droit élaboré par une fraction de la société ou reposant sur des usages (coutume). Le fonctionnement de l’institution judiciaire peut aussi être réglementé par le droit, mais pas nécessairement (justice arbitraire). En d’autres termes, il est possible de concevoir une justice sans droit – même si la création d’un système judiciaire conduirait sans doute à la formation d’un droit. Par ailleurs, le droit existe indépendamment de la justice : une société idéale s’y conformerait sans avoir besoin de recourir à une institution pour le faire appliquer. Certes, droit et justice sont liés et peuvent rarement être étudiés l’un sans l’autre. Dans l’Islam classique, le tribunal du cadi devait fonder ses décisions sur le droit musulman (fiqh) et se voyait régi par ce même droit. Néanmoins ce ne fut pas le cas de toutes les institutions : la justice directe du souverain, en particulier à travers l’institution des maẓālim (redressement des abus), ne fait l’objet d’aucun développement significatif dans le fiqh, pas plus que la justice militaire (celle de la šurṭa, par exemple)33. Il est donc crucial, sur le plan méthodologique, de distinguer les deux concepts. Cet ouvrage concerne d’abord et avant tout les institutions judiciaires des deux premiers siècles de l’Islam. Un certain nombre de travaux, qu’il n’est pas possible 30. 31. 32. 33.

Les exemples que nous venons de donner, alternativement empruntés au domaine des institutions et à celui du droit, ne font que refléter l’absence de délimitation claire en ce domaine dans la bibliographie. Définition adaptée de celles proposées par le Trésor de la langue française, « droit » (http :// atilf.atilf.fr/, consulté le 5 octobre 2012). Définition du Trésor de la langue française, « institution » (http ://atilf.atilf.fr/, consulté le 5 octobre 2012). À notre connaissance, les seules exceptions sont les deux ouvrages intitulés al-Aḥkām al-sulṭāniyya d’al-Māwardī et d’Ibn al-Farrā’, ouvrages de juristes mais néanmoins marginaux par rapport à la tradition juridique de l’Islam classique.

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de tous citer ici, ont depuis longtemps abordé leur histoire34. L’étude la plus complète reste à ce jour la volumineuse Histoire de l’organisation judiciaire en pays d’Islam qu’Émile Tyan publia entre 1938 et 1943, et qui fut rééditée en un seul volume en 1960. En dépit de l’érudition de son auteur, l’ouvrage ne peut plus aujourd’hui satisfaire l’historien en raison de son approche méthodologique. Juriste avant tout, Tyan eut l’ambition de dresser un portrait général des institutions judiciaires qui tend à les essentialiser. Sa description des cadis aux premiers siècles de l’Islam repose sur une multitude de sources d’époques diverses, tant narratives que juridiques, qu’il tente de combiner sans procéder à leur critique d’aucune manière. L’organisation du tribunal, telle qu’elle ressort de son ouvrage, correspond à l’image idéalisée produite par la lecture du fiqh classique, à laquelle il rattache des récits narratifs – surtout égyptiens pour la période la plus ancienne. Wael Hallaq, qui est depuis revenu sur certains développements de la judicature cadiale, est animé par une démarche plus historienne. Son approche, qui vise notamment à déterminer le rôle joué par les cadis dans la formation du droit musulman, le conduit à restituer d’importantes étapes dans l’évolution de l’institution35. Pourtant, à certains égards, Hallaq reproduit la démarche synthétique de Tyan en s’abstenant de s’interroger sur les potentielles dimensions régionales de la judicature musulmane. Ces deux études classiques posent d’autres problèmes. Tout d’abord, le système judiciaire islamique y est avant tout observé à travers le filtre des sources narratives, et sans replacer ce type spécifique de justice dans le contexte plus général de la résolution des conflits. Or les récits à partir desquels ces chercheurs proposent de reconstruire l’histoire transcrivent une image a posteriori de l’institution, image que l’on peut soupçonner être plus représentative des problématiques de l’Islam classique que de sa période formative. Les sources documentaires, qui reflètent de manière directe ou indirecte les pratiques judiciaires des premières générations de musulmans, n’ont jamais fait l’objet d’une exploitation systématique. Tyan fait bien de rares allusions à quelques papyrus de Qurra b. Šarīk, mais avant tout pour illustrer des hypothèses développées à partir d’autres sources36. Quant à Hallaq, malgré son intérêt pour les procédures écrites37, il ne recourt jamais à la documentation publiée depuis plus d’un siècle. Le second écueil de ces ouvrages est qu’ils ne mettent jamais en relation les vestiges littéraires des pratiques cadiales avec ceux du droit musulman préclassique. Celui-ci, comme nous le verrons plus en détail dans le chapitre 2, ne nous est pas parvenu sous forme d’ouvrages de fiqh, mais à travers les seules mentions 34. 35. 36. 37.

Pour un bilan historiographique détaillé, voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 14-20. W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 57-63, 79-101. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 93. W. B. Hallaq, « The Qāḍī’s Dīwān (sijill) before the Ottomans », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 61, 1998 ; id., « Qāḍīs Communicating : Legal Change and the Law of Documentary Evidence », al-Qanṭara, 20, 1999.

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d’anciennes controverses au cœur de recueils de ḥadīṯ (traditions) précanonique. Ces derniers n’étaient pas édités à l’époque de Tyan, et Hallaq prend pour sa part le parti de s’appuyer sur les seuls récits biographiques qui virent le jour à la fin du iiie/ixe et au ive/xe siècle. De fait, hormis quelques incursions de Joseph Schacht dans le droit des procédures à l’époque omeyyade38, les historiens contemporains n’ont abordé le fonctionnement de l’audience judiciaire qu’à travers les doctrines des écoles juridiques classiques, qui se constituèrent dans le courant de l’époque abbasside ; les développements consacrés à la preuve par David Santillana et Robert Brunschvig reposent, de même, sur des sources juridiques bien postérieures à l’époque omeyyade39. Seul Christopher Melchert a commencé, récemment, d’explorer la lente formation du recours au serment dans le cadre de la procédure judiciaire40. Ce sont ces lacunes que le présent ouvrage ambitionne de combler au moins partiellement, en croisant les perspectives offertes par les sources, documentaires comme littéraires, relatives aux débuts du système judiciaire islamique. Tandis que certaines études récentes, comme celle de Steven Judd, visent avant tout à comprendre la position administrative des cadis omeyyades et leur insertion dans des réseaux de pouvoir41, nous proposons de centrer nos investigations sur l’organisation interne des tribunaux sous les Omeyyades et les premiers Abbassides, sur leur fonctionnement et les procédures qui y furent mises en œuvre. Il s’agit de mieux comprendre les dynamiques qui présidèrent à la formation de ces institutions, et de relever les évolutions qui menèrent à la constitution de modèles classiques sanctionnés par le fiqh à partir de la fin du iie/viiie siècle, lorsqu’apparurent les premières grandes sommes des divers maḏhab-s (écoles juridiques). Certains développements des institutions judiciaires ne peuvent être appréhendés qu’à travers le discours juridique qui les prit pour objet. Or la période de gestation du droit musulman qu’est l’époque omeyyade est encore mal connue. Les travaux les plus aboutis sont jusqu’ici ceux de Joseph Schacht, qui avance que le droit musulman serait apparu en réponse aux pratiques administratives omeyyades42. Cette hypothèse n’a cependant jamais pu jusqu’ici être prouvée ni 38. 39.

40. 41. 42.

Voir par exemple J. Schacht, The Origins of Muhammadan Jurisprudence, Oxford, Clarendon Press, 1950, p. 187, 210. D. Santillana, Istituzioni di diritto musulmano malichita con riguardo anche al sistema sciafiita, Rome, Istituto per l’Oriente, 1938, vol. 2, p. 589 et suiv. ; R. Brunschvig, « Le système de la preuve en droit musulman », dans Études d’islamologie, Paris, Maisonneuve et Larose, 1976, t. II. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath in Islamic Law », dans M.-Fr. Auzépy, G. Saint-Guillain (dir.), Oralité et lien social au Moyen Âge (Occident, Byzance, Islam). Parole donnée, foi jurée, serment, Paris, AACHCByz, 2008. S. C. Judd, Religious Scholars and the Umayyads. Piety-Minded Supporters of the Marwānid Caliphate, Abingdon, Routledge, 2014, p. 93-133. Par « pratique administrative », Schacht pense vraisemblablement à celle des cadis. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 198 et suiv.

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réfutée de manière convaincante. Comprendre le retour réflexif que les institutions engendrèrent, retracer les étapes de la réflexion juridique et de son articulation avec les pratiques judiciaires, et reconstituer ainsi, autant que faire se peut, la dialectique théorie/pratique à travers laquelle l’institution se constitua, doit notamment permettre d’éprouver la théorie de Joseph Schacht. Au-delà de cet aspect institutionnel, la structure des « anciennes écoles » juridiques demeure l’objet de débats. Joseph Schacht propose que les maḏhab-s classiques résultent de l’évolution d’écoles régionales – principalement une irakienne et une hedjazienne – en écoles personnelles43. Ce modèle, en partie élaboré à partir de l’œuvre d’al-Šāfiʿī (m. 204/820), a été remis en cause depuis une décennie par plusieurs chercheurs qui mettent l’accent soit sur l’hétérogénéité interne de ces « écoles », soit sur le caractère transrégional de certains proto-maḏhab-s44. Cette tendance – dont Nimrod Hurvitz et Wael Hallaq sont les principaux représentants – conteste la théorie de Schacht et souligne l’absence de doctrine commune au sein de régions comme l’Irak et le Hedjaz, où de simples « cercles » de juristes existaient de manière concurrente. L’étude du droit des procédures tel qu’il se développa à l’époque omeyyade dans différentes provinces permettra de mettre la théorie de Schacht à l’épreuve et de déterminer si des ensembles régionaux se distinguent dans ce domaine juridique spécifique. MÉTHODE

Plutôt que d’aborder cette histoire de manière verticale, par le biais de la question des origines – dont on a vu qu’elle conduisait à une impasse –, nous proposons d’adopter une approche horizontale, à travers une perspective polycentrique. Il serait tentant de concevoir l’empire islamique comme une unité indivisible avant les grandes fractures politiques du ive/xe siècle : l’historiographie des iiie/ixe et ive/xe siècles nous y encourage en abordant l’histoire de l’Islam comme celle d’un califat centralisé et centralisateur, tout mouvement opposé à cette tendance se trouvant disqualifié comme « rebelle ». Ce n’est que récemment que les chercheurs ont commencé à explorer les apports régionaux à la formation et aux

43. 44.

J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 7-9 ; id., Introduction, op. cit., p. 35. Ce modèle est repris dans P. Crone, Roman, Provincial and Islamic Law. The Origins of the Islamic Patronate, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 19-23. N. Hurvitz, « Schools of Law and Historical Context : re-examining the Formation of the Ḥanbalī Madhhab », Islamic Law and Society, 7, 2000, p. 44-46 ; W. B. Hallaq, « From Regional to Personal Schools of Law ? A Reevaluation », Islamic Law and Society, 8, 2001 ; S. Judd, « Al-Awzāʿī and Sufyān al-Thawrī : the Umayyad Madhhab ? », dans P. Bearman, R. Peters, Fr. E. Vogel (dir.), The Islamic School of Law. Evolution, Devolution, and Progress, Cambridge, Harvard University Press, 2005, p. 11-14.

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développements de l’Islam45. Jusqu’ici, les historiens de la judicature musulmane ont implicitement postulé que l’institution judiciaire était une et indivisible, au même titre que l’empire, et que les informations récoltées à propos de plusieurs provinces étaient autant d’éléments d’un puzzle unique qu’il convenait de reconstituer. Or l’uniformité primordiale de la judicature ne peut être admise sans preuve, et en l’absence de certitudes concernant la genèse de cette institution, on ne peut supposer d’avance que celle-ci suivit une évolution identique dans chaque ville et chaque province de l’empire. L’unité (relative) de la judicature musulmane (celle des cadis), telle qu’elle apparaît à l’époque classique, est-elle une réalité remontant aussi loin que la période omeyyade ou une reconstruction juridique/historiographique ? Peut-on imaginer une justice qui serait, au commencement, constituée d’une constellation de pratiques locales distinctes ? Restituer l’évolution de ce système à ses débuts impose de prendre en considération ses caractéristiques régionales. Nous proposons donc de comparer le développement des institutions judiciaires (notamment celle du cadi) dans les principales provinces orientales du califat : celles d’Arabie, d’Irak, d’Égypte et, autant que possible, de Syrie46. Le terme « provinces » ne doit cependant pas nous égarer. Les grandes unités géographiques que nous qualifions ainsi ne sont en réalité connues qu’à travers leurs principaux centres : Fusṭāṭ pour l’Égypte, Damas pour la Syrie, Médine et La Mecque pour l’Arabie, Kūfa et Baṣra pour l’Irak. Il ne conviendrait pas non plus de postuler une quelconque unité provinciale : par principe, donc, Médine et La Mecque seront examinées comme des entités distinctes, ainsi que Kūfa et Baṣra – qui d’ailleurs ne furent pas toujours unies au sein d’une même « province » à l’époque omeyyade. Une comparaison systématique des systèmes judiciaires régionaux permet d’aborder sous un angle inédit la question des débuts. Les tenants de la théorie de l’emprunt à des institutions extérieures, nous l’avons vu, invoquent une origine qui ne permet pas d’expliquer le phénomène à l’échelle impériale. Tyan propose une influence byzantine qu’il est difficile d’admettre à propos des anciennes provinces sassanides47. Quant à lui, Morony voit surtout une inspiration zoroastrienne

45. 46.

47.

Voir le dossier que nous avons dirigé en collaboration avec Annliese Nef, « Le polycentrisme dans l’Islam médiéval : les dynamiques régionales de l’innovation », dans les Annales islamologiques, 45, 2011. Nous nous inscrivons donc dans la « démarche du comparatisme interne » qu’en 2004 Sylvie Denoix proposait d’adopter pour l’étude des mondes musulmans. S. Denoix, « Des culs-desac heuristiques aux garde-fous épistémologiques ou comment aborder l’aire culturelle du “monde musulman” », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 103-104, 2004, p. 19-23. Voir références supra. Claude Cahen reprochait déjà un excès d’attention porté à Byzance par rapport au domaine sassanide dans les études sur l’histoire du droit musulman. Cl. Cahen, Les peuples musulmans…, op. cit., p. 184.

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qui ne peut s’appliquer à l’Égypte48. De fait, si les modèles judiciaires des anciens empires eurent un impact fort sur la formation d’une judicature musulmane, il faut s’attendre à en trouver des traces régionales ; les institutions byzantines doivent en pareil cas avoir laissé en Égypte et en Syrie une empreinte différente de celle laissée par les institutions sassanides en Irak, tandis que la judicature d’Arabie devrait se distinguer des autres provinces. À l’inverse, l’absence d’aucune distinction régionale significative obligerait à abandonner l’hypothèse d’un développement de la judicature musulmane à partir de paradigmes exogènes. La méthode que nous proposons d’adopter ici, visant à mieux comprendre les premiers développements des institutions judiciaires dans un contexte islamique multiculturel et pluriconfessionnel, est la suivante : 1) Reconstituer quelques-unes des caractéristiques structurelles de l’administration judiciaire aux deux premiers siècles de l’Islam. 2) Étudier le développement intrinsèque de cette administration et de ses procédures, en déceler les tendances et tenter de comprendre la logique qui préside à son évolution. Ces deux premières étapes doivent permettre de déterminer l’existence ou l’absence d’un pluralisme judiciaire à la période formative de l’Islam, et conduire à formuler des hypothèses concernant les dynamiques qui sous-tendent la mutation des institutions. 3) Élargir le champ d’analyse à d’autres institutions judiciaires, non musulmanes, afin de mieux appréhender la place du système judiciaire établi par les autorités musulmanes au sein de la construction impériale issue des conquêtes. 4) Comparer les évolutions relevées dans les systèmes musulmans et non musulmans étudiés, et tenter d’interpréter les résultats. Ce n’est qu’au terme de cette comparaison que des conclusions pourront être tirées sur les dynamiques « endogènes » et « exogènes » qui purent présider à la formation du système judiciaire musulman. ORGANISATION DE L’OUVRAGE

Le présent ouvrage adopte un plan qui n’est ni chronologique, ni thématique. En raison de la difficulté d’interprétation des sources, de telles approches fausseraient en effet les résultats. Un plan chronologique, commençant « avant l’Islam »,

48.

Tyan, puis Morony, remarquent que le cadi d’Égypte al-ʿUmarī, sous Hārūn al-Rašīd, est comparé à un prêtre zoroastrien (ḥirbāḏ). Ils ne tiennent néanmoins pas compte du contexte de cette comparaison, qui est celle d’un poème de hiǧā’ destiné à le dénigrer et à le faire passer pour un impie. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 95 ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 441. Voir al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, dans The Governors and Judges of Egypt, éd. par Rhuvon Guest, Leyde, Brill, 1912, p. 400.

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poursuivant « dans le Coran » puis « sous les Omeyyades », etc.49, orienterait dès le départ nos conclusions. Il obligerait en effet à présumer une continuité entre l’Islam et ce qui le précède, à reconnaître à l’Islam une « Antiquité », voire à choisir parmi différentes Antiquités possibles, alors que les mondes sociaux qui précèdent l’Islam sur son territoire sont loin d’être tous documentés de manière égale. Une approche purement thématique nous aurait pour sa part amené à collationner des sources en dépit de leurs divergences, en cherchant à les réconcilier de manière artificielle. Afin d’éviter ces écueils, il nous paraît plus prudent de procéder par types de sources. Nous commencerons donc par reconstituer l’image que la documentation papyrologique éditée offre du fonctionnement de la justice en Égypte – et secondairement en Palestine et au Khurasan – aux premiers siècles de l’Islam. Pour dépendante qu’elle puisse être des documents disponibles et publiés, cette étude papyrologique est fondamentale. Les papyrus, seule source contemporaine du système décrit, sont aussi les seuls à jeter sur la judicature un regard non biaisé par ses développements administratifs ou doctrinaux ultérieurs. Même partiel, ou incomplet, le tableau du système judiciaire reflété par les papyrus mérite d’être brossé pour lui-même, et c’est seulement une fois jetées les bases documentaires de l’histoire institutionnelle que le paysage judiciaire pourra s’enrichir de nouveaux éléments. Dans un second temps – et après un détour historiographique –, la justice du cadi sous les Omeyyades et les premiers Abbassides pourra faire l’objet d’investigations à partir des sources littéraires – récits narratifs, mais aussi littérature juridique gardant trace des premières évolutions doctrinales relatives à la judicature. Nous observerons cette justice à travers quelques-unes de ses caractéristiques structurelles : organisation de l’audience et procédures – notamment celles de la réception des preuves –, qui constituent les pivots de tout système judiciaire. Dans un troisième temps, nous nous pencherons sur les principaux systèmes judiciaires concurrents de la justice musulmane aux premiers siècles de l’hégire : celui des juifs en terre d’Islam, que nous aborderons par le seul biais de références secondaires et, surtout, celui des chrétiens. Ce dernier n’a jusqu’à présent fait l’objet que de très rares investigations, et nous l’observerons par l’intermédiaire des sources canoniques syriaques, dans leurs versions occidentales (« jacobites ») et orientales (« nestoriennes »). Un essai de synthèse viendra clore ces trois études, dans lequel nous tenterons de mettre en évidence les dynamiques qui présidèrent à la construction administrative et juridique des deux premiers siècles de l’hégire.

49.

Tel est le type de plan qu’adoptent nombre d’études récentes dans le domaine des Late Antiquity and early Islam cher aux Anglo-Saxons. Voir par exemple A. Silverstein, Postal Systems in the Pre-Modern Islamic World, New York, Cambridge University Press, 2007 ; A. Marsham, « Public Execution », art. cité.

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p r e m i è r e pa rt i e

LA JUSTICE AU REGARD D E S S O U R C E S D O C U M E N TA I R E S

chapitre 1

LA JUSTICE EN TERRE D’ISLAM D’APRÈS LES PAPYRUS

L’Islam médiéval est encore trop souvent considéré comme une civilisation sans archives. Les guerres, les conquêtes successives, les retournements dynastiques et, d’une manière plus générale, l’absence de soin porté sur le long terme à la conservation des documents1 obligeraient les historiens d’aujourd’hui à exploiter des sources littéraires. Le problème serait particulièrement aigu pour les deux ou trois premiers siècles de l’Islam, connus par le biais de sources arabes postérieures, et donc soupçonnées de refondre l’histoire des origines dans un moule idéologique anachronique. Sans être dénuée de tout fondement, comme nous aurons l’occasion de le voir, cette analyse n’en est pas moins exagérée. Dès le ier siècle de l’hégire, de multiples sources documentaires viennent témoigner des pratiques, voire de l’idéologie des conquérants arabo-musulmans. Graffiti, ostraca, inscriptions monumentales, monnaies, papyrus ou parchemins viennent lever un pan de voile sur les siècles mal connus de l’Islam naissant. L’historien qui s’appuierait de manière exclusive sur l’épigraphie, la numismatique et la papyrologie irait au-devant de bien des frustrations. Ces sources existent, néanmoins, et bien qu’elles ne répondent pas à toutes les questions, elles demeurent encore sous-exploitées. À notre connaissance, l’administration judiciaire n’a pas laissé de traces épigraphiques. Les hommes gravaient dans la pierre leurs invocations à Dieu ou leurs déclarations à leurs semblables ; la résolution de conflits ponctuels entre individus ne nécessitait ni proclamation officielle, ni pétrification pour l’éternité. C’est pourquoi, par exemple, les systèmes judiciaires des royaumes sudarabiques antéislamiques nous sont presque inconnus2. La résolution des litiges donnait lieu en revanche à la rédaction de documents périssables qui, bien que n’étant pas 1.

2.

W. B. Hallaq, « The Qāḍī’s Dīwān… », art. cité, p. 434-435. Nous avons en partie remis en cause l’analyse de Hallaq dans M. Tillier, « Le statut et la conservation des archives judiciaires », dans L’autorité de l’écrit au Moyen Âge (Orient-Occident), Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 263-276. Voir également Cl. Cahen, « Du Moyen Âge aux Temps modernes », dans J. Berque, D. Chevallier (dir.), Les Arabes par leurs archives (xvie-xxe siècle), Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1976, p. 11-12. Voir les rares renseignements connus sur les institutions d’arbitrage ou sur le droit criminel dans A. K. Irvine, « Homicide in Pre-Islamic South Arabia », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 30, 1967, p. 277-292 ; I. Gajda, Le royaume de Ḥimyar à l’époque monothéiste, Paris, Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles lettres, 2009, p. 179.

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la justice au regard des sources documentaires

destinés à survivre au-delà de quelques générations, nous sont parfois parvenus. Depuis le xixe siècle, la découverte puis l’édition de milliers de papyrus grecs, gréco-coptes, gréco-arabes, coptes, copto-arabes et arabes, a offert aux historiens de l’Islam une masse documentaire considérable. Un nombre non négligeable de ces documents relève, d’une manière ou d’une autre, de la sphère judiciaire. Pourtant, jamais les données fournies par la papyrologie n’ont été intégrées dans aucune étude générale du système judiciaire islamique. Est-ce en raison du caractère fragmenté et fragmentaire de cette documentation ? Du fossé qui sépare, souvent, leur contenu du système décrit dans la littérature postérieure ? Ou de la frontière qui distingue artificiellement les spécialités, les juristes osant peu se frotter à la papyrologie ? Certains travaux de synthèse ont pourtant été entrepris. Geoffrey Khan, en particulier, s’est penché au cours des deux dernières décennies sur les formules employées dans les papyrus, sur les distinctions stylistiques régionales, sur les influences rédactionnelles (en particulier venues d’Orient), sur l’usage de l’écrit dans le témoignage, etc.3. Ses travaux, qui reposent sur des analyses linguistiques approfondies, ont considérablement fait avancer notre compréhension des traditions littéraires et juridiques dont se nourrit l’art de la rédaction documentaire aux premiers siècles de l’hégire. Plus récemment, Lucian Reinfandt s’est engagé dans l’étude du crime et des châtiments dans l’Égypte des premiers siècles de l’Islam4. Ce que ces documents peuvent nous apprendre sur le fonctionnement des institutions en tant que telles demeure, malgré cela, largement inexploré. La rareté des études de synthèse reposant sur les papyrus provient en outre de la relative jeunesse de la papyrologie arabe. En raison du haut degré de spécialisation requis pour lire et éditer les papyrus, seule une petite partie de la documentation préservée a jusqu’ici été éditée – deux mille pièces environ, sur un total de plusieurs dizaines de milliers5. En d’autres termes, il a pu – et il peut encore – paraître prématuré de tirer des conclusions générales à partir d’un échantillon aussi réduit. Les pistes proposées dans le présent chapitre ne sauraient donc qu’être provisoires, et nos hypothèses devront être amendées au fur et à mesure que les publications de papyrus arabes viendront apporter de nouvelles pièces au puzzle. Notre ambition n’est pas non plus de proposer une synthèse sur les débuts de la justice islamique qui prendrait en compte tant la documentation 3.

4. 5.

P.KhanLegalDocument, p. 366 ; G. Khan, « The Pre-Islamic Background of Muslim Legal Formularies », Aram, 6, 1994, p. 193-224 ; P.Khurasan. Voir également G. Frantz-Murphy, « A Comparison of the Arabic and Earlier Egyptian Contract Formularies », I, Journal of Near-Eastern Studies, 40, 1981, p. 203-225 ; II, ibid., 44, 1985, p. 99-114 ; III, ibid., 47, 1988, p. 105-112, 269-280 ; V, ibid., 48, 1989, p. 97-107. L. Reinfandt, « Crime and Punishment in Early Islamic Egypt (AD 642-969). The Arabic Papyrological Evidence », dans Proceedings of the Twenty-Fifth International Congress of Papyrology, Ann Arbor 2007, Ann Arbor, American Studies in Papyrology, 2010, p. 633-640. P. M. Sijpesteijn, J. F. Oates, A. Kaplony, « Checklist of Arabic Papyri », Bulletin of the American Society of Papyrologists, 42, 2005, p. 128.

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la justice en terre d’islam d’après les papyrus

papyrologique que les sources littéraires. Il serait en effet risqué de croiser des pièces d’époque avec les informations livrées plusieurs siècles plus tard par les sources narratives. Il faut oublier, momentanément, l’image véhiculée par cette littérature – celle d’une judicature acquérant dès l’époque omeyyade une grande partie de ses caractéristiques « classiques » –, et tenter de reconstituer, même à grands traits, le schéma du système judiciaire archaïque tel qu’il transparaît dans les papyrus à l’exclusion de toute autre source. Cette nouvelle image, même hypothétique et partielle, ne pourra être comparée aux données des sources littéraires que dans un second temps. 1. LES LIMITES DE LA PAPYROLOGIE

L’image des institutions judiciaires que l’on peut espérer reconstruire à partir de la documentation papyrologique est limitée par la nature des documents, par le lieu de leur découverte et par la date de leur composition.

1.1. Papyrus juridiques et judiciaires Il convient en premier lieu de distinguer le juridique du judiciaire. Tous les papyrus au contenu juridique, et généralement classés comme tels dans les grandes collections du xxe siècle, ne permettent pas d’appréhender le fonctionnement de l’administration judiciaire. Les papyrus juridiques sont pour l’essentiel constitués d’actes privés – contrats de vente ou de mariage, reconnaissances de dettes, etc. –, établis entre particuliers. Ces documents, attestant une transaction ou un accord, ne sont pas sans lien avec l’institution judiciaire : trace écrite du marché conclu, ils étaient établis dans le but, si le besoin s’en faisait plus tard sentir, de les produire devant une autorité judiciaire afin d’étayer une plainte. Le développement du notariat musulman renforça rapidement les liens entre ces actes privés et les institutions judiciaires. La restriction de la faculté de témoigner à un petit nombre d’individus, d’abord en Égypte au tournant du iie/viiie et du iiie/ixe siècle, puis en Irak une centaine d’années plus tard, laisse penser que les témoins des transactions – dont les noms figurent dans ces documents – furent de plus en plus liés à l’institution judiciaire : sélectionnés par le cadi et par ses auxiliaires (en particulier le ṣāḥib al-masā’il), ils s’apparentèrent de plus en plus à un corps de témoins professionnels attachés au tribunal6. À partir d’une

6.

M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ et les dynamiques régionales de l’innovation judiciaire (750-833) », Annales islamologiques, 45, 2011, p. 234 et suiv.

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la justice au regard des sources documentaires

certaine époque, nombre de ces documents passèrent par le tribunal pour y être enregistrés et validés7. En un sens, donc, le juridique et le judiciaire étaient intrinsèquement liés, et les actes privés, parce qu’ils anticipaient une comparution au tribunal, en reflètent le paysage social comme le fonctionnement institutionnel : les catégories de populations justiciables, les preuves recevables, les témoins attendus, etc. L’image que cette documentation produit devra donc être étudiée. Pour autant, les institutions judiciaires n’y apparaissent pas directement, et il conviendra avant tout de se tourner vers des sources « judiciaires », c’est-à-dire des documents émis/reçus par un tribunal ou par une institution en lien étroit avec l’administration judiciaire – ces papyrus sont d’ordinaire classés comme « administratifs » ou « officiels » dans les grands recueils édités8. La préservation de tels documents administratifs ne va pas sans poser problème. Wael Hallaq considère que, jusqu’à l’époque ottomane, les tribunaux musulmans n’assurèrent pas de préservation institutionnelle de leurs archives, ce qui conduisit au recyclage rapide des supports (papyrus, parchemin, papier) ou à la destruction pure et simple des documents9. Nous avons en partie remis en cause cette interprétation, montrant que les cadis assuraient une conservation institutionnelle de leurs archives à l’époque abbasside10 ; il n’en demeure pas moins que, sur le plan juridique, le système classique de la preuve dévalorisait la plupart du temps le support écrit, et que, sur le long terme, l’érosion de la valeur des actes n’encourageait pas leur préservation. Le contexte de découverte d’une grande part des papyrus arabes est mal documenté, voire inconnu, car beaucoup proviennent de fouilles hâtives réalisées par des paysans égyptiens. Certains documents destinés à l’administration semblent avoir été préservés, parfois sous la forme de copies ou de brouillons, dans des archives familiales privées11. L’archéologie a aussi mis au jour certaines liasses de papyrus qui firent sans doute partie, à l’origine, de collections institutionnelles, offrant aux historiens un échantillon de ce que purent être les archives étatiques12. 7.

8. 9. 10. 11. 12.

E. Tyan, Le notariat et le régime de la preuve par écrit dans la pratique du droit musulman, Beyrouth, Université de Lyon/Annales de l’École française de droit de Beyrouth, 1945, p. 95-99 ; Y. Rāġib, Actes de vente d’esclaves et d’animaux d’Égypte médiévale, t. II, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2006, p. 118-119. Tyan demeure flou quant à la période à laquelle un tel rôle notarial du tribunal se développa. Rāġib note quant à lui que le plus ancien document portant une formule de validation date de 335/946. Sur une telle classification des papyrus, voir R. G. Khoury, « Papyrus », EI2, VIII, p. 263. W. B. Hallaq, « The Qāḍī’s Dīwān… », art. cité, p. 434-435. M. Tillier, « Le statut et la conservation… », art. cité, p. 267-269. Voir M. Rustow, « A Petition to a Woman at the Fatimid Court », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 73, 2010, p. 1-2. M. Bravmann a montré, d’après al-Balāḏurī, qu’un lieu appelé bayt al-qarāṭīs ou « maison des papyrus », lié au dīwān dès l’an 68/687-8, pouvait être assimilé à des « archives d’État ». M. M. Bravmann, « The State Archives in the Early Islamic Era », Arabica, 15, 1968, p. 88-89.

32

la justice en terre d’islam d’après les papyrus

Pour la période omeyyade, la célèbre série de papyrus d’Aphroditō, remontant surtout au mandat du gouverneur égyptien Qurra b. Šarīk (r. 90-96/709-714), offre le meilleur exemple d’une telle préservation « archivistique ». Les dizaines de documents retrouvés (en copte, en grec et en arabe13), en grande partie émis par l’administration du gouverneur, appartenaient selon toute vraisemblance à un fonds d’archives conservées avec soin par l’administrateur local, Basile, lui-même destinataire ou rédacteur de la plupart de ces écrits14. Comme nous aurons l’occasion de le voir plus en détail, cet administrateur exerçait, entre autres fonctions, celle de juge, et une partie de ses archives relevait de l’administration judiciaire. Le nombre de documents « judiciaires » sur lesquels se base la plus grande partie de cette étude est assez réduit15. La représentativité de ce corpus n’en est que plus difficile à déterminer ; elle doit d’autant plus être mise en question que, comme nous allons le voir, les papyrus judiciaires ne peuvent être étudiés que dans des contextes historiques et géographiques limités.

1.2. Représentativité spatio-temporelle des papyrus judiciaires 1.2.1. Provenance géographique des papyrus Comme le souligne Petra Sijpesteijn, les découvertes de papyrus arabes ont jusqu’ici été circonscrites à quelques localités principalement égyptiennes16. Cela est vrai, a fortiori, pour les papyrus judiciaires, qui ne représentent qu’une infime proportion de la totalité des documents préservés. La provenance des papyrus 13. 14.

15.

16.

Sur le caractère multilingue de ce dossier, voir T. S. Richter, « Language Choice in the Qurra Dossier », dans A. Papaconstantinou (dir.), The Multilingual Experience in Egypt, from the Ptolemies to the Abbasids, Farnham, Ashgate, 2010. Voir Ch. Wickham, Framing the Early Middle Ages, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 134. Sur les circonstances de la découverte de cette collection de papyrus, voir H. I. Bell, « The Aphrodito Papyri », The Journal of Hellenic Studies, 28, 1908, p. 97-98 ; N. Abbott, The Ḳurrah Papyri from Aphrodito in the Oriental Institute, Chicago, The University of Chicago Press, 1938, p. 6. Cette étude portant sur la justice publique, dans laquelle une autorité judiciaire officielle est saisie par un plaignant, nous ne prenons pas en compte la pratique de l’arbitrage, par laquelle deux individus s’accordent pour soumettre leur litige à un tiers qu’ils choisissent. La pratique de l’arbitrage était très courante à l’époque byzantine comme islamique. Voir par exemple A. Schiller, « The Budge Papyrus of Columbia University », Journal of the American Research Center in Egypt, 7, 1968 ; id., « A Family Archive from Jeme », dans Studi in honore di Vincenzo Arangio-Ruiz, Naples, Jovene, 1953, p. 341-342, 348-349 ; L. MacCoull (trad.), Coptic Legal Documents. Law as Vernacular Text and Experience in Late Antique Egypt, Tempe, Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies, 2009, p. 4-7. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State. The World of a Mid-Eighth-Century Egyptian Official, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 2. Sur la géographie des découvertes de papyrus, voir plus généralement R.S. Bagnall, Reading Papyri, Writting Ancient History, Londres, Routledge, 1995, p. 8-10.

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la justice au regard des sources documentaires

judiciaires (arabes, grecs et coptes) édités pour les trois premiers siècles de l’hégire est synthétisée dans le tableau suivant (tabl. 1) : Tableau 1 — Lieux de découverte des papyrus judiciaires Lieu

Nombre de papyrus

Égypte

35 3

Fayyūm1 Aḥnās

1

2

al-Ušmūnayn/Ušmūn al-ʿUlyā

54

Aphroditō/Išqūh

8

3

Jēme

5

12

6

6

Edfou7 Palestine

3 3

Ḫirbet el-Mird

8

Total

38

1. P.RagibLettres 1 = Chrest.Khoury I 95 ; Chrest.Khoury I 84 ; P.MuslimState 21.  — 2. P.GrohmannQorraBrief = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 37. — 3. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32 ; Chrest.Khoury I 78, 79, 81 ; P.Ryl.Arab. I 2. — 4. À ces cinq papyrus il convient d’ajouter un papyrus dont la provenance, bien qu’inconnue, est très probablement al-Ušmūnayn : P.DiemGouverneur (la provenance est analysée dans W. Diem, « Der Gouverneur an den Pagarchen. Ein verkannter Papyrus vom Jahre 65 der Hiǧra », Der Islam, 60, 1983, p. 107-108) = P.Ryl.Arab. I 14. — 5. Il s’agit de papyrus de Qurra b. Šarīk : P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34 ; P.RagibQurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 43 ; P.Lond. IV 1360 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 233 ; P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 289. — 6. A. Schiller, « A Family Archive… », art. cité, p. 344, 345, 352, 355 ; L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 54, 65, 99, 103, 107, 113, 127, 131, 177 (P.CLT 5, P.KRU 35, 36, 37, 50, 45-46, 42, 44, 38). — 7. P.Apoll. 18, 22, 24, 37, 61 ; P.Hamb.Arab. II 37. — 8. P.Mird 18, 19, 20.

La quasi-totalité des trente-huit papyrus dont l’origine est connue proviennent d’Égypte. Ils furent tous rédigés en Haute-Égypte (Ṣaʿīd)17, c’est-à-dire la partie de la vallée du Nil s’étendant entre Fusṭāṭ et Assouan, à laquelle s’ajoute la dépression du Fayyūm au sud-ouest de Fusṭāṭ18. Des six centres représentés, l’oasis du Fayyūm – et sa capitale, Madīnat al-Fayyūm – est le plus au nord19, suivie,

17. 18. 19.

À l’exception des deux papyrus du début de l’époque abbasside que nous avons édités dans notre article « Deux papyrus judiciaires de Fusṭāṭ (iie/viiie siècle) », Chronique d’Égypte, 89, 2014, p. 414, 423, et qui pourraient venir de Fusṭāṭ. Sur la géographie du Ṣaʿīd, voir J.-C. Garcin, « Ṣaʿīd », EI2, VIII, p. 861. Voir P. M. Holt, « al-Fayyūm », EI2, II, p. 872 ; P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 26-32 ; al-Maqrīzī, al-Ḫiṭaṭ, I, p. 655-674.

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la justice en terre d’islam d’après les papyrus

en direction du sud, par le village d’Ahnās20. Al-Ušmūnayn, ancienne Hermopolis Magna, était partagée au début de l’époque islamique en deux implantations distinctes : al-Ušmūn al-Suflā (la Basse), et al-Ušmūn al-ʿUlyā (la Haute), dénomination qui apparaît dans les papyrus provenant de cette localité. Al-Ušmūnayn était chef-lieu d’un district (kūra) et manifestement placée sous l’autorité d’un pagarque (ṣāḥib) aux deux premiers siècles de l’hégire21. Dans une vallée du Nil presque exclusivement peuplée de Coptes, al-Ušmūnayn représentait un des principaux lieux d’implantation d’une garnison musulmane, et il semble que le gouverneur (wālī l-ḥarb) du Ṣaʿīd y résidait22. Plus au sud, Išqūh/Ašqūh (aujourd’hui Kōm Išqūh) est le nom arabe – correspondant au copte Jkōw – d’un village connu sous le nom grec d’Aphrodité avant la conquête, puis celui d’Aphroditō après cette dernière. Située entre Asyūṭ et Aḫmīm, Išqūh était à l’époque omeyyade un petit centre administratif à la tête duquel se trouvait un dioiketes, ou ṣāḥib en arabe, sans doute assimilable aux pagarques de centres plus importants23. Plus au sud, le village copte de Jēme (grec Memnonia) correspondait à l’ancienne Thèbes occidentale, sur la rive gauche du Nil, en face de Louxor ; il appartenait à la pagarchie de Hermonthis (aujourd’hui Armant)24. Edfou/Adfū, enfin, dernière localité d’où proviennent des papyrus judiciaires, correspond à l’ancienne ville d’Apollōnos Anō, située dans le sud de la Thébaïde25. Les papyrus judiciaires égyptiens offrent ainsi un éclairage sur les pratiques qui eurent cours dans plusieurs centres de taille et d’importance variées dans une région (le Ṣaʿīd) que les sources littéraires ignorent presque totalement pour les premiers siècles de l’Islam. À ce titre, ils viennent compléter les informations de chroniqueurs comme al-Kindī (m. 360/961), qui ne s’éloigne de Fusṭāṭ que pour évoquer des révoltes peu représentatives de l’administration quotidienne du territoire. Cette complémentarité n’en correspond pas moins à une réalité bien différente de celle de la capitale provinciale. À l’exception d’al-Ušmūnayn qui, comme nous l’avons vu, disposait d’une petite garnison musulmane, les localités 20. 21. 22. 23.

24. 25.

Voir al-Maqrīzī, al-Ḫiṭaṭ, I, p. 643. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. Sur al-Ušmūnayn, voir A. Fu’ād Sayyid, « al-Ushmūnayn », EI2, X, p. 916 ; Yāqūt, Muʿǧam al-buldān, Beyrouth, Dār Bayrūt, 1988, I, p. 200 ; al-Maqrīzī, al-Ḫiṭaṭ, I, p. 647-649. Voir également J.-C. Garcin, « Ṣaʿīd », art. cité, p. 863. Ch. Wickham, Framing the Early Middle Ages, op. cit., p. 134. Voir aussi H. I. Bell, « The Aphrodito Papyri », art. cité, p. 106-107 ; N. Abbott, The Ḳurrah Papyri, op. cit., p. 6 ; T. Gagos, P. Van Minnen, Settling a Dispute. Toward a Legal Anthropology of Late Antique Egypt, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1994, p. 8-9. ; I. Marthot, Un village égyptien et sa campagne. Étude de la microtoponymie du territoire d’Aphroditê (vie-viiie siècle), thèse de doctorat, École pratique des hautes études, 2013, I, p. 190-195. Sur ce site, voir Ch. Wickham, Framing the Early Middle Ages, op. cit., p. 419-420. C. Foss, « Egypt under Muʿāwiya. Part I », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 72, 2009, p. 3. D’après les auteurs musulmans classiques, la ville appartenait au district (kūra) d’Assouan aux premiers siècles de l’Islam. Voir G. Wiet, « Adfū », EI2, I, p. 186 ; Yāqūt, Muʿǧam al-buldān, op. cit., I, p. 126.

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la justice au regard des sources documentaires

du Ṣaʿīd mentionnées ci-dessus étaient toutes chrétiennes à l’origine, et l’islam ne s’y implanta que lentement, au gré de conversions ou de l’installation de tribus arabes. Il faut donc s’attendre à découvrir, pour les deux ou trois premiers siècles de l’Islam, un système judiciaire en partie différent de celui qui était connu à Fusṭāṭ ou dans d’autres cités du dār al-islām. Les papyrus arabes de Ḫirbet el-Mird reflètent également des pratiques a priori distinctes de celles observées dans les grandes villes de l’Islam. Le contexte n’en est pas moins très différent de celui du Ṣaʿīd égyptien. Découverts dans une grotte de Palestine (Wādī al-Nār, au sud-est de Jérusalem) au milieu de textes grecs et syriaques entreposés là à une date inconnue26, ces papyrus sont représentatifs de réalités propres au ǧund de Filasṭīn dans la seconde partie du ier/viie et la première moitié du iie/viiie siècle. À la différence de l’Égypte, où les musulmans demeurèrent longtemps concentrés à Fusṭāṭ, les ǧund-s du Bilād al-Šām connurent une dispersion précoce des populations arabo-musulmanes, qui s’installèrent dans des villes de taille moyenne27. Il est possible, dès lors, que le système judiciaire reflété par les papyrus de Ḫirbet el-Mird corresponde à un contexte plus « islamisé » que la Haute-Égypte, caractérisé par une répartition plus homogène des musulmans sur le territoire.

1.2.2. Fourchette chronologique Le hasard des découvertes donne à la chronologie des papyrus « judiciaires » un caractère tout à fait remarquable (voir tabl. 2). Alors que les sources narratives font grandement défaut pour les deux premiers siècles de l’Islam – ou que leur authenticité est mise en cause –, certains papyrus remontent à une époque précoce. Le plus ancien papyrus judiciaire daté fut écrit en 65/684-5 selon Werner Diem – qui conteste la date de 165 ou 175 H. avancée par Margoliouth28. La jarre d’Edfou a par ailleurs préservé une série de papyrus grecs et coptes témoignant de l’organisation judiciaire en Haute-Égypte à l’époque de Muʿāwiya, autour des années 67029. Mais c’est à la période marwānide que se concentre la 26. 27. 28. 29.

A. Grohmann, Arabic Papyri from Ḫirbet el-Mird, Louvain, Institut Orientaliste, 1963 (Bibliothèque du Muséon, 52), p. x. Voir notamment P. Wheatley, The Places Where Men Pray Together. Cities in Islamic Lands Seventh Through Tenth Centuries, Chicago, University of Chicago Press, 2001, p. 112. P.DiemGouverneur ; D. S. Margoliouth, Catalogue of Arabic Papyri in the John Rylands Library Manchester, Manchester, The Manchester University Press, 1933, p. 180 Ces papyrus ne sont datés qu’en référence aux indictions. Leur principal éditeur, Roger Rémondon, pensait à la suite de Roger Idris Bell qu’ils étaient contemporains des papyrus de Qurra b. Šarīk et devaient donc être datés du début du viiie siècle. J. Gascou et K. A. Worp ont néanmoins révisé leur chronologie pour les dater des années 660 ou 670, interprétation aujourd’hui acceptée de manière unanime par les papyrologues. J. Gascou, K. A. Worp, « Problèmes de documentation apollinopolite », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 49, 1982, p. 83-89. Voir également C. Foss, « Egypt under Muʿāwiya. Part I », art. cité, p. 4.

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la justice en terre d’islam d’après les papyrus Tableau 2 — Dates des papyrus judiciaires Date

Nombre de papyrus

650-699

Lieu

9

Papyrus arabes 2e moitié viie s.

3

Ḫirbet el-Mird1

65/684-5

1

al-Ušmūnayn2 ?

années 40/660 ou 50/670

5

Edfou3

700-749

24

Papyrus grecs

Papyrus arabes 90/709

2

Išqūh4 ; Ahnās5

91/709

4

Išqūh6

91/710 (?)

3

Išqūh7 ; al-Ušmūnayn8 ; inconnu9

730-750

1

Fayyūm10

91/709-10

2

Išqūh11

c. 711-738

12

Jēme12

750-799

6

Papyrus grecs Papyrus coptes

Papyrus arabes c. 133/751

2

135-144/753-761, ou 167-168/783-785

1

Fusṭāṭ15 ?

168-169/785-786, ou 174-177/790-793

1

Fusṭāṭ16 ?

iie/viiie s.

2

inconnu17

800-899

3

Fayyūm13 ; inconnu14

Papyrus arabes 205-206/820-22 (?)

1

Edfou18

iiie/ixe s.

1

Fayyūm19

iiie-ive/ixe-xe s.

1

al-Ušmūnayn20

900-999

2

Papyrus arabes ive/ xe s.

2

Total

44

al-Ušmūnayn21

1. P.Mird 18, 19, 20. — 2. P.DiemGouverneur = P.Ryl.Arab. I 59. — 3. P.Apoll. 18, 22, 24, 37, 61. — 4. P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. — 5. P.GrohmannQorraBrief = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 37. — 6. P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Cair. Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29. — 7. P.RagibQurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 43. — 8. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. — 9. P. Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33. — 10. P.MuslimState 21. — 11. P.Lond. IV 1360 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 233 ; P.Ross.Georg. IV 16 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 289. — 12. A. Schiller, « A Family Archive… », art. cité, p. 344, 345, 352, 355 ; L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 54, 65, 99, 103, 107, 113, 127, 131, 177 (P.CLT 5, P.KRU 35, 36, 37, 50, 45-46, 42, 44, 38). — 13. P.RagibLettres 1 = Chrest.Khoury I 95. — 14. P.DiemAmtlicheSchreiben 1. — 15. M. Tillier, « Deux papyrus judiciaires de Fusṭāṭ », art. cité, p. 414. — 16. Ibid., p. 423. — 17. CPR XVI 3 ; P.David-WeillLouvre 25. — 18. P.Hamb.Arab. II 37. — 19. Chrest.Khoury I 84. — 20. Chrest. Khoury I 78. — 21. Chrest.Khoury I 79, 81.

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la justice au regard des sources documentaires

grande majorité des papyrus judiciaires, grâce à la correspondance du gouverneur Qurra b. Šarīk, remontant aux années 709-710, et aux archives coptes de Jēme. Contrairement à la production littéraire narrative, qui se développe de manière exponentielle à l’époque abbasside, les papyrus judiciaires n’apparaissent plus qu’en nombre limité après 750, entre deux et quatre par siècle en moyenne, n’offrant qu’un éclairage épisodique sur les pratiques de leur époque. Grâce à une telle courbe temporelle, la documentation papyrologique s’impose comme une source majeure de l’histoire judiciaire omeyyade (tout particulièrement marwānide), pour laquelle les sources littéraires (narratives ou juridiques) font défaut ou peuvent être suspectées de reconstructions postérieures. Bien qu’ils apportent une lumière non négligeable sur la période abbasside, ces documents ne permettent pas en revanche d’expliquer à eux seuls le fonctionnement de la justice après 750.

1.2.3. Autres papyrus Aux documents dont l’origine judiciaire peut être clairement établie s’ajoute une série de papyrus de nature plus incertaine. 1) Un document de Nessana/Naṣṭān (Néguev), daté de 67/687 (P.Ness. 56), mentionne parmi d’autres témoins un certain Yazīd b. Fā’id que Casper J. Kraemer suppose avoir été un cadi local par rapprochement avec un autre texte du même fonds30. Si le papyrus bilingue (arabe et grec) possède sans conteste un contenu juridique – il semble s’agir d’une quittance de dette –, il apparaît plutôt comme un acte privé conclu entre deux parties, sans qu’il ait nécessairement été enregistré auprès d’un tribunal. Le rôle de Yazīd b. Fā’id se limite ici à celui de témoin31. En supposant que les règles de procédure plus tardives aient déjà été appliquées à cette époque ancienne, il est peu concevable qu’un individu ait pu être à la fois juge et témoin du même cas. Un second document de Nessana (P.Ness. 77), édité depuis peu par Robert Hoyland, suggère enfin à ce dernier que Yazīd b. Fā’id n’était point un cadi mais un agent du fisc (ʿāmil)32.

30. 31.

32.

C. J. Kraemer, Excavations at Nessana, III : Non-Literary Papyri, Princeton, Princeton University Press, 1958, p. 158-159. Il semble ainsi difficile d’affirmer, comme le fait Rachel Stroumsa sur la base de ce papyrus, que les autorités judiciaires de Nessana (prêtre ou cadi) jouaient un rôle de « conciliateur, et non de juge ». R. Stroumsa, People and Identities in Nessana, Ph.D. dissertation, Duke University, 2008, p. 64. R. Hoyland, « The Earliest Attestation of the Dhimma of God and His Messenger and the Rediscovery of P. Nessana 77 (60s AH/680 CE) », dans B. Sadeghi et al. (dir.), Islamic Cultures, Islamic Contexts. Essays in Honor of Professor Patricia Crone, Leyde/Boston, Brill, 2015, p. 55.

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la justice en terre d’islam d’après les papyrus

Damiette

Rosette Alexandrie

Gaza

Tinnis DELTA

Aegyptus

al-Faramā

Pentapole

Augustamnique Bilbays

al-Ǧīza

Fusṭāṭ

FAYYŪM Madīnat al-Fayyūm

Arcadie

Ahnās

SINAI

Bahnasā Minya Antinoé/Anṣinā

al-Ušmūnayn

MER ROUGE

Thébaïde Asyūṭ Aphroditō/Išqūh

Aḫmīm

Qūs Jēme

Minya

ville

Ahnās

ville documentée par des papyrus judiciaires

FAYYŪM

région

Edfou

duché limite de duché

0

Louxor

Assouan

100 km

Carte 1 — L’Égypte au lendemain de la conquête arabo-musulmane

39

© M. Tillier - 2016

Arcadie

Quṣayr

la justice au regard des sources documentaires

2) Dans une lettre qu’Albert Dietrich propose de dater des années 205206/820-822 et qui provient d’Edfou33, l’auteur se plaint d’un fonctionnaire (nommé Kaṯīr) qui tente semble-t-il de s’emparer d’héritages. La lettre pourrait émaner d’un cadi – dont une des fonctions consistait à gérer les successions –, mais l’obscurité du texte et l’absence de contexte ne permettent pas de l’affirmer. 3) Un document daté de 267/861 se présente comme un témoignage de divorce par un certain Muḥammad b. Sahl b. ʿAbd Allāh b. ʿAmr34. Giorgio Levi Della Vida, qui a édité le texte, remarque la longue généalogie de ce personnage distingué, et propose qu’il s’agit peut-être d’un cadi à qui la déclaration de divorce a été rapportée35. Néanmoins rien, dans le papyrus, ne permet d’aller jusque-là. En premier lieu, Muḥammad b. Sahl n’est pas qualifié de qāḍī. Cela ne constitue pas une preuve en soi dans la mesure où une convocation émise par un cadi de Fusṭāṭ au début de l’époque abbasside ne mentionne pas son titre36 ; d’autres papyrus le précisent pourtant lorsqu’il s’agit d’un cadi37. En second lieu, Muḥammad b. Sahl affirme témoigner à la demande de l’homme qui vient de répudier sa femme (ašhada-nī ʿalā nafsi-hi). Or, si les cadis furent bien utilisés pour enregistrer des actes, rien ne permet de penser qu’ils étaient régulièrement saisis en qualité de simples témoins. Il est plus probable que ce document ait été destiné à étayer un témoignage devant un cadi, en cas de contestation du divorce, et qu’il fut l’œuvre d’un témoin instrumentaire. 4) Un dernier papyrus pourrait avoir été émis par une institution judiciaire. Dans une lettre qu’Adolf Grohmann date du iiie/ixe siècle, Yuḥannis et Masīs, les deux fils de Qīr, de Sāqiyat Balāwa, sont convoqués devant une autorité non nommée. La nature judiciaire de ce papyrus est inférée par Grohmann à partir de la dernière ligne : wa-lā turaḫḫiṣ li-aḥadin min-hum f ī l-ḫalafi in shā’ Allāh (« et ne permets à aucun d’entre eux [de nommer] un représentant, si Dieu le veut »). Selon Grohmann, le terme ḫalaf renvoie vraisemblablement à l’idée de représentation devant un juge38. Bien que cette interprétation semble possible, le contexte de ce papyrus est trop flou pour autoriser aucune conclusion. Ḫalaf évoque bien ḫalīfa, utilisé à la même époque pour désigner un juge substitut39. Néanmoins le représentant d’un plaignant est en général appelé wakīl dans les sources littéraires de la même époque. La racine ḫ.l.f. est d’ailleurs polysémique et il pourrait s’agir 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39.

P.Hamb.Arab. II 37. La datation de la lettre repose sur la mention d’un certain « Abū Naṣr », identifié par Dietrich à Abū Naṣr Muḥammad b. al-Sarī b. al-Ḥakam, qui succède à son père comme gouverneur de Fusṭāṭ en ǧumādā II 205/novembre 820. P.Philad.Arab. 28. G. Levi Della Vida, Arabic Papyri in the University Museum in Philadelphia (Pennsylvania), Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, 1981, p. 55. M. Tillier, « Deux papyrus judiciaires de Fusṭāṭ », art. cité, p. 414. Voir par exemple P.HindsSakkoutNubia ; Chrest.Khroury I 81. P.Cair.Arab. III 177. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 184.

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d’une simple injonction à ne laisser personne « rester en arrière », c’est-à-dire ne pas répondre à la convocation40. Même dans cette hypothèse, rien ne prouve qu’il s’agit d’une citation au tribunal. Il pourrait aussi bien s’agir d’une convocation devant l’administration fiscale, à l’instar d’un autre papyrus dans lequel le destinataire est prié de se présenter au dīwān41.

* L’origine géographique tout comme la répartition chronologique des papyrus judiciaires nous obligent à relativiser d’avance les résultats qui suivent. Les chercheurs ne disposent jusqu’ici que d’échantillons papyrologiques extrêmement limités. Toutes les époques sont loin d’être représentées dans les mêmes proportions : certains trésors archéologiques, comme la jarre d’Edfou ou le fonds de Qurra b. Šarīk, mettent en lumière certaines périodes tandis que d’autres restent dans l’ombre. Les évolutions sont ainsi difficiles à retracer et il faudra souvent se contenter de tendances indicatives. Par ailleurs, seule une partie de l’Égypte est représentée dans le corpus des papyrus judiciaires. La plupart des documents proviennent de Haute-Égypte, et de surcroît tout le Ṣaʿīd n’est pas représenté dans les mêmes proportions : les papyrus de Thébaïde sont bien plus nombreux que ceux d’Arcadie. L’échantillon de papyrus judiciaires est encore plus réduit en Palestine. Aussi toute tentative de généralisation obligera-t-elle à des extrapolations demeurant en partie spéculatives. 2. ENTRE LE DUX ET LE PAGARQUE : LA JUSTICE À L’ÉPOQUE SUFYĀNIDE

L’Égypte postjustinienne n’était plus un diocèse uni mais une série de provinces dirigées par un duc – qui cumulait désormais pouvoirs civils et militaires, et était directement responsable devant le préfet du prétoire d’Orient42. Le duc se 40. 41. 42.

Voir A. de B. Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, Beyrouth, Librairie du Liban, s. d., I, p. 618-619. P.Cair.Arab. III 176. Pour des époques plus tardives, la nature judiciaire de certains documents peut encore être suspectée sans pouvoir être prouvée. Voir par exemple P.Philad. Arab. 5, peut-être un ordre émis par un cadi concernant un héritage. G. Rouillard, L’administration civile de l’Égypte byzantine, Paris, Geuthner, 1928, p. 28 ; J.-M. Carrié, « Séparation ou cumul ? Pouvoir civil et autorité militaire dans les provinces d’Égypte de Gallien à la conquête arabe », Antiquité tardive, 6, 1998, p. 116-117. Sur l’organisation administrative de l’Égypte byzantine et son évolution aux vie et viie siècles, voir également B. Palme, « The Imperial Presence : Government and Army », dans R. S. Bagnall (dir.), Egypt in the Byzantine World, 300-700, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 245-249, 265, ainsi que la carte établie par le même auteur dans « Praesides und Correctores der Augustamnica », Antiquité tardive, 6, 1998, p. 125.

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voyait avant tout chargé de la justice, de la police et du maintien de l’ordre, tandis que la fiscalité était confiée, dans certaines provinces (ou duchés) à des praesides se trouvant à la tête d’éparchies – une en Aegyptus, deux en Thébaïde, deux en Augustamnique, une en Arcadie, une en Libye et une en Pentapole43. L’arrivée de l’Islam permit à l’Égypte de retrouver une unité, car dès les années 640 elle fut placée sous l’autorité d’un gouverneur unique. La structure de base de l’Égypte omeyyade demeurait néanmoins proche du système byzantin antérieur à la conquête44. La province restait divisée en cinq duchés, eux-mêmes subdivisés en pagarchies. La Basse-Égypte (Asfal al-arḍ) comprenait les duchés d’Égypte (Aegyptus, à l’ouest) et d’Augustamnique (à l’est) ; la Haute-Égypte (al-Ṣaʿīd), celui d’Arcadie (au nord) et de Thébaïde (au sud)45. À ces quatre duchés venait s’ajouter celui de Pentapole (Barqa), encore plus à l’est. Chacun de ces cinq duchés était dirigé par un dux ou amīr, nommé par le gouverneur de Fusṭāṭ46. Certains, comme Menas en Aegyptus, avaient déjà exercé comme praeses à l’époque byzantine, et furent reconduits comme ducs par les musulmans47. Le rôle militaire de ces ducs disparut sans doute après la conquête, et il leur demeura surtout des attributions fiscales48. Ils avaient autorité sur les pagarques (grec pagarchos ; arabe ṣāḥib al-kūra, au nombre de 50 ou 60 pour la totalité de l’Égypte) qui, à un degré inférieur, géraient chacun une ville et son territoire – la pagarchie (ar. kūra)49. Au cours des décennies qui avaient précédé la conquête, certaines 43. 44. 45. 46.

47. 48. 49.

J.-M. Carrié, « Séparation ou cumul ? », art. cité, p. 116 ; J. Gascou, « Ducs, praesides, poètes et rhéteurs au Bas-Empire », Antiquité tardive, 6, 1998, p. 64. Mais non sans changements montrant que les conquérants firent évoluer, à certains égards, le système dont ils avaient hérité. Voir P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 65, 69-72. V. Christides, « Miṣr », EI2, VII, p. 156. J.-M. Carrié, « Séparation ou cumul ? », art. cité, p. 120. Selon Marie Legendre, le terme amīr était à l’origine réservé aux officiers musulmans qui furent associés aux ducs après la conquête. Ce n’est que dans les années 660 que les ducs se mirent à leur tour à porter le titre d’amīr. M. Legendre, « Hiérarchie administrative et formation de l’État islamique dans la campagne égyptienne pré-ṭūlūnide », dans A. Nef, F. Ardizzone (dir.), Les dynamiques de l’islamisation en Méditerranée centrale et en Sicile. Nouvelles propositions et découvertes récentes, Rome/Bari, École française de Rome/Edipuglia, 2014, p. 108. J.-M. Carrié, « Séparation ou cumul ? », art. cité, p. 121. Voir Jean de Nikiou, The Chronicle of John, Bishop of Nikiu, trad. anglaise par R. H. Charles, Londres/Oxford, Williams and Norgate, 1916, p. 194. Voir B. Palme, « Law and Courts in Late Antique Egypt », dans B. Sirks (dir.), Aspects of Law in Late Antiquity. Dedicated to A.M. Honoré on the Occasion of the Sixtieth Year of his Teaching in Oxford, Oxford, All Souls College, 2008, p. 63-64. Ces pagarchies ou kūra-s correspondaient aux nomes antérieurs aux réformes administratives byzantines du ive siècle. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 37. Voir également H. I. Bell, « The Administration of Egypt under the ‘Umayyad Khalifs », Byzantinische Zeitschrift, 28, 1928, p. 278-280. Sur le pagarque et son administration, voir P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 87-90. Sur la division de l’Égypte en duchés, voir J. Maspero, L’organisation militaire de l’Égypte byzantine, Paris, Honoré Champion, 1912, p. 73-76 ; G. Rouillard, L’administration civile…, op. cit., p. 30-35.

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pagarchies avaient été divisées en deux skelos (partie nord et partie sud). C’était notamment le cas des pagarchies d’Héracléopolite (kūra d’Aḥnās) et d’Hermopolite (kūra d’al-Ušmūnayn)50. À la tête de chaque village de la pagarchie se trouvait un meizōn (gr.) (copte lashane ; ar. māzūt) issu des notabilités locales51. Les papyrus préservés pour les deux ou trois premières décennies qui suivirent la conquête arabe de l’Égypte ne permettent pas, en l’état actuel, de reconstituer le fonctionnement d’un système judiciaire. La documentation la plus riche est constituée des archives de Senouthios anystes, responsable du skelos nord de l’Hermopolite, dont les lettres peuvent être datées des environs de 643-64452. Nombre de textes récemment publiés par Federico Morelli sont des pétitions, envoyées à Senouthios par de riches propriétaires fonciers, afin d’obtenir la relaxe de dépendants selon eux injustement arrêtés53. D’autres sont des ordres de libération54. Malgré le recours à un vocabulaire « judiciaire », il semble que ces papyrus ne soient pas liés à l’administration de la justice, mais à des réquisitions forcées de main-d’œuvre envoyée à Babylone-Fusṭāṭ pour servir les projets urbanistiques des musulmans. Ils montrent, tout au plus, que le responsable du skelos pouvait intervenir auprès du pagarque pour faire annuler certaines réquisitions. Dans un autre papyrus, Ioannes, représentant d’un niveau administratif supérieur, se plaint que son correspondant, un certain Senouthios dioiketes mal identifié, n’a pas donné la bastonnade à un bucellaire responsable du retard de bateaux55. La mention d’un tel châtiment évoque une peine, mais ledit Ioannes pourrait ici simplement exercer son autorité sur un subordonné sans qu’il y ait règlement judiciaire. Il faut espérer que d’autres papyrus de Senouthios, toujours en cours de publication par Federico Morelli, viendront éclairer le fonctionnement de la justice au lendemain de la conquête. L’appareil judiciaire égyptien apparaît de manière plus claire à l’époque sufyānide. L’administration de la Haute-Égypte est alors surtout connue grâce aux papyrus de Papas, retrouvées dans la « jarre d’Edfou ». Ces documents, dont seule la partie grecque (107 textes) a jusqu’ici été éditée, appartenaient aux archives privées de Flavius Papas, pagarque d’Apollōnos Anō/Edfou sous le règne du calife Muʿāwiya (r. 41-60/661-680), et remontent selon toute vraisemblance

50. 51. 52. 53. 54. 55.

F. Morelli, L’archivio di Senouthios Anystes e testi connessi. Lettere e documenti per la costruzione di una capitale, Berlin/New York, De Gruyter, 2010 (Corpus Papyrorum Raineri, XXX), p. 15. G. Franz-Murphy, « The Economics of State Formation in Early Islamic Egypt », dans P. M. Sijpesteijn et al., From al-Andalus to Khurasan. Documents from the Medieval Muslim World, Leyde, Brill, 2007, p. 103. F. Morelli, L’archivio di Senouthios…, op. cit., p. 27. P.Senouthios 17, 20, 23. P.Senouthios 19, 24, 25, 27. P.Senouthios 15.

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aux années 660 ou 67056. Un grand nombre de lettres contenues dans ces archives furent rédigées par l’administration du duc (ou émir) de Thébaïde57. Ce dernier était basé à Antinoé, à 550 km au nord d’Edfou, mais ne s’y trouvait que rarement : lorsqu’il n’était pas en tournée dans son duché, il semblait résider pour de longues périodes à Fusṭāṭ près du gouverneur58. Il était représenté à Antinoé par un topotérète (grec topoteretes, « lieutenant »)59, lui-même assisté par des notarioi chargés de rédiger ses lettres aux pagarques de sa circonscription60. Cette structure reflète une stricte hiérarchie, les ordres passant par chaque niveau d’autorité avant d’atteindre la population61. Plusieurs lettres des archives de Papas témoignent du rôle judiciaire de ce dernier comme de celui de ses supérieurs hiérarchiques, le dux et le topotérète.

2.1. Des ordonnances ducales L’administration du duc de Thébaïde émettait en premier lieu des ordonnances à caractère judiciaire, destinées non point à trancher un litige entre particuliers mais à exposer une règle et une sanction en cas d’infraction. Dans P.Apoll. 9, le notarios (scribe) Helladios écrit ainsi à Papas pour lui transmettre une circulaire dans laquelle Jordanès (r. 669 à 675-6, ou 660-1 à 669), duc de Thébaïde et probablement d’Arcadie, ordonne d’arrêter des calfats en fuite : un grand nombre d’ouvriers réquisitionnés pour le calfatage des navires sont en effet repartis de l’arsenal de Babylone sans en avoir obtenu l’autorisation. Les pagarques qui cacheraient ou laisseraient passer ces calfats auront à payer une

56. 57.

58. 59. 60. 61.

J. Gascou, K. A. Worp, « Problèmes de documentation apollinopolite », art. cité, p. 88. Rémondon considère le duc mentionné dans ce dossier comme celui de la seule Thébaïde. Bernhard Palme affirme cependant qu’une réorganisation avait eu lieu entre-temps – entre 655 et 669 –, et qu’un seul duc avait désormais autorité sur l’Arcadie et la Thébaïde. B. Palme, « The Administration of Egypt in Late Antiquity », version 02, Imperium and Officium Working Papers (IOWP), mai 2011, http ://iowp.univie.ac.at/node/155 (consulté le 15 novembre 2012), p. 5. Selon Marie Legendre, c’est le duc Jordanès qui aurait étendu son autorité sur les deux provinces entre 660 et 670. M. Legendre, « Hiérarchie administrative… », art. cité, p. 108. R. Rémondon, Papyrus grecs d’Apollônos Anô, Le Caire, Imprimerie de l’Institut français d’archéologie orientale, 1953, p. 19, 23, 71. Sur Antinoé/Anṣinā, voir al-Maqrīzī, al-Ḫiṭaṭ, I, p. 554 ; Yāqūt, Muʿǧam al-buldān, op. cit., I, p. 265. Ibid., p. 19, 50, 72. Ibid., p. 53. C. Foss, « Egypt under Muʿāwiya. Part I », art. cité, p. 2-3 ; K. Morimoto, The Fiscal Administration of Egypt in the Early Islamic Period, Kyoto, Dohosha, 1981, p. 195-196 ; P. Sijpesteijn, « Landholding Patterns in Early Islamic Egypt », Journal of Agrarian Change, 9, 2009, p. 121 ; id., « New Rules over Old Structures : Egypt after the Muslim Conquest », Proceedings of the British Academy, 136, 2007, p. 184.

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amende de 1 000 solidi62. L’ordonnance du duc, envoyée au topotérète, est ensuite diffusée par les notarioi de ce dernier auprès des pagarques du duché. Roger Rémondon conclut d’un tel exemple que le duc/émir avait la haute main sur la justice63. Si la circulaire envoyée aux pagarques a indubitablement un contenu juridique, il relève plus d’une forme de législation que de la mise en œuvre d’une procédure judiciaire : on ne sait, d’après ce document, quelles mesures étaient prises pour poursuivre les contrevenants ni quelles procédures permettaient de les traduire en justice, ni même quelle autorité était chargée d’examiner une telle affaire. Une autre ordonnance laisse toutefois mieux entrevoir l’articulation du système judiciaire. Le papyrus P.Apoll. 28 ne concerne pas un litige privé à proprement parler, mais une plainte collective. Des marins ayant été réquisitionnés pour le service du pouvoir musulman, un litige éclata entre eux et les habitants de leurs pagarchies. Selon l’hypothèse de Rémondon, il est possible que ces derniers, face à l’obligation de fournir des marins, aient engagé des hommes auxquels ils ne remettaient qu’une partie de la solde envoyée par le pouvoir en échange de leurs services, gardant pour eux la différence. Les marins ainsi lésés auraient porté plainte pour récupérer la totalité des sommes dues64. Leur pétition fut manifestement amenée au topotérète, qui écrivit au duc pour lui soumettre l’affaire. Dans sa réponse au topotérète, le duc ordonna que les marins se voient rétribués à hauteur des sommes engagées par le Trésor public. Elias, notarios du topotérète, transmit cette ordonnance – sans doute accompagnée d’une copie de la lettre originale du duc, comme dans P.Apoll. 9 – aux pagarques des pagarchies concernées65. Il apparaît bien d’après cet exemple que le duc de Thébaïde assumait le rôle d’autorité judiciaire ; le topotérète, saisi en tant que représentant local de cette autorité, ne tranche pas lui-même le conflit mais en réfère à son supérieur. Le duc n’agit néanmoins pas en tant que juge : comme dans le document précédent, il se contente d’édicter une règle, de légiférer. Il est probable que le véritable procès – si tant est qu’il y en ait un –, où chaque partie expose ses griefs et ses preuves, est censé avoir lieu devant le pagarque destinataire final de l’ordonnance ducale.

62. 63. 64. 65.

P.Apoll. 9. R. Rémondon, Papyrus grecs d’Apollônos Anô, op. cit., p. 24. Ibid., p. 71. P.Apoll. 28.

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2.2. L’examen des litiges privés 2.2.1. Par le duc/émir Le topotérète paraît avoir joué un rôle judiciaire limité au niveau du duché. Si la plainte collective évoquée dans P.Apoll. 28 fut portée devant lui, il semble n’avoir pas rendu de verdict et s’être contenté d’un rôle d’intermédiaire entre la « législation » ducale et son application par le pagarque. La documentation d’Edfou ne permet pas de déterminer s’il lui était possible d’instruire des procès et de rendre des jugements66. Comme à l’époque byzantine67, ce rôle revenait avant tout au duc/émir68, que le topotérète ne suppléait que jusqu’à un certain point pendant son absence. Dans P.Apoll. 18, le notarios Helladios écrit à Papas de la part du topotérète pour l’enjoindre de lui envoyer les adversaires d’un certain Sabinos, sans doute pour instruire la plainte de ce dernier à leur encontre et obliger lesdits adversaires à « s’acquitter de leurs obligations69 ». Afin de garantir la comparution des défendeurs, Papas se voit ordonner d’emprisonner leurs épouses pour un temps. La lettre laisserait penser que le topotérète présidera lui-même le procès, n’était une phrase tronquée, à la fin de la partie préservée, impliquant que l’émir s’apprête à venir à Antinoé et qu’il tranchera le litige en personne70. Rémondon en conclut, sans doute à juste titre, que le duc/émir profite de ses séjours en Thébaïde pour régler les procès en suspens71. Le ton de la lettre, ainsi que les mesures drastiques employées pour obliger les défendeurs à comparaître (emprisonnement de leurs femmes), suggèrent que l’affaire était grave – accusation de crime ? litige portant sur un montant très élevé ? La procédure évoquée ici pourrait donc correspondre à une haute justice directement administrée par le duc, tandis qu’une basse justice serait aux mains d’autres représentants du pouvoir72.

66. 67.

68. 69. 70. 71. 72.

C’était en revanche le cas au vie siècle. G. Rouillard, L’administration civile…, op. cit., p. 149. Voir J. Maspero, « Études sur les papyrus d’Aphrodité », Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale, 7, 1910, p. 111, 135-136 : Maspero met en évidence la procédure écrite en usage en Thébaïde au vie siècle. Il montre que les plaintes étaient sans doute soumises au duc de Thébaïde par le biais de pétitions rédigées par des scribes officiant autour du tribunal. Malheureusement la documentation d’époque islamique ne permet pas d’aller aussi loin dans la reconstitution des procédures. Voir également G. Rouillard, L’administration civile…, op. cit., p. 149-151, qui décrit le fonctionnement du bureau de l’administration ducale chargé de traiter les pétitions. Voir H. I. Bell, « The Administration of Egypt… », art. cité, p. 280. P.Apoll. 18. Ibid. R. Rémondon, Papyrus grecs d’Apollônos Anô, op. cit., p. 50. Il est bien entendu possible que les procédures soient plus compliquées que cela. Seule l’étude des papyrus coptes de la jarre d’Edfou, commencée par Geneviève Favrelle et poursuivie par une équipe de papyrologues travaillant sous la direction d’Anne Boud’hors et d’Alain Delattre, permettra de le déterminer.

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2.2.2. Par le pagarque Le rôle judiciaire du pagarque apparaît dans une série de papyrus faisant référence à des litiges entre particuliers. Un premier document, P.Apoll. 61, est une lettre envoyée à Papas par son père, Libérios – qui fut lui-même pagarque d’Edfou en 649 ou 65173. Libérios reproche à Papas d’avoir traité injustement une mère en procès avec son fils, en croyant ce dernier sur parole. Les procédures mises en œuvre sont loin d’être claires : d’après la traduction proposée par Rémondon, le litige aurait fait l’objet d’un premier arbitrage, et Libérios propose que les plaideurs passent à nouveau devant un arbitre. Selon toute vraisemblance, l’arbitrage évoqué n’est pas celui du pagarque. Pourtant ce dernier semble être intervenu, en « laiss[ant] traîner » la mère sur une distance de 48 milles – ce qui suggère soit que Papas joua un rôle dans l’application de la sentence arbitrale, soit, au moins, qu’il laissa/fit infliger à la femme un châtiment dans le cadre de cette affaire. Libérios plaide en faveur d’une réouverture de l’affaire par Papas, qu’il appelle à jouer soit un rôle de conciliateur entre les deux plaideurs, soit, si les parties souhaitent de nouveau recourir à une procédure arbitrale, à garantir l’application de la sentence en obligeant les plaideurs à s’y conformer74. La justice de Papas est également évoquée dans P.Apoll. 37. Dans cette lettre envoyée au pagarque d’Edfou, Platon, lui-même pagarque de Latopolis75, évoque un procès impliquant un certain Ananias et une femme (peut-être sa mère) au sujet d’esclaves. Platon semble avoir été saisi du dossier mais, peut-être en raison de limites juridictionnelles, il a décidé de transférer le procès devant Papas. Ce dernier se montre néanmoins hésitant et suggère, par écrit, que l’affaire est du ressort de Christophoros, peut-être un troisième pagarque ou, si l’interprétation de Rémondon est exacte, le topotérète du duché76. Le rôle judiciaire du pagarque apparaît plus nettement encore dans une affaire dite « du batelier Phêü ». Trois lettres envoyées à Papas par Théodoros, notarios attaché au topotérète d’Antinoé, permettent la reconstitution approximative d’un litige privé77. Dans la plus ancienne, Théodoros informe Papas qu’un certain Phêü, batelier, est venu le trouver pour se plaindre qu’un agent du pagarque s’est emparé d’une cour lui appartenant. Au nom du topotérète – ou du duc ? –, Théodoros énonce une règle que le pagarque est appelé à faire appliquer, probablement à travers l’énonciation d’un verdict78. À la suite de cette lettre, il semble 73. 74. 75. 76. 77. 78.

R. Rémondon, Papyrus grecs d’Apollônos Anô, op. cit., p. 138 ; J. Gascou, K. A. Worp, « Problèmes de documentation apollinopolite », art. cité, p. 84. P.Apoll. 61. R. Rémondon, Papyrus grecs d’Apollônos Anô, op. cit., p. 86. Ibid., p. 89. P.Apoll. 22, 23, 24. P.Apoll. 22. Rémondon hésite sur le sens de l’instruction énoncée par Théodoros. Sa traduction principale est la suivante : « Et à ce qu’il me semble, il n’avait pas le droit de le faire, sauf au cas où la cour eût fait l’objet d’une transaction, où le droit du batelier eût été sauvegardé et

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qu’un jugement soit rendu en faveur de Phêü, condamnant l’agent du pagarque à lui verser une indemnité de deux solidi79. Si la troisième lettre concerne bien la même affaire, l’agent condamné serait néanmoins mort avant d’avoir payé cette indemnité ; or son héritier (son beau-père) refuse d’acquitter cette dette. Théodoros demande donc à Papas, au nom du topotérète ou du duc, d’obliger ledit héritier à verser au batelier la somme qui lui est due, arguant que le batelier affirme avoir des témoins susceptibles de déposer en sa faveur80. Cette affaire reflète plusieurs aspects essentiels de la procédure judiciaire en usage sous les Sufyānides : 1) Le demandeur saisit l’administration du duc de Thébaïde – le topotérète, ou le duc en personne. La plainte est mentionnée explicitement dans P.Apoll. 22 ; elle ne l’est que de manière implicite dans P.Apoll. 24, sans doute parce qu’il s’agit d’une lettre de rappel, la même instruction ayant déjà été envoyée à Papas sans avoir été suivie d’effet81. Le demandeur peut évoquer l’existence d’une preuve mais ne la produit pas devant l’administration du duché. 2) Le topotérète, en son nom ou en celui du duc, fait envoyer au pagarque des instructions, l’enjoignant à juger le litige et à trancher en faveur du demandeur si ses allégations sont confirmées. Ici, la justice est à nouveau rendue par le pagarque, mais sur ordre écrit du duc ou du topotérète. S’agit-il d’un cas exceptionnel ? La nature de l’affaire le laisse penser. Le premier défendeur, coupable de s’être approprié une cour, est un agent du pagarque, et le demandeur pouvait craindre (à tort ou à raison) que le pagarque fasse preuve de partialité ; peut-être est-ce pour cette raison que le batelier décida de porter sa plainte devant l’administration ducale. Le second procès contre l’héritier de l’agent aurait été conduit devant la même administration car Papas montrait des réticences à trancher l’affaire – ce dont témoigne la troisième lettre de Théodoros.

* Les papyrus grecs d’Apollōnos Anō/Edfou permettent d’entrapercevoir un système judiciaire fonctionnant en autarcie au sein du duché. Le duc/émir de

79. 80. 81.

le bornage de sa maison précisé. » Dans son commentaire du papyrus, il propose néanmoins une traduction alternative : « À ce qu’il me semble, il n’avait pas le droit de le faire ; mais si toutefois il devait y avoir (ou : s’il y a eu) transaction au sujet de la cour, alors, que son droit soit sauvegardé et que le bornage de sa maison soit précisé. » R. Rémondon, Papyrus grecs d’Apollônos Anô, op. cit., p. 58-59. La seconde proposition, dans laquelle deux cas de figure alternatifs sont évoqués, semble plus vraisemblable : on comprendrait mal comment l’autorité judiciaire d’Antinoé, devant qui nulle preuve ne semble avoir été produite, se prononcerait de manière aussi péremptoire en faveur du batelier. R. Rémondon, Papyrus grecs d’Apollônos Anô, op. cit., p. 59. P.Apoll. 24. R. Rémondon, Papyrus grecs d’Apollônos Anô, op. cit., p. 60.

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Thébaïde apparaît comme l’autorité judiciaire supérieure, rôle qui prolonge celui qu’il jouait à la fin de la période byzantine82. Assisté du topotérète qui le représentait à Antinoé, il promulguait des ordonnances légales à caractère général, tenait d’épisodiques audiences judiciaires – peut-être pour des affaires relevant de la haute justice –, et pouvait être saisi par des plaideurs venant de pagarchies éloignées, notamment si ces derniers craignaient l’injustice de leurs juges ordinaires. Au quotidien, le pagarque apparaît néanmoins comme la principale autorité judiciaire. C’est visiblement devant lui que se présentaient nombre de plaideurs désireux de recourir à une justice non arbitrale, et c’est à lui que le duc ou le topotérète déféraient les plaintes dont leur administration avait été saisie, lui envoyant de sommaires instructions relatives aux verdicts. Il reste à déterminer dans quelle mesure cette organisation diffère du fonctionnement de la justice byzantine dans l’Égypte antérieure à la conquête arabomusulmane. Selon Germaine Rouillard, au vie siècle le pagarque jouait déjà un rôle judiciaire – bien que mal connu83 –, mais le principal juge local demeurait le defensor civitatis, magistrat municipal qui dans les villes était compétent à la fois au civil (pour les affaires inférieures à 300 solidi) et au pénal depuis Justinien84. Or après la conquête, le rôle judiciaire du defensor civitatis n’apparaît plus dans les papyrus. Pourtant ce magistrat municipal ne s’éclipsa pas du jour au lendemain, tant s’en faut. On sait qu’à Arsinoé, au Fayyūm, un defensor civitatis se maintint en place au moins jusqu’en 65385. Le dossier de Papas préserve par ailleurs un document évoquant le rôle d’un defensor civitatis lors d’une prise de garant86. Ce type de magistrat était-il toujours investi d’une autorité judiciaire dans les villes ? Les sources papyrologiques, qui nous renseignent beaucoup mieux sur le niveau administratif du pagus, donnent en tout cas l’impression qu’à l’époque de Papas le pagarque restait la principale institution judiciaire.

82. 83.

84. 85.

86.

Voir B. Palme, « Law and Courts… », art. cité, p. 64. Sur le rôle judiciaire des divers types de gouverneurs dans l’Égypte byzantine, voir également J.-M. Carrié, « Le gouverneur romain à l’époque tardive. Les directions possibles de l’enquête », Antiquité tardive, 6, 1998, p. 21-25. Schiller affirme que, dans la documentation papyrologique antérieure à l’Islam, rien ne permet de penser que le pagarque présidait des procès civils (A. Schiller, « The Courts are No More », dans Studi in onore di Edoardo Volterra, I, s. l., Casa editrice dott. A. Giuffrè, 1971, p. 484-485). Depuis, Berhard Palme a néanmoins montré que certains conflits continuaient d’être instruits par des représentants du pouvoir. B. Palme, « The Imperial Presence », art. cité, p. 264. Sur les controverses auxquelles a donné lieu l’article de Schiller précité, voir B. Palme, « Law and Courts… », art. cité, p. 71-72. G. Rouillard, L’administration civile…, op. cit., p. 154 ; B. Palme, « Law and Courts… », art. cité, p. 63. A. Papaconstantinou, « Administering the Early Islamic Empire. Insights from the Papyri », dans J. Haldon (dir.), Money, Power and Politics in Early Islamic Syria : A Review of Current Debates, Farnham, Ashgate, 2010, p. 61. Le papyrus cité est P.Stras. inv. gr. 1025, en cours d’édition par Ruey-Lin Chang. P.Apoll. 46.

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Bien que l’intervention de l’administration ducale auprès des pagarques ait eu des résultats – en témoigne la condamnation de l’agent dans l’affaire du batelier Phêü –, un pagarque comme Papas semble avoir parfois rechigné à appliquer les instructions envoyées par Antinoé. L’autorité judiciaire dont se prévalait le duc auprès des pagarques était peut-être en perte de vitesse dans les années 660670. De fait, le rôle judiciaire du duc et du topotérète disparaît par la suite de la documentation papyrologique pour laisser place à un nouvel intervenant, le gouverneur de Fusṭāṭ. 3. LE GOUVERNEUR ET LE PAGARQUE : LA JUSTICE À L’ÉPOQUE MARWĀNIDE

La fin de la période sufyānide et l’époque de la seconde fitna, qui se termine sous le règne du calife ʿAbd al-Malik b. Marwān (r. 65-86/685-705), ne sont pas éclairées par des papyrus judiciaires. Il faut attendre le début du viiie siècle pour qu’un second dossier offre un éclairage significatif sur l’administration judiciaire en Haute-Égypte, avec les fameux papyrus de Qurra b. Šarīk. Non seulement ces lettres permettent d’entrevoir avec plus de détails l’organisation quotidienne de la justice (types de litiges, acteurs, procédures), mais elles témoignent aussi d’importantes évolutions dans la structure du système judiciaire égyptien. Leur nombre relativement élevé – en comparaison avec les quelques papyrus judiciaires de l’époque sufyānide – autorise une analyse de détail plus systématique que la documentation judiciaire de Papas.

3.1. De Fusṭāṭ à Išqūh : la justice de Qurra b. Šarīk Les papyrus de Qurra b. Šarīk (r. 90-96/709-714)87 datent pour la plupart de ses premières années de règne (709-710), sous le calife al-Walīd b. ʿAbd alMalik (r. 86-96/705-715)88. Ce début de viiie siècle vit se consolider la construction étatique commencée par ʿAbd al-Malik b. Marwān à la fin du siècle précédent89. Tant en Syrie qu’en Égypte, une politique de grands travaux aboutit au remodelage du paysage urbain, notamment par l’érection de lieux de culte 87.

88. 89.

Sur Qurra b. Šarīk, voir al-Kindī, Wulāt, p. 63-66 ; C. E. Bosworth, « Ḳurra b. Sharīk », EI2, V, p. 500 ; H. Lammens, « Un gouverneur omaiyade d’Égypte. Qorra ibn Šarîk d’après les papyrus arabes », Bulletin de l’Institut d’Égypte, 5e série, t. II, 1908 ; N. Abbott, The Ḳurrah Papyri, op. cit., p. 66 et suiv. ; P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 27-57. Sur ce calife, voir H. Kennedy, « al-Walīd », EI2, XI, p. 139. Sur la construction étatique de ʿAbd al-Malik, voir C. Robinson, ʿAbd al-Malik, Oxford, Oneworld, 2005, p. 105 et suiv. Voir J. Johns, « Archaeology and the History of Early Islam », art. cité, p. 422, 424.

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monumentaux. Tandis qu’à Damas, le calife al-Walīd édifiait la mosquée des Omeyyades aux dimensions qu’on lui connaît encore aujourd’hui, Qurra b. Šarīk faisait reconstruire, sur ordre du calife, la mosquée de ʿAmr en agrandissant dans de fortes proportions l’espace du premier oratoire90. Il fit par ailleurs élever à Fusṭāṭ un palais pour le calife91. Sur le plan administratif, Qurra fut en outre l’auteur d’une importante révision des registres tribaux (dīwān) égyptiens92. La dizaine de papyrus judiciaires de Qurra b. Šarīk témoigne elle aussi d’un renforcement des structures étatiques. La plus grande partie de ces papyrus judiciaires émane de l’administration centrale égyptienne. Il s’agit, dans la plupart des cas, de lettres rédigées au nom du gouverneur de Fusṭāṭ et adressées à un fonctionnaire de province, en général un pagarque, soit pour lui ordonner d’examiner une plainte, soit – moins souvent – pour lui adresser des reproches à la suite d’une plainte déposée contre lui93. L’image qu’offre ce corpus est ainsi partielle : seules des lettres émises par le gouverneur nous sont parvenues et, à une exception près, aucun document de fonctionnaire judiciaire provincial n’a survécu. Pour cette raison, le système ne transparaît pas dans son intégralité et certaines clés de compréhension nous échappent, obligeant à proposer des hypothèses provisoires.

3.1.1. Un bureau des plaintes ? • L’administration de la province égyptienne

Dans un ouvrage paru en 2004, Ǧāsir Abū Ṣafya a réédité les papyrus arabes de Qurra b. Šarīk. Cette collection, la première à regrouper la plupart des documents arabes de Qurra94, est précédée d’une longue introduction dans laquelle l’éditeur propose une synthèse thématique. À l’instar de plusieurs de ses prédécesseurs, qui ont insisté sur l’image positive et très différente de la tradition islamique que ces papyrus renvoient du gouverneur, Abū Ṣafya souligne l’esprit de justice qui se dégage de ses lettres : Qurra b. Šarīk, loin d’être le pendant égyptien d’un al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (m. 95/714) tel que les sources arabes décrivent 90. 91. 92. 93. 94.

Sur cette reconstruction, voir notamment Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Futūḥ Miṣr wa-aḫbāru-hā, éd. par Ch. C. Torrey, New Haven, Yale University Press, 1922, p. 131 ; A. C. Creswell, « La mosquée de ʿAmru », Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale, 32, 1932, p. 126. P.Lond. IV 1342. Voir également A. Grohmann, « Aperçu de papyrologie arabe », Études de papyrologie, 1, 1932, p. 67. S. Bouderbala, Ǧund Miṣr. Étude de l’administration militaire d’Égypte des débuts de l’Islam, 21/642-218/833, thèse de doctorat, université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 2008, p. 213-214. Sur ce dernier cas, voir par exemple P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 109. De nouvelles lettres de Qurra b. Šarīk ont depuis été publiées. Voir notamment P. Sijpesteijn, « Une nouvelle lettre de Qurra b. Šarīk. P.Sorb. inv. 2345 », Annales islamologiques, 45, 2011 ; N. Vanthieghem, « La correspondance de Qurra b. Šarīk et de Basileios revisitée. I. À propos d’une lettre récemment publiée », Chronique d’Égypte, 91, 2016.

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ce dernier95, se serait illustré comme défenseur du droit et des opprimés96. Ces documents sont peut-être révélateurs de la politique de Qurra ; mais ils sont aussi – et surtout – significatifs de pratiques administratives qui dépassent la question de la moralité personnelle du gouverneur. Ce sont ces pratiques, ainsi que le système dont elles sont l’expression, qu’il convient ici de reconstituer. Les lettres judiciaires de Qurra b. Šarīk sont adressées à des pagarques, tel Zakariyyā’ à al-Ušmūnayn97 et Mīnā à Ahnās98. Le cas le mieux documenté, celui de Basile à Išqūh/Aphroditō99, est aussi le plus problématique. Isabelle Marthot remarque que ce personnage porte généralement le titre de dioiketes dans les papyrus grecs, et non celui de pagarque. Un texte copte semble pourtant l’identifier à un pagarque. Peut-être la raison de son appellation grecque tient-elle à la superficie très réduite du territoire d’Aphroditō100. La question de savoir si Basile doit être assimilé à un pagarque reste donc en suspens. Dans la mesure où cet administrateur semble avoir assumé les fonctions d’un pagarque, même sans en avoir le titre, nous continuerons dans ce qui suit à le considérer comme tel. Plusieurs chercheurs notent que les papyrus de Qurra témoignent de relations directes entre le gouverneur de Fusṭāṭ et les pagarques au début du viiie siècle, alors que, d’après les archives de Flavius Papas à Edfou, sous Muʿāwiya les pagarques n’entretenaient de relations qu’avec l’administration ducale, au niveau du duché. Cela laisse penser que la stricte hiérarchie qui semblait dominer à l’époque sufyānide, dans laquelle l’émir/dux jouait un rôle administratif central, s’était peu à peu assouplie101. Les recherches les plus récentes suggèrent même que le système des duchés était en voie de disparition à l’époque de Qurra b. Šarīk. Selon Petra Sijpesteijn, la dernière mention d’un duc dans un document date du milieu du viiie siècle102, et Marie Legendre note que le dernier duc attesté pour la 95.

Selon la tradition islamique, le calife ʿUmar II aurait ébauché une telle comparaison entre al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf et Qurra b. Šarīk, qu’il aurait considérés comme aussi iniques l’un que l’autre. Voir H. Lammens, « Un gouverneur omaiyade d’Égypte », art. cité, p. 99. Sur al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf, qui fut gouverneur des provinces orientales au début du viiie siècle et laissa l’image d’un despote sanguinaire, voir A. Dietrich, « al-Ḥadjdjādj b. Yūsuf », EI2, III, p. 39. 96. Ǧ. Abū Ṣafya, Bardiyyāt Qurra b. Šarīk al-ʿAbsī. Dirāsa wa-taḥqīq, Riyad, Markaz al-Malik Fayṣal li-l-buḥūṯ wa-l-dirāsāt al-islāmiyya, 2004, p. 68-69. Une telle réévaluation du personnage de Qurra b. Šarīk avait précédemment été proposée par N. Abbott, The Ḳurrah Papyri, op. cit., p. 66. Voir également C. E. Bosworth, « Ḳurra b. Sharīk », EI2, V, p. 500. 97. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. 98. P.GrohmannQorraBrief = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 37. 99. P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. 100. I. Marthot, Un village égyptien et sa campagne, op. cit., I, p. 190-195. 101. J. Gascou, K. A. Worp, « Problèmes de documentation apollinopolite », art. cité, p. 85 ; C. Foss, « Egypt under Muʿāwiya. Part I », art. cité, p. 4. 102. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 104.

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Thébaïde est Atias (r. 694-703)103. Il semble bien qu’au début du viiie siècle, les ducs perdirent peu à peu leurs prérogatives au profit des pagarques, et finirent par disparaître. Les papyrus judiciaires de Qurra b. Šarīk reflètent cette nouvelle organisation administrative, et la relation judiciaire qui lie le gouverneur au pagarque apparaît désormais sans intermédiaire.

• Structure des lettres judiciaires

Les lettres judiciaires de Qurra aux pagarques se présentent comme des réponses à des plaintes qui lui ont auparavant été soumises. Écrites par des secrétaires de chancellerie – dont les noms nous sont parvenus (voir infra) – dans une écriture qualifiée par Beatrice Gruendler de « cursive de chancellerie pour correspondance gouvernorale104 », ces lettres furent vraisemblablement élaborées au sein des bureaux de l’administration provinciale basés à Fusṭāṭ. Ces services sont jusqu’ici mal connus105, et les caractéristiques des papyrus judiciaires de Qurra permettent de lever un coin de voile sur leur fonctionnement comme sur le contexte de rédaction de ces lettres. Le premier élément qui doit retenir notre attention est de nature stylistique. Abū Ṣafya relève que les lettres judiciaires (en arabe) de Qurra b. Šarīk présentent une structure commune. Le gouverneur commence par exposer brièvement le contenu de la plainte qui lui a été soumise ; le pagarque est invité à entendre les preuves que le demandeur produira, et son adversaire devra ensuite lui rendre ce qu’il lui doit si la plainte est justifiée. Dans le cas contraire, le pagarque devra en référer au gouverneur106. En général, nul détail n’est donné concernant le litige (seule sa nature est précisée – souvent une dette, accompagnée du montant réclamé)107. Au-delà de leur structure commune, ces lettres emploient des expressions récurrentes. Hormis les formules protocolaires initiales108 et finales109, que l’on retrouve dans des documents de nature non judiciaire, plusieurs expressions confèrent un « air de famille » très prononcé à ces différentes lettres. Le 103. M. Legendre, « Hiérarchie administrative… », art. cité, p. 109. 104. B. Gruendler, The Development of the Arabic Scripts. From the Nabatean Era to the Fisrt Islamic Century According to Dated Texts, Atlanta, Scholars Press, 1993, p. 133. 105. Sur ces bureaux, voir N. Abbott, The Ḳurrah Papyri, op. cit., p. 13. Voir également l’analyse de la chancellerie de Nāǧid b. Muslim, dans le Fayyūm de la fin de l’époque omeyyade, par P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 229 et suiv. 106. Ǧ. Abū Ṣafya, Bardiyyāt Qurra, op. cit., p. 108. 107. Une seule lettre offre plus de détails : dans P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129, le gouverneur mentionne que le demandeur, dont le débiteur est mort, se plaint maintenant des héritiers de ce dernier. 108. Fa-innī aḥmadu llāh allaḏī lā ilāha illā huwa (« je rends grâce à Dieu l’Unique »). 109. Wa-l-salāmu ʿalā man ittabaʿa l-hudā (« que le salut soit sur ceux qui suivent le droit chemin »), formule de salutation finale le plus souvent employée lorsque le destinataire est non musulman.

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demandeur « prétend » (yazʿamu) se trouver victime d’un préjudice110 ; il affirme par ailleurs que son adversaire « s’est emparé de son droit » (ġalaba-hu ʿalā ḥaqqihi)111. Le gouverneur emploie ensuite une phrase conditionnelle dont la protase est le plus souvent « s’il [le demandeur] présente la preuve de ce qu’il m’a rapporté » (fa-in aqāma l-bayyina ʿalā mā aḫbara-nī)112, ou, plus rarement, « si ce qu’il m’a rapporté est vrai » (fa-in kāna mā aḫbara-nī ḥaqqan)113. L’apodose de cette même conditionnelle est formulée à l’impératif, « assure-toi qu’il [l’adversaire] rende ce qu’il lui doit » (fa-staḫriǧ la-hu ḥaqqa-hu)114, immédiatement suivie de l’injonction : « et qu’il [le demandeur] ne soit pas traité injustement devant toi » (wa-lā yuẓlamanna ʿinda-ka)115. À plusieurs reprises, enfin, le gouverneur conclut : « à moins que son affaire [celle du demandeur] ne corresponde 110. P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; notons néanmoins l’absence du verbe zaʿama dans P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32, dans lequel le gouverneur se contente de mentionner que le plaignant l’a « informé » (aḫbara-nī) de son préjudice. 111. P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P. AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. Le terme ḥaqq pourrait faire plus précisément référence à une « dette » : les documents de ḏikr ḥaqq (« certification du droit de créance ») correspondent en effet le plus souvent à des reconnaissances de dettes. Voir Y. Rāġib, Marchands d’étoffes du Fayyoum au iiie/ixe siècle d’après leurs archives (actes et lettres), I : Les actes des Banū ʿAbd al-Mu’min, Le Caire, Ifao, 1982, p. 8 ; M. H. Thung, « Written Obligations from the 2nd/8th to the 4th/10th Century », Islamic Law and Society, 3, 1996. Notons par ailleurs que le verbe ġalaba ʿalā est employé par al-Balāḏurī à propos d’usurpations commises à l’époque antéislamique. Voir par exemple al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Oriental-Institut Beirut), I, p. 186. 112. P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P. AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 (la protase n’est pas ici introduite par in, étant commandée par un iḏā qui introduit le segment précédent). P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32 et P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33 proposent une légère variante : fa-in kāna mā aḫbara-nī ḥaqqan wa-aqāma ʿalā ḏālika l-bayyina. 113. P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. 114. P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. On trouve aussi la variante suivante : « les droits qui lui appartiennent, assure-toi qu’il les lui rende » (fa-mā kāna la-hu min ḥaqq, fa-straḫriǧ-hu la-hu). Voir P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32 ; P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33. De telles variantes semblent intervenir sous la plume d’un même scribe. Voir P.GrohmannQorraBrief = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 37. 115. P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P. AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32 ; P.Heid. Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33 (lecture hypothétique dans ce dernier document, le papyrus étant lacunaire à cet endroit) ; P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. Grohmann adopte la lecture ʿabdu-ka (‫ )عبدك‬au lieu de ʿinda-ka (‫ )عندك‬: « que ton esclave ne soit pas traité injustement ».

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pas à cela [à ses allégations] : informe-m’en alors par écrit » (illā an yakūna ša’nu-hu ġayra ḏālika fa-taktubu ilayya bi-hi)116. Comme le remarque Werner Diem, toutes ces expressions, qui rythment ces lettres et leur donnent une apparence similaire, se présentent comme autant de formules standardisées117, répétées de missive en missive avec de légères variantes. Tout se passe comme si les rédacteurs se conformaient à un modèle préalable, un formulaire qu’ils se contentaient d’adapter à chaque affaire judiciaire, modifiant essentiellement l’identité des plaideurs et la nature de la plainte.

• Les scribes

Les noms des scribes qui élaborèrent ces lettres judiciaires constituent un deuxième élément d’appréciation essentiel118. À une exception près, le rédacteur (celui qui écrit, kataba) est toujours un certain Muslim b. Labnan119, peut-être un Copte converti à l’islam si l’on en croit l’analyse de Becker120. Nabia Abbott remarque que ce personnage apparaît à plusieurs reprises dans les lettres de Qurra et conclut qu’il « devait être un scribe très occupé121 ». Très occupé, peutêtre l’était-il, mais pas à n’importe quelle tâche. Muslim b. Labnan n’apparaît en effet comme scribe que dans la série de lettres judiciaires qui nous est parvenue. Un autre Muslim, sans nasab, est bien cité comme rédacteur d’une missive, mandée par Qurra au pagarque d’Išqūh, dans laquelle le gouverneur demande à son destinataire de ne pas mettre à l’amende les villages en retard dans le paiement de l’impôt (ǧizya). Adolf Grohmann émet l’hypothèse qu’il pourrait s’agir du même

116. P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 (variante : wa-in kāna ša’nu-hu…) ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 (variante : [illā] anna ša’na-hu ġayru ḏālika fa-uktub [ilayya]). 117. W. Diem, « Drei amtliche Schreiben aus frühislamischer Zeit (Papyrus Erzherzog Rainer, Wien) », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 12, 1989, p. 149. 118. Pour une liste des principaux scribes de Qurra b. Šarīk, voir T. S. Richter, « Language Choice… », art. cité, p. 213. 119. Ǧ. Abū Ṣafya le remarquait déjà dans Bardiyyāt Qurra, op. cit., p. 198. La vocalisation de « Labnan » est incertaine. Becker préfère pour sa part lire la forme dialectale « Lebnan ». C. H. Becker, « Neue Arabische Papyri des Aphroditofundes », Der Islam, 2, 1911, p. 262. P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32 ; P.Heid. Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33. 120. C. H. Becker, « Neue Arabische Papyrus… », art. cité, p. 262. 121. N. Abbott, The Ḳurrah Papyri, op. cit., p. 49.

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Muslim b. Labnan122. On peut toutefois douter que ce soit le cas dans la mesure où Muslim b. Labnan n’apparaît dans aucun autre papyrus extrajudiciaire123. Le scribe Muslim b. Labnan se voit associé à deux copistes au moins. Le plus fréquemment cité, al-Ṣalt b. Masʿūd, apparaît à cinq reprises comme ayant copié (nasaḫa) l’exemplaire de la lettre envoyé au pagarque124 – l’original étant sans doute archivé dans la chancellerie de Fusṭāṭ. Dans la lettre la plus ancienne de la série, datée de ramaḍān 90/juil.-août 709, al-Ṣalt b. Masʿūd est même mentionné comme rédacteur – et non simple copiste –, mais cette lettre n’évoque pas de copie125. Un deuxième copiste, Saʿīd, est associé une seule fois à Muslim b. Labnan, dans une lettre envoyée au pagarque d’al-Ušmūnayn en ǧumādā I 91/ mars-avril 710126. L’association des mêmes scribes aux lettres judiciaires de Qurra b. Šarīk laisse supposer qu’au sein de la chancellerie, une équipe de secrétaires était chargée des affaires judiciaires et de la correspondance que celles-ci nécessitaient avec les pagarques de province. Dans un autre domaine, celui des entagia (ordres de levée d’impôts), Yūsuf Rāġib relève pas moins de vingt scribes différents au service de Qurra b. Šarīk127 ; le monopole des lettres judiciaires par un seul rédacteur ne laisse donc pas de poser question. De là à voir en Muslim b. Labnan le chef d’un « bureau des plaintes », il n’y a qu’un pas. On peut ainsi supposer que le gouverneur, saisi de plaintes dont il reste à examiner la nature, déléguait le soin de répondre à un bureau spécialisé où Muslim b. Labnan jouait un rôle prépondérant. Ce dernier rédigeait des réponses standardisées et confiait à un copiste – al-Ṣalt b. Masʿūd en particulier, peut-être son assistant et, parfois, son remplaçant dans la rédaction des missives – le soin de réaliser la copie envoyée au destinataire. Peut-être converti, Muslim b. Labnan était un homme libre si l’on se fie à la mention systématique de son nasab, privilège en théorie

122. P.Cair.Arab. III 153. 123. Dans la mesure où nous ne disposons que d’un nombre réduit de documents émis par la chancellerie de Qurra b. Šarīk, cette observation doit bien sûr être relativisée. On ne peut exclure que Muslim b. Labnan ait rédigé d’autres types de lettres dont nous ne gardons pas trace. 124. P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.RagibQurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 43. Il va sans dire que ce sont ces copies qui nous sont parvenues. Sur la rédaction et la copie de ces lettres, voir Y. Rāġib, « Les esclaves publics aux premiers siècles de l’Islam », dans H. Bresc (dir.), Figures de l’esclave au Moyen Âge et dans le monde moderne, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 10. 125. P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. 126. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. 127. Y. Rāġib, « Les esclaves publics… », art. cité, p. 10. Voir également T. S. Richter, « Language Choice… », art. cité, p. 211-213.

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réservé aux non-esclaves128. Son « assistant », al-Ṣalt b. Masʿūd, semble avoir été un Arabe129. Si l’hypothèse d’un « bureau des plaintes » spécialisé dans la gestion des affaires judiciaires provinciales se confirmait, un pas important serait franchi dans notre connaissance de l’organisation administrative de la province égyptienne à l’époque omeyyade. Accessoirement, cela permettrait de préciser la nature de certains papyrus fragmentaires. Le papyrus Sorbonne Inv. 2346, rédigé par Musli[m b. Labnan] et copié par al-Ṣalt b. Masʿū[d] pourrait ainsi correspondre, lui aussi à une lettre judiciaire envoyée à un pagarque130. Si un tel « bureau des plaintes », habitué à traiter les affaires judiciaires de manière standardisée, existait bien, il est probable que le gouverneur d’Égypte n’avait pas besoin de dicter lui-même ses missives131. Le principal signe d’intervention directe du gouverneur est la présence de son sceau, représentant un animal quadrupède132, qui vient authentifier la lettre dans sa partie inférieure133. Il resterait, enfin, à dater l’apparition d’un tel « bureau des plaintes » à Fusṭāṭ, ainsi que celle de la procédure qui y fut mise en œuvre. Un fragment de papyrus conservé à la John Ryland Library (P.Ryl.Arab. I 59), manifestement relatif à une affaire judiciaire, se distingue par l’utilisation d’une terminologie très proche des lettres de Qurra b. Šarīk (notamment l’emploi des verbes ġalaba, istaḫraǧa, ou encore du nom ḥaqq). L’hypothèse de D. S. Margoliouth, qui date le fragment de l’année 165/781-782 ou 175/791-792, a été remise en cause par Werner Diem, qui propose la date de 65/684-685 pour sa rédaction134. La procédure 128. Seul l’homme libre pouvait se prévaloir d’un nasab, l’esclave étant généralement appelé par son seul ism, voire par une kunya. J. Sublet, Le voile du nom. Essai sur le nom propre arabe, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 29 ; Y. Rāġib, « Les esclaves publics… », art. cité, p. 7. 129. Il apparaît à trois reprises – s’il s’agit bien de la même personne – sous son seul ism. Selon la classification opérée par Yūsuf Rāġib, de tels copistes aux fonctions subalternes, généralement désignés par leurs seuls ism-s, seraient de condition servile (Y. Rāġib, « Les esclaves publics… », art. cité, p. 10-11). Son apparition avec un nasab à deux reprises semble contredire cette systématisation ; peut-être sa fonction inférieure le dissuadait-elle simplement de toujours se prévaloir de sa généalogie. 130. P.RagibQurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 43. 131. Voir à ce sujet les hypothèses de Y. Rāġib, « Les esclaves publics… », art. cité, p. 10. 132. Les auteurs musulmans classiques condamnent généralement la représentation d’animaux sur les sceaux. Ibn Raǧab mentionne néanmoins l’exemple de plusieurs Compagnons ou Successeurs dont les sceaux représentaient un lion, un oiseau ou une mouche. Ibn Raǧab al-Ḥanbalī, Kitāb aḥkām al-ḫawātim wa-mā yataʿallaqu bi-hā, Beyrouth, Dār al-kutub al‘ilmiyya, 1985, p. 77-80. Voir le sceau d’un pagarque comme Nāǧid b. Muslim qui, en 729, comportait uniquement la phrase Iʿtaṣama Nāǧid bi-Llāh (« Nāǧid se réfugie en Dieu »), suivie de « Nāǧid » en grec. CPR XXII 9 ; A. Grohmann, Allgemeine Einführung in die arabischen Papyri, Vienne, Burgverlag Ferdinand Zöllner, 1924 (Corpus Papyrorum Raineri III.I.1), p. 81. Sur les sceaux, voir également A. Grohmann, Einführung und Chrestomathie zur arabischen Papyruskunde, Prague, Státní Pedagogické Nakladatelství, 1954, p. 129-130. 133. Voir N. Abbott, The Ḳurrah Papyri, op. cit., p. 31 et planche III. 134. P.DiemGouverneur.

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transparaissant dans les papyrus de Qurra b. Šarīk pourrait donc avoir été mise en œuvre, au moins dans ses grandes lignes, dès la fin du viie siècle. Nous verrons que des documents palestiniens – exceptionnels tant par leur rareté que par leur qualité – pourraient confirmer l’ancienneté de cette procédure.

3.1.2. La justice du gouverneur Les lettres de Qurra b. Šarīk qui nous sont parvenues n’offrent qu’un maigre échantillon de sa correspondance judiciaire. Quelques caractéristiques méritent néanmoins d’être relevées, qui mettent en lumière les pouvoirs de justice du gouverneur.

• Typologie des affaires soumises

Deux catégories d’affaires apparaissent dans les réponses de Qurra à des plaintes. 1) La première concerne des dettes. Le demandeur se plaint que son débiteur ne l’a pas remboursé – une telle situation devint paradigmatique dans le fiqh classique. Telles sont les sommes mentionnées : plus de 10 dinars dans un cas (les unités sont effacées du papyrus)135, 23 dinars ⅓ dus par un paysan136, 10 dinars ½ dus par un autre137, 18 dinars réclamés à un prêtre138. À titre de comparaison, des actes de vente du iie/viiie siècle mentionnent les prix de 2 dinars pour l’achat de deux vaches, et de 5 dinars pour celui d’un mulet139. Les contrats de mariages établis en Égypte entre le iie/viiie et le ve/xie siècle mentionnent par ailleurs des douaires (ṣadāq-s) oscillant entre 2 et 10 dinars et tournant généralement autour de 4 ou 5 dinars, ce qui permettait d’acheter à al-Ušmūnayn une maison assez grande pour un couple140. Les sommes en jeu sont donc conséquentes, voire très élevées dans un contexte rural ou semi-rural. 2) La seconde relève de l’usurpation, c’est-à-dire l’appropriation illégale de ce qui appartient à autrui, en général par un puissant (ce que le fiqh classique appelle ġaṣb141). Une plainte concerne ainsi l’appropriation « injuste » (ẓulman) d’une somme inconnue (en dinars) par un individu, peut-être un chef de village142. Dans un autre papyrus, le plaignant dénonce le māzūt de son village qui est entré P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31. P.Cair.Arab. III 154 = P.World, p. 129 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28. P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. P.Vente 14, 15. Y. Rapoport, « Matrimonial Gifts in Early Islamic Egypt », Islamic Law and Society, 7, 2000, p. 14-15. 141. Voir O. Spies, « Ghaṣb », EI2, II, p. 1020. 142. P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33.

135. 136. 137. 138. 139. 140.

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dans sa maison et s’y est installé143. Ici encore, les litiges semblent concerner des sommes élevées.

• Les acteurs

Les lettres de Qurra b. Šarīk font état de deux catégories d’acteur : des demandeurs et des défendeurs. Les premiers sont toujours cités nominalement, identifiés à la fois par leur ism et par la première génération de leur nasab : Ibšādah b. Abnīla144, Marqus b. Ǧurayǧ145, Biqtur b. Ǧamūl146, Yuḥannis b. Šanūda147, Dāwūd b. Baddās148, portent tous des noms coptes et sont vraisemblablement chrétiens. La seule exception est le papyrus P.Heid.Arab. I 11, dans lequel le demandeur semble n’être désigné que par le pronom man (« quelqu’un »)149. Les noms des défendeurs, en revanche, apparaissent peu. Le plus souvent, le défendeur est juste identifié comme « un (ou des) paysan(s) (nabaṭī/anbāṭ) de telle kūra150 ». Sur sept documents faisant état de plaideurs, seuls deux mentionnent le nom du défendeur : Anbā Ṣalm, un prêtre151 ; M[īnā], un chef de village si l’on suit l’interprétation de Becker et d’Abū Ṣafya152. On pourrait en conclure que le défendeur n’est identifié nominalement que lorsqu’il s’agit d’un personnage d’un certain rang, voire d’un notable. Dans un dernier papyrus, néanmoins, un probable chef de village ([māzū]t) apparaît comme défendeur sans que son nom soit mentionné153. Cette différence dans le traitement du demandeur et du défendeur offre peutêtre un indice concernant la procédure suivie. L’absence répétée d’identification du défendeur laisse penser que celui-ci n’est pas toujours connu du gouverneur – ou pour le moins que son identité est secondaire. Si le demandeur comme le 143. P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. 144. P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31. 145. P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 154 = P.World, p. 129 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28. « Ǧurayǧ » a néanmoins disparu dans ce second papyrus : il pourrait donc s’agir d’un autre individu. S’il s’agit bien du même homme, cela signifie qu’il porta plainte à deux reprises dans le même mois, à chaque fois pour réclamer un remboursement à un débiteur paysan (nabaṭī). 146. P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30. 147. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. 148. P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. 149. P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33. 150. P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31. 151. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. Cette lecture semble cependant incertaine : ne faudrait-il pas lire anbāṭī, qui renverrait ici aussi à « un paysan » ? Je remercie Naïm Vanthieghem qui m’a suggéré cette lecture. 152. P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33. 153. P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. Abū Ṣafya propose de lire [marū]t.

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défendeur s’étaient présentés devant le gouverneur, cette distinction de traitement n’aurait pas de sens. Il est probable, donc, que le défendeur, pour le moins, n’a pas comparu devant Qurra b. Šarīk. Le gouverneur a pour l’essentiel été en contact avec le demandeur, un notable ayant les moyens de porter sa plainte à Fusṭāṭ154. Si cette hypothèse est exacte, la procédure précédant la rédaction de la lettre se précise, au moins en négatif : il n’y a pas eu procès se traduisant par la comparution des deux parties. On peut donc a priori éliminer l’hypothèse d’un procès en appel devant le gouverneur de Fusṭāṭ. Les instructions de l’émir ne résulteraient pas d’une confrontation qui aurait eu lieu devant lui, mais concerneraient une audience à venir. Le demandeur, connu du gouverneur, serait identifié avec précision pour que le pagarque puisse rapprocher la lettre d’un litige particulier et agir en conséquence. Par ailleurs, la note préservée au verso du papyrus P.Qurra 3 (=P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31) suggère que le nom du demandeur servait de référence au cas à examiner, peut-être dans la perspective d’un enregistrement administratif de l’affaire. La deuxième ligne, qui fait suite à la mention de l’expéditeur et du destinataire, précise en effet : « À propos d’Ibšādah b. Abnīla concernant un paysan » ([f ī] Ibšādah b. Abnīla f ī nabaṭ[ī])155. En revanche, l’identification du défendeur est secondaire, car lors du procès à venir le demandeur sera, de toute façon, amené à préciser l’identité de son adversaire. Devant le gouverneur de Fusṭāṭ, le demandeur n’identifiait nominalement son adversaire que s’il s’agissait d’un notable – sans doute pour que la mention de son nom dans une lettre au pagarque facilite sa convocation, les puissants notables étant peut-être moins enclins à répondre à une citation à comparaître que les petites gens. Si le défendeur était un simple paysan, en revanche, une identification orale par le demandeur devant le pagarque devait suffire156. En bref, la lettre du gouverneur semblait avoir pour fonction d’initier une procédure, le procès étant dans un second temps orchestré par le destinataire, le pagarque.

• La procédure : un appel au gouverneur ?

Si, comme nous l’avons vu, le gouverneur ne semble pas avoir présidé un procès, il a bien été en contact avec le demandeur. La nature de ce contact est néanmoins incertaine, car les lettres de Qurra b. Šarīk n’en font état qu’à travers une expression standardisée et concise à l’extrême : « tel plaignant m’a informé

154. Voir P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 156. 155. Sur ce type d’endossement, voir notamment J. Gascou, « Sur la lettre arabe de Qurra b. Šarīk. P.Sorb. inv. 2344 », Annales islamologiques, 45, 2011, et N. Vanthieghem, « La correspondance de Qurra b. Šarīk… », art. cité, p. 205. 156. Sur les enjeux juridiques de l’identification des plaideurs à une époque plus tardive, voir M. Tillier, « L’identification en justice à l’époque abbasside », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 127, 2010, p. 99-101.

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que (aḫbara-nī anna)157… » Le verbe aḫbara, plus tard utilisé dans la littérature religieuse, historique ou d’adab pour signaler la transmission d’un récit, laisse a priori supposer que le demandeur a exposé sa plainte par oral, peut-être lors d’une rencontre directe avec le gouverneur. Nabia Abbott souligne pourtant le caractère ambigu d’un tel verbe – en particulier dans le contexte d’un isnād –, qui connote l’oralité mais peut, dans une société lettrée, renvoyer en réalité à une communication écrite158. Les plaintes sous forme de pétitions étant attestées pour une époque plus tardive (dès le iiie/ixe siècle, voir infra), on ne peut exclure que les demandeurs concernés ici aient rédigé leurs adresses à Qurra b. Šarīk. Que la rencontre entre le demandeur et le gouverneur ait eu lieu de visu ou par voie de pétition, la principale question est celle de la place de cette interaction dans le processus judiciaire. Comme nous l’avons dit, si entrevue il y a, celle-ci ne prend probablement pas la forme d’un procès. Les instructions du gouverneur supposent l’organisation d’un procès après la rencontre et l’envoi de la lettre au pagarque. Mais que s’est-il passé avant ? Un procès a-t-il été entamé, ou a-t-il déjà eu lieu ? En d’autres termes, le gouverneur est-il sollicité dans le cadre d’une procédure de première instance, ou bien comme une forme d’appel contre un verdict déjà prononcé ? Les lettres de Qurra b. Šarīk ne mentionnent pas de procès antérieur. Une formule revient souvent après la présentation du demandeur : « [le demandeur] prétend (yazʿamu) que [son adversaire] s’est emparé de son droit » (anna-hu/ hum ġalaba-hu/ġalabū-hu ʿalā ḥaqqi-hi)159. Le verbe ġalaba, qui contient l’idée de « vaincre160 », pourrait à la première lecture être compris comme une référence à un procès au terme duquel le demandeur aurait été « vaincu » par son adversaire, qui aurait ainsi accaparé son droit. Cette interprétation est néanmoins difficile à prouver. L’expression ġalaba ʿalā ḥaqqi-hi semble en effet faire simplement référence au processus par lequel un débiteur s’est approprié la somme prêtée par le demandeur, comme en témoignent les deux extraits suivants : [1] Venons-en au sujet de cette lettre. Marqus b. [Ǧurayǧ] m’a informé qu’il réclamait à un paysan (nabaṭī) de ta kūra [la somme 157. P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. 158. N. Abbott, Studies in Arabic Literary Papyri, II, Chicago, The University of Chicago Press, 1967, p. 63. Voir également E. M. Grob, Documentary Arabic Private and Business Letters on Papyrus. Form and Function, Content and Context, Berlin/New York, De Gruyter, 2010, p. 65. Notons qu’au niveau institutionnel, le ṣāḥib al-ḫabar fut plus tard le chef du service de renseignements et qu’il communiquait par écrit avec le souverain et son administration. Voir A. Silverstein, Postal Systems…, op. cit., p. 114 et suiv. 159. P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. 160. Voir A. de B. Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, op. cit., II, racine ġ.l.b.

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de] vingt-trois dinars et un tiers de dinar. Il prétend que le paysan est mort, et qu’un [autre] paysan de son village a pris son argent [i.e. l’argent du paysan mort161 ?] et qu’il s’est emparé de son droit162… [2] Venons-en au sujet de cette lettre. Marqus b. Ǧurayǧ m’a informé qu’un paysan de ta kūra lui doit dix dinars et demi, et il prétend qu’il s’est emparé de son droit163…

Dans le premier extrait, l’adversaire du plaignant a d’abord accaparé l’argent du débiteur décédé (peut-être sous forme d’héritage) puis, dans un second temps, s’est emparé de la somme due au demandeur (c’est-à-dire qu’il a refusé de lui rendre ce qui aurait dû lui revenir). Tout comme dans le second extrait, ġalaba ʿalā ḥaqqi-hi, plutôt qu’évoquer une condamnation antérieure, renvoie au simple fait que le débiteur refuse de rembourser sa dette. L’expression insisterait, de manière emphatique, sur l’injustice dont serait victime le demandeur, « vaincu » par son adversaire164. La justesse de cette interprétation semble confirmée par le fait que ġalaba ʿalā ḥaqqi-hi n’est employé que pour des affaires de dettes. En matière d’usurpation, l’injustice dont le demandeur se prétend victime est exprimée avec la même emphase, mais à l’aide d’une autre expression, ẓulman bi-ġayri ḥaqq : [3] Quelqu’un [est venu] et m’a informé que [Mīnā, le chef de son village, lui a pris telle somme (inférieure à 10) en] dinars (dan[ā]nīr) de manière injuste et sans en avoir le droit (ẓulman bi-ġayri [ḥaqq])165. [4] Dāwūd b. Baddās m’a informé [que le māzūt] de son village s’est installé dans sa maison avec des membres de sa famille et des affaires à lui, de manière injuste [et sans en avoir le droit] (ẓulman [bi-ġayri ḥa]qq)166.

161. L’ambiguïté vient ici du pronom possessif -hu qui, dans aḫaḏa māla-hu, pourrait aussi renvoyer au créancier. 162. P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129. 163. P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29. Voir P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. 164. Notons que le verbe ġalaba partage une racine sémitique commune avec le verbe syriaque ʿlab (également « vaincre », mais aussi « opprimer », « priver de ») et peut suggérer qu’une injustice a été commise ; voir M. Sokoloff, A Syriac Lexicon. A Translation from the Latin, Correction, Expansion, and Update of C. Brockelmann’s, Lexicon Syriacum, Piscataway, Gorgias Press, 2009, p. 1099. Au tout début du viiie siècle, Jacques d’Édesse recourt à cette même racine lorsqu’il évoque l’injustice ou le préjudice dont pourrait être victime un prêtre, qui devrait alors entamer une procédure judiciaire. Dissertatio de syrorum fide et disciplina in re eucharistica, éd. par Th. J. Lamy, Louvain, Vanlinthout et socii, 1859, p. 146-148. 165. P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33. 166. P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34.

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Cette expression qualifie l’acte du défendeur, et ne peut en aucun cas faire allusion au résultat d’un procès antérieur. On comprendrait mal pourquoi un procès, menant à la défaite du demandeur, aurait eu lieu avant la présentation de la plainte au gouverneur en cas de dette, mais non en cas d’usurpation. À ce stade, il vaut donc mieux mettre de côté l’idée qu’un procès a déjà eu lieu : le gouverneur de Fusṭāṭ n’est a priori pas saisi comme institution d’appel contre un jugement. Si cette interprétation est exacte, il y a bien « appel » (dans un sens non judiciaire) au gouverneur, mais cet appel ferait partie d’une procédure de première instance.

• L’objet de la lettre : la production de la preuve

Il reste donc à examiner le rôle du gouverneur dans ces litiges. Sollicité par un demandeur, Qurra b. Šarīk écrit au pagarque, lui donnant toujours le même type de recommandation. Selon ses lettres, il revient au pagarque d’instruire le procès. Parfois, il se voit explicitement demander de convoquer ensemble le demandeur et son adversaire (litt. « réunis le [demandeur] et son compère », iǧmaʿ bayna-hu wa-bayna ṣāḥibi-hi) pour examiner leur litige167. Mais le thème le plus récurrent de ces lettres concerne la preuve : le demandeur devra produire devant le pagarque la preuve (bayyina) que sa revendication est fondée. Bien qu’elle soit loin d’être toujours précisée168, la place de cette preuve dans la procédure semble variable. Dans certains papyrus, l’établissement de la vérité (ḥaqq) par le biais de la preuve est prévu au cours de la confrontation entre le demandeur et son adversaire : Dāwūd b. Baddās m’a informé [que le māzūt] de son village s’est installé dans sa maison avec des membres de sa famille et des affaires à lui, de manière injuste [et sans en avoir le droit]. Lorsque cette lettre te parviendra, réunis-les. Si ce dont [Dāwūd b. Baddās] m’a informé est vrai (ḥaqqan), fais rendre [à son adversaire] ce qu’il lui doit169.

La procédure correspond ici à celle que l’on retrouvera plus tard dans le fiqh classique : la confrontation des plaideurs devant le juge précède l’exposition des preuves170. En d’autres endroits, néanmoins, la production de la preuve semble précéder la réunion des parties :

167. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32 ; P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. 168. Voir par exemple P.Cair.Arab. III 154 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 = P.World, p. 129 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31. 169. P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. 170. Sur la présence nécessaire des deux parties devant le juge en droit musulman classique, voir J. Schacht, Introduction…, op. cit., p. 157 ; E. Tyan, « La procédure du “défaut” en droit musulman », Studia islamica, 7, 1957, p. 119.

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Venons-en au sujet de cette lettre. Yuḥannis b. Šanūda m’a informé qu’Anbā Ṣalm171, de sa kūra, a envers lui une dette de dix-huit dinars et qu’il s’est emparé de son droit. Si ce dont il m’a informé est vrai (ḥaqqan) et qu’il en produit la preuve (bayyina), convoque-le en même temps que son adversaire et fais rendre à ce dernier ce qu’il lui doit172.

Dans ce type d’instruction, le pagarque semble recevoir en premier le demandeur qui, en l’absence de son adversaire, présente sa preuve. Dans un second temps seulement, une fois les prétentions du demandeur établies, le défendeur est convoqué et condamné. Deux hypothèses peuvent être formulées quant à la portée de ces instructions : 1) Si l’on admet que le gouverneur (ou son administration) envoie au pagarque des instructions que celui-ci doit respecter à la lettre, il faut supposer que la procédure à suivre est décrite de manière précise et que l’ordre des phrases correspond à plusieurs étapes successives. Il apparaît alors qu’en certains cas, la production de la preuve par le demandeur précède sa confrontation au défendeur, voire la conditionne : si le demandeur se montre dans l’incapacité de prouver son préjudice devant le pagarque, celui-ci ne convoque pas son adversaire. En d’autres cas, le pagarque est prié de convoquer les deux parties, et c’est au cours de cette confrontation que le demandeur expose sa preuve. Le nombre de papyrus judiciaires est trop réduit pour pousser l’analyse plus avant. La procédure change-telle selon l’objet du litige ? En fonction de l’identité des plaideurs (en particulier celle du défendeur) ? Seule la découverte et la publication de nouveaux papyrus judiciaires permettraient d’apporter une réponse à ces questions. Tout au plus peut-on constater une certaine fluidité de la procédure, qui ne fait pas encore de la réunion des parties devant le juge le préalable nécessaire à l’exposition des preuves comme dans le fiqh classique173. Il est possible que les lettres du gouverneur aient eu pour objet, dans certains cas, de préciser au pagarque le cours de la procédure à suivre.

171. Ou « un paysan » (anbāṭī). Sur les incertitudes pesant sur cette lecture, voir supra. 172. P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. Voir également P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33. 173. Encore existe-t-il des exceptions à cette règle dans le fiqh classique. Ainsi, chez les šāfiʿites, la présence du défendeur devant le cadi n’est-elle pas toujours requise (E. Tyan, « La procédure du “défaut”… », art. cité, p. 118-119). De même, en droit ḥanafite, si un défendeur réside à plus d’une demi-journée de marche de l’audience, le demandeur doit produire des témoins devant le cadi et commencer à prouver le bien-fondé de sa prétention avant même que son adversaire ne soit convoqué. Al-Ḫaṣṣāf (avec le commentaire d’al-Ǧaṣṣāṣ), Kitāb adab al-qāḍī, éd. par Farḥāt Ziyāda, Le Caire, The American University in Cairo Press, 1978, p. 250. Voir Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, éd. par Aḥmad Farīd al-Mazīdī, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 2007, p. 110. Sur cette procédure, voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 297-298. S’agit-il ici des derniers vestiges d’une procédure plus souple, ou tout simplement différente, remontant à l’époque omeyyade ?

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2) Dans la mesure où l’ordre comparution → preuve, ou preuve → comparution est loin d’être toujours signalé dans les lettres de Qurra b. Šarīk, il est possible que l’ordre des phrases n’entende pas signifier au pagarque l’application d’une procédure aux étapes strictement définies. Il convient alors de chercher ailleurs l’objet principal de la lettre. La procédure la plus récurrente dans les missives judiciaires aux pagarques concerne la production de la preuve, la bayyina (pl. bayyināt). Ce terme apparaît à 71 reprises dans le Coran – 19 fois au singulier, 52 fois au pluriel174. Il désigne, à chaque fois, la « preuve manifeste175 », la « preuve irréfutable176 », ou encore la « Preuve177 » par excellence : celle que Dieu apporte aux hommes de Son existence et de la véracité du message transmis par Ses prophètes178, notamment la preuve scripturaire que constituent le Coran et ses versets. Bayyina en vint à signifier, dans le fiqh préclassique et classique, le principal mode de preuve judiciaire : la preuve testimoniale, constituée de la déposition de deux témoins honorables (ou quatre en cas d’accusation de fornication)179. Si le double témoignage est aussi évoqué dans le Coran180, à aucun endroit le témoignage judiciaire n’y est appelé bayyina. À l’époque prophétique, ce terme semble dénoter la « preuve » sans que celle-ci ne se restreigne à une procédure spécifique181. Entre la composition du Coran (ou sa recension), vers le milieu du viie siècle, et l’apparition des premiers ouvrages de fiqh qui nous sont parvenus, un siècle plus tard, s’est donc opérée une transformation terminologique, le mot bayyina acquérant quelque part au cours de ce siècle le sens de « double témoignage honorable ayant force probatoire ». Les lettres judiciaires de Qurra b. Šarīk, rédigées au milieu de cette période, ne précisent pas le sens que le gouverneur attache à ce terme. Elles invitent juste le demandeur à « présenter la preuve 174. M. F. ʿAbd al-Bāqī, al-Muʿǧam al-mufahras li-alfāẓ al-Qur’ān al-karīm, Damas/Beyrouth, Maktabat al-Ġazālī-Mu’assasat manāhil al-‘irfān, s. d., p. 142-143. 175. R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 202 ; id., « Bayyina », EI2, I, p. 1150. 176. C’est ainsi que Denise Masson traduit ce terme. Voir son Essai d’interprétation du Coran inimitable, Beyrouth, Dār al-kitāb al-lubnānī, s. d., p. 78. 177. Traduction par R. Blachère, Le Coran, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, p. 87. 178. Voir al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān f ī ta’wīl al-Qur’ān, éd. par Maḥmūd Muḥammad Šākir, Beyrouth, Mu’assasat al-risāla, 2000, X, p. 242. L’auteur définit le pluriel bayyināt de la manière suivante : « les bayyināt, c’est-à-dire les versets clairs et les preuves (ḥuǧaǧ) évidentes (bayyina) de la véracité (ḥaqīqa) du [message] avec lequel [les prophètes] leur ont été envoyés, ainsi que de la vérité (ṣiḥḥa) de leur appel à croire en eux et à respecter les préceptes que Dieu leur a imposés ». 179. R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 201 et suiv. 180. Voir par exemple Coran, 5 : 106-107. 181. Notons que le terme bayyina n’est pas défini dans le Kitāb al-ʿayn d’al-Ḫalīl b. Aḥmad, premier dictionnaire de la langue arabe composé à la fin du viiie siècle. Voir al-Ḫalīl b. Aḥmad, Kitāb al-ʿayn, murattaban ʿalā ḥurūf al-muʿǧam, éd. par ʿAbd al-Ḥamīd Hindāwī, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 2003, I, p. 176.

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de [sa revendication] » (aqāma l-bayyina ʿalā mā aḫbara-nī / aqāma ʿalā ḏālika l-bayyina). Le gouverneur entendait-il déjà, par-là, un double témoignage honorable ? Ou, comme dans le Coran, s’agissait-il de produire une « preuve irréfutable », quelle qu’en soit la nature ? Il est sans doute impossible d’apporter une réponse tranchée à cette question182. Les indices fournis par les papyrus sont trop sommaires, et les sources littéraires, tardives, ne permettent pas de déduire ce qu’un gouverneur musulman pouvait attendre d’un pagarque chrétien. Plusieurs remarques s’imposent néanmoins : 1) Les plus anciens actes privés sur papyrus suggèrent que le témoignage était considéré comme un mode de preuve important à l’époque de Qurra. Pour s’en tenir à la documentation en arabe, des reconnaissances de dettes remontant à 42/662-663 et 44/664 sont attestées par deux témoins chacune183. Les contrats, les reconnaissances de dettes et les quittances connus pour la fin du viie et le début du viiie siècle se concluent par la mention d’un nombre plus élevé de témoins – quatre en général, comme nous le verrons en détail184. Selon toute vraisemblance, ces attestations anticipaient un éventuel litige devant une institution judiciaire où le témoignage avait valeur de preuve. Le nombre de quatre témoins était sans doute jugé suffisant pour qu’au moins deux puissent se présenter au tribunal et confirmer leur témoignage par une déposition orale185. Mais on ne peut exclure que les documents eux-mêmes aient été acceptés comme preuves, les attestations écrites des témoins pouvant avoir été jugées suffisantes. Dans certains cas, l’un des témoins est l’auteur de la quittance, qui « témoigne contre lui-même » (šahida ʿalā nafsi-hi)186 : en cas de contestation, cette déclaration par l’une des parties devait pouvoir être utilisée contre lui, tel un aveu187. 182. On remarquera néanmoins que dans le papyrus P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31, le terme bayyina est utilisé deux fois, dont une au pluriel (bayyināti-hi). L’utilisation d’un tel pluriel, inutile si la bayyina désigne en elle-même un double (ou multiple) témoignage, pourrait impliquer que le sens général de « preuves » était entendu par ce pluriel. P.AbuSafiyaBardiyatQurra lit néanmoins ša’na-hu au lieu de bayyināti-hi – correction d’ailleurs proposée par Nabia Abbott elle-même –, auquel cas ce pluriel ne serait pas significatif. 183. Y. Rāġib, « Une ère inconnue d’Égypte musulmane : l’ère de la juridiction des croyants », Annales islamologiques, 41, 2007, p. 197-198 ; J. Bruning, « A Legal Sunna in Dhikr ḥaqqs from Sufyanid Egypt », Islamic Law and Society, 22, 2015, p. 359. 184. Voir par exemple P.Ness. 56 (Nessana, 67/686-7), P.KhanLegalDocument (Fusṭāṭ ?, 88/707), P.Mird 8 (Palestine, années 110/728), P.Khalili I 9 (104/722-3 et 104/723), P.David-WeillLouvre 24 (123/741). 185. Sur ce type de procédure, voir Ch. Müller, « Écrire pour établir la preuve orale en Islam. La pratique d’un tribunal à Jérusalem au xive siècle », dans A. Saito, Y. Nakamura (dir.), Les outils de la pensée. Étude historique et comparative des « textes », Paris, Fondation de la Maison des sciences de l’homme, 2010, p. 72. 186. P.KhanLegalDocument, P.Khalili I 9. 187. Cette formule ne semble plus attestée après 104/723. G. Khan, « An Arabic Legal Document from the Umayyad Period », Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain & Ireland, 4, 1994, p. 363.

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2) Les lettres de Qurra b. Šarīk portent la première attestation de l’utilisation judiciaire du terme bayyina. Quel qu’en soit ici le sens, sa récurrence dans les lettres du gouverneur laisse penser que la terminologie « classique » de la procédure judiciaire était en voie de fixation en Égypte au début du viiie siècle, notamment le vocabulaire de la preuve. 3) Le terme bayyina participe d’une rhétorique coranique. Nulle attestation épigraphique ou poétique ne permet de prouver un tel usage terminologique avant l’Islam188. Le terme apparaît bien dans la « constitution » de Médine pour désigner la preuve devant être produite en cas d’accusation de meurtre189, et il est possible que cet usage se soit répandu dès les débuts de l’Islam. Même en admettant qu’il put être utilisé avant l’Islam, le grand nombre d’occurrences de ce mot dans le Coran lui confère une connotation coranique. D’autres mots auraient en effet pu être utilisés pour désigner la « preuve » : ḥuǧǧa, dalīl, ou encore burhān190. Également présents dans le Coran (quatre occurrences de ḥuǧǧa, une de dalīl et huit de burhān191), ces termes sont toutefois moins fréquents et connotent des formes de preuves inférieures, liées à la raison humaine, parfois de simples arguments susceptibles d’être réfutés192. En choisissant le terme bayyina, massivement présent dans le Coran et religieusement plus connoté que ses synonymes, le gouverneur inscrit sans doute la procédure judiciaire dans un cadre référentiel coranique193. 4) De cette troisième remarque découle une quatrième, sous forme d’hypothèse. Compte tenu de la centralité du mot bayyina dans les lettres judiciaires de Qurra b. Šarīk, de son apparition quasi systématique et de sa connotation, il faut se demander si la production de la preuve n’est pas une des raisons essentielles de 188. Le terme bayyina est absent du vocabulaire des Muʿallaqāt, alors que d’autres termes relevant du droit de la preuve y apparaissent (šāhid, yamīn, ḥakam, ʿadl, ḫaṣm, qaḍā, ḥalafa, etc.). Voir A. Arazi, S. Masalha, Six Early Arab Poets. New Edition and Concordance, Jérusalem, The Max Schloessinger Memorial Series, 1999, index. Notons toutefois que le verbe à l’impératif bayyin (litt. « rends clair » = « devine » [ ?]) est employé, chez Ibn Ḥabīb, par des plaideurs qui invitent l’arbitre de leur querelle à découvrir un objet qu’ils ont caché : l’arbitre doit ainsi prouver sa compétence à deviner le juste. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq f ī aḫbār Qurayš, éd. par Ḫūršīd Aḥmad Fāriq, Hyderabad, Dā’irat al-maʿārif al-ʿuṯmāniyya, 1964, p. 114. 189. Ibn Hišām, al-Sīra al-nabawiyya, Beyrouth, Dār al-kitāb al-‘arabī, 1990, II, p. 144. 190. R. Brunschvig, « Bayyina », EI2, I, p. 1150. 191. M. F. ʿAbd al-Bāqī, al-Muʿǧam al-mufahras, op. cit., p. 118, 194, 261. 192. Le mot ḥuǧǧa est une fois associé à Dieu dans le Coran (6 : 149), mais un adjectif qualificatif, bāliġa (décisif ), est nécessaire pour lui donner la valeur de « preuve absolue ». Voir L. Gardet, « Ḥudjdja », EI2, III, p. 543. Le terme dalīl est pour sa part utilisé dans le Coran (25 : 45) dans le sens de « guide ». Burhān est quant à lui plus ambigu, puisqu’il qualifie à la fois la preuve décisive apportée par Dieu et celle que les hommes sont appelés à produire concernant la véracité de leurs croyances. L. Gardet, « Burhān », EI2, I, p. 1326. 193. Pour des exemples similaires de « coranisation » du discours sous les Omeyyades, voir F. M. Donner, « Qur’ânicization of Religio-Political Discourse in the Umayyad Period », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 129, 2011, p. 79-92.

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la rédaction de ces missives. Le gouverneur de Fusṭāṭ réclamerait aux pagarques la mise en œuvre d’une procédure intégrant un certain mode de preuve, la bayyina – peut-être, déjà, une preuve testimoniale reposant sur un nombre défini de témoins. Les lettres de Qurra b. Šarīk ne se contentent pas d’ordonner aux pagarques la comparution des parties et l’utilisation d’une procédure incluant la bayyina. Le gouverneur donne aussi des instructions relatives au verdict. Si le demandeur parvient, par le biais de la bayyina, à prouver ses prétentions, le pagarque devra condamner le défendeur à rendre ce qu’il doit au demandeur. Cette condamnation pourrait sembler découler naturellement de ce qui précède. En réalité, une telle instruction est peut-être plus signifiante qu’elle n’en a l’air. Elle signifie, en premier lieu, que le jugement du pagarque doit résulter de la production de la bayyina : ce mode de preuve, prescrit par le gouverneur, devient par là même contraignant, le pagarque devant s’y conformer. En second lieu, tout se passe comme si le gouverneur édictait lui-même un jugement conditionnel : n’ayant pas reçu les parties, ni constaté l’existence d’une preuve, il ne peut se faire juge194. Son verdict n’en demeure pas moins dicté au pagarque. La revendication d’une telle autorité judiciaire transparaît jusque dans la dernière phrase de plusieurs lettres judiciaires, juste avant les salutations finales. Si le demandeur ne parvient pas à prouver ses allégations, dit le gouverneur, le pagarque doit l’en informer par écrit (illā an yakūna ša’nu-hu ġayra ḏālika fa-taktubu ilayya bi-hi195). On pourrait croire, au premier regard, que Qurra b. Šarīk demande juste à être tenu au courant des suites de l’affaire196. Il n’en est rien cependant. Une telle phrase prend tout son sens dans la construction binaire qui préside aux instructions du gouverneur : si le demandeur produit une bayyina, le pagarque doit prononcer tel jugement ; si, au contraire, il n’en va pas ainsi (si le demandeur ne prouve pas ses prétentions), le pagarque doit écrire au gouverneur. C’est-à-dire qu’en cas d’absence de preuve de la part du demandeur, le pagarque ne doit pas rendre de jugement, mais se contenter d’en référer au gouverneur. Qu’advient-il dans la suite de ce scénario ? Le gouverneur, instruit par le pagarque, enverra-t-il de nouvelles instructions ? Imposera-t-il un autre mode de preuve (un serment, par exemple, si l’on suppose que la bayyina désigne déjà un double témoignage) ? Déférera-t-il la charge de la preuve au défendeur ? Instruira-t-il le pagarque d’un autre jugement ? Rien, dans la documentation 194. Fred Donner conclut à partir de deux papyrus de Qurra que ce dernier rendait des jugements en faveur des plaideurs venus le trouver et n’écrivait que pour s’assurer de leur exécution (F. Donner, « The Formation of the Islamic State », art. cité, p. 288). Cette interprétation est clairement erronée. 195. Voir références supra. 196. C’est l’interprétation que Steinwenter propose de telles phrases. A. Steinwenter, Studien zu den koptischen Rechtsurkunden aus Oberäegypten, Amsterdam, Verlag Adof M. Hakkert, 1967 (1re éd. 1920), p. 15.

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égyptienne, ne permet de répondre à ces questions, et c’est vers une autre province du califat omeyyade qu’il faut se tourner pour mieux comprendre cette étape de la procédure. Nous y reviendrons. Il est en tout cas manifeste que le gouverneur de Fusṭāṭ revendique une large part de l’autorité judiciaire qu’il délègue, au cas par cas, au pagarque.

3.1.3. Conclusions Ces différents éléments constituent autant d’indices de la place du gouverneur et de son administration dans une procédure judiciaire que l’on peut qualifier de « provinciale » (i.e. extérieure à Fusṭāṭ). Résumons : des individus vivant loin de la capitale égyptienne saisissaient le gouverneur – par voie épistolaire (pétition) ou lors d’une rencontre directe –, et celui-ci écrivait au pagarque de la kūra du plaignant, l’instruisant principalement de l’identité du demandeur et de l’objet de la plainte, et lui ordonnant de juger l’affaire. Il réclamait l’application d’une procédure incluant, à un stade ou à un autre, la confrontation des parties, ainsi que la production par le demandeur d’une preuve, la bayyina. Si le demandeur apportait sa preuve, le pagarque devait rendre un jugement conforme aux instructions du gouverneur (c’est-à-dire la restitution au demandeur de l’objet du litige197) ; dans le cas contraire, le pagarque devait écrire au gouverneur et, peut-être, attendre de nouvelles instructions.

• Papas versus Qurra : éléments de comparaison

Les missives judiciaires de Qurra b. Šarīk accusent plusieurs ressemblances avec certaines lettres grecques adressées par l’administration ducale au pagarque Papas, au point que des chercheurs ont tenté d’expliquer les unes par les autres à une époque où le dossier de Papas était supposé contemporain de celui de Qurra198. De fait, les lettres envoyées par l’administration ducale dans « l’affaire du batelier Phêü » reflètent une procédure assez comparable à celles suivies sous Qurra b. Šarīk : un demandeur se présentant devant une autorité supérieure (le topotérète), une lettre de ce dernier au pagarque lui demandant d’instruire le procès, certaines formules parallèles (« quand tu auras reçu cette lettre »). On peut ainsi supposer que les lettres judiciaires de Qurra b. Šarīk prolongent une tradition déjà présente, à l’époque sufyānide, dans la documentation grecque.

197. Parfois, les instructions vont au-delà de la simple restitution. Dans P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34, Qurra b. Šarīk demande en outre au pagarque de chasser « par la force » (daḥran šadīdan) l’occupant illégal d’une maison. Dans ce cas la restitution s’accompagne d’une ébauche de sanction physique du défendeur. 198. Voir notamment A. Steinwenter, Studien…, op. cit., p. 14.

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Au-delà de ces points communs, la correspondance de Qurra b. Šarīk témoigne d’importantes évolutions de la procédure199. En premier lieu, l’instance devant laquelle sont portées les affaires n’est plus l’administration ducale, à l’échelon du duché, mais celle du gouverneur de Fusṭāṭ, au niveau de la province. Tout se passe comme si le rôle judiciaire du duc s’était entre-temps effacé : est-ce en raison de l’efficacité déclinante de l’autorité ducale, dont on pouvait déjà apercevoir les signes du temps de Papas ? Les plaideurs préféraient-ils désormais recourir à une autorité supérieure, présumée plus efficace ? Plus généralement, le duc de Thébaïde disparaît de la documentation papyrologique au début du viiie siècle, ce qui permet en négatif de voir se dessiner une réforme administrative de grande ampleur et un renforcement de la centralisation autour de Fusṭāṭ200. En second lieu, les lettres judiciaires de Qurra apparaissent comme plus standardisées que celles de l’administration ducale à l’époque antérieure, ce qui suggère que le recours à sa justice était plus systématique et normalisé. En troisième lieu, les lettres de Qurra donnent une place centrale à un élément pratiquement absent de celles de l’administration ducale : la preuve. Le terme bayyina, presque toujours mentionné par Qurra b. Šarīk, constitue, comme nous l’avons vu, à la fois un marqueur symbolique (par sa connotation coranique) et une instruction pragmatique (bien que floue) quant à la procédure à suivre. Dans le dossier de Papas, les preuves ne sont que rarement évoquées, et quand elles le sont, l’expéditeur ne mentionne pas ce que le juge destinataire est supposé en faire : ainsi dans P.Apoll. 24, Théodoros affirme que « le créancier a, dit-il, des témoins qui savent que le défunt lui doit les deux solidi susmentionnés » ; mais il s’exprime dans le cadre d’une argumentation en faveur du plaignant, sans inciter Papas à entendre ces témoins. L’introduction de ce nouvel élément dans la correspondance de Qurra b. Šarīk témoigne d’un renforcement structurel de la procédure, au centre de laquelle le gouverneur musulman situe désormais la preuve.

199. Encore une fois, les conclusions qui suivent ne reposent que sur la documentation papyrologique accessible. La publication des papyrus coptes de la jarre d’Edfou obligera sans doute à nuancer ou corriger ces interprétations. 200. Il n’est plus de duc attesté en Thébaïde après 703 (M. Legendre, « Hiérarchie administrative… », art. cité, p. 109). En admettant que cette absence d’attestation documentaire ne signifie pas forcément la disparition immédiate des ducs, d’autres facteurs pourraient expliquer le schéma administratif à l’œuvre sous Qurra b. Šarīk. On ne peut ainsi exclure a priori le rôle de la géographie dans ce que l’historien perçoit comme un déplacement de l’autorité judiciaire. Le dossier de Papas, découvert à Edfou, reflète la situation du grand sud de la Haute-Égypte. Edfou se trouvait à environ 760 km de Fusṭāṭ, mais à moins de 500 km d’Antinoé. Cette différence de distance expliquerait-elle que l’autorité du duc soit dominante dans le dossier de Papas, mais absente dans celui de Qurra ? Rien n’est moins sûr. En effet, Aphroditō est plus proche encore d’Antinoé (environ 150 km), et encore bien éloignée de Fusṭāṭ (environ 450 km), et si la distance expliquait la domination d’une autorité ou d’une autre, le duc devrait encore être omniprésent dans les papyrus d’Aphroditō.

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• La nouvelle place du gouverneur

À bien des égards, le gouverneur de Fusṭāṭ revendique la place nouvelle qu’il occupe dans l’appareil judiciaire égyptien. Qurra b. Šarīk s’érige en garant du respect de la justice, ce dont la formule récurrente fa-lā yuẓlamanna ʿinda-ka (« et qu’il [le demandeur] ne soit pas traité injustement devant toi201 ») est la plus significative. Mais son rôle n’est pas seulement symbolique : le gouverneur impose le respect de procédures qui, par le vocabulaire coranique qui les désigne, sont identifiables comme « islamiques ». De surcroît, le gouverneur dicte son jugement au pagarque ou, pour le moins, se présente comme l’autorité judiciaire de référence. En ce début de viiie siècle, la justice en Haute-Égypte est toujours celle de pagarques chrétiens ; les lettres de Qurra b. Šarīk contribuent néanmoins à l’intégrer dans un cadre islamique202. Peut-être l’emploi de l’arabe dans ces lettres judiciaires doit-il être compris dans ce cadre symbolique. Lors de communications officielles par écrit, le choix d’une langue n’est jamais spontané ni anodin, comme le souligne Sebastian Richter à propos du dossier de Qurra203. L’arabisation de l’administration omeyyade date, on le sait, des réformes entreprises par le calife ʿAbd al-Malik b. Marwān et son fils al-Walīd b. ʿAbd al-Malik, à la fin du viie et au début du viiie siècle. Malgré ces réformes, nombre de lettres de Qurra b. Šarīk continuaient d’être en grec ; tous ses rescrits judiciaires sont néanmoins en arabe. La théorie qui prévaut depuis Bell est que le gouverneur envoyait généralement ses lettres en double – un exemplaire en grec et un autre en arabe204. Néanmoins, comme le remarque Richter, le dossier de Qurra ne recèlerait aucune paire de documents205 et cette explication demeure hypothétique. Les seuls textes envoyés dans deux langues sont des entagia bilingues – demandes d’impôts envoyées aux habitants –, dans lesquels les textes arabe et grec figurent sur le même papyrus206. L’hypothèse de Bell est soutenue par le fait que certains types de lettres existent à la fois en grec 201. Voir références supra. 202. La mise en œuvre de cette procédure impliquant à la fois un gouverneur musulman et des pagarques chrétiens oblige à revoir les affirmations de Gladys Frantz-Murphy, qui considère que la restauration d’un système judiciaire efficace en Égypte est liée au développement d’une justice administrée par les autorités arabo-musulmanes (G. Frantz-Murphy, « Settlement of Property Disputes in Provincial Egypt : the Reinstitution of Courts in the Early Islamic Period », al-Masāq, 6, 1993, p. 101 ; mais l’auteur se contredit quelques lignes plus loin, p. 102, en suggérant que des juges coptes existaient encore au iie/viiie siècle). L’idée d’une disparition des tribunaux dans l’Égypte byzantine avant la conquête arabe – thèse défendue par Arthur Schiller, « The Courts are No More », art. cité – a néanmoins été réfutée par D. Simon, cité par T. Gagos, P. Van Minnen, Settling a Dispute, op. cit., p. 42, ainsi que par B. Palme, « Law and Courts… », art. cité, p. 72. 203. T. S. Richter, « Language Choice… », art. cité, p. 189. 204. R. I. Bell, « The Arabic Bilingual Entagion », Proceedings of the American Philosophical Society, 89, 1945, p. 532-533. 205. T. S. Richter, « Language Choice… », art. cité, p. 200. 206. Ibid., p. 201.

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et en arabe. En revanche, les « rescrits » judiciaires de Qurra b. Šarīk ne nous sont parvenus qu’en arabe. La seule lettre en grec que d’aucuns classent dans la catégorie des « instructions judiciaires », le papyrus P.Lond. IV 1356, n’est pas un rescrit concernant un litige particulier. Il s’agit simplement d’une lettre d’admonestation, incitant le pagarque et ses agents à se montrer justes207. Comment expliquer ce phénomène ? L’acheminement des rescrits judiciaires, nous le verrons bientôt, reste mal connu : on ne sait s’ils étaient portés aux pagarques par les agents de la poste officielle (barīd), par des réseaux de transporteurs privés ou par les demandeurs eux-mêmes208. Dans cette dernière hypothèse, peut-on penser qu’une copie en grec demeurait en possession du plaideur ? Que seuls les exemplaires arabes furent archivés par l’administration du pagarque ? Une telle explication demeure très spéculative et l’on peut se demander si, à la différence d’autres types de documents, les rescrits judiciaires n’étaient pas uniquement rédigés en arabe. Dans cette dernière hypothèse, le recours à l’arabe relèverait d’un choix délibéré – un choix surprenant puisqu’on peut supposer que les destinataires auraient mieux compris la substance de ces instructions si elles avaient été rédigées en grec. En réalité, l’arabe n’était pas forcément un obstacle à la compréhension de ces lettres par les pagarques : leur caractère standardisé laissait peu d’incertitudes sur leur contenu une fois le destinataire habitué à recevoir ce genre de missive. Les circonstances de réception et l’apparence formelle de la lettre devaient jouer autant que le message lui-même : quand un demandeur se présentait muni d’une telle lettre, la démarche à suivre faisait peu de doutes. On sait par ailleurs que le pagarque Basile disposait de scribes arabes dans son administration209, auxquels il pouvait recourir si le besoin s’en faisait sentir. Vu sous cet angle, l’emploi de l’arabe peut apparaître comme une affirmation symbolique d’autorité210, dans une province où le gouverneur s’imposait de manière croissante comme le représentant d’un pouvoir islamique et arabe incontournable. Sous les Marwānides, l’arabe parvint à détrôner le grec en tant que langue de prestige lié à l’autorité – prestige que le grec conservait encore à l’époque sufyānide211. L’usage d’un lexique et d’une rhétorique coraniques dans ces rescrits judiciaires participaient de ce même discours. La justice était désormais placée sous le sceau de l’islam. Ce message aurait-il été compris s’il avait été rédigé en grec ? Peut-être le recours

207. P.Lond. IV 1356, traduit en anglais par H. I. Bell, « Translations of the Greek Aphrodito Papyri in the British Museum, Part 1 », p. 281-282 ; trad. arabe dans P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 229-230. 208. Sur les différents modes de transport des lettres au début de l’Islam, voir E. M. Grob, Documentary Arabic…, op. cit., p. 94. 209. T. S. Richter, « Language Choice… », art. cité, p. 212-213. 210. C’est ce que propose T. S. Richter, ibid., p. 215. 211. Voir R. Stroumsa, People and Identities…, op. cit., p. 199.

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à la langue du Coran fut-il considéré par le gouverneur comme le seul moyen d’affirmer qu’en matière de justice au moins, l’autorité était bien islamique.

• La procédure : hypothèses

Il reste à déterminer plus précisément le contexte judiciaire dans lequel le gouverneur Qurra b. Šarīk fut saisi par des plaideurs chrétiens. Faut-il penser que ces derniers ne s’étaient pas adressés, auparavant, au pagarque de leur kūra ? Ou, comme c’était vraisemblablement le cas à l’époque sufyānide, qu’ils recouraient au gouverneur de manière exceptionnelle, lorsque des blocages institutionnels se faisaient sentir au niveau de la pagarchie ? Trois scénarios sont envisageables : 1) Le demandeur s’est adressé au pagarque, qui a rendu un verdict, mais celuici n’a pas convenu au plaideur et ce dernier s’est ensuite adressé au gouverneur. De tels appels contre la décision d’un juge local étaient monnaie courante dans l’Égypte byzantine212, et c’est ainsi que Nabia Abbott interprète la procédure dans les papyrus judiciaires de Qurra b. Šarīk qu’elle a étudiés213. Cette hypothèse, qui fait du recours au gouverneur de Fusṭāṭ un véritable appel contre le jugement d’un pagarque, entre en contradiction avec nos conclusions précédentes (voir supra). Envisageons toutefois que les indices relevés plus haut n’apportent pas la preuve absolue qu’aucun procès n’a déjà eu lieu devant le pagarque, et qu’il y a bien eu appel au gouverneur. Ce dernier, nous l’avons vu, ne peut en aucun cas être considéré comme présidant un procès en appel, puisqu’il ne reçoit pas le défendeur ni n’examine les preuves du demandeur, et qu’il ordonne au pagarque d’instruire un procès et de rendre un jugement. Les lettres de Qurra b. Šarīk ne mentionnent pas non plus d’injustice commise par le pagarque, ni de jugement que le gouverneur aurait cassé. Sur quoi l’appel porterait-il donc ? La centralité de la bayyina dans les lettres judiciaires offre une piste : ne peut-on envisager que le demandeur se soit plaint au gouverneur de la procédure mise en œuvre par le pagarque – et notamment du mode de preuve accepté par celui-ci ? On comprendrait alors que le gouverneur ordonne au pagarque de s’appuyer sur une preuve spécifique, la bayyina. Cette explication, la seule à supporter l’hypothèse d’un appel contre un verdict du pagarque, ne rend néanmoins pas compte des quelques papyrus où le terme bayyina n’apparaît pas214. Il semble donc, à nouveau, que le scénario d’un appel contre un jugement préalable ne tienne pas. 2) Le demandeur s’est adressé au pagarque, juge compétent sur sa kūra, mais celui-ci n’a pas donné suite, obligeant le demandeur à en appeler directement au gouverneur. Il y aurait, en ce cas, recours à une instance supérieure face à une forme d’abus de pouvoir : telle est l’interprétation que Steinwenter privilégie 212. Voir G. Rouillard, L’administration civile…, op. cit., p. 60 ; C. Humfress, Orthodoxy and the Courts in Late Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 44. Voir D. Liebs, « Roman Law », art. cité, p. 241. 213. N. Abbott, The Ḳurrah Papyri, op. cit., p. 74, 99. 214. Voir par exemple P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34.

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quant à lui215. Cependant les lettres judiciaires de Qurra b. Šarīk n’évoquent nulle part le déni, par le pagarque, d’une plainte qui lui aurait auparavant été soumise. Une lettre grecque de Qurra à Basile vient bien lui reprocher son manque d’écoute de la population et l’enjoindre à plus de justice216. Selon Ǧ. Abū Ṣafya, la pratique judiciaire du pagarque serait visée : il ne jugerait pas les litiges qui lui sont soumis par sa population217. Cette interprétation semble néanmoins contestable, car le papyrus en question concerne avant tout la fiscalité et les exactions commises par les percepteurs aux ordres du pagarque. Si Qurra b. Šarīk incite Basile à plus de « justice », et s’il l’encourage à être plus présent qu’il ne l’est pour recevoir les plaintes de ses administrés, il s’agit là de justice fiscale, et non point du traitement de litiges entre particuliers. Des appels au duc de Thébaïde – voire à l’empereur – contre les exactions du pagarque d’Aphroditō ou de son personnel sont connus pour le vie siècle218, et le dossier de Papas suggère que la justice du duc pouvait encore être sollicitée à la fin du viie siècle si le demandeur craignait la partialité du pagarque (voir supra). Sous Qurra b. Šarīk, néanmoins, aucun indice sérieux ne permet d’établir que de tels appels au gouverneur étaient suscités par un déni de justice. Par ailleurs, le style standardisé de ces lettres, comme leur fréquence (les missives judiciaires de Qurra b. Šarīk s’échelonnant sur un peu plus d’une année seulement), ne permet pas de conclure à des abus ponctuels, mais oblige au contraire à envisager une procédure normale et régulière. 3) Le demandeur ne s’est pas encore adressé au pagarque, ou s’il l’a fait, celuici l’a aussitôt renvoyé vers le gouverneur de Fusṭāṭ. Dans ces deux hypothèses – qui n’en font qu’une en réalité –, nous aurions affaire à une action de première instance219. La procédure voudrait ainsi qu’en certains cas, un plaideur éloigné de Fusṭāṭ soumette son cas au gouverneur (ou à son administration), et que celui-ci transmette l’affaire au pagarque dans une lettre indiquant la procédure à suivre ainsi qu’un jugement conditionnel. Cette lettre serait le préalable à l’examen direct du litige par le pagarque. Cette hypothèse, qui semble la plus vraisemblable, laisse penser que l’autorité dont le gouverneur égyptien se prévalait dans ses lettres était inscrite dans la hiérarchie administrative. Bien que juge au niveau de sa kūra, le pagarque ne pouvait instruire certains procès sans l’autorisation écrite et les instructions du gouverneur de Fusṭāṭ. Les sommes élevées apparaissant dans les litiges documentés laissent à penser que les affaires relatives à des montants importants devaient passer par le bureau du gouverneur et ne pouvaient 215. A. Steinwenter, Studien…, op. cit., p. 15. 216. P.Lond. IV 1356, traduit en anglais par H. I. Bell, « Translations of the Greek Aphrodito Papyri in the British Museum, Part I », Der Islam, 2, 1911, p. 281-282 ; trad. arabe dans P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 229-230. 217. Ǧ. Abū Ṣafya, Bardiyyāt Qurra, op. cit., p. 109. 218. H. I. Bell, « An Egyptian Village in the Age of Justinian », The Journal of Hellenic Studies, 64, 1944, p. 31, 33, 35. 219. Si tant est qu’il existe une deuxième instance.

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être instruites qu’avec son autorisation et ses instructions : la « haute justice » dont le duc semblait investi à l’époque antérieure serait ainsi passée sous l’autorité du gouverneur, lequel toutefois n’aurait pas tranché lui-même les cas soumis mais les aurait déférés au pagarque. Il est impossible de ne pas établir de parallèle entre ce dernier scénario et certaines procédures courantes dans l’Empire byzantin de l’Antiquité tardive. Dès le ive siècle ap. J.-C., les juges locaux ne pouvaient juger que les litiges mettant en jeu de faibles sommes, les cas les plus importants devant être transmis au gouverneur220. Constantin Zuckerman relève par ailleurs l’usage répandu d’une procédure par rescrit dans l’Égypte du vie siècle. Un demandeur adressait à l’empereur, en première instance, une pétition lui exposant son cas ; l’empereur (ou plutôt son administration) envoyait en retour un rescrit au duc de Thébaïde dans lequel il lui ordonnait d’instruire la plainte et de rendre justice au plaideur. « [L]es rescrits impériaux n’ont donc force exécutoire qu’après un procès mené par le duc en bonne et due forme, en présence des deux parties, et après le contrôle des faits cités par l’empereur uniquement sur la foi du plaignant221. » D’autres historiens constatent le développement, à partir du ve siècle ap. J.-C., de la procédure judiciaire par libelle222, dans laquelle un demandeur s’adressait au bureau du gouverneur par voie de pétition, y décrivant son adversaire ainsi que l’objet du litige. Le rescrit envoyé en retour ne jugeait pas si les accusations étaient justifiées, mais exposait la règle correspondant aux faits tels qu’ils étaient soumis, et autorisait la présentation de l’affaire devant un juge chargé de découvrir la vérité223. Le rescrit 220. J. Harries, Law and Empire in Late Antiquity, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 54. 221. C. Zukerman, « Les deux Dioscore d’Aphroditè ou les limites de la pétition », dans D. Feissel, J. Gascou, La pétition à Byzance, Paris, Centre d’histoire et civilisation de Byzance, 2004, p. 83-84. Sur cette procédure, voir également P. Collinet, La procédure par libelle, Paris, Recueil Sirey, 1932, p. 399-400. Voir J. Maspero, « Études sur les papyrus d’Aphrodité », art. cité, p. 141-146 ; H. I. Bell, « An Egyptian Village… », art. cité, p. 26 ; G. Malz, « Three Papyi of Dioscorus at the Walters Art Gallery », The American Journal of Philology, 60, 1939, p. 173-174. Voir également J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 184 ; T. Gagos, P. Van Minnen, Settling a Dispute, op. cit., p. 10-15 (ce dernier cas de pétition, néanmoins, n’est pas de nature judiciaire). 222. Sur cette procédure et l’implication d’un juge délégué, voir P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 64-65. Certains romanistes considèrent que la procédure par libelle se distinguait dans le détail de la procédure par rescrit (ibid., p. 457-459). Cette distinction n’a néanmoins pas d’incidence sur la présente analyse, et G. Rouillard (L’administration civile…, op. cit., p. 158) ne semble d’ailleurs pas faire la différence à propos de l’Égypte. Sur les débats relatifs aux origines de la procédure par libelle, voir J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, Paris, Sirey, 1982 (1re éd. 1967), p. 792. Voir également A. Berger, Encyclopedic Dictionary of Roman Law, Philadelphie, The American Philosophical Society, 1954, p. 561 ; B. Palme, « Law and Courts… », art. cité, p. 66. 223. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 794 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 27, 104-105. Voir également R. Bagnall, Egypt in Late Antiquity, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 162-163.

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pouvait être envoyé au demandeur ou à l’officier local ayant juridiction sur ce type de litige224. La ressemblance entre les procédures par rescrit ou par libelle de l’Égypte byzantine et le système judiciaire qui transparaît tant dans les archives de Papas que dans les lettres de Qurra b. Šarīk est frappante. On serait ainsi tenté d’en déduire que la justice égyptienne, dans la seconde moitié du viie et au début du viiie siècle, conservait les principales caractéristiques de la procédure romanobyzantine tardive. Tout se passe comme si le libelle, autrefois porté à Constantinople, puis de plus en plus souvent aux ducs – et aux gouverneurs civils (praesides) qui dirigeaient une province comme l’Augustamnique à la fin de l’époque byzantine225 –, était toujours en usage en Haute-Égypte au début de la période islamique226. Sous les Sufyānides, le duc de Thébaïde ou son topotérète continuaient d’être saisis par des plaideurs et d’envoyer leurs instructions aux juges locaux. Au début du viiie siècle, une procédure comparable était mise en œuvre au niveau de l’autorité provinciale, le gouverneur de Fusṭāṭ envoyant aux pagarques des rescrits dans lesquels il leur indiquait les procédures à suivre et formulait des jugements conditionnels. On peut ainsi penser que la procédure par rescrit se perpétua dans l’Égypte islamique : dans les premières décennies qui suivirent la conquête, la disparition de l’autorité centrale byzantine aurait conduit à un recentrement de la procédure autour de la personne du duc, plus haute instance chrétienne de la nouvelle province, perpétuant (ou renforçant ?) ainsi son autorité judiciaire. Dans un second temps, l’affermissement du pouvoir provincial, peut-être doublé d’une désaffection des populations coptes vis-à-vis de l’autorité ducale, aurait abouti à l’époque marwānide au transfert de la procédure auprès du gouverneur et de son administration. Rien ne permet de savoir si la procédure que l’on voit fonctionner dans la correspondance de Qurra b. Šarīk était systématiquement suivie, ni si tout procès devait être initié par l’envoi préalable d’une pétition au gouverneur. Il est 224. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 403 ; C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 42. Voir également J.-M. Carrié, « Le gouverneur romain à l’époque tardive », art. cité, p. 23. Notons néanmoins qu’Arthur Schiller conteste la classification comme « rescrits » de la plupart des papyrus d’Égypte byzantine généralement identifiés comme tels. A. Schiller, « The Courts are No More », art. cité, p. 477-482. 225. B. Palme, « Law and Courts… », art. cité, p. 64. 226. Bien qu’aucun papyrus grec ne les mette directement en lumière, Berhnard Palme relève des témoignages indirects du fonctionnement des tribunaux étatiques byzantins après le règne de Justinien. Voir B. Palme, « Law and Courts… », art. cité, p. 68, 73. Notons par ailleurs que plusieurs lettres sur ostraca, datant sans doute de la fin de la période byzantine, demandent au destinataire d’examiner l’affaire du porteur de la lettre et de rendre un jugement. Ce type de rescrit est assez proche, dans sa formulation, des rescrits de Qurra b. Šarīk. Voir par exemple W. Till, Die koptischen Rechtsurkunden der Papyrussammlung der Österreichischen Nationalbibliothek : Text, Übersetzungen, Indices, Vienne, A. Holzhausens Nachfolger, 1958, p. 71 (CO Ad 25), 72 (CO Ad 65). Voir également un long rescrit, contenant des instructions relatives à la procédure, dans W. Till, Die koptischen Rechtsurkunden…, op. cit., p. 198-200 (KRU 122).

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probable que, comme à l’époque sufyānide, les habitants d’Išqūh pouvaient aussi saisir directement leur pagarque, même si nous n’en conservons pas de trace. Le montant élevé des objets en litige suggère, comme nous l’avons vu, que les conflits portant sur une forte somme étaient les principaux à suivre cette procédure, les procès relatifs à des objets de valeur inférieure étant sans doute traités par les pagarques sans soumission préalable au gouverneur227. Bien qu’un émir tel Qurra b. Šarīk ait revendiqué une autorité judiciaire supérieure, il reste difficile de savoir si les gouverneurs marwānides accaparèrent volontairement la procédure par rescrit. Il est possible que la population chrétienne, face à un pouvoir musulman qui se renforçait – tandis que déclinaient d’autres institutions traditionnelles comme celle du duc –, ait conservé l’habitude d’adresser des pétitions au gouverneur, considérant que certains procès seraient ainsi instruits plus sérieusement par le pagarque228. Face à l’arrivée ininterrompue de pétitions, les gouverneurs de Fusṭāṭ n’auraient eu d’autre solution que d’y répondre et de constituer un bureau spécialisé dans leur traitement. Ils purent, par ce biais, établir une forme de contrôle sur la justice des communautés non musulmanes de leur province, et promouvoir l’application de procédures « islamiques ».

3.2. L’administration judiciaire en Palestine : l’exemple de Ḫirbet el-Mird Selon la datation proposée par Adolf Grohmann, les rares papyrus judiciaires de Palestine nous ramènent quelques années en arrière, vers la fin du viie siècle de notre ère, à Ḫirbet el-Mird. Bien que la datation de ces papyrus soit problématique, un terminus post quem peut être proposé. Un autre corpus palestiniens, celui de Nessana, comprend des documents s’échelonnant jusqu’en 70/689229. La grande majorité des papyrus datant de l’époque islamique y est rédigée en grec ; l’arabe est présent, mais surtout dans une poignée de textes bilingues – le

227. Voir D. Liebs, « Roman Law », dans A. Cameron, B. Ward-Perkins, M. Whitby (dir.), The Cambridge Ancient History, XIV : Late Antiquity : Empire and Successors, AD 425-600, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 240. Alternativement, dans le sillage d’hypothèses avancées par Gladys Frantz-Murphy, il est possible que les plaideurs coptes se soient adressés au gouverneur musulman de Fusṭāṭ dans l’espoir que le jugement final serait appliqué rigoureusement, ce qui n’était peut-être pas le cas lors du simple recours aux autorités chrétiennes locales. G. Frantz-Murphy, « Settlement of Property Disputes… », art. cité, p. 103. 228. Sur la pratique d’en appeler à l’autorité officielle par voie de pétition, ininterrompue en Égypte depuis les Ptolémée, voir B. Palme, « Law and Courts… », art. cité, p. 74-75. 229. A. Grohmann, Arabic Papyri from Ḫirbet el-Mird, op. cit., p. x.

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corpus ne contenant que de rares documents rédigés exclusivement en arabe230. Comme le souligne Rachel Stroumsa, les papyrus de Nessana reflètent une étape antérieure à l’arabisation lancée dans les années 690 par le calife ʿAbd al-Malik b. Marwān231. De son côté, le corpus de Ḫirbet el-Mird (à environ 125 km au nord-est de Nessana) contient, outre quelques fragments grecs et syriaques, une grande majorité de papyrus arabes232. Le choix du grec ou de l’arabe, remarque Stroumsa, dépend moins de la langue d’expression quotidienne des scribes que du prestige associé à l’une des deux langues ; c’est pourquoi les populations de Nessana, qui parlaient manifestement un dialecte arabe, continuaient à écrire en grec à une époque où celui-ci demeurait la langue des écrits officiels233. Même en admettant que la population de Ḫirbet el-Mird ait été plus arabisée (et islamisée) que celle de Nessana, un tel facteur ne suffit donc pas à expliquer la prédominance de l’arabe dans le corpus de Ḫirbet el-Mird. Aussi peut-on penser que les papyrus arabes les plus anciens de ce corpus ne remontent pas plus haut que l’extrême fin du viie siècle (années 690), à une époque où les réformes affectant l’administration marwānide contribuèrent à ériger l’arabe en langue de prestige. Si les documents judiciaires de ce corpus semblent plus anciens que les papyrus de Qurra b. Šarīk – comme certains éléments onomastiques tendent aussi à le laisser penser (voir infra) –, ils semblent donc postérieurs d’une vingtaine d’années au moins au dossier de Papas, et reflètent sans doute le fonctionnement de la justice en Palestine au début de l’époque marwānide. Le contexte géographique et social de ces papyrus diffère à bien des égards de la Haute-Égypte de Qurra b. Šarīk. Toutefois, le système judiciaire qui transparaît dans les documents de Ḫirbet el-Mird y est comparable, comme nous allons le voir. Non seulement les procédures suivies dans les deux provinces sont assez ressemblantes, mais certains cas de Ḫirbet el-Mird viennent compléter le puzzle de nos connaissances fragmentaires sur la Haute-Égypte.

3.2.1. Deux rescrits judiciaires : P.Mird 19 et 20 Le premier papyrus qui doit retenir notre attention, P.Mird 19, est interprété par Grohmann comme un ordre d’enquête à propos d’un vol de bijoux234. Werner Diem propose néanmoins que la missive ne concerne point une « parure » (zayn), mais de l’huile (zayt)235. Il faut revoir l’hypothèse de Grohmann quant à la nature 230. Par exemple P.Ness 77, publié par R. Hoyland, « The Earliest Attestation… », art. cité. Voir R. Stroumsa, People and Identities…, op. cit., p. 199. 231. R. Stroumsa, People and Identities…, op. cit., p. 199. 232. A. Grohmann, Arabic Papyri from Ḫirbet el-Mird, op. cit., p. xi. 233. R. Stroumsa, People and Identities…, op. cit., p. 199, 211. 234. A. Grohmann, Arabic Papyri from Ḫirbet el-Mird, op. cit., p. 19. 235. W. Diem, « Philologisches zu arabischen Dokumenten. I : Dokumente aus Sammlungen in Prag, Giessen und Jerusalem », Zeitschrift für Arabische Linguistik, 55, 2012, p. 33-34.

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du document. La lettre, dont l’auteur est inconnu, est adressée à un certain Qays b. Ǧarm (ou Ḥazm, ou Ḫurram). L’émetteur indique que quelqu’un s’est emparé d’huile236 avant de poursuivre : Examine donc [l’affaire] (fa-nẓur) ; s’il a pris cette huile [ ]237… Examine donc ce qu’il a mentionné devant moi (ḏakara lī), puis rendslui (ḫuḏ la-hu) ce que … … justice. Si [en revanche] il nie (ankara), tu… [ ] leur affaire conformément à son droit et à sa franchise, si Dieu le veut.

Le caractère fragmentaire de ce papyrus n’autorise pas de conclusion définitive. Selon toute vraisemblance, un homme de pouvoir (peut-être un gouverneur ou sous-gouverneur de Palestine) écrit à un subordonné pour l’informer d’un litige dont il a été saisi par un plaignant. Le destinataire doit instruire l’affaire, et soit rendre l’huile à son propriétaire légitime, soit faire autre chose (dont la lettre n’a pas conservé trace). L’hypothèse d’un objet précieux a suggéré à Grohmann qu’il s’agissait d’un vol, bien que le terme lui-même n’apparaisse pas dans ces lignes, et cette piste a orienté son interprétation du papyrus, lui laissant croire qu’il s’agissait d’un ordre d’enquête. Il est néanmoins plus vraisemblable, compte tenu de l’analyse que nous venons d’ébaucher, que la procédure évoquée soit de type accusatoire (un demandeur accusant un défendeur), et non inquisitoriale (il n’y a pas plainte contre X, et visiblement pas d’enquête). Cette missive peut être rapprochée des rescrits judiciaires de Qurra b. Šarīk et, dans une moindre mesure, de certaines lettres du dossier de Papas : une autorité est saisie par un demandeur – qui accuse son adversaire d’avoir « pris » de l’huile ; ladite autorité écrit à un juge inférieur, nommé Qays b. Ǧarm, pour le saisir de l’affaire. Ce dernier se voit ordonner d’examiner la plainte, peut-être de recevoir des preuves – un morceau de papyrus semble manquer à cet endroit –, et de rendre un jugement en faveur du demandeur si ses preuves sont recevables. Dans le cas contraire238, le juge se voit ordonner quelque chose, soit de prononcer un autre jugement, soit, peut-être, d’écrire à son supérieur. Malgré l’absence du terme bayyina, le vocabulaire employé (unẓur) tout comme la structure de la lettre rappellent fortement les missives de Qurra b. Šarīk à ses pagarques. La terminologie de P.Mird 19 accuse aussi des différences avec celle employée à Fusṭāṭ – qui est pour sa part très standardisée : « il a mentionné devant moi » (ḏakara 236. ʿAdā ʿalā zayni-hi ḏālika fa-aḫaḏahu. Grohmann traduit cette ligne par has robbed him of those ornaments. So arrest him… Il semblerait plus juste de traduire par « [Untel] s’en est pris à son huile et l’a prise ». Il n’y aurait donc pas, au moins dans la partie préservée du papyrus, d’ordre d’arrêter un voleur. 237. Suit sans doute une lacune, le papyrus étant déchiré sur la gauche. 238. Le papyrus semble évoquer à cet endroit la négation du défendeur : la preuve demandée consistait-elle en son aveu ?

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lī) se distingue des « il m’a informé » (aḫbara-nī) de Qurra ; « rends-lui » (ḫuḏ la-hu) n’est pas son « assure-toi qu’il rende ce qu’il lui doit » (istaḫriǧ ḥaqqa-hu). Le champ sémantique demeure toutefois le même. Tout se passe comme si, à partir de procédures comparables, l’administration des deux provinces avait développé des usages rédactionnels légèrement différents. Cet exemple palestinien suggère que l’appel au gouverneur de la province par le biais de pétitions était également mis en œuvre dans le ǧund de Filasṭīn à la fin du viie ou au début du viiie siècle. L’apparition de cette procédure (ou d’une procédure très proche) en Palestine, territoire ayant auparavant appartenu à l’Empire romain d’Orient au même titre que l’Égypte, tendrait ainsi à confirmer qu’elle prolonge des usages judiciaires byzantins. L’autorité émettrice est-elle ici le gouverneur du ǧund ? Ou un subalterne aux pouvoirs plus restreints (équivalent du duc en Égypte) ? Que la lettre soit écrite en arabe et que le destinataire porte un nom arabe laissent penser qu’il s’agit d’une autorité musulmane, mais on ne peut en être sûr. Le juge destinataire, Qays b. Ǧarm, est-il ce que la tradition appela plus tard un qāḍī239 ? Ou s’agit-il d’une notabilité chrétienne (chef de tribu ou de village se voyant reconnu une autorité judiciaire) ? Si la ressemblance structurelle entre ce papyrus et les lettres de Qurra b. Šarīk est significative, il se pourrait que la missive soit rédigée par un gouverneur musulman à destination d’une autorité locale qui, à la différence de l’Égypte à la même époque, pourrait avoir été musulmane. Les plaideurs pourraient en revanche être chrétiens comme dans la documentation de HauteÉgypte. Selon Grohmann, la dernière ligne du papyrus mentionne en effet un certain « Faṭ[rī]q », demandeur dans l’affaire de l’huile240. Un second papyrus très fragmentaire, P.Mird 24, pourrait correspondre à un autre rescrit judiciaire, peut-être relatif à un divorce241. Les quelques bribes qu’il en reste suggèrent que l’auteur donne des instructions concernant un accusé, envisageant deux alternatives selon que ce dernier avoue (in aqarra) ou qu’il nie (in ankara). La dernière ligne de la lettre, si elle est lue correctement, mentionne deux termes relatifs à la preuve, reliés par la conjonction « ou » : la-hum min 239. Il ne s’agit pas d’un cadi connu par la tradition islamique. Sur les premiers cadis de Palestine, voir M. Gil, A History of Palestine, 634-1099, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 118-119. 240. La dernière ligne du papyrus dit : « Faṭrīq a aussi mentionné qu’ensuite… » (ḏakara Faṭ[rī] q ayḍan anna [b]aʿḍa ḥ[ ]i-hi) L’expression ḏakara ayḍan (« il a aussi mentionné »), qui fait écho au ḏakara lī renvoyant plus haut au demandeur, laisse supposer que le Faṭrīq dont il question ici est la même personne que le demandeur. Dans un papyrus de Nessana daté de 689 et enregistrant un divorce à l’amiable, l’époux propose à sa femme de soumettre leur affaire à un juge « de [leur] village ou d’ailleurs ». Peut-être y a-t-il là une allusion à la possibilité de saisir l’autorité musulmane – possibilité rejetée dans ce cas ? C. J. Kraemer, « A Divorce Agreement from Southern Palestine », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 69, 1938, p. 121. 241. W. Diem, « Philologisches… », art. cité, p. 34-35.

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ḥuǧǧa aw-bayyina. Le terme bayyina, absent de P.Mird 19, apparaît ici, associé à un autre type de preuve présenté comme alternatif, celui de la ḥuǧǧa. La dichotomie entre bayyina et ḥuǧǧa pourrait-elle recouper l’opposition entre oral et écrit, entre témoignage et preuve documentaire ? Rien ne permet de répondre à cette question.

3.2.2. Le chaînon manquant ? P.Mird 18 Un troisième papyrus de Ḫirbet el-Mird tranche avec la documentation égyptienne par son originalité242. Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. À Dirʿ b. ʿAbd Allāh, de la part de ʿUmar b. ʿUbayd Allāh. Salut à toi. Je243 rends pour toi louange à Dieu l’unique ! Venons-en au sujet de cette lettre, et que Dieu t’offre Sa meilleure protection dans ce bas monde comme dans l’au-delà. Tu m’as écrit de la part d’Umm Iyās bt. Muʿārik244 qui a mentionné, devant toi, que son mari avait pris son cadeau compensatoire (matāʿ) et sa pension (nafaqa). Je les ai réunis [i.e. la femme et son mari] et j’ai interrogé [le mari] à propos de la plainte de sa femme. Il a avoué (iʿtarafa) concernant son cadeau nuptial et je le lui ai fait restituer. Il a [en revanche] nié concernant sa pension, et la femme m’a demandé que je les défère devant toi, elle et [son mari]. C’est ce que j’ai fait : je leur ai ordonné de se rendre ensemble devant toi. Tu m’as [aussi] écrit en m’ordonnant d’exécuter [?]…

L’auteur de cette lettre, ʿUmar b. ʿUbayd Allāh, écrit à Dirʿ b. ʿAbd Allāh, un supérieur hiérarchique – ce que l’on peut déduire du fait que le destinataire lui a « ordonné » quelque chose245. Ce dernier, par chance, n’est pas un total inconnu : Ibn Ḥibbān évoque en effet un certain Abū Ṭalḥa Dirʿ b. ʿAbd Allāh al-Ḫawlānī, Successeur qui, vers la fin du viie siècle, fut « gouverneur de Jérusalem246 ». Regardé comme appartenant aux habitants de Palestine (ahl Filasṭīn),

242. Ce papyrus a déjà été remarqué par Fred Donner, qui voit dans la dernière phase du procès – le transfert du litige devant Dirʿ b. ʿAbd Allāh – une forme d’appel. F. Donner, « The Formation of the Islamic State », art. cité, p. 288-289. 243. Fa-af ī dans l’édition de Grohmann. Il faut bien entendu lire fa-innī. 244. Ou « avec (maʿa) Umm Iyās bt. Muʿārik » si l’on suit la lecture de W. Diem, « Philologisches… », art. cité, p. 33. 245. Voir également L. Reinfandt, « Judicial Practice in Umayyad Egypt (41-132/661/750) », Bulletin d’Études orientales, 63, 2014, p. 139, où l’auteur parvient à la même conclusion sur la base des formules de politesse de la lettre. 246. Min ahl Bayt al-Maqdis wa-kāna wāliyan ʿalay-hā. Ibn Ḥibbān, al-Ṯiqāt, éd. par al-Sayyid Šaraf al-Dīn Aḥmad, Beyrouth, Dār al-fikr, 1975, IV, p. 220.

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il est aussi considéré comme transmetteur de ḥadīṯ247. Son identification, par Ibn Ḥibbān, à un gouverneur de Jérusalem (Bayt al-Maqdis), est néanmoins à prendre avec précaution. Jérusalem ne fut en effet jamais capitale du ǧund de Palestine et, jusqu’à la fondation d’al-Ramla par Sulaymān b. ʿAbd al-Malik, sous le califat d’al-Walīd Ier (r. 86-96/705-715), Ludd (ancienne Lydda) demeura la capitale administrative de la province (carte 2)248. Aussi le texte d’Ibn Ḥibbān offre-t-il plusieurs interprétations possibles : soit Dirʿ b. ʿAbd Allāh fut gouverneur du ǧund de Filasṭīn dans son entier, auquel cas son administration était plus probablement basée à Ludd, soit il fut sous-gouverneur de Jérusalem et de son district (sa kūra, à laquelle appartenait Ḫirbet el-Mird)249. Ḫirbat al-Mafǧar

MER MÉDITERRANÉE

Ludd

Jéricho

(al-Ramla) Jérusalem Bethléem

Ḫirbet el-Mird

Ascalon

MER Hébron

Ludd Bethléem 0

capitale ville Masada

10 km

© M. Tillier - 2016

MORTE

Carte 2 — Le sud de la Palestine à la fin du ier/viie siècle

247. Ibid. Voir également al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl f ī asmā’ al-riǧāl, éd. par Baššār ʿAwwād Maʿrūf, Beyrouth, Mu’assasat al-risāla, 1980, XXXIII, p. 441-442 ; Ibn Ḥaǧar al-‘Asqalānī, Tahḏīb al-tahḏīb, Beyrouth, Dār al-fikr, 1984, XII, p. 154. 248. Voir M. Sharon, « Ludd », EI2, V, p. 799 ; G. Le Strange, Palestine under the Moslems, Cambridge, The Riberside Press, 1890, p. 84, 301. 249. Le ǧund de Palestine était divisé en kūra-s, elles-mêmes subdivisées en iqlīm-s. Voir M. Gil, A History of Palestine, op. cit., p. 111. Voir également P.Ness. 60, 61, 62, où Nessana est dite faire partie de la kūra de Ġazza, iqlīm d’al-Ḫalūṣ. Suivant l’analyse de Grohmann, qui s’appuyait lui-même sur le cas de Nessana, Lucian Reinfandt propose que Dirʿ b. ʿAbd Allāh fut sans doute un gouverneur de Gaza. L. Reinfandt, « Judicial Practice… », art. cité, p. 139.

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Rapprocher le Dirʿ b. ʿAbd Allāh du papyrus de celui que mentionne Ibn Ḥibbān apparaît comme une hypothèse vraisemblable. En admettant que cette identification soit exacte, le destinataire, un gouverneur ou un sous-gouverneur, a ordonné à l’émetteur – s’agit-il d’un juge ? d’un agent chargé de l’instruction d’un procès pour le compte du (sous)gouverneur ? – d’examiner la plainte d’une femme, Umm Iyās, à l’encontre de son époux (peut-être dans une affaire de divorce, comme le suggère l’apparition du terme matāʿ, cadeau compensatoire en cas de dissolution du mariage250). Comme dans les exemples égyptiens analysés plus haut, la plaignante avait commencé par porter son litige devant le (sous-) gouverneur. Suite aux instructions de ce dernier, ʿUmar b. ʿUbayd Allāh a convoqué les parties et les a entendues. Le mari ayant avoué le bien-fondé d’une des deux accusations, ʿUmar lui a fait restituer l’objet en litige. Face à ses dénégations devant la seconde accusation, et à la demande de la plaignante, l’agent renvoie néanmoins l’affaire devant le gouverneur. La procédure évoquée ressemble, à bien des égards, à celle mise en évidence ci-dessus à propos du Ṣaʿīd marwānide : le demandeur s’adresse au (sous-)gouverneur, celui-ci transmet l’affaire par écrit à un agent inférieur ; face à une preuve (ici l’aveu du défendeur), l’agent fait restituer l’objet du litige ; en l’absence de preuve concernant une autre partie du litige, l’affaire est renvoyée devant le (sous-)gouverneur. La principale différence – et c’est là que réside la valeur essentielle de ce papyrus – est que l’on n’a pas affaire ici à une lettre du (sous) gouverneur à un agent local, mais à une lettre de l’agent au (sous)gouverneur. La procédure est évoquée à travers le regard de l’agent inférieur, selon un point de vue que n’offre aucun des papyrus de Qurra b. Šarīk. Or les deux points de vue sur la procédure – celui du gouverneur dans le cas égyptien, celui de l’agent dans le cas présent – semblent converger. La rareté de la documentation palestinienne interdit toute conclusion définitive. Les trois papyrus judiciaires connus pour cette province offrent une image incomplète du système local de résolution des conflits. À la fin du viie siècle, celui-ci semble avoir accusé certaines différences par rapport à la justice du gouverneur égyptien au début du viiie siècle, notamment des usages rédactionnels quelque peu distincts251. D’autres éléments font néanmoins écho aux procédures mises en œuvre par Qurra b. Šarīk. Dans la mesure où le plus ancien rescrit judiciaire remonte à l’an 65/684-5, il est probable que des procédures comparables aient déjà existé en Palestine et en Égypte dans les deux dernières décennies du viie siècle. 250. Sur la notion de matāʿ, voir M. K. Masud, « The Award of Matāʿ in the Early Muslim Courts », dans M. K. Masud, R. Peters, D. S. Powers (dir.), Dispensing Justice in Islam. Qadis and their Judgments, Leyde, Brill, 2006, p. 349-381 ; Y. Rapoport, « Matrimonial Gifts in Early Islamic Egypt », art. cité, p. 16 et suiv. 251. La principale différence, dans P.Mird 18, est l’emploi du verbe radda (au lieu de istaḫraǧa dans les exemples égyptiens).

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S’agit-il d’une seule et même procédure ? Les textes ne permettent pas de répondre : il manque, pour l’Égypte, des exemples de lettres judiciaires de pagarques au gouverneur, et pour la Palestine celui de rescrits de gouverneurs. Le dernier papyrus palestinien examiné laisse en tout cas penser que les acteurs n’étaient pas les mêmes. En Égypte, la procédure s’appliquait à des justiciables chrétiens par l’intermédiaire d’un pagarque de même confession ; en Palestine, les plaideurs sont musulmans (le nom de la plaignante, de même que les objets de litige, matāʿ et nafaqa, permettant de l’affirmer), ainsi que l’agent (son nom, ʿUmar b. ʿUbayd Allāh, laissant planer peu de doutes). P.Mird 18 demeure par ailleurs ambigu quant au rôle et à la fonction de son émetteur : ʿUmar b. ʿUbayd Allāh est-il un juge ? Il fait certes rendre le matāʿ suite à l’aveu du mari, mais prononce-t-il un jugement ? Ou convainc-t-il simplement le défendeur qui a avoué, afin d’éviter une comparution judiciaire dont le résultat serait inéluctable ? Dans cette seconde hypothèse, le rôle de l’agent correspondrait plus à celui d’un médiateur, auquel le (sous-)gouverneur aurait commissionné l’examen préalable d’un litige. Les papyrus judiciaires de Ḫirbet el-Mird laissent par ailleurs dans le flou l’identité de l’autorité judiciaire supérieure : s’agit-il du gouverneur du ǧund de Filasṭīn ? Dans ce cas, la procédure tendrait vers celle mise en œuvre en Égypte sous Qurra b. Šarīk. S’agit-il d’un sous-gouverneur ? La procédure serait alors plus proche de ce qu’évoquent certains papyrus de Papas, à la différence près que P.Mird 18 met en scène un juge et des plaideurs musulmans, et que le sous-gouverneur semble lui aussi musulman. Le système judiciaire palestinien se singulariserait ainsi par la mise en place précoce d’une structure administrative musulmane, correspondant probablement aux besoins d’une province plus islamisée que la Haute-Égypte à la même époque252. Si l’on accepte qu’au-delà de leurs différences, les procédures reflétées par les papyrus égyptiens et palestiniens paraissent reposer sur une structure identique – appel à une autorité judiciaire supérieure, qui envoie des instructions à un juge inférieur (en admettant que l’agent palestinien soit apte à rendre un jugement comme le pagarque) –, P.Mird 18 permet enfin d’avancer quelques hypothèses complémentaires quant aux litiges et à leur devenir. Les lettres de Qurra b. Šarīk n’évoquent que des cas de dettes et d’usurpations ; les papyrus palestiniens laissent penser que le (sous-)gouverneur pouvait être saisi de litiges d’autre nature – vol ou mise en dépôt, affaires matrimoniales. Par ailleurs, P.Mird 18 252. Pau Figueras a proposé que les communautés chrétiennes du Néguev, maintenues sans changement significatif par les autorités musulmanes au lendemain des conquêtes, furent affectées à la fin du viie siècle par la multiplication des raids nomades et par une taxation trop forte, ce qui aurait conduit à l’abandon de nombreux sites (P. Figueras, « The Impact of the Islamic Conquest on the Christian Communities of South Palestine », Aram, 6, 1994, p. 292). Bien que cette interprétation soit spéculative, il semble qu’un certain nombre de changements sociaux intervinrent à cette époque en Palestine.

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illustre une étape postérieure à celles évoquées par les lettres de Qurra b. Šarīk en Égypte. Ce dernier demande aux pagarques de le tenir informé en cas d’absence de preuve. P.Mird 18 suggère pour sa part qu’en l’absence d’aveu ou de preuve produite par le demandeur, l’agent pouvait renvoyer le procès devant le (sous-) gouverneur. Y était-il obligé parce qu’il n’était pas habilité à entendre certains types de preuve253 ? Son rôle se limitait-il à celui que les plaideurs voulaient bien lui reconnaître (arbitre ou médiateur) ? Le rôle de l’agent est loin d’être clair : d’un côté, l’affaire est déférée à son supérieur hiérarchique sur demande de la plaignante, ce qui évoque un arbitrage auquel un des plaideurs déciderait de se soustraire pour saisir une autorité judiciaire officielle ; de l’autre, ʿUmar b. ʿUbayd Allāh « ordonne » aux plaideurs de comparaître devant son supérieur, ce qui suggère plutôt que l’agent disposait d’une autorité supérieure à celle d’un arbitre.

3.3. Les autres attributions judiciaires du gouverneur marwānide La procédure analysée jusqu’ici correspond à un certain type d’affaire, dans laquelle un demandeur porte plainte devant le gouverneur contre un défendeur identifié et à propos d’un objet précis. Bien qu’il s’agisse de la procédure la plus documentée, et sans doute la plus courante, d’autres papyrus laissent penser qu’au début du viiie siècle, le rôle judiciaire du gouverneur de Fusṭāṭ pouvait se manifester sous d’autres formes, certaines n’étant pas sans rappeler le rôle des ducs de l’époque sufyānide254.

3.3.1. Des mandats d’amener : la justice directe du gouverneur ? Plusieurs papyrus de l’époque marwānide se présentent comme des mandats d’amener : le gouverneur ordonne par écrit à son destinataire d’arrêter un ou plusieurs individus et de les lui envoyer, vraisemblablement dans le cadre d’une enquête ou d’une procédure judiciaire. 1) Dans le document P.Heid.Arab. I 4, daté de rabīʿ I 90/janvier-février 709, Qurra b. Šarīk demande à son destinataire, sans doute un pagarque – chrétien si l’on se fie aux salutations finales (al-salām ʿalā man ittabaʿa l-hudā), le plus souvent adressées à un destinataire non musulman – de lui amener un suspect 253. Notons que dans la procédure musulmane classique, un serment peut être déféré au défendeur si le demandeur ne produit pas de témoins. Ici, il n’est pas question de serment. 254. P.GrohmannQorraBrief (= P.AbuSafiyaBardiyatQurra 37), envoyée en 90/709 par Qurra b. Šarīk au pagarque d’Ahnās, pourrait à première vue passer pour une lettre de recommandation en prévision d’un litige. Le pagarque est en effet invité à aider Qūsta le receveur (al-qusṭāl) à recouvrir son droit. La fonction de ce dernier suggère néanmoins qu’il s’agit d’un nouvel agent du fisc, envoyé dans le district du pagarque, qui est ainsi invité à lui prêter main-forte dans le recouvrement des impôts.

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f ī l-ḫašab255. L’homme semble accusé de « désobéissance » (šay’an min al-maʿāṣī) – sans que son crime soit explicité –, et il est probable que le gouverneur souhaite le faire comparaître pour le juger. Qurra précise qu’il a envoyé un avis de recherche indiquant son nom, ceux de son père et de son village, ainsi, peutêtre, que son signalement physique. Si le destinataire ne parvient pas à mettre la main sur l’accusé, le père et le fils de ce dernier devront être envoyés au gouverneur ; à défaut, si l’homme n’a aucun « garant » (ḥamīl, peut-être en référence aux membres de sa famille susmentionnés), sa femme ou le chef de son village ([ṣāḥib] qaryati-hi) lui seront mandés. Ici encore, la lettre est rédigée d’une main extérieure à l’hypothétique « bureau des plaintes », un certain ʿAbd Allāh256. 2) Une lettre de Qurra b. Šarīk, datée elle aussi de l’an 90 H., évoque une convocation similaire. Le gouverneur rappelle que, selon les dires du pagarque, ce dernier devait lui envoyer un paysan (nabaṭī) qui s’est enfui sans payer une amende de 4 dinars ⅓. Le paysan n’a pas encore été amené devant Qurra b. Šarīk et ce dernier demande, si son destinataire ne le lui a pas expédié avec le montant de l’amende, de le faire sans tarder. Le scribe, Muḥammad b. ʿUqba, est à nouveau différent de ceux qui apparaissent dans les lettres judiciaires examinées plus haut257. Ces papyrus rappellent, à bien des égards, des documents d’époque sufyānide comme P.Apoll. 18, où l’administration du topotérète demandait l’envoi par le pagarque de défendeurs devant le tribunal ducal. Les détails apportés par ces textes d’époque marwānide (pour au moins deux d’entre eux) permettent de cerner plus précisément le rôle de la justice directe du gouverneur – alors que celle du duc, sous les Sufyānides, demeure obscure. En effet, au-delà de leurs différences, les affaires évoquées dans les mandats d’amener de Qurra b. Šarīk présentent des caractéristiques communes. Dans le premier exemple, le terme maʿāṣī suppose qu’une « désobéissance » a eu lieu. Bien que très floue, cette appellation suggère que le crime relève plus d’une infraction à un devoir que d’un délit passible d’une condamnation civile ordinaire. Le second exemple évoque une situation assez familière : la fuite d’un paysan, se soustrayant à l’impôt ou à l’amende qu’il devait à l’État. En croisant ces quelques indices, on peut se demander si de telles convocations devant le gouverneur ne participent pas d’une justice « fiscale » aux multiples facettes : ces mandats d’amener concerneraient en particulier des personnes réfractaires à l’impôt, convoquées à Fusṭāṭ pour être punies, mais aussi, peut-être – comme le suggère le premier exemple –, des individus travaillant au service de l’État (des agents locaux du fisc ?) coupables d’exactions (fiscales ?). Ces convocations, qui suivraient une plainte « administrative » portée à leur encontre, 255. Cette dernière expression (litt. « dans le bois ») ferait allusion selon Abū Ṣafya au « bât » d’une monture ; alternativement, ne pourrait-il s’agir d’une sorte de carcan ? 256. P.Heid.Arab. I 4 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 35. 257. P.Cair.Arab. III 152 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 36.

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ne seraient pas du ressort de la justice locale (du pagarque). Le gouverneur ne passait sans doute pas lui-même en revue le cas des nombreux fugitifs ; d’autres affaires nécessitaient peut-être en revanche une forme de procès258. Une dernière lettre semble confirmer le bien-fondé de cette hypothèse. Dans le papyrus grec P.Lond. IV 1360259, Qurra b. Šarīk informe Basile, le pagarque d’Išqūh, que son représentant à Fusṭāṭ a été arrêté pour n’avoir pu verser à l’administration centrale le produit total des impôts dus par son district. Le gouverneur réclame donc à son correspondant d’envoyer avec diligence la somme réclamée. Il n’y a pas, ici, de mandat d’amener, puisque l’accusé est déjà derrière les barreaux. La situation est néanmoins comparable : le retard de paiement de l’impôt, assimilé à une dette, semble avoir conduit à la comparution de l’agent du pagarque devant le gouverneur, à la suite de quoi ce dernier a décidé de son emprisonnement260. Dette d’un genre particulier – le créancier n’étant autre que le pouvoir provincial –, le retard de paiement de l’impôt ou l’évasion fiscale pouvaient être du ressort du tribunal gouvernoral de Fusṭāṭ. Encore faut-il remarquer que nous ne sommes point, en pareils cas, dans une configuration judiciaire civile classique où un juge départage deux individus en conflit. Le gouverneur était en charge de l’impôt en Égypte261, et l’on a plutôt affaire à un schéma où il se fait justice. Si le tribunal ducal de l’époque sufyānide était bien réservé à la « haute justice » entre des particuliers, la justice directe du gouverneur marwānide n’en est donc sans doute pas le prolongement immédiat puisqu’il s’agit avant tout, d’après la documentation disponible, de juger des délits commis contre l’État.

3.3.2. Justice fiscale et ordonnances législatives Comme celle du duc sufyānide, la justice du gouverneur marwānide s’exprimait enfin à travers des ordonnances envoyées à son administration provinciale. De rares documents concernent des cas spécifiques, comme cet entagion bilingue daté de 91/709 dans lequel Qurra semble réclamer une amende de 258. Une autre convocation à motivation fiscale pourrait éclairer ce type de procédure. Elle est cependant datée avec peu de précision (iie ou iiie siècle de l’hégire), et selon toute vraisemblance ne remonte pas à l’époque de Qurra b. Šarīk : « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Fais amener devant nous, de la ville d’Anṣinā, Biqtur le meunier, et ordonne aux fonctionnaires (al-ʿummāl) de le faire venir. Fais également amener devant nous l’ensemble de sa famille, ou bien fais amener son père et son fils. Qu’ils soient amenés promptement si Dieu le veut ! » (P.Ryl.Arab. I 13.) Au-delà des « fonctionnaires » qu’il peut désigner, ʿummāl qualifie plus spécifiquement des agents du fisc. 259. Trad. anglaise par H. I. Bell, « Translations of the Greek Aphrodito Papyri in the British Museum, Part II », Der Islam, 3, 1912, p. 372-373 ; trad. arabe dans P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 232-233. 260. De nombreux papyrus font mention de prisons, où étaient notamment incarcérés les réfractaires à l’impôt. Voir les références données par P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 148. 261. Voir C. E. Bosworth, « Ḳurra b. Sharīk », EI2, V, p. 500.

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6 dinars à un collecteur d’impôts d’Ahnās/Herakleopolis qui aurait négligé sa tâche l’année précédente262. La plupart des ordonnances qui nous sont parvenues ne concernaient pas un individu ou une affaire en particulier, mais formulaient une réglementation générale pour une catégorie de cas définis. Elles sont surtout préservées dans les papyrus grecs de Qurra b. Šarīk. Dans une première ordonnance, P.Ross.Georg. IV 15, le gouverneur demande à un pagarque d’interdire à ses agents d’accaparer les héritages de riches individus, et de les mettre à l’amende – voire de leur faire subir un châtiment sévère – s’ils contreviennent à cet ordre263. En l’occurrence, l’objectif du gouverneur n’est pas simplement d’éviter aux populations de HauteÉgypte les exactions des administrateurs, mais aussi – et peut-être surtout – de défendre les intérêts financiers du pouvoir central. Comme Qurra le rappelle, l’impôt était encore dû sur certaines de ces successions, et de telles usurpations portaient aussi préjudice à l’État. Qurra b. Šarīk ordonne donc au pagarque de lui rendre compte par écrit des possessions de chaque défunt, de l’identité de ses héritiers et de la part qui doit revenir au fisc264. De telles ordonnances « judiciaires » – dans le sens où elles prévoient une peine pour un délit particulier – pouvaient être intégrées dans des lettres de mission plus générales. Dans une lettre à Basile, comportant des instructions concernant la levée de l’impôt (choix des agents du fisc, pesée des vivres, stockage dans le grenier, etc.), Qurra b. Šarīk ordonne au pagarque d’Išqūh de faire administrer cent coups de fouet aux percepteurs (qabbālūn) coupables d’extorquer aux contribuables des sommes supérieures à ce qu’ils doivent, de leur tondre la barbe et les cheveux et de leur imposer une amende de trente dinars. Il menace en outre Basile de représailles s’il apprend que des exactions ont été commises dans son district265. Dans ces deux cas, la justice du gouverneur et les châtiments qu’il ordonne à l’encontre des agents de l’autorité fiscale coupables d’exactions – qui ne sont peut-être autres que les maʿṣiya-s dont il a plus haut été question – ont pour but principal de maintenir un équilibre socio-économique (d’aucuns parleraient d’équité) dont la rupture aurait de graves répercussions jusqu’au sommet de l’État. Qurra b. Šarīk ne dit pas autre chose quand il affirme, dans la même lettre d’instructions à Basile concernant la levée des impôts : Interdis à tes agents (ʿummāl) ainsi qu’à toi-même tout traitement injuste (ẓulm) des gens de la terre, car la terre ne peut endurer l’injustice ni y survivre. Si les gens de la terre subissent l’injustice et les pertes 262. 263. 264. 265.

Nilus XV 5. P.Ross.Georg. IV 15 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 288. Ibid. P.Heid.Arab. I 3 (p. 72). Sur les abus commis par les employés de l’administration fiscale, qui semblaient monnaie courante, voir P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 246.

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[qui en résultent] de ceux qui sont en charge de leurs affaires, ceci aboutit à leur destruction266.

Dans la même perspective, une ordonnance de Qurra b. Šarīk a pour unique objet d’interdire au pagarque l’usage d’un type de torture – utilisant de la chaux et du vinaigre – à l’encontre de ses sujets. Un tel procédé, que l’on peut présumer avoir été employé contre des paysans réfractaires à l’impôt, a pour effet de rendre les victimes inaptes au travail. Et le gouverneur de menacer des pires châtiments et des plus lourdes amendes le pagarque qui ne ferait pas respecter cet ordre à ses agents267.

3.4. L’acheminement des lettres judiciaires Une dernière remarque concerne l’acheminement de telles ordonnances vers leurs destinataires. Trois principaux modes de transport des missives coexistaient aux premiers siècles de l’Islam : le barīd officiel, les compagnies commerciales privées, les porteurs informels268. L’adresse externe d’une missive peut parfois receler des indices concernant son mode d’acheminement269. La plupart des adresses figurant au dos des lettres judiciaires de Qurra b. Šarīk ont disparu ou n’ont pas été éditées. Mais une, au moins, est connue. P.Qurra 3 (= Abū Ṣafya 31) mentionne l’adresse suivante : De Qurra b. Šarīk à Ba[sīl] [À propos de] Ibšādah b. Abnīla concernant un paysa[n]

La partie droite du recto est manquante (environ quatre ou cinq lettres), ce qui implique que l’adresse au verso l’est aussi du côté gauche (en fin de ligne). La lacune est sans doute suffisante pour que le titre de Basile, ṣāḥib Išqūh, ait à l’origine figuré dans son entier270. Un réseau commercial privé, qui aurait eu besoin du nom et du lieu où trouver le destinataire pourrait donc avoir été utilisé, tout comme un porteur informel. Deux autres possibilités subsistent : le recours à la poste institutionnelle ou au plaideur lui-même. L’utilisation du barīd pour porter des lettres du gouverneur aux pagarques est attestée. Ainsi l’interdiction de la torture à la chaux et au vinaigre fut portée, selon la mention figurant au bas du document, par le service de la poste P.Heid.Arab. I 3 (p. 72). Voir P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 64. P.Ross.Georg. IV 16 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 289. E. M. Grob, Documentary Arabic…, op. cit., p. 94. L’adresse externe est celle qui est écrite au verso, après que la lettre a été pliée. Voir ibid., p. 95. 270. Voir par exemple l’adresse de deux lettres non judiciaires dans J. Gascou, « Sur la lettre arabe de Qurra b. Šarīk », art. cité, p. 270, et N. Vanthieghem, « La correspondance de Qurra b. Šarīk… », art. cité, p. 206. 266. 267. 268. 269.

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officielle271. C’est aussi le cas de nombreuses autres lettres en grec où le transporteur est qualifié de beredarios272. On sait par ailleurs que le barīd était impliqué dans le contrôle de l’administration fiscale et que le gouverneur de Fusṭāṭ entretenait à ce sujet une correspondance avec le chef de cette institution, l’informant des éventuelles exactions273. En revanche aucun papyrus relatif à la procédure judiciaire ne mentionne un tel organe de correspondance officielle. La description du processus de pétition dans les sources narratives suggère que la poste officielle pouvait être mise au service de la justice. Al-Ṭabarī relate qu’à l’époque sufyānide, le gouverneur de Médine faisait annoncer par un héraut le départ du barīd pour la capitale, et invitait la population à apporter les lettres qu’elle destinait au calife Muʿāwiya et qui comportaient ses doléances (ḥāǧa)274. Dans sa biographie de ʿUmar II, Ibn ʿAbd al-Ḥakam raconte que le service postal acceptait toute missive destinée au calife, et que ce dernier répondit même à une pauvre mawlā de Ǧīza qui se plaignait que des voleurs de poule pénètrent chez elles en profitant d’un mur trop bas275. Ce récit hagiographique est peutêtre exagéré, et suggère plutôt que l’emploi du barīd pour transmettre des pétitions relevait de l’exception. Dans un autre récit relatif à ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, une plaignante apporte elle-même au gouverneur la lettre dans laquelle le calife ordonne le rétablissement de ses droits276. Aux yeux des chroniqueurs et des hagiographes, néanmoins, le recours au barīd pour envoyer une requête au souverain était envisageable. Si une pétition pouvait emprunter le barīd, le rescrit du gouverneur à l’autorité judiciaire locale n’était-il pas plus susceptible encore d’être porté par le même service ? Dans le fiqh classique, le transport de lettres officielles par le demandeur et des témoins est la norme, et jamais la poste officielle n’est évoquée277. Il est cependant difficile de projeter en arrière des usages qui n’ont que peu de points communs avec la procédure judiciaire appliquée par les gouverneurs de l’Égypte omeyyade. On ne peut donc exclure que les services postaux du gouverneur aient été mis à contribution pour lui faire parvenir des plaintes et envoyer des rescrits 271. P.Ross.Georg. 16 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra, p. 289. 272. A. Silverstein, « Documentary Evidence for the Early History of the Barīd », dans P. Sijpesteijn, L. Sundelin (dir.), Papyrology and the History of Early Islamic Egypt, Leyde, Brill, 2004, p. 154 ; T. S. Richter, « Language Choice… », art. cité, p. 199. 273. Voir par exemple P.Cair.Arab. III 153 et l’analyse d’A. Silverstein, « Documentary Evidence… », art. cité, p. 154. 274. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ (éd. de Goeje), II.1, p. 213. Voir al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. OrientInstitut Beirut), IVa, p. 36, où l’auteur parle du « gouverneur d’une ville-camp » au lieu du gouverneur de Médine. 275. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Sīrat ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, éd. par Aḥmad ʿUbayd, s. l., Maktabat Wahba, s. d., p. 56. 276. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf, éd. par Suhayl Zakkār et Riyāḍ al-Ziriklī, Beyrouth, Dār al-fikr, 1996, VIII, p. 191. 277. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 373.

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en retour, au moins tant que le gouverneur de province apparut comme la principale autorité judiciaire. Mais il demeure difficile d’évaluer s’il s’agissait là de la norme administrative ou si une telle pratique restait exceptionnelle.

* La documentation papyrologique laisse entrevoir au final une importante évolution de l’administration judiciaire dans le courant de l’époque marwānide. Une grande partie des compétences qui demeuraient celles du duc ou de son représentant au niveau du duché semblent disparaître, dans la première moitié de l’époque marwānide, pour être accaparées par le gouverneur de Fusṭāṭ. La correspondance de ce dernier (en arabe ou en grec) témoigne du rôle qu’il entendait désormais jouer dans sa province : le duc qui, en résidant une grande partie de l’année à Fusṭāṭ, servait de relais essentiel avec les autorités de la pagarchie, fut évincé au profit d’un contrôle direct par le gouverneur. Cette évolution reflète l’intégration croissante du territoire égyptien : après quelques décennies de flottement, au cours desquelles le gouverneur régna de manière indirecte en s’appuyant sur les anciennes structures régionales – tout comme, en Syrie, le calife Muʿāwiya gouvernait à travers le relais des chefs tribaux –, l’administration marwānide développa un mode de gestion de la province plus centralisé, passant notamment par une prise en main de certaines formes de justice directe et par un contrôle plus étroit de la procédure mise en œuvre par les pagarques. 4. VERS UN RENFORCEMENT DE L’AUTORITÉ JUDICIAIRE DES PAGARQUES

Le dossier de Qurra b. Šarīk laisse donc entrevoir une justice dans laquelle le gouverneur de Fusṭāṭ joue un rôle clé. Mais cette image, celle qu’entendait donner le pouvoir mawānide provincial, correspond au point de vue presque univoque qui nous est parvenu – celui de lettres écrites, précisément, par le gouverneur et son administration. L’action judiciaire quotidienne de Basile à Išqūh reste pratiquement inconnue. Le rôle des pagarques au début de l’époque islamique a été minimisé par Arthur Schiller qui considère que la résolution judiciaire des conflits avait disparu en Égypte depuis le ve siècle de notre ère au moins, pour être remplacée par la conciliation et l’arbitrage de personnes privées sans autorité judiciaire officielle278. À ses yeux, le pouvoir du pagarque à l’époque islamique est au mieux celui d’un juge de paix veillant à ce qu’aucun désordre ne

278. A. Schiller, « The Courts are No More », art. cité.

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vienne perturber son district279. Il est vrai que cette image de garant lointain de la justice transparaît dans certains papyrus. Un document copte évoque ainsi le pagarque de Hermonthis, Justin, qui, vers 728, a ordonné que des plaideurs parviennent à un accord, mais sans être autrement saisi du conflit – on ignore d’ailleurs si son ordre est général ou relatif à une affaire particulière280. De même, un papyrus copte comme CPR IV 51 est trop imprécis pour déterminer le rôle judiciaire exact du pagarque musulman d’al-Ušmūnayn, Rašīd b. Ḫālid (r. c. 724731)281. Il est pourtant clair, si l’on se fie au dossier de Papas, que dès le viie siècle le pagarque était investi de compétences judiciaires. De même en Palestine, le rôle d’un représentant local du pouvoir comme ʿUmar b. ʿUbayd Allāh était loin d’être négligeable. L’image de pagarques investis de pouvoirs judiciaires importants se confirme et se précise vers la fin de l’époque omeyyade.

4.1. Émergence d’une justice omeyyade par délégation 4.1.1. La justice déléguée au Fayyūm Un papyrus du Fayyūm vient jeter quelque lumière sur le rôle judiciaire de l’autorité en poste dans la capitale de la kūra, Madīnat al-Fayyūm. Datant de la fin de l’époque omeyyade, il évoque un responsable musulman – si l’on en juge par son nom –, équivalent des pagarques du début du viiie siècle. Dans la mesure où de tels responsables n’apparaissent plus avec le titre de ṣāḥib en arabe et sont qualifiés d’amīr-s dans la documentation copte282, nous les qualifierons désormais de « sous-gouverneurs », appellation neutre qui reflète simplement leur place dans une hiérarchie administrative. Ce papyrus, P.MuslimState 21, est une lettre de Nāǧid b. Muslim, sous-gouverneur du Fayyūm à une date imprécise, entre 730 et 750 environ283. Celui-ci écrit à l’un de ses subordonnés, ʿAbd Allāh b. Asʿad, qui se trouve à la tête d’un district (ḥayyiz) de la kūra284. Dans la première partie de sa lettre, il l’informe que les deux fils d’un certain Dā’ūd 279. Ibid., p. 470. Cette idée avait déjà été ébauchée, quoique avec moins de véhémence, par G. Rouillard, L’administration civile…, op. cit., p. 153. 280. L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 132 (P.KRU 44). 281. Sur ce pagarque, voir G. Schenke, « Rashid ibn Chaled and the Return of Overpayments », Chronique d’Égypte, 89, 2014, p. 204. 282. P.KRU 50, daté de 724, mentionne un certain « Flavius Saul, […] amir de Diospolis, le très estimé pagarque » (dans P.KRU 45, son nom est mentionné sous la forme Flavius Saul fils de ʿAbd Allāh ; Leslie MacCoull commente qu’il peut donc s’agir soit d’un musulman, soit d’un Arabe chrétien, soit d’un Égyptien chrétien). P.KRU 13 et 12, datés de 733, évoque un certain « Argama ibn Ered » comme émir de Hermonthis. Enfin, P.KRU 106, remontant à l’année 732, mentionne « Mamet (= Muḥammad) l’amir de la pagarchie de Hermonthis ». L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 108, 113, 148, 151, 166. 283. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 125. 284. Ibid., p. 124, 136.

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font l’objet d’une plainte de la part d’un personnage dont le nom a disparu285. Le papyrus, lacunaire à cet endroit, laisse penser que Nāǧid demande à son subordonné de lui envoyer les deux défendeurs pour qu’il les fasse comparaître et examine la plainte286. Le rôle de ʿAbd Allāh b. Asʿad est peu clair287. D’après la restitution d’une lacune par Petra Sijpesteijn, il est possible que Nāǧid ait été saisi de l’affaire par le plaignant, et que ʿAbd Allāh b. Asʿad soit invité à entendre lui-même la plainte, dans un premier temps, avant le transfert des deux accusés devant le sous-gouverneur. Ce scénario laisserait supposer que celui-ci, au sein de sa kūra, jouait un rôle comparable à celui du gouverneur de Fusṭāṭ à l’époque de Qurra b. Šarīk : Nāǧid, saisi d’une plainte, envoie des instructions à son subordonné de l’échelon inférieur, lui demandant d’examiner l’affaire. Cette hypothèse, qui rappelle la procédure mise en œuvre à un échelon peut-être similaire dans la Palestine de la fin du viie siècle, n’est pas invraisemblable. Il semble néanmoins qu’ici le subordonné ne soit pas invité à juger l’affaire, mais à s’assurer du transfert des défendeurs devant le sous-gouverneur, qui serait alors le véritable juge. Le sousgouverneur fait ici figure d’autorité judiciaire supérieure dans une procédure pour laquelle il n’y a pas trace d’intervention du gouverneur de Fusṭāṭ.

4.1.2. Médiation et adjudication : la hiérarchie judiciaire à Jēme En Haute-Égypte, les papyrus de Jēme suggèrent que différentes solutions pouvaient être envisagées pour résoudre les conflits. Comme le montre une version de la formule destinée à assurer le caractère contraignant des accords à l’amiable et des sentences, toute une hiérarchie d’autorités, recourant ou non à l’adjudication, pouvaient être saisies par les plaideurs : « Nous ne pourrons nous intenter un procès, au tribunal ou à l’extérieur, dans une ville ou un nome, au praetorium ou selon aucune loi religieuse honorée et vénérée […]288. » Pour 285. Selon Naïm Vanthieghem, le nom du demandeur pourrait être restitué [b. Quz]mān, et sa plainte concerne vraisemblablement une dette. N. Vanthieghem, « Compte rendu de Petra M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State. The World of a Mid-Eighth-Century Egyptian Official (Oxford Studies in Byzantium), Oxford, Oxford University Press, 2013 », Le Muséon, 129, 2016, p. 240. 286. P.MuslimState 21. Voir P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 133. 287. Il en va de même dans deux autres lettres de Nāǧid b. Muslim, que Petra Sijpesteijn interprète comme faisant peut-être allusion à des affaires judiciaires (P.MuslimState 6, 12). Si son interprétation est juste, le sous-gouverneur aurait chargé ʿAbd Allāh de traiter des plaintes. Pour une des deux affaires (mais peut-être s’agit-il en réalité de la même selon l’éditrice), l’ordre de l’instruire serait venu du gouverneur de Fusṭāṭ (P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 133). Notons néanmoins que l’interprétation de ces papyrus lacunaires est très spéculative et que rien ne vient prouver que le sujet de ces lettres est judiciaire. 288. L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 128-129 (P.KRU 42). Voir également ibid., p. 104-105 (P.KRU 37), dans lequel un des plaideurs s’engage à ne pas porter l’affaire en justice : Nor shall I be able to go to law with you, in court or out of court, in city or in nome,

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l’historien d’aujourd’hui, la distinction entre ces divers modes de résolution des litiges est rendue malaisée en raison de l’unité formelle des documents coptes qui nous sont parvenus : il s’agit, dans la plupart des cas, de l’engagement d’un des plaideurs à respecter la décision prise. Ce type de document, notarié et signé par plusieurs témoins (entre cinq et dix en moyenne), était vraisemblablement conservé par l’adversaire du signataire afin de servir de preuve en cas de contestation ultérieure. En apparence, donc, les rédacteurs de ces documents affirmaient accepter de leur plein gré la décision qui les touchait289. Cependant certains indices textuels permettent d’identifier des modes de résolution qui vont de la médiation au jugement prononcé par un juge, en passant par l’arbitrage d’individus choisis par les parties. À plusieurs reprises, dans la première moitié du viiie siècle, un conflit est porté devant le dioicète, un administrateur municipal chrétien290 qui n’est parfois, peut-être, autre que le chef de village appelé lashane en copte291. Deux lashane-s pouvaient être saisis par les parties et agir de manière collégiale292. Selon ces documents, le chef de village ne tranchait pas le litige à la manière d’un juge, mais indiquait la procédure à suivre pour parvenir à un accord entre les plaideurs – désignation d’un arbitre ou encouragement des adversaires à prêter des serments réciproques293. Il n’y avait pas, dans ce second cas de figure, de résolution judiciaire à proprement parler : il semble que le lashane procédait avant tout à une médiation, avec l’aide éventuelle d’un ecclésiastique, et la procédure se terminait par la rédaction d’un accord à l’amiable entre les parties294. Un document datant de 724 précise ainsi qu’un conflit a été examiné en présence de Jean, le dioicète de Jēme, mais que les adversaires sont eux-mêmes parvenus au « jugement » avec l’aide d’hommes respectables et expérimentés du village295. Dans un cas, un des lashane-s saisis, Victor, apparaît aussi parmi les témoins de l’accord à l’amiable, preuve qu’il n’agit pas comme juge296. Un dernier document remontant à l’année 738 évoque simplement la présence de deux lashane-s lors de

289. 290. 291. 292. 293. 294. 295. 296.

nor in any assembly of the city or the praetorium, nor by any glorious, venerated religious law or commandment or the great divine constitution or a great, valid, prevailing rank… Voir encore ibid., p. 133 (P.KRU 44). Voir par exemple L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 129 (P.KRU 42). Voir deux papyrus datés de 739 et 745 environ dans A. Schiller, « A Family Archive… », art. cité, p. 352, 355. Sur ce titre, voir L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 185. Le titre grec de dioikētes est parfois employé dans les papyrus coptes pour désigner le lashane. Voir Ch. Wickham, Framing the Early Middle Ages, op. cit., p. 422. Voir par exemple L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 65 (P.KRU 35), 100 (P.KRU 36), 104 (P.KRU 37), 127 (P.KRU 42). A. Schiller, « A Family Archive… », art. cité, p. 372. L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 104 (P.KRU 37), 107-110 (P.KRU 50). Ibid., p. 108 (P.KRU 50). Ibid., p. 104, 106 (P.KRU 37).

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la rédaction de l’accord à l’amiable auquel deux plaideurs sont parvenus grâce à la médiation de « grands hommes craignant Dieu297 ». L’arbitrage semblait également une pratique courante à Jēme. Deux papyrus remontant à 725 ou 740 enregistrent l’engagement de deux sœurs à respecter la sentence arbitrale qui les a départagées à propos de la maison dont elles avaient hérité de leur mère. Il y est précisé que les plaideuses ont « choisi » quelques grands hommes ainsi que le bâtisseur du village et les ont fait entrer dans la maison. Le collège d’arbitres a ensuite divisé la propriété et assigné un lot à chacune298. En 728, Abraham le lashane arbitre seul, cette fois-ci, un autre litige successoral et sa sentence oblige les plaideurs à reconnaître la validité du partage ainsi décidé299. La population chrétienne de Jēme préférait en général s’en remettre à la médiation, voire à l’arbitrage de ses grands hommes. Plusieurs documents du début du viiie siècle laissent entendre que l’accord à l’amiable avait pour objectif d’éviter la saisie d’un tribunal officiel. Mais le recours à la justice d’autorités supérieures, celle de « magistrats » ou celle d’évêques, est aussi envisagé par ces documents300. Un papyrus copte daté de l’an 722 évoque un procès conduit devant le duc d’Antinoé à propos de la vente d’une terre301. Pour les affaires graves, il apparaissait nécessaire de solliciter les autorités musulmanes302. Un papyrus évoque un litige tranché directement par un pagarque/sous-gouverneur musulman, nommé Sulaymān303. Un second, remontant à l’année 725 ou 726, fait état d’un procès conduit devant « le très glorieux amīr ʿAbd al-Homar [sic], représentant de […] l’amīr (c’est-à-dire le pagarque/sous-gouverneur) ». Ledit ʿAbd al-Homar n’apparaît pas comme un simple médiateur ou un arbitre, mais comme une autorité susceptible de contraindre. Il « ordonne » la comparution d’un personnage, envoie des notables du village pour expertiser une maison et leur donne des ordres concernant la procédure à suivre afin de la partager entre les plaideurs304. 297. Ibid., p. 178 (P.KRU 38). 298. Ibid., p. 114 (P.KRU 45 et 46). 299. […] The legal decision took place, such that we drew up a release with one another. An now we, the aforewritten above, Peter and Mary, agree that the half of the house of Baruch has devolved upon you, you Phoibmmon and Sophia your wife, according to the force of the arbitration and according to the force of the oath that you swore for us (nous soulignons). L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 132 (P.KRU 44). 300. Voir par exemple Ibid., p. 6 (P.Lond. V 1709), 58 (P.CLT 5), 109-110 (P.KRU 50). 301. Ibid., p. 79 (P.KRU 10). Selon Marie Legendre, le duc de Thébaïde n’avait plus d’attributions fiscales à cette époque et son rôle se cantonnait peut-être à celui de juge. M. Legendre, La Moyenne-Égypte du viie au ixe siècle. Apports d’une pserspective régionale à l’étude d’une société entre Byzance et l’Islam, thèse de doctorat, université Paris-Sorbonne, 2014, p. 212. 302. T. Wilfong, Women of Jeme. Lives in a Coptic Town in Late Antique Egypt, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2002, p. 127. 303. Ibid. 304. L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 128 (P.KRU 42).

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Deux papyrus datés de 120-1/737-8 confirment le rôle désormais joué par des autorités musulmanes inférieures305. Ces documents, établis par des plaideurs chrétiens pour reconnaître les droits de leurs adversaires306, font état de procès menés devant un certain « seigneur Hamer » (s’agit-il de la même personne que le ʿAbd al-Homar évoqué plus haut ?), représentant de l’« émir » – ce dernier étant le pagarque/sous-gouverneur de la circonscription307. Dans ces deux cas, le litige semble avoir été tranché par le représentant du sous-gouverneur, sans que l’on sache si ce dernier est intervenu à un point ou à un autre de la procédure. Le représentant du sous-gouverneur apparaissait bien comme la principale autorité judiciaire de Jēme. Il semblerait donc que le « pagarque », en cette fin de période omeyyade, ait acquis un pouvoir judiciaire supérieur à ceux du début du viiie siècle308, et qu’il pouvait désormais le déléguer à un échelon inférieur.

4.2. Les papyrus de ʿAbd al-Malik b. Yazīd : justice du gouverneur ou du sous-gouverneur abbasside ? Les sous-gouverneurs égyptiens conservèrent sous les Abbassides les prérogatives qu’on les voit exercer dans la seconde partie de l’époque omeyyade. Des papyrus de plusieurs provenances tendent à le montrer. Ainsi une lettre remontant au iie/viiie siècle (sans qu’il soit possible de la dater avec plus de précision) demande-t-elle au destinataire d’écrire à Saʿīd, un amīr d’Alexandrie non identifié, afin que ce dernier rende un jugement (qaḍā) entre deux plaideurs à propos d’une esclave309. Le recours direct à un sous-gouverneur semblait dorénavant chose courante. La question principale demeure celle de la place que les sousgouverneurs occupaient dans la hiérarchie judiciaire : le gouverneur de Fusṭāṭ continuait-il à exercer une autorité judiciaire concrète, leur envoyant des instructions à l’instar des émirs marwānides ? Ou vit-on se développer une justice par délégation permanente, dans laquelle le sous-gouverneur avait les coudées franches pour administrer la justice et, éventuellement, la déléguer lui-même à un personnel subalterne ?

305. G. Frantz-Murphy, « Settlement of Property Disputes… », art. cité, p. 101. 306. Voir A. Steinwenter, Studien…, op. cit., p. 11. 307. A. Schiller, « A Family Archive… », art. cité, p. 344, 345 ; voir également l’analyse du même auteur, ibid., p. 371. Voir A. Steinwenter, Studien…, op. cit., p. 11-12. 308. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 204. 309. P.David-WeillLouvre 25.

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4.2.1. Un problème d’identification Deux lettres judiciaires nous sont parvenues d’un certain ʿAbd al-Malik b. Yazīd, datant des années 130/747310. L’identification de ce personnage, dont seuls l’ism et le début du nasab sont donnés, est particulièrement délicate. Yūsuf Rāġib, le premier éditeur d’un des deux papyrus, l’identifie sans hésitation au gouverneur de Fusṭāṭ Abū ʿAwn ʿAbd al-Malik b. Yazīd (r. 133-136/751-754)311, et il est suivi en cela par Werner Diem312. L’interprétation de Rāġib et de Diem se justifie par la forme de la première lettre. Bien que le papyrus soit lacunaire, le style et le vocabulaire de P.Vindob. Inv. A.P. 1944313 sont très comparables aux lettres judiciaires de gouverneurs omeyyades comme Qurra b. Šarīk. Le ton, la terminologie, le type d’instruction correspondent presque en tout point à ceux employés par la chancellerie de Fusṭāṭ quelques décennies plus tôt. P.Vindob. Inv. A.P. 1944 se rapproche aussi, à certains égards, du style de P.MuslimState 21 – notamment par l’utilisation du verbe ġalaba314. Il n’est en revanche pas comparable à Chrest.Khoury I 84, plus direct et péremptoire, qui ne recourt pas aux expressions typiques des lettres de Qurra (ġalaba ʿalay-hi, istaḫriǧ, lā yaẓlamanna…). Bref, en règle générale P.Vindob. Inv. A.P. 1944 semble stylistiquement plus proche d’une lettre de gouverneur marwānide que d’un document émis par les sous-gouverneurs/pagarques de la fin de l’époque omeyyade. L’interprétation du second papyrus est plus problématique. P.Louvre Inv. 6377 emploie en effet un style et un vocabulaire moins standardisés que les papyrus de Qurra, ce qui permettrait de le rapprocher plus facilement d’une lettre de sousgouverneur. La principale ambiguïté vient du terme ʿamal, utilisé à deux reprises dans le document pour désigner le « district » du destinataire. Petra Sijpesteijn relève que dans la seconde moitié du viiie siècle, le ʿamal désigne de plus en plus la kūra, et qu’il existe au moins une attestation de cet emploi dans la correspondance de Qurra b. Šarīk au pagarque d’Išqūh315. Le ʿamal sur lequel Ḫuzayma b. Māhān est en poste pourrait donc être une kūra tout entière, et Ḫuzayma son sous-gouverneur/pagarque. Mais Sijpesteijn souligne que, dans les papyrus du viiie siècle, ce terme peut aussi désigner une sous-division de la kūra (pagarchie) équivalente au ḥayyiz316 ; en ce cas le destinataire, Ḫuzayma b. Māhān, pourrait être un responsable local comparable au ʿAbd Allāh b. Asʿad du dossier de Nāǧid 310. P.Louvre Inv. 6377 mentionne la date de 13…, mais le ism de l’auteur est effacé ; P.Vindob. Inv. A.P. 1944, en revanche, ne mentionne pas de date mais le nom de l’auteur est complet. 311. Y. Rāġib, « Lettres arabes (I) », Annales islamologiques, 14, 1978, p. 17. Sur ce gouverneur, voir al-Kindī, Wulāt, p. 101-102. 312. W. Diem, « Drei amtliche Schreiben », art. cité, p. 146-147. 313. Voir traduction infra. 314. Notons cependant que le texte, lacunaire, est en grande partie restitué sur la base des papyrus de Qurra. 315. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 138. 316. Ibid., p. 141.

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b. Muslim. L’ambiguïté est d’autant plus grande que, par la suite, le terme ʿamal s’applique, dans la terminologie judiciaire, au district ou à la circonscription d’un juge, sans préjuger de sa taille317. Depuis les publications de Rāġib et de Diem, Federico Morelli a remis en question l’identification de ʿAbd al-Malik b. Yazīd à un gouverneur de Fusṭāṭ. Un papyrus grec qu’il a publié en 2001 (CPR XXII 7) mentionne un certain ʿAbd alMalik b. Yazīd, pagarque (epikeimenos) d’Ahnās/Heracleopolis en 134/751-2318, ce qui amène Morelli à contester l’interprétation de ses prédécesseurs. Selon lui, « nul terme dans les deux papyrus ne vient confirmer cette affirmation » (i.e., l’identification de ʿAbd al-Malik b. Yazīd à un gouverneur de Fusṭāṭ). Le verso de P.Vindob. Inv. A.P. 1944, non édité par Diem, comprend une liste de toponymes proches d’Heracleopolis qui montrent que le papyrus vient à coup sûr de cette région, celle-là même sur laquelle le pagarque ʿAbd al-Malik b. Yazīd se trouvait en poste. Le ʿAbd al-Malik b. Yazīd de ces deux papyrus serait donc à rapprocher du pagarque homonyme d’Ahnās319. La découverte et la publication de CPR XXII 7 viennent donc jeter le doute sur l’identité du personnage figurant dans nos deux papyrus judiciaires. Si Federico Morelli a raison, ces documents furent émis par un sous-gouverneur/pagarque, et ses destinataires étaient des fonctionnaires subalternes locaux, en charge d’une subdivision de la pagarchie. Ils viendraient non seulement confirmer le rôle des sous-gouverneurs/pagarques musulmans au début de l’époque abbasside, mais montreraient aussi que ce rôle se renforça, les sous-gouverneurs pouvant prétendre à une autorité judiciaire supérieure. Il semble néanmoins impossible d’exclure totalement que ces deux papyrus aient été émis par la chancellerie du gouverneur de Fusṭāṭ, Abū ʿAwn ʿAbd al-Malik b. Yazīd, qui fut en poste à la même époque. C’est pourquoi, dans ce qui suit, nous présenterons à chaque fois deux interprétations alternatives, la première considérant que l’émetteur fut le gouverneur, la seconde qu’il s’agissait de son sous-gouverneur/pagarque.

4.2.2. P.Vindob. Inv. A.P. 1944 : les avatars de la procédure omeyyade Le papyrus P.Vindob. Inv. A.P. 1944, édité par Werner Diem, donne à lire le texte suivant :

317. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 279. Sur le terme ʿamal, qui désigne en Orient différents niveaux de divisions administratives, voir également Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State. The Reign of Hishām Ibn ʿAbd Al-Malik and the Collapse of the Umayyads, Albany, State University of New York Press, 1994, p. 39. 318. CPR XXII 7. 319. CPR XXII, p. 54.

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[Au] nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. D[e] ʿAbd al-Malik b. Yazīd [à Untel fils d’Untel. Que le salut soit sur toi. Je rends] pour toi [louange] à Dieu [l’unique]. Venons-en au sujet de cette lettre. Aḥmad b. Muslim [m’a] éc[rit, prétendant qu’un paysan appartenant aux] habitants de ta terre […] à lui une maison et […]. Il la lui a achetée, mais il l’a privé de son (ġalaba ʿalay-hi) […]. Examine-donc ce qu’il est de ce qu’il a men[tionné] […]. [Si…], fais-lui rendre son droit (istaḫriǧ la-hu ḥaqqa-hu), et ne permets pas qu’une injustice reste intouchée. Ne prends pas […]. [Que le salut soit sur toi, ainsi que la mi]séricorde de Dieu320.

Bien que fragmentaire, cette lettre rappelle fortement celles de Qurra b. Šarīk une quarantaine d’années plus tôt. La missive partage avec elles un vocabulaire commun : les verbes ġalaba, istaḫraǧa, naẓara, dont nous avons vu qu’ils participaient de formules standardisées à l’époque omeyyade, rythment toujours ce document. Le second point commun est le contenu de la lettre, dont la structure est proche de celles de Qurra : un demandeur s’est adressé à ʿAbd al-Malik b. Yazīd et lui a présenté sa plainte contre un individu. ʿAbd al-Malik écrit donc à son destinataire pour lui ordonner d’instruire un procès et de rendre justice au demandeur. Cette lettre apporte même une précision complémentaire : si l’interprétation de Diem est exacte, le demandeur aurait « écrit » (kataba)321 à ʿAbd al-Malik, verbe plus précis que le « m’a informé » (aḫbara-nī) employé dans le dossier de Qurra b. Šarīk : le plaignant aurait bien présenté sa pétition par écrit à l’auteur de la lettre. Quelle que soit l’hypothèse retenue concernant l’émetteur, il faut souligner que le plaignant est ici un musulman (Aḥmad b. Muslim), peut-être un converti de la première ou de la seconde génération – le nasab « b. Muslim », tout comme « b. ʿAbd Allāh », pouvant être fictif. Il est probable, selon Federico Morelli, que le papyrus provienne d’Ahnās, à proximité du Fayyūm322. L’apparition de ce nom reflète sans doute un phénomène d’islamisation progressive de la campagne égyptienne323.

320. P.DiemAmtlicheSchreiben 1. 321. Diem mentionne en note que, sur le plan paléographique, la première lettre du verbe a plus de chances d’être un kāf qu’un dāl. S’il s’agissait d’un dāl, le verbe pourrait être ḏakara, moins précis, que l’on retrouve aussi dans P.Mird 19. 322. F. Morelli, Documenti greci per la fiscalità e la amministrazione dell’Egitto, Vienne, Hollinek, 2001, p. 51. 323. Le nombre d’individus portant des noms musulmans augmente progressivement dans la documentation papyrologique du iie/viiie siècle, ce qui témoigne d’une installation de plus en plus durable des musulmans (arabes ou convertis) dans la campagne égyptienne. Voir P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 105.

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• Hypothèse 1 : ʿAbd al-Malik b. Yazīd est gouverneur de Fusṭāṭ

Si ʿAbd al-Malik b. Yazīd est identifiable à Abū ʿAwn, le gouverneur de Fusṭāṭ, le destinataire de la lettre est vraisemblablement un sous-gouverneur musulman ayant repris les anciennes fonctions du pagarque. Tout se passe alors comme si la procédure omeyyade décrite pour la fin du viie et le début du viiie siècle existait encore à l’aube de l’époque abbasside, au milieu du viiie siècle. Il était toujours d’usage qu’un plaignant de province s’adresse d’abord au gouverneur, par le biais d’une pétition, puis que celui-ci émette un rescrit ordonnant au sous-gouverneur local d’instruire le procès. Dans la forme, la chancellerie de Fusṭāṭ aurait conservé la plupart des normes stylistiques déjà présentes dans les lettres judiciaires de Qurra b. Šarīk. Une différence importante doit cependant être notée. La partie préservée du papyrus n’indique pas la procédure que le juge est appelé à suivre : la convocation des plaideurs n’apparaît pas, ni le type de preuve qu’ils doivent présenter. Le destinataire n’est pas non plus invité à en référer au gouverneur en l’absence de preuve de la part du demandeur. Il est possible que ces éléments aient été présents dans la partie endommagée du papyrus, auquel cas la lettre serait pratiquement conforme aux modèles omeyyades.

• Hypothèse 2 : ʿAbd al-Malik b. Yazīd est un sous-gouverneur

Si, comme le suspecte Morelli, ʿAbd al-Malik b. Yazīd n’est pas le gouverneur de Fusṭāṭ mais un sous-gouverneur/pagarque, cette lettre est adressée à une autorité inférieure, responsable d’une subdivision de la kūra. Il faut alors imaginer un transfert de compétences au sous-gouverneur beaucoup plus prononcé que ce que P.MuslimState 21 laissait entrevoir pour la fin de la période omeyyade. En ce début d’époque abbasside, le sous-gouverneur jouirait d’une large autorité judiciaire dans sa kūra, lui permettant d’envoyer à ses subordonnés locaux des lettres d’instruction très comparables – tant sur le fond que sur la forme – à celles du gouverneur omeyyade à ses pagarques quelque quarante ans plus tôt. Cette lettre témoignerait d’un renforcement de l’autorité judiciaire au sein de la province égyptienne, l’autorité suprême du gouverneur se voyant déléguée de manière permanente aux sous-gouverneurs.

4.2.3. P.Louvre Inv. 6377 : un contrôle épisodique de la justice ? La seconde lettre, retrouvée à Madīnat al-Fāris dans le Fayyūm, reflète un aspect quelque peu différent de l’administration judiciaire provinciale. Hormis les problèmes d’interprétation liés à l’identification de l’émetteur, le texte de P.Louvre Inv. 6377324 est néanmoins peu clair, et deux interprétations en ont été données, l’une par son éditeur, Yūsuf Rāġib, et la seconde par Werner Diem.

324. P.RagibLettres 1 = Chrest.Khoury I 95.

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Selon l’édition et la traduction que Yūsuf Rāġib propose de ce document, ʿAbd al-Malik b. Yazīd écrit à Ḫuzayma b. Māhān afin de lui associer un second personnage, al-Ḥāriṯ b. Kāmil. Les deux hommes auront à examiner une plainte soumise à un certain ʿAbd al-Wāḥid b. Qays. La teneur judiciaire du papyrus est évidente, comme le montre l’utilisation par l’auteur du verbe šakā (se plaindre) à deux reprises, ainsi que du verbe iddaʿā (réclamer, prétendre à). Si l’on se conforme à l’interprétation de Rāġib, ʿAbd al-Malik demande à un subalterne de s’occuper, en collaboration avec un tiers, d’une plainte qui a été déposée devant ʿAbd al-Wāḥid b. Qays, que l’on peut en ce cas présumer être un juge. En d’autres termes, ʿAbd al-Malik réclamerait que deux de ses subalternes contrôlent la pratique judiciaire d’un juge. Le principal « contrôleur », Ḫuzayma b. Māhān (destinataire de la lettre), serait, en ce cas, le sous-gouverneur ou le responsable du district (ʿamal) où exerce le juge (le Fayyūm ?) ; son associé, al-Ḥāriṯ b. Kāmil, serait employé comme une sorte d’expert auprès de ce dernier. On aurait donc affaire à un cas de surveillance de la pratique judiciaire, peut-être à propos d’un litige sensible, surveillance dont d’autres types de sources se font ailleurs l’écho325. La situation décrite par Rāġib paraît néanmoins alambiquée et Werner Diem propose une autre traduction, dans laquelle ʿAbd al-Wāḥid b. Qays ne joue plus le rôle d’un juge sous contrôle du pouvoir, mais celui d’un accusé326. Bien que sa lecture semble plus juste, Diem se contente de rejeter l’interprétation de Rāġib sans pratiquement présenter d’argument. Or le texte du papyrus demeure, malgré tout, ambigu. La première ambiguïté vient du terme ʿamal qui, comme nous l’avons vu plus haut, peut désigner dans le champ sémantique de la judicature un district/ une circonscription327. Le destinataire, Ḫuzayma b. Māhān, pourrait donc être lui-même le titulaire d’un poste judiciaire – ce qui n’est pas, en soi, incompatible avec une fonction de « sous-gouverneur » comme le comprend Rāġib. La seconde ambiguïté vient du rôle assigné à ʿAbd al-Wāḥid b. Qays. Sa position de « juge » semble établie par la préposition li- qui précède son nom à la ligne 9 : la plainte des habitants, d’après le texte, a été déposée « auprès » de lui328. Néanmoins, à la ligne suivante, ʿAbd al-Wāḥid b. Qays apparaît en complément d’objet direct du verbe au duel ’.n.ẓ.rā. Rāġib, qui le traduit par « faites examiner », 325. Voir, pour l’Irak, M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 533 et suiv. 326. W. Diem, « Drei amtliche Schreiben », art. cité, p. 151. 327. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 138-141 ; M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 279. 328. Une autre préposition, comme bi-, aurait renversé le sens de la phrase, la plainte ayant en ce cas été déposée « contre » ʿAbd al-Wāḥid (voir R. Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, Leyde, Brill, 1881, I, p. 780). Cette option doit pourtant être rejetée : la planche VI reproduisant le papyrus P.Louvre Inv. 6377 B, dans Y. Rāġib, « Lettres arabes (I) », art. cité, n’autorise pas d’autre lecture que li-ʿAbd al-Wāḥid.

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lit probablement anẓirā, impératif de la quatrième forme dérivée, qui peut avoir un sens causatif. La première forme, naẓara, a néanmoins une signification judiciaire plus précise, celle de « juger » (elle est alors généralement suivie de la préposition bayn, ce qui n’est pas le cas ici), ou, construit de manière transitive, d’« auditionner » quelqu’un – par exemple un plaideur. N’était la préposition li- qui, comme nous venons de le voir, pose ʿAbd al-Wāḥid en juge, la lecture unẓurā laisserait penser que ce personnage n’est pas ici en position de juge, mais plutôt dans la peau de l’accusé. Cette hypothèse semble confirmée par l’expression f ī-mā yaddaʿūn qibala-hu (l. 11-12), que Rāġib traduit par « et ce en quoi vous réclamez son pouvoir329 ». Cette traduction, qui ne rend pas compte de la valeur terminologique du verbe iddaʿā dans ce contexte, est pour le moins inadéquate. Rāġib interprète en effet le mot qibal comme « pouvoir », par analogie avec le qibalu-kumā de la ligne 10. Or l’expression iddaʿā qibala fulān est attestée dans la littérature, dès une époque ancienne, dans le sens de « revendiquer [quelque chose] contre quelqu’un330 ». Il apparaît donc que ʿAbd al-Wāḥid b. Qays n’est pas le juge du procès entamé par les habitants de la circonscription, mais le défendeur : c’est de lui que les gens se plaignent. Demeure la question de šakwā […] li-ʿAbd al-Wāḥid (l. 9). Diem traduit l’expression par Klage der Bewohner deiner Provinz über ʿAbdalwāḥid (« la plainte des habitants de ta province au sujet de ʿAbd al-Wāḥid »)331, ce qui est littéralement un contresens. Deux possibilités s’offrent. 1) L’emploi de la préposition li- est une erreur de scribe, ou un usage archaïque disparu par la suite, et la ligne 10 mentionne bien une plainte « à l’encontre » de ʿAbd al-Wāḥid b. Qays, simple défendeur dans une affaire assez sensible – il s’agissait peut-être d’un fonctionnaire, comme le propose Diem332 – pour que ʿAbd al-Malik b. Yazīd adjoigne un second personnage au juge, Ḫuzayma b. Māhān. On aurait alors affaire à l’instauration ponctuelle d’un tribunal collégial, « bicéphale », à l’exemple d’autres tentatives attestées en Irak quelques années plus tard333. 329. Rāġib lit taddaʿūn au lieu de yaddaʿūn. Voir W. Diem, « Drei amtliche Schreiben », art. cité, p. 151. 330. Littéralement, « auprès » de quelqu’un, car le demandeur revendique un objet se trouvant chez/aux mains de son adversaire. Sur ce sens de iddaʿā qibala fulān, voir Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, éd. par Ḥamad b. ʿAbd Allāh al-Ǧumʿa et Muḥammad b. Ibrāhīm al-Laḥīdān, Riyad, Maktabat al-rušd, 2004, IV, p. 545 ; al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān, op. cit., XI, p. 204 ; al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, Beyrouth, Dār al-maʿrifa, 1406 H., XIX, p. 167 ; XX ; p. 77. 331. W. Diem, « Drei amtliche Schreiben », art. cité, p. 151. 332. Ibid. Diem compare ce document au papyrus trilingue d’Aḫmīm, P.Cair.Arab. III 167, qui évoque une enquête à propos d’un fonctionnaire des finances. P. Sijpesteijn suggère que ʿAbd al-Wāḥid b. Qays était un collecteur d’impôt faisant l’objet de plaintes. P. Sijpesteijn, « Landholding Patterns… », art. cité, p. 130, n. 49. 333. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 281 et suiv.

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2) La situation est en réalité plus complexe. ʿAbd al-Wāḥid b. Qays avait luimême des fonctions judiciaires. S’agissait-il d’un juge, au sens de cadi ? Peutêtre, si cela est exact, le juge fut-il saisi d’une plainte qu’il n’instruisit pas correctement ; ʿAbd aurait alors demandé à son subalterne d’examiner l’encontre dual-Malik mauvaisb. Yazīd juge. La procédure ressemblerait donc à celle des et de juger la plainte déposée à l’encontre du mauvais juge. La procédure maẓālim telle qu’il est possible de l’observer en Irak à la même époqueres: semblerait donc à celle des maẓālim telle qu’il est possible de l’observer en Irak à saisi d’une plainte à l’encontre d’un cadi, le gouverneur (ou le calife la même époque : saisi d’une plainte à l’encontre d’un cadi, le gouverneur (ou le dans le cas irakien) envoie demaẓālim maẓālim instruire action calife dans le cas irakien) envoie un un juge juge de instruire une une action contre 363 334 contre lui telle. Une telle procédure d’appelpasn’entraîne la révision lui . Une procédure d’appel n’entraîne la révisionpas du procès, mais du bien le passage en jugement du mauvais juge. procès, mais bien le passage en jugement du mauvais juge. (1) Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. (2) De ʿAbd [al-Malik] b. Yazīd à Ḫuzayma b. Māhān, (3) salut. Je rends pour toi louange à (4) Dieu l’unique. (5) Venons-en au sujet de cette lettre. Je t’ai associé (6) al-Ḥāriṯ b. Kāmil, dans (7) ton district, et je lui ai ordonné de t’assister (8) et de t’aider concernant (9) la plainte des habitants de ton district auprès/à l’encontre (?) de ʿAbd al-Wāḥid b. (10) Qays. Occupez-vous donc de ce qui est en votre pouvoir et auditionnez (11) ʿAbd alWāḥid relativement à la plainte et ce qu’ils lui réclament. (12) Écris-moi ensuite (13) de quoi il en retourne, si Dieu le veut ! Que le salut (14) soit sur toi, ainsi que la miséricorde de Dieu ! (15) Rédigé par Ǧamīl en muḥarram de l’an (16) 13[ ].

‫ﺴﻢ ﷲ ]اﻟﺮ[ﲪﻦ اﻟﺮﺣﲓ‬ (1) ‫ﻦ‬ ‫ﺰﯾﺪ اﱃ ﺧﺰﳝﺔ‬ ‫ﻦ‬ [‫( ﻣﻦ ﻋﺒﺪ ]اﳌ‬2) ‫ﻚ ]اﱐ[ اﲪﺪ اﻟﯿﻚ‬[‫ـ‬‫ﻠ‬] ‫( ﺳﲅ‬3) ‫ﻣﺎﻫﺎن‬ ‫( اﻣﺎ ﺑﻌﺪ ﻓﺎﱐ‬5) [‫ ]ﻫﻮ‬ ‫ي ﻻ ا‬‫( ﷲ ا‬4) (7) ‫ﻦ ﰷﻣﻞ ﻣﻌﻚ ﰲ‬ ‫( اﳊﺮث‬6) ‫ﺖ‬‫ﻗﺪ اﴍ‬ ‫ي‬ ‫ﻚ‬‫( وﻣﲀﻧﻔ‬8) ‫ واﻣﺮﺗﻪ ﲟﻮازرﺗﻚ‬‫ﲻ‬ ‫ﺪ‬‫ ﻟﻌﺒﺪ اﻟﻮ‬‫( ﺷﻜﻮا اﻫﻞ ﲻ‬9) ‫ﺎ[ن ﻣﻦ‬]‫ﻛـ‬ ‫ﻠﻜﲈ واﻧﻈﺮا‬‫ﲆ ﻣﺎ ﻗ‬ ‫ﻼ‬‫ﺲ ﻓﺎﻗ‬‫( ﻗ‬10) ‫ﻦ‬ ‫ﻢ ﺷﲃ وﻣﺎ ﯾﺪ‬[‫ـ‬]‫ﺪ ﻓـ‬‫( ﻋﺒﺪ اﻟﻮ‬11) ‫ﻖ‬‫( ﺑﺘﺤﻘ‬13) ‫ ﰒ اﻛﺘﺐ اﱄ‬‫( ﻋﻮن ﻗ‬12) ‫ﻠﯿﻚ ورﲪﺖ‬ (14) ‫[ واﻟﺴﲅ‬]‫ ان ﺷﺎ ا‬‫ذ‬ ‫ﺔ‬]‫ـ‬‫( ﻛﺘﺐ ﲨﯿﻞ ﰲ اﶈﺮم ﺳ‬15) [‫ﻪ‬]‫ﻠـ‬‫ا‬ ‫( وﺛﻠﺜﲔ وﻣﺎﺋﺔ‬16) [

Au-delà des incertitudes qui demeurent, tentons d’éclaircir la signification de Au-delà deslesincertitudes qui retenues. demeurent, tentons d’éclaircir la cette lettre selon deux hypothèses

signification de cette lettre selon les deux hypothèses retenues : • Hypothèse 1 : ʿAbd al-Malik b. Yazīd est gouverneur de Fusṭāṭ En ce début de1période Fusṭāṭ continuait à envoyer • Hypothèse : ʿAbdabbasside, al-Malikleb.gouverneur Yazīd estde gouverneur de Fusṭāṭ des instructions judiciaires dans les provinces d’Égypte en réponse aux pétitions En ce début de période abbasside, le gouverneur de Fusṭāṭ continuait que les plaideurs lui apportaient. Dans le premier scénario évoqué ci-dessus, à envoyer des instructions judiciaires dans les provinces d’Égypte en réponse pétitions queandlestheplaideurs lui ofapportaient. le premier 334. Voir aux M. Tillier, « Qāḍī-s Political Use the maẓālim Dans Jurisdiction under the ‘Abbāsids », dans Christian Lange, Maribel Fierro (dir.), Public Violence in Islamic Societies : scénario évoqué ci-dessus, les instructions seraient envoyées Power, Discipline, and the Construction of the Public Sphere, 7th-18th Centuries CE, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2009, p. 47-48.

363

Voir M. Tillier, « Qāḍī-s and the Political Use », p. 47-48. 103

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les instructions seraient envoyées directement à un juge, auquel un second juge serait associé pour l’occasion, à propos d’une affaire sensible. Que le premier soit « cadi » ou « pagarque/sous-gouverneur » ne fait pas grande différence ; les deux sont manifestement musulmans et Ḫuzayma b. Māhān, si l’on en croit son nasab persan, est peut-être d’origine khurasanienne. L’important est surtout que, selon ce scénario, l’affaire est assez exceptionnelle pour justifier l’envoi d’un second juge ; en d’autres termes, une telle intervention du gouverneur dans les affaires judiciaires de la province serait plutôt rare. Dans le second scénario, le gouverneur instruirait un sous-gouverneur/pagarque de faire comparaître un juge contre lequel plainte a été portée par les habitants de son district. Là encore, ce serait l’injustice d’un fonctionnaire local qui déclencherait l’appel au gouverneur et la mise en place d’une procédure de maẓālim. Dans cette hypothèse, le gouverneur de Fusṭāṭ aurait conservé une forte mainmise sur le système judiciaire provincial, et serait intervenu au coup par coup pour résoudre les problèmes auxquels étaient confrontés ses sous-gouverneurs.

• Hypothèse 2 : ʿAbd al-Malik b. Yazīd est un sous-gouverneur

Le sous-gouverneur ʿAbd al-Malik b. Yazīd a été mis au courant d’une affaire judiciaire sensible, soit par son subordonné Ḫuzayma b. Māhān, soit par une pétition que des plaignants lui ont adressée. Les deux scénarios envisageables sont les mêmes que dans l’hypothèse 1, à la différence près que l’autorité intervenant dans cette affaire est un sous-gouverneur. Le papyrus témoignerait donc à nouveau de la forte délégation de pouvoir judiciaire qui existait au début de l’époque abbasside, le sous-gouverneur ayant autorité pour adjoindre un juge associé à l’un de ses subalternes locaux. La hiérarchie administrative se serait enrichie d’un niveau à l’échelle locale, renforçant une tendance déjà sensible dans le Fayyūm de la fin de l’époque omeyyade.

4.3. Prolongements abbassides : développements d’une justice par délégation Quelle que soit l’hypothèse retenue quant à l’identité de ʿAbd al-Malik b. Yazīd, le développement d’une justice par délégation – le sous-gouverneur ou ses subordonnés jouant un rôle décisif dans la hiérarchie judiciaire – se confirme quelques décennies plus tard.

4.3.1. Chrest.Khoury I 84 : le sous-gouverneur et son wakīl  Dans une lettre découverte au Fayyūm et datée du iiie/ixe siècle, un certain al-Fatḥ b. Sulaymān ordonne à Abū Furāt, wakīl à Babīǧ335, de « contraindre son 335. Plusieurs villages portent le nom de Babīǧ au Fayyūm. Yāqūt, Muʿǧam al-buldān, op. cit., I, p. 334.

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adversaire à rendre justice à cet homme » [i.e. le porteur de la lettre] (anṣif hāḏa l-raǧul min ḫaṣmi-hi) et de lui faire rendre ce dont il est redevable. Si néanmoins le destinataire peine à résoudre l’affaire, il doit s’abstenir de rendre tout jugement et renvoyer les deux plaideurs devant al-Fatḥ b. Sulaymān, qui examinera lui-même leur litige336. Ce document rappelle encore certaines missives de Qurra b. Šarīk à l’époque marwānide, si ce n’est que le nom du demandeur n’est pas mentionné et qu’il n’est pas explicitement requis qu’il apporte une bayyina pour prouver ses allégations. Par ailleurs, la lettre a manifestement été rédigée par l’auteur, alors que Qurra b. Šarīk confiait la rédaction – et la copie – des missives à des scribes de son administration. Comme dans P.MuslimState 21, un sous-gouverneur (rôle que joue al-Fatḥ b. Sulaymān, quel que soit son titre officiel) s’adresse à un subordonné, qui porte cette fois-ci le titre de wakīl. Ce terme, en règle générale, désigne un « mandataire », un « fondé de pouvoir »337 chargé de gérer les affaires d’un individu et de le représenter. Ce « représentant » d’al-Fatḥ b. Sulaymān semble ainsi investi de pouvoirs judiciaires comparables, dans une large mesure, à ceux des pagarques de l’époque omeyyade. Ce papyrus évoque donc une situation où un sous-gouverneur fut saisi d’une affaire judiciaire par un plaignant. À la différence de P.MuslimState 21 qui, à la fin de l’époque omeyyade, suggère que le subordonné local du sous-gouverneur n’a pas forcément pour mission de trancher le litige, le wakīl du sous-gouverneur se voit ici explicitement confier la mission de juger l’affaire, bien que le sous-gouverneur se réserve le droit d’en reprendre lui-même l’instruction. Le wakīl Abū Furāt semble donc agir en tant que juge au service du sous-gouverneur, mais sans avoir le titre de qāḍī attesté à la même époque à Fusṭāṭ, et peut-être dans d’autres régions338. Faut-il penser que rendre la justice n’était qu’une de ses attributions, voire une fonction épisodique, et que le sous-gouverneur rendait parfois la justice en personne ? On comprendrait, en ce cas, qu’al-Fatḥ b. Sulaymān ne lui ait pas délégué l’administration judiciaire de manière permanente, mais se contente de lui confier un mandat ponctuel, au cas par cas. Il est clair, d’après ce papyrus, que la justice n’était plus simplement déléguée du gouverneur au sous-gouverneur, mais aussi de ce dernier à certains de ses subordonnés, ce qui laisse envisager une multiplication des agents judiciaires locaux. Alternativement, si le wakīl Abū Furāt se trouvait auprès du sous-gouverneur, on peut envisager que ce dernier, pris par d’autres tâches administratives, déléguait le traitement d’affaires judiciaires à l’un de ses agents sur place. Quoi qu’il en soit, il semble qu’une partie de la justice, dans le Fayyūm du iiie/ixe siècle, était encore rendue par des agents administratifs qui ne portaient pas le titre de qāḍī, mais celui de wakīl. 336. Chrest.Khoury I 84. 337. Voir par exemple P.Marchands II 39 ; P.GrohmannProbleme 13 ; P.Ryl.Arab. I VI 14 ; P.Khalili I 9 ; P.Heid.Arab. II 26. 338. Voir infra à propos du cadi d’al-Ušmūnayn.

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4.3.2. P.Cair.Arab. III 167 : du sous-gouverneur au cadi Quelle qu’ait été l’identité du ʿAbd al-Malik b. Yazīd mentionné plus haut, l’administration judiciaire se développa donc à des échelons inférieurs à celui de la kūra/pagarchie, tandis que le sous-gouverneur/pagarque tendait à se voir reconnaître une autorité judiciaire permanente. Au-delà de ce constat, le rôle imparti aux sous-gouverneurs dès le début de l’époque abbasside était assez important pour les préparer, parfois, à l’exercice de fonctions judiciaires à part entière. C’est ce dont témoigne un papyrus trilingue (arabe, grec et copte) datant des années 132/750. Celui-ci mentionne que Yazīd b. ʿAbd Allāh, représentant du gouverneur égyptien sur les kūra-s d’Aḫmīm et de Ṭahṭā en Haute-Égypte339, réunit les notables d’Aḫmīm afin de les interroger sur ʿAmr b. ʿAttās, un fonctionnaire des finances accusé avec ses scribes et ses percepteurs de maltraiter la population. ʿAmr b. ʿAttās fut innocenté sur leur témoignage et le document qui nous est parvenu fut rédigé pour lui servir de « quittance » (barā’a)340. Yazīd b. ʿAbd Allāh exerça quelques années plus tard comme vicaire du cadi de Fusṭāṭ, Ġawṯ b. Sulaymān (en 140/757-8)341, et Ibn Yūnus – puis, à sa suite, Ibn Ḥaǧar – pensent qu’il occupait à Aḫmīm un poste de cadi342. Bien malencontreusement, la plus grande partie de son titre a disparu dans la version arabe du texte, et Grohmann le restitue de la façon suivante : [ṣāḥib al-amīr wa-ḥ]āfiẓu-hu ʿalā kūrat Aḫmīm wa-Ṭahṭā343. La version copte le qualifie de dēmosios logos, « autorité publique », une expression qui, avant la conquête, pouvait faire allusion au gouverneur comme à un fonctionnaire inférieur344. Au ive/xe siècle, al-Kindī ne le qualifie pas de qāḍī : « Yazīd b. ʿAbd Allāh b. Bilāl était “gouverneur” (wālī) d’Aḫmīm345 », affirme-t-il. Cette mention, ainsi que le tronçon de titre préservé dans le papyrus, laisse penser qu’il exerçait plutôt un rôle de sous-gouverneur dans les districts d’Aḫmīm et de Ṭahṭā346. 339. Aḫmīm, à environ 500 km au sud de Fusṭāṭ, était chef-lieu d’une pagarchie (kūra) au début de l’Islam. Voir G. Wiet, « Akhmīm », EI2, I, p. 330 ; P. Sijpesteijn, « Akhmīm », EI3. 340. P.Cair.Arab. III 167. Le texte arabe du papyrus a été publié pour la première fois par R. Guest, « An Arabic Papyrus », p. 247-248 [P.GuestPapyrus]. Selon Jelle Bruning, le papyrus pourrait dater de 132/fin 749, 138/755 ou 139/756. J. Bruning, The Rise of a Capital : on the Development of al-Fusṭāṭ’s Relationship with its Hinterland, 18/639-132/750, Ph.D. dissertation, université de Leyde, 2014, p. 147. 341. Voir sa biographie chez al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 359-360. 342. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr ʿan quḍāt Miṣr, éd. par ʿAlī Muḥammad ʿUmar, Le Caire, Maktabat al-Ḫānǧī, 1998, p. 467 ; Ibn Yūnus, Ta’rīḫ Ibn Yūnus al-Miṣrī, éd. par ʿAbd al-Fattāḥ Fatḥī ʿAbd al-Fattāḥ, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 2000, I, p. 392. 343. Quant à la version grecque, elle ne mentionne pas Yazīd b. ʿAbd Allāh. 344. J. Bruning, The Rise of a Capital, op. cit., p. 146. 345. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 359-360. 346. Sur le caractère probablement anachronique de l’assimilation de ce personnage à un cadi chez Ibn Yūnus et Ibn Ḥaǧar, voir M. Tillier, « Introduction », dans al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 24. Jelle Bruning propose de voir deux périodes dans la carrière de Yazīd

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Ce papyrus montre en premier lieu que toutes les plaintes de nature fiscale n’allaient pas devant le gouverneur de Fusṭāṭ. Ses sous-gouverneurs en province (ou les représentants du wālī/ṣāḥib al-ḫarāǧ, le directeur des finances) semblaient habilités à instruire de tels litiges et à enquêter sur les fonctionnaires suspectés d’abus. En second lieu, il représente un témoignage unique sur les carrières possibles de tels sous-gouverneurs. Tout se passe comme si l’expérience judiciaire provinciale de Yazīd b. ʿAbd Allāh l’avait préparé à l’exercice de la judicature à Fusṭāṭ. Un lien commençait à s’établir entre la fonction de sous-gouverneur et celle de cadi. La sécheresse de la documentation ne permet pas, pour le moment, d’aller plus loin dans la reconstitution. On peut simplement postuler que les attributions judiciaires de fonctionnaires comme Yazīd b. ʿAbd Allāh les firent plus tard assimiler à des cadis par des historiens influencés par le modèle « classique » de l’administration judiciaire tel qu’il fut développé par le fiqh. De leur côté, peutêtre des wakīl-s de sous-gouverneurs furent-ils peu à peu remplacés par des cadis portant officiellement ce dernier titre.

4.4. La justice directe du gouverneur abbasside Les incertitudes pesant sur l’identité réelle de ʿAbd al-Malik b. Yazīd, dans les années 750, n’ont pas permis jusqu’ici d’évaluer l’étendue de l’autorité judiciaire des gouverneurs abbassides dans la province égyptienne. L’intervention des émirs de Fusṭāṭ dans les kūra-s égyptiennes, par leurs instructions écrites aux sousgouverneurs ou aux pagarques, demeurera incertaine tant que toute la lumière ne sera pas faite sur l’identité de ce personnage. D’autres papyrus laissent néanmoins penser que le gouverneur de Fusṭāṭ continuait à jouir d’une autorité judiciaire reconnue par ses sujets, et qu’il servait encore de recours régulier.

4.4.1. Des pétitions à l’émir de Fusṭāṭ La justice directe du gouverneur abbasside continuait d’être sollicitée à Fusṭāṭ même, comme en témoigne une pétition – datée du iie ou iiie/viiie ou ixe siècle par Grohmann – adressée à un amīr portant la kunya d’Abū l-Ḥasan, et identifié

b. ʿAbd Allāh à Aḫmīm : la première, vers 132/749, quand il aurait été ḥāfiẓ ; la seconde, plus tard, lorsqu’il en aurait été qāḍī ou wālī (J. Bruning, The Rise of a Capital, op. cit., p. 147148). Prétendre atteindre un tel degré de précision paraît excessif : la datation proposée pour P.Cair.Arab. III 167, bien que plausible, reste spéculative, et par ailleurs le titre de ḥāfiẓ (si tant est que la restitution de Grohmann soit juste) n’est pas attesté par ailleurs. Il faut enfin noter la fluidité des titres à cette époque, une même fonction pouvant être qualifiée de plusieurs manières.

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par Geoffrey Khan au gouverneur ʿAlī b. Sulaymān al-Hāšimī al-ʿAbbāsī (r. 169-171/786-787)347 : R° : Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. À Abū l-Ḥasan, que Dieu le préserve, lui prête longue vie et l’assiste dans la mission qu’Il lui a confiée dans ce bas monde et dans l’au-delà. Puisse-t-il le garder [et] le combler de Ses bienfaits dans ce monde et dans l’autre, jusqu’à son départ pour le paradis, dans la Miséricorde de Dieu ! [Je t’informe] – que Dieu te garde ! – que je suis un pauvre orphelin. Je me tourne vers Dieu et vers toi pour te demander […]. Je n’ai personne d’autre que Dieu et que toi, Ô mon maître… Le jour où mon père mourut, j’étais encore un petit enfant. Or mon père mourut en laissant une créance de quatre dinars, que lui devait Ilyās. Ce dernier les a employés pour assurer ma subsistance. Mais il est parti avec ce qui me permettait de vivre, en emportant les quatre dinars sans m’en reverser le moindre sou, ni à moi ni à ma mère ! Je suis un homme pauvre. […] ma mère grâce à [ta] gé[nérosi]té, mais il les a dépensés […]. Je n’ai personne vers qui me tourner que Dieu et toi. Ordonne, Ô mon maître, et envoie quérir cet homme qui lui [i.e. le père] a pris ces quatre dinars ! Interroge-le afin de connaître la vérité dans cette affaire ! Je demande à Dieu qu’il te prête une vie agréable et un illu[stre] avenir. Que le salut soit sur toi, ainsi que la miséricorde et la bénédiction de Dieu. V° : Pour l’émir, que Dieu le garde348.

À notre connaissance, cette pétition est la plus ancienne conservée qui concerne explicitement une affaire judiciaire349. Elle doit ressembler, à bien des égards, à celles que les plaideurs envoyaient aux gouverneurs des Omeyyades et, peut-être, des premiers Abbassides, afin d’obtenir un rescrit leur permettant de réclamer justice dans leur pagarchie. Pourtant, la procédure s’éloigne à première 347. G. Khan, « The Historical Development of the Structure of Medieval Arabic Petitions », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 53, 1990, p. 9. Sur le gouverneur ʿAlī b. Sulaymān b. ʿAlī al-ʿAbbāsī, voir al-Kindī, Wulāt, p. 131-132 ; Ibn Taġrī Birdī, al-Nuǧūm al-zāhira f ī mulūk Miṣr wa-l-Qāhira, Le Caire, Dār al-kutub al-miṣriyya, 1929-1972, II, p. 61 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, éd. par ʿUmar b. Ġarāma al-ʿAmrawī, Beyrouth, Dār al-fikr, 1995, XLI, p. 517-518. La kunya de ce gouverneur est notamment mentionnée par Ibn Taġrī Birdī. 348. P.World, p. 186. La traduction de cette pétition s’appuie sur l’édition révisée qu’en prépare Naïm Vanthieghem, que je remercie d’avoir bien voulu mettre son travail à ma disposition. 349. Il faut néanmoins signaler le brouillon d’une pétition originaire du Fayyūm (P.Jahn 4), datant de 127/745, autrefois interprétée par G. Levi della Vida comme une recommandation en faveur d’un contribuable (G. Levi della Vida, « Remarks on a Recent Edition of Arabic Papyrus Letters », Journal of the American Oriental Society, 64, 1944, p. 130). Le rédacteur demande à son correspondant de bien vouloir « réunir [untel] et son compère » (an tuǧmiʿ bayna-hu wa-bayna ṣāḥibi-hi), formule comparable à celles que l’on trouve dans les rescrits judiciaires de Qurra b. Šarīk.

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vue de celle « par rescrit » qui apparaissait jusqu’ici comme le principal mode d’intervention du gouverneur dans les affaires judiciaires. En effet le plaignant, un musulman, ne demande pas au gouverneur d’émettre un rescrit à l’attention d’un autre juge, mais d’instruire lui-même le litige qui l’oppose à son adversaire, un probable parent qu’il accuse d’avoir profité de sa faiblesse pour ne pas rembourser la dette qu’il avait contractée auprès de son défunt père. Deux hypothèses peuvent être proposées. 1) L’appel du plaignant à la justice directe du gouverneur est rhétorique. Le demandeur sait, par avance, que l’émir déférera le procès devant un juge inférieur et se contentera d’écrire un rescrit, mais l’usage veut qu’il réclame la justice de l’émir en personne. Dans cette hypothèse – tout à fait vraisemblable –, la procédure correspondrait à celle du rescrit, et le procès dut être instruit dans la ville du plaignant (le lieu de découverte de ce papyrus est malheureusement inconnu). Si cette hypothèse se vérifiait, cela confirmerait que la procédure par rescrit du gouverneur se maintint à l’époque abbasside, ce qui rendrait l’attribution de P.Vindob. Inv. A.P. 1944 et de P.Louvre Inv. 6377 au gouverneur ʿAbd alMalik b. Yazīd plus plausible que jamais. 2) Le gouverneur est réellement sollicité pour trancher lui-même le litige. Cela signifie que l’émir de Fusṭāṭ aurait, en cette fin de iie/viiie siècle, une véritable activité judiciaire, qu’il exerçait peut-être déjà auparavant mais qui n’est pas documentée pour l’époque omeyyade350. Il reste à savoir si le recours au gouverneur était régulier ou conjoncturel. Dans le schéma classique dessiné par les sources musulmanes, un tel litige civil aurait dû (ou pu ?) relever des compétences du cadi. Si, dans cette affaire, le demandeur comme le défendeur se trouvaient à Fusṭāṭ – ce que laisse supposer l’injonction à l’émir de convoquer l’adversaire –, pourquoi n’ont-ils pas recouru au cadi ? Au vu de la biographie de l’émir ʿAlī b. Sulaymān al-ʿAbbāsī, on peut se demander si le recours au gouverneur n’est pas surtout de circonstance. Al-Kindī explique en effet que ʿAlī b. Sulaymān se distingua par sa volonté d’appliquer avec fermeté le principe d’« ordonner le bien et d’interdire le mal » (al-amr bi-lmaʿrūf wa-l-nahy ʿan al-munkar), qui le conduisit, notamment, à interdire les instruments de musique et les boissons fermentées, et à détruire à Fusṭāṭ des églises construites à l’époque islamique351. Ibn Taġrī Birdī ajoute qu’il se distinguait par sa justice (ʿādil) et par sa bienveillance vis-à-vis du peuple (f ī-hi rifq bi-lraʿiyya)352. De son côté, le cadi en poste sous son règne, al-Mufaḍḍal b. Faḍāla, laissa à la postérité l’image d’un cadi contesté, dont les compétences judiciaires 350. La plupart des papyrus ayant été retrouvés dans des villes égyptiennes secondaires, il n’est pas étonnant que la procédure par rescrit soit la mieux documentée : la justice directe du gouverneur, si elle était pratiquée, ne dut laisser de traces papyrologiques qu’à Fusṭāṭ. 351. Al-Kindī, Wulāt, p. 131. 352. Ibn Taġrī Birdī, al-Nuǧūm al-zāhira, op. cit., II, p. 62.

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faisaient l’objet de doutes et dont beaucoup de plaideurs étaient mécontents353. Peut-être n’est-ce pas un hasard si ʿAlī b. Sulaymān est un des rares gouverneurs dont al-Kindī évoque la pratique judiciaire dans ses Aḫbār al-quḍāt : il condamna à mort un chrétien coupable d’avoir insulté le Prophète354. Il se peut que des plaideurs, entre un gouverneur respecté pour sa droiture et un cadi décrié pour certaines de ses pratiques, aient volontairement délaissé l’audience du cadi pour s’adresser au gouverneur. Encore faut-il souligner qu’un tel choix n’était possible que parce que le gouverneur de Fusṭāṭ restait reconnu comme dispensateur de justice et comme un recours possible. Au iiie/ixe siècle, des pétitions judiciaires étaient toujours soumises à des gouverneurs égyptiens, comme en témoigne le papyrus P.Michaelides P. A43. L’auteur s’adresse à un amīr non identifié pour se plaindre d’un certain al-Ḥasan b. Turabī al-Bustabānī, qu’il accuse de ne pas avoir payé les deux années de loyer qu’il lui doit. Il affirme disposer d’une preuve (bayyina, sans nul doute une preuve testimoniale à cette époque) de sa revendication et demande au gouverneur d’examiner son affaire355. D’autres pétitions comportent des plaintes, bien que l’identité de leurs destinataires soit plus difficile à déterminer. Dans le brouillon d’une lettre du iiie/ixe siècle, le marchand d’étoffes du Fayyūm Abū Hurayra interpelle un représentant de l’ordre anonyme à propos d’une agression dont son frère a été victime, lui demandant d’intervenir, peut-être pour emprisonner les agresseurs356. De tels documents – dont l’existence est attestée bien au-delà de la période qui nous préoccupe357 – témoignent de la place pérenne que tint le recours au gouverneur. Dans leur forme, ces pétitions diffèrent peu de requêtes « non judiciaires », dans lesquelles ce n’est point justice qui est réclamée, mais une aide matérielle ou financière358.

353. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 378-381. Voir la satire que lui consacra un poète dans al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 143-144. 354. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 382. 355. G. Khan, « The Historical Development… », art. cité, p. 12. 356. P.Marchands II 29. Voir l’analyse de Y. Rāġib, Marchands d’étoffes du Fayyoum au iiie/ixe siècle d’après leurs archives (actes et lettres), II : La correspondance administrative et privée des Banū ʿAbd al-Mu’min, Le Caire, Ifao, 1985, p. 73. 357. Voir S. M. Stern, « Three Petitions of the Fatimid Period », Oriens, 15, 1962, p. 174, où un calife fatimide est appelé à mener une enquête à propos d’un meurtre (le meurtrier présumé étant nommé dans la pétition). Voir également P.Ryl.Arab. I 2, où une pétition antérieure à la conquête fatimide de l’Égypte est adressée par un individu de passage à al-Ušmūnayn à un qā’id inconnu. L’auteur de la pétition insiste sur le fait que le qā’id a éliminé les injustices dans son district. Voir encore P.Ryl.Arab. I 15, où une femme demande réparation d’une injustice. 358. Voir différents exemples de pétitions dans G. Khan, « The Historical Development… », art. cité ; id., Arabic Papyri. Selected Material from the Khalili Collection, Oxford, Azimuth Editions/Oxford University Press, 1992, p. 137.

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4.4.2. Développements d’une justice « fiscale » Nous avions noté, pour la période marwānide, l’existence d’ordonnances générales du gouverneur concernant les injustices commises par des fonctionnaires fiscaux. De telles instructions, prévoyant des châtiments pour les auteurs d’exactions ou pour les réfractaires au paiement de l’impôt, continuèrent d’être émises à l’époque abbasside. La documentation papyrologique semble néanmoins pointer, désormais, vers des séries d’instructions ponctuelles, concernant des cas particuliers et non plus une réglementation générale. Dans un papyrus lacunaire du iiie/ixe siècle, de provenance indéterminée, l’auteur – inconnu mais dont on peut penser qu’il fut gouverneur de Fusṭāṭ – ordonne à son destinataire de faire administrer dix coups de fouet quotidiens à plusieurs individus et de les mettre à l’amende s’ils n’apportent pas une certaine somme359. Deux personnes citées – Aḥmad b. ʿAbd Allāh et Ḏakar b. Yaḥyā, dont on ne sait s’ils sont les accusés ou les hommes chargés d’appliquer les châtiments – apparaissent dans d’autres documents comme des percepteurs (ʿāmil-s) en activité vers l’an 224-225/838-840360, ce qui inscrit ces instructions dans le champ d’une justice « fiscale » par laquelle le gouverneur entend réglementer la perception des impôts et châtier les contrevenants. À la même époque, vers 205206/820-822 selon la datation d’Albert Dietrich, une lettre découverte à Edfou évoque un fonctionnaire corrompu, qui a tenté de s’emparer de certains héritages. Le document mentionne une autre lettre par laquelle l’émir Abū Naṣr – vraisemblablement Muḥammad b. al-Sarī b. al-Ḥakam361 – a ordonné de faire rendre de l’argent audit fonctionnaire, à la suite de quoi son destinataire lui a également fait subir un châtiment corporel362. Ces deux documents, malgré leurs lacunes et leur difficulté d’interprétation, laissent penser que le gouverneur de Fusṭāṭ recevait toujours des plaintes relatives à certains de ses agents, et qu’il envoyait des instructions pour rétablir le bon droit – même si, en l’occurrence, une telle justice ne semblait pas passer par l’organisation de procès en bonne et due forme.

* L’évolution générale de l’administration judiciaire à la fin de l’époque omeyyade et sous les premiers Abbassides est assez claire. Sous Qurra b. Šarīk, la justice était rendue par les pagarques à l’échelon de la kūra, et nous ne conservons pas 359. P.Cair.Arab. III 170. 360. A. Grohmann, Arabic Papyri in the Egyptian Library, III : Administrative Texts, Le Caire, Egyptian Library Press, 1938, p. 104. 361. Sur ce gouverneur (r. 205-206/820-822), voir al-Kindī, Wulāt, p. 172-173 ; G. Wiet, Histoire de la nation égyptienne, IV : L’Égypte arabe de la conquête arabe à la conquête ottomane, 6421517 de l’ère chrétienne, Paris, Plon, 1937, p. 71. 362. P.Hamb.Arab. II 37.

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trace de délégation judiciaire à un niveau inférieur. Le gouverneur de la province égyptienne revendiquait une autorité judiciaire souveraine, et envoyait en certains cas ses instructions écrites aux pagarques. Ces derniers conservaient de facto le pouvoir qu’ils avaient hérité de la période byzantine, mais on ne sait dans quelle mesure le gouverneur les reconnaissait comme des délégués judiciaires permanents. À la fin de l’époque omeyyade, la justice locale était désormais exercée par des sous-gouverneurs musulmans, et ils pouvaient pour leur part déléguer leurs pouvoirs à des subalternes. Cette évolution est symptomatique d’un processus d’islamisation de l’administration au sein de la province. Entre les papyrus de Qurra b. Šarīk et ceux du premier âge abbasside, la réforme entamée par le calife ʿUmar II b. ʿAbd al-ʿAzīz (r. 99-101/717-720) avait pénétré le Ṣaʿīd égyptien : les kūra-s n’étaient plus tenues par des pagarques chrétiens mais par des fonctionnaires musulmans – des fils de convertis pour certains, et, peut-être en majorité363, des Arabes de pure souche envoyés par Fusṭāṭ, tel Yazīd b. ʿAbd Allāh à Aḫmīm ou, probablement, Nāǧid b. Muslim au Fayyūm364. Ces fonctionnaires, ou « sous-gouverneurs » – c’est ainsi qu’un historien comme al-Kindī, qui parle de wālī, semble les considérer –, ne différaient pas fondamentalement des anciens pagarques365. Petra Sijpesteijn montre pourtant que le passage de pagarques chrétiens à des pagarques ou sous-gouverneurs musulmans traduit un renforcement important des structures étatiques à l’échelle égyptienne : à la différence de leurs prédécesseurs chrétiens, les sous-gouverneurs musulmans n’étaient plus de riches notables enracinés économiquement comme socialement dans leur kūra, mais des fonctionnaires délégués agissant avant tout pour le compte de l’État, des professionnels de l’administration366. L’apparition de ces fonctionnaires musulmans, qui semble concorder avec un certain renforcement de leur autorité judiciaire, suggère que l’islamisation de l’administration put susciter le développement d’une justice locale, y compris à un niveau inférieur à celui de la pagarchie367. Cette évolution se confirme au début de la période abbasside, lorsque le système s’achemine vers une délégation judiciaire permanente à l’échelon local. La procédure par rescrit disparaît des sources documentaires dans la seconde moitié du iie/viiie siècle. Un avatar de cette procédure, qui n’est connue à l’époque omeyyade que dans une relation Fusṭāṭ → ville de province, semble néanmoins 363. Voir P. Sijpesteijn, « Landholding Patterns… », art. cité, p. 127 ; H. I. Bell, « The Administration of Egypt… », art. cité, p. 281. 364. Sur sa probable arabité, voir P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 135. 365. Voir P. Sijpesteijn, « Landholding Patterns… », art. cité, p. 123. 366. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 120, 210. 367. Voir également P.Berl.Arab. II 23, où un fonctionnaire musulman assume peut-être un rôle d’arbitre en matière fiscale. Le papyrus est néanmoins trop endommagé, et les reconstructions de l’éditeur trop nombreuses, pour parvenir à des certitudes quant à l’objet réel de ce document.

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réapparaître à l’échelle régionale sous les Abbassides, un sous-gouverneur autorisant au cas par cas le traitement d’une affaire par son représentant, tout en demeurant un référent judiciaire supérieur. Le transfert de cette procédure vers l’intérieur de la province pourrait témoigner d’une bureaucratisation croissante de la campagne égyptienne : à l’instar de l’émir de Fusṭāṭ, peut-être les sous-gouverneurs provinciaux étaient-ils désormais trop occupés pour continuer à rendre eux-mêmes la justice. Cela ne signifie pas pour autant l’éclipse totale du gouverneur de Fusṭāṭ. Au début de l’époque abbasside, celui-ci semblait toujours exercer une activité judiciaire. Si le ʿAbd al-Malik b. Yazīd des papyrus peut être identifié au gouverneur Abū ʿAwn, il faut en conclure que la procédure par rescrit ne disparut pas complètement, que le gouverneur revendiquait toujours une autorité judiciaire supérieure et qu’il continuait, au moins de manière épisodique, à envoyer des instructions à ses sous-gouverneurs. L’ancienne procédure, par laquelle un plaignant s’adressait d’abord au gouverneur par voie de pétition, avant que celui-ci n’envoie au juge local l’autorisation écrite d’instruire le procès, était peut-être toujours en vigueur – bien que sans doute sur le déclin. En ce cas l’arrivée au pouvoir des Abbassides serait loin d’avoir révolutionné le fonctionnement de l’administration judiciaire. Sufyānides

Gouverneur

Marwānides

Marwānides

(années 710)

Abbassides (730-800)

Gouverneur

premiers

Gouverneur

Duc

Pagarque

/

?

Pagarque

Sous-gouverneur/pagarque

Juge local

instructions écrites

Juge local

Figure 1 — Évolution de la hiérarchie judiciaire en Égypte d’après les papyrus

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5. LA JUSTICE DU CADI D’APRÈS LES SOURCES PAPYROLOGIQUES

5.1. La naissance documentaire du cadi 5.1.1. Le cadi, absent des papyrus omeyyades Jusqu’ici le grand absent de la documentation judiciaire est le cadi. À l’exception, peut-être, du ʿUmar b. ʿUbayd Allāh de Ḫirbet el-Mird dont l’identification à un cadi reste spéculative368, aucun cadi n’apparaît nominalement dans les documents de l’époque omeyyade, et aucun document ne peut être identifié comme ayant été émis par le tribunal d’un cadi. Faut-il rendre le hasard des découvertes seul responsable de cette absence ? Alternativement, peut-on croire que les documents émis par les cadis ou leur étant destinés furent conservés avec moins de soin que ceux des gouverneurs et des pagarques ? Ou encore, faut-il penser que les sources littéraires, qui font remonter l’institution du cadi aux califes de Médine – ou, pour les plus critiques, au règne de Muʿāwiya (r. 41-60/661-680)369 –, ont projeté en arrière une institution qui n’existait pas encore ? La dernière hypothèse a récemment été privilégiée par Fred Donner : remarquant l’absence du mot qāḍī dans la documentation papyrologique du ier/ viie siècle, Donner considère l’apparition du terme comme un exemple de la « coranisation » du vocabulaire politico-religieux qui se produisit dans le courant du iie/viiie siècle : the ruler seems to have initiated a new position or office, designated by the term qâḍî, to handle judicial procedures that heretofore had been part of the duties of a governor370. Le cadi serait ainsi une création du viiie siècle. Donner voit probablement juste quand il souligne que le titre de qāḍī renvoie à une rhétorique coranique ; de fait, on peut douter que ce titre ait été adopté aussi tôt que la tradition islamique le prétend. Pour autant, il faut remarquer que les papyrus arabes d’époque omeyyade emploient peu de titres officiels. Ainsi dans ses lettres arabes, Qurra b. Šarīk ne se présente jamais comme « gouverneur » – alors que son titre est mentionné dans ses lettres en grec et en copte371. Par ailleurs, l’invention tardive du titre entraîne-t-elle nécessairement l’inexistence antérieure des fonctions qui l’accompagnent ? 368. 369. 370. 371.

Voir supra. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 68-69. F. M. Donner, « Qur’ânicization of Religio-Political Discourse… », art. cité, p. 86. Voir la série de P.Lond. IV dans la traduction de Bell, « Translations of the Greek Aphrodito Papyri », art. cité. Sur le titre des premiers gouverneurs en Islam, voir F. Morelli, « Consiglieri e comandanti : i titoli del governatore arabo d’Egitto symboulos e amîr », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 173, 2010.

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La question est difficile à trancher. Les développements qui précèdent suggèrent que la fonction de cadi n’existait pas en Haute-Égypte avant l’époque abbasside, ce qui pourrait être dû à l’absence de larges groupes de musulmans dans les villes secondaires. Mais qu’en était-il dans les grandes cités de la province ? Faut-il considérer que la justice était l’apanage du seul gouverneur, ou peut-on penser, en conformité avec ce qu’affirme la tradition postérieure, qu’une partie de la justice fut exercée dès le viie siècle par des juges délégués (qu’ils portent ou non le titre de cadi) ? Comment interpréter les sources littéraires affirmant que des cadis furent actifs à Fusṭāṭ depuis 23/643 et à Alexandrie depuis la fin du viie siècle372 ? La documentation connue n’apporte pas de réponse. L’absence des « cadis » de Fusṭāṭ dans les papyrus omeyyades doit néanmoins prendre en compte deux facteurs. Le premier est la relative rareté des papyrus livrés par Fusṭāṭ373. Le second est l’usage de l’écrit et le recours à l’archivage par les institutions judiciaires musulmanes. Observons le discours des sources littéraires relatives aux cadis. Dans ses Aḫbār quḍāt Miṣr, al-Kindī mentionne peu l’utilisation de l’écrit par les cadis de l’époque omeyyade. Il enregistre, autant qu’il le peut, les noms des scribes ou greffiers qui œuvrèrent pour les cadis de Fusṭāṭ. Le plus ancien scribe qu’il parvient à citer nommément fut au service de Tawba b. Namir al-Ḥaḍramī (115-120/733-738)374. Plus tard, peut-être sur la base d’autres sources, Ibn Ḥaǧar al-ʿAsqalānī parvint à retrouver les noms de scribes antérieurs : le plus ancien, ʿAbd al-Malik b. Abī l-ʿAwwām, travailla pour le cadi ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra al-Ḫawlānī (97-98/716-717)375. Al-Kindī mentionne des « scribes » (kuttāb) de Yaḥyā b. Maymūn al-Ḥaḍramī (105-114/724-732), qui firent l’objet de plaintes376, mais aucun autre nom de greffier n’est connu entre 98/717 et 114/732377. L’association de scribes aux cadis de Fusṭāṭ n’est donc pas attestée avant 97/716, et l’on peut se demander si l’institution du secrétariat judiciaire ne se développa pas véritablement dans les années 720, voire 730. L’inexistence d’un personnel judiciaire spécialisé dans l’écrit avant une date assez tardive – postérieure, en tout cas, aux papyrus de Qurra b. Šarīk – permettrait-elle 372. M. Tillier, « Introduction », dans al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 23-24. 373. Plusieurs papyrus vraisemblablement trouvés à Fusṭāṭ dans des conditions obscures existent cependant. Voir par exemple les documents que nous avons édités dans M. Tillier, « Deux papyrus judiciaires de Fusṭāṭ », art. cité. Environ 500 papyrus ont par ailleurs été mis au jour lors des fouilles de Roland-Pierre Gayraud à Isṭabl ʿAntar dans les années 1980 et 1990. Ils sont en cours d’étude par Sobhi Bouderbala. 374. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 343. 375. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 215. 376. Il mentionne même que ce furent les « premiers » scribes à faire l’objet de plainte. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 340. 377. Voir la liste de scribes que nous avons tenté de reconstituer dans M. Tillier, « Scribes et enquêteurs. Note sur le personnel judiciaire en Égypte aux quatre premiers siècles de l’hégire », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 54, 2011, p. 373-379.

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la justice au regard des sources documentaires

d’expliquer l’absence des cadis dans la documentation omeyyade ? Cette hypothèse est plausible. Si les cadis de la période sufyānide et du début de l’époque marwānide ne ressentirent pas le besoin de s’associer un secrétaire, est-ce parce que leur production écrite ne le nécessitait pas encore ? Le premier dīwān – à prendre probablement dans le sens d’« archives » – de cadi connu fut fondé en 118/736 pour gérer des biens de mainmorte378. Selon al-Kindī, l’utilisation de l’écrit dans la procédure judiciaire cadiale ne connut de changements significatifs qu’au milieu du premier âge abbasside, à la fin du viiie siècle. Dans la tradition des awā’il, cet historien guette les « inventeurs » d’une pratique379 et note à propos du cadi al-Mufaḍḍal b. Faḍāla (en poste de 174/790 à 177/793) : Al-Mufaḍḍal b. Faḍāla fut le premier cadi à allonger les registres (siǧillāt), à y copier les parchemins (kutub al-siḥā’)380, les testaments (waṣāyā) et les [reconnaissances de] dettes (duyūn). Avant lui, cela ne se faisait pas381.

Les particuliers recourraient auparavant à l’écrit pour consigner leurs actes privés ou leurs testaments382. Peut-être les produisaient-ils au tribunal, et sans doute les scribes de cadis émettaient-ils des jugements écrits. En revanche, si l’on en croit ce passage, l’usage administratif de l’écrit était limité. Les cadis n’avaient pas coutume d’enregistrer systématiquement les pièces versées aux dossiers qu’ils traitaient. L’usage de l’écrit dans les tribunaux des cadis semble donc avoir connu un développement progressif ; c’est seulement à l’époque abbasside qu’une administration judiciaire fondée sur l’écrit acheva de se mettre en place sous la forme qui allait demeurer la sienne383. Cela ne signifie pas pour autant que les cadis ne jouaient aucun rôle significatif avant cela : nul besoin en réalité de jugement écrit pour que la parole du cadi produise un effet performatif384. Cela signifie simplement que le cadi, quels qu’aient été ses pouvoirs et son titre réel, se trouvait à la tête d’une structure de dimension modeste, sans rien de commun avec la lourde administration du gouverneur.

378. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 346. 379. Voir A. Nef, M. Tillier, « Introduction. Les voies de l’innovation dans un empire islamique polycentrique », Annales islamologiques, 45, 2011 (Le polycentrisme dans l’Islam médiéval. Les dynamiques régionales de l’innovation), p. 9-10. 380. « Les actes de fondations pieuses (kutub al-aḥbās) » dans Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 438. 381. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 379. 382. Voir P. Sijpesteijn, « Landholding Patterns… », art. cité, p. 125. 383. Voir W.B. Hallaq, « The Qāḍī’s Dīwān… », art. cité, p. 433. 384. C’est pourquoi nous ne pouvons accepter le raisonnement d’Arthur Schiller, pour qui l’absence de jugement écrit dans la documentation papyrologique prouve qu’il n’existait plus de tribunaux à la fin de l’époque byzantine et au début de l’Islam. A. Schiller, « The Courts are No More », art. cité, p. 474.

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la justice en terre d’islam d’après les papyrus

5.1.2. Premières traces documentaires de l’appel au cadi Le mot « cadi » apparaît peut-être dans la documentation papyrologique vers la fin de l’époque omeyyade. Dans une lettre remontant aux années 730 ou 740, et concernant une dette, un qaḍī (sic) pourrait être évoqué385. Celui-ci semble impliqué dans quelque réseau commercial, et a priori il ne joue pas de rôle judiciaire dans l’affaire de dette386. S’il s’agit bien d’un « cadi » – mais la lecture du papyrus, qui présente de nombreuses erreurs et fautes d’orthographe, pourrait être incertaine à cet endroit387 –, ce dernier était probablement en poste à Fusṭāṭ388. Ce papyrus, qui représente la première attestation documentaire du titre de cadi, ne permet néanmoins pas d’autre conclusion que l’existence de relations commerciales entre un cadi de Fusṭāṭ et un particulier du Fayyūm. Si l’on excepte cette mention difficile à interpréter – et pour tout dire assez hypothétique –, c’est à la période abbasside que le cadi fait son apparition dans la documentation papyrologique. Dans une pétition datée approximativement du iie/viiie siècle par Werner Diem389, un demandeur s’adresse à un qāḍī – non nommé dans le fragment qui a survécu – pour se plaindre d’une de ses sœurs. Après la mort de leur mère, celle-ci s’est en effet emparée de revenus locatifs qui auraient dû être partagés entre les héritiers. Visiblement, le cadi avait déjà été saisi de l’affaire et le demandeur avait fait témoigner (ašhada) plusieurs individus de ses droits. Pour une raison inconnue, le demandeur n’a pas encore obtenu de jugement en sa faveur, et il prie instamment le cadi de rendre à chacun ce qui lui revient de droit ([…] kull ḏī ḥaqq ḥaqqa-hu)390. Un tel document, même difficile à dater de manière précise, montre que la procédure suivie devant le cadi d’époque abbasside ne différait pas fondamentalement du recours au gouverneur : le demandeur commençait par lui exposer sa plainte par écrit avant que le cadi n’examine son affaire en sa présence – et probablement celle du demandeur – dans le cadre de l’audience judiciaire. Dans la littérature consacrée aux cadis, de telles pétitions judiciaires sont appelées qiṣṣa-s ou ruqʿa-s : Wakīʿ en mentionne l’existence, en Irak, à partir des années 140/757391, 385. P.MuslimState 26. 386. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 204. 387. Voir ibid., p. 398. Notons que la racine q.ḍ.y. dans une affaire de dette pourrait faire référence au fait de « régler » le montant dû. 388. Ibid., p. 403. 389. En réalité, la paléographie comme les formules employées suggèrent qu’elle ne fut pas rédigée avant le iiie/ixe siècle (communication personnelle de Naïm Vanthieghem). 390. CPR XVI 3. 391. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, éd. par ʿAbd al-ʿAzīz Muṣṭafā al-Marāġī, Le Caire, Maṭbaʿat al-saʿāda, 1947-1950, II, p. 58, 70 (Baṣra). Le même auteur affirme qu’à Kūfa, à une époque bien plus ancienne, le cadi Šurayḥ refusait de telles pétitions ; il pourrait s’agir d’une justification (dans un contexte polémique) de l’absence d’une telle pratique à l’époque omeyyade. Ibid., p. 307.

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la justice au regard des sources documentaires

et la première mention par al-Kindī remonte au début des années 790, sous la judicature d’al-Mufaḍḍal b. Faḍāla, réputé avoir développé l’usage de l’écrit dans l’administration judiciaire392. D’après ce dernier auteur, le plaideur apportait sa pétition au tribunal et la remettait au cadi393. Plus tard, la théorie juridique prescrivit que de telles pétitions soient collectées par le scribe du cadi au début de chaque audience394. Plusieurs papyrus témoignent de l’activité scripturaire croissante des cadis de Fusṭāṭ. La bibliothèque de Cambridge recèle une courte convocation émise par Ġawṯ b. Sulaymān, cadi de Fusṭāṭ en poste de 135/753 à 144/761, puis de 167/783 à 168/785395. Un autre document enregistre un témoignage effectué devant son successeur immédiat, al-Mufaḍḍal b. Faḍāla (en poste de 168/785 à 169/786, puis de 174/790 à 177/793)396. Enfin, un papyrus provenant des fouilles de Fusṭāṭ mentionne à deux reprises le cadi ʿĪsā b. al-Munkadir (en poste de 212/827 à 214/829)397 ; ce même cadi est cité, avec son titre et le nom de son vicaire (ḫalīfa) au Fayyūm, dans un document édité par Petra Sijpesteijn398. Une reconnaissance de dette datée de 214/829, publiée par Yūsuf Rāġib, évoque aussi ce personnage, ce qui signifie que la dette fit l’objet d’un témoignage devant le tribunal399.

5.1.3. Une structure judiciaire de transition ? La pétition CPR XVI 3, évoquée plus haut, révèle l’existence d’un tribunal cadial fonctionnant de manière relativement autonome sur le plan administratif. Mais la documentation papyrologique témoigne aussi du lien persistant qui, comme pour les anciens pagarques, continuait d’unir le juge au gouverneur de Fusṭāṭ. Une lettre de l’émir Mūsā b. Kaʿb (r. 141/758-9)400, surtout remarquée, 392. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 379. Ibn Ḥaǧar mentionne une ruqʿa à propos du cadi Ḫayr b. Nuʿaym (133-135/751-753), mais il ne s’agit pas d’une pétition à proprement parler : un défendeur, incapable de réfuter l’accusation de son adversaire, en appelle à la pitié du cadi sur un billet qu’il lui tend à l’audience. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 155. 393. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 379. 394. Voir par exemple al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 53. Voir les développements que nous consacrerons plus loin à l’emploi judiciaire de la qiṣṣa. 395. M. Tillier, « Deux papyrus judiciaires de Fusṭāṭ », art. cité, p. 414. 396. Ibid., p. 423. 397. P.Fustat 4182, mis au jour dans une couche remontant au début du ixe siècle. Courtoisie de Sobhi Bouderbala, qui édite les papyrus de Fusṭāṭ. Si le nom du cadi apparaît de façon claire, son titre est à chaque fois tronqué, seuls le ḍāḍ et le yā’ final apparaissant : [qā]ḍī. 398. P. M. Sijpesteijn, « Delegation of Judicial Power in Abbasid Egypt », dans M. van Berkel, P. M. Sijpesteijn et al. (dir.), Legal Documents as Sources for the History of Muslim Societies : Studies in Honour of Rudolph Peters, Leyde, Brill, à paraître. 399. P.Marchands V/1 19. Dans l’édition, le nom est précédé de […]ṣī, et il faut très probablement lire [qā]ḍī. 400. Sur ce gouverneur, voir al-Kindī, Wulāt, p. 106-108.

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la justice en terre d’islam d’après les papyrus

jusqu’ici, parce qu’elle atteste l’existence historique du baqṭ (traité entre l’Égypte et la Nubie401), constitue un des plus anciens documents qui nomment un cadi. À la suite d’accusations portées contre le roi de Nubie, qui aurait emprisonné et maltraité deux marchands musulmans, une plainte fut déposée auprès du sousgouverneur (ʿāmil) d’Assouan, Salm b. Sulaymān. Celui-ci réclama à Muḥammad b. Zayd, le maître d’un des marchands (de condition servile) emprisonnés en Nubie, d’apporter la preuve (bayyina) du bien-fondé de sa plainte. Le demandeur produisit plusieurs musulmans honorables (ʿudūl) qui témoignèrent que le marchand était arrivé en Nubie et qu’il y avait été maltraité. Le ʿāmil d’Assouan écrivit donc au gouverneur de Fusṭāṭ pour l’en informer, et lui envoya Muḥammad b. Zayd. Le gouverneur explique qu’il a fait comparaître (ǧamaʿa) devant lui Muḥammad b. Zayd à son arrivée à Fusṭāṭ, en compagnie de l’émissaire du roi de Nubie, un certain Petre (Biṭreh). Au lieu de juger l’affaire en personne, néanmoins, le gouverneur a ordonné au « cadi des habitants de Miṣr » (qāḍī ahl Miṣr), Ġawṯ b. Sulaymān (en poste de 135/753 à 144/761)402 d’« examiner leur affaire » (an yanẓura f ī amri-him), et celui-ci a rendu son jugement : il a condamné Petre à libérer le marchand avec ses biens si ce dernier est encore vivant, et, dans le cas contraire, à payer une compensation (diya) de 1 000 dinars403. L’affaire de ce marchand emprisonné par le roi de Nubie semble représentative d’une période de transition. Le demandeur, Muḥammad b. Zayd, commence par porter plainte devant un sous-gouverneur portant ici le titre de ʿāmil404. Celui-ci réunit des preuves du bien-fondé de la plainte, puis écrit au gouverneur de Fusṭāṭ. Ce dernier décide de traiter l’affaire dans la capitale et, dans un premier temps, il auditionne le demandeur et son adversaire, avant de transmettre l’affaire au cadi qui, enfin, rend un jugement. À bien des égards, la première partie de la procédure ressemble à celle qui était mise en œuvre à la même époque devant d’autres gouverneurs ou sous-gouverneurs. Elle rappelle également la procédure suivie sous les Omeyyades : le ʿāmil-juge, bien qu’il entende

401. Voir F. Løkkegaard, « Baḳṭ », EI2, I, p. 966 ; P. M. Sijspesteijn, « Baqṭ », EI3. 402. Voir sa biographie dans al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 356 et suiv. 403. P.HindsSakkoutNubia ; voir également J. M. Plumley, « An Eighth Century Arabic Letter to the King of Nubia », The Journal of Egyptian Archaeology, 61, 1975, p. 246 (dans sa traduction, ce dernier lit par erreur « ʿAwn b. Sulaymān »). 404. Bien que ce titre désigne souvent un « intendant des finances » ou gouverneur financier, il s’agit vraisemblablement ici d’un sous-gouverneur possédant aussi des fonctions militaires. Positionnée à la frontière avec la Nubie, Assouan était en effet le second centre militaire égyptien après Fusṭāṭ. Voir J.-Cl. Garcin, « Uswān », EI2, X, p. 938. Selon Marie Legendre, de tels ʿāmil-s pourraient avoir dépendu du ṣāḥib al-ḫarāǧ en poste à Fusṭāṭ, auquel l’administration de la Haute-Égypte était peut-être déléguée. M. Legendre, « Hiérarchie administrative… », art. cité, p. 111. Le titre de ʿāmil peut aussi désigner un pagarque (syn. de ṣāḥib) dans la documentation papyrologique. Voir P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 120.

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la justice au regard des sources documentaires

les preuves, ne rend pas de jugement mais en réfère à son supérieur – dans le cas présent, ce dernier décide de reprendre l’affaire en main. La seconde partie de la procédure est plus originale : au lieu de juger le litige en personne, le gouverneur confie cette tâche au cadi de Fusṭāṭ. Deux procédures, l’une « archaïque » devant le gouverneur, l’autre « moderne » devant le cadi, semblent ainsi fusionner, le cadi ne traitant l’affaire que sur demande expresse du gouverneur. Le schéma qui se dessine confirme ainsi celui d’une justice qui demeure, en ce début d’époque abbasside, avant tout celle du gouverneur. Le cadi est présent, mais dans une position de subordonné. On pourrait objecter que l’affaire n’était pas seulement judiciaire, mais aussi diplomatique, ce qui expliquerait le rôle majeur joué par le gouverneur et son sous-gouverneur. Cette objection pourrait être retenue si d’autres indices documentaires, analysés ci-dessus, ne désignaient pas eux aussi les gouverneurs comme des acteurs majeurs du système judiciaire. Il est possible néanmoins que le renvoi final de l’affaire devant le cadi soit symptomatique de la reconnaissance montante dont ce juge bénéficiait : bien qu’il le considérât encore comme un subordonné, le gouverneur (ou ses contemporains) reconnaissait peut-être à sa parole une valeur susceptible de parer son jugement d’une légitimité accrue. On remarque par ailleurs la tonalité islamique « classique » que prend la procédure conduite devant le ʿāmil : pour la première fois dans un papyrus, la bayyina est clairement assimilée à une série de témoignages. La preuve par excellence est bien, au milieu du iie siècle de l’hégire, celle que définissent les juristes musulmans : une preuve testimoniale. Bien qu’il fût encore regardé comme la principale autorité judiciaire de la province, le gouverneur n’en avait pas moins besoin de s’appuyer, de manière croissante, sur un spécialiste du droit et de la justice.

5.2. La judicature au miroir des documents notariés Le très faible nombre de papyrus portant mention de cadis ou émis par une institution judiciaire aux trois premiers siècles de l’Islam oblige à rechercher d’autres indices documentaires, signalant en négatif l’existence d’un système de résolution des litiges. Des traces indirectes apparaissent dans les actes privés rédigés en amont des conflits, et portant des noms de témoins. La plupart de ces documents ne mentionnent ni juge ni institution judiciaire, mais les attestations dont ils font l’objet – que l’on peut assimiler à une forme de « notariat » – anticipent une action en justice, soit que le document lui-même puisse servir de preuve ou de présomption, soit qu’il facilite le rassemblement des preuves. Une recherche systématique du verbe šahida – qui introduit toujours les témoignages en début ou en fin de document – sur l’Arabic Papyrology Database a permis d’isoler un corpus de 83 documents arabes notariés, datés entre les débuts de l’Islam et l’an 900, provenant surtout d’Égypte mais également, dans une moindre

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la justice en terre d’islam d’après les papyrus

mesure, de Palestine et du Khurasan405. Il s’agit pour l’essentiel de contrats de vente, de location ou de mariage, de reconnaissances de dettes et de quittances406. L’apport de ces actes notariés à l’histoire des institutions judiciaires est limité : ils n’indiquent jamais l’autorité compétente en cas de litige, ni même s’il s’agit d’une institution judiciaire, arbitrale, ou de formes plus informelles de médiation. Dans la mesure où leurs auteurs, soucieux de défendre leurs droits, adaptent ces documents aux attentes des institutions dont ils envisagent l’intervention, ils offrent néanmoins un certain nombre d’indications sur leur diffusion et sur leur fonctionnement. Le corpus étudié ici est circonscrit aux textes publiés et recensés dans l’Arabic Papyrology Database, ce qui limite la portée des analyses statistiques proposées. Mais à l’instar de tout échantillon, celui-ci apparaît comme révélateur de grandes tendances historiques.

5.2.1. Le notariat : une croissance exponentielle Le classement chronologique des actes notariés fait tout d’abord apparaître une augmentation exponentielle de leur nombre entre le viie et la fin du ixe siècle. Très peu sont conservés pour la période omeyyade (7,2 % du corpus). Durant le premier siècle des Abbassides leur nombre augmente de manière sensible (36,2 % du corpus), mais c’est dans la seconde moitié du ixe siècle qu’il explose littéralement (56,6 %, soit plus de la moitié du corpus pour les seules cinquante dernières années de la période étudiée). Cette évolution pourrait s’expliquer en partie par un risque accru de disparition ou de détérioration rendant impossible toute datation précise des papyrus les plus anciens. La conservation de documents égyptiens pour des périodes bien plus anciennes permet néanmoins de relativiser ce facteur et de considérer la tendance observée comme révélatrice de transformations historiques. Cette évolution reste par ailleurs tributaire des découvertes de papyrus : l’effacement de la Palestine au cours de la période, tout comme la concentration des documents khurasaniens au début de l’époque abbasside, tiennent à des conditions de conservation moins favorables qu’en Égypte. Cette dernière province est pour sa part inégalement représentée, rares étant les papyrus de Fusṭāṭ à nous être parvenus. La courbe d’augmentation des actes notariés est donc avant tout significative d’évolutions propres à la Haute-Égypte.

405. http://www.apd.gwi.uni-muenchen.de :8080/apd/asearch.jsp (consulté le 21 août 2015). Seuls les documents portant une date précise ont été pris en compte : nous avons exclu tous ceux qui portaient une datation relative, essentiellement fondée sur des critères paléographiques. Voir en annexe la liste des documents utilisés. 406. Certains, trop fragmentaires pour révéler le sujet de l’affaire, ont néanmoins été pris en considération pour les témoignages qu’ils comportent, et qui attestent leur portée juridique.

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la justice au regard des sources documentaires

50 40 30 20 10 0 650-700

701-750

751-800

801-850

851-900

Années (ère commune) Égypte

Palestine

Khurasan

Figure 2 — Nombre de papyrus notariés

Cette répartition chronologique suggère que les pratiques notariales en arabe connurent une faible croissance en Haute-Égypte jusqu’au début du ixe siècle. La seconde moitié du ixe siècle marque un tournant vers une multiplication des actes juridiques établis dans la perspective d’un procès, ce qui suggère l’augmentation concomitante de la présence des institutions judiciaires. Leur nature exacte nous échappe : on peut juste présumer, pour l’instant, que l’arabe y était la langue dominante. Cette conclusion n’implique donc pas une progression générale du nombre de tribunaux, mais témoigne simplement de l’importance croissante prise par les tribunaux arabophones407. La provenance d’une grande partie du corpus étant inconnue, une géographie précise des pratiques notariales s’avère impossible. Les papyrus dont la provenance est connue – ou peut être déduite à partir des toponymes cités dans le texte – témoignent néanmoins de la pénétration progressive de ces pratiques en Haute-Égypte : alors qu’au début de l’époque abbasside seuls le Fayyūm et la ville d’al-Ušmūnayn sont représentés, le ixe siècle voit progressivement apparaître les villes d’Edfou, puis d’Aḫmīm, tandis que le nombre de documents originaires du Fayyūm et d’al-Ušmūnayn augmente (cartes 3-5).

5.2.2. La confession des parties L’appartenance religieuse des individus qui firent rédiger ces actes notariés apparaît comme un premier indice de l’institution à laquelle ils étaient potentiellement destinés. En l’absence d’autre information, l’onomastique constitue le principal indicateur de la confession, les anthroponymes à consonance arabe 407. La comparaison avec les documents notariés coptes est entravée par l’absence de datation précise de ces derniers. On peut néanmoins avancer l’hypothèse que le nombre de documents rédigés en copte diminua parallèlement à l’augmentation de la rédaction en arabe.

122

Damiette

Rosette Alexandrie DELTA

Damiette

Rosette Alexandrie

Gaza

Tinnis

DELTA

al-Faramā

al-Ǧīza

Fusṭāṭ

Ahnās

Ahnās

SINAI

SINAI

Bahnasā

Bahnasā

Minya

Minya Antinoé/Anṣinā

Antinoé/Anṣinā

al-Ušmūnayn MER

MER

ROUGE

ROUGE

Asyūṭ

Asyūṭ

Aphroditō/Išqūh

Aḫmīm Quṣayr

Qūs Jēme

Qūs Jēme

Louxor Minya

ville région ≤ 2 papyrus notariés

FAYYŪM

Edfou

région ≤ 2 papyrus notariés

Louxor

Edfou

≤ 4 papyrus notariés

≤ 4 papyrus notariés

≤ 10 papyrus notariés

© M. Tillier - 2016

≤ 10 papyrus notariés

Assouan 0

Quṣayr

ville

100 km

Carte 3 — 751-800

Assouan 0

100 km

Carte 4 — 801-850

Damiette

Rosette Alexandrie

Gaza

Tinnis DELTA

al-Faramā Bilbays

al-Ǧīza

Fusṭāṭ

FAYYŪM Madīnat al-Fayyūm Ahnās

SINAI

Bahnasā Minya al-Ušmūnayn

Antinoé/Anṣinā MER ROUGE

Asyūṭ Aphroditō/Išqūh

Aḫmīm

Qūs Jēme Minya

Quṣayr

Louxor

ville

FAYYŪM

région ≤ 2 papyrus notariés

Edfou

≤ 4 papyrus notariés ≤ 10 papyrus notariés

Assouan 0

100 km

© M. Tillier - 2016

FAYYŪM

Aḫmīm

© M. Tillier - 2016

Aphroditō/Išqūh

Minya

Fusṭāṭ

FAYYŪM Madīnat al-Fayyūm

FAYYŪM Madīnat al-Fayyūm

al-Ušmūnayn

al-Faramā Bilbays

Bilbays al-Ǧīza

Gaza

Tinnis

Carte 5 — 851-900

Cartes 3-5 — Répartition géographique des papyrus notariés

la justice au regard des sources documentaires

Nombre de documents

étant souvent tenus pour refléter l’adhésion à l’islam, tandis que les noms coptes permettraient de présumer de la christianité. La réalité est parfois plus complexe : si les noms arabes, associés à une généalogie typiquement arabe et à une nisba tribale témoignent sans ambiguïté de l’islamité, dans nombre de cas l’onomastique peut s’avérer trompeuse. Certains Égyptiens autochtones portaient à la fois un nom copte et un nom arabe – ce dernier pouvant indiquer la conversion de l’individu, mais pas toujours. Il est par ailleurs difficile de mesurer l’effet de mode, qui put amener des parents chrétiens à donner à leur enfant un nom arabe. Inversement, un anthroponyme autochtone peut dissimuler la conversion de son porteur. Enfin, certains noms partagés par des communautés distinctes – comme les noms bibliques – peuvent tout aussi bien être portés par des autochtones chrétiens, par des convertis ou descendants de convertis, et par des Arabes musulmans408. Les anthroponymes permettent donc rarement d’établir la preuve d’une appartenance confessionnelle. Ils constituent tout au plus des présomptions : la probabilité qu’un individu au nom et à la généalogie arabes soit musulman est élevée, a fortiori lorsque lui est associée une profession musulmane par excellence, comme al-ḫaṭīb (le prédicateur) ou al-mu’aḏḏin (le muezzin) ; en revanche la christianité d’un individu au nom copte est plus sujette au doute. Ces difficultés impliquent donc une marge d’erreur dans les résultats qui suivent (fig. 3).

40 30 20 10 0 650-750

751-800

801-850

851-900

Années (ère commune) musulmans

chrétiens

religion inconnue

Figure 3 — Confession présumée des parties dans les documents notariés

À l’époque omeyyade, l’échantillon étudié ne mentionne que des parties contractantes présumées musulmanes, tant en Égypte qu’en Palestine. Les pratiques notariales en arabe semblent avoir été avant tout celles d’Arabes issus de 408. Sur ces problèmes d’interprétation des noms dans les papyrus, voir M. Legendre, « Perméabilité linguistique et anthroponymique entre copte et arabe : l’exemple de comptes en caractères coptes du Fayoum fatimide », dans A. Boud’hors, A. Delattre, C. Louis, T. S. Richter (dir.), Coptica argentoratensia. Troisième université d’été de papyrologie copte (Strasbourg, 18-25 juillet 2010), Paris, De Boccard, 2014, p. 347-348.

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l’élite conquérante, et peut-être de convertis arabisés, dont les litiges étaient destinés à être traités devant une autorité arabo-musulmane. En Égypte, plusieurs documents furent établis par des membres des grandes tribus yéménites qui dominaient Fusṭāṭ, comme Yaḥsub, Laḫm, Maʿāfir409, Ḥaḍramawt410, Tuǧīb411. Ils étaient sans doute liés de près à Fusṭāṭ et à ses élites, et l’on peut présumer que ces documents anticipaient un éventuel procès devant l’autorité judiciaire de Fusṭāṭ – son cadi. En revanche, la période omeyyade ne garde pas trace de contrats notariés en arabe impliquant des chrétiens. Le faible nombre de papyrus retrouvés ne permet pas de conclusion définitive, mais cette absence pourrait révéler la faiblesse des interactions contractuelles entre conquérants et conquis ; il est par ailleurs probable que les populations coptes prévoyaient surtout des procès devant les autorités locales qui demeurèrent majoritairement chrétiennes et non arabes jusqu’aux dernières décennies de l’époque omeyyade, comme nous l’avons vu plus haut. La prédominance de parties musulmanes se confirme au cours du premier siècle des Abbassides. Un nombre croissant d’individus présumés non musulmans apparaît néanmoins : des chrétiens en Égypte, et des personnes de religion non musulmane au Khurasan – notamment des proches de Mīr b. Bēk, un notable de la région de Bāmiyān412. Ces documents notariés impliquent en général une partie musulmane. Ils témoignent donc d’interactions contractuelles grandissantes entre musulmans et non-musulmans, qui anticipent la résolution d’un futur conflit devant une institution arabo-musulmane. Mais on trouve aussi un contrat de vente vraisemblablement passé entre des chrétiens, daté de 205/821, ce qui pourrait refléter le pouvoir d’attraction que les tribunaux musulmans exerçaient dorénavant sur les non-musulmans413. Dans la première moitié du ixe siècle, le corpus étudié produit l’impression que les chrétiens d’Égypte constituent près de la moitié des parties contractantes. On ne peut exclure une illusion produite par l’onomastique, certains noms à consonance chrétienne pouvant masquer des conversions, auquel cas cette proportion révélerait surtout la progression de l’islamisation de la province. Elle semble aussi refléter la diffusion croissante d’institutions judiciaires musulmanes, en lien avec l’implantation d’Arabes musulmans dans les villes secondaires de la vallée du Nil 409. P.KhanLegalDocument. 410. P.Khalili I 9, P.David-WeillLouvre 24. 411. P.David-WeillLouvre 24. Sur la domination des tribus yamanites à Fusṭāṭ à l’époque omeyyade, voir notamment J.-C. Vadet, « L’“acculturation” des sud-arabiques de Fusṭāṭ au lendemain de la conquête arabe », Bulletin d’études orientales, 22, 1969, p. 8-9. 412. P.Khurasan 26, 27, 30, 32. Sur Mīr b. Bēk et son dossier, voir G. Khan, « Newly Discovered Arabic Documents from Early Abbasid Khurasan », dans P. M. Sijpesteijn et al. (dir.), From al-Andalus to Khurasan. Documents from the Medieval Muslim World, Leyde, Brill, 2007, p. 204 et suiv. 413. P.Torrey.

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Nombre de documents

et la multiplication des conversions. La seconde moitié du ixe siècle voit augmenter le nombre de parties présumées non musulmanes, mais en proportion beaucoup plus réduite que celui des musulmans, dont la progression exponentielle semble ici encore traduire l’accélération du processus d’islamisation. L’augmentation des documents établis entre des parties aux anthroponymes chrétiens414 suggère que les normes arabo-islamiques de rédaction des documents étaient désormais adoptées par les non-musulmans dans les affaires internes à leur communauté. Cela pourrait-il refléter le recul des institutions judiciaires chrétiennes traditionnelles ? Un nombre croissant de non-musulmans semble quoi qu’il en soit prévoir de résoudre leurs litiges internes devant une autorité musulmane. 8 6 4 2 0 650-750

751-800

801-850

851-900

Années (ère commune) chrétiens + musulmans

chrétiens seuls

Figure 4 — Les parties chrétiennes dans les documents notariés

5.2.3. Les témoins • Musulmans et chrétiens

Les actes notariés du corpus analysé portent, pour 95 % d’entre eux, la mention exclusive de témoins portant des noms musulmans. Dans la mesure où, comme nous venons de le voir, une proportion non négligeable des parties semble non-musulmane, l’appel à des témoins musulmans ne peut être considéré comme un reflet du milieu confessionnel dans lequel évoluaient les contractants. Cette donnée montre plutôt que les documents notariés en arabe, dès l’origine et quelle que fût la confession des parties, étaient destinés à être produits devant une institution judiciaire musulmane qui, comme nous le verrons plus en détail, acceptait plus volontiers – si ce n’est exclusivement – le témoignage de musulmans. Quelques exceptions obligent néanmoins à nuancer cette conclusion. Le papyrus P.Torrey (205/821) mentionne deux témoins musulmans et quatre (présumés) chrétiens, dans un contrat entre chrétiens. Les témoins chrétiens ont tous 414. Notamment P.Cair.Arab. 40, 93 ; P.FahmiTaaqud 4.

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fait écrire leur attestation par un certain ʿAbd al-Ṣamad al-Sarrāǧ, vraisemblablement musulman et peut-être scribe de profession. Selon l’édition du document, dont les dernières lignes posent des problèmes de lecture415, cette consignation par ʿAbd al-Ṣamad aurait eu lieu dans la mosquée d’Alexandrie. Un reçu de taxe daté de 233/847, prouvant qu’un individu sans doute musulman (Untel b. al-Muwaffaq) a versé les sommes dues par des contribuables à un percepteur semble-t-il chrétien (Menas), est attesté par un musulman et deux hommes aux noms et nasab-s chrétiens416. Dans P.Cair.Arab. 114 (274/855-6), qui concerne à nouveau une affaire entre un chrétien et un musulman, le témoignage d’un chrétien s’ajoute à celui de quatre musulmans. Un document dont il ne reste que les témoignages mentionne quatre personnages à la généalogie copte, deux portant des noms chrétiens et les deux autres celui plus ambigu d’Ibrāhīm417. Enfin, un contrat de vente conclu à Ṭuṭūn en 265/879 entre un musulman et un chrétien est signé par quatre témoins musulmans et un présumé chrétien418. Dans la plupart de ces exemples, les parties sont mixtes et les témoins musulmans, dans deux cas au moins, sont plus nombreux que les chrétiens. Mais dans les documents n’impliquant que des parties chrétiennes, la proportion de témoins chrétiens et musulmans peut s’inverser, voire, peut-être, ne comporter que des témoignages d’individus portant des noms chrétiens. Certains chrétiens escomptaient-ils que le témoignage de leurs coreligionnaires serait admis devant la justice musulmane ? Le recours à des témoins chrétiens additionnels devait-il garantir la légalité de leurs contrats devant leurs propres autorités judiciaires, que celles-ci soient ou non envisagées comme un recours possible ? Il se peut aussi que l’attestation de chrétiens, en plus de témoins musulmans, ait eu une fonction sociale : elle contribuait à publiciser une transaction dans le milieu communautaire copte que le notariat musulman aurait autrement tenu à l’écart. En l’état actuel, il demeure impossible de privilégier une hypothèse sur une autre.

• Le nombre des témoins

L’étude quantitative des témoins est entravée par le caractère mutilé de nombreux documents de notre corpus, qui ne préservent pas l’ensemble des attestations. Les analyses qui suivent reposent sur des chiffres qui devraient parfois être majorés, et comportent une certaine marge d’erreur.

415. Voir les remarques de N. Abbott, « An Arabic Papyrus dated 205 A.H. », Journal of the American Oriental Society, 56, 1936, p. 315. 416. P.Cair.Arab. 181. 417. P.Cair.Arab. 127 (247/861). 418. P.FahmiTaaqud 3.

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la justice au regard des sources documentaires Tableau 3 — Nombre moyen de témoins par document Années

Égypte

Palestine

650-750

3,7

3,5

751-800

3,8

801-850

5,4

851-900

4,7

Khurasan 11

Au niveau macroscopique, le nombre de témoins ne connaît pas d’évolution spectaculaire en Égypte, seule province documentée pour les trois siècles. La moyenne passe de 3,7 témoins à l’époque omeyyade à 4,7 pour la seconde moitié du ixe siècle. Cette augmentation traduit toutefois un renforcement du notariat au cours de la période, surtout sensible dans la première moitié du ixe siècle. Dès l’époque omeyyade, comme nous l’avons remarqué plus haut, les parties contractantes semblent faire appel en Égypte à quatre témoins, un chiffre estimé suffisant en prévision d’un procès. Les usages en la matière semblent comparables en Égypte et en Palestine, et ne pas connaître de changement particulier sous les premiers Abbassides. Les documents khurasaniens de la seconde moitié du viiie siècle adoptent en revanche des normes distinctes, avec un nombre de témoins bien plus élevé – 11 en moyenne, et jusqu’à 20. Par ailleurs, à la différence des actes égyptiens, ces documents se terminent souvent par des bulles portant l’empreinte de sceaux personnels (ou celle d’un ongle) qui, quand il est possible de le déterminer, appartiennent soit aux parties soit aux témoins419. Ces deux éléments suggèrent que le fonctionnement de la preuve pouvait être différent en Égypte et au Khurasan au début de l’époque abbasside. Les papyrus égyptiens laissent penser qu’un nombre réduit de témoins suffisait à constituer une preuve. Au Khurasan, en revanche, la multiplication des attestations conduit à énoncer plusieurs hypothèses. Soit la preuve légale reposait sur la déposition d’un nombre minimal de témoins plus élevé qu’en Égypte ; soit les parties contractantes craignaient la récusation de certains de leurs témoins et devaient en solliciter plus par sécurité ; soit, enfin, la surenchère dans le nombre des témoins était de mise lors d’un procès, la production d’une quantité supérieure à celle de l’adversaire permettant de l’emporter – cette dernière hypothèse trouvant un écho dans les récits relatifs à plusieurs provinces des débuts de l’Islam, comme nous le verrons plus loin. La présence récurrente de sceaux sur les actes khurasaniens conduit par ailleurs à s’interroger sur leur utilisation comme preuve documentaire, peut-être plus poussée qu’en Égypte. Certains documents bactriens provenant également des archives de Mīr b. Bēk sont doubles, une partie demeurant scellée jusqu’à ce qu’un juge la 419. P.Khurasan 29, 30, 31, 32. Voir G. Khan, « Newly Discovered Arabic Documents », art. cité, p. 211.

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décachette, ce qui permettait de les utiliser comme preuves420. Ce n’est pas le cas des actes juridiques arabes, mais la présence de sceaux multiples oblige à s’interroger sur leur valeur probatoire. En tout état de cause, les pratiques notariales dans l’Égypte et le Khurasan du viiie siècle étaient, selon toute vraisemblance, adaptées à des pratiques judiciaires distinctes. Égypte

Palestine

Khurasan

30 25 20 15 10 5 0 650

700

750

800

850

900

Années (ère commune)

Figure 5 — Nombre de témoins par document

Bien que le nombre moyen de témoins dans l’Égypte du ixe siècle augmente à peine, beaucoup de documents affichent désormais une quantité accrue, comparable aux ordres de grandeur constatés dans les actes khurasaniens du siècle précédent. Une reconnaissance de dette datée de 233/847 mentionne jusqu’à 25 témoins421. Cette inflation est parfois due à l’introduction de témoignages rapportés, deux témoins secondaires étant nécessaires pour transmettre la déposition d’un témoin original422. L’augmentation du nombre de témoins pourrait refléter l’influence des normes notariales orientales, sensibles en Égypte à la même époque423. Mais on ne peut exclure d’autres facteurs, liés à l’évolution du droit de la preuve : la multiplication des attestations pourrait se justifier, comme nous le verrons plus loin, par le risque de disqualification des témoignages par des tribunaux musulmans de plus en plus soucieux de n’entendre que des témoins à l’honorabilité indiscutée. Quelques documents du ixe siècle, portant soit un petit nombre de témoignages424 soit au contraire de multiples attestations425, prennent également Dieu à témoin. Dieu ne pouvant témoigner en justice, la formule sert avant tout à engager les parties contractantes à la manière d’un serment, afin de les inciter à ne pas saisir la justice pour contester leur accord. 420. G. Khan, « Newly Discovered Arabic Documents », art. cité, p. 213. 421. P.Cair.Arab. 48. 422. Voir par exemple P.RagibEdfou 2, dont les huit dépositions incluent deux témoignages rapportés. 423. Voir G. Khan, « The Pre-Islamic Background », art. cité, p. 211. 424. P.Ryl.Arab. I X 2 (227/842) ; P.Frantz-MurphyContracts 2 (261/875). 425. P.Cair.Arab. 93 (251/865).

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5.2.4. Les allusions aux institutions judiciaires Les institutions judiciaires, à destination desquelles ces documents privés furent rédigés, n’y sont jamais mentionnées de manière directe. Quelques évocations de procès à venir apparaissent néanmoins dans le Khurasan du viiie siècle, à travers des formules où une des parties s’engage à ne pas attaquer l’autre en justice ou déclare nulle toute plainte ultérieure426. La terminologie relative aux procès – « intenter un procès », ḫāṣama ; « plainte », daʿwa ; « procès », ḫuṣūma – est conforme à celle que le fiqh élaborait en Orient à la même époque. Il faut attendre le ixe siècle pour que de telles allusions transparaissent en Égypte, dans des engagements et des termes comparables (lā ḫuṣūma wa-lā ṭalba)427. Dans tous ces documents, le fonctionnement de la justice reste, au mieux, allusif. Le système de la preuve n’est pas évoqué avant le milieu du ixe siècle. Dans les reconnaissances de dette (ḏikr ḥaqq), la formule juridique invitant un débiteur à « ne pas présenter de preuve » (lā yaḥtaǧǧu bi-ḥuǧǧa) pour nier ses obligations apparaît dans notre corpus pour la première fois en 272/885428. L’expression standardisée reste néanmoins floue, et pourrait aussi être traduite par « ne pas user d’arguments pour se défendre ». Rien n’indique en tout cas la nature de l’éventuelle preuve – témoignage oral, document ou autre.

5.3. Diffusion des tribunaux de cadis Le développement administratif de la judicature, notamment par le recours croissant à l’écrit et à l’archivage, se répercute sur la documentation surtout à partir de la fin du iie/début du ixe siècle. Non seulement les actes privés, destinés à supporter une éventuelle plainte, se multiplient dans la documentation papyrologique – témoignant d’une présence musulmane renforcée dans la campagne égyptienne429 –, mais des documents émis par des tribunaux de cadi commencent à apparaître. Le papyrus P.Cair.Arab. I 51, malgré son caractère lacunaire, semble ainsi correspondre à l’enregistrement d’un jugement relatif à un litige successoral430. Le document fut rédigé en šaʿbān 195/avril-mai 811 sur l’ordre 426. P.Khurasan 25, 28. 427. P.Ryl.Arab. I X 2 ; P.FahmiTaaqud 1, 2, 5. 428. P.Cair.Arab. 99. Voir également P.Cair.Arab. 101 (273/886), 102 (274/887), 103 ; CPR XXVI 20 (277/891), 14 (277/891), 22 ; P.Cair.Arab. 100 (284/897), 121 (284/897), P.Terminkauf 2 (285/897-8). 429. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 111. 430. Un héritage est contesté entre les fils et les filles de ʿUbayd Allāh b. ʿAbd Allāh, d’un côté, et les filles de ʿAbd Allāh. Il apparaît que l’héritage devait revenir aux filles de ʿAbd Allāh et que les fils de ʿUbayd Allāh b. ʿAbd Allāh (leurs neveux) ont contesté le partage devant le cadi. Voir les analyses d’A. Grohmann, Arabic Papyri in the Egyptian Library, I : Protocols and Legal Texts, Le Caire, Egyptian Library Press, 1934, p. 126.

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d’un qāḍī, nommé ʿAmr b. Abī Bakr431, et se termine sur une liste de témoins appelés à authentifier l’acte432. Une lettre privée de provenance inconnue, remontant selon toute vraisemblance au iiie/ixe siècle, mentionne un certain Abū Yazīd, « scribe du cadi » (kātib al-qāḍī)433. Un autre document du iiie/ixe siècle, très fragmentaire et jusqu’ici inédit, pourrait avoir été émis par un tribunal (jugement ou procès-verbal d’audience, maḥḍar) si l’on s’en tient aux principales expressions lisibles, « il a témoigné en sa faveur » (wa-šahida la-hu) et « il a avoué cela » (wa-aqarra bi-hi)434. Enfin, certains documents commencent à faire référence à des pratiques judiciaires, comme ce papyrus du iiie/ixe siècle dans lequel l’auteur demande d’informer un certain Abū l-Ḥasan que son nom ne figure pas dans le maḥḍar, compte-rendu d’un événement risquant de donner lieu à une procédure judiciaire, ou procès-verbal d’une audience de cadi435.

5.3.1. Des citations à comparaître : une juridiction musulmane dans la campagne copte À partir de cette époque, les documents judiciaires les plus nombreux sont néanmoins des citations à comparaître, pour la plupart découvertes à al-Ušmūnayn. Le plus ancien de la série, dont on estime qu’il remonte au iiie/ixe ou ive/xe siècle, se présente de la manière suivante : Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. Louange à Dieu l’unique ! [Que] Ṯiyudur b. Kayl [Théodore b. Chael] et Fenūfe b. Abrāse, résidant à Abū Qolte, se présentent devant le tribunal (maǧlis al-ḥukm)

431. Notons qu’un certain ʿAmr b. Abī Bakr fut cadi de Damas à l’époque de la rédaction de ce papyrus, de 183/799-800 à 194 ou 195/809-11 (Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XLIII, p. 547-51 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq. Al-Ṯaġr al-bassām f ī ḏikr man wulliya qaḍā’ al-Šām, éd. par Ṣalāḥ al-Dīn al-Munaǧǧid, Damas, al-Maǧmaʿ al-ʿilmī al-ʿarabī, 1956, p. 14). Peut-on supposer avoir affaire ici à une procédure à distance (par le biais d’une correspondance, kitāb al-qāḍī ilā l-qāḍī), dans laquelle le cadi de Damas aurait écrit à un homologue égyptien ? Dans cette hypothèse, ce document pourrait éventuellement correspondre, plutôt qu’au jugement d’un cadi égyptien, à une lettre du cadi de Damas. Sur la procédure à distance, voir W. B. Hallaq, « Qāḍīs Communicating… », art. cité ; M. Tillier, « Les réseaux judiciaires en Iraq à l’époque abbasside », dans D. Coulon, Ch. Picard, D. Valérian (dir.), Espaces et réseaux en Méditerranée, II : La formation des réseaux, Paris, Bouchène, 2010. 432. P.Cair.Arab. I 51. 433. P.David-WeillLouvre 22. Les éditeurs ont transcrit kātib al-qāḍ, mais la photographie du papyrus (planche II de l’article) permet de distinguer le retour du yā’ final sous le ḍāḍ. 434. P.Khalili II 149. Le papyrus fait l’objet d’une simple reproduction photographique, accompagnée d’un court commentaire, dans G. Khan, Arabic Papyri…, op. cit., p. 210. 435. P. M. Sijpesteijn, « The Archival Mind in Early Islamic Egypt », dans P. M. Sijpesteijn et al. (dir.), From al-Andalus to Khurasan. Documents from the Medieval Muslim World, Leyde, Brill, 2007, p. 180.

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d’al-Ušmūnayn, afin qu’ils se prêtent aux exigences de la justice (al-ḥaqq) si Dieu le veut436.

Comme d’autres du même type, cette citation émanant d’une institution judiciaire musulmane (d’après les formules protocolaires) ne paraît pas avoir été signée. Selon la littérature juridique qui nous est parvenue de la même époque pour l’Irak, de tels billets sommaires pouvaient être accompagnés d’un sceau d’argile (ṭīna) authentifiant la provenance de la convocation437. Cette série de citations en justice, publiée par R.G. Khoury438, atteste la présence d’un tribunal musulman dans la ville d’al-Ušmūnayn, en Haute-Égypte, probablement dès le iiie/ixe siècle, assurément au ive/xe siècle439. Cela ne signifie pas, tant s’en faut, que la ville était devenue musulmane. Le papyrus Chrest.Khoury I 78, nous venons de le voir, convoque des plaideurs dont l’identité copte ne fait aucun doute, et il est clair que les chrétiens de la ville pouvaient avoir à répondre de leurs actes devant le tribunal musulman, surtout si leur accusateur était lui-même musulman440. D’autres documents des ive/xe et ve/xie siècles citent un nombre croissant de plaideurs musulmans, mais les chrétiens ne disparaissent pas complètement. Dans un papyrus du ve/xie siècle, un certain Dāniyāl est convoqué devant le tribunal d’al-Ušmūnayn pour y être confronté à son adversaire Balbeh441. On peut ainsi conclure qu’un tribunal de cadi fut implanté dans la ville d’al-Ušmūnayn, au iiie/ixe ou ive/xe siècle, alors que celle-ci était encore en grande partie peuplée de chrétiens. La ville, nous l’avons vu plus haut, fut le siège d’une des principales garnisons musulmanes de HauteÉgypte. La première mention par un texte littéraire d’un wālī l-ḥarb (gouverneur militaire) résidant à al-Ušmūnayn concerne des événements de l’an 335/946, à l’époque iḫšīdide442. Compte tenu du peu d’intérêt qu’al-Kindī porte aux contrées 436. Chrest.Khoury I 78. R. G. Khoury propose une traduction légèrement différente. 437. Voir al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 245 ; al-Ǧaṣṣāṣ, dans ibid., p. 238. Voir al-Simnānī, Rawḍat al-quḍāt wa-ṭarīq al-naǧāt, éd. par Salāḥ al-Dīn al-Nāhī, Beyrouth/Amman, Mu’assasat al-risāla/Dār al-furqān, 1984, I, p. 170, 173. 438. Chrest.Khoury II 31, 32, 33. Il convient ici de faire un usage prudent du papyrus Chrest. Khoury I 79, que Khoury date du ive/xe siècle, mais qui est en réalité plus tardif. Les expressions qui y sont employées (« le tribunal sublime », maǧlis al-ḥukm al-ʿazīz, et « la noble loi », al-šarʿ al-šarīf) ne sont en effet pas attestées avant le xiie siècle. 439. D’autres lettres d’al-Ušmūnayn, datées avec imprécision, sont liées à une institution judiciaire, sans qu’il soit possible de déterminer laquelle. Dans P.Ryl.Arab. 12, l’auteur affirme qu’un habitant de Ramǧūs (près d’al-Ušmūnayn) s’en est pris à deux hommes, visiblement étrangers, se rendant peut-être coupable d’escroquerie (iʿtamada l-ḥiyal f ī-him, litt. « il a usé de ruse avec eux »). L’auteur – un sous-gouverneur, un cadi, ou une autre autorité ? – demande à son destinataire (un juge ? un policier ?) de punir l’accusé afin qu’il serve d’exemple à autrui. 440. Ce qui apparaît dans la citation plus tardive évoquée note 438 (Chrest.Khoury I 79). 441. Chrest.Khoury II 33. 442. Al-Kindī, Wulāt, p. 295.

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extérieures à Fusṭāṭ, il est probable que la garnison existait auparavant, et cette présence musulmane permanente pourrait avoir justifié l’implantation d’un tribunal de cadi. On peut supposer que l’installation de populations civiles musulmanes autour de la garnison443, dont un nombre croissant de convertis444, nécessita l’instauration d’un système judiciaire conforme au modèle institutionnel faisant désormais l’unanimité dans l’Islam. L’institution n’en devint pas moins attractive pour les chrétiens, et le papyrus Chrest.Khoury II 33 confirme qu’il leur arrivait d’y recourir pour des litiges internes à leur communauté445. Accessoirement, la rédaction en arabe, peut-être dès le iiie/ixe siècle, de citations destinées à des défendeurs chrétiens, témoigne de l’arabisation avancée de la population d’al-Ušmūnayn et des environs446. En recevant ces convocations, les destinataires étaient censés être capable de les lire, ou de trouver quelqu’un susceptible de les y aider. La justice à laquelle ils devaient se soumettre ne se définissait pas seulement comme islamique : elle était aussi arabe. Ces citations à comparaître renseignent par ailleurs sur le pouvoir d’attraction du tribunal d’al-Ušmūnayn. Les lieux de résidence de plusieurs défendeurs sont en effet mentionnés dans ces papyrus : Abū Qolte447, Itlīdim448 ou plus tard al-Rayramūn449, tandis qu’un des demandeurs d’une convocation fatimide, Sulaymān al-Qolobbī, venait sans doute d’un lieu-dit appartenant au territoire de Mallawī450. Ces villages se trouvent, respectivement, à environ 10, 13, 5 et 8 km d’al-Ušmūnayn (carte 6). Cela confirme, s’il en était encore besoin, que le pouvoir du cadi s’étendait bien au-delà de la ville où il siégeait et que son district englobait les territoires environnants. Sur la base de la littérature juridique, nous avions précédemment conclu que les districts de cadis correspondaient à un cercle au rayon d’une demi-étape, soit une vingtaine de kilomètres451. L’exemple du district d’al-Ušmūnayn vient confirmer la réalité historique de la théorie des juristes. 443. Al-Kindī parle de « marchands » (tuǧǧār) qui, en 335/946, se plaignent du wālī d’alUšmūnayn. Ibid., p. 295. 444. Des conversions à l’islam dans les campagnes égyptiennes sont attestées à partir du iie/ viiie siècle. P. Sijpesteijn, « Landholding Patterns… », art. cité, p. 128. 445. Sur les raisons d’un tel recours aux tribunaux musulmans par les chrétiens aux premiers temps de l’Islam, voir U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 147-173. 446. S. Björnesjö souligne que quelques lettres de la fin du viiie siècle témoignent de l’existence de chrétiens comprenant déjà l’arabe. S. Björnesjö, « L’arabisation de l’Égypte : le témoignage papyrologique », Égypte-Monde Arabe, 27-28, 1996, p. 93-106 (en ligne : http ://ema.revues. org/index1923.html, consulté le 5 décembre 2012), § 6. Voir ibid., § 9. 447. Chrest.Khoury I 78. 448. Ibid. II 31. 449. Ibid. I 79. 450. Ibid. 451. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 297-298.

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Abū Qirqās

Itlīdim

0

5 km

Maḥrās Abū Qolte

al-Ushmūnayn al-Rayramūn

al-Ushmūnayn Mallawī

© M. Tillier - 2016

Mallawī

centre administratif village

Carte 6 — al-Ušmūnayn et sa région, ixe-xe siècle

5.3.2. La judicature et son référent juridique La présence d’un tribunal de cadi à al-Ušmūnayn suscita la production d’autres types de documents. Un papier du ive/xe siècle pourrait correspondre à une pétition : l’auteur, inconnu, en appelle à un qāḍī, auprès duquel il sollicite peut-être une entrevue afin, dit-il, de « l’informer d’une chose dont il a besoin ». Le billet est endommagé et, plutôt qu’un appel au cadi contre un défendeur, il pourrait concerner d’autres attributions du cadi, comme la gestion de biens452. La diffusion de tribunaux de cadis en Haute-Égypte conduisit à une évolution des pratiques. C’est à partir du ive/xe siècle que l’on voit apparaître, sur certains documents juridiques, des marques d’enregistrement par l’institution judiciaire : le verbe ṣaḥḥa (« authentique ») ou l’expression ṣaḥḥa ḏālika (« ceci est authentique »), apposé(e) sur le document par le cadi, vient certifier sa valeur juridique453. Non seulement les musulmans, mais aussi les chrétiens, venaient 452. Chrest.Khoury I 81. 453. Voir par exemple CPR XXVI 10, 40. Sur cette pratique, voir A. Grohmann, Allgemeine Einführung, op. cit., I.1, p. 19 ; id., Einführung und Chrestomathie, op. cit., p. 122-123 ; Y. Rāġib, Actes de vente, op. cit., t. II, p. 119.

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désormais faire authentifier leurs actes, dont ils faisaient par ailleurs témoigner des musulmans peut-être attachés au tribunal454. Le développement du système judiciaire cadial dans la province égyptienne transparaît enfin dans des documents qui inscrivent résolument la judicature dans une pensée juridique régie par les ʿulamā’. Un papier de provenance inconnue, qui daterait du ive/xe siècle, se présente comme le brouillon455 d’une demande de fatwā concernant une affaire judiciaire. Le destinataire – désigné comme šayḫ, probablement un faqīh – est interrogé à propos d’un homme qui, après que sa tante eut vendu du blé qu’il avait placé en dépôt chez elle, lui a intenté un procès au tribunal (maǧlis al-ḥukm). La tante ayant avoué (iʿtarafat), le juge (ḥākim) l’a condamnée et a rédigé un jugement en faveur du plaignant. La tante est néanmoins décédée avant d’avoir achevé le remboursement du blé. L’auteur demande donc au jurisconsulte si, d’après le droit (litt. « le savoir », ʿilm), le juge doit exiger des héritiers le remboursement du blé en nature ou en espèces456. Le juge en question, ici appelé ḥākim, n’est probablement autre qu’un cadi. Il n’est pas rare que le fiqh de la même période emploie ce terme, plus général que celui de qāḍī, lorsqu’il édicte une règle ; selon toute vraisemblance, la demande de fatwā se plaçant sur un plan théorique, l’auteur adopte cet usage et remplace le titre de qāḍī par le générique ḥākim. 6. AUTRES INSTANCES JUDICIAIRES ET PARAJUDICIAIRES

6.1. Documents de l’administration carcérale À l’époque préclassique et classique, le fiqh considérait qu’une partie au moins de l’administration carcérale relevait du cadi. Lieu d’incarcération préventive, punitive ou administrative, la prison apparaissait comme un outil nécessaire à la judicature457. C’est pourquoi les quelques papyrus arabes relatifs aux prisons qui nous sont parvenus pour les premiers siècles de l’Islam pourraient être classés dans la documentation liée au tribunal du cadi. Les incertitudes qui planent sur ces papyrus interdisent néanmoins toute conclusion hâtive. L’emprisonnement avait en effet une longue tradition en Égypte458. Des registres de prisonniers en grec 454. CPR XXVI 10. 455. Le recto et le verso du papier présentent des textes presque similaires, bien que rédigés d’une main différente, ce qui laisse penser que le plaignant y a préparé (ou fait préparer) deux versions du texte qu’il a finalement envoyé au jurisconsulte. 456. Chrest.Khoury I 82-83. 457. Voir I. Schneider, « Imprisonment in Pre-classical and Classical Islamic Law », Islamic Law and Society, 2, 1995, p. 158 et suiv. 458. Voir par exemple G. Rouillard, L’administration civile…, op. cit., p. 162, 164.

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– incluant les causes de leur incarcération – sont encore connus pour l’Arsinoïde (Fayyūm) au iie/viiie siècle459, témoignant de la persistance d’une administration carcérale sous l’autorité de pagarques ou, parfois, d’évêques460. La documentation arabe qui commence à surgir à propos des prisons à partir du ixe siècle permet néanmoins de proposer quelques hypothèses concernant l’institution du cadi. Deux principaux documents en arabe émanent de l’administration carcérale. Ils sont, tous deux, relatifs à des libérations de prisonniers : dans la terminologie moderne, il s’agit de levées d’écrou. La première remonte au milieu du ive/ xe siècle : datée de 348/959, elle est appelée taḏkira (« certificat ») et enregistre la sortie d’un détenu nommé Abū l-Samḥ ʿUqba b. Ḫalīfa b. Muḥammad al-Fāḍilī, un personnage de haut rang si l’on en croit l’eulogie (ayyada-hu llāh, « que Dieu lui prête assistance ! ») qui accompagne son nom. La taḏkira se présente sous la forme d’un témoignage écrit par un certain ʿĀmir b. Yazīd b. Maǧd Allāh, peutêtre le geôlier461. Ce document montre l’existence, au xe siècle, d’une administration carcérale dotée d’un fonctionnement bureaucratique avancé, enregistrant avec précision le jour et l’heure d’élargissement d’un détenu462. Malheureusement, la provenance du document est inconnue. Si le prisonnier élargi était bien un homme de rang respectable – il semble en tout cas respecté par l’administration carcérale –, peut-être s’agissait-il d’un débiteur, libéré au terme d’une période d’emprisonnement de quelques mois ? Dans un système judiciaire idéal, tel que le représentent les juristes musulmans, le cadi aurait dû avoir autorité sur un tel débiteur – si l’endettement est bien la cause de son emprisonnement –, auquel cas la note pourrait lui avoir été destinée. La taḏkira ne porte pourtant pas d’adresse et mentionne juste, au verso : « Taḏkira concernant l’heure à laquelle Abū l-Samḥ ʿUqba b. Ḫalīfa a été libéré, que Dieu lui prête assistance ! » Rien n’indique donc que la note fut envoyée à un juge, et il est plus probable, d’après le titre qui apparaît au verso, qu’elle ait été destinée à un archivage interne à l’administration carcérale. Ce document est finalement bien peu à même de nous renseigner sur la place de la prison dans le système judiciaire.

459. Voir F. Morelli, « 64.-66. Dalle prigioni dell’Arsinoite », dans Gedenkschrift Ulrike Horak (P. Horak), Florence, Gonnelli, 2004, p. 185-195. 460. P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 148. Sur la multiplication des prisons privées dans l’Égypte byzantine, voir R. Rémondon, « L’Église dans la société égyptienne à l’époque byzantine », Chronique d’Égypte, 47, 1972, p. 270. Un papyrus du iie siècle de l’hégire évoque également l’emprisonnement et la mise à l’amende d’un certain Makīs b. Ṣamūn par le wālī de Bū Kabīr (dans le Delta), peut-être suite à un défaut de paiement de l’impôt. P.Khalili I 14 (p. 124 et commentaire p. 128). 461. P.Cair.Arab. II 137 = Chrest.Khoury I 86. 462. Voir M. Tillier, « Prisons et autorités urbaines sous les Abbassides », Arabica, 55, 2008, p. 391.

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Quoiqu’objet d’incertitudes plus grandes encore, le second document offre peut-être des pistes intéressantes. Une levée d’écrou découverte à al-Ušmūnayn, et datant du iiie-ive/ixe-xe siècle, concerne manifestement un débiteur, Yuḥannis Kināna. Il y est ordonné de le libérer après qu’un certain Abū Rāzī s’est porté garant (ḍamina) de la somme qu’il doit : [1] Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. [2] Puissé-je te servir de rançon ! [3] Libère (iṭlaq) Yuḥannis Kināna, car [4] Abū Rāzī s’est porté garant de l’argent qu’il doit devant nous, [5] après qu’il aura été libéré. Le garant (al-mutaqabbil) est digne de confiance si Dieu le veut. Puissé-je te servir de rançon463 !

Cette levée d’écrou n’est pas une note destinée aux archives, mais une lettre adressée à un personnage inconnu. Dans son édition du document, D.S. Margoliouth remarque que, de manière inattendue, le destinataire semble être de rang supérieur à l’émetteur – ce que trahit l’eulogie ǧuʿiltu fidā-k), et se demande comment un individu peut adresser une telle injonction à son supérieur464. Faudrait-il lire ce billet non comme un ordre de libération, mais comme un rapport indiquant que ledit prisonnier « a été élargi » (en lisant ’.ṭ.l.q au passif, uṭliqa) ? Cette solution n’est pas satisfaisante, car on attendrait alors un verbe à l’accompli (māḍī) à la ligne 5, baʿda an uṭliqa (« après qu’il a été libéré ») et non baʿda an yuṭlaq (« après qu’il aura été libéré ») comme dans le papyrus. Il n’y a, en réalité, de paradoxe que si l’on considère – à l’instar de Margoliouth – que celui qui ordonne la libération doit occuper un rang plus élevé que celui qui libère. Or nous avons montré ailleurs que les prisons, à l’époque abbasside, relevaient le plus souvent d’autorités politico-militaires tel le gouverneur ou le chef de la šurṭa, et que le pouvoir que les juristes attribuaient aux cadis en la matière était très théorique, voire rhétorique – les fuqahā’ prônant le contrôle de « sa » prison par le cadi, alors qu’il ne pouvait en réalité que rarement l’exercer465. Si l’on postule qu’à al-Ušmūnayn, également, la prison où se trouvait ce débiteur relevait d’une autorité politico-militaire par laquelle devait passer le juge responsable de l’incarcération afin de mettre fin à celle-ci, la logique de ce document apparaît plus clairement. Il est ainsi possible que ce billet, demandant la remise en liberté de Yuḥannis Kināna, ait été émis par le cadi d’al-Ušmūnayn (responsable de l’incarcération pour dette) à l’attention du sous-gouverneur (ayant autorité sur la prison). En vertu de ses pouvoirs judiciaires, le cadi pouvait « ordonner » à un officier de rang supérieur ou égal au sien de libérer un de ses prisonniers. Ce papyrus viendrait ainsi confirmer que l’administration carcérale ne relevait pas du cadi, en tout cas à al-Ušmūnayn. 463. Chrest.Khoury I 85 = P.Ryl.Arab. 15. 464. D. S. Margoliouth, Catalogue…, op. cit., p. 11. 465. M. Tillier, « Prisons et autorités urbaines… », art. cité, p. 396-397.

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6.2. Des instances de médiation et d’arbitrage ? D’autres documents, de nature judiciaire en apparence, peinent à être rattachés à une institution spécifique. Le caractère isolé de ces papyrus, l’absence d’éléments explicatifs internes et de contextes ne permettent pas d’interprétation univoque de leur contenu. Il faut donc une fois encore se contenter d’hypothèses. Dans une lettre datant probablement du iiie/ixe siècle, publiée par Werner Diem, un personnage anonyme s’adresse à un interlocuteur de haut rang – ce dont témoignent les eulogies du protocole, « que Dieu te garde longtemps en vie et perpétue la considération dont tu jouis » (aṭāla llāhu baqā’a-ka wa-adāma ʿizza-ka) – pour demander son intervention dans une affaire d’argent. Dans le titre qu’il donne à ce papyrus, Diem suggère qu’il s’agit d’une demande de paiement à un « caissier »466. Plusieurs éléments laissent penser que l’affaire concerne plutôt un emprunt : le verbe maṭala (« remettre à plus tard », « différer [le paiement de sa dette] ») – si tant est que la restitution de ce mot, à moitié tronqué dans le papyrus, soit exacte – est typique du champ lexical de la dette. Il semble par ailleurs que la personne à laquelle de l’argent est réclamé s’apprête à « partir » (yurīd al-ḫurūǧ), ce qui pourrait correspondre à un cas de débiteur sur le point de quitter la ville sans régler ses dettes467. Le verbe aqarra (« avouer »), qui apparaît vers la fin, suggère qu’il s’agit d’une affaire judiciaire. Il n’est pas sûr, pour autant, que le destinataire soit un juge institutionnel. En effet, dans le fragment préservé de ce qui pourrait être une pétition, l’auteur ne semble pas demander à son destinataire de convoquer son adversaire, mais simplement de « lui parler en tête à tête » (taḫlū bi-hi), expression qui semble trop faible pour évoquer une audience judiciaire. De là, on peut se demander si le destinataire, quelle que soit sa position – officielle ou non –, n’est pas sollicité pour servir de médiateur : le plaignant ne lui demanderait pas de condamner son débiteur, mais de faire pression sur lui afin qu’il rembourse. Il s’agirait, dans cette hypothèse, d’une démarche « préjudiciaire » et d’un appel à la médiation d’un puissant. Mais ce n’est, encore une fois, qu’une spéculation invérifiable. Une autre pétition, d’origine inconnue, fut rédigée par un certain Abū Samra au iiie/ixe siècle. L’homme, manifestement musulman, se plaint qu’un affranchi de son père s’introduit chez lui pour voler de la paille (tibn). Il demande à son destinataire, Abū l-Walīd, dont la fonction n’est pas connue – et qui bénéficie d’eulogies de rang moyen, « que Dieu te préserve, te donne la santé et te laisse jouir de ce monde » (ḥafiẓa-ka llāh wa-ʿāfā-ka wa-amtaʿa bi-ka) –, de faire peur au voleur en lui infligeant une bastonnade, afin qu’il cesse ses agissements et rende ce qu’il a volé. La requête ne concerne pas un procès, mais réclame plutôt une forme d’intimidation à propos d’un larcin de peu de valeur. Le personnage 466. W. Diem, Arabische Briefe auf Papyrus und Papier aus der Heidelberger Papyrus-Sammlung, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1991, p. 132. 467. P.Heid.Arab. II 27.

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auquel la pétition est adressée est-il un représentant de l’ordre (émir local, membre de la šurṭa, etc.) ? Un simple notable influent, assisté d’hommes de main ? Ces deux exemples, dont l’interprétation ne peut que faire l’objet d’hypothèses, laissent entrevoir l’existence de formes moins officielles de résolution des conflits, par le biais de médiateurs ou de puissants notables. Un dernier papyrus, rédigé au Fayyūm en 258/872, permet d’explorer cette piste plus avant. P.Marchands I 10, présenté par Yūsuf Rāġib comme le « procèsverbal d’un litige », ressemble à première vue à un document judiciaire. Deux frères sont en conflit à propos d’une livraison de tissus, que l’un prétend avoir envoyée et l’autre nie avoir reçue. Les preuves mentionnées – preuve testimoniale (bayyina) et serment (yamīn) – sont conformes, selon le fiqh, à celles retenues par le cadi. Pourtant, de juge il n’est pas question dans le texte, ni de tribunal. L’acte est rédigé par Abū Hurayra, fameux marchand d’étoffes et notaire pour le compte de son entourage familial et professionnel468. Les témoins attestent que le livreur a reconnu (iqrār) qu’il devait bien livrer les pièces de toile réclamées, et le document sert à définir la procédure à suivre : le destinataire de la livraison (accusateur) devra prêter serment qu’il ne l’a pas reçue, et le livreur (accusé) devra produire la preuve testimoniale qu’il a expédié le colis ; en cas de témoignages en sa faveur, l’accusé sera innocenté, et en l’absence de tels témoignages, il demeurera redevable des pièces de toile. Le document se présente en réalité comme un accord entre les parties, conclu avec l’aide du notaire Abū Hurayra, par lequel l’accusateur accepte (raḍiya) de renoncer à sa réclamation si l’accusé prouve sa bonne foi. Sans être un compromis d’arbitrage, puisqu’aucun arbitre n’y est désigné469, le papyrus s’y apparente toutefois puisque les parties s’engagent à suivre une procédure et à respecter son issue. Cet accord put préparer un procès en bonne et due forme devant un cadi – les juristes évoquant ce type de ṣulḥ tentant de modifier le déroulement de l’audience470. Mais il est aussi possible qu’il ait simplement défini la procédure à suivre devant une personne privée, peutêtre Abū Hurayra lui-même qui, en vertu de ses compétences juridiques et de sa position respectée dans le milieu des marchands d’étoffes, put être appelé à arbitrer le conflit.

468. Y. Ragheb, « Marchands d’Égypte du viie au ixe siècle d’après leur correspondance et leurs actes », dans Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public. 19e congrès, Reims, 1988, p. 27-28. 469. Pour un exemple de tel compromis, voir M. Tillier, « Arbitrage et conciliation aux premiers siècles de l’Islam : théories, pratiques et usages sociaux », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 140, 2016, p. 34. 470. Ibid., p. 43.

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CONCLUSION

Cet essai de synthèse sur la documentation papyrologique judiciaire, délibérément détaché, autant que possible, des sources littéraires, conduit à formuler plusieurs remarques. 1) Sur le plan lexical, une terminologie judiciaire arabe semble en place dès la fin du ier/fin viie-début viiie siècle, c’est-à-dire dès le début de la période marwānide. Le demandeur « prétend » (yazʿamu) à un « droit » (ḥaqq) que lui dénie le défendeur. Le juge, qui « réunit les plaideurs » (ǧamaʿa bayna-humā)471, est appelé à « examiner » (naẓara) leur affaire472. La preuve demandée est nommée bayyina473, et elle ne semble pas nécessaire si la partie accusée « avoue » (iʿtarafa)474. De surcroît, le vocabulaire de plusieurs types d’affaires semble déjà fixé : la dette (dayn)475, la pension de la femme mariée (nafaqa)476, le cadeau compensatoire (matāʿ)477, tous des termes coraniques478. De manière plus générale, le vocabulaire de la justice fait écho à la prose coranique dès l’époque omeyyade. Nous avons vu plus haut que le choix du terme bayyina pour désigner la preuve judiciaire est loin d’être anodin, puisqu’il renvoie à la preuve par excellence mise en exergue par le Coran. Il en va de même d’autres termes ou expressions clés : ǧamaʿa bayna (« réunir ») est employé dans le Coran pour évoquer le Jugement dernier : « Dis : Notre Seigneur nous réunira tous 471. P.Mird 18 ; P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32 ; P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33 ; P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. 472. P.Cair.Arab. III 154 = P.World, p. 129 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 ; Chrest.Khoury I 84 ; Y. Rāġib, « Lettres arabes (I) », art. cité, p. 16 = Chrest.Khoury I 95. On remarque néanmoins que le verbe à l’impératif unẓur n’est pas réservé, dans la documentation papyrologique, au traitement d’affaires judiciaires. Dans une pétition du iiie siècle (Khurasan), un homme ruiné par un séjour en prison demande une aide financière à l’émir, réclamant que ce dernier « examine » son cas (G. Khan, Arabic Papyri…, op. cit., p. 137). Si ce terme apparaît dans diverses pétitions où le destinataire est appelé à réfléchir à un cas, dans un contexte judiciaire le verbe naẓara n’en prend pas moins le sens particulier d’« instruire un procès » ou de « juger ». 473. P.Cair.Arab. III 154 = P.World, p. 129 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Heid. Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32 ; P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33 ; P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34. Notons que la racine b.y.n. est aussi employée dans les papyrus dans un sens non judiciaire. Le verbe bayyana semble ainsi signifier « notifier » dans une convocation devant le dīwān datant du iiie/ixe siècle. P.Cair.Arab. III 176. 474. P.Mird 18. 475. P.Cair.Arab. III 154 = P.World, p. 129 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 ; P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. Ajoutons également l’expression la-hu ʿalā fulān (« Untel lui doit… »). Voir P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Cair.Arab. III 155 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 30 ; P.Heid. Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32. 476. P.Mird 18. 477. Ibid. 478. M. F. ʿAbd al-Bāqī, al-Muʿǧam al-mufahras, op. cit., p. 267-268, 658, 716.

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(yaǧmaʿu bayna-nā) puis il jugera entre nous, selon la Vérité (al-ḥaqq)… » (34 : 26)479. Plus courants – et donc moins révélateurs –, les verbes naẓara, iʿtarafa, zaʿama apparaissent tous à de multiples reprises dans le Coran480. La répétition – voire la scansion – des racines ḥ.q.q. et ẓ.l.m.481 renvoie également à une opposition coranique entre le bien/la vérité/la justice (al-ḥaqq) et le mal/l’injustice (al-ẓulm)482, cette dernière notion – et ses dérivés ẓālim, ẓalama, etc. – apparaissant plus de 280 fois dans le Coran483. Par l’utilisation d’un tel vocabulaire, les gouverneurs égyptiens se présentent comme les défenseurs d’une justice islamique aux références coraniques. Cette terminologie judiciaire est très proche de, voire identique à celle que sanctionnèrent les ouvrages de fiqh au cours des siècles suivants. L’historien habitué à ce dernier type de source tend à décrypter le sens des papyrus judiciaires à la lumière de cette théorie préclassique ou classique. Rappelons néanmoins que le sens terminologique de certains mots ne peut être projeté sans autre indice textuel. Ainsi en va-t-il du terme bayyina, qui en vint à désigner la « double preuve testimoniale » dans les ouvrages préclassiques et classiques, mais dont on ne peut pour l’instant déterminer si, à l’époque marwānide, il désignait quelque chose de plus précis que la « preuve » en général. Insistons aussi sur le fait que cette terminologie, attestée dès la fin du ier siècle de l’hégire, précède toute tentative connue de systématisation juridique par ceux qui furent plus tard qualifiés de ʿulamā’. Cela tend à confirmer la théorie de Joseph Schacht selon laquelle une partie du droit musulman plonge ses racines dans la pratique administrative omeyyade484. Schacht considère que c’est en matière de droit de la guerre, de droit fiscal et de droit pénal que le lien avec les pratiques administratives est le plus sensible. Il semble qu’à ces domaines il soit maintenant nécessaire d’ajouter le droit des procédures485. Cela ne signifie pas, néanmoins, que les procédures théorisées par le fiqh ne sont autres que celles mises en œuvre à l’époque omeyyade : comme nous l’avons vu, la procédure par rescrit employée par les gouverneurs marwānides n’a que peu de rapports avec les audiences accusatoires orchestrées par les cadis de l’époque classique. Les racines administratives de la procédure judiciaire, telle qu’elle fut élaborée par le fiqh, 479. Voir Coran 42 : 15, où la même expression est employée à propos de Dieu, mais dans un sens non judiciaire. 480. Voir M. F. ʿAbd al-Bāqī, al-Muʿǧam al-mufahras, op. cit., p. 330, 458, 705. 481. P.Cair.Arab. III 154 = P.World, p. 129 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 28 ; P.Heid.Arab. I 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 29 ; P.Qurra 3 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 31 ; P.Heid.Arab. I 10 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 32 ; P.Heid.Arab. I 11 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 33 ; P.BeckerPAF 2 = P.AbuSafiyaBardiyatQurra 34 ; Chrest.Khoury I 84. 482. Voir par exemple Coran 3 : 108. 483. Voir R. Badry, B. Lewis, « Ẓulm », EI2, XI, p. 566. 484. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 199-213. 485. Schacht ne fait qu’effleurer ce point à propos du témoignage des non-musulmans. Ibid., p. 210-211.

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sont avant tout de nature lexicale : lorsqu’ils entreprirent de théoriser la justice et d’en fixer les règles, les ʿulamā’ étaient héritiers d’une terminologie suffisamment établie pour qu’ils n’envisagent pas d’en changer. C’est à un autre niveau, par des infléchissements de sens ou le remodelage de définitions, qu’ils agirent désormais sur son cours. 2) En dépit de la terminologie employée, la documentation papyrologique offre une image bien différente de la justice omeyyade que celle transmise par les sources littéraires. Le cadi est complètement absent et la justice est avant tout celle du gouverneur et des pagarques. Il y a là, peut-être, un effet de sources : les conditions climatiques de Haute-Égypte et, à un moindre degré, de Palestine, ont permis la conservation de papyrus qui ont disparu ailleurs, offrant ainsi l’image d’une justice « provinciale », alors que les sources littéraires se concentrent avant tout sur l’administration judiciaire des capitales. Il faut espérer que l’édition des papyrus de Fusṭāṭ viendra nuancer les présentes conclusions et documenter le système de l’époque omeyyade. Le climat n’est pourtant pas seul en cause : comme nous l’avons vu, le développement tardif d’une administration judiciaire « bureaucratique » à Fusṭāṭ, caractérisée par une forte production écrite et par des pratiques d’archivage, pourrait expliquer l’absence de la judicature « classique » des sources documentaires. Il faut peut-être aussi conclure que, sans que son existence historique soit contestable, l’institution du cadi demeura longtemps en retrait par rapport à la justice du gouverneur, et que ce dernier s’imposa comme la principale autorité judiciaire dans l’Égypte et la Palestine omeyyades486. 486. Yūsuf Rāġib propose de traduire l’expression sanat qaḍā’ al-mu’minīn, qui apparaît dans deux papyrus égyptiens du ier/viie siècle en référence à un calendrier préhégirien, par « année de la juridiction des croyants ». Le mot qaḍā’, écrit-il, « doit désigner la judicature », mais Rāġib n’apporte comme argument qu’une citation tardive du Sunan d’Abū Dāwūd évoquant non pas le qaḍā’ al-mu’minīn, mais le qaḍā’ al-muslimīn. Il tend par ailleurs à confondre le qaḍā’, institution judiciaire (« judicature », « juridiction ») dans le fiqh classique, et des pratiques juridiques (il parle ainsi d’une « année employée par les musulmans pour les actes juridiques ») qui ne sont pas nécessairement liées à la judicature (Y. Rāġib, « Une ère inconnue… », art. cité, p. 192-193). L’absence de toute référence à une juridiction qui serait appelée qaḍā’ dans les papyrus des premiers siècles permet de douter de la pertinence de son interprétation : on voit mal comment une institution judiciaire aussi mal documentée, dont on ne perçoit que difficilement les traces aux premiers siècles, et dont on ignore même si elle porta si tôt l’appellation de qaḍā’, put donner son nom à un calendrier, et de ce point de vue la traduction de l’expression par « year of the rule of the Believers » proposée par Fred Donner (« From Believers to Muslims. Confessionnal Self-Identity in the Early Islamic Community », al-Abhath, 50-51, 2002-2003, p. 48 ; Donner est depuis revenu sur cette traduction et, sous l’influence de Rāġib, emploie l’expression « in the jurisdiction of the Believers » dans son article « Qur’ânicization of Religio-Political Discourse… », art. cité, p. 87) semble plus proche du sens historique. Le qaḍā’, dans son sens originel et coranique, est avant tout le décret divin, et il renvoie à l’idée d’accomplissement. Dans une des plus anciennes attestations de l’emploi « judiciaire » du terme, à la fin de l’époque omeyyade, le qaḍā’ évoque encore l’application du décret divin par le juge (M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 80-81, 88, 91). De fait, la sanat qaḍā’ al-mu’minīn ne semble pas si différente de l’ère « de la domination des Ṭayyi’ » (šūlṭōnō d-Ṭayōyē) des sources syriaques (voir Y. Rāġib,

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De fait, l’absence documentaire du cadi n’est pas la seule différence par rapport à l’époque classique. La justice du gouverneur diverge considérablement de celle qui fut théorisée par les juristes préclassiques et classiques. Dans la procédure accusatoire conduite devant le cadi, selon le schéma développé par le fiqh, le juge est saisi par un demandeur, qu’il entend en compagnie de son adversaire (qu’il a auparavant convoqué si le défendeur ne s’est pas présenté de lui-même) avant de rendre son jugement. Le système théorisé par le fiqh et décrit dans la plupart des sources narratives fonctionne en autarcie par rapport au pouvoir politique. À l’époque marwānide, la procédure la mieux documentée est en revanche celle par rescrit : saisi par un demandeur, le pagarque chrétien écrivait au gouverneur de Fusṭāṭ en lui exposant brièvement l’affaire, et en retour le gouverneur (ou plutôt son administration) lui envoyait un rescrit l’autorisant à trancher l’affaire sur la base de la preuve produite par le demandeur. Si ce dernier n’était pas en mesure de présenter la preuve requise, le pagarque devait écrire à nouveau au gouverneur et suivre ses instructions. Cette procédure rappelle, à bien des égards, des pratiques judiciaires en cours dans l’Égypte byzantine et survivant à l’époque sufyānide au niveau du duché. Il n’en demeure pas moins que, par le référent coranique qui la décrit, la procédure n’est pas un simple emprunt aux institutions byzantines : elle témoigne d’une assimilation, voire d’un remodelage, du système judiciaire par un pouvoir qui entend imposer un mode islamique de résolution des conflits. De ce point de vue, le processus d’assimilation du système judiciaire byzantin suivit un cours comparable à celui de la monnaie qui, en adaptant des modèles byzantins ou sassanides antérieurs, n’en vit pas moins la création de types monétaires originaux. Plutôt que d’imposer des références heurtant les usages de la société de conquête, les nouveaux pouvoirs s’approprièrent les anciens modèles et les transformèrent, avant de s’en détacher progressivement. Il reste à savoir dans quelle mesure les paradigmes mis au jour dans les campagnes ou les villes secondaires d’Égypte et de Palestine s’appliquent également aux grands centres comme Fusṭāṭ ou d’autres capitales provinciales. Quel rapport existe-t-il entre le système judiciaire des « provinces », oubliées des sources littéraires, et celui des « capitales », absentes de la documentation publiée ? Les cadis de l’époque omeyyade étaient-ils aussi liés aux gouverneurs que les pagarques ? Leur intervention s’inscrivait-elle dans une procédure par rescrit orchestrée par le gouverneur ? Le fiqh classique évoque des correspondances entre gouverneurs et cadis que l’on ne retrouve presque jamais mentionnées dans la littérature narrative. Ainsi le ḥanafite irakien al-Ḫaṣṣāf (m. 261/874) interdit-il, au iiie/ive siècle, que le cadi reçoive les lettres judiciaires – susceptibles de comporter un jugement – de la part d’un ʿāmil (intendant des finances ? sous-gouverneur ?)487. On « Lettres arabes (I) », art. cité, p. 189), à ceci près que le terme qaḍā’ véhicule, en plus de la notion de « règne », l’idée que celui-ci correspond à l’accomplissement, par les « croyants », d’un dessein divin qui passe notamment par l’application de la Loi divine. 487. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 446.

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comprendrait mal cette prescription, qui ne correspond à rien de connu à l’époque abbasside, si celle-ci ne découlait pas de pratiques réminiscentes, attestées plus tôt et désormais condamnées par les juristes. Cette allusion constitue peut-être, rétrospectivement, un indice du fait que les juges d’une époque ancienne recevaient des instructions de la part de gouverneurs ou de sous-gouverneurs. 3) La correspondance, en Égypte comme en Palestine, entre des autorités supérieures (gouverneur ou sous-gouverneur) et des agents subordonnés (pagarques ou autres), suggère l’existence d’une procédure par rescrit, dans des termes proches, en Haute-Égypte et en Palestine, et donc une certaine uniformité des pratiques judiciaires à l’époque marwānide – au moins dans les provinces auparavant byzantines. L’adoption de procédures comparables résulta-t-elle d’une politique centrale réfléchie et harmonisée ? Ou simplement d’une même faculté d’adaptation à des pratiques comparables ? La procédure par rescrit fut-elle mise en œuvre dans d’autres provinces – y compris des provinces de tradition non byzantine ? L’absence de documentation judiciaire connue pour les provinces orientales du califat empêche pour l’instant de répondre à ces questions. Pour ce que les rares papyrus palestiniens permettent d’en dire, cette uniformité est néanmoins relative. Au-delà d’une structure de base commune, les autorités judiciaires semblaient différentes dans la Palestine de la fin du viie siècle et dans l’Égypte du début du viiie siècle. Tandis qu’en Haute-Égypte la justice était rendue au quotidien par des pagarques chrétiens, en Palestine elle semble avoir été aux mains de « juges » musulmans dont le rôle et les fonctions officielles demeurent mal connues. Les procès documentés y opposent par ailleurs des musulmans, alors que les justiciables connus pour le Ṣaʿīd égyptien semblent tous chrétiens. 4) Insistons, enfin, sur la longévité du fonctionnement administratif mis en évidence pour l’époque omeyyade. Bien qu’il soit impossible, en l’état actuel de la documentation, de tirer des conclusions définitives sur l’intervention des premiers gouverneurs abbassides dans la justice provinciale, il apparaît que la procédure par rescrit se maintint au-delà de la révolution abbasside, ne seraitce qu’à l’échelon de la kūra – le sous-gouverneur envoyant en ce cas ses rescrits à un subordonné local. Cela confirme que la « révolution » abbasside, bien que révolutionnaire dans son idéologie, conduisit avant tout à une évolution des pratiques488. Le rôle du gouverneur dans la procédure judiciaire s’efface de la documentation papyrologique en même temps que le cadi s’y affirme peu à peu. Est-ce le fruit du hasard ? Ou faut-il en déduire que la forme classique de la judicature est une invention abbasside ? L’exemple du Fayyūm et d’al-Ušmūnayn révèlent en tout cas que la judicature ne commença à se développer, dans les centres 488. Voir I. Bligh-Abramski, « Evolution versus Revolution : Umayyad Elements in the ‘Abbāsid Regime 133/750-320/932 », Der Islam, 65, 1988, p. 226-243.

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secondaires de la province égyptienne, que dans le courant du iiie/ixe siècle, suivant en cela un modèle que nous avions mis en évidence – à partir des seules sources littéraires – pour l’Irak abbasside489. Le renforcement progressif de telles judicatures provinciales se traduit par l’apparition dans la documentation papyrologique de « vicaires » (ḫalīfa) du cadi de Fusṭāṭ490. À al-Ušmūnayn, le doublement du cadi local par au moins un vicaire témoigne d’un développement considérable des structures judiciaires dans cette ville secondaire de la vallée du Nil491. Faute de réponses satisfaisantes à nombre de questions soulevées par la documentation papyrologique, il convient maintenant de se tourner vers d’autres types de sources. Seul un travail d’archéologie littéraire, accompagné d’une étude historiographique de la judicature, permettra de mieux comprendre la formation de l’institution judiciaire musulmane et ses dynamiques historiques.

489. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 322-323. 490. Voir P. M. Sijpesteijn, « Delegation of Judicial Power… », art. cité. 491. P.Cair.Arab. I 45.

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d e u x i è m e pa rt i e

LE TRIBUNAL DU CADI SELON LA TRADITION LITTÉRAIRE

chapitre 2

R E G A R D H I S TO R I O G R A P H I Q U E S U R L A J U D I C AT U R E M U S U L M A N E L E S S O U R C E S N A R R AT I V E S

L’étude des papyrus égyptiens et de la rare documentation palestinienne ouvre de nouvelles perspectives. D’un côté, nous l’avons vu, des procédures proches semblent avoir été mises en œuvre dans deux régions voisines (Égypte et Palestine) mais distinctes sur le plan administratif à l’époque omeyyade. Néanmoins dans le détail, les lettres judiciaires égyptiennes et palestiniennes – pour le petit nombre qui nous est parvenu – accusent des différences de forme comme de fond qui témoignent de l’adaptation des procédures à des contextes humains originaux. Au-delà de cette documentation, est-il possible de reconstituer les dynamiques régionales et/ou impériales qui présidèrent à la formation des systèmes judiciaires islamiques ? Peut-on penser que, dès la fin du ier/viie siècle, des facteurs d’unité existaient ? Dans quelle mesure les procédures se singularisaient-elles d’une région à l’autre de l’empire omeyyade ? Comment déterminer le poids d’éventuelles traditions communes, que celles-ci remontent à la période antérieure aux conquêtes, qu’elles découlent d’un modèle « islamique » partagé, ou d’une politique à l’échelle de l’empire ? Les procédures documentées pour la Haute-Égypte et, dans une moindre mesure, pour la Palestine, tranchent enfin avec la théorie élaborée par le droit musulman dès la fin du iie/viiie siècle. En quoi le système judiciaire fonctionnant à l’époque omeyyade se distinguait-il des modèles que promut plus tard le fiqh classique ? Les rares documents disponibles pour le Khurasan n’offrent qu’un regard en creux sur ses institutions judiciaires, et leur complète absence pour l’Irak, la Syrie et l’Arabie empêche d’élargir la comparaison aux autres provinces orientales. Ces questions ne peuvent donc trouver de réponse qu’au travers des sources narratives, par la collecte de détails relatifs aux procédures. Dans la mesure où celles-ci furent fixées par écrit longtemps après le premier siècle de l’Islam, ce travail d’archéologie textuelle ne peut être mené sans que l’on se soit interrogé au préalable sur l’historiographie de la judicature. L’histoire des institutions judiciaires est surtout connue grâce à des ouvrages que les musulmans, dès une époque ancienne, consacrèrent aux juges. À michemin entre les chroniques et les dictionnaires biographiques, cette littérature parfois volumineuse offre une multitude de détails vivants – car rapportés sous la forme d’aḫbār, témoignages réels ou fictifs remontant à des contemporains – sur 149

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les tribunaux et la vie des cadis. Les historiens les ont souvent regardés comme un reflet de la pratique judiciaire, par opposition aux ouvrages théoriques de fiqh, notamment ceux d’adab al-qāḍī1. Pourtant, l’existence même de ces sources est problématique. Si l’on comprend sans peine pourquoi les juristes (fuqahā’) musulmans eurent besoin de réglementer, par écrit, l’organisation des tribunaux et des procédures, le développement d’une littérature narrative consacrée à la judicature va moins de soi. Au sein de l’empire islamique, ce genre se développa d’ailleurs exclusivement dans des communautés musulmanes. Ni les chrétiens, ni les juifs d’Orient – pour se limiter aux seuls adeptes de religions détentrices de fortes traditions juridiques – ne composèrent d’ouvrages sur les représentants de la profession judiciaire. L’élaboration d’un genre que nous qualifierons désormais d’aḫbār al-quḍāt correspond donc à un besoin original, propre aux musulmans à l’exclusion des groupes vivant à leurs côtés. La mise en récit de la judicature ne correspond pas pour autant à un souci d’objectivité historique. La démarche des auteurs d’aḫbār al-quḍāt, orientée vers les problématiques de leur présent, était avant tout téléologique. Il est à craindre que les filtres au travers desquels ils lurent le passé aient tendu à réagencer les événements, à les polir, voire à uniformiser l’histoire en lui donnant un sens aux yeux des lecteurs. Aussi peut-on soupçonner que les sources narratives gommèrent la complexité d’un système judiciaire peut-être multiforme avant le iiie/ ixe siècle, et tendirent à le voir à travers le filtre de l’homogénéité prônée par la théorie juridique. On ne peut ainsi aborder cette littérature sans s’interroger sur les raisons de sa composition et sur son usage par les historiens. 1. PREMIERS OUVRAGES CONSACRÉS À LA JUDICATURE

Selon les informations apportées par le bibliographe Ibn al-Nadīm (m. 385/995), le genre des aḫbār al-quḍāt aurait vu le jour en Irak vers la fin du iie/début du ixe siècle. C’est à cette époque qu’al-Hayṯam b. ʿAdī (m. c. 207/822) écrivit un Kitāb quḍāt al-Kūfa wa-l-Baṣra2, et qu’Abū ʿUbayda (m. 209/8245) composa un Kitāb quḍāt al-Baṣra3. Quelques années plus tard, al-Madā’inī 1.

2.

3.

Cette idée n’est pas toujours formulée de manière explicite, mais transparaît derrière l’utilisation de ces sources. Les historiens de la judicature utilisent généralement les sources biographiques consacrées aux cadis pour montrer comment, en pratique, le droit formulé dans les ouvrages de fiqh était appliqué. Ibn al-Nadīm, Kitāb al-fihrist, éd. par Ayman Fu’ād Sayyid, Londres, al-Furqan Islamic Heritage Foundation, 2009, I, p. 312 ; Yāqūt, Muʿǧam al-udabā’, éd. par Iḥsān ʿAbbās, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1993, VI, p. 2792. Voir Ṣ.A. al-ʿAlī, « Maṣādir dirāsat tārīḫ al-Kūfa fī l-qurūn al-islāmiyya al-ūlā », Maǧallat al-Maǧmaʿ al-ʿilmī al-ʿirāqī, 24, 1974, p. 145. Sur al-Hayṯam b. ʿAdī, voir Ch. Pellat, « al-Haytham b. ʿAdī », EI2, III, p. 328. Ibn al-Nadīm, al-Fihrist, op. cit., I, p. 152 ; Yāqūt, Muʿǧam al-udabā’, op. cit., XIX, p. 162. Voir également H. A. R. Gibb, « Abū ʿUbayda », EI2, I, p. 158.

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(m. c. 228/843) s’intéressa à nouveau à des cadis d’Irak dans un Kitāb quḍāt ahl al-Baṣra, et aux cadis de Médine dans un Kitāb quḍāt ahl al-Madīna4. Al-Ǧāḥiẓ (m. 255/868-9) aurait été l’auteur d’un Kitāb al-quḍāt wa-l-wulāt, aussi connu sous le titre Risāla f ī l-quḍāt wa-l-wuzarā’ wa-l-wulāt5. Le contenu exact de ces ouvrages perdus ne peut que faire l’objet de spéculations. On ignore tout de leur volume, de leur construction et des thèmes qu’ils abordaient. Quoi qu’il en soit, le genre ne se cantonna pas à l’Irak. Vers le milieu du iiie/ixe siècle, des sections d’ouvrages égyptiens commencèrent à réserver une place conséquente aux cadis de la province. Ce fut en particulier le cas des Futūḥ Miṣr d’Ibn ʿAbd al-Ḥakam (m. 257/871), qui leur réserva une vingtaine de pages sur un total d’environ trois cents6. Le genre s’autonomisa au début du siècle suivant avec Abū ʿUbayd Allāh Muḥammad b. al-Rabīʿ al-Ǧīzī (m. 324/936)7, auteur d’Aḫbār quḍāt Miṣr cités par Ibn Ḥaǧar8. Le genre semble être tombé en désuétude en Irak après le ive/ xe siècle9, mais il remporta un vif succès en Égypte où il se maintint jusqu’au début de l’époque ottomane10. Bien que le contenu exact des ouvrages disparus ne puisse être reconstitué, leur existence témoigne de l’intérêt que les musulmans portèrent à l’histoire des cadis dès le premier âge abbasside. Leurs titres laissent penser qu’ils développaient des informations, peut-être classées par ordre chronologique, sur les cadis d’une ou plusieurs villes. Bien que plus tardif, le chapitre consacré aux cadis par Ibn ʿAbd al-Ḥakam dans ses Futūḥ Miṣr, plus ancien exemple survivant de telles compositions, se présente sous la forme d’une liste, brièvement commentée, des cadis qui se succédèrent à Fusṭāṭ jusqu’à son époque. Un des titres donnés au siècle suivant à l’ouvrage d’al-Kindī, Kitāb tasmiyat quḍāt Miṣr (Livre de la dénomination des cadis de Miṣr), laisse aussi entendre qu’une liste de cadis servit de matériau de base11. 4. 5. 6. 7.

8. 9.

10. 11.

Ibn al-Nadīm, al-Fihrist, op. cit., I, p. 322. Voir également F. Sezgin, « al-Madā’inī », EI2, V, p. 950 et suiv. Ibn al-Nadīm, al-Fihrist, op. cit., I, p. 588 ; Ch. Pellat, « Ǧāḥiẓiana III. Essai d’inventaire de l’œuvre ǧāḥiẓienne », Arabica, 3, 1956, p. 171. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Futūḥ Miṣr, op. cit., p. 226-247. Al-Samʿānī, al-Ansāb, éd. par ʿAbd Allāh ʿUmar al-Bārūdī, Beyrouth, Dār al-ǧanān, 1988, II, p. 144 (l’auteur mentionne à tort qu’il mourut en 220) ; al-Ḏahabī, Ta’rīḫ al-islām, éd. par ʿUmar ʿAbd al-Salām Tadmurī, Beyrouth, Dār al-kitāb al-ʿarabī, 1987, XXIV, p. 161. Sur ce personnage, voir également Ibn Zabr al-Rabaʿī, Ta’rīḫ mawlid al-ʿulamā’ wa-wafayāti-him, éd. ʿAbd Allāh b. Aḥmad b. Sulaymān al-Ḥamd, Riyad, Dār al-ʿāṣima, 1410 H., II, p. 655. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 439. Hormis l’ouvrage de Wakīʿ (voir infra), les derniers ouvrages irakiens consacrés aux cadis semblent ceux de Ṭalḥa b. Muḥammad b. Ǧaʿfar (m. 380/990), Kitāb tasmiyat quḍāt Baġdād, du šarīf al-Raḍī (m. 406/1016), Aḫbār quḍāt Baġdād, et de Muḥammad b. ʿAlī al-Naqqāš (m. 414/1023), Kitāb al-quḍāt wa-l-šuhūd. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 31. Voir M. Tillier, « Introduction », dans al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 7-9. Ibid., p. 9.

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le tribunal du cadi selon la tradition littéraire

Il est probable que les premiers auteurs irakiens d’ouvrages consacrés aux cadis disposaient de tels inventaires que l’on retrouve, dans la seconde moitié du iiie/ixe siècle, dans d’autres ouvrages à dimension historique, comme le Ta’rīḫ de Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ (m. 240/854)12 ou le Ta’rīḫ d’Abū Zurʿa al-Dimašqī (m. 281/894-95)13. L’origine de ces recensements – qui ne concernent pas seulement les cadis, mais aussi d’autres catégories d’administrateurs ; pour la période antéislamique, on dispose même de listes de ḥakam-s établies par Ibn Ḥabīb (m. 245/860) et al-Yaʿqūbī14 – est considérée par Patricia Crone comme un des problèmes les plus importants de l’historiographie musulmane15. Fred Donner, un des rares historiens à avoir abordé cette question, lie leur constitution ancienne au désir de certains groupes de démontrer leur prééminence sociale en établissant la participation de leurs ancêtres aux événements fondateurs de l’Islam et de sa cité16. Un tel « chauvinisme » joua certainement un rôle dans la constitution de listes locales de cadis, peut-être dès l’époque des intenses conflits tribaux qui divisèrent une partie de la société omeyyade. Dans des villes où un groupe familial ou tribal monopolisa la judicature pendant de longues années, ces inventaires participèrent probablement à la formation d’une mémoire de groupe. Ainsi al-Kindī cite-t-il une brève liste de cadis appartenant à Ḥaḍramawt, préservée par fierté tribale, qui put constituer la trame d’un canevas historique plus développé par la suite17. Fred Donner avance de surcroît que de telles listes participèrent d’une volonté d’entretenir la mémoire de certaines pratiques administratives, l’État faisant figure de gardien et d’incarnation politique de la umma. La pérennité du califat et des pratiques administratives serait apparue comme l’expression de l’existence continue de la communauté18. Cette dernière interprétation semble toutefois insatisfaisante dans la mesure où de simples listes, brutes, de noms de 12.

13. 14. 15.

16. 17. 18.

Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ, éd. par Muṣṭafā Naǧīb Fawwāz et Ḥikmat Kašlī Fawwāz, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1995, p. 88, 107, 121, 140-141, 159, 168-169, 187-188, 199-200, 207-208, 215, 235, 239, 242, etc. Voir les remarques de J. Schacht, « The Kitāb al-Ta’rīḫ of Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ », Arabica, 16, 1969, p. 79-80. Abū Zurʿa compile une longue liste de cadis de Damas, de Palestine et de Marw. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ Abī Zurʿa al-Dimašqī, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1996, p. 48-54. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-muḥabbar, éd. par Ilse Lichtenstadter, Beyrouth, Dār al-āfāq al-ǧadīda, s. d. (1re éd. 1942), p. 132-137 ; al-Yaʿqūbī, Ta’rīḫ, éd. par Ḫalīl al-Manṣūr, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 2002, I, p. 220. P. Crone, Slaves on Horses. The Evolution of the Islamic Polity, Cambridge, Cambridge University Press, 1980, p. 16. Sur les premières listes de personnages historiques, voir également M. Cooperson, Classical Arabic Biography. The Heirs of the Prophets in the Age of al-Ma’mūn, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 3. F. M. Donner, Narratives of Islamic Origins. The Beginnings of Islamic Historical Writing, Princeton, The Darwin Press, 1998, p. 165. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 425. La liste des cadis ḥaḍramites aurait été rapportée – si ce n’est élaborée – par le cadi ʿĪsā b. Lahīʿa (m. 204/820). F. M. Donner, Narratives of Islamic Origins, op. cit., p. 167.

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fonctionnaires, n’enregistraient pas les pratiques administratives : il y aurait donc un écart entre le but recherché (préserver une trace des pratiques et de leur continuité) et le support développé (des listes d’individus) – à moins que les premières listes n’aient servi d’aide-mémoire, de support écrit aidant à la préservation et à la transmission orale d’autres informations. L’interprétation de Donner devient en revanche plus pertinente si on l’applique non plus à de simples listes, mais à des livres ou des portions d’ouvrages constituées de listes commentées comparables à celle d’Ibn ʿAbd al-Ḥakam dans ses Futūḥ Miṣr, où des détails sur le fonctionnement de l’institution commencent à apparaître. Cette dernière hypothèse prend une signification accrue au regard des résultats obtenus plus haut à partir des sources papyrologiques. L’institution du cadi, nous l’avons vu, n’a laissé que de très rares traces documentaires avant l’époque abbasside. Elle devient véritablement visible dans les sources papyrologiques à partir du iiie/ixe siècle, peut-être en raison d’une bureaucratisation croissante de son administration, mais aussi, peut-on supposer, car c’est à cette époque qu’elle relégua durablement la justice des gouverneurs au second plan. L’apparition simultanée des cadis dans la documentation papyrologique et dans la littérature narrative laisse penser que la fin du iie/viiie ou le début du iiie/ixe siècle correspondit à un tournant dans l’histoire de la judicature. Le considérable développement bureaucratique qu’elle connut à cette époque-là l’érigea en institution majeure et, par contrecoup, stimula l’élaboration de son histoire. La composition des premiers ouvrages dédiés aux cadis put donc répondre à la nécessité nouvelle d’ancrer l’institution dans l’histoire en retraçant sa généalogie jusqu’aux débuts de l’Islam, et, peut-être, en restaurant les étapes essentielles de sa formation19. 2. LES TÉMOINS SURVIVANTS DE LA LITTÉRATURE CONSACRÉE AUX CADIS

2.1. Des approches diversifiées Le contenu exact des premiers ouvrages consacrés aux cadis est d’autant plus impossible à reconstruire que les exemples postérieurs d’une telle littérature adoptent des approches diversifiées, spécifiques à chacun de leurs auteurs. Le chapitre qu’Ibn ʿAbd al-Ḥakam dédie aux cadis de Fusṭāṭ, nous l’avons vu, se présente comme une liste assortie de commentaires de longueur variable, mais le plus souvent brefs, mentionnant quelques détails marquants de chaque judicature. Ses successeurs égyptiens et irakiens, aux œuvres plus conséquentes, sont 19.

Signalons qu’al-Madā’inī, un des premiers auteurs d’ouvrages consacrés aux cadis, est également considéré comme l’auteur d’un Kitāb al-awā’il, dédié aux « inventeurs » d’une pratique (Ibn al-Nadīm, al-Fihrist, op. cit., I, p. 321). Sur ce genre historique ou pseudo-historique, voir A. Nef, M. Tillier, « Introduction », art. cité, p. 8-10.

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tributaires des sources dont ils disposaient, mais se distinguent également par leurs choix « éditoriaux ». Muḥammad b. Ḫalaf Wakīʿ (m. 306/918)20, qui fut un temps cadi d’al-Ahwāz (Ḫūzistān)21, est l’auteur d’Aḫbār al-quḍāt surtout consacrés aux cadis de Médine, de Baṣra et de Kūfa jusqu’à la fin du iiie siècle de l’hégire, et de manière secondaire à ceux de Wāsiṭ, de Bagdad, d’al-Ahwāz et de Fusṭāṭ. Chaque ville fait l’objet d’une partie séparée, dans laquelle les cadis sont classés par ordre chronologique. L’ouvrage de Wakīʿ se caractérise par sa vision d’ensemble de la judicature, examinée à l’échelle impériale. Cependant, les riches sources dont il dispose pour les amṣār irakiens le conduisent à leur dédier la plus grande partie de son livre, tandis qu’il passe plus vite sur les autres provinces, faute de sources sans doute. Ainsi le chapitre que Wakīʿ consacre à Fusṭāṭ repose directement ou indirectement sur Ibn ʿAbd al-Ḥakam, qu’il n’a sans doute pu croiser avec d’autres textes22. Il n’en tente pas moins d’écrire une histoire générale de la justice musulmane, entreprise liée à une conception globalisante de l’empire et de son histoire. La seconde caractéristique des Aḫbār al-quḍāt est qu’ils s’inscrivent dans un projet juridico-moral. Wakīʿ s’intéresse peu à l’institution judiciaire en tant que système administratif : le personnel des cadis n’est presque jamais évoqué, le fonctionnement quotidien de l’audience transparaît à peine. Il ne s’agissait manifestement pas, pour lui, d’écrire une « histoire » de la judicature et de ses développements en tant qu’incarnation de l’État et de la communauté. De fait, par certains aspects, son ouvrage relève plus de l’adab que de l’histoire. Deux lignes directrices principales traversent son œuvre. 1) Pour la période ancienne – naissance de l’institution, début des Omeyyades –, Wakīʿ s’attache à collecter les dits et les décisions de cadis emblématiques des débuts de l’Islam, notamment Šurayḥ (m. entre 76/695-96 et 99/717-18), auquel est consacrée la plus longue notice de l’ouvrage23. L’auteur se préoccupe moins de la vie du célèbre cadi que de son autorité et de sa jurisprudence. Les développements qu’il propose sur Šurayḥ et d’autres cadis primitifs relèvent ainsi plus du recueil juridique que du genre biographique. Chez Wakīʿ, la quête d’autorité jurisprudentielle est très forte et concentrée sur le premier siècle et demi de l’Islam, jusqu’aux années 160/776 environ, c’est-à-dire la période « prélittéraire » du droit musulman, avant que l’émergence des écoles personnelles/doctrinales classiques ne conduise à la fixation de grandes sommes juridiques. Tout se passe comme si Wakīʿ – ou ses prédécesseurs – recherchait dans cette période

20. 21. 22. 23.

Sur la date de sa mort, voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 31, n. 41. Voir les références données ibid., p. 32. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 220-241. Voir Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Futūḥ Miṣr, op. cit., p. 226-247. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 189-398.

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prélittéraire les fondements de pratiques jurisprudentielles que le droit classique ne parvint jamais à justifier par une sunna prophétique24. 2) Aux périodes postérieures (fin des Omeyyades, Abbassides), les Aḫbār al-quḍāt prennent un ton plus « anecdotique », chaque notice incorporant des récits plus en prise avec la vie des cadis. Malgré cela, le matériau sélectionné par l’auteur – que ce dernier soit responsable de ce choix ou tributaire de ses sources – répond à des problématiques spécifiques. Un de ses thèmes favoris concerne l’insertion des cadis dans une élite religieuse et politique et, par là même, les relations entre cadis et gouvernants. De la sorte, l’ouvrage de Wakīʿ s’apparente aux chapitres d’adab al-sulṭān figurant dans plusieurs sommes d’adab écrites à la même époque, tels les ʿUyūn al-aḫbār d’Ibn Qutayba (m. 276/889) ou, plus tard, le ʿIqd al-farīd d’Ibn ʿAbd Rabbih (m. 328/940)25. La démarche de Wakīʿ se rapproche de celle de l’adīb : la question de l’exemplarité du cadi se tapit toujours en arrière-plan. Cette démarche est d’ailleurs annoncée, entre les lignes, dès l’introduction de l’ouvrage, dans laquelle l’auteur n’exprime pas son désir de retracer étape après étape l’histoire de l’institution judiciaire, mais met en garde son lecteur contre les dangers spirituels qui guettent le titulaire de la judicature. Chez Wakīʿ, qui écrit à l’époque où les fuqahā’ tentent d’imposer un principe d’autonomie judiciaire, l’histoire est lue au filtre de conceptions idéologiques qui tendent à ériger le cadi en magistrat indépendant26. L’approche d’al-Kindī (m. 360/961) dans ses Aḫbār quḍāt Miṣr est très différente. Alors que l’ouvrage de Wakīʿ adopte une composition strictement biographique – chaque cadi d’une ville faisant l’objet d’une notice, quel que soit le nombre de fois où il y exerça un mandat judiciaire –, celui d’al-Kindī s’apparente plus à une chronique de l’institution. La structure biographique mise en exergue par les éditions contemporaines (qui rythment le texte de titres correspondant au nom de chaque cadi27) est en partie trompeuse : al-Kindī ne consacre pas une « notice » par cadi, mais par judicature, suivant de la sorte une structure chronologique stricte dans laquelle un cadi fait l’objet d’autant de « biographies » que de périodes où il s’est trouvé en poste. Le contenu de l’ouvrage diffère également de celui de Wakīʿ. Al-Kindī rassemble, autant qu’il le peut, les informations disponibles sur l’organisation judiciaire, le personnel des tribunaux, les techniques administratives mises en œuvre, etc. Influencé par le genre des awā’il, il met en 24. 25. 26. 27.

La branche du droit consacrée à l’adab al-qāḍī, en particulier, repose très peu sur le ḥadīṯ prophétique ou l’exemple des Compagnons. Ibn Qutayba, ʿUyūn al-aḫbār, Le Caire, Dār al-kutub al-miṣriyya, 1996, I, p. 60 et suiv. ; Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd al-farīd, éd. par Aḥmad Amīn, Aḥmad al-Zīn et Ibrāhīm al-Abyārī, Le Caire, Maktabat al-nahḍa al-miṣriyya, 1953, I, p. 89 et suiv. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 633-634. De tels titres n’apparaissent pas dans le manuscrit unicum dont sont tirées ces éditions. Voir les fac-similés publiés par R. Guest dans l’introduction de The Governors and Judges of Egypt, op. cit.

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exergue, sans porter de jugement moral, les « innovations » qui ont marqué la construction progressive de l’institution. Al-Kindī recherche moins une sunna susceptible de faire autorité qu’il ne tente de comprendre les étapes administratives de formation de la judicature. Écrivant à l’époque où l’Égypte se détachait du califat, il est surtout préoccupé par la place de la justice au sein des diverses composantes du pouvoir politique. Cela ne l’empêche pas, à de nombreuses reprises, d’évoquer les pratiques judiciaires, sur lesquelles il porte peut-être un regard plus historique que Wakīʿ – car moins parasité par les polémiques. Les choix d’al-Kindī reflètent aussi ceux de ses informateurs : dans les isnād-s cités par l’auteur, nombreux sont les cadis égyptiens ou leurs descendants qui racontèrent « leur » judicature et y portèrent, peut-être, un regard plus teinté d’intérêt pour l’administration que les informateurs irakiens de Wakīʿ. La démarche historienne d’al-Kindī et son insistance sur les évolutions institutionnelles ne signifient pas, néanmoins, que son œuvre est vierge de toute dimension idéologique. Il écrit à l’époque où l’Égypte, sous la dynastie iḫšīdide, connaît sa seconde tentative d’autonomisation. Son traitement de la justice ne passe pas par une approche globale (ou impériale) comme chez Wakīʿ : seule l’institution égyptienne retient son attention. C’est qu’à la différence de Wakīʿ, qui observe la judicature à travers le rayonnement impérial du califat, al-Kindī œuvre à la fabrique d’une histoire égyptienne en lien avec les problématiques politiques de son époque. Chaque ouvrage dédié aux cadis s’inscrit ainsi dans son temps et répond aux préoccupations de son époque. L’exemple le plus saisissant de telles (re)lectures de l’histoire des cadis est peut-être l’ouvrage d’Ibn al-Mulaqqin (m. 804/1401-2), Nuzhat al-nuẓẓār f ī quḍāt al-amṣār28, dans lequel l’auteur réécrit l’histoire des premiers cadis égyptiens au filtre d’une société où le soufisme a pris une place prééminente29.

2.2. Une littérature post-miḥna La disparition des premiers ouvrages dédiés aux cadis ne tient pas au hasard et plusieurs facteurs expliquent sans doute ce résultat. Il se peut, tout d’abord, que ces ouvrages n’aient pas été « publiés » en tant que livres fixés par leurs auteurs, mais se soient présentés sous la forme de simples cahiers de notes (des hypomnēmata, selon la terminologie employée par Gregor Schoeler) qui ne furent pas conservés tels quels par la suite30. Si l’on accepte qu’Ibn al-Nadīm constata l’existence, à la fin du ive/xe siècle, de leurs manuscrits dans les bibliothèques 28. 29. 30.

Ibn al-Mulaqqin, Nuzhat al-nuẓẓār f ī quḍāt al-amṣār, éd. par Madīḥa Muḥammad al-Šarqāwī, Le Caire, Maktabat al-ṯaqāfa al-dīniyya, 1996. Voir M. Tillier, « Introduction », dans al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 15-17. G. Schoeler, Écrire et transmettre dans les débuts de l’islam, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 22 et passim.

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d’Irak31, il faut en conclure que, pour une raison ou une autre, personne ne prit la peine de les convertir en livres fixés (syngramma), ou qu’ils cessèrent d’être copiés pour eux-mêmes et servirent simplement de sources aux auteurs postérieurs. À l’inverse, d’autres ouvrages firent l’objet d’un processus d’édition. Celui d’al-Kindī ne fut pas un livre fixé dès l’origine : la version qui nous est parvenue fut « éditée » par un inconnu qui, au ve/xie siècle, recueillit l’ouvrage auprès d’Abū Muḥammad ʿAbd al-Raḥmān b. ʿUmar b. Muḥammad b. Saʿīd al-Tuǧībī al-Bazzār, connu sous le nom d’Ibn al-Naḥḥās (m. 416/1025), lui-même disciple d’al-Kindī32. Cette absence de préservation sur le long terme des anciens ouvrages relatifs à la judicature pose question. Pourquoi, à quelques décennies de distance, certains furent-ils conservés et édités dans une version proche de celle de l’auteur, et d’autres non ? Se pourrait-il que des changements majeurs (politiques, sociaux, religieux) aient rendu caduques l’approche et les problématiques des œuvres les plus anciennes ? L’hypothèse n’est pas invraisemblable. Entre l’époque où écrivait un al-Madā’inī (m. c. 228/843) et celle où Wakīʿ composa ses Aḫbār al-quḍāt (vers la fin du iiie/ixe siècle), des transformations capitales avaient affecté la sphère politico-religieuse. Antoine Borrut remarque que le retour du califat à Bagdad en 279/892, après l’intermède de Sāmarrā’, suscita une importante réécriture de l’histoire à travers le filtre imposé par le nouveau contexte politique – développement de Bagdad, montée en puissance des officiers turcs, etc.33. Si le retour à Bagdad semble bien avoir déclenché la production d’une nouvelle vulgate de l’histoire politique, il est probable qu’en d’autres domaines historiographiques un point de rupture plus significatif soit à rechercher. Entre le deuxième quart et la fin du ixe siècle, l’événement qui marqua le plus le champ juridique fut sans doute la miḥna, cette période d’inquisition au cours de laquelle le califat tenta d’imposer au milieu des savants l’orthodoxie qu’il avait décrétée34. Ce n’est sans doute pas un hasard si, à l’exception peut-être du chapitre d’Ibn ʿAbd al-Ḥakam, rédigé avant 257/871, les livres dédiés à la judicature qui nous sont parvenus sont tous des ouvrages post-miḥna. L’histoire 31. 32. 33. 34.

Voir F. W. Fück, « Ibn al-Nadīm », EI2, III, p. 395. Voir M. Tillier, « Introduction », dans al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 4. A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir. L’espace syrien sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides (v. 72-193/692-809), Leyde/Boston, Brill, 2011, p. 97-102. La miḥna désigne la période d’« épreuve » au cours de laquelle le califat abbasside tenta de mettre au pas les traditionalistes musulmans et de saper leur autorité croissante auprès des masses, en obligeant leurs principaux représentants à adhérer au dogme théologique impopulaire de la création du Coran. Elle dura de 212/827 aux environs de 234/848. Pour une synthèse récente, voir M. Tillier, Th. Bianquis, « Le premier âge abbasside (132-218/750833) », dans Th. Bianquis, P. Guichard, M. Tillier (dir.), Les débuts du monde musulman (viie-xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 135.

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de l’institution judiciaire avait d’autant plus besoin d’être réécrite que les cadis avaient joué un rôle pivot dans l’inquisition : cette dernière avait été orchestrée par le grand cadi Ibn Abī Du’ād (en poste de 218/833 à 237/851-52), et mise en application par des cadis qui, d’abord obligés d’adhérer au dogme de la création du Coran, sélectionnèrent ensuite les témoins, au quotidien, en fonction de leur acceptation de ladite doctrine. Le traumatisme que cette période représenta auprès des ʿulamā’ est surtout sensible chez al-Kindī, dont les Aḫbār al-quḍāt se terminent, précisément, sur l’arrêt de la miḥna et l’instauration d’une nouvelle « orthodoxie ». Tout se passe comme si une histoire de la judicature égyptienne était en partie rendue nécessaire par cette période troublée : al-Kindī et d’autres historiens cherchent à comprendre ces événements et à en offrir une interprétation, comme une clé de lecture du monde dans lequel ils vivent. En effet la société islamique post-miḥna offrait un visage bien différent de ce que les anciens auteurs avaient connu. Suite aux vives controverses théologiques et méthodologiques dont la miḥna fut la plus forte expression, l’islam sunnite avait achevé de s’imposer. La victoire des traditionalistes, pour qui l’autorité religieuse devait reposer sur des fondements scripturaires (en particulier la tradition prophétique), sapait l’autorité à laquelle les califes (et derrière eux, une partie de la classe politique) avaient longtemps prétendu. Les ʿulamā’, dont les méthodes de transmission faisaient les héritiers spirituels du Prophète, définissaient de manière de plus en plus stricte un corpus de traditions canoniques (notamment al-Buḫārī et Muslim b. al-Ḥaǧǧāǧ), tandis que les écoles juridiques « classiques » achevaient de se mettre en place. La constitution d’un large corpus juridique, reposant sur l’autorité de maîtres charismatiques35, permit l’éclosion progressive d’une théorie de l’autonomie judiciaire, le délégant n’apparaissant plus comme investi d’une autorité juridique36. Dans le même temps, la professionnalisation du métier de cadi modifiait l’image de l’administration judiciaire37. Bref, le système politico-religieux de la fin du iiie/ixe siècle n’avait plus grand-chose de commun avec celui qui existait avant la miḥna ; un nouveau système de gouvernance était en train de se mettre en place. Il n’est guère étonnant, dès lors, que l’élite religieuse des musulmans ait souhaité une refonte de son histoire. Peutêtre est-ce aussi une des raisons pour lesquelles, en dépit de l’existence attestée d’une historiographie antérieure, les grandes sommes comme celle d’al-Ṭabarī (m. 310/923) – qui n’abordent pas l’histoire islamique de la même manière que les auteurs du siècle précédent, tel Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ38 – datent également de la période post-miḥna. 35. 36. 37. 38.

Voir J. E. Brockopp, « Theorizing Charismatic Authority in Early Islamic Law », Comparative Islamic Studies, 1, 2005, p. 138 et suiv. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 661 et suiv. Ibid., p. 357. Voir A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, op. cit., p. 94.

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Le filtre idéologique qui présida à la réécriture de l’histoire est encore plus évident dans d’autres sources. Ainsi en va-t-il du Kitāb mā ḥtakama bi-hi l-ḫulafā’ ilā l-quḍāt d’Abū Hilāl al-ʿAskarī (m. c. 400/1010), qui n’est pas un dictionnaire biographique mais un opuscule d’adab qui s’en rapproche à certains égards. Cet essai, dans lequel l’auteur sélectionne des récits mettant en scène des souverains sassanides et musulmans acceptant de se soumettre à la décision d’un arbitre ou d’un cadi, entend montrer que la justice du souverain est subordonnée à celle de ses juges, pourtant ses délégués. Une telle interprétation eût été bien difficile à défendre aussi clairement au iiie/ixe siècle39. Notons enfin que la préservation d’ouvrages dédiés aux cadis put être motivée par leur portée juridique. Certaines parties du livre de Wakīʿ, nous l’avons vu, offrent une forme de « jurisprudence » qui serait celle de cadis emblématiques des premiers temps de l’Islam. Ce n’est point que Wakīʿ se fasse l’adepte et le promoteur de ce droit archaïque. La valeur jurisprudentielle de ces sections n’en contribue pourtant pas moins à éloigner son récit du genre historique pour le rapprocher de certains ouvrages de fiqh. Lors d’une précédente étude sur les femmes devant les tribunaux à l’époque abbasside, nous avons remarqué une forte convergence thématique entre la littérature narrative dédiée aux cadis (en particulier Wakīʿ) et les sources juridiques de la même époque : tout se passe comme si les récits mettant en scène des femmes devant les tribunaux étaient destinés à illustrer des points de la théorie élaborée par les fuqahā’40.

2.3. Une littérature d’adab ? Si l’adab se définit comme une littérature éthique, visant à enseigner à l’honnête homme des codes de conduite sociale à travers une série d’exempla41, les ouvrages d’aḫbār al-quḍāt peuvent aussi être classés dans cette catégorie. Ces ouvrages traitent des cadis en tant que juges, et non en tant que savants ou simples particuliers42 : centrés presque exclusivement sur les périodes où ces hommes exercèrent la judicature, ils ne proposent pas de modèle ni d’antimodèle généraux de comportement. Ils se rapprochent, par là même, d’une littérature dédiée aux secrétaires de chancellerie (kātib, pl. kuttāb) comme le Kitāb 39. 40. 41. 42.

Voir notre introduction à Abū Hilāl al-ʿAskarī, Le livre des califes qui s’en remirent au jugement d’un cadi, éd. et trad. par Mathieu Tillier, Le Caire, Ifao, 2011, p. 10-12. M. Tillier, « Women before the qāḍī under the Abbasids », Islamic Law and Society, 16, 2009, p. 293-294. Voir K. Zakharia, « Genèse et évolution de la prose littéraire : du kātib à l’adīb », dans Th. Bianquis, P. Guichard, M. Tillier (dir.), Les débuts du monde musulman (viie-xe siècle). De Muhammad aux dynasties autonomes, Paris, Presses universitaires de France, 2012, p. 317-318. Il en va plus tard différemment : dans son Rafʿ al-iṣr, Ibn Ḥaǧar s’intéresse aussi aux cadis en tant que savants transmetteurs de ḥadīṯ, et consacre le début de chaque notice à une énumération des maîtres et disciples de ses juges.

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al-wuzarā’ wa-l-kuttāb d’al-Ǧahšiyārī (m. 331/943), pendant narratif de la réflexion déontologique, éthique et comportementale d’un adab plus théorique, né dans le microcosme des kātib-s et destiné à ce même milieu. À la suite de Stefan Leder, Michael Cooperson considère le développement du genre biographique par « métiers » (musiciens, poètes, grammairiens, traditionnistes, etc.) comme le reflet d’une professionnalisation croissante des disciplines scientifiques à partir du ixe siècle. Chaque « profession » entendait renforcer l’autorité de son savoir en établissant la généalogie qui le reliait aux experts du passé43, et définir ainsi un groupe légitime. Les auteurs de tels recueils biographiques appartenaient en général à la profession qu’ils défendaient44. L’application de ce modèle aux cadis pourrait a priori paraître discutable. Si les premiers auteurs d’adab furent avant tout des kātib-s, ceux d’ouvrages d’aḫbār al-quḍāt ne furent que rarement des juges. Wakīʿ exerça comme cadi et entreprit certes de mettre en avant les représentants d’une fonction que les fuqahā’ voulaient voir au service du droit qu’ils formulaient, et non à celui du pouvoir politique45. En revanche, al-Kindī ne fut jamais cadi et semble peu enclin à défendre la légitimité de la profession. De surcroît, alors que le milieu des secrétaires apportait un public réceptif à une telle littérature « identitaire », les représentants de la judicature demeurèrent longtemps peu nombreux et éparpillés – un cadi unique par métropole46. Si l’on considère donc cette littérature comme l’expression d’un groupe professionnel réduit aux juges, le public visé apparaît extrêmement restreint. Remarquons toutefois que le genre des aḫbār al-quḍāt, sous la forme qui nous est parvenue, date d’une époque où la judicature avait connu de profonds changements. Au début du ive/xe siècle, le nombre des cadis avait augmenté dans de fortes proportions en raison de la multiplication des villes sièges d’une juridiction. Parallèlement, une professionnalisation toujours plus poussée amenait à la constitution d’un groupe de juristes travaillant au service des tribunaux et y poursuivant une carrière – scribes, auxiliaires de justice, administrateurs de biens, substituts, cadis47. Peut-être l’apparition d’un milieu judiciaire élargi, avec ses codes, son éthique et son sentiment d’appartenir à un groupe, nécessitaitelle plus que les simples manuels juridiques d’adab al-qāḍī que les fuqahā’ rédigeaient depuis le début du iiie/ixe siècle. On peut ainsi émettre l’hypothèse que la littérature d’aḫbār al-quḍāt vint, sur le mode de l’adab, répondre aux nouvelles 43. 44. 45. 46. 47.

M. Cooperson, Classical Arabic Biography, op. cit., p. 13. Ibid., p. 19. Wakīʿ se fait implicitement l’apôtre d’une telle conception de la judicature dans son introduction aux Aḫbār al-quḍāt. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 625-627, 634. Voir ainsi la carte des juridictions irakiennes dans M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 302. Voir ibid., p. 323, 357.

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attentes de la profession, obligeant à réécrire et à compléter en profondeur les anciennes listes plus ou moins développées qui ne marquaient jusque-là que quelques jalons de la mémoire de la judicature. 3. L’HISTORIEN ET LE GENRE DES AḪBĀR AL-QUḌĀT

3.1. Les siècles nébuleux de la judicature : une quête jurisprudentielle des origines Les aḫbār al-quḍāt narrant l’histoire des cadis des trois premiers siècles de l’hégire sont pris entre deux forces opposées : d’un côté, un fond de matériel ancien, dont la mémoire fut probablement fixée à des époques de controverses doctrinales antérieures à ou contemporaines de l’éclosion des maḏhab-s préclassiques et classiques, chaque tendance juridique s’appuyant sur le souvenir de pratiques passées ; de l’autre, un mouvement de réécriture partielle, à la fin du iiie/ixe ou au début du ive/xe siècle, mû par les changements politiques et dogmatiques qui affectèrent à cette époque la société abbasside. Ces trois siècles peuvent ainsi être qualifiés de « siècles nébuleux » de la judicature, non parce qu’on n’en connaîtrait rien, mais parce que l’écheveau des informations, mêlant données objectives, souvenirs partiels et reconstructions teintées d’idéologie, ne permet pas d’atteindre une vision nette de cette histoire. Tentons déjà de clarifier quelques points. La période la plus obscure est sans aucun doute celle des débuts, au ier/ e vii  siècle. En raison des divergences entre transmetteurs, des contradictions, de l’absence de datation précise, les historiens contemporains ont parfois renoncé à reconstituer les débuts du système judiciaire, voire ont rejeté ses premières décennies dans le domaine du légendaire48. Une telle attitude a ses limites, et nous avons précédemment montré que les sources islamiques laissent supposer l’existence précoce, dès l’époque du califat de Médine, d’un système de résolution des conflits organisé par le pouvoir en territoire conquis49. Il n’en demeure pas moins que l’identité et les fonctions exactes de ce que Wael Hallaq qualifie de « proto-cadis50 » demeurent dans un flou presque total. Une étude récente du personnage de Šurayḥ b. al-Ḥāriṯ al-Kindī (m. entre 76/695 et 99/717-8), considéré comme un des premiers cadis de Kūfa51, suggère que ses biographes

48. 49. 50. 51.

Voir ibid., p. 70. Ibid., p. 71-75. W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 34 et suiv. Voir E. Kohlberg, « Shurayḥ », EI2, IX, p. 508.

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du iiie/ixe et ive/xe siècle ne connaissaient rien de sûr à son sujet52. Cela ne les empêcha pas, pourtant, d’écrire sur son compte. Les développements que l’historiographie islamique consacre à des personnages aussi obscurs témoignent de l’importance que prit, à une certaine époque, la quête des origines de l’institution judiciaire. Comme le souligne Khaleel Mohammed, la transformation en modèle légendaire de Šurayḥ, sur la vie duquel les auteurs médiévaux furent bien en mal de s’accorder, relève moins d’une recherche historique per se que d’une quête d’autorité semblable à celle qui finit par élever Abū Ḥanīfa (m. 150/767) et al-Šāfiʿī (m. 204/820) au rang de figures éponymes d’écoles juridiques53. Selon le même auteur, Šurayḥ fut ainsi érigé – peut-être précisément en raison de son obscurité – en représentant archétypique de l’ancienne tradition kūfiote dont continuèrent à se réclamer les ḥanafites54. En tant que cadi, Šurayḥ n’incarnait pas seulement une sunna dans le sens général du terme. Les transmetteurs qui lui attribuèrent paroles et actes cherchaient, également, les traces concrètes d’une jurisprudence susceptible de faire autorité55. Pour un grand nombre de questions judiciaires controversées, des savants tentèrent de justifier leur point de vue en renvoyant à ce modèle des débuts de l’Islam56. Cette quête du cadi idéal remonterait peut-être, selon Khaleel Mohammed, à l’époque de Mālik b. Anas (m. 179/795), c’est-à-dire à la seconde moitié du iie/viiie siècle57. Dans le chapitre de ses Aḫbār al-quḍāt qu’il lui consacre, Wakīʿ établit un inventaire, organisé par transmetteurs, de la sunna attribuée à Šurayḥ (voir tabl. 4). La classification qu’il opère en séparant les Kūfiotes des Baṣriens confirme que la sunna de Šurayḥ acquit une valeur particulière dans la tradition 52. 53.

54. 55. 56.

57.

Kh. I. Mohammed, Development of an Archetype : Studies in the Shurayḥ Traditions, Ph.D. dissertation, McGill University, Montreal, 2001, p. 57-58. Ibid., p. 58, 83. Voir S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 119, aux yeux de qui la centralité de Šurayḥ est une réalité historique. Judd pense en effet que Šurayḥ exerça la judicature pendant soixante ans, comme l’affirment certains récits hagiographiques, sans prendre en considération les mentions de très nombreux autres cadis de Kūfa pendant la même période. Voir notre liste des cadis de Kūfa en annexe. Kh. I. Mohammed, Development of an Archetype, op. cit., p. 131, 192. C’est ainsi qu’un grand nombre de maximes juridiques originaires de Kūfa lui sont attribuées. Ibid., p. 171. Voir ibid., p. 190. Voir la liste commentée de questions judiciaires controversées établie dans Ibid., p. 88-130. Dans une moindre mesure, un cadi comme Abū Burda b. Abī Mūsā (en poste à Kūfa vers le tournant du viiie siècle) fit aussi l’objet de projections plus tardives. Voir J. Schacht, « al-Ashʿarī, Abū Burda », EI2, I, p. 693. L’auteur s’appuie pour cela sur un texte du viiie/xive siècle dans lequel ʿAbd al-Rafīʿ (m. 733/1332) fait dire à Mālik : « Personne aujourd’hui n’a plus les qualités d’un cadi ! ». Il ajoute plus loin qu’un certain nombre de dits attribués à Šurayḥ, dans lesquels ce dernier s’appuie sur l’autorité du calife ʿUmar, refirent peut-être surface à l’époque où la sunna commençait à se restreindre à celle du Prophète et de ses Compagnons. Kh. I. Mohammed, Development of an Archetype, op. cit., p. 132, 170.

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Tableau 4 — Les transmetteurs de la sunna de Šurayḥ d’après Wakīʿ Transmetteurs

Nombre de pages

Kūfiotes

97

% 57,4

Ibrāhīm al-Naḫaʿī (m. c. 96/714-5)

8

4,7

Abū l-Duḥā Muslim b. Ṣubayḥ (m. c. 100/718)2

2

1,2

35

20,7

5

3

1

al-Šaʿbī (m. c. 103/721 ?)3 al-Ḥakam b. ʿUtayba4 (m. c. 115/733)5 al-Qāsim b. ʿAbd al-Raḥmān (m. c. 120/738)

2

1,2

Abū Isḥāq al-Sabīʿī (m. c. 127/744)7

7

4,1

sā’ir ahl al-Kūfa (= Abū Ḥaṣīn ʿUṯmān b. ʿĀṣim, m. c. 127/744-58)

3

1,8

6

ʿAbbās al-ʿĀmirī (m. ?) Transmetteurs variés9 Baṣriens Ḫalās b. ʿAmr (m. c. 100/718 ?)

10

Muḥammad b. Sīrīn (m. 110/729)11 Anas b. Sīrīn (m. c. 118/736)12 Tout le monde (sā’ir al-nās) Total

1

0,6

34

20,1

62

36,7

5

3

55

32,5

2

1,2

10 169

5,9 100

1. Voir G. Lecomte, « al-Nakhaʿī, Ibrāhīm », EI2, VII, p. 921. — 2. Sur ce savant de Kūfa, voir al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XXVII, p. 521 ; al-Ḏahabī, Siyar aʿlām al-nubalā’, éd. par Šuʿayb al-Arnā’ūṭ et Muḥammad Nuʿaym al-ʿAraqsūsī, Beyrouth, Mu’assasat al-risāla, 1413 H., V, p. 71 ; Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., X, p. 119. — 3. ʿĀmir b. Šarāḥīl al-Šaʿbī, savant et cadi de Kūfa nommé par le gouverneur al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (r. 75-95/694-713) ou ʿAbd al-Ḥamīd b. ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd (r. 99-102/717-720). Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 413 et suiv. ; J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 230 ; S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 41-51. Sur les dates de règne de ces gouverneurs, voir E. de Zambaur, Manuel de généalogie et de chronologie pour l’histoire de l’Islam, Hannovre, Heinz Lafaire, 1927, p. 43. — 4. « Al-Ḥakam b. ʿUyayna » dans Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 265. — 5. Sur ce savant de Kūfa, voir Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Kitāb al-ṭabaqāt, éd. par Akram Ḍiyā’ al-ʿUmarī, Maṭbaʿat al-ʿĀnī, Bagdad, 1967, p. 162 ; Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1968, VI, p. 331 ; Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, éd. par Maǧdī b. Manṣūr b. Sayyid al-Šūrā, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1995, I, p. 111 ; id., al-Ṯiqāt, op. cit., IV, p. 144 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., VII, p. 114 ; Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., II, p. 374 ; al-Ḏahabī, Siyar aʿlām al-nubalā’, op. cit., IX, p. 241. Al-Ḥakam b. ʿUtayba fut cadi de Kūfa à la fin de sa vie, sous le gouvernorat de Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qasrī (r. 105-120/723737) [sur ce dernier, voir Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām. Qāmūs tarāǧim li-ašhar al-riǧāl wa-l-nisā’ min al-ʿarab wa-l-mustaʿribīn wa-l-mustašriqīn, Beyrouth, Dār al-ʿilm li-l-malāyīn, 12e éd., 1997, II, p. 297]. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 22. — 6. Il s’agit d’al-Qāsim b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. Masʿūd, qui fut cadi de Kūfa aux alentours de l’an 100/718. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 3, 6 ; Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 303 ; Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 106 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XXIII, p. 379-382 ; Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., VIII, p. 288. — 7. Sur ce savant et traditionniste de Kūfa, voir Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, al-Ṭabaqāt, op. cit., p. 162 ; Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 313-314 ; Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, éd. par Iḥsān ʿAbbās, Beyrouth, Dār Ṣādir, 1994, III, p. 459 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XXII, p. 103-113 ; al-Ḏahabī, Siyar aʿlām al-nubalā’, op. cit., V, p. 392 et suiv. ; Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., VIII, p. 56 et suiv. — 8. Sur ce savant de Kūfa, voir Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 321 ; Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 166 ; al-Ḏahabī, Ta’rīḫ al-islām, op. cit., VIII, p. 173. — 9. Ces transmetteurs sont placés sous le titre de « Yaḥyā al-Ṭā’ī », qui n’est en réalité le transmetteur que des deux premiers récits. — 10. Il s’agit de Ḫalās b. ʿAmr al-Haǧarī, savant de Baṣra. Voir Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VII, p. 149 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., VIII, p. 364 ; Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., III, p. 152. — 11. Sur ce savant et traditionniste de Baṣra, voir T. Fahd, « Ibn Sīrīn », EI2, III, p. 947. — 12. Savant baṣrien, frère du précédent. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VII, p. 207 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., III, p. 346-349 ; al-Ḏahabī, Siyar aʿlām al-nubalā’, op. cit., IV, p. 622 ; Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., I, p. 328.

le tribunal du cadi selon la tradition littéraire

juridique irakienne – celle de Kūfa, ville où Šurayḥ passa l’essentiel de sa carrière, mais aussi celle de Baṣra. Elle permet accessoirement d’ébaucher quelques hypothèses sur la période de rassemblement de cette sunna et sur les motivations d’une telle collecte. Les principaux transmetteurs moururent tous dans une fourchette temporelle d’une trentaine d’années, entre 96/714-5 et 127/744-5. Selon Khaleel Mohammed, qui procède à une critique rigoureuse des sources biographiques consacrées à ce personnage, Šurayḥ n’exerça sans doute pas la judicature avant la date de 45/665, au début de l’époque omeyyade. La présence d’Ibrāhīm al-Naḫaʿī (m. c. 96/714-5) et d’autres personnages morts peu après dans la liste des transmetteurs laisse penser que les dates les plus tardives avancées pour la mort de Šurayḥ (jusqu’à 99/717-8) sont invraisemblables – la pratique de Šurayḥ n’ayant pu être érigée en sunna de son vivant – et qu’il mourut plus tôt, peut-être vers la fin du viie siècle comme d’autres récits l’affirment. Si l’on accepte que les traditions attribuées à Šurayḥ furent bien mises en circulation par ces individus, une génération environ devait s’être écoulée entre la mort de Šurayḥ et le début de la transmission de sa sunna par des hommes qui l’avaient fréquenté ou vu à l’œuvre dans la première moitié de leur vie. Plusieurs transmetteurs de cette sunna rendirent eux-mêmes la justice à Kūfa au début du viiie siècle. Ce fut le cas d’al-Ḥakam b. ʿUtayba, d’al-Qāsim b. ʿAbd al-Raḥmān et, surtout, d’al-Šaʿbī, principal rapporteur des traditions de Šurayḥ avec le Baṣrien Muḥammad b. Sīrīn. On pourrait en conclure que ces cadis cherchèrent auprès de Šurayḥ la source – historique ou fictive – de leur propre pratique judiciaire. Comme nous le verrons plus loin, dans bien des cas la sunna de Šurayḥ correspond à l’expérience d’al-Šaʿbī telle qu’elle est rapportée par Wakīʿ. Cette quête de légitimation – dans un probable contexte de discussions et de polémiques à propos des procédures – remonterait ainsi aux deux ou trois premières décennies du viiie siècle. Il est pourtant possible que cette collecte jurisprudentielle soit un peu plus tardive. Si l’on en croit Joseph Schacht, les opinions et traditions relatives au droit positif et attribuées à al-Šaʿbī ne peuvent être considérées comme authentiques. Adepte du ra’y, celui-ci aurait été un prête-nom sur lequel furent projetés certains points de doctrine plus conformes à l’opinion de la génération suivante58. De fait, les traditions de Šurayḥ, rapportées par al-Šaʿbī ou conformes à sa « pratique », sont souvent comparables à celle de ʿAbd Allāh b. Šubruma (m. c. 145/762-3), supposément élève d’al-Šaʿbī et cadi de Kūfa dans les dernières années de l’époque omeyyade et au début de la période abbasside59. On ne peut ainsi exclure que la sunna de Šurayḥ reflète une étape postérieure à la judicature d’al-Šaʿbī, l’exemple de Šurayḥ étant invoqué 58. 59.

J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 231. Comparer par exemple, à propos de la demande de serment au demandeur en plus de sa bayyina : Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 232, 328, 355 ; II, p. 416 ; III, p. 81. Concernant la manière d’établir l’honorabilité d’un témoin, noter le parallèle entre Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, 369 ; II, p. 416 ; III, p. 106, 116.

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pour justifier des usages qui étaient soit déjà ceux d’al-Šaʿbī, soit ceux de cadis de la fin des Omeyyades comme Ibn Šubruma – auquel cas il se pourrait que la « pratique » d’al-Šaʿbī corresponde aussi à la projection d’usages judiciaires de la fin de l’époque omeyyade60. Le cadi Iyās b. Muʿāwiya (en poste à Baṣra de 95/713-4 à 101/719-20, avec une courte interruption au milieu ; il mourut en 121/73961), qui doit sans doute une part de son exemplarité au fait d’avoir exercé sous le califat du charismatique ʿUmar II b. ʿAbd al-ʿAzīz (r. 99-101/717-720), incarne de son côté tout un versant de la tradition judiciaire baṣrienne. À certains égards, Iyās b. Muʿāwiya fait figure de contrepoint baṣrien de Šurayḥ : ce personnage lui-même charismatique, dont la biographie est imprégnée d’éléments légendaires réactualisant un modèle de justice salomonienne, se voit souvent attribuer l’application de règles entérinées par le fiqh classique. Comme pour Šurayḥ – mais à un degré peut-être moindre ? –, démêler les pratiques ou opinions d’Iyās b. Muʿāwiya de celles qui lui furent ultérieurement attribuées s’avère souvent impossible. On remarquera néanmoins que, contemporain d’al-Šaʿbī à Kūfa et d’un ʿUmar II resté célèbre pour l’impulsion qu’il donna à la collecte du ḥadīṯ62, Iyās appartient à une génération qui, vers le tournant des années 720, se distingua par sa volonté de rechercher, sinon de fixer, des normes islamiques jusque-là mal définies et fluctuantes. Aussi peut-on penser que, historique ou pseudo-historique, la jurisprudence qui lui est attribuée reflète un état de la réflexion juridique remontant au plus tard au milieu du viiie siècle et, sans doute, un certain nombre d’usages de la même époque. Dans l’hypothèse où les traditions remontant aux premiers cadis ne seraient que reconstitutions tardives, le flou des origines de la judicature s’étendrait grosso modo jusqu’à la fin de la période omeyyade. La jurisprudence attribuée à Šurayḥ correspond, on peut le craindre, à une projection postérieure. L’hypothèse vraisemblable selon laquelle il n’en irait pas différemment pour une partie au moins de celle attribuée à al-Šaʿbī, et, peut-être, à Iyās b. Muʿāwiya, pousse au pessimisme quant à la capacité des historiens à restituer le premier siècle de la judicature musulmane. S’il convient d’être prudent, un pessimisme excessif n’est pas non plus de mise. Il est certes difficile de remonter plus haut que la fin du ier/début du viiie siècle : seules quelques traces de la position administrative des plus anciens cadis ont survécu, notamment pour l’Égypte, et l’écheveau des traditions portant sur les procédures et les pratiques judiciaires est trop emmêlé pour que rien de certain puisse en être tiré. Sans être beaucoup plus claire, la première moitié du 60. 61. 62.

Voir Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 313. Ch. Pellat, « Iyās b. Muʿāwiya », EI2, IV, p. 291. Voir notamment H. Berg, The Development of Exegesis in Early Islam. The Authenticity of Muslim Literature from the Formative Period, Richmond, Curzon, 2000, p. 7, 19, 28.

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iie/viiie siècle offre néanmoins un peu plus de prise à l’historien. La fixation, à cette époque, de traditions concernant les pratiques soit des cadis de ce demisiècle, soit, de manière peut-être fictive, des cadis du siècle précédent, atteste l’intérêt croissant des musulmans pour le domaine judiciaire. De surcroît, la présence même de contradictions (surtout relatives à la période de Šurayḥ) dans ces traditions montre que les pratiques judiciaires faisaient l’objet d’une intense réflexion, accompagnée de controverses entre savants. Enfin, un grand nombre de divergences apparaissent entre des pratiques rapportées à propos de la fin du ier (ou le début du iie) et celles du milieu du iie siècle de l’hégire. Ces divergences peuvent avoir été polémiques, un opposant aux pratiques d’un cadi du milieu du iie siècle diffusant par exemple une tradition relatant les actions opposées d’un cadi du ier siècle. Mais de telles polémiques n’en témoignent pas moins de tensions entre tenants d’anciens usages et ceux de nouvelles procédures. Il est dès lors vraisemblable que ces discussions gardent la trace de pratiques historiques, bien que ces dernières demeurent difficiles à dater avec précision. Reconstituer quelques tendances de l’évolution de l’administration judiciaire au iie/viiie siècle est la seule mission – modeste, mais néanmoins utile – que peut raisonnablement s’autoriser l’historien.

3.2. Contradictions et hétérodoxie De par leurs méthodes de collecte et de reproduction de l’information, les ouvrages d’aḫbār al-quḍāt ne sont pas seulement des œuvres idéologiques. Plusieurs de leurs caractéristiques internes contribuent à en faire un matériau de choix pour l’historien. En premier lieu, ces ouvrages sont composés à partir de récits hétérogènes et parfois contradictoires. Leurs auteurs cherchent rarement à imposer un point de vue sur les événements du passé : ils se font l’écho des variantes qui leur sont parvenues. Dès l’époque médiévale, leur méthode ne fit pas l’unanimité : Ibn Ḥaǧar al-ʿAsqalānī (m. 852/1449) qualifiait déjà Wakīʿ de simple aḫbārī, moins fiable qu’un authentique traditionniste (muḥaddiṯ) car il ne s’adonne pas à une critique stricte de ses informateurs63. Nombre d’historiens considèrent aujourd’hui que les contradictions présentes dans de tels ouvrages renforcent leur caractère anhistorique : elles témoigneraient de débats idéologiques donnant la part belle aux inventions et aux rétroprojections. Cela est certainement vrai chaque fois qu’un thème fait l’objet de controverses. Il n’en demeure pas moins que de telles contradictions limitent la portée dogmatique de cette littérature : fidèles à une conception non despotique du savoir, les auteurs offrent à leurs lecteurs les informations dont ils disposent, leur laissant le soin de se faire leur opinion ; s’il leur arrive d’orienter cette dernière, ils leur proposent un matériau assez diversifié 63.

Voir M. K. Masud, « The Award of Matāʿ… », art. cité, p. 351.

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pour qu’ils tirent leurs propres conclusions. Il demeure certes à l’historien de démêler les versions « authentiques » et « apocryphes » – si tant est que la frontière qui les sépare soit aussi tranchée –, mais au moins les auteurs des sources lui ont-ils offert la possibilité d’exercer à son tour sa réflexion critique. En deuxième lieu, les biographies de cadis ne portent pas toujours trace de reconstructions a posteriori. Les historiens musulmans dont les œuvres sont préservées tendent à idéaliser les premiers temps de l’Islam et à considérer leur histoire comme un lent éloignement du modèle des débuts. De manière générale, plus ils remontent vers une époque ancienne, plus le comportement des pieux anciens, notamment celui des Compagnons du Prophète et des Successeurs, est jugé bon. Or ce schéma n’est qu’en partie valable pour l’histoire des cadis. Certains des plus anciens ne sont pas présentés comme exemplaires, pour la simple raison que des historiens tels Wakīʿ ou al-Kindī ne connaissaient rien, ou presque, de leur vie ou de leurs activités judiciaires. Les détails relatifs à leur comportement sont rares, et ces auteurs s’abstiennent de leur attribuer les qualités de piété et de dévotion que l’on trouve souvent dans les biographies plus tardives de ʿulamā’. Hormis quelques informations généalogiques, administratives (dates de leurs judicatures) et jurisprudentielles (exemples de jugements), il semble que rien ou presque n’était connu d’eux au début du ive/xe siècle. À l’inverse, plusieurs cadis des premiers temps de l’Islam, parce qu’ils furent aussi de grands Compagnons, sont longuement évoqués dans certains dictionnaires biographiques. Ainsi Abū l-Dardā’ (m. c. 32/652-3), considéré comme le premier cadi de Damas, se voit-il consacrer une biographie de 108 pages par Ibn ʿAsākir (m. 571/1176)64. Sur ce nombre, un seul ḫabar évoque sa pratique judiciaire, et encore de manière très floue65. Hormis de rares informations administratives sur les conditions de sa désignation66, l’essentiel de sa biographie restitue son humilité et sa légendaire piété. En raison du caractère charismatique du personnage, ses paroles, discours et harangues furent manifestement répétés et transmis dès une époque ancienne, alors que son activité judiciaire, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus loin, ne fut pas enregistrée. Quelques siècles plus tard, lorsqu’écrivait Ibn ʿAsākir, cette image prévalait encore. Entretemps, les développements de la judicature auraient pu conduire à la projection, sur ce Compagnon, de principes et de règles postérieures, mais il n’en fut rien. Une conclusion s’impose : la sécheresse et la concision d’un grand nombre de notices de cadis, ou, alternativement, l’absence de référence juridique dans la biographie d’un éminent cadi des débuts de l’Islam, prouve que les historiens de la justice ou leurs informateurs n’inventèrent pas d’anecdotes à leur sujet de manière systématique. 64. 65. 66.

Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XLVII, p. 93-201. Ibid., p. 141. Ibid., p. 102.

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En troisième lieu, les ouvrages d’aḫbār al-quḍāt, comme bien d’autres, contiennent du matériel « hétérodoxe ». On pourrait croire qu’une historiographie post-miḥna, telle que nous en avons dessiné les contours, évacuerait les anciennes conceptions non conformes à l’« orthodoxie » sunnite qui se mit en place dans la seconde moitié du iiie/ixe siècle. Or, si certains cadis affichent un comportement exemplaire67, d’autres ont des pratiques qui le sont moins. Citons, à seul titre d’exemple, les cadis ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra (en poste en Égypte de 69/688-9 à 83/702), Šurayḥ ou encore ʿAbd al-Malik b. ʿUmayr al-Laḫmī (en poste à Kūfa, probablement sous le calife ʿUmar II, r. 99-101/717-720), dont on rapporte qu’ils consommaient des boissons fermentées comme le nabīḏ ou des produits comparables (sawīq, ṭilā’)68 sans que leur exemplarité soit toutefois mise en doute. Il est certes possible que de telles informations aient proliféré à une époque (peut-être vers le milieu du iie/viiie siècle) marquée par d’intenses débats au sein de la communauté sur la licéité de telles liqueurs qui n’étaient pas du vin (ḫamr) à proprement parler69. Il n’en demeure pas moins que la majorité des écoles juridiques classiques prohibèrent la consommation de nabīḏ70, et qu’en raison de l’image défavorable (ou du moins non consensuelle) de cette boisson, une historiographie purement hagiographique de la judicature aurait gommé de tels points noirs71. Enfin, la pratique judiciaire des anciens cadis n’est pas décrite selon le canevas de la doxa juridique en vigueur au moment de la rédaction de ces ouvrages. Comme nous le verrons bientôt dans le détail, Wakīʿ et al-Kindī évoquent la mise en œuvre de procédures qui devaient paraître peu orthodoxes à leurs contemporains. Ils semblent rapporter ces pratiques avec un brin d’étonnement, mais ne tentent pas de les occulter. Une fois encore, peut-être le souvenir de telles procédures se cristallisa-t-il au moment où des controverses préludaient à l’éclosion des doctrines « classiques ». Mais l’important est que les historiens du ive/xe siècle ne tentèrent pas à tout prix de brosser le portrait de juges idéaux, conformes aux normes éthiques et juridiques de leur propre société. Ils semblent avoir accepté 67. 68. 69.

70. 71.

Voir par exemple al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 307 (le cadi égyptien Sulaym b. ʿItr accomplit chaque nuit trois récitations complètes du Coran, et passe sept jours en dévotions dans une caverne). Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 319 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 212, 226, 270 ; III, p. 6. Voir les traces de tels débats dans Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 83 (où Sawwār b. ʿAbd Allāh, cadi de Baṣra dans les années 140/757, boit du nabīḏ mais refuse le témoignage de ceux qui font de même) ; III, p. 43, 54. Voir Kh. I. Mohammed, Development of an Archetype, op. cit., p. 55-56 ; W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 40. À l’exception des ḥanafites, qui autorisèrent longtemps une consommation modérée de cette boisson. Voir par exemple Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 511 (trad. p. 64) et P. Heine, « Nabīdh », EI2, VIII, p. 841. Certains récits plus tardifs, datant du viie/xiiie siècle, tendent ainsi à occulter que Šurayḥ buvait du nabīḏ. Voir Kh. I. Mohammed, Development of an Archetype, op. cit., p. 53.

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que les procédures de leur temps résultent de mutations, peut-être perçues pour une fois sous un jour positif. Retracer les étapes de cette évolution n’était sans doute pas la principale motivation d’al-Kindī, et certes pas celle de Wakīʿ, ce qui ne les empêcha pas, à l’occasion, d’enregistrer ces informations « hétérodoxes » comme autant de jalons vers les normes de leur temps.

3.3. Principes de sélection du matériau historique En l’absence de sources documentaires suffisantes, il demeure difficile d’évaluer dans quelle mesure les récits littéraires offrent une image représentative des pratiques historiques de l’institution. La dimension idéologique et jurisprudentielle des aḫbār al-quḍāt, nous l’avons vu, est incontestable à l’échelle macroscopique. Mais qu’en est-il à l’échelle microscopique ? Quelle valeur peuton accorder aux unités de base de cette littérature, les ḫabars ? Wakīʿ et al-Kindī évoquent-ils les pratiques les plus répandues ? Ou au contraire se concentrent-ils sur de l’« anecdotique » qui relèverait du bizarre et de l’inhabituel – retenant parfois plus l’attention que le quotidien –, donc sur des pratiques peu représentatives de tendances générales ? Comment savoir si, telles une loupe, les sources narratives ne grossissent pas des points historiquement négligeables, laissant dans l’ombre des réalités plus significatives aux yeux de l’historien contemporain, mais trop communes pour retenir l’attention des auteurs médiévaux ? Bref, comment mesurer l’effet de source ? Certaines formulations employées par les auteurs d’aḫbār al-quḍāt offrent un début de réponse. S’inscrivant dans une démarche proche de celle des awā’il, al-Kindī avance régulièrement que tel cadi fut « le premier » à adopter une pratique72, et que cette dernière s’est maintenue jusqu’à son époque73. Les plus sceptiques s’interrogeront certes sur l’authenticité historique de ces « premières ». Mais il paraît indubitable que de tels usages étaient considérés comme essentiels du temps de l’auteur. En retraçant l’apparition de pratiques judiciaires qui se perpétuèrent par la suite, al-Kindī s’extrait donc de l’anecdotique pour se concentrer sur ce qui lui paraît représentatif de l’institution sur le long terme. Il reste à comprendre la portée des autres ḫabar-s, infiniment plus nombreux, qui ne relèvent pas de la catégorie des awā’il. Plusieurs interprétations ont jusqu’ici été avancées quant aux critères de sélection des informations. Dans un article consacré au don nuptial (matāʿ) aux premiers siècles de l’Islam, M.K. Masud réfléchit aux méthodes de Wakīʿ. Se fondant sur l’introduction des Aḫbār al-quḍāt, Masud avance que Wakīʿ n’est pas intéressé par la collecte de récits déjà connus et cités par d’autres auteurs. Son principal objectif consisterait à combler 72. 73.

Voir l’exploitation historique que l’on peut tirer de telles informations dans M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité. Voir par exemple al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 394, 435.

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les lacunes dans l’histoire des cadis les moins célèbres à son époque74. Wael Hallaq va dans le même sens lorsqu’il considère que les sources enregistrent avant tout l’inhabituel : seuls les événements qui se distinguaient du quotidien valaient selon lui la peine d’être notés, et les biographes comme les historiens n’étaient pas intéressés par la consignation de la routine journalière75. Cette hypothèse, si elle se vérifie, est évidemment problématique ; elle signifierait que l’ouvrage de Wakīʿ n’est représentatif ni de ce que l’on estimait important de son temps à propos des cadis, ni de pratiques historiques courantes. Son ouvrage entreprendrait plutôt de rassembler des informations marginales, et donc anecdotiques. Cette analyse est pourtant contestable. Dans son introduction, Wakīʿ justifie bien la structure de son livre en arguant que des cadis tels Šurayḥ et Ibn Šubruma sont méconnus à son époque, et sous-entend qu’il apporte un matériel inédit à leur sujet en leur consacrant les plus longues biographies de son ouvrage76. Mais ce que Masud interprète de manière littérale est un effet rhétorique qui ne rend pas compte des motivations réelles de Wakīʿ. À le croire, les récits relatifs à Ibn Šubruma auraient été rares à la fin du iiie/ixe siècle. Ce constat peut être réfuté sans peine. La biographie qu’Ibn Saʿd (m. 230/845) consacre à ce cadi dans son ouvrage al-Ṭabaqāt al-kubrā, bien que de longueur modeste par rapport à celle que lui dédie Wakīʿ, est plus longue que la moyenne des biographies de savants de la même génération77. Par ailleurs, les opinions juridiques attribuées à Šurayḥ et Ibn Šubruma étaient bien connues au début du iiie/ixe siècle. Selon Khaleel Mohammed, des centaines de traditions remontant à Šurayḥ sont citées dans les œuvres de ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī (m. 211/827), Ibn Saʿd et Ibn Abī Šayba (m. 235/849)78, et un sondage dans le Muṣannaf d’Ibn Abī Šayba montre que les opinions d’Ibn Šubruma étaient elles aussi bien connues et diffusées en Irak comme ailleurs79. Contrairement à ce que son introduction pourrait laisser croire, Wakīʿ ne choisit pas son matériau en fonction de sa rareté, et donc de son caractère anecdotique. Il sélectionne ce qui lui apparaît – ou ce qui, par le biais de la transmission, apparaissait aux générations précédentes – le plus pertinent. S’il consacre le plus long chapitre de son ouvrage à Šurayḥ, ce n’est pas parce que ce personnage était auparavant méconnu. C’est au contraire parce qu’il était si important dans la tradition irakienne que Wakīʿ voulut lui donner la place qu’il méritait. 74. 75. 76. 77. 78. 79.

M. K. Masud, « The Award of Matāʿ… », art. cité, p. 352. W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 190. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 5. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 131-145. Kh. I. Mohammed, Development of an Archetype, op. cit., p. 131. Voir par exemple ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, éd. par Ḥabīb al-Raḥmān al-Aʿẓamī, Beyrouth, al-Maktab al-islāmī, 1983, IV, p. 208 ; VI, p. 166, 222, 224, 377, 380, 499 ; VII, p. 84, 94, 173, 220, 256, 355, 356 ; VIII, p. 44, 46, 47, 85, 88, etc. ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., I, p. 109, 112, 389 ; II, p. 6 ; III, p. 386 ; IV, p. 79, 198, 334, 454, 551, 552 ; V, p. 404 ; VII, p. 191.

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La généralisation que Wael Hallaq propose, plus spécifiquement, à propos des relations entre l’appareil judiciaire et le califat, n’est pas non plus convaincante. D’ailleurs, en soutenant que l’anecdotique constitue la principale préoccupation des biographes et des chroniqueurs, Hallaq contredit ses propres efforts de reconstitution historique de la judicature. S’il avait raison, il ne ferait que décrire un système non représentatif de la normalité historique. Il est vrai que les auteurs musulmans médiévaux ne visaient pas un enregistrement de la vie quotidienne, mais cela ne signifie pas non plus qu’ils s’en désintéressaient. En réalité, là n’est pas la question. L’idée que l’adab, auquel le genre des aḫbār al-quḍāt n’est pas étranger comme nous l’avons vu, serait une littérature anecdotique est désormais dépassée. L’adab poursuit un but didactique d’édification morale80. Le matériau n’y est pas sélectionné parce qu’il est anecdotique, mais parce qu’il est exemplaire, dans les deux sens du terme : soit il véhicule un modèle à suivre ou un contre-modèle à éviter, soit il apparaît représentatif de quelque chose – au niveau idéologique ou historique. Cette valeur exemplificatrice du ḫabar n’est d’ailleurs point réservée à l’adab : elle touche d’autres genres, comme les chroniques ou, bien sûr, une littérature qui se veut ouvertement normative (ḥadīṯ, fiqh). Ce mode de sélection n’exclut pas l’anecdotique ; simplement, ce dernier ne constitue pas un principe directeur. Prenons l’exemple d’une biographie mettant l’accent sur la piété d’un cadi, qui veille chaque nuit à lire le Coran81. On pourrait avancer, d’un côté, que l’histoire est anecdotique dans la mesure où de telles pratiques devaient être exceptionnelles. Ce n’est pourtant point pour cela que l’auteur en parle, mais parce que ce comportement est exemplaire à ses yeux, ou pertinent concernant sa conception de la judicature. Dans d’autres domaines, l’exemplarité peut s’enraciner dans des pratiques répandues. Même si les effets de source ne sont pas pour autant abolis, le principe d’exemplarité gagne à être pris en compte par l’historien qui doit se demander en quoi chaque récit a une portée édifiante, ou pourquoi il est pertinent aux yeux des auteurs médiévaux. Si l’on revient à l’échelle macroscopique, la prise en considération du principe de pertinence permet d’expliquer certaines dynamiques de mémorisation et d’oubli de données historiques ou pseudo-historiques. La surabondance de paroles attribuées à Šurayḥ, on l’a vu, s’explique par la projection sur ce personnage de débats entre Irakiens dans la première moitié du iie/viiie siècle. À l’inverse, l’absence quasi totale de récits relatifs aux procédures judiciaires jusqu’à la fin du ier/début du viiie siècle, alors qu’une forme de justice existait sans aucun doute, laisse penser que la question des procédures manqua longtemps de pertinence. Une société qui ne s’interrogeait pas sur son mode d’administration de la justice n’enregistra pas la pratique de ses cadis. Ce n’est qu’à partir du moment où un 80. 81.

Voir H. Toelle, K. Zakharia, À la découverte de la littérature arabe, Paris, Flammarion, 2003. p. 100-101. Voir par exemple Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 506 (trad. par M. Tillier, Vies des cadis de Miṣr (237/851-366/976), Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2002, p. 55).

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retour réflexif sur les pratiques se produisit, accompagné de débats et de controverses concernant celles qu’il convenait d’adopter, que non seulement certaines doctrines furent projetées dans le passé dans une quête de légitimation, mais aussi que la mémoire collective se mit à enregistrer les pratiques du temps. Si l’on admet, comme nos précédentes analyses tendent à le montrer, que l’éclosion d’une jurisprudence attribuée en Irak à Šurayḥ date grosso modo de la première moitié du viiie siècle, cela signifie qu’avant cela, pendant une grande partie de l’époque omeyyade, soit les procédures judiciaires ne faisaient ni l’objet de discussion ni même ne suscitaient d’intérêt, soit que la place de la judicature n’était tout simplement pas assez centrale pour enclencher le mécanisme d’enregistrement historiographique82. On rejoindrait ainsi, par une autre voie, l’image que la documentation papyrologique offre de la judicature : celle d’une institution dont la centralité s’élabora, par retour réflexif, dans la seconde moitié de l’époque omeyyade, et dont la « percée » ne se produisit, au niveau documentaire, que sous les Abbassides. 4. À LA RECHERCHE DES ANCIENNES STRATES DE CONTROVERSES JURIDIQUES

Les pratiques judiciaires ne peuvent qu’imparfaitement être étudiées par le biais des sources narratives puisque ces dernières constituent elles-mêmes une illustration de la théorie. Le regard que Wakīʿ et al-Kindī portent sur la judicature doit ainsi être confronté aux débats cette fois-ci purement théoriques qui eurent lieu à différentes époques. L’ancien droit de la période omeyyade et du début des Abbassides nous est avant tout parvenu à travers deux recueils de traditions « précanoniques » composés au début du ixe siècle par ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī (m. 211/827) et Ibn Abī Šayba (m. 235/849). Ces ouvrages consacrent des chapitres entiers à la théorie judiciaire, dans lesquels leurs auteurs recensent les traditions relatives aux procédures qu’ils ont entendues dans la seconde moitié du viiie ou au début du ixe siècle. À de rares exceptions près, ces traditions ne prétendent pas remonter au Prophète ni aux Compagnons, mais transmettent l’opinion (ra’y) des savants des générations suivantes (Successeurs ou Successeurs des Successeurs). Qu’elles proviennent historiquement de ces figures de la fin du 82.

Notons que pour certaines régions, la question des procédures judiciaires semble n’avoir jamais acquis de pertinence. Ainsi en va-t-il des cadis de Syrie, pour laquelle les informations de cet ordre sont presque inexistantes chez Wakīʿ (Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 199-213) comme plus tard chez Ibn ʿAsākir. Il est possible que le caractère dominant des débats juridiques entre Irakiens et Médinois, et secondairement Égyptiens, à la fin de la période omeyyade et au début de l’époque abbasside, ait marginalisé la jurisprudence syrienne. Alternativement, on peut se demander si le droit syrien, dont le principal représentant est al-Awzāʿī, s’intéressait autant que le fiqh irakien ou médinois à la question des procédures.

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viie ou du début du viiie siècle ou qu’elles résultent de projections par les générations suivantes, ces opinions reflètent l’évolution de la pensée juridique au sein des « anciennes écoles » antérieures à la formation des maḏhabs classiques. Malgré une tendance déjà sensible à projeter en arrière certaines opinions plus tardives, ces ouvrages offrent une image plus nette de l’ancien droit que les recueils canoniques postérieurs. Ils furent en effet rédigés alors que la norme n’était pas encore recherchée à tout prix dans l’autorité prophétique, et où la « tradition vivante », c’est-à-dire l’idée qu’un reflet fidèle de la sunna pouvait être appréhendé à travers le discours ou les pratiques de figures charismatiques du présent ou du passé proche, était encore acceptée. Au ixe siècle, l’assimilation systématique de l’autorité juridique à l’exemplarité prophétique aboutit au remaniement de beaucoup de ces traditions et à l’oubli d’un plus grand nombre encore, ce qui eut pour effet de brouiller les cartes dont dispose l’historien. Les anciens Muṣannaf-s offrent ainsi un instantané plus clair, si ce n’est de ce que les savants omeyyades dirent véritablement, du moins du souvenir que ceux de la seconde moitié du viiie siècle en conservaient. L’étude du ḥadīṯ pose toutefois de sérieux problèmes méthodologiques. Joseph Schacht, qui développe en cela les théories d’Ignaz Goldziher, a montré que le genre du ḥadīṯ procédait non pas d’une transmission ininterrompue depuis la personne dont on rapportait les propos, comme la tradition musulmane l’affirme, mais d’une quête d’autorité. Aux yeux de l’historien, un ḥadīṯ prophétique ne reflète pas ce que le Prophète put dire en son temps, mais ce que certains musulmans lui attribuèrent rétrospectivement afin de justifier leur propre position doctrinale83. Le même phénomène de projection dans le passé s’appliquerait au ḥadīṯ des Compagnons et, même, à celui des Successeurs84. Selon le modèle élaboré par Schacht, plus une tradition prétend remonter haut, plus la chaîne de transmission semble parfaite, et plus il est probable que cette tradition ait été mise en circulation sous cette forme tardivement – à une époque où la quête d’autorité obligeait désormais à se référer au Prophète et où les critères formels d’acceptation des traditions étaient élaborés85. Le modèle de Schacht, qui gêne autant certains musulmans que les historiens soucieux de remonter au plus haut dans l’histoire de l’Islam, n’a cessé d’être critiqué depuis plus de soixante ans. Certaines techniques permettent aujourd’hui, en cumulant les analyses d’isnād-s (common link) et de contenu des traditions, de proposer des mises en circulation un peu plus anciennes que ce que Schacht suggérait86. Il n’en demeure pas 83. 84. 85. 86.

J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 128 et suiv. Ibid., p. 169. Ibid., p. 163-165. Sur la critique du modèle schachtien et sur l’affinement de ses méthodes, voir l’excellente synthèse de H. Berg, The Development of Exegesis…, op. cit., en particulier p. 26 et suiv. pour les théories de Juynboll et p. 36 et suiv. pour celles de Motzki.

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moins, comme le soulignait Patricia Crone il y a vingt-cinq ans, que l’historien est toujours obligé de manier les traditions avec la plus grande prudence87. La question de l’authenticité du ḥadīṯ prophétique est marginale pour notre objet d’étude. En effet, hormis de rares traditions relatives à quelques règles élémentaires de la procédure judiciaire classique – notamment la formule du faṣl al-ḫiṭāb attribuant à chaque catégorie de plaideur un type de preuve précis88 –, la figure du Prophète n’est presque jamais invoquée par les traditionnistes et juristes intéressés par les rouages de l’audience judiciaire89. Cette absence est d’ailleurs surprenante. Faut-il en déduire, si les théories sceptiques de Schacht et de ses pairs sont justes, que le processus de projection dans le passé ne s’accomplit que de manière marginale pour ce qui concerne le droit des procédures ? Si l’on accepte que la quête d’autorité pût être liée aux controverses doctrinales, faut-il penser que les modes de fonctionnement de la judicature firent l’objet d’un relatif consensus de manière précoce, avant que la traditionalisation du droit ne s’achève, dans le cours du iiie/ixe siècle ? Ou au contraire, si l’on considère que la tradition prophétique incarne une forme de consensus auquel parvinrent les musulmans du iiie/ixe siècle, « lissant » les divergences des traditions se réclamant d’autres autorités90, doit-on croire qu’un tel consensus ne fut que rarement atteint ? Les divergences entre écoles juridiques ne sont pourtant ni moins importantes ni plus prononcées en matière de procédures qu’en d’autres domaines du droit. Convient-il donc de penser plutôt que la judicature demeura une institution associée dans l’esprit des musulmans à une pratique postprophétique, celle d’un État tel qu’il se mit en place lors du processus de conquête ? Même cette dernière explication est insatisfaisante, car on s’attendrait alors à voir une personnalité comme ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb se voir attribuer un nombre important de règles judiciaires. Or, à quelques exceptions près – notamment ses fameuses instructions à Abū Mūsā al-Ašʿarī, sur lesquelles nous reviendrons –, ce n’est pas le cas. Les autres Compagnons ne sont pas non plus regardés comme sources d’une sunna importante en ce domaine. Quelles qu’en soient les raisons, le fonctionnement de la justice est longtemps demeuré une affaire de ra’y en droit musulman, comme si ce domaine du fiqh avait largement échappé au phénomène de traditionalisation caractéristique du ixe siècle. Ainsi chez les ḥanafites, bien qu’al-Ǧaṣṣāṣ (m. 370/980) tente, dans son commentaire de l’Adab al-qāḍī d’al-Ḫaṣṣāf (m. 261/874), de justifier la norme par un retour aux sources du droit, la règle demeure, d’abord et avant tout, 87. 88. 89.

90.

P. Crone, Roman…, op. cit., p. 33. Voir infra. La situation est identique dans le droit chiite, où seuls des ḥadīṯ-s à portée plus générale (corruption, moralité, etc.) remontent à ʿAlī à propos de la judicature. Voir par exemple al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, éd. par ʿĀsif b. ʿAlī Aṣġar Fayḍī, Le Caire, Dār al-maʿārif, 1951, II, p. 527-541. Sur cette idée, voir P. Crone, Roman…, op. cit., p. 26.

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le ra’y de son prédécesseur91. Les anciens corpus de ḥadīṯ précanonique ne renvoient qu’exceptionnellement à l’exemple du Prophète, et très peu à celui de ses Compagnons. De fait, ce type de ḥadīṯ remonte rarement au-delà d’une retranscription/reconstruction du ra’y des Successeurs ou des Successeurs des Successeurs. Or selon le modèle de Schacht, l’un des plus critiques quant à l’authenticité de toutes les traditions, l’attribution de paroles à des Successeurs correspondrait historiquement à la première phase de la quête d’autorité, bien antérieure à l’attribution des mêmes paroles aux Compagnons puis au Prophète. Le ḥadīṯ des Successeurs ne devrait ainsi avoir été mis en circulation plus d’une génération (au maximum deux) après ceux-ci ; en tout état de cause, il le fut alors que la parole de ces Successeurs faisait encore autorité, au moins à l’échelon local. Des traditions divergentes à propos de certains Successeurs tendent à montrer que des opinions contraires furent attribuées à la même personne pour des raisons polémiques. Ces traditions peuvent ainsi être suspectées de reconstruction92. Nous verrons que les opinions attribuées à d’autres Successeurs, et plus encore à la génération des Successeurs des Successeurs, sont en revanche stables d’une tradition à l’autre93. Bref, si les ḥadīṯ-s remontant aux générations postérieures aux Compagnons doivent toujours être considérés d’un œil critique, et si leur datation absolue demeure en général impossible, ils ouvrent mieux qu’aucune autre source une fenêtre sur les développements juridiques de l’époque omeyyade.

91. 92. 93.

Al-Ḫaṣṣāf et al-Ǧaṣṣāṣ, Adab al-qāḍī, op. cit. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 155. Une telle stabilité peut également être constatée entre des recueils provenant de traditions juridiques distinctes, comme le sont les Muṣannaf-s du Yéménite ʿAbd al-Razzāq et celui de l’Irakien Ibn Abī Šayba – la principale différence étant que le premier cite surtout l’opinion des savants du Hedjaz, tandis que le second s’appuie en priorité sur celle des Irakiens. Harald Motzki, qui a plus que tout autre chercheur exploré le Muṣannaf de ʿAbd al-Razzāq, montre en outre de manière convaincante que ni son auteur, ni un de ses principaux maîtres, Ibn Ǧurayǧ, n’apparaissent comme des forgeurs de traditions. Pour lui, les commentaires qu’Ibn Ǧurayǧ fait à propos des paroles (responsa ou dicta) de son principal maître, ʿAṭā’, ses opinions divergentes, etc., sont clairement le signe qu’il ne cherche pas à lui attribuer rétrospectivement ses propres opinions. H. Motzki, « The Muṣannaf of ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī as a Source of Authentic aḥādīth of the First Century A.H. », Journal of Near Eastern Studies, 50, 1991, p. 7-12. Plus récemment, B. Sadeghi a montré que dans le Kitāb al-āṯār d’al-Šaybānī, ce dernier divergeait souvent de son maître Abū Ḥanīfa, tout comme Abū Ḥanīfa divergeait souvent d’Ibrāhīm al-Naḫaʿī : on ne peut dès lors prétendre que chacun de ces juristes projetait sa propre doctrine sur les générations précédentes. B. Sadeghi, « The Authenticity of Two 2nd/8th Century Ḥanafī Legal Texts : the Kitāb al-āthār and al-Muwaṭṭa’ of Muḥammad b. al-Ḥasan al-Shaybānī », Islamic Law and Society, 17, 2010, p. 309.

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CONCLUSION

Cet aperçu historiographique aboutit à plusieurs conclusions méthodologiques. En premier lieu, le flou qui entoure la période des origines de la judicature (la seconde moitié du viie siècle) ne peut être dissipé en l’état actuel des sources. Il y a peu de doutes qu’une forme d’institution judiciaire étatique ait existé, dès une époque reculée. Il se peut néanmoins que les « cadis » aient été des fonctionnaires trop bas dans l’échelle administrative pour que leurs faits, ou même la liste chronologique des juges, soient enregistrés. Il est possible, de même, que les premiers musulmans n’aient tout simplement pas regardé la judicature comme une institution pertinente pour la définition de leur monde social. Il faut attendre la première moitié du viiie siècle pour que s’amorce un processus mémoriel significatif d’importantes évolutions de l’institution et de sa place dans la société musulmane. La recherche de plus en plus poussée de normes de conduite islamiques, puisant leur source dans le comportement ou les dires des générations passées, joua probablement un rôle essentiel dans l’enclenchement de ce processus historiographique. La génération des Successeurs et, peut-être surtout, celle des Successeurs des Successeurs, voyant s’effacer la mémoire vivante de ceux qui avaient bâti l’Islam à travers l’œuvre de conquête, entreprit de la restituer et de la transmettre. Dans une société de plus en plus complexe, le besoin de normativité suscita en outre une quête d’autorité. Les usages existant se virent procurer un statut normatif par leur projection partielle sur les générations antérieures, parées rétrospectivement d’une aura charismatique. Dans ce processus de cristallisation de la sunna autour des pieux anciens, quelques « proto-cadis » – ceux dont le souvenir, quoique flou, était le plus positif – furent érigés en autorités. L’institution du cadi occupait une place croissante dans la résolution des conflits comme dans la gestion des sociétés urbaines, et la parole d’anciens cadis acquit une valeur jurisprudentielle justifiant, aux yeux de certains juges comme à ceux de savants indépendants, les décisions ou les procédures désormais appliquées. Tel qu’il se constitua dans ces « anciennes écoles », le droit musulman ne repose néanmoins que de manière mineure sur une jurisprudence de juges. À l’exception d’une poignée de cadis emblématiques tel Šurayḥ, la plupart des cadis de la seconde moitié du viie siècle ne servirent pas d’incarnation au système juridique dans son ensemble94. Il faut peut-être en déduire que, dans la première moitié du viiie siècle, les cadis n’étaient pas considérés comme les principaux représentants de la Loi ; c’est ailleurs, dans les paroles ou les comportements de Compagnons ou de Successeurs plus charismatiques, que la source de la sunna 94.

Gauthier Juynboll remarque de son côté la faible participation des cadis dans la mise en circulation de ḥadīṯ-s avant la seconde moitié du viiie siècle, ce qui pointe vers la même conclusion. G. H. A. Juynboll, Muslim Tradition. Studies in Chronology, Provenance and Authorship of Early Hadîth, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 94.

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fut d’abord recherchée. Ce n’est que plus tard – au début de la période abbasside, dans la seconde moitié du viiie siècle – qu’un intérêt grandissant pour les cadis et leur justice conduisit à une restitution plus systématique des pratiques des générations les plus récentes. En d’autres termes, il semble que la mémoire de la judicature soit intimement liée, 1) à la place qu’elle occupait dans la société – place qui, d’après les indices documentaires et littéraires que nous avons exposés, se renforça à l’époque abbasside ; 2) à la valeur normative reconnue aux paroles et aux actes de cadis. Cette dernière explique pourquoi Wakīʿ cesse de véritablement s’intéresser à la « jurisprudence cadiale » après les années 160/776786 : les générations qui suivirent assistèrent à de profondes transformations dans la conception dominante de l’autorité juridique, le débat sur le ḥadīṯ et le ra’y conduisant, inexorablement, à rechercher l’autorité au plus près de la prédication prophétique. Ces conclusions obligent à nuancer une des principales hypothèses de Joseph Schacht. Ce dernier oppose la « pratique » administrative des Omeyyades – qu’il associe à celle des cadis – à la réflexion théorique des savants, à partir de laquelle se développa le fiqh musulman95. Ce schéma, nous l’avons vu, est en partie confirmé par la documentation papyrologique. Nous aurons également l’occasion de constater que, de fait, la réflexion théorique prit souvent pour objet ce qui semble avoir été des pratiques judiciaires. Néanmoins l’historien ne peut toujours accéder à la strate de ces pratiques à partir des sources narratives : le souvenir qu’il en reste n’a été préservé qu’en raison de sa pertinence sur le plan théorique, soit vers la fin de l’époque omeyyade soit sous les Abbassides. Bref, dans les textes littéraires, la pratique ne s’oppose pas à la théorie : elle en fait partie intégrante, même si elle continue de refléter, de manière sélective, certains aspects du fonctionnement historique de la judicature. Si la restitution historique du/des système(s) judiciaire(s) des origines semble constituer une mission impossible, ceux de la première moitié du viiie siècle peuvent, éventuellement, sortir quelque peu de l’ombre. Deux strates doivent faire l’objet d’investigations. À un premier niveau, la projection sur le viie siècle de doctrines postérieures laisse penser qu’il est au moins possible de reconstituer une partie des débats qui animèrent les générations suivantes et qui nécessitèrent l’invention d’une jurisprudence. À un second niveau, la cristallisation d’une mémoire de l’institution dans la première moitié du viiie siècle permet de retracer une partie des évolutions historiques qui affectèrent l’organisation des tribunaux et les procédures judiciaires à la période marwānide.

95.

J. Schacht, The Origins, p. 198 et suiv.

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chapitre 3

LA JUSTICE DU CADI AUX DEUX PREMIERS SIÈCLES DE L’ISLAM

Une institution judiciaire peut être étudiée selon au moins deux axes distincts : 1) celui de son rattachement institutionnel – sa place au sein d’un système politique ; 2) celui de sa structure et de son fonctionnement interne. C’est à travers ce deuxième axe que nous souhaiterions maintenant envisager les premiers développements de la judicature musulmane. En deçà de ses connexions au monde du pouvoir, une institution judiciaire se caractérise en effet par sa manière de traiter les litiges qui lui sont soumis. La tenue de l’audience, la réception des plaideurs et leur audition, les preuves que ceux-ci produisent constituent autant de marqueurs qui définissent une institution et la distinguent des autres. Il convient donc de comprendre ce qu’il se passait – ou aurait dû se passer – à partir du moment où un cadi établissait son audience pour y entendre des justiciables. L’organisation de la judicature musulmane classique est bien connue. Depuis les travaux pionniers d’Émile Tyan, des chercheurs comme Farhat Ziadeh et Wael Hallaq ont approfondi l’étude du fonctionnement des tribunaux1. L’évolution qui aboutit au système classique tel qu’il est décrit par le fiqh et parfois illustré par la littérature narrative est en revanche beaucoup plus obscure. Ziadeh s’est surtout attelé à la description de certaines procédures du iiie/ixe et du ive/xe siècle. Quant à Hallaq, qui remonte plus haut, il tend à voir la judicature musulmane sous sa forme classique dès une époque précoce (la fin du viie siècle), suivant en cela des sources islamiques plus soucieuses de légitimer le fonctionnement de l’institution que d’en retracer l’histoire. Par ailleurs, aucune étude relative à la judicature et à ses premiers développements n’a jusqu’à présent tenté d’en évaluer la dimension régionale. Les historiens sont tous partis du principe – qui reste à démontrer – que le système judiciaire musulman constitue une unité depuis le début de l’Islam. Cette approche unitariste représente un obstacle épistémologique à deux niveaux. Elle empêche en premier lieu de mesurer l’impact des cultures antérieures à l’Islam et des traditions judiciaires locales – impact pourtant postulé par 1.

E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit. ; F. J. Ziadeh, « Integrity (ʿadālah) in Classical Islamic Law », dans N. Heer (dir.), Islamic Law and Jurisprudence, Washington, University of Washington Press, 1990 ; id., « Compelling Defendant’s Appearance at Court in Islamic Law », Islamic Law and Society, 3, 1996 ; id., « Mulāzama or Harassment of Recalcitrant Debtors in Islamic Law », Islamic Law and Society, 7, 2000 ; W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 59-63.

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Émile Tyan comme par Joseph Schacht2. En second lieu, elle ne permet d’aborder la relation entre droit et justice qu’à travers un paradigme d’opposition : à la « pratique administrative » des Omeyyades s’opposeraient les premières théories juridiques des « anciennes écoles », dont Schacht défend pourtant la nature régionale3. Une approche régionaliste est donc indispensable afin de mettre à l’épreuve la théorie des écoles régionales, et d’étudier l’interaction entre les pratiques judiciaires et les débats auxquelles elles donnèrent lieu. Nous n’envisageons pas ici une reconstitution complète des audiences judiciaires. Une telle restitution nous éloignerait trop, en effet, de la perspective comparatiste que nous adoptons. Nombre d’aspects essentiels de la judicature sont mal documentés pour les périodes anciennes – notamment l’énoncé des verdicts, l’application des jugements, etc., peut-être parce qu’ils suscitèrent peu de débats et, de fait, furent peu théorisés par le fiqh –, et ne permettent pas de comparaison entre les provinces du monde musulman. Nous nous contenterons donc d’explorer deux thématiques parmi celles qui donnèrent lieu au plus grand nombre de controverses juridiques : celle de l’organisation matérielle et humaine de l’audience, et celle des preuves et de leur réception. 1. ORGANISATION DES AUDIENCES JUDICIAIRES

La justice religieuse est « généralement chiche en symboles : le cadi peut statuer n’importe où, sans grand formalisme, seule compte sa connaissance du Livre4 », affirme Antoine Garapon dans un essai consacré aux rituels judiciaires. Sans doute part-il du constat que, dans de nombreuses sociétés, la scène de la justice nécessite un théâtre spécifique. Or en Islam, avant l’invention des dār al-ʿadl sous Nūr al-Dīn Zankī (r. 541-565/1146-1174)5, la justice n’eut jamais de palais réservé, mais se tint dans des lieux dont la principale destination n’était pas de juger les hommes. Le rituel judiciaire des premiers temps de l’Islam n’en est pas pour autant dépourvu de symboles et de formalisme. Encore convient-il de retracer l’histoire de ce rituel, de sa scène et de ses artefacts, afin d’en saisir l’articulation avec la construction de la cité islamique. L’organisation des tribunaux fut fixée, à partir du iiie/ixe siècle, par la littérature d’adab al-qāḍī6. Le lieu de l’audience, la manière de siéger, le mode de convocation et de réception des plaideurs furent théorisés et cette théorie 2. 3. 4. 5. 6.

E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 95-97 ; J. Schacht, Introduction…, op. cit., p. 28-29. J. Schacht, The Origins, op. cit., p. 198 et suiv. A. Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 195. Voir J. Nielsen, « Maẓālim », EI2, VI, p. 934. Voir par exemple al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 85 et suiv.

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marqua la judicature, avec des adaptations, pendant tout le reste du Moyen Âge. L’évolution qui aboutit à cette théorisation demeure jusqu’ici dans l’ombre. Il est néanmoins possible d’en retracer quelques lignes de force, et d’entrapercevoir les débats qui aboutirent, finalement, à l’émergence d’une théorie classique sur l’organisation des audiences judiciaires.

1.1. Lieux de l’audience 1.1.1. Controverses omeyyades sur le lieu de l’audience La théorie juridique élaborée par la plupart des maḏhab-s classiques – à l’exception notable des šāfiʿites7 – considère la mosquée comme le lieu de l’audience par excellence8. À en croire Émile Tyan, « c’est dans les mosquées, principalement, que, comme nous les représentent les textes, les tribunaux ont toujours fonctionné9 ». Émile Tyan fonde l’essentiel de ses conclusions sur les informations rapportées par al-Kindī à propos de l’Égypte, et ne relève presque aucun exemple antérieur à la fin de la période omeyyade10. Or la question n’allait pas de soi au iie/viiie siècle, comme en témoigne le court chapitre qu’Ibn Abī Šayba (m. 235/849) consacre au thème du « cadi qui rend la justice dans la mosquée » (al-qāḍī yaqḍī f ī l-masǧid). Sur les cinq traditions qu’il rapporte à ce sujet (toutes non prophétiques), deux sont opposées à la tenue de l’audience dans la mosquée, tandis que deux y sont favorables. La dernière, selon laquelle Šurayḥ siégeait chez lui les jours de pluie, semble a priori défavorable, mais laisse aussi entendre qu’il siégeait à la mosquée les autres jours11. Ces traditions non prophétiques isolées, 7.

8.

9. 10.

11.

Voir al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, éd. par Rifʿat Fawzī ʿAbd al-Muṭṭalib, al-Manṣūra, Dār al-wafā’, 2001, VII, p. 490 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar al-Muzanī f ī furūʿ al-šāfiʿīyya, Beyrouth, Dār alkutub al-ʿilmiyya, 1998, p. 393. Le droit imamite se rapproche de la tradition šāfiʿite : al-Ṭūsī, bien qu’il rapporte que « le Commandeur des croyants » (c’est-à-dire ʿAlī) rendait la justice dans la mosquée, souligne la réticence des savants imamites. Pour certains, dit-il, le cadi ne peut y rendre la justice que s’il y est saisi d’une affaire à l’improviste, et il n’a pas à y installer son audience de manière durable. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ f ī fiqh al-imāmiyya, Beyrouth, Dār al-kitāb al-islāmī, 1992, VIII, p. 87. Un peu plus loin, pourtant, il ne semble pas douter que la mosquée soit en pratique le lieu de l’audience par excellence. Ibid., p. 90. Cette idée n’est pas toujours explicite. Ainsi le ḥanafite al-Ṭaḥāwī (m. 321/933) dit-il que le cadi peut tenir audience à son domicile, mais qu’il est toutefois préférable qu’il le fasse dans un lieu public (yaqḍī ḥayṯu l-ǧamāʿa). Al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar al-Ṭaḥāwī, éd. par Abū l-Wafā’ al-Afġānī, Hyderabad, Laǧnat iḥyā’ al-maʿārif al-nuʿmāniyya, s. d., p. 326-327. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 278. Voir également M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 441, pour qui la localisation de l’audience à la mosquée dès les premiers temps de l’Islam est « naturelle ». Voir W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 59. Le seul exemple qu’il mentionne avant les années 120/738 est celui d’al-Aḫṭal, siégeant dans une mosquée selon les Aġānī. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 276. Encore convient-il de signaler que le poète al-Aḫṭal n’agissait pas alors en tant que cadi, mais comme arbitre. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 485.

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non reprises dans les corpus de ḥadīṯ canonique postérieurs, ne peuvent être datées avec précision12. Trois d’entre elles se présentent sous forme de témoignages, un narrateur affirmant avoir vu (ra’aytu) un cadi rendre la justice à un endroit précis13. Les cadis pris pour exemple (Šurayḥ ; Zurāra b. Awfā, en poste à Baṣra vers 50/670 ; Yaḥyā b. Yaʿmar, Baṣrien en poste à Marw vers 90/71014 ; al-Ḥasan al-Baṣrī, en poste à Baṣra vers 101/720) laissent penser que la controverse, au cours de laquelle plusieurs individus rapportèrent leurs souvenirs, date d’une ou deux générations après l’exercice de ces juges, vers la fin de la période omeyyade ou le début de l’époque abbasside. Cette controverse pourrait être liée au statut de la mosquée, et à la faculté que les non-musulmans avaient d’y pénétrer. Dans un autre chapitre de son Muṣannaf, Ibn Abī Šayba expose à ce sujet des divergences qui recoupent en partie celles qui touchent au lieu de l’audience judiciaire. Plusieurs traditions, rapportées à travers des isnād-s baṣriens, admettent les juifs et les chrétiens dans la mosquée. Deux autres, aux transmissions plus éclectiques (médinoises, kūfiotes, khurasaniennes), reflètent un refus de voir des non-musulmans dans la mosquée, tout particulièrement dans un contexte judiciaire15. L’absence de distinction régionale forte dans les isnād-s laisse penser que des controverses sur le lieu de l’audience avaient lieu au sein même de plusieurs provinces16.

1.1.2. Des lieux d’audience diversifiés Les controverses relatives à l’usage de la mosquée comme lieu d’audience judiciaire conduisirent les musulmans à rechercher des précédents qui furent d’abord fixés dans des recueils de traditions comme celui d’Ibn Abī Šayba, puis dans la littérature narrative relative aux cadis. Toutes les provinces ne figurent 12. 13.

14.

15. 16.

La tradition 22137, rapportant qu’al-Ḥasan [al-Baṣrī] et Zurāra b. Awfā rendaient la justice sur la raḥaba, à l’extérieur de la mosquée, est néanmoins mentionnée par al-Buḫārī, mais sans isnād. Al-Buḫārī, al-Ṣaḥīḥ, al-Yamāma/Beyrouth, Dār Ibn Kaṯīr, 1987, VI, p. 2621. Ces narrateurs sont Ibn Abī Ġaniyya (probablement Ḥamīd b. Abī Ġaniyya, d’Ispahan, voir al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., VII, p. 383), ʿAbd al-Raḥmān b. Qays (nom partagé par plusieurs transmetteurs) et al-Muṯannā b. Saʿīd (Baṣrien, voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 96). Yaḥyā b. Yaʿmar, originaire de Baṣra, fut cadi de Marw sous Qutayba b. Muslim (gouv. de 85/704 ou 86/705 à 96/715, voir C. E. Bosworth, « Ḳutayba b. Muslim », EI2, V, p. 541). Voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 126 ; Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VII, p. 368 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 305-306. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., III, p. 619-620. Voir notre analyse plus détaillée dans M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 230. Une tradition remontant à ʿUmar II, importante autorité de la tradition médinoise, lui fait ainsi interdire au cadi de siéger dans la mosquée, car des non-musulmans pourraient venir l’y trouver (Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 485) ; or selon al-Ǧaṣṣāṣ, Mālik b. Anas concevait que le cadi juge dans la mosquée, et autorisait un ḏimmī à venir l’y trouver (al-Ǧaṣṣāṣ, Aḥkām al-Qur’ān, Le Caire, Dār al-awqāf al-islāmiyya, 1335 H., III, p. 88).

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pas de manière égale dans cette quête d’autorité. Al-Kindī ne mentionne aucun lieu d’audience en Égypte avant les années 120/738. Sa première évocation d’un lieu, à propos du cadi Ḫayr b. Nuʿaym (en poste de 120/738 à 127/745), fait état d’une double audience, l’une à la mosquée pour les musulmans, et l’autre à l’extérieur pour les ḏimmīs17, et par la suite il semble que la mosquée demeure le lieu de justice par excellence18. De même, Wakīʿ ne localise pratiquement pas l’audience de Médine : il affirme juste que, dans les années 90/710, Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm (en poste c. 87-96/706-715) siégeait dans la mosquée, au pied d’une colonne19. Selon Ibn Ḥanbal, un de ses successeurs, Yaḥyā b. Saʿīd al-Anṣārī (en poste v. 126/743-4) tenait aussi audience à la mosquée20. En revanche ʿUṯmān b. ʿUmar al-Taymī (en poste de 126/744 à 132/749 ; Ibn Ḥanbal l’identifie à tort à un cadi de Baṣra) siégeait chez lui21. Les traditions relatives à l’Irak sont plus diversifiées, et montrent que, à l’inverse de ce qui est le plus souvent admis22, la mosquée ne s’imposa pas dès l’origine comme le lieu privilégié de la justice.

• Kūfa

À Kūfa, les indications les plus anciennes remontent à Šurayḥ, auquel sont attribuées des opinions contradictoires – tantôt il aurait siégé à la mosquée23, tantôt à son domicile24, tantôt aux deux en fonction des conditions météorologiques25 – reflétant des débats postérieurs, chaque parti ayant sans doute tenu à l’ériger en apôtre de sa position. Bien que suspecte, également, car relative à un personnage emblématique, une tradition rapporte que le cadi Abū Burda b. Abī Mūsā (en poste c. 79-81/698-701) siégeait dans sa maison26. À partir du tournant du iie/seconde décennie du viiie siècle, l’image devient plus homogène. La mosquée fait désormais l’unanimité comme lieu d’audience à Kūfa. Al-Šaʿbī (en poste 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26.

Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 351. Voir A. S. Tritton, The Caliphs and their NonMuslim Subjects : a Critical Study of the Covenant of ʿUmar, Londres/Bombay/Calcuta/ Madras, Oxford University Press, 1930, p. 177-178. Voir M. Tillier, « Introduction », dans al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 39-42. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 145. Ibn Ḥanbal, al-ʿIlal wa-maʿrifat al-riǧāl, éd. par Waṣī Allāh b. Muḥammad ʿAbbās, Riyad, Dār al-Ḫānī, 2001, I, p. 227 (je remercie Christopher Melchert de m’avoir indiqué cette référence). Ibid., p. 227. Voir par exemple S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 132. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 224, 226, 294 ; ʿAbd al-ʿAzīz b. Isḥāq al-Baġdādī, Musnad al-imām Zayd, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1981, p. 264. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 134 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 225, 313. Voir al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 534. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 316. Ibid., p. 412.

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de 99/717-8 à 102/720-1) y aurait siégé27. Le récit que propose Wakīʿ suggère que c’est à ce moment-là qu’une tradition durable s’instaura à Kūfa : Aḥmad b. Manṣūr al-Ramādī nous rapporta d’après Abū Salama, d’après Abū ʿAwāna, d’après Ṭāriq b. ʿAbd al-Raḥmān : Un des mendiants (sā’il) qui fréquentaient la mosquée s’approcha de ʿĀmir [al-Šaʿbī], alors qu’il était cadi, et lui dit : – Tu me traites injustement ! – Et en quoi donc ? [lui demanda al-Šaʿbī]. – Tu sièges à l’endroit où j’avais l’habitude de m’asseoir. – C’est l’endroit où Šurayḥ rendait la justice, répliqua ʿĀmir, et j’y ai plus droit [que toi]28 !

Sous couvert de décrire une tradition pérenne et immémoriale – la mosquée comme lieu de justice de Šurayḥ à al-Šaʿbī –, ce récit révèle peut-être un tournant dans les usages. Il montre tout d’abord comment une pratique put trouver sa légitimité dans un précédent incontestable. En outre il semble refléter un moment de transition historique, lorsqu’un nouvel ordre fut adopté, non sans résistance. De fait, si l’on fait abstraction des traditions décrivant Šurayḥ rendant la justice à la mosquée – que cela soit historique ou non, aucun de ses contemporains n’ayant pris la peine de s’en souvenir –, al-Šaʿbī est le premier dont il est dit qu’il adopta cette pratique. Que l’événement remonte à al-Šaʿbī ou à la génération suivante, il se peut que cet usage se soit instauré au début du iie siècle de l’hégire. Après cette date, les ḫabar-s portant mention d’un lieu d’audience à Kūfa ne s’inscrivent plus dans un débat centré sur l’opposition mosquée versus domicile du cadi. Désormais, que l’audience ait lieu à la mosquée semble tenu pour acquis29. La question qui transparaît – et qui correspond peut-être à une deuxième étape du débat à Kūfa, encore à la fin de la période omeyyade ? – est dès lors celle de l’endroit précis de la mosquée. Selon un récit, al-Šaʿbī siégeait dans la ḥuǧra de la mosquée, probablement une pièce séparée de la salle de prière30. Selon une tradition, c’est aussi dans la ḥuǧra que Muḥārib b. Diṯār (en poste vers 110/728) tenait audience31. D’autres récits évoquent plutôt le « côté » (ǧānib) de la mosquée pour ce même cadi32, ou encore la zāwiya de la mosquée (peut-être un 27. 28. 29.

30. 31. 32.

Voir al-Simnānī, Rawḍat al-quḍāt, op. cit., I, p. 98. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 414. Ibn Ḥanbal, al-ʿIlal wa-maʿrifat al-riǧāl, op. cit., I, p. 227, 450 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 427 ; III, p. 18, 24, 36, 130, 164 ; Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, op. cit., IV, p. 180. Signalons toutefois une exception : Ibn ʿAsākir rapporte qu’al-Qāsim b. Maʿn, dans les années 170/786, tint audience dans une maison (dār). Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Dimašq, op. cit., XLI, p. 192. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 428. Ibid., III, p. 31. Ibid., p. 28.

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autre type de pièce séparée de la salle de prière)33. La dernière mention explicite d’un lieu d’audience remonte au tout début de l’époque abbasside, la mosquée apparaissant comme siège de la justice34. Du cadi Šarīk b. ʿAbd Allāh (en poste de 153/770 à c. 170/786-7), il est dit qu’il commença un jour par faire la prière à son arrivée à l’audience – pratique conforme à la théorie plus tardive du fiqh35 –, ce qui suggère qu’il se trouvait à la mosquée36. Mais cela allait désormais de soi et il n’était plus besoin de le préciser.

• Baṣra

Le siège du tribunal de Baṣra a une histoire différente. Si l’un des tout premiers cadis de la ville, Kaʿb b. Sūr al-Azdī (supposément en poste sous le calife ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb), est décrit comme rendant la justice dans sa maison37, l’opposition mosquée/domicile du cadi semble moins au centre des récits relatifs à cette ville. Deux ḫabar-s consacrés à ʿImrān b. Ḥuṣayn (en poste c. 45/665) et Iyās b. Muʿāwiya (en poste c. 100/718) sous-entendent qu’ils siégeaient à la mosquée : le premier fut accosté par un plaideur mécontent à sa sortie de la maqṣūra, le second est escorté par des gardes jusqu’à l’audience, où il commence par prier deux rakʿa-s38. Néanmoins, jusqu’à la fin du ier siècle, la plupart des allusions au lieu de l’audience pointent vers des espaces autres que la mosquée. Wakīʿ rapporte une tradition, déjà citée par Ibn Abī Šayba, selon laquelle les cadis Zurāra b. Awfā (en poste c. 75/694-5), puis al-Ḥasan al-Baṣrī (en poste de 101/719-20 à 102/720-1), rendaient la justice « sur la raḥaba39 ». L’information est confirmée par un ḫabar plus long, dont le propos n’est pas centré sur le lieu de l’audience, rapportant qu’al-Ḥasan al-Baṣrī rendait la justice « sur la raḥaba des Banū Sulaym40 », c’est-à-dire sur l’esplanade centrale de la ville, à proximité de la grande mosquée41. À plusieurs reprises, il est par ailleurs fait état d’un cadi qui 33.

34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. 41.

Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 307 ; al-Fasawī, al-Maʿrifa wa-l-ta’rīḫ (éd. al-Manṣūr), op. cit., III, p. 35 ; Ibn Ḥanbal, al-ʿIlal wa-maʿrifat al-riǧāl, op. cit., I, p. 450. Al-Šaʿbī aurait siégé dans la zāwiya se trouvant près de la « porte de l’éléphant » (bāb al-f īl). Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 252. Sur la zāwiya, voir J. Pedersen, « Masdjid », EI2, VI, p. 662. Ibn Ḥanbal, al-ʿIlal wa-maʿrifat al-riǧāl, op. cit., I, p. 227, 450 ; Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, op. cit., IV, p. 180. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 85. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 164. Ibid., I, p. 275. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 291, 318. Ibid., p. 296 ; II, p. 14. Ibid., II, p. 14. La raḥaba des Banū Sulaym se trouvait à proximité de la grande mosquée de Baṣra, comme en témoigne un récit dans lequel al-Ṭabarī affirme que le calife al-Mahdī « ordonna d’agrandir la grande mosquée de Baṣra ; […] elle fut agrandie sur la droite, du côté adjacent à la raḥaba des Banū Sulaym ». Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VIII, p. 136.

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rendit la justice dans le marché (sūq) ou dans la rue, notamment à propos d’Iyās b. Muʿāwiya (en poste c. 100/718)42, et la pratique est encore rapportée pour le début de l’époque abbasside43. Le même Iyās b. Muʿāwiya aurait enfin rendu un jugement dans la maison d’un particulier, un certain Ḫālid b. Yazīd, chez qui le cadi convoqua un jour un plaideur pour le confronter à son adversaire44.

• Damas

De rares informations nous sont parvenues sur les lieux d’audience des cadis de Damas45. Celles-ci suggèrent que, pendant longtemps, la mosquée n’y fut pas le principal lieu de justice. Comme pour Baṣra, les plus anciennes indications sont loin d’être claires. Al-Balāḏurī rapporte que le calife Muʿāwiya (r. 41-60/661-680) convoqua un jour son cadi Faḍāla b. ʿUbayd al-Anṣārī à son palais pour lui confier un procès ; le cadi ne se présenta pas et les plaideurs allèrent le trouver chez lui. Il n’est, en tout état de cause, pas question de mosquée dans ce passage46. Selon Ibn ʿAsākir, le calife al-Walīd b. ʿAbd al-Malik (r. 86-96/705-15)47 aurait dit un jour au cadi de Damas ʿAbd Allāh b. ʿĀmir b. Yazīd (m. 118/736)48 : « Où se trouve ton audience (maǧlis), Ibn ʿĀmir ? Elle se trouve entre al-ǧunāna (le bouclier)/al-ǧabbāna (le cimetière)/al-ḥināya (la sinuosité) et l’arc (al-qanṭara)49. » Le premier terme, que l’éditeur d’Ibn ʿAsākir peine à lire et à identifier, correspond vraisemblablement à un lieu ou à un élément architectural. Est-il possible d’y voir une corruption du terme al-ḥaniyya qui désigne, selon Ibn ʿAsākir, l’arcade ouest de la grande mosquée50 ? « L’arc » 42.

43. 44. 45. 46. 47. 48. 49.

50.

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 333, 339, 341. Encore convient-il de s’interroger sur le sens exact de sūq dans l’Irak de la fin du viie siècle. En syriaque, le terme šūqō désigne plus souvent la « place publique », ou la « place du marché » (J. Payne Smith, A Compendious Syriac Dictionary, Oxford, Oxford University Press, 1902, p. 568 ; M. Sokoloff, A Syriac Lexicon, op. cit., p. 1534 ; pour des exemples d’utilisation, voir par exemple Chronique de Zuqnīn (Chronique de Denys de Tell-Mahré), Quatrième Partie, éd. par Jean-Baptiste Chabot, Paris, Librairie Émile Bouillon, 1895, p. 117/98), et l’on peut se demander si tel n’aurait pu être le sens donné à ce terme dans un Irak où la langue araméenne demeurait dominante. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 136. Ibid., I, p. 335. Il est possible que cette convocation dans la maison d’un tiers s’apparente à une ruse, le cadi n’ayant pas voulu éveiller les soupçons du défendeur qui, autrement, aurait peut-être refusé de se rendre à l’audience. Contrairement à ce qu’affirme Steven Judd, selon qui « the sources for Damascus offer no hints about where [qāḍīs] heard cases ». S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 108. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., IVa, p. 132-133. Sur ce calife omeyyade, voir H. Kennedy, « al-Walīd », EI2, XI, p. 139. Voir Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 5. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XXIX, p. 280. Le terme qanṭara correspond, à Damas, à un « arc » ou une « arche », une « arcade » ou un « portique » (N. Elisséeff, dans Ibn ʿAsākir, La description de Damas d’Ibn ʿAsākir, trad. par N. Elisséeff, 2e éd., Damas, Ifpo [2008], p. 112, n. 4). Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq. Ḫiṭaṭ Dimašq, éd. par Ṣalāḥ al-Dīn al-Munaǧǧid, 2e éd., Damas, Ifpo, [2008], p. 14.

186

la justice du cadi aux deux premiers siècles de l’islam

mentionné sans autre qualificatif pourrait être la grande porte à fronton antique, dont les vestiges sont encore visibles aujourd’hui51, qu’Ibn ʿAsākir appelle également al-qanṭara dans un passage de sa description de Damas52. Si ces deux hypothèses sont exactes, l’audience de ʿAbd Allāh b. ʿĀmir b. Yazīd pourrait avoir été située quelque part à l’extérieur de la grande mosquée, sur la rue bordée de colonnades conduisant de la porte occidentale (Bāb al-Barīd) à l’arc susmentionné (fig. 6). La grande mosquée étant en construction à l’époque de ce cadi, il semble en tout état de cause que ces indications ne peuvent renvoyer à un espace à l’intérieur du lieu de culte.

1

Mosquée des Omeyyades

2

Bāb al-Sāʿāt

3 4

al-Ḫaḍrā’

1 Audience de ʿAbd Allāh b. ʿĀmir 2 Audience de Sālim b. ʿAbd Allāh 3 Audience de Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Labīd 4

Audiences de Ṯumāma b. Yazīd et Yaḥyā b. Ḥamza

Figure 6 — Les audiences judiciaires des cadis de Damas (iie/viiie siècle)

51. 52.

Voir N. Elisséeff, dans Ibn ʿAsākir, La description de Damas, op. cit., p. 132, n. 5. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq. Ḫiṭaṭ Dimašq, op. cit., p. 75.

187

D’après F.B. Flood, The Great Mosque of Damascus, Fig. 73.

Arc

al-ḥaniyya

Bāb al-Barīd

le tribunal du cadi selon la tradition littéraire

Une quarantaine d’années plus tard, sous le premier calife abbasside, al-Saffāḥ (r. 132-136/749-754), Sālim b. ʿAbd Allāh al-Muḥāribī siégeait, dit-on, à Bāb al-Barīd53, c’est-à-dire cette même porte occidentale conduisant à l’arc. Son successeur immédiat, Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Labīd al-Asadī (m. 150/767), installa son audience à Bāb al-Sāʿāt (la Porte des Heures)54 – aussi appelé « Bāb al-Ziyāda » –, entrée ouest du mur sud de la grande mosquée55. Cette porte, près de laquelle se dressait une horloge hydraulique, conduisait par une colonnade monumentale au palais califal (puis émiral)56, al-Ḫaḍrā’. Il ne s’agissait pas pour autant d’un accès réservé au souverain – ce dernier disposait d’une autre entrée, dans la partie orientale du mur de qibla –, mais plutôt d’une ouverture publique, servant à la fois aux fidèles et aux cérémonies, près de laquelle s’alignaient peutêtre des boutiques57. Ces mentions de cadis siégeant « à la porte » de la mosquée sont ambiguës : se tenaient-ils à l’intérieur, ou à l’extérieur ? L’exemple contemporain du cadi égyptien Ḫayr b. Nuʿaym, qui siégeait également « à la porte de la mosquée » pour les chrétiens, mais cette fois-ci clairement à l’extérieur – al-Kindī affirme qu’il s’asseyait dans les escaliers58 –, suggère que les cadis de Damas se tenaient aussi dehors. Quelques années plus tard, l’audience se tient explicitement à l’extérieur de la mosquée : au début du règne du calife al-Manṣūr (r. 136-158/754-775), le cadi de Damas Ṯumāma b. Yazīd al-Azdī (m. 163/779-80)59 siégeait sur la raḥaba60, et c’était encore le cas d’un de ses successeurs, Yaḥyā b. Ḥamza al-Ḥaḍramī (en poste de 153/770 à 183/799, avec une interruption)61. Cette pratique de siéger sur la raḥaba dut disparaître ensuite ; elle était en tout cas devenue obsolète aux yeux de Dāwūd b. Rušayd al-Ḫuwārazmī (m. 239/854)62, qui affirma quelques décennies plus tard : « Je suis assez vieux pour avoir connu (adraktu) cet homme [le cadi] à l’époque où il siégeait sur la raḥaba63. » De quelle raḥaba s’agissait-il ? La description de Damas d’Ibn ʿAsākir 53. 54. 55. 56. 57. 58. 59. 60. 61. 62. 63.

Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 11. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LIII, p. 405 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 11. N. Elisséeff, dans Ibn ʿAsākir, La description de Damas, op. cit., p. 11, n. 2 ; F. B. Flood, The Great Mosque of Damascus. Studies on the Makings of an Umayyad Visual Culture, Leyde/ Boston/Cologne, Brill, 2001, p. 139. Le palais d’al-Ḫaḍrā’ fut un temps la résidence des gouverneurs abbassides de Syrie. Voir P. M. Cobb, White Banners. Contention in ʿAbbasid Syria, 750-880, Albany, State University of New York Press, 2001, p. 59. F. B. Flood, The Great Mosque of Damascus, op. cit., p. 154-158, 181. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 351. Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 12. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XI, p. 161. Ibid., LXIV, p. 131. Sur la date controversée de sa mort, voir ibid., p. 126, 127, 134, 135. Sur ce personnage, voir al-Ḏahabī, Siyar aʿlām al-nubalā’, op. cit., XI, p. 133-134. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXIV, p. 131.

188

la justice du cadi aux deux premiers siècles de l’islam

en mentionne plusieurs64, dont la plus importante semble avoir été la raḥabat Ḫālid b. Usayd, située dans l’angle nord-est de la ville, à l’emplacement de l’ancienne agora65. La raḥaba mentionnée par Ibn ʿAsākir pourrait aussi correspondre à l’espace libre – probablement une grande cour – entouré de colonnades séparant la grande mosquée du palais d’al-Ḫaḍrā’66, seul espace qui puisse être comparé, de par sa position centrale, à la raḥaba de Kūfa.

• Hypothèses

De tels ḫabar-s laissent penser que ni les cadis de Baṣra ni ceux de Damas ne siégèrent de manière privilégiée dans la mosquée durant une grande partie de la période omeyyade. L’adoption de la raḥaba est peut-être la plus significative. Mieux connue à Kūfa qu’à Baṣra ou Damas, la raḥaba jouait le rôle, selon Hichem Djaït, de lieu de rassemblement pour les hommes du gouverneur, et accueillait des cérémonies militaires. À la différence de l’agora classique, insiste le même auteur, la raḥaba n’était ni une place politique, ni un lieu de palabres67. L’utilisation de la raḥaba comme lieu de justice à Baṣra et Damas permet de nuancer ce jugement : bien que limitée aux affaires juridiques, l’audience judiciaire représentait à bien des égards un lieu de discussion. La proximité entre la raḥaba et le palais permet par ailleurs de supposer que la justice fut perçue, à certaines époques, comme l’expression de la puissance politique du gouverneur. Si les cadis Ṯumāma b. Yazīd et Yaḥyā b. Ḥamza siégèrent bien dans la cour qui séparait la mosquée du palais, ce n’est sans doute pas un hasard : alors que le pouvoir abbasside faisait face à une contestation récurrente en Syrie68, rapprocher le lieu de l’audience du palais rappelait que la nouvelle dynastie incarnait désormais la véritable justice. Dans certaines régions, l’utilisation judiciaire des raḥaba-s se prolongea encore un temps. Selon al-Iṣfahānī, le vicaire (ḫalīfa) du gouverneur de Médine Ǧaʿfar b. Sulaymān (r. 146-150/763-767, puis 161-166/777-783) rendait la justice sur la raḥabat al-qaḍā’, à côté de la mosquée69, et le mālikite Ibn Ḥabīb 64. 65. 66. 67. 68. 69.

Id., Ta’rīḫ Madīnat Dimašq. Ḫiṭaṭ Dimašq, op. cit., p. 71, 159, 163. Ibid., p. 66, 67, 131, 160 ; J. Sauvaget, « Le plan antique de Damas », Syria, 26, 1949, p. 345346. Sur cette place, voir N. Elisséeff, dans Ibn ʿAsākir, La description de Damas, op. cit., p. 113, n. 2. F. B. Flood, The Great Mosque of Damascus, op. cit., p. 154. H. Djaït, Al-Kūfa. Naissance de la ville islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986, p. 108. Voir P. M. Cobb, White Banners, op. cit., passim. Selon al-Ṭabarī, cette raḥaba porta ce nom en souvenir de l’« arbitrage » rendu par ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf pour départager ʿUṯmān b. ʿAffān et ʿAlī b. Abī Ṭālib lors de la consultation qui suivit le meurtre de ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb en 23/44. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, IV, p. 237. Voir H. Djaït, Al-Kūfa, op. cit., p. 104. Néanmoins, l’interprétation d’al-Ṭabarī ne fait pas l’unanimité. Selon ʿUmar b. Šabba, la raḥabat al-qaḍā’ se trouvait à l’emplacement d’une maison qui, ayant appartenu à ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb, fut vendue après sa mort pour rembourser une dette qu’il avait contractée. Cette dār al-qaḍā’ (signifiant ainsi « maison du remboursement

189

le tribunal du cadi selon la tradition littéraire

(m. 238/853)70 recommandait encore, quelques années plus tard, que la justice soit rendue « dans les riḥāb des mosquées, à l’extérieur de ces dernières, conformément à la pratique des anciens » – il faisait allusion, selon Ibn Farḥūn (m. 799/1397), à cette même raḥabat al-qaḍā’ de Médine71. Au début de l’Islam comme par la suite, les litiges commerciaux devaient représenter une grande partie des affaires soumises aux cadis, et la tenue d’audiences dans la rue ou dans les souks trouve peut-être là sa justification72. On peut enfin se demander dans quelle mesure la tenue récurrente d’audiences judiciaires à l’extérieur de la mosquée reflète la manière dont la jeune communauté musulmane se représentait et concevait ses rapports à l’autre. Les débats du viiie siècle sur le lieu de l’audience sont en partie liés, nous l’avons vu, à la question des relations entre musulmans et ḏimmī-s. Les opposants à la tenue d’audiences judiciaires dans la mosquée et à la venue de ḏimmī-s dans le lieu de culte musulman semblent avoir été les mêmes. Le choix du siège de l’audience dépendait donc de la manière dont les musulmans percevaient leur communauté : soit comme une société ayant pour vocation d’intégrer les non-musulmans – jusqu’à un certain point –, soit comme une communauté exclusive. Fred Donner, mais aussi Robert Hoyland et d’autres chercheurs, ont ces dernières années formulé l’hypothèse que la umma primitive se définissait avant tout comme une communauté de mu’minūn (« croyants ») dénuée de barrières confessionnelles rigides ; ce n’est que dans un deuxième temps, vers la seconde fitna et la prise du pouvoir par les Marwānides, qu’une communauté de muslimūn se serait plus strictement distinguée des autres monothéistes73. Cette définition exclusive de la umma musulmane eut des répercussions jusque dans les discussions que les juristes classiques entretinrent à propos des plaideurs non musulmans souhaitant

70. 71. 72.

73.

[de la dette] », et non « maison de la justice ») n’aurait été rasée et remplacée par la raḥabat al-qaḍā’ qu’en 138/755-6, sur ordre du gouverneur de Médine Ziyād b. ʿUbayd Allāh. ʿUmar b. Šabba, Aḫbār al-Madīna, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1996, I, p. 144. Cette raḥaba existait sans aucun doute sous le gouverneur Ǧaʿfar b. Sulaymān. Al-Iṣfahānī, Kitāb al-aġānī, éd. par ʿAlī Manhā et Samīr Ǧābir, Beyrouth, Dār al-fikr, 1986, VI, p. 23 (notice de Dā’ūd b. Salm). Sur ce juriste andalou, voir A. Huici-Miranda, « Ibn Ḥabīb », EI2, III, p. 775. Ibn Farḥūn, Tabṣirat al-ḥukkām, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1995, I, p. 31-32. Notons que le fiqh imamite continuait, au ve/xie siècle, de préconiser la tenue d’audiences sur les raḥaba-s. Voir al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 87. Mentionnons encore l’exemple de ʿĀṣim b. Sulaymān al-Aḥwal (m. entre 141/758-9 et 143/760-1), cadi d’al-Madā’in au début de l’époque abbasside qui, selon Wakīʿ, attendait les plaideurs tout en faisant paître ses chèvres. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 304. Voir « Un espace judiciaire entre public et privé. Audiences de cadis à l’époque ʿabbāside », Annales islamologiques, 38, 2004, p. 494. F. Donner, « From Believers to Muslims… », art. cité ; id., Muhammad and the Believers, op. cit., p. 203-204. Voir R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 555-556 ; A. Papaconstantinou, « Between Umma and Dhimma. The Christians of the Middle East under the Umayyads », Annales islamologiques, 42, 2008, p. 138-139.

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la justice du cadi aux deux premiers siècles de l’islam

comparaître devant un cadi. Si les fuqahā’ affirmaient à l’unanimité qu’un cadi devait trancher tout litige opposant un musulman et un non-musulman74, il en allait autrement lorsque deux ḏimmī-s d’une même religion se présentaient à lui. Dans l’Irak de la fin du viiie siècle, Abū Yūsuf souhaitait que le cadi traite leur affaire, mais pour la plupart des autres juristes (y compris Abū Ḥanīfa), cette obligation tombait lorsqu’un des plaideurs ne désirait pas soumettre l’affaire au cadi75. Al-Šāfiʿī préférait que le cadi s’abstienne de juger des ḏimmī-s si aucun musulman n’était impliqué dans leur conflit : il pouvait alors renvoyer le procès devant un juge de leur communauté76. L’existence de telles discussions au tournant du iiie/ixe siècle suppose que la question de la séparation judiciaire des communautés n’allait pas de soi. Les traces de controverses sur ce point remontent aux premières décennies du viiie siècle. Dans un chapitre intitulé « Les musulmans jugent-ils les [gens du Livre] ? », ʿAbd al-Razzāq expose différents points de vue. Le calife ʿUmar II aurait donné pour instruction au gouverneur de Mossoul, ʿAdī b. ʿAdī77, de donner satisfaction aux non-musulmans venus solliciter sa justice78. Le Mecquois ʿAṭā’ b. Abī Rabāḥ, le Baṣrien Ibrāhīm al-Naḫaʿī et le Kūfiote ʿĀmir al-Šaʿbī concèdent que l’autorité judiciaire musulmane (les deux derniers parlent de wālī, probablement un gouverneur) est libre de juger les affaires opposant des gens du Livre ou de les renvoyer devant leurs institutions communautaires79. Pour al-Zuhrī (m. 124/742)80, enfin, « la coutume veut (maḍat al-sunna) que les [gens du Livre] soient renvoyés, pour ce qui concerne leurs droits (ḥuqūq, c’est-à-dire les litiges matériels) et leurs héritages, devant ceux de leur religion » ; la seule exception concerne les affaires impliquant des peines corporelles (ḥadd), dont les ḏimmī-s peuvent réclamer l’application devant les autorités musulmanes81. 74. 75.

76. 77. 78. 79. 80.

81.

A. Fattal, Le statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1958, p. 350. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 596 ; Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 37-38. Le cadi agissait dès lors en tant qu’arbitre, et non en tant que juge. Voir N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 290. Pour les développements mālikites plus tardifs, voir Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām ʿalā l-qaḍāyā wa-l-aḥkām, éd. par Muḥammad Qāsim b. ʿIyāḍ, Dār al-ġarb al-islāmī, Tunis, 2011 (1re éd. 1989), II, p. 636. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 102. Voir Fattal, Le statut légal des non-musulmans, op. cit., p. 120 ; N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 287-288. Sur ce personnage, voir Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XL, p. 137 ; Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VII, p. 480. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., X, p. 322. Ibid., p. 321-322. Sur Muḥammad b. Muslim b. ʿUbayd Allāh b. ʿAbd Allāh b. Šihāb al-Zuhrī (m. 124/742), éminent savant et traditionniste médinois et, peut-être, cadi d’une circonscription indéterminée à l’époque marwānide, voir M. Lecker, « al-Zuhrī, Ibn Shihāb », EI2, XI, p. 565 ; S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 52-61. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., X, p. 322.

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le tribunal du cadi selon la tradition littéraire

En admettant que l’instruction attribuée à ʿUmar II représente la pratique officielle de l’État omeyyade – pratique discutée par les juristes de son époque et des décennies suivantes –, il est probable que sous les Omeyyades, les audiences judiciaires aient été plus ouvertes aux non-musulmans que le reste de la tradition narrative n’en garde trace82. L’adoption d’espaces neutres pour siège du tribunal pourrait ainsi constituer un indice du caractère religieusement moins tranché, et plus « œcuménique », des débuts de la justice islamique. À Baṣra en particulier, peut-on établir un parallèle entre l’utilisation d’espaces publics ouverts comme la raḥaba, d’un côté, et de l’autre une tendance prononcée, au viiie siècle, à accepter les non-musulmans dans la mosquée (notamment dans un contexte judiciaire)83 ? Plus que dans les autres métropoles, la compétence judiciaire du pouvoir islamique sur les non-musulmans s’y serait maintenue.

1.1.3. Vers l’adoption de la mosquée comme siège du tribunal Même lorsque le cadi tenait audience à l’extérieur de la mosquée, il n’en était pas loin. Malgré la difficulté de leur interprétation, les exemples damascènes le montrent bien : on siège plus ou moins près des portes de la mosquée voire, peut-être, derrière le mur de qibla. L’adoption définitive de la mosquée comme lieu d’audience ne peut être datée avec précision en raison des possibles projections de cette pratique sur une ou deux générations antérieures. D’après les sources narratives, cette habitude serait apparue dans les deux villes de Baṣra et Kūfa vers les années 100-110/718-72884. Certains récits sont néanmoins suspects. Ainsi dit-on qu’à Baṣra, al-Ḥasan al-Baṣrī s’asseyait « au pied de l’antique minaret (al-manāra al-ʿatīqa), à l’arrière de la mosquée85 ». Or, si l’on en croit Jonathan Bloom, la mention d’un minaret à Baṣra au milieu de la période omeyyade serait anachronique, car nulle mosquée irakienne n’aurait été dotée de tour avant la fin du iie/viiie siècle86. S’il s’agit d’une projection dans un cadre polémique, 82. 83. 84. 85. 86.

C’est également ce que suggère le discours des canonistes orientaux, prompts à condamner le recours des chrétiens aux tribunaux musulmans. Voir U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 157 et suiv. Sur ce dernier point, voir M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 230. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 414, 427, 438 ; III, p. 18, 24, 28, 31, 36. Ibid., p. 7. Voir ibid., p. 10. J. Bloom, Minaret. Symbol of Islam, Oxford, Oxford University Press, 1989, p. 74 et suiv. Le terme manāra désigne, à l’origine, un phare ou une tour servant à marquer une frontière (ibid., p. 39). Pourrait-on émettre l’hypothèse que d’anciens récits évoquaient effectivement le cadi au pied d’une manāra – sans mentionner de mosquée ? Remarquons que d’autres textes évoquent la présence ancienne d’une manāra à Baṣra. Al-Balāḏurī (Ansāb al-ašrāf [éd. Zakkār et Ziriklī], op. cit., V, p. 183) mentionne une manāra à Baṣra à l’époque de Muʿāwiya, manifestement associée à la mosquée des Banū Quṭayʿa. Abū Razīn Masʿūd b. Mālik al-Asadī (m. av. 95/713-4, voir Ibn Ḥaǧar, al-Iṣāba f ī tamyīz al-ṣaḥāba, éd. par ʿAlī Muḥammad al-Baǧāwī, Beyrouth, Dār al-ǧīl, 1992, VII, p. 150) aurait par ailleurs été décapité sur la manāra de la grande mosquée (al-Ḏahabī, Ta’rīḫ al-islām, op. cit., VI, p. 517).

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la justice du cadi aux deux premiers siècles de l’islam

peut-être est-ce néanmoins dans les amṣār du Sud irakien qu’une insistance croissante sur l’adoption de ce monument vit d’abord le jour. À Baṣra, l’habitude de siéger en pleine rue réapparut par la suite de temps à autre87, mais à l’époque abbasside, cette pratique relevait de l’exception et la mosquée était désormais le lieu privilégié88. À Médine aussi, le cadi des années 140/757 semblait siéger à la mosquée89. À Fusṭāṭ, les mentions de mosquées comme sièges d’audiences judiciaires apparaissent dans les années 120/738 et se multiplient à la période abbasside90. À Damas en revanche, des espaces extérieurs à la mosquée – notamment la raḥaba – demeurèrent encore des lieux de justice privilégiés jusqu’à la seconde moitié du viiie siècle. L’adoption de la mosquée comme siège du tribunal, à la fin de l’époque omeyyade – voire, pour certaines villes, sous les premiers Abbassides – fut probablement à l’origine des interrogations sur le statut de la mosquée et, peut-être, sur la compétence des autorités musulmanes en matière de litiges entre ḏimmī-s. En tenant audience sur la raḥaba ou à leur domicile, les anciens cadis agissaient avant tout en représentants de l’autorité publique, et l’appartenance religieuse des plaideurs portait peu à conséquence. En revanche, avec l’adoption du lieu de culte des musulmans, à une époque où une frontière claire était désormais tracée entre communautés, l’admission des non-musulmans à l’audience n’allait plus de soi, et les paradoxes provoqués par cette « islamisation » de la justice suscitèrent les controverses que nous avons évoquées plus haut. Une des premières solutions envisagées à Fusṭāṭ consista à organiser un tribunal « mixte » : vers 120/738, le cadi Ḫayr b. Nuʿaym siégeait dans la mosquée pour les musulmans, et à l’extérieur, sur le parvis, pour les ḏimmī-s91. Cette situation sembla se maintenir pendant plusieurs décennies et ce n’est que vers 177/793 qu’un cadi ḥanafite, Muḥammad b. Masrūq al-Kindī, se mit à admettre les non-musulmans à son

87. 88.

89.

90. 91.

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 136. Ibid., p. 93-95, 125, 126, 128, 158, 159, 163, 171, 178. La mosquée n’était pas pour autant le seul lieu d’audience. Ainsi le cadi ʿĪsā b. Abān (en poste à Baṣra de 211/826-7 à 220/835) siégea-t-il un temps à son domicile. Ibid., p. 172. Ibn Ḥanbal relate par ailleurs que Sawwār b. ʿAbd Allāh (en poste à Baṣra en 137/754-5, puis de 140/757-8 à 156/773) rendait la justice chez lui. Ibn Ḥanbal, al-ʿIlal wa-maʿrifat al-riǧāl, op. cit., I, p. 227 (je remercie Christopher Melchert de m’avoir signalé ce passage). D’après al-Iṣfahānī, la mosquée est un des lieux où le cadi Muḥammad b. ʿImrān entendit la déposition d’un témoin qu’il avait commencé par récuser (al-Iṣfahānī, Kitāb al-aġānī, op. cit., I, p. 251). La mention d’un cadi siégeant à la mosquée dans les années 90/708-9 (Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 145) est difficile à interpréter, faute d’indices assez nombreux sur les pratiques de cette ville. S’il ne s’agit pas d’une projection en arrière, peut-on pour autant conclure que la mosquée fut adoptée comme principal lieu d’audience dès cette époque ancienne ? Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 351, 360, 378, 390, 428, 439, 442, 443, 460, 463, 467. Ibid., p. 351. Voir ibid., p. 390-391.

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audience à l’intérieur de la mosquée92. Peut-être cette pratique avait-elle auparavant déjà été admise en Irak, province dont ce cadi était originaire93. La mosquée ne semble pas avoir été élue comme lieu d’audience privilégié partout au même moment. Les premières villes à avoir connu cette évolution sont les amṣār irakiens, Kūfa et Baṣra. Serait-ce parce que les non-musulmans y étaient moins nombreux qu’ailleurs, ce qui aurait permis une délimitation spatiale plus précoce entre les communautés et leurs justices ? L’adoption de la mosquée comme lieu d’audience est en tout cas bien postérieure à la fin de la seconde fitna (73/692), repère proposé par Donner pour marquer la naissance véritable d’une communauté distincte de muslimūn. Vingt à trente ans – l’espace d’une génération – s’étaient écoulés avant qu’une telle distinction entre communautés s’établisse au niveau judiciaire. À Fusṭāṭ, ville fondée par les musulmans mais intégrant la Babylone chrétienne, la séparation semble intervenir une ou deux décennies plus tard. Il semble que la mosquée fut adoptée le plus tardivement comme lieu de justice à Damas, dans la seconde moitié du viiie siècle, peut-être parce que c’est là que les non-musulmans étaient les plus nombreux, et qu’ils interagissaient le plus avec les musulmans au quotidien. Le contexte socioreligieux de Damas fut responsable d’expérimentations inédites ailleurs : vers les années 180/790, la ville eut une judicature bicéphale, avec un cadi pour les musulmans (Yaḥyā b. Ḥamza) et un cadi pour les non-musulmans (Suwayd b. ʿAbd al-ʿAzīz, m. c. 194/809). Le second était un mawlā de la tribu du premier, et était appelé qāḍī l-ʿaǧam (le cadi des non-Arabes)94. Yaḥyā b. Ḥamza, nous l’avons vu plus haut, est le dernier cadi connu pour avoir tenu audience sur la raḥaba de Damas. Peut-on penser qu’il fut aussi celui qui fit définitivement entrer la justice des musulmans à la mosquée, dans la seconde partie de sa longue judicature, tandis que Suwayd b. ʿAbd al-ʿAzīz demeurait sur la raḥaba pour les non-musulmans ? L’hypothèse est séduisante. Les mosquées devinrent donc le lieu d’audience judiciaire le plus courant, mais il reste à déterminer lesquelles jouèrent ce rôle. On accepte en général l’idée que ce furent dès l’origine les grandes mosquées – centrales, où s’effectuait la prière et le prône du vendredi – qui accueillirent les tribunaux95. Au niveau terminologique, des auteurs comme Wakīʿ ou al-Kindī distinguent la simple mosquée (masǧid) de la grande mosquée (al-masǧid al-ǧāmiʿ à Baṣra, Fusṭāṭ et Bagdad ; al-masǧid al-aʿẓam à Kūfa). Cette distinction n’est pas toujours 92. 93. 94. 95.

Ibid., p. 390 ; al-Qalqašandī, Ṣubḥ al-aʿšā f ī ṣināʿat al-inšā’, Le Caire, Dār al-kutub al-sulṭāniyya, 1910-1919, I, p. 419. Voir M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 230. Ce n’était sans doute pas un converti, car son nasab remonte jusqu’à son grand-père Numayr. Il avait auparavant été cadi de Baʿlabakk. Voir Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXXII, p. 345, 351, 357. Voir par exemple J. S. Staffa, Conquest and Fusion. The Social Evolution of Cairo, A. D. 6421850, Leyde, Brill, 1977, p. 32 ; M. Tillier, « Un espace judiciaire… », art. cité, p. 497 et suiv.

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significative : en dépit de l’apparition, entre 650 et 750, de mosquées à minbar dans les principales villes du monde musulman, aucun terme ne les distingua, dans un premier temps, des simples mosquées de quartier96. Ainsi, dans l’historiographie égyptienne, le terme masǧid sert-il parfois à désigner la « grande » mosquée de ʿAmr97. Masǧid pourrait donc bien renvoyer, dans l’historiographie consacrée aux cadis, à la grande mosquée de leur district. L’exemple égyptien oblige néanmoins à nuancer ce jugement. À deux reprises, al-Kindī précise en effet qu’un cadi siégeait dans une mosquée qui n’était pas la « grande » mosquée. En 140/757-8, Yazīd b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. Bilāl rendait la justice dans une mosquée tribale, celle de Ḥaḍramawt98. Vers 168/785, al-Mufaḍḍal b. Faḍāla tenait audience dans « sa » mosquée, peut-être un oratoire privé ou la mosquée tribale de son quartier99. Il est impossible de savoir si ces deux cas relèvent de l’exception ou de la règle100 ; l’existence avérée de tels cas à Fusṭāṭ laisse néanmoins penser que le terme al-masǧid peut en certains cas renvoyer à l’institution de la mosquée en général101. Cela est d’autant plus vrai que, chronologiquement, les termes masǧid et al-masǧid al-ǧāmiʿ/al-aʿẓam ne sont pas employés pour les mêmes époques. En Égypte, la grande mosquée apparaît de manière explicite comme lieu de l’audience dans le dernier quart du iie/viiie siècle, et les références à cet édifice ne se multiplient qu’au début du siècle suivant, dans les années 200-210/820-830102. Chez Wakīʿ, les premières occurrences du terme al-masǧid al-ǧāmiʿ/al-aʿẓam en lien avec une audience judiciaire renvoient à des cadis de Kūfa : ʿAbd Allāh b. Nawf al-Taymī, qui aurait exercé vers la fin des années 110/728, mais dont Wakīʿ doute qu’il fût jamais cadi103 ; plus historique, sans doute, est le cas d’Ibn Abī Laylā (en poste de 121/739 à 129/746-7, puis de 132/749 à 148/765-6)104. La grande mosquée apparaît ensuite comme lieu de l’audience à Bagdad, sous les califes 96. 97. 98. 99. 100. 101.

102. 103. 104.

O. Grabar, « The Architecture of the Middle-Eastern City : The Case of the Mosque », dans Islamic Art and Beyond, vol. III, Constructing the Study of Islamic Art, Hampshire, Ashgate Publishing Limited, 2006, p. 110. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Futūḥ Miṣr, op. cit., p. 97, 98, 111, 119, 120, 131 et index. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 360. Ibid., p. 378. Voir notre introduction à al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 40. Remarquons par ailleurs qu’à Ispahan, dans la seconde moitié du viiie siècle, le cadi Mubaššir b. Warqā’ siégeait dans « la mosquée d’Ayyūb b. Ziyād ». Abū Nuʿaym al-Iṣbahānī, Ḏikr aḫbār Iṣbahān, s. l., Dār al-kutub al-islāmiyya, s. d., II, p. 318 (je dois cette référence à Christopher Melchert). Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 391, 428, 443, 463, 467. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 24. Ibid., p. 130. Voir également Ibn Ḥanbal, al-ʿIlal wa-maʿrifat al-riǧāl, op. cit., I, p. 227, où al-Ḥaǧǧāǧ b. Muḥammad (Bagdadien, m. 206/821-2) affirme avoir vu Ibn Abī Laylā siéger « dans la mosquée » (f ī l-masǧid) (je remercie Christopher Melchert de m’avoir aimablement communiqué cette référence).

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al-Manṣūr (r. 136-158/754-775) et al-Mahdī (r. 158-169/775-785)105, puis un peu plus tard à Baṣra, vers 199/814-5106. Ces indications éparses ne permettent pas de conclusion définitive. Elles révèlent néanmoins une certaine tendance : celle de l’adoption progressive de la grande mosquée comme lieu de l’audience judiciaire, d’abord à Kūfa et à Bagdad (peut-être au début de l’époque abbasside107), puis à Baṣra dans la seconde moitié du iie/viiie siècle, puis enfin à Fusṭāṭ au début du siècle suivant, peut-être sous l’influence de cadis envoyés d’Irak108. L’arrivée au pouvoir des Abbassides apparaît, chez certains auteurs irakiens, comme un réel tournant dans cette évolution. Ibn Ḥanbal rapporte ainsi : On demanda à Sufyān [b. ʿUyayna] : – Où l’as-tu vu ? – C’est-à-dire Muḥārib b. [Diṯār]. – Dans la zāwiya – c’est-à-dire qu’il y tenait audience judiciaire. Puis, quand arrivèrent ceux-là (hā’ulā’), Ibn Abī Laylā alla s’asseoir auprès des gens des tapis (aṣḥāb al-ḫumūr)109.

« Ceux-là » désignent sans doute possible les Abbassides, dont Ibn Abī Laylā fut un des premiers cadis à Kūfa110. L’expression aṣḥāb al-ḫumūr reste mystérieuse : les ḫumūr sont-ils ces petites nattes dont parle l’éditeur d’al-ʿIlal wa-maʿrifat al-riǧāl111 ? Devrait-on lire aṣḥāb al-ḥumur (« les âniers ») ? Dans un cas comme dans l’autre, le récit témoigne d’un déplacement de l’audience vers un endroit de la mosquée plus ouvert au grand public que la simple zāwiya – probablement la salle de prière. Ce tournant est sans doute plus symbolique que réel ; il n’en demeure pas moins que chez les savants de la première moitié du ixe siècle, le renversement dynastique restait associé au souvenir de changements dans les pratiques judiciaires.

105. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 250, 251 ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam f ī tawārīḫ al-mulūk wa-l-umam, éd. par Suhayl Zakkār, Beyrouth, Dār al-fikr, 1995, V, p. 433 ; VI, p. 114 ; VII, p. 153. Ibn Saʿd raconte que le cadi de Bagdad ʿAlī b. Ẓabyān siégeait dans la mosquée du Ḫuld ; il semble cependant que ce soit à l’époque où le cadi était attaché à la personne du calife al-Rašīd, qui résidait dans le palais du même nom, et non à celle où il exerçait comme cadi d’al-Šarqiyya. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., V, p. 402. Voir Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 562. 106. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 158. 107. Le cas d’Ibn Abī Laylā est ambigu, puisqu’il exerça à la fois sous les derniers Omeyyades et sous les premiers Abbassides. Il est néanmoins raisonnable de penser que sa dernière judicature sous les Abbassides est celle dont les historiens postérieurs se souvenaient le mieux. 108. Voir notre introduction à al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 41. 109. Ibn Ḥanbal, al-ʿIlal wa-maʿrifat al-riǧāl, op. cit., I, p. 450 (je remercie Christopher Melchert de m’avoir signalé ce texte). 110. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 99. 111. Waṣī Allāh b. Muḥammad ʿAbbās explique que les ḫumūr (sing. ḫumra) sont de petites nattes de taille suffisante pour qu’un individu s’y prosterne. Ibn Ḥanbal, al-ʿIlal wa-maʿrifat al-riǧāl, op. cit., I, p. 450, n. 5. Voir également R. Dozy, Supplément…, op. cit., I, p. 404.

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Est-ce à dire que les générations de cadis précédentes ne siégeaient jamais à la grande mosquée ? Rien ne permet de le dire. Tout au plus peut-on remarquer que l’association terminologique entre la « grande » mosquée et l’audience judiciaire correspond à une période où la place des grandes mosquées dans l’espace urbain connut une forte expansion. La mosquée de Baṣra fit l’objet d’agrandissements considérables sous al-Mahdī et al-Rašīd112. Celle de Médine fut restaurée et élargie par al-Saffāḥ puis al-Mahdī113. À Fusṭāṭ, le plus spectaculaire agrandissement de la mosquée de ʿAmr se produisit un peu plus tard, à partir de 212/827, sous le gouverneur ʿAbd Allāh b. Ṭāhir : la surface de la mosquée fut doublée114. À la même époque, les grandes mosquées commencèrent à se doter de minarets – d’abord à Bagdad sous al-Rašīd, si l’on suit l’interprétation de Bloom, puis dans les provinces. À travers ce nouvel élément architectural, qui marqua sur le long terme les paysages urbains de l’Islam, la mosquée s’emparait du droit à la hauteur monumentale, privilège que le pouvoir califal monopolisait jusque-là : de manière symbolique, le pouvoir religieux était transféré du palais vers le temple115. Bien que les preuves textuelles fassent défaut, il est possible que l’adoption définitive de la grande mosquée comme siège de l’audience soit liée à un processus identique. Au transfert de l’autorité religieuse – autrefois aux mains du calife – vers les hommes de mosquée, à l’épanouissement d’une judicature échappant désormais au pouvoir des gouverneurs116, correspondrait le déplacement de l’audience de lieux peu connotés religieusement à la mosquée, puis à la grande mosquée. Quoi qu’il en soit, l’installation de l’audience judiciaire à la mosquée marque l’instauration progressive d’une justice se réclamant de l’islam. En Irak en particulier, le lien entre justice et religion fut souligné par les rites précédant l’ouverture de l’audience judiciaire. La littérature narrative relate qu’au début du viiie siècle, le cadi Iyās b. Muʿāwiya priait deux rakʿa-s avant de siéger à Baṣra117. Dans la Kūfa des années 110-120/730, des cadis comme Muḥārib b. Diṯār et ʿAbd Allāh b. Šubruma auraient prié quatre rakʿa-s, puis imploré Dieu de les assister dans leur mission, avant de tenir leur première audience après

112. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VIII, p. 136 ; Ch. Pellat, Le milieu baṣrien et la formation de Ǧāḥiẓ, Paris, Adrien Maisonneuve, 1953, p. 9. 113. H. Munt, The Holy City of Medina. Sacred Space in Early Islamic Arabia, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 115-116 ; F. Omar, « Some Observations on the Reign of the ʿAbbāsid Caliph al-Mahdī 158/775-169/785 », Arabica, 21, 1974, p. 139 ; H. Kennedy, When Baghdad ruled the Muslim World. The Rise and Fall of Islam’s Greatest Dynasty, Cambridge, Da Capo Press, 2004, p. 53. 114. A. C. Creswell, « La mosquée de ʿAmru », art. cité, p. 128. 115. J. Bloom, Minaret, op. cit., p. 57-61, 81-83. 116. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 505 et suiv. 117. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 318.

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leur désignation comme cadis118. Historiques ou non, ces rituels se virent légalement sanctionnés, un siècle plus tard, dans la théorie ḥanafite de la judicature telle que la représentent al-Ḫaṣṣāf et son commentateur : Il dit : {Lorsque le cadi entre dans la mosquée et souhaite commencer à [rendre la justice], il prie deux ou quatre rakʿa-s}, c’est-à-dire ce qui lui est le plus aisé. Il s’agit d’une salutation (taḥiyya) de la mosquée qui n’est pas réservée au cadi. Abū Bakr dit : On rapporte d’après lui – que la prière et le salut d’Allāh soient sur lui – qu’il dit : « Le salut de la mosquée consiste en deux rakʿa-s. Lorsque l’un d’entre vous vient à la mosquée, qu’il prie deux rakʿa-s. » Il dit : {Après sa prière, [le cadi] supplie (yadʿū) Allāh le Très-Haut de l’assister (an yuwaffiqa-hu), de le guider (an yusaddida-hu) vers le bon droit (al-ḥaqq) et de le prémunir de toute désobéissance [à Ses commandements]. Puis il s’assied pour rendre la justice, le visage tourné vers la qibla.} En effet on rapporte d’après le Prophète – que la prière et le salut d’Allāh soient sur lui – qu’il a dit : « Le lieu orienté vers la qibla est le plus noble pour siéger »119.

Ce double rite – l’un commun à tous les musulmans, la salutation de la mosquée par la prière canonique ; l’autre propre au cadi, par une invocation (duʿā’) adressée à Dieu – reflète la sacralisation croissante dont faisait l’objet l’exercice de la justice. Trancher entre les plaideurs n’était pas seulement l’œuvre d’un représentant du pouvoir ; c’était, aussi, une mission religieuse nécessitant une mise en condition spirituelle. Réalisée en public et visible par tous, cette préparation spirituelle contribuait à promouvoir une justice placée sous le signe de l’islam.

1.2. L’organisation matérielle du tribunal L’administration judiciaire ne disposant pas d’un édifice réservé, le tribunal devait s’adapter à l’espace réduit où le cadi faisait aménager son audience – à la mosquée ou ailleurs –, peut-être de manière temporaire. Comme le souligne Antoine Garapon, toute audience judiciaire se présente comme un spectacle, structuré autour de deux pôles : la scène, réservée aux acteurs (personnel 118. Ibid., III, p. 25, 26. Voir pour le début de l’époque abbasside, al-Ḫaṭīb al-Baġdādī, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, éd. par Baššār ʿAwwād Maʿrūf, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 2001, X, p. 399. 119. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., et al-Ǧaṣṣāṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 85-86 (les passages entre crochets correspondent au texte attribué à al-Ḫaṣṣāf, le reste constituant le commentaire d’al-Ǧaṣṣāṣ). Voir al-Simnānī, Rawḍat al-quḍāt, op. cit., I, p. 106.

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judiciaire et plaideurs), et la salle où se pressent les spectateurs, ces deux pôles n’existant que l’un par rapport à l’autre120. La manière de structurer cet espace, de le hiérarchiser, de créer une symbolique, diffère néanmoins d’une culture à l’autre, voire au sein d’un même monde social. Plusieurs éléments relatifs à cette organisation reviennent dans les sources : l’organisation spatiale de l’audience, son mobilier, la manière de se vêtir du cadi, etc., qui participent tous à la théâtralité de la justice et constituent autant d’indices de la place que le système judiciaire occupe dans la société. Les éléments connus pour les premiers siècles de l’hégire, nous allons le voir, pointent vers une évolution des modes de représentation théâtrale.

1.2.1. Organisation spatiale et distance des plaideurs Peut-être en raison de l’absence de lieu spécifiquement consacré à la justice dans l’Islam des premiers siècles, les deux grands pôles du théâtre judiciaire – « la scène » (cadi, auxiliaires et justiciables) et « la salle » (public) – ne faisaient pas l’objet d’un cloisonnement matériel (bancs, barrières, tables) comme il en existe dans les palais de justice contemporains121. La limite entre ces deux espaces était donc potentiellement à géométrie variable. L’appréhension de la « frontière » entre le tribunal et le public évolua de manière insensible, mais néanmoins incontestable, au cours du temps. L’organisation horizontale – spatiale – de l’audience ne semble pas connaître de particularités régionales fondamentales au début de l’époque omeyyade. Les premières indications textuelles, notamment pour Kūfa, laissent transparaître une forte proximité entre le cadi, les justiciables et la foule. Des récits de transmission kūfiote dépeignent un Šurayḥ près duquel les gens s’asseyent alors qu’il tient audience122. Il aurait salué les plaideurs123, dont il aurait été si proche qu’un jour un plaignant bédouin (aʿrābī) lui prit la main au cours de sa plaidoirie124. Dans la première moitié du viiie siècle, les récits relatifs à la judicature de Kūfa se distinguent par leur description de cadis aux côtés desquels se tiennent un ou deux faqīh-s prêts à les conseiller125. De telles indications cessent après la fin de la période omeyyade, et cette pratique ne semble correspondre à celle d’aucune A. Garapon, Bien juger, op. cit., p. 113. Voir ibid., p. 34. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 284, 295. Ibid., p. 380, 392. La doctrine ḥanafite plus tardive demande au cadi de ne pas saluer les plaideurs lorsqu’il tient audience, sauf pour rendre un salut, et ceci afin de préserver l’égalité des justiciables. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., et al-Ǧaṣṣāṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 119. 124. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 255. 125. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 538 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 414 ; III, p. 8, 22 (où les conseillers sont appelés mutafahhima), 24, 30 ; Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 346. Voir également S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 132. 120. 121. 122. 123.

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autre ville d’Orient, à l’exception, peut-être, de Médine126. La manière de siéger semblait quelque peu différente dans la Baṣra de la fin du ier siècle. La présence de savants auprès de ses cadis est rarement évoquée dans les sources ; l’unique mention d’un Médinois aux côtés d’al-Naḍr b. Anas (en poste c. 75/694-5) semble relever de l’exception127. Ce n’est que dans le droit mālikite occidental et dans le droit ibāḍite d’origine baṣrienne que le cadi se voit demander de s’entourer d’un conseil de savants (šūra) que le cadi doit consulter avant de rendre son jugement128. Il est difficile de savoir si cette théorie plonge ses racines dans la pratique des anciens cadis médinois et baṣriens. On peut seulement constater que deux droits issus des milieux médinois et baṣrien aboutirent à des positions proches sur ce sujet. La proximité du public n’était pas sans occasionner parfois une certaine gêne pour le cadi. Wakīʿ relate qu’à la nomination d’al-Ḥasan al-Baṣrī en 101/719-20, la foule se pressait tant auprès de lui que les spectateurs allaient jusqu’à poser leurs mains sur ses épaules. Le cadi se serait exclamé : « Ce sont des gardes du corps (wazaʿa) qu’il faudrait à ces gens129 ! » Au début de l’époque abbasside, les sources mentionnent plus souvent que le public affluait au tribunal130. Lors d’un procès de maẓālim où le cadi de Baṣra ʿĪsā b. Abān fut lui-même appelé à comparaître, au début du iiie/ixe siècle, on proposa de déplacer l’audience dans la maqṣūra de la mosquée afin d’isoler le tribunal de la foule nombreuse qui assistait au procès, mais le cadi refusa131. 126. Un récit mettant en scène le cadi Muḥammad b. ʿImrān (en poste de 132/749 à 133/750, puis de c. 137/754-5 à 141/758-9) et le philologue al-Aṣmaʿī (m. 213/828) laisse supposer qu’à Médine également, le cadi pouvait siéger avec un savant près de lui (Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 186). Il est néanmoins difficile de savoir dans quelle mesure ce récit isolé est révélateur de pratiques courantes. Au début du viiie siècle, le cadi Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm aurait consulté plusieurs personnes au sujet d’une affaire délicate, mais manifestement à l’extérieur de l’audience. Il envoya par ailleurs un plaideur demander des fatwā-s à des juristes qui ne siégeaient pas avec lui. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ al-rusul wa-l-mulūk, éd. par M. J. de Goeje, Leyde, E. J. Brill, 2010 (1re éd. 1885-1889), II.3, p. 1374. 127. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 308. L’expression yaqḍī bi-l-ḫalwa, employée par Wakīʿ à propos de deux cadis baṣriens de la fin du ier siècle, nous a un temps laissé penser que ces cadis « jugeaient à l’écart [de la foule] » (ibid., p. 302, 337). Il semble plus probable, comme l’explique Ibn Abī Šayba, que le mot ḫalwa relève ici de la terminologie du mariage et désigne une sorte de cadeau nuptial, peut-être apporté au moment de la consommation – les manuscrits comme les éditeurs du Muṣannaf divergent sur l’interprétation à donner à ce mot et sur son orthographe, certains lui préférant ǧilwa. Quoi qu’il en soit, il semblerait que ces deux cadis aient jugé ce cadeau obligatoire. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, éd. par al-Ḥūt, op. cit., IV, p. 344 ; ibid., éd. par Ǧumʿa et al-Laḥīdān, op. cit., VI, p. 299-300. 128. Pour les mālikites, voir E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 230 et suiv. Pour les ibāḍites, voir Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, éd. par Muṣṭafā b. Ṣāliḥ Bāǧū, Mascate, Wizārat al-turāṯ wa-l-ṯaqāfa, 2007, III, p. 268. 129. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 6-7. 130. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 364 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 93-95 (Baṣra) ; III, p. 250 (Bagdad) ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., VI, p. 114 (Bagdad). 131. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 171.

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La promiscuité qui résultait d’une telle réunion du tribunal et du public dans un espace non cloisonné amena plusieurs cadis à réorganiser l’audience. Deux cadis de Fusṭāṭ entreprirent d’éloigner d’eux le public : le ḥanafite Muḥammad b. Masrūq (en poste de 177/793 à 184/800)132, puis le mālikite Hārūn b. ʿAbd Allāh (en poste de 217/832 à 226/840), ce dernier étant connu pour avoir « interdit à ceux qui venaient prier de s’approcher de lui et éloign[é] ses scribes ainsi que les plaideurs133 ». Toujours attentif aux innovations qui modifièrent le visage de la judicature égyptienne, al-Kindī affirme que ce cadi fut le premier à agir de la sorte134, et sans doute ne fut-il pas le dernier. Malgré leur différence d’affiliation juridique, Muḥammad b. Masrūq et Hārūn b. ʿAbd Allāh avaient pour point commun d’avoir tous les deux longtemps séjourné et/ou exercé la judicature en Irak, et il est possible, bien que Wakīʿ – qui s’intéresse moins qu’al-Kindī à l’administration des tribunaux – n’en fasse pas état, que l’habitude d’éloigner du cadi la foule compacte des plaideurs ait commencé à se répandre en Irak dans la seconde moitié du viiie siècle. Quoi qu’il en soit, la théorie juridique s’empara rapidement de la question. Au iiie/ixe siècle, les juristes ḥanafites d’Irak se mirent en effet à concevoir une séparation plus stricte entre le public et le cadi. Al-Ḫaṣṣāf (m. 261/874) recommande au cadi de maintenir la presse à distance, de sorte qu’elle ne puisse entendre les échanges entre le juge et les justiciables135. Ce à quoi le juriste al-Ǧaṣṣāṣ ajoute, un siècle plus tard, qu’une telle distance est indispensable pour que le cadi ne soit pas dérangé par les bavardages du public, et pour que ce dernier ne puisse suggérer leurs réponses aux plaideurs136.

1.2.2. Mobilier de l’audience Les quelques indications qui nous sont parvenues sur le mobilier de l’audience ne laissent pas transparaître de divergences régionales notables aux premiers siècles de l’hégire. Comme souvent, la plus ancienne indication concerne Šurayḥ, à Kūfa. Celui-ci se serait tenu assis sur une ṭinfisa, terme qui peut à la fois signifier un tapis et une simple natte de jonc137. Nulle autre information n’est fournie pour l’époque omeyyade et le terme ṭinfisa, assez général pour désigner tant un support rustique qu’un tapis plus confortable, est manifestement un générique commode permettant d’englober les catégories qui se développèrent par la suite. 132. 133. 134. 135. 136. 137.

Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 388. Ibid., p. 443. Ibid., p. 443. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 86. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 86. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 295. Sur la définition de ṭinfisa, voir A. de B. Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, II, op. cit., p. 113. Gaston Wiet remarque qu’on fabriquait des ṭinfisa-s à Ḥīra, non loin de Kūfa, et le terme fut peut-être choisi pour signifier que Šurayḥ siégeait sur un tapis local. G. Wiet, « Tapis égyptiens », Arabica, 6, 1959, p. 6.

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En dépit de l’ambiguïté et, parfois, de la polysémie du vocabulaire relatif aux tapis dans l’Islam médiéval, les textes laissent entrevoir les grandes lignes d’une évolution qui tend vers l’utilisation d’un mobilier d’apparat. Au début de la période abbasside, deux conceptions se développent et s’opposent : celle de la natte rustique et celle du tapis confortable. Dans les années 140/757-8, le cadi de Baṣra, Sawwār b. ʿAbd Allāh, est dépeint comme un homme simple malgré les hautes fonctions qu’il occupe (il était également gouverneur de la ville), un juge qui siège sur une natte ordinaire (ḥaṣīr), les jambes enserrées dans son vêtement138. Une telle image de simplicité et de piété – peut-être un topos139 – fut plus tard remise au goût du jour par le cadi de Bagdad ʿAlī b. Ẓabyān (en poste c. 190/805-6). Celui-ci abandonna le tapis plus confortable de ses prédécesseurs au profit d’une natte de roseaux (bāriya)140. C’est qu’en effet l’époque abbasside vit se répandre des supports plus luxueux. À Fusṭāṭ, le cadi siégeait désormais sur un mafraš dans les années 130/750141, celui de Baṣra sur un farš dans les années 210/825142. Selon Joseph Sadan, le terme mafraš – littéralement « ce que l’on déploie » – désigne souvent la couche nocturne, mais peut aussi s’appliquer à un tapis143. Le farš, également tapis, peut aussi qualifier ce que nous appellerions « trône »144. Tapis et matelas ne différaient pas nécessairement dans leur nature, car la couche était souvent constituée de tapis superposés145. Bien que la définition exacte de ces farš-s ou mafraš-s ne puisse que faire l’objet de spéculations, il s’agissait de toute évidence d’objets mobiliers plus confortables que la natte (ḥaṣīr ou bāriya) que préféraient encore certains cadis du premier âge abbasside. Il en va de même du waṭā’ – « ce que l’on étend par terre ou sur un lit pour y être plus mollement146 » – que les cadis de Bagdad employèrent jusqu’à ce que 138. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 84. 139. Il est souvent difficile, pour le début de l’époque abbasside, de distinguer ce qui relève du topos littéraire et de la convention sociale. Nous avons vu ainsi que le fameux refus de la judicature par les savants, pour être un topos, n’en correspond pas moins à des pratiques sociales qui résultent de l’assimilation de ce topos par les acteurs eux-mêmes. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 660 et suiv. 140. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 286 ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 562. Sur le terme bāriya, voir al-Muʿǧam al-wasīṭ, racine b.w.r. Au ve/xie siècle, al-Simnānī ne considère pas les termes bāriya et ḥaṣīr comme synonymes. « On étend pour les témoins des ḥuṣur ou des bawārī s’il n’y a pas de ḥuṣur. » À son époque la bāriya correspondait manifestement à une qualité de natte inférieure, sans doute plus grossière. Al-Simnānī, Rawḍat al-quḍāt, op. cit., I, p. 104. Pour l’imamite al-Ṭūsī, la bāriya est la natte ordinaire dont est recouvert le sol de la mosquée. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 90. 141. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 356. 142. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 172. 143. J. Sadan, Le mobilier au Proche-Orient médiéval, Leyde, Brill, 1976, p. 25, 27. 144. Ibid., p. 27, n. 75. 145. Ibid., p. 27. 146. A. de B. Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, II, op. cit., p. 1560. Notons que la définition du même terme par Gaston Wiet, qui voit dans le waṭā’ « un tapis qu’on foule aux pieds » (G. Wiet, « Tapis égyptiens », art. cité, p. 8), semble inadéquate au regard de l’usage qu’en firent les cadis pour se garantir un certain confort à l’audience. 202

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ʿAlī b. Ẓabyān en rejette (sans doute temporairement) l’usage au tout début du ixe siècle147. Certains cadis disposaient de tapis de qualité et coûteux, tel ʿĪsā b. Abān dans la Baṣra des années 210/825, dont le farš venait du Ṭabaristān148. D’autres types de tapis furent utilisés à Fusṭāṭ au début du ixe siècle : al-Kindī évoque à deux reprises des muṣallā-s (lit. « tapis de prière ») que des cadis avaient disposés à leur audience149. Vers 194/810, le muṣallā du cadi Hāšim b. Abī Bakr al-Bakrī couvrait même une paire de ciseaux qui lui servirent à détruire un jugement de son prédécesseur150. Les nattes ne disparurent pas pour autant, mais peut-être ne constituaientelles plus le support sur lequel les cadis s’asseyaient directement. En 235/850, le cadi responsable de l’application de la miḥna en Égypte, Muḥammad b. Abī l-Layṯ, fut arrêté et emprisonné. La populace, qui détestait ce cadi, prit son audience d’assaut et jeta « ses nattes » (ḥuṣur) avant de laver l’emplacement à grande eau151. Il est probable que le cadi, alors révoqué, avait déjà remporté son mobilier de la mosquée et que les nattes qui furent jetées aux ordures dans un geste de purification symbolique étaient tout ce qui restait de son tribunal152. Avec le tapis sur lequel était installé le cadi, les coussins constituaient le principal mobilier de l’audience sous les Abbassides. Vers 166/782-3, Ḫālid b. Ṭalīq siégeait, à Baṣra, sur « deux wisāda-s superposées153 ». Une quarantaine d’années plus tard, dans la même ville, les coussins (wasā’id) servaient de dossier au cadi154. Le terme wisāda, observe Joseph Sadan, s’applique à un type de coussin long, susceptible d’être plié en deux, et peut désigner un « coussin-siège »155 ; ces coussins amélioraient le confort déjà procuré par les tapis, mais surtout, ils rehaussaient l’assise du cadi, le rendant plus visible et le mettant en valeur à l’intérieur de la mosquée156. Cette surélévation – surtout par le biais de coussins doubles157 – participait enfin à la mise en avant du rang, de l’honneur et de l’autorité du cadi, qui occupait une place plus élevée que son personnel et que 147. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 286 ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 562. 148. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 172. Les tapis du Ṭabaristān étaient réputés et appréciés. Voir G. Wiet, « Tapis égyptiens », art. cité, p. 16. 149. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 414, 428. 150. Ibid., p. 414. 151. Ibid., p. 463. 152. Peut-être les tapis étaient-ils posés sur ces nattes. 153. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 126. 154. Ibid., p. 172. 155. J. Sadan, Le mobilier au Proche-Orient médiéval, op. cit., p. 105. 156. Ainsi al-Simnānī évoque-t-il plus tard l’emploi de coussins en lien avec la nécessité de donner de la visibilité à l’audience judiciaire. Conscient des débats qui eurent lieu sur un tel mobilier d’apparat, l’auteur autorise le cadi à siéger sur un coussin – il parle également de « feutre blanc » (labd abyaḍ) –, tandis que les témoins instrumentaires, d’un rang inférieur, doivent se contenter de nattes (ḥuṣur). Al-Simnānī, Rawḍat al-quḍāt, op. cit., I, p. 104. 157. J. Sadan, « À propos de martaba : remarques sur l’étiquette dans le monde musulman médiéval », Revue des études islamiques, 41, 1973, p. 65. 203

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les plaideurs, position équivalente au ṣadr en d’autres assemblées158. Au début de l’époque abbasside, l’usage de coussins devint en tout cas si typique de la judicature que le savant égyptien Yazīd b. Abī Ḥabīb159 aurait vanté le futur cadi ʿAbd Allāh b. Lahīʿa (en poste de 155/771-2 à 164/780) en lui disant : « C’est comme si tu étais [déjà] assis sur les coussins ! » – ces derniers étant pris, selon al-Kindī, comme métonymie de l’audience judiciaire160.

1.3. Le personnel judiciaire L’évolution des traits formels de l’audience suggère que nombre de caractéristiques classiques de la judicature musulmane n’apparurent que progressivement, à la fin de la période omeyyade et dans le courant de l’époque abbasside. Qu’en estil de l’organisation humaine de la judicature ? Où et quand des tribunaux peuplés d’un personnel varié apparurent-ils, contribuant à faire de l’audience ce théâtre judiciaire où chacun tenait un rôle précis ? Les fonctions de héraut (munādī), de scribe, de chambellan (ḥāǧib), de policier chargé du maintien de l’ordre (ǧilwāz) et d’auxiliaires judiciaires (aʿwān) aux tâches variées sont bien connues grâce aux travaux d’Émile Tyan et, plus récemment, de Wael Hallaq161. Ces études ne prennent cependant en considération ni les variantes géographiques de l’institution, ni ses transformations, ce qui aboutit à un portrait souvent essentialiste des ressources humaines du tribunal. Or les sources narratives permettent de reconstruire une image plus historicisée de la scène judiciaire.

1.3.1. Kūfa Comme il est de mise pour de nombreux aspects de la judicature, les sources narratives tendent à tenir pour acquise l’existence d’un personnel judiciaire varié à l’époque de Šurayḥ : ce dernier aurait bénéficié de l’assistance d’un héraut (munādī) ou, tout au moins, d’un auxiliaire qui se tenait près de lui162 158. J. Sadan, Le mobilier au Proche-Orient médiéval, op. cit., p. 15. Sur la hiérarchie des places selon le rang social, voir J. Sadan, « À propos de martaba », art. cité, p. 53. 159. Yazīd b. Suwayd al-Azdī, savant égyptien (m. 128/745) et transmetteur de ḥadīṯ. Il est considéré comme le grand maître de l’école égyptienne de ḥadīṯ que ses disciples (dont Ibn Lahīʿa) développèrent après lui. Selon Juynboll, il aurait été le premier à introduire le ḥadīṯ en Égypte. Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., VIII, p. 183-184 ; R. G. Khoury, ʿAbd Allāh Ibn Lahīʿa (97-174/715-790) : Juge et grand maître de l’école égyptienne, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1986, p. 114-115 ; G. H. A. Juynboll, Muslim Tradition, op. cit., p. 22. 160. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 370. 161. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., I, p. 373-386 ; W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 60-62. 162. Certains de ces récits évoquent simplement « un homme qui se tenait à côté de lui ». Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 307, 317.

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et admonestait les plaideurs ou leur demandait d’exposer leur cause163. Il aurait également été secondé par un homme chargé de maintenir l’ordre à l’audience, tantôt appelé ǧilwāz164 – le savant Ibrāhīm al-Naḫaʿī est réputé avoir occupé pour lui cette fonction165 –, tantôt qualifié de šurṭī166. Cette dernière dénomination permet à Hallaq de conclure que l’institution de la šurṭa (police) put détacher un garde auprès du cadi167. Si la présence de tels personnages aux côtés de Šurayḥ est historique, il est possible que les fonctions de héraut et de garde de l’audience n’aient en réalité fait qu’une car Wakīʿ n’évoque, à chaque fois, qu’un unique personnage remplissant ces tâches auprès du cadi. Mais il est à craindre qu’une fois encore, les éléments disponibles sur Šurayḥ résultent d’une projection en arrière. Toute information relative au personnel judiciaire de ses successeurs fait défaut168. On ne peut exclure que le récit faisant d’Ibrāhīm al-Naḫaʿī le ǧilwāz de Šurayḥ entende avant tout expliquer comment ce personnage, un des principaux transmetteurs de la sunna de Šurayḥ, connaissait aussi bien ses pratiques, et ainsi rendre vraisemblable la transmission de cette sunna. Après les informations suspectes relatives à Šurayḥ, il faut attendre les années 100/720 pour que réapparaisse la mention de fonctions judiciaires subalternes169. Saʿīd b. al-Ašwaʿ (en poste c. 105/723-4) se voit accompagné d’un héraut 163. Ibid., p. 307, 317, 392. 164. Ibid., p. 283. L’origine du terme ǧilwāz n’a jamais été étudiée. En arabe la racine ǧ.l.z. renvoie avant tout à l’idée de « plier », « rouler », « entortiller » (voir A. de B. Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, I, op. cit., p. 314), sens qui semble bien éloigné des fonctions de ce personnage. Il conviendrait plutôt d’envisager une origine araméenne, langue des populations autochtones de Kūfa et des environs. En syriaque, la racine g.l.z. porte l’idée de « priver », « dépouiller », « contraindre ». Le gālūzā (syriaque oriental) / gōlūzō (syriaque occidental) est un « bandit » ou une « personne injuste » (J. Payne-Smith, A Compendious Syriac Dictionnary, op. cit., p. 70 ; M. Sokoloff, A Syriac Lexicon, op. cit., p. 233). Dans son dictionnaire syriaque-arabe, Bar Bahlūl (xe siècle) traduit gōlūzō par al-māniʿ (celui qui empêche, qui interdit) (Bar Bahlūl, Lexicon Syriacum, éd. par Rubens Duval, Paris, Reipublicae Typographaeo, 1901, I, p. 493). Si cette étymologie était confirmée, le terme ǧilwāz renverrait à la même idée d’interdiction et de contrainte. 165. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 215, 277. 166. Ibid., p. 320. 167. W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 60. 168. Notons toutefois qu’un poème relatif au cadi al-Šaʿbī mentionne, à la fin des années 710, un ǧilwāz chargé d’introduire un plaideur. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 417. Hallaq en déduit que la fonction était fermement établie dès cette époque (W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 60). 169. Steven Judd propose que vers 700, le cadi Abū Burda b. Abī Mūsā eut pour scribe Saʿīd b. Ǧubayr (S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 132). Cependant cette affirmation n’est pas confirmée par les sources, qui mentionnent simplement que le gouverneur al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf « fit siéger » (aqʿada) Saʿīd b. Ǧubayr avec Abū Burda. Le rôle exact de ce personnage demeure donc inconnu. Il se peut qu’il ait été conseiller du cadi, ou bien qu’une forme de judicature bicéphale ait été tentée (voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 281-284). Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 407, 411 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XXVI, p. 56.

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(munādī)170 et d’auxiliaires (aʿwān) aux missions indéfinies171. Ce n’est que sous les derniers Omeyyades qu’un garde (ḥaras) préposé à la police de l’audience est à nouveau évoqué. Selon le récit de Wakīʿ, Ibn Abī Laylā en aurait expressément demandé un au gouverneur Yūsuf b. ʿUmar, lors de sa nomination en 121/739, « afin que les gens le voient et qu’ainsi [sa] gloire n’en soit que plus grande172 ». Cette précision suggère qu’associer un garde au cadi n’était pas chose courante jusque-là, et que son adjonction participa d’une mise en valeur du cadi, érigé en homme de pouvoir, à la fin de l’époque omeyyade. C’est aussi avec Ibn Abī Laylā qu’apparaît, de manière indirecte, une référence à des scribes ayant notamment pour mission de consigner les témoignages portés devant le cadi173. Un scribe est encore mentionné, au début de la période abbasside, sous la judicature de Šarīk b. ʿAbd Allāh (en poste de 153/770 à 169/785-6 ou 170/786-7)174, mais les références à cette fonction restent rares par la suite. D’autres auxiliaires apparaissent sous les Abbassides : dans les années 170/780, al-Qāsim b. Maʿn possédait un ḫāzin (trésorier ?)175. Certains récits laissent penser que les cadis recouraient de plus en plus à un personnel secondaire : vers l’an 800, Ḥafṣ b. Ġiyāṯ envoya un certain Ṭalq b. Ġānim enquêter sur le prétendant d’une noble femme avant de la marier176. Mais d’une manière générale, Wakīʿ recourt peu à la terminologie qui en vint à désigner les principaux auxiliaires des cadis. L’impression dominante est que le cadi pouvait recourir à l’aide ponctuelle de son entourage ; on peut toutefois douter que les individus gravitant autour de lui se consacraient tous au service du cadi, à plein temps et avec un titre spécifique177. À l’exception de son scribe et d’un ou deux autres employés ponctuels, le cadi de Kūfa semblait s’appuyer avant tout sur un entourage non professionnel et sur des réseaux sociaux.

170. 171. 172. 173. 174. 175. 176. 177.

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 20. Ibid., p. 22. Ibid., p. 130-131. Ibid., III, p. 136. Ibid., p. 164. Ibid., p. 181. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 188. Dans les années 150/770, Šarīk b. ʿAbd Allāh en appela à des jeunes de son quartier (fityān) pour arrêter les acolytes d’un fonctionnaire chrétien coupable d’avoir maltraité un esclave musulman. Le cadi était alors près de sa maison et non à l’audience, ce qui peut expliquer qu’il recourut au bon vouloir de gens de son quartier. Ce récit n’en donne pas moins l’impression que le cadi était loin d’être toujours entouré d’un personnel professionnel. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 169-170.

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1.3.2. Baṣra L’histoire du personnel judiciaire à Baṣra est comparable, dans ses grandes lignes, à celle de Kūfa. À l’exception d’une mention de scribe178 et d’auxiliaires179 pour l’époque d’Abū Mūsā al-Ašʿarī – qui fut avant tout un gouverneur de Kūfa en 22/642-3180 –, il faut attendre la fin des années 90/710 pour qu’un personnel judiciaire réapparaisse dans les sources. Au personnage d’Iyās b. Muʿāwiya est associé un scribe181. Un garde (ḥarasī) lui semble aussi attaché, ayant notamment pour tâche d’introduire les plaideurs182 – des ḥaras sont aussi mentionnés à propos d’al-Ḥasan al-Baṣrī, mais dans un passage obscur où une partie du texte semble altérée183. Le personnel des cadis demeurait toutefois limité dans la Baṣra omeyyade. Les rares mentions d’un « chambellan » (āḏin) responsable de l’introduction des plaignants n’apparaissent qu’à propos d’un cadi qui exerçait en même temps la fonction de gouverneur et de ṣāḥib al-šurṭa, Bilāl b. Abī Burda184. Tout se passe comme si de telles fonctions auxiliaires étaient encore réservées aux responsables politico-militaires, catégorie à laquelle les cadis n’appartenaient pas. Le cumul de plusieurs fonctions administratives obligea ce cadi aux attributions multiples à organiser son audience de manière spécifique. Lassé de voir les mêmes plaideurs se présenter chaque jour alors qu’il ne pouvait passer ses journées entières à les auditionner, il délégua une partie de la procédure à un auxiliaire, ʿAbd Allāh b. Iyās b. Abī Maryam al-Ḥanafī. Ce dernier devait, tout d’abord, préparer chaque jour les dossiers de dix procès, dans lesquels il consignait les documents (ḥuǧaǧ) apportés par les plaideurs ainsi que leurs preuves testimoniales (bayyināt). Les justiciables étaient ensuite introduits devant le cadi et le dossier permettait à ce dernier de rendre un verdict presque immédiat185. Le même auxiliaire avait aussi pour fonction de faire exécuter les jugements du cadi, ce qui devait éviter que des procès arrivés à leur terme ne soient rouverts sans considération du jugement déjà rendu186. Il n’est pas sûr que les cadis suivants aient suivi son exemple : l’emploi du temps surchargé de ce cadi-gouverneur-préfet Ibid., I, p. 286. Ibid., p. 285. Voir L. Veccia Vaglieri, « al-Ashʿarī, Abū Mūsā », EI2, I, p. 695. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 336. Ibid., p. 318. Ibid., II, p. 8. Ibid., p. 37, 41. Steven Judd interprète autrement ce passage d’Ibn ʿAsākir. Il pense que le cadi Bilāl b. Abī Burda rendait son jugement sans recevoir les plaideurs. Le texte précise cependant que l’auxiliaire « amenait [les justiciables] » (yuḥḍiru-hum) et « les introduisait devant [le cadi] » (yudḫilu-hum ʿalay-hi). Le pronom pluriel -hum ne peut faire référence qu’aux plaideurs, et non aux dossiers (auquel cas le pronom -hā aurait été employé). Voir S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 126. 186. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., X, p. 513. 178. 179. 180. 181. 182. 183. 184. 185.

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de police nécessitait une organisation particulièrement efficace, et ce sont, peutêtre, les moyens exceptionnels dont disposait ce haut fonctionnaire qui lui permirent d’organiser son activité judiciaire de la sorte. La mention d’un amīn sous le cadi Iyās b. Muʿāwiya laisse penser à première vue que ce dernier disposait déjà d’administrateurs de biens, sens que ce terme prend dans le fiqh classique. Un examen attentif du contexte narratif suggère pourtant qu’il n’en est rien, et que l’amīn en question, dépositaire d’une somme pour un particulier, était simplement l’« homme de confiance » de ce dernier et non un employé du cadi187. Quelques années plus tard, les biens des orphelins semblaient d’ailleurs encore administrés par les exécuteurs testamentaires (waṣī-s) de leurs pères décédés188. L’image du personnel judiciaire change au début de la période abbasside. Les mentions de scribes se multiplient189, et il devient exceptionnel qu’un cadi prenne lui-même en note les dépositions de témoins190. Un héraut (munādī) est désormais attaché à la personne des cadis191. ʿUmar b. ʿĀmir (en poste de 137/754-5 à c. 139/756-7) semblait disposer d’un auxiliaire (dont le titre est inconnu) s’occupant des plaideurs192. La fonction de chambellan (portant dès lors généralement le titre de ḥāǧib) semble encore réservée, au début, aux cadis qui cumulent leurs fonctions judiciaires avec celle de gouverneur, tels Sawwār b. ʿAbd Allāh et ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan193. Mais dans les années 170/780, un auxiliaire se tient désormais près du cadi – même s’il n’est pas gouverneur – et joue un rôle similaire194. S’il n’est pas certain que les fonctions de héraut et de chambellan étaient distinctes à cette époque – sauf quand le cadi se trouvait être le gouverneur –, le cadi semblait maintenant disposer de manière pérenne d’auxiliaires qu’on n’avait pu qu’entr’apercevoir de temps à autre sous les Omeyyades. C’est enfin à partir de cette époque que des administrateurs de biens professionnels, rétribués par le cadi et appelés umanā’ (sing. amīn), font leur apparition auprès des cadis de Baṣra195 : Sawwār b. ʿAbd Allāh (en poste de 140/757-8 à 145/762-3) aurait été « le premier à prendre des amīn-s, à leur verser un salaire (arzāq), […] à placer les exécuteurs testamentaires (awṣiyā’) sous l’autorité d’amīn-s (adḫala ʿalā al-awṣiyā’ al-umanā’)196 ». Comme cela se produisit à Fusṭāṭ au même moment, 187. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 371. Le texte dit amīna-hu, le pronom suffixe renvoyant au particulier plutôt qu’au cadi. 188. Ibid., II, p. 9. 189. Ibid., p. 115, 125, 163. 190. Wakīʿ mentionne une exception dans ibid., p. 141. 191. Ibid., p. 108, 125, 178. 192. Ibid., p. 55. 193. Ibid., p. 81, 116. 194. Ibid., p. 126. 195. Ibid., p. 58, 62, 83, 112, 167. Voir ibid., p. 158, où il est question de aʿwān (auxiliaires). 196. Ibid., p. 58.

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ce cadi fut aussi le premier à « s’emparer [de la gestion] des fondations pieuses » (qabaḍa l-wuqūf)197. Nombre d’affaires régulées par le droit musulman en cours de construction échappèrent ainsi aux personnes privées qui les administraient jusqu’alors pour passer aux mains de l’autorité publique.

1.3.3. Médine Les sources disponibles ne rendent compte d’aucun personnel auxiliaire auprès des cadis de Médine avant le début des années 700. Les principales informations concernent les gardes (ḥaras) dont les cadis semblent entourés dès cette époque. Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm en employait plusieurs, armés de fouets198. Un de ses successeurs, Saʿd b. Ibrāhīm (en poste vers 105/723), avait pour garde un de ses mawālī, nommé Šuʿba199, et vers 118/736, Muḥammad b. Ṣafwān al-Ǧumaḥī disposait toujours d’un ḥarasī à ses côtés200. Cette présence de gardes armés à l’audience, rappelant certaines informations relevées plus haut à propos de Baṣra, tranche en revanche avec les pratiques de Kūfa, où le cadi ne semble avoir eu droit à de tels auxiliaires qu’à la toute fin des Omeyyades. La présence de gardes auprès du cadi se poursuit sous les Abbassides201. Le principal changement est alors l’apparition, dans les textes, du terme ǧilwāz parallèlement à celui de ḥaras ou de ḥarasī202. Il reste difficile de déterminer si les deux termes sont synonymes ou si le ǧilwāz assumait, parmi les gardes, des fonctions spécifiques. Toujours est-il que, si les ḫabār-s relatifs aux cadis de Médine conservent une terminologie reflétant le vocabulaire employé à au moment des faits narrés, le terme ǧilwāz – non usité pour la Médine omeyyade – fut peut-être introduit sous l’effet d’une influence irakienne203. Tout comme en Irak, les cadis de Médine ne semblent pas avoir eu de ḥāǧib à l’époque omeyyade. Un poète en cite un à propos d’Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm (cadi dans les années 80-90/700-710), mais l’allusion est vraisemblablement postérieure à sa judicature, alors qu’Abū Bakr occupait le poste de gouverneur de Médine – le poète s’émerveille ainsi de le voir « monter sur les minbars », évoquant la prérogative gouvernorale de la ḫuṭba204. Quant aux scribes

197. 198. 199. 200. 201. 202. 203. 204.

Ibid. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 145. Ibid., p. 158. Ibid., p. 173. Ibid., p. 203, 204, 214. Ibid., p. 188, 204, 230. Pour l’origine probablement araméenne de ce terme, voir supra. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 137.

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judiciaires205 et aux « auxiliaires » (aʿwān)206 généraux, ils ne font leur apparition dans la littérature relative à Médine qu’au début de la période abbasside. Est-ce à dire qu’ils n’existaient pas avant ? Il y a en tout cas là un nouvel indice du renforcement institutionnel de la judicature dans la seconde moitié du viiie siècle.

1.3.4. Fusṭāṭ L’histoire de Fusṭāṭ tranche avec celle des cités-garnisons irakiennes en ce que ses principaux historiens, al-Kindī et Ibn Ḥaǧar, ne cherchent pas à tout prix l’existence d’un personnel judiciaire varié dès les premiers temps de l’Islam. La fonction subalterne qui y fait son apparition en premier est celle de scribe. Des greffiers sont connus à partir de ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra al-Ḫawlānī (en poste de 97/716 à 98/717)207 et continuent d’être mentionnés dans les sources sans interruption significative jusqu’au iiie/ixe siècle. Al-Kindī précise souvent leurs noms, ce qui a permis d’en ébaucher une histoire sociale impossible à réaliser pour les scribes irakiens ou médinois208. Sous les Marwānides, l’institution du greffe se limitait sans doute à un scribe par cadi209. Le nombre des scribes judiciaires se multiplia en revanche à l’époque abbasside. À partir des années 780, plus un seul cadi de Fusṭāṭ n’est connu pour n’avoir eu qu’un unique greffier210. ʿAbd al-Malik b. Muḥammad al-Ḥazmī en avait trois211, ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh al-ʿUmarī cinq212, Hāšim b. Abī Bakr al-Bakrī deux ou trois213, etc. Si l’on en croit l’exemple d’al-ʿUmarī (en poste de 185/801 à 194/810), une hiérarchie de scribes s’instaura alors, l’un d’entre eux devenant greffier en chef214. 205. Ibid., p. 185, 193, 215, 240. On remarquera que plusieurs d’entre eux étaient mawālī (p. 215, 240). Sur l’appartenance d’une majorité des scribes judiciaires, à Fusṭāṭ, à la société des mawālī, voir M. Tillier, « Scribes et enquêteurs », art. cité, p. 387 et suiv. 206. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 245. 207. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 215. 208. M. Tillier, « Scribes et enquêteurs », art. cité, où nous reconstituons notamment une liste des scribes égyptiens. Il convient d’ajouter à cette liste les scribes anonymes évoqués par les sources, notamment ceux de Yaḥyā b. Maymūn (en poste de 105/724 à 114/732) dans al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 340. 209. Al-Kindī évoque « les scribes de Yaḥyā b. Maymūn », mais ce dernier cadi demeura en poste pendant plus de huit ans (voir note précédente), et il est probable qu’il changea de scribe au cours de son mandat – peut-être en raison des plaintes dont ses greffiers firent l’objet. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 340. 210. Dans les années 205/820, Ibrāhīm b. al-Ǧarrāḥ n’a qu’un seul scribe connu ; mais il est possible qu’il en ait eu d’autres qu’al-Kindī ne cite pas. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 428. 211. Ibid., p. 384. 212. Ibid., p. 394. 213. Ibid., p. 415-416. 214. Ibid., p. 394.

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Plus que dans aucune des villes jusqu’ici examinées, cette évolution témoigne d’un renforcement considérable de la structure bureaucratique de la justice. Cette consolidation de l’institution se traduisit aussi par une multiplication des auxiliaires de justice. Sobhi Bouderbala a récemment montré les changements qui affectèrent la gestion des biens des orphelins : administrés par des ʿarīf-s tribaux sous les Omeyyades, ils leur furent retirés au début de la période abbasside pour être confiés aux cadis215. Les avoirs des orphelins ne furent pas le seul domaine à tomber sous la coupe de la judicature. Depuis la fin de l’époque omeyyade et Tawba b. Namir (en poste de 115/733 à 120/738), les cadis avaient instauré un certain contrôle sur les biens de mainmorte (ḥubs). Las de voir ces fondations supposées inaliénables être héritées au même titre que d’autres capitaux, Tawba avait constitué un registre/une administration (dīwān) permettant de vérifier que leurs revenus allaient aux pauvres et aux indigents216. Le rôle de l’État – et de son représentant, le cadi – dans la gestion des ḥubs se renforça sous les Abbassides : dès le règne d’al-Manṣūr, l’argent qu’ils produisaient échut au Trésor public217. On vit bientôt al-Ḥazmī (en poste de 170/786 à 174/790) consacrer trois jours par mois à l’inspection des fondations pieuses et à leur entretien218. Au début des années 800, al-ʿUmarī organisait personnellement leur restauration quand celle-ci s’avérait nécessaire219. Une décennie plus tard, Lahīʿa b. ʿĪsā renforça encore son contrôle des biens de mainmorte en passant des jugements sur chacun d’entre eux220. La concentration aux mains du cadi de Fusṭāṭ de prérogatives administratives qui lui échappaient jusque-là l’amena à se reposer sur un personnel plus diversifié. À partir des années 170/786, al-Kindī mentionne l’existence de ʿummāl (agents) et de mutawallī-s (administrateurs) responsables de la gestion des fondations pieuses (ḥubs) devant le cadi221. Dans les années 174/790, le cadi al-Mufaḍḍal b. Faḍāla disposait d’un qassām (auxiliaire chargé de répartir les héritages) auquel il attribuait un pourcentage des successions qui passaient entre ses mains. Comme cela ne suffisait pas, le cadi finit par lui allouer un complément sur ses propres deniers222. On ignore si les gardiens de dépôts (wadā’iʿ) étaient formellement employés par le cadi223 ; en revanche les biens des orphelins furent sans doute confiés à des administrateurs officiels au début des années 184/800224. À la 215. 216. 217. 218. 219. 220. 221. 222. 223. 224.

S. Bouderbala, Ǧund Miṣr, op. cit., p. 265-268. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 346. Ibid., p. 390. Ibid., p. 383. Ibid., p. 395. Ibid., p. 424. Voir ibid., p. 450. Ibid., p. 383, 388. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 238. Voir par exemple al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 391. Voir ibid., p. 404.

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fin des années 205/820, le cadi ʿĪsā b. al-Munkadir était secondé par Sulaymān b. Burd, qui supervisait « l’ensemble de ses affaires225 ». Quelque temps plus tard, Muḥammad b. Abī l-Layṯ disposait d’un certain nombre d’auxiliaires (aʿwān)226. Remarquant, d’après l’exemple égyptien, qu’un grand nombre de cadis du ier/ viie siècle occupaient en parallèle le poste de chef de la police (šurṭa), Wael Hallaq suppose que les cadis disposèrent dès le début d’une police de l’audience que leur double fonction leur permettait de s’attacher227. Soulignons toutefois que le modèle du cadi-ṣāḥib al-šurṭa est typiquement égyptien et ne se retrouve en Irak ou à Médine que de manière exceptionnelle228, et que l’hypothèse de Hallaq ne peut être généralisée. Par ailleurs al-Kindī, pourtant soucieux d’évoquer avec précision l’organisation administrative de la judicature, ne mentionne pas de police de l’audience à Fusṭāṭ avant les années 225/840, lorsque le cadi Ibn Abī l-Layṯ appliquait la miḥna avec l’aide de deux acolytes nommés ʿAbd al-Ġanī et Maṭar229 – c’est également pendant la miḥna qu’est citée pour la première fois à Fusṭāṭ la fonction de héraut (munādī)230. L’existence à Fusṭāṭ d’une police de l’audience aux viie et viiie siècles reste donc une hypothèse que les sources ne permettent pas de confirmer.

1.3.5. Conclusions Bien que la quantité inégale d’informations disponibles pour chaque province fasse obstacle à une comparaison régionale détaillée, le personnel judiciaire accuse quelques particularités locales sous les Omeyyades. Ainsi Médine donne-t-elle l’image d’une judicature plus militarisée que les autres, par la présence récurrente d’un garde auprès du cadi – image que cette ville partage, dans une moindre mesure, avec Baṣra. À l’inverse, les forces de l’ordre apparaissent comme étonnamment peu présentes à Fusṭāṭ – alors même que plusieurs de ses premiers cadis furent aussi chefs de la police –, tandis que la judicature semble y développer une organisation administrative plus poussée qu’ailleurs. Le caractère bureaucratique de Fusṭāṭ pourrait être lié aux tâches qui incombaient à ses cadis. Comme nous l’avons vu, la judicature de Fusṭāṭ fut rapidement chargée de gérer plusieurs catégories de biens – fondations pieuses, propriétés des orphelins –, parfois dès la fin de l’époque omeyyade, mais surtout à partir du début de la période abbasside. Les informations relatives à d’autres villes du Proche-Orient Ibid., p. 435. Ibid., p. 463. W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 60. Voir l’exemple du cadi médinois Musʿab b. ʿAbd al-Raḥmān (Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, I, op. cit., p. 118). 229. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 460. 230. Ibid., p. 450. 225. 226. 227. 228.

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ne permettent pas de savoir si leurs cadis assumaient autant de tâches administratives. Ainsi rien ne permet de déterminer à partir de quand les cadis de Kūfa et de Médine supervisèrent la gestion des fondations pieuses ou des avoirs des orphelins231. Ce n’est qu’à la fin du viiie siècle, dans l’œuvre d’al-Šaybānī, que le rôle du cadi dans la gestion des biens des orphelins commence à être évoqué232. Peut-être les fonctions administratives des cadis de Fusṭāṭ se développèrent-elles avec une longueur d’avance sur les autres provinces ? Évaluer la pertinence historique de telles variantes demeure néanmoins une gageure. Celles-ci pourraient résulter d’un effet de source, chaque auteur et transmetteur ayant pu s’intéresser à certains éléments au détriment d’un autre. Les informations disponibles sur les cadis des principales villes du ProcheOrient omeyyade convergent pourtant. La constitution d’un « tribunal » au personnel varié, assistant le cadi dans ses tâches judiciaires et administratives, fut un processus lent. Il n’existe aucune indication textuelle fiable permettant d’affirmer que, jusqu’aux années 700 ou 710, les cadis disposèrent d’un quelconque personnel. Cela ne signifie pas qu’ils étaient seuls dans l’accomplissement de leurs missions, mais que leurs assistants, s’il y en eut, n’avaient probablement pas un statut permanent et identifiable comme tel. Ce n’est qu’à partir du début du viiie siècle que des auxiliaires désignés par un titre (kātib, ḥarasī, ǧilwāz) commencent à faire leur apparition, mais en nombre réduit : autant que les textes permettent d’en juger, le personnel judiciaire se limitait à un secrétaire et, éventuellement, à un « garde » responsable de l’ordre. Il faut attendre l’époque abbasside et la seconde moitié du viiie siècle pour que s’ajoutent de nouvelles catégories – héraut, chambellan, administrateur de biens, enquêteurs233, etc. Cette évolution confirme et complète ainsi nos conclusions tirées de l’étude des lieux d’audience et de leur organisation matérielle : la judicature se dota peu à peu, dans la seconde moitié de la période omeyyade, d’une structure humaine assistant le cadi dans une mission d’importance croissante. La centralité de la judicature se renforça sous les Abbassides, quand un personnel nouveau vint non seulement conférer au cadi les attributs d’un homme de pouvoir, mais aussi lui permettre d’accomplir les tâches administratives qui lui incombaient désormais. Ces nouveaux auxiliaires, nous en avons relevé quelques indices, occupaient des 231. Wakīʿ décrit comment, sous les derniers Omeyyades ou les premiers Abbassides, le cadi Ibn Abī Laylā expliqua à une veuve qu’elle ne pouvait gérer les biens de son fils et devait les confier à un « homme digne de confiance » (ṯiqa). Rien n’indique cependant qu’un tel « homme de confiance » appartenait à l’appareil judiciaire, et le cadi peut avoir simplement exercé un contrôle indirect en appliquant la règle selon laquelle une femme n’a pas le droit de gérer la fortune de ses enfants orphelins de père. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 135. 232. Al-Šaybānī, al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr, op. cit., p. 399. 233. Sur les enquêteurs chargés de vérifier la moralité des témoins, voir infra. Remarquons dès à présent qu’à la fin du viiie siècle, al-Šaybānī s’interroge sur le nombre d’enquêteurs devant être attachés à chaque cadi. Bien qu’Abū Ḥanīfa, selon lui, accepte un enquêteur unique, il exige pour sa part que le cadi en prenne deux. Al-Šaybānī, al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr, op. cit., p. 401.

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fonctions officielles auprès des cadis et étaient, pour au moins une partie d’entre eux, rémunérés. Il est possible, comme quelques exemples le suggèrent, que les cadis payèrent dès lors une partie de leur personnel sur leurs fonds propres. La forte augmentation de leurs salaires dans le courant de l’époque abbasside234 servit peut-être à entretenir certains de ces auxiliaires. Le pouvoir leur aurait ainsi donné les moyens matériels de consolider la structure administrative d’une judicature en pleine croissance. La multiplication des greffiers permit une gestion scripturaire accrue. Ce n’est pas un hasard si Wakīʿ comme al-Kindī remarquent dans des termes presque similaires l’évolution fondamentale qui se produisit dans la seconde moitié du viiie siècle : à Baṣra, Sawwār b. ʿAbd Allāh (en poste de 140/757-8 à 145/7623), en sus de diverses innovations, « fut le premier […] à allonger les registres (siǧillāt)235 » ; dans la Fusṭāṭ des années 780, « al-Mufaḍḍal b. Faḍāla fut le premier cadi à allonger les registres (siǧillāt), à y copier les parchemins (kutub al-siḥā’)236, les testaments (waṣāyā) et les [reconnaissances de] dettes (duyūn). Avant lui, cela ne se faisait pas237 ». À une ou deux décennies de distance, l’Égypte emboitait le pas à l’Irak et constituait une judicature bureaucratique fondée sur un enregistrement systématique. Afin d’améliorer la gestion de leurs archives, les cadis de Fusṭāṭ ne tarderaient pas à adopter le qimaṭr, cette sorte de caisse qui avait fait son apparition en Irak sous les premiers Abbassides238. D’après les indices fournis par al-Kindī, on serait tenté de croire que, au moins en Égypte, l’audience acheva de prendre sa forme « classique » avec la miḥna des années 830-840 : le renforcement des pouvoirs coercitifs du cadi, érigé en homme de pouvoir à part entière, amena sur le devant de la scène des auxiliaires de justice (aʿwān, munādī) qui, s’ils existaient auparavant, n’avaient jamais joué un rôle aussi visible dans la mise en scène de la justice. L’apparition de ce nouveau personnel ne fut d’ailleurs pas sans provoquer des controverses, l’assimilation des cadis à des hommes de pouvoir étant ressentie par d’aucuns comme une menace, en particulier durant la miḥna. La délégation de certaines tâches à des auxiliaires multipliait les risques de corruption, comme l’œuvre d’al-Kindī en témoigne à plusieurs reprises. L’apparition de ḥāǧib-s ne fit pas non plus l’unanimité : considérée par certains comme un écran entre le cadi et les plaideurs, leur fonction fit l’objet de critiques, en particulier dans le fiqh šāfiʿite qui se développa à partir du ixe siècle239. 234. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 265 et suiv. 235. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 58. 236. « Les actes de fondations pieuses (kutub al-aḥbās) » dans Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 438. 237. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 379. 238. Voir M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 229. 239. Voir M. Tillier, « Un espace judiciaire… », art. cité, p. 507-508.

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1.4. La réception des plaideurs 1.4.1. Placets, ruqʿa-s, qiṣṣa-s Dans le droit ḥanafite tel qu’on le trouve codifié au iiie/ixe siècle, la réception des plaideurs a lieu au terme d’une procédure écrite. Supposant qu’une foule nombreuse se presse à la mosquée pour soumettre ses litiges au cadi, al-Ḫaṣṣāf décrit comment ce dernier doit recevoir tous les plaideurs sans en privilégier aucun. Le demandeur devait rédiger un placet (ruqʿa, pl. riqāʿ) portant son nom (accompagné de celui de son père), ainsi que le nom de son adversaire240. Ces placets, qui servaient de « tickets d’appel » au cours de l’audience, ne paraissaient pas mentionner l’objet du litige. Ils étaient ramassés par le scribe – auquel pouvait être associé un homme de confiance du cadi – à la porte de la mosquée, avant l’arrivée du juge. Lorsque le nombre de placets collectés à l’entrée de l’audience était trop élevé pour que les affaires correspondantes puissent être examinées dans la journée, le cadi devait les regrouper en plusieurs liasses (comportant chacune une cinquantaine de placets241) et les répartir sur les audiences suivantes par tirage au sort. Pour ce faire, explique al-Ḫaṣṣāf, le cadi devait identifier chaque liasse par un billet (également appelé ruqʿa) sur lequel il écrivait le nom d’un des plaideurs qu’elle contenait ; les billets étaient froissés et mélangés dans un pot (ṭīn), puis tirés au sort et associés à un jour de la semaine. Un procès-verbal (ḏikr) du tirage au sort devait être rédigé et placé dans le qimaṭr du cadi, avec les liasses dont l’examen était ajourné. Chaque plaideur était ainsi informé de la date à laquelle son litige serait traité242. Au début de l’audience, le cadi devait défaire devant lui la liasse du jour et en mélanger les placets, afin que nul plaideur ne soit privilégié243. La seule dérogation à cet ordre consistait à traiter en priorité les litiges pour lesquels les plaignants avaient amené des témoins – sans doute afin de ne pas bloquer ces derniers de longues heures au tribunal en les empêchant de vaquer à leurs affaires244. Le cadi appelait ensuite, l’un après l’autre, les couples de justiciables, et ce n’est que lorsque ceux-ci s’avançaient devant lui que l’objet du litige lui était révélé. Le cadi devait interroger le demandeur, auteur du placet, 240. Sur cette procédure, voir B. Johansen, « Formes de langage et fonctions publiques : stéréotypes, témoins et offices dans la preuve par l’écrit en droit musulman », Arabica, 44, 1997, p. 344. Afin de préserver l’anonymat des femmes, celles-ci pouvaient être dispensées de rédiger un placet, auquel cas le cadi devait réserver un jour de la semaine à l’audition de leurs affaires. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 54. 241. Cela signifie que, pour al-Ḫaṣṣāf, le cadi pouvait traiter une cinquantaine de litiges par jour. À titre de comparaison, Wakīʿ rapporte qu’Iyās b. Muʿāwiya (en poste à Baṣra c. 95/713101/719) aurait été capable d’en traiter 70. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 318. 242. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 53-56. 243. Voir Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 45, où l’auteur passe beaucoup plus rapidement sur cette procédure et semble supposer que le cadi ne fait que « retourner » (qalaba) la pile de ruqʿa-s avant de tirer ces dernières les unes après les autres. 244. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 53, 86.

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sur la nature de sa revendication (daʿwā)245. L’affaire était ainsi présentée par oral au cadi. Toutefois, al-Ḫaṣṣāf considère que le demandeur pouvait éventuellement proposer un exposé écrit de sa plainte au cadi, sur un billet appelé cette fois-ci qiṣṣa246. Sur le plan théorique, ces deux écrits introductifs sont très différents. L’un (ruqʿa) est purement administratif, puisqu’il répond à la nécessité d’organiser l’audience ; l’autre (qiṣṣa) correspond à un mode d’exposition du fond d’une affaire. La pratique judiciaire, telle que la reflète la littérature narrative, est néanmoins plus complexe.

• Théorie de la qiṣṣa

M. K. Masud croit pouvoir établir un lien entre la qiṣṣa remise au cadi et la fonction de qāṣṣ (en général traduit par « sermonnaire » ou « prédicateur ») qui fut parfois, au premier siècle de l’hégire, associée à celle de cadi en Égypte et, dans une moindre mesure, en Syrie247. Il suppose qu’en réalité le qāṣṣ n’était autre que l’employé du tribunal chargé de rédiger de tels billets exposant la nature des litiges pour les plaideurs et conclut que « la position du qāṣṣ doit avoir été bien différente de celle du prédicateur ou du conteur248 ». Quelles que soient les incertitudes pesant sur les fonctions, au demeurant mal connues, du qāṣṣ des premiers temps de l’Islam, l’hypothèse de Masud est trop spéculative pour être retenue. Nulle source ne vient suggérer que le qāṣṣ était attaché aux anciens tribunaux, ni que ses fonctions incluaient la rédaction de quelque document que ce fût pour les plaideurs. De plus l’hypothèse de Masud rend incompatible le cumul des fonctions de qāṣṣ et de cadi (alors qu’al-Kindī insiste sur ce type de cumul249) : qu’un cadi rédige des billets pour le compte des justiciables, afin d’exposer à lui-même leurs affaires, n’a aucun sens. Si l’on en croit Ibn Ḥaǧar (généralement fidèle à ses sources250), la fonction de qāṣṣ n’était pas associée, dans l’esprit d’un Égyptien du iie/viiie siècle tel al-Layṯ b. Saʿd, à autre chose qu’une forme de prédication

245. Ibid., p. 87, 129. 246. Ibid., p. 123. Sur les développements de la qiṣṣa après le ive/xe siècle, voir B. Johansen, « Formes de langage… », art. cité, p. 344-345. 247. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 303, 304, 315, 317 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Dimašq, XXVI, p. 165. Notons qu’aucun cadi d’Irak ou du Hedjaz n’est associé à la fonction de qāṣṣ. Christopher Melchert relève l’exemple du « cadi baṣrien » Ṣāliḥ al-Murrī (m. 172/788-9 ?) qui aurait aussi été qāṣṣ (Chr. Melchert et A. Asfaruddin, « Reciters of the Qur’ān », Encyclopedia of the Qur’ān, éd. par J. D. McAuliffe, Leyde, Brill, 2001-2006, IV, p. 386). En réalité ce personnage ne semble pas avoir exercé la fonction de cadi : il n’apparaît dans aucune liste de cadi et ses biographies ne le mentionnent pas comme un juge. 248. M. K. Masud, « The Award of Matāʿ… », art. cité, p. 366. 249. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 303, 317. 250. Voir M. Tillier, « Introduction », dans al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, op. cit., p. 19.

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édifiante, au contenu religieux et/ou politique, déclinable tant pour un public populaire que pour des auditeurs issus de l’élite sociale et politique251. S’il faut donc oublier l’idée d’un lien institutionnel entre la qiṣṣa judiciaire et la fonction de qāṣṣ, le terme qiṣṣa renvoie bien, en revanche, au champ sémantique du « récit » : celui que le plaideur fait de son litige. L’exposition peut être orale (comme dans l’expression qaṣṣa ʿalay-hi [qiṣṣata-hu]252) ou bien écrite, comme al-Ḫaṣṣāf en offre la possibilité. Il semble néanmoins que l’opportunité de présenter sa plainte par écrit au cadi – outre qu’elle se restreignait aux plaideurs lettrés ou ayant accès à un écrivain public253 – fit l’objet de débats aux deux premiers siècles de l’Islam. Ibn Abī Šayba consacre une brève entrée de son Muṣannaf au « cadi auquel on remet une qiṣṣa ». Les deux traditions qu’il y mentionne, mettant en scène le cadi Šurayḥ, sont contradictoires : dans la première, rapportée par Ibn Sīrīn (Baṣrien, m. 110/729254) < al-Šaʿbī (Kūfiote) < Ašʿaṯ < ʿAlī b. Mushir (m. 189/805 ; Kūfiote, un temps cadi de Mossoul255), Šurayḥ aurait accepté qu’une personne avoue par le biais d’une qiṣṣa256. Dans la seconde, rapportée par Furāt b. Abī Baḥr (Kūfiote)257 d’après son père < Wakīʿ [b. al-Ǧarrāḥ] (Kūfiote, m. 197/812)258, Šurayḥ aurait refusé de lire la qiṣṣa que lui soumettait un plaideur259. Si cette divergence fut un temps de nature régionale, cela ne peut 251. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 166-167. Sur les fonctions du qāṣṣ, voir P. Pedersen, « The Islamic Preacher. Wāʿiẓ, mudhakkir, qāṣṣ », dans S. Löwinger, J. Somogyi (dir.), Ignace Goldziher Memorial Volume, I, Budapest, 1948, p. 235-236 ; Ch. Pellat, « Ḳāṣṣ », EI2, IV, p. 733 ; G. H. A. Juynboll, Muslim Tradition, op. cit., p. 14 ; Kh. ʿAthamina, « Al-Qasas : Its Emergence, Religious Origin and Its Socio-Political Impact on Early Muslim Society », Studia islamica, 76, 1992, p. 53-74 (en particulier p. 66 et suiv.). 252. Voir par exemple Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 784 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 94, 95, 394 ; III, p. 147 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., VI, p. 52. Soulignons néanmoins l’ambiguïté graphique qui existe en arabe entre qiṣṣa ‫ قصة‬et qaḍiyya ‫قضية‬. Deux éditions d’un passage d’al-Ǧawāhir al-muḍiyya d’Ibn Abī l-Wafā’, relatif au cadi de Baṣra ʿĪsā b. Abān (en poste de 211/826-7 à 220/835), donnent ainsi une lecture différente de ce terme. L’édition de Ḥaydarābād (I, p. 401) fait dire à une plaignante : « Ô cadi, interroge les juristes à propos de ma qiṣṣa avant de me condamner ! » ; l’édition d’al-Ḥulw (II, p. 680) lui fait dire en revanche : « Ô cadi, interroge les juristes à propos de mon affaire (qaḍiyya) avant de me condamner ! » Aucun éditeur ne commente son choix, et les deux semblent pouvoir se justifier. 253. Sur les différents niveaux d’accès à l’écrit dans l’Égypte du iie/viiie siècle, voir P. M. Sijpesteijn, Shaping a Muslim State, op. cit., p. 218-219. 254. Voir références supra. 255. Voir Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., V, p. 22. 256. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 733. Notons qu’en pareil cas, la qiṣṣa devrait être présentée par le défendeur, et non par le demandeur, ce qui laisse supposer qu’il ne s’agit pas d’un billet exposant la plainte. 257. Ibn Ḥaǧar, Taʿǧīl al-manfaʿa bi-zawā’id riǧāl al-a’imma al-arbaʿa, éd. par Ikrām Allāh Imdād al-Ḥaqq, Beyrouth, Dār al-bašā’ir al-islāmiyya, 1996, II, p. 109. 258. Voir al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., VIII, p. 117. 259. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 734. Ces traditions ne figurent dans aucun autre recueil de ḥadīṯ, ce qui empêche de comparer d’éventuels isnād-s divergents.

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que remonter à la génération d’Ibn Sīrīn, dans le premier quart du viiie siècle, car les deux traditions empruntent ensuite des isnād-s kūfiotes. Il est probable que, plus tard, certains Kūfiotes acceptèrent eux-mêmes l’utilisation de qiṣṣa-s dans un cadre judiciaire, ne serait-ce que de la part du défendeur. Les sources narratives relatives aux cadis emploient rarement le terme qiṣṣa dans le sens de pétition écrite. Dans ses Aḫbār al-quḍāṭ, Wakīʿ n’y fait référence qu’à propos de Šurayḥ, citant la tradition selon laquelle il aurait refusé de lire le billet tendu par un plaideur260. La principale occurrence, témoignant de l’emploi bien réel de la pétition judiciaire dans l’Égypte de la fin du viiie siècle, concerne le cadi de Fusṭāṭ al-Mufaḍḍal b. Faḍāla (en poste de 168/785 à 169/786, puis de 174/790 à 177/793). Un poète nommé Isḥāq b. Muʿāḏ intenta un jour un procès devant lui. Il avait préparé une qiṣṣa pour présenter sa plainte, et l’avait rangée dans sa manche. Mais quand vint son tour de comparaître devant le cadi, il se trompa de papier et, au lieu de la pétition, sortit un poème satirique qu’il avait composé sur le cadi et déposé au même endroit. Il fut sur-le-champ renvoyé de l’audience261. Ce n’est qu’un siècle environ après les premiers débats sur l’utilisation de la qiṣṣa que celle-ci refait surface dans la littérature théorique. Vers le milieu du iiie/ixe siècle, le ḥanafite al-Ḫaṣṣāf acceptait cette méthode de présentation de la plainte – même si l’expression « il n’y a pas de mal à ce que le cadi accepte les qiṣṣa-s » (lā ba’sa an yaqbala l-qāḍī al-qiṣaṣ) suggère qu’il était conscient des débats qui avaient existé ou existaient encore sur la question262. Un siècle plus tard, al-Ǧaṣṣāṣ lie la position de Šurayḥ à la nécessité de maintenir une égalité stricte entre les plaideurs, la qiṣṣa pouvant passer pour une forme de communication secrète entre le cadi et le plaignant263. Il en accepte toutefois la pratique, équivalente selon lui à la plainte orale pourvu que le plaignant soit lui-même l’auteur de la qiṣṣa et que cette dernière soit rédigée au style direct (ḫiṭāb)264. Pour al-Ǧaṣṣāṣ, le recours à l’écrit permet au plaideur impressionné par la mise en scène officielle du tribunal, ou éprouvant des difficultés à parler – peut-être en raison d’une mauvaise maîtrise de l’arabe littéraire265 –, de surmonter son handicap et d’exposer sa plainte266. Il semble ainsi que le recours à l’écrit par les plaideurs, parfois contesté à l’époque omeyyade en raison peut-être de l’inégalité qu’il créait entre des plaignants n’y ayant pas tous accès, fut par la suite toléré, voire accepté, au moins dans le milieu des ḥanafites irakiens. 260. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 307. Voir également Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 134. 261. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 379-380. 262. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 123. 263. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 123. 264. Ibid., p. 123-4. 265. Sur la question de la langue employée au tribunal et des difficultés rencontrées par certains plaideurs, voir M. Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal. Égalité juridique et hiérarchie sociale », Annales islamologiques, 42, 2008, p. 173. 266. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 123.

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• Pratiques de la ruqʿa

Chez al-Ḫaṣṣāf, le terme ruqʿa renvoie au placet que les plaignants remettent au scribe du cadi pour être appelés. Cette formalité administrative retient peu l’attention des chroniqueurs ou des biographes de cadis, ce qui entrave toute entreprise d’archéologie textuelle dans la littérature narrative267. Un passage obscur de Wakīʿ permet néanmoins de formuler une hypothèse sur les premiers développements de cette technique procédurale. À propos du cadi de Baṣra Sawwār b. ʿAbd Allāh (en poste de 140/757-8 à 145/762-3), il raconte que celui-ci fut le premier à avoir « fait précéder [les autres] par tirage au sort » (qaddama ʿalā l-qurʿa)268. L’expression n’est pas sans évoquer les développements plus tardifs d’al-Ḫaṣṣāf sur l’ordre de comparution des justiciables par tirage au sort à l’aide de ruqʿa-s. Si cette interprétation se vérifiait, il faudrait en déduire que cette procédure apparut, au moins à Baṣra, dans la première partie du règne d’al-Manṣūr269. Une information rapportée plus tard par al-Ḫaṭīb al-Baġdādī suggère que, si l’usage des placets pour convoquer les plaideurs était connu au début de la période abbasside, il n’était pas toujours appliqué. À Kūfa, dit-il, le cadi Šarīk b. ʿAbd Allāh (en poste de 153/770 à c. 170/786) ouvrait bien l’audience en sortant une ruqʿa de son qimaṭr, mais il semble que celle-ci ne correspondait pas à un placet. Al-Ḫaṭīb raconte en effet qu’après avoir lu cette ruqʿa, Šarīk « appelait les plaideurs ; il se contentait de les faire avancer les uns après les autres, sans utiliser de ruqʿa-s pour déterminer leur ordre de comparution270 ». Que le narrateur signale cette absence de recours aux placets laisse supposer que ce système était connu, mais non pratiqué par tous les cadis de l’époque. L’histoire de la ruqʿa « placet » est d’autant plus difficile à reconstituer que le terme englobait plusieurs significations, y compris dans le champ du droit. Il désignait au sens premier un simple « morceau de papier », un « billet »271. La ruqʿa ne correspondait donc pas toujours à un document à usage judiciaire. Dans certains récits relatifs à des cadis, elle pouvait être un simple message personnel, 267. Un passage de Wakīʿ pourrait suggérer que la manière d’introduire les plaideurs fit l’objet d’une réflexion précoce. À propos d’Abū Mūsā al-Ašʿarī, qui aurait exercé la justice à Baṣra dans les années 20/640, Wakīʿ cite une lettre du calife ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb l’enjoignant à ne pas recevoir une foule désordonnée, et à introduire les gens à son audience dans un ordre hiérarchique (Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 286). L’énumération des « nobles » (ahl al-šaraf), des « spécialistes du Coran, des hommes pieux et religieux » laisse plutôt envisager le contexte d’une audience plus générale de ce personnage, qui fut aussi – ou surtout – gouverneur. Voir L. Veccia Vaglieri, « al-Ashʿarī, Abū Mūsā », EI2, I, p. 695. 268. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 58. 269. D’autres interprétations sont néanmoins possibles : dans un contexte où Wakīʿ évoque les administrateurs (umanā’) du cadi, l’expression pourrait signifier que ce dernier les « préposa [à l’administration de certains biens] par tirage au sort ». 270. Al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., X, p. 399. Voir Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 419. 271. A. de B. Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, I, op. cit., p. 908.

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transmis à titre privé entre individus272, ou une note à caractère général remise à un officiel273. Même dans ces cas, néanmoins, le sens de ruqʿa n’était jamais loin de celui de « requête » ou de « pétition ». Le terme apparaît souvent lorsque l’émetteur souhaite demander l’assistance (financière, etc.) du destinataire274. La demande pouvait aussi être adressée à Dieu, sous forme d’invocation (duʿā’) écrite sur un billet que l’on collait à une colonne de la mosquée275. Dans la théorie juridique de la judicature, le terme ruqʿa n’a pas seulement le sens de « placet ». Il désigne, de manière générale, tout billet servant à prendre des notes – une sorte de brouillon, susceptible d’être ensuite recopié au propre. La ruqʿa peut ainsi être la feuille sur laquelle le cadi consigne un témoignage, et qu’il transmet à son scribe pour rédaction d’un procès-verbal (maḥḍar) de la déposition276. Ce peut être également la feuille sur laquelle le scribe note le nom, l’adresse et le signalement des témoins devant faire l’objet d’une enquête de moralité277. Il peut aussi s’agir des billets servant à tirer au sort des lots en cas de partage successoral : comme dans le cas des placets introductifs, le qassām (fonctionnaire chargé par le cadi de procéder aux partages) écrit sur des ruqʿa-s les noms des bénéficiaires, les mélanges dans un pot et attribue des lots fonciers par tirage au sort278. Enfin, dans la littérature narrative, le mot ruqʿa désigne en général une authentique « pétition » judiciaire, devenant ainsi synonyme de qiṣṣa279. La raison en est peut-être simplement que la littérature narrative, moins attachée à une description précise des procédures – à la différence de l’adab al-qāḍī –, choisit une terminologie plus courante, voire plus claire pour le lecteur. Le terme qiṣṣa, nous l’avons vu, était ambigu même pour un lecteur/auditeur du Moyen Âge, puisqu’il renvoyait, hors contexte judiciaire, au « récit » oral d’une affaire ou d’un événement. Le terme ruqʿa évoquait tout de suite un billet écrit pour demander quelque chose, et l’on ne peut exclure que les qiṣṣa-s surtout envisagées par le fiqh ḥanafite aient été appelées au quotidien ruqʿa-s par les plaideurs. 272. Voir par exemple Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 41 (Bilāl b. Abī Burda) ; al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., VIII, p. 325 (al-Ḥasan b. ʿUmāra écrit un billet à son wakīl pour qu’il donne sa part de l’argent à un solliciteur) ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., VI, p. 432 (poème de hiǧā’ envoyé à un traditionniste).  273. Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 561 (requête du calife al-Rašīd à des juristes) ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Dimašq, op. cit., XXXIV, p. 83 (billet d’un vizir à un cadi réclamant la vente d’un bien). 274. Voir notamment Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., VI, p. 168-169 (al-Wāqidī sollicite l’aide financière du calife). 275. Voir Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Dimašq, op. cit., XXXII, p. 379. 276. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 91. 277. Ibid., p. 98. 278. Ibid., p. 610. 279. À de rares exceptions près, où le terme qiṣṣa est malgré tout employé. Voir par exemple al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 48.

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Le terme ruqʿa dans le sens de « pétition » apparaît dans un récit relatif au cadi de Fusṭāṭ Ḫayr b. Nuʿaym (en poste de 120/738 à 127/745), à la fin de la période omeyyade. Encore le récit d’Ibn Ḥaǧar (qui ne figure pas chez al-Kindī, mais est transmis d’après un auteur plus tardif ) évoque-t-il non pas une pétition présentée par le demandeur pour expliquer l’affaire, mais une ruqʿa passée en catimini au cadi au cours de l’audience, dans laquelle le défendeur avoue sa dette, mais sous-entend qu’il est dans une situation financière si déplorable qu’il ira jusqu’à se parjurer pour éviter une condamnation280. Si le récit n’est pas inventé pour souligner les qualités humaines du cadi, ce type de « pétition » correspondrait plutôt au type de qiṣṣa « acceptable » selon une des traditions remontant à Šurayḥ, à savoir le billet dans lequel le défendeur avoue sa culpabilité. On pourrait supposer que ruqʿa prit le sens de qiṣṣa sur le tard, ce qui expliquerait son apparition dans ce sens chez Ibn Ḥaǧar et non chez al-Kindī. D’autres récits laissent pourtant penser que certaines ruqʿa-s constituèrent bien, dès l’époque abbasside, un « billet » transmis au cadi par un plaideur (qu’il s’agisse ou non d’une pétition introductive). Ainsi dans le récit d’al-Ḫaṭīb relatif à Šarīk b. ʿAbd Allāh, relevé plus haut, le cadi lit-il une ruqʿa au début de son audience (sous doute toujours la même, tirée de son qimaṭr), sur laquelle se trouve une invocation, peut-être adressée à Šarīk par un plaideur, à suivre le droit chemin et à craindre le Jugement dernier281. Son successeur à Kūfa, al-Qāsim b. Maʿn (en poste de c. 170/786 à 175/791-2), fut un jour observé en pleine contemplation d’une ruqʿa tirée de son qimaṭr, sur laquelle figuraient trois vers l’incitant au respect de la morale et de la religion282. Alors que Wakīʿ tait l’identité de l’auteur de ces vers, un ouvrage plus tardif suggère qu’il s’agit du cadi luimême283, tandis qu’al-Māwardī attribue le dernier (le plus significatif ) au poète Saʿīd b. Ḥamīd (m. c. 250/864)284. Si al-Qāsim est l’auteur de ces vers, la ruqʿa était une simple note, écrite par le cadi, lui servant à se remémorer ses devoirs et ses responsabilités, et participait d’une même mise en condition (voire mise en scène) que la prière précédant l’ouverture de l’audience ou les invocations prononcées juste après par le cadi. Si, en revanche, ces vers lui avaient été transmis par autrui, il est possible qu’à l’instar de Šarīk, al-Qāsim b. Maʿn ait conservé ce « billet » dans ses archives parmi d’autres pétitions. L’usage de pétitions semble en tout cas avoir été institutionnalisé à Bagdad à la fin du viiie siècle, sous le calife Hārūn al-Rašīd : alors que le grand cadi Abū Yūsuf s’apprêtait à faire exécuter le 280. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 155. 281. Al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., X, p. 399. Voir Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 419. 282. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 178. 283. Al-Marzubānī, Nūr al-qabas al-muḫtasar min al-muqtabas, éd. par Rudolf Sellheim, Wiesbaden, Franz Steiner, 1964, p. 280. 284. Al-Māwardī, Adab al-dunyā wa-l-dīn, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1987, p. 111. Sur ce poète, voir Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., III, p. 93.

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coupable d’un homicide, une ruqʿa fut jetée, sur laquelle figuraient des vers accusant le cadi d’injustice – le condamné, musulman, avait assassiné un ḏimmī, et l’auteur du billet contestait l’application du talion. Un « préposé aux pétitions » (ṣāḥib al-riqāʿ) présent à l’audience ramassa le billet, le transmit à Abū Yūsuf, et ce dernier le mit dans son qimaṭr avant d’aller en donner lecture au calife285. De telles indications sont tardives : elles ne figurent que chez al-Ḫaṭīb al-Baġdādī, qui écrivit plusieurs siècles après ces événements. Aussi ne peut-on être sûr qu’il ne s’agit pas d’une projection de pratiques postérieures. Mais si ces informations correspondent au contexte historique avancé par al-Ḫaṭīb, elles témoignent peutêtre d’une institutionnalisation poussée de la collecte des pétitions dès l’époque abbasside, au moins à l’audience du grand cadi. C’est néanmoins dans un contexte un peu différent, celui des audiences de maẓālim, que le terme ruqʿa rejoint le plus clairement le sens de « pétition ». Ces tribunaux parallèles, incarnant la souveraineté judiciaire du pouvoir politique et traitant en particulier les cas d’abus par des puissants, prirent leur essor au début de l’époque abbasside et furent caractérisés, plus tard, par le développement considérable de leur organisation administrative286. Dès la seconde moitié du iie/viiie siècle, plusieurs exemples montrent qu’une plainte aux maẓālim devait être soumise par écrit, sous forme d’une ruqʿa. Al-Ṭabarī relate que Miswār b. Musāwir, victime d’une usurpation de la part d’un wakīl du calife al-Mahdī (r. 158-169/775-785), vint porter plainte auprès de Sallām, le préposé aux maẓālim (ṣāḥib al-maẓālim). Il lui présenta une « pétition écrite » (ruqʿa maktūba) que Sallām transmit au calife287. Au iiie/ixe siècle, la présentation de pétitions aux maẓālim semblait la procédure normale, qu’elles soient soumises directement au calife ou au juge qui le représentait288. Cette procédure était destinée à un grand avenir dans ce type de tribunal, si bien qu’au début du ixe/ xve siècle, al-Qalqašandī théorisa la rédaction des ruqʿa-s – terme qu’il considère comme un synonyme exact de qiṣṣa dans un contexte de maẓālim289. L’acceptation de telles pétitions à l’audience du cadi par al-Ḫaṣṣāf, au iiie/ixe siècle, s’inscrit peut-être ainsi dans une généralisation de cette procédure dans les plus hauts tribunaux de Bagdad.

* Al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., XVI, p. 372-373. J. S. Nielsen, « Maẓālim », EI2, VI, p. 934. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VIII, p. 173. Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, op. cit., I, p. 398 (pétition présentée au calife al-Wāṯiq) ; al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., V, p. 239 (pétition présentée à al-Wāṯiq, et traitée par le grand cadi Aḥmad b. Abī Du’ād) ; al-Ṣābi’, al-Wuzarā’ : tuḥfat al-umarā’ f ī tārīḫ al-wuzarā’, éd. ʿAbd al-Sattār Aḥmad Farāǧ, s. l., Dār iḥyā’ al-kutub al-ʿarabiyya, 1958, p. 242. 289. Al-Qalqašandī, Ṣubḥ al-aʿšā, op. cit., VI, p. 202 et suiv. 285. 286. 287. 288.

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Ces informations disparates autorisent quelques conclusions provisoires sur le développement des procédures relatives à l’accueil des plaideurs. Les sources narratives offrent l’image d’un appareil judiciaire utilisant peu l’écrit dans la phase d’accès au juge comme dans celle de la présentation des plaintes. La soumission de placets n’est jamais mentionnée, et celle de pétitions très rarement, surtout pour en rejeter la pratique. Le refus des pétitions écrites attribué à Šurayḥ montre cependant que le sujet fut polémique à une certaine époque, sans doute dans la première moitié du viiie siècle, et donc que la pratique existait. De fait, bien qu’aucune pétition ne nous soit parvenue avant le iiie/ixe siècle, la procédure par rescrit mise en évidence pour la période marwānide suggère qu’au moins une partie des plaintes portées devant le gouverneur de Fusṭāṭ l’étaient par voie de pétitions, comme sous les Byzantins. Rien ne permet de dire si la pratique fut adoptée par les habitants de la Fusṭāṭ omeyyade (en majorité des Arabes musulmans). Les polémiques qui entourent l’usage de la pétition à Kūfa supposent en revanche un recours au moins occasionnel à ce procédé – bien que dans ce contexte une influence des pratiques judiciaires byzantines soit à exclure. Il reste à savoir pourquoi le sujet fut particulièrement polémique en Irak. Cela contredisait-il des usages locaux ? Faut-il penser, avec les auteurs plus tardifs, que le recours à l’écrit passait pour une infraction à un principe d’égalité des plaideurs déjà défendu par certains savants de la période marwānide ? L’inégalité dénoncée concernait-elle avant tout la capacité de recours à l’écrit (en arabe) dans une société où le taux d’illettrisme partiel ou total devait être élevé ? Faut-il y voir le reflet d’une administration judiciaire peu bureaucratisée, essentiellement basée sur l’oralité ? Si l’image des sources narratives a quelque signification, il semble en tout cas qu’un changement se produisit à l’époque abbasside. Dès la seconde moitié du viiie siècle, les allusions à des pétitions se multiplient dans les textes, ce qui suggère que, sans être généralisée, la pratique prit de l’ampleur tant auprès des cadis de Fusṭāṭ qu’en Irak. Le recours à des placets pour décider de l’ordre de comparution des plaideurs n’apparaît quant à lui qu’à propos de l’Irak abbasside (Kūfa, peut-être Baṣra). Si les récits relatifs à Šurayḥ sont bien représentatifs de pratiques et/ou de débats de la fin de l’époque omeyyade, la question n’était alors plus de savoir si le plaignant devait déposer un placet, mais si le cadi appelait lui-même les plaideurs ou passait par un héraut290. Encore l’usage du placet était-il loin d’être systématique dans la seconde moitié du viiie siècle. L’absence de toute mention pour l’Égypte ne permet aucune hypothèse concernant cette province. Ces différents éléments sont trop maigres pour autoriser quelque conclusion concernant la nature régionale des procédures à l’œuvre dans la réception des justiciables ; ils semblent néanmoins pointer vers une bureaucratisation croissante de l’appareil judiciaire 290. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 307.

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sous les Abbassides, acceptant – voire encourageant – l’usage de l’écrit de la part des plaideurs. Cette évolution n’est probablement pas sans lien avec le développement de l’institution judiciaire par les premiers Abbassides. Peut-être l’organisation plus structurée dont témoignent ces procédures doit-elle également être mise en relation avec un recours croissant de la population aux tribunaux de cadis.

1.4.2. La convocation des plaideurs La réception de la plainte du demandeur par le cadi marquait la première phase du procès. Si son adversaire l’accompagnait, l’affaire pouvait être traitée séance tenante. Dans le cas contraire, il devait être convoqué devant le tribunal pour être entendu. Les gouverneurs de l’Égypte marwānide ordonnaient déjà une telle réunion des parties à leurs pagarques, sans qu’aucun détail ne transparaisse sur la procédure mise en œuvre – la simple instruction « réunis untel et untel » (iǧmaʿ bayna [fulān wa-fulān])291 n’autorisant que des spéculations. Un siècle et demi plus tard, al-Ḫaṣṣāf en théorise les différentes étapes. La convocation du défendeur, rappelle-t-il, est rendue nécessaire par son refus de se présenter spontanément avec son adversaire. Dans le vocabulaire juridique du iiie/ixe siècle, le cadi « assiste » (aʿdā) un demandeur qui « réclame son aide contre quelqu’un » (istaʿdā ʿalā fulān). La convocation, qui découle d’une réclamation explicite par le demandeur, passe d’abord par l’intermédiaire de ce dernier. Selon al-Ḫaṣṣāf, le cadi doit confier un sceau/cachet (ḫātam) ou une lettre/un billet (kitāb) au demandeur, afin que ce dernier le porte à son adversaire en guise de convocation – le sceau venant prouver que la convocation vient bien du cadi. Deux témoins l’accompagnent (des hommes mastūr-s, c’est-à-dire « respectables », dont l’honorabilité n’est pas aussi parfaite que celle de témoins de justice, qui doivent être ʿadl292) et attestent qu’il a bien transmis le message du cadi. Si, malgré cette sommation, le défendeur refuse toujours de se présenter – ce dont peuvent témoigner les hommes mastūr-s envoyés avec le demandeur –, le cadi doit recourir à des mesures coercitives293 : il écrit au gouverneur (wālī) de

291. Voir supra. 292. Dans son commentaire d’al-Ḫaṣṣāf, al-Ǧaṣṣāṣ explique que la déposition de ces témoins n’entrainant pas de jugement (infāḏ ḥukm) à l’encontre du défendeur, mais une simple correction discrétionnaire, il n’est pas besoin qu’ils soient considérés comme ʿadl-s. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 246. 293. Al-Ǧaṣṣāṣ souligne néanmoins (pour la réfuter) que la doctrine mālikite ne permet pas au cadi de faire comparaître un défendeur de force. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 240.

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la ville et lui demande de faire comparaître l’individu294, qui encourt par ailleurs un emprisonnement disciplinaire (ta’dīb) laissé à la discrétion du cadi295. Si le défendeur refuse non seulement de venir mais s’enferme chez lui, sans que le gouverneur prenne de mesures coercitives à son encontre, le cadi peut l’assigner à résidence en faisant apposer des scellés sur la porte de son domicile. D’après la doctrine attribuée à Abū Yūsuf, si le défendeur ne se présente toujours pas, le cadi peut nommer d’office un mandataire (wakīl) chargé de le représenter à l’audience, après l’avoir fait prévenir par un héraut (munādī)296. Enfin, le cadi a le droit d’envoyer chercher de force le défendeur retranché chez lui, par le biais de deux hommes de confiance, de quelques femmes et d’auxiliaires (aʿwān) : tandis que les hommes garderont les issues, les femmes accompagnées d’esclaves de même sexe (ḫādim-s) doivent pénétrer chez lui par surprise, fouiller sa maison et l’amener à l’audience297. Envisageant les pires scénarios possibles, al-Ḫaṣṣāf décrit une procédure compliquée qui permet en théorie de venir à bout des plaideurs les plus récalcitrants. Dans la plupart des cas, néanmoins, le simple envoi d’une convocation devait suffire ; c’est en tout cas l’image qui ressort des sources narratives. Contrairement à d’autres procédures examinées plus haut, le mode de convocation d’un plaideur au tribunal ne semble pas avoir été l’objet de polémiques anciennes. Il retient d’ailleurs l’attention des auteurs de manière inégale. Al-Kindī, par exemple, n’évoque jamais ce type de procédure pour Fusṭāṭ. La plus ancienne citation à comparaître est mentionnée à propos de Médine, sous le cadi Nawfal b. Musāḥiq (en poste de 76/695-6 à 82/701). Un homme vint porter plainte contre un certain Marwān – probablement Marwān b. Abān b. ʿUṯmān b. ʿAffān, fils du gouverneur en poste à cette époque298 – dans le cadre d’un litige foncier. Le cadi envoya un messager (arsala) dire à Marwān qu’il devait soit satisfaire le demandeur, soit se présenter avec lui à l’audience – on ignore cependant si le message était oral ou écrit. Comme Marwān refusait de comparaître et demandait au cadi de rendre un jugement en son absence, Nawfal insista (toujours par le biais d’un messager), et Marwān finit par verser une compensation à son adversaire, mettant ainsi fin au procès sans avoir eu besoin de venir au tribunal299. Des mentions plus précises apparaissent à Médine, mais aussi en Irak, au début du iie/premier quart du viiie siècle. C’est sans doute vers 104/722-3 qu’il faut 294. Al-Ǧaṣṣāṣ considère quant à lui que c’est plutôt au chef de la police (ṣāḥib al-šurṭa) d’amener le récalcitrant sur demande du cadi, à moins que les propres auxiliaires (aṣḥāb) du cadi n’en aient les moyens. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 246. 295. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 245. 296. Ibid., p. 247, 249. 297. Ibid., p. 252. 298. Ce personnage est mentionné plus loin par Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 159. 299. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 127.

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situer une anecdote rapportée par Wakīʿ à propos de Saʿd b. Ibrāhīm al-Zuhrī, cadi de Médine : Ibrāhīm b. Abī ʿUṯmān me rapporta d’après Sulaymān b. Abī Šayḫ : Un homme demanda à Saʿd b. Ibrāhīm de convoquer (istaʿdā) Find300, le mawlā de ʿĀ’iša bint Saʿd, un homme aux mœurs suspectes. [Le cadi] lui confia un sceau (ḫātam). Mais quand [l’homme] le montra à [Find], ce dernier l’attrapa et l’avala. L’homme retourna voir Saʿd et l’en informa. « Amenez-moi ce fils de noire ! » s’écria [le cadi]. – [Tu] as avalé mon sceau ? lui demanda-t-il quand il fut devant lui. – Seigneur, répondit [Find], c’est la peur qui me l’a fait avaler, et je n’ai pas répondu à ta convocation avant que [ton sceau] ne m’ait purgé trente fois de ma peur301 !

Cette historiette qui, à l’origine, participait d’une série de récits cocasses sur le personnage de Find, révèle l’existence, déjà à l’époque marwānide, d’un mode de convocation par l’envoi d’un cachet d’argile – matière en soi peu comestible. À peu près au même moment, le cadi de Kūfa Saʿīd b. al-Ašwaʿ al-Hamdānī (en poste ap. 105/723-4) disposait d’un sceau officiel sur lequel figurait : « Réponds [à la citation] du cadi Saʿīd b. al-Ašwaʿ302 », ou « Ses ennemis (aʿdā’u-hu, sic), réponds [à la citation] du cadi Saʿīd b. al-Ašwaʿ303 ». Une quinzaine d’années plus tard, le cadi de Kūfa ʿAbd Allāh b. Šubruma (en poste de 120/738 à 121/739) « convoquait les fonctionnaires (al-ʿummāl) à l’aide [d’un cachet] d’argile (ṭīna) porté par un homme » ; la personne ainsi convoquée était amenée à l’audience par ce même homme – le texte n’indique pas s’il s’agit d’un plaideur ou d’un auxiliaire de justice – et le cadi menaça un jour d’une fustigation sévère un accusé qui avait osé renvoyer le sceau deux fois sans se présenter à l’audience304. L’envoi d’un cachet d’argile avec un demandeur pour convoquer un puissant défendeur est

300. Ce personnage à la lenteur légendaire était nommé Abū Zayd ʿAbd al-Muǧīb, mawlā de ʿĀ’iša bint Saʿd b. Abī Waqqās. Voir la note de l’éditeur dans Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 155. 301. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 155-156. 302. Ibn Abī Ḫayṯama, Ta’rīḫ Ibn Abī Ḫayṯama, éd. par Salāḥ b. Fatḥī Halal, Le Caire, al-Fārūq al-ḥadīṯa, 2004, III, p. 153. Sur ce type de phrase, que des théoriciens plus tardifs souhaitent voir figurer sur le sceau du cadi en vue de telles convocations, voir notamment al-Nawawī, Rawḍat al-ṭālibīn wa-ʿumdat al-muftiyīn, Beyrouth, al-Maktab al-islāmī, 1405 H., XI, p. 194. 303. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 18. La logique grammaticale de cette phrase est obscure, et il est possible que le texte de Wakīʿ soit corrompu à cet endroit. Si ces formules figuraient bien sur des sceaux, ces derniers correspondent à une typologie bien différente des sceaux privés, qui mentionnent le plus souvent des formules religieuses ou à caractère éthique. Voir par exemple Ph. Gignoux, L. Kalus, « Les formules des sceaux sasanides et islamiques : continuité ou mutation ? », Studia iranica, 11, 1982, p. 139-146. 304. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 124.

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encore mentionné sous le cadi Šarīk b. ʿAbd Allāh (en poste à Kūfa de 153/770 à c. 170/786-7)305. À l’époque abbasside, l’utilisation de sceaux d’argile en guise de convocation n’est plus mentionnée qu’à Kūfa. Dans d’autres villes de la seconde moitié du viiie siècle, une procédure différente semble avoir pris le dessus : celle de la citation écrite. À Médine, sous les premiers Abbassides, le cadi Muḥammad b. ʿImrān al-Ṭalḥī (en poste de c. 137/754-5 à 141/758-9) recourut à son scribe pour faire adresser une convocation (appelée ʿadwā, littéralement « assistance [prêtée au demandeur] ») au calife al-Manṣūr, contre lequel une plainte avait été déposée306. Son successeur, ʿAbd al-ʿAzīz b. al-Muṭṭalib (en poste de 141/758-9 à une date inconnue) envoyait quérir les défendeurs par le biais de messages307. De même à Baṣra, probablement en 155/772308, Sawwār b. ʿAbd Allāh (qui y fut cadi à plusieurs reprises entre 137/754-5 et 156/773) convoqua une noble femme en lui faisant porter un billet – comme elle refusa de se présenter, le cadi écrivit ensuite au gouverneur al-Hayṯam b. Muʿāwiya pour que celui-ci l’oblige à venir309. Quelques années plus tard, un autre cadi de Baṣra appela un plaideur par voie de message (arsala) à propos d’une fondation pieuse310. En Irak, la littérature narrative garde surtout le souvenir d’une telle procédure lorsque celle-ci se heurte à la mauvaise volonté des puissants311. Un récit relatif au grand cadi ʿAlī b. Ẓabyān (en poste sous al-Rašīd, d’une date inconnue à 192/807-8) est, peut-être, le plus représentatif. Un individu ayant porté plainte contre l’émir abbasside ʿĪsā b. Ǧaʿfar312, ʿAlī b. Ẓabyān lui fit porter trois messages à la sécheresse croissante – le premier multipliant les eulogies et invitant l’émir, « s’il le voulait bien » (in ra’ā), à se présenter à l’audience ou à nommer un mandataire ; le second lui ordonnant de venir ou de désigner un mandataire ; le dernier le sommant d’obtempérer et le menaçant d’en référer au calife. Ces messages furent portés par trois personnes successives : le demandeur, tout d’abord. 305. Ibid., p. 170. 306. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 193. 307. Ibid., I, p. 205. Le verbe employé dans ce ḫabar, arsala (« envoyer un message »), ne permet pas de conclusion quant à la nature exacte du message. Des contemporains crurent cependant que le défendeur (Mālik b. Anas) avait été demandé pour conseiller le cadi, et il semble peu probable que la confusion eût été possible si celui-ci avait envoyé un sceau d’argile. 308. C’est à cette date que fut en poste le gouverneur plus loin mentionné, al-Hayṯam b. Muʿāwiya al-ʿAtīkī. Voir E. de Zambaur, Manuel de généalogie, op. cit., p. 40. 309. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 62. 310. Ibid., p. 125. 311. Voir encore, à propos d’un cadi de Bagdad à l’époque d’al-Rašīd, al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., XIII, p. 29 ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., VI, p. 162. 312. Il s’agit de ʿĪsā b. Ǧaʿfar b. al-Manṣūr al-ʿAbbāsī (m. 192/807-8), membre important de la famille abbasside. Il fut notamment gouverneur de Baṣra en 173/790. Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 564 ; Ch. Pellat, Le milieu baṣrien, op. cit., p. 281. Voir Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., V, p. 102 (celui-ci propose une autre date de mort).

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Puis, face au mépris du défendeur, par deux auxiliaires judiciaires (ʿawnayn min aʿwāni-hi). Enfin, par deux de ses « compagnons » (raǧulayn min aṣḥābi-hi), sans doute membres de son entourage le plus proche313. Bien que les convocations citées par Wakīʿ aient très probablement été recomposées a posteriori, elles n’en sont peut-être pas moins représentatives de ce que devaient être de tels billets. Le récit montre par ailleurs comment, face à la résistance d’un défendeur se croyant au-dessus des lois, l’autorité de la convocation ne dépendait pas seulement du message écrit par le cadi, mais aussi de son porteur – le cadi ayant recours, après le demandeur, au service d’un personnel judiciaire de plus en plus élevé dans la hiérarchie. Les sources narratives relatives à l’Égypte demeurent floues quant au mode de convocation des plaideurs. Les verbes utilisés par al-Kindī, daʿā (« appeler ») ou aḥḍara (litt. « faire venir »), ne dévoilent pas la procédure mise en œuvre314. L’usage de convocations écrites au début de l’époque abbasside est néanmoins attesté par la papyrologie. Un billet émis par le cadi de Fusṭāṭ Ġawṯ b. Sulaymān, que l’on peut dater de 135-144/753-761 ou de 167-168/783-785 – périodes auxquelles ce cadi fut en poste – est adressé à un personnage, dont le nom a disparu, afin qu’il amène à l’audience le mari d’une certaine Munīra. Le texte de la convocation est le suivant : [1] Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. [2] De Ġawṯ b. Sulaymān à [3] Abū R[ ]ḥ. [Quant au s]ujet de cette lettre, amène [4] avec Munīra l’époux de cette dernière. [5] Agis sans tarder [6] si Dieu le veut ! [7] Que le salut soit sur toi315.

Le billet n’est ni daté, ni signé. Le destinataire était probablement un auxiliaire du cadi, connu comme tel par la population de Fusṭāṭ. La citation à comparaître pourrait avoir été rédigée à deux mains, comme un formulaire : l’écriture des lignes 1, 2 et 7 se distingue du reste de la lettre, ce qui suggère que le cadi pourrait avoir lui-même prérédigé le document – en inscrivant notamment son nom dans l’adresse. Cela pourrait avoir conféré une autorité accrue à la convocation, l’écriture manuscrite du cadi tenant en quelque sorte lieu de signature316. Les indices recueillis pour Médine, Kūfa, Baṣra et Fusṭāṭ permettent d’envisager une évolution des procédures relatives à la convocation des plaideurs. La plus ancienne, en Irak comme à Médine, semble la convocation par l’intermédiaire d’un cachet. Sans qu’il soit possible de déterminer si les cadis perpétuaient là des traditions plus anciennes, soulignons que l’usage de sceaux d’argile, connus dans 313. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 287. Le récit est traduit dans son intégralité dans M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 521-522. 314. Voir par exemple al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, p. 335, 351, 390, 414, 456, 472. 315. M. Tillier, « Deux papyrus judiciaires de Fusṭāṭ », art. cité, p. 414. 316. Voir notre analyse détaillée dans ibid., p. 414, 422.

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tout le Proche-Orient (y compris l’Égypte et l’Arabie317) depuis la plus haute Antiquité, était particulièrement développé en Mésopotamie et en Irak318. Des continuités entre les formules des sceaux sassanides et islamiques ont d’ailleurs été relevées319. La procédure judiciaire sassanide, dont des traces subsistent à l’époque islamique dans l’œuvre juridique du nestorien Išoʿbokht320, donnait une place considérable aux sceaux – à la fois les sceaux « privés » des plaideurs, les sceaux « personnels » de certains juges et les sceaux « administratifs » des tribunaux –, nécessaires pour la validation et l’authentification des documents321. Soulignons en outre que, dans une société en grande partie illettrée – surtout si l’on considère qu’une part importante des justiciables n’était pas arabophone (mawālī, ḏimmī-s, etc.) –, le signe visuel que constituait le cachet d’argile était peut-être plus évocateur et compréhensible qu’un billet écrit. D’après les sources, la situation changea dans la seconde moitié du viiie siècle. Tandis que le cachet d’argile continue d’être attesté à Kūfa – où son usage fut entériné par la doctrine ḥanafite telle que la reflète l’ouvrage d’al-Ḫaṣṣāf322 –, il semble que les cadis aient eu de plus en plus recours à des messages écrits, la preuve documentaire la plus éclatante étant fournie par le papyrus fusṭāṭien de Ġāwṯ b. Sulaymān. Peut-être l’augmentation du taux de lettrés, ou, sur le long terme, l’abaissement du prix des supports de l’écriture (notamment avec l’introduction du papier, dont l’usage se répandit au Levant dans la seconde moitié du iiie/ixe siècle323), permirent-ils cette évolution. Tout cela pointe, une fois encore, vers le développement d’une administration judiciaire toujours plus bureaucratique. Remarquons enfin que, à l’instar de ce qu’énonce la théorie juridique, ces convocations n’étaient pas « physiquement » contraignantes. Un plaideur pouvait toujours tenter de se soustraire à la justice, auquel cas le cadi devait en appeler à la puissance supérieure de l’autorité politique, incarnée par le gouverneur. Dans l’un des rares cas où un cadi put amener de force un plaideur au tribunal, ledit cadi était avant tout en charge des maẓālim, tribunal de redressement des abus dont 317. Remarquons néanmoins que les sceaux byzantins étaient généralement imprimés sur d’autres matériaux (or, plomb, argent, cire). J.-Cl. Cheynet, « L’usage des sceaux à Byzance », Res orientales, 10, 1997, p. 23. 318. Voir J. Allan, D. Sourdel, « Khātam », EI2, IV, p. 1103. 319. Ph. Gignoux, L. Kalus, « Les formules des sceaux », art. cité, p. 151-152. 320. Sur cet auteur, voir infra. 321. M. Macuch, « The Use of Seals in Sasanian Jurisprudence », Res orientales, 10, 1997, p. 80-86. Voir également quelques sceaux de juges sassanides publiés dans R. Gyselen, Sasanian Seals and Sealings in the A. Saeedi Collection, Louvain, Peeters, 2007, p. 180, 188, 190. Voir N. al-Kaʿbī, Ǧadaliyyat al-dawla wa-l-dīn f ī l-fikr al-šarqī al-qadīm. Īrān al-ʿaṣr al-sāsānī anmūḏaǧan, Bagdad/Beyrouth, Manšūrāt al-ǧamal, 2010, p. 440. Remarquons cependant que la convocation de plaideurs par l’envoi d’un sceau n’est pas connue pour l’époque sassanide. 322. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 245. 323. Cl. Huart, A. Grohmann, « Kāghad », EI2, IV, p. 419.

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le juge jouissait de pouvoirs supérieurs aux juges ordinaires : peu après 223/837, Aḥmad b. Riyāḥ fut investi des maẓālim à Baṣra, et put, à la différence des cadis ses prédécesseurs, faire amener (peut-être par la contrainte) certains plaideurs de haut rang contre qui des plaintes avaient été déposées324.

Conclusion : l’aura de la judicature Le renforcement politique de la judicature se manifesta peut-être, dès le début du viiie siècle, par l’appropriation d’attributs de souveraineté par les cadis. Ainsi raconte-t-on qu’al-Ḥasan al-Baṣrī rendait la justice un bâton (ou une verge, qaḍīb) à la main, d’une dimension comprise entre un empan (šibr) et une coudée (ḏirāʿ)325. Un tel qaḍīb, qui dans d’autres mondes sociaux s’apparenterait à un sceptre, fut dès l’époque omeyyade un des principaux symboles de la souveraineté califale326. Mais il faut attendre le début de la période abbasside, avec l’installation de sièges ostentatoires dans les tribunaux, pour que s’achève la promotion du cadi en incarnation incontournable du pouvoir. L’adoption de la grande mosquée comme lieu d’audience, tout comme l’introduction simultanée d’un mobilier d’apparat, pointent vers une mise en valeur progressive de l’audience judiciaire sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides. Quelles qu’aient été les pratiques originelles de la judicature, il semble que dans le courant du iie/viiie siècle, l’institution acquit une aura croissante dans les diverses provinces de l’empire. Le cadi en son audience pouvait désormais revendiquer les attributs d’un homme de pouvoir, comparable à certains égards au gouverneur en son palais. Parallèlement à ce renforcement politique de l’institution, la localisation de plus en plus généralisée de l’audience à la mosquée marquait en profondeur la justice du sceau de la religion. Les premiers cadis qui siégèrent à la mosquée, dans la Kūfa omeyyade, semblaient se tenir dans des pièces annexes ; dorénavant – si l’exemple de Fusṭāṭ peut être tenu pour représentatif –, l’audience avait lieu dans la salle de prière ou dans la cour, espaces qui, par leurs dimensions, offraient une apparence plus solennelle à l’exercice de la judicature. L’affermissement politique du cadi et la promotion d’une justice religieuse participaient d’une même dynamique : celle d’une construction institutionnelle dans laquelle pouvoir et religion apparaissaient comme indissociables. Le premier tirait sa légitimité de la seconde, tout en offrant à cette dernière le cadre institutionnel de son développement. Cette complémentarité n’était pas nécessairement vécue comme telle par les acteurs du système. En mettant l’accent sur un aspect ou l’autre de leurs fonctions, certains cadis orientaient le sens qu’ils 324. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 178. 325. Le šibr correspond à la distance maximale entre le pouce et le petit doigt ; le ḏirāʿ à la distance entre le coude et le bout des doigts. Voir C. E. Bosworth, « Misāḥā », EI2, VII, p. 137. 326. D. Sourdel, « Ḳaḍīb », EI2, IV, p. 377.

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donnaient à leur mission. De tels choix deviennent évidents à l’époque abbasside. La nouvelle dynastie revendiquait une légitimité religieuse et, sur le plan institutionnel, elle affirma rapidement sa volonté de placer la judicature sous l’autorité directe du califat. Certains, tel Ḫālid b. Ṭalīq (en poste de 166/782-3 à 167/7834), laissèrent le souvenir de cadis avant tout soucieux de parer la judicature de ses atours politiques. Les deux coussins superposés sur lesquels ce cadi siégeait à Baṣra participaient d’une mise en scène n’ayant d’autre but que d’asseoir la majesté du juge et de susciter la crainte des plaideurs327. D’autres cadis de l’Irak abbasside mirent en exergue, à l’audience ou à l’extérieur, l’autorité temporelle dont ils se sentaient investis : qui en s’appropriant des attributs militaires, qui en s’entourant d’une garde, qui enfin en organisant son audience sur le modèle d’une cour princière328. À l’autre extrémité du spectre scénographique, certains cadis choisirent au contraire de rejeter les attributs temporels de leurs fonctions. Nous avons vu plus haut comment ʿAlī b. Ẓabyān, au début du ixe siècle, refusa d’adopter les tapis confortables de ses prédécesseurs. Un peu plus tard, ʿAbd Allāh b. Muḥammad al-Ḫalanǧī, lui aussi cadi d’al-Šarqiyya à Bagdad (en poste de 228/842-3 à 237/851-2), mit en scène une forme de dépouillement judiciaire strict, destiné à magnifier la rigueur religieuse de ses fonctions. Ibn ʿAsākir décrit d’après Wakīʿ comment ce cadi siégeait au pied d’une colonne de la mosquée, y appuyant son dos entre deux procès, dans une immobilité parfaite, et se redressant « de tout son corps » (bi-ǧamīʿ ǧasadi-hi) à l’arrivée de deux plaideurs. Beaucoup virent dans cette attitude le symptôme d’un orgueil démesuré. Afin de l’humilier, des plaisantins eurent un jour l’idée d’enduire de glu l’endroit de la colonne où le cadi faisait reposer sa tête ; lorsqu’il se redressa, son turban demeura collé et il se retrouva tête nue329. Cette forme d’ascétisme judiciaire n’est nulle part représentée avec autant d’ironie que chez al-Ǧāḥiẓ, lorsqu’il décrit son fameux « cadi à la mouche », ʿAbd Allāh b. Sawwār (en poste à Baṣra de 192/807-8 à 198/813-4) : Nous avions à Baṣra un cadi nommé ʿAbd Allāh b. Sawwār. Jamais on n’avait vu de juge (ḥākim) au maintien si sévère, si grave et si digne, faisant preuve d’une telle longanimité, aussi maître de soi et de ses gestes. Il accomplissait la prière de l’aube chez lui – il habitait non loin 327. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 126. Voir la traduction de ce passage dans M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 527. Au ve/xie siècle, sous les Būyides, l’imamite al-Ṭūsī recommande au cadi de « siéger sur des nattes (ḥaṣīr), des tapis (bisāṭ) ou autre chose, mais de ne pas s’asseoir par terre ou sur les simples nattes (bāriya) de la mosquée ; ainsi [le cadi] apparaît plus imposant (ahyab) aux yeux des plaideurs, et ses ordres n’en sont que plus respectés ». Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 90. 328. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 528-529. Pour Médine, voir également Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāṭ, op. cit., I, p. 145. 329. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Dimašq, op. cit., XXXII, p. 379-80. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 290 (le texte de Wakīʿ est manifestement altéré à cet endroit, le copiste ayant dû sauter plusieurs lignes).

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de sa mosquée –, puis arrivait à l’audience, où il s’asseyait en enserrant ses reins dans son vêtement pour les soutenir. Il ne s’appuyait à rien et demeurait bien droit, sans esquisser le moindre geste, sans se tourner ni défaire le vêtement qui l’enserrait, sans décroiser les jambes ni se déhancher, tel un édifice inébranlable ou une stèle dressée. Il ne se levait que pour la prière de midi, puis reprenait sa position jusqu’à celle de l’après-midi. Après cette dernière, il revenait à sa place jusqu’à la prière du crépuscule. Parfois, il retournait de nouveau à l’audience – que dis-je, cela lui arrivait souvent, lorsqu’il lui restait des contrats, des clauses et d’autres documents juridiques à lire ! Il effectuait la dernière prière du soir et s’en retournait enfin. On raconte, en vérité, que pas une fois, de toute la durée de son exercice, il ne se leva pour faire ses ablutions, car il n’en eut pas besoin ; que jamais il ne but une gorgée d’eau ou d’une autre boisson. Il en allait ainsi chaque jour, qu’il fût long ou court, été comme hiver. Il ne bougeait pas le petit doigt ni n’adressait un quelconque signe de tête. Il parlait, néanmoins, mais avec concision, exprimant de grandes choses en peu de mots330.

En offrant un tel spectacle, ce type de cadi monolithique revendiquait une autorité différente de celle que procuraient les accessoires d’apparat. Le cadi pensait gagner le respect des plaideurs en s’imposant une ascèse publique, en incarnant physiquement la droiture dépassionnée et inébranlable de la justice. Ce n’étaient point les artefacts prestigieux de l’homme de pouvoir mais le dépouillement de l’homme de religion qui magnifiaient la judicature. La justice relevait moins du pouvoir que de la foi. Bien sûr, les efforts du cadi touchaient à la caricature, et al-Ǧāḥiẓ le souligne avec ironie, montrant comment ce piétisme pouvait tendre, dans l’esprit de certains, vers la mégalomanie et le blasphème. Quand une mouche vint agacer ʿAbd Allāh b. Sawwār au point de lui faire perdre contenance, le cadi dut reconnaître que Dieu, dans sa grandeur, l’avait rappelé à un peu d’humilité par le biais de la plus simple des créatures331. Cette concurrence entre deux modèles d’audience prend tout son sens dans un contexte de flottement institutionnel. D’un côté, les États marwānide puis, surtout, abbasside, tendaient à intégrer de manière croissante l’appareil judiciaire dans une structure administrative califale – ce dont la centralisation des désignations, puis la mise en coupe réglée de la judicature pendant la miḥna, constituent l’expression la plus évidente. En se prêtant au jeu du cérémonial étatique, certains cadis acceptaient de voir découler leur autorité du pouvoir politique. D’autres, pour des raisons idéologiques ou en vertu de leur formation religieuse, délaissaient les symboles politiques au profit d’une mise en scène ascétique et 330. Al-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, éd. par ʿAbd al-Salām Muḥammad Hārūn, Le Caire, Muṣṭafā al-Bābī al-Ḥalabī, 1965, III, p. 343-344. Voir la traduction proposée par L. Souami dans Jâhiz, Le cadi et la mouche. Anthologie du Livre des animaux, Paris, Sindbad, 1988, p. 309-310. 331. Al-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, op. cit., III, p. 344-345.

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piétiste destinée à mieux asseoir leur autorité sur des bases juridico-religieuses. Au ve/xie siècle, le juriste ḥanafite al-Simnānī (m. 499/1105-6) acceptait que le cadi s’asseye sur des tapis de feutre et des coussins, mais insistait néanmoins sur le fait que « les tapis (muṣalliyāt), les coussins (maḫādd)332 et les accoudoirs (marāfiq)333 ne font pas partie des ustensiles (āla) des juges (al-ḥukkām)334 ». Le cadi, sous-entendait-il, devait faire l’effort de s’asseoir sur les mêmes nattes que les témoins335. C’est que sa modestie, soulignait-il encore, devait être proportionnelle à la hauteur de sa tâche336. La compétition entre un modèle de judicature pieuse, placée sous le sceau de la religion, et une judicature-pouvoir, semble avoir diminué après le iiie/ ixe siècle. Pour étrangère qu’elle soit à la présente étude, un saut dans l’époque seldjoukide n’en est pas moins révélateur. Dans son ouvrage d’adab al-qāḍī, al-Simnānī oppose à plusieurs reprises la théorie juridique, héritée des grands maîtres, à l’exemple de son contemporain, le grand cadi al-Dāmaġānī (en poste de 447/1056 à 478/1085)337. Loin du modèle d’humilité réclamé par le fiqh quand un cadi s’en va tenir audience, al-Dāmaġānī traversait les souks de Bagdad sur sa mule338 en grande pompe. Son ǧilwāz le précédait, appelant la protection de Dieu sur « le très grand seigneur et imam, l’incomparable grand cadi » ; il était accompagné d’une escorte à pied (rikābiyya) dont les membres criaient « Dégagez ! Dégagez ! Dégagez ! » en ouvrant un passage au milieu de la foule339. Et l’auteur de commenter avec ironie : « Ce que prescrivent les juristes, tous autant qu’ils sont, diffère totalement des mœurs que nous avons pu constater de visu. Mais peut-être la loi (al-qānūn) a-t-elle changé340 ! » De l’audience d’al-Dāmaġānī, qui siégeait à son domicile341, al-Simnānī dresse un portrait prenant le contre-pied de celui du cadi à la mouche : Nous avons vu notre cheikh le grand cadi, qu’Allāh ait son âme, se tenir assis à son audience au creux d’un coussin-siège (dast)342 étendu par terre. Les témoins (šuhūd) l’entouraient, dans l’ordre selon lequel ils devaient effectuer leur déposition. La caisse à archives (qimaṭr) était 332. Miḫadda était devenu, au ve/xie siècle, un synonyme strict de wisāda. Voir J. Sadan, Le mobilier au Proche-Orient médiéval, op. cit., p. 105. 333. Sur le terme mirfaqa, voir J. Sadan, Le mobilier au Proche-Orient médiéval, op. cit., p. 111. 334. Al-Simnānī, Rawḍat al-quḍāt, op. cit., I, p. 104. 335. Ibid. 336. Ibid., p. 105. 337. Ibid., p. 92. Sur ce personnage, voir V. Van Renterghem, Les élites bagdadiennes au temps des Seldjoukides. Étude d’histoire sociale, Beyrouth/Damas, Presses de l’Ifpo, 2015, passim. 338. Al-Simnānī, Rawḍat al-quḍāt, op. cit., I, p. 92. 339. Ibid., p. 134. 340. Ibid., p. 134. 341. Ibid., p. 93. 342. Sur ce terme, voir J. Sadan, Le mobilier au Proche-Orient médiéval, op. cit., p. 107.

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posée devant lui. À sa gauche s’étalaient des coussins (maḫādd), derrière lui se dressait un dossier de fibres tressées (masad), et les gens se tenaient autour de lui. Les uns s’asseyaient au bord des coussins, d’autres prenaient place derrière, d’autres encore s’appuyaient contre le mur. Un cercle (ḥalqa) se tenait au bord du matelas (maṭraḥ)343. Les visages de certains témoins étaient cachés par d’autres les jours d’audience. Les mandataires (wukalā’) s’avançaient devant [le cadi] et les paroles fusaient, provoquant un grand brouhaha. Tantôt il engageait une dispute sur un point de droit, tantôt il rudoyait quelque mandataire ou témoin, tantôt il plaisantait avec eux. Lorsqu’entrait quelqu’un pour qui l’on se lève d’habitude [par respect], il se levait sans y prendre garde. Tantôt il prenait son châle (ṭaylasān) pour sortir, tantôt il le laissait344.

À l’impassibilité ascétique d’un ʿAbd Allāh b. Sawwār décrite par al-Ǧāḥiẓ répond, deux siècles et demi plus tard, la nonchalance d’un al-Dāmaġānī siégeant, tel un potentat, sur une sorte d’estrade composée de divers types de coussins, au milieu d’une cour d’auxiliaires. À la concision du premier s’opposent les bavardages du second, prompt à houspiller ses suivants, à plaisanter ou raconter des histoires drôles, comme al-Simnānī le rapporte à d’autres reprises345. Ce contrepoint tardif laisse entrevoir une évolution, après le iiie/ixe siècle, à mesure qu’une judicature de plus en plus professionnalisée s’affirmait comme un rouage essentiel de l’État, vers la victoire d’une justice d’apparat, tirant certes sa légitimité d’un droit désormais codifié, mais adoptant, dans sa pratique, la mise en scène d’une autorité temporelle. 2. LES PREUVES LÉGALES : LE TÉMOIGNAGE

Une fois les plaideurs admis à comparaître devant le cadi, et l’objet du procès exposé par voie orale ou écrite, le juge devait déterminer si la plainte du demandeur était justifiée. La recherche de cette vérité passait par la production de preuves – établissant le bien-fondé de la revendication, ou au contraire son caractère infondé. Le système des preuves légales dans le droit musulman classique est connu depuis longtemps, notamment grâce aux travaux de François Marneur, de Robert Brunschvig et de Joseph Schacht, qui ont décrit les principaux modes de preuve

343. Ibid., p. 26. 344. Al-Simnānī, Rawḍat al-quḍāt, op. cit., I, p. 106-107. 345. Ibid., p. 92.

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en justice que constituent l’aveu, le témoignage et le serment346. Commentant la maxime classique selon laquelle la preuve incombe au plaignant et le serment au défendeur – adage qui se transforma sur le tard en ḥadīṯ prophétique –, Schacht a montré que ce point de doctrine n’avait acquis sa forme finale que dans le courant du iie/viiie siècle. Il succédait à une conception moins cloisonnée de la preuve, dans laquelle le demandeur pouvait aussi prêter serment – conception que l’on trouve encore chez le juriste kūfiote Ibn Abī Laylā et, surtout, chez les mālikites et les šāfiʿites347. À une étape encore antérieure – reflétée par le Coran, 5 : 106 –, relève-t-il, le serment pouvait aussi incomber aux témoins, qui avaient moins pour fonction de prouver que d’affirmer par serment le bien-fondé de la revendication de leur parti348. Plus récemment, M. K. Masud et Christopher Melchert ont revisité l’histoire du serment judiciaire, montrant que le recours au serment n’en vint que peu à peu à se restreindre au défendeur et comment l’usage de faire jurer un demandeur qui ne pouvait présenter qu’un unique témoin survécut dans certaines doctrines juridiques349. Nous proposons de revoir ici les premiers développements du système de la preuve, en relevant l’évolution – éventuellement différenciée sur un plan régional – des pratiques telles que les reflète la littérature narrative. L’aveu librement formulé du défendeur ne semble jamais avoir posé de problèmes d’interprétation ni suscité de controverses350. C’est pourquoi les pages qui suivent seront avant tout consacrées aux deux autres principales catégories de preuve, le témoignage et le serment.

2.1. Les règles du témoignage Le Coran, qui prend racine dans une société aux structures étatiques peu développées, ne réglemente pas la procédure judiciaire à proprement parler. Il se contente d’évoquer quelques moyens permettant de se prémunir contre des accusations ultérieures en cas de transaction ou de dette, insistant par exemple sur la nécessité de faire établir des documents écrits (Coran, 2 : 282) et de prendre des

346. F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve en droit musulman, Paris, Recueil Sirey, 1910 ; R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité ; J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 187 ; id., Introduction au droit musulman, op. cit., p. 158-160. 347. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 187. 348. Ibid. 349. M. K. Masud, « Procedural Law between Traditionalists, Jurists and Judges : the Problem of Yamīn maʿ al-shāhid », al-Qanṭara, 20, 1999 ; Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité. 350. Pour les šāfiʿites et les ḥanafites, comme pour Ibn Abī Laylā, l’aveu forcé pouvait être déclaré nul si le défendeur apportait la preuve testimoniale (bayyina) de la contrainte exercée à son encontre. Voir par exemple al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 257.

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personnes à témoin (Coran, 2 : 282 ; 4 : 15 ; 5 : 106-108 ; 65 : 2)351. Ces prescriptions n’interviennent qu’au stade préjudiciaire : elles ne préjugent pas de l’utilisation, devant un juge, des documents et des témoins ainsi constitués. De cet emploi nous ne conservons que quelques traces liées, comme d’autres procédures évoquées plus haut, à des discussions ou controverses ayant divisé les musulmans des premiers siècles. Au-delà des divergences de détail entre écoles, la doctrine juridique classique considère que la procédure accusatoire orchestrée par le cadi repose sur une répartition des preuves en fonction du rôle assumé par les plaideurs. Selon la fameuse maxime évoquée plus haut, rétroactivement attribuée au Prophète, « la double preuve testimoniale (bayyina) incombe à celui qui allègue, et le serment (yamīn) à celui qui nie352 ». La formule fut appelée faṣl al-ḫiṭāb353, ou, littéralement, « rupture du discours354 » : son application devait couper court à la dispute. 351. Voir Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 310 ; R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 202. 352. R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 209 ; Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 309. Notons que la formule est reprise par les ismāʿīliens et certains imamites, qui différencient néanmoins les procès concernant des biens (amwāl) – pour laquelle la formule s’applique – des procès relatifs à un crime de sang (dimā’). Dans ce dernier cas, il revient au défendeur de prouver son innocence par le biais d’une bayyina, et à l’accusateur de prêter serment. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 521 (voir ibid., p. 537) ; id., Risāla ḏāt al-bayān f ī l-radd ʿalā Ibn Qutayba (The Epistle of the Eloquent Clarification Concerning the Refutation of Ibn Qutayba), éd. par Avraham Hakim, Leyde/Boston, Brill, 2012, p. 13, 17-18 ; al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, Beyrouth, Dār al-taʿāruf, 1993, V, p. 455. Voir al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 256. Les zaydites acceptent la même répartition des preuves que les sunnites : Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār al-ǧāmiʿ li-maḏāhib ʿulamā’ al-amṣār, éd. par Muḥammad Muḥammad Tāmir, Beyrouth, Dār alkutub al-ʿilmiyya, VI, p. 199. Le fiqh ibāḍite reprend la formule dans des termes proches. Selon Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, « la sunna du Prophète – que le salut soit sur lui – est que le demandeur doit produire une bayyina, et que celui qui nie doit prêter serment (ʿalā l-muddaʿī al-bayyina wa-ʿalā l-munkir al-yamīn) ». Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, Oman, Wizārat al-turāṯ al-qawmī wa-l-ṯaqāfa, 1984, II, p. 164 ; id., al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 117. 353. Wahb b. Munabbih, Ḥadīṯ Dāwūd, dans R. G. Khoury, Wahb b. Munabbih, Teil 1 : Der Heidelberger Papyrus PSR Heid. Arab. 23, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1972, p. 78 ; ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 273 ; ʿUmāra b. Wāṯima al-Fārisī, Kitāb bad’ al-ḫalq wa-qiṣaṣ al-anbiyā’, éd. par R. G. Khoury, dans R. G. Khoury, Les légendes prophétiques dans l’Islam depuis le ier jusqu’au iiie siècle de l’Hégire, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1978, p. 109. L’expression faṣl al-ḫiṭāb est tirée du Coran, 38 : 20, où il est dit que Dieu donna à David « la sagesse (ḥikma) et l’art de prononcer les jugements (faṣl al-ḫiṭāb) » (trad. par Denise Masson). Dans un contexte épistolaire, l’expression faṣl al-ḫiṭāb désigne aussi la formule amma baʿd qui sert à introduire le contenu de la lettre. Sur cette expression et son importance juridique, voir B. Johansen, « Formes de langage… », art. cité, p. 353-354. Voir aussi H. Yaman, Prophetic Niche in the Virtuous City. The Concept of Ḥikmah in Early Islamic Thought, Leyde/Boston, Brill, 2011, p. 71. 354. Un récit de ʿUmāra b. Wāṯima al-Fārisī suggère que, dans le sens judiciaire qui lui est donné, cette maxime signifie que la procédure permet de « couper » le discours éloquent grâce auquel un plaideur habile pourrait induire le juge en erreur. ʿUmāra b. Wāṯima al-Fārisī, Kitāb bad’ al-ḫalq, op. cit., p. 109.

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La formulation de cet adage puise apparemment sa source dans une tradition irakienne où les villes de Baṣra et de Kūfa jouent un rôle de premier plan. Il apparaît dans la célèbre lettre que le calife ʿUmar (r. 13-23/634-644) aurait envoyée à Abū Mūsā al-Ašʿarī, que Wakīʿ classe parmi les cadis de Baṣra et qui fut aussi gouverneur de Kūfa355. Le caractère apocryphe de cette lettre à la tonalité ḥanafite, reflétant une théorie de la judicature déjà évoluée, a néanmoins été démontré depuis longtemps356. Une autre lettre de ʿUmar, cette fois-ci à Muʿāwiya b. Abī Sufyān, offre une image bien différente, et pourrait correspondre à une étape plus ancienne de la théorie judiciaire357. Sans aller aussi loin que Serjeant, qui tend à regarder cette lettre comme authentique358, son caractère archaïque est indéniable et reflète un état de la procédure antérieur à toute la réflexion théorique sur la judicature qui nous est parvenue, même dans les sources les plus anciennes. Telle que la reproduit Wakīʿ, la lettre à Muʿāwiya présente au juge une série de quatre recommandations, dont voici la première : « Lorsque deux plaideurs viennent te trouver, [exige pour] preuve les témoins honorables et les serments décisifs » (iḏā ḥaḍara l-ḫaṣmān fa-l-bayyina al-ʿudūl wa-l-aymān al-qāṭiʿa)359. Le témoignage et le serment n’apparaissent pas ici comme des modes de preuve incombant spécifiquement à l’une ou l’autre des parties360. Par ailleurs, le terme bayyina ne semble pas encore signifier « preuve testimoniale », mais garder son sens coranique général de « preuve manifeste » ou « preuve absolue », et se subdiviser en deux catégories distinctes : le témoignage et le serment. La substitution, dans la tradition islamique, de cette lettre par une autre à Abū Mūsā, résultant peut-être d’une réécriture par des proto-ḥanafites de la fin du viiie siècle, visait notamment à 355. Al-Ǧāḥiẓ, al-Bayān wa-l-tabyīn, éd. par ʿAbd al-Salām Hārūn, Le Caire, Maktabat al-Ḫānǧī, 7e éd, 1998, II, p. 49 ; al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., V, p. 449 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 72, 284 (version différente). Voir les références que nous donnons dans M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 69. Notons qu’al-Balāḏurī cite une lettre d’investiture de ʿAlī à Muḥammad b. Abī Bakr, lorsque ce dernier fut envoyé comme gouverneur d’Égypte, comportant nombre d’expressions rappelant les instructions à Abū Mūsā. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., II, p. 348-349. 356. Voir E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 79-80 ; J. Schacht, Introduction…, op. cit., p. 25 ; Ch. Pellat, Le milieu baṣrien, op. cit., p. 283. 357. R. B. Serjeant, « The Caliph ʿUmar’s Letters to Abū Mūsā al-Ashʿarī and Muʿāwiya », Journal of Semitic Studies, 29, 1984, p. 76. 358. « There is no apparent reason why it cannot be accepted as genuine. » R. B. Serjeant, « The Caliph ʿUmar’s Letters… », art. cité, p. 76. 359. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 75. Serjeant a montré qu’al-ʿudūl, dans cette phrase, se trouvait en apposition, ce qui signifie que la preuve est constituée de ʿudūl et de aymān. Des versions remaniées de cette lettre transforment le mot en épithète afin de faire correspondre la phrase à la procédure classique (d’un côté des bayyināt ʿādila, de l’autre des aymān). R. B. Serjeant, « The Caliph ʿUmar’s Letters… », art. cité, p. 71. Voir la version « ancienne » de la lettre de ʿUmar à Abū Mūsā (où une expression comparable est employée) ibid., p. 68. 360. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 75.

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faire oublier les consignes trop floues – et devenues obsolètes – de la lettre à Muʿāwiya ; elle permettait en outre d’attribuer à ʿUmar le faṣl al-ḫiṭāb qui établissait une division claire et classique des preuves en fonction du rôle des plaideurs dans le procès. À côté de cette lettre, la tradition islamique fait remonter l’adage du faṣl al-ḫiṭāb à Šurayḥ361, pointant vers une origine kūfiote de cette stricte répartition362. Les ḥanafites l’attribuèrent à Ibrāhīm al-Naḫaʿī (< Ḥammād [b. Abī Sulaymān] < Abū Ḥanīfa, tous deux kūfiotes)363, avant de la faire remonter au Prophète par la même chaîne de transmetteurs364. Un autre isnād baṣrien fait rapporter les paroles de Šurayḥ par Muḥammad b. Sīrīn365. L’attribution de la maxime à des cadis semi-légendaires de Kūfa – dont l’un faisait aussi autorité à Baṣra – et sa transmission à travers des isnād-s kūfiotes comme baṣriens laissent penser que son autorité fut admise tant par des Kūfiotes que par des Baṣriens du viiie siècle. Elle le fut aussi – quoique plus tardivement366 – par les savants du Hedjaz (en particulier de La Mecque)367. Le faṣl al-ḫiṭāb fut néanmoins promu et diffusé afin de contrer des conceptions plus floues de la répartition des preuves. Il convient donc d’examiner le contexte polémique dans lequel cette maxime fut mise en avant, ainsi que les anciennes pratiques en matière de preuve. Nous examinerons successivement les informations relatives aux principaux centres d’Irak, du Hedjaz, de Syrie et d’Égypte.

361. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 273 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 355. Voir Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 313. 362. Voir également l’étude détaillée des ḥadīṯ-s prophétiques mentionnant cette maxime dans Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 316-320. 363. Abū Yūsuf, Kitāb al-āṯār, éd. par Abū l-Wafā’ al-Afġānī, Hyderabad, Laǧnat iḥyā’ al-maʿārif al-nuʿmāniyya (reprint Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya), 1355 H., p. 161 ; al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, op. cit., II, p. 665. 364. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 312-313. Voir al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 293. 365. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 355. Voir Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 313. 366. La tradition mentionnée par ʿAbd al-Razzāq (voir note suivante) attribue la maxime au Prophète – quoi que sous une forme différente – ; or selon la théorie de Schacht, son attribution au Prophète intervint à une étape ultérieure. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 187. 367. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 273-274 (l’adage est transmis par Ibn ʿAbbās, autorité de La Mecque [voir J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 249], qui en informe le cadi de Ṭā’if Ibn Abī Mulayka [sur ce cadi, voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 261]). Pour une analyse détaillée des traditions remontant à Ibn ʿAbbās par l’intermédiaire d’Ibn Abī Mulayka, voir Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 318-320.

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2.1.1. Baṣra Kūfa fait généralement figure de reine dès qu’il s’agit d’histoire des « anciennes écoles ». Cette position, nous le verrons, se justifie par le rôle majeur que cette cité joua dans le tournant qui s’opéra, dans la première moitié du viiie siècle, vers l’invention d’un modèle de procédure dont dérivent les règles classiques. C’est bien parce que Kūfa propose, à bien des égards, le visage de la modernité, qu’il convient de commencer par sa grande rivale, Baṣra, qui préserve mieux le souvenir d’expériences judiciaires multiples, parfois contradictoires, et souvent devenues archaïques par la suite. Les informations relatives aux preuves admises à Baṣra sont très rares avant les années 60/680. Al-Balāḏurī parle de bayyina-s produites devant le gouverneur Ziyād b. Abīhi (r. 45-53/665-673) lors d’un procès368. Mais la nature exacte de ces preuves demeure obscure369. Comme nous l’avons vu plus haut, nul élément textuel ne permet d’établir avec certitude que la bayyina ait déjà eu, au ier/ viie siècle, un sens terminologique plus précis que celui de « preuve ». Si l’on en croit un récit relatif au cadi de Baṣra ʿAbd al-Raḥmān b. Uḏayna, dans lequel un homme et deux femmes effectuent une déposition, il semblerait que l’incitation coranique à prendre « deux témoins parmi vos hommes » ou, à défaut, « un homme et deux femmes », était appliquée au tout début du viiie siècle370. Les allusions aux doubles témoignages se multiplient ensuite, sous le cadi Iyās b. Muʿāwiya (en poste de 95/713-4 à 101/719-20, avec une courte interruption)371, tandis qu’en parallèle, le mot bayyina fait explicitement son entrée dans la terminologie employée372. La multiplication concomitante des allusions au double témoignage et à la bayyina suggère qu’à l’époque d’Iyās – ou de ses successeurs à la judicature de Baṣra –, celui-ci était désormais reconnu comme la preuve par excellence. Il conserva ce statut dans la suite du viiie siècle, ce qu’attestent diverses références au double témoignage et à la bayyina sous les cadis suivants373. 368. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., IVa, p. 205. 369. Le récit d’un procès relatif à une succession, mené devant le cadi Hišām b. Hubayra (en poste à trois reprises entre 64/683-4 et 75/694-5), pourrait faire référence à une bayyina. Le cadi aurait déclaré que la sœur d’un défunt, qui revendiquait un legs équivalent à la part d’héritage d’un des fils, ne pourrait y prétendre « à moins qu’elle ne produise la preuve du bien-fondé de sa revendication » (in lam takun tubayyinu). Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 301. Néanmoins le verbe bayyana a sans doute ici le sens, non terminologique, de « préciser » : en l’absence de toute précision du défunt quant au legs, la sœur se verra attribuer une part équivalant à celle d’une de ses nièces. 370. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 305 (voir trad. supra). Voir Coran, 2 : 282. 371. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 315, 322, 339. Sur ce personnage, voir Ch. Pellat, « Iyās b. Muʿāwiya », EI2, IV, p. 291. 372. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 320, 329, 336. 373. Ibid., II, p. 18, 19 (ʿAbd al-Malik b. Yaʿlā), 87 (Bilāl b. Abī Burda), 49 (Muʿāwiya b. ʿAmr), 63, 65 (Sawwār b. ʿAbd Allāh), 117 (ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan), 176 (Aḥmad b. Riyāḥ).

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Plusieurs indices laissent cependant penser que le double témoignage n’était pas, à l’origine, le principal mode de preuve à Baṣra – ou, tout au moins, que d’autres types de dépositions lui faisaient concurrence. Il semble qu’à une époque ancienne, le nombre pouvait avoir une valeur probatoire et entraîner un jugement. Certains plaideurs amenaient de multiples témoins, l’organisation tribale favorisant une solidarité qui s’exprimait, notamment, par le témoignage374. Pendant un temps, à Baṣra, leur nombre permit de l’emporter. Encore dans la première décennie du viiie siècle, le cadi ʿAbd al-Raḥmān b. Uḏayna fut confronté à des surenchères testimoniales qui bloquèrent un procès. Une bête de somme faisait l’objet d’une dispute entre les membres de deux tribus rivales, les Azd et les Banū Asad. À chaque fois qu’une partie amenait des témoins pour déposer en sa faveur, l’autre contre-attaquait en produisant un nombre de témoins supérieur. L’affaire, dit-on, stagna ainsi pendant deux ans sans que le cadi, à court de ressources, ne parvînt à la débloquer. Il lui fallut se tourner vers Šurayḥ, à Kūfa, pour trouver une solution375. Que la surabondance de témoins en vienne à paralyser un procès montre que dans la pratique, leur nombre était censé l’emporter devant le tribunal de Baṣra jusqu’au début du viiie siècle, sans qu’aucune solution ne soit prévue en cas de contre-attaques répétées et d’inflation des dépositions376. Al-Ḥasan al-Baṣrī aurait de même été d’avis que la quantité de témoins l’emporte377. Notons que dans le droit ibāḍite, qui plonge ses racines dans le milieu des savants baṣriens, le nombre de témoins continua d’être pris en compte. Dans son traité al-Mudawwana al-ṣuġrā, le juriste ibāḍite Abū Ġānim al-Ḫurāsānī (m. début ixe siècle ?) s’appuie sur l’opinion d’Abū ʿUbayda al-Tamīmī (m. c. 145/762)378, selon qui le plaideur qui apporte la plus grande quantité de témoins gagne le procès379. De telles surenchères dans les témoignages suggèrent de surcroît que les catégories de preuves n’étaient pas réparties en fonction du rôle des plaideurs. Le demandeur comme le défendeur pouvaient produire des témoins sans qu’aucune hiérarchie des preuves ne permette de déterminer le vainqueur en cas d’égalité de nombre. Al-Balāḏurī rapporte ainsi le cas d’un procès, mené devant le 374. Voir par exemple Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 19, 42. Pour d’autres cas de témoignages multiples, voir ibid., I, p. 369 ; II, p. 127, 135, 140. 375. Ibid., I, p. 304. 376. Ajoutons que la tradition baṣrienne, passant notamment par Qatāda b. Diʿāma (m. c. 117/735) < Saʿīd b. Abī Burda < Abū Mūsā al-Ašʿarī, prône de partager l’objet du litige en cas d’égalité des bayyina-s produites par chacune des parties. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 359. 377. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, Le Caire, Idārat al-ṭibāʿa al-munīriyya, 1352 H., IX, p. 438. 378. Sur ce leader du courant ibāḍite basé à Baṣra, voir Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., VII, p. 222-323 ; T. Lewicki, « Ibāḍiyya », EI2, III, p. 649-650. 379. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 114. Voir également id., al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 101 (d’après l’opinion d’Abū l-Mu’arriǧ, m. seconde moitié du iie/viiie siècle  ?).

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gouverneur Ziyād b. Abīhi (r. 45-53/665-673), au cours duquel les bayyina-s produites par les deux groupes en présence se neutralisèrent380. À l’opposé des cas où le nombre l’emportait, certains cadis baṣriens du ier/ e vii  siècle semblent avoir rendu des jugements sur la base de témoignages solitaires, tel Zurāra b. Awfā (en poste de c. 45/665 à 55/675)381. Dans une lettre d’instructions au gouverneur al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf, au début des années 80/700, le calife ʿAbd al-Malik aurait accepté la déposition d’un unique témoin honorable382. Un récit relatif à Mūsā b. Anas (en poste de c. 78/697-8 à 83/702) laisse entendre que le cadi accepta le témoignage unique d’un homme qui, à deux reprises, avait entendu un débiteur avouer sa dette383. Le recours à ce type de déposition solitaire est parfois condamné par les rapporteurs de telles anecdotes384. Si la prise en compte d’une attestation isolée fut – peut-être – un épiphénomène, elle montre que la règle du double témoignage mit du temps avant de s’imposer. Le phénomène se prolongea d’ailleurs dans la première moitié du viiie siècle, puisqu’un individu relate que le cadi Bilāl b. Abī Burda (en poste de 110/728 à 120/738) accepta un jour son témoignage isolé385. À cette dernière exception près, les mentions d’attestations isolées acceptées par un cadi disparaissent peu après le début du viiie siècle, au moment même où, comme nous l’avons vu plus haut, la bayyina semble s’imposer dans la procédure. À ce titre, la judicature d’Iyās b. Muʿāwiya représente peut-être un tournant – qu’il soit historique ou résulte d’une projection en arrière par les cadis suivants. Le récit d’une affaire laisse entendre qu’il n’acceptait pas de prendre en considération les témoignages isolés386. Une telle position entravait néanmoins le cours de la justice, de nombreux plaideurs n’ayant pas encore le réflexe de prendre à témoin plus d’un individu. Ce n’est donc probablement pas un hasard 380. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., IVa, p. 205. 381. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 337 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 705-706 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 293 ; al-Bayḥaqī, Sunan al-Bayḥaqī l-kubrā, éd. par Muḥammad ʿAbd al-Qādir ʿAṭā, La Mecque, Maktaba dār al-bāz, 1994, X, p. 174. Voir Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya f ī l-siyāsat al-šarʿiyya, éd. par Muḥammad Ḥāmid al-Faqī, Le Caire, Maṭbaʿat al-sunna al-muḥammadiyya, 1953, p. 76. M. K. Masud considère à tort cet exemple comme un cas de yamīn maʿa l-šāhid, preuve mixte constituée d’un témoignage isolé et du serment du demandeur. M. K. Masud, « Procedural Law… », art. cité, p. 405. 382. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 305 (voir trad. supra). 383. Ibid., p. 309. 384. Voir par exemple Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 705-706 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 293. 385. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 35. Notons qu’en cas de châtiment corporel, le nombre de témoins requis pour assister à l’exécution faisait l’objet de divergences, et que d’aucuns considéraient qu’un seul témoin était suffisant. Voir Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., IX, p. 405. 386. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 315-316. Lors d’une affaire de répudiation, le cadi n’aurait pas pris en compte le témoignage du témoin unique de la demandeuse et aurait attendu, pour rendre un jugement en sa faveur, que celle-ci trouve un second témoin.

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si les premières mentions de la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid (c’est-à-dire la preuve par adjonction du serment du demandeur à la déposition d’un témoin unique)387 apparaissent à Baṣra au même moment, sous Iyās b. Muʿāwiya. Quand un demandeur n’amenait qu’un témoin, le cadi lui demandait de prêter serment et rendait son jugement sur la base de ce qui lui apparaissait dès lors comme la preuve du bien-fondé de la revendication388. Son successeur, al-Ḥasan al-Baṣrī (en poste de 101/719-20 à 102/720-1), faisait jurer le demandeur lorsque celui-ci produisait une bayyina incomplète – par exemple un homme et une seule femme (au lieu de deux)389. Cette procédure fut néanmoins remise en question à Baṣra au début de l’époque abbasside. Le cadi Sawwār b. ʿAbd Allāh (en poste à trois reprises entre 137/754-5 et 156/773) l’identifiait à un usage typiquement médinois390 et, dubitatif, il aurait demandé à Rabīʿa al-Ra’y391 des informations sur les sources de cette pratique392. Il refusa d’ailleurs d’appliquer cette procédure lors d’un procès, provoquant la colère du demandeur qui espérait prêter serment afin de compléter la déposition de son témoin unique393. La procédure al-yamīn maʿa l-šāhid n’apparaît plus à Baṣra par la suite. Elle semble ainsi n’y avoir été appliquée que pendant une cinquantaine d’années, comme une forme de transition entre l’acceptation de témoins uniques et la restriction définitive de la preuve du demandeur au double témoignage honorable. Il est probable que l’abandon de la procédure par les cadis de Baṣra au début de l’époque abbasside donna lieu à des protestations, les partisans de la procédure mettant en circulation des ḥadīṯ-s qui en faisaient remonter la pratique au Prophète. Plus tard, le ḥanafite al-Ṭaḥāwī (m. 321/933) 387. Le renforcement d’une preuve faible par un serment fut pratiqué au Proche-Orient, selon différents modes opératoires, depuis la plus haute antiquité. Voir par exemple B. Wells et al., « The Assertory Oath in Neo-Babylonian and Persian Administrative Texts », Revue internationale des droits de l’Antiquité, 57, 2010, p. 15. 388. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 331, 340. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 404. M. K. Masud interprète à tort cette affaire comme un cas de serment déféré au demandeur en l’absence de preuve. M. K. Masud, « Procedural Law… », art. cité, p. 405, 411. Voir également H. A. Al-Humaidan, The Islamic Theory of the Administration of Justice, al-Qaḍā’, and the Early Practice of this Institution up to the End of the Umayyad Period (132 A. H./750 A. D.), Ph.D. dissertation, University of St. Andrews, 1973, p. 303. 389. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 12. 390. Chez Ibn Abī Šayba, il interroge Rabīʿa al-Ra’y à ce sujet en parlant de « votre doctrine » (qawlu-kum). Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 720. 391. Abū ʿUṯmān Rabīʿa b. ʿAbd al-Raḥmān b. Farrūḫ al-Taymī al-Madanī, dit Rabīʿa al-Ra’y (m. 136/753), juriste médinois adepte du ra’y. Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., III, p. 17. 392. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 720 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 68. Rabīʿa al-Ra’y aurait affirmé que cette procédure était mentionnée dans « le livre de Saʿd b. ʿUbāda », un Compagnon (m. 14/635) réputé avoir écrit un « livre » (kitāb) contenant des traditions du Prophète (sur Saʿd b. ʿUbāda, voir A.-L. Ibn Dohaish, « Growth and Development of Islamic Libraries », Der Islam, 66, 1989, p. 291 ; Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., III, p. 85). Voir également al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 530. 393. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 87.

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– et al-Ǧaṣṣāṣ (m. 370/980), auteur de l’abrégé (Muḫtaṣar) de l’œuvre du premier – réfuta les traditions prophétiques où apparaissait cette procédure, en citant Yaḥyā b. Maʿīn, selon qui tous ces ḥadīṯ-s, rapportés exclusivement par des Baṣriens, ne pouvaient être tenus pour authentiques394.

2.1.2. Kūfa À Kūfa, des récits mentionnant la production de « preuves » (bayyina-s) renvoient à une époque très ancienne, celle du premier cadi de la ville sous le règne du calife ʿUmar, ce qui ne laisse pas d’être suspect395. Comme la plupart des procédures, c’est surtout à Šurayḥ que le double témoignage – parfois identifié à la bayyina – est associé, sans doute par projection en arrière de pratiques qui ne durent se systématiser que plus tard396. La promotion du double témoignage honorable en preuve absolue, entraînant un jugement automatique en faveur de celui qui le produit, est illustrée par une parole de Šurayḥ, qui aurait affirmé au perdant d’un procès : « Ce n’est pas moi qui t’ai condamné, mais ces deux hommes musulmans397 ! » Comme à Baṣra, la répartition des preuves légales entre le demandeur et le défendeur ne semblait pas encore rigoureuse au viie siècle. Les deux parties pouvaient recourir à la preuve testimoniale. En revanche, contrairement à Baṣra où, comme nous l’avons vu, les bayyina-s produites par les deux camps pouvaient à l’origine se neutraliser – le nombre de témoins faisant la différence –, les récits relatifs à Kūfa laissent entrevoir le développement précoce de règles permettant de définir la bayyina qui devait l’emporter, par l’établissement d’une théorie de la présomption. Ainsi rapporte-t-on que Šurayḥ dut trancher un litige à propos d’un poulain que deux plaideurs revendiquaient. Chacun amena une preuve (bayyina) de propriété. Le cadi aurait rendu son jugement en faveur de la partie qui avait le poulain en sa possession (yad), estimant que l’absence de possession de l’objet revendiqué était suspecte398. La possession valait donc présomption de propriété. 394. Al-Ṭaḥāwī et al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, éd. par ʿAbd Allāh Naḏīr Aḥmad, Beyrouth, Dār al-bašā’ir al-islāmiyya, 1995, III, p. 343. Voir al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 333. 395. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 188. 396. Pour les récits évoquant simplement un double (voire multiple) témoignage, voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 235, 266 (témoignage rapporté), 276, 288, 290, 291, 299, 315, 317, 323, 328, 333, 335, 343, 345, 347, 350, 351, 362, 363 ; pour les récits associant explicitement le double témoignage à la bayyina, voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 195, 306 (bayyina ʿadl, le qualificatif renvoyant à l’honorabilité des témoins) ; pour les récits parlant simplement de bayyina, voir ibid., p. 237, 247, 250, 254, 257, 258, 260, 270, 310, 312, 322, 334, 339, 342, 355, 360, 369, 373, 389, 390, 394. 397. Ibid., p. 347. 398. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 277 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 337. Voir Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 357. Voir également Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 304, où Šurayḥ recommande au cadi de Baṣra ʿAbd al-Raḥmān b. Uḏayna d’appliquer le même principe pour débloquer une affaire.

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Cette règle, qui fut appliquée par ʿAbd Allāh b. ʿUtba (en poste de 65/684-5 à c. 67/686-7)399, aurait été théorisée par Ibrāhīm al-Naḫaʿī (m. c. 96/714)400. Elle fut rétroactivement attribuée à ʿAlī401, autorité importante de la tradition kūfiote402, puis au Prophète403, et se vit compléter pour faire face à toute situation : si les deux plaideurs possédaient l’objet du litige, celui-ci devait être partagé404. Les divergences dans la déposition de deux témoins – l’un témoignant qu’un certain montant était dû, l’autre évoquant un chiffre différent – posaient également problème. Il n’est pas sûr qu’à l’origine, des témoignages divergents aient été admis ; Šurayḥ aurait pour sa part établi pour règle qu’en pareil cas, la somme la plus basse devait être prise en compte et le double témoignage accepté405. Il aurait par ailleurs instauré une règle de présomption dans le cas où un vendeur et un acheteur en conflit auraient tous deux produit une bayyina : la parole du vendeur devait l’emporter406. Plus tard, al-Šaʿbī aurait décidé qu’en cas de procès pour dette, la bayyina du demandeur était supérieure à celle du défendeur407. Quelle que soit l’historicité de tels récits, la tradition islamique reconnaît un rôle prééminent au milieu kūfiote dans la promotion du double témoignage et dans l’élaboration de présomptions permettant de départager des parties qui amèneraient des bayyina-s opposées408. Malgré ces développements juridiques précoces, la bayyina ne représentait pas une forme exclusive de témoignage dans la Kūfa des débuts. Plusieurs 399. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 357-358. 400. Ibid., p. 358, 411. 401. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 278 (isnād kūfiote : al-Ḥasan b. ʿUmāra [Kūfiote, m. 153/770 ; voir Ibn Ḥaǧar, Lisān al-mīzān, Beyrouth, Mu’assasat al-aʿlamī li-lmaṭbūʿāt, 1986, VII, p. 196] < al-Ḥakam [b. ʿUtayba] [Kūfiote, m. 115/733-4 ; voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, p. 111] < Yaḥyā b. al-Ǧazzār [Kūfiote, voir Ibn Ḥaǧar, Lisān al-mīzān, op. cit., VII, p. 430]. 402. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 32. 403. Abū Yūsuf, Kitāb al-āṯār, op. cit., p. 160. 404. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 278. Notons qu’un tel partage est aussi attribué au Prophète dans la tradition kūfiote (ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 276, avec des isnād-s kūfiotes incluant Sufyān al-Ṯawrī, Simāk b. Ḥarb [voir Ibn Ḥibbān, al-Ṯiqāt, op. cit., IV, p. 339], Tamīm b. Ṭarafa [voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 104]). Sur les développements de cette procédure en droit ḥanafite, dans le cas où les deux plaideurs apparaissent comme des demandeurs (aucun ne disposant de l’objet du litige, ou bien les deux ayant prouvé qu’ils l’avaient en leur possession), voir al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVII, p. 35. 405. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 266, 290. 406. Ibid., p. 375. 407. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 280. 408. Au ixe siècle, al-Ḫaṣṣāf développa cette théorie de la présomption, énumérant diverses situations dans lesquelles l’un des plaideurs devait être considéré comme vainqueur en cas de neutralisation des bayyina-s. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 391-393. Voir également al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 351-355.

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traditions relatives à Šurayḥ relatent que ce dernier rendit des jugements sur la base d’un témoignage unique409. Parfois, le récit entend justifier cette pratique par des circonstances exceptionnelles. Dans un cas, le narrateur précise que Šurayḥ « connaissait [le témoin]410 » ; dans un autre, les deux plaideurs auraient été d’accord pour s’en remettre à la déposition d’une unique femme411. Tout se passe comme s’il avait fallu justifier une pratique qui, plus tard, n’apparut plus régulière. Les attestations isolées ne sont plus que rarement évoquées à Kūfa par la suite, mais Wakīʿ rapporte qu’à la fin de l’époque omeyyade, les cadis Ibn Šubruma et Ibn Abī Laylā autorisaient encore « le témoignage d’un homme [unique]412 ». Il est au moins deux différences majeures entre Kūfa et Baṣra concernant les règles du témoignage : 1) Rien n’indique, tout d’abord, que le nombre de témoins put s’avérer déterminant à Kūfa : comme nous l’avons vu plus haut, Šurayḥ est réputé s’être prononcé contre la surenchère des témoignages entre parties opposées, telle qu’elle se pratiquait à Baṣra, et avoir proposé en pareil cas de trancher sur la base de présomptions413. Une autre tradition kūfiote, attribuée au calife ʿAlī (< Simāk b. Ḥarb [Kūfiote, m. 123/740-1414 ?] < Ḥanash b. al-Muʿtamir [Kūfiote]), suggère qu’en cas d’inflation des attestations, un arrangement à l’amiable (ṣulḥ) supervisé par le cadi permettait de surmonter l’impasse judiciaire : chaque plaideur devait se voir attribuer un montant proportionnel au nombre de témoins qu’il avait produit. Alternativement, ʿAlī aurait proposé que le jugement soit prononcé en faveur de celui qui prêterait serment en plus de la déposition de ses témoins415. 2) Cette dernière proposition montre que la prestation d’un serment en plus de témoignages fut envisagée à Kūfa. Pourtant, à la différence de Baṣra, il ne semble pas que la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid – permettant à un demandeur de prêter serment en plus d’une déposition unique – y ait été pratiquée. Ou tout au moins, si elle le fut, elle se vit très tôt abandonnée. Certaines traditions affirment bien que Šurayḥ recourait à cette pratique, mais leurs isnād-s ne sont pas kūfiotes : l’une est rapportée par le Baṣrien Muḥammad b. Sīrīn416, l’autre à travers une chaîne de garants assez obscure, mais dans laquelle apparaissent 409. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 706 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 271, 275, 294, 359 ; al-Bayḥaqī, Sunan al-Bayḥaqī, op. cit., X, p. 174. Voir Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 75-76. 410. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 275. 411. Ibid., p. 359. 412. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 80, 117. 413. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 304. Voir supra. 414. Al-Ḏahabī, Siyar aʿlām al-nubalā’, op. cit., V, p. 245. 415. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 277-278. 416. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 344.

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des rapporteurs médinois et syriens417. Ibn Abī Šayba rapporte de même que le cadi de Kūfa ʿAbd Allāh b. ʿUtba (nommé en 65/684-5) aurait recouru à cette procédure418 ; l’isnād du récit a néanmoins une forte consonance baṣrienne, la chaîne se composant de Yaḥyā b. Saʿīd [al-Qaṭṭān] (Baṣrien, m. 198/813)419 < Šuʿba [b. al-Ḥaǧǧāǧ] (Wāsiṭī puis Baṣrien ; m. 160/776-7)420 < Ḥuṣayn [b. ʿAbd al-Raḥmān] (Kūfiote ; m. 137/754-5 ?)421. Il s’agit vraisemblablement de traditions forgées afin d’attribuer à une autorité kūfiote une pratique qui ne l’était pas, dans le contexte de polémiques entre Kūfiotes/proto-ḥanafites et Baṣriens/ Médinois. Dans la tradition évoquant ʿAbd Allāh b. ʿUtba, le nom ambigu de Ḥuṣayn (trois personnages appelés Ḥuṣayn b. ʿAbd al-Raḥmān ayant vécu en même temps à Kūfa422) put servir à donner un cachet kūfiote à une transmission en réalité baṣrienne. Quoi qu’il en soit, au début du viiie siècle, la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid n’était pas (ou plus) d’un usage normal à Kūfa : une tradition attribue à ʿAbd al-Ḥamīd [b. ʿAbd al-Raḥmān], gouverneur de la ville à l’époque de ʿUmar II b. ʿAbd al-ʿAzīz423, la volonté de la mettre en œuvre, ce qui aurait provoqué des protestations au sein de la population. Le gouverneur dut réclamer la caution du calife pour la faire accepter424. À la même époque, le cadi al-Šaʿbī (en poste de 99/717-8 à 102/720-1) aurait renvoyé un plaideur qui lui proposait, en guise de preuve, de prêter serment en plus de la déposition d’un unique témoin. « Non ! se serait-il exclamé. [Je n’accepte] que deux témoins, comme Allāh l’a prescrit425 ! » Le cadi al-Ḥakam b. ʿUtayba (en poste c. 119/737) aurait réprouvé cette pratique426. À la fin de l’époque omeyyade, Ibn Šubruma refusait de recourir à la 417. Ibid., p. 310. Le Médinois identifié est Sulaymān b. Bilāl (m. 172/788-9 ; voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, p. 140) ; le Syrien est Ṯawr b. Yazīd (m. 155/772 ; voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, p. 181). 418. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 720. Voir al-Bayḥaqī, Sunan al-Bayḥaqī, op. cit., X, p. 174 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 404. 419. Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 161 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XXXI, p. 330. 420. Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 177 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XII, p. 479. 421. Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, p. 164. 422. Ibid., p. 164. 423. Sur ce gouverneur, voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 130 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XVI, p. 449. 424. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 720 ; al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., VIII, p. 189. 425. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 427-428. 426. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 404. Notons par ailleurs que l’ouvrage zaydite Musnad al-imām Zayd, op. cit., qui reflète la tradition juridique kūfiote (voir W. Madelung, « Zayd b. ʿAlī b. al-Ḥusayn », EI2, XII, p. 474), attribue à Zayd b. ʿAlī l’interdiction de la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid. ʿAbd al-ʿAzīz b. Isḥāq al-Baġdādī, Musnad al-imām Zayd, op. cit., p. 260.

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procédure al-yamīn maʿa l-šāhid : selon Wakīʿ, « lorsque lui arrivait une affaire de la part de Yaḥyā b. Saʿīd al-Anṣārī, dans laquelle [la preuve consistait en] la déposition d’un témoin accompagnée d’un serment, il ne cessait d’en retarder le traitement et finissait par la rejeter427 ». Cette affirmation fait probablement référence à une procédure épistolaire : le cadi de Médine Yaḥyā b. Saʿīd al-Anṣārī (m. c. 143/760)428 écrivait au cadi de Kūfa pour l’instruire des preuves que lui avait amenées un demandeur en procès contre un habitant de Kūfa429. Le cadi de Médine, favorable à cette procédure conformément à la doctrine médinoise, en faisait état dans ses lettres mais Ibn Šubruma, qui de son côté ne l’acceptait pas, refusait de rendre un jugement sur la base d’une telle preuve. Les procédures mises en œuvre à Baṣra et à Kūfa sous les Omeyyades accusent ainsi de nettes divergences. Tandis qu’à Baṣra, le témoignage prit longtemps des formes variées (collectif, le nombre l’emportant ; témoin unique ; puis témoin unique accompagné du serment du demandeur), les cadis de Kūfa semblent avoir plus rapidement restreint la preuve testimoniale à la seule bayyina composée d’un double (ou multiple) témoignage honorable. Šurayḥ, nous l’avons vu, est sans doute un prête-nom conférant de l’autorité aux pratiques locales, et plus probablement encore à la théorie qui émergea à Kūfa dans la première moitié du viiie siècle et servit de base à la doctrine ḥanafite. Les récits pseudo-historiques qui lui sont associés n’en témoignent pas moins de l’existence de pratiques distinctes à Kūfa et Baṣra, ainsi que des controverses qui opposèrent ces deux villes à l’époque où s’épanouissaient les anciennes écoles.

2.1.3. Médine Quoique beaucoup plus réduites que pour les amṣār irakiens, les informations disponibles sur la judicature au Hedjaz permettent de reconstituer dans leurs grandes lignes les principales caractéristiques des procédures relatives au témoignage. Si l’on se fie à un récit mettant en scène le calife ʿUmar et Ubayy b. Kaʿb, les Médinois faisaient remonter le recours à la bayyina – explicitement identifiée au double témoignage – aux premiers temps de l’Islam, avant même qu’une judicature régulière ne s’installât à Médine : pris comme arbitre (ḥakam) d’une dispute entre les deux hommes, Zayd b. Ṯābit aurait réclamé « deux témoins honorables » à Ubayy b. Kaʿb ; l’homme ayant répondu qu’il n’avait pas de bayyina, 427. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 87. Voir également Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 404. M. K. Masud fait référence à ce récit comme si Ibn Šubruma avait accepté la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid, ce qui est un contresens. M. K. Masud, « Procedural Law… », art. cité, p. 405, 412. 428. Sur ce personnage, voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 98 et index. 429. Sur cette procédure, voir ibid., p. 366 et suiv.

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l’arbitre aurait demandé à son adversaire, le calife, de prêter serment (yamīn)430. L’application stricte de la maxime « la bayyina incombe au demandeur, et le serment (yamīn) à celui qui nie » est de toute évidence anachronique : son apparition dans ce récit, comme dans la lettre à Abū Mūsā al-Ašʿarī, vise à la faire remonter au calife ʿUmar afin de lui donner plus d’autorité dans un contexte de polémiques relatives aux preuves. Ce n’est que plus tard, au début du viiie siècle, que resurgissent des récits évoquant la production d’une bayyina – mais encore non expressément définie comme un double témoignage honorable431. Dans un cas relatif à une source disputée entre ʿAlīdes et descendants de Muʿāwiya, l’absence de production d’une bayyina par le demandeur (malgré le délai accordé par le cadi) n’entraîne d’ailleurs pas la victoire du défendeur – à qui, d’après le récit, nul serment ne semble avoir été demandé432. Que la bayyina (dans le sens de double témoignage) ait commencé à s’imposer n’excluait pas encore d’autres types de preuve, notamment par ordalie. C’est sans doute à Médine qu’il faut situer un récit, transmis par le Médinois Ibn Abī Mulayka, d’un procès au cours duquel Marwān [b. al-Ḥakam] (gouverneur de cette ville de 41 à 49/661-2 à 669, puis de 56 à 57/676 à 677433) rendit son jugement sur la base d’un témoignage unique434. Comme à Baṣra, le nombre de témoins semblait pouvoir l’emporter dans le Hedjaz du viie siècle435. Les solutions envisagées en cas d’égalité dans le nombre de témoins diffèrent des règles de présomption attribuées à Šurayḥ à Kūfa. Lors d’un procès qui semble s’être déroulé à Médine sous le gouvernorat de Marwān b. al-Ḥakam436, avec ʿAbd Allāh b. al-Zubayr pour juge, chaque partie produisit une quantité égale de témoins. La solution trouvée fait l’objet de divergences entre les auteurs. Selon ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Ibn al-Zubayr tira au sort (ashama) la partie qui devrait prêter serment, et jugea en sa faveur après qu’elle se fut exécutée ; selon Ibn Abī Šayba, Ibn al-Zubayr accorda simplement la victoire par tirage au sort (qurʿa) entre les parties437. La version de ʿAbd al-Razzāq, qui entremêle 430. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 109. Voir Abū Hilāl al-ʿAskarī, Le livre des califes, op. cit., p. 10 (texte arabe). 431. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 142, 152. 432. Ibid., p. 152. 433. E. de Zambaur, Manuel de généalogie, op. cit., p. 24. 434. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 337. 435. Voir ainsi l’opinion du Mecquois ʿAṭā’ b. Abī Rabāḥ (m. c. 114/732) dans Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 438. 436. ʿAbd al-Razzāq précise qu’il était alors gouverneur de Médine, mais ce n’est pas le cas d’Ibn Abī Šayba. Notons qu’il fut aussi gouverneur de La Mecque de 48/668-9 à 53/673. E. de Zambaur, Manuel de généalogie, op. cit., p. 19. 437. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 279-80 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 411. La pratique judiciaire du tirage au sort trouve un écho dans certaines chroniques, qui décrivent en des termes similaires l’accession au califat de Marwān b. al-Ḥakam en 64/684. Selon Agapius, trois noms auraient été inscrits sur des flèches avant

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le tirage au sort et des serments plus tard préconisés par la théorie juridique, paraît plus suspecte que celle d’Ibn Abī Šayba. Il semble en tout cas que l’on ait recouru au hasard pour déterminer le vainqueur du procès. Le Médinois Saʿīd b. al-Musayyab (m. 94/713) aurait rapporté que le Prophète procédait à un tel tirage au sort, s’en remettant à Dieu pour déterminer le vainqueur438. Le tirage au sort en cas d’égalité des preuves est-il un héritage de l’Arabie antéislamique ? Ibn Hišām évoque une telle procédure devant la statue du dieu Hubal, à La Mecque, pour déterminer à qui revenait de payer le prix du sang en cas de contestation439. Patricia Crone et Adam Silverstein relèvent des traces, tant dans les papyrus de Petra et de Nessana (vie siècle) que dans la tradition musulmane, du recours au tirage au sort par les anciens Arabes, notamment lorsque les preuves permettant de départager des adversaires faisaient défaut440. Dans la première moitié du viiie siècle, une telle procédure semble avoir été rejetée par al-Zuhrī (m. 124/742). D’après une tradition rapportée par Ibn Abī l-Ḏi’b (Médinois, m. 158/775), al-Zuhrī aurait déclaré : « Lorsque les témoignages [apportés par les deux parties] divergent, qu’ils sont égaux en nombre et d’honorabilité équivalente, il revient au défendeur de prêter serment441. » À égalité entre les bayyina-s, il n’était plus question de tirage au sort mais de déférer un serment à l’une des parties442. La procédure mentionnée le plus souvent à propos des cadis de Médine est néanmoins al-yamīn maʿa l-šāhid. Le cadi Abū Salama b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf (en poste de 49/669 à 54/674) aurait été un des premiers à permettre à un demandeur – ṣāḥib al-ḥaqq, dans la terminologie médinoise443 – de prêter serment afin

438. 439. 440. 441. 442.

443.

d’être tirés au sort, et le peuple accepta ce « jugement » (ḥukm). Agapius (Maḥbūb) de Menbidj, Kitāb al-ʿunwān, éd. et trad. par A. Vasiliev, II.2, dans Patrologia orientalis, 8, 1912, p. 495-496. Voir P. Crone, A. Silverstein, « The Ancient Near-East and Islam : The Case of Lot-Casting », Journal of Semitic Studies, 55, 2010, p. 436. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 279 ; al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 391 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 438. Ibn Hišām, al-Sīra al-nabawiyya, op. cit., I, p. 174. Ce passage est traduit en anglais par R. Hoyland, Arabia and the Arabs from the Bronze Age to the Coming of Islam, Londres/New/ York, Routledge, 2001, p. 156. P. Crone, A. Silverstein, « The Ancient Near-East and Islam », art. cité, p. 429-430, 448. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 411. Au xe siècle, le ḥanafite al-Ǧaṣṣāṣ mentionne la possibilité de procéder à un tirage au sort en cas d’égalité des bayyina-s, mais pour la condamner. Il prend l’exemple du cadi de Damas Abū l-Dardā’ qui, en pareil cas, aurait divisé en deux l’objet du litige, pour démontrer que la pratique du tirage au sort était inconnue au viie siècle. Au mieux, dit-il, la pratique du tirage au sort doit être considérée comme abrogée (mansūḫ) par le faṣl al-ḫiṭāb. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 391. Voir Mālik, Muwaṭṭa’ al-imām Mālik (riwāyat Yaḥyā b. Yaḥyā al-Layṯī), éd. par Aḥmad Rātib ʿArmūš, Beyrouth, Dār al-nafā’is, 1971, p. 511 (= éd. par Baššār ʿAwwād Maʿrūf, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1997, II, p. 264) ; id., al-Muwaṭṭa’ (riwāyat Abī Muṣʿab al-Zuhrī al-Madanī), éd. par Baššār ʿAwwād Maʿrūf et Maḥmūd Muḥammad Ḫalīl, Beyrouth, Mu’assasat al-risāla, 1992, II, p. 473.

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de compléter la déposition d’un témoin isolé444. L’historicité de cette affirmation est sujette à caution, car elle est notamment transmise par ʿAbd Allāh b. Lahīʿa (m. 174/790), adepte de cette procédure à l’instar de nombreux cadis égyptiens, qui pourrait avoir recherché dans ce récit un précédent médinois cautionnant sa propre pratique. Un cadi antérieur, ʿAbd Allāh b. al-Ḥāriṯ (en poste de c. 41/661-2 à 49/669) est néanmoins lui aussi associé à cette procédure445. Il est indéniable que l’acceptation d’un unique témoignage accompagné du serment du demandeur fut assez tôt identifiée à la pratique médinoise. Dans une lettre qu’il écrivit à Mālik b. Anas, et qui semble nous être parvenue sous une forme proche de l’original446, le grand juriste égyptien al-Layṯ b. Saʿd (m. 175/791)447 considère cette procédure comme typiquement médinoise et affirme que ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz la mettait en œuvre quand il était gouverneur de cette ville448. Il semble en tout cas que la procédure était employée au début du viiie siècle : le cadi Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm (en poste de 87/706 à 96/714-5) y aurait eu recours449, ainsi que Yaḥyā b. Saʿīd al-Anṣārī (nommé vers 126/7434) à la fin de l’époque omeyyade450. À la différence de Baṣra où, nous l’avons vu, la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid ne fut que transitoire, elle s’implanta plus durablement à Médine, jusqu’à intégrer la doctrine mālikite – Mālik la considérait comme relevant du ʿamal, ou pratique normative de Médine, concernant tous les procès relatifs à des biens matériels451. Elle semble aussi avoir été promue

444. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 118. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 404. 445. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 113. M. K. Masud considère à tort la procédure suivie ici comme un cas de serment prêté par le demandeur en l’absence de bayyina. M. K. Masud, « Procedural Law… », art. cité, p. 405, 411. 446. R. Brunschvig, « Polémiques médiévales autour du rite de Mālik », al-Andalus 15, 1950, p. 380 ; R. G. Khoury, « Al-Layth Ibn Saʿd (94/713-175/791), grand maître et mécène de l’Égypte, vu à travers quelques documents islamiques anciens », Journal of Near Eastern Studies, 40, 1981, p. 194-196. Voir également notre analyse dans M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 217. 447. Sur ce juriste, considéré comme la plus grande autorité égyptienne de la seconde moitié du viiie siècle, voir Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, op. cit., IV, p. 127 ; Ibn Ḥaǧar, Kitāb al-raḥma al-ġayṯiyya bi-l-tarǧama al-layṯiyya f ī manāqib sayyidi-nā wa-mawlā-nā al-Imām al-Layṯ b. Saʿd, Le Caire, al-Maṭbaʿa al-mīriyya, 1301 H., p. 6 ; R. G. Khoury, « AlLayth Ibn Saʿd… », art. cité, p. 189-202. 448. Yaḥyā b. Maʿīn, Ta’rīḫ, Ibn Maʿīn (riwāyat al-Dūrī), éd. par Aḥmad Muḥammad Nūr Sayf, La Mecque, Markaz al-baḥṯ al-ʿilmī wa-iḥyā’ al-turāṯ al-islāmī, 1979, IV, p. 491 ; al-Fasawī, Kitāb al-maʿrifa wa-l-ta’rīḫ, éd. par Ḫalīl al-Manṣūr, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1999, I, p. 691 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, Iʿlām al-muwaqqiʿīn ʿan rabb al-ʿālamīn, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1991, III, p. 71. 449. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 140. 450. Ibid., III, p. 87. 451. Mālik, Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 511 (= éd. par Maʿrūf, II, p. 264) ; id., al-Muwaṭṭa’ (recension d’Abū Muṣʿab al-Zuhrī), op. cit., II, p. 472-473. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 374. Al-Šāfiʿī s’inscrit en faux contre cette interprétation. Pour

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à La Mecque où elle fut encore appliquée au début du iiie/ixe siècle par le cadi Sulaymān b. Ḥarb al-Wāšiḥī (en poste de 213/828-9 à 219/834)452.

2.1.4. Damas Les informations relatives aux procédures suivies à Damas sont particulièrement ténues. Ni Ibn ʿAsākir ni Ibn Ṭūlūn ne mentionnent le recours au double témoignage honorable. Le caractère tardif des sources disponibles sur Damas laisse penser que la plupart des polémiques liées aux usages judiciaires des premiers temps de l’Islam disparurent avant d’être consignées par écrit. Toutes traces des anciennes pratiques ne sont cependant pas effacées. Deux traditions concernant la justice de califes omeyyades suggèrent qu’au viie siècle, comme dans les autres provinces, les preuves légales classiques – bayyina et serment – n’étaient pas strictement réparties en fonction du rôle joué par chacune des parties. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī envisage, à propos de Muʿāwiya (r. 41-60/661-680) et de ʿAbd al-Malik (r. 65-86/685-705), que les preuves testimoniales se neutralisent : comme à Baṣra, le nombre de témoins devait pouvoir l’emporter453. Telle était encore l’opinion d’al-Awzāʿī (m. 157/774)454. En cas d’égalité, une tradition suggère que des formes élémentaires de présomption purent être utilisées : Muʿāwiya et ʿAbd al-Malik auraient tous deux attribué un point d’eau – dont l’un était situé entre Médine et la Syrie455 – en se fiant au nom de la source, considéré comme un indice susceptible de révéler l’identité de son propriétaire légitime456. Mais si l’on en croit une tradition remontant à Abū l-Dardā’ (cadi de Damas sous le calife ʿUṯmān), celui-ci aurait attribué conjointement à deux adversaires la bête de somme qu’ils se disputaient et pour laquelle ils avaient tous deux amené une bayyina457. Cette tradition pourrait refléter la

452.

453. 454. 455. 456. 457.

lui, la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid est justifiée par un ḥadīṯ prophétique (ḥadīṯ que Mālik cite, mais sans en faire son principal argument). Al-Šāfʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 530. Voir al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 404. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 268. Notons cependant que Sulaymān b. Ḥarb était originaire de Baṣra, adepte un siècle auparavant de la même procédure. Son origine facilita-telle le recours à une procédure qui, entre-temps, avait manifestement disparu de la doctrine baṣrienne ? À moins que, à l’instar de nombreux Baṣriens, Sulaymān b. Ḥarb ait été attiré dans la mouvance du mālikisme. Sur ce phénomène, voir Chr. Melchert, The Formation of the Sunni Schools of Law, 9th-10th Centuries C.E., Leyde/New York/Cologne, Brill, 1997, p. 41. Sur Sulaymān b. Ḥarb, voir notamment al-Ḏahabī, Siyar aʿlām al-nubalā’, op. cit., X, p. 330-334. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 280-281. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 438. Sur cet éminent juriste syrien, voir S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 71-79. Ġubar ; voir Yāqūt, Muʿǧam al-buldān, op. cit., IV, p. 185. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 280-281. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 359. Voir également al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 391.

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pratique de Damas où, comme à Baṣra et à la différence de Kūfa, nulle règle de présomption n’était généralement admise, l’objet du litige étant partagé en cas d’égalité des preuves. Une seconde série d’informations concerne la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid. Selon le Médinois al-Zuhrī – qui pour sa part la réprouvait –, le calife Muʿāwiya en aurait été l’inventeur. Le Mecquois ʿAṭā’ b. Abī Rabāḥ considère pour sa part qu’il s’agit du calife ʿAbd al-Malik458. Ces deux opinions sont de nature polémique, puisque d’après les propos attribués par al-Šaybānī (lui-même opposé à cette pratique) à al-Zuhrī, il s’agit d’une bidʿa (« innovation blâmable »). Elles n’en suggèrent pas moins un ancrage syrien de la procédure. Makḥūl (m. 112/730)459, un des principaux juristes syriens de l’époque omeyyade, s’y serait d’ailleurs montré favorable460. Le cadi Sulaymān b. Ḥabīb (m. entre 120/738 et 126/743-4 ; en poste à Damas à plusieurs reprises dans la première moitié du viiie siècle) en aurait été adepte461. Le recours à la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid semble pourtant avoir très tôt été remis en cause. Un autre cadi de la fin de la période omeyyade, Numayr b. Aws (en poste sous Hišām b. ʿAbd al-Malik) y aurait été opposé462. Dans la seconde moitié du viiie siècle, la procédure était manifestement tombée en désuétude, de sorte que dans sa lettre à Mālik b. Anas, le juriste al-Layṯ b. Saʿd considère qu’elle ne fait pas partie de la tradition vivante (attribuée aux Compagnons) de Damas ni de Ḥimṣ. Selon lui, le calife ʿUmar II b. ʿAbd al-ʿAzīz aurait refusé de mettre en œuvre en Syrie cette procédure qu’il avait adoptée à Médine, mais qui ne faisait pas partie des pratiques syriennes, et aurait recommandé l’application stricte de la bayyina463. Ces rares indices n’autorisent guère de conclusions. Tout au plus permettentils d’envisager : 1) qu’au viie siècle, le nombre de dépositions pouvait l’emporter, chaque partie pouvant apporter ses témoins, et l’objet du litige étant partagé en cas d’égalité des preuves ; 2) que dans la première moitié du viiie siècle, la 458. Mālik b. Anas, Muwaṭṭa’ al-imām Mālik (riwāyat Muḥammad b. al-Ḥasan al-Šaybānī), éd. par Taqī al-Dīn al-Nadwī, Damas, Dār al-qalam, 1991, III, p. 289 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 404. 459. Voir Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., VII, p. 284. 460. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXII, p. 230. 461. Ibid., XXII, p. 210-212 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 10. Voir également Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 49-50. Sulaymān b. Ḥabīb est qualifié de « cadi des ahl al-madīna », expression ambiguë car on pourrait en déduire qu’il était cadi de Médine ou qu’il adhérait à la doctrine médinoise. Ibn ʿAsākir explique néanmoins qu’al-madīna fait ici allusion à la « ville » de Damas. Selon S. Judd, il aurait été attaché à la personne du calife omeyyade, préfigurant ainsi le rôle du grand cadi. S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 95. 462. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXII, p. 230. 463. Yaḥyā b. Maʿīn, Ta’rīḫ Ibn Maʿīn, op. cit., IV, p. 491 ; al-Fasawī, Kitāb al-maʿrifa wa-l-ta’rīḫ, op. cit., I, p. 691 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, Iʿlām al-muwaqqiʿīn, op. cit., III, p. 71. Voir aussi Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 404.

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procédure al-yamīn maʿa l-šāhid fut utilisée pendant un temps avant, peut-être, que son usage ne soit limité par les cadis eux-mêmes ; 3) que dans la seconde moitié du viiie siècle, les règles de la bayyina avaient complètement effacé celles d’al-yamīn maʿa l-šāhid, au point qu’un juriste égyptien tel al-Layṯ b. Saʿd ne gardait plus souvenir de son application en Syrie.

2.1.5. Fusṭāṭ Comme à Kūfa ou à Médine, les sources disponibles pour la judicature de Fusṭāṭ font remonter le recours au double témoignage honorable à une période ancienne. Al-Kindī emploie pour la première fois le terme bayyina à propos du cadi Sulaym b. ʿItr (en poste de 40/660-1 à 60/679-80). En cas de blessure corporelle, les Égyptiens auraient « apporté au cadi [leurs] preuve[s] (bayyina) » à l’encontre du coupable464. Remarquons cependant une fois encore qu’à cette époque ancienne, rien ne permet d’identifier strictement la bayyina à la preuve testimoniale classique. Ce n’est qu’à propos d’une période plus tardive, vers le premier quart du viiie siècle, que la bayyina est explicitement définie comme une preuve testimoniale465. Il est clair que la preuve par témoignage se développa à Fusṭāṭ dans la seconde moitié du viie siècle. Les règles différaient néanmoins de la procédure classique. Comme à Kūfa, Baṣra, Médine et peut-être Damas, les deux parties en conflit pouvaient amener leurs témoins. ʿAbd Allāh b. Lahīʿa rapporte à propos du cadi ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra (en poste de 69/688-9 à 83/702) que le nombre de témoins était susceptible de l’emporter : il suffisait qu’un des plaideurs amène au moins deux témoins de plus que son adversaire. En cas de nombre équivalent des deux côtés, le cadi procédait à un tirage au sort (yushamu bayna-hum) pour déterminer le vainqueur466, ce qui n’est pas sans rappeler certaines procédures comparables – voire identiques – mises en œuvre à Médine à la même époque. L’acceptation d’un témoin unique, courante dans la Baṣra du viie siècle, est peu attestée à Fusṭāṭ à la même époque. Elle n’en est pas absente pour autant. Dans le souvenir de ʿAbd Allāh b. Lahīʿa, ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra y recourait. Les règles du témoignage isolé semblent néanmoins avoir été plus théorisées qu’à Baṣra : une déposition unique permettait à un plaideur de l’emporter si ce dernier se trouvait en possession du bien ou de la marchandise (silʿa) qu’il revendiquait. En pareil cas, la production d’un seul témoin honorable (ʿadl) faisait pencher le jugement en sa faveur même si son adversaire amenait un nombre supérieur de témoins467. Tout se passe donc comme si une réflexion sur la présomption, dont 464. 465. 466. 467.

Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 309. Ibid., p. 341 (sous le cadi Yaḥyā b. Maymūn, en poste de 105/724 à 114/732). Ibid., p. 318. Ibid.

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on a vu qu’elle semblait s’être développée d’abord à Kūfa, était venue préciser à Fusṭāṭ les conditions d’acceptation d’un témoignage unique468. Les règles évoluèrent néanmoins au viiie siècle, selon un schéma comparable aux changements qui intervinrent au même moment à Baṣra et à Médine. L’acceptation du témoignage unique renforcé par la présomption de propriété semble avoir disparu au profit de la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid. Le cadi Tawba b. Namir (en poste de 115/733 à 120/738), le premier Égyptien au nom duquel cette procédure est associée, jugeait des affaires mineures sur la base d’un seul témoignage accompagné par le serment du demandeur469. Cette procédure se perpétua au-delà de l’époque abbasside, puisque ʿAbd Allāh b. Lahīʿa (en poste de 155/771-2 à 164/780) s’y conformait470, ainsi que ʿAbd al-Malik b. Muḥammad al-Ḥazmī (en poste de 170/786 à 174/790)471. Dans son Muḫtaṣar, Ibn ʿAbd al-Ḥakam (m. 214/829) préconise encore d’y recourir dans certains cas472. Comme ailleurs, la bayyina devint le mode de preuve privilégié. Le double témoignage honorable sembla se développer à Fusṭāṭ à partir du début du viiie siècle. Les allusions aux témoignages se multiplient dès la seconde moitié de l’époque omeyyade473, et au début la période abbasside la production de deux témoins était indispensable pour prouver certaines accusations graves. Quand un homme amena devant Ḫayr b. Nuʿaym (lors de sa seconde judicature, de 133/751 à 135/753) un soldat qu’il accusait de l’avoir calomnié (qaḏafa)474, produisant un seul témoin à charge, le cadi requit un second. L’existence du premier témoin 468. L’attribution de telles règles à Ibn Ḥuǧayra, à un siècle de distance, par ʿAbd Allāh b. Lahīʿa, pourrait paraître suspecte. Elle pointe néanmoins dans la même direction que d’autres sources à propos de régions éloignées, et il est probable que, même si cette attribution est fictive, elle cristallise le souvenir de pratiques archaïques, encore vivace à l’époque où une rationalisation des procédures les fit évoluer vers leur forme classique. 469. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 344-345. Voir M. K. Masud, « Procedural Law… », art. cité, p. 390-391 ; ce dernier traduit improprement le passage d’al-Kindī par [he] applied this procedure even to smaller things (nous soulignons), ce qui l’amène à proposer que la procédure était déjà mise en application auparavant et que Tawba l’étendit aux affaires mineures. Or al-Kindī ne dit pas qu’il étendit cette procédure, mais simplement qu’il « rendait un jugement sur la base du serment de l’ayant droit [= demandeur] en plus d’un témoignage ». Selon toute probabilité, la procédure concernait avant tout les affaires mineures, pour lesquelles une preuve « incomplète » pouvait être acceptée sans conséquences graves. 470. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 236 ; al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 345. 471. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 384. Notons que ce dernier adhérait à la doctrine médinoise, elle aussi favorable à cette procédure. 472. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, éd. par Aḥmad b. ʿAbd al-Karīm Naǧīb, Dublin, Markaz Naǧībawayh, p. 286. Al-Muḫtaṣar al-kabīr est en grande partie perdu sous sa forme originelle. Des extraits en sont néanmoins préservés dans le commentaire qu’en proposa Abū Bakr al-Abharī (m. 375/985), et l’édition à laquelle nous nous référons est une tentative de reconstitution de l’ouvrage originel. 473. Voir par exemple al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 344, 381, 398, 407, 424, 455, 456, 467, 472. 474. C’est-à-dire que le soldat l’avait accusé de fornication sans en apporter la preuve, très probablement sous forme d’insulte scabreuse.

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constituait néanmoins une présomption suffisante pour que le soldat fût incarcéré de manière temporaire, en attendant la production d’un autre témoignage475. Dans sa correspondance avec Mālik b. Anas dans la seconde moitié du viiie siècle, le juriste égyptien al-Layṯ b. Saʿd (m. 175/791) refusait d’associer la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid à la tradition des Compagnons installés en Égypte476. Il est possible que dans la pratique égyptienne cette procédure ait été un temps négligée au profit de la stricte bayyina, comme le suggère un cas datant du milieu du ixe siècle. En tant que mālikite, le cadi al-Ḥāriṯ b. Miskīn (en poste de 237/851 à 245/859) aurait dû, en théorie, être adepte de la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid devenue part intégrante de la doctrine mālikite, défendue jusqu’à Fusṭāṭ par Ibn ʿAbd al-Ḥakam477. Pourtant, un récit rapporté par al-Kindī laisse penser qu’il ne la mettait pas systématiquement en œuvre. Alors qu’il refusait d’agréer un des deux témoins produits par une plaignante dans une affaire d’usurpation (ġaṣb) liée à une succession, il ne lui proposa pas de compléter la déposition de son seul témoin honorable par un serment, et finit par offrir une compensation à la plaignante sur ses propres deniers478. Les affaires d’usurpation, pourtant, ne faisaient pas partie des cas où, selon Mālik, la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid ne pouvait s’appliquer479. Tout se passe comme si cette procédure, bien qu’entérinée par le mālikisme, était sur le déclin dans la judicature égyptienne, où la bayyina s’affirmait dorénavant comme la reine des preuves. Enfin, comme dans les autres villes, la répartition des modes de preuve en fonction du rôle joué dans le procès permit d’éviter la plupart des cas où deux bayyina-s auraient pu se neutraliser. Cela apparaît clairement dans al-Muḫtaṣar al-kabīr du mālikite égyptien Ibn ʿAbd al-Ḥakam (m. 214/829), qui refuse à un défendeur contre qui a été produite une bayyina de présenter à son tour des témoins attestant qu’il ne doit plus ce qu’on lui réclame480. Il restait évidemment des situations où les rôles ne pouvaient être déterminés, par exemple lorsque l’objet du litige était à la fois en possession d’un plaideur et de son adversaire – le défendeur étant autrement assimilé à la partie en possession de l’objet. Si chacun amenait un témoin, celui dont le témoin était considéré le plus honorable devait l’emporter. En cas d’égalité dans l’honorabilité des témoins, le témoignage était annulé ; les plaideurs devaient prêter serment et l’objet du litige était partagé entre eux481. 475. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 356. 476. Yaḥyā b. Maʿīn, Ta’rīḫ, op. cit., IV, p. 491 ; al-Fasawī, Kitāb al-maʿrifa wa-l-ta’rīḫ, op. cit., I, p. 691 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, Iʿlām al-muwaqqiʿīn, op. cit., III, p. 71. 477. Pour l’acceptation par Ibn ʿAbd al-Ḥakam de la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid, voir Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, ms. Süleymaniye no 966 (Istanbul), fol. 73v. 478. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 372. 479. Mālik, Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 511-513 (= éd. par Maʿrūf, II, p. 264-266) ; id., al-Muwaṭṭa’ (recension d’al-Zuhrī), op. cit., II, p. 473. 480. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 288. 481. Id., al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73v.

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2.1.6. Bagdad Cette plongée dans les pratiques testimoniales des premiers siècles de l’hégire ne saurait être complète sans un bref aperçu des procédures employées à Bagdad à la fin du iie/viiie et au iiie/ixe siècle. Vierge de toute tradition juridique ou judiciaire locale lors de sa fondation en 145/762, la Ville du Salut (Madīnat al-Salām) s’épanouit à l’époque où, dans les principales cités de l’Orient islamique, les procédures avaient évolué et tendaient à marginaliser – voire éradiquer – tout témoignage non conforme aux règles de la bayyina. L’exemple bagdadien vient confirmer cette tendance. Nulle trace, dans les sources relatives à Bagdad, de dépositions se neutralisant ou de tirage au sort entre plaideurs. Si la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid fut mise en œuvre par les cadis médinois, puis mālikites, qui furent régulièrement nommés dans la circonscription de ʿAskar al-Mahdī jusqu’au milieu du iiie/ixe siècle482, les textes n’en gardent pas trace. Seul le double témoignage que constitue la bayyina est mentionné dans la littérature biographique et historiographique483. Même lorsque le calife al-Ma’mūn (r. 198-218/813-833) mit en accusation le cadi Bišr b. al-Walīd al-Kindī coupable, selon lui, d’atteintes graves aux règles de la procédure judiciaire, il ne put lui reprocher d’avoir fondé son jugement sur la déposition d’un témoin unique, mais seulement de ne pas s’être assuré de l’honorabilité du second témoin484. C’est que depuis quelque temps déjà, les débats entre juristes ne portaient plus tant sur les règles du témoignage que sur celle de l’acceptation des témoins dans le cadre d’une procédure faisant désormais l’objet d’un quasi-consensus.

2.1.7. Conclusion Les règles relatives à la production de preuves testimoniales mirent plus d’un siècle, après l’apparition de l’Islam, pour évoluer vers le modèle préconisé par la théorie juridique classique. Les débats qui s’engagèrent à ce sujet dans la première moitié du viiie siècle eurent pour effet de cristalliser, dans les sources littéraires du viiie et du ixe siècle, le souvenir de procédures archaïques qui n’avaient plus cours à l’époque où écrivaient leurs auteurs. Il ne s’agit toutefois que de souvenirs, fixés plusieurs décennies a posteriori, et le flou lié aux reconstructions, projections en arrière et autres quêtes d’autorité légitimante ne permet pas de 482. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 154. 483. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VIII, p. 135 ; al-Hamaḏānī, Takmilat Ta’rīḫ al-Ṭabarī, dans Ḏuyūl Ta’rīḫ al-Ṭabarī, éd. par Muḥammad Abū l-Faḍl Ibrāhīm, Le Caire, Dār al-maʿārif, s. d., p. 219 ; al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-salām, op. cit., XVI, p. 373 ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 433 ; VII, p. 364, 366 ; al-Ṣaymarī, Aḫbār Abī Ḥanīfa wa-aṣḥābi-hi, Beyrouth, ʿĀlam al-kutub, p. 105. 484. Al-Yaʿqūbī, Ta’rīḫ, op. cit., II, p. 239. Voir la traduction de ce passage dans M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 600-601.

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reconstituer avec précision les évolutions qui eurent cours. Seule une chronologie relative peut être proposée ici. Dans toutes les grandes cités de l’Orient musulman que nous avons pu examiner, la preuve par témoignages existait dans la seconde moitié du viie siècle. Les plaideurs disposaient d’un large éventail de possibilités. 1) Chaque partie pouvait recourir à la preuve testimoniale – sans distinction entre demandeur et défendeur (toutes les villes examinées). 2) Très souvent, la déposition d’un témoin unique pouvait se voir accorder une valeur probatoire (Kūfa, Baṣra, Fusṭāṭ)485. Dans certaines régions, cette pratique se poursuivit au-delà de l’époque omeyyade. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī (m. 211/827) affirme avoir lui-même témoigné seul devant le cadi de Ṣanʿā’ Muṭarrif b. Māzin (m. à la fin du règne d’al-Rašīd), et que ce cadi entérina son témoignage486. 3) Si chaque partie produisait des témoins, leur nombre était généralement susceptible de l’emporter (Baṣra, Médine, Damas, Fusṭāṭ)487. Des divergences régionales apparaissent néanmoins dès cette époque ancienne. Le nombre de témoins produits par chaque partie étant déterminant, une quantité égale de témoignages pouvait bloquer la procédure. Des solutions différentes furent proposées pour résoudre ce problème. À Médine comme à Fusṭāṭ, le tirage au sort permettait de désigner le gagnant du procès488. Cette méthode, peut-être 485. L’acceptation d’un témoin unique fut justifiée, à une étape ultérieure, par un ḥadīṯ relatif au Prophète dans lequel ce dernier aurait agréé le témoignage isolé de Ḫuzayma b. Ṯābit, et considéré qu’en vertu de sa sincérité sa déposition valait double. En même temps, ce récit présente cette pratique sous le jour d’« exception qui confirme la règle », puisqu’il érige bien le double témoignage en norme. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 366367. Voir Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 76. 486. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 337. Sur Muṭarrif b. Māzin, voir Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., V, p. 548 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Kitāb al-ṭabaqāt, op. cit., p. 288. 487. Encore aux ive/xe et ve/xie siècles, certains juristes imamites considéraient que la partie produisant le plus grand nombre de témoins (honorables) devait l’emporter. Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 459 ; al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 258. 488. Sur la persistance, dans le droit chiite mais aussi chez al-Māwardī, du tirage au sort comme moyen (théorique) de déterminer le gagnant d’un procès, voir Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 311. Plus tard, Ibn Qayyim al-Ǧawziyya consacre encore de longs développements au tirage au sort. Chez ce dernier, comme chez al-Šāfiʿī ou chez le chiite imamite al-Ṭūsī, le tirage au sort apparaît néanmoins comme une technique auxiliaire, ne provoquant pas forcément un jugement à lui-seul, mais facilitant le recours à une preuve légale. Ainsi, en cas de bayyina-s multiples et contradictoires sur la propriété d’un esclave dont le possesseur reconnaît ne pas être le propriétaire (auquel cas nulle présomption ne permet de répartir la charge de la preuve, puisqu’il n’y a que des demandeurs et aucun défendeur), le tirage au sort permet de désigner celui qui, temporairement, sera considéré comme le défendeur ; à ce dernier reviendra alors de prêter serment, et c’est sur la base de ce serment que le jugement sera rendu. Le tirage au sort permet aussi, en cas de neutralisation des bayyina-s, de désigner lequel des plaideurs devra jurer que ses témoins disent la vérité. Ibn Qayyim al-Ǧawzīyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 323-324. Voir al-Šāfiʿī,

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héritée de l’Arabie antéislamique, fut cependant critiquée dès l’époque omeyyade et les ḥanafites comme les mālikites finirent par la condamner, l’assimilant au jeu de hasard489. À Kūfa, en revanche, des présomptions (notamment la possession) furent prises en compte assez tôt, et tel fut peut-être aussi le cas à Damas490. Si l’on se fie aux anciennes traditions rapportées par ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, il semble en tout cas qu’une des premières questions que se posèrent les musulmans au tournant du viiie siècle fut de savoir comment gérer les problèmes suscités par la surabondance de témoignages491. Les pratiques testimoniales connurent des bouleversements dans la première moitié du viiie siècle. Dès les années 700 ou 710, le double témoignage (désormais considéré comme preuve par excellence, bayyina), dont l’usage restrictif pourrait s’être d’abord développé à Kūfa, se répandit dans tout l’Orient musulman492. En même temps que s’imposait le double témoignage, une forme de preuve combinant témoignage et serment fait son apparition dans les textes : la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid, qui permettait au demandeur de compléter la déposition d’un témoin isolé par un serment. Cette méthode, qui était peut-être apparue à Médine dans la seconde moitié du viie siècle, fut adoptée à Baṣra, à Damas et à Fusṭāṭ493. Il est probable qu’à l’exception de Médine, elle ne fut admise que de

489. 490.

491. 492.

493.

Kitāb al-umm, op. cit., VI, p. 602 et suiv. ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 411 ; al-Ṭūsī, al-Ḫilāf, éd. par ʿAlī al-Ḫurāsānī, Ǧawād al-Šahrastānī et Muḥammad Mahdī Naǧaf, Qum, Mu’assasat al-našr al-islāmī, VI, p. 337 ; id., al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 258, 265 ; voir également al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 459-460 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 436-438. En revanche, le chiite ismāʿīlien al-Qāḍī al-Nuʿmān continue de penser, comme le Médinois Saʿīd b. al-Musayyab, que le tirage au sort représente une sorte de jugement de Dieu, le vainqueur étant déterminé par ce seul biais. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 522. P. Crone, A. Silverstein, « The Ancient Near-East and Islam », art. cité, p. 442. Les šāfiʿites et les ḥanbalites, en revanche, continuèrent à tolérer cette pratique. La présomption de propriété en vertu de la possession fut reprise par les maḏhab-s classiques et justifiée par des ḥadīṯ-s prophétiques. Voir par exemple al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 581-582, où l’auteur prône qu’en cas de neutralisation des bayyina-s, le plaideur en possession de l’objet du litige soit considéré comme le propriétaire présumé. Chez al-Šāfiʿī (ibid.), le concept de « présomption » est exprimé en termes de causalité : le détenteur d’un objet a « de plus fortes raisons » (faḍl quwwa sababi-hi) d’être le propriétaire que son adversaire. Dans le cas où aucune présomption ne peut être prise en compte, Mālik aurait préconisé que le cadi suive « la plus honorable des deux bayyina-s ». Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 438. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 277-278. Au début du ixe siècle, al-Šāfiʿī défendit l’idée que la formule du faṣl al-ḫiṭāb était « générale » (ʿāmma) – alors que son interlocuteur fictif du Kitāb al-umm pensait qu’elle ne s’appliquait qu’à des cas particuliers (ḫāṣṣa). Al-Šāfiʿī faisait toutefois une exception en matière criminelle en prônant la procédure spécifique de la qasāma. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 28 et suiv. Voir al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 411-412. Christopher Melchert pense pour sa part qu’elle se développa d’abord à Baṣra et que son origine médinoise ne serait qu’une rétroprojection (« The History of the Judicial Oath », art. cité, p. 325). Cependant il ne prend pas en considération les récits affirmant que d’anciens cadis de Médine avaient recours à cette procédure.

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manière transitoire : on peut émettre l’hypothèse que le double témoignage était devenu la norme mais que, dans les faits, des plaideurs continuaient à ne produire qu’un témoin unique – peut-être parce qu’ils n’avaient pris qu’une personne à témoin lors de leurs transactions antérieures. Le serment du plaideur qui produisait un témoin permettait de se rapprocher de la bayyina idéale494. Au bout d’une ou deux générations, la transition vers un usage systématique du double témoignage étant terminée, la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid commença à tomber en désuétude : elle fut abandonnée à Damas comme à Baṣra dès la fin de la période omeyyade ou le début de l’époque abbasside, survécut encore quelque temps à Fusṭāṭ (peut-être parce que le milieu juridique de cette ville était influencé par le droit médinois), et ne s’imposa que dans la doctrine médinoise (puis mālikite, plus tard aussi l’école šāfiʿite ainsi que chez les chiites ismāʿīliens et imamites, qui suivaient en cela la position du Médinois Ǧaʿfar al-Ṣādiq495) grâce à la consécration du ʿamal comme source du droit. Les divergences originelles dans les pratiques testimoniales des provinces orientales sont excessivement difficiles à reconstituer en raison d’un manque d’informations sur les premières décennies de l’Islam et des projections en arrière que l’on peut souvent soupçonner. Malgré tout, même en scrutant les sources littéraires d’un œil critique, l’historien ne peut s’empêcher de voir Kūfa comme une ville à part. Certaines pratiques, telle la prise en compte du nombre de témoins, ou la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid, en sont absentes. L’évocation – même rétroactive – d’une réflexion sur les présomptions distingue également cette cité des villes contemporaines. Tout se passe comme si les cadis de Kūfa avaient restreint plus tôt la preuve testimoniale au double témoignage – ce qui aurait dispensé la ville de recourir provisoirement à la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid. En dehors de l’exception kūfiote et de quelques solutions divergentes face à un problème commun, les procédures testimoniales évoluèrent de manière comparable dans les provinces orientales au cours du premier siècle de l’hégire. Ce mouvement conjoint peut avoir été stimulé par plusieurs facteurs. Le premier est celui des interactions entre villes. Particulièrement évidentes au début de l’époque abbasside dans la correspondance entre le Médinois Mālik b. Anas et l’Égyptien al-Layṯ b. Saʿd, elles sont déjà visibles dans la première moitié du viiie siècle pour les villes de Kūfa et Baṣra. En quête de précédents et d’autorité, le Baṣrien Ibn Sīrīn (m. 110/729), nous l’avons vu, rapporta une partie de la tradition du Kūfiote Šurayḥ. Même s’il lui attribua, au passage, des pratiques 494. Melchert fait quant à lui plutôt dériver la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid de la pratique consistant à faire prêter serment à un demandeur en plus de sa bayyina (« The History of the Judicial Oath », art. cité, p. 325). Pour un examen de cette hypothèse, voir infra. 495. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 321-322. Voir al-Šāfiʿī, Kitab al-umm, op. cit., VII, p. 631 et suiv. ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 401 ; al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, II, p. 522 ; ibid., Risāla ḏāt al-bayān, p. 22 ; al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 420 ; al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 172, 189.

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baṣriennes qu’il convenait de justifier, l’existence de cette transmission (réelle ou fictive) montre que les Baṣriens de la première moitié du viiie siècle regardaient vers les pratiques kūfiotes, prêts à s’en inspirer ou à les infléchir. Les débats qui animèrent les milieux juridiques et judiciaires du viiie siècle n’étaient pas (ou pas seulement) des controverses internes à chaque province : le débat se faisait à l’échelle de l’empire. Un second facteur est de nature politique. Dans l’Égypte du début du viiie siècle, Qurra b. Šarīk instruisait ses pagarques de requérir des demandeurs la production d’une bayyina – alors que les documents de Ḫirbet el-Mird, remontant à la fin du viie siècle, n’ont pas conservé d’occurrence de ce terme496. Plus tard, dans sa lettre à Mālik b. Anas, al-Layṯ b. Saʿd considère le calife ʿUmar II b. ʿAbd al-ʿAzīz comme le promoteur du double témoignage, contre d’autres procédures qu’il aurait lui-même suivies auparavant497. Cette affirmation, formulée dans un contexte polémique, est néanmoins corroborée par les diverses instructions judiciaires que ce calife aurait envoyées à plusieurs gouverneurs, et dont des traces sont préservées par Ibn ʿAbd al-Ḥakam et al-Balāḏurī498. On ne peut donc exclure que le pouvoir omeyyade ait joué un rôle important dans la rationalisation des procédures et la restriction de la preuve testimoniale au double témoignage. Le recentrage de la procédure, dans la première moitié du viiie siècle, fit évoluer les problématiques judiciaires. La restriction progressive de la preuve testimoniale à la bayyina, éliminant au moins partiellement les possibilités de témoignages isolés, n’imposait pas en revanche de limite supérieure au nombre de témoins et la balance pouvait toujours, en théorie, pencher en faveur du plus grand nombre. Cette possibilité fut restreinte par l’élaboration d’une théorie définissant, en premier lieu, le rôle joué par chaque partie dans le procès (demandeur versus défendeur)499, et répartissant, en second lieu, les modes de preuve (preuve testimoniale versus serment) en fonction de ce rôle500. Enfin, d’aucuns 496. Voir supra, chap. 1. 497. Yaḥyā b. Maʿīn, Ta’rīḫ, op. cit., IV, p. 491 ; al-Fasawī, Kitāb al-maʿrifa wa-l-ta’rīḫ, op. cit., I, p. 691-692 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, Iʿlām al-muwaqqiʿīn, op. cit., III, p. 71-72. 498. M. Tillier, « Califes, émirs et cadis : le droit califal et l’articulation de l’autorité judiciaire à l’époque umayyade », Bulletin d’études orientales, 63, 2014 (Le pluralisme judiciaire dans l’Islam prémoderne), p. 180-182. 499. Une grande partie de la casuistique élaborée par la littérature juridique postérieure consiste ainsi à déterminer à quelle partie revient quel type de preuve en fonction des cas et des circonstances. 500. La répartition des rôles de demandeur et de défendeur ne résolut pas totalement le problème des bayyina-s contradictoires. Si, à la suite des Kūfiotes, les ḥanafites établirent une distinction stricte entre le demandeur (celui qui réclame quelque chose qu’il n’a pas) et le défendeur (celui qui possède quelque chose qu’on lui réclame) et associèrent à chacun un type spécifique de preuve (bayyina versus serment), d’autres juristes (en particulier šāfiʿites) demeurèrent plus nuancés. Al-Šāfiʿī reproche ainsi à « certains orientaux » (sous-entendu les ḥanafites) d’aller trop loin dans la systématisation, car le défendeur peut se muer en demandeur par le

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commençaient à se demander dans quelle mesure la quantité devait l’emporter sur la qualité. Fallait-il prendre en considération le nombre de témoins ? Ou un nombre réduit de témoins considérés comme fiables pouvait-il l’emporter face à un nombre plus élevé de témoins à la parole suspecte501 ? Une nouvelle réflexion sur la capacité à témoigner était en passe de voir le jour, suivie d’une théorisation de l’honorabilité des témoins.

2.2. Qui peut témoigner ? Vers une théorie du témoin modèle Bien que le Coran reste flou quant aux procédures du témoignage en justice, il laisse déjà entendre que tout témoin ne doit pas être accepté. Ainsi enjoint-il aux musulmans de choisir « parmi ceux que vous agréez comme témoins » (mimman tarḍawna min al-šuhadā’) (Coran, 2 : 282), ce qui implique que certains, à l’inverse, ne peuvent être agréés. Mais de qui le témoignage est-il autorisé ? Quels témoins doit-on rejeter ? Jamais le premier Livre des musulmans n’offre d’indication explicite à ce sujet. Les sources biographiques consacrées aux cadis reflètent l’évolution de certaines pratiques judiciaires relatives à l’acceptation ou au rejet de plusieurs catégories de témoins. Elles font en cela écho à une littérature juridique plus théorique qui, jusque dans les grandes sommes des maḏhab-s classiques, consacre des chapitres entiers à la définition des témoins acceptables. On pourrait penser qu’à la différence de cette théorie qui, dans sa prétention à l’universalité, décontextualise la norme qu’elle tente de promouvoir, la littérature biographique permet de reconstituer quelques tendances historiques des controverses et des pratiques judiciaires afférentes à l’agrément des témoins. Cette littérature biographique est cependant insuffisante. Elle dispose en effet rarement d’informations originales en la matière, mais puise dans la réflexion juridique ancienne, tout

simple fait de clamer son innocence – auquel cas le recours à la bayyina lui est aussi permise. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 582-584. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 436. Dans certains cas, il était d’ailleurs impossible de déterminer lequel des plaideurs était le demandeur et lequel le défendeur – notamment lorsque tous deux réclamaient un objet qu’aucun des deux n’avait en sa possession. C’est pourquoi le fiqh classique continue de réserver des chapitres aux cas de taʿāruḍ al-bayyinatayn (les bayyina-s contradictoires). La plupart des maḏhab-s classiques ne considèrent ni le nombre ni une meilleure honorabilité des témoins comme susceptibles de l’emporter (à l’exception de la doctrine mālikite), et prônent plutôt un partage de l’objet du litige entre les plaideurs. Voir al-Māwardī, al-Ḥāwī l-kabīr, éd. par ʿAlī Muḥammad Muʿawwaḍ et ʿĀdil Aḥmad ʿAbd al-Mawǧūd, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1999, XVII, p. 306. Voir W. B. Hallaq, Sharīʿa. Theory, Practice, Transformations, New York, Cambridge University Press, 2009, p. 346. 501. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 278-279.

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particulièrement dans les grands recueils de traditions antérieurs à la canonisation du ḥadīṯ502. C’est donc avant tout à partir de ce corpus d’opinions juridiques primitives que nous proposons d’analyser les principales catégories de témoins qui firent l’objet d’une réflexion dans le cadre du fiqh préclassique et classique.

2.2.1. Témoignage du mineur La parole en justice des enfants (ṣabī, pl. ṣibyān ; parfois aussi appelés ġulām, pl. ġilmān) est évoquée dans la plupart des traités de fiqh classique. Les ḥanafites comme les šāfiʿites et les ismāʿīliens interdisent formellement leur témoignage503. Les mālikites l’autorisent, de leur côté, mais de manière restrictive : uniquement pour des affaires de coups et blessures (ǧirāḥ), et à condition qu’il soit recueilli avant que le groupe d’enfants (au sein duquel les blessures ont été infligées) ne se disperse504 ; il en va de même chez les zaydites505. Les imamites n’acceptent la parole d’enfants de moins de dix ans qu’en matière de meurtre506. Les ibāḍites sont en général hostiles au témoignage des mineurs, mais autorisent malgré tout des exceptions : en cas de coups et blessures infligés par un enfant sur un autre,

502. La littérature biographique égyptienne fait cependant exception, dans la mesure où les anciens recueils que sont ceux de ʿAbd al-Razzāq et d’Ibn Abī Šayba recensent rarement la pratique des cadis de Fusṭāṭ. Les recueils égyptiens de la même époque (tels ceux d’Ibn Lahīʿa ou d’Ibn Wahb) ne nous sont parvenus qu’à l’état de fragments et ne conservent pas de parties dédiées à la judicature et à ses règles. 503. Al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, éd. par Ḫālid al-ʿAwwād, Damas/Beyrouth, Dār al-nawādir, 2008, II, p. 559 ; Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73v ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 335 ; al-Ṭaḥāwī et al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 337 ; al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVI, p. 136 ; XXX, p. 153 ; al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 119 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 401, 408 ; al-Māwardī, al-Ḥāwī l-kabīr, op. cit., XVII, p. 59 ; al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 510. Voir R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 212. Une telle interdiction formelle est également formulée par le ẓāhirite Ibn Ḥazm. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 420. 504. Sans doute pour qu’ils ne soient pas influencés ensuite par des éléments extérieurs au groupe. Voir Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73v ; Mālik, Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 515 ; id., al-Muwaṭṭa’ (recension d’al-Zuhrī), op. cit., II, p. 477-478 ; Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1994, IV, p. 26 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 337. Voir ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 351, où cette règle est qualifiée de sunna par le Médinois al-Zuhrī. Cette opinion est par ailleurs attribuée au Médinois Rabīʿa al-Ra’y dans Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 171 ; cf. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 421. Sur la position des mālikites, voir aussi Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 172 ; F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 145-146 ; P. Scholz, « Legal Practice in the Malikite Law of Procedure », al-Qanṭara, 20, 1999, p. 429. 505. Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār, op. cit., VI, p. 31. 506. Ils préconisent alors de ne prendre en considération que ce qu’ils affirment spontanément en premier, et non ce qu’ils pourraient dire dans un second temps. Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 424-425.

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mais à condition que les dépositions concordent en tout point – sinon il est nécessaire d’attendre qu’ils aient atteint leur majorité et de les réinterroger alors507. Les controverses quant au témoignage des garçons impubères ne semblent pas s’être développées avant le début du viiie siècle. Contrairement aux tendances du fiqh classique, qui le rejette majoritairement – à l’exception, mais avec certaines restrictions, des mālikites, des imamites et des ibāḍites –, les premières positions connues pointent vers une acceptation quasi généralisée de leur parole en justice508. Au Hedjaz, l’opinion la plus ancienne est attribuée au calife Ibn alZubayr (r. 63-73/683-692)509, autorité dont Mālik se réclame d’ailleurs dans son Muwaṭṭa’510. Alors que Mālik attribue à Ibn al-Zubayr les mêmes restrictions que lui – i.e. la limitation de leur témoignage aux coups et blessures511 –, les traditions que rapportent ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī et Ibn Abī Šayba à ce sujet suggèrent que le témoignage des mineurs était à l’origine plus ouvert. Selon la version de ʿAbd al-Razzāq, le calife aurait choisi d’accepter leurs dépositions et décidé qu’ils soient crus « à condition qu’ils aient compris ce qu’ils avaient vu, et que quelqu’un d’autre ait transmis leur témoignage512 ». Ibn Ḥazm rapporte une variante selon laquelle Ibn al-Zubayr aurait déclaré : « Si l’on amène [des témoins mineurs] en cas de malheur (muṣība), leur témoignage est autorisé513. » Ibn Abī Mulayka, cadi d’Ibn al-Zubayr à La Mecque, aurait affirmé que les cadis précédents avaient toujours agi de la sorte514 – ou, selon la version d’Ibn Ḥazm, que les cadis appliquèrent l’instruction du calife et acceptèrent le témoignage des mineurs dans des cas spécifiques515.

507. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 110, 115-116 ; id., alMudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 96, 103-104. 508. Voir J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 218. 509. Voir H. A. R. Gibb, « ʿAbd Allāh b. al-Zubayr », EI2, I, p. 54. 510. Voir supra. 511. Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), éd. Maʿrūf, II, p. 269. Cette restriction provient peut-être d’une autre tradition mentionnée par ʿAbd al-Razzāq à propos d’Ibn al-Zubayr, dans laquelle il aurait affirmé : « Si l’on amène [les mineurs] en cas de malheur (muṣība), leur témoignage est autorisé. » ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 349. 512. Ibid., p. 348. Voir Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 333. 513. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 420. 514. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 348-349. Voir Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 333 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 170. ʿAbd al-Razzāq rapporte plus loin une tradition d’après laquelle le calife Marwān b. al-Ḥakam aurait été le premier à autoriser le témoignage des mineurs, alors que celui-ci n’était pas accepté auparant (ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 351). On peut néanmoins se demander dans quelle mesure il ne s’agit pas d’une contre-tradition défendant l’interdiction du témoignage des mineurs (interdiction conforme à la doctrine ḥanafite) et faisant de son acceptation une bidʿa omeyyade. 515. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 420.

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Si aucune tradition n’a survécu à ce sujet pour la Syrie ni pour l’Égypte du viie siècle, il en va différemment à propos de l’Irak. À Baṣra, on relate que ʿAmīra b. Yaṯribī (en poste de 40/660 à 45/665) vérifiait (istaṯbata) le témoignage des jeunes garçons516 ; au début du viiie siècle, Ibn Sīrīn y tenait encore cette position, puisqu’il aurait affirmé que « l’on couche par écrit le témoignage des mineurs et on le vérifie517 ». À Kūfa, Šurayḥ est supposé s’être appuyé sur la parole d’enfants518. Certains récits tentent de limiter son acceptation à des cas spécifiques (dents cassées, blessures ouvertes ; témoignages relatifs aux mineurs eux-mêmes, à l’exclusion des adultes519), d’autres évoquent la nécessité de « vérifier » de tels témoignages comme dans la tradition baṣrienne520, ou encore d’attendre confirmation de leurs déclarations une fois qu’ils ont atteint l’âge de raison521. Un récit transmis par al-Šaʿbī affirme que le cadi Masrūq b. al-Aǧdaʿ (en poste c. 50/670) rendit une fois un jugement sur la base de la déposition de jeunes garçons522. La tradition islamique préserve donc l’image d’un viie siècle qui agréait le témoignage des mineurs – avec certaines restrictions –, y compris dans un Irak qui rejeta plus tard cette position. À Kūfa, l’acceptation semble toujours de mise dans la première moitié du viiie siècle : le cadi al-Šaʿbī (en poste de 99/717-8 à 102/720-1) y aurait été favorable pour des cas n’impliquant que des mineurs et aurait interrogé chaque année les jeunes témoins afin de vérifier qu’ils ne changeaient pas leurs dépositions523. Muḥārib b. Diṯār (en poste vers 110/728) demandait également confirmation des témoignages à la majorité des témoins524. À la fin de la période omeyyade, le cadi Ibn Abī Laylā faisait coucher par écrit la déposition des mineurs et, une fois qu’ils avaient atteint leur majorité, leur demandait de la confirmer ; il l’entérinait alors, ou n’en tenait pas compte si les intéressés se rétractaient525. Même Ibrāhīm al-Naḫaʿī (m. c. 96/714), souvent regardé comme 516. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 291. 517. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 334. 518. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 349-350 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 335 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 270, 308, 313. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 421 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 171. 519. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 351 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 313. 520. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 308. 521. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 350 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 334-335. 522. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 420. 523. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 349. 524. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 32. 525. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 335. Selon al-Ṭaḥāwī, Ibn Abī Laylā n’acceptait néanmoins que le témoignage des mineurs à l’encontre d’autres mineurs. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 337. Ibn Ḥazm rapporte pour sa part qu’Ibn Abī Laylā aurait encore été favorable au témoignage des mineurs, quel que fût l’objet du litige. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 421.

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représentatif de la tradition kūfiote qui donna naissance au ḥanafisme, aurait accepté la déposition des enfants dans des affaires entre mineurs526. À Baṣra aussi, Iyās b. Muʿāwiya (en poste de 95/713-4 à 101/719-20) aurait encore été favorable au témoignage des enfants527. Il semble cependant que l’agrément des mineurs ait commencé à être remis en question dès la première moitié du viiie siècle. À Médine, le sujet suscitait manifestement des interrogations quand le cadi Salama b. ʿAbd Allāh al-Maḫzūmī (en poste de 101/720 à 104/722-3 ?), confronté au témoignage de jeunes garçons, envoya interroger deux savants sur la conduite à tenir. Ces derniers lui recommandèrent d’entériner leurs dépositions à condition que les garçons « commencent à avoir du poil [au menton] » (iḏā anbata l-šaʿr)528, restreignant ainsi cette faculté de témoigner aux adolescents proches de la puberté. Selon Ibn Ḥazm, les juristes médinois Ibn al-Musayyab (m. 94/713) et al-Zuhrī (m. 124/742) préconisaient d’accepter le témoignage des mineurs si celui-ci était renforcé par le serment du demandeur, et à condition qu’ils ne se soient pas encore dispersés529 ; le cadi Abū Bakr b. Muḥammad (en poste à Médine de 87/706 ? à 96/714-5 ?) aurait restreint le témoignage des enfants aux affaires qui les opposaient entre eux, à condition qu’ils ne se fussent pas dispersés530. Vers la même époque, le juriste syrien Makḥūl (m. 112/730) aurait préconisé de ne pas entendre les moins de quinze ans531. Dans l’Égypte des années 120/738, le cadi Ḫayr b. Nuʿaym acceptait la parole des impubères « pour les cas de blessures intervenues entre eux532 » – opinion conforme à la doctrine médinoise/mālikite classique. Les traditions relatives à Šurayḥ reflètent, peut-être, une restriction progressive du témoignage des mineurs à Kūfa – ou, en tout cas, des discussions sur les circonstances de sa prise en considération. Ibn Ḥazm rapporte des traditions d’origine baṣrienne (transmises d’après Qatāda < al-Ḥasan al-Baṣrī) selon lesquelles ʿAlī b. Abī Ṭālib et Muʿāwiya autorisaient leurs dépositions contre d’autres mineurs533, ce qui semble avoir aussi correspondu à l’opinion de ʿAṭā’ 526. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 332. 527. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 337. Wakīʿ affirme pourtant le contraire, mais peut-être s’agit-il d’une erreur de scribe ou d’édition. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 330. 528. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 334 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 148. 529. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 420. La procédure faisant appel au serment du demandeur en plus de la déposition des mineurs est également attribuée à ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 421. 530. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 421. 531. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 333. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 421, où l’auteur interprète que Makḥūl est univoquement hostile au témoignage des mineurs. 532. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 351. 533. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 420.

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b. Abī Rabāḥ (m. c. 114/732)534. Certains Kūfiotes semblent ne l’avoir rejeté en bloc qu’à la fin de l’époque omeyyade. C’est ce qu’aurait fait le cadi ʿAbd Allāh b. Šubruma (en poste de 120/738 à 121/739)535, à la suite de quoi toute référence à la déposition d’un mineur semble disparaître à Kūfa. Le témoignage des mineurs semble ainsi avoir été généralement accepté dans la pratique judiciaire pendant la plus grande partie de l’époque omeyyade. Les différences observables entre le Hedjaz et l’Irak sont peu importantes en la matière. Sans être remis en cause en bloc, le sujet commença à faire l’objet d’interrogations au début du viiie siècle. Tandis que certains, à Kūfa, à Médine ou en Syrie, le circonscrivaient à une série de situations où un tel témoignage était indispensable (surtout le cas, que l’on distingue en toile de fond, d’accident corporel ou de blessure lors de jeux entre enfants), certains praticiens comme al-Šaʿbī ou Ibn Abī Laylā à Kūfa définissaient des procédures permettant de n’entériner leurs dépositions qu’une fois leur majorité atteinte. Si d’aucuns rejetaient purement et simplement ce type de témoignage, cette tendance devait encore être très minoritaire, et ce n’est qu’à l’aube de la période abbasside que l’on voit un cadi de Kūfa rejeter catégoriquement la parole des mineurs536. Sur ce plan, la doctrine ḥanafite classique ne se développa donc que sur la base d’une position adoptée à Kūfa sur le tard, et sans doute minoritaire dans cette même ville.

2.2.2. Témoignage des femmes Le témoignage des femmes est sujet à controverses dans le fiqh classique. Les différents maḏhab-s acceptent généralement la parole de femmes seules – non accompagnée d’un témoin masculin – à propos d’affaires dont les hommes sont exclus, en particulier les naissances ; les divergences entre juristes concernent surtout le nombre de femmes requises pour de telles dépositions537. Les controverses 534. Ibid., p. 421. 535. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 85. Il aurait été suivi en cela par le Kūfiote Sufyān al-Ṯawrī. Voir al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 337. 536. L’expansion d’une position hostile au témoignage des mineurs aboutit sans doute à une réécriture de certaines traditions antérieures. Ainsi chez Ibn Ḥazm, plusieurs autorités de la première moitié du viiie siècle, présentées comme favorables à ce type de témoignage chez ʿAbd al-Razzāq ou Ibn Abī Šayba, se voient-elles également attribuer des opinions contraires. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 421. 537. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 346-347 ; al-Šaybānī, al-Aṣl, éd. par Muḥammad Būynūkālin, Beyrouth, Dār Ibn Ḥazm, 2012, XI, p. 520 ; Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73r ; Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 22 ; Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 655 ; al-Šāfiʿī, Kitāb alumm, op. cit., VIII, p. 117 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 399 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 161-162 ; al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 514 ; al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 427 ; al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 172, 174-175 ; ʿAbd al-ʿAzīz b. Isḥāq al-Baġdādī, Musnad al-imām Zayd, op. cit., p. 265 ; Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār, op. cit., VI, p. 31 ; Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana

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sont plus vives quand le témoignage de femmes, en compagnie d’hommes, touche d’autres situations. Les juristes excluent de manière unanime les déclarations des femmes dans des cas susceptibles d’entraîner un châtiment scripturaire (ḥadd)538. Les ḥanafites refusent leur témoignage en matière pénale, pour tout ce qui concerne les crimes tombant sous le coup du ḥadd ou du talion (qiṣāṣ), mais l’acceptent pour ce qui relève du droit civil539. Les ibāḍites ne l’excluent qu’en matière de relations sexuelles illicites (zinā’)540. Les autres écoles, en revanche, excluent aussi leur témoignage de la plupart des procès civils. Les mālikites l’acceptent lorsqu’il s’agit de la désignation d’un mandataire ou d’une succession, ou plus généralement de litiges matériels, mais l’excluent de tout ce qui concerne l’affranchissement, le divorce, le mariage, les généalogies, les liens de clientèle et le statut matrimonial (iḥṣān)541. Les šāfiʿites vont encore plus loin, l’excluant de tout ce qui n’est pas affaire financière542. Les ismāʿīliens l’acceptent dans cette dernière catégorie, mais ni en cas de divorce ni au pénal543, et les zaydites excluent la déposition de femmes relative à un mariage, un divorce, un crime tombant sous le coup du ḥadd ou du talion544. La participation des femmes comme témoins lors de procès n’est pas documentée de façon égale pour toutes les provinces orientales des premiers siècles de l’Islam. Parmi les biographes de cadis, Wakīʿ est le seul à s’y intéresser, et encore à propos des seuls tribunaux de Kūfa et de Baṣra. Afin d’appréhender les

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540. 541.

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al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 109, 115 ; id., al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 95, 109. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 148 ; R. Peters, « Shāhid », EI2, IX, p. 207 ; S. Spectorsky, Women in Classical Islamic Law. A Survey of the Sources, Leyde, Brill, 2010, p. 193. S. Spectorsky, Women in Classical Islamic Law, op. cit., p. 192. Voir également H. Azam, « The Exclusion of Women’s Testimony in the Ḥudūd : Toward a Rethinking », dans K. Ali et al., A Jihad for Justice. Honoring the Life and Work of Amina Wadud, s. l., 48HrBooks, 2012. Al-Šaybānī, al-Aṣl, op. cit., XI, p. 519 ; id., Kitāb al-āṯār, op. cit., II, p. 556, 559-560 ; id., al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr, Karatchi, Idārat al-Qur’ān wa-l-ʿulūm al-islāmiyya, 1990, p. 392 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 345. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 147 ; R. Peters, « Shāhid », EI2, IX, p. 207 ; S. Spectorsky, Women in Classical Islamic Law, op. cit., p. 194. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 109 ; id., al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 95, 103. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73r, 73v ; Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 25 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 345-346 ; Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 654. Voir également P. Scholz, « Legal Practice… », art. cité, p. 429. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, III, p. 345-346. Voir R. Peters, « Shāhid », EI2, IX, p. 207. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 514. Les imamites ont des positions assez fluctuantes sur le sujet. Ainsi al-Ṭūsī adopte une position assez proche de celle des ḥanafites (al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 172), tandis que plus tôt al-Kulaynī rapportait des opinions plus conformes à celles des ismāʿīliens (Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 426-427). ʿAbd al-ʿAzīz b. Isḥāq al-Baġdādī, Musnad al-imām Zayd, op. cit., p. 268, 301.

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éventuelles distinctions régionales du rôle alloué aux femmes, il est donc nécessaire de prendre en compte plus que nous ne l’avons fait jusqu’à présent la position théorique de juristes non praticiens de la judicature. Le chapitre que ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿāni consacre au témoignage des femmes en compagnie de témoins masculins suggère que leur rôle fit l’objet de discussions dans la première moitié du viiie siècle. Quinze des dix-sept traditions rapportées par l’auteur évoquent l’opinion d’un Successeur ou d’un Successeur de Successeur actif à cette époque. Les tendances du fiqh classique commencent déjà à s’y dessiner. À Médine, al-Zuhrī (m. 124/742) se prononçait contre le témoignage des femmes tant pour ce qui relevait des ḥudūd qu’en matière de mariage et de divorce – mais il acceptait peut-être encore leur déposition à propos d’un testament ou d’un meurtre545. En Syrie, Makḥūl (m. 112/730) n’acceptait la parole des femmes qu’en matière de dette546 – position qui peut être rapprochée de celle d’al-Šāfiʿī plus tard. À Kūfa, le cadi al-Šaʿbī (en poste de 99/717-8 à 102/720-1) l’autorisait pour des affaires de mariage et de divorce – selon lui, Šurayḥ l’acceptait également pour un affranchissement –, mais l’interdisait pour ce qui relevait des ḥudūd547. Pour autant, les lignes de démarcation ne sont pas aussi tranchées que ce que la théorie des anciennes écoles régionales pourrait laisser croire. À Kūfa, la position d’al-Šaʿbī était concurrencée par celle attribuée à Ibrāhīm al-Naḫaʿī (m. c. 96/714), qui aurait refusé le témoignage des femmes en matière de mariage, de divorce et de crime sujet au ḥadd548 – mais l’acceptait néanmoins en cas d’affranchissement, de dette et de testament549 – et se rapprochait ainsi de la position médinoise ; il en allait de même à Baṣra, où al-Ḥasan al-Baṣrī et Qatāda b. Diʿāma (m. c. 117/735) refusaient leur témoignage dans ces types d’affaires550. L’Arabie était elle aussi partagée : alors que les Médinois tendaient à exclure les femmes dans nombre de procès civils, les Mecquois leur accordaient un rôle plus large encore que les Kūfiotes les plus ouverts. Le Yéménite Ṭāwūs b. Kaysān (m. 106/724)551 agréait la parole des femmes en toutes circonstances, 545. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 329, 331. 546. Ibid., p. 330. Voir aussi Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 657 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 396 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 152. 547. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 329, 331, 332. Voir également Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 658. 548. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 329, 330. Voir aussi Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., IX, p. 403 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 397. 549. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 657 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 397. 550. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 329 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 330 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 397. 551. Sur ce personnage, voir al-Rāzī, Ta’rīḫ Madīnat Ṣanʿā’, éd. par Ḥusayn b. ʿAbd Allāh al-ʿUmarī, Beyrouth/Damas, Dār al-fikr al-muʿāṣir-Dār al-fikr, 1989, p. 356 et suiv. ; Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., III, p. 224.

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à l’exception des cas de fornication (zinā’), et le Mecquois ʿAṭā’ b. Abī Rabāḥ (m. c. 114/732)552 l’acceptait même dans ce dernier cas553. La Mecque et le sud de la péninsule Arabique se distinguaient donc du reste de l’Orient en la matière, peut-être pour des raisons liées à la place traditionnelle des femmes dans leurs sociétés. La démarcation opposait plutôt un axe La Mecque-Kūfa (une partie seulement), qui tendait vers l’acceptation des femmes, et un axe Médine-Syrie qui tendait à les exclure ; entre les deux, une tendance commune Baṣra-Kūfa (une autre partie) les excluait plus que les premiers, mais moins que les derniers. Les exemples judiciaires qui ont survécu pour Kūfa et Baṣra tendent surtout à justifier les positions doctrinales de la première moitié du viiie siècle, ou à les illustrer. À Kūfa, Šurayḥ aurait agréé quatre femmes témoignant qu’une cinquième avait eu ses menstruations pendant sa retraite de continence (ʿidda)554 ; il aurait aussi accepté le témoignage de femmes relatif au premier cri (istihlāl) d’un nouveau-né555. Ces deux traditions placent ainsi sous son autorité la capacité des femmes à témoigner pour des affaires proprement féminines, capacité reconnue par tous les maḏhab-s classiques. Šurayḥ aurait aussi accepté la déposition de quatre femmes en faveur d’une divorcée qui revendiquait le mobilier du domicile conjugal556 – la capacité des femmes à témoigner à propos de biens matériels faisant aussi l’objet d’un quasi-consensus dans le fiqh classique. Un dernier récit décrit Šurayḥ tranchant d’après la déposition d’une femme, mais avec l’accord explicite des parties en litige557. Ces deux derniers ḫabar-s sont rapportés par le Baṣrien Ibn Sīrīn, ce qui renforce l’impression que les traditions concernant Šurayḥ et le témoignage des femmes tendent à illustrer/justifier le terrain d’entente commun entre Kūfiotes et Baṣriens. Le seul cas kūfiote ayant une apparence plus « historique » concerne Ibn Šubruma, à la fin de l’époque omeyyade : ce cadi aurait entériné la déposition d’une femme concernant une répudiation558. Le témoignage des femmes à ce propos ne faisait pas l’objet d’un consensus à Kūfa, comme nous l’avons vu plus haut, et cette prise de position judiciaire atteste peut-être une évolution vers une 552. Voir al-Rāzī, Ta’rīḫ Madīnat Ṣanʿā’, op. cit., p. 398 et suiv. ; Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., IV, p. 235 ; H. Motzki, « The Muṣannaf of ʿAbd al-Razzāq », art. cité, p. 12 ; id., The Origins of Islamic Jurisprudence. Meccan Fiqh before the Classical Schools, trad. de l’allemand par Marion H. Katz, Leyde/Boston/Cologne, Brill, 2002, p. 246 et suiv. 553. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 331 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 397 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, éd. par Muḥammad Ǧamīl Ġāzī, op. cit., p. 224. 554. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 194. 555. Ibid., p. 234. Dans un autre ḫabar, il n’aurait pas tenu compte de témoignages de femmes attestant qu’un nouveau-né avait bougé, mais non qu’il avait poussé un cri. Ibid., p. 280. 556. Ibid., p. 349. 557. Ibid., p. 359. 558. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 74.

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position kūfiote plus tranchée en faveur du témoignage des femmes dans ce type d’affaires – position qui fut ensuite reprise par l’école ḥanafite. Les quelques indices préservés à propos des cadis baṣriens reflètent des pratiques ambivalentes, oscillant entre une tradition kūfiote « ouverte » et des traditions baṣriennes et médinoises plus « fermées » au témoignage des femmes : Ibn Uḏayna (en poste à Baṣra de 83/702 à 95/713-4) aurait accepté la déposition d’une femme relative à une généalogie (dans un cas de succession) – appliquant ainsi une instruction du calife ʿAbd al-Malik559. Quelques années plus tard, Iyās b. Muʿāwiya aurait voulu accepter les déclarations de femmes dans une affaire de divorce ; il aurait néanmoins été contraint de les rejeter suite aux instructions contraires du gouverneur de Baṣra – qui aurait suivi en cela l’avis des Baṣriens Qatāda et al-Ḥasan al-Baṣrī –, puis du calife ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz560. Selon al-Balāḏurī, le calife aurait envoyé au gouverneur de Baṣra une lettre l’invitant à ne pas accepter le témoignage de femmes seules561. L’image assez confuse qu’offrent les sources à ce sujet permet difficilement de retracer des évolutions franches ou des distinctions régionales prononcées562. Tout au plus constate-t-on l’important foisonnement d’opinions qui fleurirent dans la première moitié du viiie siècle, tant en Irak qu’en Arabie. On ignore tout de la manière dont le témoignage des femmes était perçu au viie siècle ; aussi estil impossible de dire si la multiplicité des avis tendit à restreindre ou au contraire à élargir la capacité des femmes à témoigner. Rien n’indique que l’exception mecquoise reflète un stade plus archaïque, et il est probable qu’avec la constitution des écoles juridiques classiques au ixe siècle cette exception disparut. Il faut néanmoins remarquer qu’au milieu de ce foisonnement, il revint parfois au pouvoir politique de trancher, notamment à Baṣra. Est-ce parce que les controverses, y compris au sein d’une même ville (tout particulièrement en Irak), risquaient de paralyser l’institution judiciaire ou de nuire à sa crédibilité ? Il apparaît en tout cas que lors de dissensions, l’arbitrage pouvait revenir au pouvoir investi, en dernier lieu, de l’autorité judiciaire suprême. Au-delà de ces divergences pléthoriques, les autorités de la période omeyyade étaient peut-être divisées en deux tendances principales : l’une, majoritaire et représentée dans toutes les grandes villes, acceptait que des femmes puissent témoigner seules, sans qu’aucun témoin masculin ne se joigne à elles – il restait ensuite à déterminer dans quel cas. Une autre opinion, peu représentée dans les sources qui nous sont parvenues, semble en revanche rejeter tout témoignage de femmes qui ne serait pas confirmé par un homme au moins. Une tradition transmise par Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā (Médinois, m. c. 184/800) < 559. 560. 561. 562.

Ibid., I, p. 305. Ibid., p. 330. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., VIII, p. 158. Le caractère confus de cette image est encore renforcé par la lecture d’Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 296-297.

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Ibn Ḍamīra (m. ?), et rapportée par Ibn Ḥazm, fait déclarer au calife ʿAlī : « Le témoignage de femmes seules (baḥtan, litt. “sans mélange”) n’est pas autorisé ; il est nécessaire qu’il y ait un homme avec elles563. » Selon une autre, rapportée par ʿAbd al-Razzāq, le calife ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz aurait affirmé que « le témoignage des femmes n’est pas autorisé s’il n’y a pas d’homme avec elles564 ». Ces traditions peut-être d’origine médinoise, mais allant plus loin que la simple réticence généralement attribuée aux juristes locaux, restent ambiguës : ont-elles une portée générale ou doivent-elles être lues dans le contexte de discussions portant sur un type de litige particulier ? ʿAbd al-Razzāq rapporte aussi la tradition remontant à ʿAlī ; mais alors que pour Ibn Ḥazm les dires du calife ont un sens général, chez ʿAbd al-Razzāq ils ne s’appliquent qu’aux « affaires d’argent » (f ī dirham)565. S’il convient de ne pas surinterpréter ces deux traditions, des traces de l’interdiction absolue faite aux femmes de témoigner survivent dans le droit égyptien du début du ixe siècle. Dans al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, Ibn ʿAbd al-Ḥakam (m. 214/829) affirme qu’« il n’est pas autorisé de déclarer des femmes honorables » (lā yaǧūz taʿdīl al-nisā’), et que « seuls les hommes peuvent être déclarés honorables »566. Certes, il ne dit pas que la parole des femmes est rejetée dans l’absolu : un peu plus loin il détaille les cas où elle n’est pas autorisée, ce qui implique qu’elle l’est dans d’autres cas. Mais en leur refusant l’attribut d’honorabilité, il les écarte de fait de la procédure. Posons donc comme hypothèse que les traditions susmentionnées reflètent bien l’existence d’une tendance opposée au témoignage des femmes dans l’absolu. On pourrait alors se demander si cette position ne fut pas un temps adoptée de manière officielle par le pouvoir Omeyyade – au moins par le calife ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, qui aurait poussé jusqu’au bout une tendance présente à Médine. Dès lors, la grande quantité d’opinions contraires – déclinées avec une large palette de nuances – pourrait refléter la réaction de savants qui acceptaient de manière quasi unanime le principe selon lequel les femmes pouvaient témoigner seules en certaines circonstances. Même si cette hypothèse reste fragile, les traditions remontant à l’époque omeyyade n’en gardent pas moins une grande ambiguïté : les opinions attribuées aux divers savants du monde islamique précisent rarement si elles s’appliquent au témoignage des femmes seules ou accompagnées d’un homme. Cette ambiguïté était assez criante pour que les savants de la période abbasside prissent soin de préciser, à chaque fois, de quelle situation ils parlaient. Ainsi les nombreux avis remontant à la seconde moitié du viiie siècle (ceux de Sufyān al-Ṯawrī, ʿUṯmān al-Battī, al-Ḥasan b. Ḥayy, Ibn Abī Laylā, al-Layṯ b. Saʿd, Abū Ḥanīfa, etc.) et qu’Ibn Ḥazm collecte dans al-Muḥallā font usage 563. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 396 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, éd. par Muḥammad Ǧamīl Ġāzī, op. cit., p. 223. 564. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 332. 565. Ibid. 566. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73r.

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d’une terminologie inédite dans les traditions plus anciennes : lorsque leurs opinions s’appliquent au témoignage de femmes « seules » (munfaridāt), Ibn Ḥazm le mentionne de manière systématique567.

2.2.3. Témoignage de l’esclave Le témoignage des esclaves est rejeté par la grande majorité des juristes sunnites de l’époque classique, aussi bien ḥanafites que mālikites et šāfiʿites568. L’école ḥanbalite constitue la principale exception, Aḥmad b. Ḥanbal étant réputé avoir agréé l’esclave honorable569. Pour les imamites, la condition d’esclave n’empêche point de témoigner570, et les ismāʿīliens comme les zaydites acceptent la déposition de l’esclave honorable tant qu’elle ne concerne pas son maître571. Si l’on exclut l’école ḥanbalite, de formation tardive par rapport à l’époque qui nous préoccupe, l’image qui prédomine dans le fiqh sunnite du iiie/ixe et du début du ive/ xe siècle est celle d’un rejet du témoignage servile. Or cette position semble l’avoir emporté relativement tard (avant d’être remise en question par les ḥanbalites), au terme de débats qui, toujours dans la première moitié du viiie siècle, marginalisèrent des pratiques antérieures. Le Muṣannaf d’Ibn Abī Šayba préserve la trace d’anciennes divergences. Un récit relatif au Compagnon Anas b. Mālik (actif à Baṣra, m. c. 89/711)572 lui prête une posture favorable au témoignage des esclaves, et le Kūfiote Ibrāhīm al-Naḫaʿī (m. c. 96/714) aurait gardé le souvenir de la prise en compte de leur parole en cas de litiges mineurs573. Plusieurs traditions affirment que Šurayḥ acceptait celle 567. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 398-399. 568. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73v ; al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 116 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 401, 410 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 335 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 335-336. Voir R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 212. 569. Al-Marwazī, Masā’il al-Imām Aḥmad b. Ḥanbal wa-Isḥāq b. Rāhawayh, Médine, al-Ǧāmiʿa al-islāmiyya, 2004, VIII, p. 4104 ; Ibn Qudāma, al-Muġnī, éd. par ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Muḥsin al-Turkī et ʿAbd al-Fattāḥ Muḥammad al-Ḥulw, Riyad, ʿĀlam al-kutub, 1986, XIV, p. 185 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 165-166. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 134. Signalons que le ẓāhirite Ibn Ḥazm accepte également le témoignage de l’esclave. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 412. 570. Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 421, 425 ; al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 217. 571. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 510 ; Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār, op. cit., VI, p. 58. 572. Voir A. J. Wensinck, J. Robson, « Anas b. Mālik », EI2, I, p. 482. 573. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 192. Voir al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 335 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 413 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 168. Il semble plus généralement que la responsabilité légale des esclaves ait été considérée à l’origine comme plus importante que dans le fiqh classique. Des cadis médinois infligèrent ainsi le ḥadd à des esclaves à la fin du viie et au début du viiie siècle (Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 127, 139). Ibn Qayyim al-Ǧawziyya,

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des esclaves574, et à la fin de la période omeyyade, Ibn Šubruma s’y serait encore montré favorable575. C’est à Baṣra que la parole des esclaves demeura le plus longtemps regardée sous un jour favorable : Muḥammad b. Sīrīn (m. 110/729) en défendait l’usage576, conforme selon Ibn Ḥazm à la pratique du cadi baṣrien Zurāra b. Awfā (en poste de 45/665 ? à 55/675)577. Au début de l’époque abbasside, le juriste baṣrien al-Battī (m. 143/760-1)578 l’admettait encore si l’esclave témoignait en faveur de toute autre personne que son maître579. Le témoignage des esclaves semble véritablement remis en cause dans la première moitié du viiie siècle. Chez Ibn Abī Šayba, une interdiction totale est surtout associée aux Mecquois, notamment à ʿAṭā’ b. Abī Rabāḥ (m. c. 114/732) – certaines traditions lui faisant attribuer, sans doute de manière fictive, cette interdiction à Ibn ʿAbbās580. Le Syrien Makḥūl se serait aussi prononcé contre581. Il semble que les pratiques aient évolué dans le même sens à Kūfa au début du viiie siècle. Bien qu’il soit considéré comme un des rapporteurs de l’opinion positive de Šurayḥ à cet égard, le cadi al-Šaʿbī (en poste de 99/717-8 à 102/7201) aurait rejeté le témoignage des esclaves582. Dans la Baṣra de la même époque, Iyās b. Muʿāwiya n’accepta la déposition d’un esclave qu’à condition qu’il fût

574. 575. 576. 577. 578.

579.

580.

581. 582.

qui cite la tradition remontant à Anas b. Mālik (ce dernier aurait dit : « Je ne connais personne qui ait rejeté le témoignage de l’esclave »), en déduit l’existence d’un ancien consensus (que l’auteur fait remonter à la génération des Compagnons) sur la capacité de l’esclave en cette matière. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 166. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 192-193 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 413. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 335. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 413. Ibid., p. 413. Sur al-Battī, voir J. van Ess, Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra. Eine Geschichte des religiösen Denkens im frühen Islam, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1991-1997, II, p. 146 et suiv. ; Chr. Melchert, The Formation…, op. cit., p. 41 ; N. Tsafrir, The History of an Islamic School of Law. The Early Spread of Hanafism, Cambridge, Harvard University Press, 2004, p. 31. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 335. Dans une tradition dont la transmission est attribuée au Baṣrien Ibn Sīrīn, Šurayḥ est dit avoir refusé la déposition des esclaves en faveur de leur maître, ce qui laisse supposer qu’elle est valable quand leurs maîtres ne sont pas concernés. Cette opinion rejoint celle d’al-Battī. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 357-358. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 413. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 193-194. Notons toutefois qu’Ibn Qayyim al-Ǧawziyya prête à ʿAṭā’ l’acceptation du témoignage des esclaves. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 168. Voir également Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 413. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 193. Voir aussi Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 412. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 194. Peut-être faut-il dater de cette époque la mise en circulation de traditions affirmant que Šurayḥ n’acceptait pas le témoignage des esclaves (voir par exemple Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 290) ? Le rejet du témoignage de l’esclave par al-Šaʿbī est néanmoins controversé : Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, qui tente de

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auparavant affranchi par sa maîtresse583. Dans la seconde moitié du viiie siècle, le Kūfiote Sufyān al-Ṯawrī (m. 161/778) niait la capacité de l’esclave à témoigner584. Ces quelques indications suggèrent qu’avant d’être interdit par la plupart des écoles juridiques sunnites, le témoignage des esclaves était pris en considération, au moins en Irak (Kūfa et Baṣra). Ce n’est que dans la première moitié du viiie siècle que des débats entre savants aboutirent à son rejet : peut-être, dans un premier temps, fut-il limité à des affaires mineures, avant d’être complètement interdit. Il fallut en tout cas attendre la fin de la période omeyyade ou le début de l’époque abbasside pour qu’il fût totalement écarté des pratiques judiciaires kūfiotes. Bien que la position des Mecquois du viie siècle soit inconnue, leur association particulière à ce rejet chez les traditionnistes de la fin du viiie siècle laisse penser que des controverses entre Irakiens et gens du Hedjaz purent jouer un rôle dans cette exclusion progressive des esclaves. Quoi qu’il en soit, au début du ixe siècle, al-Šāfiʿī considérait encore que le rejet du témoignage de l’esclave n’était pas fondé sur une règle coranique explicite, mais était simple question d’interprétation (huwa ta’wīl laysa bi-bayyin)585.

2.2.4. Témoignage des non-musulmans Le témoignage de non-musulmans au tribunal du cadi est abordé par le fiqh classique dans deux cas de figure : la déposition pour/contre un musulman, et celle d’adeptes d’une religion pour/contre ceux d’une autre (différente de l’islam). Examinons successivement ces deux types de situation.

• Vis-à-vis d’un musulman

Le témoignage du non-musulman (ḏimmī) pour/contre un musulman donne lieu à peu de divergences dans le fiqh classique. Il est a priori exclu de tous types d’affaire586, à l’exception éventuellement des questions successorales, dans le cas particulier où un musulman mourrait en voyage et ne pourrait faire son testament

583.

584. 585. 586.

justifier son acceptation par le maḏhab ḥanbalite, rapporte une tradition selon laquelle il y aurait été favorable. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 168. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 412. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 315-316. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya interprète cependant de manière différente d’autres propos d’Iyās et pense qu’il était favorable au témoignage des esclaves. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 168. Voir également Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 413. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 412. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 135. Voir al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 410. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 125 ; N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 295 ; A. Fattal, « How Dhimmīs were Judged in the Islamic World », dans R. Hoyland (dir.), Muslims and Others in Early Islamic Society, Aldershot, Ashgate, 2004, p. 98 ; R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 212 ; A. S. Tritton, The Caliphs and their Non-Muslim Subjects, op. cit., p. 186.

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(waṣiyya) que devant des non-musulmans. La plupart des écoles juridiques sunnites (ḥanafite, mālikite et šāfiʿite) considèrent néanmoins que même en pareille situation, le ḏimmī ne peut témoigner de ce qui concerne un musulman587. Mais les ḥanbalites, les ismāʿīliens, les imamites et une partie des ibāḍites acceptent le témoignage d’un non-musulman en matière successorale588. Si l’on en croit les sources musulmanes, qu’un ḏimmī puisse effectuer une déposition en faveur d’un musulman ou contre lui hors matière successorale semble n’avoir jamais été envisagé. Les sources syriaques laissent pourtant penser le contraire. Selon la Chronique de Zuqnīn, l’interdiction de témoigner aurait été prononcée par le calife Yazīd II (r. 101-105/720-723)589 ; d’après Michel le Syrien, elle remonterait à ʿUmar II (r. 99-101/717-720)590. Si une telle interdiction fut prononcée par décret califal, autour de l’an 720, c’est que le témoignage des ḏimmī-s vis-à-vis des musulmans était auparavant admis de facto. Le décret du calife omeyyade fit manifestement l’unanimité et les juristes musulmans ne ressentirent pas le besoin de préserver la mémoire d’une situation antérieure. Le consensus des sources islamiques cacherait ainsi une réalité plus complexe. Le cas des successions, nous venons de le voir, est le seul à susciter des divergences entre savants. La capacité des ḏimmī-s à témoigner en la matière demeura en effet une question ouverte en raison d’un verset coranique proclamant : « Quand la mort se présente à l’un de vous, deux hommes intègres, choisis parmi les vôtres (min-kum), seront appelés comme témoins au moment du testament – ou bien deux étrangers (aw āḫarāni min ġayri-kum), si vous êtes en voyage… » (5 : 106). Tout dépendait de l’interprétation donnée à l’expression min ġayrikum591. Le Tafsīr d’al-Ṭabarī (m. 310/923) recense deux explications principales : selon la première – qu’al-Ṭabarī défend –, les « étrangers » sont ici les adeptes d’autres religions ; selon la seconde, il s’agit d’individus musulmans appartenant à

587. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 339 ; Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 21 ; al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 573-574 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 408 ; Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 104. Voir A. S. Tritton, The Caliphs and their Non-Muslim Subjects, op. cit., p. 186. Ibn Ḥazm mentionne toutefois que les mālikites acceptent le témoignage de deux médecins non musulmans lorsqu’aucun médecin musulman n’est disponible. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 409. 588. Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 170-171 ; Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 182 et suiv. ; al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 513 ; al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 436 ; Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 108. Il faut également ajouter le ẓāhirite Ibn Ḥazm, qui accepte le témoignage de non-musulmans relatif à un testament à condition que les témoins complètent leur déposition par un serment. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 373. Sur cette procédure, voir infra. 589. Chronique de Zuqnīn, op. cit., p. 20/18. 590. Michel le Syrien, Chronique, éd. et trad. par J.-B. Chabot, Paris, 1899-1910, II, p. 489. Voir A. S. Tritton, The Caliphs and their Non-Muslim Subjects, op. cit., p. 186. 591. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 125-126.

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un autre quartier ou une autre tribu592. Dans cette seconde interprétation, la capacité de témoigner serait exclusivement réservée aux musulmans. Selon al-Ṭabarī, aucune de ces deux visions n’aurait prévalu sur l’autre dans la première moitié du viiie siècle. L’auteur cite à ce sujet des paroles qu’aurait prononcées al-Zuhrī : Nous n’avons entendu à propos de ce verset aucune sunna transmise d’après l’Envoyé d’Allāh – que la prière et le salut d’Allāh soient sur lui – ni d’après les Imams de la communauté (al-ʿāmma). Nous révisions parfois [l’interprétation de ce verset] avec certains de nos savants, et ceux-ci ne citaient nulle sunna connue, ni le jugement (qaḍā’) d’aucun Imam juste. Au contraire, ils exprimaient tous une opinion (ra’y) différente593.

Bien qu’al-Ṭabarī prenne lui-même position pour le témoignage des ḏimmī-s à propos du testament d’un musulman mort en voyage, son Tafsīr laisse la porte ouverte à une interprétation divergente, permettant aux principaux maḏhab-s du début du ive/xe siècle de justifier leur position commune à ce sujet. Or les sources plus anciennes reflètent une image différente. Un des premiers tafsīr-s connus, celui de Muqātil b. Sulaymān (m. 150/767), interprète univoquement l’expression min ġayri-kum dans le sens de « ceux qui appartiennent à une autre religion594 ». De surcroît, l’exégèse proposée dans les Muṣannaf-s penche majoritairement en faveur d’une interprétation religieuse, les « étrangers » étant les ḏimmī-s. Selon ʿAbd al-Razzāq, qui cite des Successeurs dont les opinions ne reposent pas exclusivement sur la compréhension du verset, les Kūfiotes (Ibrāhīm al-Naḫaʿī, Šurayḥ, al-Šaʿbī) comme les Baṣriens (Ibn Sīrīn) et les Médinois (Ibn al-Musayyab) considéraient que les non-musulmans pouvaient témoigner en pareilles circonstances595. La même vision est encore plus claire chez Ibn Abī Šayba ; la seule opinion contraire mentionnée est attribuée au Médinois al-Zuhrī, pour qui les « étrangers » font partie des héritiers du défunt596. La littérature biographique n’est pas d’un grand secours sur ce point, car les seules allusions qu’elle contient concernent Šurayḥ qui, conformément aux traditions des Muṣannaf-s, est décrit comme favorable au témoignage des

592. Al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān, op. cit., XI, p. 160-169. Voir al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 513. 593. Al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān, op. cit., XI, p. 168. 594. Muqātil b. Sulaymān, Tafsīr Muqātil b. Sulaymān, éd. par Aḥmad Farīd, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, Beyrouth, 2003, I, p. 327. 595. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 359-360. Pour les Kūfiotes, voir également Abū Yūsuf, Kitāb al-āṯār, op. cit., p. 166. Ibn al-Qāṣṣ ajoute les noms du Kūfiote Ibn Abī Laylā et du Syrien al-Awzāʿī. Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, p. 104. Voir encore Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 407-408. 596. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 610-612. Sur cette dernière interprétation, voir également al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān, op. cit., XI, p. 168.

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non-musulmans dans ce cas précis597. À l’exception, peut-être, d’al-Šaʿbī, la pratique des anciens cadis se confond avec les opinions probablement fictives qui leur sont attribuées598. Néanmoins on ne peut s’empêcher de penser, au regard des Muṣannaf-s, que le témoignage des ḏimmī-s relatif au testament d’un musulman mort en voyage était le plus souvent considéré comme valide, que ce soit en Irak ou à Médine599. Faut-il croire qu’une telle acceptation se justifiait particulièrement aux premiers temps de l’Islam ? Les conquérants musulmans formaient alors de petits îlots en pays conquis, et les risques qu’un musulman mourût loin de tout coreligionnaire à l’occasion d’un déplacement étaient réels. Ce n’est qu’après le milieu du viiie siècle, avec l’émergence des écoles juridiques classiques, qu’une opinion contraire se serait développée – tendant à attribuer des paroles opposées aux autorités du passé. L’islamisation croissante de l’arrièrepays permettait d’écarter ce cas de figure comme improbable, et de clore la barrière juridique qui séparait les musulmans de leurs voisins.

• Vis-à-vis d’autres non-musulmans

Deux positions générales se dégagent dans le fiqh classique quant aux témoignages n’impliquant pas de musulmans. 1) Les ḥanafites acceptent non seulement la déposition d’un non-musulman vis-à-vis d’un coreligionnaire, mais aussi le témoignage transconfessionnel, quelle que soit la nature de l’affaire : celui de chrétiens pour/contre un juif ou un zoroastrien, celui de juifs pour/contre un chrétien ou un zoroastrien, etc.600. Les zaydites considèrent également qu’un ḏimmī peut déposer pour/contre un autre, mais d’aucuns excluent les zoroastriens601. Les ibāḍites acceptent tous le témoignage au sein d’un même groupe confessionnel (un chrétien pour/contre un chrétien, un juif pour/contre un juif ), mais sont partagés concernant le témoignage transconfessionnel (un chrétien pour/contre un juif ou vice-versa), certains l’acceptant et d’autres non602. 2) En revanche, les mālikites, les šāfiʿites et les imamites s’opposent dans l’absolu à la déposition de ḏimmī-s vis-à-vis d’autres ḏimmī-s, qu’ils appartiennent ou non à la même confession603. Plus tard, les ḥanbalites ont les idées moins claires : la Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 281. Remarquons que le cas de figure envisagé ne devait pas se présenter tous les jours. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, IX, op. cit., p. 408. Al-Ṭaḥāwī justifie cette règle en avançant que « l’impiété (kufr) constitue une religion (milla) unique ». Al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 335. Voir également al-Shaybānī, al-Aṣl, op. cit., VII, p. 588 ; XI, p. 516 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 409. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 143. 601. Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār, op. cit., VI, p. 35. 602. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 110-111 ; id., al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 97, 107. 603. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 340. Voir aussi Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73r ; Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 21-22 ; Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 104 ; al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, 597. 598. 599. 600.

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tradition attribue à Aḥmad b. Ḥanbal une position favorable aux témoignages entre ḏimmī-s, mais al-Ḫallāl se démarque de lui en interdisant le témoignage transconfessionnel604. La position des savants d’époque omeyyade est néanmoins plus confuse, ce que remarquait déjà Ibn Qayyim al-Ǧawziyya (m. 751/1350)605. Non seulement les traditions préservées par ʿAbd al-Razzāq et Ibn Abī Šayba ne permettent de reconstituer aucune unité régionale606, mais elles attribuent à plusieurs autorités des positions contradictoires. À Médine, al-Zuhrī est tantôt favorable, tantôt hostile aux témoignages entre non-musulmans607 ; à Kūfa, al-Šaʿbī se voit également attribuer des avis opposés608. Tout se passe comme si les débats s’étaient poursuivis sous les Abbassides, lors de la formation des écoles personnelles, les partisans d’une ou l’autre des opinions ayant attribué rétroactivement à certaines autorités des postures contraires à ce que rapportait jusque-là la tradition – à moins que certains savants de l’époque omeyyade n’aient tenu un discours différent à plusieurs moments de leurs carrières. S’il semble impossible de dégager une quelconque position univoque pour un ensemble régional ou même pour un savant, une différence majeure distingue les doctrines dominantes de la période omeyyade et celles de certains maḏhab-s classiques. Les Muṣannaf-s de ʿAbd al-Razzāq et d’Ibn Abī Šayba montrent en effet que les savants de la première moitié du viiie siècle (tant en Irak qu’au Hedjaz), qu’ils acceptent ou non le témoignage transconfessionnel, autorisaient tous celui de non-musulmans pour/contre un individu de la même confession609. Al-Ṭaḥāwī cite à ce sujet le grand cadi Yaḥyā b. Akṯam (m. 242/857), qui aurait déclaré : « J’ai réuni toutes les opinions relatives à ce chapitre, et je n’ai trouvé personne, parmi les anciens, qui ait rejeté le témoignage des chrétiens les uns envers les autres, à l’exception de Rabīʿa [al-Ra’y] ; j’ai trouvé que ce dernier

604. 605. 606. 607. 608. 609.

p. 218. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 143 ; N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 295-296 ; A. Fattal, « How Dhimmīs were Judged… », art. cité, p. 100. Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 173. Le fiqh ismāʿīlien entre moins dans la nuance, se contentant d’autoriser le témoignage des non-musulmans les uns vis-à-vis des autres. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 514. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 176. Ainsi à Médine, une tradition rapporte qu’al-Zuhrī y était favorable, mais une autre que Rabīʿa al-Ra’y y était opposé (ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 357). ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 357 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 694. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 357 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 693, 694 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 415. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 356-359 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 692-696. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 410 ; J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 210.

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le rejetait, mais aussi qu’il l’entérinait610. » Et l’auteur de constater que Mālik b. Anas contredit ses propres maîtres quand il interdit le témoignage de chrétiens vis-à-vis d’autres chrétiens611. Au-delà de la confusion des sources sur ce point, et malgré les débats qui perdurèrent longtemps sur la légalité des témoignages transconfessionnels, l’ancien droit omeyyade semble avoir unanimement accepté la déposition des ḏimmī-s pour ou contre des membres de leur propre communauté. Il est dès lors possible que la pratique du cadi égyptien Ḫayr b. Nuʿaym, dans les années 120/738, soit représentative d’une jurisprudence plus largement appliquée à l’époque omeyyade : al-Kindī relate en effet que celui-ci « acceptait le témoignage du chrétien contre un chrétien, du juif contre un juif, et enquêtait sur leur honorabilité (ʿadāla) auprès de leurs coreligionnaires612 ». Cette pratique, d’ailleurs conforme à ce que l’on connaît de la position du juriste égyptien al-Layṯ b. Saʿd (m. 175/791)613, tranchait avec la doctrine plus tard développée par l’école mālikite en Égypte614. Ce n’est vraisemblablement qu’au début de la période abbasside que Mālik b. Anas et ses disciples, puis al-Šāfiʿī, exclurent complètement la possibilité de considérer honorable (ʿadl) un non-musulman, et donc de l’admettre à témoigner même vis-à-vis de ses coreligionnaires. Mais si l’on en croit la Chronique de Zuqnīn, dans la Mésopotamie de la seconde moitié du viiie siècle, le témoignage de chrétiens vis-à-vis d’autres chrétiens en cas de litiges fiscaux était toujours accepté dans la pratique615.

2.2.5. Témoignage en faveur d’un proche Le fiqh classique limite la capacité de témoigner en faveur de certains parents616. Toutes les écoles valident la parole du frère, malgré quelques restrictions chez les mālikites et les šāfiʿites si les deux frères ont trop d’intérêts en commun617. Elles sont en revanche plus réservées à l’égard du témoignage en faveur d’un ascendant/descendant et d’un conjoint. Les ḥanafites, les mālikites et les ḥanbalites 610. 611. 612. 613. 614. 615. 616. 617.

Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 341. Ibid., p. 341. Voir également Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 411. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 351. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 340. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73r. Chronique de Zuqnīn, op. cit., p. 186/154, 205/170. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 135-139. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 372. Voir également Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 21 ; Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 648 ; al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 115 ; al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVI, p. 121, 125 ; Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 184 ; Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār, op. cit., VI, p. 56 ; Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 115 ; id., al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 102.

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interdisent la déposition du conjoint618, tandis que les šāfiʿites, les ibāḍites, les imamites et les zaydites l’autorisent619. Les quatre écoles juridiques sunnites classiques rejettent à l’unanimité le témoignage du fils au profit de ses parents620, tout comme celui du père en faveur de sa descendance621. Il en va de même chez les zaydites (à quelques exceptions près)622. Les imamites acceptent en revanche le témoignage en faveur d’un ascendant ou d’un descendant623. Les ibāḍites acceptent la parole du fils au profit de son père, mais non l’inverse624. L’unanimité des juristes concernant le témoignage du frère était déjà en germe à l’époque omeyyade. À l’exception du Syrien al-Awzāʿī, qui se serait prononcé contre625, les autorités de Kūfa, Baṣra, La Mecque et Médine sont toutes réputées l’avoir accepté dans la première moitié du viiie siècle626. Dans la tradition kūfiote, Šurayḥ était considéré y avoir été favorable627. À Médine, Muḥammad b. Ṣafwān al-Ǧumaḥī (cadi après 106/724) agréait le témoignage du frère628, tout comme 618. Abū Yūsuf, Kitāb al-āṯār, op. cit., p. 162 ; al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, op. cit., II, p. 557 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 332, 335 ; Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73r ; Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 20 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 343 ; Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 105 ; al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVI, p. 122, 137 ; Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 183-184. 619. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 344 ; al-Šāfiʿī, Kitāb alumm, op. cit., VIII, p. 115 ; al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 429 ; al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 220 ; Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār, op. cit., VI, p. 56 (notons toutefois que certains zaydites acceptent le témoignage de l’époux en faveur de sa femme, mais non l’inverse) ; Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 115 ; id., al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 102, 106 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 416. Voir P. Scholz, « Legal Practice », art. cité, p. 431-432. Signalons que le ẓāhirite Ibn Ḥazm accepte le témoignage d’un individu ʿadl pour ou contre tout individu, quel que soit le degré de parenté ou de proximité qui les unit. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 415. 620. Al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, op. cit., II, p. 557 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 332, 335 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 344 ; al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVI, p. 121 ; Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 20 ; al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 114 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 407 ; Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 181. 621. Al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 332 ; al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVI, p. 121 ; Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 20 ; al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 114 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 407 ; Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 105 ; Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 181. Certains mālikites refusaient également le témoignage en faveur du gendre ou de la bru. Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 649. 622. ʿAbd al-ʿAzīz b. Isḥāq al-Baġdādī, Musnad al-imām Zayd, op. cit., p. 260 ; Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār, op. cit., VI, p. 55-56. 623. Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 429-430 ; al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 219. 624. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 115 ; id., al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 102, 106. 625. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 372. 626. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 343-344 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 477-478. 627. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 252. 628. Ibid., I, p. 169.

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le cadi Ḫayr b. Nuʿaym dans la Fusṭāṭ de la fin des Omeyyades et du début des Abbassides629. Le panel des opinions était en revanche plus nuancé en ce qui concerne la déposition du conjoint et celle des ascendants/descendants.

• Témoignage du conjoint

À Kūfa, deux positions sont attribuées à Šurayḥ : selon la première, il aurait rejeté tant le témoignage du fils pour son père que celui du père pour son fils, de la femme pour son époux ou de l’homme pour sa femme630 ; d’après une autre tradition, néanmoins, il aurait accepté celui du père pour sa fille et de l’époux pour sa femme, et celui du fils pour son père631. Cette contradiction reflète les controverses qui eurent lieu aux générations suivantes, chaque parti tentant d’attribuer à Šurayḥ sa propre position632. Dans une tradition transmise par Sufyān al-Ṯawrī633, Ibrāhīm al-Naḫaʿī (m. c. 96/714) affiche son hostilité au témoignage en faveur d’un conjoint, qu’il s’agisse d’un époux ou d’une épouse634. Les quelques traces de pratiques judiciaires existant pour Kūfa laissent cependant transparaître des opinions moins tranchées. Le cadi al-Šaʿbī (en poste de 99/717-8 à 102/720-1) rejetait la déposition de la femme au profit de son mari, mais acceptait celle du mari pour son épouse635. Il en allait de même du cadi Ibn Abī Laylā (en poste de 121/739 à 129/746-7, puis de 132/749 à 148/765-6) et de Sufyān al-Ṯawrī (m. 161/778)636. À la fin de l’époque omeyyade, Ibn Šubruma acceptait pour sa part la déposition de la femme en faveur de son mari637. À Baṣra, al-Ḥasan al-Baṣrī est réputé avoir rejeté en bloc le témoignage pour un ascendant, un descendant ou un conjoint. La tradition, rapportée par le cadi Muḥammad b. ʿAbd Allāh al-Anṣārī (en poste à Baṣra de 198/813 à 202/817-8), 629. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 351. 630. Abū Yūsuf, Kitāb al-āṯār, op. cit., p. 162 ; ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., p. 344 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 691 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 194. 631. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 344 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 692 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 276 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 416. 632. Au xie siècle, Ibn Ḥazm considère que les traditions attribuant à Šurayḥ le rejet de tels témoignages ne sont pas authentiques. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 415. 633. On pourrait suspecter Sufyān al-Ṯawrī d’avoir projeté son opinion sur Ibrāhīm al-Naḫaʿī ; Sufyān al-Ṯawrī semble néanmoins avoir été le tenant d’une opinion différente sur la question, autorisant le témoignage du mari pour sa femme et non celui de la femme pour son époux. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 343. 634. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 344 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 691. 635. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 691. Selon al-Šaybānī, al-Šaʿbī aurait au contraire condamné aussi bien le témoignage de l’épouse pour son mari que celui du mari pour son épouse. Al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, op. cit., II, p. 558. 636. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 692 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 415. 637. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 80.

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le tribunal du cadi selon la tradition littéraire

pourrait néanmoins refléter l’opinion de ce dernier, et non celle des anciens savants baṣriens. En effet le juriste baṣrien al-Battī (m. 143/760-1) est connu pour avoir soutenu tous ces types de témoignage, pourvu que les témoins soient honorables638.

• Témoignage de l’ascendant et du descendant

À Kūfa, Ibrāhīm al-Naḫaʿī – ou son transmetteur, Sufyān al-Ṯawrī – était hostile au témoignage en faveur d’ascendants ou de descendants639. Le juriste et cadi al-Šaʿbī, qui refusait la déposition d’un fils pour son père, acceptait en revanche celle du père au profit de son fils640. À Baṣra également, Iyās b. Muʿāwiya est réputé avoir agréé celle d’un père641 ; en revanche al-Ḥasan al-Baṣrī aurait rejeté le témoignage du fils en faveur de son père642. Dans ce qui est probablement une tradition médinoise, ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz autorise le témoignage du fils au profit de son père – à condition qu’il soit honorable643. Le cadi Abū Bakr b. Muḥammad b. Ḥazm (en poste de c. 87/706 à c. 96/714-5) aurait agréé un tel type de déposition dans sa pratique judiciaire644, et Ibn al-Qāṣṣ se fait l’écho d’une tradition selon laquelle Mālik b. Anas aurait encore adhéré à cette opinion645.

* Ces quelques éléments permettent au moins deux conclusions. En premier lieu, le débat sur la licéité du témoignage pour un conjoint ou un ascendant/descendant fut particulièrement vif en Irak, à Baṣra et peut-être surtout à Kūfa, où les partisans des points de vue opposés projetèrent leurs avis sur la figure emblématique de Šurayḥ. Médine, en revanche, n’a pas laissé de traces de tels débats dans les grandes collections que sont les Muṣannaf-s. En second lieu, la justice mise en œuvre à Kūfa et à Médine, au moins, semble avoir été plus ouverte au témoignage des conjoints et des ascendants/descendants au viiie siècle que dans 638. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 9 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 343. 639. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 344 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 691 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 415. 640. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 691. 641. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 340. 642. Ibid., II, p. 9. 643. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 344 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 416. 644. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 692 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 144 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 416. 645. Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 105.

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les maḏhab-s ḥanafite et mālikite, supposés issus des anciennes écoles de ces villes. Ce fossé entre les pratiques primitives et la doctrine classique est d’ailleurs remarqué par Saḥnūn dans sa Mudawwana : Ibn Wahb raconte, d’après Yūnus, qu’Ibn Šihāb [al-Zuhrī] affirma : Les anciens musulmans pieux ne récusaient pas le témoignage du père pour son fils, ni celui du fils pour son père, du frère pour son frère ou du mari pour sa femme. Plus tard, les gens furent gagnés par la corruption et on les vit commettre des choses qui suscitèrent la suspicion des gouvernants (wulāt). Le témoignage des proches fut rejeté quand il paraissait suspect, comme celui du père, du fils, du mari et de l’épouse. Seules ces catégories sont suspectes jusqu’à présent646.

Cette réflexion remonte manifestement à une époque où le rejet du témoignage des conjoints, ascendants et descendants s’était solidement ancré dans la doctrine juridique. Aussi peut-on douter que le Médinois al-Zuhrī (m. 124/742), qui fut actif alors que les controverses sur l’acceptation de ces témoignages étaient encore vives – et la pratique assez ouverte à ces témoins – en soit l’auteur. Peut-être fautil croire que son transmetteur, le mālikite égyptien Ibn Wahb (m. 197/813)647, lui attribua a posteriori cette réflexion sur une évolution qui demeurait encore perceptible à la fin du viiie ou au début du ixe siècle, et sur laquelle les premiers Muṣannaf-s offrent un regard concordant. Il est ainsi possible que les opinions hostiles au témoignage de ces catégories de parents se soient développées contre des pratiques judiciaires qui leur auraient pour leur part été assez favorables – la pratique de chaque cadi demeurant toutefois susceptible de différer de celle des autres. On comprendrait alors pourquoi la fameuse lettre de ʿUmar à Abū Mūsā al-Ašʿarī, dont la réécriture n’intervint probablement pas avant la fin du viiie siècle, insiste sur la nécessité d’exclure du témoignage la parenté (qarāba) du plaideur, alors que sa lettre à Muʿāwiya, de composition plus ancienne, reste silencieuse sur ce point648. Seuls des courants marginaux de l’islam continuèrent d’agréer sans difficulté le témoignage des proches. Ainsi les ismāʿīliens acceptaient-ils celui du père pour son fils, du fils pour son père, des frères, des proches et des époux les uns envers les autres, à la seule condition qu’ils soient honorables649.

646. Ṣaḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 20. Voir également Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 415-416. 647. Sur ce savant, voir J. David-Weil, « Ibn Wahb », EI2, III, p. 963. 648. Voir R. B. Serjeant, « The Caliph ʿUmar’s Letters… », art. cité, p. 67-68. Serjeant avance pour sa part que l’interdiction du témoignage des parents s’oppose à la pratique préislamique de faire jurer des proches dans le cadre de la qasāma (ibid., p. 72). Le lien qu’il établit entre la qasāma et le témoignage semble néanmoins contestable. 649. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 509.

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2.2.6. Témoignage des infirmes : l’exemple de l’aveugle Le fiqh classique est partagé entre plusieurs tendances concernant la parole de l’aveugle. Bien que leur doctrine y soit hostile, les ḥanafites se montrent quelque peu hésitants. Le courant se réclamant d’Abū Ḥanīfa et d’al-Šaybānī rejette sans restriction le témoignage de l’aveugle ; Abū Yūsuf l’aurait généralement condamné, à moins que l’aveugle ait été pris à témoin ou ait connu ce dont il témoignait alors qu’il voyait encore650. La position de Zufar b. al-Huḏayl est quant à elle objet de contradictions : selon al-Ṭaḥāwī, il ne l’aurait accepté qu’au sujet des généalogies651 ; al-Saraḫsī, peut-être tenté de généraliser, lui fait dire que l’aveugle peut témoigner de tout ce qui ne fait appel qu’au sens de l’ouïe et ne nécessite donc pas de jouir de la vue652. Les ibāḍites n’autorisent de l’aveugle qu’un témoignage remontant à l’époque où il voyait encore, mais certains interdisent son témoignage dans l’absolu653. À l’opposé de la position générale des ḥanafites, les mālikites autorisent la déposition de l’aveugle quelle que soit la nature de l’affaire – à l’exception de l’accusation de fornication (zinā’) –, même si sa connaissance du cas remonte à un temps où il était déjà atteint de cécité654 ; les ḥanbalites et les imamites adoptent une position encore plus tranchée, autorisant sans condition le témoignage de l’aveugle655. Les šāfiʿites, de leur côté, se rapprochent de l’opinion d’Abū Yūsuf : l’aveugle ne peut témoigner de ce dont il a pris connaissance après avoir perdu la vue, mais peut le faire en ce qui concerne des événements antérieurs656. Enfin les ismāʿīliens acceptent que l’aveugle témoigne de ce qu’il a entendu et de ce qu’il sait657. La ligne de partage se fait donc entre, d’un côté, les ḥanafites et les šāfiʿites (plutôt contre, sauf exceptions), et de l’autre les mālikites, les ḥanbalites, les imamites et les ismāʿīliens (plutôt pour, sauf exceptions). 650. Al-Ṣaybānī, al-Mabsūṭ, op. cit., IV, p. 472, 516 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 332 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 337 ; Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 104 ; al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVI, p. 129. 651. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 338. 652. Al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVI, p. 129. Al-Saraḫsī critique cette opinion, objectant que l’acte de témoigner fait lui-même appel au sens de la vue puisqu’il convient de montrer l’objet du litige ainsi que les plaideurs en faveur de/contre qui le témoignage est porté. Sur la position des ḥanafites, voir aussi F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 152-153. 653. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 106. 654. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 336. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 152. 655. Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 438 ; Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 178179. Telle est également l’opinion du ẓāhirite Ibn Ḥazm. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 433. 656. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 113 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 400 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 336 ; Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 103-104 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 433. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 153. 657. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 509-510.

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La position des « anciennes écoles » à ce sujet apparaît sous un jour très différent. Le handicap de la cécité ne semblait pas une entrave au témoignage, de même qu’il n’empêchait pas d’exercer des fonctions religieuses comme la direction de la prière658. Dans leurs Muṣannaf-s, ʿAbd al-Razzāq et Ibn Abī Šayba citent presque exclusivement des traditions favorables au témoignage des aveugles. ʿAṭā’ b. Abī Rabāḥ (m. 114/732 ; La Mecque)659, al-Zuhrī et al-Qāsim b. Muḥammad660 (Médine)661, al-Šaʿbī et Ibn Abī Laylā (Kūfa)662 auraient tous défendu cette position. Al-Šaʿbī et Ibn Abī Laylā, tous deux cadis de Kūfa, auraient ainsi mis en pratique une opinion que la tradition fait remonter à Šurayḥ663. Les seuls avis opposés apparaissent à cette époque à Baṣra. Al-Ḥasan al-Baṣrī (cadi en 99/717-8) aurait accepté la déposition d’un aveugle relative à ce qu’il avait vu avant d’être atteint de cécité664 – position plus tard reprise par Abū Yūsuf et al-Šāfiʿī ; un autre récit, en revanche, déclare qu’il rejetait en bloc le témoignage des aveugles665. Une réticence similaire transparaît dans la pratique judiciaire : alors que ʿĀmir b. ʿUbayda al-Bāhilī (en poste à Baṣra de 120/738 à 126/744) autorisa la déposition d’un aveugle qui rapportait celle d’un tiers666, Iyās b. Muʿāwiya (en poste de 95/713-4 à 101/719-20) n’aurait pas été favorable au témoignage des aveugles. Selon un ḫabar, il aurait refusé d’entendre Qatāda b. Diʿāma (m. c. 117/735), qui était non voyant667 ; selon un autre il aurait entériné sa parole malgré ses réticences, parce qu’il connaissait bien le témoin, mais lui aurait demandé de s’abstenir désormais de toute déposition en justice668. Une fois encore, les divergences régionales constatées à la période omeyyade ne recoupent pas les clivages entre maḏhab-s classiques supposés dériver des anciennes écoles. L’hostilité des ḥanafites à l’égard du témoignage des aveugles n’a pas de racines visibles à Kūfa. Al-Ṭaḥāwī et al-Ǧaššāṣ l’avouent à demi-mot lorsqu’ils affirment que la position d’Abū Ḥanīfa est adoptée « par analogie (qiyās) 658. 659. 660. 661. 662.

663. 664. 665. 666. 667. 668.

Voir ce parallèle surprenant dans ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 323. Ibid. Sur ce juriste médinois (m. 107/725), voir Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., V, p. 181. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 323 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 319. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 323-324 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 319. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 433, selon qui Ibn Abī Laylā aurait aussi exprimé une opinion moins favorable, restreignant le témoignage de l’aveugle à ce dont il a pris connaissance avant sa cécité. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 318 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 251. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 318 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 433. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 324. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 42. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 319. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 433. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 340.

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avec la doctrine (qawl) d’Ibn Šubruma669 », et laissent donc supposer que telle n’était pas la doctrine explicite de ce dernier cadi. De fait, la position ḥanafite se fonda sur une classification systématique différenciant le témoignage (šahāda) de la simple transmission (ḫabar) : alors que la transmission de propos entendus sans voir le locuteur est possible dans le domaine du ḥadīṯ – ce qui justifie dans d’autres écoles la capacité de témoigner malgré la cécité –, cette transmission n’atteint pas le niveau plus restrictif du témoignage670.

* Les exemples examinés jusqu’ici prennent en compte la position du témoin dans la société : son âge, son sexe, son statut de libre ou de non-libre, son lien de parenté avec les plaideurs ou son intégrité physique. Les sondages effectués dans ces catégories « sociales » font apparaître plusieurs choses. De manière générale, le droit musulman en formation tend vers une disqualification progressive de catégories majoritairement agréées à l’origine, ce qui aboutit dans le fiqh classique à la définition d’un témoin idéal majeur, de sexe masculin et jouissant de toutes ses facultés sensorielles. Cette définition positive procède donc d’une évolution historique qui restreignit, peu à peu, la capacité de témoigner. Les traces de ce mécanisme d’exclusion remontent pour l’essentiel à la première moitié du viiie siècle, période à laquelle d’intenses débats divisèrent les savants du Proche-Orient concernant l’aptitude au témoignage. Les vestiges de ces débats dans les Muṣannaf-s laissent transparaître des clivages régionaux, ce qui tendrait à confirmer l’hypothèse d’anciennes écoles régionales défendue par Joseph Schacht. Néanmoins, ces clivages recoupent rarement des entités géographiques de grande dimension (comme l’Irak ou le Hedjaz) : l’unité « doctrinale » de base correspond avant tout à une ville. Des cités telles Kūfa et Baṣra, ou La Mecque et Médine, sont loin de toujours adopter des positions similaires, ce qui laisse penser que l’opposition entre ahl al-ʿIrāq (« Irakiens ») et ahl al-Madīna (« Médinois ») définie par al-Šāfiʿī et reprise par Schacht est une simplification projetée en arrière depuis l’époque abbasside. Il est vrai, en revanche, que les controverses furent particulièrement vives en Irak – même ʿAbd al-Razzāq, plus intéressé par les traditions de La Mecque, rapporte majoritairement les controverses irakiennes –, tant entre Kūfa et Baṣra qu’au sein de Kūfa. Les débats internes à Kūfa semblent se multiplier dans le deuxième quart du viiie siècle, avec l’apparition de courants rivaux comme ceux d’Ibn Abī Laylā, de Sufyān al-Ṯawrī et,

669. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 336. 670. Ibid., p. 336-337. Les autres écoles juridiques ont généralement un avis contraire sur ce sujet. Voir R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 205.

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probablement, d’Abū Ḥanīfa – certaines opinions nouvelles étant peut-être alors projetées sur des figures antérieures comme celle d’Ibrāhīm al-Naḫaʿī. De fait, rattacher l’école ḥanafite postérieure à l’« Irak » en général ou à Kūfa en particulier est problématique : en ce qui concerne le droit du témoignage, la doctrine qui s’épanouit dans le ḥanafisme, pour peu qu’elle ait déjà été en germe sous les Omeyyades, correspond souvent à une des positions présentes à Kūfa, voire à une opinion surtout défendue à Baṣra. De manière générale, la doctrine ḥanafite prend plutôt le contre-pied des postures et des pratiques majoritaires dans la première moitié du viiie siècle, y compris en Irak, alors que le mālikisme – et, surtout, le ḥanbalisme, dans sa démarche « traditionaliste » consistant à se fonder sur les traditions, fussent-elles celles des pieux ancêtres en l’absence de ḥadīṯ prophétique – apparaît plus dans la continuité des anciennes écoles, notamment de celle de Médine. Dans la mesure où la pratique des cadis omeyyades (pour ce que l’on en connaît) demeure souvent conforme aux opinions recensées les plus reculées, il est possible que les débats qui se multiplièrent dans la première moitié du viiie siècle soient partis de remises en cause de telles pratiques – ce qui confirmerait l’hypothèse de Joseph Schacht selon laquelle le droit musulman naquit en partie d’une réflexion sur les pratiques administratives omeyyades671. Les données réunies ici sur le témoignage corroborent accessoirement les résultats de Schacht, qui montre à propos d’autres points de droit que les anciennes écoles avaient à l’origine des positions moins variées, et que les doctrines se diversifièrent dans un second temps672. L’importante place de Kūfa et de Baṣra dans les débats de l’époque omeyyade confirme, enfin, l’hypothèse avancée par Schacht concernant la centralité des villes irakiennes dans la formation d’un droit musulman673. Il est moins sûr, en revanche, que la doctrine des Médinois représente un développement postérieur à celle des Irakiens comme Schacht le suppose674. Si le droit mālikite accuse indubitablement des changements par rapport aux opinions médinoises primitives, sa conception du témoignage reste aussi souvent dans la continuité des doctrines qui prévalaient notamment dans la Médine omeyyade. La rupture la plus prononcée avec ces anciennes doctrines est sans conteste représentée par l’école ḥanafite, et il serait plus juste de dire que le droit mālikite correspond à un repositionnement du droit médinois dans un contexte juridique bouleversé par les ḥanafites. Ce bouleversement ḥanafite semble répondre à un désir de rationalisation et de systématisation du droit qui tend à rompre avec la tradition vivante des anciennes écoles. 671. 672. 673. 674.

J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 198 et suiv. Ibid., p. 214. Ibid., p. 224. Ibid.

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2.2.7. Des critères moraux : vers une définition positive de la ʿadāla Les catégories de témoins jusqu’ici examinées furent agréées ou rejetées au terme de débats entre juristes et praticiens de la judicature. D’autres critères de recevabilité du témoignage apparurent cependant dès les premiers temps de l’Islam, dans le Coran. Celui-ci, nous l’avons vu, demande aux musulmans de s’adresser à « ceux que vous agréez comme témoins » (Coran, 2 : 282). D’autres versets qualifient les témoins agréés de ḏawī ʿadl (Coran, 5 : 106 ; 65 : 2) – des individus « justes », « équitables » –, sans pour autant définir en quoi consiste ce que les juristes postérieurs, reprenant la même racine, qualifièrent de ʿadāla. De manière négative, le rejet de certains témoins semble lié au péché (iṯm) qu’ils ont pu commettre (Coran, 5 : 107). Ces quelques éléments suffirent pour que, dès une époque reculée, les musulmans en déduisent que l’aptitude à témoigner dépendait de critères moraux et du respect d’une forme de « justice ».

• Le témoignage du qāḏif repenti

Une seule fois le Coran se montre plus précis, dans la sourate al-Nūr : « Frappez de quatre-vingts coups de fouet ceux qui accusent les femmes honnêtes sans pouvoir désigner quatre témoins ; et n’acceptez plus jamais leur témoignage : voilà ceux qui sont pervers, à l’exception de ceux qui, à la suite de cela, se repentent (tābū) et se réforment. » (Coran, 24 : 4-5) Commençons par examiner de plus près les implications historiques de cette injonction. Le témoignage de celui que le fiqh considéra coupable de qaḏf (accusation calomnieuse – ou non prouvée – de fornication) donna lieu à une réflexion théorique à l’époque omeyyade. Bien qu’il soit impossible de dater avec précision le début de cette réflexion, il est probable, compte tenu de la prescription coranique, que celle-ci émergea très tôt, dès la seconde moitié du viie siècle, voire qu’elle servit de point de départ à l’élaboration de critères de moralité permettant de définir le mauvais témoin. Cette injonction, qui pourrait paraître claire, fut en réalité très tôt considérée comme équivoque et prêta à deux interprétations opposées que l’on retrouve dans le Tafsīr d’al-Ṭabarī675. Selon la première, l’« exception » dont parle le verset 5 permet aux repentis de témoigner676 ; selon la seconde, l’exception ne se rapporte qu’à la qualification de « pervers » (fāsiqūn) – aussi comprise comme signifiant « menteurs677 » –, et leur témoignage est à jamais proscrit678. Cette divergence se retrouve dans le fiqh sunnite classique : les ḥanafites rejettent la parole du qāḏif, même repentant, après qu’il a 675. 676. 677. 678.

Al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān, op. cit., XIX, p. 102-108. Ibid., p. 102. Ibid., p. 102. Ibid., p. 105.

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été condamné au ḥadd679 ; pour les mālikites, les šāfiʿites et les ḥanbalites, le qāḏif repenti retrouve la capacité de témoigner680. Le Muṣannaf de ʿAbd al-Razzāq offre l’image d’un clivage clair, dans la première moitié du viiie siècle, entre ceux qui autorisaient le témoignage du qāḏif repenti et ceux qui l’interdisaient. D’après sa recension, les Médinois (Ibn alMusayyab et al-Zuhrī, mais aussi le cadi Abū Bakr b. Muḥammad b. Ḥazm, en poste de c. 87/706 à c. 96/714-5) auraient été favorables à leur déposition, tandis que les Kūfiotes (Šurayḥ < al-Šaʿbī, Ibrāhīm al-Naḫaʿī < al-Šaʿbī, Sufyān al-Ṯawrī) et les Baṣriens (al-Ḥasan al-Baṣrī < Qatāda) y auraient été opposés681. L’image offerte par Ibn Abī Šayba est à peine plus brouillée : si les Mecquois (ʿAṭā’ b. Abī Rabāḥ) et Yéménites (Ṭāwūs b. Kaysān) semblent univoquement accepter le témoignage des qāḏif-s repentis682, l’auteur mentionne des opinions contradictoires, en particulier à Kūfa. Tandis qu’Ibrāhīm al-Naḫaʿī, comme chez ʿAbd al-Razzāq, est considéré comme défavorable, Šurayḥ y est alternativement présenté comme favorable et défavorable683. Il est possible qu’une telle position ait été attribuée à Šurayḥ pour des raisons polémiques, lorsque les ḥanafites eurent définitivement pris parti contre le témoignage du qāḏif repenti. Plus tard, Ibn Ḥazm propose également l’image d’un milieu irakien partagé entre une tendance hostile au témoignage du qāḏif repenti, et d’autres savants tels le Kūfiote Ibn Abī Laylā (m. 148/765) et le Baṣrien al-Battī (m. 143/760-1) qui, au contraire, l’acceptaient684. 679. Al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, op. cit., II, p. 552-553 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 332 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 328 ; al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVI, p. 125. Voir Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 103 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 431 ; Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 189 ; F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 129-130. 680. Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 510 (= éd. par Maʿrūf, II, op. cit., p. 262-263) ; Saḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 23 ; al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 517 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 328 ; Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 188. Les zaydites semblent également favorables à l’acceptation du qāḏif repenti. Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār, op. cit., VI, p. 58. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 128-129. 681. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 361-364. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 146 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 431. 682. Le cas des Médinois est plus problématique. Selon Ibn Abī Šayba, Ibn Šihāb al-Zuhrī aurait été favorable à leur témoignage, mais non Ibn al-Musayyab. Les paroles de ce dernier sont néanmoins transmises par un isnād baṣrien incluant Qatāda, ce qui laisse penser à une tradition baṣrienne tentant de faire appel à l’autorité du juriste médinois. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 260. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 431. 683. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 259-260. Notons que dans le Kitāb al-āṭār d’Abū Yūsuf, les Kūfiotes Šurayḥ et al-Šaʿbī (l’opinion du premier étant sans doute une projection de celle du second) se montrent tous deux favorables au témoignage du qāḏif repenti, position contraire à la doctrine ḥanafite classique. Abū Yūsuf, Kitāb al-āṯār, op. cit., p. 163. Al-Šaybanī signale lui aussi cette opinion avant de préciser : « Ce n’est pas cette doctrine que nous suivons. » Al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, op. cit., II, p. 553. 684. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 432.

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De rares vestiges de la pratique judiciaire témoignent de tâtonnements moins clairs que l’image des anciennes doctrines véhiculée par les Muṣannaf-s. À Kūfa, Šurayḥ est alternativement présenté par Wakīʿ comme défavorable et favorable au témoignage du qāḏif repenti685. Plus significatif, le cadi Muḥārib b. Diṯār (en poste après 105/723) l’aurait accepté686, contre la doctrine qui semblait alors prédominer à Kūfa et qui s’épanouit dans le ḥanafisme. De même, alors que dans cette dernière école l’interdiction de témoignage s’étend à toute personne condamnée au ḥadd687, deux traditions rapportent que Šurayḥ aurait accepté la déposition d’anciens voleurs condamnés à l’amputation d’un ou de plusieurs membres688. Une fois encore, il est probable que la réflexion sur ce sujet se soit développée en interaction avec les pratiques judiciaires.

• Définition d’une moralité religieuse

Les traditions relatives à Šurayḥ témoignent plus généralement des tâtonnements qui présidèrent à l’acceptation ou au rejet des témoins à l’époque omeyyade. Le cadi de Kūfa aurait agréé la parole d’hommes douteux, dont on ignorait s’ils étaient ou non musulmans689. C’est que la pratique religieuse apparut rapidement comme un critère essentiel de l’aptitude au témoignage. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī cite un ḥadīṯ prophétique dans lequel Muḥammad est supposé avoir envoyé un héraut crier dans les souks que « le témoignage d’un adversaire (ḫaṣm) n’est pas autorisé, pas plus que celui du suspect (ẓanīn)690 ». À la question de savoir comment se définissait le « suspect », quelqu’un (le Prophète, son héraut ou Abū Hurayra, le premier transmetteur) répondit qu’il s’agissait de « celui qui fait l’objet d’accusations quant à sa religion » (al-muttaham f ī dīni-hi)691. Ces dits furent attribués au Prophète a posteriori : Mālik b. Anas les attribue plutôt à ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb (sans isnād)692, et une ou deux générations auparavant, al-Zuhrī aurait considéré le rejet du témoignage de l’« adversaire » et du

685. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 284. 686. Ibid., III, p. 32. 687. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 328. Il semble cependant que les ḥanafites, comme les šāfiʿites, aient autorisé leur témoignage s’ils s’étaient repentis. Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 103. Le sujet faisait l’objet de controverses entre juristes imamites. Voir al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 434-435. 688. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 288, 395. 689. Ibid., p. 381. Les témoins, qui se présentèrent en guenilles, furent soupçonnés d’être des « Kurdes ». Peut-être faut-il relier ce récit aux controverses qui animèrent les écoles juridiques classiques au sujet du témoignage des Bédouins vis-à-vis des sédentaires ? Sur cette question, voir al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 338. 690. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 320. 691. Ibid. 692. Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 510 (= éd. par Maʿrūf, op. cit., II, p. 262).

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« suspect » comme relevant d’une tradition vivante anonyme (maḍat al-sunna)693. Le lien commun de plusieurs chaînes de transmission, le cadi médinois Ṭalḥa b. ʿAbd Allāh b. ʿAwf (en poste de 60/680 à c. 64/683-4), joua peut-être un rôle dans la mise en circulation du dit (qui a toute l’apparence d’une maxime) « le témoignage d’un adversaire n’est pas autorisé, pas plus que celui du suspect694 ». Le commentaire de cette tradition, identifiant le « suspect » à « celui qui fait l’objet d’accusations quant à sa religion », ne figure que chez ʿAbd al-Razzāq, et fut manifestement ajouté par la suite. Aussi faut-il sans doute envisager deux étapes successives : dans un premier temps, le témoin « suspect » aurait été discrédité, avant que, dans un second temps, la suspicion qu’il suscitait soit plus étroitement définie selon des critères religieux. Les traditions remontant à Šurayḥ témoignent d’un effort – qui ne semble pas circonscrit à une région spécifique – pour définir des critères religieux encore plus précis permettant d’exclure le témoignage d’un individu. Ainsi est-il réputé avoir rejeté celui d’un quidam dont on pouvait douter qu’il effectuât régulièrement ses ablutions695. À la question d’un savant qui lui demandait une définition de l’homme ʿadl, il aurait répondu en ces termes : « [C’est] celui qui s’assied là où s’assied sa tribu (qawm), qui assiste (yašhadu) avec eux aux prières, et qui ne fait l’objet d’aucune accusation en matière sexuelle (lā yuṭʿanu ʿalay-hi f ī farǧ wa-lā baṭn)696. » L’emploi du verbe šahida (« témoigner ») à propos du fait d’assister à la prière établit ici une relation sémantique entre le témoignage et le culte. Un tel lien apparaît aussi à Baṣra dans les années 102/720 : le cadi ʿAbd al-Malik b. Yaʿlā al-Layṯī aurait interdit le témoignage de quiconque n’aurait pas assisté à la prière du vendredi trois fois sans raison valable697. Le lien étroit qui semble s’être établi, peut-être pas avant la première moitié du viiie siècle, entre le respect des obligations religieuses (en particulier la prière) et la capacité à témoigner, apparaît encore dans certains passages des Muṣannaf-s. Le traditionniste Ibn Ǧurayǧ (m. 150/767) justifiait la capacité de l’aveugle à témoigner par le fait que le Prophète, au sein d’un groupe de handicapés, confiait la direction de la prière à un aveugle698. À Médine, al-Qāsim b. Muḥammad (m. 107/725) établissait également un parallèle entre les aptitudes à diriger la prière et à témoigner699. Tout se passe comme si le témoin idéal n’était autre que l’imam. 693. Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 177. 694. Comparer les isnād-s mentionnés chez ʿAbd al-Razzāq et chez al-Bayḥaqī (al-Bayḥaqī, Sunan al-Bayḥaqī, op. cit., X, p. 201). 695. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 322 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 300. 696. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 385. 697. Ibid., p. 16. 698. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 323. 699. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 319.

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À l’époque marwānide, alors que le respect des devoirs cultuels apparaissait comme un critère essentiel d’acceptation du témoignage, les cadis jouissaient d’une certaine liberté pour apprécier la religiosité d’un témoin. À Fusṭāṭ, le cadi Tawba b. Namir (en poste de 115/733 à 120/738) rejeta la déposition d’un homme qui avait auparavant refusé devant lui d’offrir un cadeau compensatoire (matāʿ) à la femme qu’il avait répudiée ; le cadi ne considérait pas un tel présent comme une obligation légale, mais dans la mesure où le Coran affirmait qu’il s’agit d’un « devoir pour ceux qui font le bien (al-muḥsinīn) » et pour « ceux qui craignent Dieu (al-muttaqīn) »700, Tawba en déduisit que l’homme n’appartenait pas à ces catégories701, ce qui justifiait le rejet de sa déposition. Sous les Abbassides, quand des moyens plus conséquents furent employés pour enquêter sur les témoins, les signes extérieurs de piété ne suffirent plus pour agréer un témoin. En menant son enquête sur un homme, Sawwār b. ʿAbd Allāh apprit d’un de ses voisins qu’il était soupçonné d’avoir converti un chemin d’accès à une terre de ḫarāǧ en terre de ṣadaqa – afin de payer moins d’impôts –, accusation que le cadi considéra des plus graves et qui justifia sans doute le rejet de son témoignage702.

• Vers l’exclusion de groupes sociaux

La réflexion menée sur les exigences morales et religieuses présidant à l’acceptation des témoins aboutit à l’exclusion de catégories de la population ne satisfaisant pas à ces critères. Certaines pratiques furent regardées comme révélatrices d’une moralité douteuse. Šurayḥ apparaît hostile au témoignage des colombophiles703. La consommation de vin (ḫamr) fut sujette à débats. À l’époque omeyyade, la parole du buveur n’était pas systématiquement rejetée si l’on en juge par plusieurs traditions évoquant l’acceptation de tels témoins par les Kūfiotes Šurayḥ et al-Šaʿbī704. À la fin de l’époque omeyyade ou au début de la période abbasside, le cadi Ibn Abī Laylā semble en revanche avoir rejeté la déposition d’un témoin auteur de vers bachiques705. Les poètes, de manière plus générale, pouvaient être suspects de moralité douteuse. À Baṣra, quand le poète 700. 701. 702. 703.

Coran, 2 : 236, 241. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 344. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 83-84. Ibid., p. 308. Les commentateurs postérieurs expliquent que le colombophile s’adonne non seulement à une activité futile, mais également qu’en montant sur les toits pour s’occuper de ses pigeons et les faire voler, il porte atteinte à la sécurité et à l’honneur de ses voisins qu’il peut observer à l’intérieur de leurs maisons. Voir par exemple Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 156. Voir al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 221-222 ; F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 132. 704. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 328-329 ; Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 477. Sur le témoignage du buveur et la distinction entre le consommateur de vin et celui d’autres boissons enivrantes, voir al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 510-511. 705. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 139.

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al-Farazdaq (m. c. 110/728) se présenta à l’audience pour témoigner en compagnie d’un second quidam, Iyās b. Muʿāwiya réclama des témoins supplémentaires, ce qui fut interprété comme le signe qu’il n’agréait pas sa déposition. Le poète se serait exclamé que son rejet était bien compréhensible, tant il s’était rendu coupable de qaḏf dans sa poésie706 ! Iyās allait jusqu’à rechercher les indices de la mauvaise moralité des témoins dans leurs kunya-s : il rejeta le témoignage d’un certain Abū l-Rāziqī (« Père le Chardonnay »)707, certainement soupçonné de boire, ainsi qu’un Abū l-Kafūr (« Père l’infidèle »)708. À Médine, le cadi Muḥammad b. ʿImrān (en poste de 132/749 à 133/750, puis de c. 137/754-5 à 141/758-9) est réputé avoir rejeté la parole du poète Abū Saʿīd, mawlā de Fā’id, pour des vers de ġazal qui, évoquant la circumambulation autour de la Kaʿba, pouvaient passer pour impies709. Aux yeux du cadi de Fusṭāṭ Muḥammad b. Masrūq (en poste de 177/793 à 184/800), le simple fait d’écouter des chanteuses et de s’extasier devant leur art suffisait à disqualifier un grand notable710. D’autres comportements amenèrent à discréditer des témoins. À Médine, Saʿd b. Ibrāhīm al-Zuhrī (en poste de c. 104/722-3 à c. 106/724, puis de 125/743 à c. 126/743-4) n’agréait pas la déposition de quiconque urinait debout711, sans doute parce que les éclaboussures risquaient d’entacher la pureté rituelle712. À Kūfa, Ibn Abī Laylā aurait récusé un témoin dont la coiffure, les mains peintes au henné et le vêtement laissaient penser qu’il s’agissait d’un efféminé, si l’homme n’avait apporté des justifications à son accoutrement713. À la fin du viiie siècle, le cadi de Baṣra Muʿāḏ b. Muʿāḏ rejeta, sur le conseil d’autres savants, la déposition

706. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 348 ; al-Iṣfahānī, Kitāb al-aġānī, op. cit., X, p. 402. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 333-334. 707. Al-Rāziqī est le nom d’un cépage blanc de la région de Ṭā’if. Voir al-Zabīdī, Tāǧ al-ʿarūs min ǧawāhir al-qāmūs, s. l., Dār al-hidāya, s. d., XXV, p. 337. 708. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 343. 709. Al-Iṣfahānī, Kitāb al-aġānī, op. cit., IV, p. 331. D’après ce récit, le cadi aurait finalement été obligé d’agréer le témoignage du poète, car nombre de Médinois l’avaient pris à témoin et, craignant de se voir dans l’impossibilité de prouver leurs droits, ils firent pression sur le cadi en ce sens. Il est à noter qu’un récit comparable met en scène non le cadi de Médine, mais celui de La Mecque, [ʿAbd al-ʿAzīz b.] al-Muṭṭalib b. ʿAbd Allāh b. Ḥanṭab. Voir ibid., p. 332. Plus tard, les šāfiʿites acceptèrent le témoignage du poète à condition que ses vers n’insultent ni les gens, ni ne dressent d’eux un éloge excessif et mensonger, ni ne provoquent le scandale en mentionnant des femmes. Al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 408. 710. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 416-417. 711. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 156. 712. Voir al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 509 ; Saḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., I, p. 131. Sur les controverses suscitées par le fait d’uriner debout, voir Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., I, p. 225-227. 713. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 136. Sur les indices corporels permettant d’identifier un efféminé, voir E. K. Rowson, « The Effeminates of Early Medina », Journal of the American Oriental Society, 111, 1991, p. 675, 680.

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d’un individu après qu’une enquête de moralité eut révélé qu’il ne couvrait pas sa nudité au hammam714. En pratique, certains cadis furent accusés au siècle suivant de ne pas respecter les critères de moralité définis dès l’époque omeyyade. Dans le dernier quart du viiie siècle, le Baṣrien ʿUmar b. ʿUṯmān al-Taymī fut bien ennuyé quand il envisagea de rejeter le témoignage d’un individu qu’il savait adepte de chansons et de vin : l’homme lui répliqua que le cadi participait aux mêmes assemblées, et qu’il lui arrivait d’y chanter715 ! D’aucuns sont dépeints comme écartelés entre ce que réclamait la norme juridique et ce que de nombreux musulmans pratiquaient encore sans éprouver de scrupules. Muʿāḏ b. Muʿāḏ faillit ainsi rejeter le témoignage d’un zaydite qui avait participé à la révolte du Ḥasanide Ibrāhīm b. ʿAbd Allāh en 145/762716, oubliant qu’il y avait lui-même pris part717… Dans la première moitié du ixe siècle, le cadi de Kūfa Ġassān b. Muḥammad al-Marwazī accepta celui d’un dresseur de pigeons, malgré la mauvaise réputation de ses semblables, lors d’un procès contre un individu accusé d’avoir médit du calife ʿAlī718. Peut-être la cause soulevée par le procès, intenté alors que les califes abbassides tentaient de consolider leur autorité à travers la miḥna, nécessitait-elle d’agréer un témoin douteux – auquel cas le cadi sortit de la neutralité qu’on attendait de lui. Mais peut-être ne s’agit-il là que d’un récit partisan, mentionnant l’acceptation d’un tel témoin afin de discréditer l’action de ce cadi honni pour sa participation active à la miḥna. Selon leurs origines géographiques et leur culture juridique, les plaideurs n’avaient pas les mêmes attentes du cadi. Dans la seconde moitié du viiie siècle, le cadi de La Mecque, ʿAbd al-ʿAzīz b. al-Muṭṭalib al-Maḫzūmī, fut accusé par un défendeur irakien d’avoir accepté contre lui le témoignage du poète Daḥmān, pourtant connu pour chanter et enseigner le chant aux jeunes femmes esclaves719. C’était suffisant, aux yeux de l’Irakien, pour que sa parole fût discréditée, mais cela ne l’était pas aux yeux du cadi mecquois720. En théorie, la définition d’exigences morales et religieuses n’aurait pas dû conduire à l’exclusion du témoignage selon des critères sociaux. Quel que fût le prestige d’un individu, sa mauvaise moralité devait le disqualifier. Tel est le 714. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 153. 715. Ibid., p. 135. 716. Sur cette révolte, voir H. Kennedy, The Early Abbasid Caliphate. A Political History, Londres/ Sydney, Croom Helm, 1981, p. 68-69 ; L. Veccia Vaglieri, « Ibrāhīm b. Muḥammad », EI2, III, p. 984. 717. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 154. 718. Ibid., III, p. 191. 719. Al-Iṣfahānī, Kitāb al-aġānī, op. cit., VI, p. 28. 720. La tradition de Médine, en tout cas, ne rejetait pas l’honorabilité du chanteur. Voir Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 160. Pour al-Šāfiʿī, l’homme qui chantait peu voyait encore son témoignage accepté. Al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 408.

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sens d’un vers que le cadi de Kūfa Ibn Šubruma aurait déclamé, à la fin de l’ère omeyyade ou au début de l’époque abbasside, à un homme qui s’étonnait d’être récusé au terme d’une enquête commanditée par le cadi : J’ai interrogé et, comme tu n’étais pas pressé721, j’ai enquêté de plus belle ; Combien de ʿarīf-s furent-ils salis par les huppes722 !

Les « huppes » (al-hadāhid), surnom donné par ce cadi à ses enquêteurs (aṣḥāb al-masā’il), devaient pouvoir récuser jusqu’aux ʿarīf-s, plus hauts représentants de la hiérarchie tribale, qui servaient d’intermédiaires entre l’administration du gouverneur et les hommes de tribus723. Le rejet du témoignage de grands notables n’était pas toujours bien accepté. Quand le cadi de Baṣra Muʿāḏ b. Muʿāḏ, au tournant du viiie et du ixe siècle, rejeta la déposition du futur cadi Muḥammad b. ʿAbd Allāh al-Anṣārī parce qu’il était impliqué dans l’affaire concernée, Muʿāḏ et toute sa famille subirent la vindicte des Baṣriens furieux d’un tel manque de respect724. Pourtant, si l’on en croit plusieurs récits sur la période omeyyade, le comportement individuel des témoins ne fut pas toujours pris en considération. En des temps où les enquêtes de moralité étaient encore balbutiantes, certains cadis privilégièrent une approche globale et exclurent des groupes sociaux ou professionnels entiers. Wakīʿ rapporte ainsi au sujet du Baṣrien Iyās b. Muʿāwiya (en poste de 95/713-4 à 101/719-20) : Aḥmad b. ʿAlī me rapporta d’après Abū Ṭāhir Aḥmad b. ʿAmr b. al-Sarḥ, d’après Ibn Wahb, d’après ʿAbd Allāh b. Lahīʿa, d’après Muḥammad b. ʿAbd al-Raḥmān al-Qurašī : Je demandai [un jour] à Iyās b. Muʿāwiya : – On m’a raconté que tu n’autorisais le témoignage ni des ašrāf d’Irak, ni des marchands (tuǧǧār), ni des marins725. – C’est vrai, répondit [le cadi]. En ce qui concerne les marins, ils prennent la mer et s’en vont jusqu’en Inde, où ils deviennent aveugles à la religion. Ils sacrifient tout à leurs ennemis par convoitise des biens de ce monde. Je sais que si l’un d’eux se voit offrir deux dirhams pour témoigner, rien ne le retiendra tant il est devenu imperméable aux choses de la religion. Quant à ceux qui commercent dans les villages du Fārs, les zoroastriens (al-maǧūs) les font goûter à l’usure (ribā), et 721. Traduction hypothétique, une lettre étant effacée dans l’édition de Wakīʿ (fa-lam ta[ ?]ǧal). 722. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 106. Ibn Saʿd propose une autre version de ce vers : « Nous avons enquêté, [les enquêteurs] y mirent de la diligence, et j’ai interrogé de plus belle ; combien de gens nobles (karīm) furent-ils anéantis par les huppes ! » Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 351. 723. Sur les fonctions du ʿarīf, voir Salih A. el-Ali, Cl. Cahen, « ʿArīf », EI2, I, p. 629. 724. Al-Fasawī, al-Maʿrifa wa-l-ta’rīḫ (éd. al-Manṣūr), op. cit., II, p. 143. 725. Litt. « ceux qui prennent la mer ».

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ils ne l’ignorent pas. C’est à cause de l’usure que je n’autorise pas leur témoignage. Venons-en enfin aux ašrāf d’Irak. Si par malheur quelque calamité s’abat sur l’un d’entre eux, il court trouver le chef (sayyid) de sa tribu (qawm), et ce dernier témoigne et intercède en sa faveur. C’est pourquoi j’ai fait dire à ʿAbd al-Aʿlā b. ʿAbd Allāh b. ʿĀmir726 de ne point venir me trouver pour témoigner727.

Ainsi l’exigence de moralité put-elle conduire à l’éviction de certaines des catégories sociales ou professionnelles les plus en vue : les grands marchands à cause de pratiques commerciales supposées dévoyées728, les Arabes des plus prestigieuses tribus en raison d’une solidarité excessive. Iyās aurait également rejeté le témoignage de Wakīʿ b. Abī Sūd, un noble (min al-ašrāf) ġudānite qui fut gouverneur du Khurasan729. Comme il n’était pas facile de récuser un personnage aussi puissant, Iyās aurait recouru à la ruse et touché son sens de l’honneur en lui disant : « Allons bon, Abū Muṭarrif ! Ce sont les clients (mawālī), les marchands (tuǧǧār) et les gens de basse condition (al-safila) qui témoignent, et non les nobles comme toi730 ! » Le contexte sociopolitique contribuait à la disqualification de groupes entiers. À Fusṭāṭ, Tawba b. Namir (en poste de 115/733 à 120/738) rejetait non seulement le témoignage des ašrāf, mais aussi celui de tout Muḍarite (Arabe du Nord) contre un Yamanite (Arabe du Sud) et vice-versa, préférant en ce cas renvoyer les plaideurs vers les instances de conciliation de leurs unités tribales (ʿašā’ir)731. Depuis la conquête, Fusṭāṭ était dominée par les Yamanites, et il est probable que les tensions tribales qui rongeaient les armées de certaines provinces depuis la bataille de Marǧ Rāhiṭ (65/684)732 furent longtemps moins sensibles à Fusṭāṭ que dans le reste de l’Empire. Sous le cadi Tawba b. Namir, néanmoins, plusieurs milliers d’Arabes du Nord venaient d’être transférés en Haute-Égypte733, 726. ʿAbd al-Aʿlā b. ʿAbd Allāh b. ʿĀmir b. Kurayz b. Rabīʿa b. Ḥabīb b. ʿAbd Šams al-Qurašī. Sur ce personnage, voir al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XVI, p. 356. 727. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 359. 728. Sur l’exclusion, à une période plus tardive, d’autres groupes professionnels, voir R. Brunschvig, « Métiers vils », p. 57-8. L’imamite al-Ṭūsī exclut ainsi du témoignage ceux qui exercent une profession non noble, comme coiffeur, éboueur, gardien, etc. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 217-218. En revanche al-Kulaynī autorise celui d’autres professions non nobles comme celles de porteur, de chamelier ou de marin ; il exclut cependant celui du mendiant qui tend la main. Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 433-434. 729. Voir Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. al-ʿUmarī), op. cit., p. 318. 730. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 339. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 343. 731. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 345-346. 732. Sur ces tensions et leur signification, voir notamment P. Crone, « Were the Qays and Yemen of the Umayyad Period Political Parties ? », Der Islam, 71, 1994, p. 43-49 et passim. 733. Ce transfert commença en 109/727-8. Voir H. Kennedy, « Egypt as a Province of the Islamic Caliphate », dans C. F. Petry (dir.), The Cambridge History of Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 74-75.

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accroissant peut-être les rivalités tribales. Certes, ces groupes tribaux n’étaient pas discrédités dans l’absolu (contrairement aux ašrāf), mais seulement lorsque leur témoignage visait un défendeur vis-à-vis duquel ils pouvaient être soupçonnés de malveillance. L’exclusion de groupes entiers put néanmoins être parfois envisagée. À l’autre bout du spectre social, les savants mirent aussi en doute la parole du pauvre (faqīr) et du mendiant (sā’il, qāniʿ) : non point en raison d’un comportement subversif qui leur serait attribué en bloc, mais à cause, sans doute, d’une vulnérabilité socio-économique qui permettait aisément de les acheter. À Kūfa, Ibn Abī Laylā semble ne pas avoir autorisé leur déposition, opinion qu’adoptèrent à leur tour les ḥanafites et les šāfiʿites – les mālikites ne l’autorisant que pour des affaires mineures. Une tradition qu’Ibn Ḥazm qualifie de « mensongère » affirme en outre que « les anciens n’acceptaient pas le témoignage du mendiant »734. Ce discrédit fondé sur des critères socio-économiques préfigure à bien des égards la restriction progressive du témoignage à une élite sociale (voir infra). Il semble que ce soit plus tard, peut-être au début de la période abbasside, que surgirent de nouvelles interrogations sur la parole des Bédouins. Les écoles juridiques classiques se demandent si leur témoignage est autorisé contre les sédentaires (al-qarawīyīn ou ahl al-qarya)735. À cette question, qui n’apparaît pas dans les Muṣannaf-s et à propos de laquelle nulle opinion de juriste omeyyade n’est citée, tous les maḏhab-s sunnites répondent par l’affirmative, à l’exception des mālikites. Ces derniers, qui ne l’autorisent qu’en cas de blessure (ou plus tard d’insulte, de consommation de vin, de fornication ou de meurtre)736 ou, alternativement, à propos du testament d’un sédentaire qui serait mort en voyage737, tendent par là même à assimiler les Bédouins soit à des mineurs, soit à des nonmusulmans738. Peut-être s’agissait-il de protéger les biens matériels des citadins contre les allégations de populations jugées capables de tout pour s’emparer de leurs richesses ? Chez les chiites, les ismāʿīliens affichent également une forte réticence à voir le Bédouin témoigner contre le citadin739, alors que les imamites s’y montrent favorables740.

734. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 419. 735. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 144. 736. Ibn Qudāma transmet une opinion contraire, peut-être sur la base d’une mauvaise lecture. Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 150. 737. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 338-339. Plus tard, les mālikites firent exception pour le Bédouin qui, fréquentant assidument le milieu urbain, peut être assimilé au citadin. Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 648. 738. Voir supra. 739. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 511. 740. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 228.

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• La šahāda ou le contour d’une orthodoxie

Steven Judd a récemment montré qu’à une époque où l’autorité en matière doctrinale demeurait disputée, les califes marwānides (en particulier ʿAbd alMalik et son fils Hišām) prétendirent définir une « orthodoxie » et poursuivre un certain nombre d’hérétiques, mettant en place une forme d’inquisition741. Les persécutions qui s’ensuivirent atteignirent les qadarites, apôtres du libre arbitre, et ne semblent pas avoir touché d’autres groupes doctrinaux742. À un niveau plus quotidien que les spectaculaires exécutions d’hérétiques, il apparaît que la judicature joua, dès la période marwānide, un rôle plus discret mais non moins essentiel dans la délimitation de l’« orthodoxie ». La définition d’une moralité religieuse présidant à l’acceptation du témoignage conduisit en effet à l’exclusion d’individus et de groupes adhérant à des doctrines ou des courants religieux jugés déviants. De telles exclusions apparaissent dans des contextes géographiques et/ ou historiques spécifiques. Les premières disqualifications de témoins sur la base de leur foi apparaissent à Kūfa vers le milieu ou la fin des années 100/720 : Abū Ṭāhir Aḥmad b. Bašīr b. ʿAbd al-Wahhāb me rapporta d’après Sulaymān b. Abī Šayḫ, d’après Aḥmad b. Bašīr, d’après al-Aʿmaš : Un homme témoigna [un jour] devant Muḥārib b. Diṯār. Ce dernier lui déclara : – Considère les deux hommes comme en charge de ta religion743, et j’accepterai ton témoignage. Sinon, je le rejetterai. – Tu sais bien, protesta l’homme, que je jeûne assidûment et que j’assiste à toutes les prières ! – Tu dis vrai, dit [le cadi]. Il n’en demeure pas moins que, si tu considères les deux hommes – c’est-à-dire Abū Bakr et ʿUmar – comme en charge de ta religion, j’accepterai ton témoignage. Dans le cas contraire, non. L’homme se leva [et s’en alla]744.

Bien qu’il soit très probablement reconstruit à des fins polémiques, ce récit reflète un temps où, comme le montrent les protestations du témoin, la pratique religieuse déterminait d’ores et déjà l’aptitude à la šahāda. Dans un contexte kūfiote où les mouvements d’inspiration chiite étaient en pleine expansion, la condamnation des « deux hommes » ou des « deux cheikhs » était le signe le 741. S. Judd, « Muslim Persecution of Heretics during the Marwānid Period (64-132/684-750) », al-Masāq, 23, 2011, p. 2 et suiv. 742. Ibid., p. 12. Certains cadis jouèrent d’ailleurs un rôle dans cette inquisition, comme le montre l’exemple du cadi de Damas Abū Idrīs al-Ḫawlānī, cité par S. Judd, « Muslim Persecution of Heretics… », art. cité, p. 3. 743. Tuwallī ḏayna-ka l-raǧulayn, dans l’édition de Wakīʿ. Nous pensons qu’il faut corriger ḏayna-ka en dīna-ka. 744. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 28.

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plus visible de l’adhésion à un courant de ġūlāt, chiites « extrémistes » animés par des attentes messianiques que rejetait l’islam majoritaire745. Ces ġulāt ne déclenchèrent de révoltes contre Ḫālid al-Qaṣrī – le gouverneur qui avait nommé Muḥārib b. Diṯār cadi – qu’un peu plus tard, à partir de 737746. Mais à Kūfa, leurs idées devaient être combattues par les autorités omeyyades depuis longtemps. De son propre fait ou sur instruction du gouverneur, le cadi assimilait symboliquement le témoignage de ces chiites à celui de non-musulmans, unanimement réprouvé dès lors qu’il impliquait un musulman : il rejetait ainsi à la frontière de l’islam des individus aux croyances douteuses. La tendance à rejeter le témoignage des chiites se maintint à Kūfa : Ibn Abī Laylā (en poste de 121/739 à 129/746-7, puis de 132/749 à 148/765-6) récusait les témoins rāfiḍites747 – c’est-à-dire les proto-imamites748 – et Šarīk b. ʿAbd Allāh (en poste de 153/770 à c. 169/785-6) agissait de même749. Les chiites proto-imamites contestaient la légitimité de la famille abbasside et apportèrent leur soutien aux révoltes qui ébranlèrent la dynastie à plusieurs reprises. L’exclusion des rāfiḍites par Šarīk b. ʿAbd Allāh n’était pourtant pas – ou pas uniquement – une affaire politique. Il refusait en effet aussi le témoignage des murǧi’ites750 et disqualifia par exemple Ḥammād b. Abī Ḥanīfa, l’accusant avec son père (Abū Ḥanīfa) d’avoir appelé à enfreindre la sunna du Prophète751. Si les murǧi’ites, partisans d’un mouvement théologique excluant les œuvres de la foi, étaient sévèrement condamnés (voire rejetés de l’islam) par les traditionalistes752, à Kūfa en particulier, ils ne représentaient pas un danger politique et étaient plutôt bien vus par la dynastie abbasside, qui s’appuya sur le murǧi’ite notoire qu’était Abū Ḥanīfa753. À Baṣra également, Sawwār b. ʿAbd Allāh rejeta le témoignage d’al-Sayyid al-Ḥimyarī, qui cumulait les défauts d’être poète et chiite de tendance kaysānite754. 745. Voir M. G. S. Hodgson, « How Did the Early Shîʿa Become Sectarian ? », Journal of the American Oriental Society, 75, 1955, p. 6. 746. Voir W. M. Watt, « Shiʿis under the Umayyads », Journal of the Royal Asiatic Society, 1960, p. 166 ; W. F. Tucker, « Rebels and Gnostics : al-Muġīra b. Saʿīd and the Muġīriyya », Arabica, 22, 1975, p. 33-36 ; id., « Bayān b. Samʿān and the Bayāniyya : Shīʿite Extremists of Umayyad Iraq », The Muslim World, 65, 1975, p. 242 et suiv. 747. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 133. À l’inverse, Ibn Abī Laylā aurait agréé le témoignage d’une pieuse femme ḫāriǧite. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 134. 748. E. Kohlberg, « Rāfiḍa », EI2, VIII, p. 386. 749. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 162. 750. Ibid. 751. Ibid., p. 167. Voir al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., X, p. 393. 752. W. Madelung, « Murdji’a », EI2, VII, p. 606-607. 753. N. Tsafrir, The History, op. cit., p. 27. 754. Al-Iṣfahānī, Kitāb al-aġānī, op. cit., VII, p. 274. Sur al-Sayyid al-Ḥimyarī, voir W. al-Qāḍī, « al-Sayyid al-Ḥimyarī », EI2, IX, p. 116-7. Les kaysāniyya se réclamaient du mouvement d’al-Muḫtār et voyaient en Muḥammad b. al-Ḥanafiyya l’Imam légitime et le mahdī.

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D’autres disqualifications se situent à la limite entre la répression d’un comportement moralement/religieusement répréhensible et la censure d’une doctrine désapprouvée par le cadi. Une décision d’Ibn Abī Laylā ressortit très vraisemblablement de cette dernière catégorie. Il n’autorisait pas le témoignage de « ceux qui ne buvaient pas de nabīḏ755 », cette boisson légèrement fermentée dont la consommation en quantité modeste fut autorisée par les ḥanafites – comme pour rejeter tous ceux qui auraient désapprouvé une doctrine à laquelle adhéraient de nombreux Kūfiotes756. À l’inverse, à la même époque, le cadi de Baṣra Sawwār b. ʿAbd Allāh rejetait le témoignage des buveurs de nabīḏ757 – manière d’exclure non seulement des hommes coupables, à ses yeux, d’infraction à la Loi, mais peut-être aussi les adhérents d’un courant ḥanafite qui se répandait à Baṣra758. L’exclusion de groupes doctrinaux semble prendre de l’ampleur à la fin du viiie et au début du ixe siècle. À Baṣra, Muʿāḏ b. Muʿāḏ (en poste de 181/797-8 à 191/806-7) récusait les muʿtazilites759, fer de lance de théologiens (mutakallimūn) aux méthodes déjà décriées par de nombreux savants760. Le terme « persécution » serait sans doute trop fort pour désigner cette forme de marginalisation. Un tel rejet aux marges de l’islamité n’en représentait pas moins une sanction religieuse et sociale humiliante, dont les muʿtazilites se plaignirent au calife Hārūn al-Rašīd761. En Égypte, les premières disqualifications liées à la foi datent du début du ixe siècle, lorsque le cadi Lahīʿa b. ʿĪsā rejeta la déposition d’un notable qadarite762. Le fiqh classique, dont les premières grandes sommes achevaient de se constituer alors que l’exclusion par le témoignage de groupes « hétérodoxes » atteignait son paroxysme, s’interrogea sur la licéité de telles disqualifications. L’appellation ahl al-ahwā’ (« les gens de passions ») est appliquée à ces groupes, soulignant que leurs membres étaient animés d’un esprit enflammé et partisan763. Les ḥanafites

755. 756. 757. 758.

759. 760. 761. 762. 763.

W. al-Qāḍī, al-Kaysāniyya f ī l-tārīḫ wa-l-adab, Beyrouth, Dār al-ṯaqāfa, 1974, passim (en particulier les pages 322 à 356, consacrées à la poésie d’al-Sayyid al-Ḥimyarī). Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 137. Voir notamment al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, IV, p. 371 et suiv. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 83. Voir N. Tsafrir, The History, op. cit., p. 30-32. Les ḥanafites autorisaient la consommation de petites quantités de nabīḏ, alors que les mālikites l’interdisaient. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, IV, op. cit., p. 369-372. Voir A. J. Wensinck, « Khamr », EI2, IV, p. 996. Pour l’imamite al-Ṭūsī, qui considère que la consommation de nabīḏ fait perdre son honorabilité au témoin, les šāfiʿites tolèrent cette boisson. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 109, 222. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 149. Voir N. Hurvitz, « Miḥna as Self-Defense », Studia islamica, 92, 2001, p. 100, 109, qui pense que les mutakallimūn étaient sujets à des persécutions avant la miḥna. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 149. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 422. Remarquons que le témoignage des ahl al-ahwā’ n’est pas abordé dans les anciens Muṣannaf-s, ce qui semble indiquer que la question ne fut pas pertinente avant la seconde moitié du viiie siècle, période à laquelle les exclusions de groupes religieux se multiplièrent.

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et les šāfiʿites répondirent que la parole des hétérodoxes était généralement admise, à moins qu’une solidarité trop forte ne les lie – auquel cas ils n’hésitaient pas à effectuer de faux témoignages au profit de leurs coreligionnaires764 –, ou qu’ils n’insultent ouvertement les Compagnons du Prophète765. Après tout, les musulmans n’avaient cessé de diverger depuis la fitna et les adeptes de doctrines opposées n’avaient pas pour autant une morale répréhensible766. Les mālikites, en revanche, refusaient de prier derrière tout membre d’un groupe religieux déviant – le parangon de tels groupes étant celui des qadarites – et, par analogie, rejetaient le témoignage de tout individu qu’ils considéraient comme hétérodoxe767. Plus tard les ismāʿīliens refusèrent celui de musulmans affichant leur appartenance à un groupe qu’ils rejetaient – en particulier les ḫāriǧites, les qadarites, les murǧi’ites et les partisans des Omeyyades768. Le débat qui opposait les juristes trouve un écho dans certains récits relatifs à la judicature du début du ixe siècle. À l’arrivée en poste du cadi de Baṣra Ismāʿīl b. Ḥammād b. Abī Ḥanīfa, en 210/825-6, des notables (wuǧūh) et des gens de mosquée vinrent l’accueillir et l’un d’entre eux le pria de ne point accepter le témoignage des « gens de passions ». Au cadi qui demandait des explications, l’homme justifia sa requête par les « innovations [blâmables] » (iḥdāṯ) provoquées par de tels groupes. Le cadi, qui était ḥanafite, fit taire ces revendications en arguant qu’à ce titre, le témoignage des Compagnons qui combattirent les uns contre les autres à la bataille du Chameau n’eût pas été licite769 ! Ces débats sur l’acceptation des ahl al-ahwā’, concluant en majorité à la licéité de leur témoignage, n’eurent pas d’impact immédiat sur le rôle de la judicature dans la définition d’une « orthodoxie ». L’exclusion des « hétérodoxes » atteignit son paroxysme pendant la miḥna, « épreuve » imposée par le califat abbasside par le biais de ses cadis (de 218/833 à une période comprise entre 234/848 et 237/852770). Au cours des quinze à vingt ans que dura cette « épreuve », les cadis 764. Ce qui était le cas des ḫaṭṭābiyya selon Abū Ḥanīfa. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 302 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 334. Voir également F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 124. Sur la secte chiite des ḫaṭṭābiyya, qui se développa à Kūfa, voir W. Madelung, « Khaṭṭābiyya », EI2, IV, p. 1132. 765. Il s’agit là de l’opinion d’Abū Yūsuf et d’une référence transparente à la doctrine des rāfiḍites. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 303 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 334. Sur l’opinion des ḥanafites en la matière, voir également al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XVI, p. 254-5. Pour l’opinion des šāfiʿites, voir al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 509-511 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 407. 766. Voir al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 509-511. 767. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 334. Voir la posture plus tardive des ḥanbalites dans Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 148-149. Les imamites adoptent une position comparable. Voir al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 220. 768. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 511-512. 769. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 170. 770. Sur la date d’arrêt de la miḥna, voir Chr. Melchert, « Religious Policies of the Caliphs from al-Mutawakkil to al-Muqtadir, A. H. 232-295/A. D. 847-908 », Islamic Law and Society, 3, 1996, p. 316 et suiv.

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furent officiellement instrumentalisés par le pouvoir afin d’exclure le témoignage de quiconque refusait d’adhérer au dogme de la création du Coran promu par al-Ma’mūn et ses deux successeurs, al-Muʿtaṣim et al-Wāṯiq771. C’est à propos de l’Égypte que l’application de la miḥna aux témoins est la mieux connue, peutêtre en raison de l’impact social qu’y eut l’exclusion du témoignage. Les cadis mirent en application les instructions califales avec plus ou moins de rigueur : tandis que Hārūn b. ʿAbd Allāh al-Zuhrī excluait les témoins réfractaires au dogme du Coran créé772, Ibn Abī al-Layṯ – pourtant connu pour avoir appliqué la miḥna avec une sévérité sans précédent773 – s’autorisa peut-être des exceptions774. L’arrêt de la miḥna sous al-Mutawakkil provoqua des évictions dans l’autre sens : désireux d’effacer toutes les traces d’un dogme désormais passé dans le camp de l’hétérodoxie, al-Ḥāriṯ b. Miskīn exclut certains témoins de son prédécesseur pour la simple raison qu’ils avaient pris part à la miḥna775.

• Une dialectique d’inclusion et d’exclusion

Les processus étudiés jusqu’à présent procèdent de deux approches imbriquées, tantôt contemporaines l’une de l’autre, tantôt successives. La principale démarche dont témoigne la littérature narrative comme celle des traditions anciennes fonctionne par exclusion. Elle consiste à déterminer les critères permettant au cadi de rejeter les dépositions produites par les parties. Cette logique d’exclusion se voit relayée, parfois, par une dynamique d’inclusion, consistant à définir positivement le témoin recevable – ainsi les critères religieux attribués à Šurayḥ. La prédominance de l’approche exclusive, dans les controverses doctrinales du viiie siècle, ouvrait paradoxalement le témoignage à un grand nombre d’individus : malgré la restriction progressive de l’aptitude à témoigner, cette démarche procédait d’une logique voulant que « tout le monde puisse témoigner, sauf… ». La théorie du témoignage continua longtemps de reposer sur une dynamique d’exclusion, et les grands traités produits par les écoles juridiques classiques aux ixe et xe siècles développent, sur la base d’un raisonnement de mieux en mieux argumenté ou d’autorités scripturaires toujours plus nombreuses, les catégories 771. Voir la lettre d’al-Ma’mūn au gouverneur de Bagdad, Isḥāq b. Ibrāhīm, dans al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VIII, p. 631-4 (à propos des témoins, voir p. 633). Voir également la lettre d’instructions du calife al-Muʿtaṣim aux cadis de Fusṭāṭ dans al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 446. Al-Kindī évoque aussi une lettre d’al-Wāṯiq. Ibid., p. 451. 772. Ibid. p. 447 ; Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 451. 773. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 451-452. Voir également Abū l-ʿArab al-Tamīmī, Kitāb al-miḥan, éd. par Yaḥyā Wahīb al-Ǧubūrī, Beyrouth, Dār al-ġarb al-islāmī, 1988 (1re éd. 1983), p. 442. 774. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 467. 775. Ibid., p. 474. Le refus du témoignage d’un Kūfiote par le même cadi relève peut-être d’une logique similaire, un Kūfiote supposément ḥanafite pouvant être soupçonné d’adhérer au dogme de la création du Coran. Ibid., p. 473-474.

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d’individus dont la parole ne peut pas (ou peut éventuellement, par opposition à une école rivale) être reçue. Le plus souvent, le témoin fiable n’apparaît qu’en négatif : il a les qualités de ce qu’il n’est pas (enfant, esclave, de mauvaises mœurs, etc.). À notre connaissance, ce n’est qu’au début du ixe siècle, en Égypte, qu’une première définition positive du témoin est proposée. Ibn ʿAbd al-Ḥakam (m. 214/829) affirme dans al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr que seul est autorisé le témoignage « de l’individu libre (ḥurr), musulman et honorable (ʿadl)776 ». Al-Šāfiʿī est plus précis : « Seul est autorisé le témoignage des musulmans libres (aḥrār), majeurs (bāliġīn) et honorables (ʿudūl)777. » Encore la notion d’honorabilité nécessitait-elle des explications. D’après al-Muzanī, al-Šāfiʿī insistait sur l’importance de deux facteurs : l’obéissance (ṭāʿa, à laquelle s’oppose la désobéissance, maʿṣiya) et la muruwwa (à laquelle s’oppose l’absence de muruwwa, tark/ ḫilāf al-muruwwa)778. Par « obéissance », il entend vraisemblablement soumission aux préceptes divins. La muruwwa, de son côté, correspond à la qualité d’homme en tant qu’être social ; en d’autres termes, la « vertu » liée à un comportement socialement acceptable779. La ʿadāla se trouve ainsi parée d’une double dimension : une verticale – reliant l’homme à son Créateur –, et une horizontale – l’homme dans ses rapports aux autres, la morale sociale. Bien sûr, remarque al-Šāfiʿī, même si tout être humain s’efforce de se rapprocher de l’obéissance et de la muruwwa pures, la perfection n’est jamais atteinte. Aussi le cadi doit-il prendre en considération le comportement dominant en apparence : celui chez qui l’obéissance et la muruwwa semblent l’emporter sera déclaré ʿadl, celui chez qui prévalent la désobéissance et l’absence de muruwwa sera rejeté780. La définition des qualités nécessaires au témoin fut plus tard développée par d’autres juristes. À la fin du xe siècle, le cadi ismāʿīlien al-Nuʿmān autorise le témoignage « de l’homme croyant (mu’min), majeur, libre, sensé (ʿāqil), doué de parole (nātiq), à la généalogie connue (maʿrūf al-nasab), […] pourvu qu’il soit honorable (ʿadl)781 ». Dans l’islam sunnite, la définition classique du témoin est 776. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 73r. 777. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 116. Voir al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 401, où le terme ʿudūl est remplacé par marḍiyūn (« agréés »). 778. Al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 407. 779. Al-Muzanī ne définit pas la muruwwa, mais des juristes plus tardifs le font. Au xie siècle, l’imamite al-Ṭūsī définit la ʿadāla comme conditionnée par trois facteurs : le statut légal (âge, sexe, etc.), la religion (être un bon musulman respectueux de la šarīʿa) et la muruwwa. Al-Ṭūsī exclut ainsi de la ʿadāla toute personne qui ne respecterait pas les règles de vie en société : celui qui allongerait la jambe en public (dans le Yémen contemporain, allonger la jambe au lieu de la garder pliée quand on est assis sur un matelas ou une natte est une insulte aux règles de savoir-vivre), celui qui porterait des vêtements teints ou des habits de femme. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 217. 780. Al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 407. Ibn Ḥazm critique plus tard le recours d’al-Šāfiʿī au concept de muruwwa, qu’il ne trouve pas pertinent en la matière. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 395. 781. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 509.

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celle du šāfiʿite al-Māwardī (m. 450/1058). Le témoin, dit-il, doit réunir cinq qualités afin que sa parole soit validée : 1) être de condition libre (al-ḥurriyya) ; 2) être majeur (al-bulūġ) ; 3) jouir de ses facultés mentales (al-ʿaql) ; 4) être musulman (al-islām) ; 5) être honorable (al-ʿadāla)782. Une définition positive du témoin acceptable semble donc apparaître vers le début du ixe siècle783. Cela ne fit que couronner l’évolution d’un système judiciaire qui avait commencé plus tôt à suivre une logique d’inclusion, en mettant au point des procédures permettant non plus seulement de rejeter des témoignages suspects, mais d’établir la fiabilité d’un témoin784. C’est l’histoire de ce processus de taʿdīl qu’il convient maintenant d’examiner.

2.3. Procédures de sélection des témoins L’appartenance d’un individu à un groupe rejeté comme hétérodoxe par le pouvoir ou par une majorité de musulmans conduisit dès l’époque marwānide vers l’exclusion de son témoignage. Les prémices d’une mécanique positive d’inclusion virent le jour en même temps. La religiosité d’un individu particulier put ainsi faire admettre son témoignage quand celui d’un autre eût été rejeté. Le cadi de Médine Abū Bakr b. Muḥammad b. Ḥazm (en poste de c. 87/706 à c. 96/714-5) accepta ainsi celui du célèbre juriste al-Qāsim b. Muḥammad (m. 107/725) – plus tard considéré comme l’un des sept grands juristes de Médine785 – alors que celui-ci, dans un premier temps, n’avait plus souvenir de ce dont il témoignait. Le cadi aurait déclaré qu’en pareil cas, il aurait rejeté la déposition de toute autre personne786. Les qualités religieuses, par le plébiscite dont elles faisaient l’objet, commençaient à distinguer des individus dont la parole apparaissait plus fiable que celle du commun des mortels. Le processus que cette logique mit en branle ne trouva pourtant son accomplissement qu’un à deux siècles plus tard. 782. Al-Māwardī, al-Ḥāwī l-kabīr, op. cit., XVII, p. 58. Voir E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 242. Ces conditions, proches de celles qu’al-Māwardī définit comme nécessaires à l’exercice de la judicature (mais non totalement identiques), sont commentées par Émile Tyan, Ibid., p. 160-170. Voir également les conditions posées par Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 145 (ce dernier n’inclut pas la liberté, conformément à la position ḥanbalite) et la définition de la ʿadāla proposée par l’imamite al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 217. 783. Sur les critères d’acceptation du témoignage dans le fiqh classique, voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 123-135. 784. Une logique d’exclusion continua néanmoins d’être poursuivie dans nombre de manuels à l’usage des juges, par l’établissement de listes de comportements entrainant l’interdiction de témoigner. Voir par exemple, chez les mālikites, Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 644-645. 785. Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., V, p. 181. 786. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 144.

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Le droit musulman classique prône l’acceptation définitive des témoins au terme d’une enquête dite de tazkiya permettant d’établir leur honorabilité787. Selon Wael Hallaq, ce processus, mené à bien par un auxiliaire du cadi appelé ṣāḥib al-masā’il, puis muzakkī, remonte dans son essence à une mécanique mise en place dans les années 670, et dont les institutions caractéristiques furent établies avant les années 110/730788. L’hypothèse de Hallaq est cependant spéculative et repose sur l’idée – contestable, comme nous allons le voir – qu’en toute logique, le cadi dut depuis toujours enquêter pour déterminer la fiabilité des témoins789. L’évolution qui conduisit à la procédure classique est en réalité plus complexe, les procédures relevant en la matière moins d’une « logique » faussement évidente que de tâtonnements empiriques. Le processus d’acceptation ou de refus des témoins procède de deux démarches successives, à l’instar de la réflexion théorique à ce sujet. L’expression al-ǧarḥ wa-l-taʿdīl, qui en vint à désigner dans le droit classique la méthode générale de sélection des témoins, résulte de la fusion de deux approches historiquement distinctes. La démarche de ǧarḥ (« récusation ») semble l’avoir emporté dans un premier temps, avant qu’une dynamique « inclusive » de taʿdīl (« établissement de l’honorabilité ») se mette en place, d’abord par le biais des plaideurs et des témoins, puis par celui de l’institution judiciaire.

2.3.1. Une sélection négative ou l’empirisme des débuts Définir des critères moraux et religieux conditionnant l’acceptation d’un témoignage ne suffisait pas : encore fallait-il que le cadi parvienne à les appliquer au cas par cas. Or il ne pouvait connaître la moralité ou la religiosité de tous ceux que les plaideurs lui amenaient. Aussi des procédures empiriques furent-elles mises en œuvre à l’époque omeyyade afin de déterminer la moralité des témoins. À Baṣra, al-Ḥasan al-Baṣrī (cadi en 99/717-8) avait la réputation d’accepter a priori le témoignage de tout musulman, à moins que le défendeur contre qui était produit un témoin ne le récuse790. Le cadi attendait donc que le témoin fasse 787. F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 157-166 ; E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 238-239. Toutes les écoles sunnites demandent au cadi de procéder à la tazkiya des témoins. Si le droit ismāʿīlien n’en conserve pas de trace, le chiisme imamite se penche longuement sur la procédure. Voir par exemple al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 105-112. 788. W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 85-86. 789. In this context, it must also have been the practice that, out of logical necessity, the proto-qāḍī had often to inquire into the rectitude of these witnesses or ask someone who did. Ibid., p. 85. 790. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 8, 13 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 394. Voir la lettre de ʿUmar à Abū Mūsā al-Ašʿarī, dans laquelle tous les musulmans sont considérés comme ʿadl les uns envers les autres, à moins qu’ils n’aient été condamnés au ḥadd ou ne se soient rendus coupables de faux témoignage, ou qu’ils soient soupçonnés de proximité familiale avec le plaideur. Voir notamment Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 72, 284.

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l’objet d’accusations – mais de la part de quelqu’un qui avait intérêt à mettre sa parole en doute. Rien ne dit que ce cadi menait ensuite une enquête, et les informations transmises par Wakīʿ impliquent que la récusation par l’adversaire suffisait pour que le témoin soit écarté. À l’inverse, si le défendeur admettait que les témoins étaient honorables, le cadi les agréait et pouvait ainsi rendre son jugement contre le défendeur791. Une procédure identique est attribuée à Šurayḥ, à Kūfa, plus probablement à mettre au crédit du transmetteur de cette tradition, le cadi al-Šaʿbī (en poste de 99/717-8 à 102/720-1)792. À la même époque qu’alḤasan al-Baṣrī, le Baṣrien Iyās b. Muʿāwiya semble avoir adhéré à l’opinion du Médinois al-Qāsim b. Muḥammad (m. 107/725), selon qui l’honorabilité d’un seul témoin suffisait à confirmer la parole d’un deuxième témoin douteux793. Un peu plus tard, Bilāl b. Abī Burda (en poste de 110/728-9 à 120/738) pouvait demander à un témoin qu’il connaissait ce qu’il pensait d’un autre témoin, alors que tous deux effectuaient ensemble leur déposition794. La difficulté de déterminer la sincérité des témoins, dans ces conditions, trouve sa meilleure expression dans une tradition selon laquelle Šurayḥ admonestait les témoins récusés par un défendeur, les appelant à faire preuve de responsabilité et d’honnêteté795. Muḥārib b. Diṯār sermonna également des témoins dont le défendeur s’étonnait des affirmations, car il tenait au moins l’un d’entre eux pour un homme digne de louanges ; après que le cadi les eut impressionnés par des récits sur l’enfer, les deux témoins se rétractèrent796. C’est que les cadis, encore au début du viiie siècle, manquaient cruellement d’instruments efficaces pour déterminer la fiabilité des témoins. Au début de la période abbasside, la récusation du témoin par le défendeur demeurait essentielle, même si elle ne suffisait plus à elle seule. Une telle récusation donnait lieu à une sorte de procès dans le procès, le témoin se trouvant lui-même mis en accusation. Son honnêteté ou sa malhonnêteté devait alors être prouvée. À Baṣra, Sawwār b. ʿAbd Allāh (en poste à trois reprises entre 137/754-5 et 156/773) rejeta la déposition d’un homme que le défendeur accusait d’avoir subi le ḥadd, mais seulement après que le témoin eut avoué797. À Fusṭāṭ, al-Layṯ b. Saʿd (m. 175/791) gardait le souvenir d’une époque où nulle enquête Ibid., II, p. 11. Ibid., p. 237. Voir également ibid., p. 254 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 416. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 322. Ibid., II, p. 87. Plus tard les mālikites interdirent de s’appuyer sur les déclarations d’un témoin au sujet du témoin qui déposait avec lui : les témoins d’une affaire ne pouvaient se déclarer mutuellement honorables. Voir Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 646. 795. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 133, 136 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 354-355. Voir R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 207. 796. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 34. 797. Ibid., II, p. 63-64. 791. 792. 793. 794.

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n’était menée sur les témoins, et où le défendeur devait lui-même prouver, dépositions à l’appui, que les individus produits contre lui n’étaient pas fiables798. Il est probable que c’est à la suite de telles récusations par un défendeur que certains cadis entreprirent des enquêtes sur les témoins. Mais dans le Muḫtaṣar d’Ibn ʿAbd al-Ḥakam (m. 214/829), la reconnaissance par un plaideur de la fiabilité d’un témoin qui s’apprête à déposer contre lui suffit encore à le faire agréer par le cadi799. L’acceptation de témoins sans enquête systématique trouve un écho jusque dans la doctrine ḥanafite. Conformément à la lettre de ʿUmar à Abū Mūsā al-Ašʿarī, qui considère « tous les musulmans comme honorables les uns vis-àvis des autres » à l’exception des condamnés au ḥadd800, Abū Ḥanīfa acceptait que tout musulman soit reconnu ʿadl en l’absence de preuve du contraire. Il recommandait de n’interroger sur la moralité des témoins que lorsque le défendeur le récusait – à moins qu’il ne s’agît d’une affaire pénale, auquel cas une enquête s’imposait801. Néanmoins cette position était de plus en plus contestée. Une instruction similaire à celle de ʿUmar à Abū Mūsā est attribuée au Prophète dans un ḥadīṯ transmis par al-Ḥaǧǧāǧ b. Arṭāt (Kūfiote, cadi de Baṣra en 133/750), ce qui semble témoigner de la nécessité précoce de défendre ce point de vue en l’attribuant au Prophète802. La seconde génération de ḥanafites, représentée par Abū Yūsuf et al-Šaybānī, insiste d’ailleurs sur l’accomplissement d’enquêtes plus systématiques803, signe que les pratiques judiciaires avaient entre-temps évolué804. Mais chez les imamites, au xie siècle, al-Ṭūsī permet encore au défendeur de récuser les témoins de son adversaire, même après que le cadi eut enquêté sur eux ; le cadi doit alors lui accorder un délai pour qu’il puisse prouver que les témoins ne sont pas

Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., IV, p. 331. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 285. Voir notamment Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 70. Al-Šaybānī, al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr, op. cit., p. 392-393 ; al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 289 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 328 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., IV, p. 331. Voir également Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 394 ; F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 160. 802. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 260. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 432. 803. Al-Šaybānī, al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr, op. cit., p. 393 ; al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 289 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 328 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., IV, p. 331. 804. Notons qu’à Cordoue, le cadi Muḥammad b. Bašīr al-Maʿāfirī (m. 198/813) ne menait nulle enquête systématique sur les témoins, se fiant souvent à sa propre sagacité (firāsa) ou à des signes extérieurs (tawassum) pour déterminer leur fiabilité. Il n’enquêtait sur la bayyina que dans quelques cas. Al-Ḫušanī, Quḍāt Qurṭuba wa-ʿulamā’ Ifrīqiyya, Le Caire, Maktabat al-Ḫānǧī, 1953, p. 56. 798. 799. 800. 801.

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honorables805. L’ismāʿīlien al-Qāḍī al-Nuʿmān considérait aussi qu’il revenait au défendeur d’apporter la preuve du caractère peu fiable des déclarations faites à son encontre806.

2.3.2. Quand le témoin amène son propre témoin La multiplication des récusations par des défendeurs fut probablement à l’origine de nouvelles pratiques, le témoin prenant les devants et comparaissant avec les preuves de sa bonne moralité. Si l’on en croit Wakīʿ, Kūfa joua un rôle de premier plan dans l’expérimentation de cette nouvelle procédure, dès le deuxième quart du viiie siècle. Le cadi al-Šaʿbī aurait demandé que chaque témoin amène avec lui quelqu’un susceptible de le « purifier » (yuzakkī-hi), c’est-à-dire de certifier ses bonnes mœurs. La procédure, dit-on, fut maintenue par la suite807, et l’on voit vers 102/720-1 le cadi al-Qāsim b. ʿAbd al-Raḥmān demander à un témoin, Munḏir al-Ṯawrī, d’amener un tiers pour attester sa moralité808. À Baṣra, les témoins n’amenaient pas (ou pas toujours) spontanément leur « purificateur », mais là aussi le cadi pouvait leur demander de produire quelqu’un pour confirmer leur moralité. Une anecdote relate que ʿAbbād b. Manṣūr al-Nāǧī (en poste de 126/744 à 132/749, puis de 133/750-1 à 137/754-5) demanda à un témoin : « Qui te connaît ? », comme si le témoin devait apporter lui-même les tiers susceptibles d’attester ses bonnes mœurs. En l’occurrence, le témoin eut le malheur de répondre que le fils du cadi le connaissait ; celui-ci étant un chanteur, qui avait osé satiriser son propre père, le cadi renvoya le témoin sans autre justification809. Dans la Médine du début des Abbassides, le cadi Muḥammad b. ʿImrān demandait à un témoin en qui il avait personnellement confiance, Namā al-Ḫayyāṭ, ce qu’il pensait des autres témoins qui venaient effectuer leurs dépositions en sa compagnie810. De manière plus générale, il semble que de nombreux cadis de cette époque se fiaient à leur connaissance personnelle des témoins811 et ne leur demandaient de prouver leur bonne moralité que s’ils n’en savaient pas assez sur eux. Encore dans le droit ibāḍite (baṣrien) de la fin du viiie siècle, le cadi n’a pas besoin de mener d’enquête à propos d’un témoin qu’il connaît en profondeur812. 805. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 159. Dans le droit mālikite, le droit qu’un plaideur avait de récuser des témoins prit le nom d’iʿḏār, terme par ailleurs polysémique. Voir à ce sujet N. Hentati, « L’iʿdhār : une procedure judiciaire dans le droit musulman », Islamic Law and Society, 13, 2006, p. 396. 806. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Risāla ḏāt al-bayān, op. cit., p. 13. 807. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 416. 808. Ibid., III, p. 8. Sur Munḏir al-Ṯawrī, traditionniste kūfiote, voir al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XXVIII, p. 515. 809. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 46. 810. Ibid., I, p. 194. 811. Voir, à propos d’un cadi de La Mecque, al-Iṣfahānī, Kitāb al-aġānī, op. cit., IV, p. 28. 812. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 270.

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Même après le développement des enquêtes de moralité, certains témoins se virent encore demander de produire des personnes attestant leur honorabilité, comme le montre un exemple bagdadien du début du ixe siècle813. Ces témoins secondaires ne jouaient plus néanmoins qu’un rôle superficiel, et servaient à afficher « publiquement » (ẓāhiran) une honorabilité déjà établie auprès du cadi par le biais d’une enquête.

2.3.3. Des enquêtes de moralité La seconde moitié du viiie siècle est en effet marquée par l’apparition de véritables enquêtes, d’abord menées par le cadi au coup par coup – notamment si un témoin était récusé par le défendeur –, puis de manière plus régulière par un personnel spécialisé.

• Quand le cadi mène l’enquête

Certains cadis se mirent à mener en personne des enquêtes de moralité. Wakīʿ décrit ainsi Sawwār b. ʿAbd Allāh, cadi de Baṣra, qui se rend sur sa mule dans le quartier de Azd, à la nuit tombée, en compagnie d’un auxiliaire juché sur un âne – auxiliaire qui devint lui-même cadi une vingtaine d’années plus tard –, et frappe aux portes de plusieurs maisons pour interroger leurs habitants à propos d’un témoin814. Il est probable toutefois que tous les témoins ne faisaient pas l’objet d’une enquête, et que celle-ci ne s’imposait qu’en cas de fiabilité douteuse. La logique était encore celle de l’exclusion : tout individu peut témoigner, sauf s’il s’avère qu’il ne le peut pas. À Baṣra, ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan al-ʿAnbarī (en poste de 156/773 à 166/782-3) ne décida un jour d’enquêter sur un témoin que parce qu’il lui paraissait suspect – en effet il ne connaissait pas de célèbres vers récités par un de ses contribules. Il écrivit son nom et sans doute procédat-il ensuite comme son prédécesseur Sawwār815. ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad al-Maḫzūmī (en poste en 172/788-9) enquêtait toujours en personne sur les témoins816. Dans le droit ibāḍite baṣrien de la fin du viiie siècle, c’est toujours le cadi qui est supposé interroger « les gens de bien et de savoir » (ahl al-ḫayr wa-l-maʿrifa) sur les témoins qu’il ne connaît pas817. L’enquête menée par le cadi prend un tour particulier en cas d’homicide, lorsque le meurtrier avoue son crime mais prétend l’avoir commis pour des raisons légitimes. Il lui faut, pour échapper au talion, apporter des témoins qui attestent le bien-fondé de son crime, et le 813. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 268. 814. Ibid., II, p. 83-84. 815. Ibid., p. 110-111. Un autre passage suggère que ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan menait également ses enquêtes en personne. Ibid., p. 112. 816. Ibid., p. 141. 817. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 270.

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cadi évalue la véracité de leurs dires non en fonction de leur moralité personnelle, mais en vérifiant que leur conception du crime légitime est conforme à celle des ʿulamā’ (ibāḍites)818. En Égypte aussi, à l’aube de l’époque abbasside, tout individu bien considéré était admis à témoigner, et toute personne à la mauvaise réputation se voyait exclue. De sommaires enquêtes auprès de voisins n’étaient entreprises que dans le cas où le témoin s’avérait un parfait inconnu819. Al-Kindī ne dit pas clairement, en revanche, si le cadi effectuait ces enquêtes en personne ou s’il déléguait quelqu’un à cet effet. Un récit relatif à Ḫayr b. Nuʿaym (en poste de 120/738 à 127/745, puis de 133/751 à 135/753) laisse néanmoins envisager que ce dernier interrogeait lui-même les coreligionnaires des témoins chrétiens et juifs pour déterminer leur moralité820. Dans la première moitié du ixe siècle, il arrivait au cadi ʿĪsā b. al-Munkadir (en poste de 212/827 à 214/829) de se déguiser pour aller vérifier, la nuit, le résultat des enquêtes menées par son ṣāḥib al-masā’il821.

• Des enquêtes systématiques

Le deuxième quart du viiie siècle vit se développer des procédures d’enquête plus complexes. Le renforcement de l’appareil administratif permit aux cadis de faire appel à des tiers, puis à un personnel spécialisé. Dans la Baṣra de la toute fin du viiie siècle, Muʿāḏ b. Muʿāḏ demanda à ʿAffān b. Muslim822 d’enquêter à propos d’un témoin823. C’est néanmoins à Kūfa que semblent s’être développées de nouvelles techniques d’enquête, promises à un grand avenir824. Il faut sans doute rejeter l’attribution à Šurayḥ des premières enquêtes secrètes sur les témoins825, qui furent plus vraisemblablement inventée par ʿAbd Allāh b. Šubruma (en poste de 120/738 à 121/739 ; il fut aussi cadi du sawād de Kūfa sous les Abbassides826), qui employa de surcroît des auxiliaires pour les mener. Ibn Šubruma aurait justifié le recours à des enquêtes secrètes de la manière suivante : Yūsuf b. Mūsā b. al-Qaṭṭān rapporta d’après ʿAlī b. ʿĀṣim, d’après Ibn Šubruma : 818. 819. 820. 821. 822. 823. 824. 825. 826.

Ibid., p. 334. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 361. Ibid., p. 351. Ibid., p. 437. Ce savant et traditionniste baṣrien (m. 220/835) est resté célèbre pour avoir été le premier à être interrogé sur la création du Coran pendant la miḥna. Voir Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., IV, p. 238. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 153. Voir par exemple al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 292 et suiv. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 133 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 369. Voir Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 350.

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Je suis le premier à avoir mené des enquêtes secrètes (sa’ala f ī l-sirr). Quand on demandait à un homme « amène quelqu’un attestant ta moralité (yuzakkī-ka) », il allait trouver sa tribu (qawm) [et revenait] en disant : « Les gens de ma tribu attestent ma moralité ! » La tribu n’osait pas le contredire (yastaḥī) et attestait sa moralité. Voyant cela, je me mis à interroger les gens en secret, et lorsque la déposition d’un témoin s’avérait saine, je lui demandais : « Amène [maintenant] quelqu’un qui atteste ta moralité en public (f ī ʿalāniyya) ! »827.

Demander au témoin de faire attester sa moralité par ses proches pouvait s’avérer embarrassant pour ces derniers : comment refuser une telle attestation sans se fâcher avec son voisin, son ami, son beau-frère, et rompre ainsi un lien social peut-être capital ? La dynamique de préservation des réseaux sociaux l’emportait et ces attestations produites par le témoin lui-même n’étaient pas fiables828. L’enquête « secrète », menée loin du regard du témoin visé, permettait seule d’appréhender sa moralité. La confidentialité de l’enquête ne pouvait néanmoins être atteinte si le cadi la menait lui-même, comme cela se faisait encore à Baṣra au début de l’époque abbasside. Le juge, personnalité trop connue dans la ville, devait recruter des auxiliaires à cette fin. C’est ce que fit également Ibn Šubruma, réputé avoir employé pour la première fois des « maîtres des questions » (aṣḥāb al-masā’il) chargés de mener ces enquêtes secrètes829. Il n’est pas sûr que son initiative ait été poursuivie par ses successeurs à la judicature de Kūfa : il aurait luimême déclaré que les cadis suivants avaient abandonné les enquêtes secrètes830. Pourtant Ibn Abī Laylā, qui fut cadi après lui sous les derniers Omeyyades et les premiers Abbassides, semble avoir aussi usé d’auxiliaires pour enquêter sur les témoins – on connaît un homme, ʿAlī b. Nizār, qui joua ce rôle au moins de manière épisodique831. Si Ibn Abī Laylā eut bien un ṣāḥib al-masā’il, comme l’affirme un autre récit, peut-être ne recourait-il encore à ses services qu’en cas de doutes sur la moralité d’un témoin832.

827. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 331. Voir également al-Ǧaṣṣāṣ, Aḥkām al-Qur’ān, op. cit., II, p. 238 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 116. 828. Au début du ixe siècle, quand les enquêtes secrètes se furent systématisées, les juristes furent confrontés au problème opposé. Al-Šāfiʿī remarque ainsi que, interrogés en secret sur un témoin, les gens ont souvent tendance à dire du mal de lui sans raison objective… Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 508-509 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 395. 829. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 106. Voir Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 351. Quelques décennies plus tard, al-Šaybānī évoque l’« envoyé du cadi qui enquête sur les témoins » (rasūl al-qāḍī allaḏī yas’al ʿan al-šuhūd), périphrase correspondant à la même fonction. Al-Šaybānī, al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr, op. cit., p. 401. 830. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 120. 831. Ibid., p. 134. Sur ʿAlī b. Nizār b. Ḥayyān al-Asadī, mawlā des Banū Hāšim et transmetteur de ḥadīṯ, voir al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XXI, p. 155. 832. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 138.

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Les techniques développées à Kūfa apparurent un peu plus tard en Égypte. Le cadi Ġawṯ b. Sulaymān (en poste à deux reprises entre 135/753 et 168/785) est connu pour avoir introduit à Fusṭāṭ les enquêtes secrètes833, probablement suite à un séjour en Irak où il put observer ce type de pratique834. Dans un second temps, vers 174/790, le cadi al-Mufaḍḍal b. Faḍāla introduisit la fonction de ṣāḥib al-masā’il dans la judicature égyptienne835, fonction que conservèrent les cadis égyptiens suivants836.

2.3.4. Vers une restriction de la capacité à témoigner Le droit musulman vint sanctionner l’organisation d’enquêtes systématiques sur les témoins. Les ḥanafites, qui pourtant continuaient à considérer le témoignage de tout un chacun comme ouvert tant qu’il n’était pas établi qu’il devait être rejeté (procédure par exclusion), se mirent à recommander la tenue d’enquêtes sur tous les témoins, y compris ceux dont le défendeur reconnaissait l’honorabilité837. De même, les mālikites et les šāfiʿites en vinrent à soutenir que le témoignage de tout musulman devait être rejeté en attendant que son honorabilité (ʿadāla) fût établie838. La question n’était plus désormais de savoir si une enquête était indispensable, mais d’en déterminer les modalités. Combien d’enquêteurs étaient-ils nécessaires ? Combien de personnes fallait-il interroger pour qu’un individu soit déclaré honorable ? Les déclarations à propos d’un témoin avaient-elles le statut de témoignage – auquel cas deux individus devaient déposer en faveur de chaque témoin ? Telles furent les questions auxquelles s’attelèrent désormais les juristes839. La systématisation des enquêtes eut à terme des conséquences plus profondes sur l’organisation du témoignage. Elle retourna en effet comme un gant la logique qui avait longtemps présidé à la sélection des témoins : d’une démarche exclusive, où tout un chacun était un témoin potentiel (sauf si…), l’institution judiciaire mit en place une démarche inclusive, où le témoignage de tout individu était suspendu dans l’attente que l’enquête établisse sa moralité, et donc sa fiabilité. Les discussions de juristes relatives à ces enquêtes peuvent être lues au miroir d’un tel retournement. 833. 834. 835. 836. 837. 838. 839.

Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 361. Voir M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 224-225. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, p. 385. Voir M. Tillier, « Scribes et enquêteurs », art. cité, p. 379-381. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 315 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 328. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 394. Voir par exemple al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 508 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 328-329. Pour les mālikites, voir notamment Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., p. 643, 652.

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La prolifération des enquêtes entraîna en effet des débats concernant la manière d’interpréter les réponses des personnes interrogées. Un premier problème fut soulevé : ces dernières oseraient-elles dire du mal de leurs voisins, même interrogées « en secret » ? Une tradition peut-être baṣrienne, remontant à Ibn Sīrīn mais probablement mise en circulation plus tard – tant son contenu paraît anachronique au début du viiie siècle – fait dire à Šurayḥ : « Interroge à propos [du témoin]. Si l’on te répond “Allāh est le plus savant ! Allāh est le plus savant !”, n’autorise pas leur [sic] témoignage, car les gens savent ce qu’ils disent : c’est un homme mauvais. Si en revanche on te répond “À notre connaissance, il n’y a rien à lui reprocher (lā ba’sa bi-hi)”, son témoignage est autorisé840. » La formule négative lā ba’sa bi-hi, faut-il remarquer, entre typiquement dans une démarche exclusive. La forme même (positive/négative) de telles réponses commença à être discutée dans la seconde moitié du viiie siècle. Pouvait-on se satisfaire d’une déclaration affirmant qu’il n’y avait pas de raison de l’exclure ? Ou fallait-il en obtenir une qui attribuait positivement la qualité de ʿadl au témoin, et l’incluait de la sorte parmi les personnes agréées ? Les ḥanafites et d’autres courants irakiens, fidèles à la tendance selon laquelle le témoignage devait a priori être accepté (sauf si…)841, continuèrent à valider les anciennes formules employées dans le cadre de l’enquête. Le ḥanafite Abū Yūsuf, mais aussi le Baṣrien al-Battī (m. 143/7601), considéraient que la réponse « Nous ne connaissons rien de lui, si ce n’est du bien » (lā naʿlamu min-hu illā ḫayran) suffisait à établir la bonne moralité du témoin. En revanche, les mālikites comme les šāfiʿites refusaient cette formule et attendaient une déclaration inclusive sans équivoque, dans laquelle la personne interrogée affirmait explicitement que l’homme était « honorable » (ʿadl) à ses yeux842. L’importance croissante d’une ʿadāla positive transparaît jusque dans les textes narratifs, où les références à ce concept se multiplient à partir du iiie/ixe siècle. Dans les écrits d’Ibn Ṭayfūr (m. 280/893) relatifs au califat d’al-Ma’mūn, le témoin recevable appartient aux ahl al-ʿadāla wa-l-ṣalāḥ, les « gens honorables et sans défauts843 ». Viendrait bientôt le temps où le terme ʿadl apparaîtrait comme un synonyme de šāhid, le témoin n’étant plus conçu qu’à travers sa qualité d’homme honorable. 840. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 341. 841. Voir al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 289-290, 297. 842. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, fol. 73r ; al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 509 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 395 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, III, p. 332. Plus tard certains mālikites exigèrent que les personnes attestant l’honorabilité d’un témoin justifient leur opinion, en particulier en cas de récusation. Voir Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 647. 843. Ibn Ṭayfūr, Kitāb Baġdād, éd. par Muḥammad Zāhid b. al-Ḥasan al-Kawṯarī, s. l., Maktab našr al-ṯaqāfa al-islāmiyya, 1949, p. 166.

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Le développement de cette dynamique inclusive aboutit en fin de compte à restreindre drastiquement la capacité de témoigner. Tout commença à Fusṭāṭ, où les conditions sociopolitiques furent particulièrement favorables à une telle évolution : la centralisation des désignations par le calife abbasside se traduisit de plus en plus souvent par l’envoi de cadis « étrangers » à Fusṭāṭ qui ne pouvaient s’appuyer sur une connaissance de la population locale, et durent développer des réseaux réduits de témoins fiables844. En même temps qu’il instaurait un ṣāḥib al-masā’il, le cadi al-Mufaḍḍal b. Faḍāla établit un groupe de dix témoins chargés d’assister avec lui aux audiences. Il avait ainsi à sa disposition un corps d’hommes honorables sur qui compter, pour témoigner notamment de ses propres jugements. L’innovation fut déjà assez dérangeante pour susciter l’inquiétude de la population de Fusṭāṭ845. Le pas décisif fut franchi quelques années plus tard par le ḥanafite Muḥammad b. Masrūq al-Kindī. Vers 177/793, ce dernier rejeta le témoignage des gens ordinaires pour n’agréer que celui d’une élite sélectionnée et limitée en nombre846. Quelques années plus tard, le mālikite al-ʿUmarī (en poste de 185/801 à 194/810) confirma la constitution d’un groupe resserré de témoins et acheva la réforme en enregistrant (dawwana) leurs noms par écrit, c’est-à-dire en établissant une liste officielle847 ; un chef (ra’īs) fut placé à leur tête848. « C’est ainsi que l’on procède jusqu’à nos jours849 », commente al-Kindī. Le caractère strictement exclusif de ce groupe de témoins peut être mis en doute. Bien qu’al-Kindī affirme que les gens ordinaires ne virent plus leurs témoignages acceptés, le même auteur évoque des affaires impliquant la déposition d’hommes qui n’appartenaient manifestement pas à ce groupe à l’origine850. Al-Kindī semble par ailleurs faire une différence entre les šuhūd et d’autres individus se distinguant néanmoins « par leur capacité à témoigner » (mawṣūmīn bi-l-šahāda)851. Il est donc probable que, dans les faits, deux cercles de témoins aient existé : un groupe restreint de témoins « professionnels », enregistrés auprès du tribunal852, sur lesquels un cadi tel Lahīʿa b. ʿĪsā (en poste de 196/812 à 198/813, puis de 199/814 à 204/820) faisait renouveler les enquêtes tous les 844. M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 232-234. 845. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 386. Voir E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 239-240. 846. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 389. Voir al-Qalqašandī, Ṣubḥ al-aʿšā, op. cit., I, p. 419. 847. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 392. Voir également Ibn al-Mulaqqin, Nuzhat al-nuẓẓār, op. cit., p. 119. Voir E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 244. 848. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 396. 849. Ibid., p. 394. 850. Ibid., p. 398, 407. 851. Ibid., p. 422. 852. On en comptait une trentaine sous le cadi Lahīʿa b. ʿĪsā (en poste de 199/814 à 204/820). Ibid., p. 422.

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six mois853, et un cercle plus large de témoins occasionnels dont il était difficile de se passer pour certaines affaires, mais dont la parole risquait d’être récusée au tribunal – si tant est que le cadi accepte de les entendre854. Il n’en demeure pas moins que l’institution du témoignage professionnel (ou notariat) était née, et que désormais les habitants de Fusṭāṭ furent encouragés à faire appel à ce corps officiellement agréé pour faire témoigner de leurs transactions. D’après le récit d’al-Kindī, ce cercle restreint de témoins professionnels ne se définissait pas uniquement par la condition juridico-religieuse de la ʿadāla, mais aussi par les critères à connotation tant sociale que religieuse du sitr (respectabilité, qualité du mastūr, homme dont le comportement et l’entourage constituent un « voile » le protégeant du regard d’autrui855) et du faḍl (mérite/vertu)856. Une nouvelle élite d’hommes se distinguant tant par leur moralité religieuse que par leur respectabilité fut ainsi instaurée par l’institution judiciaire, remodelant les frontières sociales en excluant certaines notabilités de Fusṭāṭ857 et en intégrant des individus d’origine modeste, sans prestige personnel et n’appartenant à aucune des grandes familles locales858. Entrer dans un tel cercle n’offrait néanmoins nul statut définitif : les enquêtes étaient renouvelées tous les six mois et une récusation suffisait pour en être définitivement exclu859. Cette évolution ne fit pas l’unanimité. En effet la définition d’un groupe de témoins renversait la logique de la tazkiya. Auparavant, un témoin effectuait sa déposition, puis une enquête déterminait si son témoignage devait être agréé. Or la réforme opérée par les cadis de Fusṭāṭ signifiait que les témoins étaient agréés avant même d’avoir déposé. Sans doute en réaction, certains juristes s’opposèrent à cette pratique, tels les mālikites Ibn al-Māǧišūn (sans doute ʿAbd al-Malik b. al-Māǧišūn, m. 212/827) et al-Muṭarrif (m. 220/835)860. De fait, cette évolution semble être restée confinée à l’Égypte pendant plusieurs décennies, et ce n’est que dans la seconde moitié du iiie/ixe siècle qu’apparaissent des traces,

853. Ibid., p. 422. 854. Voir par exemple ibid., p. 472. 855. S. D. Goitein, A Mediterranean Society, V : The Individual, Londres, University of California Press, 1988, p. 76. 856. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 395. 857. M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 236-237. Voir également al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 472. La rigueur du processus de sélection des témoins en Égypte trouve peut-être un reflet dans la doctrine (égyptienne) d’al-Šāfiʿī, qui prescrit des règles strictes concernant l’agrément des témoins : une double enquête (secrète puis publique), deux enquêteurs irréprochables devant entendre chacun au moins deux témoins de l’honorabilité de chaque témoin, etc. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VII, p. 507-509 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 394-395. 858. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 436, 472. 859. Ibid., p. 422. 860. Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 645.

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en Irak, de la formation d’une élite caractérisée par l’aptitude à témoigner861. Alors que les écrits du juriste ḥanafite al-Ḫaṣṣāf (m. 261/874) ne conservent pas trace d’un témoignage « professionnel » et supposent, conformément à la doctrine d’Abū Ḥanīfa, que tout bon musulman est susceptible de témoigner862, au ive/xe siècle al-Ǧaṣṣāṣ évoque le classement d’une population donnée en catégories sociales hiérarchisées, procédure typique de l’établissement d’une élite de témoins instrumentaires863. Tout se passe comme si la place centrale qu’occupait le ḥanafisme, courant qui demeura le plus longtemps favorable à une dynamique exclusive du témoignage (« tout le monde peut témoigner (sauf si…) »), avait retardé la diffusion en Irak du modèle égyptien. Néanmoins, le point de vue des ḥanafites sur cette question ne tarda pas à évoluer, et alors que chez al-Ḫaṣṣāf le témoin est présumé honorable (sauf preuve du contraire), al-Ǧaṣṣāṣ émet de sérieux doutes à ce sujet, affirmant pour sa part que le fisq (« débauche », antonyme de la ʿadāla) est majoritaire864.

2.3.5. Le témoignage au fondement de la science islamique La mise en place de procédures sophistiquées afin de déterminer l’honorabilité des témoins eut des conséquences importantes au-delà du domaine judiciaire, en particulier dans les sciences religieuses. John Burton a déjà évoqué la ressemblance entre le témoignage et la transmission du ḥadīṯ, qui devaient tous deux privilégier la voie orale par rapport à celle de l’écrit865. Les ḥanafites eurent beau nier que le statut du témoignage (šahāda) soit similaire à celui du récit rapporté 861. M. Tillier, « Les réseaux judiciaires… », art. cité, p. 102-103. Voir également Cl. Cahen, « À propos des shuhūd », p. 76. Selon l’imamite al-Ṭūsī, le premier cadi à avoir établi une classe exclusive de témoins (en Irak) est le mālikite Ismāʿīl b. Isḥāq (en poste à Bagdad à partir de 262/875-6 ; sur ce cadi, voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., index). Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 111. 862. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 289 et suiv. 863. Al-Ḫaṣṣāf et al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 83-84. L’imamite al-Ṭūsī critique sévèrement l’établissement d’une telle hiérarchie (tartīb) de témoins, qui restreint la capacité de la population à faire attester de ses transactions quotidiennes. Il accepte néanmoins que le cadi se repose en priorité sur un groupe de témoins qu’il considère comme honorables, à condition qu’il n’exclue pas le témoignage des gens ordinaires, qu’il soumettra alors à la tazkiya. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 111-112. 864. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 290. À la même époque, le fiqh imamite demeure néanmoins réticent à l’idée de telles enquêtes. Al-Kulaynī préconise ainsi de s’en tenir à l’apparence fiable des témoins, et de ne pas enquêter sur ce qu’ils cachent (bāṭin). Est-ce en réaction à des pratiques judiciaires qui tendaient à exclure du témoignage ceux dont on découvrait les sympathies chiites ? Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 471. Les débats plus tardifs envisagèrent également le cas où l’enquête sur un témoin aboutirait à une égalité numérique entre ceux qui l’agréent et ceux qui le récusent. Voir notamment, pour les mālikites, Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 647. 865. J. Burton, An Introduction to the Ḥadīth, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1994, p. 175.

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(ḫabar)866, le parallèle n’en était pas moins frappant. Cela n’échappa pas à al-Šāfiʿī (m. 204/820), qui ressent dans sa Risāla la nécessité de comparer presque point par point le témoignage et la transmission du ḥadīṯ867. Les procédures de tazkiya se développèrent alors même que le ḥadīṯ, prenant une importance croissante dans la culture musulmane, se dotait d’isnād-s et commençait à être sévèrement critiqué par les savants qui soupçonnaient le caractère apocryphe d’un grand nombre de traditions. Il n’y a pas lieu de traiter ici des méthodes critiques qui virent le jour dans ce domaine. Il convient en revanche de souligner que le vocabulaire de la science du ḥadīṯ plonge ses racines dans le champ lexical judiciaire. Il n’est que de mentionner l’expression al-ǧarḥ wa-l-taʿdīl, qui en vint à désigner au ive/xe siècle la science établissant ou rejetant la fiabilité des transmetteurs868, et qui reprend des verbes déjà employés auparavant pour évoquer la « récusation » d’un témoin ou la « reconnaissance de son honorabilité ». D’autres termes consacrés par la science du ḥadīṯ proviennent du champ judiciaire. Un témoin suspect est ainsi qualifié de ḍaʿīf (« faible ») dans un récit mettant en scène un cadi du viiie siècle869 ; l’adjectif en vint à s’appliquer au transmetteur qui commet des erreurs en raison d’une mémoire défaillante870. À l’inverse, le transmetteur idéal est qualifié de ʿadl, puisqu’il réunit les qualités religieuses et morales définissant le témoin honorable871. Que la personnalité des transmetteurs de ḥadīṯ ait commencé à faire l’objet d’investigations dans la seconde moitié du viiie siècle872, tandis que l’appareil judiciaire mettait au point des techniques d’enquête permettant d’évaluer la fiabilité des témoins, ne tient pas au hasard. Dans les deux domaines – la « science » et la justice –, on prit conscience que l’appartenance à l’islam ne garantissait pas l’honnêteté et que d’autres critères devaient être fixés afin d’approcher la vérité. Les réformes judiciaires précédèrent-elles la critique du ḥadīṯ ? Bien qu’il soit difficile de prouver une telle antériorité, les présomptions font pencher la balance en sa faveur. La fiabilité des transmetteurs du ḥadīṯ ne peut être établie qu’à partir du moment où ceux-ci sont connus : ce truisme implique un développement du système de l’isnād antérieur à celui de la critique des transmetteurs. Or, si l’apparition des isnād-s est difficile à dater – pour certains elle remonterait à la première 866. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 336-337. 867. Al-Šāfiʿī, al-Risāla, éd. par Aḥmad Muḥammad Šākir, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, s. d., p. 373 et suiv. Voir l’analyse de J. E. Lowry, Early Islamic Legal Theory. The Risāla of Muḥammad ibn Idrīs al-Shāfiʿī, Leyde/Boston, Brill, 2007, p. 194-197. 868. J. A. C. Brown, Hadith. Muhammad’s Legacy in the Medieval and Modern World, Oxford, Oneworld, 2009, p. 80 ; J. Robson, « al-Djarḥ wa’l-taʿdīl », EI2, II, p. 462. 869. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 111. 870. J. Burton, An Introduction to the Ḥadīth, op. cit., p. 111. 871. Voir J. Burton, An Introduction to the Ḥadīth, op. cit., p. 110 ; J. A. C. Brown, Hadith, op. cit., p. 80, 82, 84. 872. J. A. C. Brown, Hadith, op. cit., p. 80.

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fitna entre ʿAlī et Muʿāwiya, pour d’autres à la fin de l’époque omeyyade873 –, les chaînes de transmission ne se systématisèrent pas avant la fin du viiie ou le début du ixe siècle874, afin de garantir l’authenticité des traditions : elles agissaient, en quelque sorte, à la manière de témoins. Mais, comme nous l’avons vu, la vérification de la fiabilité des témoins correspond à une étape postérieure à la reconnaissance du témoignage comme preuve idéale. Aussi n’est-ce probablement qu’une fois le système de l’isnād bien établi que, le doute subsistant sur l’honnêteté de nombreux transmetteurs, des enquêtes sur leur personnalité furent instaurées par analogie avec le fonctionnement de l’institution judiciaire. Un dernier élément suggère l’antériorité des techniques judiciaires d’examen des témoins par rapport à la critique des transmetteurs. Comme nous l’avons évoqué plus haut, al-Šāfiʿī entreprend de comparer la critique du ḥadīṯ à celle des témoignages – en particulier rapportés (al-šahāda ʿalā l-šahāda) –, et cela afin de justifier l’autorité des traditions isolées (ḫabar al-wāḥid). Al-Šāfiʿī constate que nombre de traditionnistes manquent de rigueur en rapportant le ḥadīṯ d’après des individus qu’ils connaissent mal, qui eux-mêmes transmettent d’après des gens dont ils ignorent tout875. Ce type de transmission est comparable au témoignage rapporté, lorsqu’une personne transmet devant le cadi la déposition d’un témoin absent. La différence, dit l’auteur, est qu’un cadi n’accepte pas le témoignage rapporté s’il n’acquiert pas la conviction personnelle de l’honorabilité du témoin originel comme de celle du rapporteur876. En d’autres termes, al-Šāfiʿī préconise l’application à la science du ḥadīṯ des règles et méthodes en vigueur dans l’administration judiciaire. Au début du ixe siècle, la critique des témoignages en justice avait atteint une certaine maturité ; celle des rapporteurs de ḥadīṯ commençait à peine.

Conclusion Les normes régissant l’aptitude à témoigner prirent forme progressivement au cours des premiers siècles de l’Islam. Les incertitudes pesant sur le viie siècle ne permettent pas de remonter plus haut que les environs de l’an 700 ; il est en effet pour l’instant impossible de dire si les échos transmis par les sources postérieures ressortissent d’une pure reconstruction à des fins polémiques, ou si cette littérature conserve malgré tout l’empreinte des plus anciennes discussions sur le sujet. Les traces conservées pour l’époque marwānide ne permettent pas non plus de distinguer des évolutions régionales tranchées. Chacune des principales 873. Voir J. Burton, An Introduction to the Ḥadīth, op. cit., p. 116-117. 874. Ibid., p. 117. 875. Al-Šāfiʿī, al-Risāla, op. cit., p. 376-377 (§ 1023-1025). Voir également J. E. Lowry, Early Islamic Legal Theory, op. cit., p. 196. 876. Al-Šāfiʿī, al-Risāla, op. cit., p. 378 (§ 1029).

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villes du Proche-Orient semblait adhérer à une opinion dominante, mais d’autres voix pouvaient, au même endroit, exprimer un avis différent. L’impression laissée par les sources les plus archaïques, comme les écrits de ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī et d’Ibn Abī Šayba, est celle d’un champ juridique en formation dans lequel les hommes communiquaient et où les idées circulaient. Les autorités de la première moitié du viiie siècle avaient beau défendre des idées différentes, on constate que leurs discussions abordaient des problématiques communes, que ce soit à Kūfa, Baṣra, Médine, La Mecque ou Damas : tout se passe comme si l’émergence d’une question à un endroit determiné, donnant lieu à une réponse locale, avait automatiquement entraîné une réaction à un autre endroit – fût-il éloigné de centaines de kilomètres. Ces interactions entre savants tissèrent le canevas de la réflexion juridique et des grandes questionscadres qui servit aux sommes de fiqh à partir de la fin du viiie siècle. S’il est une distinction régionale frappante, c’est celle que représente l’Égypte par rapport aux provinces orientales. Nulle autorité égyptienne d’époque marwānide n’apparaît dans les controverses relatives aux règles d’acceptation et de rejet des témoins. La première autorité égyptienne citée de manière régulière – mais dans des ouvrages plus tardifs que les Muṣannaf-s – est al-Layṯ b. Saʿd, actif au début de la période abbasside877. Faut-il en conclure, à l’instar de Schacht, que l’Égypte joua un rôle marginal dans la formation ancienne d’un droit musulman878 ? On ne peut exclure que des auteurs tels ʿAbd al-Razzāq (qui étudia et vécut dans la péninsule Arabique) et Ibn Abī Šayba (un Irakien) étaient peu au fait des opinions des Égyptiens (ou choisirent de les ignorer), tant ils se focalisaient sur une rivalité opposant surtout les Irakiens et les gens du Hedjaz. Il est pourtant vrai que, même chez al-Kindī, les allusions aux règles de l’acceptation/du refus du témoignage sont beaucoup moins nombreuses que chez Wakīʿ à propos de l’Irak, signe que les controverses qui purent avoir lieu à Fusṭāṭ (si tant est qu’elles se soient manifestées dès l’époque marwānide) ne laissèrent pas d’empreinte profonde dans la mémoire des Égyptiens. La réflexion sur la capacité à témoigner suivit une évolution qui peut être schématisée de la manière suivante : 1) L’une des premières questions soulevées fut celle de l’exclusion d’individus dont la parole pouvait être mise en doute en raison de leur inimitié connue avec le défendeur ou de leurs liens avec la personne en faveur de laquelle ils témoignaient, soit qu’ils soient au nombre de leurs proches parents, soit qu’ils partagent avec eux des intérêts économiques – associé (šarīk), bailleur (aǧīr),

877. Encore faut-il remarquer que son opinion est surtout mentionnée dans l’Iḫtilāf al-ʿulamā’ du juriste al-Ṭaḥāwī, un Égyptien qui tenait peut-être particulièrement à faire état de la tradition égyptienne ancienne. 878. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 9.

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débiteur (muġram)879. En fonction du contexte, ce type de discrédit put s’étendre à des catégories sociales entières : ašrāf connus pour leur trop forte solidarité avec les membres de leur tribu, groupes tribaux en cas de tensions tribales fortes, comme dans les dernières décennies des Marwānides. La réflexion s’engagea par ailleurs à propos de catégories de la population dont le statut personnel (enfants, femmes, esclaves, ḏimmī-s) permettait de douter qu’elles pussent témoigner au même titre que les autres. 2) Rapidement, les brèves recommandations coraniques relatives à l’éviction de certains témoins donnèrent lieu à une réflexion sur les critères moraux et religieux à prendre en compte pour agréer un témoin. Cet effort aboutit à la mise en avant d’une ʿadāla définie par un comportement spécifique. 3) L’épanouissement du concept de ʿadāla remit en cause le témoignage d’individus ou de groupes dont la foi n’était pas conforme à celle de la majorité ou au dogme promu par le pouvoir. L’exclusion de groupes « hétérodoxes » commença vers la fin de l’époque marwānide et se prolongea – à des échelles plus ou moins grandes selon le contexte historique – jusqu’à culminer pendant la miḥna, dans la première moitié du ixe siècle. Si, à l’échelle macroscopique, les opinions juridiques et les pratiques judiciaires connues permettent difficilement de reconstruire des blocs régionaux distincts sous les Marwānides, le renforcement des structures judiciaires qui se produisit à l’époque abbasside, en lien avec la centralisation opérée par le calife al-Manṣūr et ses successeurs, mit en branle de nouvelles dynamiques institutionnelles. Le dialogue entre tendances juridiques se doubla d’interactions entre modèles d’organisation administrative distincts. Le recours aux commissions d’enquêtes sur les témoins, expérimenté pour la première fois en Irak à la fin de la période omeyyade, trouve son développement le plus abouti en Égypte une cinquantaine d’années plus tard, avant que le modèle égyptien ne vienne à son tour modifier les pratiques judiciaires irakiennes. Le régionalisme que l’historien peut percevoir dès l’époque marwānide apparaît ainsi comme dialectique : il serait faux de concevoir un Empire islamique divisé clairement entre traditions régionales opposées. Les lignes de partages étaient mouvantes, et évoluaient parallèlement aux interactions entre savants et institutions.

879. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 341. Pour la réflexion des juristes plus tardifs, voir notamment Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 418 ; Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 649-651.

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3. LES PREUVES LÉGALES : LE SERMENT JUDICIAIRE

Nombre de cultures eurent recours au serment, parole par laquelle un individu s’engage devant le divin et s’expose par là même à son châtiment. Il était connu des anciens Arabes880, des droits romain, sassanide et canonique881. En tant que telle, l’utilisation du serment dans un cadre judiciaire n’a donc rien d’exceptionnel ni de significatif pour l’histoire d’une institution. En revanche, les modalités du serment peuvent accuser des différences : serments décisoires, supplétoires, etc., ne sont pas employés dans toutes les traditions ; le rôle dans le procès de la personne à laquelle est déféré le serment est également un marqueur important de la procédure. Depuis les travaux de Joseph Schacht et de Robert Brunschvig, l’histoire du serment judiciaire a fait l’objet d’un profond réexamen par Christopher Melchert. Partant du célèbre ḥadīṯ selon lequel « la preuve (bayyina) incombe au demandeur, et le serment (yamīn) à celui qui nie », il montre que, contrairement à cette maxime classique, les deux parties pouvaient à l’origine recourir au serment ou se le voir prescrire. C’est seulement plus tard, vers le deuxième quart du viiie siècle, que le milieu juridique kūfiote aurait rationalisé les pratiques et restreint la capacité de prêter serment au défendeur882. Melchert appuie avant tout ses résultats sur une analyse détaillée du ḥadīṯ prophétique et de la littérature juridique. Nous proposons ici un réexamen historique fondé, autant que possible, sur les traces des anciennes pratiques des cadis, en prenant en considération les usages multiples qui purent être faits du serment en justice.

3.1. Quand les témoins devaient prêter serment Le serment judiciaire apparaît dans le Coran à propos de « curieuses dispositions », selon l’expression de Robert Brunschvig, « relatives aux témoins du testament oral que fait le voyageur à l’article de la mort »883. Curieuses, ces dispositions le sont en effet dans la mesure où, entrant en contradiction évidente avec les règles du fiqh classique, elles donnèrent du fil à retordre aux exégètes. Ceux-ci ne ménagèrent point leur peine pour donner une interprétation plus

880. Voir par exemple Ṯaʿlab, Šarḥ šiʿr Zuhayr b. Abī Sulmā, éd. par Faḫr al-Dīn Qabāwa, Damas, Maktabat Hārūn al-Rašīd, 2008, p. 66 ; A. Arazi, S. Masalha, Six Early Arab Poets, op. cit., index, s.v. « yamīn ». 881. Voir infra, chap. 4. 882. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 322. 883. R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 204. Voir J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 188.

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« orthodoxe » à un verset qui fait écho à des procédures archaïques rapidement rejetées par les savants. [106] Ô vous qui croyez ! Quand la mort se présente à l’un de vous, deux hommes intègres, choisis parmi les vôtres, seront appelés comme témoins au moment du testament, – ou bien deux étrangers, si vous êtes en voyage et que la calamité de la mort vous surprenne – vous retiendrez ces deux témoins après la prière. Si vous n’êtes pas sûrs d’eux, vous les ferez jurer par Dieu : « Nous ne ferons pas argent de cela, même au bénéfice d’un proche. Nous ne cacherons pas le témoignage de Dieu, car nous serions, alors, au nombre des pécheurs. » [107] Si l’on découvre que ces deux témoins sont coupables de péché, deux autres plus intègres, parmi ceux auxquels le tort a été fait, prendront leur place. Tous deux jureront par Dieu : « Oui, notre témoignage est plus sincère que celui des deux autres. Nous ne sommes pas transgresseurs, car nous serions, alors, au nombre des injustes. » [108] Il sera ainsi plus facile d’obtenir que les hommes rendent un témoignage vrai ou qu’ils craignent de voir récuser leurs serments après qu’ils les auront prononcés884.

L’expression clé de ce passage, qui permit de lui donner une interprétation judiciaire, est « vous retiendrez ces deux témoins (taḥbisūna-humā) après la prière885 ». Sans cette expression, qui renvoie à un contexte où les témoins sont en présence non plus du mourant, mais d’autres membres de la communauté, ces versets pourraient simplement faire allusion à leur serment, au moment de leur prise à témoin par le mourant – et non plus tard –, de rester fidèles à leur parole. Ces trois versets demeurent toutefois ambigus. Ils entremêlent en effet deux concepts qui, aux yeux des juristes musulmans postérieurs, sont rigoureusement séparés : celui du témoignage et celui du serment. Deux hommes qualifiés de « témoins » sont appelés à prêter serment. Cela signifiait-il que l’on devait jurer de la véracité de son témoignage ? La question fut indubitablement posée, et dans son commentaire du Coran, al-Ṭabarī répond par la négative : « Nous ne sachons pas qu’Allāh ait mentionné quelque affaire nécessitant que le témoin prête serment », affirme-t-il à propos de ce verset886. Il y aurait eu là une contradiction flagrante avec les procédures mises en œuvre à son époque, contradiction que d’autres, avant lui, avaient déjà tenté de résoudre. Selon le commentaire plus ancien de Muqātil b. Sulaymān (m. 150/767), ces versets auraient été révélés à propos de Budayl b. Abī Māriya, mawlā d’al-ʿĀṣ b. Wā’il al-Sahmī, qui mourut sur le navire l’emmenant en Abyssinie dans le cadre de son commerce. Il confia ses biens à deux chrétiens qui l’accompagnaient 884. Coran, 5 : 106-108. 885. Voir notamment al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān, op. cit., XI, p. 172. 886. Al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān, op. cit., XI, p. 157, 202.

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et leur demanda de les remettre à sa famille. Quand il fut mort, les deux hommes jetèrent sa dépouille à la mer et s’approprièrent une aiguière d’argent sertie d’or qui lui avait appartenu. À leur retour à Médine, ils remirent à ses héritiers le reste de ses biens. Trouvant le testament au milieu des affaires qui leur avaient été remises, les héritiers interrogèrent les deux chrétiens pour savoir si c’était là tout ce que Budayl avait laissé, ce que les deux hommes affirmèrent. Pris de soupçons, les héritiers en référèrent au Prophète, qui fit arrêter les deux hommes et leur fit prêter serment après la prière de l’après-midi. Plus tard, on trouva l’aiguière dont ils s’étaient emparés. Les deux chrétiens prétendirent qu’ils l’avaient achetée à Budayl avant sa mort. Ils furent ramenés devant le Prophète qui, cette fois-ci, fit prêter serment à deux héritiers du défunt que l’aiguière faisait bien partie de ses possessions, et que les deux chrétiens l’avaient trahi887. Le récit exégétique proposé par Muqātil b. Sulaymān a notamment pour fonction de dissocier les rôles alloués aux deux hommes : celui de témoin et celui de jureur. Les deux chrétiens apparaissent en effet tout d’abord comme « témoins » de la volonté du défunt, rôle qu’ils assument jusqu’à ce qu’ils aient rapporté ses effets aux héritiers. Néanmoins, à partir du moment où ces derniers ont saisi le Prophète de l’affaire, et accusent, implicitement, les deux hommes de mentir, ceux-ci se retrouvent en position d’accusés, et c’est en tant que tels que le Prophète les appelle à prêter serment. Leur parole étant plus suspecte que jamais après que l’aiguière a été retrouvée, le serment est déféré à leurs accusateurs. Le Tafsīr d’al-Ṭabarī tente de manière plus évidente encore de faire entrer les trois versets problématiques dans le moule juridique de son temps. Dans le verset 106, le terme šahāda pourrait ne pas être compris dans le sens de « témoignage », mais dans celui de la simple « présence » auprès du mourant. Selon cette explication, le Coran n’appellerait pas à faire témoigner de son testament, mais à faire venir deux hommes près de soi. Al-Ṭabarī pousse l’interprétation encore plus loin : pour lui, le terme šahāda ne peut renvoyer à un « témoignage » devant le juge, mais doit être considéré comme synonyme de « serments » (aymān)888. Les deux « témoins » du testament ne sont donc pas appelés à prêter serment en tant que témoins, mais en tant que plaideurs devant faire face à l’accusation portée contre eux par les héritiers889. La tradition exégétique tendit donc, dès le viiie siècle, à imposer à ces versets une grille de lecture adaptant la prescription coranique à une tradition judiciaire qui séparait strictement le témoignage du serment, et imposait ce dernier à la partie accusée. Il est pourtant probable que telle ne fut pas la lecture des premières générations de musulmans. Al-Ṭabarī s’en fait l’écho quand il nie, à deux 887. Muqātil b. Sulaymān, Tafsīr Muqātil, op. cit., I, p. 327-329. Voir al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān, op. cit., XI, p. 191-192 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 406. 888. Al-Ṭabarī, Ǧāmiʿ al-bayān, op. cit., XI, p. 157-158, 193. 889. Ibid., p. 183, 192-193.

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reprises, la possibilité que les deux hommes soient appelés à jurer de la véracité de leur témoignage. Il répond à l’interprétation de « certains » (qu’il ne nomme pas), selon lesquels « les deux hommes sont deux témoins témoignant du testament », et non de simples exécuteurs testamentaires (waṣī-s)890. Il semble ainsi que d’aucuns, au début de l’Islam, comprirent les trois versets coraniques comme une incitation à faire prêter serment à des témoins : selon l’expression de Joseph Schacht, ceux-ci jouaient un rôle de compurgator (témoin qui prouve par serment l’innocence d’un individu), les témoins étant moins appelés à prouver qu’à affirmer par serment la vérité de la revendication de leur camp891. Qu’une telle exégèse ait été de mise paraît confirmé par quelques traditions sporadiques relatives aux pratiques judiciaires du premier siècle de l’hégire. « Quand un témoin faisait l’objet d’accusations, Šurayḥ lui faisait prêter serment », rapporte Wakīʿ892. À Baṣra, Abū Mūsā al-Ašʿarī laissa l’image d’un cadi qui appliquait scrupuleusement le verset 5 : 106, appelant des témoins chrétiens à prêter serment, après la prière de l’après-midi, lors d’une affaire de testament893. L’exemple de Šurayḥ peut bien sûr être soupçonné de reconstructions ; celui d’Abū Mūsā vient illustrer une interprétation du texte coranique qui ouvre le témoignage aux non-musulmans dans une affaire de succession, question controversée chez les exégètes. Ces récits n’en montrent pas moins que, chez les générations suivantes, réclamer un serment aux témoins n’apparaissait ni absurde ni contraire aux procédures en vigueur. La prestation de serment par des témoins est particulièrement attestée à Baṣra au début de l’époque abbasside. Le cadi Sawwār b. ʿAbd Allāh (en poste à trois reprises entre 137/754-5 et 156/773) disait réclamer un serment aux témoins qui lui paraissaient suspects, et mit en application cette position à propos d’un témoignage rapporté894. Un autre récit montre le même Sawwār qui accepte, de mauvaise grâce, la déposition d’un témoin ayant spontanément juré « par Allāh que [son] témoignage était conforme à la vérité » ; il lui demanda néanmoins de ne plus revenir témoigner devant lui895. Son successeur, ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan (en poste de 156/773 à 166/782-3) désapprouva cette manière d’agir – pour lui un témoignage ne devait être accepté que si le témoin était regardé comme honorable –, signe que les règles de la procédure, en pleine consolidation et systématisation, excluaient de plus en plus ce type de pratique.

890. 891. 892. 893. 894. 895.

Ibid., p. 156. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 188. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 377. Ibid., I, p. 286. Ibid., II, p. 65. Ibid., p. 117.

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Le serment des témoins n’est attesté ni au Hedjaz, ni à Fusṭāṭ, mais surtout à Baṣra896. On peut d’ailleurs penser que les versets 106-108 de la sourate al-Mā’ida y eurent une influence profonde sur les procédures. Même quand il ne leur faisait pas prêter serment, le cadi Sawwār b. ʿAbd Allāh demandait aux témoins de prononcer la formule « je rends témoignage de Dieu que… » (ašhadu šahādat Allāh ʿalā kaḏā)897. L’expression « témoignage de Dieu », tirée du même verset, était ambiguë aux yeux des écoles juridiques postérieures : comment un témoin pouvait-il transmettre le témoignage de Dieu ? La plupart des autres juristes, y compris certains Baṣriens, rétorquaient qu’on ne pouvait proposer que son propre témoignage. Une tradition remontant à Šurayḥ, transmise par Ibn Sīrīn, le fait ainsi s’opposer à cette formule898. Témoigner du « témoignage de Dieu » continuait de rapprocher le témoignage du serment, ce que la procédure classique finit par rejeter. Entre-temps, le développement de la réflexion sur la ʿadāla et les critères de recevabilité du témoignage avaient écarté assez de témoins pour qu’il ne soit plus jugé nécessaire de les faire jurer. Comme le dit beaucoup plus tard le mālikite Ibn Farḥūn (m. 799/1397), si un homme était honorable, son honorabilité suffisait pour qu’il puisse témoigner ; et s’il ne l’était pas, son serment ne compensait rien et il ne pouvait pas déposer en justice899. Le serment des témoins n’en fut pas pour autant écarté définitivement du fiqh : selon Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, en al-Andalus, le cadi cordouan Muḥammad b. Bašīr (m. 198/813) fit jurer des témoins lors d’une succession900, et le mālikite Ibn Waḍḍāḥ (m. 286/899)901 préconisait que le juge agisse ainsi « à cause de la corruption des gens902 ». Ibn ʿAbd al-Rafīʿ (m. 733/1332) transmet l’opinion selon laquelle les femmes témoignant (sans hommes) d’une chose qu’elles sont seules à pouvoir observer doivent compléter leur déposition par un serment903. Plusieurs siècles plus tard, le ḥanbalite Ibn Qayyim al-Ǧawziyya (m. 751/1350) 896. Il est d’ailleurs possible que l’attribution de cette procédure à Šurayḥ soit baṣrienne, la tradition susmentionnée étant rapportée avec le même isnād que l’attribution de la même procédure au cadi Sawwār b. ʿAbd Allāh (Abū Qilāba < Abū ʿAmr al-Ḍarīr < Ḥammād b. Salama [Baṣrien, m. 167/783-4] ; voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 157). G. M. ʿAlī Solaimān affirme, d’après Ibn Qudāma, qu’al-Awzāʿī considérait le serment du témoin comme obligatoire, mais nous ne sommes pas parvenu à retrouver cette position dans le Muġnī d’Ibn Qudāma. G. M. ʿAlī Solaimān, Al-Awzāʿī’s Life and Thought with Special Emphasis on his Controversial Rulings, Ph.D., University of Exeter, 1991, p. 233. 897. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 417. 898. Ibid., p. 418. 899. Ibn Farḥūn, Tabṣirat al-ḥukkām, op. cit., I, p. 45. 900. Sur ce cadi, voir al-Ḫušanī, Quḍāt Qurṭuba, op. cit., p. 47-59 ; al-Nubaḥī, Ta’rīḫ quḍāt alAndalus, Beyrouth, Dār al-āfāq al-ǧadīda, 1983, p. 47-53. Nous ne sommes pas parvenu à retrouver cette information dans ces deux ouvrages. 901. Sur ce savant cordouan, voir al-Zirkilī, al-Aʿlām, op. cit., VII, p. 133. 902. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 142-143. Voir également Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 379. 903. Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 655.

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acceptait cette procédure lorsque la « nécessité » (ḍarūra) obligeait à entendre des témoins suspects904. Le retour à des pratiques de l’Islam préclassique, rejetées ou oubliées, put ainsi inspirer certains des profonds renouveaux institutionnels de l’époque mamelouke.

3.2. Le serment du demandeur  Dans son souci de répartir les modes de preuve en fonction du rôle joué par les plaideurs dans le procès, la doctrine juridique sunnite classique établit une frontière entre une bayyina qu’il revient au demandeur de produire et, en l’absence de témoignages, un serment qui échoit au défendeur. Les stratégies adoptées par les plaideurs permettant une inversion des rôles au cours du procès (un défendeur accusé de dette alléguant ensuite qu’il l’a remboursée, par exemple), chacun peut alternativement recourir aux deux types de preuve, mais non en faire un usage simultané. La répartition des preuves n’était pourtant pas aussi tranchée aux premiers temps de l’Islam.

3.2.1. La procédure du double serment Christopher Melchert remarque que dans certains cas où un vendeur et un acheteur divergeaient sur une transaction, le juge pouvait les faire jurer : s’ils prêtaient tous les deux serment, ou s’ils refusaient tous les deux, la vente était annulée ; si l’un prêtait serment mais non son adversaire, la revendication du jureur était jugée acquise905. Cette procédure, dont Melchert souligne qu’elle est promue par le Baṣrien Ibn Sīrīn dans le Muṣannaf de ʿAbd al-Razzāq906, est aussi mentionnée chez Wakīʿ d’après le même personnage, ce qui semble confirmer que cette procédure fut particulièrement défendue à Baṣra907. Dans les Aḫbār al-quḍāt, Ibn Sīrīn ne se contente pas de promouvoir ces doubles serments, mais en attribue la paternité à Šurayḥ : ce dernier l’aurait appliquée alors qu’un acheteur prétendait avoir acquis une jument qui, selon le vendeur, était sur le point de mettre bas. Šurayḥ fit jurer le vendeur qu’il la savait enceinte au moment de la vendre, et fit jurer l’acheteur que la jument n’était pas tombée depuis qu’il l’avait achetée908. Une seconde tradition, remontant à Šurayḥ par Ibn Sīrīn, montre que cette procédure n’impliquait pas seulement le serment : en cas de conflit sur la marchandise entre un vendeur et un acheteur, il est dit que Šurayḥ leur demandait d’abord, à tous les deux, une bayyina (celui qui la produisait l’emportait), et 904. 905. 906. 907. 908.

Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 143. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 314. Ibid. Voir ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 272. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 329, 374. Ibid., p. 329.

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c’est uniquement en l’absence de témoignages que les deux parties étaient appelées à prêter serment909. Dans cette affaire, tout se passe comme si le cadi devançait la contre-attaque du défendeur, qui aurait pu, se trouvant dans l’impossibilité de prouver que la jument était enceinte au moment de la vente, accuser l’acheteur de dissimuler la perte postérieure du poulain. Mais cette procédure archaïque montre surtout que les rôles dans le procès n’étaient pas clairement répartis – ce que reflètent aussi les cas de bayyina-s concurrentes se paralysant910. Sur la base de ces autorités du viiie siècle, la procédure du double serment se maintint dans les écoles juridiques classiques en cas de divergence entre vendeur et acheteur sur le prix d’une marchandise911. Les šāfiʿites continuèrent de faire prêter serment aux deux parties même si celles-ci produisaient des bayyina-s, considérant que les témoignages se neutralisaient en ce cas. En revanche, la tradition kūfiote semble avoir développé dès la fin de la période omeyyade des techniques évitant de recourir à ce double serment. Le cadi Ibn Šubruma préconisait de s’appuyer sur des présomptions : en cas de divergence entre vendeur et acheteur, ce dernier devait être cru à condition qu’il prête serment, à moins que le vendeur ne produise une bayyina. Sans renier la procédure du double serment, les ḥanafites recommandèrent plus tard qu’en présence de bayyina-s de la part des deux plaideurs, celle du vendeur l’emportât912. De même, chez les mālikites, ce n’est que dans les cas où nulle présomption ne pouvait être établie en faveur d’une des parties que le double serment fut conservé. Dans la Fusṭāṭ du début du ixe siècle, Ibn ʿAbd al-Ḥakam dresse ainsi des listes de situations où la présomption penche en faveur d’une partie à laquelle est par conséquent déféré le serment913. Le double serment, peu conforme à l’idéal du faṣl al-ḫiṭāb, devait être évité au maximum.

3.2.2. Un serment en plus de la bayyina Nous avons vu qu’à l’époque marwānide, de nombreuses provinces recouraient à la procédure dite al-yamīn maʿa l-šāhid, permettant au demandeur de 909. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 298-299 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 374. Voir al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 381 ; R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 210. 910. Voir supra. Dans le droit postérieur, les doubles serments ou doubles bayyina-s sont préconisées dans les cas où les deux plaideurs sont simultanément demandeurs, notamment lorsqu’ils sont tous deux en possession de l’objet du litige (l’absence de possession étant généralement considérée comme une caractéristique du demandeur). Or tel n’est pas le cas ici. Voir par exemple (pour le fiqh imamite) al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 257. 911. Voir Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 292-294. 912. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 381. Voir al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 257. 913. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 292-294.

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prêter serment en plus d’un témoin unique, comme pour compléter une bayyina tronquée. Cette procédure, qui fut employée de manière temporaire dans plusieurs traditions juridiques, ne fut sanctionnée dans le fiqh classique que par l’école mālikite et d’autres écoles fidèles, sur ce point, aux anciennes pratiques médinoises. Cette procédure n’est pas la seule à attribuer deux modes de preuve complémentaires au demandeur. Christopher Melchert relève en effet qu’un certain nombre de juristes défendirent une procédure dans laquelle le double témoignage se voyait complété par le serment du demandeur914. Le Muṣannaf d’Ibn Abī Šayba rattache implicitement cette procédure à une tradition kūfiote : sa mise en œuvre est attribuée au calife ʿAlī dans des récits rapportés par des cadis kūfiotes tels Ḥafṣ b. Ġiyāṯ (m. c. 194/809-10), Ibn Abī Laylā et Saʿīd b. al-Ašwaʿ (en poste vers 105/7234). Les cadis de Kūfa Šurayḥ915 et al-Šaʿbī916 sont supposés l’avoir appliquée ou s’être prononcés en sa faveur, ainsi que ʿAbd Allāh b. ʿUtba (en poste de 65/684-5 à c. 67/686-7)917. Encore sous les derniers Omeyyades, les cadis de Kūfa Ibn Šubruma et Ibn Abī Laylā recouraient au serment du demandeur en plus de ses témoins918. Cette pratique indubitablement kūfiote fut mise en œuvre jusqu’à la fin de l’époque omeyyade919. Plusieurs traditions rattachant cette procédure à Šurayḥ empruntent un isnād clairement baṣrien, passant par Ayyūb [al-Saḫtiyānī] (m. 131/749) et Muḥammad b. Sīrīn (m. 110/729)920, ce qui suggère qu’une 914. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 314. Tel est notamment le cas de l’imamite al-Ṭūsī (al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 174, 259), qui autorise le serment du demandeur lorsqu’il ne peut produire que deux témoins féminins dans le cadre d’une affaire financière. Mais al-Ṭūsī reconnaît que la plupart des juristes sont opposés à cette vue. Un autre imamite, al-Kulaynī, préconise le serment du demandeur en plus de sa bayyina lorsque son adversaire est un mort – par définition dépourvu d’aucun moyen de défense –, mais rejette cette procédure dans tous les autres cas. Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 456, 457. 915. Voir également Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 133, 135-136 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 232, 328, 335-336, 355 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 371. 916. Voir également Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 416. 917. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 734-735. 918. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 81. Selon al-Šāfiʿī, Ibn Abī Laylā faisait du serment du demandeur une nécessité, contrairement à l’opinion d’Abū Ḥanīfa qui se réclamait d’une application stricte de la formule du faṣl al-ḫiṭāb. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 293. Voir également ibid., p. 452, où Ibn Abī Laylā est rapporteur d’une tradition de ʿAlī défendant cette procédure. Pour Ibn Abī Laylā, voir encore al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 423. 919. Christopher Melchert en fait principalement une doctrine baṣrienne (même s’il remarque qu’elle était probablement aussi kūfiote). Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 315. 920. Voir en particulier Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 133, 135-136. Sur l’origine baṣrienne d’une telle transmission, voir Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 314.

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telle procédure fut aussi mise en avant à Baṣra, au moins sur le plan théorique. Un autre Baṣrien, l’ibāḍite al-Rabīʿ b. Ḥabīb (m. c. 176/786)921, défendit l’idée que le demandeur devait prêter serment en plus des témoignages qu’il produisait – ajoutant que le défendeur n’avait pas à jurer si le demandeur n’amenait pas de témoins922. Mais cette position ne faisait pas l’unanimité chez les ibāḍites de Baṣra et Abū Ġānim al-Ḫurāsānī se réclame en la matière de ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-ʿAzīz (mort à une date inconnue, mais contemporain d’al-Rabīʿ b. Ḥabīb), qui prônait de s’en tenir à la répartition des preuves définie par le faṣl al-ḫiṭāb923. Il n’est pas sûr, cependant, que la procédure fût jamais appliquée au tribunal de Baṣra, car nul cadi baṣrien n’est recensé parmi ceux qui y recoururent. Elle n’est pas non plus connue pour Médine, et elle n’apparaît en Syrie que dans des recommandations d’al-Awzāʿī924. Selon Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, elle aurait en revanche resurgi à Bagdad, où le cadi du côté est, ʿAwn b. ʿAbd Allāh – peut-être originaire de Kūfa – y aurait recouru en 193/809925. Une vingtaine d’années plus tôt, Abū Yūsuf se serait appuyé sur l’exemple d’Ibn Abī Laylā pour demander au calife al-Hādī (r. 169/785-170/786) de jurer que ses témoins disaient la vérité, dans le cadre d’un procès qui lui était intenté à propos d’un jardin ; pour ne pas prêter serment, le calife aurait renoncé à celui-ci926. On retrouve encore cette procédure à Fusṭāṭ dans la première moitié du ixe siècle : Ibn Ḥaǧar rapporte dans son Rafʿ al-iṣr que le cadi ʿĪsā b. al-Munkadir (en poste de 212/827 à 214/829) adopta le yamīn al-istiẓhār (« serment de clarification ») – appellation postérieure de la procédure où le demandeur prête serment en plus de sa bayyina927 – sur le conseil de ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Ḥakam 921. Sur ce personnage, voir Muṣṭafā b. Ṣāliḥ Bāǧū, « al-Muqaddima », dans Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., I, p. 21-22. 922. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 145. La procédure défendue par al-Rabīʿ b. Ḥabīb est pour le moins inhabituelle. Il en découle en effet que le défendeur ne peut jurer que si le demandeur a produit des témoins, et le rôle de son serment n’est pas clair. Al-Rabīʿ affirme par ailleurs que le serment ne peut être référé au demandeur sur demande du défendeur – il faut, pour que le serment soit référé, que le défendeur accuse le défendeur de quelque chose. Ces deux affirmations semblent contradictoires : le demandeur ayant prêté serment en plus des témoignages en sa faveur, à quoi servirait-il que le défendeur lui demande à nouveau de jurer ? 923. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 145. 924. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 333. 925. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 146. Sur ce cadi de Bagdad, voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 720. 926. Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, op. cit., VI, p. 384 ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 454. Pourtant dans son Kitāb al-āṯār, Abū Yūsuf rapporte que ni Ḥammād b. Abī Sulaymān, ni Abū Ḥanīfa, ne préconisaient le serment du demandeur en plus de la bayyina. Abū Yūsuf, Kitāb al-āṯār, op. cit., p. 162. 927. Voir al-ʿAynī, ʿUmdat al-qāri’, Beyrouth, Dār iḥyā’ al-turāṯ al-ʿarabī, s. d., XIII, p. 242, où la définition du yamīn al-istiẓhār correspond en tout point à la procédure du double témoignage renforcé par le serment du demandeur. La doctrine postclassique (notamment šāfiʿite) revint en effet au serment prêté par le demandeur en plus de sa bayyina lorsque son adversaire était

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(m. 214/829), « car les hommes s’étaient corrompus928 ». Mais globalement, la prestation de serment par le demandeur en plus de sa bayyina tomba en désuétude. Ibn Ḥazm note que ni Abū Ḥanīfa, ni Mālik b. Anas, ni al-Šāfiʿī, ni Ibn Ḥanbal n’y étaient favorables929. La pratique fut cependant préservée dans le chiisme zaydite et ismāʿīlien. Le Musnād al-imām Zayd, compilé à la fin du iiie/ ixe siècle, place toujours cette procédure sous l’autorité de ʿAlī930. À la fin du ive/ xe siècle, al-Qāḍī al-Nuʿmān est encore favorable au serment du demandeur si, une fois que ce dernier a produit sa bayyina, le défendeur continue de nier. Le demandeur doit alors jurer que le défendeur lui doit encore ce qu’il lui réclame931. Dans sa Risāla ḏāt al-bayān, il envisage même que le cadi propose systématiquement au défendeur incapable de réfuter les preuves de son adversaire de réclamer à ce dernier un serment en plus de sa bayyina932. Cette procédure ne fut sans doute jamais appliquée de manière systématique. C’est uniquement à la demande du défendeur, dit une tradition remontant à

928.

929.

930. 931. 932.

un absent, un mineur, un fou, un faible d’esprit, etc. Voir Ibn Ḥaǧar al-Haytamī, al-Fatāwā l-fiqhiyya al-kubrā, Beyrouth, Dār al-fikr, s. d., IV, p. 308. Le serment du demandeur fut également préconisé par des mālikites, en certains cas, afin de compléter la déposition de témoins de sexe féminin. Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 655. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 297. Dans son Muḫtaṣar, Ibn ʿAbd al-Ḥakam évoque le cas suivant : un homme doit cent dinars à un créancier, et le rembourse jusqu’à ce qu’il n’ait plus envers lui que vingt dinars de dette. Le créancier lui rédige un reçu, sur lequel la bayyina est datée. Puis le créancier réclame en justice le remboursement des vingt derniers dinars. Le débiteur présente alors une quittance de dix dinars, non datée et dont l’objet n’est pas précisé, prétendant qu’elle atteste le remboursement de la moitié de la somme réclamée. Le créancier affirme de son côté que la quittance ne concerne pas ces vingt dinars, mais le reste des cent dinars dus à l’origine. Le juriste prône alors que le créancier (demandeur) prouve d’abord par bayyina que son adversaire lui devait auparavant cent dinars ; puis qu’il jure que la quittance ne concerne pas les vingt dinars restant. En ce cas précis, le demandeur est à la fois amené à produire une bayyina et à prêter serment. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 289. Néanmoins il n’est pas sûr que ce cas corresponde à ce qu’Ibn Ḥaǧar qualifie de yamīn al-istiẓhār : on pourrait en effet interpréter le serment comme celui du créancier en tant que défendeur (démentant la prétention du débiteur à avoir remboursé une partie des vingt dinars). Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 372. Ibn Ḥazm l’accepte quant à lui à propos des dispositions testamentaires : le témoignage de deux musulmans complété par leur serment peut annuler la déposition de deux témoins non musulmans. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 373. ʿAbd al-ʿAzīz b. Isḥāq al-Baġdādī, Musnad al-imām Zayd, op. cit., p. 260. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 521. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Risāla ḏāt al-bayān, op. cit., p. 13. Il y a là, en apparence, une incohérence dans la pensée du Qāḍī al-Nuʿmān. Des études récentes ont cependant montré que le droit ismāʿīlien s’élabora de manière progressive, dans l’œuvre même du Qāḍī al-Nuʿmān, qui affina et redéfinit ses positions juridiques jusqu’à son œuvre finale, les Daʿā’im al-islām. Voir A. Cilardo, The Early History of Ismaili Jurisprudence. Law under the Fatimids. A Critical Edition of the Arabic Text and English Translation of al-Qāḍī al-Nuʿmān’s Minhāj al-farā’iḍ, Londres/New York, I. B. Tauris, 2012, p. 82. Voir également la critique des positions sunnites sur cette question dans al-Qāḍī al-Nuʿmān, Risāla ḏāt al-bayān, op. cit., p. 15-16.

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Šurayḥ, qu’un serment complémentaire était exigé du demandeur933. La question de la relation qu’entretient cette procédure avec celle dite al-yamīn maʿa l-šāhid – où le serment du demandeur s’ajoute à un témoignage unique – est problématique. Christopher Melchert interprète la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid comme un développement de la pratique consistant à faire prêter serment à un demandeur en plus de sa bayyina934. Cette explication suppose que la procédure bayyina + serment du demandeur est antérieure à celle al-yamīn maʿa l-šāhid. Or, les données textuelles ne permettent pas une telle conclusion : les deux procédures apparaissent à peu près à la même époque dans les sources, pour autant que l’on puisse remonter au-delà des années 700. Par ailleurs, nous avons vu que la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid était quasiment absente à Kūfa, alors que c’est dans cette ville qu’apparaît le plus la procédure bayyina + serment du demandeur. Enfin, la bayyina ne sembla s’affirmer comme mode préférentiel de preuve qu’au début du viiie siècle, et nous avons vu que Kūfa semblait avoir joué un rôle important dans sa promotion. Tout cela conduit à postuler l’existence d’un lien étroit entre le recours croissant à la bayyina et la procédure bayyina + serment du demandeur. On peut en effet penser que ces deux pratiques participent d’un même mouvement visant à imposer le double témoignage comme preuve préférentielle. L’adjonction d’un serment à la bayyina serait à mettre en relation avec la question cruciale de la fiabilité des témoins : alors que l’institution n’avait pas encore trouvé le moyen de déterminer leur crédibilité par le biais d’enquêtes systématiques, l’adjonction d’un serment par le demandeur permettait de pallier, au cas par cas, aux doutes qui pouvaient subsister quant à la moralité de certains935. La procédure bayyina + serment du demandeur aurait disparu quand l’institution généralisa les enquêtes de tazkiyya. Remarquons enfin que l’association entre bayyina et serment transparaît dans la lettre de ʿUmar à Muʿāwiya, dont nous avons évoqué plus haut certains des archaïsmes936. Dans cette lettre, les deux types de preuve (témoignage et serment) ne sont pas exclusifs l’un de l’autre : la conjonction de coordination « et » (wa-) permet de les interpréter comme des procédés complémentaires, voire cumulables937. Elle laisse ainsi ouverte la possibilité, pour un plaideur, de recourir 933. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., p. III, p. 333. 934. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 325. 935. Au xive siècle, Ibn Qayyim al-Ǧawziyya tend à expliquer cette procédure de la même manière. Demander le serment du demandeur en plus de sa bayyina peut se justifier, dit-il, mais à la seule condition que ses témoins soient suspects (maʿa wuǧūd al-tuhma). Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 146. 936. Voir R. B. Serjeant, « The Caliph ʿUmar’s Letters… », art. cité, p. 76. 937. Malgré des traces de remaniement (transformation de l’apposition al-ʿudūl en épithète al-ʿādila), la version de cette lettre qu’offre al-Balāḏurī conserve la conjonction de coordination wa-. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., X, p. 391.

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à la fois aux témoins et au(x) serment(s) (le sien ou celui des témoins). Qu’une telle lecture ait été envisageable semble confirmé par les remaniements ultérieurs de la lettre, visant à empêcher cette interprétation et à faire mieux correspondre les instructions du deuxième calife à la procédure classique. Ainsi dans al-ʿIqd al-farīd d’Ibn ʿAbd Rabbih (m. 328/940), l’expression « la preuve [est constituée de] témoins honorables et de serments décisifs » (fa-l-bayyina al-ʿudūl wa-laymān al-qāṭiʿa) est-elle remplacée par « exige la bayyina honorable ou le serment décisif » (fa-ʿalay-ka bi-l-bayyina al-ʿādila aw al-yamīn al-qāṭiʿa)938. En séparant strictement ces deux modes de preuve, alternatifs et non cumulables, la lettre se coula dans le moule d’une procédure classique répartissant les preuves selon le rôle du plaideur dans le procès.

3.2.3. Le serment référé au demandeur (radd al-yamīn) Dans le fiqh classique, la seule circonstance dans laquelle un plaideur en situation de demandeur est appelé à jurer est celle où le défendeur refuserait de prêter lui-même serment (en l’absence de bayyina), auquel cas ledit serment peut être référé au demandeur – qui doit alors jurer du bien-fondé de sa prétention. Cette procédure, appelée radd al-yamīn (litt. « le renvoi du serment »), est acceptée tant par les mālikites et les šāfiʿites que par les imamites et les zaydites : le cadi doit en pareil cas juger en faveur du demandeur si ce dernier prête serment, en faveur du défendeur s’il refuse939. Pour les mālikites, le cadi se voit dans certaines circonstances obligé de référer le serment au demandeur même si le défendeur ne le demande pas940. Les ḥanafites, quant à eux, rejettent cette procédure et le refus de prêter serment par le défendeur entraîne sa condamnation par le cadi941. Les ibāḍites sont plus mitigés. D’aucuns, tels Abū Ġānim al-Ḫurāsānī,

938. Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd al-farīd, op. cit., I, p. 98. Notons également que le pluriel aymān a été remplacé par le singulier yamīn, correspondant plus précisément à la configuration dans laquelle le défendeur (et lui seul) prête serment. 939. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 383. Pour les šāfiʿites, voir al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 93, 293 ; Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, op. cit., fol. 74r ; id., al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 291 ; al-Muzanī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 406. Pour les imamites, voir al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 456-457 ; al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 159. Pour les zaydites, voir Ibn al-Murtaḍā, al-Baḥr al-zaḫḫār, op. cit., VI, p. 200. Voir également Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 377. Voir F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 239 ; R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 210-211. 940. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 286 ; Saḥnūn, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., IV, p. 7, 35, 278, 478, 659 ; V (éd. Maṭbaʿat al-saʿāda), op. cit., p. 141. Voir al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 383. 941. Abū Yūsuf, Kitāb al-āṯār, op. cit., p. 161, 162 ; al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, op. cit., II, p. 665666 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 383 ; al-Saraḫsī, al-Mabsūṭ, op. cit., XI, p. 83 ; XVI, p. 118. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 373 :

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l’acceptent. Mais des autorités plus anciennes rejettent catégoriquement le radd al-yamīn, jugeant que cette procédure enfreint la sunna concernant la répartition des preuves : si un demandeur n’a pas de bayyina, le défendeur n’a d’alternative que de prêter serment ou d’avouer, et le cadi peut l’emprisonner jusqu’à ce que le défendeur choisisse une de ces deux options942. Plus tard, les ḥanbalites se prononcèrent généralement aussi contre le radd al-yamīn, condamnant le défendeur sur son simple refus de prêter serment943. L’usage du radd al-yamīn était connu de l’administration judiciaire omeyyade. Alors que les ḥanafites y sont hostiles, c’est paradoxalement à Kūfa que la procédure apparaît le plus. Si les traditions attribuant son utilisation à Šurayḥ reflètent sans doute une théorie plus tardive944, la pratique y est également attribuée aux cadis ʿAbd Allāh b. ʿUtba (en poste de 65/684-5 à 67/686-7 ?)945 et al-Šaʿbī (en poste de 99/717-8 à 102/720-1)946, et quelque temps plus tard à Ḥusayn b. al-Ḥasan al-Kindī (en poste de 104/722-3 à c. 105/723-4)947. Sous les derniers Omeyyades et/ou les premiers Abbassides, les cadis Ibn Šubruma et Ibn Abī Laylā référaient encore le serment au demandeur948. Dans la seconde moitié de l’époque marwānide, le radd al-yamīn semble avoir été régulièrement employé par les cadis kūfiotes. Une fois encore, la doctrine ḥanafite représenta donc une rupture avec les anciennes pratiques judiciaires de Kūfa, si ce n’est avec la tradition juridique majoritaire dans cette cité.

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943. 944.

945. 946. 947. 948.

selon lui, Abū Ḥanīfa ne condamnait pas la personne accusée de meurtre sur son simple refus de prêter serment, mais préconisait son emprisonnement jusqu’à ce qu’il avoue ou prête serment. En revanche Abū Yūsuf et Zufar condamnaient au talion sur simple refus de jurer. Voir aussi F. Marneur, Essai sur la théorie de la preuve, op. cit., p. 237. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 165, 200 ; id., al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 117. Cette position selon laquelle le défendeur auquel le serment est déféré n’a pas le droit de se défausser, et peut y être contraint par la force, est plus tard reprise par Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 372-373. Ibn Ḥazm se prononce d’ailleurs contre le radd al-yamīn. Ibid., p. 380. Ibn Qudāma, al-Muġnī, op. cit., XIV, p. 233. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 232, 252. On notera cependant que la transmission de ces traditions emprunte des isnād-s kūfiotes passant notamment par al-Šaʿbī. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 377, où le début de l’isnād est baṣrien : Ibn Sīrīn < Hišām b. Ḥassān (Baṣrien, m. c. 147/764-5 ; voir Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., XI, p. 32-4) < Yazīd b. Hārūn (Wāsiṭī, m. 206/821 ; voir Ibn Ḥibbān, al-Ṯiqāt, op. cit., VII, p. 632). Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 377. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 479 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 377. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 10. Ibid., p. 81 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 383 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 377. Selon une des opinions attribuées à Ibn Abī Laylā, il ne référait le serment que dans le cas où la parole du demandeur paraissait suspecte. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 377. Plus loin, Ibn Ḥazm affirme qu’Ibn Abī Laylā, tout comme le cadi de Kūfa al-Ḥakam b. ʿUtayba (en poste avant 119/737), ne considéraient pas que le serment devait être référé au demandeur. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 382.

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Le radd al-yamīn n’est associé aux cadis de nulle autre ville d’Orient. De surcroît, pratiquement aucune autorité de la période omeyyade n’est invoquée par les juristes classiques en vue de justifier ou de réfuter cette procédure. Celle-ci n’est pas mentionnée par ʿAbd al-Razzāq dans son Muṣannaf, et si Ibn Abī Šayba l’évoque bien une fois en lien avec le Kūfiote al-Šaʿbī, le chapitre qu’il consacre à « l’homme que l’on appelle à jurer et qui s’abstient de prêter serment » entend illustrer que dans la majorité des cas, le refus de jurer entraîne une condamnation par le cadi. Et Ibn Abī Šayba d’avancer les exemples du Kūfiote Šurayḥ et du Mecquois Ibn Abī Mulayka, ainsi qu’une tradition manifestement médinoise rapportée par Yaḥyā b. Saʿīd al-Anṣārī949. Al-Šāfiʿī, qui promeut le recours au radd al-yamīn dans la procédure civile, n’en justifie l’usage que par des précédents en réalité relatifs à la qasāma950 – serment collectif prêté en cas d’homicide par la partie accusatrice (sauf chez les ḥanafites, pour lesquels ce sont les accusés qui doivent jurer951), et référé à la partie accusée si le nombre de jureurs est insuffisant chez les accusateurs. Au vu de cette littérature juridique, l’historien ne peut donc s’empêcher de penser que la réflexion sur le radd al-yamīn ne se développa que de manière assez tardive. Le radd al-yamīn apparaît bien dans le Muwaṭṭa’ de Mālik b. Anas, tant dans le cadre de la procédure civile ordinaire952 qu’à propos de la qasāma953. Il y est présenté comme conforme à la tradition vivante de Médine, le ʿamal954, mais nul exemple historique de juge médinois ne vient, ni chez Mālik ni chez aucun autre auteur, parer la procédure d’une autorité jurisprudentielle. La seule association de cette procédure avec des cadis de Kūfa est donc problématique. On pourrait se demander si l’opposition des ḥanafites au radd al-yamīn n’amena pas certains adversaires kūfiotes du courant ḥanafite – notamment Sufyān al-Ṯawrī, transmetteur de plusieurs récits relatifs à cette pratique955 – à 949. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 478-479. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 373. 950. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 91-92. 951. J. Pedersen, Y. Linant de Bellefonds, « Ḳasam », EI2, IV, p. 689. Voir également R. Peters, « Murder in Khaybar », art. cité, p. 134. 952. Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 515 (= éd. par Maʿrūf, op. cit., II, p. 265, 267) ; id., al-Muwaṭṭa’ (recension d’Abū Muṣʿab al-Zuhrī), op. cit., II, p. 477. Dans un autre passage du Muwaṭṭa’ où l’on aurait pu s’attendre à voir apparaître cette procédure, compte tenu de la doctrine mālikite classique, le radd al-yamīn n’est pas mentionné. Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 534. 953. Voir également Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 635. 954. Mālik emploie, à propos de la procédure qui intègre le radd al-yamīn, l’expression « l’usage chez nous veut que… » (al-amr ʿinda-nā). Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 515 ; al-Muwaṭṭa’ (recension d’Abū Muṣʿab al-Zuhrī), op. cit., II, p. 477. 955. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 252 ; III, p. 80.

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mettre en avant le fait que d’anciens cadis locaux y recouraient. L’insistance sur l’adoption de cette procédure par des cadis de Kūfa serait alors provoquée par la rupture que représentait la doctrine ḥanafite, et l’on ne pourrait en déduire que la procédure n’était pas appliquée ailleurs. Cette hypothèse est cependant fragile. En effet l’opposition au ḥanafisme fut surtout le fait d’écoles rivales qui se réclamaient d’autres traditions régionales, notamment médinoises. On devrait donc s’attendre, s’il s’agissait juste de contrer le refus ḥanafite du radd al-yamīn, à ce que les mālikites et les šāfiʿites recherchent l’autorité de cadis médinois, ou au moins de juristes associés à la tradition médinoise, pour prouver la licéité de cette procédure. Or, comme nous venons de le voir, ce ne fut pas le cas : aucune autorité de Médine n’était manifestement connue pour avoir référé le serment au demandeur. Faut-il donc conclure que nous avons là affaire à une procédure d’origine kūfiote qui, rejetée par les ḥanafites, trouva plus tard à s’épanouir dans les courants mālikite et šāfiʿite rivaux ? Si cette hypothèse s’avérait exacte, cela renforcerait l’idée, déjà proposée de manière sous-jacente, d’une profonde redistribution des cartes au sein des maḏhab-s classiques, dont la filiation avec les anciennes écoles « régionales » semble de plus en plus difficile à établir – au moins pour le ḥanafisme, qui apparaît en rupture avec les principaux courants kūfiotes antérieurs. En second lieu, cela confirmerait le rôle prééminent que joua Kūfa dans la formation des procédures judiciaires.

3.3. Le serment du défendeur 3.3.1. Premiers développements de la procédure Dans la théorie juridique classique, la répartition des preuves entre demandeur et défendeur provoque un mouvement de balancier quasi automatique. Si le premier n’a pas de preuve testimoniale à produire, toutes les écoles juridiques préconisent que le cadi se tourne vers le second et lui demande de prêter un serment l’innocentant de l’accusation dont il fait l’objet956. Comme nous l’avons vu 956. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 378. Voir également R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 209 ; Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 309-310. Les mālikites n’acceptent pas, néanmoins, que le serment soit déféré au défendeur dans le cas où un esclave revendiquerait son affranchissement, ou une femme sa répudiation. Le demandeur doit alors produire un témoin avant que le serment ne soit déféré au défendeur, comme si la réclamation du demandeur, a priori suspecte, nécessitait d’être déjà à moitié prouvée pour être prise en compte. Mālik considère de même l’accusation d’usurpation (ġaṣb) comme suspecte et n’accepte de déférer le serment au défendeur que si de forts soupçons pèsent sur ce dernier. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 378-379.

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à propos du témoignage, ce mouvement de balancier mit du temps à se mettre en place. Au viie et encore au début du viiie siècle, dans toutes les villes étudiées, les deux parties pouvaient indistinctement produire des témoignages sans que le serment soit mécaniquement déféré à une partie identifiée comme celle du défendeur. À l’exception de Kūfa, où une théorie des présomptions semble s’être développée très tôt, l’absence de répartition claire des rôles et des modes de preuve pouvait aboutir à des impasses judiciaires : nulle partie ne l’emportait, chacune se voyait condamnée à partager l’objet du litige avec la partie adverse, ou le vainqueur était tiré au sort. Il est probable que la théorie d’un serment déféré à une partie plutôt qu’une autre fut élaborée afin de remédier à de telles difficultés. De ce point de vue, les propos attribués au Médinois al-Zuhrī (m. 124/742) marquent une étape vers la systématisation de l’âge classique : en cas d’égalité entre les bayyina-s, dit-il, le serment doit être déféré au défendeur957. Le tirage au sort n’était plus de mise dans la première moitié du viiie siècle ; pour autant, les deux parties pouvaient toujours produire des preuves testimoniales susceptibles de se neutraliser. C’est là que le serment du défendeur entre en scène, permettant de départager les adversaires. Dans le Muṣannaf d’Ibn Abī Šayba, Kūfiotes et Médinois se disputent la paternité de l’attribution du serment au défendeur. À Médine, la référence au serment du défendeur remonte aussi haut que le califat de ʿUmar, alors que la ville n’avait pas de cadi et que le recours à des arbitres occasionnels était la norme. Lors d’une dispute entre le Compagnon Ubayy b. Kaʿb et ʿUmar, Zayd b. Ṯābit aurait été pris pour ḥakam et ce dernier aurait déféré un serment au défendeur958. Al-Zuhrī aurait plus tard affirmé, d’après Saʿīd b. al-Musayyab (m. 94/713), que « la coutume/pratique impose (maḍat al-sunna) que le serment revienne au défendeur959 ». La procédure faisait donc partie de la sunna māḍiya, pratique médinoise continue, venue du passé et toujours appliquée dans le présent960. Dans le Muwaṭṭa’, Mālik évoque aussi la procédure où le serment revient au défendeur (avant d’être éventuellement référé au demandeur) comme « la pratique de chez nous » (al-amr ʿinda-nā)961, c’est-à-dire une forme de ʿamal dérivant d’autorités postprophétiques962. Les Kūfiotes, pour leur part, attribuaient la pratique

Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 411. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 109. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 292. Sur l’expression maḍat al-sunna et son corollaire, al-sunna al-māḍiya, voir S. Bravmann, The Spiritual Background of Early Islam, Leyde, Brill, 1972, p. 148 ; Y. Dutton, The Origins of Islamic Law. The Qur’an, the Muwaṭṭa’ and Madinan ʿAmal, Surrey, Curzon, 1999, p. 164. 961. Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 515 (= éd. par Maʿrūf, op. cit., II, p. 268) ; id., al-Muwaṭṭa’ (recension d’Abū Muṣʿab al-Zuhrī), op. cit., II, p. 477. 962. Y. Dutton, The Origins of Islamic Law, op. cit., p. 168. 957. 958. 959. 960.

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à Šurayḥ963 et à al-Šaʿbī964. Il est néanmoins frappant de constater qu’à part ces autorités, aucun autre cadi kūfiote n’est associé au serment du défendeur965. La pratique consistant à déférer le serment au défendeur est également mentionnée à propos d’autres villes. Un récit relatif à Kaʿb b. Sūr, cadi de Baṣra sous ʿUmar, évoque le serment qu’il réclama d’un ḏimmī sans que le rôle de ce dernier dans le procès ne soit précisé966. Le premier exemple explicite de défendeur appelé à prêter serment à Baṣra date du tournant du viiie siècle, sous la judicature de Mūsā b. Anas (en poste de c. 78/697-8 à 83/702)967. Plusieurs cadis baṣriens recoururent ensuite à de tels serments, comme Iyās b. Muʿāwiya (en poste de 95/713-4 à 101/719-20)968, al-Ḥasan al-Baṣrī (en poste en 99/717-8)969, Ṯumāma b. ʿAbd Allāh (en poste de 106/724-5 à 110/728-9)970, Sawwār b. ʿAbd Allāh (en poste à trois reprises entre 137/754-5 et 156/773)971, ou encore ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan al-ʿAnbarī (en poste de 156/773 à 166/782-3)972. À Bagdad, déférer le serment au défendeur semble avoir été une pratique bien établie dans la seconde moitié du viiie siècle973. Il convient néanmoins de relativiser le caractère systématique de la répartition des preuves en fonction du rôle joué dans le procès. Celle-ci demeura encore un temps théorique. Certains des manuels juridiques les plus anciens provoquent en effet l’impression que le rôle attribué à chacun des plaideurs pouvait varier selon les cas. Ainsi en va-t-il dans le Muḫtaṣar al-kabīr du mālikite égyptien Ibn ʿAbd al-Ḥakam (m. 214/829). Ce dernier évoque le cas suivant : deux associés font leurs comptes et l’un rédige une quittance (barā’a) pour son compère ; le 963. Voir notamment Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 292, avec l’isnād Abū Muʿāwiya < al-Aʿmaš (Kūfiote, m. 147/764) < Ḥassān [b.] Abī l-Ašras (Kūfiote, voir Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., II, p. 215) < Šurayḥ. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 299, 318 (où il faut probablement lire laysa lī bayyina au lieu de lī bayyina), 335, 345, 350, 394. 964. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 292, 479, où l’attribution de cette procédure à al-Šaʿbī passe par Ibn Šubruma, autre cadi de Kūfa. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 415-6 (où al-Šaʿbī fait prêter serment à un défendeur chrétien). 965. On remarquera que la tradition égyptienne n’a laissé aucune trace, chez al-Kindī ou Ibn Ḥaǧar, de cadis déférant le serment au défendeur. 966. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 278. Notons que le jureur est décrit comme appartenant aux ahl al-kitāb, sans plus de précisions. D’après le récit, le cadi ne devait pas non plus identifier clairement sa religion puisqu’il le fit jurer avec la Torah sur les genoux et les Évangiles sur la tête. 967. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 309. 968. Ibid., p. 331. 969. Ibid., II, p. 10. 970. Ibid., p. 21. 971. Ibid., p. 63. 972. Ibid., p. 110. Voir encore, au début du ixe siècle, un exemple relatif au cadi ʿĪsā b. Abān dans al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., XII, p. 482 ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., VI, p. 310. 973. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 250, 259.

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rédacteur de la quittance vient ensuite devant le cadi pour réclamer quelque chose qui n’y est pas mentionné, mais l’associé prétend que la somme y est en réalité incluse. C’est l’associé qui doit prêter serment. Accusé par son compagnon de devoir encore de l’argent, il est effectivement en position de défendeur. Cependant dans la mesure où il prétend que la somme est incluse dans la quittance, il est aussi demandeur, de manière secondaire. Ici tout se passe donc comme si le rôle principal dans le procès déterminait la répartition des preuves974. Une page plus loin, en revanche, un cas différent se présente : un homme rembourse sa dette et son créancier meurt peu après. Ses héritiers réclament le remboursement de la dette et l’ancien débiteur n’a pas de bayyina pour prouver qu’il a déjà rendu l’argent. Les héritiers prêtent serment qu’ils n’ont pas connaissance du remboursement. En ce cas, c’est le rôle secondaire du débiteur qui est pris en compte (celui de demandeur quand il prétend avoir payé ce qu’il devait), et non son rôle principal de défendeur face aux accusations des héritiers975. Il en va de même lorsqu’un débiteur, mis en accusation par son créancier, affirme avoir acquitté sa dette. C’est le créancier qui doit jurer, non en vertu de son rôle principal (demandeur), mais à cause de son rôle secondaire (défendeur face aux allégations de son débiteur, qui prétend avoir remboursé)976.

3.3.2. Des réticences face au serment Comme le serment s’ajoutant à la bayyina, celui du défendeur n’était déféré par le cadi qu’à la demande d’un plaideur (en l’occurrence le demandeur)977. Certaines réticences face à ce type de serment commencent à poindre à Médine et à Baṣra au début du viiie siècle. Iyās b. Muʿāwiya (en poste à Baṣra de 95/713-4 à 101/719-20) aurait adhéré à l’opinion de son contemporain médinois al-Qāsim b. Muḥammad978, qui préconisait de ne pas recourir systématiquement au serment du défendeur. Il convenait, dit-on, de prendre d’abord en compte la moralité des plaideurs : si un débauché (fāǧir) en appelait contre un homme de bien (ṣāliḥ), et que beaucoup regardaient sa réclamation comme mensongère, le cadi ne déférait pas le serment à l’homme de bien (en position de défendeur), et jugeait qu’en l’absence de preuves produites par le demandeur, la plainte n’était pas sérieuse979. Cette opinion d’origine médinoise, mais dont l’influence se faisait 974. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 287. Voir également ibid., p. 296, où un mari accusé par sa femme de ne pas avoir acheté ou vendu quelque chose pour son compte prétend l’avoir fait : il doit prêter serment, ce qui correspond à son rôle primaire de défendeur. 975. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 288. 976. Ibid., p. 289. 977. Voir l’exemple de Baṣra sous le cadi Iyās b. Muʿāwiya, dans Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 331. 978. Sur ce juriste médinois (m. 107/725), voir Ḫ.-D. al-Ziriklī, al-Aʿlām, op. cit., V, p. 181. 979. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 322.

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sentir jusqu’à Baṣra au début du viiie siècle, fut plus tard entérinée (sous couvert du ʿamal) par Mālik b. Anas dans son Muwaṭṭa’ : le serment n’était déféré qu’au terme d’un examen d’où il ressortait que les deux plaideurs avaient bien été en affaire980. Faire prêter serment était quelque chose de grave, auquel on ne pouvait recourir qu’à condition que l’accusation paraisse fondée. À Kūfa, le cadi al-Qāsim b. ʿAbd al-Raḥmān (en poste de 102/720-1 à 104/722-3) se montrait lui aussi réticent face à la perspective de faire jurer certains défendeurs981. Un récit selon lequel Abū Ḥanīfa aurait été contraint d’exercer la judicature pendant quelques jours au début de l’époque abbasside évoque sa crainte d’avoir à réclamer un serment au défendeur et les stratégies d’évitement auxquelles il aurait recouru : il aurait préféré payer de sa poche la somme réclamée par un demandeur plutôt que de déférer le serment au défendeur982. Aux yeux d’un défendeur peu scrupuleux, prêter serment pouvait s’avérer une manière facile de se dédouaner d’une accusation. Cela explique certaines des hésitations qui transparaissent dès les années 720. Quand le cadi de Baṣra Ṯumāma b. ʿAbd Allāh (en poste de 106/724-5 à 110/728-9) voulut faire jurer un défendeur face à une demandeuse qui n’avait pas de bayyina, celle-ci se récria que son adversaire risquait de prêter un serment mensonger. Elle suggéra de faire plutôt jurer un voisin de son adversaire, Isḥāq b. Suwayd, un savant réputé digne de confiance983 ; le cadi accepta et fit prêter serment à ce tiers984. La postérité, étonnée par une telle absurdité, jugea que ce cadi devait avoir les idées bien embrouillées. L’anecdote montre cependant combien recourir au serment du défendeur passait pour un mode de preuve incertain985. Encore au début de l’époque abbasside, le cadi de Médine Muḥammad b. ʿImrān (en poste de 132/749 à 133/750, puis de c. 137/754-5 à 141/758-9) admonestait le défendeur avant de le faire jurer, demandant à Dieu de provoquer sa ruine (terrestre, puis céleste) s’il s’aventurait à prêter un serment mensonger986. La réticence de certains cadis à l’idée de faire jurer un défendeur n’est pas anodine. En s’engageant devant Dieu, le plaideur risquait l’enfer. Or, était-il possible 980. Mālik b. Anas, al-Muwaṭṭa’ (recension de Yaḥyā b. Yaḥyā), op. cit., p. 515 (= éd. par Maʿrūf, op. cit., II, p. 268) ; id., al-Muwaṭṭa’ (recension d’Abū Muṣʿab al-Zuhrī), op. cit., II, p. 477. Voir P. Scholz, « Legal Practice », art. cité, p. 430-431. 981. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 8. 982. Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, op. cit., V, p. 407. 983. Sur le Baṣrien Isḥāq b. Suwayd (m. 131/749), voir Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VII, p. 243 ; Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, p. 152 ; Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., I, p. 206. 984. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 21. 985. Encore à l’époque abbasside, des récits suggèrent que certains plaideurs prêtaient serment sans scrupules. Dans une anecdote relative au cadi de Baṣra ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan, un demandeur bédouin (aʿrābī) saute à la gorge de son adversaire après que ce dernier a prêté serment, ce qui montre que le bédouin considérait le serment comme mensonger. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 110. 986. Ibid., I, p. 191-192.

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de jurer d’un état de fait sans être omniscient ? Face au risque de perdition, beaucoup de plaideurs devaient préférer s’abstenir de prêter serment987. C’est pourquoi les milieux juridiques irakiens de la première moitié du viiie siècle, parallèlement à la généralisation d’une procédure requérant le serment du défendeur, commencèrent à s’interroger sur le contenu de sa déclaration. Le défendeur devait-il jurer « dans l’absolu » (al-batta) qu’il était innocent de l’accusation dont il faisait l’objet, ou devait-il se contenter de jurer de sa bonne foi ? La question se posait notamment en cas de vice (ʿayb) affectant une marchandise. Une tradition kūfiote considérait, d’après l’exemple de Šurayḥ, qu’un serment absolu était requis en cas de vice apparent (ẓāhir), mais qu’un serment de bonne foi, par lequel le défendeur jurait n’avoir pas eu connaissance du défaut, était suffisant en cas de vice caché (bāṭin)988. La comparaison des isnād-s laisse penser que cette doctrine se cristallisa à la fin de la période omeyyade, à l’époque où le lien commun de sa transmission, al-Muṭarrif [b. Ṭarīf ] (m. entre 133/750-1 et 143/760-1)989, la mit probablement en circulation990. Peut-être entre-temps des cadis kūfiotes comme al-Qāsim b. ʿAbd al-Raḥmān (en poste à Kūfa de 102/720-1 à 104/7223) jouèrent-ils un rôle dans la promotion d’un serment de bonne foi, par lequel le défendeur ne jurait que de ce dont il avait connaissance991. À la fin des Omeyyades et au début des Abbassides, le cadi kūfiote Ibn Abī Laylā continuait de promouvoir, pour un grand nombre de litiges, un serment fondé uniquement sur la connaissance que le jureur avait de l’affaire992. Notons enfin que la capacité des mineurs (ṣibyān) à prêter serment est rarement discutée, alors que leur témoignage fit très tôt l’objet de controverses. À Kūfa, selon une tradition remontant, par l’intermédiaire d’al-Šaʿbī, à Šurayḥ, celui-ci eut à examiner le cas d’un mineur en position de défendeur dans un procès pour dette. Šurayḥ fut d’avis que le mineur ne pouvait prêter serment et aurait fait jurer le père que son fils ne devait pas la somme réclamée, ce qui provoqua le commentaire plus tardif d’un certain Muġīra (transmetteur de la génération postérieure à celle d’al-Šaʿbī) : « Cela ne nous étonne pas, mais [en pareil cas, le père] doit jurer par Allāh qu’il n’a pas connaissance que son fils doive cette somme993. » Qu’un mineur ne puisse prêter serment en justice semblait aller de soi dans la Kūfa du début du viiie siècle, mais la solution à ce problème faisait encore l’objet de tâtonnements. C’est dans l’Égypte du début du ixe siècle que l’on voit se profiler une théorisation plus systématique. Le mālikite égyptien Ibn 987. 988. 989. 990. 991. 992. 993.

Voir par exemple Wakīʿ, ibid., III, p. 10. Voir al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 476. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 241, 256. Voir ibid., p. 334. Ibn Ḥaǧar, Tahḏīb al-tahḏīb, op. cit., X, p. 156. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 241, 256. Ibid., III, p. 9. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 379. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 249.

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ʿAbd al-Ḥakam affirme que les enfants n’ont pas besoin de prêter serment dans un litige successoral si des adultes sont aussi appelés à jurer994. L’auteur affirme plus loin qu’ils n’ont pas le droit de prêter serment pour d’autres affaires. Si un individu confie une somme à un enfant pour payer un achat, mais que l’enfant nie avoir reçu de lui l’argent, il ne peut prêter serment. Le juriste cherche donc un moyen détourné d’établir la vérité – il semble ici acquis que le demandeur n’a pas de bayyina – : le cadi demandera au vendeur de jurer qu’il n’a pas reçu l’argent et qu’il pense que l’enfant l’a volé995. Comme dans l’exemple de Šurayḥ commenté par Muġīra, c’est à nouveau à un tiers, qui n’est ni le demandeur ni le défendeur, qu’incombe la prestation de serment. Ibn ʿAbd al-Ḥakam considère que le mineur ne peut jurer qu’une fois qu’il a atteint la majorité996.

3.3.3. Le « jugement de David », une innovation du viii e siècle ? Déterminer le lieu et l’époque précise où la répartition stricte des preuves – bayyina et serment – se mit en place reste pour l’instant difficile. Christopher Melchert estime que la formule du faṣl al-ḫiṭāb ne s’imposa pas avant le deuxième quart du viiie siècle997. L’association précoce du serment du défendeur avec la pratique médinoise permet par ailleurs de supposer que c’est à Médine que cette partie de la procédure se développa en premier, avant de se répandre à Baṣra puis à Kūfa. Il apparaît en tout cas qu’une telle répartition rigoureuse fut ressentie à Kūfa comme une innovation. Une tradition rapportée par Ǧarīr < al-Aʿmaš (Kūfiote, m. 148/765 ?998) < Ḥabīb b. Sinān (transmetteur uniquement connu pour avoir rapporté à al-Aʿmaš999) relate que Šurayḥ intimait à tous les demandeurs qui se présentaient devant lui : « Tes deux témoins, ou son serment (i.e. celui du défendeur) ! » Un homme s’étonna de ce que le cadi appliquait indistinctement cette procédure à tout le monde1000. De fait, bien que l’anecdote soit vraisemblablement projetée sur une période où une telle systématisation n’était pas encore de mise, la répartition rigoureuse des preuves dut trancher avec les procédures plus archaïques que nous avons eu l’occasion d’examiner. La réponse de Šurayḥ aux protestations de l’homme est intrigante : « Il ose critiquer le jugement de David ? » se serait récrié le cadi1001. Cette surprenante qualification de la procédure mérite une explication. Le prophète David 994. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 288. 995. Ibid., p. 289. 996. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-ṣaġīr, fol. 74r. 997. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 322. 998. Voir C. Brockelmann, Ch. Pellat, « al-Aʿmash », EI2, I, p. 431. 999. Al-Buḫārī, al-Ta’rīḫ al-kabīr, Hyderabad, Dā’irat al-maʿārif al-ʿuṯmāniyya, 1941, II, p. 319. 1000. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 317. 1001. Ibid., p. 317.

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apparaît dans le Coran sous l’image d’un justicier, comparable en cela au Salomon biblique1002. Tandis que ce dernier usait de stratagèmes bien connus afin de découvrir la vérité des faits – comme dans l’histoire des deux sœurs revendiquant le même nourrisson –, David apparaît dans la tradition islamique en juge peutêtre moins efficace, mais plus rigoureux, s’appuyant sur des présomptions comme la possession ou d’autres règles tirées de « sa Loi (šarīʿa)1003 ». La place importante que joua David dans la représentation musulmane de la justice a laissé des traces épigraphiques. Le Wādī al-ʿUsayla, à 12 kilomètres au nord de La Mecque, conserve ainsi une inscription datée de 80/699-700, mentionnant le verset 38 : 26 dans lequel David est invité à juger les hommes avec justice (al-ḥaqq), sans suivre les passions qui risqueraient de l’écarter du chemin de Dieu (fig. 7)1004.

Figure 7 — Inscription face nord du Ǧabal al-Waǧra al-Ṣaġīr, Wādī al-ʿUsayla Fac-similé d’après : http://www.islamic-awareness.org/History/Islam/Inscriptions/ makkah2.html.

Dans le Coran, David est celui à qui Dieu donna la sagesse (ḥikma) et « l’art de prononcer des jugements » (faṣl al-ḫiṭāb)1005… Ce faṣl al-ḫiṭāb que, précisément, la tradition remontant à Šurayḥ identifiait à la maxime imposant que « la double preuve testimoniale (bayyina) incombe à celui qui allègue, et le serment (yamīn) à celui qui nie1006 ». Tout laisse croire qu’en associant cette stricte répartition 1002. Voir par exemple Coran, 21 : 78. 1003. Voir al-Nawawī, Šarḥ al-Nawawī ʿalā Ṣaḥīḥ Muslim, Beyrouth, Dār iḥyā’ al-turāṯ al-ʿarabī, 1392 H., XII, p. 18. 1004. S.ʿA.-ʿA. al-Rāšid, Kitābāt islāmiyya min Makka al-mukarrama : dirāsa wa-taḥqīq, Riyad, 1416/1995, p. 160-161 (cité par L. Kalus, F. Soudan, Thesaurus d’épigraphie arabe, http:// www.epigraphie-islamique.org, fiche 14316 [consulté le 10 mars 2013]). 1005. Coran, 38 : 20. Le terme ḥikma a fait l’objet d’interprétations différentes selon les exégètes. Il fut alternativement compris comme signifiant « discernement » (fahm), « intelligence » (ʿaql) et « prophétie » (nubuwwa). Voir H. Yaman, Prophetic Niche…, op. cit., p. 68. 1006. Selon ʿUmāra b. Wāṯima al-Fārisī, Kitāb bad’ al-ḫalq, op. cit., p. 109, David aurait été le premier à déférer au demandeur la charge de la preuve et au défendeur le serment. Voir également Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 314-315. La

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des preuves à la fameuse formule coranique – en elle-même ambiguë – et, pardelà, à la figure de David, la tradition kūfiote remontant à la première moitié du viiie siècle (peut-être le deuxième quart, voire le début du troisième, si l’on considère qu’al-Aʿmaš mit ce récit en circulation) tentait d’imposer une procédure qui ne faisait pas encore l’unanimité1007. L’origine kūfiote de cette stricte répartition des preuves est étayée par un récit relatif au cadi ʿĪsā b. al-Musayyab al-Baǧalī, dans la Kūfa des années 730. Ce cadi originaire de Médine avoua au gouverneur de Kūfa, Ḫālid al-Qaṣrī, qu’il ne connaissait pas les règles de la judicature. « C’est très simple, dit le gouverneur. Il y a un demandeur et un défendeur ; le demandeur doit produire une bayyina, et le défendeur doit prêter serment1008 ! » L’histoire entend ridiculiser un Médinois ignorant de règles aussi basiques – le pauvre cadi s’emmêla ensuite dans sa pratique judiciaire, ne parvenant à distinguer le demandeur du défendeur –, mais elle n’en décrit pas moins une situation vraisemblable, dans laquelle le gouverneur impose au cadi le respect d’une procédure désormais de mise à Kūfa. L’impression que la répartition systématique des modes de preuve mit du temps à s’imposer est renforcée par un récit relatif au cadi al-Qāsim b. ʿAbd al-Raḥmān (en poste à Kūfa de 102/720-1 à 104/722-3). Al-Aʿmaš (m. 148/765) relate qu’il se trouvait auprès du cadi quand deux plaideurs se présentèrent. Le demandeur n’avait pas de bayyina et réclama que le cadi fasse prêter serment à son adversaire. Réticent, le cadi insista pour que le demandeur amène des témoins et n’oblige pas le défendeur à jurer. Al-Aʿmaš se récria alors que de telles exigences ne pouvaient qu’encourager le demandeur à produire des faux témoins1009 ! Ce ḫabar suggère que dans les années 720, la procédure consistant à déférer le tradition baṣrienne remontant à Bilāl b. Abī Burda (en poste de 110/728 à 120/738) semble avoir plutôt associé le faṣl al-ḫiṭāb de David à la formule amma baʿd (« ensuite »). Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 23. Sur les diverses interprétations auxquelles l’expression coranique a donné lieu, voir al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 107 ; H. Yaman, Prophetic Niche…, op. cit., p. 71. 1007. Un récit attribué à ʿAlī, et rapporté par le cadi ismāʿīlien al-Nuʿmān, fait également remonter les modes de preuve classiques (et leur répartition) à David, tout en gardant réminiscence des controverses qu’ils purent susciter. David se plaint de n’avoir comme Dieu l’omniscience qui seule permet de rendre une justice parfaite. Dieu lui répond de « rendre la justice entre [les hommes] sur la base des serments et des bayyina-s », mais David insiste pour que Dieu, grâce à Sa science, lui révèle les jugements qu’il doit rendre. Dieu accepte et, à trois reprises, lui ordonne de prononcer des verdicts apparemment injustes et arbitraires, ce qui provoque la colère du peuple. Dieu explique alors à David que, dans les trois cas, la victime apparente était en réalité le bourreau, sans qu’aucune preuve ne permette de le démontrer. David accepte finalement de s’en remettre aux preuves légales indiquées par Dieu, seules susceptibles de châtier le coupable apparent, et laisse à Dieu le soin de juger d’après la vérité des faits au dernier jour. Al-Qāḍī al-Nuʿmān, Daʿā’im al-islām, op. cit., II, p. 518-520. Le même récit est rapporté par l’imamite al-Kulaynī dans une version abrégée. Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 454-455, 461-462, 472-473. 1008. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 22. 1009. Ibid., p. 8.

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serment au défendeur en l’absence de bayyina du demandeur n’était toujours pas normalisée, ou du moins que certains cadis hésitaient encore à l’appliquer. Des savants tel al-Aʿmaš jouèrent probablement un rôle, en invoquant l’exemple de Šurayḥ, dans la généralisation de cette procédure. Dans la seconde moitié du viiie siècle, néanmoins, l’ibāḍite baṣrien al-Rabīʿ b. Ḥabīb (m. c. 176/786) préconisait toujours le recours à une procédure très différente de celle du faṣl al-ḫiṭāb : la bayyina comme le serment revenaient au demandeur – ensemble, le demandeur ne pouvant jurer s’il n’avait pas de témoins –, et le défendeur ne pouvait prêter serment qu’à condition que le demandeur ait produit des témoins1010. La systématisation de la répartition des preuves laissait néanmoins ouverte la question de leur hiérarchie. Si le demandeur produisait une bayyina, il l’emportait. S’il n’en apportait pas et que le défendeur prêtait serment, le jugement était rendu en faveur de ce dernier. Mais que se passait-il si le demandeur, après que son adversaire eut juré, finissait par apporter la bayyina qu’il n’avait su produire au préalable ? Sa preuve testimoniale était-elle acceptable ? La réponse nécessitait une hiérarchisation des preuves (bayyina et serment), qui semble s’être mise en place en même temps que leur stricte répartition s’imposait. Ainsi, la tradition baṣrienne se réclame de Šurayḥ pour affirmer que la bayyina, dans la mesure où elle repose sur le témoignage d’individus en principe honorables et neutres (ou du moins non impliqués dans le procès), est supérieure au serment du défendeur. Une maxime juridique vint incarner cette hiérarchie : « Le double témoignage juste/honorable vaut mieux que le serment débauché » (al-bayyina al-ʿādila ḫayr min al-yamīn al-fāǧira)1011. Cette position justifiait qu’une bayyina apportée par le demandeur après le serment du défendeur soit malgré tout recevable et l’emporte1012. Selon Ibn Ḥazm, une position similaire fut défendue par Sufyān al-Ṯawrī et al-Layṯ b. Saʿd1013, et l’on retrouve la même idée au début du ixe siècle chez l’Égyptien Ibn ʿAbd al-Ḥakam1014. À cette doctrine s’oppose l’idée – peut-être plus ancienne mais encore présente chez l’ibāḍite al-Rabīʿ b. Ḥabīb – que le serment du défendeur permet de clore le procès. En effet, al-Rabīʿ n’acceptait pas que le cadi tienne compte d’une bayyina produite par le demandeur après que son adversaire eut juré : double témoignage honorable et serment avaient une valeur équivalente1015. Cette position n’eut pratiquement pas

1010. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 145. 1011. Voir par exemple Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 342 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 372. Cette maxime figure aussi chez les zaydites sous la forme « le double témoignage juste/honorable prime sur le serment débauché » (al-bayyina al-ʿādila awlā min al-yamīn al-fāǧira). ʿAbd al-ʿAzīz b. Isḥāq al-Baġdādī, Musnad al-imām Zayd, op. cit., p. 264. 1012. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 342. 1013. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 371. 1014. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 286-287. 1015. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 146.

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de postérité immédiate1016. Le recours de plus en plus fréquent au serment, dans une procédure rationalisée selon la formule du faṣl al-ḫiṭāb, vint ainsi en retour renforcer la valeur du double témoignage honorable, plus que jamais érigé en preuve absolue. Il fallut attendre Ibn Ḥazm (m. 456/1064) pour que ce principe soit remis en cause : le juriste ẓāhirite refuse quant à lui de regarder la preuve testimoniale comme supérieure au serment, à moins que le cadi n’ait la certitude que le témoignage est juste devant Dieu et que le serment est mensonger1017. Cette opinion resta néanmoins isolée.

3.4. Premières conclusions sur le serment Les informations disponibles sur le serment nous ont jusqu’ici conduit à privilégier une approche thématique. Tentons de synthétiser les apports des sources selon une grille géographique. Dans la Kūfa marwānide, les cadis avaient recours à plusieurs types de serments judiciaires. Un serment était parfois requis du demandeur en plus de sa bayyina ; il pouvait être déféré au défendeur et, bien souvent, référé au demandeur (radd al-yamīn). Le double serment du demandeur et du défendeur semble également avoir occupé une place importante au début du viiie siècle. L’époque marwānide est cependant marquée par un processus de rationalisation : vers la fin de la période (deuxième quart du viiie siècle), les cadis mettent en œuvre des stratégies permettant d’éviter le double serment (aux résultats peu convaincants), et systématisent une répartition des preuves selon le rôle joué dans le procès – bayyina produite par le demandeur, serment prêté par le défendeur. En grossissant le trait, la Kūfa du début du viiie siècle recourt au serment de manière éclectique, et le défère souvent – plus qu’ailleurs – au demandeur (en plus de la bayyina ou par le biais du radd al-yamīn). Cinquante ans plus tard, Kūfa a éliminé une grande partie de ces serments et limite leur utilisation au « jugement de David », procédure où le défendeur jure en l’absence de preuve testimoniale produite à son encontre, et où son serment demeure, quoi qu’il en soit, moins probant que la bayyina de son adversaire. Si Baṣra partage avec Kūfa le recours au double serment (au moins au niveau théorique), elle s’en distingue par les autres procédures qui y sont mises en œuvre. Le serment des témoins y est tout d’abord plus attesté que partout ailleurs, en particulier au début de l’époque abbasside ; il est possible (bien que ce 1016. À l’exception, peut-être, de la doctrine mālikite. La bayyina apportée par le demandeur après le serment du défendeur n’y est considérée comme valable qu’à condition que le demandeur ait ignoré l’existence d’une bayyina lorsqu’il a demandé à son adversaire de prêter serment ; s’il savait disposer d’une bayyina lorsqu’il a réclamé le serment du défendeur, sa bayyina ne doit pas être prise en compte. Voir Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 371. 1017. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 372.

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ne soit là qu’une hypothèse) que la pratique ait été plus ancienne et remonte à la période omeyyade. Si le radd al-yamīn n’y est attesté que d’un point de vue théorique, les cadis de Baṣra semblent avoir insisté très tôt (plus tôt qu’à Kūfa en tout cas) pour que le serment soit rattaché au rôle de défendeur. Baṣra partage ce dernier développement avec Médine. Bien que les exemples pratiques manquent, il semble que dès le début du viiie siècle les juristes médinois aient insisté pour que le serment soit associé au défendeur, ce qui fut rapidement considéré comme le ʿamal de la ville. En revanche, le serment des témoins n’est pas attesté à Médine. Si le radd al-yamīn est associé, dans la seconde moitié du viiie siècle, au ʿamal de Médine, nulle autorité ou cadi médinois n’est connu pour l’avoir mis en œuvre à l’époque omeyyade, ce qui laisse soupçonner que la procédure s’y développa plus tardivement que la tradition ne le reconnaît. Les usages du serment à Fusṭāṭ, enfin, sont très peu connus. Ni le serment des témoins, ni le radd al-yamīn n’y sont attestés. Parmi tous les usages du serment répertoriés ailleurs, seul celui du demandeur apparaît tardivement, au début du ixe siècle, et correspond peut-être à une pratique exceptionnelle. Ces éléments conduisent à formuler plusieurs remarques. En premier lieu, les usages du serment variaient non seulement d’une ville à l’autre, mais évoluèrent aussi au sein de chaque cité au cours de la période marwānide. Les variations à l’intérieur d’une même région sont suffisamment importantes pour empêcher d’identifier une « école » irakienne par opposition à une médinoise ou hedjazienne. Si ligne de fracture il y eut en la matière, celle-ci passait entre Kūfa, d’un côté, et le couple Baṣra-Médine de l’autre. Tandis que Kūfa, pendant longtemps, associa aisément le serment au demandeur, Baṣra et Médine se rangèrent de manière précoce en faveur d’un serment prêté par le défendeur. Remarquant une frontière comparable dans d’autres domaines du droit, Christopher Melchert a proposé, développant en cela les conclusions de Joseph Schacht1018, que Kūfa et Baṣra se trouvaient au centre de la réflexion juridique sous les Omeyyades, et que la doctrine médinoise ne fut qu’une projection de la théorie baṣrienne1019. Comme le souligne Melchert, les données disponibles à propos du serment ne sont pas incompatibles avec ce modèle1020. Mais elles ne le confirment pas non plus, les procédures partagées par Baṣra et Médine étant avant tout connues à travers des développements théoriques qui plongent sans conteste leurs racines dans l’époque omeyyade. En l’absence d’élément déterminant, la prudence s’impose, et il est préférable de constater simplement que Baṣra et Médine évoluèrent, sous les Marwānides, dans une mouvance commune. Située plus au sud que Kūfa, aux 1018. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 223. 1019. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 324-325. Le même auteur avait auparavant remarqué une proximité entre l’ancienne école baṣrienne et l’école médinoise, nombre de juristes baṣriens ayant fini par adhérer au courant mālikite. Chr. Melchert, The Formation…, op. cit., p. 41 et suiv. 1020. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 325.

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portes du désert d’Arabie, Baṣra ne fut pas vue par tous les géographes comme appartenant à l’Irak. Selon al-Aṣmaʿī (m. 213/828), la péninsule Arabique s’étendait jusqu’à al-Ubulla (port de Baṣra, situé au-delà de cette dernière par rapport à l’Arabie), incluant ainsi Baṣra1021. Dans la seconde moitié du viiie siècle, la reconnaissance de cette frontière géographique eut des conséquences juridiques majeures : de là dépendait la nature des impôts que devaient payer les habitants du territoire baṣrien, et l’on vit le cadi ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan al-ʿAnbarī juger que les Baṣriens, à l’instar des autres habitants de la péninsule Arabique, ne devaient payer que la ṣadaqa1022. Malgré la distance qui séparait Baṣra de Médine, il existait manifestement un sentiment d’appartenance à un espace commun, et il est possible que dans plusieurs domaines – notamment juridique –, les interactions entre habitants de ces deux villes aient été particulièrement poussées. Le scénario selon lequel Médine n’aurait joué qu’un rôle juridique marginal (voire inexistant) aux premiers temps de l’Islam, la doctrine baṣrienne y étant plus tard projetée, mérite ainsi d’être au moins provisoirement mis de côté au profit d’un modèle prenant en compte la complexité des constructions culturelles. Peut-être faut-il concevoir des modèles judiciaires se développant de manière conjointe à Médine et à Baṣra, sans qu’une « origine » aussi illusoire que celle de la poule ou de l’œuf puisse être retrouvée, à travers les interactions constantes qu’entretenaient leurs habitants et premiers juristes. Une seconde remarque concerne le rôle joué par Kūfa dans l’élaboration des procédures. Pour autant qu’on puisse en juger, cette ville semble marquée au début du viiie siècle par des pratiques plus éclectiques qu’ailleurs. Plusieurs d’entre elles furent ensuite abandonnées dans le cadre d’un processus de « rationalisation » déjà constaté par Christopher Melchert1023. S’il n’est pas sûr, comme l’affirme ce dernier1024, que Kūfa fut responsable du rétrécissement du serment au défendeur – les données ci-dessus laissent plutôt penser à une démarche médinobaṣrienne –, ses cadis jouèrent incontestablement un rôle dans l’imposition d’une répartition stricte de modes de preuve hiérarchisés, par l’adoption d’une procédure associée à David et au faṣl al-ḫiṭāb mentionné à son propos dans le Coran. Nous voudrions proposer ici l’hypothèse que les évolutions majeures qui se produisirent à Kūfa, tant dans la pratique judiciaire que dans la théorie juridique qui s’y associait, contribuèrent à ériger cette ville en principal centre d’élaboration du droit. L’éclectisme originel de ses pratiques suscita vraisemblablement des polémiques internes dont les traces imprégnèrent longtemps la mémoire de la ville et furent enregistrées plus tard dans les premiers ouvrages de ḥadīṯ et de fiqh. Ces polémiques – qui étaient encore d’actualité à l’époque d’Abū Ḥanīfa et de 1021. Yāqūt, Muʿǧam al-buldān, op. cit., II, p. 138. 1022. M. Tillier, « Un traité politique du iie/viiie siècle : l’épître de ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan al-ʿAnbarī au calife al-Mahdī », Annales islamologiques, 40, 2006, p. 143. 1023. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 322. 1024. Ibid.

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ses disciples – auraient ainsi eu un effet grossissant, tant au viiie siècle que dans l’historiographie postérieure. À l’inverse, le manque d’informations sur les serments pratiqués et théorisés dans une ville comme Fusṭāṭ suggère une certaine unité dans les anciennes pratiques, peu propice à l’éclosion de débats ou de polémiques, et laissant ainsi l’Égypte dans l’ombre de l’histoire du droit. 4. AUTRES TYPES DE PREUVE

4.1. La preuve écrite 4.1.1. « Le témoignage des morts » Les actes écrits occupent une place indéniable dans l’histoire juridique et judiciaire de l’Islam, depuis les premiers papyrus jusqu’aux siǧillāt ottoman : nul ne saurait prétendre que le juridique ne passa pas, en grande partie, par l’écrit dès une époque ancienne1025, et que les documents ne prirent pas une place grandissante au fur et à mesure que se précisaient les formulaires (šurūṭ) destinés à consolider leur valeur1026. Aide-mémoire enregistrant des témoignages, l’acte notarié constituait une pièce essentielle dans l’affirmation des droits subjectifs, mais en théorie au moins, fut généralement marginalisé en tant que preuve. Le fiqh lui préférait des types de preuve oraux (témoignage, serment), ou insistait pour que l’écrit soit validé par de telles preuves1027. De ce point de vue, le fossé qui sépare le Coran qui recommande, en cas de transactions, l’établissement de documents (Coran, 2 : 282), et une pratique judiciaire reléguant l’écrit à une place secondaire, a souvent été remarqué par les chercheurs1028. La valeur probatoire de l’écrit disparut probablement très tôt dans l’histoire de l’Islam1029. Joseph Schacht souligne que Jean Damascène considérait déjà, dans la 1025. E. Tyan, Le notariat…, op. cit., p. 7. Des archives semblent d’ailleurs avoir été conservées au Proche-Orient dès l’époque antique : à Hegra, les copies de certains documents étaient déposées dans un temple, tandis qu’à Palmyre existait peut-être un bureau des archives. Voir R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 126. 1026. Voir E. Tyan, Le notariat…, op. cit., p. 37, 48 et suiv. 1027. Ibid., p. 11 ; R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 215 ; M. Tillier, « Le statut et la conservation… », art. cité, p. 271 ; Ch. Müller, « Écrire pour établir la preuve orale… », art. cité, p. 84. 1028. Voir notamment J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 188 ; H. A. Al-Humaidan, The Islamic Theory…, op. cit., p. 167. Au xie siècle, l’imamite al-Ṭūsī affirme que l’impératif uktubū (« écrivez ») signifie en réalité išhadū (« témoignez ») dans ce verset. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 171. 1029. Ce qui ne l’empêcha pas de revenir plus tard pour certains documents comme les lettres de cadis, notamment dans le mālikisme. Voir W. B. Hallaq, « Qāḍīs Communicating… », art. cité, p. 454 et suiv.

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première moitié du viiie siècle, le témoignage comme typique des procédures de l’Islam1030. Cela ne signifie point, pourtant, que l’écrit ne se vit pas reconnaître une force probatoire au tout début de l’Islam, dans la lignée des injonctions coraniques. Un des plus anciens recueils de traditions connus, celui du Yéménite ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī (m. 211/826), s’en fait l’écho dans un passage, obscur au premier abord, consacré à ce qui fut qualifié de « témoignage des morts » (šahādat al-mawtā) : ʿAbd al-Razzāq nous rapporta d’après Ibn Ǧurayǧ, d’après Ibn Šihāb [al-Zuhrī] : Aux premiers temps (f ī l-zamān al-awwal), on rendait la justice sur la base du témoignage des morts. Mais quand les gens devinrent iniques et se mirent à coucher par écrit (iktitāb)1031 le témoignage des morts, les cadis décidèrent, à la fin de la période (f ī āḫir al-zamān), d’abroger le témoignage des morts ainsi que la possibilité d’intenter un procès à toute personne décédée. Cela ne demeura possible qu’à condition que le demandeur (ṭālib al-ḥaqq) produise des témoins rapportant le témoignage des morts, ou bien un écrit authentique, afin que l’on reconnaisse l’écriture (kitāb) de son auteur. Quiconque produisait un témoignage se voyait octroyer ce qu’établissait la déposition. Si quelqu’un amenait un écrit dont l’écriture était reconnue comme celle de l’auteur1032, on demandait au défendeur1033 de prêter serment : « Par Allāh, celui qui se réclame de cet écrit contre notre compagnon n’a aucun droit1034 ! » S’il refusait de jurer, le demandeur devait prêter le serment suivant : « Par Allāh, cet écrit est authentique ! » 1030. J. Schacht, An Introduction to Islamic Law, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 19. Il faut néanmoins relever que Jean Damascène évoque cette question du témoignage dans le cadre d’un débat théologique : il entend démontrer que, selon leurs propres règles, les musulmans devraient produire des témoins de l’authenticité du Coran, ce qu’ils sont incapables de faire. Voir la traduction du chapitre 100-101 du De Haeresibus dans D. J. Sahas, John of Damascus on Islam : the “Heresy of the Ishmaelites”, Leyde, Brill, 1972, p. 135. 1031. Dans ce contexte, le verbe iktataba renvoie même, probablement, à l’idée de contrefaire des documents écrits. 1032. Le texte est ici difficile à suivre en raison d’une ponctuation (moderne) manifestement erronée et, sans doute, de lectures fautives de pronoms suffixes. Il est probable que ce passage, qui ne faisait déjà plus sens à l’époque de ʿAbd al-Razzāq, fut victime d’erreurs de copistes que l’éditeur du Muṣannaf n’a pas su corriger. 1033. Allaḏī iddaʿā/udduʿiya ʿalay-him. Noter que si le verbe est lu au passif, il y a incohérence entre le pronom relatif et le pronom suffixe. La lecture du verbe à l’actif doit cependant être rejetée, car ce syntagme s’oppose, à la ligne suivante, à ṭālib al-ḥaqq (le « demandeur ») ; la première partie est nécessairement constituée du (ou des) défendeur(s). Il faut donc probablement lire soit allaḏīna udduʿiya ʿalay-him, soit allaḏī udduʿiya ʿalay-hi. 1034. Bi-Llāh mā li-ṭālib hāḏā l-kitāb ʿalā ṣāḥibi-nā min ḥaqq. On peut se demander si cette phrase, qui fait pendant au serment suivant, n’a pas été corrompue, et s’il ne faut pas plutôt lire quelque chose du genre : *bi-Llāh mā li-hāḏā l-kitāb [min al-ṭālib ?] ʿalā ṣāḥibi-nā min ḥaqq (« Par Allāh, cette lettre présentée par le demandeur contre notre compagnon n’a rien

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Tel est ce qui nous est parvenu à propos de la manière dont on rendait la justice sur la base du témoignage des morts aux premiers temps et à la fin de la période. Allāh sait mieux que quiconque de quoi il retourne1035 !

Le sens de ce curieux « témoignage des morts », qui fait peut-être écho aux interrogations des premiers musulmans sur le sens du verset 5 : 106-1081036, est expliqué beaucoup plus tard par Ibn Qayyim al-Ǧawziyya (m. 751/1350). Muḥammad b. al-Ḥāriṯ1037, dit-il, demanda un jour à un cadi s’il autorisait le « témoignage des morts ». Surpris par cette question insolite, le cadi lui demanda ce qu’il entendait par là. Et l’autre de lui répondre : « Vous autorisez le témoignage d’un homme après sa mort lorsque vous trouvez son écriture sur un document (waṯīqa)1038 ! » Le récit de ʿAbd al-Razzāq, malgré les incertitudes pesant sur les dernières lignes, suggère qu’au milieu de l’époque omeyyade, al-Zuhrī gardait le souvenir d’un temps révolu où le document pouvait se voir accorder la valeur d’un témoignage. Il se substituait en quelque sorte à la parole du témoin, et la perpétuait au-delà de sa mort. Les sources narratives gardent de rares traces d’un tel recours à la preuve écrite. Al-Balāḏurī relate, d’après al-Wāqidī, le récit d’un litige foncier qui, sous le règne de Muʿāwiya, opposa à Médine le fondé de pouvoir du calife et ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd b. al-Ḫaṭṭāb. Tandis que ce dernier avançait avoir une « preuve » (bayyina, terme qu’al-Wāqidī et al-Balāḏurī interprètent sans doute comme une preuve « testimoniale » conformément au sens qu’avait pris ce terme à leur époque) du bien-fondé de sa revendication, son adversaire se prétendit en possession d’un « document » (kitāb) rédigé par le calife ʿUṯmān et prouvant que ce dernier avait alloué la terre disputée à Muʿāwiya. Le gouverneur de Médine, devant qui l’affaire fut portée, s’abstint de trancher. Aux yeux des rapporteurs postérieurs, il va de soi que la bayyina aurait dû l’emporter et que le gouverneur n’a pas osé rendre le jugement qui s’imposait contre le calife1039. Une interprétation alternative est néanmoins possible : les règles de répartition des preuves n’étant pas encore définies, ni la valeur probatoire de l’écrit rejetée, le gouverneur pourrait simplement avoir considéré que les preuves réunies se neutralisaient. d’authentique »). Demeure néanmoins ce « notre compagnon » mystérieux, qui laisse penser que le serment est prêté en faveur du défendeur (mais par qui ? des témoins ?) et non par le défendeur lui-même. 1035. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 354-355. Voir ibid., p. 339. 1036. Voir supra. Remarquons que si lesdits versets coraniques font référence à un testament oral, l’exégèse coranique mentionne l’existence parallèle d’un testament écrit. 1037. Il s’agit vraisemblablement d’al-Ḫušanī (m. 366/976), juriste mālikite d’Ifrīqiyya puis d’alAndalus, notamment célèbre pour son histoire des cadis de Cordoue. Sur cet auteur, voir Ch. Pellat, « al-Khushanī », EI2, V, p. 71. 1038. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 209. Voir al-Nubahī, Ta’rīḫ quḍāt al-Andalus, op. cit., p. 204. 1039. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., IVa, p. 132.

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La multiplication des documents contrefaits – se prétendant la parole de morts qui, par définition, n’étaient plus là pour authentifier leurs écrits – aurait conduit au rejet de la valeur probatoire de tels documents, assimilés rétrospectivement à des « témoignages de morts » afin de mieux souligner l’impossibilité de les accepter comme fiables. La preuve écrite, selon le récit d’al-Zuhrī rapporté plus haut, ne demeura possible qu’à condition d’être accompagnée d’un serment – reproduisant un phénomène déjà entrevu à Baṣra, où le témoignage unique fut abandonné au profit de la bayyina, mais avec une transition d’une cinquantaine d’années au cours desquelles le témoignage unique resta possible à condition d’être accompagné du serment du demandeur. Mais, surtout, le récit d’al-Zuhrī laisse entendre que l’écrit dut désormais être confirmé par des témoins bien vivants, peut-être par analogie avec le témoignage rapporté (al-šahāda ʿalā l-šahāda) : la parole écrite du témoin ne survivait plus à sa propre mort. De preuve à part entière, le document devint accessoire, nécessitant confirmation par un des deux modes de preuve promus de manière croissante par les musulmans : le double témoignage et le serment. Il est probable que, dans un premier temps, le document ne se vit plus accorder que la valeur d’un témoin unique, nécessitant le serment complémentaire de celui qui le produisait ; dans un second temps, il perdit cette demi-valeur probatoire pour ne plus servir que de support (ou d’aide-mémoire) à la bayyina orale.

4.1.2. L’écrit devant les tribunaux Le récit d’al-Zuhrī relatif à l’ancienne acceptation de la preuve écrite n’est pas localisé : le savant parle en général, sans préciser s’il restitue les traces d’une mémoire locale (Médine, ou la Syrie1040 ?) ou de pratiques plus diffusées. Il semble en tout état de cause que cette acceptation remonte à une période antérieure aux années 700. Dans la littérature narrative, les plus anciennes allusions à la preuve écrite remontent aux années 710. La première se situe à Baṣra sous la judicature d’Iyās b. Muʿāwiya (en poste de 95/713-4 à 101/719-20) : Aḥmad b. Manṣūr al-Ramādī nous rapporta d’après Abū Salama, d’après Abān b. Ḫālid : J’étais présent auprès d’Iyās b. Muʿāwiya quand un homme lui amena un débiteur. Ce dernier dit à Iyās : – Interroge le témoin sans lui montrer la reconnaissance de dette (al-ṣakk) ! Pardieu, il n’a aucune idée du montant qui y est indiqué, ni de quoi il s’agit. 1040. Bien que considéré comme un savant médinois, al-Zuhrī passa une grande partie de sa vie au service du califat omeyyade en Syrie. Voir A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, op. cit., p. 45-48.

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Iyās demanda au témoin : – Montre-moi la reconnaissance de dette ! L’homme la lui produisit et déclara : – Je témoigne que le contenu de ce document [est conforme à la vérité]. [Iyās] entérina son témoignage1041.

La seconde, presque contemporaine, nous emmène à Kūfa auprès du cadi al-Šaʿbī (en poste de 99/717-8 à 102/720-1) : ʿAbd Allāh b. Aḥmad [b. Ḥanbal] me raconta d’après son père, d’après Abū Muʿāwiya, d’après ʿAmr b. ʿAbd Allāh : Je dis à al-Šaʿbī : – On me fait témoigner d’un témoignage, on m’amène la reconnaissance de dette, et je reconnaîtrai le sceau (al-ḫātam). – Ne témoigne que si tu te souviens [du contenu] ! lui répondit al-Šaʿbī1042.

Ces deux passages permettent de remettre en perspective le récit d’al-Zuhrī. Ici, l’écrit n’est pas accompagné d’un serment. Dans la Baṣra et la Kūfa des années 710, en revanche, comme chez al-Zuhrī, le témoignage vient compléter la preuve documentaire. Il n’est point question de doubles témoignages, néanmoins, comme dans la procédure plus tard admise par l’école mālikite1043, et un seul témoin semble suffire. Malgré leurs similitudes, les récits relatifs à Iyās et à al-Šaʿbī ne décrivent pas la même procédure. Devant le cadi baṣrien, le témoin ne témoigne pas de la forme du document ; il ne vient pas authentifier la reconnaissance de dette, mais déposer contre le débiteur. La procédure suivie se réduit donc à la formule suivante : « 1 document + 1 témoin », dans laquelle le document semble se voir accorder une valeur probatoire, bien que celle-ci ne suffise pas à elle seule. Il en va autrement à Kūfa, où le témoin rapporte la déposition d’un autre, manifestement celui qui a apposé son sceau au bas de la reconnaissance de dette. Son témoignage consiste avant tout à authentifier le cachet du témoin (peut-être ce dernier est-il mort entre-temps). Le cadi insiste néanmoins pour que cette certification ne soit pas seulement formelle, mais concerne aussi le contenu de la déposition1044. La procédure est très proche de celle qu’acceptèrent plus tard les

1041. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 343. 1042. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 423. Voir aussi la version légèrement divergente proposée par ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 354. 1043. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 361. Voir Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 208. 1044. Voir al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 702.

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mālikites – authentification de l’écriture1045 –, bien qu’ici un seul témoin semble suffisant pour une telle authentification1046. À la différence de Baṣra, cependant, il ne semble pas que, dans le cas présent, le document soit produit au tribunal. L’écrit ne joue que le rôle d’un support à la véritable preuve, le témoignage. Au-delà de ces différences, il apparaît qu’à Kūfa comme à Baṣra, le document ne se voyait plus reconnaître le statut de preuve dans les années 710. La procédure suivie par Iyās à Baṣra paraît plus archaïque, dans la mesure où la reconnaissance de dette semble encore regardée comme une demi-preuve. Celle mise en œuvre à Kūfa tend en revanche à écarter le document dans sa forme pour insister sur son contenu, ce qui marque une étape vers la marginalisation de l’écrit au profit du seul témoignage relatif aux faits. Cette évolution vers une exclusion de la preuve documentaire trouve un reflet dans un récit relatif au calife ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (r. 99-101/717-720). Lors d’un procès entre des musulmans et Rawḥ, le fils d’al-Walīd b. ʿAbd al-Malik, à propos de boutiques à Ḥimṣ, Rawḥ aurait présenté l’acte (siǧill) prouvant que son père lui en avait fait don. Mais le calife aurait répliqué : « Le siǧill d’al-Walīd ne te sert à rien, car les boutiques sont les leurs en vertu de la preuve testimoniale (bayyina) produite à leur sujet1047. » Le document exhibé par un plaideur fut sans doute marginalisé par la suite en tant que preuve. Il existe toutefois des exceptions. Le mālikisme développa en effet la procédure remontant à la Kūfa des années 710, fondée sur la reconnaissance de l’écriture ou du sceau, en l’adaptant aux règles de la bayyina1048. Par ailleurs, le mālikite de Fusṭāṭ Ibn ʿAbd al-Ḥakam semble défendre la valeur probatoire de l’écrit dès lors qu’il est accompagné de présomptions complémentaires : [Prenons le cas où] quelqu’un prétend qu’un individu lui doit 200 dinars, et où l’individu [ainsi accusé] nie devoir plus de 100 dinars ; [le défendeur] affirme par ailleurs ne pas se souvenir de la somme exacte qu’il doit, et [le demandeur] conclut avec lui un accord à l’amiable (ṣulḥ) sur une somme qui dépasse les 100 [dinars]. Puis l’on retrouve le document (kitāb) dans lequel la somme due est mentionnée. En pareil cas [le défendeur] doit rembourser le reste de la somme qu’il devait1049. 1045. Voir al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 361. Voir Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 208. 1046. Voir un récit comparable (bien que certains éléments manifestement erronés en rendent difficile la compréhension de détail) relatif au cadi de Kūfa Saʿīd b. al-Ašwaʿ (en poste vers 105/723-4) dans Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 19. 1047. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Sīrat ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, op. cit., p. 51-52. 1048. Ce qui ne signifie pas nécessairement que l’école médinoise s’inspira d’une pratique kūfiote. Bien que les sources relatives à Médine soient silencieuses à ce sujet, on ne peut totalement exclure que des cadis médinois eurent recours à la même pratique à l’époque omeyyade. Signalons que le Yéménite Ṭāwūs b. Kaysān (m. 106/724) est supposé avoir rapporté que son père autorisait le témoignage fondé sur une simple reconnaissance du document/de l’écriture. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 354. 1049. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, al-Muḫtaṣar al-kabīr, op. cit., p. 300.

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Tout se passe comme si la reconnaissance, par le défendeur, d’une partie de sa dette, constituait un indice suffisant qu’il devait la totalité de la somme réclamée pour qu’un document soit pris en considération. Cela ne signifie pas que l’écrit avait ici valeur de preuve, mais qu’il constituait une présomption qui, ajoutée à une autre, finit par emporter le jugement du cadi. Les documents officiels rédigés par les cadis gardèrent en revanche leur force probatoire. Un plaideur vint un jour trouver le cadi de Baṣra Ṯumāma b. ʿAbd Allāh (en poste de 106/724-5 à 110/728-9, puis en 126/744) « à propos d’un jugement qu’avait rendu al-Ḥasan [al-Baṣrī] ; [Ṯumāma] envoya chercher les documents (kutub) d’al-Ḥasan et exécuta son jugement1050 ». L’acte rédigé par un cadi précédent – dont le plaideur ne semble pas avoir eu copie ? – suffit à prouver qu’un jugement a bien été rendu1051. De même, pendant la plus grande partie de la période marwānide, les lettres de cadi à un autre cadi continuèrent à être prises en compte par leurs destinataires sans preuve complémentaire. Dans le cadre de cette procédure épistolaire, qui semble s’être développée à partir des années 720, l’écrit d’un cadi, pour peu qu’il soit authentifié par son sceau, était recevable sans autre preuve et le cadi destinataire rendait son jugement sur cette base1052. Ce n’est qu’avec le Kūfiote Ibn Abī Laylā, à la fin de l’époque omeyyade ou sous les premiers Abbassides, que les cadis cessèrent de voir de telles lettres comme probantes à elles seules et réclamèrent qu’elles fussent accompagnées de deux témoins attestant leur authenticité, tant sur la forme que sur le fond1053. Les lettres de cadis sont surtout connues pour l’Irak, qui vit s’y développer ce type de procédure1054, et Kūfa semble une fois encore avoir joué un rôle prééminent, avec Ibn Abī Laylā, dans la réflexion sur les preuves légales. La marginalisation du document écrit y apparaît comme le contrecoup de la promotion inexorable du double témoignage oral en preuve reine.

4.2. La connaissance préalable du cadi Une des questions de procédure qui divisent les juristes classiques concerne l’usage qu’un cadi peut faire de sa connaissance préalable d’une affaire. S’il sait, de manière personnelle, lequel des deux plaideurs est dans son droit, peut-il 1050. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 22. 1051. On vit encore le cadi suivant, Bilāl b. Abī Burda, rendre un jugement sur la base d’une « lettre d’intercession » (kitāb šufʿa) en faveur d’un demandeur. Le cadi la considéra-t-il comme une preuve ? La suite du récit suggère qu’il était pleinement conscient de commettre un abus de pouvoir, ce qui laisse penser qu’il ne nourrissait pas l’illusion de s’appuyer sur une preuve. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 36. 1052. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 8, 11, 12, 49, 416 ; III, p. 133. 1053. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 371 et suiv. 1054. Le seul exemple connu pour le Hedjaz remonte au début de l’époque abbasside, à La Mecque. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 265.

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s’appuyer sur ce savoir pour rendre un jugement sans autre mode de preuve ? Bien que divisés dans le détail, les ḥanafites répondent par l’affirmative : le courant qui se réclame d’Abū Ḥanīfa accepte un tel jugement, à condition que le cadi ait acquis la connaissance des faits depuis qu’il exerce son mandat judiciaire et que l’affaire touche aux droits des hommes (qui, chez les ḥanafites, incluent le qaḏf, accusation calomnieuse de fornication). Pour Abū Yūsuf et al-Šaybānī, il peut s’appuyer sur un savoir précédant son entrée en fonction1055. Les šāfiʿites acceptent également un tel jugement relatif aux droits des hommes1056. À l’inverse, les mālikites rejettent tout jugement fondé sur la connaissance du cadi, quel que soit le domaine du droit1057. De rares exemples remontant à la première moitié du viiie siècle suggèrent que la connaissance que le cadi avait d’une affaire put servir de base à un jugement, et ce dans diverses provinces. Il semble qu’à Kūfa, Saʿīd b. al-Ašwaʿ (en poste vers 105/723-4) fit subir un tašhīr – sanction verbale, en l’occurrence, où les mauvaises actions d’un homme sont criées en public – à un homme, sans autre preuve que la rumeur publique l’accusant de s’adonner à l’usure (ribā)1058. À Médine, Saʿd b. Ibrāhīm (en poste de c. 104/722-3 à c. 106/724, puis de 125/743 à c. 126/743-4) convoqua un homme et lui fit administrer un châtiment corporel pour l’avoir entendu déclarer, avant sa nomination, que Kaʿb b. al-Ašraf1059 avait été tué par traîtrise1060. Dans le récit d’un procès au sujet d’une source, impliquant notamment un wakīl du calife al-Walīd II (r. 125-6/743-4), le même cadi 1055. Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 119-121 ; al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 332 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 369. Cependant al-Šaybānī, à un état antérieur de sa doctrine, se serait montré hostile à l’usage de la connaissance du cadi quel que soit le type d’affaire. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 427. 1056. Al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 258 ; al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 370. 1057. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 370. En revanche les mālikites considèrent que le cadi doit prendre en considération ce qu’il connaît lorsqu’il entend des témoignages : il ne doit pas accepter la déposition d’un témoin dont il sait qu’il n’est pas honorable ; de même, il ne doit pas accepter que soit récusé un témoin dont il sait par ailleurs que sa déposition est conforme à la vérité. Ibn ʿAbd al-Rafīʿ, Muʿīn al-ḥukkām, op. cit., II, p. 652. Pour les imamites, la question semble se poser dans des termes différents. Selon al-Ṭūsī, un cadi qui condamnerait un défendeur sur son simple aveu le ferait sur la base de son propre savoir – ce qui n’est pas répréhensible. Certains cadis préfèrent donc avoir près d’eux des témoins qui attestent avoir entendu l’aveu, ce qui permet au cadi de fonder son jugement sur une bayyina et non sur sa propre connaissance de l’aveu. Al-Ṭūsī, al-Mabsūṭ, op. cit., VIII, p. 91. Notons enfin qu’au ve/xie siècle, le ẓāhirite Ibn Ḥazm considère que la connaissance acquise par le cadi est la meilleure forme de preuve quel que soit le type d’affaire : en termes de hiérarchie des preuves, son ʿilm vient donc avant l’aveu du défendeur et la bayyina du demandeur. Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 426. 1058. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 19. 1059. Sur ce célèbre opposant au Prophète, assassiné en 3/624, voir W. Montgomery Watt, « Kaʿb b. al-Ashraf », EI2, IV, p. 314. 1060. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 158-159.

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médinois rend un jugement sur la base de ce qu’il connaît de l’affaire1061. Au début de l’époque abbasside, le cadi de La Mecque, al-Awqaṣ, trancha un litige relatif à une maison et impliquant le calife al-Mahdī sans entendre les arguments de son représentant : il connaissait la maison depuis son enfance, déclara-t-il, savait qu’elle était immobilisée en waqf et que le calife ne pouvait s’en prétendre propriétaire1062. Les quelques cas examinés pour le Hedjaz laissent penser que des cadis, dans la pratique, se fondaient sur leur connaissance au détriment d’autres preuves – allant à l’encontre de la doctrine mālikite plus tardive. Si l’on en juge par des exemples baṣriens du début des Abbassides, il n’en allait peut-être pas autrement en Irak : le cadi Sawwār b. ʿAbd Allāh (en poste à trois reprises entre 137/754-5 et 156/773) prenait en compte dans ses jugements la connaissance qu’il avait acquise des affaires avant sa nomination1063. Plus tard, ʿUmar b. Ḥabīb (en poste de 173/789-90 à 181/797-8) refusa d’écouter une preuve testimoniale qui contredisait une vérité qu’il connaissait1064. Il n’y aurait donc pas eu de grande différence, à l’époque marwānide, entre Irakiens et Hedjaziens dans la manière de concevoir le rôle alloué à la connaissance du cadi. Il semble néanmoins qu’une forte opposition à ces pratiques se soit élevée, dont témoignent les anciens Muṣannaf-s. Dans un chapitre qu’il intitule « Le témoignage de l’Imam » (šahādat al-imām), mais qui est en réalité consacré à la connaissance que tout juge peut avoir d’une affaire, ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī rapporte une grande majorité de traditions (sept sur neuf ) hostiles à l’utilisation par le cadi de ce qu’il sait. Sur la base de récits mecquois1065, mais aussi kūfiotes (relatifs à Šurayḥ, par l’intermédiaire d’al-Šaʿbī et d’Ibn Šubruma)1066, il entend montrer que le cadi ne peut être à la fois juge et témoin dans une même affaire. Invoquant également la pratique du calife ʿAbd al-Malik (r. 65-86/685-705) – à laquelle il semble conférer la valeur d’une sunna –, il propose qu’un cadi ne peut utiliser ce qu’il a appris que devant un autre juge, en tant que témoin ordinaire. L’opposition dont son chapitre se fait l’écho repose sur une qualification poussée 1061. Ibid., p. 152-153. 1062. Ibid., p. 266. 1063. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 78. Voir al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 369. 1064. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 144. Bien qu’il soit plus tard assimilé au ḥanafisme, ʿUmar b. Ḥabīb semble plutôt avoir été un représentant de la tradition juridique baṣrienne. Voir Chr. Melchert, The Formation…, op. cit., p. 42. 1065. Voir l’isnād d’une de ces traditions : Muḥammad b. Muslim < ʿAmr b. Dīnār (Mecquois, voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, p. 84) < Yaḥyā b. Ǧaʿda (Mecquois, voir Ibn Ḥibbān, Mašāhīr ʿulamā’ al-amṣār, op. cit., p. 86). ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 340. 1066. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 341. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 238, 359 ; al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 257-258 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 427.

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des divers rôles judiciaires : pour un cadi, s’appuyer sur une connaissance préalable s’apparente à un témoignage ; or les rôles de juge et de témoin ne peuvent se cumuler dans le cadre d’un même procès. Ce point de vue opposé à certaines pratiques judiciaires se développa manifestement au Hedjaz – aboutissant en fin de compte à la position mālikite classique –, mais aussi dans certains milieux kūfiotes1067 et baṣriens1068. La date à laquelle émergea cette opposition est difficile à déterminer avec précision. Le lien commun de plusieurs traditions relatives à Šurayḥ, Ibn Šubruma, permet de penser qu’une partie fut mise en circulation vers la fin de la période omeyyade. Si cette opposition n’infléchit pas la doctrine ḥanafite classique – qui continua majoritairement à accepter que le cadi tranche sur la base de sa connaissance –, elle eut peut-être un impact réel sur les pratiques et la théorie défendues par plusieurs juristes dans la seconde moitié du viiie siècle. Une opinion intermédiaire – à mi-chemin entre l’autorisation et l’interdiction absolue du jugement fondé sur la connaissance du cadi – semble en effet se développer à cette époque sur la base des critiques adressées par les adversaires de cette procédure, qui insistaient sur l’impossibilité de confondre les rôles de juge et de témoin. Le juriste syrien al-Awzāʿī, ainsi que l’Égyptien al-Layṯ b. Saʿd, acceptent ainsi que le cadi se repose sur sa connaissance des faits, mais à condition que celle-ci soit confirmée par la déposition d’un témoin1069. Le Kūfiote Ibn Abī Laylā aurait exprimé une opinion comparable, mais en ajoutant que la connaissance du cadi devait avoir été acquise à l’audience (en prenant par exemple en compte un aveu qui n’avait pas eu de sanction juridique immédiate)1070. De son côté, le Kūfiote al-Ḥasan b. Ḥayy (m. 167/783-4)1071 considérait que si la connaissance avait été acquise avant que le cadi prenne ses fonctions, il ne pouvait l’utiliser pour rendre 1067. Voir encore deux traditions sur l’opposition de Šurayḥ à la confusion des genres dans Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 503-504. Une troisième rapporte que Šurayḥ, face à une plaignante qui invoquait son témoignage en plus d’un autre témoin, accepta de rendre son jugement en sa faveur, mais seulement après lui avoir fait prêter serment. Il aurait donc appliqué la procédure al-yamīn maʿa l-šāhid et n’aurait pas dans les faits utilisé sa propre connaissance. Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., VII, p. 503 1068. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 359, où le refus de Šurayḥ de juger sur la base de son propre témoignage est transmis d’après le Baṣrien Ibn Sīrīn. On remarquera également qu’une des versions de la lettre de ʿUmar à Abū Mūsā al-Ašʿarī, transmise par al-Balāḏurī d’après le Baṣrien (puis Bagdadien) ʿUmar b. Šabba (m. 262/876), interdit au cadi de fonder son jugement sur sa connaissance des faits. Doit-on voir dans cette version de la lettre – par ailleurs peu connue – un manifeste (proto-)mālikite, prenant le contre-pied de la version (proto-)ḥanafite devenue classique ? Voir al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., V, p. 449-450. 1069. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 370 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 427. 1070. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 370. Voir al-Šāfiʿī, Kitāb al-umm, op. cit., VIII, p. 257. 1071. Sur ce savant, voir Ibn Ḥibbān, al-Ṯiqāt, op. cit., VI, p. 164-165.

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son jugement qu’après avoir déféré un serment au défendeur ; si elle datait de la période de sa judicature, elle devait être complétée par la déposition d’un témoin – ou de trois en cas de zinā1072. Témoin, le cadi pouvait l’être sans se départir de son rôle de juge, mais à la seule condition que la règle de la bayyina et/ou du serment du défendeur soit respectée : le cadi ne valait que pour un unique témoin, et sa seule connaissance ne lui permettait pas de rendre un jugement.

4.3. Des preuves circonstancielles 1073 4.3.1. L’expertise Au viiie/xive siècle, la réflexion d’Ibn Qayyim al-Ǧawziyya sur la siyāsa šarʿiyya le conduit à remarquer qu’à l’origine, la bayyina n’était pas restreinte à la double (ou quadruple) preuve testimoniale, mais que le terme désignait, dans le Coran, la « preuve » au sens général. Critiquant les juristes qui donnaient à la bayyina une signification terminologique étroite, l’auteur ḥanbalite appelle le juge à prendre en considération les indices (qarā’in), les signes (amārāt) et les preuves circonstancielles (dalālat al-ḥāl)1074. En d’autres termes, dit-il, le juge ne doit pas hésiter à exercer sa firāsa1075. Ce faisant, Ibn Qayyim al-Ǧawziyya se distancie des procédures classiques, qui ne reconnaissaient pas au juge la capacité de partir en quête d’une vérité cachée. Dès le iiie/ixe siècle, la procédure accusatoire avait bien laissé quelque place à la prise en compte d’indices matériels par des experts et leur production devant le juge, mais leur présentation obéissait aux règles de la šahāda : un tiers, l’expert, « lisait » l’indice et l’attestait en faveur d’un plaideur. Le cadi, de son côté, restait cantonné dans son rôle de juge et ne relevait pas lui-même les signes1076.

1072. Al-Ṭaḥāwī, al-Ǧaṣṣāṣ, Muḫtaṣar iḫtilāf al-ʿulamā’, op. cit., III, p. 370 ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 427. 1073. Les preuves circonstancielles « sont celles qui résultent, non du témoignage des personnes, mais de l’existence de certains faits : faits distincts du fait principal qui est lui-même en question, mais tendant à établir l’existence de ce fait principal ». J. Bentham, Traité des preuves judiciaires, Paris, Bossange, 1823, p. 86. 1074. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 12, 24. Voir B. Johansen, « Signs as Evidences. The Doctrine of Ibn Taymiyya (1263-1328) and Ibn Qayyim al-Jawziyya (d. 1351) on Proof », Islamic Law and Society, 9, 2002, p. 187. 1075. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 12. 1076. Voir J.-P. Van Staëvel, « Savoir voir et le faire savoir : l’expertise judiciaire en matière de construction, d’après un auteur tunisois du 8e/xive siècle », Annales islamologiques, 35, 2001, p. 629. Notons par ailleurs que le signe n’avait pas nécessairement valeur de preuve : chez les mālikites, il n’apparaissait que comme une présomption et devait, tel un témoignage unique, être corroboré par un serment du demandeur pour acquérir force probatoire. J.-P. Van Staëvel, « Savoir voir et le faire savoir », art. cité, p. 646.

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Le recours à des experts est mentionné à propos de périodes très anciennes. L’un des premiers cadis de Baṣra, Kaʿb b. Sūr (en poste sous le calife ʿUmar, jusque vers 23/643-4), aurait fait appel à des physiognomonistes (qāfa) pour décider à qui appartenait un nourrisson que deux femmes se disputaient1077. À Kūfa, un récit légendaire relate comment Šurayḥ et ʿAlī firent examiner un hermaphrodite pour déterminer son appartenance sexuelle ; on compta ses côtes et, trouvant qu’il en manquait une d’un côté – comme Adam auquel Dieu prit une côte pour créer Ève –, l’hermaphrodite fut déclaré homme et séparé de son mari1078. De même à Fusṭāṭ, le cadi Sulaym b. ʿItr (en poste de 40/660-1 à 60/679-80) faisait examiner par un fonctionnaire du Trésor public (bayt al-māl) les plaignants qui venaient porter plainte pour coups et blessures. Le fonctionnaire déterminait la nature de la blessure et, en fonction de ses conclusions, le cadi fixait le prix du sang qui devait être retenu par le dīwān sur les salaires de la ʿāqila (groupe de solidarité lignagère) du coupable1079. Beaucoup plus tard, vers 240/855, le cadi al-Ḥāriṯ b. Miskīn fit estimer un bien immobilier pour en payer le prix à une plaignante dont il refusait d’agréer un des témoins1080. Si elle semble avoir été connue très tôt, l’expertise apparaît pourtant peu dans les récits relatifs aux viie et viiie siècles, soit qu’elle ait été peu pratiquée – l’expertise suppose une forte structuration de l’appareil judiciaire, avec des ramifications dans le milieu professionnel1081 –, soit que le sujet ait manqué de pertinence aux yeux de ceux qui enregistrèrent la mémoire de l’institution – et pour qui la formation du système des preuves légales était beaucoup plus importante1082. Peut-être ce manque d’intérêt pour l’expertise s’explique-t-il par le rôle que certains cadis jouèrent eux-mêmes, pendant un certain temps, dans la recherche et l’appréciation des preuves circonstancielles.

1077. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 280. 1078. Ibid., II, p. 197. La tradition chiite met également en avant l’exemple de ʿAlī qui, grâce à des indices matériels, aurait permis à ʿUmar de rendre un jugement juste lors d’une accusation de viol. Al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 462-463, 465. 1079. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 309. 1080. Ibid., p. 472. 1081. De telles ramifications semblaient encore lâches au début de l’époque abbasside. Décontenancé devant une plainte concernant le défaut physique qui affectait une esclave, le cadi de Baṣra ʿUmar b. ʿĀmir (en poste de 137/754-5 à c. 139/756-7) décida de faire interroger des maquignons (aṣḥāb al-raqīq) pour savoir s’ils considéraient ledit défaut comme un vice. Il ne s’agit pas ici d’une expertise à proprement parler, mais d’une enquête visant à déterminer la coutume du marché. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 55. 1082. Sur des cas d’expertise plus tardifs, voir notamment al-Subkī, al-Ṭabaqāt al-šāfiʿiyya al-kubrā, éd. par ʿAbd al-Fattāḥ Muḥammad al-Ḥulw et Maḥmūd Muḥammad al-Ṭanāḥī, s. l., Maṭbaʿat ʿĪsā al-Bābī al-Ḥalabī, 1964, III, p. 452 (un cadi de Bagdad, au début du ive/ xe siècle, demande à un témoin d’expertiser la plainte d’une femme qui prétend que le pénis de son mari est trop gros).

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4.3.2. La firāsa ou le « jugement de Salomon » Les sources narratives conservent le souvenir de pratiques qui tranchent avec la procédure classique, en ce que le cadi, lui-même expert, fonde son jugement sur l’enquête qu’il a entreprise en personne afin de découvrir la vérité sur une affaire. Ce type de procédure est notamment associé à Šurayḥ. Quand un homme vint se plaindre que la mule qu’il avait achetée s’était avérée n’être qu’une ânesse, le cadi fit placer l’animal dans une étable où se trouvaient à la fois un troupeau de mules et un groupe d’ânes ; la bête se joignit aux ânes, et Šurayḥ d’en déduire que le plaignant avait bien été floué1083. Il aurait aussi expertisé une esclave que son acheteur prétendait sotte1084. Mais c’est surtout au cadi baṣrien Iyās b. Muʿāwiya (en poste de 95/713-4 à 101/719-20) que la tradition islamique associe de tels procédés. Ce personnage, qui devint dans la littérature d’adab1085 un expert légendaire dans l’art de la physiognomonie (firāsa)1086, est représenté comme capable de deviner la profession, les préoccupations secrètes ou les détails physiques cachés d’individus qu’il ne connaît pas, rien qu’en observant leur comportement1087. Rompu dans l’art de la qiyāfa, science des traces et des visages héritée de l’Arabie préislamique1088, il est aussi décrit comme apte à reconnaître, à partir d’indices imperceptibles aux yeux de tout autre, le serpent caché sous la terre ou l’animal nichant dans un mur1089. 1083. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 335. Voir également ibid., p. 393, à propos d’un chaton que deux femmes se disputent. 1084. Ibid., p. 391. Dans la tradition chiite, ʿAlī aurait également joui d’une clairvoyance salomonienne lui permettant de rendre la justice en « piégeant » le coupable, et non en s’appuyant sur les preuves légales. Voir par exemple al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 463-467. 1085. Voir F. Malti-Douglas, « The Classical Arabic Detective », Arabica, 35, 1988, p. 68-69 ; R. Hoyland, « Physiognomy in Islam », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 30, 2005, p. 372-377. 1086. La firāsa est définie par Toufic Fahd comme une « technique de divination inductive qui, des signes extérieurs et des états physiques, permet de présager de l’état moral et du comportement psychologique ». T. Fahd, « Firāsa », EI2, II, p. 937. Plutôt qu’une « technique de divination », nous tendrions à définir la firāsa, dans un contexte judiciaire, comme une forme de déduction intuitive à partir d’indices extérieurs. 1087. Voir les anecdotes rapportée par al-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, op. cit., II, p. 152 ; VI, p. 18-19 ; al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 348-349 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 328 ; Ibn al-Ǧawzī, Kitāb al-aḏkiyā’, op. cit., p. 90. Voir F. Malti-Douglas, « The Classical Arabic Detective », art. cité, p. 69. 1088. T. Fahd, La divination arabe. Études religieuses, sociologiques et folkloriques sur le milieu natif de l’islam, Leyde, Brill, 1966, p. 370-374 ; id., « Ḳiyāfa », EI2, V, p. 234. Voir également J.-P. Van Staëvel, Droit mālikite et habitat à Tunis au xive siècle : conflits de voisinage et normes juridiques, d’après le texte du maître-maçon Ibn al-Rāmī, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2008, p. 544-546. Notons que Šurayḥ laissa également la réputation d’avoir été qā’if. T. Fahd, La divination arabe, op. cit., p. 376. 1089. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 364 ; al-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, op. cit., VI, p. 481. Voir également ibid., II, p. 75-76 ; al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 344, 348 ; Ibn al-Ǧawzī, Kitāb al-aḏkiyā’, p. 91. Sur sa capacité légendaire à reconnaître

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Ce véritable « Sherlock Holmes » de l’Islam1090 mit ses compétences au service de la justice, ne se contentant pas d’entendre les témoignages ou les serments des plaideurs, mais menant, à l’occasion, de véritables investigations visant à découvrir la vérité. Soyons clair : ses enquêtes ne l’emmenaient pas sur le terrain, et c’est avant tout à travers d’habiles interrogatoires des plaideurs, en les poussant à se trahir1091, qu’il parvenait à ses fins. Il demanda ainsi à deux femmes qui se disputaient une pelote de laine autour de quoi le fil était enroulé : celle qui donna la bonne réponse fut déclarée vainqueur1092. Il aurait déterminé le propriétaire légitime d’un manteau en en faisant rechercher des fils dans la chevelure des adversaires1093. Il lui arrivait enfin d’expertiser lui-même l’objet de la querelle1094, comme dans cette affaire de fraude où il put conclure à la malhonnêteté d’un plaideur en examinant les dates figurant sur des pièces de monnaie en litige1095. Si Iyās représente le parangon de la firāsa judiciaire, de rares indices suggèrent qu’il ne fut pas le seul à se prévaloir d’une aptitude à lire et interpréter les signes extérieurs. Dans la Damas de Muʿāwiya (r. 41-60/661-680), le cadi Faḍāla b. ʿUbayd jugea d’après des signes extérieurs (aḫāla) qu’un homme n’avait fait que trouver l’objet qu’on l’accusait d’avoir volé1096. Le calife Muʿāwiya luimême, d’après ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, aurait jugé un litige opposant deux groupes à propos d’un point d’eau en l’attribuant au clan dont il portait le nom (al-Ġubar)1097. Quelques années plus tard, le calife ʿAbd al-Malik (r. 65-86/685705) aurait agi de même à propos d’un autre point d’eau1098. Nous avons vu plus haut que dans ces cas damascènes, le nom constituait une présomption d’appartenance, permettant de trancher en cas de neutralisation des preuves légales. Une les liens familiaux ou l’origine géographique d’après les traits du visage, voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 333, 361, 364, 367, 368-369. 1090. F. Malti-Douglas, « The Classical Arabic Detective », art. cité, p. 69. 1091. Voir par exemple Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 342 ; Ibn al-Ǧawzī, Kitāb al-aḏkiyā’, op. cit., p. 92. 1092. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 332. Voir al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 339-340. Voir également Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 393, où une anecdote comparable est attribuée à Šurayḥ. 1093. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 338 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 338-339. 1094. Ainsi cette anecdote où Iyās interroge une jeune esclave pour vérifier les dires de son acheteur, qui souhaite la rendre au vendeur car elle est idiote. Ibn Qutayba, ʿUyūn al-aḫbār, op. cit., I, p. 74 ; al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 343 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 327. 1095. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 341 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 342. Les principaux récits relatifs à la firāsa d’Iyās b. Muʿāwiya sont repris par Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 31-34. 1096. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Dimašq, op. cit., XXXIV, p. 335. 1097. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 280. 1098. Ibid., p. 281.

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telle présomption n’en ressortit pas moins à une forme de déduction intuitive proche de la firāsa d’Iyās. Dans une anecdote tardive, Iyās définit la justice de la manière suivante : Un homme dit à Iyās b. Muʿāwiya : – Apprends-moi la justice (al-qaḍā’) ! – La justice ne s’enseigne pas, lui répondit-il, car la justice n’est que discernement (fahm). Dis plutôt : « Enseigne-moi la science (ʿilm)1099 ! »

L’anecdote ne figure pas dans les premiers recueils de ḥadīṯ. Elle reprend pourtant une association très ancienne entre le personnage d’Iyās b. Muʿāwiya et la notion de fahm (discernement, intelligence, entendement)1100. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, qui cite cette anecdote, la met aussitôt en relation avec la sourate 21 : 78-79, où David et Salomon apparaissent comme des justiciers modèles. L’« intelligence » évoquée par Iyās ne serait autre que celle donnée par Dieu à Salomon : « Nous avons fait comprendre (fahham-nā) cette affaire à Salomon. Nous avons donné à tous deux la Sagesse (ḥukm) et la Science (ʿilm)1101 » (21 : 79). Les deux prophètes bibliques furent des juges exemplaires, mais ils différaient par leurs méthodes. À la rigueur de David, dont nous avons vu qu’elle servait de référence aux procédures strictes de Kūfa, répondait le « discernement » de Salomon, capable, grâce à sa sagacité, d’interpréter les signes. « [Dieu] a distingué Salomon en lui accordant de comprendre les affaires, tandis qu’Il leur donnait la science à tous les deux [i.e. David et Salomon] », conclut Ibn Qayyim al-Ǧawziyya1102. L’exégèse est certes tardive. Elle ne fait cependant que recoller les morceaux d’une tradition éparse, et mettre en exergue la notion coranique de fahm qui est indubitablement associée au personnage d’Iyās b. Muʿāwiya dans la tradition antérieure. Un récit beaucoup plus précoce, dont l’isnād remonte à Wahb b. Munabbih et qui fut fixé par l’Égyptien ʿUmāra b. Waṯīma al-Fārisī al-Fasawī

1099. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 24. Voir Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Dimašq, op. cit., X, p. 30 ; al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., III, p. 435 ; al-Ḏahabī, Ta’rīḫ al-islām, op. cit., VII, p. 44. 1100. Voir notamment Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 332, 342-343. 1101. Voir le commentaire de Muqātil b. Sulaymān, Tafsīr, op. cit., II, p. 365-366. Voir également Wahb b. Munabbih, Ḥadīṯ Dāwūd, op. cit., p. 106 ; Ibn al-Faqīh, Kitāb al-buldān, éd. par M. J. de Goeje, Leyde, E. J. Brill, 1885, p. 94. 1102. Ibn Qayyim al-Ǧawziyya, al-Ṭuruq al-ḥukmiyya, op. cit., p. 24. Sur l’association ancienne du fahm à Salomon, par opposition au modèle davidien de la justice, voir également ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 393. Il faut remarquer qu’au viie siècle, le juriste nestorien Siméon de Rēv-Ardašīr évoque la sagesse de Salomon dans le contexte d’une « histoire » de la justice prophétique. Comme celle de Moïse, sa sagesse (ḥekmtō) lui a été donnée par Dieu et participe de la révélation (gōlyōnō) divine. Syrische Rechtsbücher, éd. par E. Sachau, Berlin, Verlag von Georg Reimer, 1907-1914, III, p. 227.

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(m. 289/902)1103, suggère par ailleurs l’ancienneté de cette interprétation. ʿUmāra rapporte que David aurait décidé de déléguer ses pouvoirs à Salomon, son fils d’à peine douze ans, lorsqu’il constata la puissance de son discernement (fahm). Alors que son père lui demandait ce qu’était la raison (ʿaql), Salomon répondit à travers une succession d’exemples, dont le suivant : « Si [l’homme doué de raison] témoigne de quelque chose (šahida bi-šahāda), alors qu’il est étranger [au sein d’un groupe], [les membres du groupe] l’observent attentivement (tafarrasū bi-hi), concluent à son honnêteté et l’agréent1104. » Fahm, firāsa et procédure judiciaire s’entremêlent ici pour définir le personnage de Salomon. Iyās b. Muʿāwiya fut-il, de son temps ou au cours des décennies qui suivirent sa disparition, explicitement comparé à un nouveau Salomon ? Peut-être la légende qui l’entoura rapidement suffit-elle à l’associer au fahm salomonien. L’art d’interpréter les indices, comme la qiyāfa, est quant à lui expressément associé au personnage de Salomon. La conclusion du récit où le Baṣrien Kaʿb b. Sūr se réfère à des physiognomonistes pour attribuer un nourrisson fait dire au cadi : « Je ne suis pas Salomon fils de David ! Je n’ai rien trouvé de mieux que quatre témoins musulmans1105. » Il fait peu de doutes que ces paroles sont une reconstitution plus tardive visant à valoriser la procédure par témoignage et à marginaliser la prise en considération de preuves circonstancielles, à une époque où la preuve testimoniale était devenue reine. La réminiscence d’une association entre la qiyāfa et Salomon n’en est pas moins présente. Qiyāfa et firāsa, qui devinrent synonymes en Islam1106, apparaissaient comme un don de Dieu. Un adage rapporté pour la première fois par ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, plus tard transformé en ḥadīṯ prophétique, dit : « Prenez garde à la firāsa du croyant : il observe à la lumière d’Allāh1107 ! » Aux yeux de certains musulmans, la firāsa dépassait la simple perspicacité : il s’agissait d’une véritable clairvoyance. Comme le souligne Toufic Fahd, l’art du qā’if participait, dans une certaine mesure, d’une forme d’inspiration divine1108. C’est sans doute pourquoi la qiyāfa/firāsa fut finalement rejetée, car trop aléatoire1109 : seule une personne 1103. Sur cet auteur, voir R. G. Khoury, Les légendes prophétiques…, op. cit., p. 137-138. 1104. ʿUmāra b. Wāṯima al-Fārisī, Kitāb bad’ al-ḫalq, op. cit., p. 127. 1105. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 280. 1106. R. Hoyland, « Physiognomy in Islam », art. cité, p. 363. 1107. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, al-Muṣannaf, op. cit., X, p. 451. Robert Hoyland, qui ne relève cet adage que sous forme de ḥadīṯ prophétique, pense qu’il n’apparaît par écrit qu’une centaine d’années plus tard dans le Ta’rīḫ d’al-Buḫārī. R. Hoyland, « Physiognomy in Islam », art. cité, p. 364. 1108. T. Fahd, La divination arabe, op. cit., p. 377. Voir R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 153, où l’auteur relève qu’en Arabie du Sud, la divinité pouvait répondre par le biais d’une vision à celui qui l’interrogeait. 1109. À l’époque classique, le recours à des qāfa est notamment condamné par les ḥanafites. Voir al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 358.

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d’exception comme Salomon en était capable1110. Mieux valait, pour le commun des mortels, se contenter de la procédure rationalisée et rigoureuse associée à David1111. Au-delà, plusieurs indices laissent penser que le fahm, la firāsa et le « jugement de Salomon » sont autant de concepts liés une vision baṣrienne de la justice – et peut-être aussi, mais les sources sont plus vagues à cet égard, à une vision syrienne1112. Hormis Iyās b. Muʿāwiya, la notion de fahm est associée à l’un des premiers cadis de Baṣra, Kaʿb b. Sūr1113, dont nous venons de voir que la tradition l’avait rétrospectivement fait se détacher du « jugement de Salomon ». Si Šurayḥ est parfois évoqué dans des termes qui rappellent la firāsa d’Iyās b. Muʿāwiya, un des récits qui le présentent sous cet angle est rapporté par le Baṣrien Muḥammad b. Sīrīn1114. Enfin, la notion de fahm apparaît dans la fameuse lettre de ʿUmar à Abū Mūsā al-Ašʿarī, dont la version longue (devenue classique) nous est parvenue à travers une transmission baṣrienne passant par Qatāda b. Diʿāma (m. c. 117/735) < Saʿīd b. Abī Burda, ce dernier ayant détenu la lettre (ou une copie) que son père, Abū Burda b. Abī Mūsā al-Ašʿarī, aurait héritée de son propre père1115. Le calife ʿUmar y revient à deux reprises : « Fais preuve de discernement (ifham) lorsqu’on allègue devant toi ! », commence-t-il par ordonner, avant de reprendre un peu plus loin : « Fais preuve de discernement, oui, fais preuve de discernement (al-fahma al-fahma) lorsque tu sens en toi l’hésitation et l’incertitude1116… » Ces indices suggèrent qu’une conception spécifique de la justice demeura vivante à Baṣra jusqu’aux années 720 ou 730 : une justice où, parallèlement à d’autres modes de preuves (ou plutôt en leur absence), la réflexion du juge et 1110. Dans la poésie, certains califes furent aussi comparés à Salomon pour leur discernement en matière judiciaire. Voir P. Crone, M. Hinds, God’s Caliph. Religious Authority in the First Centuries of Islam, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 44. 1111. Notons que même Iyās b. Muʿāwiya fut critiqué pour la vitesse expéditive à laquelle il rendait la justice. Al-Ǧāḥiẓ, al-Bayān wa-l-tabyīn, op. cit., I, p. 100. Les ḥanafites finirent par totalement rejeter la physiognomonie, alors que les autres écoles juridiques continuèrent à en accepter la valeur pour établir une paternité. Voir R. Shaham, The Expert Witness in Islamic Courts. Medecine and Crafts in the Service of the Law, Chicago, The University of Chicago Press, 2010, p. 46, 157-158. 1112. Les exemples précédemment cités des califes Muʿāwiya et ʿAbd al-Malik, qui se fondaient sur une forme de déduction intuitive pour rendre la justice, renvoient peut-être au modèle salomonien. Sur la revendication par les Omeyyades d’une légitimité salomonienne, voir A. Borrut, Entre mémoire et pouvoir, op. cit., p. 220, 223. 1113. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 276. 1114. Ibid., II, p. 335. 1115. Ibid., I, p. 70, 283. Notons que le frère de Saʿīd b. Abī Burda, Bilāl b. Abī Burda, fut également cadi de Baṣra de 110/728-9 à 120/738. Serjeant propose que cette version de la lettre à Abū Mūsā fut recomposée par l’un de ses descendants, peut-être Bilāl b. Abī Burda. R. B. Serjeant, « The Caliph ʿUmar’s Letters… », art. cité, p. 76-78. 1116. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 71, 284 ; al-Ǧāḥiẓ, al-Bayān wa-l-tabyīn, op. cit., II, p. 49.

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sa mise en œuvre de stratégies inquisitoriales – visant à découvrir des preuves circonstancielles – se voyaient reconnaître un rôle primordial. Ce « jugement de Salomon », fondé sur une firāsa synonyme de discernement, mais aussi de clairvoyance, n’était pas à la portée de tous. Si Iyās b. Muʿāwiya entra dans la légende tant ses dons salomoniens provoquèrent l’admiration1117, cette justice reposait sur une forme d’empirisme qui risquait de dériver vers l’arbitraire. Ce n’est peut-être pas un hasard, de ce point de vue, si Bilāl b. Abī Burda, que Serjeant soupçonne d’être l’auteur de la lettre de ʿUmar à son grand-père Abū Mūsā, laissa dans la tradition l’image d’un cadi injuste et despotique1118. Le recours à la firāsa dans le domaine judiciaire est plus tard dénoncé avec véhémence dans la version arabe qu’Ibn al-Muqaffaʿ (actif notamment à Baṣra, m. c. 139/756) composa de Kalīla wa-Dimna. Dans le récit du procès de Dimna – souvent regardé comme un ajout d’Ibn al-Muqaffaʿ par rapport à l’original pehlvi1119 –, le maître de table (ṣāḥib al-mā’ida) du lion s’en prend en effet, en parlant du chacal mis en accusation, à « ce misérable dont [le corps] porte les stigmates de la méchanceté (ʿalāmāt al-šarr) et les signes de la débauche », avant d’ajouter : « Et les savants n’ignorent pas comment il convient de juger de tels hommes1120 ! » Après que le maître de table a décrit au chef des juges (ra’s al-quḍāt) ces signes et leur signification, Dimna se lance dans une longue diatribe dans laquelle il dénonce l’imposture d’une telle physiognomonie à usage judiciaire, démontrant au roi qu’une justice fondée sur des caractères physiques hérités ne peut être qu’arbitraire1121. Le juge ne peut donc retenir cette non-preuve, et ce n’est qu’au terme de la déposition de deux témoins qu’il condamne Dimna1122 – conformément à la procédure que l’Islam avait adoptée au moment où écrivait Ibn al-Muqaffaʿ. Ce fut donc le « jugement de David », particulièrement promu à Kūfa, reposant non pas sur une clairvoyance rarement atteinte mais sur une appréciation rigoureuse des apparences 1117. Il convient également de remarquer qu’Iyās b. Muʿāwiya fut, à Baṣra, le cadi de l’an 100 de l’hégire, année marquée par des attentes messianiques. Il apparaît aussi comme un des rares cadis d’Orient à avoir été le destinataire de lettres écrites par ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (voir M. Tillier, « Califes, émirs et cadis », art. cité, p. 174), calife qui semble avoir été soucieux de rétablir la justice et d’apparaître comme la figure du mahdī. Faut-il voir un lien entre ce contexte historique et l’usage qu’Iyās fit de la firāsa ? Le recours à une justice salomonienne pouvait-il apparaître, à Baṣra, comme le signe de l’instauration du royaume de Dieu sur terre ? 1118. Voir par exemple Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 36. 1119. F. de Blois, Burzōy’s Voyage to India and the Origin of the Book of Kalīlah wa Dimnah, Londres, Royal Asiatic Society, 1991, p. 14. Pour une opinion contraire, voir J. Jany, « The Origins of the Kalīlah wa Dimnah : Reconsideration in the Light of Sasanian Legal History », Journal of the Royal Asiatic Society, Series 3, 22, 2012, p. 518. 1120. Ibn al-Muqaffaʿ, Kalīla wa-Dimna, dans La version arabe de Kalîla et Dimna d’après le plus ancien manuscrit arabe daté, éd. par L. Cheikho, Beyrouth, Imprimerie catholique, 1905, p. 119. 1121. Ibid., p. 119-120. 1122. Ibid., p. 124.

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révélées par les preuves légales (témoignage et serment), qui finit par l’emporter et s’imposa pour longtemps dans le droit musulman. Il est pourtant des cas, dans la seconde moitié du viiie siècle, où l’aptitude du cadi à lire les preuves circonstancielles fut encore sollicitée. Ainsi le cadi de Fusṭāṭ al-Mufaḍḍal b. Faḍāla, vers 177/793, trancha-t-il un conflit de voisinage à propos d’un mur en venant examiner l’objet du litige et en déterminant, au vu d’indices matériels, à qui il appartenait1123. Mais il ne s’agissait plus là de véritable firāsa. Le cadi endossait simplement le rôle d’un expert, avant que les deux fonctions ne fussent durablement séparées.

* Si les preuves circonstancielles – ou les indices – furent prises en considération dès le viie siècle, l’expertise, bien que présente, n’est que peu représentée dans la littérature relative aux premiers cadis. Au sein d’une administration judiciaire encore rudimentaire, où le tribunal était essentiellement composée du cadi, c’est à ce dernier que revint à l’origine de relever des indices – notamment par observation ou interrogatoire des plaideurs – et de pratiquer un raisonnement déductif afin d’atteindre une intime conviction. C’est pourquoi la firāsa du cadi semble avoir joué un rôle important, en l’absence de preuves directes (témoignages), dans les premiers temps de l’Islam. Notons que cette technique, que la tradition islamique interprète comme l’héritière de la qiyāfa antéislamique, dépasse la simple physiognomonie. L’emploi du terme firāsa dans les sources islamiques ne doit pas nous induire en erreur : rien ne vient prouver qu’Iyās b. Muʿāwiya, lorsqu’il met ses compétences d’interprète des signes au service de la justice, se réclame d’une culture judiciaire antéislamique. Son œil acéré était sans doute héritier d’un art cultivé dans l’Arabie ancienne ; mais il reste encore à déterminer dans quelle mesure les arbitres d’avant l’Islam en faisaient usage, et si ce procédé se voyait reconnu une valeur probatoire en dehors des affaires de généalogie. Nous y reviendrons. Contentons-nous pour l’instant de souligner que l’usage de la firāsa judiciaire, en particulier à Baṣra, jusqu’au début des années 720, révèle avant tout l’absence de règles strictes dans la dévolution des modes de preuve. C’est à Kūfa, nous l’avons vu, qu’apparut une rationalisation qualifiée de « jugement de David », déférant automatiquement un serment en l’absence de preuve testimoniale. Si le serment n’était pas inconnu à Baṣra – et nous avons vu que les juristes baṣriens font partie des premiers à l’avoir associé, mais non systématiquement, aux défendeurs –, l’absence de règle stricte permettait encore, dans le premier quart du viiie siècle, à un cadi comme Iyās b. Muʿāwiya d’y préférer à l’occasion l’examen de preuves circonstancielles qui lui semblaient plus fiables. 1123. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 387.

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Le juge n’était pas encore défini de manière stricte comme celui qui écoute les preuves mais, en principe, ne les produit pas, et rien n’interdisait aux cadis de prendre en compte leur propre connaissance des faits. Ce n’est qu’au terme d’un double processus de rationalisation de la preuve, entamé à Kūfa puis étendu aux autres villes, et de remise en cause de la capacité du juge à se fonder sur sa connaissance du litige, que ce mode de déduction intuitive fut exclu de la théorie des preuves légales. La firāsa ne disparut pas totalement de la judicature. Avant même qu’Ibn Qayyim al-Ǧawziyya ne prône son retour sur le devant de la scène judiciaire, au viiie/xive siècle, un cadi de Bagdad comme Abū Ḫāzim (en poste de 283/896 à 292/905) aurait encore eu recours, de manière toutefois limitée, à sa faculté d’évaluer un litige d’après des indices extérieurs. Observant (tafarrasa) l’attitude anormale de deux plaideurs, il se serait méfié et aurait ajourné l’audience1124. Son usage de la firāsa diffère néanmoins de celle d’Iyās, puisqu’elle ne constitue pas ici une preuve entraînant un jugement, mais jette simplement le doute sur la valeur des preuves produites (en l’occurrence l’aveu du défendeur). À terme, c’est à travers une procédure différente que les preuves circonstancielles intégrèrent le droit musulman : celle de l’expertise, en germe dès le premier siècle de l’hégire, dont l’usage semble avoir été croissant tout au long du Moyen Âge1125. L’art de déceler les indices n’appartenait plus au cadi, mais à un tiers, l’expert que ce dernier diligentait auprès de l’objet du litige, et dont la parole, parfois regardée comme un simple constat, put aussi être assimilée au témoignage1126. Échappant au cadi, l’expertise rejoignit ainsi le cadre strict de la procédure accusatoire telle qu’avaient fini par la définir les juristes du viiie siècle.

4.4. Le duel judiciaire, un procédé médinois archaïque ? Une dernière forme de « preuve » mérite de retenir brièvement notre attention. À deux reprises, Wakīʿ mentionne à propos de la judicature médinoise une situation où le cadi, plutôt que de s’en remettre à des preuves comme le témoignage, le serment ou les circonstances, puis de rendre son jugement, organise (ou propose d’organiser) un combat physique entre les plaideurs, au terme duquel le vainqueur (qui sera alors considéré comme étant dans son droit) infligera à son adversaire la punition qu’il mérite. Preuve, jugement et application du verdict se confondent dans cette procédure qui n’a laissé que peu de traces 1124. Al-Tanūḫī, Nišwār al-muḥāḍara wa-aḫbār al-muḏākara, éd. par ʿAbbūd al-Šālǧī, s. l., 19711973, III, p. 11-13. Voir l’analyse de ce ḫabar par R. Hoyland, « Physiognomy in Islam », art. cité, p. 375 (l’auteur identifie néanmoins de manière erronée le cadi avec un personnage du viiie siècle). 1125. J.-P. Van Staëvel, Droit mālikite et habitat, op. cit., p. 545. 1126. Ibid., p. 567.

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dans la littérature. Le premier cas apparaît lors de la judicature d’Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm (en poste de c. 87/706 à c. 96/714-5) : Telle est la raison pour laquelle al-Aḥwaṣ b. Muḥammad al-Anṣārī1127 composa la satire (hiǧā’) d’Ibn Ḥazm, d’après ce que nous rapporta Ḥammād, d’après son père : Le frère d’Umm Ǧaʿfar, celle dont al-Aḥwaṣ dévoilait le nom dans sa poésie, s’appelait Ayman. Il intenta un procès à al-Aḥwaṣ devant Abū Bakr b. Ḥazm, qui détestait al-Aḥwaṣ. [Le cadi] convoqua [le poète] et lui dit : – Tu as sali le nom1128 de la sœur de cet homme ! – Ce n’est pas vrai, se défendit [al-Aḥwaṣ]. – Votre cas me pose problème, déclara [le cadi], qui leur donna à chacun un fouet et ajouta : Infligez-vous mutuellement des coups de fouet devant moi ! Al-Aḥwaṣ était petit et rachitique, tandis qu’Ayman était grand, et ce dernier lui infligea une bonne correction1129.

L’attitude du cadi ne correspond en rien aux standards classiques de la judicature : au lieu de réclamer des preuves au demandeur, il impose un duel judiciaire où le fouet devient, pour le perdant, l’instrument du taʿzīr (châtiment discrétionnaire) que le cadi aurait pu lui infliger au terme du procès1130. Tel qu’il est rapporté par Wakīʿ, le récit pourrait n’être qu’une anecdote illustrant les ennuis de ce poète avec les autorités omeyyades, à la manière des Aġānī1131. Le cadi est d’ailleurs suspecté de partialité puisque, connu pour sa haine du poète, il propose un duel dont il apparaît d’avance qu’al-Aḥwaṣ sortira perdant. La représentativité de ce récit ferait donc l’objet de doutes sérieux, n’était un second ḫabar évoquant une pratique similaire une cinquantaine d’années plus tard : Al-Zubayrī me rapporta d’après ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh : Deux hommes de Qurayš se disputèrent un jour à l’audience de Muḥammad b. ʿAbd al-ʿAzīz [en poste de 143/760-1 à une date 1127. Sur ce célèbre poète de ġazal mort en 110/728-9, voir K. Petraček, « al-Aḥwaṣ », EI2, I, p. 304. 1128. Littéralement « tu as rendu public » (šahharta). 1129. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 137. 1130. La fustigation comme châtiment discrétionnaire semble se développer en Irak et à Médine dès la seconde moitié du viie siècle. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 139, 154, 172, 188, 189, 274, 285, 302, 326, 329 ; II, p. 10, 19, 25, 28, 39, 41, 216, 309. Aucun exemple égyptien ne nous est parvenu avant la seconde moitié du viiie siècle. Les châtiments physiques discrétionnaires (bastonnade ou fustigation) semblent s’être particulièrement développés en Égypte au moment de la miḥna (voir al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 391, 392, 439, 444, 459, 469). Faut-il en déduire que ce genre de pratique s’y répandit depuis l’Irak ? 1131. Sur ces ennuis, qui valurent au poète un exil de plusieurs années aux îles Dahlak, voir K. Petraček, « al-Aḥwaṣ », EI2, I, p. 304.

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inconnue], qui était alors cadi de Médine. [Le cadi] ordonna à un garde (ḥarasī) de s’interposer, mais ce dernier ne parvint pas à les séparer. Il dit alors au garde : – Laisse-les donc s’étriper, le vainqueur sera considéré comme le plus mauvais d’entre eux ! Ceci eut pour effet de les stopper net et ils cessèrent de se battre1132.

Dans cet épisode remontant au début de la période abbasside, la solution proposée est inverse. Devant une bagarre qu’il ne parvient à maîtriser, le cadi propose (ironiquement) de l’envisager comme un élément de preuve permettant d’identifier le plaideur qui est dans son droit ; simplement, cette fois-ci, qui perd gagne, et le duel judiciaire est écarté en en inversant les règles. Cette fois encore, il est possible que ce récit soit purement anecdotique et ne soit en rien révélateur d’une procédure historique. Mais parce que ces récits uniques sont tous les deux localisés à Médine, à quelques décennies de distance, on ne peut tout à fait exclure qu’il y ait là quelque réminiscence d’une procédure qui fut peut-être un temps employée à Médine. Faut-il concevoir qu’au Hedjaz, l’ordalie fut un court moment appliquée au premier siècle de l’hégire ? Ou que ce mode de preuve fut au moins envisagé, avant d’être exclu par d’autres ? S’il y a là, véritablement, un archaïsme médinois – peut-être hérité de la période antéislamique –, il fit long feu et semble n’avoir gardé aucune influence sur les procédures de l’Islam classique. Signalons enfin le récit d’un procès mené devant le gouverneur d’Irak Ziyād b. Abīhi (r. 45-53/665-673), au cours duquel un des plaideurs proposa de jeter un homme – objet de revendications entre les deux parties – dans une rivière pour voir s’il coulait ou surnageait : il serait attribué à un groupe ou à un autre en fonction du résultat (les clans en présence portaient des noms dérivés des verbes « flotter » et « couler »). Néanmoins il ne s’agit pas ici d’une ordalie à proprement parler dans la mesure où l’épreuve concerne l’objet du litige, et non les plaideurs. De surcroît, le gouverneur n’aurait pas pris au sérieux cette proposition, qu’il considéra comme une plaisanterie1133. CONCLUSION : LES DYNAMIQUES DE L’UNITÉ

Tentons de comprendre dans quelle mesure les résultats obtenus jusqu’ici mettent en lumière les anciens développements de la judicature musulmane. L’approche comparatiste que nous avons suivie visait notamment, rappelons-le, à contourner la question des origines pour l’attaquer sur des bases historiques fermes. Il s’agissait de déterminer, avant toute chose, si la judicature avait connu 1132. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 213-214. 1133. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., IVa, p. 205.

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des développements similaires dans des provinces ayant appartenu avant l’Islam à des domaines politiques distincts. La mise en évidence d’organisations judiciaires et de procédures différenciées selon les ensembles régionaux constituerait un premier indice de l’origine « exogène » de la judicature musulmane, qui se serait construite au commencement sur les fondations institutionnelles des systèmes étatiques antérieurs. Si, au contraire, un même modèle judiciaire s’était développé simultanément dans lesdites provinces, il faudrait soit conclure que la judicature musulmane prolongea un système arabe antéislamique propagé par les conquêtes, soit chercher d’autres causes à une telle unité transrégionale. Les sources littéraires sont loin d’offrir une réponse claire, en raison notamment d’un hiatus entre le retrait des empires byzantin et sassanide des territoires proche-orientaux et les premières informations fiables sur les procédures mises en œuvre dans les tribunaux musulmans. Le voile noir qui occulte les tout premiers temps de l’Islam – califat de Médine et époque sufyānide – se dérobe sans relâche devant l’historien qui tenterait d’en soulever un pan. Tout au plus, en prolongeant les lignes de fuite dont le tracé se précise aux périodes postérieures, peut-on avancer quelques remarques et hypothèses.

Un foisonnement intellectuel transprovincial Si l’on place le curseur sous les Marwānides, alors que des tendances historiques apparaissent avec une plus grande netteté, la comparaison entre les procédures judiciaires d’Égypte, d’Irak et d’Arabie ne permet pas de mettre en évidence des ensembles régionaux distincts à grande échelle. Les différences locales sont nombreuses, mais transcendent les lignes de partage entre les anciens empires. Si les pratiques judiciaires se distinguèrent, à une époque antérieure, selon qu’elles furent mises en œuvre dans l’ancienne sphère d’influence des Byzantins, des Sassanides ou des Arabes préislamiques, les frontières s’étaient définitivement brouillées au début du viiie siècle. Nul ensemble régional cohérent dans sa façon d’aborder les procédures judiciaires n’apparaît. Baṣra se rapproche tantôt de Kūfa, tantôt de Médine ; cette dernière partage avec Kūfa des caractéristiques que l’on ne trouve pas en Égypte ; etc. Il n’y a pas, en matière judiciaire, d’anciennes écoles régionales. Que les divergences constatées – et dont l’évolution chronologique ne peut être reconstruite que dans ses grandes lignes – proviennent d’anciens substrats régionaux liés aux empires qui se partageaient le Proche-Orient avant l’Islam reste probable. Mais jusqu’ici, les sources islamiques les plus anciennes font avant tout ressortir un lien étroit entre cette diversité et un contexte d’intense foisonnement intellectuel. La mise en place des règles régissant les procédures judiciaires, lorsque l’on commence à en déceler des traces historiques (dans la première moitié du viiie siècle), paraît résulter de l’effervescence dialogique qui s’empare alors des musulmans. On discute de tout et partout : non seulement 370

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dans chaque ville, mais aussi entre cités. Les débats sont purement théoriques ou, plus souvent sans doute, prennent pour objet des pratiques connues – ce qui conduisit Schacht à postuler que, dans plusieurs domaines, le droit musulman plongeait ses racines dans les pratiques administratives omeyyades1134. Mais il est encore difficile, à cette époque, d’opposer des « pratiques administratives » à un droit de « juristes ». Les pratiques des cadis sont elles-mêmes, en partie, le résultat des intenses cogitations qui animent la société ; elles s’appuient tantôt sur des idées de « juristes » (le fameux ra’y), tantôt sur des précédents judiciaires (la « jurisprudence » d’autres cadis), tantôt sur des tâtonnements empiriques, tantôt sur des formes de législation promulguée par le pouvoir politico-religieux. Les cadis cherchaient des solutions aux impasses judiciaires constatées au cours des décennies précédentes ; les « juristes » – des fuqahā’, ces particuliers auxquels les musulmans commençaient à reconnaître une capacité à « comprendre », à « appréhender » la Loi divine mieux que le commun des mortels – réfléchissaient aux pratiques, les critiquaient (de manière positive ou négative), se mettaient à rappeler (ou à inventer) l’exemple d’anciens cadis. On discutait, non seulement au sein d’une ville, mais également – sans doute avec un temps de retard – entre villes. Des usages furent abandonnés, d’autres généralisés. Tout en continuant d’être appliquées avec des variations non négligeables d’une ville à l’autre, les procédures se resserraient de plus en plus autour d’un noyau commun. Nous avons déjà souligné le rôle d’avant-garde que Kūfa semble avoir joué dans ce processus de resserrement. L’effort de « rationalisation » qui y fut mené – d’abord autour d’une théorie des présomptions permettant d’éliminer certaines procédures contre-productives (comme les témoignages concurrents), puis, peut-être dans le prolongement de cette réflexion, par la répartition systématique des modes de preuve en fonction du rôle tenu par chacun des plaideurs – se diffusa dans les autres villes et provinces. Les quelques divergences qui subsistèrent entre juristes ou « écoles régionales », après 750, ne faisaient plus que nuancer les applications d’un modèle commun. Quelques grandes tendances se dessinent malgré tout. Mais elles opposent moins l’Irak et le Hedjaz qu’elles ne mettent en concurrence les deux cités irakiennes de Kūfa et de Baṣra. Encore convient-il de prendre en considération les filtres historiographiques à travers lesquels cette image nous est parvenue. Une partie importante du matériel étudié a survécu dans les écrits d’auteurs irakiens tels Ibn Abī Šayba ou Wakīʿ, qui écrivaient alors que l’Irak, devenu ombilic du califat, s’était affirmé comme le principal centre de production du droit en Orient – c’est dans cette province que les écoles juridiques classiques prirent leur essor, y compris le mālikisme1135. Le recentrement des controverses doctrinales sur l’Irak 1134. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 198 et suiv. 1135. Voir Chr. Melchert, « How Ḥanafism Came to Originate in Kufa and Traditionalism in Medina », Islamic Law and Society, 6, 1999, p. 340, 342.

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à l’époque abbasside pourrait ainsi avoir accentué le contraste entre Kūfa et Baṣra. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que si les deux cités-garnisons furent souvent réunies sous l’autorité d’un même super-gouverneur à l’époque omeyyade, elles n’en étaient pas moins considérées comme toutes deux capitales de provinces distinctes, possédant chacune leurs dépendances orientales issues des conquêtes1136. La rivalité qui les opposait sur le plan politique et culturel1137 peut avoir eu pour effet de mettre en exergue les différences de leurs pratiques judiciaires et de leurs pensées juridiques. Aussi serait-il imprudent de minimiser les apports d’une réflexion hedjazienne sur les pratiques judiciaires. Peu citée par un Ibn Abī Šayba focalisé sur les rivalités internes à l’Irak, la pensée juridique d’Arabie est beaucoup plus présente chez ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī et ne correspond pas à une simple projection en arrière de la doctrine mālikite. Si ʿAbd al-Razzāq cite plus les opinions des juristes irakiens d’époque omeyyade qu’Ibn Abī Šayba ne mentionne les Médinois ou les Mecquois, cela montre surtout qu’au début du ixe siècle, la diversité du fiqh irakien n’avait pas besoin de Médine pour se positionner : l’Irak était traversé de tendances jugées assez nombreuses et représentatives. Le fiqh du Hedjaz n’existait en revanche qu’à travers le dialogue qu’il entretenait avec celui d’autres provinces, en particulier l’Irak. De manière plus générale, la relation dialogique que les « écoles » locales entretenaient les unes avec les autres tend à mélanger les cartes du régionalisme. Dans la mesure où l’émergence de pratiques ou d’opinions nouvelles ne peut être datée à l’année près, il demeure impossible de reconstituer les étapes précises de ce dialogue. Tout au plus peut-on mettre en évidence de grandes orientations, comme la tendance baṣrienne, dans le premier quart du viiie siècle, à accepter une forme de justice salomonienne, à laquelle vient s’opposer, dans le deuxième quart, une rationalisation kūfiote se réclamant de la justice davidienne. Notons aussi que, jusqu’au troisième quart du viiie siècle et le juriste al-Layṯ b. Saʿd, l’Égypte n’est pas incluse dans cette relation dialogique. Est-ce à dire que cette province n’avait pas de tradition propre ? Que l’administration judiciaire y fut avant tout une pratique que les intellectuels locaux laissèrent longtemps aux mains du pouvoir sans tenter d’y appliquer leur réflexion ? Alternativement, fautil croire que la tradition dont Fusṭāṭ se réclamait ne reconnaissait pas les mêmes fondements d’autorité que les autres cités, et de ce fait ne s’inscrivit pas dans la relation dialogique entamée ailleurs ? L’hypothèse n’est pas invraisemblable et oblige à se pencher sur le rôle que les autorités politiques jouèrent à l’époque omeyyade dans la définition des règles de la judicature.

1136. Kh. Y. Blankinship, The End of the Jihād State, op. cit., p. 60-66. 1137. Voir ainsi la célèbre opposition entre les écoles de grammaire de Kūfa et de Baṣra dans G. Troupeau, « Naḥw », EI2, VII, p. 913-914.

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Le contrôle politique de la justice Il convient en effet de souligner le rôle que le pouvoir omeyyade joua dans l’administration judiciaire. Les cadis étaient alors recrutés parmi les élites locales, ce qui aurait pu conduire au développement de traditions régionales fortement distinctes. Mais ces cadis agissaient par délégation de gouverneurs qui apparaissaient, dans le regard des musulmans et de leurs plus hautes autorités, comme les principaux juges. Les instructions attribuées au calife ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (r. 99-101/717-720), dont nous avons proposé ailleurs une analyse, en sont le principal témoin1138. Une missive envoyée aux « émirs des ǧund-s » confirme l’importance des pouvoirs judiciaires du gouverneur. Après quelques mises en garde sur l’exercice du pouvoir et ses dangers, ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz en vient à l’objet véritable de sa lettre : Lorsqu’un plaideur (ḫaṣm) ignorant et stupide vient te trouver – alors qu’Allāh a décidé de t’en confier l’affaire et de t’éprouver par son biais –, et que tu trouves en lui un homme peu scrupuleux et de mauvaise conduite dans ce qu’il doit comme ce qui lui échoit, efforce-toi de le remettre sur le droit chemin et de lui ouvrir les yeux, de l’accompagner et de l’instruire. S’il retrouve le droit chemin (ihtadā), s’il ouvre les yeux et apprend, c’est un don et une grâce d’Allāh. Si ses yeux ne se dessillent point et qu’il se montre imperméable à la science, ceci est une preuve (ḥuǧǧa) que tu dois prendre en compte en sa défaveur. Si tu trouves qu’il a commis une faute (ḏanab) méritant punition, ne le châtie pas en raison de la colère qu’il t’inspire au fond de ton cœur, mais corrige-le selon le bon droit, en assortissant sa peine à la gravité de son infraction. S’il ne mérite pas plus d’un coup de fouet, infligele-lui ; mais si son crime est odieux, et si tu envisages de le punir de mort ou d’un châtiment sévère, renvoie-le en prison, et que la présence d’autres personnes à tes côtés ne t’incite pas à hâter la sanction. Par ma vie, combien de fois un Imam a-t-il sévi en raison de son entourage, et du devoir d’éduquer les habitants de son pays qu’il lui signalait ! Il n’est d’Imam s’entourant de courtisans qui ne trouve en eux de telles dispositions, ni de groupe qui, à l’annonce du jugement (qaḍā’) d’un Imam, ne se divise à son sujet, chacun suivant ses passions. Seuls ceux dont Allāh a pitié font exception, car ceux dont Il a pitié ne se divisent pas au sujet d’un jugement […]1139.

Le gouverneur, poursuit-il, ne doit pas prendre en considération l’image qu’il produit auprès de sa cour, mais le seul intérêt de son âme. Ces recommandations à visée morale s’accordent avec le portrait de calife pieux qu’Ibn ʿAbd al-Ḥakam entend brosser de ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, et peuvent en conséquence 1138. M. Tillier, « Califes, émirs et cadis », art. cité, p. 176. 1139. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Sīrat ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, op. cit., p. 68-69.

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paraître suspectes à l’historien d’aujourd’hui1140. Il n’en demeure pas moins que cette lettre, au-delà des remaniements qu’elle peut avoir subis, place la fonction judiciaire au cœur des missions du gouverneur. C’est en tant qu’Imam – terme qui semble ici s’appliquer au gouverneur1141, alors que son usage se restreint plus tard à la souveraineté califale – qu’il rend la justice et que les plaideurs viennent le trouver. L’examen des plaintes était donc avant tout la prérogative du calife et de ses délégués directs, les gouverneurs de provinces. Ces derniers revendiquaient d’ailleurs officiellement leur autorité judiciaire. L’émir de Baṣra s’en prévalait jusque dans la ḫuṭba du vendredi. Selon un récit transmis par al-Balāḏurī, ʿAdī b. Arṭāt1142 aurait déclaré du haut du minbar : « Qu’ai-je fait pour être confronté à tant de témoignages et de disputes ? Je vous ai ouvert ma porte, j’ai assis parmi vous Iyās [b. Muʿāwiya], et votre nombre ne fait qu’augmenter1143 ! » Le gouverneur se plaint d’une judiciarisation croissante de la société, un phénomène dont il estime être la victime puisqu’à travers ses audiences publiques, il demeure le principal juge de la ville. Son cadi n’apparaît qu’en tant qu’adjoint1144. Cette vision d’une justice avant tout aux mains des gouverneurs concorde avec l’image véhiculée par les papyrus égyptiens contemporains : nous avons vu qu’à l’extérieur de Fusṭāṭ au moins, la justice n’y est pas encore celle de cadis, mais de pagarques ou sous-gouverneurs placés sous l’autorité judiciaire de l’émir de la province. Les sources littéraires se font, à l’occasion, l’écho d’une telle situation administrative. Al-Balāḏurī relate qu’un litige foncier entre ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd b. al-Ḫaṭṭāb et un fondé de pouvoir (wakīl) du calife Muʿāwiya fut porté non pas devant le cadi de Médine, mais par-devers son gouverneur, Marwān b. al-Ḥakam – lequel n’osa pas rendre de verdict à l’encontre du calife et s’abstint de juger ; le seul cadi, dans le récit, est celui de Damas auquel le calife accepte en définitive de confier l’examen du litige1145. D’autres conflits entre simples particuliers furent portés devant le même gouverneur1146. Pendant ce temps-là, en Irak, 1140. Sur la question de l’authenticité de cette correspondance, voir M. Tillier, « Califes, émirs et cadis », art. cité, p. 165-167. 1141. Voir également Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Sīrat ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, op. cit., p. 83, où l’Imam, le ʿāmil et l’amīr sont mis sur le même plan. 1142. Sur ce gouverneur de Baṣra, voir al-Ḏahabī, Siyar aʿlām al-nubalā’, op. cit., V, p. 53. 1143. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., VIII, p. 206. 1144. Peut-être les gouverneurs avaient-ils d’autres assistants. Ainsi al-Balāḏurī fait-il d’al-Šaʿbī un responsable en charge des maẓālim de l’émir de Kūfa, Bišr b. Marwān (r. 71-74 ?/6901–693-4 ?), à une époque où l’historiographie considère que Šurayḥ était cadi de la même ville. Mais aucun détail n’est donné sur ses activités. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. OrientInstitut Beirut), op. cit., IVb, p. 80. 1145. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., IVa, p. 132-133. 1146. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., IX, p. 360. Il est à noter qu’en ce cas, le gouverneur ne tranche pas le litige mais le renvoie devant ʿAbd Allāh b. ʿĀmir, un (ancien ?) émir de Baṣra, et non devant le cadi de Médine.

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l’historiographie générale – c’est-à-dire non focalisée sur les cadis – présente le gouverneur Ziyād b. Abīhi comme le principal juge1147. Dans la Baṣra des années 717-720, c’est devant le gouverneur ʿAdī b. Arṭāt qu’un procès pour vol à l’arraché est intenté, et les deux principaux savants de la ville – dont l’un occupait le poste de cadi – apparaissent seulement comme des conseillers de l’émir1148. Sous le calife Hišām b. ʿAbd al-Malik, le gouverneur de Kūfa Yūsuf b. ʿUmar al-Ṯaqafī (m. 127/745) jugea lui-même un litige financier sans en référer au cadi – peut-être en raison de l’arrière-plan politique de l’affaire dans ce cas-ci1149. À la fin de la période omeyyade, le gouverneur de Médine était encore considéré comme l’autorité compétente pour examiner une accusation d’homicide1150. Dans les volumes des Ansāb al-ašrāf consacrés à la période omeyyade, la plupart des procès évoqués sont conduits devant un gouverneur1151. Seuls les cas traités par le cadi baṣrien Iyās b. Muʿāwiya font exception à ce schéma – en raison, sans doute, de la vive impression que produisirent ses méthodes. La position de ces émirs les amenait non seulement à jouer le rôle de juges, mais leur conférait aussi une autorité juridique. Al-Šaʿbī rapporte qu’au tournant du viiie siècle, un homme vint trouver le gouverneur de Kūfa, ʿUrwa b. al-Muġīra b. Šuʿba, pour lui demander son avis sur le cas d’un homme ayant déclaré à sa femme qu’elle serait répudiée « définitivement » (al-batta) s’il sortait de chez lui. L’homme avait vraisemblablement interrogé autour de lui avant de venir trouver ʿUrwa, et certains tenaient, d’après ʿAlī, qu’il devait se séparer de sa femme, d’autres, d’après ʿUmar, que sa formule n’équivalait qu’à une répudiation simple et révocable. Après avoir entendu l’homme, l’émir rendit son avis, contredisant ce que l’on rapportait de ʿAlī et de ʿUmar, et niant la validité de la formule 1147. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), IVa, p. 205, 205-6 ; al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 115 (procès pour garde d’enfant). Ajoutons que dans les années 70/690, un procès eut lieu entre ʿUrwa b. al-Muġīra (émir de Kūfa) et al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (gouverneur de tout l’Irak) au sujet d’un héritage. Selon al-Balāḏurī, l’affaire fut portée devant un certain « Ibn Ziyād » dont le nom ne correspond à aucun des cadis d’Irak à l’époque. Peut-on penser qu’il s’agit de ʿAdī b. Watād (le rasm de Watād ‫ وىاد‬est très proche de Ziyād ‫)رىاد‬, gouverneur de Rayy à la même époque, et dont al-Balāḏurī parle quelques lignes plus haut ? Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., VII, p. 404. 1148. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., VIII, p. 158. 1149. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., II, p. 614, 617-618. 1150. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., IX, p. 250. Voir également ibid., VIII, p. 424-425, où le gouverneur de Médine se voit accusé devant le calife Hišām de s’être montré partial dans un procès. Notons toutefois que dans ce dernier cas, il s’agit d’un procès politique où les prévenus sont accusés d’être des ḫāriǧites. Le calife Hišām, saisi en appel par un plaideur, envoie au gouverneur un rescrit dans lequel il lui demande de faire examiner la plainte par un « groupe d’hommes vertueux, de bonne moralité, véridiques et purs » choisis par l’accusé – et non par le cadi de la ville. 1151. Recherche effectuée sur le logiciel al-Maktaba al-šāmila (version 3.48) le 16 avril 2013, à partir des occurrences des verbes ḫāṣama, taḫāṣama, iḫtaṣama, nāzaʿa, tanāzaʿa.

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« définitivement » – non conforme selon lui à la sunna1152. Saisi comme le furent plus tard les muftī-s, le gouverneur avait autorité pour exercer sa réflexion juridique – quitte à contredire d’illustres prédécesseurs –, et donc pour dire le droit. Le savant et futur cadi al-Šaʿbī, rapporteur de ce récit, semble s’être plus tard réclamé de l’autorité de ce gouverneur, de même qu’il approuva a posteriori certains de ses jugements ou ceux de ses confrères1153. Ce n’est qu’à l’époque abbasside, avec le rattachement des cadis au califat entrepris par al-Manṣūr, que le modèle de la judicature musulmane « classique » acheva d’émerger, érigeant des juges issus des milieux savants en principale incarnation de la justice. À la différence de ceux que l’historiographie présente comme les premiers cadis, les émirs des Omeyyades n’étaient pas des « autochtones » durablement installés dans la capitale de leur ressort, mais des élites centrales envoyées dans les provinces sur une base temporaire. Leur origine, ainsi que les liens qu’ils entretenaient avec le califat, contribuèrent sans doute à l’unification des pratiques. La centralité des gouverneurs dans l’administration judiciaire omeyyade faisait d’eux des relais essentiels entre la tête du pouvoir et les fonctionnaires provinciaux. Dans une autre lettre envoyée aux « émirs des ǧund-s », ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz leur demande ainsi de transmettre par écrit ses instructions relatives à la prière « à [leurs] fonctionnaires (ʿummāl) se trouvant [à la tête] des villes et des villages », et d’ordonner « aux gens de savoir et de droit (ahl al-ʿilm wa-l-fiqh) de divulguer ce qu’Allāh a enseigné à ce sujet1154 ». De fait, dès les Sufyānides, l’existence d’une jurisprudence califienne était admise. Avec les Marwānides, l’autorité juridique du calife fut invoquée de manière croissante, et dans la première moitié du viiie siècle, un droit omeyyade était accepté par beaucoup. L’intervention du calife omeyyade dans le domaine de la justice se manifestait surtout par l’émission de rescrits envoyés dans les provinces, notamment pour orienter les procédures judiciaires. Les premières traces de cette pratique remontent au califat de ʿAbd Allāh b. al-Zubayr (r. 63-73/683-692), et elle fut immédiatement reprise par ʿAbd al-Malik (r. 65-86/685-705)1155. Nul calife n’est connu pour avoir édicté des règles de procédure pour l’ensemble de l’empire et, de fait, l’autorité souveraine ne s’exprimait qu’au coup par coup, souvent au terme d’une sollicitation face à l’incapacité d’un gouverneur à trouver une solution satisfaisante. Mais dans l’échelle administrative, la parole du calife était investie d’une autorité supérieure à toute autre et, par l’intermédiaire des gouverneurs, vint progressivement lisser des usages longtemps demeurés hétérogènes. Dans sa Risāla f ī l-ṣāḥāba, Ibn al-Muqaffaʿ (m. c. 140/757) témoigne qu’il en allait encore ainsi au début de l’époque abbasside : nombre de juges continuaient à se référer aux 1152. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XIII, p. 367. 1153. Voir par exemple ibid., X, p. 218 ; XIII, p. 367. 1154. Ibn ʿAbd al-Ḥakam, Sīrat ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz, op. cit., p. 67-68. 1155. Voir M. Tillier, « Califes, émirs et cadis », art. cité, p. 160-165, 179-182, 184.

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pratiques de ʿAbd al-Malik où à celles de gouverneurs, considérées comme part de la sunna1156. Bien plus, la parole califale fut intégrée aux débats entre savants, comme le montre un récit rapporté par al-Balāḏurī : ʿAbd Allāh b. Muʿāḏ b. Muʿāḏ me rapporta d’après son père, d’après Šuʿba, d’après Ḥammād [b. Abī Sulaymān, m. 120/738] : ʿAbd al-Ḥamīd [b. ʿAbd al-Raḥmān, gouverneur de Kūfa] m’interrogea à propos du chrétien dont la femme se convertit à l’islam. – Ibrāhīm [al-Naḫaʿī] a dit qu’ils demeuraient mariés, lui répondis-je. [ʿAbd al-Ḥamīd] écrivit à ʿUmar [b. ʿAbd al-ʿAzīz], et celui-ci lui répondit : « Qu’on prononce leur séparation ! » Ḥammād déclara : « Je préfère la réponse de ʿUmar »1157.

Face à un cas particulier – sans doute une situation dans laquelle il jouait le rôle de juge –, le gouverneur commença par interroger un savant local, mais sa réponse laissait en lui des doutes. Il écrivit alors au calife qui lui prescrivit une règle différente. La réponse, diffusée auprès des savants locaux, suscita des débats et des changements d’opinion. À l’extérieur de l’administration, la parole califienne, sans perdre totalement son autorité, intégra donc l’effervescence dialogique qui caractérisait la période. Si elle orienta, peut-être plus que tout, certaines évolutions de la procédure, elle participa aussi à un processus plus général de réflexion au sein duquel elle fut examinée, confirmée ou critiquée par les « savants » dont l’autorité s’affirmait de manière croissante. La parole légiférante du calife apparut au final comme un amer aux yeux des juges, un fil d’Ariane indispensable pour se retrouver dans le labyrinthe intellectuel de l’époque.

1156. Ibn al-Muqaffaʿ, Risāla f ī l-ṣaḥāba, dans Ch. Pellat, Ibn al-Muqaffaʿ (mort vers 140/757) « conseilleur » du calife, Paris, Maisonneuve et Larose, 1976, p. 42-43. 1157. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., VIII, p. 187.

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t r o i s i è m e pa rt i e

L A J U D I C AT U R E M U S U L M A N E REMISE EN CONTEXTE

l’invention du cadi

Les débats qui rythment la formation des tribunaux musulmans surgissent, à l’époque marwānide, sans que les rares éléments textuels remontant aux premières décennies de l’Islam ne permettent d’en appréhender l’arrière-plan précis. La zone d’ombre qui couvre l’organisation de la judicature cadiale jusqu’aux Sufyānides occulte ainsi les dynamiques qui ont présidé à son élaboration. Néanmoins la justice en terre d’Islam ne se limite pas aux institutions du pouvoir musulman, et la constitution de ces dernières ne peut se comprendre qu’au sein d’un contexte plus large. L’islam s’est implanté, faut-il le rappeler, dans des territoires où les musulmans ne demeurèrent, pendant des siècles, qu’une fraction de la population. Païens, mandéens, sabéens, zoroastriens, manichéens, juifs et chrétiens peuplaient le nouvel empire. Parmi ces groupes confessionnels, plusieurs étaient minoritaires avant l’Islam et le restèrent après les conquêtes. Pour d’autres, en revanche, l’appellation de « minorité » serait trompeuse. Toutes affiliations théologiques confondues, les chrétiens présents sur le dār al-islām constituaient la confession majoritaire sous les Omeyyades et les premiers Abbassides1. Notre vision des communautés non musulmanes en terre d’Islam reste trop souvent tributaire de celle véhiculée par les sources. L’historiographie musulmane ne réserve qu’une place marginale à des populations conquises qu’elle tient pour politiquement négligeables ; de même, l’historiographie chrétienne met en exergue l’histoire de l’Église et n’observe les affaires des musulmans – ou plutôt du pouvoir musulman – que de loin ; elle ne s’en préoccupe qu’en temps de crise affectant celles de l’Église. L’« autonomie » que l’on prête souvent aux communautés de l’Orient médiéval est en partie induite de traditions historiographiques désireuses de tracer des frontières sociétales et de définir des groupes. En réalité, les contacts entre individus et populations de confessions différentes étaient bien plus courants, au quotidien, que ce que l’historiographie veut bien faire croire. Le livre récent d’Uriel Simonsohn le montre : le statut légal de ḏimmī ne constituait d’aucune manière un frein aux interactions, au point que les autorités religieuses chrétiennes et juives durent batailler sans répit pour décourager leurs ouailles de recourir aux tribunaux musulmans2. Bien plus, l’étude des papyrus ébauchée au début du présent ouvrage atteste l’imbrication étroite des institutions musulmanes et de celles héritées de la période antérieure à la conquête : la justice du gouverneur musulman, représentant du calife, passait en grande partie par des pagarques chrétiens sous les Marwānides. La construction d’une justice musulmane ne peut donc être appréhendée de manière isolée : elle 1.

2.

Voir notamment S. H. Griffith, The Church in the Shadow of the Mosque. Christians and Muslims in the World of Islam, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2008, p. 19. Au-delà des querelles théologiques qui les divisaient, de leurs langues quotidiennes ou liturgiques, les chrétiens partageaient un certain nombre de représentations ou de référents qu’ils avaient hérités de l’Antiquité tardive. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit.

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la judicature musulmane remise en contexte

doit être observée dans un contexte proche-oriental qui n’était pas seulement héritier de traditions antérieures, mais voyait subsister – voire se renforcer – des institutions parallèles à celles des musulmans. Les chapitres qui suivent examinent le contexte de formation des tribunaux musulmans, afin d’établir l’éventuelle relation qui unissait le système musulman naissant avec d’autres institutions. Cette remise en contexte prend deux dimensions. Il s’agit, tout d’abord, de décrire le terrain institutionnel sur lequel l’Islam se développa, et dont il prit en partie la place, et d’offrir ainsi un aperçu du fonctionnement de la justice au Proche-Orient à la veille des conquêtes. Cette dimension verticale, la seule à avoir jusqu’à présent été envisagée pour comprendre les rapports entre la justice musulmane et d’autres systèmes, ne peut cependant être étudiée sans son corollaire essentiel : le contexte non musulman contemporain de l’Islam lui-même. Si un quelconque lien peut être établi entre les institutions islamiques et non islamiques, c’est en effet sous l’Islam qu’il se noua, à travers les interactions intercommunautaires. L’exemple de la justice de Haute-Égypte telle que la documentent les papyrus a déjà offert un aperçu de ce phénomène : ce sont les échanges, notamment écrits, entre les autorités musulmanes de Fusṭāṭ et les populations chrétiennes de Haute-Égypte, qui permirent la perpétuation et l’adaptation de procédures que l’on peut présumer d’origine byzantine. Ces chapitres restreignent le champ d’investigation à la partie asiatique du Proche-Orient – principalement le Bilād al-Šām et l’Irak. Plusieurs caractéristiques de ces deux espaces en font un terrain d’observation privilégié, représentatif des phénomènes que nous proposons d’étudier. Avant l’Islam, elles appartenaient tout d’abord à deux domaines séparés – celui des Byzantins pour la partie occidentale, celui des Sassanides à l’est –, ce qui permet de considérer les liens du système musulman naissant avec l’une ou l’autre des traditions judiciaires correspondantes. Elles constituent par ailleurs le berceau de communautés monothéistes (juives, chrétiennes) qui demeurèrent numériquement majoritaires pendant plusieurs siècles après les conquêtes arabo-musulmanes, et avec lesquelles les musulmans entretinrent des rapports quotidiens. Enfin, elles préservent des sources permettant, mieux que pour d’autres régions, de reconstituer le fonctionnement théorique et pratique des systèmes judiciaires communautaires. L’Égypte se voit de fait écartée des développements qui suivent. Cette province dispose bien de sources coptes à travers lesquelles une justice ecclésiastique peut être observée avant l’Islam et après la conquête. Outre de nombreux papyrus et ostraca, qui ont déjà prêté à des études approfondies et dont certains ont été examinés dans le chapitre 13 –, l’Église copte a laissé des sources juridiques littéraires. Néanmoins, en comparaison avec les Églises syriaques, celles-ci permettent plus difficilement de retracer l’évolution ancienne du discours sur les 3.

Voir notamment A. Steinwenter, Studien…, op. cit. ; A. Schiller, « The Courts are No More », art. cité ; L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit. Pour une bibliographie étendue des études sur le droit copte, voir H. Kaufhold, « Sources of Canon Law in the

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l’invention du cadi

institutions judiciaires. Bien que l’Église copte ait connu des synodes, les canons qu’ils édictèrent ne nous sont pas parvenus ; ce n’est qu’à une époque tardive, à partir du xe et surtout aux xiie et xiiie siècles, que des collections systématiques de droit canonique copte furent produites en arabe4. Dans la mesure où le fonctionnement de l’audience judiciaire à Fusṭāṭ est moins connue que dans d’autres métropoles du Proche-Orient, et où le droit musulman égyptien des deux premiers siècles de l’hégire n’a laissé que de très rares traces dans la littérature postérieure, il a paru préférable d’exclure ici la province égyptienne. Afin de permettre une comparaison avec la théorie juridique musulmane, cette partie se donne pour principal objectif de retracer l’évolution du discours juridique des non-musulmans relatif à leur organisation judiciaire. Le chapitre 4, consacré aux institutions antéislamiques, est purement descriptif et les conclusions qu’il induit sur la relation entre les systèmes préislamiques et islamiques sont reportées au chapitre conclusif. Le chapitre 5, qui s’attache aux changements du droit rabbinique et canonique aux premiers siècles de l’Islam, offrira en revanche quelques conclusions préliminaires sur l’impact de l’Islam sur la théorisation du droit des communautés autochtones.

4.

Eastern Churches », dans W. Hartmann, K. Pennington (dir.), The History of Byzantine and Eastern Canon Law to 1500, Washington, The Catholic University of America Press, 2012, p. 264-287. H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 277, 283-287.

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chapitre 4

LES INSTITUTIONS JUDICIAIRES D U P R O C H E - O R I E N T AVA N T L ’ I S L A M

Que l’on accepte ou non comme historique le récit des conquêtes que produisit la tradition islamique, un fait demeure : l’empire à la tête duquel se trouvait un Commandeur des croyants (amīr al-mu’minīn) se réclamant de l’Islam fit tomber l’antique frontière entre les empires romain et perse. À l’est, le pouvoir sassanide s’effondra pour ne jamais se relever ; à l’ouest, les Byzantins perdirent la plupart de leurs territoires, ne gardant plus qu’une partie de la Méditerranée orientale et septentrionale. Le centre nerveux de l’Islam ne demeura pas longtemps en Arabie centrale. La tradition historiographique musulmane suggère qu’avant même le départ du chef de la communauté musulmane pour l’Irak, vers le milieu des années 650, la majeure partie des élites arabes qui façonnèrent le visage du nouvel empire avait émigré vers le nord, en territoire conquis. Le contexte institutionnel de l’apparition de l’Islam est donc, avant tout, celui des empires qui se partageaient le Proche-Orient à la veille des conquêtes, et dont l’influence était prégnante jusqu’au sein de la péninsule Arabique5. Les empires byzantin et sassanide avaient développé au cours des siècles des systèmes étatiques de résolution des conflits, reposant sur le principe de l’adjudication : des autorités étaient instituées par le pouvoir politique pour trancher les litiges, et leur parole était contraignante. Cependant, même au sein de ces empires, l’État n’avait pas le monopole de la justice. À côté d’institutions arbitrales séculières inégalement documentées, des justices religieuses étaient reconnues par le pouvoir et parfois privilégiées par les plaideurs. Le présent chapitre entend faire le point sur le fonctionnement des principales institutions judiciaire au Proche-Orient à la veille des conquêtes. Il s’agit non seulement d’en décrire les procédures, afin de permettre plus loin la comparaison avec celles des tribunaux musulmans, mais aussi d’en comprendre la place dans les sociétés proche-orientales : à qui les divers modes d’adjudication s’adressaient-ils ? Dans quelle mesure s’articulaient-ils les uns aux autres ? Peut-on évaluer le degré de structuration des institutions communautaires autour d’un droit religieux ?

5.

Voir notamment R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 27-30, 50-57, 78-83.

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1. LES INSTITUTIONS JUDICIAIRES IMPÉRIALES

1.1. La justice dans l’Empire romain d’Orient 1.1.1. La justice séculière étatique Dans l’Empire romain de l’Antiquité tardive, l’empereur était considéré comme le juge suprême. Son autorité judiciaire était déléguée à des iudices (sing. iudex), qui exerçaient les fonctions de gouverneurs de province, de praesides, de proconsuls ou encore de consulares. Depuis la réforme de Dioclétien (r. 284-305), ces iudices avaient pour principale tâche de présider le tribunal de premier ressort. Ils pouvaient prêter leur pouvoir à des juges délégués6. En Égypte, la plus haute juridiction était ainsi celle du gouverneur, qui nommait en son absence un epanorthotes, et pouvait aussi déléguer ses fonctions judiciaires au strategos7. Au ive siècle, une hiérarchie entre les diverses instances fut introduite8. Au niveau local, le principal juge délégué était le defensor civitatis (grec syndikos ou ekdikos), qui traitait les affaires mineures, tandis que les cas les plus graves étaient transférés au gouverneur9. Tout jugement pouvait faire l’objet d’une procédure en appel devant un juge plus élevé, jusqu’à l’empereur lui-même10. Le iudex était compétent en matière civile comme criminelle. Chaque tribunal était composé d’un unique iudex11, qui néanmoins s’appuyait en grande partie sur l’expertise d’un consilium de juristes expérimentés12. Un procès débutait par la convocation du défendeur à l’initiative du demandeur. Dans la procédure en usage au ve siècle, ce dernier rédigeait lui-même une citation à comparaître à l’intention de son adversaire sous la forme d’une litis denuntiatio qui devait être visée et enregistrée par le juge. La litis denuntiatio était ensuite portée au défendeur par un agent du tribunal. Le défendeur rédigeait une 6. 7. 8. 9.

10. 11. 12.

J.-M. Carrié, « Le gouverneur romain à l’époque tardive », art. cité, p. 21-22 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 53-54 ; D. Liebs, « Roman Law », art. cité, p. 240. R. Taubenschlag, The Law of Greco-Roman Egypt in the Light of the Papyri, 332 B. C.-640 A. D., Varsovie, Panstwowe Wydawnictwo Naukowe, 1955, p. 488-490. J.-M. Carrié, « Le gouverneur romain à l’époque tardive », art. cité, p. 22. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 54. Voir également G. Rouillard, L’administration civile…, op. cit., p. 153 ; R. Taubenschlag, The Law of Greco-Roman Egypt…, op. cit., p. 493 ; Cl. Rapp, Holy Bishops in Late Antiquity : the Nature of Christian Leadership in an Age of Transition, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2005, p. 248 ; J.-M. Carrié, « Le gouverneur romain à l’époque tardive », art. cité, p. 24. Pour une histoire détaillée de cette fonction, voir R. M. Frakes, Contra Potentium Iniurias : the Defensor Civitatis and Late Roman Justice, Munich, Verlag C. H. Beck, 2001. Voir D. Liebs, « Roman Law », art. cité, p. 241. J.-M. Carrié, « Le gouverneur romain à l’époque tardive », art. cité, p. 22 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 55 ; G. Rouillard, L’administration civile…, op. cit., p. 159-161. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 101. Ibid., p. 102 ; D. Liebs, « Roman Law », art. cité, p. 241.

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contradictio ou un libellus contradictorius dans lequel il déclarait son intention de réfuter l’accusation et entreprenait peut-être d’organiser sa défense13. Une autre procédure permettait au demandeur d’envoyer directement une pétition à l’empereur ; en réponse, l’autorité impériale envoyait un rescrit détaillant le point juridique et référant le litige à un juge compétent14. L’émission de l’édit gouvernoral ou du rescrit impérial ouvrait la voie à la rédaction d’une litis contestatio, dans laquelle l’objet du litige était établi et soumis au juge15. À partir du ve siècle, une procédure par libelle se développa, peu différente de la précédente, mais accentuant le rôle de l’autorité publique. Le demandeur adressait sa pétition (libellus conventionis) décrivant le défendeur et l’objet du litige au bureau du gouverneur16. La citation à comparaître n’était pas rédigée par le demandeur mais par le juge17. Seule cette procédure par libelle subsiste dans le droit de Justinien au vie siècle18. Jusqu’au ve siècle, l’audience devait avoir lieu dans les quatre mois suivant l’établissement de la litis contestatio19. Au vie siècle, avec la généralisation de la procédure par libelle, ce délai fut étendu à un an20. Le procès ne pouvait néanmoins s’ouvrir que dix (puis vingt) jours après le dépôt de la plainte, afin de laisser le temps à l’adversaire d’organiser sa défense21. L’audience réunissait les plaideurs et leurs avocats – dont l’éloquence orientait souvent l’issue du procès – autour du juge22 ; dans l’Antiquité tardive les débats n’avaient plus lieu en public, mais dans un secretarium, salle où n’accédaient que le juge et ses assistants, les parties et leurs avocats23. Selon le droit romain, la charge de la preuve incombait au demandeur (actori incumbit probatio)24. Les prétentions des parties pouvaient être étayées par 13.

14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24.

J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 791 ; R. Taubenschlag, The Law of GrecoRoman Egypt…, op. cit., p. 502-503 ; W. W. Buckland, A Text-Book of Roman Law. From Augustus to Justinian, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 665 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 104. Voir P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 398 et suiv. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 798 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 104. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 64-65 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 104-105. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 792-793. Ibid., p. 792. Sur cette procédure, voir également R. Taubenschlag, The Law of Greco-Roman Egypt…, op. cit., p. 504-505. R. Taubenschlag, The Law of Greco-Roman Egypt…, op. cit., p. 503. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 796. Collinet évoque un délai maximum de trois ans. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 382. Ibid., p. 172. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 107-108. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 795. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 344.

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plusieurs types de preuve. Le témoignage oral demeurait essentiel dans l’Antiquité tardive. Plus d’un témoin devait en principe être produit – donc deux au minimum en théorie ; en pratique, Justinien en exigeait cinq pour prouver l’exécution d’un contrat écrit ou en l’absence d’écrit25. Constantin avait songé un moment réduire ce nombre en autorisant la déposition isolée d’un évêque, mais généralisa finalement le principe testis unus, testis nullus26. Le témoignage de parents par le sang ou par alliance était rejeté, tout comme celui des esclaves, des hérétiques et des apostats27. Le statut social du témoin était considéré comme révélateur de la fiabilité de sa parole : selon une loi de 334, le témoignage des notables (honestiores) devait être privilégié. La personnalité et la position financière du témoin devaient être examinées par le juge – un pauvre étant plus susceptible d’être acheté28. L’étroite relation entre position sociale et fiabilité du témoin est une des particularités de la justice romaine, insiste Jill Harries29. Enfin, le témoin prêtait serment et déposait sur ce qu’il avait vu ou entendu30. La preuve écrite jouit par ailleurs d’une importance croissante, au point d’être souvent privilégiée par rapport aux témoignages31. Les documents privés originaux, pour peu qu’ils soient certifiés par les signatures d’au moins trois témoins, en vinrent à acquérir une valeur probatoire plus forte que le témoignage. Les documents notariés et les archives publiques pouvaient également être produits à l’audience. Les accusations de fraude et de forgerie allaient bon train et des experts en écritures pouvaient être convoqués pour authentifier des documents ; ils devaient alors témoigner sous serment32. Le serment prit une place grandissante dans la procédure. Alors que son caractère probatoire était considéré comme mineur en droit romain classique, les juges pouvaient, à l’époque de Justinien (vie siècle), le proposer à l’un des plaideurs, soit pour compléter une preuve insuffisante (serment supplétoire), soit 25. 26. 27. 28. 29. 30.

31. 32.

Ibid., p. 346. Pour un exemple égyptien, voir P.Lond. V 1709, où des témoins sont dits avoir été produits par un demandeur devant un defensor civitatis. L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 6-7. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 346. Voir R. Taubenschlag, The Law of GrecoRoman Egypt…, op. cit., p. 516. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 346. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 801 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 109. Voir A. Berger, Encyclopedic Dictionary of Roman Law, op. cit., p. 735-756. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 109. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 347. En ce qui concerne l’Égypte byzantine, néanmoins, aucun papyrus n’atteste que les témoins prêtaient serment. B. Palme, « Roman Litigation. Reports of Court Proceedings », version 02, Imperium and Officium Working Papers (IOWP), mai 2011, http://iowp.univie.ac.at/node/158 (consulté le 15 novembre 2012), p. 3. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 345 ; J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 801. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 346, 348-350 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 108-109.

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pour servir de preuve à part entière (serment décisoire). Un plaideur à qui le serment avait été déféré pouvait refuser de le prêter et le référer à son adversaire ; si ce dernier refusait à son tour de jurer, le juge rendait son verdict contre lui33. La prestation du serment avait lieu soit au tribunal, soit dans la maison d’une des parties en touchant les Évangiles, soit dans un oratoire34. Le juge demeurait néanmoins libre de considérer le serment comme probant et il semble que ce type de preuve soit demeuré secondaire35. De manière générale, le juge se prononçait sur la base de son intime conviction, sans être lié par aucune preuve (absence de système des preuves légales). L’aveu du défendeur faisait toutefois exception, car il entraînait automatiquement la condamnation36. Des minutes de l’audience étaient rédigées, incluant l’ensemble des arguments avancés par les plaideurs et des points juridiques en débat. Ces minutes pouvaient être produites devant une cour supérieure en cas d’appel. En effet la partie perdante pouvait, dans les trois jours qui suivaient le verdict, déposer un recours devant un tribunal de premier ressort (gouverneur) ou devant l’empereur et ses représentants (préfets prétoriens, préfets de Rome et Constantinople)37. Le juge devait lire son verdict aux parties et avait dix jours pour leur fournir une copie de son jugement38. De manière exceptionnelle, le juge pouvait refuser de statuer lui-même sur l’affaire et la renvoyer devant l’empereur (procédure de relatio)39. Les sources documentaires coptes, non datées mais remontant sans doute, pour une partie d’entre elles, aux vie et viie siècles, offrent un éclairage sur la mise en pratique de ces procédures en Égypte. Plusieurs ostraca consignent ainsi des témoignages, montrant l’importance de ce type de preuve chez les chrétiens de cette province40. D’autres enregistrent des serments, sans que le contexte

33. 34. 35.

36. 37. 38. 39. 40.

P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 353 ; J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 800-801. Voir R. Taubenschlag, The Law of Greco-Roman Egypt…, op. cit., p. 517. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 354. Ibid., p. 352-353 ; H. Silving, « The Oath I », The Yale Law Journal, 68, 1959, p. 1338-1339 ; J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain (ive-ve siècle), Paris, Sirey, 1958, p. 266. Sur les suites de ces types de serment en droit canonique, voir R. Naz, « Serment des parties », DDC, VII, p. 987-992. D’autres types de serment existaient dans l’Antiquité tardive, comme le serment de dilatione, prêté par un plaideur qui exigeait de son adversaire la production d’une preuve : il jurait qu’il ne présentait pas cette demande pour gagner du temps. Voir J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 800. P. Collinet, La procédure par libelle, op. cit., p. 355 ; J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 800. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 110-111. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 802 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 111-112. J. Gaudemet, Institutions de l’Antiquité, op. cit., p. 802. W. Till, Die koptischen Rechtsurkunden…, op. cit., p. 77 (Ep 101), 225 (ST 113).

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(judiciaire ou extrajudiciaire) ne puisse être déterminé41. Un parchemin copte, non daté, offre un point de vue plus clair sur la procédure. Ce document se présente comme un rescrit judiciaire, envoyé à un juge (un pagarque ?) qui a manifestement sollicité les instructions de son supérieur (le duc de Thébaïde ?) à propos de deux litiges fonciers entre un homme et une femme. Après avoir résumé les affirmations contraires des deux plaignants, l’auteur de la lettre définit la charge de la preuve : la femme, qui est en possession de la maison dont son adversaire revendique une partie, devra produire deux ou trois témoins fiables du contrat de vente qu’elle dit avoir en sa possession. Ils affirmeront que l’acte a été établi alors que l’adversaire de la femme était présent au village, sans qu’il prenne la peine de contester la transaction en justice. Si elle ne peut produire les témoins, elle sera appelée à prêter serment concernant le prix qu’elle prétend avoir payé pour la maison, auquel cas son adversaire devra lui payer sa part et la maison sera partagée entre les deux plaideurs. Dans la seconde affaire, qui oppose les mêmes plaignants à propos d’une terre – l’homme affirmant que leurs parents se sont accordés sur son partage, la femme prétendant le contraire –, l’auteur de la lettre demande que l’homme produise deux ou trois témoins fiables du contrat écrit ; s’il ne peut les produire, la femme devra être conduite à l’église où elle jurera que nul accord n’a été conclu42. Selon la grille de lecture proposée par les juristes musulmans, la procédure pourrait se résumer de la façon suivante : dans le premier cas, la charge de produire des témoins incombe au défendeur, ainsi que le serment en cas d’échec du témoignage ; dans le second, la charge d’apporter une preuve testimoniale (et/ou documentaire) incombe au demandeur, le serment au défendeur.

1.1.2. L’arbitrage La justice étatique était onéreuse – les parties devaient payer à chaque étape du procès – et beaucoup préféraient s’en remettre à des institutions parallèles. La médiation de personnes privées échappait au domaine du judiciaire, aucune sentence n’étant rendue et le tiers n’agissant qu’en vue d’accorder les parties sur un moyen terme. L’arbitrage, en revanche, était une forme courante d’adjudication : les parties en conflit s’accordaient sur la personne d’un arbitre et s’engageaient à respecter sa sentence. La décision arbitrale pouvait par ailleurs être mise à exécution par l’autorité étatique43. La procédure devant un arbitre était elle aussi 41.

42. 43.

Ibid., p. 21 (BKU 97), 210-211 (OMH 88-95), 225 (ST 111), 241 (VC 34-36). D’autres furent certainement prononcés dans un contexte judiciaire, comme ce serment (négatif, venant sans doute d’un défendeur) prononcé en l’an 701 devant un lashane (chef de village) : ibid., p. 49 (CO 131). Certains documents laissent par ailleurs supposer que des témoins pouvaient être appelés à prêter serment : ibid., p. 72 (CO Ad 42). Ibid., p. 198-200 (KRU 122). J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 172-175.

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réglementée par le droit romain. Les plaideurs devaient tout d’abord rédiger un document, le compromissum, dans lequel l’objet du litige était décrit ainsi que ses acteurs, l’identité du ou des arbitres et les délais accordés à ce(s) dernier(s) pour se prononcer. Les parties acceptaient d’avance la sentence comme contraignante et s’engageaient à la respecter sous peine de devoir payer une amende fixée au préalable44. Une fois les parties d’accord sur les modalités de l’arbitrage, l’arbitre convoquait le défendeur45. La procédure s’inspirait ensuite de celle suivie devant le iudex ; les mêmes catégories de preuves étaient utilisées et les plaideurs se faisaient souvent assister d’avocats, la principale différence étant que l’arbitre n’était pas tenu de se conformer au droit romain46. La sentence de l’arbitre était rédigée sous la forme d’un accord entre les parties, nommé dialysis47. À la différence du procès devant un iudex, la sentence arbitrale ne pouvait faire l’objet d’aucun recours en appel48. Les arbitres étaient généralement choisis parmi les hommes les plus éminents de la communauté. Dans la Palaestina Tertia du vie siècle, un papyrus de Petra mentionne ainsi un arbitrage rendu par le phylarque ǧafnide/ġassānide Abū Karib (en grec, Abou Cherebos) à propos d’une vigne en litige49. En Égypte, un dossier de papyrus coptes et grecs en provenance d’Edfou permet de retracer les étapes d’un long conflit qui se termina vraisemblablement par l’arbitrage de deux illustres notables en 64650. Avec la christianisation de l’Empire romain, nombre 44.

45. 46. 47. 48. 49.

50.

Sh. Allam, « Observations on Civil Jurisdiction in the Byzantine and Early Arabic Egypt », dans Janet H. Johnson (dir.), Life in a Multi-Cultural Society : Egypt from Cambyses to Constantine and Beyond, Chicago, The Oriental Institute of the University of Chicago, 1992, p. 3 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 176-178. Pour des exemples égyptiens, voir W. Till, Die koptischen Rechtsurkunden…, op. cit., p. 45 (CO 42), 59 (CO 295) ; L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 5 (P.Lond. V 1709). J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 179. Ibid., p. 175. Sh. Allam, « Observations on Civil Jurisdiction… », art. cité, p. 5 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 179. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 175. M. Kaimio, « P.Petra inv. 83 : A Settlement of Dispute », dans Atti del XXII Congresso Internazionale di Papirologia, Florence, 2001, p. 723. Voir la traduction du texte par le même auteur dans The Petra Papyri IV, p. 70, 73. Le terme « phylarque » fut employé au ve siècle par les sources grecques pour désigner les chefs (ou « rois ») arabes foederati de Byzance ; au vie siècle, les phylarques devinrent des officiers nommés par le pouvoir byzantin – bien que certains aient réussi à maintenir un principe d’hérédité. Les phylarques étaient subordonnés au dux de leur province. I. Shahîd, Byzantium and the Arabs in the Fifth Century, Washington, Dumbarton Oaks, 1989, p. 500-502. Sur Abū Karib, qui régna en Palaestina Tertia (province incluant le Sinaï ainsi que la partie nord du Hedjaz) aux alentours de 530-540, voir I. Shahîd, Byzantium and the Arabs in the Sixth Century, Washington, Dumbarton Oaks, 1995, I-1, p. 124-130 ; I-2, p. 845-846. Sh. Allam, « Observations on Civil Jurisdiction… », art. cité, p. 1-2, 5. Allam commence par évoquer une « médiation » (p. 2), mais montre plus loin que la façon dont un des plaideurs renonce subitement à ses prétentions, à la fin, laisse soupçonner qu’il fut contraint de signer sa renonciation par une sentence arbitrale (p. 5).

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de plaideurs décidaient de s’adresser à des saints hommes parés d’une autorité ascétique reconnue51. Certains soumettaient également leurs litiges à des ecclésiastiques, notamment aux évêques52 : le même papyrus de Petra fait état d’un arbitrage rendu par deux hommes, dont un clerc53. C’est que le rôle judiciaire de l’Église se vit très tôt reconnu par l’État romain, comme nous le verrons plus loin.

1.2. Les institutions judiciaires sassanides 1.2.1. Les acteurs de la justice La justice sassanide était indissociable du zoroastrisme : l’alliance des rois de la dynastie avec les prêtres de cette ancienne religion leur garantissait la légitimité qui leur faisait défaut lors de leur avènement en 224 ap. J.-C., et en retour le clergé zoroastrien fut associé au pouvoir54. La production du droit était en grande partie contrôlée par le clergé et la plupart des juges officiels étaient des prêtres55. Le système judiciaire se caractérisait par une forte structure hiérarchique. Le juge suprême de l’Empire sassanide était le roi des rois, qui semble avoir présidé des procès criminels – cas d’apostasie, de haute trahison56. Il était secondé par le mōbedān mōbed (ou magupatān magupat), grand prêtre zoroastrien, qui jugeait sans même recevoir les plaideurs et dont le jugement était considéré comme infaillible57. Un autre personnage mal connu portait le titre de « juge de l’empire » (shahrdādwar ou dādwar ī dādwarān) ; il était manifestement chargé de

51. 52. 53. 54. 55. 56.

57.

Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 250-251. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 230 ; A. Dumas, « Juridiction ecclésiastique », DDC, VI, p. 236-238 ; R. M. Frakes, Contra Potentium Iniurias…, op. cit., p. 198. M. Kaimio, « P.Petra inv. 83 », art. cité, p. 721. J. Jany, Judging…, op. cit., p. 27. Ibid., p. 146-147. A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, 2e éd., Copenhague, Ejnar Munksgaard, 1944, p. 301 ; id., L’empire des Sassanides. Le peuple, l’État, la cour, Copenhague, Bianco Lunos Bogtrykkeri, 1907, p. 73 ; M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. ; M. Macuch, « Judicial and Legal Systems iii », EIr, s.v. ; Chr. Jullien, « Peines et supplices dans les Actes des martyrs persans et droit sassanide : nouvelles prospections », Studia iranica, 33, 2004, p. 249 ; J. Jany, Judging…, op. cit., p. 64. Voir T. Daryaee, Sasanian Persia. The Rise and Fall of an Empire, Londres, I. B. Tauris, 2009, p. 42. Pour un exemple de sa justice au vie siècle, voir Chronique de Séert (Histoire nestorienne), éd. et trad. fr. par Addaï Scher, dans Patrologia orientalis, VII, 1950, II-1, p. 179-180. A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », art. cité, p. 679 ; M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. ; J. Jany, Judging…, op. cit., p. 55. Voir The Book of a Thousand Judgements (A Sasanian Law-Book), éd. et trad. par Anahit Perikhanian, trad. du russe par Nina Garsoïan, Costa Mesa, Mazda Publishers, 1997, p. 299.

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superviser l’ensemble des juges secondaires58. Si d’autres hauts fonctionnaires étaient investis de pouvoirs judiciaires59, la justice dans les provinces se trouvait surtout aux mains de dādwar-s organisés selon une stricte hiérarchie. Les dādwar-s ī mas (grands juges/juges seniors) disposaient d’une autorité supérieure aux dādwar-s ī kas (petits juges/juges juniors) et pouvaient être saisis en appel contre les décisions de ces derniers60. Dans certains cas, le procès pouvait être conduit par deux juges, qui soit jugeaient de concert, soit prenaient chacun parti pour un des plaideurs, agissant alors à la fois comme juges et avocats61. Les prêtres des provinces, appelés mōbed-s (syr. mōhpaṭā), pouvaient être investis de prérogatives judiciaires – ce qui apparaît notamment dans les sources du ve siècle62. Ils avaient à ce titre le pouvoir de réviser les jugements des dādwar-s63. Vers la fin de l’époque sassanide, les prêtres du feu (hērpat ou ḥirbāḏ) se virent également reconnaître un pouvoir juridictionnel important64. Dans les villages éloignés de la juridiction des dādwar-s, la justice était sans doute rendue, au quotidien, par des dēhkān65. Il semble enfin que des juges militaires (spāh dādwar) aient officié au sein de l’armée66. Cette justice étatique, administrée 58.

59. 60. 61. 62.

63. 64. 65. 66.

A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, op. cit., p. 300 ; M. Macuch, Das Sasanidische Rechtsbuch « Mātakdān I Hazār Dātistān » (Teil II), Wiesbaden, Kommissionsverlag Franz Steiner, 1981, p. 13 ; id., « Judicial and Legal Systems iii », EIr, s.v. Sur ses différentes appellations, voir M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. Voir U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 44. Voir également M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 85, 281. A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, op. cit., p. 300 ; M. Macuch, Das Sasanidische Rechtsbuch, op. cit., p. 15. M. Macuch, Das Sasanidische Rechtsbuch, op. cit., p. 14 ; M. Shaki, « Dādwar », EIr, s.v. Voir A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, op. cit., p. 300 ; T. Daryaee, Sasanian Persia, op. cit., p. 126, 129, 132, 141 ; J. Jany, Judging…, op. cit., p. 54. M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 281-282. Selon Daryaee, qui interprète dans ce sens un passage du Madīyān ī Hazār Dādestān, il semblerait que les dādwar-s aient été placés sous l’autorité du mōbed. T. Daryaee, Sasanian Persia, op. cit., p. 132. Voir également The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 227, 295 ; J. Jany, Judging…, op. cit., p. 28. D’après la Lettre de Tansar, le mōbed était également saisi à la mort d’un individu pour répartir son héritage conformément à la loi. Lettre de Tansar, p. 528-529. Sur cette source, voir notamment N. Pigulevskaja, Les villes de l’État iranien aux époques parthe et sassanide. Contribution à l’histoire sociale de la Basse Antiquité, Paris/La Haye, Mouton, 1963, p. 100-101. J. Jany, Judging…, op. cit., p. 54. Voir aussi Chr. Jullien, « Peines et supplices… », art. cité, p. 248-249. M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 285. Sur les incertitudes pesant sur les attributions judiciaires exactes des prêtres, voir U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 45. A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, op. cit., p. 300 ; id., L’empire des Sassanides, op. cit., p. 69. A. Christensen, L’empire des Sassanides, op. cit., p. 69 ; M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v.

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par des représentants de l’administration sassanide, est le mode de gestion des conflits le mieux documenté. En parallèle, d’autres personnages, portant les titres de dādwar ī pasēmār (juge du défendeur) et de dādwar ī pēšēmārān (juge du demandeur) purent jouer un rôle d’arbitres choisis par consentement mutuel des plaideurs67. Les juges disposaient d’un sceau leur permettant de certifier les documents qu’ils émettaient ; d’après le Livre des mille jugements, ils devaient le retourner à l’autorité délégante au moment de leur révocation68. La justice sassanide employait un personnel subalterne, notamment des scribes (dibīr) chargés de tenir les minutes du tribunal et de rédiger les documents produits par ce dernier. Plusieurs scribes semblaient attachés à chaque juge : un décret datant du règne de Khosrō Ier (r. 531-579) limite leur nombre à quatre par tribunal69. Le Livre des mille jugements mentionne aussi le parēzvān/frēzwān, officier probablement chargé de mener enquête sur certaines plaintes et de préparer des procès70. Il devait vérifier l’identification des plaideurs et des sceaux, ce qui fit l’objet de controverses : tandis que certains juristes sassanides déclaraient que seul le juge était compétent pour identifier les personnes, et qu’il devait donc mener lui-même l’enquête sur les plaideurs, d’autres acceptaient que le parēzvān joue un rôle en la matière mais le tenaient pour responsable – sur sa liberté – en cas d’erreur71. Le rad, juge intervenant dans les litiges réglés par ordalie, pouvait être assisté d’un war-salār, chargé d’appliquer l’épreuve ordonnée par le juge72. Le Livre des mille jugements évoque enfin la personne du geôlier (zēndānpān), dont on ignore la relation exacte qu’il entretenait avec l’appareil judiciaire. Il semble qu’il jouissait d’une autorité importante, et qu’il était habilité à identifier, dans sa prison, les détenus et leurs condamnations respectives73.

67.

68. 69. 70. 71. 72. 73.

M. Macuch, Das Sasanidische Rechtsbuch, op. cit., p. 14 ; id., « Judicial and Legal Systems iii », EIr, s.v. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 271. Pour A. Perikhanian (« Iranian Society and Law », art. cité, p. 677), ces deux juges siégeaient de manière collégiale lors des procès ordinaires. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 267. Voir M. Macuch, « The Use of Seals », art. cité, p. 84. A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », art. cité, p. 676 ; J. Jany, Judging…, op. cit., p. 55. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 191. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 297. Ibid., p. 301. Voir également M. Macuch, « The Use of Seals », art. cité, p. 80 ; R. Gyselen, « À propos du droit sassanide », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 31, 1988, p. 245 ; J. Jany, Judging…, op. cit., p. 63. M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. ; R. Gyselen, « À propos du droit sassanide », art. cité, p. 245. M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. ; The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 299.

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1.2.2. Procédures Les procédures suivies par l’administration judiciaire sassanide sont surtout connues grâce au Livre des mille jugements (Madīyān ī hazār dādestān), recueil juridique zoroastrien composé au début du viie siècle74, traduit en allemand et analysé par Maria Macuch75. Comme le reste du droit zoroastrien, celui des procédures semble avoir reposé sur deux fondements : le chāshtag, ou doctrine juridique dominante, produite par des « écoles » sur lesquelles nous sommes mal informés76 ; le kardag, qui correspondrait selon János Jany à la « coutume » des tribunaux, susceptible de combler des vides dans la doctrine dominante77. Dans la mesure où le Livre des mille jugements repose simultanément sur ces deux sources, au demeurant mal connues, nous ne les distinguerons pas dans l’analyse des procédures qui suit. Un procès s’ouvrait lorsqu’un demandeur (pēšēmāl) déposait une plainte contre un défendeur (pasēmāl)78. Lors d’une audience préliminaire, le tribunal enregistrait par écrit les déclarations des plaideurs. Le juge fixait alors une date pour le procès – un an au plus après l’audience préliminaire79. Celui-ci commençait le matin du jour déterminé et un jugement devait être rendu avant le soir80. Le refus de comparaître était considéré comme une obstruction à la justice et passible d’une condamnation à verser une amende ou un gage (conservé jusqu’à la fin du 74.

75.

76. 77. 78. 79. 80.

M. Macuch, Rechtskasuistik…, op. cit., p. 9 ; id., « Judicial and Legal Systems iii », EIr, s.v. et « Mādayān ī hazār dādestān », EIr, s.v. Selon Maria Macuch, l’auteur de cette compilation, appelé Farrokhmard ī Wahrāmān, semble s’être appuyé sur des documents émis par des tribunaux. Sur cette source, voir également N. Pigulevskaja, Les villes de l’État iranien, op. cit., p. 102-106. D’autres ouvrages de droit zoroastrien sont connus : le Dādestān ī dēnīg (Les jugements religieux), série de responsa composés dans la seconde moitié du ixe siècle par Mānūšihr, grand prêtre zoroastrien du Fārs et du Kirmān (The Dâdistân-i Dînîk and the Epistles of Mânûshîhar, trad. par E. W. West dans The Sacred Books of the East, éd. par F. M. Müller, XVIII, Oxford, Clarendon Press, 1882) ; le Rivāyat ī hēmīt ī ašawahistān, sans doute composé au xe siècle par un autre grand prêtre des mêmes provinces (Rivāyat-i Hēmīt-i Ašawahistān. A Study in Zoroastrian Law, éd. et trad. par N. Safa-Isfehani, s. l., Harvard University Printing Office, 1980). Néanmoins dans ces ouvrages plus tardifs, composés à une époque où la religion zoroastrienne était en net recul face à l’islam, nous n’avons trouvé aucune allusion concrète à l’exercice de la justice. Les développements qui suivent reposent principalement sur les synthèses de M. Macuch, « Judicial and Legal Systems iii », EIr, s.v., et de A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », art. cité, p. 676-679. Lorsque nous renvoyons à la traduction anglaise du Livre des mille jugements, il s’agit soit d’illustrer cette analyse (auquel cas la référence est précédée de « voir »), soit d’apporter des précisions complémentaires. Sur ces écoles, voir J. Jany, Judging…, op. cit., p. 148-149. Sur la notion de chāshtag, voir id., « The Four Sources of Law in Zoroastrian and Islamic Jurisprudence », Islamic Law and Society, 12, 2005, p. 303-307. J. Jany, Judging…, op. cit., p. 175-176. M. Macuch, « Judicial and Legal Systems iii », EIr, s.v. A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », art. cité, p. 677. J. Jany, Judging…, op. cit., p. 57.

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procès) de valeur égale à l’objet du litige. Toute autre entrave au bon déroulement de l’audience pouvait faire l’objet d’une condamnation ; au bout de trois obstructions par le même plaideur, le juge rendait un verdict définitif en faveur de son adversaire81. Le Livre des mille jugements recommande par ailleurs de faire décapiter tout individu accusé de crime passible de la peine de mort qui ne répondrait pas à la convocation du tribunal82. Les parties comparaissaient en personne ou étaient représentées par un ou deux fondés de pouvoir légalement mandatés (appelés yādag-gōw ou dastwar)83. Le mandataire devait prouver la légalité de sa délégation en produisant devant le juge un mandat écrit84. À défaut, sa représentation du plaideur était limitée : il ne pouvait prêter serment en son nom, à moins de jurer au préalable qu’il agissait bien en tant que fondé de pouvoir du plaignant85. Il semble que le demandeur ne pouvait recourir à un mandataire sans l’accord du défendeur ; selon le Livre des mille jugements, ce consentement devait être entériné par le juge86. Un mandataire pouvait lui-même témoigner en faveur de son client87. Les plaideurs se tenaient tous deux à une distance de trois pas du juge88. Lors de l’audience préliminaire, une fois l’identité détaillée des plaideurs établie89, le demandeur exposait sa plainte et le défendeur sa défense. Les déclarations des deux parties étaient couchées par écrit dans un procès-verbal (sakhwan nāmag) validé par l’apposition des sceaux de chaque plaideur90. Si le défendeur modifiait ses déclarations au cours du procès – notamment en faveur d’une version moins crédible –, le juge pouvait le condamner sur-le-champ91. Le juge devait ensuite déterminer la partie à laquelle revenait la charge de la preuve. Il n’y avait pas de principe général : les formules employées par les parties dans le contrat faisant l’objet du procès déterminaient laquelle devait 81. 82. 83. 84. 85. 86. 87. 88. 89. 90.

91.

A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », art. cité, p. 678-679. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 49, 55, 273. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 57. M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 187. A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », art. cité, p. 677. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 301. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 187, 191. Ibid., p. 189. M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 293. Le commentaire de Perikhanian suggère que les plaideurs se tenaient également à trois pas l’un de l’autre. A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », art. cité, p. 677. M. Macuch, « The Use of Seals », art. cité, p. 81 ; id., Rechtskasuistik und Gerichtspraxis zu Beginn des siebenten Jahrhunderts in Iran. Die Rechtssammlung des Farroḫmard i Wahrāmān, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1993, p. 527. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 293, 299. J. Jany, Judging…, op. cit., p. 58.

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prouver ses droits. Dans bien des cas – notamment lors de litiges relatifs à la propriété –, il incombait au défendeur de prouver que les affirmations de son adversaire étaient infondées92. Les principales preuves légales étaient le témoignage et la preuve écrite. La preuve testimoniale requérait la déposition de trois personnes au minimum93. Les officiers de l’État témoignant dans leur domaine de spécialité, ou encore le mōbedān mōbed, faisaient exception à cette règle et pouvaient déposer seuls94. Les documents portant les sceaux de témoins ou de fonctionnaires avaient en outre valeur de preuve, et le juge établissait leur validité par un examen scrupuleux des sceaux. Les écrits certifiés par le sceau d’un fonctionnaire apparaissaient comme de meilleures preuves que ceux portant les cachets de simples témoins95. Les juristes sassanides étaient divisés quant à la capacité des femmes à témoigner : la coutume des tribunaux (kardag) n’y était pas favorable, pas plus qu’au témoignage des mineurs et des esclaves. En revanche le droit civil acceptait celui des femmes libres et disposant d’elles-mêmes, y compris en faveur de leur mari si elles n’avaient pas d’intérêt dans le procès96. Deux autres modes de preuve étaient utilisés : le serment – lié à une procédure d’ordalie – et la preuve circonstancielle. Selon les cas, le serment pouvait se voir déféré au demandeur ou au défendeur97 – normalement à la partie considérée comme la plus fiable98. Un rituel accompagnait la prestation de serment : le plaideur jurait dans un lieu qui y était spécifiquement dédié, à une date précise du mois, sous le regard d’un officier affecté au contrôle de cette procédure (le war-salār). Celle-ci pouvait s’accompagner d’une ordalie supervisée non par un juge ou un mōbed, mais par un rat : dans certains cas, la partie à laquelle était déféré le serment (pour jurer de l’exactitude ou de l’inexactitude d’une situation) subissait une épreuve physique – entrer dans le feu, recevoir du cuivre en fusion sur la poitrine (ordalie chaude), boire du soufre ou être immergé dans un fleuve (ordalie froide) – après l’avoir prononcé99. L’ordalie jouait un rôle décisif en 92. 93. 94. 95. 96. 97. 98. 99.

Ibid., p. 59. M. Macuch, « Judicial and Legal Systems iii », EIr, s.v. J. Jany affirme qu’un seul témoin suffisait, mais semble avoir mal compris Macuch sur ce point. J. Jany, Judging…, op. cit., p. 59. Le témoignage du mōbedān mōbed était considéré comme fiable et n’avait pas besoin d’être appuyé d’un serment. J. Jany, Judging…, op. cit., p. 55. Voir M. Macuch, « The Use of Seals », art. cité, p. 80, 84. M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 53, 55 (exemples de serments prêtés par des demandeurs, p. 55, § 14, 7-12 ; § 14, 12-17 ; p. 187, § 76, 4-13). J. Jany, Judging…, op. cit., p. 60. A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, op. cit., p. 305 ; A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », art. cité, p. 679 ; M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. ; Chr. Jullien, « Peines et supplices… », art. cité, p. 257-258. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 53. Un passage de la même source suggère néanmoins, dans sa traduction anglaise,

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cas de suspicion de crime100. L’absorption d’un liquide sulfureux par les parties pouvait aussi servir à les départager101. Les modalités d’application de l’ordalie dépendaient de la position sociale du plaideur ; les individus jouissant d’une bonne réputation y échappaient102. Le serment donnait lieu à la rédaction d’un document scellé, attestant que la procédure avait respecté les règles103. Le plaideur qui refusait de jurer se rendait coupable d’obstruction et se voyait frappé d’une condamnation provisoire104. Les preuves circonstancielles jouaient pour leur part un rôle important en matière pénale – apostasie, hérésie, haute trahison, mais aussi vol, brigandage et assassinat. Même en matière civile, le juge devait prendre les circonstances en considération avant de rendre son jugement. À tout moment du procès, le demandeur avait le droit de demander une suspension d’audience, soumise au consentement du défendeur. Tant que le juge n’avait pas rendu son verdict, les parties demeuraient libres de conclure un accord à l’amiable qui mettait alors fin au procès. Un défendeur ne pouvait intenter lui-même une action en justice contre un tiers tant que son procès n’était pas terminé105. Le jugement était couché par écrit106, tandis que les minutes scellées étaient placées dans des archives (dīwān)107. Tous les documents émis par le tribunal avaient par la suite valeur de preuve108. Les parties pouvaient soit se déclarer satisfaites du verdict, soit faire appel de ce dernier devant l’autorité supérieure – sauf pour les jugements concernant de faibles sommes, dont on ne pouvait faire appel109. La justice était payante et, afin d’obtenir une copie du jugement, les

100. 101. 102. 103. 104. 105. 106. 107. 108. 109.

que le serment pouvait servir d’alternative à l’ordalie. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 55 (§ 14, 2-5). Le catholicos Mār Abbā aurait dû se soumettre à une ordalie au vie siècle (Histoire de Mār Abba, catholicos de l’Orient. Martyres de Mār Grigor, général en chef du roi Khursro Ier et de Mār Yazd-Panāh, juge et gouverneur, éd. et trad. par F. Jullien, Louvain, Peeters, 2015, II, p. l). Sur l’ordalie, voir encore A. Christensen, L’empire des Sassanides, op. cit., p. 73. A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, op. cit., p. 304. Chr. Jullien, « Peines et supplices… », art. cité, p. 258, n. 105. M. Shaki, « Judicial and Legal Systems ii », EIr, s.v. J. Jany, Judging…, op. cit., p. 60 ; The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 269. J. Jany, Judging…, op. cit., p. 61. Ibid., p. 61. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 271. Le § A14, 7-9 précise : As regards a judicial decision which was improperly rendered : the drawing up of a subsequent document by the same judge is to be considered invalid. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 191. Voir aussi M. Macuch, « The Use of Seals », art. cité, p. 84. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 299. A. Perikhanian, « Iranian Society and Law », art. cité, p. 678. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 33, 293.

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parties devaient verser au tribunal une somme proportionnelle à la valeur de l’objet en litige – entre 22 et 30 % de son prix, mais avec un plafond de deux ou trois drachmes110.

* Les institutions judiciaires sassanides, en théorie conçues pour résoudre les litiges des zoroastriens – qui devaient s’adresser à elles même pour les délits mineurs111 –, n’étaient néanmoins pas fermées aux autres communautés. Les tribunaux étatiques avaient compétence sur les litiges entre membres de groupes religieux différents112. Les chrétiens et les juifs de l’Empire sassanide reconnaissaient leur autorité et y recouraient, comme en témoignent tant la littérature hagiographique syriaque que le fameux Livre des mille jugements113. Au vie siècle, le synode d’Išoʿyahb reprochait à certains chrétiens de comploter entre eux et de recourir à des tribunaux « étrangers » (bēt dīnō nūkrōyō) afin de perdre leurs prochains114. En appeler aux institutions sassanides n’était pourtant pas la seule option pour les chrétiens de l’Empire perse. Notant que depuis le iiie siècle, au moins, les évêques étaient incités à intervenir dans les conflits qui menaçaient l’unité de leur communauté, Richard Payne insiste sur le rôle de médiateurs qui leur incombait auprès de leurs ouailles115. Malgré l’absence d’informations avant le vie siècle, nous verrons que les représentants du clergé furent rapidement saisis comme arbitres de contentieux entre chrétiens, comme dans l’Empire romain. L’existence de tribunaux au sein des communautés juives de l’Empire sassanide est encore mieux attestée.

110. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 275 ; J. Jany, Judging…, op. cit., p. 59. Selon l’interprétation de Perikhanian (« Iranian Society and Law », art. cité, p. 678), les frais de procès incombaient à la partie perdante. 111. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 269. Voir U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 47. 112. T. Daryaee, Sasanian Persia, op. cit., p. 56. 113. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 47-48 ; R. Payne, Christianity and Iranian Society in Late Antiquity, ca. 500-700 CE, Ph.D. dissertation, Princeton University, 2009, p. 164-165. 114. J.-B. Chabot, Synodicon orientale, op. cit., p. 155/415. 115. R. Payne, Christianity and Iranian Society…, op. cit., p. 168.

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2. LA JUSTICE DES COMMUNAUTÉS JUIVES DU PROCHE-ORIENT

Dans l’histoire du judaïsme, la période tardo-antique qui précède l’émergence de l’Islam est qualifiée d’époque talmudique. Elle se subdivise elle-même en trois sous-périodes : celle dite des Tana’im (« récitants »), du ier au iiie siècle de notre ère ; celle des Amora’im (« expositeurs »), du iiie au ve siècle ; celle, enfin, des Savora’im (« raisonneurs ») au ve siècle. Les deux premières sous-périodes virent l’élaboration des sources de la littérature rabbinique classique – la Mishna et les deux Talmuds de Jérusalem et de Babylone, ce dernier achevant d’être constitué autour du vie siècle116. Au moment de l’apparition de l’Islam, des communautés juives étaient réparties dans tout le Proche-Orient, depuis l’Égypte jusqu’au Yémen, en passant par l’Arabie centrale117. Les principales sources sont néanmoins concentrées dans deux provinces : la Palestine, en territoire romain puis byzantin ; la Babylonie (Irak), en territoire perse. C’est dans les communautés juives de ces deux régions que furent élaborés les textes normatifs au fondement de la culture rabbinique, réunis dans leurs Talmuds respectifs. Ces sources étant écrites en araméen mélangé à de l’hébreu, et leur lecture, même en traduction, nécessitant un haut degré d’expertise, nous nous appuierons ici avant tout sur les études élaborées à partir de ces matériaux. Il convient néanmoins de signaler que la reconstitution historique des principaux aspects de la vie et des institutions des juifs après la destruction du second Temple repose surtout, si ce n’est en totalité, sur ces deux Talmuds, qui sont des sources hautement problématiques. Non seulement les textes dont ils sont constitués demeurent difficiles à dater avec précision, mais leur portée dépend de la place que les rabbins occupaient dans les sociétés juives dites talmudiques. Or, comme le souligne Seth Schwartz, cette question demeure jusqu’ici irrésolue : nulle source ne permet de déterminer avec certitude s’il s’agissait d’autorités juridiques largement reconnues, bénéficiant de positions institutionnelles, ou si au contraire les rabbins des premiers siècles de notre ère constituaient des figures marginales du judaïsme, aspirant à une autorité qu’elles ne se virent pas reconnue pendant l’Antiquité118. Les développements qui suivent sont donc avant tout théoriques : ils synthétisent 116. R. Brody, The Geonim of Babylonia and the Shaping of Medieval Jewish Culture, New Haven, Yale University Press, 2013 (1re éd. 1998), p. 4. Les spécialistes du Talmud babylonien ajoutent maintenant une quatrième période, celle des « Stamma’im ». Ce terme moderne désigne la « voix anonyme » responsable de l’élaboration finale du Talmud, parfois (mais pas toujours) associée à la catégorie des Savora’im. Voir M. Vidas, Tradition and the Formation of the Talmud, Princeton, Princeton University Press, 2014, p. 3-4. 117. Voir P. Fenton, « Les juifs en Arabie au début du viie siècle », dans Th. Bianquis, P. Guichard, M. Tillier (dir.), Les débuts du monde musulman, op. cit. 118. S. Schwartz, « The Political Geography of Rabbinic Texts », dans C. E. Fonrobert, M. S. Jaffee (dir.), The Cambridge Companion to the Talmud and Rabbinic Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 76, 83, 89-90.

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l’image, peu historicisée, que les Talmuds de Jérusalem et de Babylone offrent du fonctionnement des tribunaux juifs et des normes que les rabbins voulaient y voir appliquées.

2.1. Les autorités judiciaires 2.1.1. Dans l’Empire byzantin Les codifications successives du droit romain dans l’Antiquité tardive définirent la place des tribunaux des principaux groupes monothéistes de l’Empire. Les juifs de Palestine et de la diaspora possédaient leurs propres institutions, qui pendant des siècles fonctionnèrent parallèlement au système judiciaire étatique romain, sans que leur existence ne soit remise en cause. Depuis l’édit de Caracalla en 212, cependant, les juifs de l’Empire étaient devenus citoyens et relevaient en théorie de la juridiction romaine. En 398, une constitution de l’empereur d’Orient Arcadius, reprise dans le Code Théodosien, vint en théorie restreindre les compétences civiles des tribunaux juifs : ces derniers ne pouvaient plus contraindre les parties à comparaître, mais celles-ci devaient se présenter de leur plein gré. La justice des juifs était ainsi assimilée à l’arbitrage, dont elle suivait les procédures. Afin que la sentence rendue soit exécutoire, les plaideurs devaient au préalable avoir signé un compromissum. En 529, puis 539, Justinien légiféra à son tour sur le sujet : les juifs n’étaient pas obligés de prêter serment lors de la signature du compromissum, à la différence des autres arbitrages, ni de s’engager de manière expresse à appliquer la sentence. De fait, les tribunaux juifs continuèrent de fonctionner librement119. Jusqu’au ier siècle de notre ère, les juifs disposaient d’une haute cour de justice, le « Sanhedrin Gedolah », composée de 71 juges qui siégeaient dans le temple à Jérusalem. Cette cour n’était pas qu’un tribunal mais disposait aussi de pouvoirs législatifs et administratifs. Après la destruction du second Temple en 70 ap. J.-C., le Sanhedrin fut transféré à Jabneh120, au sud de Jaffa, où il demeura le principal tribunal et le centre religieux des juifs de Palestine pendant près de deux siècles. Au ive siècle – voire dès le iiie –, le patriarche (nasi), président du Sanhedrin, déléguait son pouvoir judiciaire à des rabbins et, peut-être à des élites laïques. Vers le milieu du iiie siècle, l’institution perdit de son rayonnement en

119. J. Juster, Les juifs dans l’Empire romain. Leur condition juridique, économique et sociale, Paris, Paul Geuthner, 1914, II, p. 101-105 ; J. Harries, « Creating Legal Space : Settling Disputes in the Roman Empire », dans C. Hezser (dir.), Rabbinic Law in its Roman and Near Eastern Context, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003, p. 63-65, 77 ; H. Lapin, Rabbis as Romans : The Rabbinic Movement in Palestine, 100-400 CE, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 120-121. 120. Sur cette ville, voir M. Avi-Yonah, M. D. Herr, « Jabneh », EJ2, XI, p. 9-10.

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raison de l’influence croissante des autorités juives de Babylonie, et disparut au début du ve siècle121. Les autorités talmudiques considéraient qu’un tribunal, appelé bet din (héb., « maison de justice »), devait être implanté dans chaque communauté. Les villages de moins de 120 habitants ne devaient avoir qu’un bet din de trois juges (dayyan-s). Dans les localités plus grandes, la cour devait être composée de 23 juges et portait le nom de « Sanhedrin Kettanah122 ». La justice des communautés juives devait être collégiale : un minimum de trois juges devait être réuni à l’audience123, placée sous la présidence du av bet din, le « père du tribunal »124. Au-delà de cette vision théorique, Hayim Lapin a récemment mis en évidence une évolution des tribunaux rabbiniques de Palestine entre le iie et le ive siècle. À l’époque des Tana’im, la « justice » juive semble s’être limitée à des formes non contraignantes de consultations juridiques, le plus souvent en matière rituelle, destinées aux seuls membres les plus pieux de la communauté125. Sous les Amora’im, en revanche, le champ d’action de la juridiction rabbinique, destinée à une plus grande variété de fidèles, s’élargit à un plus grand nombre d’affaires – dettes, propriétés, ventes, successions, etc.126. Le Talmud de Jérusalem laisse penser que la justice rabbinique fonctionnait comme une institution arbitrale, à l’instar de ce que préconisait le droit romain : les « juges », qui n’étaient pas toujours trois mais pouvaient siéger par paires, voire de manière isolée, ne pouvaient agir qu’avec le consentement des parties127.

2.1.2. Dans l’Empire sassanide Dans l’Irak et l’Iran sassanides, les juifs constituaient une forte minorité au sein de la population rurale araméophone, notamment autour de l’ancienne Babylone – dans ce que les Arabes appelèrent le Sawād. Les habitants de Pumbedita, Nehardea, Mahoza, Kutha, Sura et Neresh appartenaient en partie à la 121. H. H. Cohn, I. Levitats, M. Drori, « Bet Din and Judges », EJ2, III, p. 513, 515 ; G. Y. Blidstein, « Nasi », EJ2, XIV, p. 784-785 ; S. H. Resnicoff, « Autonomy in Jewish Law. In Theory and in Practice », Journal of Law and Religion, 24, 2008-2009, p. 523-524 ; S. Schwartz, « The Political Geography… », art. cité, p. 78-80 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 41-43. 122. H. H. Cohn, I. Levitats, M. Drori, « Bet Din and Judges », EJ2, III, p. 513. Sur ces appellations, voir également D. S. Goitein, A Mediterranean Society, II : The Community, Berkeley/ Los Angeles, University of California Press, 1971, p. 314. 123. S. D. Goitein, A Mediterranean Society, op. cit., II, p. 312 ; H. H. Cohn, I. Levitats, M. Drori, « Bet Din and Judges », EJ2, III, p. 513. 124. Red., « Av Bet Din », EJ2, II, p. 716. Plus tard, à la période gaonique, ce titre en vint à désigner le vicaire du gaon des académies babylonniennes et palestiniennes. Ibid., p. 717. 125. H. Lapin, Rabbis as Romans, op. cit., p. 99, 108. 126. Ibid., p. 110. 127. Ibid., p. 113-114, 118, 120.

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communauté rabbinique, et de petits groupes étaient installés dans d’autres villes comme Ḥīra ou Ninive128. Les tribunaux juifs bénéficièrent de la reconnaissance officielle du pouvoir au terme d’un accord entre le roi Shapur Ier (r. 241-272) et Samuel, le directeur de l’académie de Nehardea129, et leur autorité fut ainsi garantie par l’État130. Pendant les quatre siècles qui suivirent, les autorités juives continuèrent de se voir reconnaître un rôle légitime dans l’administration de leur communauté. En échange, elles s’engageaient à respecter la loi sassanide relative aux affaires de l’État, en particulier les règles régissant la propriété foncière et les impôts. « La loi du royaume est la loi », affirme ainsi un célèbre adage attribué au juge Samuel, importante autorité du début de la période sassanide131. Des tribunaux rabbiniques étaient implantés dans les principales villes de Babylonie132. Ils traitaient avant tout les affaires de statut personnel comme les mariages, les divorces, les successions, ainsi que les transactions commerciales, les transferts de propriété et diverses formes de litiges133. Ils assumaient aussi d’autres fonctions : ils recevaient les œuvres charitables et les redistribuaient, assuraient un enseignement élémentaire, supervisaient la réparation de murs, ou encore collectaient la rançon de captifs134. La plus haute autorité judiciaire des juifs de Babylonie était l’exilarque (héb. rosh golah, aram. resh galuta) qui, depuis la fin de l’époque parthe, appartenait à une famille aristocratique supposée descendre de David135. L’exilarque tenait ton titre en vertu d’une transmission héréditaire, mais sa succession devait être entérinée par le pouvoir sassanide, auprès duquel il représentait sa communauté. Il était chargé de percevoir les impôts dont ses ouailles étaient redevables, de superviser les marchés, de maintenir l’ordre et d’administrer la justice. Selon la vision que reflètent les strates tardives du Talmud, l’exilarque se trouvait au sommet de la hiérarchie judiciaire juive : il nommait les juges des tribunaux 128. Sur les populations juives de Babylonie à la veille de l’Islam, voir notamment M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 306. 129. Sur ce personnage, voir M. Beer, « Samuel », EJ2, XVII, p. 757-758. 130. J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, Leyde, Brill, 1965-1970, V, p. 245 ; J. Mann, « The Responsa of the Babylonian Geonim as a Source of Jewish History », The Jewish Quarterly Review, 10, 1919-1920, p. 359-360. 131. G. Herman, A Prince without a Kingdom. The Exilarch in the Sasanian Era, Tübingen, Mohr Siebeck, 2012, p. 205 ; J. Neusner et E. Bashan, « Exilarch », EJ2, VI, p. 602. Voir M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 317, où l’auteur attribue l’adage à une autre autorité. 132. J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., IV, p. 185, 251 ; S. Schwartz, « The Political Geography… », art. cité, p. 91. 133. J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., II, p. 117-118, 251, 277 ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 318. 134. J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., V, p. 265-267 ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 318. 135. Soulignons cependant que l’importance historique de l’exilarque a fait l’objet de controverses. Voir S. Schwartz, « The Political Geography… », art. cité, p. 91.

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rabbiniques de Babylonie, qui rendaient la justice en son nom136. À partir de la fin du ive siècle, les juges devaient en théorie avoir été formés dans les écoles rabbiniques et ordonnés rabbins. En pratique, il semble que l’exilarque nommait aussi des juges non reconnus par les institutions rabbiniques137. Geoffrey Herman remarque en outre l’existence de cours arbitrales, dont les juges n’étaient pas désignés par l’exilarque, et dont l’autorité dérivait du seul consentement des justiciables. Ces tribunaux non supervisés par l’exilarque étaient probablement majoritaires en Babylonie138. L’exilarque possédait enfin son propre tribunal, où un des savants de sa suite siégeait aussi comme juge (aram. dayyana de-bava, « juge de la porte »)139. Sa juridiction s’étendait aux affaires criminelles – y compris les homicides –, et il pouvait prononcer des châtiments corporels, bien que les autorités sassanides eussent en général elles-mêmes appliqué les condamnations à mort140.

2.2. Les procédures 2.2.1. L’audience Un procès ne pouvait en principe s’ouvrir qu’en présence du demandeur et du défendeur, à moins que ce dernier n’eût reconnu par écrit le bien-fondé de l’accusation et que son aveu ne fût confirmé par des témoins141. En l’absence d’un tel document, la convocation du défendeur au tribunal devait suivre la plainte du demandeur. Cette citation à comparaître pouvait être transmise par oral ou par écrit, et éventuellement proposer une date alternative pour l’audience142. Les parties devaient se tenir debout devant les juges et n’avaient le droit de s’asseoir que de manière exceptionnelle, avec leur permission. Le Talmud insiste sur l’égalité stricte des parties : si l’un des plaideurs était habillé plus richement que l’autre, on devait lui enjoindre de revenir devant le tribunal après avoir revêtu un habit plus modeste. Les juges devaient traiter les adversaires de manière égale, et permettre à l’un ce qu’ils accordaient à l’autre – comme la possibilité de s’asseoir. Ils n’avaient pas le droit d’aider une partie aux dépens de l’autre. Néanmoins, ils devaient assister les plaideurs idiots ou incapables, pour des raisons J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., V, p. 246. Ibid., p. 268. G. Herman, A Prince without a Kingdom, op. cit., p. 197-198. J. Neusner, E. Bashan, « Exilarch », EJ2, VI, p. 603 ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 316-317 ; M. Gil, Jews in Islamic Countries in the Middle Ages, trad. par D. Strassler, Leyde/Boston, Brill, 2004, p. 83-84. 140. J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., IV, p. 187, 190, 253 ; V, p. 272. M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 317. 141. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Practice and Procedure », EJ2, XVI, p. 435. 142. Ibid. Voir J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., V, p. 270. 136. 137. 138. 139.

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intellectuelles ou émotionnelles, de s’exprimer au prétoire143. Toute insulte à un juge ou à la cour pouvait être punie de flagellation, voire d’excommunication144. Lorsque les parties se présentaient au tribunal, elles devaient tout d’abord être incitées à résoudre leur dispute par le biais d’un compromis ou d’un accord à l’amiable. Si cette suggestion n’aboutissait pas, les juges devaient leur demander si elles insistaient pour qu’il y ait adjudication – auquel cas un jugement viendrait définir un gagnant et un perdant du procès –, ou si elles leur conféraient le pouvoir d’élaborer eux-mêmes un compromis145. En cas de procédure pénale, tout fait ou circonstance suscitant le doute concernant la culpabilité du prévenu pouvait justifier l’ajournement de l’audience146. La charge de la preuve revenait à l’initiateur de la procédure, c’est-à-dire au demandeur. Cette règle reposait sur la présomption (héb. ḥazakah) que le défendeur était le propriétaire légitime de l’objet du litige : tant qu’il n’était pas établi que cette propriété était infondée, le statu quo était respecté. Néanmoins cette présomption ne tenait qu’à condition que le défendeur prétendît bien avoir des droits sur l’objet du litige ; dans le cas contraire, la charge de la preuve se renversait et il lui revenait de prouver qu’il avait le droit de garder l’objet disputé147. D’autres présomptions orientaient la procédure. Celle, tout d’abord, de crédibilité, selon laquelle une partie ou un témoin ayant une connaissance approfondie du cas n’avait pas de raison de le déformer. Néanmoins, un individu dont les déclarations se révélaient fausses sur un point ne pouvait plus être cru quant à d’autres aspects de la même affaire. Les juges devaient par ailleurs présumer qu’une personne se comportait de manière raisonnable, même en dépit d’apparences contraires148. Ces diverses présomptions pouvaient être prises en considération par les juges, qui pouvaient aussi tenir compte de la réputation d’un des plaideurs ou de la rumeur publique, notamment en cas de litige matrimonial149.

2.2.2. Les preuves En l’absence de présomptions suffisantes, des preuves étaient réclamées aux plaideurs, relevant de trois catégories : le témoignage, la preuve documentaire et le serment150. Le tribunal pouvait allouer aux plaideurs jusqu’à trente jours pour produire celles qui appartenaient aux deux premiers types151. 143. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Practice and Procedure », EJ2, XVI, p. 436. Voir Talmud Israël, XXXI, p. 116-117, 119. 144. H. H. Cohn, « Contempt of Court », EJ2, V, p. 189. 145. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Practice and Procedure », EJ2, XVI, p. 435. 146. H. H. Cohn, M. Elon, « Evidence », EJ2, VI, p. 578. 147. Ibid. 148. Ibid. 149. Ibid., p. 580. 150. Ibid., p. 580. 151. Ibid., p. 578.

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• Témoignages

Un minimum de deux témoins était requis pour que leur déposition ait valeur de preuve. Si le demandeur n’en produisait qu’un, cela suffisait pour que le tribunal réclamât au défendeur de jurer que la revendication de son adversaire était infondée. Il existait toutefois des exceptions à cette règle : la seule parole d’un dépositaire ayant toujours en sa possession le dépôt en litige prouvait à laquelle des deux parties il appartenait. De même, en matière rituelle, un témoignage unique était en principe probant152. Seuls les hommes étaient habilités à témoigner, le Talmud suggérant que la place d’une femme n’était pas au tribunal153. Le témoignage des garçons de moins de treize ans était irrecevable. Entre treize et vingt ans, ils pouvaient déposer au sujet d’objets mobiliers, mais non de biens immobiliers. Ce n’est qu’à partir de vingt ans que leur déposition était pleinement acceptée. Un homme convaincu de faux témoignage ne pouvait plus être témoin, même s’il avait réparé les dommages occasionnés par sa déclaration mensongère154. D’autres pouvaient être exclus d’office en raison des soupçons pesant sur leur moralité, tels les joueurs, les parieurs et les escrocs, ainsi que toute personne coupable d’une offense monétaire155. Les parents ne pouvaient témoigner contre leurs enfants, ni les enfants contre leurs parents156. Le père d’un plaideur, son frère, son oncle, son beaufrère, son beau-père, son fils et son gendre étaient tous disqualifiés, de même que toute personne soupçonnée de pouvoir tirer bénéfice de sa déposition. Certains acceptaient néanmoins le témoignage du petit-fils pour son grand-père157. Deux personnes apparentées ne pouvaient témoigner dans une même affaire. Un défendeur pouvait produire des témoins pour disqualifier ceux de son adversaire, en attestant leur immoralité158. Mais nul n’avait le droit de se récuser de lui-même pour éviter de témoigner159. Les témoins ne déposaient pas sous serment160. Une interprétation littérale du Deutéronome 13 : 15 imposait néanmoins de les soumettre à un triple examen. La ḥakīra (enquête) déterminait le temps et le lieu de l’événement. Lors de la derishah (investigation), les faits étaient étudiés ; enfin, la bedikah (interrogatoire), optionnelle, prenait la forme d’un contre-interrogatoire relatif aux circonstances 152. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Witness », EJ2, XXI, p. 115. Voir J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., V, p. 271. 153. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Witness », EJ2, XXI, p. 115-116. 154. Ibid., p. 116. Voir J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., V, p. 270. 155. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Witness », EJ2, XXI, p. 121. 156. Ibid., p. 116. 157. J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., V, p. 271. 158. Ibid., IV, p. 187-188. 159. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Witness », EJ2, XXI, p. 116-117. 160. M. Greenberg, H. H. Cohn, M. Elon, « Oath », EJ2, XV, p. 362.

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du témoignage161. En pratique, aux siècles qui précédèrent l’apparition de l’Islam, ces règles furent abandonnées pour les procès civils, afin de ne pas entraver le recouvrement des droits matériels, et ne furent plus appliquées qu’en cas de procès au pénal, lorsque la vie de l’accusé était en jeu. Dans une telle procédure criminelle, les témoins devaient être prévenus de leur lourde responsabilité, et chacun devait être entendu séparément. Les déclarations étaient confrontées l’une avec l’autre et devaient concorder en tout point162. Les témoins devaient par ailleurs avoir assisté en même temps aux événements objets de leurs dépositions163. Ils n’avaient pas le droit d’avancer un argument pour la défense de l’accusé ou en sa faveur164.

• Documents

Conformément à la Bible, le Talmud considérait les documents (sheṭar) comme une preuve valide devant un tribunal. Les circonstances de leur rédaction étaient toutefois prises en compte. Pour se voir reconnaître une valeur probatoire, une reconnaissance de dette devait ainsi avoir été écrite à la requête du débiteur ou avec son accord. Un acte rédigé sur la seule initiative des témoins n’avait pas de poids juridique165. Dans le droit biblique, un acte est présumé authentique à la simple vue de la signature des témoins. À l’époque talmudique, en revanche, cette confiance de principe n’était plus de mise. Le plaideur qui produisait un acte devait prouver l’authenticité des signatures, soit en les comparant à celles portées par d’autres actes établis comme authentiques, soit en les faisant reconnaître par les signataires devant le tribunal, soit en appelant d’autres personnes familiarisées avec leur écriture166. Il n’était pas nécessaire, en revanche, de conduire une enquête sur les témoins signataires167. Une fois les signatures authentifiées, le tribunal annexait au document un certificat de validation (henpek/hanpek ou asharta)168. Le Talmud prescrit de surcroît une mise en page des actes juridiques ne laissant pas de place aux additions frauduleuses, et toute infraction aux règles afférentes les rendait irrecevables169. Nombre de documents émis par un tribunal non juif pouvaient être produits comme preuve devant une cour juive, notamment les reconnaissances de dette et les actes de vente. Néanmoins plusieurs 161. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Witness », EJ2, XXI, p. 118. 162. H. H. Cohn, M. Elon, « Evidence », EJ2, VI, p. 577 ; H. H. Cohn, Y. Sinai, « Witness », EJ2, XXI, p. 118. 163. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Witness », EJ2, XXI, p. 115. 164. H. H. Cohn, M. Elon, « Evidence », EJ2, VI, p. 577. 165. Ibid., p. 582. 166. Ibid., p. 583. Voir aussi J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., IV, p. 243. 167. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Witness », EJ2, XXI, p. 119. 168. A. M. Fuss, « Shetar », EJ2, XVIII, p. 468. 169. H. H. Cohn, M. Elon, « Evidence », EJ2, VI, p. 583.

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catégories étaient rejetées, comme les actes de divorce, d’affranchissement et de donation, qui allaient au-delà de la simple preuve pour produire en eux-mêmes un effet juridique170.

• Serments

Le serment chez les juifs consistait à prendre Dieu, ou un équivalent sacré – comme le roi dans l’ancien Israël – à témoin de ses paroles. En désacralisant le nom de Dieu, le parjure mettait son âme en péril. La prestation de serment est encouragée par la Bible et vue de manière positive par les juifs depuis l’Antiquité171. À l’époque talmudique, il pouvait servir de preuve dans les procès civils, et non dans les affaires pénales. Mais il ne s’agissait que d’un mode de preuve subsidiaire, seulement admis en l’absence d’autres preuves suffisantes. Un jugement rendu sur la base d’un serment pouvait être abrogé si l’on témoignait de son caractère mensonger. Tout le monde ne pouvait pas prêter serment : il ne devait pas être réclamé aux individus suspectés d’être des menteurs, comme les joueurs, les parieurs et les usuriers, ni aux coupables de parjures antérieurs, ni aux témoins disqualifiés. Les enfants mineurs, les sourds, les idiots et les fous ne pouvaient pas non plus jurer172. À l’origine, le serment était purgatoire : il était déféré au défendeur afin que celui-ci se disculpe. Dès l’époque talmudique, cependant, un type de serment confirmatoire prêté par le demandeur fut aussi admis dans des cas spécifiques173. Il ne pouvait en principe être réclamé que dans des procès portant sur des biens mobiliers174. Le droit talmudique définissait plusieurs catégories de serments judiciaires. 1) Le serment du Pentateuque (héb. shevu’a ha-torah) était prêté par le défendeur s’il niait l’accusation dans son ensemble et si le demandeur n’amenait qu’un unique témoin ; le défendeur jurait alors ne rien devoir. S’il admettait le bienfondé d’une partie de l’accusation, il était condamné à rendre cette partie au demandeur, mais devait jurer qu’il ne devait rien de plus. Enfin, un dépositaire auquel le propriétaire du dépôt intentait un procès pouvait prêter serment à l’appui de ses dénégations175. Le refus de jurer par le défendeur entraînait sa

170. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 101 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 57-59 ; Ph. Ackerman-Lieberman, « Legal Pluralism among the Court Records of Medieval Egypt », Bulletin d’études orientales, 63, 2014 (Le pluralisme judiciaire dans l’Islam prémoderne), p. 81. 171. M. Greenberg, H. H. Cohn, M. Elon, « Oath », EJ2, XV, p. 359-360. 172. Ibid., p. 360. 173. Ibid. 174. Ibid. Selon les mêmes auteurs, il semble que ce ne soit que plus tard, à l’époque de Maïmonide, que le serment fut autorisé à propos de biens immobiliers et de contrats. 175. Ibid., p. 361.

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condamnation176. En revanche, le Talmud n’autorisait pas le débiteur à prêter serment de son insolvabilité177. 2) Le serment mishnaïque (héb. shevu’a mi-divrei soferim) était déféré au demandeur dans des cas précis, lorsqu’il était établi que le défendeur devait quelque chose mais que le chiffre dû ne pouvait être prouvé. Un travailleur revendiquant des gages avait ainsi le droit de prêter serment concernant le montant qu’il affirmait lui être dû. Un boutiquier qui prétendait avoir avancé de l’argent ou des biens à un tiers sur la requête du défendeur, sans pouvoir le prouver et sans que le défendeur nie, pouvait jurer de la somme qui lui était due. Si un propriétaire foncier prouvait que le défendeur avait pénétré dans son domaine les mains vides et qu’il en était reparti avec du bétail, la quantité de bétail était fixée sur la base de son serment. Un créancier qui avait prouvé l’existence d’une dette mais admettait l’avoir en partie recouverte devait jurer qu’on lui devait bien la somme restante. Ce type de serment s’appliquait aussi en cas de blessure : s’il était prouvé ou admis que le demandeur était sain de corps lorsqu’il avait rencontré le défendeur et qu’il était blessé lors de leur séparation, le demandeur pouvait jurer que l’auteur de la blessure était le défendeur. Enfin, si un défendeur suspecté d’être un menteur invétéré se voyait dénier le droit de jurer, le serment pouvait être référé au demandeur178. 3) Le serment postmishnaïque (héb. shevu’a hesset) correspond à une évolution des procédures à partir du iiie siècle ap. J.-C. Jusque-là, le défendeur n’avait à jurer que si le demandeur amenait un début de preuve. Les juristes du Talmud en vinrent néanmoins à élaborer une règle de présomption selon laquelle un plaignant ne présentait pas, a priori, de revendication infondée ou vexatoire. Dès lors, un demandeur qui ne produisait aucune preuve eut le droit de réclamer le serment du défendeur. Si le défendeur refusait de jurer tout en persistant dans sa dénégation, il pouvait référer le serment au demandeur. Ce dernier remportait le procès s’il s’exécutait, et le perdait dans le cas contraire. De même, un demandeur qui avait le droit de prêter le serment mishnaïque pouvait y renoncer et demander de le référer au défendeur sous sa forme postmishnaïque179. Dans tous les cas, le tribunal, avant de déférer le serment, avertissait le jureur de la gravité de son acte et de la punition divine réservée au parjure. À l’origine, tout serment devait être prononcé en hébreu, mais dans le courant de la période talmudique, l’usage de la langue vernaculaire fut accepté. Les serments du Pentateuque et mishnaïque étaient prêtés en tenant le rouleau de la Torah et en invoquant Dieu. Le serment postmishnaïque était prononcé sans tenir le

176. 177. 178. 179.

Ibid., p. 362. H. Tykocinski, Die gaonäischen Verordnungen, Berlin, Akademie Verlag, 1929, p. 67. M. Greenberg, H. H. Cohn, M. Elon, « Oath », EJ2, XV, p. 361. Ibid., p. 362.

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rouleau et sans mention du nom divin180. Si un défendeur se dérobait au serment mishnaïque ou postmishnaïque, une excommunication (ḥerem) de trente jours pouvait être formulée à son encontre, et il pouvait aussi se voir infliger des coups de fouet181.

2.2.3. Le jugement Après avoir entendu les parties et examiné les preuves, les juges se retiraient pour délibérer. Selon l’ancienne coutume de Jérusalem, la discussion devait avoir lieu en privé, mais une tradition talmudique affirme que les étudiants des juges pouvaient assister aux délibérations et y participer. En cas de procédure civile, le juge le plus âgé, ou le président du tribunal, commençait par exposer son opinion sur l’affaire. Tout juge avait le droit de changer d’avis au cours de la discussion. Un juge qui ne parvenait pas à se décider devait le faire savoir : il était alors considéré comme absent et deux autres juges étaient ajoutés au tribunal182. Le verdict pouvait être rendu à l’unanimité (dans l’idéal) ou à la majorité. Tout jugement devait être prononcé le jour même de l’audition des plaideurs, et les parties pouvaient réclamer une copie écrite du jugement183. Ce dernier pouvait plus tard être révisé par la même cour si une erreur de droit était avérée, ou si de nouvelles preuves étaient produites. Le procès ne pouvait néanmoins être rouvert si le tribunal avait au préalable fixé une limite de temps pour l’apport de nouvelles preuves et si celle-ci était dépassée, ni dans le cas où la partie avait expressément déclaré n’avoir aucune preuve additionnelle184. Lors d’une procédure pénale, le plus jeune juge lançait le débat. Les délibérations avaient sans doute lieu devant l’accusé, qui était d’abord invité à prendre la parole pour sa défense. Un juge qui commençait par se prononcer en faveur du prévenu ne pouvait plus changer d’avis. Chaque juge devait émettre son opinion sur la base de ses connaissances et de son intime conviction. L’accusé était condamné si une majorité se dégageait à son encontre. En revanche, l’unanimité des juges bloquait toute condamnation : le verdict était alors ajourné jusqu’à ce qu’un des juges se prononce en faveur de l’acquittement. Si les délibérations n’étaient pas arrivées à leur terme en fin de journée, elles s’interrompaient pour ne reprendre que le lendemain matin. En théorie, lors d’une condamnation à mort, la sentence devait être annoncée publiquement sur le chemin de l’exécution, et les noms des témoins mentionnés : quiconque avait quelque chose à dire

180. 181. 182. 183. 184.

Ibid. Ibid. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Practice and Procedure », EJ2, XVI, p. 437. Ibid. H. H. Cohn, M. Elon, « Evidence », EJ2, VI, p. 580, 584.

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pour la défense du condamné était appelé à se manifester185. Mais en pratique, dans les territoires sassanides, il semble que la juridiction juive ne couvrait pas la peine capitale, domaine réservé de l’État186. Au-delà de ces règles, communes aux Talmuds de Jérusalem et de Babylone, les juges palestiniens et irakiens appréhendaient leur rôle de manière différente. Leur devoir de justice et leur responsabilité devant Dieu prêtaient en effet à interprétation. Les juges palestiniens, tels que les évoque le Talmud de Jérusalem, craignaient tant de commettre une erreur qu’ils préféraient souvent s’abstenir de rendre un jugement et privilégiaient le compromis entre les plaideurs187. De leur côté, les juges babyloniens se montraient plus attachés au concept d’adjudication, qui supposait l’émission d’un jugement. La nécessité d’atteindre un verdict juste les incita donc à s’affranchir, si nécessaire, des règles de procédure ordinaires : ils pouvaient à l’occasion renverser la charge de la preuve, approfondir les enquêtes sur les témoins, user de châtiments discrétionnaires, etc.188. Le juge babylonien pouvait par ailleurs s’appuyer sur sa connaissance subjective d’une affaire si les preuves contredisaient son intuition : sa décision devait refléter la vérité telle qu’il la percevait189. Les Babyloniens considéraient, enfin, que la collégialité du tribunal limitait la responsabilité individuelle des juges devant Dieu190. Ces visions divergentes du rôle des juges rabbiniques eurent sans doute des conséquences sur l’administration de la justice juive telle qu’on la voit fonctionner dans les documents de la Geniza à partir du ive/xe siècle : peut-être influencé, selon Goitein, par le Talmud de Jérusalem et les pratiques palestiniennes, le tribunal de Fusṭāṭ évitait de rendre ses décisions sous forme de jugements officiels, auxquels il préférait la reconnaissance écrite de ses devoirs par la partie perdante – ce qui maintenait l’apparence d’un compromis entre les plaideurs191. 3. JUSTICE ET PROCÉDURES DANS LA CHRÉTIENTÉ SYRIAQUE

Les communautés chrétiennes des deux empires qui se partageaient le ProcheOrient avant l’Islam étaient fort diverses, tant par leurs affiliations théologiques que par leurs langues liturgiques. Les chalcédoniens côtoyaient des anti-chalcédoniens qualifiés de monophysites ou de diophysites. Si le grec demeurait la 185. H. H. Cohn, Y. Sinai, « Practice and Procedure », EJ2, XVI, p. 439-440. 186. J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., V, p. 274. Sur les méthodes d’exécution sous les Sassanides, voir A. Christensen, L’Iran sous les Sassanides, op. cit., p. 309. 187. Y. Sinai, « The Religious Perspective of the Judge’s Role in Talmudic Law », Journal of Law and Religion, 25, 2009-2010, p. 363-364, 371, 376. 188. Ibid., p. 367, 371, 373, 374-376. 189. Ibid., p. 370, 376. 190. Ibid., p. 366. 191. S. D. Goitein, A Mediterranean Society, op. cit., II, p. 334-335.

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langue des élites religieuses de l’Empire byzantin, le copte et le syriaque, plus proches des langues parlées au quotidien par les fidèles, étaient privilégiés par certaines communautés192, tandis que du côté sassanide, le syriaque l’emportait probablement sur l’usage du pehlvi. Au sein de cette diversité linguistique, la langue syriaque apparaît comme le principal facteur d’unité. Forme écrite du dialecte araméen de la région d’Édesse, le syriaque s’était imposé à la veille de l’Islam comme la langue liturgique et intellectuelle d’une grande partie des communautés chrétiennes d’Orient. Contrairement au grec et au copte, qui n’étaient pratiqués que dans l’Empire byzantin, et au pehlvi des Sassanides, le syriaque s’était répandu de part et d’autre de la frontière. Il représentait la langue principale de l’Église syro-occidentale (aussi qualifiée de jacobite ou de miaphysite, et appelée monophysite par ses adversaires), majoritairement présente en Syrie et, à un moindre degré, en Mésopotamie ; celle également de l’Église syro-orientale (qualifiée de nestorienne par ses adversaires193), majoritaire en Mésopotamie, en Irak et en Iran194. Les sources syriaques, notamment canoniques, offrent ainsi une perspective transrégionale sur la justice chrétienne avant l’émergence de l’Islam.

3.1. Les sources juridiques syriaques : remarques méthodologiques générales Le recours aux sources juridiques chrétiennes, jusqu’ici peu exploitées par les historiens, soulève des questions méthodologiques qu’il convient d’évoquer brièvement. Le droit ecclésiastique repose pour l’essentiel sur trois types d’autorité : scripturaire (les Écritures), canonique (les règles édictées par les conciles/ synodes) et patristique (les textes des Pères de l’Église). L’autorité scripturaire ne nous intéresse qu’en ce qu’elle peut être invoquée par les sources ecclésiastiques composées au cours de la période étudiée. Les textes canoniques sont en revanche plus pertinents pour notre objet d’étude. La tradition ecclésiastique réunit dans des synodicon-s les actes et canons des principaux synodes (appelés « conciles » lorsqu’ils apparurent œcuméniques) des Églises orientales (synodes syro-orientaux, syro-occidentaux, melkites, etc.). D’autres sources utiles à notre propos relèvent quant à elles de l’autorité patristique. C’est le cas d’un droit 192. Voir notamment F. Millar, A Greek Roman Empire. Power and Belief under Theodosius II (408-450), Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 2006, p. 107-116. 193. S. Brock, « The ‘Nestorian’ Church : a Lamentable Misnomer », Bulletin of the John Rylands Library, 78, 1996, p. 28-29. Voir B. Landron, Chrétiens et musulmans en Irak. Attitudes nestoriennes vis-à-vis de l’Islam, Paris, Cariscript, 1994, p. 18. 194. Pour un aperçu des principales provinces ecclésiastiques de l’Église syro-orientale à l’époque sassanide, voir J. Walker, The Legend of Mar Qardagh. Narrative and Christian Heroism in Late Antique Iraq, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 2006, p. 94-106.

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ecclésiastique élaboré hors conciles/synodes durant l’Antiquité, dont une partie fut adaptée en syriaque pour les besoins des communautés orientales. L’époque patristique étant considérée comme close avec Jean Damascène (m. 749 ?), il est difficile de considérer les œuvres plus tardives – notamment chez les nestoriens – comme relevant d’une telle autorité. Les traités juridiques qui furent rédigés (par des clercs) pour compléter les actes des synodes et/ou offrir des instruments de référence plus utilisables constituent quoi qu’il en soit un type de source essentiel. L’historien dispose en outre de documents de la pratique, constitués de réponses ad hoc à des questions juridiques ou judiciaires, qui furent conservés et compilés à des époques généralement inconnues pour servir de référence. Le premier problème, évident au vu de cette énumération, est celui de la datation. Certains des recueils dont nous disposons aujourd’hui, et qui réunissent souvent plusieurs de ces catégories, furent compilés à des périodes difficiles à déterminer avec exactitude, même lorsque les manuscrits peuvent être datés d’après leurs colophons ou selon des critères paléographiques/codicologiques. Dans le cas des synodicon-s, les historiens en sont souvent réduits à s’appuyer sur la datation de la matière même des textes, et à supposer que la compilation est intervenue peu après le dernier synode mentionné. La seconde difficulté tient à la structure de cette littérature canonique, notamment celle des collections synodales. Ces recueils fonctionnent par accumulation : les actes des synodes y sont reproduits, par ordre chronologique, sans que l’on connaisse les modalités d’utilisation de la matière juridique par les lecteurs. À quel(s) synode(s) ces derniers étaient-ils supposés se référer en priorité ? Un canon pouvait-il en abroger un autre ? Dans quelle mesure le lecteur pouvait-il opérer un libre choix dans ce que ces collections lui proposaient ? Bref, le droit canonique oriental fonctionnait-il par stratification (chaque strate ayant virtuellement la même valeur que la précédente), ou au contraire par élimination (seule la strate supérieure faisant autorité) ? La question est d’autant plus problématique que les recueils de synodes furent tous compilés à la période islamique. Cet aspect cumulatif du droit canonique entraverait particulièrement le travail de celui qui chercherait à comprendre les usages de ces recueils. L’historien des débuts de l’Islam peut en revanche considérer les décisions canoniques promulguées à chaque période comme représentatives d’une étape historique de la pensée juridique195. 195. Encore resterait-il à déterminer dans quelle mesure les collections synodales purent être révisées à l’époque islamique, notamment par élimination ou réélaboration de normes considérées comme désuètes. La comparaison entre les versions syriaques et les versions grecques des conciles œcuméniques laisse néanmoins penser que les révisions furent mineures. William Young a par ailleurs montré qu’en règle générale, dans le Synodicon Orientale tel qu’il a été édité par Chabot, there is no evidence […] of any attempt to harmonise th[e synods] to fit in with decisions of a later date. W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph. A Study of the Relationships of the Church of the East with the Sassanid Empire and the Early Caliphates up to 820 A. D., Rawalpindi (Pakistan), Christian Study Centre, 1974, p. 28.

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Enfin, comme toute source juridique, le droit canonique est le produit d’une théorisation dont la portée est difficile à évaluer. Les synodes orientaux furent réunis afin de discuter des problèmes et d’édicter des normes supposées les résoudre. De même, les auteurs de traités canoniques proposent des réponses à des problèmes spécifiques, ou apportent une réflexion ad hoc. Dans quelle mesure ces modèles idéaux furent-ils appliqués dans la réalité ? Nombre de normes furent sans doute édictées, ou répétées, précisément parce que le quotidien obéissait à d’autres règles. Même les documents promulgués par des ecclésiastiques dans le cadre de procédures judiciaires ne permettent pas de préjuger de leur application fidèle par les destinataires. L’historien demeure tributaire d’une élaboration juridique que les autres sources chrétiennes (chroniques, hagiographies) ne permettent que rarement de compléter en raison du peu d’intérêt qu’elles portent aux affaires judiciaires. C’est donc avant tout à l’évolution de la théorie que cette section, ainsi que celles traitant de la justice ecclésiastique en terre d’Islam, sera consacrée. Nous examinerons successivement l’évolution des systèmes judiciaires syrooccidental et syro-oriental, aux traditions canoniques distinctes. Par souci de clarté, nous qualifierons parfois les adeptes de ces Églises de « jacobites » et de « nestoriens », en sachant que ces dénominations sont utilisées de manière conventionnelle et ne prétendent pas décrire leurs positions théologiques196.

3.2. La justice de l’Église syro-occidentale 3.2.1. L’episcopalis audientia dans l’Empire romano-byzantin Les évêques de l’Empire romain rendaient la justice dans le cadre de l’episcopalis audientia (tribunal épiscopal)197. Cette juridiction ecclésiastique fut reconnue par les autorités impériales en plusieurs étapes. En 318, l’empereur Constantin (r. 306-337) émit un bref édit par lequel il ordonnait aux juges séculiers d’admettre le transfert d’une affaire devant l’évêque si l’une des parties le désirait ; sa sentence serait considérée comme contraignante198. En 333, Constantin précisa 196. Les appellations « syro-occidentale » et « syro-orientale » (« West-Syriac » et « East-Syriac » en anglais), généralement considérées comme plus objectives par les chercheurs voulant éviter celles de « jacobite » et « nestorien », sont tout aussi conventionnelles. L’Église « orientale » s’étendit en effet à l’ouest aussi loin que l’Égypte (W. Baum, D. Winkler, The Church of the East. A Concise History, trad. de l’allemand par M. G. Henry, Abington/New York, Routledge Curzon, 2003, p. 58-59), tandis que l’Église « occidentale » était bien implantée en Mésopotamie, notamment autour de Takrīt. 197. Sur l’histoire de l’episcopalis audientia, voir les références bibliographiques proposées dans J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 230-231. 198. A. Dumas, « Juridiction ecclésiastique », DDC, VI, p. 239 ; A. Fattal, « How Dhimmīs were Judged… », art. cité, p. 83 et suiv. ; J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts in Late Antiquity », Journal of Early Christian Studies, 3, 1995, p. 147 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit.,

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que le jugement de l’évêque était définitif et ne pouvait faire l’objet d’aucune procédure en appel199 ; les gouverneurs de provinces et l’armée se voyaient ordonner d’exécuter ses décisions200. Pour Constantin, l’évêque avait apparemment compétence quel que soit le type d’affaire, à condition qu’une partie souhaite la lui déférer (et même si l’adversaire s’y opposait)201. Selon Jill Harries, il est probable que la législation constantinienne eut peu d’effets : on ne trouve pas de procès entre chrétiens et païens devant l’évêque dans les décennies qui suivent, et les évêques continuèrent plus probablement à servir d’arbitres202. En 398, l’empereur d’Orient Arcadius (r. 395-408) semblait d’ailleurs plus mitigé : certes, les tribunaux épiscopaux étaient ouverts à tous, mais le recours à cette instance devait avoir lieu sur décision des deux parties ; l’espiscopalis audientia fut plus clairement assimilée à une institution d’arbitrage, par la mention d’un compromissum devant être établi par les plaideurs203. L’empereur d’Occident, Honorius (r. 395-423), distinguait pour sa part les affaires ecclésiastiques, entrant dans les compétences de l’episcopalis audientia, et les litiges séculiers, relevant des tribunaux ordinaires204. En d’autres termes, la juridiction de l’évêque n’était pas placée sur le même rang que les tribunaux séculiers : le recours à l’episcopalis audientia relevait d’une démarche

199.

200.

201. 202.

203. 204.

p. 195 ; Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 243 ; C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 158. Voir aussi J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 231 ; R. M. Frakes, Contra Potentium Iniurias…, op. cit., p. 199. Jill Harries note néanmoins que certains passages de cette constitution sont obscurs, et Claudia Rapp affirme que, selon la constitution de 318, les deux parties devaient être d’accord pour que leur affaire soit soumise à l’évêque. La constitution de 333 aurait autorisé le recours à l’évêque sur demande d’une seule partie. Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 243. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 232, 250 ; A. Dumas, « Juridiction ecclésiastique », DDC, VI, p. 240 ; J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 147 ; C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 160 ; Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 243. J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 148. Sur l’authenticité de ces deux constitutions, voir O. Huck, « À propos de CTh 1,27,1 et CSirm 1. Sur deux textes controversés relatifs à l’episcopalis audientia constantinienne », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, 123, 2003. A. Dumas, « Juridiction ecclésiastique », DDC, VI, p. 240 ; J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 147-148 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 197. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 197. J. Gaudemet avance au contraire que la réforme de Constantin fut victime de son succès, les évêques se trouvant dès lors submergés par leurs tâches judiciaires. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 233. Voir J. Liebeschuetz, Antioch. City and Imperial Administration in the Later Roman Empire, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 240 ; id., Decline and Fall of the Roman City, New York, Oxford University Press, 2001, p. 142. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 235 ; J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 148-149 ; R. M. Frakes, Contra Potentium Iniurias…, op. cit., p. 206 ; Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 244. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 235 ; J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 149.

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personnelle, nécessitait l’accord des parties, et la décision de l’évêque, bien que contraignante, n’était qu’un arbitrage205. Dès 376, une loi de Gratien (r. 367-383) était venue préciser que les cas criminels tombaient sous le coup de la juridiction séculière206. En 452, la novelle XXXV de Valentinien III (r. 424-455) confirma la nature arbitrale de la cour épiscopale : qu’une des parties refuse de soumettre le litige à l’évêque, et ce dernier perdait sa compétence au profit d’un tribunal séculier, même lorsqu’un des plaideurs était clerc207. Le droit romain laisse donc planer le doute quant à la place qu’occupait la justice épiscopale dans l’Antiquité tardive208. Celle-ci se précisa toutefois au vie siècle. Justinien (r. 527-565) renforça l’episcopalis audientia et en fit une des expressions de la justice de l’État romain ; il autorisa notamment les ecclésiastiques à tenir audience dans les villes dépourvues de magistrats, et leur ordonna d’entendre certains litiges lorsque la neutralité des juges provinciaux ne semblait pas respectée209. Les décisions des juges ecclésiastiques étaient désormais passibles d’un recours devant l’empereur, ce qui intégrait l’episcopalis audientia dans la hiérarchie judiciaire impériale210. Notons par ailleurs que la christianisation de l’Empire aboutit à la multiplication des diocèses. Sous le règne de Justinien, la Palestine comptait une cinquantaine d’évêques, et à la fin du vie siècle la Syrie en avait plus de 70211. Cela signifie que certaines régions disposaient d’un maillage épiscopal assez serré pour que le recours à l’évêque soit envisageable par tout un chacun. Au-delà des ambiguïtés touchant la compétence des évêques et le statut de leur parole, l’organisation de leurs audiences est connue dans ses grandes lignes. Des exemples pris dans différentes provinces de l’Empire romain tardif montrent 205. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 236 ; J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 149. 206. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 234, 257 ; A. Dumas, « Juridiction ecclésiastique », DDC, VI, p. 241. Jean Gaudemet remarque toutefois que les tribunaux épiscopaux se voyaient reconnaître une compétence générale, non limitée aux affaires religieuses. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 234. L’argument est repris par C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 162. 207. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 243 ; J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 149-150 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 200-202 ; Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 244 ; C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 165. 208. Voir notamment R. Rémondon, « L’Église dans la société égyptienne… », art. cité, p. 47, 1972, p. 262, où celui-ci suggère que la juridiction de l’évêque se limitait à quelques causes précises (affaires de mœurs, litiges conjugaux, cas où l’une des parties au moins appartenait à l’Église). 209. C. Humfress, « Law and Legal Practice in the Age of Justinian », dans M. Maas (dir.), The Cambridge Companion to the Age of Justinian, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 179. 210. B. Badevant-Gaudemet, Église et autorités. Études d’histoire du droit canonique médiéval, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2006, p. 59. 211. Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 173. Voir également B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 19.

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que l’évêque rendait tantôt la justice dans le palais épiscopal (episcopeion), tantôt sous le porche d’une église212. Le demandeur produisait une déclaration écrite (libelle) dans laquelle il exposait sa plainte213. La charge de la preuve incombait en principe au demandeur, mais pouvait en certaines circonstances être imposée au défendeur214. « Les témoins devaient avoir au moins quatorze ans, ne pas être de la maison de l’accusateur, offrir des garanties de moralité215. » La parole des ennemis, des témoins subornés, des excommuniés et des hérétiques devait être rejetée ; le faux témoignage était puni d’excommunication. En revanche, un individu était tenu de témoigner s’il savait quelque chose. Le serment pouvait être utilisé comme dans la procédure romaine216. Selon Caroline Humfress, les procédures de l’episcopalis audientia correspondaient, aux ive et ve siècles, à une adaptation directe du droit romain tardif, notamment pour ce qui concerne la convocation du défendeur au tribunal, la capacité des témoins et l’évaluation des preuves217. Dans certains cas, un demandeur pouvait même entamer un procès par l’envoi à l’empereur d’une supplicatio comportant une demande de protection ; celui-ci répondait par un rescrit, confiant à un concile la résolution de l’affaire par une forme de délégation impériale218. La justice de l’évêque était en grande partie calquée sur celle des autorités séculières : des notarii étaient vraisemblablement employés pour mettre par écrit et enregistrer les sentences épiscopales, et ces dernières étaient peut-être déposées dans les archives de la cité – en plus de leur conservation dans les registres épiscopaux219. 212. J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 156-157. C. Humfress remarque pour sa part que nombre de basiliques chrétiennes de l’Antiquité tardive sont en réalité d’anciennes basiliques judiciaires converties en églises. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 169. 213. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 259-260 : « Le libelle est souscrit par l’accusateur. Lecture en est faite par son notaire. Il est ensuite remis au président et joint aux pièces du procès. Son acceptation (suscipere libellum) implique que le président admet l’accusateur ». En matière criminelle, le juge faisait ensuite porter au défendeur une citation à comparaître par l’intermédiaire d’un membre du tribunal, accompagné d’un notaire. Voir également J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 157. 214. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 248. 215. Ibid. 216. Ibid. 217. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 168, 208. Voir également J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 246, 258. 218. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, p. 261. 219. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 169. Le même auteur propose que les plaideurs eux-mêmes attendaient que les évêques se conforment au droit romain dans ses grandes lignes lorsqu’ils rendaient la justice. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 202. Voir J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 267 ; F. Alpi, La route royale. Sévère d’Antioche et les Églises d’Orient (512-518), Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2009, p. 84.

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3.2.2. La justice des clercs jacobites Au-delà du tableau général qu’il est possible de dresser des pratiques judiciaires ecclésiastiques dans l’Empire romain, il convient d’observer de plus près le rôle de l’Église syro-occidentale, la mieux documentée pour la Syrie des derniers siècles de la domination byzantine. À partir de la fin du ve siècle, et surtout au vie siècle, une partie de l’Église syrienne se distingua par son adoption progressive d’une théologie anti-chalcédonienne de tendance miaphysite. L’œuvre missionnaire de Jacques Baradée (m. 578) – et de manière secondaire celle de Théodore d’Arabie –, à partir de 542, entraîna la conversion d’une grande partie de la Syrie à ce courant, notamment dans les campagnes araméophones. Les villes grecques de la côte demeurèrent quant à elles majoritairement chalcédoniennes. Sur ordre de l’impératrice Théodora, qui répondait en cela à la demande du Ǧafnide/ Ġassānide Arethas (al-Ḥāriṯ b. Ǧabala), les deux prédicateurs furent respectivement ordonnés métropolites miaphysites d’Édesse et de Bosra. Ils ordonnèrent à leur tour des évêques concurrents de ceux de l’Église impériale, jetant les bases d’une nouvelle communauté qui paracheva sa transformation en Église « jacobite » (appellation polémique, donnée par ses adversaires) au viie siècle, quand l’autorité byzantine s’effaça de Syrie220. L’Église de Syrie évoqua très tôt sa manière de concevoir son rôle judiciaire, dans une littérature religieuse attribuée aux plus anciennes autorités de l’Église. La Didascalia apostolorum, texte pseudo-apostolique à l’origine composé en grec dans la Syrie-Palestine du iiie siècle et traduit en syriaque dans les années 300330221, évoque, sur un ton polémique et avec quelques détails, une episcopalis audientia active dans la résolution des conflits entre laïcs. Des extraits de cette Didascalia relatifs à l’art de juger furent plus tard intégrés dans le seul grand

220. E. Honigmann, Évêques et évêchés monophysites d’Asie antérieure au vie siècle, Louvain, Imprimerie orientaliste L. Durbecq, 1951, p. 159-160, 244 ; S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 134-135. H. Kennedy, « Syria, Palestine and Mesopotamia », dans A. Cameron, B. Ward-Perkins, M. Whitby (dir.), The Cambridge Ancient History, XIV : Late Antiquity : Empire and Successors, op. cit., p. 594, 599. Voir également I. Shahîd, Byzantium and the Arabs in the Fifth Century, op. cit., p. 526-527 ; B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 20 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 50-51 ; W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 38 ; F. Briquel Chatonnet, « L’expansion du christianisme en Arabie : l’apport des sources syriaques », Semitica et classica, 3, 2010, p. 178. 221. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 296 ; K. Pennington, « The Growth of Church Law », dans A. Casiday, F. W. Norris (dir.), The Cambridge History of Christianity, II, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 387 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 241. Voir également C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 153, 155 ; Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 29. Des chercheurs considèrent que certaines parties de la Didascalia apostolorum doivent être lues dans un contexte de polémiques entre groupes judéo-chrétiens. Ces polémiques touchent néanmoins surtout les questions rituelles, et non celle de la justice. Voir Ch. E. Fonrobert, « The Didascalia Apostolorum : A Mishnah for the Disciples of Jesus », Journal of Early Christian Studies, 9, 2001.

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recueil juridique syro-occidental connu222, ce qui témoigne de la valeur qui fut reconnue à ce texte jusqu’à l’époque islamique. D’autres sources pseudo-apostoliques, comme les Canons des apôtres qui furent ensuite traduits en arabe et intégrés au droit des Églises melkite et syro-occidentale, sont pour leur part beaucoup moins prolixes quant au fonctionnement de cette justice223. La littérature synodale vint, dans un second temps, compléter cette première réflexion sur la justice ecclésiastique et, dans une certaine mesure, en redéfinir les enjeux. La portée de ces sources canoniques déborde la simple Église syro-occidentale, car elles incorporent la traduction en syriaque des conciles œcuméniques et des synodes orientaux qui se réunirent entre 325 (Nicée) et 451 (Chalcédoine). Tout comme pour la Didascalia, cette intégration témoigne néanmoins de l’appropriation d’une partie de cette réglementation par l’Église syro-occidentale, sanctionnée dans un Synodicon rassemblé plus tard et dédié au droit de l’Église syro-occidentale en général224. L’Église syro-occidentale conserva par ailleurs les lettres de certaines de ses autorités les plus éminentes, qui permettent de restituer une partie du fonctionnement de la justice ecclésiastique. Ce corpus épistolaire est pour l’essentiel représenté par les missives de Sévère d’Antioche (patriarche de 512 à 518), étudiées par Frédéric Alpi225. Actif avant la formation d’une Église syro-occidentale, Sévère assimilait son œuvre à celle de l’Église impériale. Néanmoins anti-chalcédonien, il devint plus tard l’une des principales autorités de l’Église syro-occidentale et une partie de sa correspondance fut traduite en syriaque au viie siècle. Si sa pratique ne peut donc être considérée comme représentative du fonctionnement historique de la justice syro-occidentale, elle acquit au sein de cette Église une valeur exemplaire qui put inspirer les pratiques postérieures. C’est donc en tant qu’elle participa d’une autorité patristique au sein de l’Église syro-occidentale que nous nous permettrons d’y faire référence. Il nous faut pour l’heure exclure un quatrième type de source, le droit syroromain provincial. Comme nous le verrons plus en détail, rien ne permet en effet d’affirmer que le fameux Livre de droit syro-romain servit de référence aux autorités ecclésiastiques syro-occidentales (ni syro-orientales) avant l’Islam. 222. A. Vööbus, dans The Synodicon in the West Syrian Tradition, éd. par A. Vööbus, Louvain, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, 1975-1976, II, p. 156-158/157-160 ; 164-166/170-172. 223. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 298 ; J. Périer, A. Périer, « Les “127 Canons des apôtres”. Texte arabe en partie inédit, publié et traduit en français d’après les manuscrits de Paris, de Rome et de Londres », Patrologia orientalis, 8, 1912, p. 551-710. 224. A. Vööbus, dans The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 85-140. Voir également H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 244-248. 225. F. Alpi, La route royale, op. cit. ; id., « La correspondance du patriarche Sévère d’Antioche (512-518). Un témoignage sur les institutions et la discipline ecclésiastiques en Orient protobyzantin », dans R. Delmaire, J. Desmulliez, P.-L. Gatier (dir.), Correspondances. Documents pour l’histoire de l’Antiquité tardive, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2009.

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• Les autorités judiciaires de l’Église syro-occidentale

L’Église syro-occidentale s’interrogea de manière précoce sur l’organisation de la justice. À une époque où l’episcopalis audientia s’ancrait résolument dans la législation romaine226, la Didascalia apostolorum insiste sur le rôle judiciaire du clergé. Dans sa version syriaque du début du ive siècle, évêques et diacres (mšamšōnē) sont invités à entendre les accusations portées à l’encontre de « frères »227. Un peu plus loin, c’est à « l’évêque, avec les prêtres » (apīsqūpō ʿam qašīšē) de rendre la justice228, ce qui suggère la composition de tribunaux collégiaux, l’évêque étant accompagné d’assesseurs229. De leur côté, le 15e canon du synode d’Antioche in Encæniis (341) et le 4e canon du concile de Constantinople (381) insistent sur la nécessité de faire examiner les accusations portées contre un évêque par l’assemblée synodale de sa province230. Les évêques réunis doivent alors rendre une décision unanime231. Plus tard, le 9e canon du concile de Chalcédoine (451) prescrit que toute dispute entre clercs soit portée devant leur évêque ou bien, si l’évêque l’ordonne, devant un arbitre choisi par les parties232. La Didascalia ne disqualifie pas la justice temporelle : les autorités judiciaires païennes, insiste-t-elle, font preuve en matière criminelle d’une prudence modèle233. La reconnaissance d’une telle exemplarité rejoint les conclusions de Caroline Humphress à propos de l’impact des pratiques judiciaires séculières sur 226. Comme le souligne Caroline Humfress, la Didascalia ne peut être considérée comme une description directe des pratiques chrétiennes préconstantiniennes (C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 155) : soit la réflexion donnée sur la justice date d’avant la réforme de Constantin, auquel cas l’on peut soupçonner une mise en avant du rôle de l’évêque à des fins polémiques ; soit il s’agit d’une reconstitution ou d’un ajout reflétant des pratiques postérieures à Constantin. 227. The Didascalia Apostolorum in Syriac, éd. par A. Vööbus, Louvain, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, 1979, I, p. 128/II, p. 120. 228. Ibid., I, p. 130/II, p. 121. Le texte syriaque n’indique pas que le mot ‫( ܩܫܝܫܐ‬prêtre) est au pluriel. Nous suivons l’interprétation de Vööbus dans sa traduction anglaise. 229. Voir J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 160 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 193. Voir J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 238 ; Ch. Lefebre, « Procédure », DDC, VII, p. 282. 230. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 111/115 ; p. 128/129. Cette règle fut réitérée au concile de Chalcédoine (ibid., p. 133/133), et figure également dans un florilège de « canons des apôtres et des synodes des Pères » : ibid., p. 69/81. Ce dernier canon insiste sur la nécessité de convoquer l’évêque accusé ; s’il ne répond pas à la troisième convocation, le synode pourra statuer par contumace. 231. Ibid., p. 111/115 (synode d’Antioche in Encæniis). 232. The Acts of the Council of Chalcedon, trad. angl. par R. Price et M. Gaddis, Liverpool, Liverpool University Press, 2005, III, p. 97 ; The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 133/133. 233. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 136-137/II, p. 125 ; The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 157/159. Voir J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 193.

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le développement de la juridiction ecclésiastique234. Pour autant, dès le ive siècle, l’Église est érigée en institution judiciaire privilégiée : les autorités ecclésiastiques sont invitées à ne pas laisser leurs ouailles solliciter le jugement d’un juge païen – c’est-à-dire romain235. Au ve siècle, le 9e canon du concile de Chalcédoine insista sur la nécessité de s’adresser à l’évêque, en particulier lorsque le litige opposait des clercs, qui « ne devaient pas courir [porter leur cause] devant un tribunal séculier236 ». La correspondance de Sévère, patriarche d’Antioche de 512 à 518, permet d’approcher le fonctionnement pratique de cette justice ecclésiastique. En tant qu’évêque, le patriarche d’Antioche jouissait d’un pouvoir judiciaire de première instance. Il examinait des causes civiles, comme celle d’Antonin de Béroia, qui revendiquait une propriété pour son Église. Le patriarche pouvait aussi se substituer à un évêque absent de sa juridiction et faisait alors venir à lui les plaideurs pour entendre leur cas. Un autre cas montre qu’il pouvait dessaisir d’une affaire un évêque se dérobant à son devoir de justice237. Le synode provincial réuni autour du métropolite constituait, depuis le e iv  siècle, une instance juridictionnelle hiérarchiquement plus élevée que celle de l’évêque, et susceptible de revoir les jugements de ce dernier. Sévère d’Antioche développa pour sa part une institution supérieure : celle du synode général du diocèse d’Orient, qui réunissait tous les six mois les évêques d’une demi-douzaine de provinces autour du patriarche238. Selon Sévère, la juridiction synodale devait éviter aux clercs délinquants de comparaître devant la justice civile impériale, susceptible de prononcer des condamnations plus lourdes239. « Le synode patriarcal siège […] comme tribunal disciplinaire de première instance240 », écrit Frédéric Alpi, qui mentionne plusieurs citations à comparaître incluses ou mentionnées dans la correspondance de Sévère d’Antioche : pratiques usuraires, simonie, faux en écriture font ainsi l’objet de procès devant le synode. Mais conformément aux canons de Nicée (325), d’Antioche (330) et de Constantinople (381), le synode assumait également le rôle d’une juridiction d’appel : il était possible d’y recourir contre un verdict prononcé par un tribunal épiscopal241. En théorie, ce synode patriarcal ne faisait que compléter les synodes provinciaux ; en pratique, Sévère

234. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 171. Voir supra. 235. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 117/II, p. 111 : « Simplement, qu’il n’aille pas solliciter le jugement des païens (ḥanpē). » 236. The Acts of the Council of Chalcedon, op. cit., III, p. 97 ; The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 133/133. 237. F. Alpi, La route royale, op. cit., p. 71. 238. F. Alpi, « La correspondance… », art. cité, p. 342 ; id., La route royale, p. 74-76. 239. F. Alpi, « La correspondance… », art. cité, p. 338, 341. 240. Ibid., p. 341 ; id., La route royale, p. 78. 241. F. Alpi, « La correspondance… », art. cité, p. 341 ; id., La route royale, p. 74, 78.

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s’en servait parfois de manière concurrente, son jugement s’y substituant à celui du métropolite242. Il apparaît enfin que, même dans le cadre d’affaires impliquant des membres du clergé, Sévère pouvait s’associer à des autorités laïques. Quand éclata le scandale du moine Pélage, soupçonné d’avoir transformé un couvent en foyer chalcédonien, le patriarche se rapprocha du comte d’Orient avec lequel il constitua une commission d’enquête chargée d’interroger le moine. Celle-ci ne constituait pas un véritable tribunal, comme le souligne Frédéric Alpi243, mais la collaboration entre ecclésiastiques et laïcs montre qu’en certains cas particulièrement problématiques une alliance entre ces deux pôles d’autorité était envisageable.

• Statut de la justice ecclésiastique

Comme l’ont constaté nombre de spécialistes de l’Antiquité tardive, le statut de la « justice » ecclésiastique est peu clair. La législation constantinienne donnait aux évêques des pouvoirs équivalents, si ce n’est supérieurs, à ceux de juges étatiques244. Jill Harries souligne pourtant que, dans un texte comme les Constitutions apostoliques – qui incluent les Canons des apôtres –, la « justice » ecclésiastique est décrite dans un vocabulaire moins judiciaire que médical : l’évêque apparaît comme le médecin de ses ouailles245. En tant que tel, il lui revient avant tout d’agir en médiateur et de réconcilier les parties en conflit246. Les peines prononcées sont par ailleurs limitées – relégation pour les clercs, pénitence ou excommunication pour les laïcs – et n’ont d’effet qu’en vertu de l’importance que leur accordent les chrétiens247. Il en va de même pour la correspondance de Sévère d’Antioche, dans laquelle seules des causes disciplinaires impliquant des clercs ont laissé des traces248. Les sources syriaques confirment le statut ambigu de la justice ecclésiastique. Cette dernière n’est qu’un pis-aller : dans un monde parfait tel que le conçoit l’Église, les chrétiens ne devraient pas se montrer injustes les uns envers les autres et jamais ils ne devraient en arriver au procès. Il est, néanmoins, des circonstances où la comparution au tribunal est inévitable, et la sévérité du jugement devrait, en théorie, avoir une valeur dissuasive et persuader les autres fidèles

F. Alpi, La route royale, op. cit., p. 95. Ibid. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 191. Voir Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 44. Rapp note aussi que nombre de prêtres et d’évêques de l’Antiquité tardive avaient auparavant été médecins. Ibid., p. 177. 246. N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 182. Eldeby évoque ainsi la tendance « antijuridique » du christianisme primitif. 247. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 192. Sur ces peines, voir également A. Dumas, « Juridiction ecclésiastique », DDC, VI, p. 237-238. 248. F. Alpi, La route royale, op. cit., p. 70. 242. 243. 244. 245.

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de régler leurs conflits sans recourir à l’autorité249. Conformément à l’Évangile de Matthieu (5 : 9), l’idéal de l’Église est avant tout d’éduquer les masses et de rétablir la concorde sans passer par la voie judiciaire, par le seul biais de l’admonestation250. Les juges auxquels s’adresse la Didascalia sont incités à intervenir comme médiateurs (« faiseurs de paix ») entre les parties avant de se résoudre à jouer le rôle de juge251. Si rendre un jugement s’avère malgré tout nécessaire, il doit être rendu « de manière prudente » (zhīrōīt)252. La parole du « juge » ecclésiastique est également ambiguë : Tout d’abord, rendez vos jugements253 le lundi, de sorte que, si par hasard quelqu’un s’élevait contre vos verdicts, vous ayez du temps avant la fin de la semaine. Vous pourrez ainsi arranger l’affaire, rétablir la paix entre ceux qui se disputent, et les réconcilier le dimanche254.

Le « jugement » ou « verdict » (dīnō), dans ce contexte, n’est pas présenté comme un acte d’autorité tranchant dans le vif. La Didascalia conçoit que ce « jugement » puisse susciter des contestations. De surcroît, l’important est, à nouveau, le retour à la concorde et la réconciliation des plaideurs255, qui doit symboliquement être atteinte pour le dimanche. Sur un plan rhétorique, tout se passe donc comme si le jugement n’était qu’une étape vers la réconciliation. Est-ce à dire que la parole du juge n’avait pas de réelle autorité ? Que, loin d’être un « jugement », il ne s’agissait que d’une « proposition », une solution envisagée dans le cadre d’une médiation ? Claudia Rapp remarque que la position sociale de l’évêque au sein de sa communauté, comme le fait qu’il était élu à vie,

249. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 129/II, p. 121 : « Mais s’il y est des frères en conflit l’un contre l’autre – que Dieu s’y oppose, et qu’il n’en soit pas ainsi ! – vous devez, vous, dirigeants (mdabrōnē), avoir conscience que ceux qui osent agir ainsi n’accomplissent pas la fraternité du Seigneur. […] Quiconque se montre cruel, présomptueux, injuste et blasphémateur est un hypocrite, et l’Ennemi agit à travers lui. Réprimandez-le donc, faites-lui honte et remontrez-lui son déshonneur, et châtiez-le en l’expulsant ! […] En effet, lorsque les gens de cette sorte auront été châtiés et réformés, vous n’aurez plus [à présider] beaucoup de procès ! » 250. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 129/II, p. 121. Voir Luc 12 : 58-59, où le défendeur est incité à rendre ce qu’il doit à son adversaire avant que celui-ci ne le traduise en justice. Voir également l’épître de Paul aux Romains, dans laquelle l’auteur appelle les chrétiens à cesser de s’intenter des procès. Rom. 14 : 13. 251. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 138/II, p. 126. Voir J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 247 ; J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 154. 252. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 130/II, p. 121. 253. Ou « tenez audience ». 254. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 130-131/II, p. 121-122. 255. Voir J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 156 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 193 ; Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 245.

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durent favoriser l’observation de ses jugements256. L’évocation par la Didascalia d’oppositions à la parole du juge suggère par ailleurs que celle-ci était supposée faire autorité, et que le reste de la semaine devait être employé soit à persuader le perdant du bien-fondé de la sentence, soit à trouver une solution alternative qui éviterait de devoir appliquer le jugement. L’autorité revendiquée par le juge dans l’énoncé de son verdict transparaît enfin dans la sanction prévue à l’encontre des réfractaires : le condamné qui refuse de se soumettre et d’appliquer le jugement doit être exclu de la communauté jusqu’à ce qu’il fasse acte de contrition257. Sanction bien faible, diront certains. Ce serait néanmoins oublier que l’exclusion du groupe et de la foi compromet immédiatement la survie sociale de l’individu et, à terme, son salut éternel258. Pour une société où la religion est un ciment « liant » les hommes entre eux et à Dieu, rares sont les châtiments aussi sévères que l’excommunication259. C’est donc bien un authentique procès qu’il est demandé à l’évêque et à ses subordonnés d’organiser, tout en sachant que le retour à la conciliation demeure possible260. Comme le souligne Jill Harries, l’évêque n’était ni un iudex tenu d’appliquer le droit romain, ni un arbitre tel que celui-ci définissait ses fonctions – les plaideurs 256. Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 245. Cet argument développe celui de J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 211. Rapp affirme par ailleurs que l’évêque pouvait user de moyens de contrainte, comme la torture ou l’emprisonnement préventif. Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 246. 257. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 135/II, p. 124. Plusieurs documents juridiques coptes témoignent, pour l’Égypte des viie-viiie siècles, de la pratique de l’excommunication en vue d’obliger un plaideur à respecter la décision du juge. Voir par exemple W. Till, Die koptischen Rechtsurkunden…, op. cit., p. 71-72 (Co Ad 40). 258. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 75. 259. Voir J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 74-75, 218. 260. Claudia Rapp cite un épisode de la vie de l’évêque Pisentius (m. 631) pour illustrer le fonctionnement de l’audience épiscopale dans l’Antiquité tardive (Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 251-252). Il est néanmoins possible que ledit épisode, présent uniquement dans la version arabe du texte, soit plus représentatif de la justice copte à l’époque islamique. Les procédures suivies dans le cadre d’un procès qu’une femme intenta à son mari – qu’elle accusait de l’avoir jetée dehors – afin d’obtenir soit le divorce, soit qu’il la reprenne, semblent en témoigner. Ainsi l’évêque demande-t-il à deux reprises aux défendeurs (la femme, opposée à son mari ; l’amant présumé de la femme, accusé par le mari) de prêter serment, procédure manifestement influencée par le droit musulman (E. De Lacy O’Leary, « The Arabic Life of S. Pisentius », Patrologia orientalis, 22, 1930, p. 437, 440 ; voir Ibn al-ʿAssāl, Kitāb al-qawānīn, éd. par Ǧirǧīs Fīlūṯā’ūs ʿAwaḍ, Le Caire, Maṭbaʿat al-tawfīq, s. d., p. 368). À la fin du procès, l’évêque renvoie par ailleurs la femme devant un ḥākim, que l’éditeur anglais traduit par governor, mais en qui il serait peut-être plus vraisemblable de voir un « juge » (un cadi ?), au moins aussi habilité à lui faire subir une promenade infâmante (yušhiru-hā). E. De Lacy O’Leary, « The Arabic Life… », art. cité, p. 441. Rapp affirme par ailleurs que dans cette affaire, l’évêque n’impose ni sentence ni châtiment, ce qui prouve à ses yeux que l’évêque jouait avant tout un rôle de conciliation (Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 252). Or non seulement l’évêque « ordonna de battre la femme et de la chasser » (E. De Lacy O’Leary, « The Arabic Life… », art. cité, p. 441), mais il apparaît que la plaignante réclama de l’évêque un jugement (yaḥkum baynī wa-bayna-hu) ; l’homme accusé d’être son amant reconnut en

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n’eurent pas toujours besoin de rédiger un compromissum avant de s’adresser à lui, ni de s’engager à verser une pénalité en cas de non-respect de sa sentence261. Il n’était pas non plus un simple médiateur puisqu’il jouissait d’un pouvoir d’adjudication. Parce qu’elle relevait simultanément du droit romain et de pratiques chrétiennes préconstantiniennes, l’episcopalis audientia échappait en grande partie aux catégorisations du droit romain262. L’action judiciaire de l’évêque correspondait alternativement – y compris au cours d’une même affaire – à une forme de justice étatique, à un arbitrage et à une médiation/conciliation263.

3.2.3. Les procédures de l’Église syro-occidentale avant l’Islam • Étapes du procès

Le lieu où l’évêque exerçait sa justice n’est pas précisé dans les sources syriaques, et seules quelques indices glanés dans d’autres textes tardo-antiques permettent d’avancer des hypothèses à ce sujet. Claudia Rapp propose que la grande salle rectangulaire, parfois fermée par une abside, que l’on trouve dans tous les complexes épiscopaux de l’Antiquité tardive, devait notamment servir à l’exercice de la justice264. D’autres lieux pouvaient néanmoins être utilisés si l’on se fie à la rare documentation disponible ; ainsi un papyrus égyptien du ive siècle fait-il état d’une audience dans l’atrium situé à l’entrée d’une église265. La version arabe, remaniée, d’une vie de saint copte, évoque l’audition d’une affaire « à l’intérieur de l’église, devant l’autel266 ». Selon la correspondance de Sévère d’Antioche, lorsque le synode siège en cour de justice, « on place les saints Évangiles au milieu267 ». Le même auteur signale que la salle du tribunal possédait une antichambre où les prévenus attendaient assis leur tour de comparaître268.

261.

262. 263. 264. 265. 266. 267. 268.

outre que « le jugement appartient [à l’évêque] (la-ka l-ḥukm) » et que ce dernier « a le pouvoir [de trancher] (bi-yadi-ka l-sulṭān) ». E. De Lacy O’Leary, « The Arabic Life… », art. cité, p. 437-438. Notons toutefois qu’en Égypte, plusieurs ostraca coptes remontant, pour certains, aux alentours de l’an 600, laissent penser qu’en certains cas au moins, un plaideur s’engageait devant l’évêque à respecter sa sentence et à se soumettre à une amende dans le cas contraire. W. Till, Die koptischen Rechtsurkunden…, op. cit., p. 45 (CO 43), 60 (CO 297), 69 (CO Ad 12). Voir également un ostracon, où un individu se porte garant devant l’évêque de l’exécution d’une sentence à venir, dans ibid., p. 47 (CO 86). J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 194, 203. Ibid., p. 205-211. Voir J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 233, 237. Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 210. Ibid., p. 246. E. De Lacy O’Leary, « The Arabic Life… », art. cité, p. 441. Cité par F. Alpi, « La correspondance… », art. cité, p. 342 ; id., La route royale, p. 79. F. Alpi, « La correspondance… », art. cité, p. 342 ; id., La route royale, p. 79.

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La procédure disciplinaire mise en œuvre au début du vie siècle dans le cadre du synode patriarcal de Sévère d’Antioche permettait la convocation du défendeur. Des huissiers ecclésiastiques remettaient des citations à comparaître aux supérieurs des clercs incriminés, qui pouvaient en certains cas être conduits devant le tribunal sous la contrainte physique269. L’Octateuque de Clément, à l’origine rédigé en grec et peut-être traduit en syriaque par Jacques d’Édesse (m. 708)270, prescrit que l’évêque contre qui sont portées des accusations soit convoqué par les évêques, peut-être par écrit ; s’il refuse de se présenter, « on l’appellera une seconde fois en lui envoyant deux évêques ». S’il ne se présente toujours pas à la troisième convocation – à nouveau par le biais de deux évêques –, il peut être condamné par contumace271. Il est plus difficile d’établir dans quelle mesure le tribunal épiscopal ordinaire pouvait user de contrainte. Selon la Didascalia, un procès ne devait avoir lieu qu’en cas d’échec de la conciliation. Lors de la venue de plaideurs, le juge devait commencer par les admonester et tenter de les réconcilier272. La correspondance de Sévère d’Antioche fait ainsi état d’une formule de conciliation adressée par le patriarche à des clercs et à l’évêque auquel un conflit les oppose273. Les procès, nous l’avons vu plus haut, devaient si possible avoir lieu le lundi, afin que les tensions retombassent pendant le reste de la semaine et que la concorde fût rétablie le dimanche274. Le juge recevait les plaideurs assis275. Les parties en litige devaient être présentes toutes deux à l’audience (litt. « au jugement », akḥadō b-dīnō) et se tenir debout (nqūmūn) devant le juge276. Après les avoir écoutées « de manière droite » (trīṣōīt), sans montrer aucune partialité envers l’un des plaideurs (d-lō

269. F. Alpi, « La correspondance… », art. cité, p. 342 ; id., La route royale, p. 79. 270. H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 242. 271. Reliquiae iuris ecclesiastici antiquissimae. Syriace, éd. par A. P. de Lagarde, Lepzig, Caesarei Vindobonensis, 1856, p. 57/trad. par F. Nau, La version syriaque de l’Octateuque de Clément, Paris, P. Lethielleux, 1913, p. 126. 272. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 158/159-160. 273. F. Alpi, La route royale, op. cit., p. 72. 274. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 130-131/II, p. 121-122. Voir le droit syro-romain, qui interdit aux plaideurs de porter plainte le dimanche. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 119-120/124 ; Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, éd. par W. Selb et H. Kaufhold, Vienne, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2002, II, p. 150. Voir H. Kaufhold, « Der Richter in den syrischen Rechtsquellen. Zum Einfluβ islamischen Rechts auf die christlich-orientalische Rechtsliteratur », Oriens christianus, 68, 1984, p. 107. 275. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 133/II, p. 123 ; I, p. 138/II, p. 126. 276. Ibid., p. 131/II, p. 122 ; I, p. 133/II, p. 123 ; I, p. 138/II, p. 126. Voir également The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 156/157. Voir H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 107.

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mesab b-apē)277, le juge devait rendre une sentence (gzōrdīnō)278. À Antioche, Sévère semblait délivrer copies de ses jugements aux plaideurs279. L’Enseignement de l’apôtre Addai, un court recueil de canons syriaques provenant peut-être d’un modèle grec du ive siècle280, préconise que les juges qui se montrent iniques ne soient plus autorisés à rendre la justice281. Si la Didascalia insiste sur le fait d’entendre les deux parties ensemble282, le cœur de la procédure semblait constitué d’une « enquête » (ʿūqōbō) destinée à découvrir la vérité sur l’affaire283.

• Enquête sur les plaideurs

L’Église syro-occidentale recommandait tout d’abord de s’enquérir de la fiabilité des plaideurs284. Au ive siècle, la version syriaque de la Didascalia apostolorum le demandait aux clercs (évêques et diacres) chargés d’examiner les accusations portées contre des chrétiens, sans que la personne faisant l’objet d’une enquête soit clairement définie. Un passage recommande de commencer par le défendeur et d’estimer sa conduite285, un autre demande d’enquêter plutôt en priorité sur « celui qui accuse » (le demandeur) et de déterminer s’il fait lui-même l’objet de plaintes, afin d’évaluer sa crédibilité286. Dans ce deuxième cas, l’enquête de moralité menée sur le demandeur paraît déterminante : Recueillez tout d’abord des informations sur le demandeur [litt. « celui qui accuse »] ; voyez si des accusations ont aussi été portées contre lui, ou si par hasard il a également porté des accusations contre d’autres 277. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 131/II, p. 122. Voir The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 165-166/171. La doctrine d’Addai condamne également tout juge qui ferait preuve de partialité, et qui devrait se voir interdire de rendre la justice. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 204/192. Voir aussi Ancient Syriac Documents Relative to the Establishment of Christianity in Edessa and the Neighbouring Countries, éd. par W. Cureton, Londres/Édimbourgh, Williams and Norgate, 1864, p. 29/29. 278. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 131/II, p. 122. 279. Voir F. Alpi, La route royale, op. cit., p. 71. 280. H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 243. 281. Reliquiae, op. cit., p. 37-38. 282. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 133/II, p. 123 ; I, p. 135/II, p. 124. 283. Ibid., I, p. 131/II, p. 122 ; I, p. 133/II, p. 123. 284. Voir J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 193. Harries interprète cette partie de la procédure comme caractéristique d’une approche séculière de la justice, peut-être par comparaison avec l’insistance du droit romain sur la position sociale des témoins. Voir également J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 261 ; Ch. Lefebre, « Procédure », DDC, VII, p. 282. 285. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 117/II, p. 111. 286. Ibid., I, p. 133/II, p. 123. Que l’enquête vise avant tout le demandeur est confirmé par le 4e canon du concile de Constantinople (381). Voir The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 127-128/128. Voir également Reliquiae, op. cit., p. 57/trad. par F. Nau, op. cit., p. 126. Voir H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 107.

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personnes ; [vérifiez] que sa plainte n’est pas consécutive à quelque inimitié antérieure, à une dispute (ḥeryōnō) ou à la jalousie. [Informezvous] de ses mœurs (dūbōraw). S’il se montre humble et peu colérique, et s’il ne calomnie pas autrui ; s’il aime les veuves, les pauvres et les étrangers, et s’il n’aime pas les profits impurs ; si c’est un homme calme, amical avec tout un chacun et appréciant tout le monde ; s’il se montre miséricordieux (mraḥmōnō) et s’il a le cœur sur la main ; s’il n’est ni gourmand, ni avide, ni injuste (ʿōlūbō), ni alcoolique, ni intempérant (asūṭō), ni paresseux – car le cœur pervers ourdit le mal et de tout temps sème le trouble dans la ville – ; s’il n’a commis aucune des abominations de ce monde, comme l’adultère (gūrō), la fornication (zōnyūtō) ou d’autres encore. Si, donc, le demandeur se trouve innocent de toutes ces choses, il apparaît déjà clairement qu’il est digne de foi (mhaymnō) et que sa plainte est fondée (šarīrō)287.

Si, en revanche, le demandeur s’avère connu pour ses mauvaises mœurs, on doit penser que sa plainte n’est pas fondée et qu’il s’appuie sur de faux témoignages (sōhdūtō dagōlōtō), auquel cas il sera lui-même puni et rejeté de la communauté288. De même, l’enquête sur le défendeur, sur ses mœurs et sur les accusations précédemment portées contre lui permet d’estimer la valeur de l’accusation : s’il s’est déjà rendu coupable de méfaits, « il est vraisemblable (dōmyō) que l’accusation (maršūtō) portée contre lui est aussi fondée289 ». L’examen minutieux de la personnalité et des mœurs des plaideurs représentait ainsi une étape essentielle du procès : les conclusions de l’enquête constituaient autant de présomptions de l’innocence de l’un ou de la culpabilité de l’autre. L’accusation étant avant tout une parole, il convenait de déterminer laquelle, des deux parties, était la plus crédible et donc proche de la vérité. La valeur de ces présomptions n’est pas parfaitement claire. Il est possible qu’elles aient parfois été suffisantes pour qu’un jugement soit rendu : « C’est pourquoi vous devez enquêter avec soin sur ces choses, de sorte qu’avec la plus grande prudence, vous puissiez, en confiance, rendre une sentence décisive290. » La littérature conciliaire confirme la nécessité d’enquêter sur le demandeur, en particulier lorsque l’accusation touche un ecclésiastique291. Le concile de Constantinople, en 381, propose toutefois une exception à cette règle : si un individu accuse un évêque d’un préjudice direct, résultant d’une interaction personnelle, seuls les faits doivent être examinés et la moralité du demandeur ne

287. 288. 289. 290. 291.

The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 133-134/II, p. 123. Ibid., I, p. 134/II, p. 123. Voir J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 194. Ibid., I, p. 134/II, p. 124. Ibid., I, p. 135/II, p. 124. Voir le 21e canon du concile de Chalcédoine dans The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 138/136.

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doit pas être prise en compte292. Il apparaît ainsi que, dans bien des cas, une telle enquête était insuffisante : au-delà des mots de l’accusation, le procès portait sur des faits dont il pouvait être demandé d’apporter la preuve.

• Les preuves

La littérature ecclésiastique syro-occidentale est avare en informations sur les preuves quant à l’objet même du litige. Le principal mode évoqué est le témoignage. Le nombre de témoins nécessaire pour donner une valeur probatoire à leurs dépositions est de « deux ou trois », en conformité avec le Deutéronome (XIX, 15) et l’Évangile de Matthieu (Matth. 18 : 16) qui sont généralement cités à l’appui293. Malgré cette imprécision, qui laisse la possibilité d’accepter seulement deux témoins, la Didascalia suggère que le nombre de trois doit plutôt être retenu pour des raisons théologiques – un parallèle étant établi entre le témoignage des hommes et la Trinité294. La déposition d’un seul individu n’avait pas valeur de preuve295 : si l’on en croit la version arabe des Canons des apôtres, malgré le caractère tardif de leur traduction, même le témoignage d’un évêque n’était pas valable s’il était isolé296. Tout en usant d’arguments théologiques afin de se démarquer du modèle impérial, l’Église ne se distinguait pratiquement pas du droit romain relatif au nombre des témoins297. Tout témoignage n’était pas acceptable : celui des païens à l’encontre des chrétiens devait être rejeté298, tout comme celui des hérétiques299. Une constitution de 412 oblige enfin l’accusateur d’un clerc à prouver ses dires devant le tribunal épiscopal par le biais d’écrits et de témoins300. 292. Ibid., I, p. 127/128. 293. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 69/71, 117/II, p. 111. Voir Reliquiae, op. cit., p. 58/trad. par F. Nau, op. cit., p. 126. J. Périer, A. Périer, « Les “127 Canons des apôtres” », art. cité, p. 688. Cette règle s’appuie également sur la seconde épître de Paul aux Corinthiens (2 Cor. 13 : 1) et sa première épître à Timothée (1 Tim. 5 : 19). Voir J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 266 ; A. Dumas, « Juridiction ecclésiastique », DDC, VI, p. 237 ; K. Pennington, « The Growth of Church Law… », art. cité, p. 388. 294. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 117-118/II, p. 111 : « Car le Père et le Fils, avec le Saint-Esprit, témoignent des actes des hommes. » 295. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 69/71. 296. J. Périer, A. Périer, « Les “127 Canons des apôtres” », art. cité, p. 688. 297. Remarquons néanmoins qu’une constitution impériale de 333 allait jusqu’à accorder une valeur probatoire au témoignage isolé d’un évêque. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 160-161. 298. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 128/II, p. 120. La version arabe des Canons des apôtres, probablement traduite vers le xiie siècle, indique que l’on n’acceptera pas le témoignage d’un hérétique (harātīq) à l’encontre d’un évêque. J. Périer, A. Périer, « Les “127 Canons des apôtres” », art. cité, p. 688. Voir H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 107 ; J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 193. 299. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 69/71 ; Reliquiae, op. cit., p. 58/trad. par F. Nau, op. cit., p. 126. 300. A. Dumas, « Juridiction ecclésiastique », DDC, VI, p. 243.

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Telles sont les rares données offertes par les sources canoniques syro-occidentales à propos des preuves. Faut-il en conclure que le témoignage était le seul type de preuve accepté ? Ou que l’Église recourait, dans sa pratique judiciaire, à d’autres catégories sanctionnées par le droit romain ? L’historien pourrait être tenté de compléter ces données par le Livre de droit syro-romain, une collection de constitutions des ive et ve siècles (principalement de Constantin, Théodose et Léon) dont une traduction syriaque exista peut-être dès le vie siècle301. Il n’existe néanmoins aucune preuve textuelle, à notre connaissance, permettant d’établir que la hiérarchie cléricale reprit dès l’époque antéislamique des procédures codifiées par le droit romain ou par le droit syro-romain302. Bien au contraire, Nallino souligne que les règles exposées dans le Livre de droit syro-romain s’infiltrèrent très peu dans le droit canonique oriental ; l’hypothèse d’une utilisation ancienne de l’ouvrage par l’Église est par ailleurs contredite par les premiers juristes chrétiens d’époque islamique, qui constatent l’inexistence dans leurs communautés d’une tradition juridique écrite303. Les documents de la pratique manquent pour appréhender le fonctionnement historique de la preuve dans le domaine syro-occidental. En Égypte, qui peut ici service de comparaison, le témoignage devant un évêque est attesté par plusieurs ostraca304. Le seul document judiciaire issu de l’espace syrien laisse supposer que d’autres formes de preuves étaient utilisées. Le papyrus P.Petra inv. 83, datant 301. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 337. Selb et Kaufhod suggèrent une date un peu postérieure (vie-viie siècle, et pensent que l’ouvrage pourrait avoir été traduit dans le cercle de Jacques d’Édesse (Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., I, p. 52 ; voir également H. Kaufhold, Syrische Texte zum islamischen Recht. Das dem nestorianischen Katholikos Johannes V. bar Abgārē zugeschriebene Rechtbuch, Munich, Verlag der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, 1971, p. 30), mais cette interprétation est réfutée par Sebastian Brock, qui considère que le plus ancien manuscrit connu remonte au vie siècle. S. Brock, « Review of Walter Selb and Hubert Kaufhold, Das Syrisch-Römische Rechtsbuch », Journal of Semitic Studies, 52, 2007, p. 163. Pour Nallino, la traduction syriaque n’est pas antérieure au viiie siècle (C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano e sul presunto diritto siriaco », dans Raccolta di scritti editi e inedit, IV : Diritto musulmano, diritti orientali cristiani, Rome, Istituto per l’Oriente, 1942, p. 561). Ces constitutions furent manifestement réunies dans un but didactique (ibid., p. 545-546). L’ouvrage offre ainsi une lecture du droit romain d’un point de vue provincial. Parmi l’abondante littérature consacrée à cette source, voir encore W. Selb, « Le Livre syro-romain et l’idée d’un coutumier de droit séculier orientalo-chrétien », dans L’Oriente cristiano nella storia della civiltà, Accademia Nazionale dei Lincei, Rome, 1964, p. 340-341 ; E. Volterra, « Il Libro siro-romano nelle recenti ricerche », dans L’Oriente cristiano nella storia della civiltà, Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, 1964, p. 256. 302. L’hypothèse selon laquelle le Livre syro-romain était destiné à l’episcopalis audientia fut très tôt mise en avant par des romanistes. Cette interprétation a néanmoins été dénoncée comme pure spéculation. Voir C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 541-542 ; E. Volterra, « Il Libro siro-romano… », art. cité, p. 297-327. Voir E. Volterra, « Il Libro siro-romano… », art. cité, p. 312-313. 303. C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 552-554, 560. 304. W. Till, Die koptischen Rechtsurkunden…, op. cit., p. 63 (CO 312) ; voir ibid., p. 68 (CO 481), 69 (CO Ad 10), où il n’est pas précisé si le témoignage est effectué devant un évêque.

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probablement de 574305, enregistre l’arbitrage qui eut lieu à Sadaqa, ancienne garnison romaine située à 25 km de Petra, suite à un litige foncier entre particuliers. Un des deux arbitres était un ecclésiastique, l’archidiacre Theodoros fils d’Alpheios306, et bien que l’acte d’arbitrage soit rédigé en grec, il est probable que les procédures suivies reflètent aussi celles de l’Église syro-occidentale, que les Ǧafnides/Ġassānides avaient largement contribué à faire éclore307. Si le document n’offre pas de description complète des procédures suivies, il apparaît néanmoins qu’à deux reprises, l’un et l’autre des plaideurs, placés en position de défendeurs, en viennent à jurer308. Un des deux serments, pour le moins, est prêté « dans la sainte chapelle du saint et illustre martyre Kyrikos, ici à Zadakatha309 ». Par ailleurs chacune des parties produit à l’audience des preuves documentaires de ses prétentions310.

• Compétence juridictionnelle

La conception de sa compétence juridictionnelle par l’Église syro-occidentale transparaît de manière différente dans la Didascalia apostolorum et dans les sources synodales. La Didascalia prescrit des règles générales qui semblent s’appliquer à la résolution de tous types de conflits, notamment aux litiges entre laïcs. Cette vision de la justice ecclésiastique correspond à l’image, autrement connue par le droit romain, d’une episcopalis audientia ouverte à tous et tenue sur une base régulière. La littérature synodale offre une image quelque peu différente : les canons cités par le Synodicon occidental évoquent pour l’essentiel une justice destinée aux ecclésiastiques : ils envisagent avant tout les cas où un membre du clergé (en particulier un évêque) serait mis en accusation, soit par un laïc soit par un autre ecclésiastique311. Une telle différence de traitement ne peut que prêter à spéculations. Faut-il penser que l’Église syro-occidentale, à partir de la fin du ive siècle, n’envisageait plus l’episcopalis audientia que pour la résolution de litiges impliquant des clercs ? Doit-on proposer, au contraire, que cette différence ne fait que refléter l’évolution de problématiques internes à l’Église ? Peut-on croire que, tandis que l’episcopalis 305. Voir M. Kaimio, dans The Petra Papyri IV, p. 46. 306. M. Kaimio, dans The Petra Papyri IV, p. 68. 307. On remarquera par ailleurs qu’un document en syriaque est mentionné dans l’acte d’arbitrage. Ibid., p. 50, 71. 308. M. Kaimio, « P.Petra inv. 83 », art. cité, p. 723 ; id., dans The Petra Papyri IV, p. 72, 73. 309. M. Kaimio, « P.Petra inv. 83 », art. cité, p. 721. Voir également Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 252. 310. M. Kaimio, dans The Petra Papyri IV, p. 47, 53, 69. 311. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 127-128/128-129, 132-133/133, 137-138/136-137. Voir également les Canons des apôtres sans doute traduits en syriaque par Jacques d’Édesse, dans Reliquiae, op. cit., p. 57/trad. par F. Nau, op. cit., p. 126. Sur cette œuvre, voir H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 242.

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audientia continuait de fonctionner sans accroc pour les laïcs, les accusations visant de hauts membres du clergé se multiplièrent, dans un contexte de définition de l’orthodoxie et de rivalités entre Églises312 ? Pouvait-on craindre que des accusations calomnieuses soient portées en raison de divergences théologiques ? Certains canons le suggèrent : ainsi le 4e canon du concile de Constantinople (481), statuant qu’en cas d’accusation contre un évêque devant le synode, les accusateurs devront s’engager par écrit à recevoir un châtiment identique à celui encouru par l’accusé si leur accusation se voyait dénuée de tout fondement313. Les rivalités au sein de la hiérarchie ecclésiastique influencèrent aussi le traitement réservé à la justice par le droit canonique. Parfois le problème principal consistait à définir l’autorité juridictionnelle compétente sur certains évêques. Ainsi, alors qu’à la veille de l’Islam le métropolite de Takrīt prenait, en Irak, le titre de catholicos (il fut appelé maphrien à partir du xie siècle) et se proclamait représentant direct du patriarche d’Antioche314, un synode fut-il rassemblé au monastère de Mār Mattai afin de définir les rapports entre le métropolite résidant dans ce couvent et celui de Takrīt315. Les canons édictés vers l’an 629316 interdisaient notamment au « catholicos » de juger un évêque sans le consentement du métropolite

312. Voir R. B. Rose, « Islam and the Development of Personal Status Laws among Christian Dhimmis : Motives, Sources, Consequences », The Muslim World, 52, 1982, p. 163. 313. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 128/129. Cette prescription est réitérée dans un sermon de Théodose, patriarche d’Alexandrie de 537 à 568. Ibid., II, p. 160/163. Remarquons qu’une règle comparable apparaît dans le Livre de droit syro-romain, selon laquelle un accusateur qui ne se présenterait pas lors de la confrontation avec son adversaire doit se voir infliger le châtiment que l’accusé encourt (par exemple, l’accusateur doit être tué s’il a accusé quelqu’un de meurtre et ne se présente pas à l’audience). Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., II, p. 76. Voir The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 140/142-143. 314. J.-M. Fiey, « Tagrît. Esquisse d’une histoire chrétienne », dans J.-M. Fiey, Communautés syriaques en Iran et Irak des origines à 1552, Londres, Variorum Reprints, 1979, p. 306-307 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient. Chrétiens d’Irak, d’Iran et de Turquie, Paris, Cerf, 1995, p. 64. Voir également W. Hage, Die syrisch-jakobitische Kirche in frühislamischer Zeit, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1966, p. 22-31 ; W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht. II : Die Geschichte des Kirchenrechts der Westsyrer (von den Anfängen bis zur Mongolenzeit), Vienne, Österreichische Akademie der Wissenschaften, 1989, p. 222 et suiv. ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 378 ; W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 100 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq f ī ḫilāfat Banī Umayya, Beyrouth, Markaz al-turāṯ al-ʿarabī al-masīḥī (CEDRAC), 2005, II, p. 363-364. 315. Le monastère de Mār Mattai, à 35 km à l’est de Mossoul, représentait le principal centre syro-occidental de l’Empire sassanide avec Takrīt. Voir J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne. Contribution à l’étude de l’histoire et de la géographie ecclésiastiques et monastiques du nord de l’Iraq, Beyrouth, Imprimerie catholique, s. d., II, p. 759-770 ; W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 39 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 370. 316. Sur la date de ce synode, voir The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 197 ; W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., II, p. 131.

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de Mār Mattai (17e canon)317 ; il ne pouvait par ailleurs faire passer en jugement ce même métropolite, ni seul ni en synode (9e canon)318. Le principal problème abordé dans les conciles et autres synodes n’était pas la manière de rendre la justice, mais bien les risques liés à la mise en accusation des plus hautes autorités de l’Église. Cela pourrait dès lors avoir eu pour effet de grossir artificiellement la question des procès impliquant un clerc.

* Les sources canoniques syro-occidentales offrent l’image d’une justice ecclésiastique qui, avant l’Islam, s’inscrivait dans le cadre plus large de la justice romano-byzantine. Conformément au droit romain postconstantinien, l’évêque et ses représentants se voyaient officiellement reconnaître le droit de tenir audience et de trancher les conflits entre justiciables. Selon les circonstances et l’identité des plaideurs, ils agissaient comme juges (ayant compétence dès qu’une partie le saisissait) ou comme arbitres (n’ayant compétence qu’en vertu de l’accord des deux parties), sans jamais renoncer à l’idéal chrétien de la conciliation. Le peu de chose connu sur les procédures suivies dans le cadre de l’episcopalis audientia montre que celles-ci reposaient sur le même socle conceptuel que le droit romain : la recherche de la vérité passait avant tout par l’établissement de la fiabilité du locuteur. Dans la procédure romaine, les témoins étaient le principal objet des investigations (afin, notamment, d’évaluer le degré de crédibilité découlant de leur statut social) ; dans la procédure ecclésiastique, l’enquête changeait partiellement de cible pour centrer son attention sur la personnalité des plaideurs – en particulier le demandeur. La procédure était accusatoire, étant initiée par la plainte d’une partie à l’encontre d’une autre ; elle intégrait, malgré cela, un important volet inquisitorial – l’enquête s’avérant nécessaire pour établir la fiabilité des parties ou de leurs témoins. L’importance de ce volet inquisitorial transparaît jusque dans un poème de l’évêque Jacques de Saroug (m. 521), quand il compare Dieu à un juge « qui, à travers ses questions, mène enquête sur le litige319 ». Plusieurs interrogations restent jusqu’ici sans réponse tranchée. Le droit de la preuve était à peine ébauché dans les textes canoniques syro-occidental antérieur à l’Islam. Les ecclésiastiques jouissaient-ils en ce domaine d’une large capacité d’appréciation ? Ou s’inspiraient-ils du droit romain sans qu’aucune régulation conciliaire n’ait été ressentie comme nécessaire ? Si cette seconde hypothèse 317. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 193/203 ; J. Mounayer, Les synodes syriens jacobites, Beyrouth, 1963, p. 27 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 374. 318. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 193/203 ; J. Mounayer, Les synodes syriens jacobites, op. cit., p. 27 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 373. 319. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 162/166.

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semble la plus vraisemblable, elle reste difficile à prouver. Par ailleurs, le domaine de compétences réelles de l’episcopalis audientia à la veille de l’Islam demeure flou. Dans un empire largement christianisé, les plaideurs pouvaient trouver des juges chrétiens autres que leurs évêques. Comme le pense Jill Harries, la simplicité du système judiciaire épiscopal et son moindre coût encouragèrent certainement les plaideurs à saisir les autorités ecclésiastiques320. La littérature canonique offre pourtant l’image d’une justice ecclésiastique avant tout destinée aux clercs, et il reste malaisé de savoir dans quelle mesure les laïcs recouraient régulièrement à l’episcopalis audientia321.

3.3. Justice et procédures dans la chrétienté syro-orientale sous les Sassanides Le système judiciaire de l’Église syro-orientale est avant tout connu grâce aux sources canoniques. La principale, le Synodicon orientale, est un recueil des synodes nestoriens qui se tinrent jusqu’au viiie siècle – le dernier consigné étant celui de Ḥnānīšoʿ II en 775. La collection de ces canons synodaux, qui avaient entre-temps été conservés et lus à intervalles réguliers, fut probablement l’œuvre du catholicos Timothée Ier dans le dernier quart du viiie siècle322. La littérature pseudo-apostolique semble ici devoir être écartée : Jean Dauvillier propose que la version syriaque de la Didascalia apostolorum pourrait avoir circulé en Mésopotamie, mais remarque qu’elle ne fut pas retenue parmi les sources du droit canonique syro-oriental323. Bien que Walter Selb observe quelques traces de réception de la Didascalia dans le synode de Yahballāhā en 419324, ce texte ne semble pas pouvoir être considéré comme représentatif des pratiques en vigueur sous les Sassanides.

320. Voir également J. H. W. G. Liebeschuetz, dans A. Cameron, B. Ward-Perkins, M. Whitby (dir.), The Cambridge Ancient History, XIV : Late Antiquity : Empire and Successors, op. cit., p. 218. 321. Voir H. Kaufhold, Syrische Texte…, op. cit., p. 19. 322. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 344. Voir W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht. I : Die Geschichte des Kirchenrechts der Nestorianer (von den Anfängen bis zur Mongolenzeit), Vienne, Österreichische Akademie der Wissenschaften, 1981, p. 167-168 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 67 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 302-303. 323. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 296. 324. W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 103-104.

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3.3.1. Les autorités judiciaires • La juridiction de l’Église

L’Église syro-orientale semble avoir toujours entretenu des liens assez lâches avec les autres Églises, notamment avec le patriarcat d’Antioche325. Son histoire connut un tournant majeur au début du ve siècle, lorsque le roi des rois sassanide Yazdgird Ier (r. 399-420) reconnut officiellement la hiérarchie ecclésiastique de Perse et lui accorda sa protection. Isaac, évêque de Séleucie-Ctésiphon (ar. al-Madā’in)326, entreprit alors d’unir l’Église de Perse. Il convoqua un synode en 410 – le « synode d’Isaac » – où il fut accepté comme chef de l’Église d’Orient327. L’évêque de Séleucie-Ctésiphon portait désormais le titre officiel de catholicos (ar. ǧāṯalīq)328. L’Église syro-orientale dont le synode d’Isaac jetait les bases se constitua une base dogmatique en adoptant « tous les canons régulateurs » apportés par Mārūtā – évêque de Mayperqaṭ (Martyropolis, ar. Mayāfariqīn) à la fin du ive et au début du ve siècle329 –, c’est-à-dire une collection canonique fondée sur le concile de Nicée et contenant sans doute les canons d’autres conciles330 : traduite en syriaque, cette collection « constitua le premier noyau du droit de l’Église chaldéenne331 ». Mais le synode d’Isaac ne se contenta pas 325. J.-M. Fiey, Jalons pour une histoire de l’Église en Iraq, Louvain, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, 1970, p. 82 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 23. 326. Sur ce personnage, voir ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika kursī l-mašriq min Kitāb al-maǧdal, dans Maris Amri et Slibae, De Patriarchis nestorianorum commentaria, t. II, éd. par H. Gismondi, Rome, F. de Luigi, 1896, p. 23-25 ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika kursī l-mašriq min Kitāb l-maǧdal, dans Maris Amri et Slibae, De Patriarchis nestorianorum commentaria, éd. par H. Gismondi, Rome, F. de Luigi, 1899, II, p. 30. 327. Sur ce synode, voir J. Labourt, Le christianisme dans l’Empire perse sous la dynastie sassanide (224-632), Paris, Librairie Victor Lecoffre, 1904, p. 92-99 ; W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph, op. cit., p. 28 et suiv. 328. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 301 ; J. P. Asmussen, « Christians in Iran », dans E. Yarshater (dir.), The Cambridge History of Iran, III, Cambridge University Press, Cambridge/New York, 1983, p. 931 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 49 ; R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 147. L’indépendance du siège de Séleucie-Ctésiphon par rapport aux évêques de l’Empire romain fut affirmée au synode de Yahballāhā Ier en 424. Voir C. Gallagher, Church Law and Church Order in Rome and Byzantium, Aldershot, Ashgate, 2002, p. 204. Plus généralement, R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 35-36, 69 ; W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 15-16. Sur l’organisation et l’expansion de l’Église syro-orientale suite à ce synode, voir W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph, op. cit., p. 44-46. 329. Envoyé de l’empereur byzantin, Mārūtā avait réussi à gagner les faveurs du roi des rois sassanide grâce à ses talents de médecin. Voir J. Labourt, Le christianisme dans l’Empire perse…, op. cit., p. 88-90 ; S. Brock, « Isaac », EIr, s.v. ; W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 73-74. 330. Voir Synodicon orientale, op. cit., p. 20-21/259-260 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 35 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 297-298. 331. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 302 ; W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 97 et suiv. Voir également A. Vööbus, dans Syriac and Arabic Documents

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d’assimiler une partie de la législation canonique antérieure, et adopta en outre 21 canons dont certains commencèrent à définir les contours d’une justice ecclésiastique332. Le 6e canon, en particulier, prescrivait que « deux fois par an les évêques s’assemblent, pour que, dans le synode de leur assemblée, toutes les querelles (ḥeryōnīn) et les accusations (ʿedlōyīn) prennent fin333 ». La fin de l’article suggère que tous les deux ans, le catholicos pourra trancher les disputes non résolues au cours d’une assemblée extraordinaire334. Par ailleurs, Mārūtā apporta 73 canons (les « Canons des 318 Pères ») dont certains tentent d’établir une hiérarchie judiciaire. Selon le canon 21, l’archidiacre (arkīdyaqōn), second après l’évêque, est en charge de la justice au quotidien : tout litige opposant un clerc à un autre clerc ou à un « étranger » doit lui être soumis335. Nul plaideur ne doit porter sa plainte directement devant l’évêque, afin que ce dernier ne puisse être accusé de prendre parti dans des conflits d’intérêts336. Le pouvoir « judiciaire » du catholicos fut affirmé plus clairement par le synode de Dādišoʿ337 en 424 : Pour aucun motif on ne pourra penser ou dire que le catholicos de l’Orient peut être jugé par ceux qui sont au-dessous de lui, ou par un patriarche338 comme lui ; lui-même doit être le juge de tous ceux qui sont au-dessous de lui, et son propre jugement est réservé au Christ

332.

333.

334. 335. 336. 337.

338.

Regarding Legislation Relative to Syrian Asceticism, éd. par A. Vööbus, Stockholm, ETSE, 1960, p. 115. L’originalité de ces 21 canons reste une question controversée. Une version syro-occidentale de ces canons – que d’aucuns considèrent comme plus authentique que la version orientale rapportée dans le Synodicon orientale – suggère qu’il s’agit d’une traduction des canons de Nicée, et qu’ils furent simplement adaptés aux besoins de l’Église orientale. W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 16. Synodicon orientale, op. cit., p. 25/264 (sauf mention contraire, toutes les traductions du Synodicon orientale sont de Jean-Baptiste Chabot). Walter Selb considère que le 6e canon de ce synode remonte incontestablement au 5e canon du concile de Nicée (W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 99). On remarquera néanmoins que le 5e canon du concile de Nicée concerne exclusivement les cas d’excommunication et n’évoque pas de querelles ou d’accusations à caractère plus général. Voir Ch.-J. Héfélé, Histoire des conciles d’après les documents originaux, Paris, Adrien Le Clère, 1869, p. 376-377. Voir K. Pennington, « The Growth of Church Law… », art. cité, p. 392. Synodicon orientale, op. cit., p. 25/264-265. C’est en tout cas l’interprétation qu’en donne J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 303. Sur l’archidiacre et ses compétences judiciaires, voir A. Amanieu, « Archidiacre », DDC, III, p. 955. The Canons Ascribed to Mārūtā of Maipherqaṭ and Related Sources, éd. par A. Vööbus, Louvain, Peeters, 1982, p. 72/63. Sur ce catholicos, voir ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 28-29 ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 36. Sur ce synode, voir J. Labourt, Le christianisme dans l’Empire perse…, op. cit., p. 122-125 ; W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 104 ; W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph, op. cit., p. 50-52. Le terme « patriarche » est peut-être ici inséré de manière anachronique. Voir W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph, op. cit., p. 52-53.

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qui l’a choisi, élevé et placé à la tête de son Église ; car il a plu à sa Majesté infinie que son autorité souveraine soit perpétuée et honorée dans le principat de son Église. Donc, quiconque est inférieur au catholicos, est son disciple et son sujet, peut être appelé en jugement par le catholicos, et doit accepter volontiers toute sentence qui émane de celui-ci339.

Le nestorien ʿAmr b. Mattā, vers le xive siècle, commentait l’œuvre législative de Dādišoʿ en insistant sur l’utilité de ses canons, qui « renforcèrent la religion et le droit de l’Église » (qawānīn muf īda f ī tašyīd al-dīn wa-l-aḥkām al-šarʿiyya)340. N’en concluons pas trop vite que le catholicos était désormais l’autorité suprême, effective et incontestée des chrétiens syriaques orientaux : le synode de Dādišoʿ fut réuni dans un contexte de tensions extrêmes, alors que la primauté du catholicos faisait l’objet de contestations. Dādišoʿ avait auparavant été déposé par des évêques dissidents et emprisonnés par le roi des rois sassanide341. Le catholicos entendait consolider sa position et disqualifier l’opposition qui l’avait temporairement évincé. Proclamer son autorité judiciaire suprême devait surtout empêcher qu’il soit lui-même jugé et condamné342. Soulignons par ailleurs que l’autorité du catholicos est d’abord proclamée au sein de la hiérarchie ecclésiastique : rien n’indique que sa justice doit s’appliquer aux laïcs, ni même que le droit pénal esquissé par le synode de Dādišoʿ343 concerne d’autres catégories que les évêques et les prêtres. Les synodes de 410 et 424 marquèrent l’indépendance de l’Église syroorientale, désormais autocéphale344. Ce n’est que peu à peu, au cours des ve et vie siècles, que cette Église développa ses particularités théologiques, exégétiques et canoniques, se transformant en ce que ses adversaires qualifièrent d’Église « nestorienne345 » – alors que l’école d’Édesse puis de Nisibe, la plus influente dans l’Église syro-orientale, se réclamait principalement de Théodore de Mopsueste (m. 428)346. Parallèlement, l’Église syro-orientale continua de s’organiser. Synodicon orientale, op. cit., p. 51/296 (nous soulignons). ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 29. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 306. Voir W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 20. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 307. Voir, pour la compétence de l’Église occidentale sur les clercs, J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 243. 344. W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 81 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 38. 345. S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 132-133. Une étape importante fut franchie lors du concile de Séleucie-Ctésiphon, en 486. L’Église orientale adopta alors un credo dyophysite qui fut assimilé au nestorianisme par ses adversaires. Voir W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 29. 346. R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 51 ; S. Brock, « The ‘Nestorian’ Church », art. cité, p. 29. 339. 340. 341. 342. 343.

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• Un renforcement de la justice ecclésiastique au vie siècle

Le vie siècle fut marqué par de nouvelles réflexions sur l’autorité judiciaire de l’Église. Le synode de Joseph, en 554347, évoque des jugements écrits qui ont été émis par des assemblées d’évêques, et accuse certains ecclésiastiques de s’y opposer348 ; il reproche par ailleurs à certains laïcs (bnay ʿōlmō) d’interférer dans les affaires de l’Église et de prétendre juger des ecclésiastiques349. L’assemblée des évêques, y est-il rappelé, constitue la principale autorité judiciaire350. La justice de l’Église, telle qu’elle transparaît dans les canons de ce synode, est destinée aux clercs : les peines mentionnées en cas de fornication, proportionnées au rang du coupable, touchent les clercs, les diacres, les prêtres et les évêques351, et les ecclésiastiques frappés par une interdiction de leurs supérieurs doivent demander à être jugés dans une assemblée générale d’évêques352. En 576, les canons du synode d’Ézéchiel règlementent à nouveau une justice qui concerne le milieu des ecclésiastiques353. Le synode envisage une hiérarchie judiciaire très structurée, à l’image de l’État sassanide354, dans laquelle chaque niveau de juridiction (prêtre, évêque, métropolite, catholicos) peut être appelé contre la sentence prononcée par une juridiction inférieure355. En 585, le synode d’Išoʿyahb356 vient rappeler certaines règles déjà exposées en 410 par Mārūtā : l’autorité compétente en matière de juridiction ecclésiastique est avant tout l’archidiacre, second de l’évêque. Il apparaît comme le principal juge du diocèse (éventuellement de manière collégiale, avec l’assistance des « chefs des églises », rīšay ʿi(d)tē) – l’évêque se réservant les affaires les plus graves seulement357. 347. Sur ce synode, voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 318-319 ; M. Morony, « Religious Communities in Late Sasanian and Early Muslim Iraq », Journal of the Economic and Social History of the Orient, 17, 1974, p. 365. Sur le catholicos Joseph, voir ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 41-42 ; Chronique de Séert, op. cit., II-1, p. 177-182. 348. Synodicon orientale ou Recueil de synodes nestoriens, éd. par J.-B. Chabot, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1902, p. 100/358. 349. Ibid., p. 103/361. 350. Ibid., p. 104/362. 351. Ibid., p. 105/362-363. 352. Ibid., p. 108/365. Voir le synode de Mār Abbā en 544 dans ibid., p. 561 (canon 39). 353. Voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 320-321. Sur le catholicos Ézéchiel, voir ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 43-44. 354. M. Morony, « Religious Communities… », art. cité, p. 117. 355. Synodicon orientale, op. cit., p. 117-118/377, 126/385. Voir également le 29e canon du synode d’Išoʿyahb dans ibid., p. 161-162/421. Voir, pour les procédures de l’Église occidentale, J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 250. 356. Sur ce synode, voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 322-326. Sur le catholicos Išoʿyahb, voir ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 44-49 (sur son œuvre législative, voir en particulier p. 49). 357. Synodicon orientale, op. cit., p. 154/414. Voir également ibid., p. 179-180/439, où la recommandation de porter une accusation relative à un ecclésiastique devant le « chef

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La justice ecclésiastique, telle qu’elle est réglementée par les canons synodaux, s’applique donc avant tout aux affaires internes de l’Église, régulièrement divisée par les querelles d’autorité et les schismes358. Pourtant la littérature hagiographique évoque aussi l’activité judiciaire de clercs auprès de la société laïque, comme en témoigne l’exemple de Mār Abbā (r. 539-561) – qui, au milieu du vie siècle, entreprit une importante réorganisation de l’Église syro-orientale359. Richard Payne estime que rien, dans les écrits de Mār Abbā, ne permet d’établir l’existence à son époque d’un système de tribunaux ecclésiastiques destinés aux laïcs360. La littérature hagiographique vient pourtant souligner, à plusieurs reprises, l’investissement de ce catholicos dans le domaine judiciaire. Un de ses biographes en langue syriaque affirme que Mār Abbā passait une partie de chaque après-midi à juger des procès et à dénouer des querelles entre fidèles361. Le mōbed de la province du Bēt-Aramāyē l’accusa d’avoir « laissé partir du tribunal un certain nombre de chrétiens qui avaient les uns contre les autres des procès avec un arrêté [scellé] du sceau du mōbedān mōbed, et il les a cassés par un arrêté. Et tous les procès qu’il nous revient de juger, il les juge pour eux362 ». Ce que l’anonyme de la Chronique de Séert glose en expliquant que les zoroastriens lui reprochaient « de changer les jugements de leurs juges » (li-taġyīri-hi aḥkām quḍāti-him) et « d’examiner seul leurs affaires, sans personne d’autre » (wa-tafarrudi-hi bi-l-naẓar bi-umūri-him dūna ġayri-him)363. Quel statut la justice d’un tel catholicos avait-elle ? Le droit canonique, nous l’avons vu, ne semblait pas la réglementer à cette époque. Pour peu que les sources ne projettent pas sur Mār Abbā des pratiques plus tardives, on peut supposer que celui-ci était pris comme arbitre de nombreuses disputes – sinon comme juge, suggère Florence Jullien –, et concurrençait ainsi les autorités sassanides364.

358. 359. 360. 361.

362. 363. 364.

de l’administration/du diocèse » (rīš pūrnōsō) pourrait faire allusion à l’archidiacre. Voir H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 91. Voir par exemple Synodicon orientale, op. cit., p. 74-76/326-328, où Abrāhām b. Awdmihr comparaît devant Mār Abbā et les évêques de son synode afin d’être jugé pour s’être proclamé évêque sans l’autorisation du patriarche. Sur ce personnage, voir notamment Chronique de Séert, op. cit., II-1, p. 154 et suiv. ; ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 39-41. Voir W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph, op. cit., p. 58-72 ; F. Jullien, dans Histoire de Mār Abba, op. cit., II, p. xxxiii-xxxvi. R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 162. Histoire de Mār Abba, op. cit., I, p. 13/II, p. 15 (= Histoire de Mar-Jabalaha, de trois autres patriarches, d’un prêtre et de deux laïques, nestoriens, éd. par P. Bedjan, Leipzig, Otto Harrassowitz, 1895, p. 226) : « De la quatrième heure jusqu’au soir, il jugeait les litiges (dīnē) et mettait un terme aux disputes (ḥeryōnē) des croyants entre eux, et entre païens et croyants. » Voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 315. Histoire de Mār Abba, op. cit., I, p. 18/II, p. 21. Voir également ibid., I, p. 30/II, p. 31. Chronique de Séert, op. cit., II-1, p. 159. Histoire de Mār Abba, op. cit., II, p. 21 n. 132 ; Ph. Wood, The Chronicle of Seert. Christian Historical Imagination in Late Antique Iraq, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 115.

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L’existence de tribunaux ecclésiastiques ayant autorité sur les laïcs apparaît plus clairement dans les canons du synode d’Ézéchiel, en 576365. Celui-ci mentionne de manière explicite – pour la première fois dans le droit canonique de l’Église orientale –, la justice de simples prêtres (kōhnē) : ceux-ci sont invités à rendre une justice (maʿbad dīnō) équitable, et à n’accepter aucun présent en échange366. Au synode d’Išoʿyahb, en 585, le reproche adressé à certains chrétiens de recourir à des tribunaux « étrangers » afin de perdre leurs prochains367 signifie, en négatif, que le catholicos attendait d’eux qu’ils résolvent leurs disputes au sein même de l’Église, et non en interpellant des tribunaux sassanides. Si le synode d’Išoʿyahb ne précise pas le fonctionnement d’une éventuelle juridiction destinée aux laïcs, la judiciarisation de la société chrétienne transparaît néanmoins dans le 22e canon, qui condamne la manière dont certains prêtres monnayaient leurs services pour se faire avocats (snīgrē) dans des procès qui ne les concernaient pas368. Par ailleurs le 9e canon laisse entendre que des prêtres, agissant manifestement comme juges entre des laïcs, recouraient à l’anathème afin de contraindre les plaideurs à respecter leur parole369. L’autorité de l’évêque sur les laïcs se manifeste enfin dans ses fonctions administratives. À la fin du vie siècle, pour la première fois dans l’Église syro-orientale, l’évêque se voit confier la gestion des biens des orphelins : selon le synode d’Išoʿyahb en 585, leurs propriétés doivent être confiées, « avec le consentement [litt. la connaissance (īdaʿtō)] et l’ordre (pūqdōnō) de l’évêque, à un homme dont on témoigne qu’il est juste, intègre et fidèle, qui gardera les biens de ces enfants jusqu’à ce qu’ils atteignent la majorité, et qui les leur rendra alors sans perte (ḥūsrōnō) ni [sans leur causer de] difficulté (šḥōqō)370 ». La supervision de ces biens par l’évêque, et leur administration par des hommes intègres nommés par ce dernier, devaient soustraire les orphelins à la convoitise de leurs beaux-pères 365. Voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 320-321. Sur le catholicos Ézéchiel, voir ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 43-44. 366. Synodicon orientale, op. cit., p. 123/382-383. Voir M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 365-366. R. Payne considère pour sa part que le synode de Georges Ier, en 676, est le premier à étendre la juridiction ecclésiastique sur les laïcs. R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 198-199. 367. Synodicon orientale, op. cit., p. 155/415. 368. Ibid., p. 156/416. Remarquons qu’Ibn al-Ṭayyib, pour qui la notion d’avocat n’était manifestement plus pertinente au xie siècle, omet ce terme pour évoquer simplement des prêtres qui « s’engagent dans des procès » (yakūnūna ḫuṣūman f ī l-ḥukm / ḫuṣūm ʿinda l-ḥākim). Ibn al-Ṭayyib, Fiqh an-naṣrānīya. “Das Recht der Christenheit”, éd. par W. Hoenerbach et O. Spies, Louvain, Imprimerie Orientaliste L. Durbecq, 1956, I, p. 126. Sur l’engagement des ecclésiastiques dans la profession d’avocat dans l’Antiquité tardive, voir C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 5. 369. Synodicon orientale, op. cit., p. 177/437. Voir J. Labourt, Le christianisme dans l’Empire perse…, op. cit., p. 345. 370. Synodicon orientale, op. cit., p. 155/415-416. La traduction est adaptée de celle de Chabot.

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(nouveaux époux de leurs mères), présumés enclins à dilapider leurs richesses371. Comme dans l’Église syro-occidentale, parallèlement au développement d’une justice ecclésiastique destinée aux laïcs, l’Église définissait une sphère administrative propre à l’évêque.

• Des juridictions secondaires

Le catholicos et ses évêques n’étaient pas les seuls détenteurs d’un pouvoir judiciaire. Au sein des monastères, les abbés disposaient de pouvoirs disciplinaires importants. Mais c’est surtout dans une institution connue pour son rayonnement intellectuel que la juridiction non épiscopale apparaît le plus nettement : l’école de Nisibe. Principale académie de l’Église syro-orientale, celle-ci fut fondée à la fin du ve siècle après que l’empereur Zénon eut décidé, en 489, de fermer l’école des Perses à Édesse en raison de son attachement à une théologie dénoncée comme « nestorienne372 ». L’évêque Bar Ṣawmā accueillit à Nisibe le directeur de l’école d’Édesse, Mār Narsay, ainsi qu’une partie des professeurs et des étudiants. Les canons mis en place par Narsay et/ou Bar Ṣawma373, révisés en 496 avec le consentement de l’évêque Hōšeʿ (successeur de Bar Ṣawmā au siège de Nisibe374), réglementaient les fonctions et prérogatives des principaux membres de l’administration. Ils conféraient notamment au sous-directeur (ou majordome, rab baytō, choisi parmi les professeurs375) – assisté de conseillers vraisemblablement pris dans le corps enseignant376 – des prérogatives disciplinaires qui se rapprochaient, par certains aspects, d’un pouvoir de justice377. La seconde révision de ces statuts, par Abrāhām d-Bēt Rabban – directeur de l’école après 510378 –, évoque le « jugement » que le rab baytō pouvait passer à l’encontre de quiconque 371. Ibid., p. 155/416. 372. La date exacte de la fondation de l’école de Nisibe est cependant incertaine. Voir R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 93. 373. A. Vööbus, History of the School of Nisibis, Louvain, Secrétariat du Corpus SCO, 1965, p. 91-92 ; J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 309. Sur l’école de Nisibe, voir notamment J.-B. Chabot, « L’école de Nisibe, son histoire, ses statuts », Journal asiatique, 1896 ; A. Becker, Sources for the History of the School of Nisibis, Liverpool, Liverpool University Press, 2008 ; J. Labourt, Le christianisme dans l’Empire perse…, op. cit., p. 291 et suiv. ; W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 26-27. 374. A. Vööbus, History of the School of Nisibis, op. cit., p. 93-94 ; J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 311. Les canons de l’école furent encore révisés plusieurs fois au cours du vie siècle. Voir Y. Ḥabbī, Kanīsat al-mašriq I, Bagdad, s.e., 1989, p. 284-285. 375. J.-B. Chabot, « L’école de Nisibe… », art. cité, p. 63 ; J. Labourt, Le christianisme dans l’Empire perse…, op. cit., p. 294. Voir également R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 94. 376. A. Vööbus, History of the School of Nisibis, op. cit., p. 98. 377. Ibid., p. 98, 111 ; J. Labourt, Le christianisme dans l’Empire perse…, op. cit., p. 296 ; J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 311 ; Y. Ḥabbī, Kanīsat al-mašriq, op. cit., p. 285 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 95. 378. A. Vööbus, History of the School of Nisibis, op. cit., p. 134 et suiv.

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transgressait les règles de l’institution379. Bénéficiant d’une indépendance croissante, l’école obtint un privilège l’exemptant de la juridiction de l’évêque380. Les procédures appliquées dans cette école sont peu documentées. Les canons de Narsay évoquent des règles proches de celles adoptées par la juridiction ecclésiastique ordinaire. Ainsi recommandent-ils au directeur de ne pas rendre la justice sur la base de ses passions, mais uniquement d’après le témoignage de deux ou trois personnes381. L’étudiant qui accusait sans preuve un condisciple de méfait devait subir lui-même le châtiment encouru par l’accusé382. Il faut néanmoins souligner que l’étendue juridictionnelle de cette justice était limitée à l’extrême puisqu’elle ne dépassait pas l’enceinte de l’école.

3.3.2. Le droit des procédures Un procès oppose en principe deux individus ou deux groupes dont l’un est dans l’erreur (qu’il se trompe ou qu’il mente) et l’autre dans son bon droit ; le fonctionnement de la justice nécessite dès lors la mise en place de procédures permettant de distinguer le vrai du faux. À l’époque où le droit canonique concevait surtout la justice ecclésiastique comme destinée au règlement des affaires internes de l’Église, la littérature syro-orientale préserve peu de références aux procédures. C’est à peine si les « Canons des 318 pères » attribués à Mārūtā mentionnent le « bon témoignage » (sōhdūtō šapīrōtō) grâce auquel un clerc peut être condamné pour adultère383. Des allusions plus précises commencent à poindre à la fin du vie siècle, alors même que l’intervention de l’Église dans les querelles des laïcs semble peu à peu s’institutionnaliser. Le 12e canon du synode d’Ézéchiel (en 576) prescrit la démarche à suivre dans un type d’affaire qui, pour n’être pas de nature judiciaire stricto sensu, s’en rapproche néanmoins : le cas où un esclave s’enfuit de chez son maître pour entrer dans les ordres et gagner la protection de l’Église. Le synode d’Ézéchiel recommande que de tels esclaves prouvent, avant d’être ordonnés, qu’ils ont bien été affranchis comme ils le prétendent. Ils doivent produire des « écrits authentiques » (ktībē šarīrē) – leurs actes d’affranchissement –, ainsi que des « témoignages valides rendus par des hommes sincères » (men šarīrē sōhdwōtō šarīrōtō)384. Deux modes de preuve complémentaires sont ainsi définis : la preuve documentaire et le témoignage. 379. 380. 381. 382. 383. 384.

Ibid., p. 148 ; Y. Ḥabbī, Kanīsat al-mašriq, op. cit., p. 286. A. Vööbus, History of the School of Nisibis, op. cit., p. 275. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 162. J.-B. Chabot, « L’école de Nisibe… », art. cité, p. 79. The Canons Ascribed to Mārūtā, op. cit., p. 87/74. Synodicon orientale, op. cit., p. 119/379. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 97. Alors que le synode d’Ézéchiel sépare la preuve écrite du témoignage – ce dernier venant compléter la première –, Ibn al-Ṭayyib évoque un « document portant témoignage »

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Les règles relatives au témoignage ne sont pas explicitées dans le droit syrooriental antéislamique. L’importance de la preuve écrite transparaît en revanche dans le soin porté aux archives de l’Église : celle-ci, mentionne le synode d’Ézéchiel en 576, possède des archives (bēt arkē d-ʿi(d)tō) – dont le nom désigne également la bibliothèque d’une église ou d’un monastère385 – où les ecclésiastiques (ou les laïcs) achetant des biens pour l’Église se voient ordonner de déposer les documents attestant ces transactions386. Une trentaine d’années plus tard, en 605, le synode de Grégoire Ier387 rappelait cette prescription en insistant pour que « les actes ou copies des actes de donation de biens » aux monastères soient remis à l’évêque du diocèse, « munis de sceaux authentiques » (b-ḥōtmē d-šarīrē)388. Cette insistance sur la conservation d’actes authentifiés suppose qu’ils avaient valeur probatoire en cas de contestation. Même si l’Église envisageait vraisemblablement de défendre ses possessions devant des tribunaux extérieurs – ceux des Sassanides, où les documents jouaient un rôle essentiel –, il n’en demeure pas moins que la valeur de la preuve documentaire imprégna l’habitus de l’Église. Le serment (syr. mawmtō), nous l’avons vu, jouait un rôle important dans le système judiciaire sassanide. C’est sans doute la raison pour laquelle il est souvent mentionné par les synodes nestoriens – alors que l’Église syro-occidentale ne s’y intéresse guère avant l’Islam. L’Église syro-orientale en désapprouve généralement la pratique. Le serment est en effet condamné dans l’Évangile de Matthieu (5 : 34)389 et demeure mal considéré par la hiérarchie ecclésiastique. Dans une lettre adressée à Jacques, évêque de Darai/Dīrīn (une île du golfe Persique390) à la fin du vie siècle, le catholicos Išoʿyahb condamne le recours au serment, regardé comme un usage propre aux païens et aux infidèles391.

385. 386. 387. 388. 389.

390. 391.

(kitāb la-hu bi-l-šahāda), ce qui semble indiquer que chez cet auteur, le document notarié dispense d’autres témoignages. Le même auteur omet d’ailleurs de mentionner les « hommes sincères » évoqués par Ézéchiel. Voir J. Payne Smith, A Compendious Syriac Dictionary, op. cit., p. 29. Synodicon orientale, op. cit., p. 125/384. Sur ce catholicos, voir ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 51-52. Synodicon orientale, op. cit., p. 213/478. Ibid., p. 178/437 ; Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 132. Voir Evangelion DaMepharreshe, Cambridge University Press, éd. par F. C. Burkitt, Cambridge, 1904, p. 24 ; The Old Syriac Gospels or Evangelion Da-Mepharreshê, éd. par A. Smith Lewis, Londres, Williams and Norgate, 1910, p. 12. Voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 324. Synodicon orientale, op. cit., p. 178/438. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 126 ; II, p. 71-73. Voir également H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 303. Remarquons qu’au xie siècle, Ibn al-Ṭayyib accepte le serment à condition qu’il soit prononcé sous la contrainte. S’agit-il d’une référence aux serments que les musulmans obligeaient les chrétiens à prêter dans le cadre des procédures prévues par le fiqh ?

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Le droit canonique syro-oriental d’époque sassanide ne comporte pas d’indication sur la manière de recevoir les plaideurs. Il entreprend en revanche de théoriser la relation qu’entretiennent différentes instances judiciaires et évoque la mise en œuvre d’une procédure à distance, par voie de lettres. En 585, le synode d’Išoʿyahb prévoit que le catholicos, juge suprême dans son Église mais néanmoins éloigné de la plupart des tribunaux ecclésiastiques, puisse convoquer par lettre « l’accusé, les accusateurs et les évêques » qui seraient impliqués dans une affaire particulièrement obscure. Il reprendrait ainsi la haute main sur le procès. Il lui est aussi possible de déléguer, par écrit, l’examen de l’affaire à un métropolite, qu’il chargera de présider un tribunal collégial comprenant au moins trois évêques de sa province392. 4. EN MARGE DES EMPIRES : L’ARABIE ANTÉISLAMIQUE

4.1. Des ḥakam-s païens ? Force est de constater qu’on ne connaît rien, ou presque, du fonctionnement des institutions judiciaires en Arabie avant l’Islam. La documentation archéologique a certes conservé de rares traces, attestant notamment le rôle arbitral de certains phylarques393. Même pour le Yémen préislamique, dont les développements urbains et institutionnels furent bien supérieurs à ceux de l’Arabie centrale et septentrionale394, et qui a laissé quelques textes juridiques395, le fonctionnement du système judiciaire reste dans l’ombre. L’historien dispose donc pour l’essentiel de sources littéraires rédigées à l’époque islamique, évoquant l’existence de conseils tribaux susceptible de rendre la justice396, d’arbitres (ḥakam-s) pouvant pratiquer la divination397, etc. Leur utilisation pose encore plus de problèmes que les récits relatifs aux premiers temps de l’Islam. Le regard que les auteurs musulmans des iiie/ixe et ive/xe siècle portent sur les institutions de

392. Synodicon orientale, op. cit., p. 162/421. 393. Voir par exemple M. Kaimio, « P.Petra inv. 83 », art. cité, p. 723. 394. R R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 124. Voir également Ch. Robin, « Faut-il réinventer la jāhiliyya ? », dans J. Schiettecatte, Ch. J. Robin (dir.), L’Arabie à la veille de l’Islam. Bilan clinique, Paris, De Boccard, 2009, p. 7-11. 395. A. K. Irvine, « Homicide… », art. cité, p. 277-292 ; Ch. Robin, « Du paganisme au monothéisme », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 61, 1991/3, p. 141-143. 396. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., I, p. 31 ; M. Y. Guraya, « Judicial Institutions in Pre-Islamic Arabia », Islamic Studies, 18, 1979, p. 330, 334-345 ; R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 122. 397. Robert Hoyland relève le cas de prêtresses qui, au Ḥaḍramawt, jugeaient des litiges matrimoniaux. R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 161, 166.

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l’Arabie préislamique est en effet empreint d’idéologie : parce qu’elle est temps de l’« ignorance » (ǧāhiliyya) et de paganisme, l’ère préhégirienne devait contraster avec ce qui la suivit. Cela ne signifie pas, là encore, que les auteurs inventèrent de manière systématique. Mais le processus mémoriel qui aboutit à l’émergence d’un discours sur la période antéislamique répondit à des dynamiques d’oubli, de sélection des souvenirs, et de mises en exergue d’éléments distinctifs. Le tableau qui suit s’appuie avant tout sur cette vision musulmane de l’Arabie tardo-antique. Il convient donc de ne pas le considérer comme révélateur d’une histoire fidèle de ses institutions, mais plutôt comme une image partielle et orientée de certaines de ses traditions judiciaires. Certains récits relatifs aux tribus légendaires disparues, comme celle des Ṭasm dans la Yamāma, laissent entendre que leurs rois rendaient la justice398. L’historiographie contemporaine tend à considérer que les conseils tribaux des villes d’Arabie centrale jouaient un rôle judiciaire important. À La Mecque, le Dār al-nadwa – ancienne maison de Quṣayy –, près de la Kaʿba, servait au rassemblement du mala’ (assemblée des principaux notables) de Qurayš399. Lieu de palabres et de décisions collectives, cet édifice est généralement considéré comme le siège d’une justice arbitrale400, ce que les textes n’indiquent pas de manière aussi claire. D’après les sources musulmanes classiques, les Arabes confiaient surtout la résolution de leurs litiges à des arbitres (ḥakam-s) que les parties devaient agréer. Des listes d’arbitres nous sont parvenues, comprenant surtout, comme le souligne Ǧawād ʿAlī, ceux des temps qui précèdent l’islam de peu401. Le choix des plaideurs tombait sur des personnages prestigieux, renommés pour leur sagesse402. Certains allèrent jusqu’à siéger de manière régulière à l’occasion de foires, par exemple403. « Ordinairement l’audience se tient en plein air404 », commente Émile Tyan à propos de ḥakam-s de cette époque , peu après avoir rappelé que les plus prestigieux arbitres œuvraient lors des célèbres foires de ʿUkāẓ, non loin de 398. Wahb b. Munabbih, Kitāb al-tīǧān f ī mulūk Ḥimyar, Sanaa, Markaz al-dirāsāt wa-l-abḥāṯ al-yamaniyya, 1347 H., p. 495. Sur ces tribus légendaires, voir R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 223. 399. Sur cette maison, voir al-Azraqī, Aḫbār Makka wa-mā ǧā’a f ī-hi min al-āṯār, éd. par ʿAbd al-Malik b. ʿAbd Allāh b. Duhayš, s. l., Maktabat al-asadī, 2003, p. 649 ; Ǧ. ʿAlī, al-Mufaṣṣal f ī ta’rīḫ al-ʿarab qabl al-islām, 4e éd., Beyrouth, Dār al-sāqī, 2001, VII, p. 48. 400. M. Y. Guraya, « Judicial Institutions… », art. cité, p. 334-337. M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 441 (malheureusement ces deux références ne citent pas leurs sources). 401. Ǧ. ʿAlī, al-Mufaṣṣal, op. cit., X, p. 323. Voir les détails donnés par ibid., X, p. 309-323. Voir M. Y. Guraya, « Judicial Institutions… », art. cité, p. 341-342. 402. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., I, p. 51-55. 403. Ibid., p. 47 ; Ǧ. ʿAlī, al-Mufaṣṣal, op. cit., X, p. 324-326 ; A. al-Azmeh, The Emergence of Islam in Late Antiquity. Allāh and His People, Cambridge, Cambridge University Press, 2014, p. 137. 404. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 57.

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La Mecque405. C’est sans doute à cette occasion que l’arbitre Rabīʿa b. Muḫāšin al-Tamīmī siégeait « sur un trône (sarīr) de bois, sous une coupole (qubba) de bois406 ». Mais le plus souvent, les ḥakam-s de la période antéislamique avaient pour habitude de siéger à leur domicile407. Une maxime, « islamisée » par l’emploi qu’en aurait fait le calife ʿUmar lors d’un conflit qui l’opposait à Ubayy b. Kaʿb, affirme que « c’est dans sa maison que l’on vient trouver l’arbitre » (f ī bayti-hi yu’tā l-ḥakam)408. Chez les lexicographes arabes, cet adage renvoie à une fable animalière préislamique dans laquelle une hyène et un renard en conflit à propos d’une datte vont s’en remettre à l’arbitrage d’un ours409. La procédure généralement suivie par les ḥakam-s « ordinaires » – par opposition aux devins que nous étudierons plus bas – ne peut être reconstituée dans le détail. L’on sait que les plaideurs s’engageaient à respecter la sentence en déposant une caution (otages, bétail) auprès de l’arbitre410. Ce gage pouvait faire l’objet d’un « pari », le perdant éventuel promettant de le remettre au gagnant411. Le ḥakam, qui pouvait accepter ou refuser d’examiner le litige, siégeait seul412. En revanche, les fondements de la décision arbitrale demeurent dans le flou. Certains modes de preuve sont évoqués, mais sans que leur utilisation ne soit décrite. Le poète Zuhayr b. Abī Sulmā dit ainsi :

405. Ibid., p. 47. Voir également H. A. Al-Humaidan, The Islamic Theory…, op. cit., p. 125-126. 406. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-muḥabbar, op. cit., p. 134. Voir al-Yaʿqūbī, Ta’rīḫ, op. cit., I, p. 220. Lors des foires de ʿUkāẓ, le rôle d’arbitre incombait en général à un membre de la tribu de Tamīm. Voir al-Tawḥīdī, al-Imtāʿ wa-l-mu’ānasa, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 2003, p. 81 (cité par R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 162). 407. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 57. 408. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 471 ; ʿUmar b. Šabba, Aḫbār al-Madīna, op. cit., I, p. 400-401 ; al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., IVa, p. 132-133 ; al-Bayḥaqī, Sunan al-Bayḥaqī, op. cit.,X, p. 136, 144, 145 ; Abū Hilāl al-ʿAskarī, Le livre des califes, op. cit., p. 10 (arabe) ; Ibn Ḥazm, al-Muḥallā, op. cit., IX, p. 381. Au ixe siècle, Ibn Ḥabīb mentionne le lieu de résidence de certains ḥakam-s et précise régulièrement que des plaideurs vinrent trouver un arbitre chez lui. Que l’arbitre siège à domicile semble donc avoir été tenu pour significatif à l’époque de cet auteur. Voir Ibn Ḥabīb, Kitāb al-muḥabbar, op. cit., p. 132 ; id., Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 105, 110, 113. 409. Ibn ʿAbd Rabbih, al-ʿIqd al-farīd, op. cit., IV, p. 124 ; Abū Hilāl al-ʿAskarī, Ǧamharat al-amṯāl, éd. par Muḥammad Abū l-Faḍl Ibrāhīm, Beyrouth, Dār al-fikr, 1988, I, p. 368 ; al-Nīsābūrī, Maǧmaʿ al-amṯāl, éd. par Muḥammad Muḥyī al-Dīn ʿAbd al-Ḥamīd, Beyrouth, Dār al-maʿrifa, s. d., II, p. 72. 410. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., I, p. 73-74. Voir par exemple Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 109. Voir également les cas d’arbitrage mentionnés par Abū ʿUbayda, Kitāb al-dībāǧ, éd. par ʿAbd Allāh b. Sulaymān al-Ǧarbūʿ et ʿAbd al-Raḥmān b. Sulaymān al-ʿUṯaymīn, Le Caire, Maktabat al-Ḫānǧī, 1991, p. 88-103 et 115-116. 411. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., I, p. 68. 412. Ibid., p. 56.

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Fa-inna l-ḥaqqa maqtuʿu-hu ṯalāṯun : yamīnun aw nifārun aw ǧilā’u Il est trois manières d’établir le bon droit : un serment, une dispute, ou un éclaircissement413

Le second calife, ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb, aurait glosé ce vers en substituant les termes « arbitrage » (muḥākama) et « preuve » (ḥuǧǧa) à « dispute » et « éclaircissement »414. Sadiq Kirazli voit dans ce vers une référence à la procédure selon laquelle un demandeur sans preuve pouvait demander à son adversaire de prêter serment415. De fait, la légende projette sur un célèbre ḥakam préislamique, Quss b. Sāʿida al-Iyādī, le fameux adage selon lequel « la preuve incombe au plaignant et le serment au défendeur416 ». Pourtant le vers de Zuhayr b. Abī Sulmā est loin d’être aussi descriptif. Le nifār, explique le commentateur kūfiote Ṯaʿlab (m. 291/904), correspond à la joute d’honneur arbitrée par un ḥakam. Quant au ǧilā’, il se rapporte à la « découverte de l’affaire, qui apparaît ainsi au grand jour417 ». Il ne s’agit donc pas d’une « preuve », comme Serjeant et Hoyland traduisent le terme, mais du procédé par lequel la vérité apparaît – ce qui peut inclure des méthodes de déduction ou la simple inspiration. L’expression « témoin honorable » (šāhid ʿadl) surgit quelques vers plus loin pour personnifier le ǧiwār (protection de l’étranger), ce qui suggère que le recours au témoignage pouvait effectivement servir de preuve. Mais le vers en lui-même ne dit pas grand-chose de la procédure. Un proverbe attribué au devin et ḥakam mecquois Wakīʿ b. Salama b. Zuhr pourrait faire référence à la procédure. « L’ordre après la démonstration » (alamr baʿd al-bayān)418, aurait-il recommandé sur son lit de mort. Bien que la terminologie puisse évoquer une maxime judiciaire enjoignant à ne pas rendre de jugement sans preuve, l’expression n’est pas expliquée par les auteurs arabes classiques et semble d’ailleurs peu usitée.

413. Ṯaʿlab, Šarḥ šiʿr Zuhayr b. Abī Sulmā, op. cit., p. 66-67. Voir R. B. Serjeant, « Early Arabic Prose », dans A. F. L. Beeston et al. (dir.), The Cambridge History of Arabic Literature. Arabic Literature to the End of the Umayyad Period, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 123 ; R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 122. 414. Ibn Qutayba, ʿUyūn al-aḫbār, op. cit., I, p. 68. 415. S. Kirazli, « Conflict and Conflict Resolution in the Pre-Islamic Arab Society », Islamic Studies, 50, 2011, p. 47. 416. À notre connaissance, le premier auteur arabe à avoir attribué cette maxime à Quss b. Sāʿida est al-Maydānī (m. 518/1124), Maǧmaʿ al-amṯāl, éd. par Muḥammad Muḥyī al-Dīn ʿAbd al-Ḥamīd, Beyrouth, Dār al-maʿrifa, 1959, p. 111. Voir Ch. Pellat, « Ḳuss b. Sāʿida », EI2, V, p. 533. 417. Ṯaʿlab, Šarḥ šiʿr Zuhayr b. Abī Sulmā, op. cit., p. 67. 418. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-Muḥabbar, op. cit., p. 136. Voir Ǧ. ʿAlī, al-Mufaṣṣal, op. cit., X, p. 319.

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Quelques rares récits évoquent la présentation de preuves. Lors d’un arbitrage relatif à une clause de mariage, devant le ḥakam de Naǧrān al-Afʿā b. al-Ḥuṣayn419, la partie demandeuse « établit/prouva (ṯabatū) la clause par-devers lui » selon les termes d’al-Balāḏurī, qui n’explique pas en quoi consistait cette preuve420. Deux catégories apparaissent ailleurs subrepticement : le témoignage et le serment. Lors du conflit qui opposa Hāšim b. ʿAbd al-Manāf et Umayya b. ʿAbd al-Šams, il est dit qu’un troisième homme les accompagna devant l’arbitre « en tant que témoin » (ka-l-šāhid)421. Il se pourrait néanmoins qu’Ibn Ḥabīb relise ici cette histoire à travers le filtre des procédures du ixe siècle. Par ailleurs, bien que l’homme soit allié, par sa fille, au clan de ʿAbd al-Šams422, il ne semble pas avoir pour mission de déposer en faveur d’un camp ou de l’autre, mais plutôt de témoigner de l’adjudication et de son résultat. Dans un ḫabar qui relève plus d’une ancienne mythologie arabe que de l’histoire préislamique, al-Balāḏurī relate que les fils de Nizār, en conflit à propos de la succession de leur père, allèrent trouver à Naǧrān le ḥakam al-Afʿā b. al-Ḥuṣayn. Ce dernier commença par entendre un litige entre les fils de Nizār et un étranger qui les accusait de receler son chameau. « [Les fils de Nizār] lui relatèrent l’affaire (al-qiṣṣa) et prêtèrent serment (ḥalafū) », puis le ḥakam se prononça en leur faveur423. Le serment est ici prononcé par les plaideurs, et il peut s’agir d’une preuve. Mais le récit est trop concis pour autoriser aucune certitude. Il pourrait aussi s’agir d’un engagement, de la part des plaideurs, à respecter la sentence arbitrale. Bref, si quelques indices suggèrent que le témoignage et le serment pouvaient servir de preuve auprès des ḥakam-s antéislamique, on ne peut déterminer ni 419. Si la tradition musulmane présente ce personnage comme un arbitre, l’hypothèse a été soutenue que le terme « Afʿā » pourrait avoir désigné le titre ou le nom de juges réputés à Naǧrān. Aussi pourrait-il s’agir du représentant d’une institution judiciaire moins informelle que l’arbitrage généralement rencontré en Arabie centrale. A. Moberg, « Introduction », dans The Book of the Himyarites. Fragments of a Hitherto Unknown Syriac Work, éd. par A. Moberg, Lund, C. W. K. Gleerup, 1924, p. lxxxvi. Voir Ch. Robin, « Nagrān vers l’époque du massacre. Notes sur l’histoire politique, économique et institutionnelle et sur l’introduction du christianisme (avec un réexamen du Martyre d’Azqīr) », dans J. Beaucamp, F. Briquel-Chatonnet, Ch. J. Robin (dir.), Juifs et chrétiens en Arabie aux ve et vie siècles. Regards croisés sur les sources, Paris, Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, 2010, p. 61. Au moins deux personnages portent le nom d’al-Afʿā (syr. Apʿū) dans le Livre des Ḥimyarites, dont un homme présenté comme un « notable connu » (men rīšōnē īdīʿē). The Book of the Himyarites, op. cit., p. 23/cxv. 420. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Oriental-Institut Beirut), op. cit.,I, p. 21. 421. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 105. Sur cette joute, voir également al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Oriental-Institut Beirut), op. cit., I, p. 152-153. 422. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 105. 423. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Oriental-Institut Beirut), op. cit., I, p. 74-75. Voir Wahb b. Munabbih, Kitāb al-tīǧān, op. cit., p. 225, où il n’est nulle question de serment. Wahb b. Munabbih évoque une affaire successorale examinée par le même arbitre. Wahb b. Munabbih, Kitāb al-tīǧān, op. cit., p. 191.

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les modalités ni l’historicité de ces pratiques – les récits les moins vagues ayant pu être contaminés par des grilles de lecture propres à l’Islam. Certains récits montrent d’ailleurs que d’autres types de preuve, relevant d’une logique différente, étaient pris en considération. Lors de conflits relatifs à une propriété, le ḥakam pouvait ainsi attribuer l’objet du litige au plaideur le plus honorable424 : le droit se confondait alors avec le mérite. C’est encore lorsqu’un arbitrage est confié à un devin (kāhin ou ṭāġūṭ) que la procédure apparaît le plus clairement, notamment dans le cas de joutes d’honneur (munāfara). Mais alors la procédure relève plus de la divination que de l’adjudication au sens juridique du terme. S’il s’agissait bien de départager des plaignants, les procédés conduisant à l’énonciation d’une sentence relevaient de l’irrationnel et non d’une recherche méthodique de la vérité. Ibn Ḥabīb relate plusieurs de ces joutes entre des groupes ou des individus, au terme desquels les parties décident de remettre à un arbitre le soin de déterminer le vainqueur425. Les adversaires vont le trouver et le mettent à l’épreuve en l’invitant à deviner la nature d’un objet qu’ils ont dissimulé au préalable, ainsi que le lieu de la cachette426. Lorsque l’arbitre a prouvé ses capacités divinatoires, les plaideurs lui soumettent l’objet de leur dispute et le devin rend sa sentence en prose rimée. Nulle preuve n’est apportée à l’appui des prétentions des parties, et les adversaires attendent simplement que le devin, guidé par sa connaissance des choses cachées, énonce une vérité ontologique427. La méthode suivie est contraire à ce qu’en vinrent plus tard à préconiser les juristes musulmans, qui insistèrent pour que le cadi rende son jugement conformément aux apparences (ẓāhir) telles qu’elles se dégagent des preuves, et non d’après une vérité cachée (bāṭin). Tel qu’il apparaît lors de procédures devant un devin, le serment n’est pas prêté par les plaideurs mais par l’arbitre. Avant de rendre sa sentence départageant Hāšim et Umayya, le devin jure « par la lune éblouissante, par l’astre éclatant, par le nuage chargé de pluie, par les oiseaux du ciel, par ce qui prend pour guide un signe voyageant428 ». Un autre devin dit qu’il « jure » (aḥlif) par divers éléments naturels avant d’identifier l’objet caché par les plaideurs, puis à nouveau lorsqu’il rend sa sentence sous forme versifiée429. Saṭīḥ, le kāhin des Banū Ḏi’b, 424. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Oriental-Institut Beirut), op. cit., I, p. 187-188. 425. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 103-116. Pour une définition du terme munāfara, voir al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Oriental-Institut Beirut), op. cit., I, p. 152. 426. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., I, p. 72 ; R. B. Serjeant, « Early Arabic Prose… », art. cité, p. 125. Voir Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 105, 109, 113114, 115 ; al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Oriental-Institut Beirut), op. cit., I, p. 186. 427. C’est à peu près ce qu’Émile Tyan remarquait déjà à partir d’autres sources. E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., I, p. 76. 428. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 106. Voir al-Ǧāḥiẓ, al-Bayān wa-l-tabyīn, op. cit., I, p. 289-290. 429. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 110. Voir la traduction anglaise du premier serment dans R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 220-221.

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prête également serment en guise d’introduction à sa sentence430, tout comme Salama b. Abī Ḥayya, le kāhin de Quḍāʿa qui départagea ʿAbd al-Muṭṭalib et Ǧundab à propos d’un point d’eau431. Ce ne sont pas les plaideurs qui jurent de leur bonne foi, mais l’arbitre qui invoque les dieux, comme pour s’engager à rendre une sentence juste. Signalons enfin un récit d’Ibn Hišām qui suggère une pratique marginale du jugement par ordalie. Au ve siècle, au Yémen, l’on croyait en « un feu qui jugeait les différends : il dévorait l’injuste et ne touchait pas à la victime432 ». Serjeant relève également une ordalie lorsque la mère du futur calife Muʿāwiya fut suspectée d’avoir été déshonorée433. Les exemples détaillés d’arbitrages manquent pour l’Arabie préislamique, et il est possible que la procédure ait varié selon la nature des litiges. Certains historiens proposent que le recours à des devins ne s’imposait qu’en l’absence de preuve434, mais cette explication implique que le serment (toujours mobilisable) ne pouvait servir de preuve – ce dont les indices précédemment exposés permettent de douter. En l’absence de toute conclusion sur les procédures suivies par les ḥakam-s ordinaires, force est de considérer les récits de munāfara devant des devins comme révélateurs d’une conception de la justice chez les anciens Arabes. Or celle-ci diffère structurellement de l’adjudication prônée par l’Islam classique : les plaideurs ne jouent qu’un rôle secondaire, l’arbitre ne leur demande ni arguments ni preuves, mais au contraire fonde sa sentence sur une inspiration légitime, permise par son contact avec le monde du divin435. L’intuition divinement guidée, ou la sagesse, étaient les principes essentiels d’une justice visant soit à départager, soit à réconcilier436. Tel est encore le fondement de l’action de Muḥammad avant qu’il ne devienne prophète. Lors de son fameux arbitrage relatif à la pose de la pierre angulaire de la Kaʿba, il trouve, dans sa grande sagesse, le moyen de faire participer de manière égale tous les clans en litige437 : la justice 430. Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 114. Voir encore ibid., p. 116, et R. B. Serjeant, « Early Arabic Prose… », art. cité, p. 125-126. 431. Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Oriental-Institut Beirut), op. cit., I, p. 187. 432. Ibn Hišām, al-Sīra al-nabawiyya, op. cit., I, p. 40-41 ; voir également Wahb b. Munabbih, Kitāb al-tīǧān, op. cit., p. 307. Voir R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 146. 433. R. B. Serjeant, « Early Arabic Prose… », art. cité, p. 124. 434. M. Y. Guraya, « Judicial Institutions… », art. cité, p. 345 ; A. Othman, “And Ṣulḥ is Best” : Amicable Settlement and Dispute Resolution in Islamic Law, Ph.D. dissertation, Cambridge, Harvard University, 2005, p. 63, 65. 435. Voir R. B. Serjeant, « Early Arabic Prose… », art. cité, p. 123. 436. Voir par exemple Ibn Ḥabīb, Kitāb al-munammaq, op. cit., p. 137-138, où le ḥakam Saʿīd b. al-ʿĀṣ coupe court à une vendetta en déclarant que les morts d’un camp comme de l’autre se compensent, et en payant lui-même le prix du sang des blessures. Voir également un autre cas dans al-Iṣfahānī, Kitāb al-aġānī, op. cit., XVI, p. 313-315. 437. Ibn Hišām, al-Sīra al-nabawiyya, op. cit., I, p. 223-224. Voir S. Kirazli, « Conflict and Conflict Resolution… », art. cité, p. 51.

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idéale consistait moins à trancher, à déterminer laquelle des deux parties était dans son droit, qu’à trouver un compromis satisfaisant pour tous – ce que le fiqh qualifiera de ṣulḥ438.

4.2. Le poids des cultures impériales Le ḥakam dont les sources musulmanes préservent le souvenir est une instance typique de l’Arabie païenne et tribale. Mais il est probable que d’autres formes de justice ou d’arbitrage se développèrent dans les royaumes du nord de l’Arabie/sud de la Syrie et de l’Irak – ceux des Ǧafnides (Ġassānides), des Naṣrides (Laḫmides) et des Ḥuǧrides (Kinda). Un papyrus de Petra consigne un acte d’arbitrage, conclu vers 574. La plainte semble avoir été transmise aux arbitres par écrit439 et les principales preuves amenées sont de nature documentaire440. Conformément au droit romain, les parties s’engagent à respecter la sentence arbitrale et, s’ils manquent à leur parole, à payer une pénalité441. À un moment incertain du procès, les deux plaideurs prêtent un serment appelé iusiurandum calumniae, par lequel ils jurent que leurs prétentions sont justifiées et ne relèvent pas de la pure chicanerie442. Le papyrus fait par ailleurs état d’un serment prononcé par le défendeur dans une église443. Dans l’ensemble, cet arbitrage est conforme à la procédure arbitrale prévue par le droit romain – même si dans la forme, l’accord écrit qui en résulte diffère du style généralement employé par les documents byzantins444. On ne connaît, hélas, que très peu de choses des institutions arbitrales « arabes » agissant dans la sphère d’influence byzantine, et probablement mâtinées de droit romain et/ou canonique. Le même papyrus de Petra fait référence à un arbitrage antérieur (ou une médiation ?), rendu par le phylarque Abū Karib dans la première moitié du vie siècle, mais n’apporte aucune précision sur la procédure qui avait alors été suivie. Il convient enfin de noter que la pénétration du judaïsme et du christianisme en Arabie avant l’Islam445, ainsi que l’influence perse sur certaines parties de la

Voir A. Othman, “And Ṣulḥ is Best”, op. cit., p. 67-69. M. Kaimio, dans The Petra Papyri IV, p. 48. Ibid., p. 47, 53, 69. Ibid., p. 73. Ibid., p. 50. M. Kaimio, « P.Petra inv. 83 », art. cité, p. 723 ; id., dans The Petra Papyri IV, p. 50, 55, 72, 73. 444. M. Kaimio, dans The Petra Papyri IV, p. 49. 445. Voir A. F. L. Beeston, « Judaism and Christianity in Pre-Islamic Yemen », dans J. Chelhod (dir.), L’Arabie du Sud. Histoire et civilisation, I : Le peuple yéménite et ses racines, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 271-278 ; Ch. Robin, « Du paganisme au monothéisme », 438. 439. 440. 441. 442. 443.

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péninsule446, pourraient avoir orienté le développement des pratiques judiciaires. Dans l’Arabie orientale du vie siècle, les gouverneurs envoyés par les Sassanides exerçaient une justice dont les modalités sont peu connues447. L’oasis de Naǧrān disposait d’un évêque, qui au moment de la prédication muḥammadienne entretenait vraisemblablement des relations avec Byzance448. Celui-ci exerçait-il une activité judiciaire comparable à l’episcopalis audientia byzantine ? Les sources restent silencieuses sur ce point. CONCLUSION

Les institutions judiciaires des empires byzantin et sassanide étaient plurielles : des hiérarchies de juges impériaux cohabitaient avec des modes alternatifs de résolution des conflits, dont les plus connus furent développés par des institutions religieuses. Dans les deux domaines, la justice impériale disposait d’une infrastructure administrative bien implantée dans les provinces, à la tête de laquelle se trouvait le souverain – empereur ou roi des rois –, et suivait des procédures stables et codifiées. Les systèmes byzantin et sassanide différaient tant par leurs pratiques judiciaires que par leur structure administrative. Ils se distinguent notamment par le rapport qu’ils entretenaient avec la religion. Tandis qu’à Byzance, la justice impériale était exercée par des iudices laïcs, occupant des fonctions gouvernementales, chez les Sassanides elle se trouvait aux mains du clergé zoroastrien. Cette différence eut un impact important sur les dynamiques d’interactions entre justices impériales et institutions religieuses alternatives. Ces dernières étaient avant tout celles des juifs et des chrétiens qui, au début du viie siècle, disposaient de traditions judiciaires déjà multiséculaires. Les tribunaux juifs étaient reconnus dans les Empires byzantin et sassanide ; ils avaient surtout juridiction en matière civile et les populations juives y recouraient sans doute en priorité pour les litiges internes à la communauté. Les chrétiens avaient aussi développé leurs institutions. Dans l’Empire byzantin, l’episcopalis audientia était reconnue par le droit romain depuis Constantin. Chez les Sassanides, l’Église syro-orientale possédait également des prérogatives judiciaires depuis le ve siècle. Telle qu’elle transparaît dans le droit canonique tardo-antique, cette art. cité, p. 144-152 ; id., « Nagrān vers l’époque du massacre », art. cité, p. 64-68 ; I. Gajda, « Quel monothéisme en Arabie du Sud ancienne ? », dans J. Beaucamp, F. Briquel-Chatonnet, Ch. J. Robin (dir.), Juifs et chrétiens en Arabie aux ve et vie siècles, op. cit., p. 113-117. 446. Voir notamment R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 27-30, 56-57 ; ʿA.M.M. al-Madʿaj, The Yemen in Early Islam, 9-233/630-847. A Political History, Londres, Ithaca Press, 1988, p. 5-6. 447. Al-Ṭabarī préserve ainsi le souvenir de leur justice répressive à l’encontre des criminels. Voir R. Hoyland, Arabia and the Arabs…, op. cit., p. 29. 448. Ch. Robin, « Nagrān vers l’époque du massacre », art. cité, p. 53.

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les institutions judiciaires du proche-orient avant l’islam

justice ecclésiastique concernait avant tout les affaires internes de l’Église et les cas impliquant des clercs (règle du for ecclésiastique). C’est qu’en effet les synodes qui entreprirent de la réglementer entendaient avant tout renforcer la structure interne de l’Église et harmoniser son fonctionnement. De sérieux indices montrent néanmoins que la juridiction de l’Église servait aussi les populations laïques. Dès le ive siècle, dans l’Empire romain d’Orient, l’episcopalis audientia offrit une alternative attractive au système judiciaire impérial, à mi-chemin entre l’institution d’arbitrage et le tribunal officiel. Mais la justice ecclésiastique représentait plus qu’une simple juridiction parallèle. D’abord assimilée à une forme d’arbitrage, elle se devait de respecter certaines procédures du droit romain. Par ailleurs, parce qu’il était chrétien tout en reposant sur des institutions séculières, l’Empire byzantin tendit, au vie siècle, à renforcer l’intégration de cette justice au système impérial de résolution des conflits, tandis que le tribunal épiscopal alignait son organisation sur un modèle proche de celui de la justice séculière. Dans l’Empire sassanide également, les traces d’une justice ecclésiastique s’adressant aux laïcs apparaissent au vie siècle, peut-être en lien avec l’augmentation du nombre de chrétiens. À la différence de Byzance, néanmoins, la justice des chrétiens nestoriens demeura nettement distincte du système impérial contrôlé par le clergé zoroastrien. Parce que la justice zoroastrienne était largement confessionnelle – même si les tribunaux impériaux pouvaient être saisis par des non-zoroastriens –, l’Église syro-orientale s’érigea plus que ses contreparties occidentales en concurrente des institutions sassanides. Ancrés dans une tradition remontant aux temps bibliques, les tribunaux juifs s’appuyaient sur un droit des procédures détaillé, dont les derniers développements étaient enregistrés dans les Talmuds de Jérusalem et de Babylone. Le droit des chrétiens demeurait en revanche plus rudimentaire, et la règlementation de la justice rendue par les évêques et les prêtres des deux côtés de l’Euphrate a laissé des traces réduites. Le droit canonique préserve quelques allusions à la marche des audiences et aux procédures, mais il n’en propose aucun aperçu systématique. Cela pourrait tout d’abord être lié au fait que les juridictions ecclésiastiques, telles que la théorie les concevait, étaient avant tout destinées à traiter les affaires internes de l’Église. De surcroît, cette dernière hésitait à légiférer sur les problèmes de ce monde. Comme le dirent plus tard Siméon de Rēv-Ardašīr (milieu du viie siècle) et Išoʿbokht (fin du viiie ou début du ixe siècle) à propos du serment, Jésus n’avait pas apporté de loi temporelle449. L’Église pouvait par conséquent s’accommoder d’autres législations, dès lors qu’elles ne contredisaient pas ses fondements spirituels. Les empires avaient leur propre droit, avec lequel les principes de la justice ecclésiastique n’étaient pas incompatibles. En cas de

449. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 213.

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besoin, les législations byzantine et sassanide pouvaient servir de référence450. Les spécificités de l’episcopalis audientia ne nécessitaient pas de codification systématique. Cela devait changer avec l’apparition de l’Islam et la recomposition des rapports entre institutions impériales et justices communautaires qui en résulta.

450. Voir N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 181 ; R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 205.

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chapitre 5

LA JUSTICE DES NON-MUSULMANS DANS LE PROCHE-ORIENT ISLAMIQUE

La conquête de l’Irak entre 12/633 et 21/642, et celle de la Syrie entre 13/634 et 19/6411, eurent un profond impact sur la vie et l’organisation des populations locales. Ces deux provinces devinrent des centres secondaires, puis principaux, d’un pouvoir politique musulman à vocation impériale. L’impact de la conquête sur les structures locales du pouvoir demeure cependant difficile à évaluer. Les autorités civiles byzantines et sassanides disparurent-elles dès l’arrivée des Arabes musulmans ? Tout laisse à penser que ce ne fut pas le cas2. D’autres provinces, mieux documentées, montrent que les structures administratives des anciens empires se maintinrent souvent pendant plusieurs décennies. En Égypte, nous l’avons vu, le pouvoir provincial intégra dans son appareil administratif les ducs et les pagarques qui continuèrent d’assumer le rôle judiciaire qu’ils jouaient avant la conquête. En Mésopotamie, région connue grâce à une abondante littérature syriaque, les affaires civiles des populations chrétiennes étaient encore, à l’époque sufyānide, aux mains de mdabrōnē (« dirigeants ») locaux, sans qu’il soit possible de déterminer si ceux-ci étaient des laïcs ou des clercs3. Mais si différents types d’élites civiles continuèrent d’encadrer la société chrétienne postconquête, une partie des cadres administratifs de l’Empire byzantin fut à terme remplacée. Cette disparition laissa un vide qui profita aux institutions religieuses qui, de leur côté, résistèrent mieux aux conquêtes que les structures administratives impériales. Une fois les conquérants installés dans les territoires dont ils s’étaient emparés par la force ou au terme de traités de paix, les adhérents des « religions du Livre » furent considérés comme tributaires et, en tant que tels, protégés. Le nouveau pouvoir, qui se substituait à la fois aux Byzantins et aux Sassanides, mit du temps à définir ses relations avec les non-musulmans. En Irak, ce sont les représentants des populations juives et chrétiennes qui firent le premier pas pour 1. 2.

3.

Pour un aperçu des étapes de cette conquête, voir D. Sourdel, « ʿIrāḳ », EI2, III, p. 1287 ; Th. Bianquis et al., « La première conquête et ses frontières », dans Th. Bianquis, P. Guichard, M. Tillier (dir.), Les débuts du monde musulman, op. cit., p. 110. Uriel Simonsohn remarque qu’au début de l’Islam, les villages de Syrie du Nord avaient des églises mais presque aucun autre type d’édifice public (U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 102). Cette remarque ne s’applique néanmoins qu’à de petites agglomérations où l’autorité byzantine devait déjà être peu présente avant l’Islam. C. F. Robinson, Empire and Elites after the Muslim Conquest. The Transformation of Northern Mesopotamia, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 54-57.

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se rapprocher des chefs musulmans et obtenir, peu à peu, la reconnaissance de leur autorité sur leurs ouailles4. Les relations entre musulmans et non-musulmans qui se mirent en place dans la seconde moitié du viie siècle5 aboutirent ainsi à la reconnaissance d’un système « communautaire », dans lequel les adhérents d’une religion définie se trouvaient sous l’autorité de leurs propres dirigeants spirituels. À l’échelon supérieur de cette organisation, les gouvernants non musulmans se voyaient rattachés, au moins nominalement, au pouvoir musulman : leur désignation ou leur élection était conditionnée par leur acceptation, tacite ou explicite, par des autorités musulmanes qui pouvaient aussi les destituer et arbitrer leurs querelles politiques internes. Cette forme d’intégration à la structure étatique se manifestait en outre par l’emploi de non-musulmans dans les administrations centrales et provinciales et dans la perception du tribut que les membres de leur communauté devaient payer aux conquérants. À l’échelon inférieur, une fois acceptés ou entérinés par le pouvoir musulman, les dirigeants non-musulmans jouissaient d’une libre autorité sur leurs communautés : en plus de leur leadership spirituel, ils disposaient de leurs propres institutions qu’ils pouvaient entretenir en levant des impôts qui se rajoutaient au tribut exigé par les musulmans. Les historiens ont coutume de souligner le caractère « autonome » des communautés non musulmanes au sein de ce système6. Cette autonomie était toutefois relative dans la mesure où elle participait de relations hiérarchisées entre le pouvoir musulman et les autorités religieuses qu’il acceptait de reconnaître. Ce système concernait les seuls « gens du Livre » (ahl al-kitāb), adhérents de courants religieux acceptés par les conquérants – c’est-à-dire les juifs, les chrétiens – ou assimilés à ces derniers comme les zoroastriens7. Les autorités de certains de ces groupes développèrent plus que d’autres leurs institutions à l’ombre du pouvoir musulman. Bien que les sources restent silencieuses à ce sujet8, les tribunaux sassanides ne disparurent probablement pas du jour au lendemain : les juges les plus élevés dans la hiérarchie zoroastrienne fuirent sans doute devant les envahisseurs, mais on peut penser que les prêtres de rang inférieur demeurèrent 4. 5. 6. 7.

8.

Voir M. Morony, « Religious Communities… », art. cité, p. 119-120. La seconde fitna, dans les années 680, semble avoir marqué un tournant dans l’évolution de ces relations. Voir M. Morony, « Religious Communities… », art. cité, p. 128-129. Voir par exemple N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit. ; J. Nielsen, Secular Justice in an Islamic State : Maẓālim under the Baḥrī Mamlūks, 662/1264-789/1387, Leyde, Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut te Istanbul, 1985, p. 109-110. Voir Cl. Cahen, « Dhimma », EI2, II, p. 227. Les « gens du Livre » furent peu à peu tenus de se conformer à des réglementations, rétroactivement attribuées au calife ʿUmar, qui symbolisaient leur infériorité sociale par rapport aux musulmans et qui prirent un caractère officiel à partir du califat d’al-Mutawakkil (r. 232-247/847-861). Voir M. Levy-Rubin, Non-Muslims in the Early Islamic Empire. From Surrender to Coexistence, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, p. 99-103. M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 300.

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dans leurs provinces et que la population zoroastrienne, par habitude ou par conviction, continua de leur soumettre ses litiges comme à des arbitres9. Notre méconnaissance de cette justice en terre d’Islam suggère néanmoins qu’elle ne prit jamais un essor comparable à celui des institutions juives et chrétiennes. C’est en effet au sein de ces deux ensembles religieux que les institutions judiciaires connurent les développements les plus significatifs, objets du présent chapitre. Mais encore convient-il de signaler que les évolutions des systèmes juifs et chrétiens sont inégalement connues pour les premiers siècles de l’hégire. Celui des juifs n’est documenté en profondeur qu’à partir du xe siècle, et ne peut que faire l’objet de reconstructions partielles avant cela. Dans le domaine chrétien, la littérature juridique melkite ne se développa de manière significative qu’à partir du xie siècle, et la littérature maronite qu’au xiiie siècle10, ce qui ne permet pas de les prendre en compte ici et nous oblige, de nouveau, à braquer l’objectif vers les communautés syro-occidentales et syro-orientales. 1. JUSTICE ET PROCÉDURES DANS LES COMMUNAUTÉS JUIVES

L’Islam fit son apparition au Proche-Orient au cours de la période que l’historiographie juive qualifie de gaonique. L’institution du gaon (pl. geonim) qui donne son nom à cette période serait née à la fin du vie siècle de notre ère – certaines sources suggèrent une date plus tardive, vers la fin du premier siècle de l’hégire, mais les historiens modernes considèrent en général ces sources comme mal renseignées11. La période gaonique commence donc, à proprement parler, avant l’Islam ; mais aucune source directe ne remonte à l’époque gaonique antéislamique12 et toutes les informations disponibles sur le droit et la justice des gaons sont contemporaines de l’Islam. En termes de peuplement, la conquête du Proche-Orient par les Arabes musulmans ne provoqua pas de changement radical. Les importantes poches de populations juives en Palestine, en Babylonie et en Perse se maintinrent. Au 9. 10.

11. 12.

Voir par exemple The Dâdistân-i Dînîk, op. cit., p. 6, dans lequel l’auteur évoque, au ixe siècle, des « juges » qui continuent d’exercer aux côtés des prêtres. Voir également R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 196. Sur les développements du droit melkite, voir C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 565-566 ; N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 265-267 ; J.-B. Darblade, La collection canonique arabe des melkites (xiiie-xviie siècle), Harissa, Imprimerie de Saint-Paul, 1946 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 222-238. Sur le droit maronite, voir C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 571 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 255-263. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. xv, xxiii, 9, 10 ; J. Brand, S. Assaf, D. Derovan, « Gaon », EJ2, VII, p. 380. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 3.

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ixe siècle, des régions entières du Sawād irakien, comme les environs de Sura, étaient encore principalement habitées par des juifs13. Le système judiciaire gaonique peut être reconstitué à partir de deux catégories principales de sources. La première est celle des traités juridiques, rares néanmoins. Seuls deux d’entre eux sont antérieurs au xe siècle. Le premier, intitulé Halakhot pesukot, remonte peut-être à la seconde moitié du viiie siècle, mais fut sans doute composé hors de Babylonie où il n’était pas encore connu au milieu du ixe siècle14. Le second, Halakhot gedolot, fut rédigé vers le milieu du ixe siècle15. Ces deux ouvrages, qui se présentent avant tout comme des résumés du Talmud, furent écrits dans un mélange d’hébreu et d’araméen et ne sont traduits dans aucune langue occidentale. La seconde catégorie est celle des responsa, les avis des gaons de Sura et de Pumbedita envoyés aux communautés juives de Méditerranée suite à la réception de questions juridiques par les académies irakiennes. Les responsa disponibles, généralement écrits en araméen, sont néanmoins très rares avant le ixe siècle, et ne sont conservés dans des proportions importantes que pour les xe et xie siècles, notamment grâce à la Geniza16. De fait, il n’existe presque aucune source gaonique antérieure à la révolution abbasside, au milieu du viiie siècle, et nombre de responsa connus pour des époques plus tardives posent des problèmes de datation et d’attribution jusqu’ici irrésolus17. Les chercheurs considèrent souvent que ce que l’on sait des siècles suivants peut être projeté en arrière, en raison du caractère « fondamentalement conservateur de la période et de ses institutions18 ». Néanmoins la plus grande prudence s’impose : comme nous le verrons, le droit et les institutions juives de l’époque gaonique ne furent pas plus conservatrices que leurs équivalents chrétiens et musulmans, et gardent trace d’importantes évolutions. C’est pourquoi nous nous abstiendrons ici de projeter sur les premiers temps de l’Islam des informations qui n’apparaissent dans les sources juives que plusieurs siècles après.

1.1. Les autorités judiciaires 1.1.1. L’exilarque L’institution de l’exilarcat faillit disparaître au cours des dernières décennies de l’empire sassanide : en raison de persécutions récurrentes contre les juifs de 13. 14. 15. 16. 17. 18.

M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 57-58. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 217-221. Ibid., p. 223-229. Ibid., p. 56. Ibid., p. xxiii, 3, 197-200. Voir par exemple L. Ginzberg, « Geonic Responsa », The Jewish Quarterly Review, 20, 1907, p. 95. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. xxiii.

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Babylonie à partir de 590, il n’y eut plus ni exilarque ni gouvernement juif jusqu’à la conquête arabo-musulmane19. Cette dernière permit à l’institution de renaître, et les Arabes musulmans reconnurent l’exilarque – appelé ra’s al-ǧālūt dans les sources arabes20 – comme le chef de la communauté juive : celui-ci retrouva la position dont il avait longtemps joui sous les Sassanides21. Le rôle que lui assignait le nouveau pouvoir est peu clair cependant : par analogie avec un acte de désignation d’un catholicos émis par le calife à une période beaucoup plus tardive, au xiie siècle, certains chercheurs proposent que l’exilarque se vit officiellement reconnaître le droit d’intervenir comme médiateur dans les disputes qui divisaient sa communauté et de rendre la justice22. Il n’en existe néanmoins pas de preuve textuelle pour les premiers siècles de l’Islam. Les historiens d’aujourd’hui tendent à considérer l’exilarque de l’époque gaonique comme une autorité « séculière », par opposition aux gaons, qui représentaient la principale autorité « religieuse », et sur lesquels nous allons revenir. Ils remarquent toutefois que l’exilarque était à la tête de sa propre académie religieuse, dans l’ombre de celle de Sura – elles sont parfois appelées « les deux académies » (héb. shetey ha-yeshivot, aram. tarten metivata), avec laquelle elle promulguait des ordonnances officielles communes23. Aux deux premiers siècles de l’hégire, l’exilarque conservait la haute main sur l’administration judiciaire des juifs de Babylonie, et continuait à désigner leurs juges (héb. dayyanim)24. Cependant l’institution de l’exilarcat tendait à s’affaiblir en raison de la rivalité qui l’opposait à des savants qui revendiquaient de manière croissante la capacité d’interpréter et d’appliquer la loi religieuse25. Le schisme entre rabbanites (qui continuaient de suivre la tradition exégétique des autorités juives traditionnelles) et les karaïtes (qui prétendaient s’en affranchir) ne fit qu’accélérer le déclin de l’institution. La diminution progressive du pouvoir de l’exilarque fut sanctionnée, sous le règne de David b. Judah, par le calife al-Ma’mūn (r. 198-218/813-833), qui reconnut officiellement le chef des karaïtes comme le nasi d’une communauté juive distincte26. À partir de cette époque, selon les très rares sources qui évoquent l’organisation administrative 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26.

M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 320. M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 88. J. Neusner E. Bashan, « Exilarch », EJ2, VI, p. 603 ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 320. J. Neusner, E. Bashan, « Exilarch », EJ2, VI, p. 605. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 40. H. H. Cohn, I. Levitats, M. Drori, « Bet Din and Judges », EJ2, III, p. 516 ; J. Neusner, E. Bashan, « Exilarch », EJ2, VI, p. 605. J. Neusner, A History of the Jews in Babylonia, op. cit., V, p. 246-247 ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 321. M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 105-111 ; J. Neusner, E. Bashan, « Exilarch », EJ2, VI, p. 603.

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de la Babylonie gaonique, la province aurait été divisée en trois sphères d’autorité (rashut)27 : l’une demeurait sous juridiction de l’exilarque, qui continuait d’y nommer les juges, tandis que les deux autres passèrent sous la tutelle administrative des gaons de Sura et de Pumbedita28. Cette division de compétences n’allait pas toujours de soi et les différentes institutions continuaient de rivaliser pour imposer leur pouvoir ; souvent les juges locaux avaient besoin de deux rescrits de nomination, l’un émis par un gaon et l’autre par l’exilarque. En revanche, un jugement prononcé dans un des trois domaines ne pouvait être porté en appel devant l’autorité d’un autre29. L’exilarque de la période gaonique possédait toujours son propre tribunal, appelé en araméen bet dina de-nasi ou bava de-maruta (« porte du maître ») et situé à Bagdad à partir de la seconde moitié du viiie siècle. S’il était un savant qualifié (héb. ḥakham), il le présidait en personne. Mais la plupart du temps, il continuait de déléguer cette fonction au dayyana de-bava30. Aux deux premiers siècles de l’hégire, l’exilarque disposait encore de moyens pénaux conséquents, comme la mise à l’amende, l’emprisonnement et la flagellation. Son autorité fut néanmoins réduite au début du ixe siècle : selon al-Ǧāḥiẓ, il ne pouvait plus désormais qu’imposer des amendes pécuniaires ou prononcer l’excommunication, comme son homologue nestorien, le catholicos. En théorie, au moins, il n’avait pas (ou plus) le pouvoir de juger des affaires criminelles, bien qu’en pratique il y ait sans doute eu des exceptions et que la flagellation, pour le moins, ait continué d’être appliquée31.

1.1.2. Les gaons Le titre de gaon (« Excellence ») était porté par les directeurs des deux académies (héb. yeshiva, pl. yeshivot) de Sura et de Pumbedita, considérées comme les héritières du Sanhedrin de l’époque du second Temple. La date exacte de son apparition, nous l’avons mentionné plus haut, fait l’objet de controverses. Les écrits de Sherira Gaon (Pumbedita, 968 à 998) et d’auteurs plus tardifs désignent comme gaons les chefs des deux académies à partir de l’an 589 ; aux yeux de certains chercheurs, néanmoins, ce titre et les privilèges des académies ne furent pas 27. 28. 29. 30. 31.

M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 92 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 122. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 337 ; H. H. Cohn, I. Levitats, M. Drori, « Bet Din and Judges », EJ2, III, p. 516. M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 93. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 338 ; M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 89 ; J. Neusner, E. Bashan, « Exilarch », EJ2, VI, p. 605. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 336, 342, 356, 360 ; S. D. Goitein, A Mediterranean Society, op. cit., II, p. 311 ; J. Neusner, E. Bashan, « Exilarch », EJ2, VI, p. 605. Sur la peine d’excommunication chez les juifs à une époque plus tardive, voir M. Gil, A History of Palestine, op. cit., p. 522-525.

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garantis avant la conquête arabo-musulmane32. Sura (aussi appelée Mata Meḥasia dans les sources gaoniques) aurait été la première ville dotée d’un gaon, suivie, en 591, par Pumbedita (Fīrūz Šābūr, connue dans les textes arabo-musulmans sous le nom d’al-Anbār, qui prend aussi le nom de Nehardea dans les sources juives33). Le gaonat de Sura aurait été officiellement reconnu par le pouvoir musulman en 658, sous le règne du calife ʿAlī34. Les deux académies rivales finirent par quitter leurs villes d’origine pour s’installer à Bagdad : celle de Pumbedita peu avant 889, celle de Sura dans le premier quart du xe siècle35. Aux deux premiers siècles de l’hégire, les gaons étaient nommés par l’exilarque, alors au plus haut de sa puissance. À partir du règne d’al-Ma’mūn, l’affaiblissement de l’exilarcat permit néanmoins aux savants des académies d’acquérir une influence décisive sur la désignation de leurs gaons, notamment à Pumbedita36. Le rôle primordial du gaon consistait à présider une académie de 70 savants, dans laquelle il représentait la plus haute autorité spirituelle et l’arbitre de la loi (halakhah). Il y enseignait et signait les responsa envoyés, au nom de l’académie – et après consultation de ses savants –, en réponse aux questions juridiques des communautés juives de la diaspora. Certains gaons furent aussi les auteurs de commentaires du Talmud et de codes juridiques. Héritiers de la tradition talmudique babylonienne, ils pouvaient – bien que les exemples soient rares – émettre de nouvelles régulations plus conformes aux nécessités de leur époque, sous la forme d’ordonnances (taqqanot)37. Chaque académie jouait un rôle judiciaire majeur. Le gaon disposait de son propre tribunal, le bet din ha-gadol, qui constituait l’équivalent d’une cour suprême bien qu’aucun système d’appel n’ait en théorie existé38. Le second personnage de l’académie portait le titre de av bet din (« père du tribunal ») ; au ixe siècle, ce personnage est attesté comme président d’une autre cour de justice qui semble distincte du bet din ha-gadol, sans que la différence entre les deux soit connue39. Bien qu’un rescrit de nomination signé de l’exilarque fût longtemps 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39.

J. Brand, S. Assaf, D. Derovan, « Gaon », EJ2, VII, p. 380 ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 323. M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 121. M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 324. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 36 ; M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 342. J. Brand, S. Assaf, D. Derovan, « Gaon », EJ2, VII, p. 380. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 43-48, 61-62 ; M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 117, 120 ; id., A History of Palestine, op. cit., p. 493-494 ; J. Brand, S. Assaf, D. Derovan, « Gaon », EJ2, VII, p. 380-381. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 43-48, 57 ; J. Brand, S. Assaf, D. Derovan, « Gaon », EJ2, VII, p. 380. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 49, 58 ; J. Brand, S. Assaf, D. Derovan, « Gaon », EJ2, VII, p. 381. Voir J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 339. Le troisième

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resté nécessaire pour désigner les juges, à partir du ixe siècle les gaons eurent en pratique la haute main sur l’organisation des tribunaux dans une grande partie de la Babylonie. Ce rôle s’accentua encore à la fin du xe siècle, sous le règne de Hai, gaon de Pumbedita : l’exilarque perdit toute prérogative en matière de désignation des juges, qui furent désormais nommés par la seule cour suprême du gaon40. Aux académies de Sura et de Pumbedita, il faut ajouter une troisième, moins connue, à l’extérieur de la juridiction de l’exilarque : la yeshiva de Palestine, considérée comme l’héritière du Sanhedrin. Celle-ci était implantée à Tibériade au moment de la conquête arabo-musulmane et y demeura jusqu’au milieu du xe siècle, avant de s’installer à Jérusalem41. Le chef de l’académie portait le titre de rosh ha-yeshiva, ainsi que celui de gaon, et il se voyait secondé d’un av bet din42. Il était reconnu par les juifs de Palestine comme leur autorité judiciaire suprême43. Le fonctionnement et les activités de cette académie sont néanmoins très mal connus avant la fin du xe siècle, lorsqu’elle commence à être documentée par la Geniza44.

1.1.3. Les juges locaux Les tribunaux (héb. bet din) des communautés juives de Babylonie étaient en général constitués de trois juges (héb. dayyan-s). Le gaon en envoyait un – le président de la cour – dans chaque communauté assez importante pour recevoir un tribunal. À son arrivée, le juge désigné sélectionnait à son tour deux savants locaux comme assesseurs, ce qui permettait à la fois d’atteindre le nombre de juges requis et d’avoir parmi eux des membres respectés de la communauté locale, mieux placés que le président pour évaluer les enjeux de certains conflits. La justice était gratuite pour les plaideurs – qui pouvaient néanmoins avoir à payer le scribe du tribunal, seul autorisé à établir les documents qu’ils réclamaient45. Le juge principal, qui portait le titre araméen de rosh kalla (ar. ra’s al-kull)46 était

40. 41. 42. 43. 44. 45. 46.

personnage était sans doute le scribe de l’académie (sofer ha-yeshivah), qui écrivait les responsa sous la dictée du gaon. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 50. J. Brand, S. Assaf, D. Derovan, « Gaon », EJ2, VII, p. 381 ; J. Neusner, E. Bashan, « Exilarch », EJ2, VI, p. 605. M. Gil, A History of Palestine, op. cit., p. 499-500. Ibid., p. 505. Ibid., p. 509. Pour le fonctionnement de la justice en Palestine à partir de la fin du xe siècle, voir M. Gil, A History of Palestine, op. cit., p. 516-522. Voir également S. D. Goitein, A Mediterranean Society, op. cit., II, p. 311-345. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 338, 340 ; S. D. Goitein, A Mediterranean Society, op. cit., II, p. 312. M. Gil, A History of Palestine, op. cit., p. 506.

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entretenu grâce aux impôts levés sur place. Il employait des assistants qui s’assuraient que la population de son ressort s’acquittait de ses responsabilités financières. Le juge pouvait être révoqué à tout moment par le gaon, notamment en cas de plainte de la part des justiciables de son district47. En Palestine également, les juges principaux étaient désignés par le gaon de Tibériade. Ils portaient le titre hébreu de ḥaver (« savant » ; ar. ḥabr)48. Les tribunaux semblent avoir disposé de prisons destinées à enfermer les personnes accusées de crime dans l’attente de leur procès ; les peines d’emprisonnement étaient en revanche très rares, et réservées aux meurtriers et aux coupables multirécidivistes qui avait déjà reçu deux flagellations49. En cas de doute concernant une décision, les juges locaux pouvaient demander l’avis de l’autorité judiciaire supérieure, l’exilarque ou un gaon selon la juridiction dont ils dépendaient. Le bet din supervisait par ailleurs les affaires religieuses. Depuis le début de la période gaonique, il semble qu’il ait disposé d’une police secrète, notamment chargée de vérifier que nul ne cachait du pain au levain pendant la Pâque50. Le bet din ne représentait pas la seule institution judiciaire locale. Certaines communautés ne disposaient d’aucun tribunal permanent, d’autres en avaient peut-être deux, concurrents l’un de l’autre51. Par ailleurs les gaons étaient obligés de reconnaître l’existence de tribunaux qui ne relevaient pas de leur autorité, et dont ils n’avaient pas désigné les juges52. L’arbitrage était un mode courant de résolution des conflits : les parties pouvaient solliciter un ou trois laïcs (hedyota) dépourvus de savoir juridique, ou des experts (mumhe) formés dans une institution rabbinique53. Si deux adversaires ne s’accordaient pas sur un tribunal officiel, ils pouvaient solliciter des tiers non institués par l’académie : chacun sélectionnait un arbitre, et ces deux arbitres en nommaient un troisième54. Un plaideur pouvait en outre refuser de comparaître au tribunal de son district et demander que son procès ait lieu devant la haute cour de l’exilarque55.

47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55.

J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 338 ; R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 59 ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 325 ; H. H. Cohn, I. Levitats, M. Drori, « Bet Din and Judges », EJ2, III, p. 516. M. Gil, A History of Palestine, op. cit., p. 506. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 344-345. Ibid., p. 354. Ibid., p. 340 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 134. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 136. Ibid., p. 133. Ibid., p. 134 ; H. H. Cohn, I. Levitats, M. Drori, « Bet Din and Judges », EJ2, III, p. 516. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 339.

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1.2. Les procédures Les procédures mises en œuvre par les tribunaux rabbiniques d’époque gaonique demeuraient fondées sur le droit talmudique56. L’autorité des gaons leur garantissait néanmoins une importante faculté d’intervention dans le domaine du droit, et les règles suivies par les tribunaux connurent des modifications57. En raison du caractère tardif de la plupart des responsa retrouvés, rarement antérieurs au xe siècle, le fonctionnement précis des tribunaux de Babylonie et de Palestine aux premiers siècles de l’hégire et leur adaptation au nouveau contexte nous échappent. Nous devrons donc ici nous contenter d’évoquer quelques points de procédure.

1.2.1. Plaideurs et témoins Au début de l’Islam, les règles de l’audience continuaient d’obéir aux préceptes talmudiques. Les plaideurs devaient se tenir debout devant leurs juges, ainsi que les témoins venus effectuer leur déposition58. Un responsum d’un gaon anonyme, cité à la fin du xie ou au début du xiie siècle par Yehuda al-Barceloni, vint modifier cette norme : les plaideurs comme les témoins avaient dorénavant le droit de s’asseoir au tribunal59. Certaines procédures destinées à favoriser la venue de témoins récalcitrants apparurent par ailleurs au cours de la période gaonique. Les tribunaux pouvaient autoriser un plaideur à prononcer la mise au ban ou la malédiction de toute personne qui refuserait de venir au bet din pour apporter son témoignage. Au début du xie siècle, Hai Gaon limita cette pratique aux plaintes d’orphelins (ou de leurs tuteurs) à l’encontre de personnes soupçonnées de s’être emparées de leurs héritages60. Si les juges découvraient qu’un témoin avait menti, ils pouvaient l’excommunier, lui faire infliger des coups de fouet, et annonçaient publiquement leur méfait61. En revanche, les autorités juives se montraient très réticentes à l’idée d’enquêter sur la moralité de leurs fidèles, et le tribunal ne commandait d’investigation qu’en cas de rumeurs persistantes quant au comportement d’un membre de la communauté62. 56. 57. 58. 59. 60. 61. 62.

Ibid., p. 342. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 63. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 105. H. Tykocinski, Die gaonäischen Verordnungen, op. cit., p. 167-168. Voir également G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 106. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 347-348. Ibid., p. 352. Ibid., p. 353.

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1.2.2. Documents Les règles relatives à la preuve documentaire ne connurent pas de grand changement à l’époque gaonique. Le terme ketav était désormais souvent employé pour désigner un document juridique63. Le recours essentiel à la preuve documentaire devant les tribunaux rabbiniques conduisit à l’élaboration de recueils de formules juridiques (sifrei sheṭarot) destinées aux scribes-notaires, peut-être dès le viie siècle. Les plus anciens sont conservés dans des responsa des gaons de Pumbedita Natronai Ier b. Nehemyah (r. 719-730) et Palṭoi bar Abbaye (r. 842857), avant que le genre ne s’épanouisse dans des ouvrages spécialisés composés par Saadia Gaon (m. 942), puis Hai Gaon (m. 1038)64. Le principal infléchissement concerne la réception des documents émis par des tribunaux non juifs. La Mishna et le Talmud acceptaient comme preuve nombre de pièces rédigées par des autorités non juives, à l’exception des pièces produisant en elles-mêmes un effet juridique comme les actes de divorce, d’affranchissement et de donation65. Au viiie siècle, un gaon de Sura, Ḥaninai (r. 769-774), n’excluait plus que les actes de divorce et d’affranchissement, mais sa position semble avoir été isolée66. Certains responsa de gaons, malheureusement non datés avec précision – ils sont cités par des gaons des xe et xie siècles –, reviennent à la règle talmudique, et reconnaissent les documents servant de simples preuves (reconnaissances de dettes, actes de ventes) émis par les tribunaux non juifs de Bagdad et des grandes villes ; ceux qui sont établis dans des tribunaux musulmans de localités secondaires ou de villages doivent en revanche être rejetés en raison de leur fiabilité douteuse67.

1.2.3. Serments La première évolution du serment judiciaire, à l’époque gaonique, concerne son objet. Comme nous l’avons vu plus haut, la Mishna n’autorisait les plaideurs à prêter serment qu’au sujet de propriétés mobilières : cela excluait la terre, les esclaves et les actes écrits. Le Talmud évoquait déjà des exceptions à cette règle, mais il faut attendre l’arrivée de l’Islam pour que les gaons promulguent un avis 63. 64.

65. 66. 67.

A. M. Fuss, « Shetar », EJ2, XVIII, p. 467. J. Olszowy-Schlanger, « Formules juridiques des documents médiévaux en caractères hébraïques et les livres de formulaires-modèles », Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 143, 2012, p. 24 ; A. M. Fuss, « Shetar », EJ2, XVIII, p. 467, 470. Voir également S. D. Goitein, A Mediterranean Society, op. cit., II, p. 337. Voir supra. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 197. Ibid., p. 186-187 ; Ph. Ackerman-Lieberman, « Legal Pluralism… », art. cité, p. 84 ; H. H. Cohn, Y. Sinai, « Witness », EJ2, XXI, p. 119.

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contraire, autorisant officiellement le serment relatif à des propriétés foncières68. Nous avons de même mentionné que le Talmud ne permettait pas au débiteur de jurer de son insolvabilité69. Cette règle tomba en désuétude et les gaons autorisèrent le détenu pour dette à prêter serment sur la Torah qu’il était insolvable et n’avait pas transféré sa propriété à autrui pour se soustraire à ses engagements financiers70. La seconde réforme touche la forme même du serment. À l’époque talmudique, le serment judiciaire consistait à prendre Dieu à témoin d’une affirmation, en mentionnant Son nom ou un attribut divin. Or les gaons pensaient que la punition divine pour un serment mensonger n’atteignait pas que le parjure, mais s’étendait au monde entier. Craignant que la multiplication des faux serments ne mette l’univers en péril, certains gaons décidèrent de remplacer le serment talmudique par une imprécation appelée gezerta. Le terme apparaît pour la première fois dans un responsum de Natronai, gaon de Sura de 853 à 858 ; mais la pratique est plus ancienne, car Natronai l’attribue à un gaon antérieur de Sura, Zadok Mar bar Ishi (r. 816-818)71. Un responsum de Palṭoi, gaon de Pumbedita (r. 842-857) évoque également la gezerta72. Dans ce nouveau type de serment – qui ne pouvait néanmoins se substituer qu’aux serments bibliques et mishnaïques, et non aux serments postmishnaïques –, le nom de Dieu n’était plus mentionné, et le jureur se contentait d’appeler la malédiction sur sa propre personne s’il venait à mentir ; la punition divine était alors supposée n’atteindre que le parjure73. La prestation de serment, à la synagogue le lundi ou le jeudi après le service du matin, était accompagnée d’une cérémonie rituelle destinée à impressionner le plaideur et à lui faire prendre conscience de la gravité des paroles qu’il prononçait devant le tribunal74.

1.2.4. Jugement et exécution À l’époque islamique, les tribunaux juifs de Babylonie ne disposaient plus – comme cela avait sans doute été le cas sous les Sassanides – de l’appui de la 68. 69. 70. 71. 72. 73.

74.

G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 104-105. Voir supra. M. Greenberg, H. H. Cohn, M. Elon, « Oath », EJ2, XV, p. 363. H. Tykocinski, Die gaonäischen Verordnungen, op. cit., p. 80 et suiv. Ibid., p. 83. G. Libson, « Gezerta », EJ2, VII, p. 570 ; L. Ginzberg, « Geonic Responsa », art. cité, p. 99 ; R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 63, n. 48. Voir J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 345-346. Il fallut attendre le xive siècle pour qu’une nouvelle catégorie de serment s’ajoute aux anciennes formes talmudiques : celle du serment testimonial, demandé aux témoins pour s’assurer qu’ils allaient dire la vérité. M. Greenberg, H. H. Cohn, M. Elon, « Oath », EJ2, XV, p. 362-363. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 346-347. Sur le serment d’après les documents de la Geniza, voir S. D. Goitein, A Mediterranean Society, op. cit., II, p. 340.

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force publique pour faire exécuter leurs jugements. Ils ne demeuraient cependant pas sans moyen d’action. Le tribunal pouvait ainsi autoriser la saisie des biens d’un débiteur récalcitrant, qui refusait de se présenter face à son adversaire ou fuyait le pays pour éviter d’exécuter le jugement du bet din ; son créancier était alors remboursé sur les biens saisis75. Afin de rendre exécutoire leurs jugements, les juges disposaient de l’arme de l’excommunication, leur permettant de déclarer la mise au ban de la société juive. Celle d’un condamné récalcitrant était envoyée à toutes les communautés du district où il résidait. La plus légère, prononcée pour une durée de trente jours, demandait aux juifs de se tenir à l’écart de la personne concernée. Une excommunication plus sévère leur interdisait – sous peine d’être eux-mêmes excommuniés – de consommer toute nourriture ou boisson avec elle, de lui tenir compagnie, de circoncire son fils, d’enseigner à ses enfants dans les écoles publiques et d’assister aux funérailles d’un de ses proches76. Un condamné à la flagellation qui tentait d’échapper à sa peine se voyait frappé d’excommunication tant qu’il ne se livrait pas aux autorités juives77. Il existait néanmoins des cas où le droit juif ne permettait pas à tous les juges de rendre un verdict. Selon une ancienne coutume entérinée par le Talmud, les procès pour insultes et coups et blessures ne pouvaient être conduits qu’en Palestine. Seuls les bet din de cette province avaient le pouvoir de condamner les coupables de ces délits à des amendes. En Babylonie, les gaons durent trouver un dispositif leur permettant de contourner cette prescription afin de maintenir l’ordre public. Là encore, l’excommunication offrit une solution. Le gaon de Sura Zadok Mar bar Ishi (r. 816-818) décida que le bet din devait obliger le coupable, sous peine d’excommunication, à se réconcilier avec son adversaire : il devrait s’accorder sur le montant d’une compensation que le tribunal n’avait pas le droit de décréter. Cette pratique fut suivie par les gaons suivants, notamment Natronai (r. 853-858)78.

75. 76. 77. 78.

J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 351. Ibid., p. 348-350. Voir U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 141-142. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 361. Sur l’excommunication dans les documents de la Geniza, voir S. D. Goitein, A Mediterranean Society, op. cit., II, p. 332-333. J. Mann, « The Responsa… », art. cité, p. 357.

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2. LA JUSTICE DE L’ÉGLISE SYRO-OCCIDENTALE

À la différence de l’Église syro-orientale, l’Église syro-occidentale n’a livré qu’un nombre réduit de sources permettant de retracer l’histoire de son activité canonique79. Le seul Synodicon jusqu’ici retrouvé et publié par Vööbus, dont le manuscrit fut copié en 120480, fut vraisemblablement compilé à l’époque islamique81, mais il n’inclut qu’un nombre limité de synodes de cette période. Le plus ancien synode « islamique » mentionné dans le Synodicon est celui de Gīwargī, en 75882. D’autres sources viennent cependant jeter quelque lumière sur la manière dont l’Église syro-occidentale concevait son rôle judiciaire.

2.1. Une extension de la juridiction ecclésiastique Le droit canonique élaboré sous l’Islam lors des synodes syro-occidentaux ne reflète aucune évolution immédiate de la justice ecclésiastique. Les synodes du viiie siècle ne la mentionnent pas, comme si l’Église était plus préoccupée par la résolution de ses querelles hiérarchiques que par celle des litiges ordinaires83. Néanmoins la justice épiscopale se manifeste de loin en loin dans les sources. Plusieurs synodes furent convoqués afin d’instruire des plaintes à l’encontre d’évêques. Vers 758, un certain Jean de Goulmarghé fut jugé devant une « assemblée » suite à l’accusation de ses diocésains84 ; le synode de Kapharnabu (près de Serug) fut réuni en 785 par Gīwargī, patriarche d’Antioche, pour examiner les accusations portées par les habitants de Takrīt à l’encontre du métropolite

79.

80. 81. 82.

83. 84.

En 1950, N. Edelby considérait que seule l’Église syro-orientale avait connu « une activité juridique digne de ce nom » avant le xiie siècle (N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 256). La découverte de nouvelles sources depuis lors ne permet plus une affirmation aussi tranchée. Voir H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 245-246. W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., II, p. 153. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 3-9. Sur cet ouvrage, voir également H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 245-246. Il existe quelques indices, malgré tout, de l’importance que les Jacobites accordèrent à la préservation de leur corpus canonique antérieur. Dès 668-669, alors que l’usage du grec commençait à se perdre en Orient, le presbytéros Athanase de Nisibe traduisit en syriaque le sixième livre de la collection de lettres de Sévère d’Antioche (m. 538), principalement dédié à la discipline des clercs : l’épiscopat syro-occidental, commanditaire de cette traduction, était soucieux de conserver dans une langue accessible cette partie au moins de la tradition canonique. F. Alpi, « La correspondance… », art. cité, p. 335. Nombre de synodes sont alors tenus pour résoudre des désaccords concernant la hiérarchie ecclésiastique. Voir J. Mounayer, Les synodes syriens jacobites, op. cit., p. 112. J. Mounayer évoque le « synode de Knouchyo », qui ne semble pas un toponyme. Dans la mesure où knūšyō signifie « assemblée » en syriaque, il est possible qu’il s’agisse simplement d’une assemblée synodale, sans autre précision de lieu. Ibid., p. 41.

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Yūḥanōn85. Ces affaires, qui n’impliquent que des ecclésiastiques, sont toujours liées aux récurrentes querelles d’autorité au sein de l’Église. Selon le synode de Bēt Mār Šīlā en 89686, tout évêque faisant l’objet d’une plainte solide doit être traduit devant le patriarche, qui enregistrera par écrit les témoignages qui le visent et le jugera assisté de dix évêques87. Il apparaît cependant que l’Église syro-occidentale séculière revendiquait désormais l’exercice de la justice auprès des populations laïques – revendication qui n’avait jamais été formulée de manière aussi claire avant l’Islam. Si l’on en croit une citation tardive, par Bar Hebraeus, de Georges « l’évêque des Arabes » (m. 725)88, ce dernier aurait déclaré qu’il n’était « pas permis aux chefs de monastères et aux stylites d’écrire de lettres d’anathèmes, de jugements (dīnē) ou d’admonitions aux villes et aux villages89 ». À la même époque, Jacques d’Édesse (m. 708) affirmait non seulement que les clercs ne devaient pas se tourner vers les autorités « étrangères » à l’Église en cas de conflit, mais désapprouvait aussi le rôle des stylites dans la résolution des litiges entre laïcs90 : manifestement, le peuple chrétien s’adressait souvent à eux alors que le clergé séculier prétendait au monopole de la justice. Jacques d’Édesse insiste en outre pour que les prêtres

85.

86. 87. 88.

89. 90.

Ibid., p. 42-43. Sur ce synode, voir The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 5 ; W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., II, p. 204. Voir J. Mounayer, Les synodes syriens jacobites, op. cit., p. 68, 72. Bar Hebraeus évoque cet épisode en ces termes : « Yūḥanōn Kyūnyō, le maphrien, fut mis en accusation devant le patriarche par les habitants de Takrīt ; sa faute fut prouvée et il fut déposé. » Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, éd. par Joannes Baptista Abbeloos et Thomas Josephus Lamy, Paris/Louvain, Maisonneuve/Peeters, 1877, III, p. 175. Sur ce synode, voir A. Vööbus, dans The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 8. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 58/63. Georges fut nommé évêque des tribus arabes de Mésopotamie vers 688. Son siège épiscopal se trouvait à Kūfa (syr. ʿĀqolā). F. Nau (éd. et trad.), Les canons et les résolutions canoniques de Rabboula, Jean de Tella, Cyriaque d’Amid, Jacques d’Édesse, Georges des Arabes, Cyriaque d’Antioche, Jean III, Théodose d’Antioche et des Perses, Paris, P. Lethielleux, 1906, p. 80 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, II, p. 416, 419. Sur la présence de diocèses arabes en Orient dès le ve siècle, dépendant du patriarcat d’Antioche puis également du patriarcat de Jérusalem, voir I. Shahîd, Byzantium and the Arabs in the Fifth Century, op. cit., p. 178-179, 214 et suiv., 520 et suiv., 528 ; B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 19. Bar Hebraeus, Nomocanon, éd. par P. Bedjan, Lepzig, Otto Harrassowitz, 1898, p. 113 ; trad. F. Nau, Les canons et les résolutions, op. cit. p. 94 (trad. modifiée). Voir U. I. Simonsohn, « Seeking Justice among the “Outsiders” : Christian Recourse to NonEcclesiastical Judical Systems under Early Islam », Church History and Religious Culture, 83, 2009, p. 212 ; id., A Common Justice, op. cit., p. 106, texte syriaque dans J. Tannous, Syria between Byzantium and Islam : Making Incommensurables Speak, Ph.D. dissertation, Princeton, 2010, p. 544. Sur Jacques d’Édesse, voir notamment R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 160-167, 601-610 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 249-250.

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ne recourent pas à la parole de Dieu pour « se faire justice tout seuls » (dīnō l-napšeh)91 quand ils sont victimes de l’iniquité d’autrui. Dans les faits, Jacques d’Édesse n’ignorait pas qu’à la fin du viie ou au début du viiie siècle, la justice était encore aux mains de laïcs (ʿōlmōyē). Envisageant le cas où un juge laïc condamnerait un prêtre à ne plus pouvoir dire la messe, il considère que le prêtre doit se soumettre, « non en raison de l’autorité (litt. “la force”, ḥaylō) du laïc qui condamne le prêtre », mais parce que ce dernier est coupable92. S’il est innocent, en revanche, le prêtre n’a pas à respecter une condamnation illégitime93. Il est difficile de savoir quels étaient les juges laïcs auxquels Jacques d’Édesse fait référence. S’il ne s’agit manifestement pas de musulmans – qui auraient été qualifiés de « païens » ou d’« étrangers », et non de simples « laïcs » – mais plutôt de chrétiens, on ne peut que spéculer sur leur identité exacte et leur éventuelle appartenance à une structure officielle. Il est clair, en tout cas, que Jacques d’Édesse met en cause leur légitimité, du moins lorsque ceux-ci instrumentalisent le discours religieux. Pour lui, seuls « ceux qui ont été mis à la tête [de la communauté] pour juger » – c’est-à-dire les plus hautes autorités ecclésiastiques – ont le droit de recourir à la parole divine à des fins judiciaires94. Les synodes qui se réunirent aux siècles suivants confirment cette revendication, bien que le droit canonique évoque en priorité des cas impliquant des clercs. Tout litige doit être porté devant l’évêque de la ville, affirme le synode réuni par le patriarche Qyriaqos à Bēt Batīn (près de Ḥarrān) en 79495. En 878, un synode convoqué par le patriarche Ignaṭios mentionne des accusations de fornication portées à l’encontre d’un prêtre (qašīšō) ou d’un diacre (mšamšōnō)96 ; le canon suivant, en revanche, interdit à « qui que ce soit » (nōšīn) de saisir des autorités laïques (šūltōnē ʿōlmōnōyē), musulmanes ou chrétiennes, contre une sanction prononcée par un ecclésiastique97. En 896, le synode de Bēt Mār Šīlā (près de Serug) réuni par le patriarche Dionysios évoque, comme de coutume, les

91. 92. 93. 94. 95.

96. 97.

Dissertatio de syrorum fide, op. cit., p. 146. Voir la traduction de F. Nau, Les canons et les résolutions, op. cit., p. 58, qui traduit par « se venger » l’expression kad ʿbad dīnō l-napšeh. Dissertatio de syrorum fide, op. cit., p. 148. Jacques justifie aussi ce devoir de soumission par le zèle (ṭnōnō) du laïc – zèle louable si le prêtre est coupable, mais inapproprié dans le cas contraire. Ibid., p. 148-150. Ibid., p. 148 ; trad. F. Nau, Les canons et les résolutions, op. cit., p. 58 (trad. modifiée). The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 12/14. Le canon est ambigu, car le début condamne l’intervention des laïcs dans les affaires de l’Église. L’ordre de soumettre tout litige à l’évêque « de la ville » suggère cependant que la seconde partie du canon s’adresse à des populations laïques. Voir également J. Mounayer, Les synodes syriens jacobites, op. cit., p. 48. Sur ce synode, voir A. Vööbus, dans The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 6. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 57/53. Ibid., II, p. 57/53.

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accusations portées contre un évêque98, mais parle aussi des laïcs (bnay ʿōlmō) parmi ceux qui font l’objet d’une « sentence » de l’évêque99. Le 15e canon s’étend sur des questions de dettes manifestement destinées à une audience générale100. Enfin, un chapitre du Synodicon consacré aux testaments, non daté mais remontant à l’époque islamique, fait allusion à des affaires judiciaires impliquant visiblement des laïcs101. Il reste à déterminer dans quelle mesure la hiérarchie ecclésiastique acquit le monopole de l’autorité judiciaire qu’elle revendiquait au sein de la communauté syro-occidentale. Le synode de Qyriaqos suggère que toute justice n’était pas rendue par les évêques. Le 46e canon évoque en effet le jugement de « juges de la cité » (dayōnē da-mdī(n)tō), autorités que le synode semble reconnaître au même titre que l’évêque mentionné dans le même canon102. Ces « juges » étaient-ils des ecclésiastiques, agissant par délégation de l’évêque ? Ou des autorités civiles opérant parallèlement à la justice épiscopale ? Il est impossible de répondre à cette interrogation pour le moment.

2.2. Règles de procédures Les procédures évoquées par les synodes d’époque islamique se situent dans la continuité de celles mises en œuvre dans l’episcopalis audientia romaine. Elles connaissent toutefois une inflexion notable. Il n’est plus question, dans le droit canonique, d’enquête menée sur les plaideurs pour déterminer la fiabilité de leur accusation ou de leur défense, élément capital avant l’Islam. De telles investigations furent-elles abandonnées, l’Église les considérant inappropriées ? Ou faut-il croire qu’elles étaient toujours pratiquées, en conformité avec les sources chrétiennes antiques ? L’Octateuque de Clément, une collection de canons pseudoapostoliques peut-être traduite du grec en syriaque par Jacques d’Édesse103, sousentend toujours qu’un évêque sera jugé si ses accusateurs sont « des hommes fidèles et dignes d’être écoutés104 ». Mais le texte grec original est sans doute antérieur à l’Islam et il est difficile de savoir si cette règle est encore d’actualité. En tout état de cause, si la Didascalia apostolorum est largement citée dans le Synodicon, aucun des passages évoquant la nécessité d’enquêter sur le demandeur n’y est reproduit. Cela pourrait signifier que, de fait, de telles enquêtes n’étaient plus considérées comme pertinentes par l’Église syro-occidentale. En revanche, 98. 99. 100. 101. 102. 103. 104.

Ibid., II, p. 58/63. Ibid., II, p. 61/65, 63/67. Ibid., II, p. 62/66. Ibid., II, p. 80-81/87-88. Ibid., II, p. 17/18 ; J. Mounayer, Les synodes syriens jacobites, op. cit., p. 53. Voir supra. Reliquiae, op. cit., p. 57 ; trad. par F. Nau, op. cit., p. 126.

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la règle stipulant qu’un accusateur peut, si sa plainte s’avère infondée, recevoir le châtiment qu’aurait subi son adversaire, semble s’être maintenue105. La principale preuve demeurait le témoignage « de deux ou trois » personnes106 avec, semble-t-il, un infléchissement vers l’acceptation du minimum, deux témoins107. Là encore, la réflexion sur la preuve testimoniale évolua. Des qualités nécessaires pour témoigner commencèrent en effet à être évoquées au ixe siècle : tout témoignage n’était pas recevable, et il devait venir de gens « qui méritent d’être agréés » (d-šōwēn d-neṭqablūn)108. Toute accusation contre un évêque, en particulier, devait être étayée par des témoins « véridiques » (šarīrē) et « dignes de confiance » (d-šōwēn l-methaymnū), des individus vierges de toute accusation et peu sujets aux passions humaines (ḥašē nōšōyē)109. Le Synodicon précise ainsi : « S’ils ont une conduite blâmable et ne peuvent être agréés comme témoins véridiques, leur témoignage est caduc pour ce qui les concerne et pour ce qui concerne les autres110. » La preuve documentaire, enfin, continuait d’être prise en compte – ce qui justifiait l’insistance de l’Église sur l’établissement scrupuleux des reconnaissances de dettes111. Ces infléchissements des procédures héritées de l’époque antéislamique apparaissent de manière tardive : ce n’est que dans des synodes du ixe siècle que ces quelques éléments surgissent, de manière dispersée. On peut néanmoins se demander si d’autres sources juridiques ne vinrent pas préciser plus tôt le fonctionnement d’une institution épiscopale dont on a vu qu’elle revendiquait désormais pleinement son rôle judiciaire auprès des masses. Le Synodicon occidental inclut en effet de longues citations du Livre de droit syro-romain, phénomène dont Arthur Vööbus souligne le caractère original112. Cet ouvrage mystérieux a fait l’objet de nombreuses controverses depuis plus d’un siècle, tant sur sa nature que sur le lieu exact de sa composition113. Le Livre de droit syro-romain 105. 106. 107. 108. 109. 110. 111. 112. 113.

The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 59/63. Ibid., p. 53/57. Ibid., p. 81/87. Ibid., p. 53/57. Ibid., p. 58/63. Ibid., p. 81/87. Ibid., p. 62/66. Ibid., I, p. 21. Pour un résumé de ces polémiques, voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 336-340 ; A. Vööbus, The Syro-Roman Lawbook. The Syriac Text of the Recently Discovered Manuscripts Accompanied by a Facsimile Edition and Furnished with an Introduction and Translation, éd. par A. Vööbus, Stockholm, ETSE, 1982, I, p. xx-xxvi ; W. Selb et H. Kaufhold, dans Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., I, p. 37-41. Plusieurs éditions de ce livre ont vu le jour depuis un peu plus d’un siècle. Les trois principales recensions à travers lesquelles l’ouvrage nous est parvenu (abrégées R I, R II et R III) furent éditées par Eduard Sachau, au début du xxe siècle, à partir d’un manuscrit copié dans l’Église syro-orientale au xixe siècle (Syrische Rechtsbücher, op. cit., I). Plus récemment, Arthur Vööbus a procédé à une

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semble avoir à l’origine été écrit en grec dans le dernier quart du ve siècle114. Manuel utilisé pour l’enseignement du droit à l’école de Beyrouth selon certains115, recueil établi par la chancellerie du patriarcat d’Antioche pour d’autres116, l’ouvrage a plus récemment été regardé comme une collection d’interpretationes de constitutions impériales117. Comme nous l’avons vu, il fut probablement traduit en syriaque dans le courant du vie siècle118. L’assimilation du Livre de droit syro-romain par la tradition ecclésiastique est néanmoins difficile à dater. Si sa traduction en syriaque paraît antérieure à l’Islam, son intégration à des ouvrages canoniques ne semble pas remonter plus haut que le viiie siècle119. Dans l’Église syro-orientale, rien ne permet d’affirmer que le Livre était connu – ou servit de référence – avant le règne du catholicos Timothée Ier (r. 780-823)120. Bien qu’il soit impossible de déterminer à quelle époque précise le droit syro-romain intégra le droit canonique syro-occidental121, cette assimilation ne semble pouvoir être postérieure au début du xe siècle – un document établi en 914 constituant la source la plus tardive du Synodicon122. L’incorporation de ce droit syro-romain au droit canonique syro-occidental est lourde de signification tant pour l’histoire du droit que pour celle de la justice. Sur le plan juridique, elle reflète le défi représenté par l’Islam. Sous Byzance, l’Église syro-occidentale avait pu se référer au droit romain sans avoir besoin de s’en réclamer : si les canons conciliaires et synodaux venaient préciser la position

114. 115. 116. 117. 118. 119.

120. 121. 122.

nouvelle édition de l’ouvrage, à partir de manuscrits plus anciens appartenant à la tradition syro-occidentale (A. Vööbus, The Syro-Roman Lawbook, op. cit., I, p. xxviii-xxxiv). Enfin, Walter Selb et Hubert Kaufhold ont proposé en 2002 une édition critique du Livre de droit syro-romain (Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., II). W. Selb et H. Kaufhold, dans Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., I, p. 43-46. C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 545-546 ; J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 339. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 338. W. Selb et H. Kaufhold, dans Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., I, p. 45 ; III, p. 14. Selon Selb et Kaufhold, une traduction unique aurait servi de base aux différentes versions qui nous en sont parvenues. W. Selb et H. Kaufhold, dans Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., I, p. 53. W. Selb et H. Kaufhold, dans Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., I, p. 54 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 217. La recension arabe du livre syro-romain remonterait au xiie siècle ; elle fut également intégrée aux recueils canoniques de l’Église melkite. Voir J.-B. Darblade, La collection canonique arabe…, op. cit., p. 163. W. Selb et H. Kaufhold, dans Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., I, p. 60. Nallino émet l’hypothèse que le Livre de droit syro-romain fut traduit et commença à servir de référence dans le courant du viiie siècle, quelque part entre la Syrie et la Mésopotamie (C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 561-564). A. Vööbus, dans The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., I, p. 10. L’ouvrage fit plus tard l’objet de plusieurs traductions à partir du syriaque – notamment en arabe pour l’Église melkite : Syrisch-Römisches Rechtsbuch, p. 68-94.

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de l’Église sur bien des points, le fond même du droit était romain123. La disparition de l’autorité byzantine créait dès lors un vide juridique : le droit canonique ne trouvait plus d’assise dans le droit de l’État. De ce point de vue, l’intégration du Livre de droit syro-romain à la littérature canonique permettait à l’Église syrooccidentale de retrouver la base juridique romaine qui avait toujours été la sienne de facto, et de revendiquer ouvertement la filiation de son droit avec la législation romaine impériale – qui plus est, promulguée par des empereurs chrétiens –, filiation jusque-là reconnue tacitement124. Nallino suggère qu’en pratique, la plus grande partie du Livre de droit syroromain était inutilisable par les chrétiens d’Orient125. L’assimilation de ce droit pourrait néanmoins avoir renforcé les assises institutionnelles de la justice épiscopale126. Les canons synodaux antéislamiques, comme nous l’avons vu, détaillaient peu la procédure. Or le droit syro-romain disponible en syriaque offrait toute une réglementation susceptible d’étayer les fondements théoriques d’une justice qui ne pouvait plus s’appuyer sur le socle législatif d’un État romain. Le droit syro-romain intégré au Synodicon vint ainsi éclairer nombre de points de procédure. Il établissait notamment les délais dont disposait un plaideur pour faire valoir ses droits en justice – dix ou vingt ans selon qu’il se trouvait chez lui ou à l’étranger127. Il rappelait les procédures romaines présidant à l’ouverture d’une audience : le demandeur devait faire parvenir à son adversaire une citation à comparaître (syr. prangeliyā = grec paraggelia128), après quoi le défendeur avait jusqu’à quatre mois pour se présenter129. Il était interdit de porter plainte le dimanche130, 123. Voir R. B. Rose, « Islam and the Development… », art. cité, p. 161 ; P. Crone, Roman…, op. cit., p. 15 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 113. 124. Voir C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 562 ; E. Volterra, « Il Libro siro-romano… », art. cité, p. 315. Pour Patricia Crone, le Livre de droit syro-romain aurait été traduit en syriaque à l’époque islamique, en réaction aux accusations musulmanes qui reprochaient aux chrétiens de ne pas avoir de loi. P. Crone, Roman…, op. cit., p. 12. Voir également R. B. Rose, « Islam and the Development… », art. cité, p. 165. 125. C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 563. 126. En témoigne la version arabe du Livre, dans laquelle il est mainte fois fait référence à l’évêque (usquf) et aux prêtres. Voir par exemple K. G. Bruns, E. Sachau (éd.), « Die Arabische Version », dans Syrisch-Römisches Rechtsbuch aus dem fünften Jahrhundert, Leipzig, F. A. Brockhaus, 1880, p. 75, 77, etc. 127. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 114/119-120. Le délai de prescription passe à trente ans dans la version arabe. K. G. Bruns, E. Sachau (éd.), « Die Arabische Version », art. cité, p. 78. 128. Sur cette procédure, voir B. Kelly, Petitions, Litigation, and Social Control in Roman Egypt, New York, Oxford University Press, 2011, p. 95-96. Dans l’Égypte romaine, la convocation du défendeur s’effectuait en lui faisant parvenir une copie certifiée de la pétition adressée à l’autorité publique par le demandeur. 129. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 115/120. Voir K. G. Bruns, E. Sachau (éd.), « Die Arabische Version », art. cité, p. 78-79. 130. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 119-120/124. Voir K. G. Bruns, E. Sachau (éd.), « Die Arabische Version », art. cité, p. 80.

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et les femmes ne pouvaient accuser leur mari ni les esclaves leur maître131. La preuve était également définie plus précisément. Les témoins pouvaient se voir demander de déposer sous serment (mawmtō)132, et la preuve documentaire était dotée d’une assise juridique solide133, notamment en matière de successions (testaments)134. Le serment décisoire était par ailleurs érigé en preuve et pouvait entraîner un jugement135. Il faut enfin remarquer que des qualités que le témoin doit réunir sont énumérées (sexe masculin, liberté, non-implication dans des actes de vol, de brigandage ou de sorcellerie ; absence de lien de parenté avec celui en faveur de qui ils témoignent ; âge supérieur à vingt-cinq ans)136, offrant une définition positive aux critères de fiabilité évoqués par les canons synodaux. Il reste bien entendu difficile de mesurer la portée de l’incorporation de ce droit syro-romain. Dans quelle mesure ces procédures issues d’un droit civil obsolète furent-elles appliquées par la justice épiscopale en terre d’Islam ? Si elles étaient déjà mises en œuvre par les évêques avant l’Islam, il est probable qu’elles le restèrent (un temps) et que le Livre de droit syro-romain ne vint que leur donner un fondement théorique. Si en revanche elles ne l’étaient pas, peut-on penser que les évêques renforcèrent le fonctionnement de la justice en recourant à ces anciennes règles de droit romain ? Certains chercheurs en doutent, supposant qu’un tel droit dérivant de sources romaines était peu adapté aux conditions de vie des chrétiens en terre d’Islam137. Si cette remarque s’applique à certains domaines du droit, elle ne peut concerner celui des procédures : rien, dans les procédures « syro-romaines » mentionnées ci-dessus, n’est incompatible avec le fonctionnement de l’episcopalis audientia sous domination musulmane. Quant à savoir si ces 131. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 129/132. La version arabe dit quant à elle qu’il « est interdit qu’un homme mandate son esclave pour intenter un procès à son adversaire devant le cadi, car l’esclave et l’homme libre ne sont pas de dignité (karāma) égale ». K. G. Bruns, E. Sachau (éd.), « Die Arabische Version », art. cité, p. 75. 132. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 152/154. Voir Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., II, p. 176. 133. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 152/154. Voir The Syro-Roman Lawbook, op. cit., I, p. 62. 134. Voir Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., II, p. 116-118. Encore convient-il de noter que deux ou trois des témoins ayant assisté à la rédaction du testament et y ayant apposé leurs sceaux doivent authentifier le document au moment de son enregistrement dans les archives. Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., II, p. 116 (§ 88a). 135. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 133/136. Voir Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., II, p. 188 ; The Syro-Roman Lawbook, op. cit., I, p. 62. 136. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 153/154. Voir The Syro-Roman Lawbook, op. cit., I, p. 62. Les mêmes critères d’âge et d’absence de lien familial avec le plaideur sont proposés, dans le droit syro-oriental, par Yūḥannā b. al-Aʿraǧ (sur cet auteur du xe siècle, dont le nom syriaque est Yoḥanān bar Abgārē, voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 350). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 189. 137. C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 582 ; R. B. Rose, « Islam and the Development… », art. cité, p. 164.

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règles, applicables en théorie, le furent en pratique, il s’agit là d’une question à laquelle les sources disponibles ne permettent pas de répondre. Constatons simplement qu’un renforcement effectif des règles de procédure (notamment de la preuve) serait allé dans le sens voulu par l’Église, soucieuse d’offrir à ses ouailles un système judiciaire efficace et donc attractif, les dispensant de recourir à une justice musulmane de mieux en mieux structurée. 3. JUSTICE ET PROCÉDURES DANS LA CHRÉTIENTÉ SYRO-ORIENTALE

3.1. Rendre la justice à la fin du vii e siècle : de Georges à Ḥnānīšoʿ 3.1.1. Première définition d’une justice ecclésiastique en terre d’Islam La chute des Sassanides lors des conquêtes arabo-musulmanes, dans les années 630, et la mort du dernier roi des rois Yazdgird III en 31/651, eut un profond impact sur l’Église syro-orientale. Avec la disparition de l’État sassanide, l’Église perdit son principal modèle d’organisation138 et l’absence de grand synode dans les années qui suivirent la conquête pourrait suggérer une certaine désorientation du clergé. Cette disparition laissait un vide dont les nestoriens, après un temps d’adaptation nécessaire, entendirent néanmoins profiter. L’Église demeurait la principale institution judiciaire en activité139, aux côtés des justices de communautés juives et zoroastriennes sans doute moins nombreuses. Les sources narratives offrant peu d’informations sur le fonctionnement de la justice syro-orientale140, c’est à nouveau vers les sources canoniques qu’il convient de se tourner.

• Une justice pour les laïcs

Les décennies qui suivirent immédiatement la conquête sont peu documentées. S’il ne décrit pas le fonctionnement de la justice ecclésiastique, Siméon de Rēv-Ardašīr consacre vers le milieu du viie siècle un court traité sur les successions dans lequel il tient pour acquis que c’est à l’évêque de résoudre les conflits 138. M. Morony, « Religious Communities… », art. cité, p. 120. 139. Sur la vitalité de l’Église au cours des décennies qui suivirent la conquête, voir U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 101. 140. On notera néanmoins la remarque de Jean bar Penkāyē qui, à la fin du viie siècle, se lamente sur la décadence de la société chrétienne à son époque : « Pour ce qui est des juges, ils se laissent corrompre par des présents ; tromperie et hypocrisie, colère, méchanceté et dureté sont leur propre. » Jean bar Penkāyē, Ktābā d-rēš mellē, op. cit., p. 150/178. Au-delà du topos de la corruption, il demeure difficile de savoir si cette affirmation concerne la justice ecclésiastique ou d’autres institutions.

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entre chrétiens141. Il faut attendre la période sufyānide142 pour que la justice ecclésiastique réapparaisse dans les sources synodales. Le synode de Georges Ier (Gīwargīs, r. 661-681)143, qui se tint en 676 à Darai/Dīrīn, sur l’île de Tārūt (Baḥrayn), et réunit le métropolite de Qaṭar ainsi que cinq évêques d’Arabie orientale144, témoigne de la place grandissante qu’occupait le tribunal épiscopal. Le catholicos Georges Ier exprime ouvertement sa volonté de consolider les fondements juridiques de l’Église pour répondre aux nécessités de son époque. Le prologue des canons insiste, plus qu’aucun des synodes antéislamiques, sur le rôle de législateur qui incombe à l’Église : Dieu a donné aux hommes une loi (nōmūsō), et depuis toujours le droit a dû être adapté aux conditions historiques145. Georges Ier justifie sa législation par les difficultés du moment (« en ce 141. R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 204-205 (s’appuyant sur E. Sachau, Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 229-231). 142. L’appellation « sufyānide » suit une chronologie classique, selon laquelle Muʿāwiya fut le souverain reconnu dans l’ensemble de l’empire islamique en formation dès l’« année de la réconciliation (ǧamāʿa) » (41/660-1) (voir H. Laoust, Les schismes dans l’Islam. Introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1965, p. 17). On constatera néanmoins que cette chronologie n’est pas universellement acceptée. Dans sa chronique monastique, Thomas de Margā (m. ap. 860) considère que le catholicos Georges Ier – strict contemporain de Muʿāwiya selon la chronologie classique (voir note suivante) – monta sur le trône en même temps qu’al-Ḥasan b. ʿAlī et qu’il fut contemporain de son règne (Thomas de Margā, The Book of Governors, éd. par E. A. Wallis Budge, Londres, Kegan Paul, Trench, Trübner and co, 1893, p. 88/207-208). Thomas de Margā commet sans doute une erreur lorsqu’il affirme qu’al-Ḥasan régna vingt-deux ans – selon la chronologie musulmane, il serait mort en 49/669-7, mais certaines sources avancent la date de 59/678-9 (L. Vecchia Vaglieri, « al-Ḥasan b. ʿAlī b. Abī Ṭālib », EI2, III, p. 242). On peut ainsi se demander si al-Ḥasan, en dépit d’une historiographie musulmane qui insiste sur son abdication et son retrait de la vie publique, ne continua pas à être reconnu comme calife dans une partie de l’empire (notamment le sud de l’Irak) dans les années 660. 143. Sur ce patriarche d’al-Madā’in/Ctésiphon, qui régna de 661 à 681, voir Thomas de Margā, The Book of Governors, op. cit., p. 80-85/179-186, 88-89/207-209 ; Élie de Nisibe, Opus chronologicum, éd. par E. W. Brooks, Paris/Lepzig, Carolus Poussielgue/Otto Harrassowitz, 1910, I, p. 54 ; ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 57 ; R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 192-194 ; H. Teule, « Ghiwarghis I », dans D. Thomas, B. Roggema (dir.), ChristianMuslim Relations. A Bibliographical History. Volume 1 (600-900), Leyde, Brill, 2009, p. 151 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 332. Depuis le vie siècle, les titres de patriarche et de catholicos sont employés comme des synonymes pour désigner l’évêque de SéleucieCtésiphon. Voir J.-M. Fiey, Jalons pour une histoire…, op. cit., p. 80. 144. R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 193. Sur ce synode, voir aussi N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 183-184 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 338 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 142. Sur Dīrīn, voir J.-M. Fiey, « Diocèses syriens orientaux du golfe Persique », dans J.-M. Fiey, Communautés syriaques en Iran et Irak des origines à 1552, Londres, Variorum Reprints, 1979, p. 213-214 ; F. Briquel Chatonnet, « L’expansion du christianisme… », art. cité, p. 179. 145. Synodicon orientale, op. cit., p. 215/481 : « De même, les saints apôtres, les prêtres et les savants qui vinrent après eux, établirent des lois selon le temps, la nécessité et le besoin, et enseignèrent aux hommes à marcher dans la voie de la justice » (trad. adaptée de celle de J.-B. Chabot).

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temps difficile de la fin du monde146 ») – allusion aux angoisses eschatologiques suscitées par la conquête arabo-musulmane. Un monde nouveau nécessitait de nouvelles lois. L’organisation judiciaire prend une place importante dans le synode de 676. Un siècle tout juste après celui d’Ézéchiel, qui pour la première fois faisait allusion à la justice rendue par les prêtres sur les laïcs, le principe en est réaffirmé et son inscription dans la hiérarchie ecclésiastique explicitée. Le 6e canon appelle les chrétiens à résoudre leurs procès (dīnē) et leurs querelles (ḥeryōnē) au sein de l’Église. Les autorités auxquelles ils doivent soumettre leurs litiges sont des prêtres (ou, éventuellement, des laïcs) désignés comme juges par leur évêque avec – au moins en théorie – le consentement de la communauté147. Le prêtrejuge doit réunir des qualités morales, spirituelles, intellectuelles et pratiques : l’amour de la vérité (reḥmat šrōrō), la crainte de Dieu (deḥltō d-alōhō), la science (īdaʿtō) et les compétences requises pour gérer les affaires de ce monde (sōpqūtō da-l-sūʿrōnē)148. L’évêque délégant garde son autorité judiciaire et peut être saisi par un plaideur qui ne souhaiterait pas s’adresser à son prêtre-juge – sans doute par crainte que son implication dans la communauté locale ne nuise à son impartialité149. En conditionnant l’exercice de la justice à une nomination officielle du juge par l’évêque, Georges Ier achève la construction d’une juridiction ecclésiastique sur le modèle étatique : le prêtre-juge n’est pas un arbitre que les plaideurs choisiraient librement, mais un juge institué par une autorité hiérarchique revendiquant le monopole de la justice. « Aucun fidèle, précise le même canon, ne peut […] s’attribuer de sa propre autorité les fonctions de juge des fidèles sans l’ordre de l’évêque et le consentement de la communauté150. » Selon Thomas de Margā, qui en profite pour vanter la clémence du catholicos, Georges Ier rendit lui-même la justice151. 146. Ibid., p. 216/481. 147. Ibid., p. 219/484 (une traduction anglaise est proposée par U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 103). Cette règle voulant que la légitimité du juge repose tant sur la désignation hiérarchique que sur l’accord de la communauté chrétienne est reprise au xiiie siècle par ʿAbdīšoʿ dans son Livre des règles des jugements ecclésiastiques. ʿAbdīšoʿ, Penqītō d-ṭūkōs dīnē ʿi(d)tōnōyē (The Order of Ecclesiastical Regulations), édition fac-similé, s. l., Atour Publications, s. d., fo 93r (« Tous ses concitoyens ou la majorité d’entre eux [doivent] être d’accord pour qu’il exerce sur eux son autorité »). Sur ce synode, voir également R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 198-201. 148. Synodicon orientale, op. cit., p. 219-220/485. Chabot traduit sōpqūtō par « connaissance », ce qui ne rend pas compte de la qualité pratique ici réclamée : celle d’un bon administrateur. 149. Ibid., p. 220/485. Au xie siècle, Ibn al-Ṭayyib interprète différemment ce canon, et considère que l’évêque n’a pas à rendre la justice en personne. Il doit « s’élever au-dessus des affaires de ce monde » et se consacrer à l’étude, tandis que la justice sera rendue par un clerc inférieur. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 73. 150. Synodicon orientale, op. cit., p. 220/485. 151. Thomas de Margā, The Book of Governors, op. cit., I, p. 83/II, p. 184.

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Le synode de Georges Ier insiste enfin sur le rôle de l’évêque dans la gestion des biens des orphelins, rôle pour la première fois défini en 585. Il affirme que l’évêque doit mener des enquêtes précises sur les biens laissés à leurs enfants mineurs par des parents décédés, et établir pour eux un « curateur » (epīṭrūpō), terme qui vient du grec epitropos et qui semble alors faire son apparition dans le droit syro-oriental – peut-être par le biais du Livre de droit syro-romain152. Justice auprès des laïcs et protection des plus faibles semblent une nouvelle fois connaître un développement parallèle.

• La concurrence de l’État musulman

L’interdiction de s’autoproclamer juge suggère qu’une certaine forme de justice était, de facto, exercée par des individus (laïcs ou ecclésiastiques) non reconnus comme juges par la hiérarchie ecclésiastique. Le synode de Georges Ier est d’ailleurs obligé d’admettre en partie cet état de fait, et l’interdiction de rendre la justice sans désignation épiscopale est nuancée par l’adjonction d’une exception : « autant que la contrainte de l’ordre (pūqdōnō) des puissants du siècle ne l’y oblige pas153 ». De là, Neophyte Edelby puis Michael Morony suggèrent que la revendication d’une telle souveraineté sur la judicature des chrétiens s’oppose à des pratiques parfois différentes : il est possible, selon Morony, que le pouvoir musulman ait entrepris de nommer des juges pour les nestoriens avant 676, sous le gouvernorat de Ziyād b. Abīhi (règne de Muʿāwiya)154. Ce qui n’était, il y a trente ans, qu’une hypothèse semble aujourd’hui confirmé par les sources, qui évoquent des clercs investis de fonctions judiciaires par le pouvoir musulman. L’exemple de Theoduṭē (m. 698), évêque d’Āmīd à la fin du viie siècle et connu par une Vie dictée par un de ses disciples (encore inédite), en témoigne : l’autorité musulmane – le vice-roi d’Orient ou un gouverneur de province, peutêtre celui de Ǧazīra, Muḥammad b. Marwān – lui aurait officiellement remis la charge de rendre la justice entre les chrétiens155. Tel est sans doute le type de 152. Synodicon orientale, op. cit., p. 222/487. Le terme epīṭrūpō apparaît à plusieurs reprises dans le Livre de droit syro-romain : voir Das Syrisch-Römische Rechtsbuch, op. cit., III, p. 300 (index). 153. Synodicon orientale, op. cit., p. 220/485. La contrainte que le pouvoir musulman était susceptible d’exercer sur les autorités de l’Église faisait l’objet de nombreuses interrogations au premier siècle après la conquête. Du côté syro-occidental, Addai demande ainsi à Jacques d’Édesse ce que doit faire l’économe d’un monastère si un émir (amīrō) lui ordonne de manger avec lui dans le plat. Jacques répond que ce n’est pas conseillé, mais que la nécessité l’y oblige. Dissertatio de syrorum fide, op. cit., p. 156 ; trad. F. Nau, Les canons et résolutions, op. cit., p. 61. 154. N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 184, 277 ; M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 367, n. 141. Voir également A. Fattal, « How Dhimmīs were Judged… », art. cité, p. 85. 155. R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 159 ; A. Palmer, « Āmīd in the Seventh-Century Life of Theodūṭē », dans E. Grypeou, M. N. Swanson, D. R. Thomas (dir.), The Encounter of Eastern Christianity with Early Islam, Leyde, Brill, 2006, p. 112, 127. Sur ce personnage, voir R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 156-160.

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situation auquel Georges Ier fait référence : à Āmīd, l’autorité judiciaire était bien ecclésiastique, mais nommée par le pouvoir musulman. Le véritable problème du patriarche ou du catholicos était d’affermir et de généraliser une autorité hiérarchique qui, dans les faits, pouvait être court-circuitée par les musulmans. L’autorité de l’Église était plus menacée encore lorsque le pouvoir musulman instaurait des juges laïcs. De cela, il n’est pour l’instant pas de preuve textuelle, mais le scénario paraît vraisemblable. Nous avons vu qu’en Égypte, à la même époque, la justice était rendue au quotidien par des ducs et des pagarques chrétiens nommés par le gouvernement de Fusṭāṭ. Le gouverneur omeyyade d’Irak agissait-il de même, en confiant à des notables locaux – diḥqān-s, šahāriǧa156, mais surtout mdabrōnē, « dirigeants » mal définis par les sources syriaques157 – des fonctions judiciaires ? Ces notables assumaient d’autres prérogatives administratives, notamment dans le domaine de la perception fiscale158, et il n’est pas impossible que l’État musulman les ait aussi chargés de rendre la justice159. En (r)établissant une judicature ecclésiastique structurée et destinée aux laïcs, Georges Ier entendait selon toute vraisemblance renforcer la place de l’Église dans une justice qui continuait à lui échapper partiellement. Craignait-il que le vide laissé par les Sassanides, et dont profitait l’Église, ne vienne être comblé par l’État musulman et par ses relais dans la population chrétienne laïque ? Il est possible que les musulmans soient venus concurrencer la justice ecclésiastique de manière directe : avant même de définir l’autorité judiciaire légitime, le 6e canon du synode commence par interdire aux chrétiens de « sortir à l’extérieur » (lō nepqūn l-bar), comme « ceux qui n’ont pas de loi » (aylēn da-d-lō nōmūs enūn), pour soumettre leurs litiges à des « païens » (ḥanpē) ou des infidèles 156. Sur les šahāriǧa, notables issus de la petite noblesse terrienne sassanide, voir M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 187 ; W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph, op. cit., p. 118 ; C. F. Robinson, Empire and Elites…, op. cit., p. 90-108. 157. C. F. Robinson, Empire and Elites…, op. cit., p. 54-58. 158. Le synode de Georges évoque plus loin des « fidèles qui détiennent l’autorité » (mhaymnē aylen d-aḥīdīn šūlṭōnō) auxquels il interdit de soumettre l’évêque à l’impôt (Synodicon orientale, op. cit., p. 225-256/489-490). Il s’agit vraisemblablement de tels notables chargés de percevoir les taxes pour le compte du pouvoir musulman. (Chase Robinson a pour sa part nuancé ce rôle fiscal en montrant qu’en Ǧazīra, les perceptions d’impôts demeuraient assez exceptionnelles à l’époque sufyānide, et que la présence de l’État islamique y était très faible. C. F. Robinson, Empire and Elites…, op. cit., p. 44 et suiv.) 159. La Chronique de Zuqnīn évoque à plusieurs reprises des « juges » (dayōnē) nommés par le pouvoir musulman parmi les populations chrétiennes de Mésopotamie dans la seconde moitié du viiie siècle. Néanmoins le contexte fiscal dans lequel ces « juges » sont mentionnés laisse penser qu’il s’agit de collecteurs d’impôts, assimilés par l’auteur à des juges en raison des pouvoirs coercitifs qui leur sont alloués. Chronique de Zuqnīn, p. 192/159, 198/164, 202/168, 204/169, 205/170. N. Edelby propose que de tels juges institués par l’autorité musulmane pour les chrétiens purent porter le titre de qāḍī l-naṣārā (N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 184). Cette hypothèse n’est pas confirmée par les sources. Une recherche systématique de ce titre sur la bibliothèque électronique al-Maktaba al-šāmila (version 3.28) ne révèle qu’un usage en contexte andalou à des époques postérieures.

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(lō mhaymnē)160. Le terme ḥanpē désigne vraisemblablement les musulmans161. L’allusion à « ceux qui n’ont pas de loi » est plus problématique : il pourrait s’agir, pour le coup, de « païens », mais il est difficile de concevoir les zoroastriens d’Irak comme une communauté sans loi. À défaut, il pourrait aussi s’agir de musulmans, soit que ceux-ci soient encore considérés comme des gens sans loi en raison de la faible avancée de leur réflexion juridique, soit que les musulmans les plus en contact avec les chrétiens soient peu au fait de la réflexion juridique naissante de leur communauté, soit, enfin, que leur qualification de gens sans loi soit simplement polémique et dépréciative. Selon Simonsohn, il serait difficile d’envisager que les chrétiens se soient adressés dès cette époque à une judicature musulmane encore rudimentaire162. Si l’institution cadiale dans son acception classique est assurément balbutiante à cette époque, d’autres autorités furent sollicitées, comme le montrent des cas d’appel au gouverneur de Mossoul et à des sous-gouverneurs de Ǧazīra dans les années 640 et 650163. On ne peut donc exclure que les autorités musulmanes – gouverneurs, cadis ou proto-cadis des grandes villes, mais aussi sous-gouverneurs fiscaux, commandants de garnisons, etc. – aient pu se voir investies de prérogatives judiciaires de plus en plus attractives aux yeux des populations chrétiennes : s’en remettre à une autorité politique désormais fermement établie pouvait déjà sembler plus efficace qu’une justice ecclésiastique investie de pouvoirs temporels inférieurs. La formation progressive d’un État musulman structuré, se dotant d’un système judiciaire à l’efficacité croissante, poussait l’Église dans ses retranchements : obligée, par certains côtés, de reconnaître cet État, elle entreprenait de resserrer ses fidèles autour de ses institutions traditionnelles, et mettait l’accent plus qu’elle ne l’avait jamais fait jusqu’alors sur le rôle législatif et judiciaire central qu’elle entendait jouer auprès des laïcs.

160. Synodicon orientale, op. cit., p. 219/484. 161. Voir S. Griffith, Syriac Writers on Muslims and the Religious Challenge of Islam, Kottayam, St. Ephraem Ecumenical Research Institute, 1995, p. 8 ; id., « The Prophet Muḥammad, His Scripture and His Message, According to the Christian Apologies in Arabic and Syriac from the First Abbasid Century », dans La vie du Prophète Mahomet. Colloque de Strasbourg, 1983, p. 118. 162. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 104. 163. Voir R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 200-201. La Chronique du Khuzistan relate qu’au lendemain de la conquête arabe, « Qoryaqos de Nisibe mourut. En raison de la haine qu’ils éprouvaient pour lui, les habitants de Nisibe intentèrent un procès (qaṭrag(ū)) à ses disciples devant l’émir (amīrō) de la ville. Ce dernier envoya les mettre en prison ». Chronique du Khuzistan, p. 31. Voir également Chronique de Séert, op. cit., II-2, p. 599 (cas d’appel à un gouverneur contre des mesures fiscales touchant le clergé).

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3.1.2. Les lettres de Ḥnānīšoʿ La pratique judiciaire des nestoriens d’Irak fait irruption dans les sources syriaques une dizaine d’années après le synode de Georges Ier. Les collections canoniques syro-orientales conservent en effet une série de lettres émanant du catholicos Ḥnānīšoʿ Ier qui révèlent, d’un seul coup, des usages judiciaires que la théorie du droit canonique n’abordait que de loin.

• Repères biographiques

Ḥnānīšoʿ fut consacré patriarche d’al-Madā’in/Ctésiphon en l’an 997 de l’ère séleucide (686 ap. J.-C.)164. Il occupa officiellement cette fonction jusqu’en 693, date à laquelle le gouverneur de Kūfa, Bišr b. Marwān (r. 692-694)165, le révoqua à la suite d’un « complot » du métropolite de Nisibe, Yoḥanān de Dasen (ar. Yuḥannā al-Abraṣ), qui devint catholicos à sa place166. Après avoir été emprisonné pendant quelque temps par son successeur167, Ḥnānīšoʿ trouva refuge au monastère de Mār Yōnān (ar. Yūnus), à proximité de la partie occidentale de Ninive, en face de Mossoul168. À la mort de Yoḥanān en 695, après à peine un an et dix mois de règne169, le nouveau gouverneur d’Irak, al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf, 164. Élie de Nisibe, Opus chronologicum, op. cit., I, p. 55 ; ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 59 ; Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, op. cit., III, p. 135. La principale biographie moderne de ce catholicos est celle de M. Tamcke, « Henanischoʿ I », dans O. Jastrow, Sh. Talay, H. Hafenrichter (dir.), Studien zur Semitistik und Arabistik : Festschrift für Hartmut Bobzin zum 60. Geburtstag, Wiesbaden, Otto Harassowitz Verlag, 2008, p. 395-402. Voir également W. Wright, A Short History of Syriac Literature, Londres, Adam and Charles Black, 1894, p. 181-182 ; W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 177 ; B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 29 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 346 et suiv. 165. Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 63. ʿAmr b. Mattā évoque une déposition par le calife ʿAbd al-Malik, mais l’intervention directe du calife omeyyade est peu vraisemblable. Voir ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 59. 166. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 59 ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 63. Selon Bar Hebraeus, Ḥnānīšoʿ rencontra le calife ʿAbd al-Malik en Irak et provoqua sa colère ; l’incident offrit à Yoḥanān l’occasion de réaliser ses ambitions. Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, op. cit., III, p. 137-139. W. G. Young pense que sa destitution est plutôt due à la situation politique de l’empire, Ḥnānīšoʿ ayant été catholicos pendant la deuxième fitna, au moment où l’Irak était sous la domination d’al-Muḫtār et des Zubayrides. W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph, op. cit., p. 103, 160. Voir également M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 352 ; J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., II, p. 499-500 ; B. Landron, « Les relations originelles entre chrétiens de l’Est, nestoriens et musulmans », Parole de l’Orient, 10, 1981-1982, p. 198-199 ; id., Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 29, 43 ; R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 201 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, II, p. 347-348. 167. Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, op. cit., III, p. 137. 168. Élie de Nisibe, Opus chronologicum, op. cit., I, p. 55 ; ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 59 ; Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, op. cit., III, p. 137. Sur ce couvent, voir J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., II, p. 493-524. 169. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 59.

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semble avoir refusé l’élection d’un successeur et le catholicossat d’al-Madā’in/ Ctésiphon demeura vacant jusqu’en 713170. Selon l’historien Mārī b. Sulaymān, Ḥnānīšoʿ aurait exclu de reprendre ses fonctions de catholicos171 – ce qui sousentend que le poste lui aurait été à nouveau proposé. Cela ne l’empêcha pas d’exercer un ministère spirituel s’étendant « à Nisibe, à Mossoul, à Bēt Garmē/ Bāǧarmā172 et dans toutes les villes [de Mésopotamie ?], à l’exception de celles (aʿmāl) où al-Ḥaǧǧāǧ exerçait son autorité173 » : une sorte de « patriarcat fantôme » (shadow patriarchate)174, selon l’expression de Michael Morony. Ḥnānīšoʿ serait mort de la peste en l’an 1011 de l’ère séleucide (= 700)175. Ḥnānīšoʿ laissa une forte impression aux générations suivantes. ʿAmr b. Mattā raconte qu’au xive siècle, le cercueil où reposait le catholicos fut ouvert, faisant apparaître une dépouille miraculeusement préservée ; le chroniqueur affirme avoir vu lui-même ce corps « comme endormi » six cents ans après sa mort176. Mais Ḥnānīšoʿ passa surtout à la postérité en tant qu’auteur de nombreux ouvrages. ʿAmr b. Mattā lui attribue un Livre des homélies (Kitāb al-mayāmir), un Livre des correspondances (Kitāb al-murāsalāt), un Livre de la consolation (Kitāb al-taʿziya), et quatre livres de commentaires sur les Évangiles177. Dans une de ses lettres, Ḥnānīšoʿ affirme avoir écrit un Livre des sentences (Ktōbō d-zūdōqē) qui n’a pas laissé d’autres traces178. Son biographe relève enfin qu’il « établit vingt canons relatifs aux procès (ar. muḥākamāt), chacun comprenant lui-même plusieurs règles179 ». 170. Élie de Nisibe, Opus chronologicum, op. cit., I, p. 55 ; ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 59 ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 64. Voir M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 353. Bar Hebraeus affirme que Ḥnānīšoʿ « reprit ses fonctions » après la mort de Yoḥanān. Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, op. cit., III, p. 137. 171. Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 64. 172. Sur cette province de Mésopotamie du nord (dont la ville principale est Kirkouk), voir Yāqūt, Muʿǧam al-buldān, op. cit., I, p. 313 ; M. Streck, « Bādjarmā », EI2, I, p. 864 ; J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., III, p. 11-16. 173. Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 64-65. 174. M. Morony, Iraq after the Muslim Conquest, op. cit., p. 353. 175. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 60 ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 65. 176. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 60. Voir J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., II, p. 506-507. Ce passage du Kitāb al-maǧdal fut peut-être, en réalité, ajouté par Ṣalībā b. Yūḥannā, lui-même prêtre de Mossoul. Voir B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 101. Sur le Kitāb al-maǧdal et sa composition, voir M. N. Swanson, « Kitāb almajdal », dans D. Thomas, A. Mallett (dir.), Christian-Muslim Relations. A Bibliographical History. Volume 2 (900-1050), Leyde, Brill, 2010, p. 627-628. 177. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 58. 178. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 336. Voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 16 : « comme on peut l’apprendre dans le Livre des sentences que nous avons précédemment composé ». 179. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 58.

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L’« autorité » (ar. amr)180 que Ḥnānīšoʿ se vit reconnaître aussi bien lorsqu’il était catholicos qu’au temps de sa retraite au couvent de Mār Yōnān n’est pas un vain mot. Le droit syro-oriental a préservé une série de lettres de ce catholicos, qui furent intégrées à la littérature canonique à côté des traités des plus grands juristes nestoriens. Cela montre combien sa parole demeura une référence essentielle au-delà de sa mort181. La collection qui nous est parvenue rassemble vingt-cinq lettres numérotées, certaines comprenant en réalité plusieurs extraits présentés les uns à la suite des autres182 : il s’agit là, peut-être, des « canons relatifs aux procès » que mentionne ʿAmr b. Mattā. La préservation de ces passages témoigne non seulement de l’autorité dont la parole de ce catholicos bénéficia auprès de générations de nestoriens, mais aussi du processus judiciaire auquel se soumettaient les chrétiens d’Irak à la fin du viie siècle.

• Des procédures épistolaires

La plupart des lettres de Ḥnānīšoʿ ne sont pas datées. Elles furent cependant écrites à une époque où il se trouvait en position d’autorité, soit quand il officiait en tant que catholicos, soit, éventuellement, après sa révocation, alors qu’il jouissait d’une autorité officieuse – ou tout au moins non reconnue par l’État musulman – en Mésopotamie183. Plusieurs indices suggèrent que la première hypothèse doit être retenue : Ḥnānīšoʿ revendique dans ses lettres une autorité hiérarchique sur des ecclésiastiques qui lui sont manifestement subordonnés, comme nous allons le voir ; la mention de Kūfa (ʿĀqolā) et de Ḥīra dans une de ses lettres184, celle de Prat, Baṣra et al-Ubulla dans une autre185, suggèrent par ailleurs que son 180. Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 64. 181. Le même phénomène se produisit dans l’Occident chrétien, où les lettres papales de l’Antiquité tardive intégrèrent les collections canoniques. Voir J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 221. 182. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 1-51. Voir également H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 306. 183. Claudia Rapp définit trois types d’autorité à propos des évêques de l’Antiquité tardive : l’autorité pragmatique, qui repose sur des actions publiques ; l’autorité spirituelle, caractérisant l’individu touché par le Saint-Esprit, et n’étant pas nécessairement acceptée par autrui ; l’autorité ascétique, conférée par un certain style de vie et reconnue par les autres. Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 16-17. Selon cette classification, l’autorité du catholicos en exercice correspondrait à une autorité pragmatique, tandis que celle du catholicos déchu en retraite relèverait plus de l’autorité spirituelle et ascétique. 184. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 28 (no 15). 185. Ibid. (no 16). Sachau traduit par erreur ‫ ܒܨܪܐ‬par « Bosra ». Or dans sa lettre, le catholicos regrette de ne pouvoir effectuer de tournée pastorale dans une région incluant les paroisses de Prat (‫)ܦܪܬ‬, al-Ubulla (‫ )ܗܘܒܠܬ‬et ‫ܒܨܪܐ‬, et envoie un évêque pour les administrer à sa place. Il ne peut donc que s’agir de la ville de Baṣra, à proximité immédiate des deux autres, et non de la lointaine Bosra située en Syrie. Sur la ville de Prat (ou Forat-Maysān, ou encore Prat d-Mayšān), située sur la rive occidentale du Tigre, à quelques kilomètres au sud de Baṣra et séparée d’al-Ubulla par un canal, voir M. Reinaud, « Royaume de la Mésène », p. 208209 ; le site de Maġlūb, dans le sud de l’Irak, a plus récemment été identifié à l’ancienne

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autorité était alors reconnue dans le sud de l’Irak – ce qui ne fut plus le cas après sa révocation selon Mārī b. Sulaymān ; enfin, une lettre est datée du « mois de mai 69 du pouvoir des musulmans186 », c’est-à-dire mai 689, alors que Ḥnānīšoʿ était encore catholicos. Dauvillier souligne néanmoins qu’il garda des prérogatives judiciaires après sa destitution, lors de sa retraite dans un couvent de Mésopotamie, et que certaines de ses lettres pourraient dater de cette époque187. Richard Payne qualifie ces lettres de responsa, interventions invitées dans les affaires judiciaires de communautés spécifiques188. Le terme est malvenu car il implique, tout d’abord, que les lettres de Ḥnānīšoʿ sont de nature homogène, et ensuite qu’elles constituent de simples « opinions » comparables à celles que les juristes romains pouvaient donner aux juges189. Il faut en réalité distinguer plusieurs types de lettres190 : 1) des lettres contenant des exhortations, des recommandations ou des instructions extrajudiciaires191 ;

186. 187.

188. 189.

190.

191.

Prat (J. Hansman, « Characene and Charax », EIr, V, p. 365 ; voir B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 7, 61). La présence de nestoriens à Baṣra est encore attestée un siècle plus tard, dans une lettre du catholicos Timothée Ier relative à des controverses entre les prêtres et les fidèles de Baṣra et d’al-Ubulla (voir R. Bidawid, Les lettres du patriarche nestorien Timothée I, Vatican, Biblioteca apostolica vaticana, 1956, p. 30). À la même époque, le métropolite de Baṣra reçut l’autorisation d’y ériger une église (ibid., p. 77). Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 6. La datation en années « du pouvoir des musulmans » correspond au calendrier hégirien. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 335. Thomas de Margā préserve le récit d’un procès en hérésie dont Ḥnānīšoʿ aurait été saisi lors de sa retraite. Le patriarche aurait renvoyé les accusés devant des clercs plus compétents que lui. Thomas de Margā, The Book of Governors, op. cit., p. 53-54/95-97. R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 208. Selon la définition traditionnelle, un responsum est la réponse d’un juriste à une question qui lui est adressée ; il s’agit donc d’une opinion qui n’est pas contraignante, telle une fatwā dans le domaine musulman. Voir A. Berger, Encyclopedic Dictionary of Roman Law, op. cit., p. 681. Certains extraits sont néanmoins trop courts pour pouvoir être classifiés : Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, nos 18(1) (2), 20(9) (les numéros renvoient à la numérotation de Sachau ; les chiffres en exposant renvoient aux extraits groupés sous un même numéro). Richard Payne définit trois situations ayant donné lieu à la rédaction d’une lettre (laïcs qui vont trouver le catholicos pour solliciter son jugement ; laïcs qui lui écrivent pour exposer leurs litiges ; prêtres ou évêques saisis comme juges et demandant conseil au catholicos), mais ne distingue pas ces situations dans l’analyse qu’il propose de ces lettres. R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 208. W. Selb propose quatre catégories de lettres : celles où le catholicos rend lui-même un jugement ; celles où il demande l’application de son jugement ; celles où il confie le soin de juger à une juridiction inférieure, à laquelle il envoie un rescrit précisant la règle ; celles où il propose une règle pour un cas qui ne s’est pas encore présenté. W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 175. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, nos 1, 2, 3, 6, 16, 17.

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la judicature musulmane remise en contexte

2) des lettres envoyées à une (ou plusieurs) autorité(s) judiciaire(s), provoquées par le dépôt d’une plainte devant le catholicos192. Nous proposons de les qualifier de « rescrits judiciaires » ; 3) des lettres envoyées à des individus, leur demandant d’intervenir pour faire appliquer le jugement du catholicos193. Celles-ci peuvent être définies comme des « rescrits d’application » ; 4) des lettres envoyées à une autorité judiciaire en réponse à une sollicitation de cette même autorité194 ; 5) des responsa envoyés à des individus ayant sollicité son opinion hors cadre judiciaire195 ; 6) des extraits de jugements ou d’opinions juridiques cités hors contexte196. Cette classification permet de distinguer les écrits judiciaires et extrajudiciaires du catholicos. Le type 1, qui ne relève ni du juridique ni du judiciaire, ne nous intéresse pas immédiatement ; le type 5 correspond à des avis juridiques extrajudiciaires qui sont également secondaires pour notre propos ; les types 2, 3 et 4 relèvent de procédures judiciaires et c’est sur ces lettres qu’il convient de concentrer notre attention. Le type 6 peut relever alternativement de la seconde ou de la troisième catégorie, sans qu’il soit possible de le déterminer.

Une procédure par rescrit (types 2 et 3) Quatorze lettres envoyées à des autorités judiciaires, faisant suite au dépôt d’une plainte devant le catholicos, témoignent de la mise en œuvre d’une procédure « par rescrit », conduisant soit à un verdict prononcé par le catholicos, soit au transfert du procès devant une autorité déléguée. Voici une de ces lettres : Sefray bar Sūrīn bar Beronā, de votre ville, par l’intermédiaire de qui nous vous écrivons, est venu devant nous porter plainte contre ses frères Mīhr Narsē et Mīhran. Il les accuse d’avoir donné sa liberté à un esclave laissé en héritage par leur père, sous prétexte qu’il est l’époux de leur nourrice. Ils allèguent que leur père avait décidé de l’affranchir à sa mort. Sefray souhaite que nous confiions à votre rectitude l’examen de cette affaire. Dès que vous lirez cette lettre, convoquez donc les frères de Sefray et menez une enquête sur leur compte197 avec la rigueur qui vous est Ibid., nos 7, 8, 12, 14, 18(3), 24, 25. Ibid., nos 4, 5, 10, 11, 15 (prêtre), 22. Ibid., nos 9, 23. Ibid., nos 13, 21(5). Ibid., nos 19(1-4), 20(1-8), 21(1-4) (6-8). Il faut ajouter à ces extraits d’autres qui, bien que mieux contextualisés, restent néanmoins trop courts pour être classifiés : Ibid., nos 18(1) (2), 20(9). 197. Litt. « avec eux » (ʿam-hūn). L’utilisation de la préposition ʿam (alors qu’on attendrait plutôt ʿal, « sur ») pourrait suggérer que le verbe ʿaqeb a ici le sens de « discuter » (J. Payne-Smith, A Compendious Syriac Dictionary, op. cit., p. 424). Le contexte, de même que l’utilisation du même verbe dans d’autres lettres avec le sens d’« enquêter » (voir par exemple nos 23, 25),

192. 193. 194. 195. 196.

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la justice des non-musulmans dans le proche-orient islamique

coutumière. Si vous trouvez au terme de l’enquête que l’esclave a été affranchi par son maître Sūrīn, vous confirmerez la liberté qui lui a été donnée par ordre de son maître conformément à son bon plaisir. Si en revanche leur père Sūrīn ne l’a pas affranchi, ce sont Mīhr Narsē et Mīhran ses fils qui ont affranchi l’esclave en raison de leur lien de parenté. C’est [donc] sur leur part [d’héritage] que l’affranchissement de l’esclave sera confirmé. Leurs autres frères, s’ils n’étaient pas d’accord avec l’affranchissement dudit esclave, ont droit de recevoir la part [de l’esclave] qui leur revient. C’est ainsi que vous devrez mettre fin à ce litige. Que Dieu vous garde de tout mal chaque jour qu’Il vous prête, et puissiez-vous demeurer en bonne santé198 !

Les lettres du type 2 – rescrits judiciaires – révèlent un scénario identique : à chaque fois, un plaideur vient devant le catholicos pour lui exposer sa plainte. Le catholicos écrit une lettre à une ou plusieurs personnes de la ville du plaignant et charge ce dernier de la leur apporter. Dans sa missive, le catholicos ordonne à ses destinataires de convoquer le défendeur et d’examiner la plainte. La lettre se termine par l’énoncé d’un jugement conditionnel, dépendant du résultat des investigations conduites par le destinataire. Les lettres du type 3 – rescrits d’application – constituent une variante de ce schéma : soit la plainte devant le catholicos a eu lieu auparavant, mais le verdict qu’il a énoncé n’a pas été appliqué et le catholicos charge son destinataire de sa mise en œuvre ; soit la plainte devant le catholicos est accompagnée de preuves qui lui permettent d’énoncer un verdict inconditionnel, auquel cas il ordonne simplement à son destinataire de le mettre en application. Les demandeurs cités dans ces lettres sont le plus souvent des hommes, portant des noms syriaques (Yoḥanān, Isḥāq bar Qašīš)199 ou persans (Sefray bar Beronā, Posānoš)200. L’origine géographique des plaideurs n’est jamais connue – tout juste peut-on penser qu’ils habitent des « villes » (mdīnōtō) distantes du siège patriarcal, Séleucie-Ctésiphon. Des procès impliquent des esclaves, ce qui suggère qu’au moins certains plaideurs comparaissant devant le catholicos appartenaient à des milieux aisés, qu’il s’agisse de petits nobles perses (christianisés) ou nous pousse à traduire ici aussi ce terme par « enquêter » et non par « discuter avec ». On ne peut exclure, néanmoins, que cette association ambiguë entre le verbe et la préposition signifie que l’« enquête » ou l’« examen » passe avant tout par l’audition contradictoire des plaideurs et la discussion du juge avec eux. Sur le sens de ʿūqōbō, voir infra. 198. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 14. 199. Nos 5, 11. 200. Nos 7, 8. Un défendeur portant un nom persan apparait dans la lettre no 11 (Yazd bar Šalīṭā). Il faut noter que sous les Sassanides, les convertis au christianisme ne changeaient bien souvent pas de nom. Des familles chrétiennes entières continuaient de porter des noms moyen-perses. Voir Ph. Gignoux, Ch. Jullien, « L’onomastique iranienne dans les sources syriaques », Parole de l’Orient, 31, 2006, p. 284-287.

487

la judicature musulmane remise en contexte

de notabilités araméennes – un défendeur est ainsi fils de prêtre (qašīšō)201. Dix plaideurs sur douze sont des hommes. Malgré cette forte proportion, la présence de deux femmes (des veuves) est significative : toutes deux se sont présentées à l’audience du catholicos, et une au moins (no 14) est repartie avec un rescrit destiné à un responsable de sa localité. Cela montre que les femmes pouvaient accéder à l’audience judiciaire du catholicos – un si petit nombre ne permet pas néanmoins de savoir si les usages sociaux incitaient les femmes à s’y présenter. Tableau 5 — Les rescrits du catholicos Ḥnānīšoʿ : personnes et litiges Nombre de lettres

Numéros des lettres

Demandeur Homme

10

Femme

2

nos 12, 14

1 individu

6

nos 5, 10, 11, 14, 15, 25

Plusieurs personnes

5

nos 7, 8, 12, 18(3), 24

1 individu

2

nos 11, 22

2 individus

3

nos 5, 10, 14

3 individus

2

nos 12, 18(3)

> 3 individus

1

no 4

Inconnu

2

nos 7, 8, 24, 25

« prêtre »

4

nos 11, 14, 15, 18(3)

« prêtre et juge »

1

no 5

« juge »

0

« croyant »

3

nos 10, 12, 14

« croyant et juge »

1

no 18(3)

Non mentionnée

6

nos 4, 5, 7, 8, 22, 24

2

nos 5, 7

Défendeur

nos 4, 5, 7, 8, 10, 11, 151, 18(3), 24, 25

Nombre de destinataires

Qualité des destinataires

2

Objet du litige

Affranchissement Succession

12

nos 4, 5, 7, 8, 10, 11, 12, 14, 15, 22, 24, 25

Dot/douaire

2

nos 11, 14

Usurpation

2

nos 4, 8

Inconnu

1

nos 18(3)

1. 2.

Il semble que plusieurs individus de sexe masculin soient impliqués dans cette affaire. Il est probable qu’ils aient été demandeurs (ils remportent en tout cas leur procès contre une femme), mais le texte ne l’indique pas explicitement. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 26-28. Certains litiges peuvent relever de plusieurs catégories.

201. No 5. 488

la justice des non-musulmans dans le proche-orient islamique

Dans presque tous les cas, l’objet du litige est lié à une succession. Il ne faudrait pas en conclure trop vite que seules des affaires d’héritage parvenaient devant le catholicos. La compilation des lettres de Ḥnānīšoʿ répond vraisemblablement à un projet ciblé, la définition d’un droit des successions. Le sujet était sensible sous domination musulmane : les régimes successoraux étaient définis par l’islam de manière stricte, alors qu’ils l’étaient beaucoup moins par le christianisme. La question des successions était par ailleurs essentielle à la préservation des biens de la communauté. Il fallait, donc, définir aux plus près les règles de transmission du patrimoine et, notamment, se positionner tant par rapport aux normes musulmanes qu’au droit zoroastrien. À la fin du viiie siècle, Išoʿbokht privilégiait un système de successions proche du droit zoroastrien202 ; cent ans plus tard le catholicos Yoḥanān bar Abgārē composait un traité en faveur de règles successorales plus proches de celles des musulmans203. Les controverses allaient probablement bon train et l’éditeur anonyme des lettres de Ḥnānīšoʿ entendait sans doute participer aux débats de son époque. Le catholicos recevait donc certainement des plaideurs confrontés à d’autres problèmes : litiges commerciaux, affaires de dettes, de mariages, etc. Les lettres qui durent être rédigées à ces occasions ne retinrent simplement pas l’attention du compilateur. Les destinataires ne sont pas tout à fait les mêmes selon que la lettre du catholicos contient un jugement conditionnel (type 2) ou qu’il réclame l’application d’un verdict qu’il a déjà prononcé (type 3). Dans les deux cas, la lettre peut être envoyée à une ou plusieurs personnes, chargées soit d’instruire l’affaire et de rendre un jugement, soit d’appliquer celui du catholicos (jusqu’à trois personnes en cas de verdict conditionnel). Les deux types se distinguent en revanche par la qualité des destinataires. Les rescrits judiciaires – type 2 –, contenant un jugement conditionnel, sont généralement envoyés à des individus exerçant une fonction ecclésiastique (prêtre) ou judiciaire (juge, dayōnō) (nos 11, 14, 18[3]). Dans la mesure où ils devaient prononcer un verdict définitif, les prêtres étaient saisis en tant que juges délégués. Dans la lettre no 18(3), le « juge » n’est pas un prêtre

202. Voir R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 222. 203. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 350. Le traité a été édité par H. Kaufhold, Syrische Texte…, op. cit. Ajoutons que dans un dialogue entre l’émir ʿAmr b. Saʿd et le patriarche Jean, peut-être composé au début du viiie siècle et retranscrit dans un manuscrit daté de 874, le droit des successions est déjà au centre des discussions juridiques entre chrétiens et musulmans. F. Nau, « Un colloque du patriarche Jean », p. 251-252/261-262. Sur ce dialogue, voir également R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 459-465 ; B. Roggema, « The Debate between Patriarch John and an Emir of the Mhaggrāyē : a Reconsideration of the Earliest Christian-Muslim Debate », dans M. Tamcke (dir.), Christians and Muslims in Dialogue in the Islamic Orient of the Middle Ages, Wurtzbourg, Orient-Institut Beirut/ErgonVerlag, 2007, p. 21-39.

489

la judicature musulmane remise en contexte

mais un laïc (mhaymnō, littéralement « fidèle »204), peut-être une de ces autorités judiciaires mal connues qui subsistaient dans la Mésopotamie du viie siècle. Si des rescrits d’application (type 3) sont aussi adressés à des prêtres (nos 5, 15, [3] 18 ), ces lettres sont les seules à avoir pour destinataires des laïcs (mhaymnē) dont il n’est pas précisé qu’ils sont juges (nos 10, 12, 14)205 ; deux sont exclusivement destinées à des laïcs (nos 10, 12). Très souvent, ces destinataires portent des noms persans (nos 4, 10, 12, 15), ce qui suggère qu’il s’agit de notables perses. L’application d’un jugement déjà prononcé par le catholicos ne nécessitait pas forcément l’intervention d’une autorité judiciaire. Le recours à des laïcs, présumés influents, montre que la justice ecclésiastique était en partie appliquée par l’intermédiaire de puissants, capables de répercuter et éventuellement d’imposer les décisions de l’Église. Dans un cas, Ḥnānīšoʿ demande au laïc Dādā de faire usage de son pouvoir temporel (šūlṭōnō ʿōlmōnōyō) pour mettre en œuvre son jugement (no 14)206. Il est probable que, dans bien des cas, les laïcs ainsi saisis n’avaient pas besoin de recourir à des moyens de coercition, mais que leur influence et leur autorité sociale s’avéraient des instruments de persuasion suffisants. Le fait que ces rescrits soient souvent adressés à plusieurs personnes doit enfin retenir notre attention. À quelques reprises – notamment dans le cas de rescrits « judiciaires » –, les destinataires incluent à la fois des ecclésiastiques et des laïcs (nos 14, 18[3]). Cette association entre juges laïcs et ecclésiastiques pourrait avoir eu pour fonction de renforcer le poids de la sentence ecclésiastique : la pression sociale n’en était que plus grande. Il y aurait là le pendant, dans l’Église syroorientale, de procédures connues en Occident depuis l’Empire romain tardif : John Lamoreaux et Caroline Humfress relèvent en effet que certains évêques étaient accompagnés d’assesseurs laïcs207. Saint Augustin à Carthage et saint Ambroise à Milan demandaient même aux laïcs les plus riches et les plus respectables de leurs villes de les assister dans l’adjudication des cas difficiles208. Dans la Palaestina Tertia du vie siècle, certains conflits pouvaient être soumis à l’arbitrage simultané de deux individus. Un papyrus de Petra, remontant aux environs de 574, fait état d’un litige arbitré par un ecclésiastique et, vraisemblablement, un militaire, qui rendirent ensemble leur sentence209. 204. Notons qu’au xie siècle, Ibn al-Ṭayyib traduit mhaymnō par mastūr, c’est-à-dire « une personne de bonne mœurs ». Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 51. Le terme mhaymnō ne fait que désigner, au sens propre, les « croyants ». Il peut néanmoins être interprété comme une manière de désigner un laïc quand il n’est pas accompagné de qualificatifs montrant que l’individu ainsi désigné appartient au clergé. 205. Il faut sans doute ajouter la lettre no 4, adressée à quatre destinataires portant des noms persans, probablement des laïcs bien que le terme mhaymnō n’apparaisse pas. 206. Voir U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 104 (Simonsohn transcrit par erreur šulṭānā ʿidtnāyā au lieu de šulṭānā ʿālmānāyā). 207. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 170. Voir également Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 246-247. 208. J. C. Lamoreaux, « Episcopal Courts… », art. cité, p. 160. 209. M. Kaimio, « P.Petra inv. 83 », art. cité, p. 721.

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la justice des non-musulmans dans le proche-orient islamique Figures 8 et 9 — Le « rescrit judiciaire » et le « rescrit d’application »

Catholicos

Catholicos

al-Mad ’in/ Ctésiphon

2. Rescrit

al-Mad ’in/ Ctésiphon

1. Plainte 2. Jugement

1. Plainte (+ preuves)

2bis. Rappel

Juge(s) (laïc, prêtre)

Juge(s)/ Laïc(s)

Demandeur

Demandeur

Paroisse Paroisse

3. Jugement

3. Application

Fig. 8.

Fig. 9.

La justice qui transparaît dans les lettres de Ḥnānīšoʿ est donc un système à deux niveaux qui peut être schématisé comme dans les figures 8 et 9. Elle était rendue, au niveau local, par des prêtres ou des laïcs dont on peut supposer qu’ils tenaient leur investiture du catholicos ou d’un évêque, ou du moins qu’ils étaient reconnus par le premier. Pour des raisons qui nous échappent, certains demandeurs préféraient s’adresser directement au catholicos ; peut-être étaientils victimes d’un déni de justice de la part de leur juge ordinaire, ou l’objet du litige avait-il une valeur particulièrement élevée, ou encore les plaideurs estimaient-ils que leurs droits auraient plus de chance d’être rétablis en passant par le catholicos. Ce dernier recevait les plaideurs en audience. Le demandeur s’y présentait seul – son adversaire n’ayant évidemment pas accepté de l’accompagner dans son voyage vers Ctésiphon – et présentait sa plainte. S’il apportait des preuves de sa revendication, le catholicos pouvait rendre un jugement et condamner son adversaire malgré son absence210. Il envoyait alors un rescrit dans la localité du demandeur, demandant aux autorités destinataires d’appliquer son 210. Il est néanmoins des cas où le catholicos demande l’application de son jugement sans mentionner que des preuves ont été produites devant lui (nos 12, 15). Dans d’autres extraits, la comparution de plaideurs devant le catholicos n’est pas évoquée (no 22) ; il est possible qu’elle l’ait été dans une partie disparue de la lettre, ou, dans le cas de la lettre no 22 – qui semble une lettre de rappel –, que la comparution du demandeur ait déjà fait l’objet d’une précédente missive.

491

la judicature musulmane remise en contexte

jugement. Dans certains cas, ce premier rescrit restait sans effet et le catholicos devait envoyer une lettre de rappel (nos 15, 22) réclamant aux mêmes autorités l’application effective de son jugement. Lorsque le demandeur n’avait pas de preuve à produire par-devers le catholicos, ce dernier renvoyait le procès devant la juridiction inférieure (paroisse du demandeur). Son rescrit au juge local comportait un jugement conditionnel. À l’issue du procès qu’il instruisait alors, le juge local était supposé rendre un jugement conforme à l’une des options envisagées par le catholicos, et le faire appliquer. Richard Payne affirme que les demandeurs suggèrent parfois eux-mêmes au catholicos le nom d’un individu comme « médiateur » – nous reviendrons sur ce dernier terme – et conteste l’idée que cette justice relève d’une « délégation de pouvoir abstraite de la part d’un évêque distant211 ». En réalité, les expressions employées sont loin d’être toujours claires. Dans la lettre no 7, le catholicos écrit : « Sefray [le demandeur] nous a demandé de confier l’examen [de sa plainte] à votre rectitude » (bʿō menan Sefray da-l-taqnūtkūn negʿel būḥōnō hōnō)212. Dans la no 14, il écrit : « elle [la demandeuse] nous a demandé de vous écrire » (bʿat menan da-lwōtkūn nektūb)213. L’expression est ambiguë et peut signifier soit, comme l’interprète Payne, que la demandeuse a suggéré le nom de la personne à qui écrire ; soit qu’elle a réclamé du catholicos la rédaction d’une lettre. On ne peut donc exclure que certains demandeurs suggèrent des juges – parce qu’ils connaissent mieux que le catholicos les noms de leurs autorités locales –, mais il se peut aussi qu’ils se contentent de demander l’application d’une procédure par rescrit qu’ils connaissent bien. Le seul cas où l’idée d’un « choix » par les parties est exprimée plus clairement est la lettre no 10, un « rescrit d’application » où les destinataires ne sont certainement pas saisis en tant que juges, mais en tant que notables influents susceptibles de faire accélérer l’application d’un verdict214. En tout état de cause, même si l’on considère que certains juges sont proposés par des demandeurs, le rescrit constitue en soi une délégation de pouvoirs : il y a bien nomination officielle, même au cas par cas, d’un juge compétent pour traiter l’affaire.

Le catholicos saisi par un juge (type 4) Deux lettres échappent au paradigme que nous venons d’étudier. Dans la première (no 9), Ḥnānīšoʿ répond à un certain Mār Gabriel – sans doute un ecclésiastique – au sujet de deux affaires d’héritage. Selon toute vraisemblance, Mār Gabriel a été saisi de plaintes qu’il n’est pas parvenu à trancher, et a écrit au catholicos pour solliciter son avis. Dans sa réponse, le catholicos résume 211. R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 238. Malheureusement, l’auteur ne renvoie à aucun exemple précis. 212. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 14. 213. Ibid., p. 26. Voir également no 8 (p. 16). 214. Ibid., p. 18 : « À vous qui avez été choisis comme médiateurs par les deux parties… »

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la justice des non-musulmans dans le proche-orient islamique

brièvement les deux cas et expose son jugement, qu’il charge son correspondant de mettre à exécution215. La seconde (no 23) est envoyée à un destinataire non nommé – l’adresse a disparu –, manifestement un prêtre. Ce dernier avait écrit au catholicos à propos d’une affaire de concubinage, impliquant un diacre (mšamšōnō), qu’il n’était pas parvenu à résoudre et pour laquelle il avait demandé l’avis du catholicos. Dans sa lettre, Ḥnānīšoʿ lui expose les sanctions que le destinataire doit prononcer à l’encontre du diacre216. Dans ces deux cas, le catholicos n’est pas saisi en tant que juge par un demandeur, mais sollicité par un juge local confronté à un cas difficile à trancher. Tout se passe comme si, en vertu de cette sollicitation, le catholicos se considérait chargé de l’affaire : sa réponse comporte un jugement que le destinataire se voit demander de mettre à exécution sans autre forme de procès. Ces lettres reflètent, en négatif, la procédure « ordinaire » prescrite par les canons synodaux de la même époque : au niveau local, des prêtres rendaient la justice au quotidien. Dans certaines situations qu’ils ne parvenaient pas à démêler, ils pouvaient recourir à l’autorité du catholicos, qui se substituait alors à eux et leur dictait son jugement.

• Modes de preuve

Les passages relatifs aux preuves sont assez rares dans la correspondance de Ḥnānīšoʿ. Dans la plupart des cas où il renvoie une affaire devant une autorité inférieure, le catholicos ne détaille pas les procédures permettant de découvrir la vérité. Ses lettres révèlent néanmoins dans leurs grandes lignes les types de preuve acceptés par le système judiciaire syro-oriental. Tableau 6 — Les rescrits du catholicos Ḥnānīšoʿ : les preuves Nombre de lettres

Numéros des lettres

Témoignage

4

nos 4, 21(6), 22, 23

Serment

2

nos 21(6), 24

Document

3

nos 5, 11, 14

« Enquête » (ʿūqōbō)

6

nos 7, 8, 10, 23, 24, 25

La notion d’« enquête » – sous la forme du verbe ʿaqeb217 ou du substantif ʿūqōbō – est au centre de plusieurs rescrits judiciaires de Ḥnānīšoʿ. Dans six lettres, le catholicos demande à son destinataire d’« enquêter » sur l’affaire qu’il lui transmet, et de rendre un jugement conforme aux résultats des investigations. 215. Ibid., p. 16-18. 216. Ces cas ne sont pas sans rappeler ceux des consultatio de l’Empire romain, quand un iudex incertain de son jugement écrivait à l’empereur. Voir J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 111. 217. Ou encore le réfléchi etʿaqab (voir par exemple Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 18, 44).

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À première vue, cette notion pourrait renvoyer à l’un des aspects essentiels de la procédure dans le monde syriaque antéislamique, celle de l’enquête sur les plaideurs afin d’estimer la fiabilité de leurs propos. Il est néanmoins difficile de le savoir : à aucun moment le catholicos ne demande explicitement à l’un de ses destinataires d’examiner la personnalité et la réputation des plaideurs. On pourrait aussi envisager que le terme « enquête » fasse allusion à une procédure par laquelle le juge destinataire est supposé découvrir la vérité : l’institution ne se contenterait pas de réclamer aux plaideurs la production de leurs preuves, mais irait elle-même quérir des preuves complémentaires. Certaines lettres laissent cette possibilité ouverte : dans la missive no 23, le catholicos demande à son correspondant de mener une « enquête » afin de découvrir si la concubine d’un diacre est de condition servile et si elle s’adonne à la prostitution218. Il se pourrait bien que le juge doive ici aller chercher des éléments qu’aucun des plaideurs ne peut prouver. Un siècle plus tard, nous le verrons, le juriste nestorien Išoʿbokht préconisa le recours à des enquêtes auprès de personnes extérieures au procès, tant pour vérifier l’authenticité de documents que pour établir des présomptions en faveur de l’un ou l’autre des plaideurs. La théorie plus tardive d’Išoʿbokht laisse penser que les enquêtes ordonnées par Ḥnānīšoʿ pouvaient avoir un sens précis, assez évident pour que le catholicos n’ait pas besoin d’être plus explicite. Dans certains cas, l’« enquête » semble faire allusion aux informations que le juge pouvait retirer du simple fait d’« écouter » les deux camps219. Il apparaît donc que les investigations ordonnées par le catholicos purent recouvrir différents modes opératoires, découlant d’une règle générale selon laquelle le juge devait « chercher » la vérité, « examiner » l’affaire. Écouter les déclarations des plaideurs, les interroger, estimer leur fiabilité, faire examiner les preuves documentaires, établir des présomptions constituaient autant de moyens d’approcher la vérité. Le mode de preuve le plus présent dans les lettres de Ḥnānīšoʿ est le témoignage. Le témoignage probant est toujours celui de plusieurs personnes – le terme « témoins » (sōhdē) apparaissant systématiquement au pluriel dans ces missives. Tout témoignage n’était pas entériné : comme on le constate dans le droit syrooccidental à partir du ixe siècle, seuls des témoins à la fiabilité avérée devaient être acceptés. Dans l’affaire du diacre en concubinage (no 23), le catholicos évoque ainsi le cas où son destinataire aurait appris quelque chose de « témoins qui méritent d’être crus220 ». Comment leur crédibilité était-elle établie ? Rien dans les lettres de Ḥnānīšoʿ ne permet de le dire. Remarquons néanmoins que l’idée d’enquêter sur la fiabilité d’un individu était très présente dans le droit romain, 218. Ibid., p. 44. 219. Ibid., p. 16 (no 8). 220. Ibid., p. 44.

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qu’elle avait pénétré à une date précoce le droit syro-occidental et, de là, s’était peut-être répandue dans l’Église syro-orientale221. Les enquêtes de moralité étaient par ailleurs connues dans l’Irak chrétien du viie siècle. Dans l’affaire du diacre en concubinage (no 23), Ḥnānīšoʿ rappelle ainsi : « Ceux qui cherchent des témoignages concernant la condition d’une personne et ses manières ne se contentent pas de questionner la personne sujette à leur enquête, ou ses frères, mais interrogent des étrangers qui la connaissent, des voisins de son quartier, des [collègues] de travail, etc.222. » On ignore si, en pratique, les témoins faisaient l’objet d’une telle enquête de moralité ; mais les modalités d’investigation existaient au moins en théorie. Le serment décisoire apparaît à deux reprises : bien qu’il semble moins utilisé que le témoignage, le catholicos le considère comme un mode de preuve valide. Il y a donc ici une évolution majeure par rapport au droit syro-oriental antérieur à l’Islam, qui condamnait généralement le recours au serment : signe que les procédures avaient entre-temps évolué, peut-être en raison du nouveau contexte223 ? Deux usages du serment transparaissent. Dans le premier, il pouvait vraisemblablement être déféré à une partie ou à l’autre. Lors d’une affaire de succession (no 24), Ḥnānīšoʿ propose à son correspondant de faire prêter soit un serment négatif aux défendeurs – qui nieront la prétention du demandeur –, soit un serment positif au demandeur – qui jurera de la véracité de sa réclamation224. Une seconde lettre, lacunaire (no 21[6]), offre un point de vue différent, selon lequel la prestation de serment reviendrait plutôt au défendeur. En cas de dispute à propos d’un objet aux mains d’une partie – le défendeur, que le catholicos présente comme coupable (« injuste », ṭlīmō) –, le demandeur doit présenter des preuves testimoniales ou documentaires ; si ni le demandeur ni son adversaire n’ont de telles preuves, le défendeur peut jurer que son père était déjà en possession de l’objet du litige225. D’après cet extrait, les preuves auraient été hiérarchisées (témoignages et documents en premier ; serment en second) et chaque type aurait été associé à une des parties en litige (témoignages et documents produits par le demandeur, ou, à défaut, par le défendeur ; serment prêté par le défendeur). Ces deux visions de l’usage du serment sont-elles contradictoires ? Correspondent-elles à des cas différents ? Reflètent-elles l’hésitation du catholicos face 221. La Didascalia apostolorum semble avoir été connue en Mésopotamie avant l’Islam, même si les nestoriens ne la retinrent pas comme source de leur droit. Voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 296.  222. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 44. 223. Rappelons qu’aux yeux d’Išoʿyahb, la pratique déviante du serment était liée aux interactions avec les païens et les infidèles. Le contact avec les musulmans, qui recouraient largement aux serments dans le cadre judiciaire, est-il responsable de cette évolution ? 224. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 48. 225. Ibid., p. 40.

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à une question débattue ? Rien ne permet de le dire. Contentons-nous pour l’instant de remarquer que la place du serment dans la procédure faisait l’objet de débats chez les musulmans à peu près à la même époque. La seconde procédure, décrite dans la lettre no 21(6), est très proche de la doctrine qui finit par dominer en Islam. Nous reviendrons sur ce point. Le dernier type de preuve évoqué est de nature documentaire. Il est difficile de savoir dans quelle mesure celle-ci constituait une catégorie à part. La lettre no 4 parle en effet de « témoignages écrits ou oraux » (sōhdwōtō d-ba-ktībōtō aw b-meltō)226. L’extrait no 21(6), rapporté hors contexte, évoque par ailleurs la situation où « l’on n’a pas de témoignage, ni par écrit, ni par des paroles véridiques227 », comme si l’écrit constituait une forme de témoignage. Un peu plus loin, néanmoins, le témoin et le document sont plus clairement dissociés quand le catholicos s’interroge sur le cas où « il n’y aurait ni d’écrits, ni de témoins228 ». Cette ambiguïté est révélatrice de la manière dont les nestoriens se représentaient la preuve écrite : le document s’apparentait, par certains côtés, à un témoignage. Il avait simplement pour particularité d’être écrit au lieu d’être oral, ce qui permettait sa préservation sur le long terme : comme le savant musulman al-Zuhrī l’évoquait quelques années plus tard, alors que l’Islam avait en grande partie rejeté ce type de preuve, le document constituait le « témoignage des morts229 ». Mais l’écrit ne permettait pas seulement la conservation temporelle du témoignage : il assurait aussi son transport dans l’espace. C’est ainsi que plusieurs demandeurs, dans les lettres de Ḥnānīšoʿ, semblent s’être présentés devant le catholicos avec des preuves documentaires, alors qu’il leur aurait été plus malaisé de déplacer leurs témoins230. À plusieurs reprises dans ses lettres, il semble que le catholicos ait estimé les documents produits par le demandeur suffisamment probants pour qu’il rende son jugement en l’absence du défendeur. Son verdict est alors inconditionnel, et le destinataire (sans doute un juge, au moins dans certains cas) se voit demander de l’appliquer. Ainsi dans la lettre no 5, Ḥnānīšoʿ demande à Daniel – « prêtre et juge » – et à Sergius de convoquer un défendeur et de l’exhorter à donner ce qu’il doit. Le demandeur, un esclave affranchi que le fils de son maître décédé tente de ramener à sa condition servile, a déjà apporté devant le catholicos la preuve du bien-fondé de sa revendication – l’acte d’affranchissement231. De même, dans la Ibid., p. 8. Ibid., p. 40. Ibid., p. 40. Voir chap. 3. La difficulté à produire des témoins lorsque les plaideurs vivaient éloignés l’un de l’autre conduisit l’administration judiciaire musulmane à élaborer une procédure épistolaire dans laquelle le seul document acceptable (dans certaines limites) était la lettre d’un juge. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq, p. 366 et suiv. 231. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 12.

226. 227. 228. 229. 230.

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lettre no 11, le demandeur a produit devant le catholicos les écrits prouvant ses revendications232. La recevabilité de telles preuves documentaires eut donc des conséquences profondes sur les procédures.

• La parole du catholicos et son statut

Qu’il soit rendu par le catholicos ou par le(s) juge(s) destinataire(s), le jugement ecclésiastique est prononcé dans des termes ambigus : tantôt qualifié d’« ordre », il apparaît aussi sous des formes adoucies. Ḥnānīšoʿ demande parfois aux juges destinataires de « conseiller » au défendeur d’appliquer la sentence rendue ; d’autres doivent l’« exhorter » à l’obéissance. Lorsque le catholicos a rendu sa sentence, il demande parfois à ses destinataires de servir d’« intermédiaires »/« médiateurs » (mešʿōyē) auprès du condamné pour la faire appliquer233. De là, certains chercheurs ont émis des doutes sur la nature de la justice ecclésiastique : pour Richard Payne, les lettres de Ḥnānīšoʿ sont des responsa non contraignants, de simples instruments de persuasion dans le cadre de conflits entre élites234. La question du statut de la justice ecclésiastique se pose donc : le catholicos (et ses représentants) exerçait-il un pouvoir d’adjudication, ou se contentait-il d’intervenir par la médiation et la négociation235 ? Examinons le vocabulaire relatif à la parole du catholicos et de ses représentants, ainsi que les moyens de la sanctionner.

232. Ibid., p. 20. 233. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 18, 22. 234. R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 237-238. Ajoutons que dès le Moyen Âge, les musulmans eurent eux-mêmes tendance à considérer la justice des chrétiens comme un système inférieur à l’adjudication. Dans les actes d’investiture de deux catholicos nestoriens du xie siècle, le calife qualifie le rôle judiciaire des catholicos de simple « médiation » (wāsiṭa) (Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 136, 149-150. Voir N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 280). Ce regard tardif du pouvoir musulman sur la justice chrétienne ne préjuge pas cependant de la manière dont les évêques concevaient eux-mêmes leur autorité. Par ailleurs, un acte de nomination préservé par al-Qalqašandī évoque un patriarche melkite investi d’un véritable pouvoir judiciaire, susceptible de trancher (faṣl) – même si dans l’idéal la réconciliation des plaideurs demeure une priorité. Al-Qalqašandī, Ṣubḥ al-aʿšā, op. cit., XI, p. 394. Voir également A. Fattal, « How Dhimmīs were Judged… », art. cité, p. 95. 235. Nous reprenons ici la distinction élaborée par l’anthropologue Philip Gulliver, cité par Jill Harries (J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 174) : l’adjudication se caractérise par le fait que la prise de décision est contrôlée par un tiers, exerçant un certain degré d’autorité acceptée (juge, arbitre) ; à l’inverse, le médiateur ne fait que faciliter un processus de négociation où la décision est prise par les parties elles-mêmes. De son côté, Shafik Allam distingue trois types de processus : la négociation, dans laquelle les parties trouvent une solution sans l’intervention de tiers ; la médiation ou conciliation, lorsqu’un tiers est sollicité pour les réconcilier sans que sa parole soit considérée comme contraignante ; l’arbitrage, lorsque le tiers choisi par les plaideurs se voit reconnaître une autorité contraignante par les parties. Sh. Allam, « Observations on Civil Jurisdiction… », art. cité, p. 3.

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la judicature musulmane remise en contexte Tableau 7 — Les rescrits du catholicos Ḥnānīšoʿ : le jugement et sa sanction Nombre de lettres

Numéro des lettres

Jugement1 Sentence (ḥūrqōnō ; verbe zadeq, « déclarer juste »)

Jugement (dīnō)

1

no 11

6

nos 4, 9, 10, 15, 22, 25

Condamnation2

1

no 11

7

nos 4, 9, 10, 15, 22, 23, 25

2

nos 4, 24

Ordre (pūqdōnō)

4

nos 5, 12, 14, 15

Exhortation (martyōnūtō)

3

nos 5, 11, 12,

Confirmation (šūrōrō)

1

no 7

Conseil (melkō)

1

no 8

Décision (pōsūqō, pūsqōnō)

3

Décret (r. g.z.r., « trancher » ) 4

Sanction de la non-application Sanction ecclésiastique

10

nos 4, 5, 8, 9, 11, 14 (?), 15, 22, 24, 25

Sanction temporelle

2

nos 14, 22

Aucune mentionnée

3

nos 7, 10, 12

1. Nous mentionnons entre parenthèses les substantifs syriaques correspondant aux verbes qui apparaissent le plus fréquemment dans les textes. — 2. Expressions telles que « untel est condamné » (ḥayōb). — 3. Dans son Fiqh al-naṣrāniyya, Ibn al-Ṭayyib traduit le verbe etpseq (réflectif de psaq) par l’expression faṣl ḥukmi-hi, ce qui suppose bien l’idée d’une décision ferme et définitive. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 64. — 4. Sur cette racine sont notamment construits les mots gzōrō et gzōrdīnō (sentence). Pour un exemple d’utilisation du dernier terme, voir Synodicon orientale, op. cit., p. 76.

Comme on peut le constater, la parole du catholicos est parfois appelée « conseil » ou « exhortation ». Mais les termes les plus fréquents pour la qualifier relèvent indubitablement de l’adjudication. Les mots « sentence », « décision », « ordre » et « décret » martèlent ces lettres, suggérant que l’autorité ecclésiastique ne se contente pas de demander : elle ordonne. De surcroît, la mention récurrente de sanctions visant les réfractaires à cette justice montre que la parole du catholicos et de ses représentants est bien de nature judiciaire : leur jugement est considéré comme contraignant. Dans un cas (no 14), le catholicos va jusqu’à réclamer la mise en œuvre de sanctions tant ecclésiastiques que temporelles pour que le condamné soit « contraint » (netēleṣ) d’obtempérer236. Quand bien même la punition prévue n’aurait pas d’effet réel, l’énonciation d’une telle sanction prouve qu’on a ici affaire à des jugements, et non à de simples actions de médiation. Les expressions « adoucies » relèvent en réalité d’une stratégie rhétorique : conformément à la tradition chrétienne que développait déjà la Didascalia apostolorum, le catholicos et ses délégués se présentent en « faiseurs de paix », dont la justice s’apparente à une médecine de l’âme et à un simple moyen de rétablir

236. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 26.

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la concorde parmi les ouailles237. Dans l’idéal, l’Église souhaiterait que les fidèles se plient de bon gré à ses « recommandations » ; en pratique il leur est rappelé que ces recommandations sont obligatoires. Qu’on ne s’y trompe donc pas : sous ce masque rhétorique, la hiérarchie ecclésiastique revendique bien une autorité judiciaire contraignante. En raison de l’accent mis par l’Église sur les choses de l’au-delà, l’exécution effective de la sentence passe au second plan – au moins au niveau du discours. Comme le proclame le jacobite Jacques d’Édesse (m. 708), contemporain de Ḥnānīšoʿ, les juges « ne se servent pas de [la parole divine] pour les affaires de ce monde, mais en raison du péché [que représente] l’injustice238 ». Le rééquilibrage prononcé à travers la sentence ecclésiastique est avant tout spirituel. L’effet temporel du jugement fait dès lors l’objet d’interrogations. En théorie, les autorités juives et chrétiennes n’avaient pas le droit, en Islam, d’envoyer en prison ou d’infliger des châtiments physiques239. Le principal type de sanction prévu, remarquent d’aucuns, est l’excommunication240, dont on ne peut surestimer le poids : exclure un individu de l’Église était un moyen d’application bien peu coercitif. Cet argument peut être aisément mis en avant de nos jours, alors que l’Église ne joue plus qu’un rôle marginal dans le tissage des interactions sociales. Il ne faut pas oublier, comme nous l’avons déjà rappelé à propos de la justice syro-occidentale avant l’Islam, que dans les sociétés chrétiennes prémodernes, l’Église jouait un rôle central dans l’organisation de la vie sociale. La sanction d’excommunication n’avait pas seulement pour effet d’exclure l’individu de la participation aux sacrements, mais aussi celui de rompre ses liens sociaux au sein de la paroisse. Exclu de toute participation aux activités collectives, il se retrouvait au ban de la société. La sanction était peut-être légère ; elle n’en représentait pas moins un formidable instrument de pression sur le condamné241. 237. Voir J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 221. Caroline Humfress remarque néanmoins qu’au-delà de ce discours, les évêques de l’Antiquité tardive adhéraient à différents modèles culturels, y compris celui du magistrat séculier ; à partir du ive siècle, l’espiscopalis audientia de l’Empire romain devient de plus en plus le miroir des tribunaux étatiques. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 155, 167. 238. Dissertatio de syrorum fide, op. cit., p. 148. Voir également R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 169. 239. Al-Ǧāḥiẓ, Kitāb al-ḥayawān, op. cit., IV, p. 27. 240. Voir A. Fattal, « How Dhimmīs were Judged… », art. cité, p. 88 ; J. Nielsen, A Secular Justice, op. cit., p. 110. 241. Certains chercheurs soulignent le faible poids institutionnel de l’excommunication, qui n’aurait selon eux pas eu d’efficacité réelle ; ceci aurait poussé de nombreux chrétiens à recourir aux tribunaux musulmans (U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 148). Il faut néanmoins remarquer que les tribunaux musulmans ne disposaient pas, pour la plupart des affaires civiles, de moyens d’application plus importants que les tribunaux chrétiens (ils ne disposaient même pas de l’excommunication) : si la šurṭa fut certainement appelée à mettre à exécution des jugements relevant du pénal, il ne faudrait pas y voir comme le fait Simonsohn un instrument mis systématiquement au service des cadis. Nulle source ne suggère, par

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Le catholicos et ses représentants jouaient aussi un rôle extrajudiciaire. Dans deux cas (type 5), Ḥnānīšoʿ répond aux lettres de laïcs242 qui l’ont sollicité sur des affaires juridiques (mariages et douaires). Les correspondants du catholicos ne sont apparemment pas encore impliqués dans un procès et lui réclament un avis juridique, peut-être, comme le pense Payne, afin d’exercer une pression plus forte sur leurs adversaires potentiels243. Bien que de tels avis soient eux aussi qualifiés d’« ordres » (pūqdōnō)244, nulle autorité n’est chargée de les appliquer ; il n’y a pas de procès, le catholicos ne fait pas œuvre d’adjudication, et l’avis qu’il donne s’apparente aux fatwā-s que les juristes musulmans de l’époque classique délivraient à des particuliers245. Dans un contexte extrajudiciaire, le catholicos jouait à l’occasion un rôle de « législateur », tout en sachant que sa parole n’était pas contraignante. Mais dans la correspondance préservée de Ḥnānīšoʿ, ce rôle est limité et le patriarche apparaît avant tout sous l’habit d’une autorité judiciaire.

3.2. La codification des procédures au tournant du ix e siècle Après l’éclairage direct porté par les lettres de Ḥnānīšoʿ, le système judiciaire syro-oriental replonge dans l’ombre pendant un siècle. Il faut attendre le tournant du ixe siècle pour que la réflexion des juristes chrétiens réapparaisse dans les sources syriaques, non plus dans des actes synodaux ou dans une correspondance officielle, mais à travers de véritables traités de droit ecclésiastique246. Les nestoriens d’Irak et de Perse entreprirent en effet à cette époque de reformuler le droit canonique dans des ouvrages thématiques plus aisés à manipuler, en apportant une réponse ecclésiastique à des questions séculières jusque-là peu abordées

242. 243. 244. 245. 246.

exemple, que la police faisait appliquer des jugements relatifs à des dettes ou à des héritages : la publicité de l’audience constituait à elle seule un puissant moyen de pression à l’encontre du condamné. Comme chez les chrétiens, un musulman désireux de ne pas se marginaliser avait tout intérêt à se conformer à sa condamnation. Remarquons enfin que toute législation n’est pas assortie de sanctions : comme le remarque Jean Gaudemet à propos du droit romain, le législateur pose la règle mais laisse souvent au juge le soin de la faire respecter sans préciser les moyens de contrainte qu’il pourra employer. J. Gaudemet, L’Église dans l’Empire romain, op. cit., p. 218. C’est le cas dans la lettre no 13 (sur cette lettre, que Payne ne distingue pas des rescrits judiciaires, voir R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 237). L’extrait no 21(5) n’est pas assez précis pour autoriser quelque certitude à ce sujet. R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 237. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 24. Frédéric Alpi note également l’importance des consultations juridiques rédigées par le patriarche syro-occidental Sévère d’Antioche au début du vie siècle. F. Alpi, La route royale, op. cit., p. 73. Sur ce tournant dans la littérature canonique orientale, voir W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 176. Voir H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 304-307.

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dans les synodes247. L’innovation est de taille, mais ne doit pas non plus être surestimée. L’Église antérieure ne négligeait pas les affaires des laïcs, tant s’en faut. Si la littérature synodale en faisait peu état, le clergé, dans la pratique, était quotidiennement confronté aux problèmes juridiques de ses ouailles et devait y apporter sa réponse. Nous avons vu que depuis le synode de Georges Ier au moins, l’Église syro-orientale revendiquait un pouvoir juridictionnel sur ses fidèles, et que le droit développé par Ḥnānīšoʿ dans sa correspondance était avant tout consacré aux affaires séculières. La nouveauté ne résidait pas dans l’intérêt que l’Église portait aux problèmes du bas-monde, mais dans l’approche systématique que certains de ses représentants entendaient maintenant adopter. L’élaboration de traités synthétiques répondait à un besoin institutionnel : il fallait offrir aux juges ecclésiastiques des règles précises et adaptées aux interrogations de l’époque. Ces traités ambitionnaient certainement d’augmenter l’efficacité du système judiciaire syro-oriental ; il s’agissait sans doute, comme le dit Putman, de retenir des chrétiens qui, autrement, seraient allés trouver des juges musulmans248. Les affaires quotidiennes des chrétiens faisaient l’objet d’une théorisation juridique insuffisante, et l’Église les traitait de manière peu unifiée. Dès le milieu du viie siècle, le métropolite perse Siméon de Rēv-Ardašīr (actif vers 647-658249) avait constaté cette diversité sans pour autant la critiquer : à ses yeux, les pratiques variées n’en venaient pas moins d’une même tradition apostolique de service de l’Église. Peu désireux de remettre en cause ce pluralisme, le juriste nestorien invitait même ses contemporains à proposer des normes différentes de ses propres canons250. Un siècle après, une telle position n’était plus tenable en raison du défi représenté par l’Islam. Dans la seconde moitié du viiie siècle, la réflexion juridique entamée par les musulmans aboutit à la formation de courants juridiques distincts, au sein desquels naquirent les premières grandes synthèses de fiqh – tout particulièrement en Irak, autour des disciples d’Abū Ḥanīfa. Dans l’introduction de son traité de droit, Išoʿbokht constate ce qu’Ibn al-Muqaffaʿ remarquait déjà, quelques années plus tôt, du côté musulman : le droit chrétien est hétéroclite, les pratiques varient selon les régions et reposent sur un empirisme issu de la réflexion individuelle de chaque praticien251. Les musulmans accusaient ainsi les chrétiens d’être des sans-loi252. Sans doute le juriste nestorien entendait-il 247. H. Putman, L’Église et l’Islam…, op. cit., p. 61. 248. Ibid. 249. C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 553. Sur cet auteur, voir également H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 305. 250. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 235. 251. Ibid., p. 20 (§ 13). Voir la traduction anglaise de ce passage par R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 207. 252. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 20 (§ 14). Voir R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 208.

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prouver le contraire – aux yeux des musulmans comme à ceux de ses coreligionnaires. La synthèse qu’Išoʿbokht apporte aux nestoriens s’inscrit ainsi dans un projet d’unification des pratiques et de codification d’une justice ecclésiastique en pleine expansion. S’il s’agit bien, d’un côté, de se défendre contre les potentielles attaques des musulmans, il s’agit également de consolider les fondations d’un édifice institutionnel qui n’a jamais été en aussi bonne santé. La chronologie des traités syro-orientaux est difficile à établir, pour la simple raison que les dates du plus grand juriste de l’époque, Išoʿbokht, sont inconnues. Tout au plus peut-on estimer qu’il écrivit à la fin du viiie ou au tout début du ixe siècle. C’est pourquoi, dans ce qui suit, nous commencerons par nous pencher sur deux auteurs secondaires pour notre propos, avant de nous attarder plus longuement sur le traité d’Išoʿbokht.

3.2.1. De Timothée I er à Išoʿ bar Nūn • Deux catholicos

Le premier juriste nestorien à s’être distingué par son œuvre de synthèse est le catholicos Timothée Ier (r. 779-823)253. Patriarche au règne très long – plus de quarante-trois ans –, Timothée s’illustra par ses efforts d’unification de l’Église syro-orientale, minée par les conflits d’autorité. C’est à lui que l’on doit le transfert du siège patriarcal de Séleucie-Ctésiphon (ar. al-Madā’in) à Bagdad254, et les liens étroits qu’il entretint avec les cinq califes sous lesquels il régna (al-Mahdī, al-Hādī, al-Rašīd, al-Amīn et al-Ma’mūn) font jusqu’à aujourd’hui de lui un 253. Sur ce catholicos, voir Élie de Nisibe, Opus chronologicum, op. cit., I, p. 58-59 ; Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, op. cit., III, p. 165 et suiv. ; ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 64-66 ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 71-75 ; R. Bidawid, Les lettres du patriarche, op. cit., p. 1-11 ; M. Allard, « Les chrétiens à Baġdād », Arabica, 9, 1962, p. 377378 ; H. Putman, L’Église et l’Islam sous Timothée I (780-823). Étude sur l’Église nestorienne au temps des premiers ‘Abbāsides, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1975, passim ; J.-M. Fiey, Chrétiens syriaques sous les Abbassides, surtout à Bagdad (749-1258), Louvain, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, 1980, p. 38-39 ; A.-M. Eddé et al., Communautés chrétiennes en pays d’Islam du début du viie siècle au milieu du xie siècle, Paris, Sedes, 1997, p. 142-145 ; B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 46-53 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 157-160 ; R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 472-475 ; W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 60-63 ; S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 45. Pour une bibliographie complète, voir M. Heimgartner, « Timothy I », dans D. Thomas, B. Roggema (dir.), Christian-Muslim Relations, I, op. cit., p. 515-519. Voir également W. Wright, A Short History, op. cit., p. 191-194. Timothée fut élu patriarche à la fin de l’an 779, mais il ne put être consacré comme catholicos à al-Madā’in/Séleucie-Ctésiphon que quelques mois plus tard, en 780. Voir R. Bidawid, Les lettres du patriarche, op. cit., p. 3. 254. W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph, op. cit., p. 133 ; B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 48 ; M. Heimgartner, « Timothy I », p. 516 ; S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 45. Le catholicos, qui résida désormais au monastère Dayr al-ǧāṯalīq sur la rive occidentale de Bagdad, était toujours consacré à l’église de Kokhē (SéleucieCtésiphon). W. Baum, D. Winkler, The Church of the East, op. cit., p. 60.

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symbole du dialogue islamo-chrétien des premiers siècles255. L’importance qu’il accordait au droit transparaît dans une anecdote rapportée par un de ses biographes, ʿAmr b. Mattā. Le calife al-Rašīd lui aurait un jour demandé au moment de lever son audience : « Ô père des chrétiens ! Réponds brièvement à la question que je m’en vais te poser : quelle est la vraie religion aux yeux de Dieu ? » Et Timothée de répliquer sans hésitation : « Celle dont les lois (šarā’iʿ) et les préceptes (waṣāyā) sont à l’image de ce que Dieu fait pour Sa création256 ! » Évitant de citer aucun culte257, le catholicos érigeait implicitement le christianisme en religion de la Loi, au même titre que l’islam. La légende s’empara du personnage au point que l’hagiographie chrétienne orientale le voit comme l’auteur d’une ruse juridique qui permit à Hārūn al-Rašīd de garder sa femme Zubayda après qu’il eut juré de la répudier. Il aurait ainsi gagné la généreuse reconnaissance de Zubayda, qui lui aurait dès lors accordé un soutien inconditionnel258. Dans la littérature musulmane, une ruse comparable est attribuée au contemporain du catholicos, le grand cadi Abū Yūsuf259, et c’est à ce dernier que Zubayda aurait décerné ses faveurs260. Cela n’a rien d’une coïncidence : le lecteur cultivé de l’époque médiévale ne pouvait que saisir le parallèle ainsi ébauché entre Timothée et Abū Yūsuf. Ces deux hommes, qui se croisaient certainement au palais califal, qui assumaient l’un comme l’autre les plus hautes responsabilités judiciaires, représentaient chacun pour leur communauté le parangon du juriste de cour261. L’œuvre juridique de Timothée, telle qu’elle nous est parvenue, comprend deux volets. Les historiens contemporains regardent en général Timothée comme le probable compilateur du Synodicon orientale (recueil des synodes

255. En particulier à cause de ses discussions théologiques avec le calife al-Mahdī, que le catholicos évoque dans une de ses lettres. Voir R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 473-475. 256. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 65. 257. Al-Rašīd aurait admiré l’intelligence de cette réponse : si Timothée avait mentionné le christianisme, le calife l’eût en effet puni ; s’il avait mentionné l’islam, il l’eût obligé à se convertir. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 65. 258. Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 75. Voir R. Bidawid, Les lettres du patriarche, op. cit., p. 77 ; W. G. Young, Patriarch, Shah and Caliph, op. cit., p. 165 ; B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 46, 49. 259. Voir par exemple al-Tanūḫī, Nišwār al-muḥāḍara, op. cit., I, p. 252-253 ; al-Ṣaymarī, Aḫbār Abī Ḥanīfa, op. cit., p. 105 ; Ibn al-Ǧawzī, al-Muntaẓam, op. cit., V, p. 453, 455-457 ; Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, op. cit., VI, p. 381, 384-386. 260. Al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., XVI, p. 370-371 ; Ibn Ḫallikān, Wafayāt al-aʿyān, op. cit., VI, p. 386-387. 261. Le parallèle que l’on peut établir entre Abū Yūsuf et Timothée n’est pas que littéraire. Tout comme le grand cadi, que le calife emmenait souvent avec lui dans ses voyages (voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 434), le catholicos était tenu de suivre le calife dans ses campagnes. B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 48 (d’après une lettre inédite de Timothée).

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syro-orientaux)262, qui se termine sur le synode de Ḥnānīšoʿ II en 775, quelques années avant l’intronisation de Timothée263. Bien que spéculative – elle n’est pas étayée par les sources –, l’hypothèse est séduisante et concorde avec l’image du personnage. La réunion des synodes syro-orientaux refléterait le désir de ce catholicos de doter son Église d’une référence juridique stable et accessible – au moins à l’élite du clergé264. Timothée fut par ailleurs l’auteur d’un traité juridique, intitulé Taksē d-dīnē ʿi(d)tōnōyē w-d-yōrtwōtō (« Règles des jugements ecclésiastiques et des successions »), vraisemblablement composé en 804 ou 805265. Malgré son titre, l’ouvrage traite peu d’organisation judiciaire et de procédures, mais s’attache surtout à mieux définir la hiérarchie ecclésiastique, avant de développer un droit des mariages et des successions266. Les 99 paragraphes ou « canons » de cet ouvrage sont rédigés sous la forme de « questions-réponses », style couramment rencontré dans la littérature syriaque – comme, au tournant du viiie siècle, dans les « canons » de Jacques d’Édesse267 – et que l’on retrouve, à la même époque, sous la plume des premiers juristes musulmans268. Išoʿ bar Nūn succéda à Timothée Ier en 824 (1135 de l’ère séleucide) et demeura catholicos jusqu’à sa mort en 828 (1139 de l’ère séleucide)269. Timothée et lui, 262. Il s’agit du Synodicon orientale, op. cit., sur lequel repose une partie de nos précédentes analyses. 263. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 344 ; H. Putman, L’Église et l’Islam…, op. cit., p. 62 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 159 ; A.-M. Eddé et al., Communautés chrétiennes…, op. cit., p. 143. 264. Philip Wood a même proposé récemment qu’en compilant le Synodicon, Timothée revendiquait pour le catholicos une autorité juridique accrue par rapport à celle de ses prédécesseurs. Ph. Wood, The Chronicle…, op. cit., p. 231-232. 265. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 53-117. Sur la date de cette œuvre, voir J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 345 ; R. Bidawid, Les lettres du patriarche, op. cit., p. 9 ; W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 174 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 159. 266. Voir H. Putman, L’Église et l’Islam…, op. cit., p. 64-66. Sur l’œuvre juridique de Timothée, voir W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 174 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 306. Dans une de ses lettres, Timothée déclare son intention d’établir un droit matrimonial sur la base des canons apostoliques du ive siècle, des canons du concile de Néo-Césarée et des lois des empereurs romains acceptées par les saints synodes. Cité par U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 114. 267. Voir A. Vööbus, dans The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., p. 16-18 ; H. Teule, « Jacob of Edessa and Canon Law », dans Bas ter Haar Romeny (dir.), Jacob of Edessa and the Syriac Culture of his Day, Leyde, Brill, 2008, p. 90 ; R. Hoyland, « Jacob and Early Islamic Edessa », dans Bas ter Haar Romeny (dir.), Jacob of Edessa…, op. cit., p. 16. Sur l’usage de ce style dans la littérature apologétique, voir S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 81 et suiv. 268. Voir N. Calder, Studies in Early Muslim Jurisprudence, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 4, 10, 50, 51, 55 ; P. C. Hennigan, The Birth of a Legal Institution, op. cit., p. 21-23. 269. Voir Élie de Nisibe, Opus chronologicum, op. cit., I, p. 58 (qui donne des dates d’un an plus anciennes dans l’ère séleucide) ; Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, op. cit., III, p. 184187 ; ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 66-68 ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika,

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qui étaient contemporains, reçurent ensemble leur éducation religieuse270 et la rivalité intellectuelle qui les opposait se prolongea jusqu’après la mort de Timothée : devenu catholicos, Išoʿ bar Nūn tenta de faire condamner les écrits de son illustre prédécesseur271. Išoʿ bar Nūn, qui fut élu patriarche alors qu’il avait autour de quatre-vingts ans, passa la plus grande partie de sa vie aux monastères de Mār Abrāhām puis de Mār Elias, à Mossoul272. Il assuma aussi, pendant quelques mois, la direction de l’école de théologie de Séleucie/al-Madā’in273, et entre deux retraites fut le précepteur du futur médecin Yūḥannā b. Māsawayh (m. 243/857)274. À l’instar de Timothée, Išoʿ bar Nūn s’illustra par la rédaction d’un traité juridique connu sous le titre de Qōnūnē w-nōmūsē w-psōq dīnē (« Canons, lois et sentences »)275. L’ouvrage fut vraisemblablement écrit alors qu’il était catholicos et fut soumis à un synode pour approbation276. Composé non plus sous la forme de questions-réponses, mais comme une liste de 133 cas277 – au conditionnel : si telle et telle chose… alors telle règle278 –, l’ouvrage traite avant tout de droit successoral et de « règles religieuses » (al-aḥkām al-dīniyya selon l’un de ses biographes arabes). Il aurait également été l’auteur d’un autre livre, en soixante-dix « questions et réponses », qui ne semble pas préservé279.

270. 271. 272. 273. 274.

275. 276. 277. 278. 279.

op. cit., p. 75-76. Parmi les études modernes, voir notamment W. Wright, A Short History, op. cit., p. 216-218 ; J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 348-349 ; A. Vööbus, dans Syriac and Arabic Documents, op. cit., p. 189 ; W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 178. Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 75. Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, op. cit., III, p. 181 ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 76. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 66. Voir Bar Hebraeus, Chronicon ecclesiasticum, op. cit., III, p. 181, où il est question de « trente-huit années passées au couvent de Saʿīd à côté de Mossoul ». ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 66 ; Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 75. Voir aussi A. Vööbus, dans Syriac and Arabic Documents, op. cit., p. 189. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 66. Voir B. Landron, « Les relations originelles », art. cité, p. 203. Sur ce médecin, voir J.-C. Vadet, « Ibn Māsawayh », EI2, III, p. 872. De son côté, Mārī b. Sulaymān mentionne seulement qu’il « demeura pendant quelques mois chez Ǧiwarǧis – surnommé Māsawayh – à donner des leçons à son fils ». Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 75. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 120. Voir également H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 306. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 67. Voir aussi A. Vööbus, dans Syriac and Arabic Documents, op. cit., p. 189. ʿAmr b. Mattā en compte 130. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 67. Cette forme était déjà adoptée par certaines juristes ḥanafites, notamment al-Šaybānī dans al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr. ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 67.

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• Leur vision de l’administration judiciaire Le juge Timothée Ier et Išoʿ bar Nūn considèrent la compétence judiciaire des autorités ecclésiastiques comme acquise : même les crimes de sang, avancent-ils chacun de leur côté, doivent être examinés par un tribunal ecclésiastique et non par des juges extérieurs à la communauté (musulmans)280. Pour Išoʿ bar Nūn, le juge des litiges civils est par excellence le « prêtre en chef » ou le « prêtre administrateur » (kōhnō mdabrōnō) – certainement l’évêque281. Dans un autre passage, le même juriste sous-entend néanmoins qu’en pratique, la justice « épiscopale » était rendue au quotidien non par l’évêque, mais par son représentant, « l’archidiacre qui est chargé de la justice ecclésiastique ou autre à la porte du mdabrōnō282 ». Cette dernière précision laisse penser que le tribunal diocésain était généralement tenu par l’archidiacre, qui tenait audience pour les laïcs au palais épiscopal. Les accusations contre un membre du clergé devaient être examinées par l’autorité ecclésiastique immédiatement supérieure283. Išoʿ bar Nūn insiste à plusieurs reprises sur l’impartialité qui incombe au juge : du catholicos au diacre, tout clerc qui inclinerait en faveur d’un plaideur lui ayant versé un pot-de-vin (šūḥdō), ou qui ferait preuve de partialité (masab b-apē) à cause de ses sentiments ou pour toute autre raison, devrait être exclu de la prêtrise284. La gestion des conflits, chez ces deux juristes, reste empreinte de morale évangélique : tout contentieux ne devrait pas conduire à un jugement, et l’œuvre conciliatrice du juge – les musulmans parleraient de ṣulḥ – reste toujours à l’arrière-plan. Ainsi le créancier est-il incité à faire preuve de compassion vis-à-vis de son débiteur si ce dernier est dans la gêne285, ou le juge à pardonner au voleur si son délit est motivé par le besoin et non par le vice286. 280. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 164-165. Cette vision est en partie idéologique, comme le souligne Uriel Simonsohn, et vise notamment à détourner les plaideurs chrétiens des tribunaux musulmans. Dans une de ses lettres, Timothée reproche à Barsāhdē, évêque de Hormīzd-Ardašīr, d’avoir livré un autre évêque « aux juges séculiers » au lieu de s’adresser à son métropolite ou au patriarche. R. Bidawid, Les lettres du patriarche, op. cit., p. 41. 281. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 144 (§ 60). 282. Ibid., p. 170 (§ 116). 283. Ibid., p. 166 (§ 109). L’évêque doit être jugé par le métropolite, le métropolite par le catholicos, le catholicos par un concile général. 284. Ibid., p. 158-160 (§ 95) ; II, p. 171 (§ 116). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 73. 285. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 156-158 (§ 89). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 203. 286. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 158 (§ 90-91). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 203.

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La preuve Bien que leurs ouvrages soient manifestement motivés par des questions judiciaires, ni Timothée ni Išoʿ bar Nūn ne consacrent de longs développements au fonctionnement de l’audience ou aux procédures. Ces dernières ne font surface que de manière épisodique. Le témoignage apparaît comme le principal mode de preuve : la déposition de témoins véridiques (sōhdē šarīrē) est, selon les termes d’Išoʿ bar Nūn, ce qui rend une affaire « claire et évidente » (gōlō […] w-danīḥ)287. Les juristes du tournant du ixe siècle prêtent une attention particulière à la vérification de la fiabilité des témoins. Comme dans les lettres de Ḥnānīšoʿ, Timothée recommande aux juges d’« enquêter » (etbaḥan) en cas de plainte – en particulier lorsqu’elle touche un ecclésiastique288. L’investigation ainsi préconisée consiste en l’audition de témoins véridiques – et, peut-être, en la vérification que ces derniers font bien partie de « ceux dont on accepte le témoignage289 ». Alors qu’il s’interroge sur certains types de relations avec les musulmans (mašlmōnē) – se demandant par exemple si un chrétien peut préposer un musulman sur sa maison et ses enfants290 –, Timothée envisage le cas où un musulman serait témoin contre un chrétien dans une affaire de dette291. Cela est permis, dit-il, à la seule condition que le musulman soit animé de la « crainte de Dieu » et qu’il soit irréprochable : il peut alors être compté au nombre des témoins « dont on accepte [la déposition]292 ». On ignore cependant si les autorités chrétiennes sont supposées estimer elles-mêmes sa fiabilité, ou si elles s’en remettent à l’évaluation de l’autorité musulmane293. Dans certains cas, le témoignage oral ne semble néanmoins pas suffisant et une preuve écrite est réclamée. Si un homme meurt intestat et endetté, ses créanciers peuvent réclamer le remboursement de la dette avant qu’on ne procède au partage

287. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 152 (§ 77). Voir également ibid., p. 164 (§ 107), où Išoʿ bar Nūn évoque le cas où « un plaideur prouverait la vérité de son accusation, soit par le biais de témoins, soit par le biais d’autres [preuves] claires ». Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 201. On notera que ces idées de clarté et d’évidence (non mentionnées chez Ibn al-Ṭayyib) rappellent le concept musulman de bayyina, devenu à cette époque la désignation juridique du double témoignage honorable. 288. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 64 (§ 10). Voir H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 93. 289. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 64. 290. Ibid., p. 106 (§ 75). 291. Nous avons vu plus haut que les juristes musulmans du viiie siècle s’interrogeaient également sur la validité du témoignage d’un non-musulman vis-à-vis d’un musulman. 292. Ibid., p. 108 (§ 76). 293. Concernant le faux témoin, Išoʿ bar Nūn affirme que s’il s’agit d’un ecclésiastique, il doit être dégradé de la prêtrise. Ibid., p. 160 (§ 98).

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successoral. Selon Išoʿ bar Nūn, ils doivent toutefois produire des documents (šṭōrayhūn) prouvant l’existence de ces dettes, ainsi que des témoins véridiques294. Le recours au serment, accepté par Ḥnānīšoʿ un siècle plus tôt, faisait toujours l’objet de débats à la fin du viiie siècle. Bien qu’il ne traite pas explicitement du serment judiciaire, Timothée adopte une position si radicale qu’il paraît raisonnable d’en déduire qu’elle s’applique aussi au système judiciaire : un chrétien ne doit ni prêter serment (nīmē), ni demander à quelqu’un de jurer (nawmē), et tout manquement à cette double règle est un péché295. À l’inverse, non seulement Išoʿ bar Nūn accepte le serment judiciaire, mais il le recommande à de multiples reprises. Face à une situation aussi critique, pour des héritiers, que celle où un défunt est mort intestat et couvert de dettes, le juriste préconise que les créanciers, en plus de prouver leurs droits par des documents et des témoins, « finissent par jurer qu’ils n’ont absolument rien récupéré de l’argent prêté296 ». En l’absence du principal intéressé, qui est mort, établir l’existence de la dette ne suffit pas : encore faut-il prouver qu’elle n’a pas été remboursée (ou qu’aucun gage n’a été remis), et le serment des demandeurs est en ce cas la seule issue possible. Il en va de même lorsqu’un défunt intestat a laissé des associés, et que ses héritiers peuvent seulement prétendre à une partie des biens que le défunt partageait avec eux : en cas de doute des héritiers sur la réalité de l’association, il doit être demandé aux associés de jurer – à défaut, l’anathème peut être prononcé à leur encontre297. Dans tous ces cas, le serment incombe au demandeur. Il peut aussi, selon Išoʿ bar Nūn, compenser l’absence de preuve du demandeur. Si un individu accuse un autre d’avoir reçu de lui un dépôt (gūʿlōnō) mais ne parvient pas à le prouver par des témoins, un serment peut être déféré au défendeur298. Interdit en théorie, car condamné dans l’Évangile, le serment était en pratique admis dans la procédure judiciaire, peut-être parce qu’il apparaissait incontournable en l’absence d’autres preuves. Išoʿ bar Nūn l’associe alors à l’anathème : il semblerait qu’un anathème (ḥōrmō, lawṭtō) conditionnel prononcé sur la personne du jureur puisse le remplacer299. Une malédiction formulée par un tiers se substitue alors à l’auto-malédiction du jureur, peut-être encore en raison d’une 294. Ibid., p. 154 (§ 82) – ces preuves ne suffisent d’ailleurs pas, et les créanciers sont également appelés à prêter serment comme nous le verrons plus bas. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 201 : Ibn al-Ṭayyib omet pour sa part toute mention d’un document écrit. Pour cet auteur, qui se rapproche en cela de la procédure musulmane, les seules preuves demandées aux créanciers sont les témoignages de personnes de confiances (ṯiqāt) et le serment des créanciers. 295. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 108 (§ 80). Voir H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 93. 296. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 154 (§ 82). 297. Ibid., p. 155 (§ 83). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 202. 298. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 156 (§ 87). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 202-203 ; II, p. 57, 149. 299. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 156 (§ 87). Cette procédure n’est pas sans évoquer la gezerta juive évoquée plus haut.

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réticence persistante vis-à-vis du serment. Le parjure, s’il appartenait au clergé, se voyait excommunié et irrémédiablement déchu de ses fonctions ecclésiastiques300. Il faut par ailleurs remarquer le rôle important que la théorie juridique accordait à l’appréciation du juge. Išoʿ bar Nūn évoque ainsi le cas où un homme mourrait en ne laissant que des petits-enfants (ses propres fils étant morts avant lui). Le juriste recommande que ceux-ci soient proclamés seuls héritiers, et que les frères et neveux du défunt soient exclus de la succession. Si toutefois ceuxci s’opposent à un tel partage, il revient au prêtre de juger l’affaire conformément « à ce qu’il voit » (a(y)k d-ḥōzīn ʿaynaw(hī))301. En pareil cas il ne revient apparemment pas aux plaideurs d’apporter la preuve de leur revendication. Le prêtre, supposé connaître les familles de sa paroisse, doit trancher d’après ce qu’il connaît de la situation familiale des intéressés. Enfin, à l’instar des développements constatés dans le droit syro-occidental, Timothée recommande la plus grande intransigeance vis-à-vis des fausses accusations visant un membre du clergé. S’il s’avère qu’un accusateur a menti – pour une affaire relevant du droit pénal –, il doit subir le châtiment encouru par le défenseur302. Ce principe de réciprocité de la peine apparaît encore chez Išoʿ bar Nūn : dans ce qui semble relever d’affaires civiles, un laïc coupable d’une fausse accusation contre un clerc doit être excommunié303. En matière pénale, le principe n’est plus associé au seul clergé : tout accusateur dont le mensonge est révélé au grand jour doit subir la sanction qu’encourrait son adversaire304. On retrouve là un des derniers avatars de la procédure prescrite par la Didascalia, qui manifestait un attachement particulier à la personnalité des plaideurs.

3.2.2. La codification juridique d’Išoʿbokht Avec Išoʿbokht, métropolite de Rēv-Ardašīr dans le Fārs305, la codification des procédures atteint un degré de systématisation inconnu jusqu’alors. Son Livre des lois ou des jugements (Maktbōnūtō d-ʿal dīnē)306 est construit en six parties, dont la 300. Ibid., p. 156 (§ 87). 301. Ibid., p. 144 (§ 60). 302. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 66. Au xie siècle, Ibn al-Ṭayyib se montre moins précis : « Le menteur reçoit ce qu’il mérite » (yuqābilu l-kāḏib bi-mā yastaḥiqq). On peut ainsi se demander si la règle d’équivalence stricte entre la peine du défendeur et celle du coupable d’accusation mensongère n’avait pas entre-temps été abandonnée. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 183. 303. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 166 (§ 108). 304. Ibid., p. 164-6 (§ 107). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 65-66. 305. Sur cette localité, voir J.-M. Fiey, « Diocèses syriens orientaux », art. cité, p. 179 et suiv. 306. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 1-201. N. Pigulevskaja relève dans le texte d’autres titres alternatifs : Ktōbō d-dīnē (« Livre des lois »), Ktōbō d-ʿal gzōrdīnē (« Livre des solutions juridiques »), Gzōrdīnē (« Les solutions juridiques »). N. Pigulevskaja, Les villes de l’État iranien, op. cit., p. 109.

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dernière est en totalité consacrée au droit des procédures307. Le traité est difficile à dater avec précision : son auteur est en effet mal connu. La date de sa mort n’est pas mentionnée par les sources, et les historiens modernes estiment qu’il dut être productif à la fin du viiie ou au début du ixe siècle, autour de l’an 800308. Vraisemblablement nommé métropolite par le catholicos Ḥnānīšoʿ II (r. 773780)309, il aurait été contemporain de la première partie du règne de Timothée Ier. L’ouvrage d’Išoʿbokht fut à l’origine rédigé en pehlvi/moyen-perse, et la page de titre du manuscrit édité par Sachau précise que la traduction en syriaque fut réalisée sur ordre du catholicos Timothée310. D’un point de vue de stricte chronologie, l’ouvrage d’Išoʿbokht est probablement antérieur à ceux de Timothée et d’Išoʿ bar Nūn. Pourtant, à bien des égards, le traité d’Išoʿbokht s’impose comme une synthèse théorique plus aboutie. L’auteur, qui semble avoir bénéficié d’une solide formation en philosophie311, propose un ouvrage original et, dans une large mesure, pragmatique. Les œuvres de Timothée et d’Išoʿ bar Nūn restent tributaires, en ce qui concerne la procédure, de la tradition synodale, et les points de droit qu’ils abordent au cas par cas entendent surtout préciser ou compléter la législation canonique traditionnelle. De son côté Išoʿbokht, chargé de gérer une administration ecclésiastique provinciale, se voit contraint de répondre aux problèmes quotidiens de ses ouailles. De ce fait, sa « synthèse312 » ressortit au droit canonique syro-oriental tout en intégrant nombre de dispositions propres à la tradition zoroastro-sassanide – encore très présente à son époque sur le plateau iranien –, de règles du droit syro-romain et de solutions adoptées par les musulmans313. Son pragmatisme le rapproche, à certains égards, de celui de Ḥnānīšoʿ Ier un siècle plus tôt – à la différence près que son ouvrage propose une systématisation inconnue de Ḥnānīšoʿ. La qualité de l’ouvrage fut reconnue par Timothée Ier lui-même, si ce dernier est bien le commanditaire de la traduction syriaque : preuve qu’Išoʿbokht avait 307. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 182-201. Voir H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 94. 308. R. Duval, La littérature syriaque, Paris, Librairie Victor Lecoffre, 1907, p. 171 ; J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 340 ; W. Selb, Orientalisches Kirchenrecht, op. cit., I, p. 177. Išoʿbokht fut aussi l’auteur d’ouvrages de géographie. R. Duval, La littérature syriaque, op. cit., p. 280. 309. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 340. 310. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 2. Voir aussi l’introduction de Sachau, ibid., p. ix, xv ; J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 340 ; N. Pigulevskaja, Les villes de l’État iranien, op. cit., p. 106. Sur Išoʿbokht, voir encore R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 205209 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 305. Sur l’usage du pehlvi dans les communautés chrétiennes de l’est du golfe Persique, voir F. Briquel Chatonnet, « L’expansion du christianisme… », art. cité, p. 181. 311. J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 340. 312. Ibid. 313. C. A. Nallino, « Sul Libro siro-romano… », art. cité, p. 573 ; J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 341.

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réalisé une œuvre avec laquelle ni le catholicos Timothée, ni même son successeur Išoʿ bar Nūn, ne prétendaient rivaliser. Le traité d’Išoʿbokht semble de fait avoir joui d’une renommée pérenne et d’une influence incomparable à celle de ses pairs. Au xie siècle, la synthèse d’Ibn al-Ṭayyib314 repose en grande partie sur Išoʿbokht – sa principale source, notamment, pour tout ce qui a trait aux procédures judiciaires315.

• L’Église et les affaires juridiques

Dès le début de son ouvrage, Išoʿbokht prend soin de définir trois notions fondamentales : celles de « justice », de « morale » et de « droit ». « La justice (dīnō), écrit-il, est une balance (matqōlō), c’est-à-dire droite, qui départage conformément au droit (nōmūsōīt) et qui attribue à chacun ce qui lui appartient316. » Le dīnō correspond donc au domaine du judiciaire, et il se distingue

314. Le Bagdadien Abū l-Faraǧ ʿAbd Allāh b. al-Ṭayyib (m. 434/1043) fut non seulement un important canoniste nestorien, mais aussi un philosophe, commentateur d’Aristote. Prêtre et médecin, il enseigna au principal hôpital de Bagdad et fut secrétaire de deux patriarches. Sur cet auteur, voir Ibn Abī Uṣaybiʿa, ʿUyūn al-anbā’ f ī ṭabaqāt al-aṭibbā’, éd. par August Müller, Le Caire, 1299 H., I, p. 239-241 ; B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 108-112 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 191 ; J. Faultless, « Ibn al-Ṭayyib », dans D. Thomas, A. Mallett (dir.), Christian-Muslim Relations. A Bibliographical History. Volume 2 (900-1050), Leyde, Brill, 2010, p. 667-671 ; H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 310-311. 315. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 63-133. Sur l’influence d’Išoʿbokht sur le droit syro-oriental postérieur, voir N. Pigulevskaja, Les villes de l’État iranien, op. cit., p. 108. 316. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 10. Sachau traduit le terme dīnō chez Išoʿbokht par « bürgerliche Recht » (droit civil), par opposition au nōmūsō qui serait le « christlische Idealrecht » (droit chrétien idéal) (Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 290-291 ; repris par U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 111-112, qui parle de civil law et de Christian law). Cette interprétation est justifiée par le parallèle que ces auteurs établissent entre les catégories du droit sassanide et celles que définit Išoʿbokht. Relevons toutefois que le terme dādestān – que traduirait dīnō – est polysémique : il peut certes renvoyer au droit civil, mais qualifie aussi un jugement ou même un procès (voir M. Shaki, « Dādestān »). Le terme dīnō recouvre également plusieurs sens – Išoʿbokht l’emploie aussi pour désigner le procès ou le jugement – ce qui rend son interprétation d’autant moins évidente dans le présent contexte. Le simple fait que le dīnō s’appuie sur le nōmūsō, comme l’explique Išoʿbokht, rend l’interprétation de Sachau improbable. Par ailleurs le nōmūsō n’est pas spécifiquement la loi religieuse car, comme le dit plus loin Išoʿbokht, il « est parfois imposé par [le roi] à ses sujets, parfois par le père à des fils, parfois par le maître à ses disciples » (Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 14). Dauvillier interprète pour sa part le dīnō comme le « droit appliqué au for externe » (J. Dauvillier, « Chaldéen [droit] », DDC, III, p. 341). Cette interprétation, qui en fait l’expression de la juridiction temporelle de l’Église, semble beaucoup plus appropriée. Par souci de simplification et pour ne pas recourir à une terminologie catholique moderne, nous rendons dīnō par « justice » – dans le sens de système judiciaire. On ne peut enfin s’empêcher de rapprocher cette définition de celle que le ḥanafite al-Ǧaṣṣāṣ donne de la justice au xe siècle : la mission du cadi, dit-il, « est de permettre aux détenteurs d’un droit d’accéder à ce droit » (īṣāl ḏawī l-ḥuqūq ilā ḥuqūqi-him). Al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 237, 254.

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de la morale (trīṣūtō, litt. « rectitude »)317. « Tout ce qui est [judiciairement] juste (b-dīnō) n’est pas moral, ni tout ce qui est moral n’est sanctionné par la justice318 », explique-t-il. Et Išoʿbokht de donner deux exemples : si X dit à Y qu’il lui donnera quelque chose, mais ne le fait pas, sur le plan de la morale la chose devrait appartenir à Y, mais la justice ne peut la lui attribuer. Si, d’un autre côté, un demandeur produit devant un juge une reconnaissance de dette, alors que le débiteur l’a déjà remboursée sans que le juge le sache, ce dernier condamne le débiteur à rembourser sa dette : la décision est conforme aux règles de la justice, mais non à la morale319. Ainsi la justice repose-t-elle sur deux fondements : en premier lieu, le droit (nōmūsō), c’est-à-dire l’ensemble des règles (pūqdōnē) décrivant « ce que l’on doit faire ou éviter, promettant de bonnes choses à ceux qui les respectent et menaçant de sanctions les contrevenants320 » ; en second lieu, la démonstration/les apparences (metḥawyōnūtō, litt. « ce qui est rendu manifeste321 ») – en d’autres termes la partie de la vérité à laquelle le juge peut accéder grâce aux preuves. C’est à ces deux piliers de la justice qu’est consacré le traité d’Išoʿbokht, qui expose nombre de règles de droit (notamment successoral), mais dédie aussi, pour la première fois dans l’histoire du droit syriaque, un chapitre entier au déroulement de l’audience, aux preuves et à leur réception. Faut-il voir là le signe que la judiciarisation de la société chrétienne était désormais pleinement reconnue, au moins par une partie de l’Église – en l’occurrence au Fārs ? Išoʿbokht recourt à une terminologie qui, dans la traduction de son ouvrage, atteint une précision jusque-là inédite dans les écrits syriaques. Peut-être le pehlvi du texte original, imprégné de la longue tradition juridique sassanide, obligea-t-il le traducteur à développer une terminologie adaptée. Une distinction claire est établie entre les plaideurs en fonction de leur rôle dans le procès : au demandeur (bʿōl dīnō qadmōyō, litt. « le premier adversaire » ; parfois qṭīgrōnō, « accusateur »322), qui vient en premier devant le juge, s’oppose un défendeur (bʿōl dīnō (a)ḥrōyō, litt. « l’autre adversaire » ; parfois metqaṭrgōnō, « accusé »323). Le demandeur intente 317. Ce concept semble tiré d’une conception zoroastrienne de l’éthique. Voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 290 ; J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 342. 318. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 12. 319. Ibid. 320. Ibid., p. 14. Išoʿbokht ajoute que le droit (nōmūsō) se distingue de la justice (dīnō) en ce que la justice dépasse le niveau théorique pour mettre en application les sanctions prévues par le droit : « La justice est le bras armé (tōbūʿō, litt. le « vengeur ») du droit. » 321. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 12. 322. Pour cette dernière appellation, voir notamment ibid., p. 192 (§ 3, 5), 198 (§ 6). 323. Ibid., p. 182. Pour la seconde appellation, voir ibid., p. 198 (§ 6). On remarquera qu’au xie siècle, Ibn al-Ṭayyib emploie également une terminologie fluctuante, évoquant parfois un muddaʿī et un muddaʿī ʿalay-hi (terminologie conforme à celle du fiqh musulman), parfois un mutaẓallim et un mutaẓallim min-hu. Sur cette dernière appellation, voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 70.

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un procès à son adversaire (mqaṭreg l-ḥabreh) devant le juge324. Le procès se conclut par une décision ou une sentence (metpseq/metʿbed… dīnō)325, etc. Quelques remarques s’imposent toutefois, qui dérivent de la distinction théorique qu’Išoʿbokht établit entre « justice », « morale » et « droit ». Tout ce qui relève du droit ne nécessite pas de traitement judiciaire, et Išoʿbokht le montre à plusieurs reprises. Dans bien des cas, la bonne volonté des parties ou la médiation de tiers devait permettre aux affaires de se résoudre d’elles-mêmes. Le juriste évoque ainsi le cas où un mari découvrirait la nuit de noce que sa femme n’est pas vierge comme elle le prétendait. S’il paraît évident – notamment en raison de son comportement antérieur – qu’elle a fauté, il n’est pas requis qu’elle soit traduite en justice et elle doit simplement être renvoyée chez son père. Ce n’est qu’en cas de doute concernant sa culpabilité qu’elle est amenée à l’église devant des juges (dayōnē) avec son père et son mari326. Cela pose bien sûr question : comment distinguer les cas où des preuves doivent être produites et un jugement rendu de ceux où la société décide d’elle-même ? Nous reviendrons sur cette question cruciale à propos des présomptions. Ce cas de litige matrimonial laisse en tout cas supposer qu’au quotidien, de telles affaires pouvaient être examinées à l’église (ʿi(d)tō), notamment lorsqu’un serment risquait d’être requis327. Notons aussi que le recours à l’Église pouvait intervenir à un stade préjudiciaire, avant que les conflits n’aboutissent au procès. Išoʿbokht évoque ainsi le cas où un homme mourrait couvert de dettes. Plutôt que de se voir impliqués dans un procès sans fin avec les créanciers, ses héritiers peuvent tout simplement renoncer à la succession. Il leur suffit pour cela d’aller à l’église et de déclarer, devant les dirigeants de l’Église (mdabrōnē d-ʿi(d)tō) et en prenant l’assemblée des fidèles à témoin : « Nous renonçons à tous les biens de notre père ; nous [vous] remettons ceux dont nous connaissons l’existence, et jurons [de vous remettre] ceux dont nous n’aurions pas connaissance. » Ils rédigent en outre un acte confirmant leur renonciation à l’héritage en faveur des créanciers, sur lequel les dirigeants de l’Église apposent leur sceau328. Ceux-ci confient alors à un pieux fidèle le soin de répartir les biens laissés par le défunt entre les créanciers et ces derniers ne peuvent plus se retourner contre les (ex-)héritiers329.

Voir par exemple Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 196 (§ 3). Ibid., p. 14, 186, 192. Il s’avère un peu plus loin qu’au moins un de ces juges est un prêtre (kōhnō). Ibid., p. 80. Ibid. Ibid., p. 150. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 50. Ibn al-Ṭayyib reprend la même procédure, mais dit plus précisément que les héritiers doivent « faire témoigner [de leur renonciation] devant l’autel (al-maḏbaḥ) ». 329. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 150. 324. 325. 326. 327. 328.

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Cette procédure illustre le rôle administratif qui incombait désormais à l’Église dans la gestion des successions330. Ces mdabrōnē d-ʿi(d)tō, dont on ne peut que supposer qu’il s’agit d’ecclésiastiques – peut-être les mêmes qui, à un autre stade, interviennent comme dayōnē, ou leurs assistants ? –, assument ici la fonction de notaires. Sur le plan symbolique, l’institutionnalisation de cette activité permit à l’Église de jouer ce rôle idéal de « pacificateur » qu’elle ne cessait de revendiquer depuis l’Antiquité, en désamorçant des conflits avant qu’ils n’aboutissent au procès. Par leur présence et par leurs sceaux, les mdabrōnē authentifiaient la validité d’un acte juridique par ailleurs entérinée de trois manières complémentaires : par le recours à des témoins, par un serment et par l’établissement d’un document. Ces trois catégories se retrouvent, sans surprise, comme modes de preuve privilégiés dans le cadre d’un procès.

• L’audience

L’audience s’ouvrait suite au dépôt d’une doléance devant le juge. Il n’y avait apparemment pas de restriction légale pour porter plainte : un fils pouvait accuser son père, une femme son mari, un esclave son maître331. Après présentation de la plainte, il semble que le juge fixait une date pour l’audition des plaideurs, et Išoʿbokht prévoit qu’il convoque (qōrē, litt. « appelle ») le défendeur. Ce dernier devait répondre à la convocation et se comporter correctement à l’audience – ne pas insulter son adversaire ni se battre avec lui, respecter la parole du juge, etc. Dans le cas contraire, le juriste recommande au juge d’admonester le contrevenant, de lui administrer un châtiment (asōrō), voire de l’excommunier332. La fixation d’une date pour l’audience pouvait être retardée : Išoʿbokht prévoit le cas où « l’on ne connaîtrait pas la date du jugement333 ». En attendant le procès, les plaideurs étaient libres de vaquer à leurs occupations, et nul ne pouvait empêcher son adversaire de quitter la ville. Le juriste envisage aussi qu’un défendeur, manifestement présent lors du dépôt de la plainte, se prétende trop occupé pour venir au procès quelle qu’en soit la date – allégation dont le juge ne doit pas tenir compte334. L’une ou l’autre des parties pouvait demander un délai (zabnō) – le temps de réunir des preuves, ou parce qu’elle devait s’absenter335. Au terme de ce délai, le demandeur, s’il ne pouvait se présenter au procès, avait le droit de déléguer 330. Voir les développements qu’Išoʿbokht continue de consacrer à la gestion des successions par l’Église dans ibid., p. 150-152. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 50-53. 331. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 196 (§ 4). 332. Ibid., p. 182-184. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 63. Pour des exemples de convocation du défendeur, voir également Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 196 (§ 3). 333. Ibid., p. 186 (§ 8). 334. Ibid. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 64. 335. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 184.

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un fondé de pouvoir pour le représenter (mqīm ḥlōpaw(hī) l-nōš wa-mšaleṭ leh b-dīnō) ; il lui remettait un document écrit (ktōbō) contenant le récit de l’affaire, et le juge devait le traiter comme s’il s’agissait du demandeur lui-même. En revanche, Išoʿbokht n’évoque nulle possibilité pour le défendeur de nommer un mandataire, et son absence de comparution à la date prévue pour le procès devait entraîner sa condamnation immédiate336. Un demandeur ne pouvait intenter qu’un seul procès à la fois au même adversaire : il devait attendre que le juge ait tranché la première affaire pour attaquer le défendeur sur un autre sujet337. Le procès s’ouvrait lorsque les deux adversaires se présentaient devant le juge. Ce dernier entendait sans doute la plainte du demandeur, puis se tournait vers le défendeur et l’interrogeait (mš’al leh) – c’est-à-dire lui demandait de répondre à l’accusation338. Cette réflexion théorique sur l’organisation de l’audience judiciaire trouve un écho dans la littérature hagiographique. Dans son histoire monastique, Thomas de Margā (m. ap. 850 ?) évoque un procès mené devant Mār Aḥā, métropolite d’Adiabène en Mésopotamie dans la seconde moitié du viiie siècle339. Plusieurs personnes portèrent plainte contre un individu dont le délit n’est pas précisé. Le métropolite siégeait dans la nef (hayklō) de l’Église et reçut les demandeurs, qui vinrent accompagnés de « témoins oculaires » (margšōyē) et exposèrent devant lui leur accusation (qareb(ū) qbīltōhūn). Le métropolite envoya alors chercher le défendeur (šadar bōtreh). La suite du récit tient plus de l’hagiographie que de l’histoire : conformément à l’idéal de l’Église, qui privilégiait le repentir du pécheur sur la réparation des préjudices, le métropolite aurait blâmé le coupable, l’incitant à reconnaître son méfait et à se repentir. Comme le défendeur refusait, Mār Aḥā invoqua la malédiction divine, et aussitôt la voûte de l’église s’effondra sur la tête du malheureux340. Dans un second récit mettant en scène le même métropolite, des moines viennent porter plainte contre un vieil ermite qu’ils croient coupable de déroger à la règle monastique, et Mār Aḥā leur demande d’aller eux-mêmes chercher celui qu’ils accusent341.

336. Ibid. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 63. 337. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 186 (§ 7). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 64. 338. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 196 (§ 3). 339. Mār Aḥā exerça principalement ses fonctions de métropolite sous les catholicos Sūrīn (r. 752754) et Yaʿqob (r. 757-773) (sur ces deux catholicos, voir ʿAmr b. Mattā, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 62-63). Thomas de Margā, The Book of Governors, op. cit., I, p. 137/II, p. 283-284. 340. Ibid., I, p. 122/II, p. 260-261. 341. Ibid., I, p. 128/II, p. 271.

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• Le témoignage

Le témoignage, en général produit par le demandeur342, est un des principaux modes de preuve343. Išoʿbokht pousse sa théorisation beaucoup plus loin que Timothée ou Išoʿ bar Nūn. Comme dans le droit syro-occidental ou même dans la Didascalia apostolorum, le principe du témoignage repose sur des versets de la Bible et des Évangiles344. Pourtant Išoʿbokht s’éloigne sensiblement de l’interprétation syro-occidentale. Le juriste perse considère en effet que la nécessité d’entendre au moins « deux ou trois » témoins peut faire l’objet d’exceptions car cette règle « ne concerne pas les hommes véridiques et craignant Dieu345 ». Si la (bonne) foi d’un homme, sa crainte de Dieu et sa droiture font l’unanimité ; si tout un chacun affirme qu’il n’est ni cupide ni dissimulateur, qu’il n’est pas en conflit avec la personne contre laquelle il témoigne, et qu’il n’incline pas en faveur d’un plaideur en raison de liens de parenté, alors sa déposition doit être crue même s’il est le seul témoin. « Si toutes ces conditions ne sont pas réunies, et que de nombreuses personnes connaissent [le témoin] pour sa rectitude, son absence de cupidité et sa bonne foi, il faut deux ou trois témoins de cette sorte pour que leur déposition soit acceptée346. » Si le témoin n’a aucune de ces qualités, sa parole est suspecte et ne doit donc être prise en considération ; enfin, le témoin connu pour ses mensonges, ses faux témoignages et son injustice doit voir sa déposition irrémédiablement rejetée347. Išoʿbokht s’éloigne ainsi de la division binaire entre témoins fiables et témoins suspects pour définir une troisième catégorie : celle du témoin idéal, dont la parole isolée fait foi. Le nombre de témoins et la confirmation des dires de l’un par les autres n’est plus un critère pertinent dès lors que le témoin est irréprochable à tous points de vue. Le juriste syro-oriental se démarque ainsi non seulement de la tradition chrétienne héritée de l’époque apostolique, mais aussi du droit musulman qui, en cette fin du viiie siècle, n’accepte plus comme preuve le témoignage isolé. Le portrait du témoin idéal, tel que le dessine Išoʿbokht, met en avant trois catégories de critères à prendre en compte : la foi ou la piété, la moralité et la neutralité dans l’affaire en cours. Les qualités exigées, supposées empêcher toute déclaration mensongère, doivent être corroborées par les affirmations d’un grand nombre de personnes, ce qui permet d’envisager le recours à des enquêtes – bien que le texte d’Išoʿbokht reste silencieux sur ce point. 342. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 198 (§ 6). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 70. Dans la seconde moitié du viiie siècle, ce sont également les demandeurs qui amènent des témoins oculaires devant le métropolite Mār Aḥā. Thomas de Margā, The Book of Governors, I, p. 122/II, p. 260-261. 343. Voir par exemple Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 184 (§ 4), 196 (§ 3), et passim. 344. Voir références supra. 345. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 194 (§ 1). 346. Ibid., p. 194-196 (§ 1). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 69. 347. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 196 (§ 1, 2).

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Il est enfin un cas où l’appréciation d’un témoignage semble indépendante de la réputation des témoins : celui où la déposition porte préjudice au témoin luimême ou profite à l’adversaire (de la partie en faveur de laquelle il témoigne). En pareil cas, affirme Išoʿbokht, le témoignage doit être accepté348 : le fait qu’il aille dans un sens inattendu laisse présumer sa véracité. De même, si un document à la valeur suspecte (šṭōrō d-pūšōkō) était produit accompagné de témoins, la suspicion qui le touchait s’étendait aux témoins, et un serment pouvait être déféré au défendeur comme en l’absence de toute preuve349. À un niveau plus général, l’acceptation d’un témoignage reposait sur la prise en considération des présomptions, sur lesquelles nous allons revenir en détail. La preuve par témoins n’est pas regardée comme des plus fiables dans l’historiographie syriaque. À plusieurs reprises, la Chronique de Zuqnīn dénonce les abus des chrétiens de Mésopotamie dans la seconde moitié du viiie siècle : quand un juge (dayōnō) exigeait la production de témoins, le plaideur s’en allait sur la place publique et demandait à n’importe qui350 de déposer en sa faveur ; le quidam acceptait de témoigner avant même de savoir de quoi il retournait351. Le chroniqueur se plaint de surcroît que les faux témoins aient été faciles à acheter352. Le pessimisme de l’auteur anonyme de cette Chronique, qui voyait en les malheurs du temps le châtiment divin, invite à considérer son constat avec prudence. Il n’en demeure pas moins que le témoignage, largement utilisé dans la procédure judiciaire, paraissait souvent suspect aux yeux des contemporains d’Išoʿbokht. Ce n’est donc pas un hasard si la preuve documentaire jouissait d’une place considérable dans la procédure.

• Les preuves documentaires

Les sources narratives témoignent de l’importance de l’écrit dans les transactions en milieu chrétien. L’auteur anonyme de la Chronique de Zuqnīn, déplorant les difficultés rencontrées par les paysans de Mésopotamie pour payer leurs impôts, évoque comment ceux-ci devaient recourir à des usuriers qui exigeaient d’eux des « écrits » – c’est-à-dire des reconnaissances de dette susceptibles d’être produites contre eux353. La preuve documentaire est acceptée par Išoʿbokht comme elle l’était de ses prédécesseurs. En principe présentée par le demandeur354, Ibid., p. 196 (§ 2). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 69. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 198-200 (§ 8). Le texte syriaque parle de ḥabrō : un compagnon, un ami, un voisin… Chronique de Zuqnīn, p. 116-117/98, 182/151. Ibid., p. 182/151. Ibid., p. 184/152. L’usurier type disait à son futur débiteur : « Je réclame un écrit contre toi. » Les débiteurs « rédigeaient un document en faveur [du créancier] ». 354. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 198 (§ 6). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 70. 348. 349. 350. 351. 352. 353.

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elle semble tantôt une alternative au témoignage355, tantôt un mode de preuve complémentaire, notamment en cas de dette : le juriste évoque une quittance (ktōbō d-pūrʿōnō) que le débiteur est supposé produire, en plus de ses témoins, pour prouver qu’il a remboursé son créancier356. Tout se passe comme si la preuve idéale était mixte – composée à la fois d’un nombre suffisant de témoins et d’un écrit. La preuve écrite pouvait néanmoins se suffire à elle seule. Un document, même ancien, devait être pris en considération et, après examen de son authenticité, donner lieu à un jugement : Si un homme intente un procès à un autre à propos d’une affaire ancienne, et apporte au milieu [du procès] un vieux document, l’ancienneté du cas ne nous empêche pas de rendre un jugement. Nous devons observer le vieux document qu’il amène, l’examiner et enquêter à son sujet, et seulement ensuite rendre notre jugement357.

Les verbes « observer » (neḥzē), « examiner » (nbaḥen) et « enquêter » (nʿaqeb) sont trop généraux pour reconstituer la procédure précise. Peut-être, si le document comporte les noms de témoins, le juge doit-il essayer de retrouver ces derniers. L’observation et l’examen requis de lui laissent néanmoins penser qu’une partie importante de l’authentification passait par le sceau apposé sur le document.

Sceaux Le sceau (ḥōtmō) s’avérait en effet essentiel pour authentifier le document et en déterminer la valeur. Išoʿbokht commence ainsi le sous-chapitre qu’il consacre à la preuve écrite : Le document authentique358 est celui qui porte le sceau de membres du clergé, de rois ou de gouvernants (šalīṭōnē) ; [de tels documents sont ainsi] approuvés et entérinés. [Le document] suspect est celui qui porte les sceaux de témoins. Quand un document authentique est apporté à des juges, ils l’utilisent [en le considérant conforme à] la vérité. En revanche, [les documents] 355. Voir par exemple Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 188 (§ 2), 194 (§ 7). 356. Ibid., p. 164. Voir également ibid., p. 184 (§ 4). Dans sa traduction-adaptation des mêmes passages, en revanche, Ibn al-Ṭayyib ne mentionne pas la preuve documentaire, signe que celle-ci était entre-temps tombée en désuétude – peut-être sous influence des procédures musulmanes. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 54, 64. 357. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 184 (§ 5). Un peu plus loin, Išoʿbokht revient sur la même idée : « Un document ne doit pas être écarté en raison de son ancienneté et de son âge, mais doit au contraire être traité comme authentique. » Ibid., p. 188-190 (§ 7). 358. Le terme utilisé en syriaque est šarīrō, qui peut aussi vouloir dire « solide », « sain ». Voir L. Costaz, Dictionnaire syriaque-français, Syriac-English Dictionary, Beyrouth, Dar elMachreq, 3e éd., 2002 p. 381.

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portant les sceaux de témoins doivent faire l’objet d’une enquête. Si les témoins qui ont scellé le document sont dignes de confiance (mhaymanīn), connus de tous dans ce pays et cette Église pour leur crainte de Dieu, et s’il existe des témoignages honorables à leur sujet, nous le traitons comme s’il s’agissait d’un document authentique. Mais s’il n’en va pas ainsi, nous doutons de son [authenticité]359.

La synthèse d’Išoʿbokht esquisse ainsi un système de preuves légales hiérarchisées : au sommet se tient le « document authentique », rendu indiscutable, comme chez les Sassanides360, par le sceau des plus hautes autorités laïques ou ecclésiastiques. De valeur moindre, l’écrit scellé par des témoins privés ne constitue pas une preuve indiscutable et doit donner lieu à des vérifications. Enfin, en bas de l’échelle, vient le simple témoignage oral361.

Originaux et copies La valeur probatoire du document ne résidait pas uniquement dans le sceau qui l’accompagnait. Un écrit original vieux et « rongé » par le temps – vraisemblablement mutilé – semblait avoir perdu une partie de sa valeur, même s’il était frappé d’un sceau authentique. Si le document original était accompagné d’une copie (paršagnō, mot d’origine perse), les présomptions devenaient néanmoins assez fortes pour que le juge puisse le prendre en considération et le traiter comme un écrit authentique. C’était là, affirme Išoʿbokht, une des spécificités du système judiciaire syro-oriental : « Les juges séculiers ne rendent pas de jugement sur la base d’une copie de document362 », dit-il. Mais la copie n’avait elle-même valeur de présomption qu’en vertu du fait qu’elle portait elle aussi un sceau363. Les copies de certains documents, à l’instar des testaments et des actes d’affranchissement, avaient valeur de preuve si elles étaient scellées, même si elles n’étaient pas accompagnées de l’original364. Les copies de reconnaissances de dettes faisaient toutefois exception365, et celles d’actes de vente devaient faire l’objet d’une enquête (ʿūqōbō) par le juge366. 359. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 186-188 (§ 1). 360. Voir supra. 361. Cette hiérarchie incluant le témoignage oral semble implicite quelques lignes plus loin : Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 188 (§ 2). Il est à noter que dans la traduction-adaptation du même paragraphe, Ibn al-Ṭayyib élimine une fois de plus toute référence à la preuve documentaire. S’il conserve la preuve testimoniale, il ajoute aussi une référence à l’aveu du défendeur, rendant ainsi la procédure parfaitement conforme à celle des tribunaux musulmans. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67. 362. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 188 (§ 5). 363. Voir ibid. (§ 6). 364. Ibid. 365. Ibid. (§ 5). 366. Ibid. (§ 6).

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Faux et usage de faux La valeur juridique de l’écrit rendait l’Église particulièrement attentive aux risques de faux. Išoʿbokht distingue plusieurs catégories de documents : le document simplement « corrompu » (štōrō da-srīḥ), le faux élaboré de toutes pièces (štōrō d-šūqrō, litt. « document mensonger »), et le document « falsifié et trafiqué » (štōrō da-b-pūrsō w-tūkōnō metʿbed). Qu’un individu soit trouvé en possession d’un document corrompu, et il doit subir une sévère correction : ses cheveux et sa barbe doivent être tondus et il doit se tenir à la porte de l’église, pendant au moins un mois, vêtu d’un simple sac et couvert de cendres367. Si l’on trouve quelqu’un en possession d’un faux, le (présumé) faussaire doit assumer toutes les pertes occasionnées par le faux ou, en l’absence de préjudice, payer une amende équivalente aux pertes potentielles, dont le montant sera distribué en œuvres charitables. La sanction est beaucoup plus forte si, en plus de cela, le faussaire a apposé son sceau sur le faux : il doit se voir frappé d’interdit et « attaché »368 ; par la suite son témoignage doit être systématiquement rejeté et l’homme doit être désormais considéré comme indigne de confiance369. Quant à la fabrication et à l’usage de documents trafiqués, elle expose au blâme et à l’exclusion de l’Église370. Procédures spécifiques Le recours à la preuve documentaire permit le développement de procédures exceptionnelles. Une affaire douteuse pour laquelle le plaideur ne pouvait produire aucune preuve écrite tournait vite court : le juge ne devait pas se prononcer. Si en revanche le plaideur pouvait faire parvenir un document à un autre juge que celui auquel il s’était présenté, le juge qui avait vu le document pouvait témoigner devant le magistrat en charge du procès371. Une telle procédure, où un écrit n’est pas soumis au juge de l’affaire mais à un magistrat éloigné qui agit ensuite en tant que témoin, peut être interprétée comme une procédure épistolaire. La correspondance entre juges aurait ainsi permis à un demandeur de faire valoir une preuve documentaire qu’il n’avait pas en sa possession au tribunal, mais qu’il 367. Ibid., p. 190 (§ 1). 368. Le syriaque lit netēser, ce qui pourrait signifier « être mis en prison ». Un peu plus loin, le juriste ou son traducteur explique le mot esrō (même racine, litt. « lien ») par celui de kelyōnō (« interdit [religieux] »). Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 190 (§ 3). 369. Ibid., p. 190 (§ 2). 370. Ibid. (§ 3). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67. 371. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 184 (§ 6). Ce passage est loin d’être clair, notamment parce que « l’autre juge » (dayōnō (a)ḥrōnō) semble apparaître à la ligne suivante comme « le premier juge » (dayōnō qadmōyō). Notre interprétation de cette procédure suit l’explication qu’en donne plus tard Ibn al-Ṭayyib, qui dit « si [le plaideur] a avec lui un document dont l’authenticité a été établie devant un autre juge » (wa-in kāna maʿa-hu kitāb qad ṯabuta ʿinda ḥākim āḫar) (Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 64). La particule qad suppose l’antériorité de la soumission du document à l’autre juge, ce qui laisse penser que c’est ce même autre juge qui intervient alors en tant que témoin (de l’authenticité du document).

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pouvait faire produire devant un juge éloigné. Dans le détail, cette hypothèse reste spéculative car le texte d’Išoʿbokht est trop concis pour autoriser aucune certitude. Il est clair, en revanche, que la preuve écrite donne ici lieu à une procédure spécifique. Malgré la confiance qu’Išoʿbokht place en l’écrit, le juriste montre qu’en certains cas il n’a pas lieu d’être pris en considération. Si un créancier produit une reconnaissance de dette (štōr ḥawbōtō) et prétend que son débiteur ne lui a rien remboursé – ce que ce dernier nie –, le document ne peut rien prouver puisqu’il établit l’existence de la dette mais ne dit rien du remboursement. Le créancier demandeur doit donc trouver d’autres preuves et le juge l’écoute « comme quelqu’un qui n’aurait apporté aucun document372 ».

• La charge de la preuve

Selon Išoʿbokht, la preuve testimoniale peut être réclamée tant au demandeur qu’au défendeur. Le juriste expose des situations où, en apparence, le défendeur se voit réclamer la preuve de son innocence. Si un créancier attaque son débiteur en justice pour exiger remboursement, et si ce dernier nie sans pouvoir prouver son innocence par le biais de témoins ou de documents établissant qu’il a réglé sa dette, le débiteur doit être condamné, quitte à ce que le juge revienne plus tard sur sa décision au vu de preuves373. En apparence, donc, la preuve est ici demandée au défendeur qui se contente de nier devoir quoi que ce soit – il répond à l’accusation en disant « je ne dois rien » (lō ḥōyeb (e)nō)374. Deux siècles et demi plus tard, Ibn al-Ṭayyib interprète différemment ce passage, considérant que le débiteur ne se contente pas de nier mais prétend avoir remboursé sa dette (iddaʿā l-qaḍā [sic])375, ce qui le place non plus en position de défendeur mais de demandeur (muddaʿī). S’agit-il là d’une rationalisation influencée par la procédure musulmane, qui veut à cette époque que la charge de la preuve n’incombe qu’au demandeur ? Ou faut-il penser qu’Išoʿbokht considérait déjà, implicitement, que le débiteur prétendait avoir remboursé sa dette et devait donc prouver son affirmation ? Le texte syriaque d’Išoʿbokht, en tout cas, n’évoque qu’un débiteur en position de défendeur, ce qui montre soit que l’auteur considérait que la charge de la preuve pouvait incomber au défendeur, soit que le droit chrétien n’était alors pas assez systématisé pour qu’Išoʿbokht (ou son traducteur) ressente le besoin d’expliciter que le débiteur se trouvait alors en position de demandeur.

372. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 188 (§ 3). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67. 373. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 164. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 54. 374. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 164. 375. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 54.

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• Le serment

Le serment, nous l’avons vu, faisait encore l’objet de controverses à la fin du viiie siècle, entre un Timothée qui le condamnait sans rémission et un Išoʿ bar Nūn qui préconisait d’y recourir. De son côté Išoʿbokht, conscient de l’utilité de cette preuve dans la procédure judiciaire, entreprend d’en justifier la pratique : Concernant les serments, Moïse a donné la loi suivante : « Tu ne prêteras pas de serment mensonger » (Lev. 19 : 12). Puis notre Seigneur a ordonné : « Ne jurez pas du tout ! » (Matt. 5 : 34). Quant à nous, cependant, pour raison de nécessité (ananqī), il nous arrive parfois de prescrire le recours à des serments. Ce n’est point que nous nous opposions au commandement de notre Seigneur ; l’apôtre saint Paul luimême ne s’opposait point à notre Seigneur quand il disait que « les hommes jurent par Celui qui est plus grand qu’eux, et leurs différends trouvent un terme définitif dans le serment » (Heb. 6 : 16). Notre Seigneur n’a instauré cette loi ni pour les affaires de ce monde, ni pour les juges rendant la justice dans ce type [d’affaire]. Tu vois bien qu’Il a ordonné : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui l’autre joue. Si quelqu’un veut t’intenter un procès et prendre ta tunique, laisse-lui aussi ton manteau ! » (Matt. 5 : 39-40.) Ce n’est pas pour autant que, si un homme vient se plaindre devant nous qu’un autre l’a giflé, nous lui ordonnons de tendre l’autre joue ; ni pour autant que nous ordonnons à celui auquel on a pris sa tunique de donner son manteau. Notre Seigneur a en effet défini cette loi pour Ses apôtres, qui avaient une conscience parfaite de toutes les affaires de ce monde, et à qui Il a également demandé de porter leurs croix et de le suivre376. [Cette règle] s’offre à la volonté de ceux qui désirent s’approcher de la perfection absolue. Il en va de même quand Il recommande : « Ne jurez pas du tout ! » [Cette injonction] ne signifie pas qu’il est interdit [de jurer] dans le cadre de procès opposant des hommes, procès qu’il serait impossible de mener à bien sans recours aux serments. C’est à l’intention de Ses disciples qu’Il a formulé cette recommandation, car ils étaient justes et il n’était pas nécessaire qu’ils recourent aux serments : ils disaient ce qui était comme cela était, et ce qui n’était pas comme cela n’était pas. En revanche, parce que nous réservons un traitement judiciaire aux affaires de ce monde, nous ne pouvons de notre côté nous passer des serments lorsque nous rendons la justice entre les hommes. C’est pourquoi nous nous appliquons autant que possible à admonester les plaideurs : nous [les instruisons] de ne pas prêter ni faire prêter de serment s’ils peuvent l’éviter, de se réconcilier et de se comporter de manière intègre pendant le procès. Le demandeur qui intente un procès à son compère a bien souvent tendance à réclamer de lui un serment ; nous lui conseillons, autant que possible, de ne pas le faire jurer 376. Voir Siméon de Rēv-Ardašīr dans Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 213.

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et de supporter – confiant dans la rétribution divine – l’injustice qui lui est faite. Mais si le juge souhaite [recourir au serment], nous ne l’en empêchons pas. Quant au défendeur, il ne nous est pas souvent possible de lui interdire de prêter serment. En effet, on lui réclame souvent quelque chose qui est au-dessus de ses forces, ou à laquelle il ne comprend rien. Même à celui-là, nous recommandons dans la mesure du possible de ne pas jurer. Mais s’il n’y a pas d’autre moyen, nous ne lui refusons pas de [faire usage] de son droit [de jurer]377.

Bien qu’il soit moralement répréhensible en théorie, le serment n’en est pas moins indispensable au bon fonctionnement de la justice : Išoʿbokht recourt ici au concept de « nécessité » (ananqī), équivalent de celui de ḍarūra qui se développa à l’intérieur de l’Islam378. La pratique judiciaire nécessite l’adoption de solutions pragmatiques, même en décalage avec la parole divine. Le serment devient un mode de preuve acceptable lorsque le demandeur est incapable de produire de témoignages ou de document379, ou encore, en certains cas, lorsque les présomptions sont insuffisantes380. Sur le plan purement théorique, Išoʿbokht préconise que le serment commence par être déféré au défendeur qui peut parfois, à son tour, demander au juge de référer le serment au demandeur381. Dans certains cas, cependant, le serment ne pouvait être référé, par exemple lorsque le gardien d’un dépôt était traduit en justice après l’avoir perdu (du fait de sa négligence ou des mauvaises intentions de tiers, des voleurs par

377. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 197-198 (§ 1-5). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 72. 378. Voir Y. Linant de Bellefonds, « Ḍarūra », EI2, II, p. 163. Le concept de ḍarūra est déjà présent dans les sources juridiques musulmanes de la fin du iie/viiie siècle. Voir par exemple al-Šaybānī, Kitāb al-aṣl al-maʿrūf bi-l-Mabsūṭ, éd. par Abū al-Wafā’ al-Afġānī, Beyrouth, ʿĀlam al-kutub, 1990, II, p. 483, 497 ; III, p. 34. Au xie siècle, Ibn al-Ṭayyib traduit d’ailleurs ananqī par ḍarūra. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 72. 379. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 198 (§ 6). Le serment était également demandé en cas de preuve documentaire neutralisée par une forte présomption : si, par exemple, une dispute à propos d’un bien opposait un demandeur produisant des documents authentiques et un défendeur en possession du bien depuis plus de cinquante ans : la durée de la possession faisait pencher la présomption en faveur du défendeur et celui-ci pouvait prêter un serment qui l’emportait sur la preuve documentaire. Ibid., p. 198 (§ 8). 380. Voir par exemple ibid., p. 80. Comme nous le verrons plus loin, des présomptions pouvaient être suffisantes pour donner lieu à un jugement. En cas de dispute relative à une propriété, ce n’est ainsi qu’en l’absence de présomptions permettant « une appréciation/connaissance claire (qriḥōīt) » de la vérité que le juge devait recourir au serment. Ibid., p. 190 (§ 2). 381. Ibid., p. 198 (§ 6). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 70. Quand le défendeur avoue qu’il devait bien quelque chose mais prétend l’avoir déjà rendu, les rôles s’inversent (le défendeur clame quelque chose) et le serment est déféré à son adversaire. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 198 (§ 7). Voir également ibid., p. 198-199 (§ 8-9) – où le serment revient le plus souvent au défendeur.

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exemple) : en l’absence de témoin, le juge ne pouvait que demander au défendeur de jurer de sa bonne foi382. Dans la pratique, selon les cas abordés par Išoʿbokht, le serment pouvait en réalité être réclamé soit au demandeur, soit au défendeur. En cas d’accusation d’adultère portée sans preuve par un mari contre son épouse, le serment revenait à l’époux (demandeur) si la femme était connue pour ses mauvaises mœurs, et à l’épouse (défenderesse) si tel n’était pas le cas383. Si le mari accusait sa femme de ne pas avoir été vierge au moment du mariage, il incombait à l’épouse (défenderesse) de jurer384. En cas de litige relatif à la propriété d’un bien, le serment pouvait être déféré soit à une partie, soit à l’autre385. De fait, l’invitation à jurer ne dépendait pas du rôle de la partie dans le procès (défendeur ou demandeur), comme dans le droit musulman classique, mais de présomptions : la partie supposée la plus susceptible d’affirmer la vérité était appelée à jurer, et ce n’est qu’en cas de refus que le serment était référé386. Nous allons y revenir. Le serment faisait l’objet d’un rituel religieux. Dans le cas où un mari accusait sa femme de ne pas avoir été vierge au moment du mariage, celle-ci pouvait se voir demander de prêter serment à l’église, « devant le saint autel (madbḥō)387, les Évangiles et le signe de croix388 ».

• Présomptions et preuves circonstancielles

Le chapitre qu’Išoʿbokht consacre aux procédures s’ouvre sur une apologie du système judiciaire syro-oriental, dont l’auteur exalte la principale vertu au regard des systèmes judiciaires « étrangers » (da-l-bar) : contrairement aux tribunaux extérieurs, qui n’écoutent pas un demandeur si celui-ci n’apporte pas des témoins véridiques et/(ou ?) un document authentique (šṭōrō šarīrō) – ou si les preuves produites sont suspectes –, les tribunaux nestoriens écoutent les plaideurs quoi qu’il arrive. Et le juriste d’expliquer :

382. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 200 (§ 10). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 71. 383. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 64. 384. Ibid., p. 80. 385. Ibid., p. 190 (§ 2). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 68. 386. Cette règle, transposée dans le droit musulman, reviendrait à faire jurer en priorité le défendeur. En effet la possession de l’objet du litige par le défendeur (la réclamation de l’objet provenant d’un demandeur qui n’est pas en sa possession) rendait plus probable qu’il en soit le propriétaire. Voir par exemple al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 393. 387. Il faut noter que le terme madbḥō peut aussi désigner l’abside de l’église. Voir E. A. W. Budge, dans Thomas de Margā, The Book of Governors, op. cit., II, p. 431. 388. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 80. Dans la version arabe de la vie de l’évêque égyptien Pisentius (m. 631), remaniée à l’époque islamique, une femme accusée d’adultère se voit demander, à titre d’ordalie, de boire de l’huile sainte face à la croix. E. De Lacy O’Leary, « The Arabic Life… », art. cité, p. 440-441.

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C’est que, de notre côté, nous [prenons en considération] ce que nous savons et ce dont nous sommes persuadés389. En effet, nombre d’individus donnent à d’autres en secret, sans que nul ne le sache. Tant que le demandeur n’est pas connu pour être menteur, pour lancer de fausses accusations et pour son goût pour les procès, nous entendons ce qu’il a à dire, même s’il n’apporte ni document, ni témoins. Et nous lui rendons justice conformément au bon droit390.

L’identification des tribunaux « extérieurs » dont parle Išoʿbokht est malaisée. Uriel Simonsohn y voit une allusion évidente aux tribunaux musulmans auxquels pouvaient recourir les chrétiens391, interprétation que justifie, au paragraphe suivant, une interdiction plus explicite de recourir au « juge païen » (dayōnō ḥanpō)392. Il faut néanmoins observer que l’écrit ne fait pas partie des preuves généralement réclamées par les tribunaux musulmans. On ne peut donc exclure que cette comparaison vise (ou touche aussi) d’autres tribunaux – chrétiens jacobites ou melkites, hypothèse que Simonsohn ne formule pas. Comme nous avons eu l’occasion de le voir, le droit syro-occidental des premiers siècles de l’Islam reconnaît également la preuve documentaire, mais n’évoque nulle part la possibilité qu’a le juge de fonder sa décision sur sa propre appréciation de la fiabilité du demandeur. Quoi qu’il en soit, la spécificité du système syro-oriental réside, selon Išoʿbokht, dans la capacité du juge à estimer le bien-fondé d’une plainte en fonction de la réputation du demandeur. Ce mode d’appréciation, auquel on trouve encore des allusions dans les écrits d’Išoʿ bar Nūn, se trouvait déjà au cœur de la Didascalia apostolorum et affleurait peut-être dans la correspondance de Ḥnānīšoʿ. Pour Išoʿbokht, ce principe est essentiel et distinctif : la réputation d’un demandeur a valeur de présomption, et peut éventuellement dispenser des autres modes de preuve. Au fondement de la présomption, il y a la connaissance ou la reconnaissance d’un fait. Ainsi, Išoʿbokht explique que la propriété d’un bien est établie quand « tout le monde » en a connaissance (īdīʿūtō) ou, à défaut, un certain nombre d’hommes « bons et renommés » (ṭōbē w-šapīray šmō) ; à l’inverse, une possession 389. U. I. Simonsohn, qui suit en cela l’interprétation de Sachau, propose une traduction un peu différente de ce passage : We, however, as we know and are convinced that [there are] many [who] give one another a thing discreetly… (U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 163). La particule d- qui précède sagiyē peut néanmoins avoir une valeur causale (« en effet »). D’autre part, que l’auteur dise « qu’il sait et est persuadé » que des transactions se font de manière strictement privée reviendrait à insister lourdement sur quelque chose d’évident ; l’expression yōdʿīn ḥnan wa-mpōsīnan fait plus logiquement écho au mō d-lō īdīʿ de la ligne suivante, allusion explicite à ce que le juge peut savoir du plaideur. 390. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 182. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 63. 391. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 162-163. 392. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 184.

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non reconnue par autrui est considérée comme indue393. En cas de procès, le juge ou ses hommes de confiance peuvent donc, à défaut d’autres preuves, mener une enquête (ʿūqōbō) et interroger – devant les plaideurs ou en secret – les habitants de leur région ou de leur village ; le jugement est ensuite rendu en fonction des conclusions des investigations394. La possession d’un bien sur la longue durée – plus de cinquante ans, ou la transmission sur trois générations – valait également présomption de propriété. De surcroît, cette présomption pouvait revêtir une valeur telle que les autres preuves s’effaçaient : pour peu que, en plus de cette durée, le bien ait été transmis par des personnes « non connues pour leur recours à la fraude, pour leur autorité ou pour leur usage de la force », la présomption de propriété qui en résultait était considérée comme supérieure à un document authentique395. Qu’un adversaire se présente et revendique le bien en apportant un tel document, et ce dernier perdait toute valeur probatoire. Présomption de propriété et écrit authentique s’annihilaient, et il ne restait plus, pour départager les plaideurs, qu’à recourir au serment – d’abord déféré au possesseur de l’objet du litige, puis éventuellement référé au demandeur396. Il ressort que la prise en compte de telles présomptions faisait de l’enquête (ʿūqōbō) une étape essentielle de nombreux procès : il convenait avant toute chose de déterminer de quel côté penchait la balance. Si un demandeur (X) réclamait un bien en possession de son adversaire (Y), affirmant qu’il possédait autrefois ledit bien et que Y s’en était emparé, le juge devait déterminer si X avait effectivement été, jadis, en possession de l’objet du litige et diligentait une enquête à cet effet397. Ce n’est que dans un second temps, en fonction du résultat des investigations, que des preuves étaient réclamées à l’un ou l’autre des plaideurs – acte de vente, témoins ou serments398.

Quand la présomption l’emporte sur la preuve De telles présomptions avaient également une incidence sur la prise en compte des preuves légales. En cas de dispute sur la propriété d’un bien (aux mains d’un défendeur), les documents authentiques produits par le demandeur n’avaient manifestement pas d’effet juridique si le défendeur était en possession du bien depuis plus de cinquante ans (ou trois générations)399. De même, la production 393. Ibid., p. 190 (§ 1). 394. Ibid. (§ 2). 395. Le demandeur pouvait néanmoins tenter de prouver que son adversaire tenait le bien de personnes malhonnêtes. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 192 (§ 4). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 68. 396. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 192 (§ 3). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 68. 397. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 192 (§ 5). 398. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 192 (§ 5). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 68. 399. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 198 (§ 8).

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d’une reconnaissance de dette par un demandeur contre son débiteur peut-elle avoir un effet nul auprès du juge « si l’on sait (metīdaʿ) que [le débiteur] a remboursé une partie [de sa dette]400 ». Nous avons vu plus haut que la preuve documentaire d’une dette ne signifiait pas que celle-ci n’avait pas été remboursée. Il est possible, néanmoins, qu’en ce cas la présomption constitue un élément clé : si le savoir collectif (certains diraient : la rumeur) suggère que le défendeur est innocent, le document n’est pas pris en compte ; s’il laisse penser que le défendeur est coupable, l’écrit, bien qu’il ne puisse servir de preuve en ce cas, peut constituer un indice de plus pointant vers sa culpabilité. Il en va de même quand un demandeur produit la preuve écrite d’un achat : s’il « est connu » que le demandeur s’est en fait rétracté et a repris son argent, l’acte d’achat doit être regardé comme suspect par le juge et ne doit pas être pris en considération401.

Effet des présomptions sur la charge de la preuve Certaines présomptions pouvaient renverser la charge de la preuve. Si le juge suspectait la culpabilité du défendeur (détenteur d’un objet revendiqué par son adversaire), il ne revenait plus au demandeur de prouver sa prétention, mais au défendeur de prouver qu’il n’était pas coupable. Si une enquête permettait de suspecter une appropriation frauduleuse ou forcée, l’absence de production d’un acte d’achat par la partie en possession du bien en litige renforçait encore les présomptions pesant contre elle402. De même, quand un fils était en possession d’un bien de son père (encore en vie), ou si quelqu’un utilisait un esclave non connu pour lui appartenir, il leur revenait de prouver la validité de leur possession par un document écrit ou la production de témoins403. Le serment pouvait incomber à l’un des plaideurs en fonction de la présomption d’innocence ou de culpabilité pesant sur la personne du défendeur. Mettons qu’un homme accuse son épouse d’adultère – car il l’a surprise avec son amant – mais ne puisse produire de témoins ; si la femme est connue pour sa lascivité et son comportement licencieux, le serment incombe au mari (demandeur) et entraîne la sentence du prêtre, qui prononce alors la séparation des époux. Si, en revanche, la femme jouit d’une bonne réputation, c’est à elle (en position de défendeur) de jurer de son innocence, auquel cas le prêtre maintient ensemble

400. Ibid., p. 188 (§ 3). Dans sa traduction-adaptation du même passage, Ibn al-Ṭayyib élimine toute allusion à « ce que l’on sait » du remboursement de la dette : pour lui, ce savoir n’était manifestement pas un argument juridique. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67. 401. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 188 (§ 4). 402. Ibid., p. 192 (§ 6). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 68-69. 403. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 194 (§ 7). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 69. On remarquera qu’en ce cas, la possession de l’objet ne vaut pas présomption de propriété, à l’inverse de ce que propose généralement le droit musulman.

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les deux époux404. Il en va de même lorsque la propriété d’un bien ne peut être établie avec certitude, ni par la production de preuves légales, ni par la reconnaissance publique : le serment est alors déféré à celui en faveur duquel les présomptions penchent le plus (parce que la rumeur publique lui profite)405. Dans ces cas, au moins, le serment incombe à celui des plaideurs vers lequel tendent les présomptions. Celles-ci pouvaient parfois entraîner à elles seules une condamnation. Selon Išoʿbokht, si un mari accuse sa femme de ne pas avoir été vierge au moment de leur mariage, et que celle-ci est « connue » (metīdʿō) pour ses mauvaises mœurs, elle est renvoyée chez son père sans plus de preuves406. La réputation d’une personne, ce que l’on « connaissait » d’elle, ce qui était « évident » (galyō) aux yeux de tous pouvait ainsi l’emporter en l’absence d’autre preuve. En cas de dispute entre les héritiers d’un débiteur et ses créanciers à propos du gage laissé par le débiteur, le gage pouvait être vendu à la seule condition que les juges de l’Église et certains laïcs en connaissent (īdaʿtō) l’existence407. À ce type de présomption sont apparentés certains signes matériels que le juge pouvait prendre en compte. Quand un plaideur accusait son adversaire de produire un document falsifié, le juge ne devait l’écouter à moins que le plaideur n’en apporte la preuve (par des témoins) ou que lui-même ne constate les signes d’une telle falsification : la « preuve » (mḥawiyū), constituée de témoins (sōhdē) et produite par un plaideur, peut être suppléée par la « connaissance » (īdīʿūtō), fruit de l’observation de « signes » (šū(w)dōʿē, même racine que īdīʿūtō) par le juge408.

• Le jugement

Išoʿbokht considère la fonction de juge ecclésiastique comme particulièrement délicate : en raison de sa place dans la société, le prêtre investi de pouvoirs judiciaires doit veiller à ne pas encourir les reproches de ses ouailles, et à ne pas susciter de murmures à son encontre. Or prononcer un verdict juste et équilibré s’avère souvent difficile. C’est pourquoi, dit-il, les juges ecclésiastiques, parce qu’ils sont les éducateurs (malpōnē) de la chrétienté, doivent recourir tant à des formes « inférieures » qu’à des formes « supérieures » de jugement (ḥasīrūt 404. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 64. Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., I, p. 164. Cette procédure, qui rappelle à certains égards le serment d’anathème réciproque (liʿān) du droit musulman, s’en distingue donc par des aspects essentiels. 405. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 190 (§ 2). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67, qui ne prend pas en compte ce type de présomption et considère que les plaideurs se mettent d’accord pour savoir à qui revient le serment. 406. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 80. 407. Ibid., p. 154. 408. Ibid., p. 190 (§ 4). Voir Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67. Ibn al-Ṭayyib évacue toute référence aux traces matérielles qui, pour lui, ne constituent manifestement plus des présomptions légales. De son point de vue, seul le témoignage permet d’établir la falsification d’un document.

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dīnō et yatīrūt dīnō)409. Il entend par là – explique-t-il – que les juges « doivent prodiguer des conseils (melkō) et user de l’admonestation (martyōnūtō), et non donner des ordres (pūqdōnō) aux plaideurs410 ». Il est donc préférable de ne pas rendre de jugement et que les ecclésiastiques, dans la mission pacificatrice qui leur incombe, parviennent à convaincre les parties de faire preuve elles-mêmes de justice. Dans l’idéal, le juge-prêtre devrait se contenter de son rôle de guide pastoral411 et ne pas exercer d’autorité contraignante. Après tout, comme le rappelle Išoʿbokht, Jésus et ses apôtres n’étaient pas tournés vers les affaires de ce monde et n’ont pas parlé de la justice humaine : seul le verdict de Dieu compte véritablement, et c’est la crainte de ce jugement à venir qui doit pousser les hommes à respecter les commandements divins et à ne pas tomber dans le péché412. Cela signifie-t-il que, pour Išoʿbokht, le juge ne prononce jamais de jugement ? Sans doute pas. En formulant cet idéal de prêtre médiateur et conciliateur, l’auteur inscrit sa réflexion dans une longue tradition, remontant à l’Antiquité et insistant sur le rôle pastoral du clergé. Les hommes ayant atteint la vertu parfaite ou la crainte de Dieu suprême n’ont pas besoin de recourir aux procès : le système judiciaire est fait pour les gens de peu de conscience, enclins à l’injustice et animés par leurs passions tels des enfants413. Les conseils et admonestations du juge ne suffisent donc pas toujours : tel est bien le sens de tout le chapitre 6 de son traité, qui décrit des procédures conduisant le juge, en règle générale, à se prononcer. Conseils et admonestations constituent une étape qui, dans l’idéal, devrait suffire à mettre fin au conflit. S’ils se heurtent à la mauvaise volonté des plaideurs, en revanche, le juge-prêtre doit trancher. Il demeure possible que ce jugement n’adopte pas toujours la forme d’une sentence exécutoire, mais puisse aussi, pour sauver les apparences, se traduire sous la forme d’un accord à l’amiable entre les plaideurs, comme il arrivait souvent dans l’Antiquité tardive414. 409. Ces expressions sont difficiles à interpréter. Sachau les traduit par « Rechtsminus » et « Rechtsplus », traduction littérale qui n’éclaire pas leur sens. Ḥasīrūt dīnō, qui peut signifier aussi « absence/manque de jugement », pourrait désigner une parole dépourvue du caractère exécutoire d’un jugement. En ce cas, le yatīrūt dīnō pourrait-il désigner le jugement « complet » (auquel cas il ne serait pas inclus dans les recommandations de l’auteur) ? Ou une autre forme de parole ? Dernière hypothèse, le ḥasīrūt dīnō (moins-que-jugement) serait le conseil, et le yatīrūt dīnō (plus-que-jugement) l’admonestation dont il est question juste après. 410. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 14. Voir H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 93-94. 411. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 20. L’idéal est que le clergé s’adonne au tūrṣō (rectification, correction = fait de montrer le droit chemin) et non au dīnō (justice à travers un jugement) – peut-être, d’après Sachau, une allusion à 2 Tim 3 : 16 (qui emploie le terme tūrṣō). Voir également J. Dauvillier, « Chaldéen (droit) », DDC, III, p. 342. 412. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 16-18, 20-22. Voir Siméon de Rēv-Ardašīr dans ibid., III, p. 213. 413. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 18. 414. Voir supra à propos de l’arbitrage en droit romain et des procédures dans les communautés juives.

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En raison sans doute de son inscription dans une rhétorique de pacification et de médiation, le traité d’Išoʿbokht s’étend d’ailleurs peu sur le statut du verdict. Tout au plus apparaît-il que la sentence prononcée par le juge ecclésiastique est susceptible de révision. Selon Išoʿbokht, un débiteur incapable de prouver qu’il a remboursé sa dette peut être condamné, mais s’il produit plus tard les preuves demandées, un nouveau jugement peut être rendu en sa faveur ; les biens qu’il aurait été obligé de vendre pour payer son créancier lui sont alors restitués avec intérêts415. CONCLUSION

L’effondrement de l’Empire sassanide et le recul de l’Empire byzantin jusqu’aux monts Taurus lors des conquêtes arabes eut un impact important sur l’évolution des justices communautaires. Les changements apportés au fonctionnement des tribunaux rabbiniques sont peu visibles pour les quatre premiers siècles de l’Islam à cause du manque de sources produites à cette période. Il est probable que leurs pratiques, ancrées dans la tradition talmudique, n’aient mué que lentement. Les responsa gaoniques les plus anciens permettent néanmoins de constater plusieurs réformes des procédures, notamment relatives à la position des plaideurs à l’audience et à la prestation de serment. Un des développements les plus significatifs concerne la forme désormais prise par le droit : les gaons légiféraient par le biais de leurs responsa, et à partir de la fin du viiie et surtout du ixe siècle apparurent des traités juridiques qui se distinguaient du Talmud, et qui prirent parfois la forme très pragmatique de manuels destinés à la rédaction des documents juridiques. La chute des empires eut une incidence plus profonde sur les chrétiens du Proche-Orient. Alors que la justice des Églises syro-occidentale et syro-orientale occupait une position marginale au sein de deux empires dotés de fortes structures judiciaires, la disparition des institutions byzantines et sassanides laissa le champ libre au renforcement de la justice ecclésiastique. Certes, toutes les structures byzantines ne disparurent pas du jour au lendemain et l’exemple de l’Égypte montre que les autorités locales continuèrent d’administrer la justice comme elles l’avaient fait avant l’Islam. Malgré la survivance d’une concurrence laïque forte, l’Église acquit probablement un rôle essentiel dans la résolution des conflits. Les institutions que mirent en place les nouveaux pouvoirs musulmans ne tardèrent pas à proposer une nouvelle alternative aux tribunaux chrétiens. Mais une justice musulmane mit longtemps à trouver ses marques et à offrir un système stable et prévisible. Entre-temps, l’Église avait renforcé ses prérogatives judiciaires et

415. Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 164.

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revendiquait, plus qu’elle ne l’avait jamais fait avant l’Islam, la place qu’elle entendait désormais tenir de manière exclusive auprès des fidèles. La disparition des deux empires laissa les Églises syro-occidentale et syroorientale sans autre référent que leurs propres législations. La justice ecclésiastique pouvait suivre son cours sans l’appui systématique d’un droit canonique civil et pénal : ainsi fonctionnait-elle déjà dans l’Antiquité tardive. Les anciens droits et la coutume proposaient un arsenal hétérogène, mais suffisant. En cas de doute, l’autorité des plus hauts représentants de l’Église – comme le catholicos Ḥnānīšoʿ – pouvait être sollicitée. Néanmoins, dès les premières décennies qui suivirent l’apparition de l’Islam, les nestoriens ressentirent le besoin de renforcer les fondements juridiques de leur société et se mirent à rédiger des traités. Ceux d’Išoʿyahb (catholicos de 650 à 658) et de Ḥnānīšoʿ n’ont pas survécu. Peut-être s’agissait-il d’ouvrages réduits, comme celui de Siméon de Rēv-Ardašīr qui, au milieu du viie siècle, se penchait surtout sur le droit des successions416. Chez les jacobites, dès la fin du viie ou le début du viiie siècle, un Jacques d’Édesse s’engageait dans la constitution de canons adaptés à la société postconquête. Sans un arsenal juridique répondant aux questions cruciales de la vie quotidienne des fidèles – mariages, successions, transactions, etc. –, la justice ecclésiastique risquait d’offrir des solutions hétérogènes et peu prédictibles par les plaideurs. L’intense réflexion juridique à laquelle s’adonnèrent les musulmans, qui aboutit à la fin du viiie siècle à l’apparition des premières grandes collections de fiqh, entraîna-t-elle par contrecoup un mouvement similaire dans la chrétienté orientale et, à moindre échelle, dans le judaïsme ? Est-ce poussés dans leurs retranchements que les chrétiens développèrent leur droit ? Un dialogue syriaque mettant en scène le conquérant ʿAmr b. Saʿd et le patriarche Jean417, dans lequel le premier met le second au défi de prouver que les chrétiens ont des lois écrites dans l’Évangile, pourrait le laisser penser418. Les autorités chrétiennes se sentaient sommées de justifier la validité de leurs institutions419. Pour garder leurs fidèles, sans doute était-il aussi nécessaire de leur démontrer la capacité de l’Église à fournir un cadre stable à l’exercice de la justice420. Il demeure que les chrétiens avaient, en apparence, une longueur d’avance sur les musulmans. Les plus anciens traités de droit canonique oriental qui nous soient parvenus sont un court ouvrage sur le mariage, composé par le catholicos Mār Abbā (r. 539-561), et le traité principalement consacré aux successions par 416. Voir R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 201-202. 417. Le premier peut être identifié à ʿUmayr b. Saʿd al-Anṣārī, gouverneur de Ḥimṣ jusqu’à fin 644, et le second à Jean Sedra, patriarche d’Antioche de c. 630 à 648. Voir B. Roggema, « The Debate… », art. cité, p. 26. 418. F. Nau, « Un colloque du patriarche Jean », p. 251-252/261-262. 419. Voir P. Crone, « Islam, Judeo-Christianity and Byzantine Iconoclasm », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 2, 1980, p. 71. 420. Voir A. Fattal, « How Dhimmīs were Judged… », art. cité, p. 85.

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Siméon de Rēv-Ardašīr (milieu viie siècle)421. Ce dernier ouvrage précède d’un siècle les plus anciens traités musulmans qui aient survécu. Si les nestoriens prirent manifestement de l’avance par écrit, en raison peut-être de leur tradition scripturaire antérieure, leur production semble néanmoins s’inscrire dans le même mouvement de théorisation juridique qui entraîna l’Islam. Les grandes systématisations canoniques qui sont l’œuvre, en Irak et en Iran, d’Išoʿbokht, de Timothée et d’Išoʿ bar Nūn – incorporant à différents degrés des règles de droit procédural – virent le jour à la fin du viiie siècle, tandis qu’apparaissaient au même endroit les premiers traités généraux de fiqh, notamment ceux des ḥanafites Abū Yūsuf et al-Šaybānī. Y eut-il influence d’un milieu religieux sur un autre ? Encore faudrait-il, pour répondre par l’affirmative, pouvoir déterminer l’antériorité d’un système. L’ancienneté du droit et des institutions juifs est incontestable, et nous reviendrons plus loin sur les modèles que ce système put représenter aux yeux des premières générations de musulmans. Néanmoins, les sources préservées pour l’époque gaonique laissent penser que les juifs se mirent plus tardivement à composer des monographies juridiques comparables à celles des musulmans422. En ce qui concerne les droits musulman et chrétien, il semble qu’ils se développèrent ensemble, d’un même élan. L’Islam et sa religion de la Loi représentaient un défi auquel les chrétiens étaient déjà prêts à faire face. L’intense bouillonnement intellectuel qui caractérise l’Irak de la fin de l’époque omeyyade et du début des Abbassides, en particulier à Bagdad où le catholicos nestorien ne tarda pas à s’installer423, permit aux deux cultures juridiques de s’épanouir, tant l’une avec l’autre que l’une contre l’autre424. Il resterait à déterminer dans quelle mesure on peut parler d’une justice au sein de chaque communauté non musulmane en terre d’Islam. Bien que celle des communautés juives de Palestine ne soit pas documentée pour les débuts de l’Islam, il est probable qu’elle se distinguait assez peu, comme à l’époque talmudique, de celle de Babylonie. De leur côté, les systèmes syro-occidental et syro-oriental ne sont pas en tout point similaires – bien que la comparaison soit rendue difficile par la moindre quantité de sources du côté syro-occidental. Leurs 421. 422. 423. 424.

H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 305. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 90. Voir S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 45. Cette dynamique des premiers siècles de l’Islam finit néanmoins par ralentir. Les musulmans firent bientôt du fiqh la discipline islamique par excellence, alors que les chrétiens ne développèrent jamais le droit canonique dans des proportions comparables. Comme le remarque Edelby, à partir du xiie siècle, ce furent les musulmans qui enjoignirent les chrétiens de préciser leur droit, et les grands nomocanons qui virent le jour au siècle suivant, comme ceux de Bar Hebraeus et de ʿAbdīšoʿ, s’inspirèrent clairement du droit musulman (N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 261). Signe que les Églises orientales, comme sous les Byzantins et les Sassanides, étaient toujours prêtes à s’accommoder des législations dominantes tant que ces dernières ne contredisaient pas les fondements spirituels de l’Église.

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différences, qui tiennent en partie à l’intégration de coutumes locales425, semblent néanmoins mineures, et les systèmes judiciaires syro-occidental et syro-oriental sont unis par leur référence à un fonds antique commun. Hormis leur appui sur les sources scripturaires (Bible et Nouveau Testament), ils se revendiquent tous deux de l’autorité des Pères et du droit romain – même l’Église syro-orientale qui, sous l’Islam, finit par intégrer des éléments du droit syro-romain. Le droit romain, quand il émanait d’empereurs chrétiens, offrait à la justice ecclésiastique un cadre structuré et, surtout, légitime. Chez les nestoriens, le droit sassanide demeura source d’inspiration – notamment chez Išoʿbokht426 –, mais avant tout dans le domaine du droit civil. En matière de procédures, il imprégna surtout le droit de la preuve documentaire, comme lorsqu’Išoʿbokht distingue deux degrés de validité des documents selon qu’ils portent le sceau d’institutions ou de simples particuliers. Mais ce que l’on connaît des procédures judiciaires sassanides semble avoir laissé peu d’autres traces tangibles chez les canonistes syroorientaux. Sans être unifiés, les systèmes judiciaires chrétiens de Syrie, d’Irak et d’Iran fonctionnaient donc de manière très proche. On peut suspecter qu’il n’en allait pas autrement en Égypte, ce que seules de futures études sur le droit copte permettront de vérifier. Il reste maintenant à évaluer dans quelle mesure ces justices juives et chrétiennes purent contribuer à la formation d’un système judiciaire musulman.

425. Sur la prise en compte du droit coutumier par Išoʿbokht, voir N. Pigulevskaja, Les villes de l’État iranien, op. cit., p. 110. 426. R. Payne, Christianity and Iranian Society, op. cit., p. 193.

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chapitre 6

É P I L O G U E   : L A FA B R I Q U E D E L A J U D I C AT U R E M U S U L M A N E

Il fallut plus d’un siècle pour que la judicature des conquérants arabo-musulmans acquière les caractéristiques qu’on lui connaît à l’époque classique. Tant du point de vue de l’organisation des audiences que de celui des procédures, les pratiques judiciaires se construisirent lentement, au gré de débats que l’on ne peut partiellement reconstituer qu’après le tournant du viiie siècle. L’image, véhiculée par certaines sources musulmanes, de cadis occupant une position centrale dès la seconde moitié du viie siècle, est par ailleurs nuancée par la documentation papyrologique, qui suggère pour sa part que l’institution se développa surtout à partir des Abbassides. C’est qu’en tout état de cause, le cadi fut loin de jamais monopoliser l’exercice de la justice. Non seulement d’autres organes émanant du pouvoir musulman jouèrent un rôle judiciaire primordial – notamment les gouverneurs de provinces à l’époque marwānide –, mais les tribunaux déjà en place au moment des conquêtes continuèrent de fonctionner – voire s’épanouirent, telle la justice épiscopale. Si l’on en croit l’exemple de l’Égypte, certaines de ces institutions vinrent peu à peu s’articuler à celle du cadi, avant de fusionner avec elle. D’autres, qui survécurent dans un cadre communautaire – justice ecclésiastique et rabbinique –, durent s’adapter au nouveau contexte historique, et affiner leur arsenal juridique afin de ne pas disparaître en raison de l’attrait toujours plus grand qu’exerçaient les tribunaux musulmans. Il convient maintenant de s’interroger plus en profondeur sur les articulations des différents systèmes, sur leurs éventuelles interactions, et de reposer la question de la genèse de la judicature musulmane, délibérément écartée jusqu’à présent1.

1.

Dans la mesure où une grande partie des éléments exposés dans ce chapitre ont déjà fait l’objet de développements, nous ne renvoyons pas systématiquement aux sources. Le lecteur pourra se reporter aux chapitres précédents.

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1. L’HÉRITAGE ARABE

Le cadi, laissent entendre certains chercheurs, est l’héritier du ḥakam de l’Arabie préislamique2. « Beaucoup » des premiers cadis se seraient appuyés sur leur précédente expérience d’arbitres, lit-on sous la plume de Wael Hallaq3. Le lien entre l’arbitrage antéislamique et la judicature du cadi est pourtant ténu. Le nombre de cadis que l’on connaît pour être d’anciens ḥakam-s est en réalité très faible. Le seul exemple recensé pour l’Égypte est celui de Kaʿb b. Ḍinna4. Si la tradition affirme qu’en Irak, Šurayḥ et Iyās b. Muʿāwiya furent pris pour arbitres de conflits avant d’être nommés cadis, cela se passait déjà du temps de l’Islam5. De même, parmi les noms de ḥakam-s préislamiques transmis par la tradition musulmane, aucun n’est connu pour être devenu cadi. L’héritier du ḥakam préislamique n’est autre que le ḥakam (ou muḥakkam) islamique, qui ne partagea bientôt plus avec son prédécesseur que la qualité d’arbitre choisi en commun par les adversaires. De tels ḥakam-s continuèrent d’exister au début de l’Islam et ne se confondent pas avec ceux que la tradition musulmane considère comme des cadis. Le fiqh réforma l’arbitrage (taḥkīm), en calquant ses procédures sur celles mises en œuvre par le cadi, afin de l’ériger en rouage officiel du système islamique de résolution des conflits6. Sur le plan des pratiques judiciaires, il n’est pas aisé d’établir un lien entre les procédures que l’on voit fonctionner dans la première moitié du viiie siècle et celles dont la littérature arabe a préservé ou construit le souvenir pour la période antéislamique. Les textes évoquent avant tout des ḥakam-s tribaux ne recourant pas à la preuve légale, mais jugeant selon ce qu’ils interprétaient comme une inspiration divine. Pour le plaideur, il s’agissait moins de prouver ses prétentions que d’emporter la conviction de l’arbitre grâce à son éloquence. L’image rendue par les sources musulmanes pourrait cependant déformer le fonctionnement de l’arbitrage antéislamique à des fins polémiques, ou tout au moins grossir le trait. Quelques allusions éparses à des preuves, incluant des serments, des témoignages, peut-être des enquêtes, laissent penser que les fondements de la justice étaient moins simplistes qu’on ne pourrait le croire. Mais le détail des procédures et l’articulation des preuves nous échappent complètement. Il faut sans doute 2.

3. 4. 5. 6.

Voir notamment U. Rebstock, « A Qāḍī’s Errors », art. cité, p. 2 ; W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 55 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 72-80. L’idée n’est pas toujours assénée aussi directement ; présenter la « préhistoire » de la judicature musulmane comme celle des ḥakam-s suffit néanmoins à induire une telle filiation entre les deux institutions. Serjeant émet pour sa part l’hypothèse que les premiers cadis appartenaient à des familles de ḥakam-s. R. B. Serjeant, « Early Arabic Prose… », art. cité, p. 133. W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 36, 55. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 305. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 364 ; II, p. 189. M. Tillier, « Arbitrage et conciliation », art. cité.

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supposer l’existence d’un système mixte, dans lequel la justice reposait tant sur des preuves externes que sur des méthodes intuitives apparentées à la divination. Le hiatus historique qui sépare l’apparition de l’islam de l’époque marwānide conduit à bien des spéculations que les sources ne permettent pas de combler pour l’instant. Peut-on imaginer une période transitoire, au cours de laquelle certains juges institués par le pouvoir continuèrent de recourir à des procédures proches de celles des arbitres préislamiques ? Certaines caractéristiques de la judicature archaïque pourraient en effet passer pour des réminiscences de pratiques liées à l’arbitrage antéislamique. La qiyāfa et la firāsa exploitées par des personnages comme Šurayḥ à Kūfa et Iyās b. Muʿāwiya à Baṣra font appel à des capacités de « discernement » qui ne sont pas sans rappeler l’inspiration des anciens ḥakam-s. L’arbitre de Naǧrān al-Afʿā b. al-Ḥuṣayn se serait appuyé sur de telles facultés d’entendement propres à la justice salomonienne dont Iyās b. Muʿāwiya représente la dernière incarnation. Wahb b. Munabbih établit d’ailleurs un parallèle explicite entre ce personnage et le Salomon biblique lorsqu’il affirme que « Afʿā Naǧrān était en son temps le meilleur connaisseur de la science de Salomon fils de David7 ». Si la procédure éphémère dite du « jugement de Salomon » pourrait donc s’inspirer d’usages arbitraux préislamiques, le fondement en diffère néanmoins : l’aptitude d’un Iyās b. Muʿāwiya à comprendre le nœud d’une affaire ne relevait pas d’une « inspiration » comparable à celle du kāhin, mais de l’observation des signes et d’une faculté de déduction. Deux caractéristiques de la judicature des débuts de l’Islam pourraient également prolonger des pratiques coutumières préislamiques : le lieu de l’audience et le recours à la qasāma. Dans plusieurs villes du Proche-Orient, certains des plus anciens cadis siégeaient soit en extérieur (rue, place), soit chez eux, ce qui rappelle les us de ḥakam-s épisodiques ou officiant à l’occasion des foires8. Peut-on arguer que des coutumes arbitrales influencèrent en la matière les méthodes de la judicature étatique ? L’héritage de l’Arabie préislamique n’est peut-être pas seul en cause : à Byzance également, les gouverneurs de l’Antiquité tardive tenaient audience dans des « espaces non architecturaux », selon l’expression de Caroline Humfress, notamment sur le forum de la cité ou dans un bain9. Si l’on peut donc suspecter que les premiers cadis adoptèrent des lieux d’audience déjà en usage chez les ḥakam-s, il demeure impossible de prouver que la justice de ces derniers fut leur seule référence. 7. 8.

9.

Wahb b. Munabbih, Kitāb al-tīǧān, op. cit., p. 227. On constatera que l’héritage arabe antéislamique (quel qu’il soit) ne fut pas le même dans les premières métropoles du monde islamique. Tandis qu’à Baṣra, à Damas et, peut-être, à Médine, l’habitude de siéger sur une raḥaba ou dans les souks se maintint, voire se développa, à Kūfa ce fut plutôt la coutume de siéger à domicile qui prévalut. Dans chacune de ces cités, le débat sur le lieu d’audience se fixa, au viiie siècle, sur une opposition binaire entre la mosquée et ces alternatives préférentielles. Le gouverneur pouvait aussi tenir audience dans une église chrétienne ou une basilique civile. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 47.

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Quant à la qasāma – procédure exceptionnelle requérant le serment de cinquante cojureurs en cas d’homicide –, elle est traditionnellement considérée comme un héritage direct de l’Arabie antéislamique, permettant à la famille de la victime d’obtenir vengeance ou réparation10. Bien des doutes subsistent néanmoins quant aux modalités de cette procédure à l’époque préislamique. L’Islam classique voit en effet deux courants s’opposer : pour les mālikites, les cinquante jureurs doivent être pris parmi les proches de la victime – il s’agit donc d’un serment accusatoire, dirigé contre un suspect – ; à l’inverse, pour les ḥanafites, il s’agit d’un serment purgatoire prêté par les habitants du voisinage où la victime a été trouvée, ceux-ci se défendant d’être coupables ou complices du meurtre, ou même de connaître l’identité du meurtrier11. Or, ces modalités contradictoires semblent s’être développées à l’époque islamique. Pour Patricia Crone, toutes deux dérivent d’interprétations différentes de la loi juive – droit rabbinique pour les mālikites, application plus stricte du Pentateuque chez les ḥanafites12. Selon Rudolph Peters – qui réfute au passage l’interprétation de Crone –, la doctrine ḥanafite de la qasāma, fondée sur un principe de responsabilité territoriale, vit vraisemblablement le jour à Kūfa dans la seconde moitié du viie siècle13 ; peutêtre les normes médinoises (puis mālikites) se situent-elles plus dans la lignée des coutumes antéislamiques, mais Peters incite néanmoins à la prudence14. D’autres modèles arabes antéislamiques purent servir de point de départ à l’élaboration des procédures. Les traditions arbitrales romaines avaient sans doute pénétré les principautés du nord de la péninsule, et certaines procédures sassanides, juives et chrétiennes étaient probablement connues dans plusieurs régions d’Arabie avant l’Islam. Le fameux arbitrage qui suivit la bataille de Ṣiffīn en 37/657 fit l’objet d’un contrat entre les parties, qui n’est pas sans évoquer le compromissum du droit romain15. C’est avant tout l’arbitrage islamique qui se positionna par rapport à ces traditions antéislamiques, comme en témoigne le formulaire d’accord préalable que le ḥanafite égyptien al-Ṭaḥāwī (m. 321/933) propose bien plus tard dans un chapitre consacré à l’arbitrage16. Il est clair que les premiers cadis musulmans étaient susceptibles de connaître bien d’autres pratiques judiciaires que celles des anciens ḥakam-s païens : il convient donc de s’interroger sur le poids des traditions impériales et communautaires. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16.

J. Pedersen, Y. Linant de Bellefonds, « Ḳasam », EI2, p. 689-690. Ibid. P. Crone, « Jāhilī and Jewish Law : the Qasāma », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 4, 1984, p. 192. R. Peters, « Murder in Khaybar », art. cité, p. 160. Ibid., p. 162. Al-Minqarī, Waqʿat Ṣiff īn, éd. par ʿAbd al-Salām Muḥammad Hārūn, Beyrouth, Dār al-ǧīl, 1990, p. 504-511 ; M. Hinds, « The Siffin Arbitration Agreement », Journal of Semitic Studies, 17, 1972. Al-Ṭaḥāwī, al-Šurūṭ al-ṣaġīr, muḏaylan bi-mā ʿuṯira ʿalay-hi min al-Šurūṭ al-kabīr, éd. par Rawḥī Ūzǧān, Bagdad, Maṭbaʿat al-ʿĀnī, 1974, p. 775-776. Voir M. Tillier, « Arbitrage et conciliation », art. cité, p. 34. 538

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2. DES ANTÉCÉDENTS IMPÉRIAUX ?

2.1. Justice sassanide et pratiques musulmanes en Irak et au Khurasan Les musulmans n’adoptèrent pas la justice des Sassanides. Bien que cette dernière demeure assez mal connue par rapport à d’autres systèmes judiciaires antiques, d’importantes différences structurelles séparent les procédures sassanides de celles qui s’épanouirent en Islam. La justice sassanide reposait en premier lieu sur une très forte hiérarchie administrative. Plusieurs types de juges intervenaient à divers niveaux, chaque jugement étant susceptible d’être transmis en appel à l’échelon supérieur – à l’exception du verdict du mōbedān mōbed, juge suprême après le roi des rois. Officiellement, le système judiciaire musulman ne connaît pas d’appel – même si, dans les faits, les maẓālim purent tenir ce rôle17. Par ailleurs, ce n’est que tardivement, à l’époque abbasside, qu’une certaine hiérarchie des juridictions s’instaura18. Même en admettant que l’introduction du grand cadi (qāḍī l-qudāt) à la fin du viiie siècle fut influencée par d’anciens modèles sassanides – le grand cadi jouissait d’une certaine autorité sur les autres cadis19 –, cette réforme n’aboutit pas à une organisation aussi pyramidale que l’administration judiciaire sassanide pouvait l’être. Les procédures sassanides et musulmanes se distinguent sur des points essentiels. Chez les Sassanides, trois témoins constituaient le minimum requis pour que leur déposition ait valeur de preuve ; chez les musulmans, la théorie se fixa sur le nombre de deux, après qu’en pratique certains cadis aient même accepté des témoignages isolés. Pour les Sassanides, la preuve écrite était essentielle ; en théorie, au moins, elle fut très rapidement marginalisée en Islam, même si des documents continuèrent en réalité d’être établis et si une valeur probatoire leur fut parfois reconnue20. L’ordalie, qui jouait un rôle non négligeable dans la justice sassanide en association avec le serment, est presque totalement absente des procédures musulmanes. L’anecdote relative au gouverneur d’Irak Ziyād b. Abīhi, dans laquelle il refuse la procédure pseudo-ordalique qui lui est proposée par des plaideurs, suggère que les premiers musulmans purent avoir connaissance d’un tel système mais qu’ils le rejetèrent. Il n’est qu’à Médine, loin de toute influence sassanide, qu’on en trouve des traces mineures, et sans lien avec le serment. La prise en compte des preuves circonstancielles, importante chez les Sassanides, 17.

18. 19. 20.

M. Shapiro, « Islam and Appeal », California Law Review, 68, 1980, p. 366-368 ; D. S. Powers, « On Judicial Review in Islamic Law », Law & Society Review, 26, 1992, p. 316 ; M. H. Kamali, « Appellate Review and Judicial Independence in Islamic Law », dans Ch. Mallat (dir.), Islam and Public Law, Londres, Graham & Trotman, 1993, p. 62. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 342 et suiv. Ibid., p. 441-442. Voir M. Tillier, « Le statut et la conservation… », art. cité, p. 274-275. 539

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fut un temps envisagée à Baṣra (avec le fameux cadi Iyās b. Muʿāwiya), mais fut ensuite abandonnée pour ne réapparaître que des siècles plus tard. Structurellement, donc, la judicature musulmane ne fut jamais – en tout cas pour ce que l’on peut en reconstituer – l’équivalent de la judicature sassanide. Il ne faudrait néanmoins pas ignorer quelques détails rapprochant les deux traditions, qui posent souvent des questions similaires – même si leurs réponses peuvent diverger. Concernant l’organisation de l’audience, le Livre des mille jugements insiste sur la position des plaideurs, qui doivent se trouver à équidistance du juge. Une norme comparable se développa très tôt en Islam, insistant plus généralement sur la stricte égalité des parties face au juge21 ; cette norme semble néanmoins avoir fait l’objet de controverses au ier ou au début du iie siècle de l’hégire, certains savants recommandant au contraire de rapprocher du juge les plaideurs les plus fragiles (faibles, étrangers) afin qu’ils osent se défendre contre les puissants22. Un autre point de rencontre entre les droits zoroastrien et musulman concerne la venue à l’audience du défendeur. Chez les Sassanides, le refus de comparaître était sanctionné d’une forte amende, voire de la peine capitale en cas d’accusation de crime. Les juristes musulmans se penchent sur la même question – au demeurant cruciale dans toute organisation judiciaire –, pour y apporter une réponse différente et une gradation de mesures à prendre, depuis la persuasion jusqu’à la coercition. Sur le plan des procédures, les musulmans proposent des solutions à des problèmes soulevés par le système sassanide. Dans ce dernier, le mōbedān mōbed pouvait être saisi en tant que juge suprême ; il semblait trancher sans recevoir les plaideurs (ni entendre leurs preuves ?) et rendait un jugement sans appel, considéré comme infaillible. Non seulement les juristes musulmans s’interrogèrent sur la faillibilité du cadi et ses éventuelles erreurs23, mais ils se penchèrent longuement sur sa capacité – au début peu remise en cause semble-t-il – à prendre en compte sa connaissance personnelle du litige. Par ailleurs, l’usage du serment chez les premiers cadis irakiens (notamment kūfiotes) diffère peu de celui qu’en faisaient les Sassanides : comme chez ces derniers, le serment pouvait être déféré au demandeur ou au défendeur – alors qu’à Médine, il semble avoir été plutôt réservé au défendeur, à moins que celui-ci ne le réfère. Ce n’est que dans la première moitié du viiie siècle que les juristes irakiens tendirent à restreindre le serment au seul défendeur. Un des points de rencontre les plus saisissants entre le droit sassanide et les anciennes pratiques musulmanes concerne le recours à l’écrit. Les Sassanides envisageaient les documents comme un mode de preuve essentiel. Leur valeur 21. 22. 23.

M. Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », art. cité, p. 157 et suiv. Ibid., p. 163-165. Voir par exemple U. Rebstock, « A Qāḍī’s Errors », Islamic Law and Society, 6, 1999, p. 21 et suiv.

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probatoire était néanmoins conditionnée par la présence d’un sceau et par la nature de celui-ci. Le sceau d’un administrateur officiel était plus probant que celui d’un particulier ; celui d’un fonctionnaire destitué après qu’il eut dressé le document avait moindre valeur que celui d’un administrateur en poste24. L’usage de sceller les documents fut bien sûr partagé par nombre de sociétés proche-orientales. Il est néanmoins frappant de constater combien les pratiques notariales au Khurasan se distinguent encore des documents égyptiens au début de l’époque abbasside : les actes juridiques sont authentifiés par les sceaux des témoins alors que ce n’est jamais le cas en Égypte25. C’est par ailleurs en Irak, ancien territoire sassanide, que la réflexion juridique sur l’usage des sceaux alla le plus loin26. Les Sassanides semblent de surcroît avoir développé une procédure reposant sur la correspondance écrite entre deux juges : si un témoin d’une autre ville que celle du procès se trouvait dans l’incapacité de se déplacer, il pouvait faire coucher par écrit sa déposition par le juge local, qui l’envoyait ensuite à celui du procès concerné. Le document ainsi établi par un juge devait être considéré comme probant27. Une procédure épistolaire comparable se développa en Islam, dont les premières traces apparaissent en Irak au tournant du iie siècle de l’hégire28 – au Hedjaz, les plus anciennes attestations sont postérieures d’une cinquantaine d’années29. On ne peut enfin manquer un parallèle frappant concernant le traitement des détenus. Selon le Livre des mille jugements, le juge qui, enquêtant dans une prison, y trouve un homme qu’il croit innocent, ne doit pas pour autant le relâcher30. Au ixe siècle, le ḥanafite irakien al-Ḫaṣṣāf formule la même règle dans des termes très proches – bien que sa réflexion soit plus nuancée et plus développée31.

24. 25. 26.

27. 28. 29. 30. 31.

M. Macuch, « The Use of Seals », art. cité, p. 84-85. G. Khan, « Newly Discovered Arabic Documents », art. cité, p. 211. En particulier dans le fiqh du cadi kūfiote Ibn Abī Laylā. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 371-372, 388. Voir également ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 184. On constate déjà auparavant une réflexion sur l’usage des sceaux chez le Kūfiote al-Šaʿbī. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 423 ; III, p. 19. Voir également, dans le droit ibāḍite ancré dans la réflexion des savants baṣriens, Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, alMudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 113. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 299. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 8, 11, 12, 49, 416. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 368 et suiv. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 265. The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 271. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 67. À ce sujet, voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 408-409, 420. Ajoutons que selon Joseph Schacht (Introduction, p. 29, 32), le « scribe du tribunal » musulman est une reprise des Sassanides, ce qu’auraient reconnu d’anciens auteurs. Néanmoins Schacht n’étaye cette affirmation d’aucune référence.

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• Excursus : Baṣra, Kalīla wa-Dimna et la tradition sassanide

On peut se demander si la ville de Baṣra ne fut pas tentée, un temps, de s’inspirer de traditions judiciaires sassanides. Le modèle d’une justice « salomonienne », fondée sur l’interprétation d’indices circonstanciels, y jouit d’un certain prestige au début du viiie siècle avec le cadi Iyās b. Muʿāwiya. En raison de l’importance que celui-ci donnait aux preuves matérielles, ainsi que de la position géographique de Baṣra, il serait tentant de voir en Iyās le parangon d’un idéal judiciaire d’origine perse. Mais les preuves font défaut. À partir du iiie/ixe siècle, la justice iranienne fut érigée en exemple par la littérature d’adab32. Il reste cependant à déterminer dans quelle mesure un modèle plongeant ses racines dans la tradition sassanide put être promu avant cette époque. Selon János Jany, la justice sassanide aurait laissé des traces dans le Kalīla wa-Dimna adapté du pehlvi par Ibn al-Muqaffaʿ (m. c. 139/756)33. Deux scènes seraient ainsi calquées sur des procédures sassanides34. Un récit secondaire, dans lequel des partenaires s’accusent réciproquement d’avoir volé le butin qu’ils avaient caché ensemble au pied d’un arbre, serait également inspiré d’une histoire iranienne représentative de la justice sassanide35. Jany en veut pour preuve la manière dont le juge découvre l’imposture du demandeur. Ce dernier, coupable du larcin, a caché son père dans le creux de l’arbre et prétendu que le végétal témoignerait en sa faveur. Curieux, le juge se rend auprès de l’arbre et l’interroge. Le père, dissimulé, répond que l’accusé est bien le coupable, mais le juge, soupçonnant une ruse, fait enfumer l’arbre, obligeant l’imposteur à sortir et démasquant par là même le voleur36. Aux yeux de Jany, cette histoire provient d’un récit iranien dont une autre version apparaît dans le Qābūsnāmē, miroir au prince persan rédigé par Key Kāwus au xie siècle37. Dans cette seconde version, un homme emprunte de l’argent à un ami sans témoin, en s’isolant avec lui dans un parc. Le débiteur ne s’acquitte pas de sa dette et le créancier se tourne vers le juge local, sans pouvoir prouver sa prétention. Soupçonnant la vérité, le magistrat ordonne à l’accusateur d’aller convoquer l’arbre où l’emprunt a eu lieu. Pendant que le demandeur est absent, le juge demande plusieurs fois à l’accusé s’il pense que son adversaire est arrivé sur les lieux, ce à quoi l’accusé répond par la négative, car l’arbre est éloigné. Le juge parvient ainsi à piéger l’accusé, qui reconnaît implicitement connaître le lieu de l’emprunt, ce qui est pris pour un aveu de sa culpabilité38. La présence d’une variante – assez éloignée dans le détail – d’un 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38.

Voir M. Tillier, « Introduction », dans Abū Hilāl al-ʿAskarī, Le livre des califes, op. cit., p. 5, 7. J. Jany, « The Origins of the Kalīlah wa Dimnah », art. cité, p. 515-516. Ibid., p. 515-517. Ibid. Ibn al-Muqaffaʿ, Kalīla wa-Dimna, op. cit., p. 97-98. Sur cet ouvrage, voir H. Dabashi, The World of Persian Literary Humanism, Harvard, Harvard University Press, 2012, p. 75. J. Jany, « The Origins of the Kalīlah wa Dimnah », art. cité, p. 517.

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récit de Kalīla wa-Dimna dans un miroir des princes persan du xie siècle ne prouve pourtant en rien l’origine sassanide de l’histoire, car l’influence de Kalīla wa-Dimna sur le miroir persan serait plus vraisemblable. Même cette dernière hypothèse peut être réfutée. Jany ignore en effet qu’une histoire en tout point similaire à celle du Qābūsnāmē met en scène le cadi de Baṣra Iyās b. Muʿāwiya39. Le récit persan reprend donc avant tout une tradition arabo-musulmane. Si l’hypothèse de Jany ne peut donc être retenue, son intuition est bonne, et l’auteur touche sans doute juste quand il suppose une origine perse à l’histoire de « l’arbre témoin » dans Kalīla wa-Dimna. Il est aisé de montrer que ce récit existait dans la version pehlvie remontant à l’époque sassanide. En effet l’ancien texte syriaque de Kalīla wa-Dimna, vraisemblablement traduit du pehlvi au vie siècle et donc antérieur à la traduction arabe d’Ibn al-Muqaffaʿ40, mentionne la même histoire dans une version très proche41. Que peut-on déduire de ces récits parallèles ? Il semble bien que l’idéal d’un juge « salomonien », capable de ruser et de déceler la vérité par l’observation du détail, ait été repris par la tradition sassanide avant de faire des émules dans l’Islam. Y a-t-il pour autant un lien entre les deux ? Iyās b. Muʿāwiya se conformaitil à un modèle sassanide lorsqu’il exerçait sa justice « salomonienne », consistant à chercher des indices matériels et à examiner le comportement des plaideurs ? On ne peut exclure qu’Iyās ait été guidé par des traditions iraniennes, et que son exemple ait par la suite réintégré la littérature persane en raison de sa pertinence. Mais nous ne pouvons ici dépasser le stade de la spéculation. Tout au mieux peut-on penser que certains musulmans, en particulier à Baṣra, furent sensibles à ce modèle oriental – déjà présent dans la tradition biblique –, ce que favorisa peut-être le souvenir des pratiques sassanides. Répétons-le, le système judiciaire musulman ne provient pas de la transposition intégrale d’un parangon sassanide. Néanmoins, sur plusieurs points de procédure, la judicature telle qu’elle se développa en Irak aux deux premiers siècles de l’hégire accuse une ressemblance frappante avec la justice sassanide – sur des points qui semblent justement caractéristiques de l’ancienne judicature irakienne. Est-ce le fruit du hasard ? Probablement pas. Le droit sassanide eut un impact important, plusieurs siècles après la disparition du dernier roi des

39. 40. 41.

Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 3 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 342. Sur la datation de l’ancienne version syriaque, voir F. de Blois, Burzōy’s Voyage, op. cit., p. 2-3. Kalila und Dimna. Syrisch und Deutch, éd. par F. Schulthess, Berlin, Verlag von Georg Reimer, 1911, I, p. 44-47. La principale différence est le dénouement. Dans la version arabe, le père du « trompeur » (ḫabb), enfumé, finit par sortir de sa cachette après avoir frôlé la mort et son fils, châtié, meurt sur place ; dans la version syriaque, le père meurt dans sa cachette et le trompeur, qui a dû céder à son adversaire l’ensemble du trésor, emporte son cadavre sur une civière. Ibn al-Muqaffaʿ, Kalīla wa-Dimna, op. cit., p. 98 ; Kalila und Dimna, op. cit., I, p. 47.

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rois, sur la formation du droit syro-oriental42. Les concepts juridiques et les pratiques judiciaires sassanides continuèrent longtemps d’être remémorés et, probablement, débattus. Que ces idées aient été apportées par des convertis ou par le simple biais d’interactions au sein des populations irakiennes et iraniennes43, il semble bien qu’elles aient pénétré les cercles de juristes et d’hommes de pouvoir. Les musulmans ne firent ni table rase du passé, ni n’en reprirent les institutions telles quelles ; la construction de leur appareil judiciaire et les réflexions juridiques afférentes ne purent néanmoins que prendre en considération – même pour mieux les rejeter – les pratiques de l’empire déchu.

2.2. Pratiques byzantines et justice musulmane en Ég ypte et en Syrie La justice du cadi n’est pas celle des Byzantins. La comparaison des deux systèmes fait là encore apparaître d’importantes différences structurelles. Comme celle des Sassanides, la justice romano-byzantine reposait sur une pyramide administrative très hiérarchisée, chaque juridiction pouvant être saisie en appel contre les décisions de tribunaux inférieurs. La procédure permettant l’ouverture d’un procès, qu’elle passe par la litis denuntiatio ou le libelle, était autrement plus complexe et réglementée que celle en vigueur au tribunal du cadi. Le procès était payant (et cher) à Byzance, alors qu’il n’existe aucun indice qu’il en ait été de même en Islam. Du point de vue de l’organisation des audiences, le tribunal du cadi répond plus aux règles du droit romain relatif à l’arbitrage (gratuit, sans appel, soumission plus souple des litiges) – à la différence près que le cadi, nommé par le pouvoir, n’était pas un arbitre librement choisi par les plaideurs. Pour ce qui est des preuves, la différence majeure entre les droits romano-byzantin et musulman réside dans l’importance accordée à l’écrit dans le premier système, alors que celui-ci est marginalisé dans le second – même si la tradition islamique garde le souvenir d’une valeur probatoire peut-être mieux reconnue à l’origine. Au-delà de ces différences, les points d’accroche entre Byzance et l’Islam sont nombreux. Une première remarque s’impose : selon les sources narratives, la justice byzantine était connue des Arabes qui, à l’aube de l’Islam, n’hésitaient pas à y recourir. Al-Balāḏurī relate ainsi l’histoire de ʿAmr b. Ṣayfī al-Awsī, un Médinois attiré par le christianisme et opposé au Prophète. Il rejoignit d’abord les troupes mecquoises, puis partit en Syrie où il mourut. Deux Arabes se disputèrent sa succession : Kināna b. ʿAbd Yālīl al-Ṯaqafī, un autre ennemi du Prophète émigré en Syrie, et ʿAlqama b. ʿUlāṯa, un bédouin peut-être déjà musulman, également 42. 43.

Voir par exemple M. Macuch, « The Use of Seals », art. cité, p. 79. Voir à ce sujet les hypothèses avancées par J. Jany, « The Four Sources… », art. cité, p. 319-323.

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installé en Syrie. Le juge (ḥākim) qui trancha leur litige fut, dit al-Balāḏurī, « le maître des Byzantins à Damas » (ṣāḥib al-Rūm bi-Dimašq)44. Nul doute que pour les Arabes de passage en Syrie – quelle que fût leur religion –, la justice impériale apparaissait comme une voie possible, si ce n’est privilégiée, de résolution des conflits. Nous avons vu par ailleurs que dans l’Égypte marwānide, la correspondance entre le gouverneur Qurra b. Šarīk et ses pagarques rappelait à bien des égards l’ancienne procédure par rescrit, comme si cette dernière s’était de fait adaptée aux nouvelles structures gouvernementales – peut-être par le biais de plaideurs fidèles à leurs anciennes habitudes. Certes, même si cette hypothèse se confirme, elle ne concerne a priori que des populations chrétiennes qui, en Haute-Égypte, conservèrent leurs institutions traditionnelles jusqu’à ce que celles-ci s’islamisent dans la première moitié du viiie siècle. Il reste à déterminer ce que les procédures byzantines pouvaient avoir de commun avec celles du tribunal du cadi. La judicature musulmane égyptienne, pour ce que l’on en connaît, se distingue peu des autres provinces, et il est malaisé d’y trouver des spécificités qui la rapprocheraient du modèle byzantin. C’est que l’histoire de cette judicature est moins documentée, par certains aspects, que celle de ses équivalents irakiens ou hedjaziens. Hormis les biographies de cadis restituées par al-Kindī et quelques opinions attribuées à al-Layṯ b. Saʿd, les sources islamiques n’ont pas gardé le souvenir de débats juridiques propres à l’Égypte de la première moitié du viiie siècle. Quelle qu’ait pu être l’activité juridique dans l’Égypte du premier siècle et demi de l’Islam, celle-ci demeura inconnue des Muṣannaf-s orientaux. Le voile tendu par les sources postérieures s’avère donc particulièrement difficile à soulever. S’il est une caractéristique égyptienne qui rappelle le système romanobyzantin, celle-ci est tardive – et sa dépendance vis-à-vis de modèles antérieurs à l’Islam d’autant plus douteuse. Il s’agit de la restriction du témoignage à une élite sociale, qui intervint par étapes au tournant du ixe siècle. Pourrait-on y voir le lointain écho d’une procédure romaine qui privilégiait le témoignage des notables45 ? Le processus qui conduisit les cadis de Fusṭāṭ à s’appuyer sur une élite triée sur le volet répond à des dynamiques propres au contexte de l’Égypte abbasside. Il reste donc difficile d’établir un lien direct entre les deux phénomènes. À l’exception notable des procédures mises en évidence pour l’époque de Qurra b. Šarīk, il n’est pas de trace directe de l’impact des pratiques judiciaires byzantines sur l’Égypte ou la Syrie. Il convient néanmoins de noter des convergences entre le droit romain et certaines caractéristiques générales – ou devenues telles dans le courant du viiie siècle – de la judicature musulmane. Jill Harries 44.

45.

Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., I, p. 675-676. Un peu plus tard, Ibn ʿAbd al-Barr identifie ce « maître des Byzantins » à l’empereur Héraclius. Ibn ʿAbd al-Barr, al-Istīʿāb f ī maʿrifat al-aṣḥāb, éd. ʿAlī Muḥammad al-Baǧāwī, Beyrouth, Dār al-ǧīl, 1992, I, p. 380. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 109.

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relève que le droit romain tardif soulève notamment les questions suivantes : le juge peut-il s’appuyer sur des informations qu’il a acquises avant le procès ? A-t-il le droit de repousser son jugement s’il sent qu’il peut agir en tant que médiateur entre les plaideurs ? Peut-il poser des questions qui favorisent l’une des parties46 ? Les interrogations des musulmans suivirent des chemins comparables, parfois dans les mêmes termes : dans quelle mesure le cadi a-t-il le droit de recourir à sa connaissance préalable des faits ? Peut-il – ou doit-il – agir de manière privilégiée comme un juge ou comme un conciliateur47 ? Comment réaliser l’égalité de principe entre les plaideurs48 ? Enfin, bien qu’ils diffèrent sur la question de l’écrit, les systèmes romain et musulman adoptent des conceptions assez proches des preuves légales. Comme dans le droit romain, deux témoins devinrent en Islam le minimum requis pour que le témoignage se voie accorder une valeur probatoire. Les deux traditions s’interrogent sur d’éventuelles exceptions à cette règle. Le témoignage isolé d’un évêque était-il probant49 ? La parole d’un cadi avait-elle un statut à part50 ? Quels témoins étaient acceptables ? Pouvait-on agréer le témoignage de parents51 ? En sus du témoignage, le droit romain et le droit musulman accordaient une place importante au serment qui, dans l’un comme dans l’autre, pouvait être décisoire (preuve à part entière) ou supplétoire (complément de preuve, en plus d’une bayyina ou d’un témoignage isolé dans les tribunaux musulmans). Si le droit romain réclamait que le témoin dépose sous serment, il en alla différemment dans le fiqh classique, mais les sources islamiques gardent trace de serments réclamés aux témoins du ier siècle de l’hégire. La justice des musulmans, telle qu’on la voit fonctionner à partir de l’époque marwānide, n’est ni celle des Sassanides, ni celle des Byzantins, et pourtant, dans le détail, elle accuse des points communs frappants, selon les provinces, avec un système comme avec l’autre. Certaines procédures partagées entre plusieurs régions – témoignage, serment, principe d’égalité des plaideurs – reposent sur des concepts clés communs aux trois traditions. Mais à l’époque où elle commence à être observable (première moitié du viiie siècle), la judicature du cadi n’est la reproduction fidèle d’aucun modèle impérial antérieur. Peut-être 46. 47.

48. 49. 50. 51.

Ibid., p. 103. Cette question constitue un des thèmes principaux de la fameuse lettre de ʿUmar à Abū Mūsā al-Ašʿarī, dans laquelle il est statué que « le compromis (ṣulḥ) est autorisé, à l’exception du compromis qui autorise quelque chose d’interdit ou interdit quelque chose d’autorisé ». Voir al-Ǧāḥiẓ, al-Bayān wa-l-tabyīn, op. cit., II, p. 49 ; al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 45. Voir M. Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », art. cité, p. 157 et suiv. Il semble que Constantin ait un temps envisagé cette éventualité. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 109. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 260-262. Le droit romain avait répondu par la négative. Voir J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 109.

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en allait-il autrement plus tôt, dans les premières décennies qui suivirent les conquêtes. Mais de cet état antérieur nous n’avons pas assez de traces historiques pour pouvoir l’affirmer. Si tel fut le cas, il faut penser que les institutions judiciaires de l’Islam se réformèrent rapidement – à l’image des réformes numismatiques successives de la fin du viie siècle ? – pour donner naissance à un modèle original qui, au début du viiie siècle, était encore en voie d’élaboration, mais se trouvait déjà pourvu de caractéristiques structurelles le différenciant des systèmes impériaux de l’Antiquité tardive. Peut-être, comme nous l’avons vu, ce modèle fut-il en partie façonné par les instructions califales dont on garde des traces surtout depuis ʿAbd Allāh b. al-Zubayr et les premiers Marwānides52. 3. PRATIQUES ET INTERACTIONS

L’institution du cadi se construisit autour d’un noyau d’interrogations que l’Islam partageait avec les empires auxquels il succédait. Les dynamiques précises de cette construction nous échappent. Il est possible que les premiers musulmans aient vu fonctionner les tribunaux hérités de Byzance (notamment au niveau des pagarchies égyptiennes) et des Sassanides, ou que des interrogations aient été véhiculées par les plaideurs eux-mêmes. Bien que la justice du cadi tranche avec celle des ḥakam-s préislamiques – en tout cas à l’époque où les premières observations historiques sont possibles –, certains usages conformes au système arabe « tribal » furent un temps adoptés avant de régresser au début du iie siècle de l’hégire. Bref, une institution originale se développa à partir de pratiques et de conceptions variées. Cependant la question de la genèse de l’institution ne saurait être résolue sans examiner les interactions entre les musulmans et leurs voisins d’autres confessions. Il faut donc se demander dans quelle mesure l’évolution de la judicature musulmane put résulter de dynamiques impliquant l’ensemble des institutions judiciaires présentes sur le territoire du dār al-islām. Le premier signe de telles interactions est de nature linguistique. Remarquons tout d’abord combien certains termes clés de la procédure judiciaire peuvent être proches en arabe et en syriaque. Au šāhid (témoin) de l’arabe correspond le sōhdō du syriaque, tous deux construits sur une racine sémitique commune – le semkat du syriaque devenant un šīn en arabe. La notion de serment est dans les deux langues construite sur des racines proches : yamīn en arabe, mawmtō (éventuellement yamīnō) en syriaque. Nous avons vu que le terme bayyina (litt. « ce qui rend clair, visible »), à la forte connotation coranique, n’était pas attesté en arabe dans le sens de « preuve » avant l’Islam. En syriaque, b.w.n. a la même signification que la racine arabe correspondante, et le verbe bayen (« montrer ») apparaît dans la version syriaque du livre de Job, où, comme dans le Coran, il est associé 52.

M. Tillier, « Califes, émirs et cadis », art. cité, p. 157-159.

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à Dieu53. La racine ne relève pas du champ sémantique de la preuve dans le droit canonique syriaque que nous avons pu examiner. En revanche, le même verbe est lié au témoignage dans la version syriaque ancienne de Kalīla wa-Dimna. Dans le récit des deux associés – le malin accusant l’idiot d’avoir volé sa part de trésor –, le juge ordonne au demandeur de « venir demain afin de montrer son témoignage (da-nbayen sōhdūteh)54 ». Sans doute ne faut-il pas pousser trop loin la spéculation. Que la première attestation de l’emploi judiciaire de bayyina apparaisse sous la plume de Qurra b. Šarīk, un gouverneur d’Égypte d’origine syrienne (syriaque ?)55, tient probablement au hasard. Mais on ne peut s’empêcher de penser que l’orientation terminologique de certains termes arabes put être favorisée par la sensibilité linguistique d’acteurs de premier plan. Comme dans d’autres domaines de l’administration, la judicature musulmane adopta un certain nombre de mots non arabes qui montrent que les musulmans ne concevaient pas leur institution en termes exclusivement arabes. Ǧilwāz, dont l’emploi est attesté à Kūfa pour désigner la personne en charge de maintenir l’ordre à l’audience, est peut-être adapté d’un mot araméen. Mais c’est dans le domaine de la conservation administrative des documents que l’interaction linguistique est la plus frappante. Les archives du cadi furent appelées dīwān dans le fiqh classique, à partir d’un mot pehlvi qui désigna aussi les « bureaux » de l’administration56. La caisse à archives qui fut d’abord utilisée en Irak au milieu du viiie siècle avant d’être adoptée quelques décennies plus tard à Fusṭāṭ était nommée qimaṭr, à partir d’un mot grec entre-temps passé en syriaque57. On peut par ailleurs se demander si le terme šurūṭ, qui vers la fin du iie/viiie siècle acquit dans le fiqh le sens de « formules » juridiques ou de « formulaires », ne vient pas faire écho – au prix d’une métathèse – au syriaque šṭōrō et à l’hébreu sheṭar, qui désignent respectivement dans le droit canonique et talmudique un « acte », un « contrat », et plus généralement à l’ancienne racine sémitique s.r.ṭ. qui porte le sens général d’« écrire » (syriaque srōṭō, « écriture » ; sōrūṭō, « écrivain »58). 53. 54. 55.

56. 57. 58.

Job, 28 : 23 : Alōhō hū bayenan ūrḥōṭeh (« Dieu nous a montré Ses voies »). Voir J. Payne Smith, A Compendious Syriac Dictionary, op. cit., p. 38. Kalila und Dimna, op. cit., I, p. 45. Qurra b. Šarīk est considéré par la bibliographie musulmane comme un Arabe originaire de Syrie (voir H. Lammens, « Un gouverneur », p. 101). Michel le Syrien signale que son frère Martat/Marṯad fut gouverneur de Qinnasrīn (Michel le Syrien, Chronique, II, p. 478). Selon Robert Hoyland, le nom de son frère laisse penser que leur famille pourrait avoir des origines syriaques – ou pour le moins venir d’un milieu intégré dans la chrétienté syriaque (communication privée, courriel du 23 juin 2012). Sur l’origine du mot, voir F. de Blois, « Dīvān », EIr, VII, p. 432. Le terme moyen-perse dīvān est attesté dans le Livre des mille jugements, mais seulement dans un sens administratif extrajudiciaire. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 354. M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 229, n. 122. Voir nos hypothèses dans M. Tillier, « Le cadi et le sauf-conduit (amān) : les enjeux juridiques de la diplomatie dans l’Orient abbasside », Islamic Law and Society, 19, 2012, p. 209210. Voir A. M. Fuss, « Shetar », EJ2, XVIII, p. 467.

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Avant d’aller plus loin dans l’analyse comparée des systèmes judiciaires musulman, juif et chrétien, penchons-nous plus largement sur les dynamiques intercommunautaires.

3.1. Des dynamiques intercommunautaires 3.1.1. Les musulmans et leurs voisins Dans sa récente thèse, Jack Tannous a mis en évidence la richesse des interactions qui caractérisent la société orientale des débuts de l’Islam. Les contacts entre voisins de confessions différentes, la mixité religieuse des familles, la dynamique des conversions et des reconversions contribuèrent à la formation d’une société moins divisée qu’on n’a tendance à le croire. Les codes religieux et/ ou sociaux des adeptes d’autres religions étaient compris et nombre d’individus adoptaient une attitude pragmatique face aux réalités sociales59. Les barrières théologiques et confessionnelles que les sources érigent entre les groupes correspondent avant tout à une représentation d’élites intellectuelles (clercs, ʿulamā’) désireuses de définir leur communauté et d’y affermir leur autorité. Au quotidien, les croyances et les pratiques étaient beaucoup plus fluides. Tels chrétiens pouvaient s’adonner à des rites regardés comme musulmans60, d’autres convertis à l’islam conserver des rites chrétiens61. D’aucuns se voyaient à la fois juifs et chrétiens62. Quantité de chrétiens et de musulmans ne connaissaient de leur religion qu’un nombre limité de symboles et de rituels63, ce qui n’était pas sans faciliter le passage d’une confession à une autre. Les interactions quotidiennes entre musulmans et non-musulmans étaient innombrables : repas pris ensemble64, soins de musulmans par des chrétiens65, prières conjointes et lieux de cultes communs66, etc. Un ouvrage en pehlvi du ixe ou du xe siècle, le Rivāyat-i Hēmīt-i Ašawahistān, s’interroge sur la licéité (selon la loi zoroastrienne) de se baigner dans une eau où des adhérents de la « mauvaise 59.

60. 61. 62. 63. 64. 65. 66.

Voir par exemple J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 230 et suiv. Tannous montre notamment que des prêtres miaphysites donnaient l’eucharistie à des fidèles nestoriens et à des hérétiques, etc. Ibid., p. 240. Voir également G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 81. J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 381-382. Ibid., p. 453. Ibid., p. 391. Ibid., p. 389, 400, 413-414. Ibid., p. 458. Sur la fréquentation des juifs par les chrétiens, voir S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 342. Voir également F. Nau (éd. et trad.), « Littérature canonique syriaque inédite », Revue de l’Orient chrétien, 14, 1909, p. 128-129. J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 459-460. Ibid., p. 462-427.

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religion » (les musulmans) se seraient lavés, signe que la fréquentation des mêmes hammams par les musulmans et les zoroastriens était au moins envisageable67. Les enfants de couples mixtes – père musulman, mère chrétienne – pouvaient, bien que musulmans, recevoir l’éducation d’un prêtre et même être baptisés68. Nombre de musulmans continuaient de révérer les saints hommes chrétiens et de fréquenter les églises, voire d’attribuer des pouvoirs miraculeux à l’eucharistie69. La conversion à l’islam, lit-on souvent, entraînait l’exclusion du groupe d’origine, ce qui expliquerait que nombre de convertis aient migré vers les villes à majorité musulmane. En réalité, les rapports sociaux ne se réduisaient pas à des questions de confession. Que le droit syro-occidental ait inventé, au xiie siècle, un type de baptême pour les enfants musulmans destiné à leur assurer une protection spirituelle sans pour autant les rendre chrétiens70, participe vraisemblablement de stratégies destinées à maintenir les réseaux sociaux entre groupes ou familles multiconfessionnels. Au début du ixe siècle, l’une des 99 questions abordées par le catholicos Timothée Ier concerne le chrétien qui prépose un musulman à la gestion de sa maison et de sa famille ; cela, dit-il, n’est pas légal si ledit chrétien aurait pu confier ses biens à de pieux coreligionnaires71. Si la question n’était que théorique, on comprendrait mal qu’elle trouve sa place au sein d’un aussi court traité. Il s’agit probablement d’une question qui se posait dans la pratique, et il faut imaginer des chrétiens dont un proche (parent, ami) se serait converti à l’islam – peut-être pour des raisons matérielles (fiscalité), si ce n’est par conviction religieuse – et auquel ils confieraient néanmoins leurs affaires en vertu de liens sociaux autrement plus solides. Comme le souligne Jack Tannous, les interactions religieuses commençaient « à la maison72 », par le biais de mariages intercommunautaires, de conversions individuelles et de la présence d’esclaves non musulmans sous le toit de familles musulmanes. Le plurilinguisme était 67. 68.

69. 70. 71. 72.

J. de Menasce, « Questions Concerning the Mazdaeans of Muslim Iran », dans R. Hoyland (dir.), Muslims and Others…, op. cit., p. 337-338. Voir la traduction anglaise de cet ouvrage pehlvi dans Rivāyat-i Hēmīt-i Ašawahistān, op. cit., p. 142-148. C’est ce que préconise le patriarche syro-occidental Athanase II (684-686) dans une collection de décisions canoniques. F. Nau (éd. et trad.), « Littérature canonique syriaque inédite », art. cité, p. 129. Pour des recommandations similaires et plus détaillées (mais plus tardives), voir The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 246/259 (je remercie David Taylor d’avoir attiré mon attention sur ce passage lors de ses leçons de syriaque). Voir D. Taylor, « The Syriac Baptism of St John. A Christian Ritual for Protection of Muslim Children », dans R. G. Hoyland (dir.), The Late Antique World of Early Islam : Muslims among Jews and Christians in the East Mediterranean, Princeton, Darwin Press, 2015. J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 472. The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 246/259. Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 106 (§ 75). J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 524. Voir également les questions soulevées par la conversion à l’islam d’individus zoroastriens dans l’Iran du ixe ou xe siècle, dans J. de Menasce, « Questions Concerning the Mazdaeans… », art. cité, p. 336.

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chose commune : il est bien connu que nombre de mawālī, mais aussi d’Arabes, étaient polyglottes73. La séparation géographique entre des musulmans vivant regroupés dans des « villes-camps » nouvellement fondées et des non-musulmans dispersés sur le reste du territoire est une vue de l’esprit : non seulement de nombreux musulmans s’établirent dans les campagnes dès la conquête74, mais les fameux amṣār fondés par les conquérants regorgeaient de juifs et de chrétiens. Bien que considérée comme une ville de création musulmane, Kūfa avait un passé préislamique et apparaît, sous son nom araméen de ʿĀqolā, comme un centre chrétien important des débuts de l’Islam75 ; au viiie siècle, Ḫālid al-Qaṣrī y fit même construire une église au sud-ouest de la grande mosquée76. Quant à Baṣra, elle fut fondée tout près de Prat d-Mayšān, troisième métropole de l’Église syro-orientale après Jundishapur et Nisibe ; la ville avait manifestement été en partie détruite lors de la conquête et il est probable que beaucoup de ses chrétiens soient allés très tôt s’installer à Baṣra77. Selon le géographe al-Iṣṭaḫrī, les juifs étaient encore nombreux au ive/xe siècle dans les villes de Baṣra et de Bagdad, où ils constituaient une minorité non négligeable à côté des chrétiens et des zoroastriens78. Les interactions intellectuelles entre chrétiens et musulmans sont bien connues : débats théologiques à la cour des Omeyyades et des Abbassides, mouvements de traduction par l’intermédiaire de nestoriens, etc. Il est inutile de revenir ici sur les diverses manifestations de ces échanges culturels. Contentons-nous de signaler que les musulmans s’intéressèrent tôt aux textes fondateurs du christianisme. On a longtemps cru que la traduction arabe de la Bible et des Évangiles avait d’abord été l’œuvre de chrétiens désireux d’offrir un texte compréhensible à leurs communautés de plus en plus arabisées, à partir de l’époque Abbasside, et que de telles traductions n’avaient eu un impact sur les musulmans qu’après 73. 74. 75.

76. 77. 78.

J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 561 (Tannous s’appuie en particulier sur J. Fück, ʿArabīya. Recherches sur l’histoire de la langue et du style arabe, Paris, 1955). F. Morelli, L’archivio di Senouthios…, op. cit., p. 14. Voir par exemple une lettre de Ḥnānīšoʿ dans Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 26-28. Sur les chrétiens de Kūfa, voir J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., III, p. 207 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 409 et suiv. Il semble bien, d’après les sources syriaques, que ʿĀqolā ne soit pas comme al-Ḥīra une ville distincte de Kūfa, mais bien Kūfa elle-même. Non seulement Kūfa garda les chrétiens qui vivaient sur le site au moment de sa fondation, mais elle en attira d’autres par la suite. Un quartier entier, connu sous le nom d’al-Naǧrāniyya (situé entre la grande mosquée et le Dār Banī Awd), accueillit ceux qui vinrent de Naǧrān, dont beaucoup se spécialisèrent bientôt dans le métier de changeur. S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 409-13. A. S. Tritton, The Caliphs and their Non-Muslim Subjects, op. cit., p. 45 ; J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., III, p. 207 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 420. B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 61. Sur Prat d-Mayšān, voir également J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., III, p. 266-271. M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 491-492.

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le tournant du ixe siècle79. David Cook propose néanmoins, sur la base de longs passages reproduits par Ibn ʿAsākir, que plusieurs traductions partielles de l’Évangile de Matthieu existaient déjà dans la Syrie du milieu du viiie siècle ; elles étaient connues des musulmans qui y puisaient surtout des traditions conformes à l’enseignement de l’islam, notamment des récits eschatologiques80. Les extraits qui nous en sont parvenus évoquent ainsi l’interdiction du serment qu’aurait formulée Jésus81. Dans son Ǧāmiʿ, l’Égyptien Ibn Wahb (m. 197/812) rapporte d’après al-Layṯ b. Saʿd le verset de Matthieu (18 : 16) dans lequel Jésus enjoint de prendre « deux, trois ou quatre [sic] témoins82 » pour aller en justice. Cet exemple atteste à la fois la connaissance que les musulmans avaient de tels passages clés de la tradition chrétienne, et leur adaptation à la doctrine musulmane. À l’époque d’al-Layṯ b. Saʿd ou d’Ibn Wahb, le chiffre de trois témoins mentionné par le texte évangélique avait peu de sens puisque la procédure musulmane parlait pour l’essentiel de deux ou de quatre témoins (en cas de fornication83) ; un quatrième témoin fut donc ajouté au texte d’origine évangélique. Les exemples de telles interactions culturelles pourraient sans doute être multipliés. La codicologie viendrait même en témoigner, comme l’étude préliminaire du palimpseste Lewis-Mingana tend à le montrer : analysant une série de feuillets coraniques en écriture ḥiǧāzī (remontant sans doute à la fin du viie ou au viiie siècle), Alain George conclut que les copistes adoptèrent des techniques héritées des traditions scribales grecques et syriaques, « ce qui laisse supposer une proximité avec les milieux chrétiens84 ». Face aux incertitudes et aux dérives « hérétiques » que provoquait la fluidité confessionnelle, les autorités chrétiennes comme musulmanes se donnèrent pour 79. 80.

81. 82.

83. 84.

S. Griffith, « The Gospel in Arabic : an Inquiry into its Appearance in the First Abbasid Century », Oriens christianus, 69, 1985, p. 166. D. Cook, « New Testament Citations in the Ḥadīṯ Literature », dans E. Grypeou, M. N. Swanson, D. R. Thomas (dir.), The Encounter of Eastern Christianity with Early Islam, Leyde, Brill, 2006, p. 204-205. Voir également S. Anthony, « Muḥammad, Menaḥem, and the Paraclete : New Light on Ibn Isḥāq’s (d. 150/767) Arabic Version of John 15 : 23-16 : 1 », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 79, 2016, p. 264. D. Cook, « New Testament Citations… », art. cité, p. 203. Ibn Wahb, al-Ǧāmiʿ f ī l-ḥadīṯ, éd. par Muṣṭafā Ḥasan Ḥusayn Muḥammad Abū l-Ḫayr, Riyad, Dār Ibn al-Ǧawzī, 1996, I, p. 383. Voir D. Cook, « New Testament Citations… », art. cité, p. 212. Dans Matt. 18 : 16, il n’est fait mention que de « deux ou trois témoins ». Voir également le texte de la seconde épître de Paul aux Corinthiens, 13 : 1. Une des premières traductions arabes, dont le manuscrit date de 867 (Ms. Sinai 151), propose le texte suivant : « Car toute parole est prouvée par la bouche de deux et trois témoins » (li’anna-hu ʿan afwāhi šāhidayn wa-ṯalāṯa tuṯbatu kullu kalima). H. Staal, Mt. Sinai Arabic Codex 151. Arabic Text, Louvain, E. Peters, 1985, p. 112. Le chiffre de trois n’est pas non plus exclu de la procédure musulmane : il apparaît lorsque deux femmes témoignent en plus d’un homme, mais n’est alors qu’implicite. A. George, « Le palimpseste Lewis-Mingana de Cambridge, témoin ancien de l’histoire du Coran », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, janvier-mars 2011, p. 426.

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tâche d’endiguer les phénomènes d’hybridité en dessinant des frontières entre les groupes : en criminalisant l’adoption d’une religion concurrente85, en interdisant le recours aux institutions judiciaires de l’autre86, etc. Le discours élaboré par les sources musulmanes et chrétiennes – chaque groupe retraçant l’histoire de sa propre communauté – participe d’une telle politique. C’est pourquoi, à quelques exceptions près, « l’autre » est généralement absent des sources, ou stigmatisé pour sa différence, ou encore présenté sous les traits d’une figure ennemie87.

3.1.2. Rencontres dans l’arène judiciaire L’institution judiciaire, parce qu’elle figure à la croisée de deux mondes – celui de l’élite et du pouvoir d’un côté, celui du peuple de l’autre –, est prise dans une double dynamique. La première, et la plus visible dans les textes, est celle de la distinction : parce qu’elle incarne la šarīʿa, la judicature musulmane est représentée, dans les sources islamiques, comme l’institution des musulmans, où les non-musulmans n’occupent qu’une place marginale88 ; pour les mêmes raisons, les chrétiens et les juifs acceptaient mal que leurs coreligionnaires y recourent89. La seconde est celle de l’interaction. L’interdiction même des autorités non musulmanes de recourir au cadi témoigne du fait que de tels recours se produisaient90 – ce que confirment les débats entre juristes musulmans quant à la licéité de trancher des litiges entre ḏimmī-s. Les non-musulmans fréquentaient les tribunaux musulmans et en connaissaient bien les procédures91. Non seulement les ḏimmī-s y venaient (au moins de manière occasionnelle) – qu’ils soient en conflit avec un musulman ou avec un coreligionnaire –, mais nous avons vu aussi que le témoignage des non-musulmans 85. 86. 87. 88.

89. 90. 91.

J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 444 et suiv. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 157 et suiv., 182 et suiv. Voir J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 482. Voir E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 92, et N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 270-271. Ces deux auteurs donnent l’exemple de Šurayḥ, qui refusait de se prononcer lorsqu’il se trouvait sur un territoire de ḫarāǧ. Ils commettent néanmoins un contresens dans leur lecture du texte d’Ibn Saʿd : celui-ci évoque en réalité le cas où l’on viendrait se disputer devant le cadi à propos d’une terre de ḫarāǧ, ce qui n’implique pas que les plaideurs sont des non-musulmans, mais que de telles terres collectives ne devraient pouvoir faire l’objet de procès pour déterminer qui en est propriétaire. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 135. Voir également Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 330, 361. N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 271 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 157 et suiv., 190 et suiv. N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 272. Voir par exemple G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 85, et U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 186, où il apparaît que certains juifs de Bagdad étaient capables, à la fin du xe siècle, de décrire de manière adéquate le fonctionnement du processus d’agrément des témoins par les tribunaux musulmans. Voir également M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 278.

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devant un cadi semble avoir été plus ouvert à l’époque omeyyade que ce que préconise le fiqh classique. Si l’on en croit les chroniqueurs syriaques, ce n’est que vers 720 que le témoignage d’un non-musulman pour ou contre un musulman fut interdit, et celui des ḏimmī-s vis-à-vis de leurs coreligionnaires était bien plus reconnu par les savants du viiie siècle que dans les maḏhab-s classiques. Les controverses qui animèrent les musulmans de l’époque omeyyade sur le lieu de l’audience, liées à celles touchant la réception des plaideurs non musulmans, montrent que la division entre des espaces judiciaires réservés aux musulmans et d’autres aux ḏimmī-s mit beaucoup de temps à s’établir – sans d’ailleurs jamais s’imposer complètement. Nombre de cadis étaient eux-mêmes polyglottes. Dans l’Égypte omeyyade, ʿAbd al-Raḥmān b. Muʿāwiya b. Ḥudayǧ (en poste à Fusṭāṭ en 86/705) était fils d’une Copte et maîtrisait sans doute l’idiome maternel92 ; Ḫayr b. Nuʿaym (en poste de 120/738 à 127/745) parlait le copte avec certains plaideurs et entendait les témoignages dans cette langue93. À Baṣra, il semble qu’Iyās b. Muʿāwiya (en poste entre 95/713-4 et 101/719-20) s’exprimait dans un persan parfait94, tout comme, un peu plus tard, le cadi ʿAbbād b. Manṣūr (en poste de 126/744 à 132/749, puis à nouveau sous les Abbassides)95. À Kūfa, Šarīk b. ʿAbd Allāh (cadi de 153/770 à c. 170/786-7), un Arabe qui avait grandi dans le Sawād, parlait le « nabatéen » – c’est-à-dire l’araméen96. Quelques années plus tard, son successeur Nūḥ b. Darrāǧ, un mawlā dont le père était araméen, connaissait probablement encore cette langue97. On peut penser que certains musulmans, même s’ils ne ressentaient pas le besoin de recourir aux institutions des ḏimmī-s, en avaient une connaissance directe ou indirecte – ne serait-ce que parce que leurs parents ou leurs voisins y avaient recours98. Certaines autorités juives autorisaient par ailleurs le témoignage de non-juifs devant les tribunaux rabbiniques99. Non seulement des non-musulmans venaient au tribunal du cadi sur une base individuelle, mais il est possible que les juges des ḏimmī-s s’y soient eux-mêmes invités – c’est-à-dire que leurs tribunaux purent être perçus comme une part 92. 93. 94. 95. 96. 97.

98. 99.

Al-Samʿānī, al-Ansāb, op. cit., III, p. 272. Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 156. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 364-365. Ibid., II, p. 46. Ibid., III, p. 150, 167. Al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., XV, p. 432. Sur les interactions anciennes entre populations araméennes ou d’expression syriaque et arabophones, voir N. Khaleq, Damascus after the Muslim Conquest. Text and Image in Early Islam, New York, Oxford University Press, 2011, p. 55. U. I. Simonsohn propose que les chrétiens employés par l’État islamique devaient bien connaître l’organisation judiciaire musulmane et qu’ils purent servir d’intermédiaires entre les deux systèmes. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 154. Ibid., p. 185.

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intégrante du système islamique100. Dans le droit classique, seuls les ḥanafites acceptent qu’un non-musulman puisse être nommé officiellement « cadi » de ses coreligionnaires101. Les mālikites, les šāfiʿites et les ḥanbalites ne reconnaissent à la justice des communautés non musulmanes que le statut d’arbitrage102. Contrairement aux apparences, cette opinion ne réduit pas les tribunaux non musulmans à une justice négligeable. Le fiqh accorde en effet une place importante à l’arbitrage (taḥkīm), et reconnaît une valeur contraignante à la sentence de l’arbitre, que les plaideurs sont tenus de respecter103. La juridiction de l’arbitre est simplement limitée, puisqu’il ne peut se prononcer en matière criminelle (ḥadd ou talion), dont le monopole revient à l’État islamique104. Cette règle suggère déjà que les affaires pénales devaient être transmises par les autorités chrétiennes aux tribunaux musulmans105. Par ailleurs, l’assimilation de la justice des nonmusulmans à un arbitrage permettait d’intégrer celle-ci dans une organisation judiciaire globale, prenant en compte les modes alternatifs de résolution des litiges. La sentence d’un ḥakam pouvait en effet faire l’objet d’un appel devant un cadi officiel106. Pour les ḥanafites, le cadi pouvait confirmer la sentence ou au contraire l’abroger107. En revanche, aux yeux d’un cadi de Kūfa tel Ibn Abī Laylā, la sentence du ḥakam demeurait valide même si l’affaire tranchée par ce biais était plus tard portée devant un cadi en désaccord avec l’arbitre108. Dès lors que des arbitrages « musulmans » faisaient l’objet d’appels devant le cadi, pourquoi n’en aurait-il pas été de même lorsque l’« arbitre » était un évêque chrétien ? Telle est l’hypothèse plausible que défend Neophyte Edelby109. Un responsum de Palṭoi, 100. Voir G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 103. 101. Al-Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya wa-l-wilāyāt al-dīniyya, éd. par Aḥmad Mubārak al-Baġdādī, Koweit, Maktabat Dār Ibn Qutayba, 1989, p. 89. Voir E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 90. 102. Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 37-38. Voir également N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 273 ; A. Fattal, « How Dhimmīs were Judged… », art. cité, p. 91-5. 103. Voir notamment al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 585. 104. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 587 ; al-Māwardī, Adab al-qāḍī, éd. par Muḥyī Hilāl al-Sarḥān, Bagdad, Maṭbaʿat al-iršād, 1971, II, p. 381 ; ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz Ibn Māza (al-Ṣadr al-Šahīd), Šarḥ Adab al-qāḍī li-l-imām Abī Bakr Aḥmad b. ʿUmar al-Ḫaṣṣāf, éd. par Abū l-Wafā’ al-Afġānī et Abū Bakr Muḥammad al-Hāšimī, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1994, p. 483. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 310-312. 105. Selon ʿAbd al-Razzāq, Ibn Šubruma aurait vu un juif subir le ḥadd en pleine mosquée. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., X, p. 323. 106. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 314. 107. Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 586. Voir Abū Yūsuf, Iḫtilāf Abī Ḥanīfa wa-Ibn Abī Laylā, éd. par Abū l-Wafā’ al-Afġānī, s. l., Maṭbaʿat al-wafā’, 1357 H, p. 44 ; Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 36. 108. Abū Yūsuf, Iḫtilāf Abī Ḥanīfa wa-Ibn Abī Laylā, op. cit., p. 44. 109. N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 275. S. D. Goitein donne l’exemple plus tardif d’une déposition, trouvée dans la Geniza, écrite en judéo-arabe mais portant la signature des témoins en arabe. Il suggère que le document fut rédigé de telle sorte qu’un juge juif puisse le

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gaon de Pumbedita (r. 842-857), autorise comme certains de ses successeurs des xe et xie siècles un plaideur juif à saisir un tribunal musulman pour faire appliquer le jugement édicté par un tribunal rabbinique si son adversaire refuse de s’y soumettre110. Si la doctrine d’Ibn Abī Laylā est représentative de certaines pratiques omeyyades, il est possible que des cadis aient dès cette époque entériné les sentences d’autorités judiciaires non musulmanes même lorsqu’elles n’étaient pas conformes au fiqh111. L’idée que les structures judiciaires chrétiennes et musulmanes ne sont pas strictement séparées, mais s’articulent les unes aux autres, trouve plus tard une expression dans un document officiel. L’acte d’investiture que le calife al-Muqtadī (r. 467-478/1075-1094) fit rédiger pour le catholicos nestorien Makīḫā en 1075 décrit ce dernier comme jouant un simple rôle de « médiateur » (wāsiṭa) parmi ses fidèles ; dès qu’une affaire nécessite un « jugement » (ḥukman wa-qaḍā [sic] wa-faṣlan), elle doit être portée devant les autorités musulmanes et tranchée selon le droit musulman112. Les termes employés ici ressortissent à une rhétorique qui tend, comme le fiqh, à minimiser l’autorité juridictionnelle des chrétiens – puisque la souveraineté ne peut être qu’islamique113. Il serait peu vraisemblable que l’intervention des autorités musulmanes soit requise pour des affaires aussi banales que les dettes, qui nécessitaient pourtant l’énonciation d’un jugement. On peut ainsi se demander si les cas requérant un « jugement » ne sont pas, avant tout, les affaires criminelles que le fiqh ne permet pas aux arbitres d’examiner. Quoi qu’il en soit, ce diplôme d’investiture définit bien la juridiction du catholicos et celle des autorités musulmanes comme deux pans d’une même justice – une « basse » justice ne requérant qu’un système de « médiation », une « haute » justice nécessitant adjudication.

110. 111.

112. 113.

lire à son collègue musulman, tout en permettant à ce dernier de lire lui-même les signatures des témoins. S. D. Goitein, « Minority Selfrule and Government Control in Islam », Studia islamica, 31, 1970, p. 107. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 190. Au xie siècle, al-Māwardī considère à l’inverse que la sentence d’une autorité judiciaire non musulmane ne doit pas être prise en considération par l’Imam et qu’elle n’a de valeur qu’aux yeux des membres de sa communauté (al-Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya, op. cit., p. 89). La position (tardive) d’al-Māwardī ne contredit pas l’opinion de la plupart des écoles juridiques à propos de l’arbitrage. Il faut par ailleurs prendre en compte la portée idéologique d’une telle affirmation, al-Māwardī esquissant dans son ouvrage le portrait d’un système islamique idéal (selon le point de vue d’un savant musulman). Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 149-150. Voir la traduction de ce passage dans N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 280. N. Edelby note ainsi l’attitude paradoxale des musulmans qui, tout en accordant une large « autonomie » aux communautés non musulmanes, désirent souvent soumettre les chrétiens à la loi musulmane. N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 294.

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Les univers judiciaires étaient donc loin d’être cloisonnés114. Est-ce à dire qu’un système en influença un autre ? À des périodes plus tardives, il apparaît clairement que certains auteurs chrétiens s’approprient le langage juridique des musulmans pour développer leur propre théorie. Le copte Ibn al-ʿAssāl (m. av. 658/1260 ?)115 décrit ainsi le fonctionnement de certaines procédures judiciaires dans des termes calqués sur le droit musulman116 – termes qui tranchent avec les plus anciennes théories chrétiennes de la judicature –, et l’influence d’Ibn al-ʿAssāl sur le canoniste syriaque ʿAbdīšoʿ assura la diffusion de théories d’abord adoptées par les musulmans117. De même, le Nomocanon de Bar Hebraeus (m. 685/1286) s’inspire largement, dans la partie qu’il réserve au droit civil, d’œuvres de šāfiʿites tel al-Ġazālī118. Il convient pourtant de prendre garde aux termes d’« emprunt » et d’« influence », car la dynamique à l’œuvre correspond avant tout à l’élaboration d’un langage commun119. Pour s’en tenir aux musulmans et aux chrétiens des premiers siècles de l’Islam, employer ces mots reviendrait à méconnaître que les structures judiciaires de ces deux communautés demeurèrent longtemps des chantiers ouverts, en permanente adaptation et reconstruction. Aussi, plutôt que de forcer l’interprétation en relevant à tout prix des « influences », est-il préférable de mettre en évidence les points de contact, les convergences ou les divergences théoriques, et les interactions entre les institutions.

114. N. Edelby suggère encore que, pour faire appliquer leurs sentences, les tribunaux ecclésiastiques pouvaient recourir à des témoins instrumentaires musulmans. Ceux-ci pouvaient témoigner du jugement rendu par le tribunal ecclésiastique, et ainsi le faire avaliser par un tribunal musulman – procédure qui fut critiquée comme dénuée de valeur par le mālikite Ibn Farḥūn. N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 283. 115. A. S. Atiya, « Ibn al-ʿAssāl », EI2, III, p. 222. Sur la vie et l’œuvre de cet auteur, voir Kh. Samir, « Al-Ṣafī ibn al-ʿAssāl. Brefs chapitres sur la trinité et l’incarnation », Patrologia orientalis, 42, 1985, p. 621-647. 116. Voir par exemple le chapitre qu’il consacre aux règles de l’audience, dans lequel il emploie la formule « la bayyina incombe au demandeur et le serment au défendeur », typiquement musulmane. Ibn al-ʿAssāl, Kitāb al-qawānīn, op. cit., p. 368. Le passage qu’Ibn al-ʿAssāl consacre à l’égalité des plaideurs devant le juge paraphrase également ce que préconisent de nombreux traités de fiqh à ce sujet. Ibid., p. 364. 117. H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 96 et suiv. 118. C. A. Nallino, « Il diritto musulmano nel Nomocanone siriaco cristianon di Barhebreo », dans Raccolta di scritti editi e inediti, IV, op. cit., p. 231 et suiv., 241 et suiv. ; id., « Sul Libro siroromano… », art. cité, p. 567. 119. Sur les dangers guettant l’historien qui cherche à tout prix à retrouver les « origines » d’un système ou les « influences » d’une société sur une autre, voir les remarques que formulait déjà Walter Selb en 1964 à propos du Livre syro-romain dans W. Selb, « Le Livre syroromain… », art. cité, p. 331.

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3.2. Tribunaux juifs, chrétiens et musulmans Les juifs et les chrétiens avaient indubitablement des traditions judiciaires bien antérieures à l’Islam, développées dans l’espace que leur laissaient les tribunaux byzantins et sassanides. Le maintien de justices juives et chrétiennes pardelà les conquêtes suggère ainsi que les musulmans purent les voir fonctionner, s’en inspirer ou au contraire les contester. La comparaison entre la justice musulmane et les institutions juives et chrétiennes ne peut néanmoins être menée dans les mêmes termes, en raison tant des sources disponibles que des antécédents historiques inégaux des deux systèmes non musulmans. Les tribunaux juifs prolongeaient une tradition multiséculaire, et s’appuyaient sur une théorie juridique sophistiquée, enregistrée dans les deux Talmuds. Les sources documentant les pratiques judiciaires et leur évolution théorique sont cependant rares pour les quatre premiers siècles de l’hégire. À l’inverse, la justice des chrétiens était peu théorisée à l’arrivée de l’Islam. À peine trouve-t-on dans la littérature canonique préislamique quelques tentatives ponctuelles d’infléchir des procédures qui reposaient, manifestement, soit sur des coutumes orales, soit sur le droit des États byzantin et sassanide. Ce n’est qu’après les conquêtes arabo-musulmanes que les chrétiens d’Orient entreprirent d’apporter un cadre théorique à leurs pratiques, très certainement en réaction au défi que représentait l’Islam. Bref, alors que l’Islam se développa dans des régions où les juifs, quoique minoritaires, disposaient d’institutions bien établies, les systèmes chrétien et musulman se construisirent et/ou évoluèrent de manière à peu près contemporaine. Tentons d’éclaircir le tableau.

3.2.1. Justice juive et musulmane L’existence d’un droit juif théorisé dans les Talmuds et de traditions judiciaires déjà anciennes au Proche-Orient lors de l’apparition de l’Islam oblige à se demander dans quelle mesure les Arabes musulmans purent y trouver des modèles pour l’élaboration de leurs propres institutions. De fait, plusieurs aspects des procédures musulmanes élaborées aux deux premiers siècles de l’hégire font écho à la réflexion antérieure des juristes juifs. Chez ces derniers, les juges doivent certes rendre leur jugement sur la base des preuves produites à l’audience, mais sont aussi tenus de prendre en considération leur connaissance de l’affaire et de s’en remettre, en fin de compte, à leur conviction personnelle. Les juristes musulmans, plus soucieux de s’en tenir aux preuves légales, débattirent sur la capacité du juge à s’appuyer sur sa connaissance individuelle. Il semble qu’aux premiers temps de l’Islam, dans toutes les provinces, nombre de cadis aient recouru à ce type d’appréciation, rencontrant l’opposition de savants attentifs à ne faire reposer le jugement que sur des preuves légales. Dans l’Islam classique, les ḥanafites et  dans une moindre mesure – les šāfiʿites continuèrent d’accepter (sous conditions) que

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le juge utilise sa connaissance personnelle d’une affaire. Cela ne signifie pas que les musulmans reprirent aux juifs leur vision du rôle du juge, tant s’en faut ; tout au plus peut-on proposer que la pratique juive (ou celle d’autres tribunaux) soulevait une question à laquelle les musulmans se devaient aussi de répondre. Certains chercheurs vont jusqu’à voir une influence directe du droit juif sur certaines procédures judiciaires. Gideon Libson pense que la tenue d’un objet sacré chez les musulmans lors de la prestation de serment – al-Šāfiʿī évoque un exemplaire du Coran – pourrait dériver du droit juif120. Néanmoins cet usage ne paraît pas avoir été généralisé chez les musulmans et il semble difficile de tirer des conclusions fermes à ce sujet. De son côté, Margoliouth propose que l’Islam tire du droit juif la doctrine selon laquelle la charge de la preuve repose sur le demandeur, tandis que le défendeur peut recourir au serment pour appuyer sa dénégation121. Il est vrai que la répartition des preuves en lien avec des présomptions légales, théorisée par le judaïsme dès l’époque talmudique, trouve un parallèle frappant dans la doctrine des maḏhab-s musulmans classiques. Nous avons cependant montré que l’Islam n’adopta la règle du faṣl al-ḫiṭāb, qui précise cette répartition, qu’au terme de près d’un siècle de tâtonnements, d’expérimentations et de débats. Les musulmans n’optèrent pas pour ces procédures au lendemain de la conquête. Le soin porté dans le droit talmudique à l’examen des témoins pourrait par ailleurs préfigurer les enquêtes qui se développèrent en Islam sur ces acteurs clés de la procédure. Néanmoins les investigations des tribunaux juifs et musulmans n’avaient pas le même objet. Chez les juifs, l’accent était porté sur les faits auxquels se rapportait la déposition : les déclarations des témoins étaient confrontées et vérifiées afin d’établir la vérité des événements. Chez les musulmans, en revanche, une telle confrontation n’était pas de mise : l’enquête se focalisait exclusivement sur la personnalité des témoins. Leur moralité était le seul critère d’appréciation de leur fiabilité. Si leurs dépositions se contredisaient en partie, leur témoignage n’était pas rejeté s’ils étaient par ailleurs dignes de confiance. Ainsi raconte-t-on que, lors d’un litige financier devant Šurayḥ, les deux témoins évoquèrent des sommes différentes : le cadi prit en considération le montant le plus bas pour rendre son jugement122. Il faut par ailleurs remarquer le hiatus temporel qui sépare les deux procédures. La confrontation des témoignages semble avoir été abandonnée au civil par les tribunaux juifs avant l’arrivée de l’Islam, pour n’être plus réservée qu’aux affaires pénales. Et ce n’est que de manière progressive, au cours des deux premiers siècles de l’hégire, que les tribunaux musulmans élaborèrent des critères précis de fiabilité des témoins, ainsi que 120. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 5. 121. D. S. Margoliouth, « Omar’s Instructions to the Kadi », The Journal of the Royal Asiatic Society, 42, 1910, p. 318. 122. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 301.

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les techniques d’enquête qui permettaient au juge d’être fixé sur leur moralité. Le principal point d’accroche entre les deux procédures est donc l’attention particulière que juifs et musulmans portaient à la fiabilité des témoignages – alors que de leur côté les chrétiens orientaux insistaient sur celle des plaignants. Les admonestations que Šurayḥ et Muḥārib b. Diṯār, à Kūfa, sont supposés avoir adressées aux témoins en insistant sur leur responsabilité dans le jugement123, trouvent ainsi un parallèle dans le droit talmudique124. Mais à partir d’un questionnement partagé avec celui des juifs, les musulmans élaborèrent des réponses et des procédures divergentes. Des différences structurelles de taille distinguent d’ailleurs l’organisation judiciaire musulmane de celle des juifs. La plus importante est sans conteste l’opposition entre, d’un côté, la nature collégiale de la justice rabbinique – dans laquelle l’audience réunissait un nombre minimum de trois juges –, et de l’autre l’unicité du cadi musulman. À de rares exceptions près, et depuis les temps les plus reculés, le cadi est toujours représenté comme un juge unique, seulement assisté par un personnel qui ne disposait pas de pouvoir décisionnel : le verdict reposait sur sa seule appréciation. Il y eut bien, dans l’Irak abbasside, des tentatives pour établir des judicatures bicéphales, où deux cadis étaient supposés rendre leur décision en commun ; mais ces expériences firent long feu et l’unicité demeura la norme125. Au niveau des procédures, les deux systèmes se séparent notamment sur la valeur qu’elles accordent à l’écrit, accepté comme preuve à part entière dans les tribunaux juifs, et non chez les musulmans. Ce n’est point que les juifs aient eu une confiance aveugle dans l’écrit : ils craignaient autant le faux, mais développèrent des critères d’authentification des signatures qui permirent de garder le document matériel au rang de preuve. Chez les musulmans, l’écrit perdit cette qualité de preuve matérielle pour ne regagner sa valeur probatoire qu’à l’audition de témoignages oraux complémentaires. On ne peut donc affirmer que les musulmans construisirent leur principale institution judiciaire en s’inspirant des pratiques juives. En revanche, il est vraisemblable que la réflexion des juristes musulmans du premier siècle de l’hégire évolua au contact des juifs. Ainsi, ce n’est sans doute pas un hasard si le mode de répartition des preuves qui finit par l’emporter dans la seconde moitié du viiie siècle est associé au personnage biblique de David sous couvert de l’expression faṣl al-ḫiṭāb. Cette règle de procédure, nous l’avons vu, fut sans doute élaborée à Kūfa vers le milieu du viiie siècle – c’est-à-dire dans la métropole musulmane la plus proche des centres juifs de Sura et de Pumbedita.

123. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 133, 136 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 354-5 ; III, p. 34. 124. Voir Y. Sinai, « The Religious Perspective… », art. cité, p. 370. 125. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 281-284.

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Le tribunal du cadi ne se constitua pas sur la base d’un modèle juif, mais les usages rabbiniques furent pris en considération dans l’élaboration de ses procédures. De même, les sources disponibles pour l’époque gaonique laissent penser que les tribunaux juifs évoluèrent de manière à s’adapter au nouveau contexte créé par l’arrivée de l’Islam. Les chercheurs relèvent qu’en Irak, dès 651, les règles en cas de séparation furent modifiées : alors que, selon le Talmud, le divorce ne pouvait être accordé à une femme qui en faisait la demande qu’au bout d’un an, les gaons de Sura et de Pumbedita promulguèrent un décret appelant à le prononcer sans délai. Selon l’interprétation généralement admise, cette décision fut motivée par le risque que des femmes portent leurs demandes devant un tribunal musulman, voire se convertissent à l’Islam pour obtenir un divorce immédiat126. D’autres normes talmudiques furent abolies pour atténuer le décalage entre les procédures juives et les pratiques dominantes. Nous avons vu ainsi qu’à une époque indéterminée, les gaons permirent aux plaideurs et aux témoins de s’asseoir devant les juges, ce qui, remarque Gideon Libson, correspond aux usages des tribunaux musulmans127. Le même auteur propose que les changements relatifs à l’objet du serment, qui put désormais être prêté lors de litiges touchant des propriétés foncières, correspondent à une adaptation aux règles en vigueur chez les musulmans128. Les gaons auraient également autorisé le débiteur à prêter serment de son insolvabilité par souci d’ajustement des procédures juives aux pratiques des tribunaux musulmans129. Phillip Ackerman-Lieberman relève pour sa part qu’à une époque indéterminée, les gaons se mirent à préconiser la venue de témoins au tribunal afin de confirmer la déposition écrite des témoins cités dans les actes juridiques. Il ne s’agissait plus, comme avant l’Islam, d’authentifier les signatures, mais de confirmer le témoignage en raison des risques de falsification des documents130. Les juifs partageaient désormais les mêmes craintes que les musulmans et adoptèrent des règles comparables. À la fin du xe ou au début du xie siècle, certaines procédures promues par les gaons Hai et Sherira reflètent des règles formulées plus tôt par des juristes musulmans ; ils demandent ainsi qu’une femme n’ayant pas l’habitude de se montrer en public ne puisse être convoquée au tribunal131. Comme le montre Gideon Libson, l’évolution des procédures juives répond donc en partie à une logique d’adaptation aux pratiques dominantes, assimilées 126. R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 62-63. Comme le relève Uriel Simonsohn, l’hypothèse que des femmes juives aient couramment recouru à des tribunaux musulmans dès 651 semble toutefois fragile. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 179. 127. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 106. 128. Ibid., p. 104. 129. Ibid., p. 142. 130. Ph. Ackerman-Lieberman, « Legal Pluralism… », art. cité, p. 84. 131. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 107. Voir M. Tillier, « Women before the qāḍī… », art. cité, p. 296.

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sous couvert de la coutume (minhag) – un fondement du droit accepté par les juristes juifs132. Une autre dynamique était aussi à l’œuvre : celle de la distinction. Libson interprète ainsi l’apparition de la gezerta à l’époque gaonique : supprimer du serment le nom de Dieu permettait de se différencier des musulmans qui, de leur côté, accordaient une grande place à la mention de la divinité lorsqu’ils juraient133.

3.2.2. Justice chrétienne et musulmane • Points d’accroche

Musulmans et chrétiens d’Orient construisirent des univers intellectuels perméables l’un à l’autre. Sans l’avouer, les questions posées par les uns faisaient écho aux préoccupations de leurs voisins, et leurs réponses prenaient non seulement un sens au sein de chaque domaine, mais aussi vis-à-vis de l’autre. L’interaction intellectuelle était constante. Telle est la thèse que défend notamment Sydney Griffith dans son ouvrage The Church in the Shadow of the Mosque134. Celui-ci souligne ainsi combien l’appréhension de l’islam comme une « hérésie » chrétienne par Jean Damascène revient à admettre que les musulmans « appartiennent après tout au même monde discursif que les chrétiens en ce qui concerne les affaires religieuses135 ». En matière de théologie, la doctrine chrétienne fut articulée parallèlement à la pensée musulmane – voire en tandem avec elle136 ; il est probable qu’il n’en alla pas différemment dans le domaine judiciaire, comme en témoignent nombre de questions communes aux deux systèmes. La preuve, nous l’avons vu, était au centre des préoccupations des premiers juristes musulmans – nombre de témoins, rôle du serment, etc. À la même 132. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 114, 142. 133. G. Libson, « Gezerta », EJ2, VII, p. 570. 134. S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 53. Griffith ajoute plus loin : They [the Christians] and the contemporary Muslims lived and wrote in the same milieu and responded to one another’s arguments, often in a caricatured fashion. But the colloquy can now only be traced by a comparative study of their texts, a difficult and very specialized task that requires a rare expertise in at least two of the three traditions, not to mention uncommon linguistic skills. Ibid., p. 74. 135. Ibid., p. 42. 136. Ibid., p. 75. Nancy Khaleq montre par exemple comment deux dialogues théologiques (l’un écrit par un chrétien, l’autre par un musulman) traitant de la Trinité, de Muḥammad et du Coran, font écho l’un à l’autre. N. Khaleq, Damascus after the Muslim Conquest, op. cit., p. 58-61. Griffith affirme qu’il faut prendre avec prudence les récits mettant en scène des débats théologiques entre chrétiens et musulmans, mais que néanmoins ces dialogues ne sont pas pure fiction : The well-known practice of open debate may have provided the real-life basis for many of the literary compositions of the popular Christian apologies written in Arabic and Syriac in the early Islamic period. […] Their often undoubtedly fictional narrative, to be successful, would nevertheless seem to have required at least that measure of verisimilitude provided by the evocation of a recognizable social behaviour of their own time and place. S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 103.

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époque, les chrétiens d’Orient s’interrogeaient aussi sur les preuves, d’une manière qui fait souvent écho aux problématiques musulmanes. Au sein de chaque système, certaines procédures apparurent ou se transformèrent pour s’adapter au nouveau contexte judiciaire créé par l’évolution de l’autre. L’exemple le plus frappant est sans doute celui du serment. Les musulmans semblent en avoir été très tôt les adeptes, tant sous sa forme décisoire que supplétoire. À l’inverse, les chrétiens d’Orient furent longtemps réticents face à ce type de preuve. Les jacobites le passaient sous silence et, de leur côté, les nestoriens de l’époque sassanide le condamnaient. Ce n’est qu’après l’avènement de l’Islam qu’un usage ponctuel fit son apparition chez les nestoriens, d’abord dans la correspondance de Ḥnānīšoʿ, puis dans les œuvres juridiques d’Išoʿ bar Nūn et d’Išoʿbokht. Le serment judiciaire, longtemps condamné sur la base des prescriptions évangéliques, s’imposa avec l’Islam comme une nécessité pratique137. Dans la première moitié du viiie siècle, les juristes musulmans s’accordèrent sur la formule du faṣl al-ḫiṭāb, qui attribuait la preuve testimoniale au demandeur et le serment décisoire au défendeur ; ce quasi-consensus tentait de rationaliser des pratiques hétérogènes. Dans un extrait décontextualisé, le catholicos Ḥnānīšoʿ préconise d’abord le recours aux témoignages (de la part du demandeur ou du défendeur), et ensuite, à défaut, au serment du défendeur. Dans une autre de ses lettres, le serment peut être prononcé soit par le demandeur, soit par le défendeur. Dans le premier cas la procédure n’est pas identique à celle du fiqh classique (dans l’affaire évoquée, le serment du défendeur est affirmatif, et non négatif ; la preuve testimoniale peut être produite indifféremment par les deux parties). Dans le second, la capacité du demandeur à prêter serment (sans que celui-ci ne lui soit référé) rappelle certaines méthodes musulmanes archaïques. La réponse du catholicos à des questions relatives aux procédures montre que les interrogations des musulmans étaient partagées par les chrétiens, à une époque de grand flou procédural. Un siècle plus tard, Išoʿbokht opta plus clairement pour un mode de répartition des preuves proche de celui des musulmans, le demandeur étant en général supposé produire des témoignages ou des documents, tandis que le serment incombait avant tout au défendeur – qui pouvait à son tour le référer au demandeur (ce en quoi Išoʿbokht se distinguait des ḥanafites irakiens). Les règles du témoignage firent également l’objet de réflexions parallèles dans les différentes communautés. Les jacobites évoluèrent de manière notable sur ce point après l’arrivée de l’Islam. Alors que dans l’Antiquité le chiffre de trois témoins était préféré pour des raisons théologiques, la déposition de deux témoins acquit rapidement une valeur probatoire suffisante. Tandis que les enquêtes sur les plaideurs n’étaient plus mentionnées dans la littérature synodale syro-occidentale, celle-ci insista, à partir du ixe siècle, sur l’honorabilité et 137. Les mêmes raisons poussèrent les juifs à accepter le recours au serment judiciaire, voire à le développer – ce dont on trouve trace en Orient un peu plus tard, à partir du xe siècle. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 88-89, 104.

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la fiabilité des témoins. Cette évolution peut avoir suivi une logique interne à la communauté chrétienne : c’est à peu près à cette époque, entre le ixe et le début du xe siècle, que le Livre syro-romain semble avoir été découvert par les jacobites, qui purent remodeler leurs procédures sur un modèle pourvu de la légitimité romano-chrétienne. Mais on ne peut que constater la convergence entre de tels ajustements et les règles de l’audience musulmane. De même, dans l’Église syro-orientale, la réflexion sur le témoignage s’entrecroise avec les discussions des musulmans. Au début du viiie siècle, dans de nombreuses villes de l’Islam, les cadis acceptaient encore des dépositions isolées, et il fallut un certain temps pour que s’impose la règle du double témoignage. De leur côté, les nestoriens ne semblaient pas accepter de témoignage isolé avant l’Islam, ni à la fin du viie siècle. Ce rejet, conforme non seulement aux préceptes évangéliques, mais aussi au droit sassanide et au droit byzantin, poussa-t-il les musulmans à adopter une règle similaire – ou à renforcer la déposition isolée par un serment supplétoire ? Or à la fin du viiie siècle, à l’inverse, le nestorien Išoʿbokht autorise, au moins en théorie, le témoignage isolé d’un individu irréprochable… Tout se passe comme si chacune des deux communautés, dans sa recherche des procédures les plus fiables, gardait un œil sur les pratiques de l’autre. Au tournant des viiie et ixe siècles, alors que la sélection des témoins se durcissait et que les procédures de tazkiya se complexifiaient dans certaines provinces musulmanes, les nestoriens Išoʿbokht, Timothée et Išoʿ bar Nūn associèrent aux témoins des critères d’honorabilité jusque-là inédits, reposant sur une forme de contrôle social et une évaluation des réputations individuelles. Alors que les juristes musulmans, depuis longtemps, s’interrogeaient sur la capacité des ḏimmī-s à témoigner contre des musulmans – répondant très largement par la négative –, Timothée se demande si un musulman peut être admis à témoigner contre un chrétien – question à laquelle il répond par l’affirmative, mais avec des restrictions. Au niveau terminologique, le concept syriaque de preuve testimoniale commence à faire écho, à la même époque, à l’arabe bayyina (litt. « ce qui rend clair »). Pour Išoʿ bar Nūn, la preuve est apportée par des témoins véridiques qui permettent de rendre les choses « claires et évidentes ». La distance entre le lieu d’un procès et celui des preuves suscita, on le sait, le développement d’une procédure épistolaire dans l’Irak du viiie siècle – un juge recueillant les preuves et les consignant par écrit pour un autre juge138. La réflexion d’Išoʿbokht l’amène à concevoir une procédure comparable – bien que mal connue dans le détail. D’autres aspects de l’institution judiciaire firent l’objet d’une réflexion commune aux chrétiens et musulmans. La littérature d’adab al-qāḍī s’interroge de manière récurrente sur la rémunération du cadi : doit-il toucher un salaire (rizq) ? Est-il moral d’être payé pour l’accomplissement d’une tâche religieuse139 ? Si l’on en croit ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, la question fut débattue dès le milieu 138. M. Tillier, « Les réseaux judiciaires… », art. cité. 139. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 269 et suiv.

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du viiie siècle, si ce n’est auparavant140. Au début du viiie siècle, le jacobite Jacques d’Édesse affirmait déjà que les prêtres (qui, rappelons-le, servaient aussi de juges) ne devaient pas réclamer de « rémunération » aux fidèles en échange de leurs services, car on ne sert pas Dieu (ni la communauté ?) pour de l’argent141. Le mot syriaque désignant cette rémunération est agrō, terme qui dans les Évangiles en syriaque traduisait à la fois la notion de salaire et l’idée de récompense céleste (Matt. 5 : 46, 6 : 1, 10 : 41 ; Jean 4 : 36)142. Le même vocable connotait aussi la corruption (en particulier celle du juge)143, et les juristes musulmans classiques – qui finissent par accepter que le cadi perçoive une indemnité appelée rizq – refusent généralement de considérer la rémunération du cadi comme un aǧr ou une uǧra (même racine sémitique que agrō144), dénomination qui, appliquée à l’exercice d’un devoir religieux, supposerait une forme de corruption145. Les débats s’entrecroisaient, liés par un lexique quasiment partagé entre l’arabe et le syriaque. Les pensées chrétienne et musulmane tendaient vers la même direction. Nombre de procédures se construisirent sur la longue durée (plusieurs décennies) et les étapes de leur formation nous échappent. De fait, il est le plus souvent difficile de déterminer le sens des dynamiques interactionnelles. Musulmans et chrétiens se trouvant en contact permanent, chaque stade de l’évolution d’une institution put susciter un écho dans les communautés voisines. En certains cas, pourtant, le sens de telles dynamiques discursives apparaît de façon plus claire : l’adoption du serment judiciaire par les chrétiens d’Orient semble ainsi répondre à son emploi généralisé dans l’Islam. À l’inverse, le rejet progressif du témoignage isolé par les musulmans pourrait relever d’une nécessaire adaptation à un contexte proche-oriental où les chrétiens, en particulier, ne pouvaient l’accepter comme preuve. Les théories juridiques n’étaient pas les seules à converger. Certaines pratiques reposaient, elles aussi, sur une sémantique sociale commune aux chrétiens et aux musulmans. Ainsi en va-t-il de l’accession à la charge d’évêque/de cadi, marquée par des usages comparables. Depuis longtemps, les spécialistes de l’Islam ont relevé la tendance des fuqahā’ à refuser la judicature quand celle-ci leur était offerte. Nous avons proposé une explication sociale de ce phénomène : le refus de la judicature ferait en réalité partie d’une stratégie d’acceptation. Un bon cadi devait être désintéressé ; or, quelle meilleure preuve de son détachement 140. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 397-398. 141. J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 360. 142. Voir Evangelion Da-Mepharreshe, op. cit., p. 26, 28, 54, 440. Voir également W. Jennings, Lexicon to the Syriac New Testament, Oxford, Clarendon Press, 1926, p. 14. 143. M. Sokoloff, A Syriac Lexicon, op. cit., p. 8 (verbe ‫)ܐܓܪ‬. 144. Dans son dictionnaire syriaque-arabe, Bar Bahlūl traduit d’ailleurs agrō par uǧra. Bar Bahlūl, Lexicon Syriacum, op. cit., p. 31. 145. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 271. Voir également Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., V, p. 479-480.

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que le mépris des honneurs (et donc de la judicature elle-même) ? Ce principe, combiné à un modèle de piétisme hostile à toute collaboration avec le pouvoir, empêchait tout prétendant à la judicature, et même toute personne l’acceptant trop vite, de l’exercer146. Un tel schéma n’était pas nouveau : il correspondait à des codes sociaux régissant le comportement des chrétiens depuis l’Antiquité tardive. Il était impensable, relève Claudia Rapp, de devenir évêque sans protester de son incompétence et refuser son ordination, voire faire mine de s’enfuir147. Les cadis et les évêques devaient respecter des conventions communes à leurs deux communautés. Les attentes des populations chrétienne et musulmane étaient d’ailleurs proches. Dans l’Antiquité tardive, les évêques s’assignèrent de plus en plus pour mission de veiller sur les composantes vulnérables de la population : notamment les orphelins, dont ils devaient assurer l’éducation, et les détenus, qu’ils devaient visiter en prison148. Dans la société issue des conquêtes, il s’agissait moins de procurer un métier aux orphelins musulmans que de préserver leur patrimoine ; c’est cette tâche qui, vers le milieu du viiie siècle, incomba aux cadis à leur tour. Quant au devoir de veiller sur le sort des détenus, il devint à l’époque classique une des missions essentielles du cadi, chargé non plus de s’assurer de leur bienêtre, mais de vérifier qu’aucun individu n’était incarcéré de manière arbitraire149. Le cadi n’était pas tout à fait l’évêque des musulmans ; mais à bien des égards, il jouait auprès de ses ouailles le rôle social que les chrétiens attendaient de leur évêque. Quelle que soit sa confession, la société avait des attentes que les principales institutions devaient respecter.

• Une dynamique de distinction

Au-delà de ces points d’accroche, qui donnent aux structures judiciaires chrétienne et musulmane une surface très ressemblante à bien des égards, un certain nombre de différences structurelles séparent les procédures mises en œuvre des deux côtés.

Inquisitoire versus accusatoire Chez les chrétiens comme chez les musulmans, la base de la procédure était de type accusatoire : pour qu’un procès s’ouvre, deux adversaires étaient indispensables – l’un accusant l’autre –, et le juge ne prenait pas l’initiative des poursuites. 146. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 664-675. 147. Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 144-146, 166. 148. The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 177/161. Voir J. Liebeschuetz, Decline and Fall of the Roman City, op. cit., p. 151 ; T. S. Miller, The Orphans of Byzantium. Child Welfare in the Christian Empire, Washington DC, The Catholic University of America Press, 2003, p. 110 et suiv. ; Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 226-227. 149. M. Tillier, Les prisonniers dans la société musulmane (iie/viiie-ive/xe siècle) », dans E. Malamut (dir.), Dynamiques sociales au Moyen Âge en Occident et en Orient, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2010, p. 196 et suiv.

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Chez les chrétiens orientaux, cette base accusatoire était pourtant mâtinée d’éléments inquisitoriaux. Avant même l’arrivée de l’Islam, les jacobites considéraient que le juge ne devait pas se contenter d’examiner les preuves produites par les plaideurs, mais qu’il lui fallait surtout évaluer la fiabilité de ces derniers. Leur moralité permettait de présumer du caractère véridique ou mensonger de leurs revendications ou de leurs dénégations, et le juge pouvait éventuellement rendre son verdict sur la base de cette présomption. À l’époque islamique, les nestoriens allouaient quant à eux un rôle primordial à l’enquête diligentée par le juge. Pour Išoʿbokht, ses investigations étaient essentielles pour établir des présomptions en faveur d’un des plaideurs. L’enquête n’était pas absente de la procédure musulmane : nous avons vu que certains cadis semblent avoir sollicité des experts dès la fin du viie ou le début du viiie siècle, et relevé que la firāsa du juge – destinée à découvrir des preuves circonstancielles – joua un certain rôle à Baṣra jusqu’au début du viiie siècle. Ces pratiques n’en furent pas moins marginalisées par le fiqh. La vision qui s’imposa rapidement est que l’issue du procès devait reposer sur l’examen de preuves externes. La question de la moralité des plaideurs ne sembla jamais se poser : dans la mesure où tout justiciable était supposé défendre ses intérêts personnels, il était, par définition, potentiellement menteur et immoral. C’est pourquoi la bayyina du demandeur l’emportait en général sur le serment du défendeur150. Le seul type d’enquête qui prit son essor, à l’époque abbasside, est relatif aux témoins, afin d’estimer leur fiabilité. De telles investigations confirment paradoxalement le caractère avant tout accusatoire de la procédure musulmane, puisqu’elles touchent les preuves externes produites par les plaideurs. Bref, quand, à l’époque classique, les juges chrétiens enquêtaient sur les plaideurs ou sur l’objet de leur dispute, les cadis musulmans s’en tenaient à une enquête permettant de valider les preuves.

Connaissance personnelle du juge Cette différente appréciation du rôle du juge eut un impact sur plusieurs points de procédure. L’Église syro-orientale considéra en général que le juge, susceptible d’enquêter sur les faits, pouvait aussi (a fortiori ?) s’appuyer sur sa connaissance personnelle d’une situation ou d’un cas. C’est ce que laisse entendre Išoʿ bar Nūn, et ce qu’affirme plus nettement Išoʿbokht à la fin du viiie siècle. Chez les musulmans aussi, à l’origine, un rôle non négligeable semble avoir été accordé à la connaissance personnelle du juge, et l’on a vu que des cadis tranchaient sur la base de leur savoir à Médine comme en Irak. Mais dès la seconde moitié de l’époque omeyyade, cette capacité fut remise en cause par de nombreux juristes. Tandis que certains maḏhab-s limitaient le recours à une telle connaissance, d’autres l’interdisaient purement et simplement. 150. Notons néanmoins l’exception des imamites, pour qui un jugement rendu sur la base d’un serment ne peut être révisé sur la base d’une bayyina produite plus tard. Voir al-Kulaynī, Furūʿ al-kāf ī, op. cit., V, p. 458.

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Présomptions La question des présomptions est également liée à celle de la nature accusatoire ou inquisitoire de la procédure. C’est au sein d’un système inquisitoire (ou partiellement tel) qu’elles jouent le plus grand rôle : elles découlent d’une enquête sur les faits ou les personnes. Bien que le concept ne semble pas avoir été nommé en syriaque, il est omniprésent chez les chrétiens orientaux. Depuis l’Antiquité, la présomption de fiabilité des plaideurs jouait un rôle essentiel chez les chrétiens jacobites. Les nestoriens développèrent au plus haut point une théorie – fantôme, puisque non nommée – de la présomption, tout particulièrement Išoʿbokht. Pour ce dernier, elle peut même orienter la charge de la preuve – alors que chez les musulmans, seul le rôle du plaideur dans le procès (demandeur ou défendeur) est déterminant. Les présomptions étaient aussi présentes en Islam. Néanmoins, dès les origines, elles jouèrent surtout un rôle accessoire, le cadi ne pouvant généralement fonder son jugement sur ce seul élément. Pour les musulmans, la présomption était un outil secondaire au service de la preuve légale, permettant soit de répartir les modes de preuve, soit de déterminer quelle partie devait l’emporter en cas de neutralisation des preuves. Preuves légales La principale divergence entre les procédures chrétiennes et musulmanes à l’âge classique concerne la place de l’écrit. Dès avant l’Islam, les chrétiens d’Orient attribuaient un rôle important à la preuve documentaire. Les nestoriens, en particulier, continuèrent d’accorder une valeur probatoire à l’écrit après les conquêtes – on le voit dans la correspondance de Ḥnānīšoʿ –, et chez Išoʿbokht, la preuve documentaire est érigée en système. Les musulmans recoururent peutêtre, à l’origine, à ce type de preuve, mais l’écartèrent très rapidement, au moins en théorie. S’ils reconnurent bien la valeur probatoire du document au cours des premières décennies de l’hégire, l’historiographie s’efforça de l’oublier et n’en préserve plus que d’infimes traces. Ces quelques points de comparaison laissent d’ores et déjà transparaître une dynamique essentielle. Observées à l’âge « classique » – celui des premières synthèses juridiques qui nous sont parvenues pour le christianisme comme pour l’islam, i.e. la fin du viiie et le début du ixe siècle –, les procédures musulmanes s’opposent à celles des juifs et des chrétiens sur des points cruciaux. Un siècle (voire un siècle et demi) plus tôt, néanmoins, les différences entre les institutions étaient moins prononcées : les juges musulmans acceptaient la preuve écrite, s’allouaient un certain rôle inquisitorial (à Baṣra notamment), recouraient plus massivement à leur connaissance personnelle des affaires. Tout se passe comme si, à la charnière du viiie siècle, les musulmans avaient commencé à remettre en cause un certain nombre de principes judiciaires de base qu’ils partageaient avec les juifs et les chrétiens. Faut-il voir là un processus de distinction progressive vis-à-vis 568

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de systèmes qui, mieux enracinés dans leurs traditions anciennes – fussent-elles orales –, demeuraient fidèles à un grand nombre de structures élémentaires151 ? Un domaine est particulièrement révélateur de la manière dont, à partir d’un problème similaire, les traditions musulmanes et chrétiennes tendirent à se séparer : celui de la preuve écrite152. Aux yeux des musulmans, l’écrit apparut rapidement comme moins fiable que la parole orale, car plus sujet à la falsification153. Pourtant les musulmans ne furent pas les seuls à se méfier de l’écrit : les chrétiens d’Orient partageaient leurs craintes, comme en témoigne la réflexion d’Išoʿbokht vers la fin du viiie siècle. Les chrétiens se défiaient surtout du témoignage oral, potentiellement mensonger. Mais les musulmans, bien qu’ils aient érigé le double témoignage honorable en preuve reine (bayyina), s’en méfiaient tout autant. Quand, dans la Mésopotamie de la fin du viiie siècle154, le chroniqueur de Zuqnīn se plaint de la multiplication des faux témoignages parmi les chrétiens, al-Kindī relève le même phénomène chez les musulmans d’Égypte155. Les problèmes étaient identiques, mais les solutions envisagées furent différentes. Chez les chrétiens d’Orient (en particulier les nestoriens), la combinaison entre écrit et oral fut un moyen de pallier les faiblesses des deux156, et le document garda en lui-même sa valeur probatoire157. Les musulmans se replièrent pour leur part sur des preuves orales, complétant éventuellement la déposition du ou des témoins par un serment supplétoire – catégorie pratiquement absente chez les chrétiens d’Orient ; afin de résoudre le problème des faux témoignages, ils recoururent à une stratégie différente de celle des chrétiens, concentrant leurs efforts sur la vérification (par l’enquête) de la fiabilité des témoins et la limitation de la capacité à témoigner. 151. Sur la logique de distinction qui orienta de nombreux choix effectués par les premiers musulmans, voir M. J. Kister, « “Do Not Assimilate Yourselves…” Lā Tashabbahū… », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 12, 1989, passim, et A. Noth, « Problems of Differentiation Between Muslims and Non-Muslims : Re-reading the “Ordinances of ʿUmar” (al-shurūṭ al-ʿumariyya) », dans R. Hoyland (dir.), Muslims and Others…, op. cit., p. 117-120 et passim. 152. La démonstration qui suit ne prend pas en compte le système rabbinique faute de sources assez nombreuses sur la réception de la preuve écrite à la haute époque gaonique. 153. E. Tyan, Le notariat…, op. cit., p. 6 ; R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 215 ; J. Wakin, The Function of Documents in Islamic Law. The Chapters on Sales from Ṭaḥāwī’s Kitāb al-shurūṭ al-kabīr, Albany, State University of New York Press, 1972, p. 4, 6 ; A. Al-Humaidan, The Islamic Theory…, op. cit., p. 299 ; B. Johansen, « Formes de langage… », art. cité, p. 337. Pour Hallaq, le rejet du document écrit comme preuve « repose en fin de compte sur l’idée qu’il n’y a pas de responsabilité morale dans la preuve documentaire ». W. B. Hallaq, Sharīʿa, op. cit., p. 350. 154. Chronique de Zuqnīn, p. 116-117/198, 182/151. 155. Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 361. 156. Voir supra, à propos d’Išoʿbokht. 157. Des documents coptes montrent que tel était également le cas en Égypte. Voir par exemple deux documents de Jēme datés de 711 et 719 dans L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 54-58 (P.CLT 5), 67 (P.KRU 35).

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Si le diagnostic des chrétiens et des musulmans était le même – aucune preuve n’est totalement fiable –, pourquoi proposèrent-ils des réponses si divergentes ? Pourquoi les musulmans, en théorie au moins, marginalisèrent-ils la preuve documentaire – au point qu’aux yeux de certains juristes, les témoins de la correspondance entre cadis en vinrent à l’emporter sur l’intégrité matérielle de la lettre158 ? Et pourquoi, alors qu’ils la rejetaient en théorie, les musulmans reconnurent-ils souvent, en pratique, une valeur probatoire à l’écrit159 ? Ce paradoxe ne semble pouvoir s’expliquer qu’en vertu d’une position idéologique : la preuve par l’écrit devait être rejetée – quitte à l’accepter de manière exceptionnelle. Nous voudrions proposer ici que cette nécessité relève d’un processus de distinction vis-à-vis des chrétiens (et des juifs) – qui, de leur côté, acceptaient largement la preuve documentaire –, provoqué par des impératifs théologiques. La question de la preuve par l’écrit se trouve en effet au cœur des polémiques islamo-chrétiennes dès les premiers temps de l’Islam160. L’islam s’était à l’origine présenté, dans le Coran, comme une révélation dans la lignée des anciens monothéismes : Dieu venait apporter aux Arabes la version authentique du message qu’Il avait déjà envoyé aux juifs et aux chrétiens. Cependant, dès lors que l’islam s’affirmait comme une religion distincte, les anciennes Écritures ne pouvaient plus être acceptées. Si la Torah ou les Évangiles étaient authentiques, en quoi l’islam avait-il une quelconque légitimité ? Les musulmans recoururent donc à l’argument de la falsification, déjà en germe dans le Coran161. Les juifs et les chrétiens n’avaient pas su préserver leurs Écritures de la corruption et le message divin était faussé. L’existence d’Écritures chez les autres monothéistes ne prouvait donc pas l’authenticité de leurs religions. Mais il était nécessaire, pour discréditer les anciennes Écritures, de jeter le doute sur l’écrit en général : il devait, par nature, être suspecté de falsification. Les chrétiens ne demeurèrent pas en reste. Dès la première moitié du viiie siècle, Jean Damascène (m. 749 ?)162 retourna les arguments des musulmans. Dans son opuscule sur l’Hérésie 100, il les accuse de n’avoir pour leur part aucune 158. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 390. 159. M. Tillier, « Le statut et la conservation… », art. cité, p. 272 et suiv. 160. En témoignent plusieurs ouvrages de polémiques islamo-chrétiennes qui portent pour titre La Preuve (al-Burhān), comme celui qu’Ibn al-Munaǧǧim (m. 275/888) adressa au médecin nestorien Ḥunayn b. Isḥāq pour l’inviter à embrasser l’islam. Voir D. Thomas, B. Roggema (dir.), Christian-Muslim Relations, op. cit., I, p. 606-608, 652, 763-766, 850, 859, 903 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 225. 161. H. Lazarus-Yafeh, « Taḥrīf », EI2, X, p. 111. Voir également R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 218-219 ; C. Adang, Muslim Writers on Judaism and the Hebrew Bible : From Ibn Rabban to Ibn Hazm, Leyde, Brill, 1996, p. 223 et suiv. 162. Dans un article récent, Sean Anthony propose que Jean Damascène vécut plus tard que ce que les historiens affirment habituellement, et qu’il put avoir été encore actif dans les années 760. S. W. Anthony, « Fixing John Damascene’s Biography. Historical Notes on his Family Background », Journal of Early Christian Studies, 23, 2015, p. 627.

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preuve de la véracité de leur message : qui, parmi les anciens prophètes, avait annoncé la venue de Muḥammad et témoigné, d’avance, de l’authenticité de sa prédication ? Qui, à l’époque de Muḥammad, avait témoigné qu’il s’agissait d’un prophète véridique163 ? Et Jean Damascène de s’adresser (fictivement) aux musulmans en ces termes : Nous leur demandons à nouveau : Puisque lui-même [i.e. Muḥammad] vous a ordonné, dans votre Écriture, de ne rien faire ou de ne rien recevoir sans témoins, pourquoi ne lui avez-vous pas demandé : toi, le premier, prouve à l’aide de témoins que tu es prophète et que tu es envoyé de Dieu ; et quelle Écriture témoigne en ta faveur. Honteux, ils gardent le silence. Avec raison nous leur disons : puisqu’il ne vous est pas permis d’épouser une femme, ni d’acheter ni d’acquérir sans témoins, et que vous n’admettez pas de posséder ne fût-ce que des ânes ou du bétail, sans un témoin, vous ne prenez donc femmes, biens, ânes et le reste que devant témoins ; seules donc la foi et l’Écriture vous les acceptez sans un témoin ! Car celui qui vous a transmis cette Écriture ne possède de garantie d’aucun côté, et on ne connaît personne qui ait témoigné en sa faveur par avance. Bien plus, il l’a reçue pendant son sommeil164 !

Pour Jean Damascène, les musulmans prétendaient que Muḥammad avait été annoncé dans les Évangiles ; mais comme ils affirmaient aussi que les Évangiles avaient été falsifiés, l’argument était bancal165. Il leur fallait donc demeurer fidèles au principe, largement mis en pratique à l’époque de Jean Damascène, du témoignage oral, et prouver par ce biais la véracité de la prédication de leur Prophète. Quelle ironie de la part de Jean Damascène ! Les musulmans se trouvaient dans un cul-de-sac argumentatif : ils ne pouvaient accepter les Écritures antérieures sans remettre en cause l’originalité de l’islam ; mais sans les Écritures, ils n’avaient plus à leur disposition, pour prouver leurs prétentions, que la règle 163. Jean Damascène, Écrits sur l’islam, trad. par R. Le Coz, Paris, Cerf, 1992, p. 215 ; D. J. Sahas, John of Damascus…, op. cit., p. 135. Voir Timothée Ier, « Timothy’s Apology for Christianity », trad. par A. Mingana, dans A. Mingana, Woodbrooke Studies, II, Cambridge, W. Heffer and Sons, 1928, p. 32, 33, 35. Sur l’authenticité et la date de ce texte, voir R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 485. 164. Jean Damascène, Écrits sur l’islam, op. cit., p. 217. 165. L’argument avancé par Jean Damascène n’est donc pas « sans valeur » comme le dit Raymond Le Coz, dans Jean Damascène, Écrits sur l’islam, op. cit., p. 113. Dans son Apologie du christianisme, Timothée Ier met ainsi en scène le calife al-Mahdī qui, après avoir affirmé que Muḥammad était annoncé dans les Écritures – et s’être vu réfuté sur ce point par le polémiste nestorien –, se réfugie derrière l’argument selon lequel, de toute manière, les Écritures ont été corrompues. Timothée Ier, « Timothy’s Apology for Christianity », art. cité, p. 35. Dès 1911, Becker relevait que sur plusieurs points de théologie, les polémistes comme Jean Damascène avaient poussé les musulmans à renforcer leur opposition aux chrétiens. C. H. Becker, « Christian Polemic and the Formation of Islamic Dogma », dans R. Hoyland (dir.), Muslims and Others…, op. cit., p. 247.

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du témoignage oral, qu’il aurait été absurde d’appliquer à la prophétie – qui donc aurait eu autorité pour témoigner si ce n’est Dieu Lui-même ? Pour les musulmans, le principe de la preuve documentaire – supposant une fiabilité pérenne de l’écriture – était dangereux car, en donnant raison aux Gens de l’Écriture (ahl al-kitāb), il risquait de saper l’islam à son fondement. C’est probablement là une des raisons profondes de l’abandon de la preuve documentaire par le fiqh. Aux yeux des chrétiens, à l’inverse, la foi en l’écrit était un principe bien antérieur à l’Islam. En cultivant la preuve documentaire, et en développant des critères de fiabilité de l’écrit, les juristes chrétiens gardaient un moyen de résister à la pression de l’Islam. 4. DYNAMIQUES RÉGIONALES ET IMPÉRIALES

4.1. Diversité régionale et facteurs d’unification La judicature musulmane commença-t-elle par se développer sur une base régionale ? Les pratiques du premier demi-siècle de l’Islam ont hélas laissé des traces trop ténues pour qu’il soit possible de le prouver. Plusieurs indices plaident néanmoins en faveur d’une absence d’unité du système juridictionnel dans la seconde moitié du viie siècle. Un premier indice est fourni par la papyrologie. Bien que la grande majorité des papyrus judiciaires provienne de Haute-Égypte, quelques-uns ont survécu pour la Palestine et le Khurasan, et permettent une comparaison régionale, aussi rudimentaire soit-elle. Ceux de Ḫirbet el-Mird nous ont surtout servi jusqu’à présent à compléter la documentation égyptienne – notamment la correspondance de Qurra b. Šarīk. Si la procédure par rescrit dont témoignent ces papyrus palestiniens est proche de sa contrepartie égyptienne, des différences liées au contexte régional de la rédaction n’en apparaissent pas moins. Non seulement les papyrus égyptiens et palestiniens se distinguent par des conventions rédactionnelles légèrement divergentes, mais ils reflètent aussi des réalités institutionnelles dissemblables. Alors qu’en Haute-Égypte la justice documentée demeure celle de pagarques chrétiens jusqu’au premier quart du viiie siècle environ, dès la fin du viie siècle il semble que, dans l’ancienne Palaestina Prima, une justice de sous-gouverneurs arabes et musulmans ait vu le jour, peut-être pour répondre aux besoins d’une population musulmane plus nombreuse. Bien que l’Égypte et la Palestine aient partagé certaines références judiciaires, les deux provinces adaptèrent leurs tribunaux à leur environnement humain. Enfin, les normes de rédaction mises en œuvre dans les actes privés témoignent de traditions notariales encore différentes dans l’Égypte et le Khurasan du milieu du viiie siècle. Le nombre plus élevé de témoins mentionnés dans les actes khurasaniens, et leur fréquente authentification par des sceaux, anticipaient des procédures judiciaires

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distinctes, qui n’accordaient vraisemblablement pas la même place à l’écrit qu’en Égypte. Le second indice transparaît dans les vestiges littéraires des procédures appliquées par les cadis à la fin du viie et au début du viiie siècle. Les pratiques judiciaires, telles que les reflètent les controverses auxquelles elles donnèrent lieu de leur temps ou auprès des générations suivantes, différaient d’une ville à l’autre. Ainsi, à Kūfa, les cadis semblent-ils avoir eu pour habitude de siéger à leur domicile, alors que ceux de Baṣra et de Damas établissaient plutôt leurs audiences sur la raḥaba de la ville. Les règles relatives à la preuve ne permettent pas de déterminer de franches divergences régionales, dans la mesure où les preuves acceptées à un endroit n’étaient pas radicalement différentes de celles agréées à un autre. En revanche, les sources littéraires gardent trace d’expérimentations locales : confrontés à des problèmes similaires, les cadis de Kūfa, de Baṣra, de Médine et de Fusṭāṭ proposèrent des solutions singulières. Au début du viiie siècle, chaque localité, voire chaque cadi, était susceptible d’élaborer sa pratique de manière autonome. Cette diversité ne tarda pas à s’estomper. Plusieurs facteurs participèrent en effet très vite – peut-être même dès l’origine – à l’unification de la judicature musulmane. Celle-ci, nous l’avons vu, se développa dans des sociétés héritières d’anciennes traditions judiciaires, divergentes sur certains points, mais convergentes sur d’autres. Les interactions constantes entre les musulmans et les membres des communautés dominées obligeaient les uns comme les autres à prendre en considération les usages de leurs voisins – ne serait-ce que pour s’en démarquer. De ce point de vue, les pratiques judiciaires de communautés dominantes numériquement, et réparties sur tout le Proche-Orient, constituèrent très vraisemblablement un facteur d’unification. Les musulmans de Syrie et d’Irak – sans compter ceux d’Égypte, bien qu’une étude des procédures mises en œuvre par l’Église copte reste encore à mener – voyaient fonctionner des episcopalis audientiae et des tribunaux rabbiniques régis par des règles assez proches d’une province à l’autre, ce qui leur fournit des points de repère relativement stables. D’autres facteurs plus tangibles participèrent à l’unification des procédures. Le plus ancien tient à la création par les Omeyyades d’un État impérial dans lequel la justice était exercée par une hiérarchie administrative subordonnée au calife. Dans toutes les provinces, les cadis furent avant tout les délégués des autorités politiques. Juges sélectionnés parmi les notables locaux, ils étaient le plus souvent nommés par des gouverneurs originaires de l’extérieur de la province. En cas de doute, ils pouvaient chercher auprès de ceux-ci des instructions sur la marche à suivre, et si les gouverneurs avaient des idées précises, celles-ci ne s’enracinaient pas dans des traditions locales. Au niveau supérieur, nombre de gouverneurs et peut-être de cadis de l’époque marwānide se tournaient vers le calife, qui leur dépêchait alors, sous la forme de rescrits, les normes qu’il souhaitait voir appliquer à l’audience. Une procédure par rescrit comparable pouvait être appliquée à

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l’échelon inférieur, à l’intérieur d’une province, comme en témoignent les lettres que le gouverneur d’Égypte Qurra b. Šarīk envoya à ses pagarques. Des formes de législation gouvernorales et califales vinrent ainsi peu à peu harmoniser le fonctionnement des tribunaux. Mais ce sont sans doute les juristes musulmans eux-mêmes qui jouèrent le plus grand rôle dans le processus d’harmonisation des pratiques judiciaires. Par « juristes », nous entendons ces musulmans qui, au début du viiie siècle, commencèrent à s’interroger sur leurs méthodes et partirent en quête de précédents ou d’autorité. Quel fut le déclencheur de cette recherche ? Le constat d’une diversité des usages, même au niveau local ? Le développement par certains savants d’une conception globalisante de l’islam, de plus en plus perçu comme une religion de la Loi où toute pratique devait trouver une justification ? Concernant la judicature, peut-on penser que l’observation des systèmes fonctionnant dans les autres communautés suscita des interrogations ? Nombre de musulmans se mirent quoi qu’il en soit à débattre de leurs procédures. Dans les grandes villes, on tentait de se souvenir de la manière dont les générations précédentes avaient résolu certains problèmes ; on interrogeait les figures les plus respectées, dont les opinions se voyaient reconnaître un fort ascendant. À l’occasion de voyages – commerce, pèlerinage à La Mecque –, les musulmans discutaient de leurs usages et échangeaient les opinions de leurs maîtres. Les débats qui s’ensuivaient conduisaient à rechercher des autorités alternatives ; ils amenèrent les juristes à préciser leur pensée, à adopter des solutions trouvées ailleurs, ou à renforcer leurs propres procédures pour moins prêter le flanc à la critique. Au bout de quelques décennies, à la fin du viiie siècle, un certain nombre de méthodes faisaient l’unanimité (ou presque) auprès des juristes musulmans : la mosquée s’imposait comme le lieu d’audience privilégié, une valeur supérieure était reconnue au double témoignage honorable, les preuves devaient être réparties selon le rôle des plaideurs dans le procès, etc. D’autres pratiques étaient définitivement rejetées : le témoignage isolé, le serment du demandeur ajouté à sa bayyina, la victoire du plaideur disposant du plus grand nombre de témoins, etc. Certaines procédures, enfin, continuèrent de faire l’objet de controverses au sein des maḏhab-s classiques.

4.2. La nature des « anciennes écoles » Le droit des procédures ne représente qu’une fraction de la construction juridique réalisée par les musulmans. La réflexion qui suit s’applique avant tout à cette partie du droit, et seule l’étude comparative d’autres domaines juridiques permettra de tirer des conclusions définitives quant à la nature des « anciennes écoles ». L’histoire du droit judiciaire laisse penser qu’il est impropre de parler d’anciennes écoles « régionales » dans le sens que Joseph Schacht donne à cette expression. Pour Schacht, rappelons-le, deux principales écoles s’opposaient à la 574

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fin de l’époque omeyyade : une irakienne (ahl al-ʿIrāq dans les sources) et une hedjazienne (ahl al-Ḥiǧāz ; ou médinoise, ahl al-Madīna)166. Cette interprétation ne correspond pas à la réalité observable à travers les sources : dans les faits, en Irak au moins, les débats faisaient rage à l’intérieur même de Kūfa, comme entre Kūfa et Baṣra. Les choses sont moins claires pour le Hedjaz, bien qu’en d’autres domaines du droit, des controverses internes semblent avoir existé également167. En matière de procédures, il faut donc penser que les villes irakiennes étaient partagées entre différentes tendances et cercles de juristes – comme Nimrod Hurvitz en avait émis l’hypothèse168. L’opposition entre Kūfa et Baṣra était particulièrement vivace. À bien des égards, leurs justices reposaient sur des principes divergents – ou du moins leur réflexion en vint-elle à s’opposer à la fin de l’époque omeyyade. Baṣra avait un temps promu une justice « salomonienne », reposant sur la recherche d’indices et incarnée par Iyās b. Muʿāwiya. Kūfa développa en revanche une méthode plus systématique, reposant non plus sur la recherche d’une vérité cachée mais sur l’examen rigoureux des apparences, assimilée à la justice de David. La rigueur méthodique des Kūfiotes les amena par ailleurs à prôner que le cadi traite les plaideurs sur un pied de stricte égalité169. Les Baṣriens, si l’on en juge par l’exemple d’Iyās b. Muʿāwiya, considéraient que ce principe d’égalité devait être assoupli afin de compenser les inégalités sociales170. De même, le fiqh ibāḍite de tradition baṣrienne recommande au cadi de témoigner une attention particulière au plaideur « faible », que son manque de maîtrise du discours oral désavantage par rapport à son adversaire171. Nous avions proposé, il y a quelques années, que les lettres de ʿUmar à Muʿāwiya et à Abū Mūsā al-Ašʿarī – qui s’opposent sur de tels points de la procédure – reflétaient deux tendances opposées de Kūfa172. Sans que cette hypothèse soit nécessairement à exclure, les présentes recherches laisseraient plutôt penser que la lettre à Muʿāwiya – de composition antérieure – reflète des pratiques associées à Baṣra, tandis que celle à Abū Mūsā – réécrite par la suite – correspond à des développements plus spécifiquement kūfiotes173. 166. J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 7-9 ; id., Introduction, op. cit., p. 35. 167. W. B. Hallaq, « From Regional… », art. cité, p. 6, 10-12. Voir également R. Peters, « Murder in Khaybar », art. cité, p. 155, où l’auteur montre qu’en matière de qasāma, le Médinois al-Zuhrī défendit une vision différente de celle des autres Médinois. 168. N. Hurvitz, « Schools of Law and Historical Context », art. cité, p. 44-45. 169. Voir M. Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », art. cité, p. 157 et suiv. 170. Ibid., p. 165. 171. Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 268. 172. M. Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », art. cité, p. 164-165. 173. D’autres éléments de la lettre pointent dans la même direction. Ainsi la recommandation de ʿUmar à Abū Mūsā de considérer « tous les musulmans comme honorables les uns vis-à-vis des autres », à l’exception des condamnés au ḥadd (voir notamment Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 70), se rapproche-t-elle de l’opinion d’Abū Ḥanīfa sur ce sujet.

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Schacht n’a pourtant pas complètement tort quand il évoque de larges oppositions régionales. D’une part, comme nous venons de le signaler, les controverses internes aux milieux juridiques irakiens semblent avoir été plus vives qu’au Hedjaz. On ne peut donc exclure que le droit des Médinois soit apparu dès l’époque omeyyade comme moins chargé de polémiques que celui des Kūfiotes ou des Baṣriens. Par ailleurs, l’opposition terminologique entre ahl al-ʿIrāq, d’un côté, et ahl al-Ḥiǧāz, de l’autre, pourrait correspondre à une polarisation géographique subjective liée aux polémiques entre juristes de différentes villes. Le phénomène ne serait pas inédit. Lors de la première fitna, la fameuse bataille de Ṣiffīn (37/657) vit s’opposer deux camps, l’un considéré comme celui des ahl al-Šām (les Syriens, partisans de Muʿāwiya), l’autre comme celui des ahl al-ʿIrāq (les Irakiens, partisans de ʿAlī)174. Ces qualifications sont réductrices, car certains Syriens prirent position en faveur de ʿAlī, et nombre de Baṣriens s’opposèrent à ce dernier175. Néanmoins, de manière subjective, les Kūfiotes qui entouraient ʿAlī tendaient à se percevoir comme « Irakiens » par opposition à une armée adverse qu’ils voyaient surtout composée de Syriens. Les rangs se resserrent et les dissensions passent au second plan face à un groupe perçu comme étranger ou hostile. Ce principe, qui est celui-là même de la segmentarité utilisé par les anthropologues pour décrire les sociétés tribales, pourrait bien être à l’œuvre dans la perception d’« écoles » juridiques régionales. Parce qu’il conçoit son interlocuteur médinois comme appartenant à une province distincte, le juriste kūfiote tend à se considérer comme un Irakien, minimisant de fait son désaccord avec les autres Irakiens. De même, le Médinois tendra à percevoir un juriste kūfiote comme le représentant d’une manière de voir plus générale. En définitive, les oppositions régionales correspondent à une construction sociale dépendant du degré d’éloignement des interlocuteurs ; en d’autres termes, à des appartenances emboîtées. Deux savants kūfiotes débattront sans qu’aucune opposition géographique ne soit pertinente ; un savant kūfiote s’identifiera à sa ville s’il discute avec un Baṣrien ; enfin, au niveau supérieur, le Kūfiote et le Médinois en appelleront à des entités provinciales. Cette appréhension de fractures régionales tranchées, bien qu’elle simplifie une réalité plus complexe, intégra les représentations au point qu’Ibn al-Muqaffaʿ (m. c. 139/756), dans sa Risāla f ī l-ṣaḥāba, reprit à son compte de telles distinctions176. L’opposition subjective entre ahl al-ʿIrāq et ahl al-Ḥiǧāz/al-Madīna s’accentua à l’époque abbasside, lorsqu’al-Manṣūr et les califes suivants choisirent successivement de promouvoir des juristes issus du milieu médinois, puis des disciples du Kūfiote Abū Ḥanīfa, en leur confiant de hautes responsabilités judiciaires177. En 174. F. Jabali, The Companions of the Prophet. A Study of Geographical Distribution and Political Alignments, Leyde/Boston, Brill, 2003, p. 144. 175. Ibid., p. 177-178. 176. Ibn al-Muqaffaʿ, Risāla f ī l-ṣaḥāba, op. cit., p. 43. 177. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 148-154.

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attirant en Irak des juristes médinois, puis en les délaissant au profit d’un cercle de Kūfiotes, le califat renforça la polarisation entre les deux régions. Bien que les savants proto-ḥanafites promus à la judicature n’aient constitué qu’un échantillon du milieu juridique kūfiote, leur mise sur le devant de la scène les fit assimiler, par leurs adversaires extérieurs à l’Irak, aux ahl al-ʿIrāq – assimilation d’autant plus facile que c’est à Bagdad désormais que les juristes proto-ḥanafites proliféraient178. Cette dénomination tendit à devenir synonyme de (proto-)ḥanafite, le cercle d’Abū Ḥanīfa ayant profité de ce soutien politique pour s’étendre et absorber, au bout d’un siècle environ, les vestiges des anciennes écoles irakiennes. Même un savant ibāḍite comme Abū Ġānim, qui transmet un fiqh avant tout baṣrien, en vient à considérer les ḥanafites comme les ahl al-ʿIrāq179. Face à l’expansion des proto-ḥanafites, les juristes du Hedjaz resserrèrent leurs rangs autour de la personne de Mālik b. Anas qui, avec ses disciples, incarna désormais les ahl al-Madīna dans le regard de ses adversaires180. Encore faut-il souligner avec Hallaq que, même au sein de ce que l’historiographie considère comme les ancêtres des maḏhab-s classiques – ces derniers n’achevant de se structurer autour d’un cursus d’enseignement et d’une doctrine commune qu’à la fin du ixe siècle, voir au début du xe siècle181 –, les juristes étaient loin d’être unis182. Dans le cercle des proto-ḥanafites, Abū Yūsuf et al-Šaybānī passent leur temps à s’opposer aux opinions de leur maître, Abū Ḥanīfa183. Dans son Kitāb iḫtilāf Abī Ḥanīfa wa-Ibn Abī Laylā, Abū Yūsuf déclare le plus souvent suivre l’opinion d’Abū Ḥanīfa, mais en quelques occasions, il opte finalement pour celle de son rival, Ibn Abī Laylā184. Plus tard, dans l’Adab al-qāḍī d’alḪaṣṣāf et son commentaire par al-Ǧaṣṣāṣ, al-Šaybanī et Abū Ḥanīfa sont souvent représentés comme les tenants de vues divergeant de celles d’Abū Yūsuf185. 178. Voir Chr. Melchert, « How Ḥanafism… », art. cité, p. 326, 347. 179. Voir par exemple Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 151. Rappelons néanmoins que selon des critères géographiques, Baṣra fut longtemps considérée comme appartenant à la péninsule Arabique, et non à l’Irak. 180. Voir ainsi le titre de la réfutation des proto-mālikites par al-Šaybānī, al-Ḥuǧǧa ʿalā ahl al-Madīna, op. cit. 181. Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 351-354. 182. W. B. Hallaq, « From Regional… », art. cité, p. 8. 183. Voir par exemple al-Šaybānī, al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr, op. cit., « Kitāb al-qaḍā’ » (p. 382 et suiv.) : sur de nombreux points, l’auteur commence par transmettre l’opinion d’Abū Ḥanīfa, avant de proposer celle (différente) d’Abū Yūsuf et/ou de lui-même. Voir également al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, op. cit., p. 556-557, où l’auteur s’oppose à une position d’Abū Ḥanīfa. Sur les cas où al-Šaybānī exprime son désaccord avec Abū Ḥanīfa, voir plus généralement B. Sadeghi, « The Authenticity… », art. cité, p. 297, 309. Hallaq relève en outre qu’en quelques occasions, al-Šaybānī préfère une opinion de Mālik à celle d’Abū Ḥanīfa. W. B. Hallaq, « From Regional… », art. cité, p. 7. 184. Voir par exemple Abū Yūsuf, Iḫtilāf Abī Ḥanīfa wa-Ibn Abī Laylā, op. cit., p. 159-160. 185. Al-Ḫaṣṣāf et al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., passim. Voir également al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 325 et suiv.

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Ces oppositions internes n’empêchèrent pourtant pas les proto-ḥanafites de se concevoir comme un groupe uni à un niveau supérieur. Ainsi, dans sa réfutation des ahl al-Madīna, al-Šaybānī oppose-t-il les ahl al-Kūfa (ici unis autour d’Abū Ḥanīfa) aux ahl al-Madīna (représentés par Mālik)186. Aux viiie et ixe siècles, le champ juridique fonctionnait donc à la manière d’un système segmentaire, dans lequel les appartenances changeaient en fonction de l’échelle d’observation. De ce point de vue, le débat sur le caractère régional ou personnel des anciennes écoles juridiques n’est pas plus pertinent que de se demander lequel de la famille, du clan ou de la tribu structurait les rapports sociaux à la même époque. Wael Hallaq semble donc avoir à la fois raison et tort lorsqu’il réfute l’historicité des anciennes écoles régionales. Certes, il n’y eut jamais d’écoles régionales unies par leurs doctrines. Néanmoins le caractère régional du fiqh préclassique exista en tant que construction sociale, comme un moyen pour les juristes de se reconnaître à un certain niveau d’observation. À l’échelle macroscopique, le modèle de Joseph Schacht demeure dès lors pertinent, à condition de le nuancer : sur la longue durée (entre le ixe et le début du xe siècle), la représentation de l’affiliation juridique passa d’une conception géographique à une conception personnelle. Les juristes cessèrent peu à peu de se concevoir comme les représentants d’un courant régional (par opposition aux courants d’autres régions) pour se percevoir comme les adhérents d’écoles portant le nom d’un fondateur éponyme. CONCLUSION

Lors de leur conquête du Proche-Orient, les Arabes devenus musulmans trouvèrent des institutions judiciaires en état de fonctionnement : celles des empires byzantin et sassanide, mais aussi des formes alternatives de résolution des conflits – au statut parfois mal défini, à mi-chemin entre l’arbitrage et la justice étatique – de communautés religieuses (surtout chrétiennes et juives, mais pas exclusivement). Ces structures assuraient la cohésion sociale des populations conquises, et le pouvoir les laissa souvent en place. Le lien qui unissait ces institutions aux autorités arabo-musulmanes demeure difficile à cerner. La documentation judiciaire disponible pour l’Égypte sufyānide atteste d’étroites relations entre pagarques et ducs, mais le gouverneur de la province semble absent. Il ne faudrait pas pour autant en déduire que son autorité ne se faisait pas sentir en Haute-Égypte : les réquisitions d’hommes et de biens pour la flotte, émises au nom du gouverneur, témoignent au contraire de l’étendue de sa souveraineté sur l’arrière-pays égyptien187. À bien des égards, la question de l’existence d’un État 186. Voir par exemple al-Šaybānī, al-Ḥuǧǧa ʿalā ahl al-Madīna, Beyrouth, ʿĀlam al-kutub, 1983, I, p. 1. 187. Voir C. Foss, « Egypt under Muʿāwiya. Part I », art. cité, p. 18.

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dès l’époque sufyānide a été mal posée, car les historiens ont essentiellement considéré ses manifestations institutionnelles impériales188. Le pouvoir musulman (central et provincial) mit certes des décennies à inventer des institutions distinctives. Faut-il, pour autant, le réduire à une vague confédération tribale, comme le fait Jeremy Johns ? Sans doute pas. L’autorité des conquérants demeurait distante, pour la plupart des sujets, et peu sensible dans un domaine comme la justice, mais elle s’avérait beaucoup plus pesante dans d’autres, comme les corvées et la fiscalité. Il faut, enfin, insister sur le rôle du nouveau pouvoir dans le maintien des structures administratives locales. Ce sont, de fait, ces structures qui manifestaient l’existence pérenne d’un État. Au cours du siècle qui suivit la conquête, le nouveau pouvoir mit en place une politique adaptée à chaque type d’institution. Les structures héritées des empires précédents évoluèrent. Certaines fonctions, comme celle du defensor civitatis – principal juge local à la fin de l’époque byzantine – semblent avoir disparu rapidement des villes. À l’inverse, en Égypte, le rôle important alloué aux pagarques à la veille des conquêtes semble s’être maintenu, voire renforcé, avec l’Islam. Les justices communautaires, qui émanaient d’autorités religieuses non étatiques, furent laissées libres de se développer. Il en alla de la sorte pour les tribunaux ecclésiastiques et rabbiniques, ainsi que pour des formes d’arbitrage plus informelles (saints hommes, etc.). Contrairement à l’image générale offerte par les sources narratives composées sur le tard, plusieurs indices suggèrent que la justice impériale du premier siècle de l’Islam restait peu confessionnalisée. Le souverain et ses gouverneurs étaient certes musulmans, mais ils n’en exerçaient pas moins leur autorité sur des administrateurs locaux et des sujets adeptes d’autres religions. Au début du viiie siècle, le gouverneur de Fusṭāṭ occupait le sommet de la hiérarchie judiciaire dans son ensemble, et non celle des seules institutions musulmanes. Comme dans d’autres provinces, le gouverneur apparaissait comme le justicier par excellence ; il déléguait sans doute une partie de ses prérogatives aux personnages subalternes que la tradition musulmane qualifie de qāḍī, bien qu’il reste difficile de savoir à quel moment ce titre apparut. Le caractère musulman de la justice « cadiale » doit par ailleurs être relativisé. Nous avons vu comment les controverses sur l’accueil des ḏimmī-s à l’audience laissent penser que celles de la fin du viie et du début du viiie siècle restaient largement ouvertes aux sujets non-musulmans. Dans bien des villes, la mosquée n’était pas le lieu privilégié de la justice, qui était plutôt rendue dans des espaces publics religieusement neutres. Ces différents indices laissent penser que la justice impériale mise en place par le califat n’était point musulmane mais islamique : loin de s’appliquer à la seule minorité des conquérants, elle avait une vocation universelle. Si cette hypothèse est exacte, la justice impériale de la période sufyānide, et peut-être d’une partie de l’époque marwānide, aurait 188. Voir supra, introduction.

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donc fonctionné selon un modèle proche de celui de l’Empire romain tardif, qui reposait sur des structures administratives séculières. La justice impériale ne tarda pas, cependant, à prendre une coloration plus résolument confessionnelle. Le recours à un vocabulaire coranique pour désigner la preuve, dans les rescrits de Qurra b. Šarīk, constitue peut-être une des prémices de cette évolution. Tandis que, dans la première moitié du viiie siècle, l’administration territoriale s’islamisait peu à peu – ce qui permit le passage de la justice, dans l’arrière-pays égyptien, aux mains de musulmans –, les fonctions des juges impériaux étaient de plus en plus associées à la mosquée, lieu de culte des seuls musulmans. Dans le même temps, le titre coranique de qāḍī fait son apparition dans la documentation papyrologique pour les désigner. Cette tendance à l’islamisation de la justice impériale, sensible dans la seconde moitié de l’époque omeyyade, se confirma sous les Abbassides. Bien que les cadis eussent continué de recevoir des plaideurs non-musulmans – mais non sans débats parmi les juristes de la seconde moitié du viiie siècle –, leur justice acheva d’acquérir une tonalité confessionnelle en devenant celle de juristes musulmans, avant tout destinée aux adeptes de l’islam. Cette confessionnalisation donna naissance à un système judiciaire plus proche, à certains égards, de celui des Sassanides, dans lequel la justice étatique était exercée par le clergé zoroastrien. Mais la justice musulmane du cadi ne formait qu’une partie – la plus visible, si ce n’est la principale – d’un système judiciaire impérial qui demeurait quant à lui islamique, et qui incluait d’autres formes de justice moins marquées par le sceau de la religion musulmane (maẓālim, tribunaux de police et de ḥisba, etc.), ainsi que les institutions judiciaires des communautés non musulmanes. Le système judiciaire musulman classique semble donc le résultat de plus d’un siècle de maturation. Les premières traces historiques du fonctionnement de la justice du cadi apparaissent dans le discours des juristes qui tentèrent d’en définir les fondements, dans la première moitié du viiie siècle. Les papyrus de Qurra b. Šarīk montrent, dès cette époque, qu’une bayyina à la connotation coranique était désormais au centre du système de la preuve, et que le gouverneur entendait l’imposer aux tribunaux provinciaux. Mais le sens exact du terme nous échappe encore. Ce n’est qu’à travers les débats que commencèrent à animer les « juristes » musulmans – ceux qui tentaient de clarifier les normes à appliquer au sein de l’Islam –, dans le courant de la première moitié du viiie siècle, que les procédures suivies dans les prétoires apparaissent avec plus de clarté. Certains cadis, auxquels on opposait les pratiques d’autres villes ou des opinions concurrentes, durent se justifier en recourant à des précédents. Les procédures apparaissent alors diversifiées, variables d’une ville à l’autre, sans qu’aucune cohérence régionale ne puisse être mise en évidence. Tout se passe comme si, au cours de la seconde moitié du viie siècle, la judicature musulmane s’était développée autour de principes généraux communs – dont certains correspondaient à ceux des justices non musulmanes qui coexistaient au Proche-Orient –, mais suffisamment

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larges pour donner lieu, dans le détail, à des solutions judiciaires différentes. Telle qu’elle apparaît dans la première moitié du viiie siècle, la judicature musulmane présente en tout cas un fonctionnement interne original, partageant certaines caractéristiques avec les justices des empires antéislamiques, mais sans qu’aucun des anciens modèles impériaux n’ait laissé sa marque de fabrique caractéristique. La relative unité de la justice islamique tient sans doute, en partie, à l’attention dont elle fit l’objet au niveau du califat marwānide. Lors de la seconde fitna, ʿAbd Allāh b. al-Zubayr (r. 63-73/683-692) s’était mis à invoquer une légitimité reposant sur l’islam, et s’était affirmé comme principal interprète de la révélation en envoyant des directives à ses juges. ʿAbd al-Malik (r. 65-86/685-705) et ses successeurs s’approprièrent sa rhétorique et développèrent leur autorité judiciaire par le biais des instructions juridiques et des rescrits qu’ils continuèrent d’envoyer à leurs gouverneurs et à leurs juges189. Nombre de ces instructions concernaient les règles de procédure, ce qui ne put que contribuer à uniformiser les pratiques judiciaires à l’échelle de l’empire190. Cette unité tient aussi au milieu social dans lequel la judicature se développa. Les institutions religieuses des non-musulmans profitaient de l’effacement progressif des anciennes structures étatiques byzantines et sassanides. Demeurant une des principales – et plus durables – expressions de la justice en terre d’Islam, ces institutions offraient des exemples par rapport auxquels les musulmans devaient se positionner. D’un autre côté, le développement rapide d’une organisation judiciaire islamique ouverte aux autres communautés, de mieux en mieux structurée autour des normes élaborées par les savants et donc plus prédictible, par exemple, qu’un système chrétien peu codifié, offrait une alternative judiciaire aux non-musulmans. Les institutions – en tout cas celles des musulmans et des chrétiens d’Orient, celles des juifs étant plus anciennes et moins documentées pour les premiers siècles de l’Islam – furent donc édifiées en parallèle, avec des nuances procédurales adaptées à leurs référents religieux, mais sur la base des mêmes problèmes et des mêmes interrogations. Gideon Libson émet l’hypothèse d’influences réciproques entre le droit juif et le droit musulman entre la seconde moitié du viie et la fin du viiie siècle191. En ce qui concerne le rapport entre les procédures chrétiennes et musulmanes, il serait plus juste de parler de constructions judiciaires en interactions. Pour élaborer un appareil judiciaire islamique, les premières générations de musulmans utilisèrent les matériaux disponibles dans les territoires conquis. Ils ne les empruntèrent pas ou, s’ils s’en inspirèrent, cela s’accompagna presque immédiatement d’une transformation – tout comme les colonnes antiques remployées dans les mosquées ne font pas de ces dernières des emprunts à la culture 189. M. Tillier, « Califes, émirs et cadis », art. cité, p. 157-163. 190. Ibid., p. 179-182. 191. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 175.

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antique. Au sein du nouvel empire, le pouvoir avait changé, les élites également (en partie du moins), mais les défis auxquels se heurtait la société restaient les mêmes. Les problématiques judiciaires musulmanes s’inscrivirent dès lors dans la droite ligne de celles qu’avaient traitées les sociétés antérieures. À partir d’interrogations analogues, en observant le fonctionnement des communautés existantes, les musulmans apportèrent leurs propres réponses, suivant à la fois une logique interne – comment suivre des procédures conformes aux préceptes coraniques, par exemple – et des dynamiques globales – comment se distinguer des autres communautés. C’est la fin de ce processus que les sources permettent d’observer au viiie siècle, période à laquelle la judicature islamique ressemble aux tribunaux contemporains tout en s’en démarquant par des aspects fondamentaux. La pratique des premiers cadis relevait souvent de l’expérimentation. Dans une gamme de procédures possibles, notamment celles que sanctionnaient les traditions antérieures ou contemporaines, ils testèrent et virent à l’usage lesquelles étaient les plus efficaces et les plus conformes aux principes de la nouvelle religion. Ce processus d’expérimentation, de rejet et de distinction n’est peutêtre nulle part plus visible que dans un chapitre de Kalīla wa-Dimna consacré au procès de Dimna. Vraisemblablement composé par Ibn al-Muqaffaʿ (m. c. 139/756) afin de compléter sa traduction/adaptation de l’œuvre pehlvie192, le chapitre décrit les stratégies successives suivies par les juges du chacal. La structure générale du tribunal évoqué dans le récit correspondrait, selon János Jany, au fonctionnement de la justice sassanide193. Quant aux preuves présentées à l’encontre du prévenu, elles sont successivement de trois types. On tente d’abord de condamner Dimna sur la base de la physiognomonie194, puis sur celle des soupçons unanimes qui pèsent sur lui195. Enfin, Dimna ayant démontré l’injustice de telles procédures, le roi n’a d’autre choix que de recourir à un double témoignage qui, cette fois-ci, assure la condamnation de l’accusé196. Il y a là, peut-être, une allégorie de l’évolution de la justice musulmane. L’exemple baṣrien d’Iyās b. Muʿāwiya suggère que la physiognomonie n’est qu’un aspect (poussé à l’extrême) de la recherche de preuves circonstancielles, que l’on trouvait auparavant à l’œuvre dans la justice sassanide. La condamnation sur la base de l’unanimité 192. Rappelons qu’Ibn al-Muqaffaʿ travailla comme secrétaire au service du gouverneur de Baṣra, Sulaymān b. ʿAlī. Voir F. Gabrielli, « Ibn al-Muḳaffaʿ », EI2, III, p. 883. 193. J. Jany, « The Origins of the Kalīlah wa Dimnah », art. cité, p. 515-516. L’interprétation de Jany semble plausible sur ce point, sans pour autant être convaincante. En effet Jany compare des situations dissemblables. Alors que le procès de Dimna est de nature politique (un intrigant jugé sur ordre du roi), Jany compare la procédure suivie à celle qui fut sanctionnée par le fiqh classique pour un procès civil ordinaire ! S’il faut rapprocher le procès de Dimna d’une procédure islamique, il s’agit de celle des maẓālim, qui se caractérise précisément par sa grande flexibilité et se rapproche sans doute de la justice royale sassanide. 194. Ibn al-Muqaffaʿ, Kalīla wa-Dimna, op. cit., p. 119. 195. Ibid., p. 122. 196. Ibid., p. 124.

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des soupçons n’est pas sans rappeler, à certains égards, l’importance accordée à la réputation des plaideurs dans l’Église syro-occidentale et dans le droit syrooriental d’Išoʿbokht. Quant au double témoignage ayant valeur de preuve, il est indubitablement (bien que non exclusivement) conforme à la bayyina musulmane. Tout se passe comme si, de manière allégorique, Ibn al-Muqaffaʿ rejetait les procédures proches des usages judiciaires sassanides et syro-orientaux – parfois expérimentés par les musulmans eux-mêmes – pour mieux promouvoir le modèle dorénavant accepté de manière quasi unanime dans l’Islam. Sur le long terme, les différences fondamentales qui distinguaient les procédures musulmanes et chrétiennes aux deux premiers siècles de l’Islam tendirent à s’effacer. Malgré leur réticence de principe, les musulmans durent concéder une certaine importance à l’écrit, tant en théorie qu’en pratique : dès le ixe siècle, les ḥanafites reconnaissaient une valeur probatoire à certains actes de waqf dont plus personne ne pouvait témoigner197, et par ailleurs la professionnalisation du témoignage permit d’établir des documents notariés à la fiabilité durablement reconnue198. De leur côté, les chrétiens élaborèrent une théorie toujours plus poussée de leur droit et, comme les juifs, tendirent à se rapprocher des procédures musulmanes. Ainsi, au xie siècle, le nestorien Ibn al-Ṭayyib gomme-t-il nombre de traits distinctifs du droit élaboré par ses prédécesseurs, comme s’il voulait harmoniser le fonctionnement de la justice épiscopale avec celui des tribunaux musulmans. Il s’abstient notamment d’évoquer, à l’instar d’Išoʿbokht, le savoir du juge et la valeur de présomption qui peut lui être reconnue199. Dans d’autres cas, les traces matérielles ne semblent plus constituer des présomptions légales comme auparavant200. À plusieurs reprises, enfin, il met de côté toute référence à la preuve documentaire, comme si, en théorie au moins, l’écrit avait perdu son ancien statut201. Un rapprochement pragmatique avec les procédures musulmanes était-il jugé nécessaire ? De tels changements sont quoi qu’il en soit le signe d’interactions toujours plus poussées entre les tribunaux des ḏimmī-s et ceux des musulmans.

197. M. Tillier, « Le statut et la conservation… », art. cité, p. 274-275. 198. K. Vikør, Between God and the Sultan, op. cit., p. 181. 199. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67. Voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 188 (§ 3). 200. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67. Voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 190 (§ 4). 201. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 54, 64 ; voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 164. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67 ; voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 188.

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ANNEXES

annexe  1 LISTES DES CADIS

Avertissement Les listes qui suivent sont reconstituées à partir de sources narratives musulmanes datant au plus tôt du iiie/ixe siècle. La chronologie proposée pour les premières décennies de l’Islam est donc relative. La qualification de « cadi » pour la même période correspond à la tradition musulmane, et ne préjuge pas du fait que les personnages portaient (ou non) ce titre.

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1. CADIS DE FUSṬĀṬ

Cette liste des cadis de Fusṭāṭ, principalement établie à partir d’al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, est tirée de notre introduction à al-Kindī, Histoire des cadis égyptiens, p. 24-30. Le lecteur trouvera dans cette dernière publication des informations plus complètes sur chaque personnage, notamment leur affiliation tribale et leur école juridique. Début 23/643 23/644 ? 23/644 40/660-61 60/679-80 60/679-80 68/687-88 69/688-89 83/702 84/703 86/705 86/705 86/705 89/708 89/708 90/709 93/712 97/716

Fin 23/644 23/644 ? 35/656 60/679-80 60/679-80 68/687-88 69/688-89 83/702 84/703 86/705 86/705 86/705 89/708 89/708 90/709 93/712 97/716 98/717

Délégant ʿAmr b. al-ʿĀṣ (gouv.), sur ordre de ʿUmar (calife) ʿAmr b. al-ʿĀṣ (gouv.), sur ordre de ʿUmar (calife) ʿUmar (calife) Muʿāwiya (calife) Maslama b. Muḫallad (gouv.) Maslama b. Muḫallad (gouv.) ʿAbd al-ʿAzīz b. Marwān (gouv.) ʿAbd al-ʿAzīz b. Marwān (gouv.) ʿAbd al-ʿAzīz b. Marwān (gouv.) ʿAbd al-ʿAzīz b. Marwān (gouv.) ʿAbd al-ʿAzīz b. Marwān (gouv.) ʿAbd al-ʿAzīz b. Marwān (gouv.) ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Malik b. Marwān (gouv.) ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Malik b. Marwān (gouv.) ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Malik b. Marwān (gouv.) Qurra b. Šarīk (gouv.) Qurra b. Šarīk (gouv.) ʿAbd al-Malik b. Rifāʿa (gouv.)

l’invention du cadi

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Cadi Qays b. Abī l-ʿĀṣ Kaʿb b. Ḍinna ? ʿUṯmān b. Qays b. Abī l-ʿĀṣ Sulaym b. ʿItr al-Tuǧībī  al-Sā’ib b. Hišām ʿĀbis b. Saʿīd Bušayr b. al-Naḍr  ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra Mālik b. Šarāḥīl  Yūnus b. ʿAṭiyya  Aws b. ʿAbd Allāh b. ʿAṭiyya ʿAbd al-Raḥmān b. Muʿāwiya b. Ḥudayǧ  ʿImrān b. ʿAbd al-Raḥmān al-Ḥasanī  ʿAbd al-Raḥmān b. Ḫālid b. Ṯābit ʿAbd al-Wāḥid b. ʿAbd al-Raḥmān b. Muʿāwiya b. Ḥudayǧ ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra al-Ḫawlānī  ʿIyāḍ b. ʿUbayd Allāh al-Azdī ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra

Début 98/717 100/719 105/724 114/732 115/733 115/733 120/738 128/745 133/751 135/753 140/757 140/757 144/761 155/771-72 164/780 167/783

Fin 100/719 105/724 114/732 115/733 115/733 120/738 127/745 133/751 135/753 144/761 (qq jours) 140/758 154/771 164/780 167/783 168/785

al-Mufaḍḍal b. Faḍāla

168/785

169/786

ʿAbd al-Malik b. Muḥammad al-Ḥazmī  al-Mufaḍḍal b. Faḍāla

170/786 174/790

174/790 177/793

Muḥammad b. Masrūq al-Kindī

177/793

184/800 (officiellement 185/801)

Délégant Sulaymān b. ʿAbd al-Malik (calife) ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (calife) Hišām b. ʿAbd al-Malik (calife) al-Walīd b. Rifāʿa (gouv.) al-Walīd b. Rifāʿa (gouv.) Ḥanẓala b. Ṣafwān al-Kalbī (gouv.) Ḥawṯara b. Suhayl (gouv.) Abū ʿAwn ʿAbd al-Malik b. Yazīd (gouv.) Abū ʿAwn ʿAbd al-Malik b. Yazīd (gouv.) Ġawṯ b. Sulaymān (cadi) Ġawṯ b. Sulaymān (cadi) Yazīd b. Ḥātim (gouv.) ? al-Manṣūr (calife) al-Mahdī (calife) Ibrāhīm b. Ṣāliḥ (gouv.), puis confirmé par al-Mahdī (calife) Mūsā b. Muṣʿab (gouv.), puis confirmé par al-Mahdī (calife) al-Hādī (calife) Dā’ūd b. Yazīd b. Ḥātim al-Muhallabī (gouv.), puis confirmé par al-Rašīd (calife) Hārūn al-Rašīd (calife)

cadis de fusṭāṭ

589

Cadi ʿIyāḍ b. ʿUbayd Allāh al-Azdī ʿAbd Allāh b. Yazīd b. Ḫuḏāmir  Yaḥyā b. Maymūn al-Ḥaḍramī  al-Ḫayyār b. Ḫālid al-Mudliǧī Yazīd b. ʿAbd Allāh b. Ḫuḏāmir Tawba b. Namir al-Ḥaḍramī  Ḫayr b. Nuʿaym al-Ḥaḍramī  ʿAbd al-Raḥmān b. Sālim al-Ǧayšānī  Ḫayr b. Nuʿaym al-Ḥaḍramī Ġawṯ b. Sulaymān al-Ḥaḍramī  Id. vicaire : Abū Ḫuzayma Ibrāhīm b. Yazīd al-Ruʿaynī Id. vicaire : Yazīd b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. Bilāl  Abū Ḫuzayma Ibrāhīm b. Yazīd al-Ruʿaynī  ʿAbd Allāh b. Lahīʿa al-Ḥaḍramī Ismāʿīl b. Alīsaʿ al-Kindī Ġawṯ b. Sulaymān

Début 184/800 185/801 194/810 196/811 196/812 198/813 199/814 204/820 205/820 211/826 212/827 215/830 215/830 217/832 226/841 235/850 237/851 246/860

Fin 185/801 194/810 196/811 196/812 198/813 199/814 204/820 205/820 211/826 212/827 214/829 215/830 217/832 226/840 235/850 245/859 270/884

Délégant Muḥammad b. Masrūq (cadi) Hārūn al-Rašīd (calife) al-Amīn (calife) Ǧābir b. al-Ašʿaṯ (gouv.) ʿAbbād b. Muḥammad (gouv.) al-Muṭṭalib b. ʿAbd Allāh al-Ḫuzāʿī (gouv.) al-Muṭṭalib b. ʿAbd Allāh al-Ḫuzāʿī (gouv.) al-Sarī b. al-Ḥakam (gouv.) al-Sarī b. al-Ḥakam (gouv.) ʿAbd Allāh b. Ṭāhir (gouv.)  ʿAbd Allāh b. Ṭāhir (gouv.)  ʿAbdawayh b. Ǧabala (gouv.) Kaydar (gouv.) al-Ma’mūn (calife) al-Muʿtaṣim (calife) Isḥāq b. Yaḥyā b. Muʿāḏ (gouv.) al-Mutawakkil (calife) al-Mutawakkil (calife)

l’invention du cadi

590

Cadi id. vicaire : Isḥāq b. al-Furāt ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh al-ʿUmarī Hāšim b. Abī Bakr al-Bakrī  Ibrāhīm b. al-Bakkā’ al-Baǧalī Lahīʿa b. ʿĪsā al-Ḥaḍramī al-Faḍl b. Ġānim al-Ḫuzāʿī Lahīʿa b. ʿĪsā al-Ḥaḍramī Ibrāhīm b. Isḥāq al-Qārī Ibrāhīm b. al-Ǧarrāḥ ʿAṭṭāf b. Ġazwān (maẓālim) ʿĪsā b. al-Munkadir Isḥāq b. Ismāʿīl b. Ḥamdān b. Zayd (maẓālim) Muḥammad b. ʿAbbād b. Muknif (maẓālim) Hārūn b. ʿAbd Allāh al-Zuhrī Muḥammad b. Abī l-Layṯ al-Ḫuwārazmī ʿĪsā b. Lahīʿa b. ʿĪsā al-Ḥaḍramī (maẓālim) al-Ḥāriṯ b. Miskīn Bakkār b. Qutayba

2. CADIS DE DAMAS

La liste que nous proposons ci-dessous diffère en partie de celle que Steven Judd a établie pour l’époque omeyyade dans son ouvrage Religious Scholars, p. 106. Judd s’appuie en priorité sur les informations relayées par Wakīʿ dans ses Aḫbār al-quḍāt, III, p. 199-213. Or le Ta’rīḫ d’Abū Zurʿa (m. 281/894-95) – source que Judd n’utilise pas – offre une liste constituée plus tôt, souvent mieux informée, qui fut beaucoup plus tard reprise par Ibn Ṭūlūn (m. 953/1546) dans ses Quḍāt Dimašq. C’est avant tout sur ces données que s’appuie la présente chronologie. Par ailleurs les dates de désignation et de révocation des cadis sont parfois moins claires que ce que la liste de Judd laisse penser.

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

Début c. 32/652-3 ? c. 60/680 ? c. 65/ 685 ?

Fin c. 32/652-3 ? avt. 65/685

Délégant Muʿāwiya (gouv.) Muʿāwiya (gouv.) (sous Yazīd Ier) ʿAbd al-Malik (calife, r. 65-86/685-705)6 (sous al-Walīd Ier)

Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 48 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 199-200 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XLVII, p. 93-201 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 1. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 48 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XLVIII, p. 290-307 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 2. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 48 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXII, p. 111-128 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 3. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 48 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., X, p. 523-527 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 3. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 48 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XXVI, p. 137-169 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 5. Ibn ʿAsākir mentionne qu’il aurait peut-être aussi été cadi pour les califes Muʿāwiya et Yazīd. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XXVI, p. 165. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 49 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XXIX, p. 271-282 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 5.

cadis de damas

591

Cadi Abū l-Dardā’ ʿUwaymir b. Qays al-Anṣārī1 Faḍāla b. ʿUbayd al-Anṣārī2 al-Nuʿmān b. Bašīr al-Anṣārī3 Bilāl b. Abī l-Dardā’ al-Anṣārī4 ʿĀ’iḏ Allāh b. ʿAbd Allāh al-Ḫawlānī5 ʿAbd Allāh b. ʿĀmir al-Yaḥsubī7

Cadi Zurʿa b. Ṯuwab al-Maqrā’ī8 ʿAbd al-Raḥmān b. Qays al-ʿAqīlī (?)9 ʿAbd al-Raḥmān b. al-Ḫašḫāš al-ʿUḏrī10 Numayr b. Aws al-Ašʿarī11 Yazīd b. Abī Mālik al-Hamdānī12 al-Ḥāriṯ b. Yumǧid al-Ašʿarī13 Ziyād b. Abī Laylā al-Ġassānī14

9. 10. 11. 12. 13. 14.

Fin

Délégant al-Walīd Ier (calife, r. 86-96/705-715)

99/717 ?

101/720 ?

(sous ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz) Hišām b. ʿAbd al-Malik (calife, r. 105-125/724-743)

c. 125/743 126/743 ?

127/744 ?

al-Walīd II (calife, r. 125-126/743-744)

Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 49 ; Ibn Ḥibbān, al-Ṯiqāt, op. cit., IV, p. 268 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XIX, p. 8-12 ; Ibn Mākūlā, al-Ikmāl f ī rafʿ al-irtiyāb min al-mu’talif wa-l-muḫtalif f ī l-asmā’ wa-l-kunā wa-l-ansāb, éd. par ʿAbd al-Raḥmān b. Yaḥyā al-Muʿallimī al-Yamanī, Le Caire, Dār al-kitāb al-islāmī, s.d., I, p. 568 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 6. Sa nisba renvoie à au village de Maqrā, près de Damas (voir Yāqūt, Muʿǧam al-buldān, op. cit., V, p. 173). Il s’agit du même personnage que celui que Steven Judd identifie comme Zurʿa b. Ayyūb al-Maʿrī d’après Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 202. Sur ce personnage mystérieux, voir S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 148. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, p. 49 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XXXIV, p. 335 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 7. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 50 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXII, p. 225-232 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 8. Avant ce cadi, Steven Judd mentionne la judicature d’un certain Ṣāliḥ b. ʿAbd Allāh al-ʿAbbāsī, sur lequel Wakīʿ est lui-même très peu renseigné (S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 148). Il est possible que ce personnage corresponde en réalité à Sālim b. ʿAbd Allāh al-Muḥāribī, premier cadi des Abbassides sur Damas. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, p. 51 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXV, p. 280-294 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 8. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 51 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XI, p. 506-510 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 11. Le nom de son père fait l’objet de divergences : selon certaines versions, il se serait appelé « Yuḥmad ». Mais l’appellation « Yumǧid » est la plus attestée (Ibn Ḥibbān, al-Ṯiqāt, op. cit., IV, p. 137). En tout état de cause, il ne s’agit pas de « al-Ḥāriṯ b. Muḥammad » comme le mentionne la liste de Steven Judd. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 207. Sur ce personnage, voir S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 150. Sa judicature est précédée, chez Wakīʿ, par celle de ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAmr al-Awzāʿī, mais celui-ci aurait été relevé de ses fonctions après une seule audience. Ni Abū Zurʿa ni Ibn Ṭūlūn ne le considèrent comme un cadi de Damas.

l’invention du cadi

592

8.

Début

Cadi Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Labīd al-Asadī15 Sālim b. ʿAbd Allāh al-Muḥāribī16 Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Labīd al-Asadī17 Ṯumāma b. Yazīd al-Azdī18 Musāfir/Musāwir al-Ḫurāsānī20 Ṯumāma b. Yazīd al-Azdī22 Salama b. ʿAmr al-ʿUqaylī23 Yaḥyā b. Ḥamza al-Ḥaḍramī24

16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25.

Fin 132/750

137/754 ? 140/757 141/758 ?

141/758 ?

153/770

163/779-80

Délégant ʿAbd Allāh b. ʿAlī (gouv.) (sous al-Saffāḥ) Ṣāliḥ b. ʿAlī (gouv., r. 137/754-138/755)19 Muḥammad b. al-Ašʿaṯ al-Ḫuzāʿī (gouv., r. 140-141/757-758)21 Muḥammad b. al-Ašʿaṯ al-Ḫuzāʿī (gouv.) (sous al-Manṣūr) al-Faḍl b. Ṣāliḥ (gouv.)25

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 207 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LIII, p. 404-405 ; XX, p. 77 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 11. « Al-Aslamī » dans Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 207, nisba qui lui est aussi attribuée dans Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LIII, p. 404. Il s’agit du même personnage que Muḥammad b. Labīd al-Asadī, dont Abū Zurʿa dit qu’il fut cadi de Damas au début de l’époque abbasside. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 51 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., X, p. 75-78 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 11. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 51 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LIII, p. 404-405 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 11. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XI, p. 160. Sur ce gouverneur, voir P. M. Cobb, White Banners, op. cit., p. 27, 137. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LVII, p. 379 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 12. Sur ce gouverneur, voir P. M. Cobb, White Banners, op. cit., p. 32, 159, n. 61. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XI, p. 160-161 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 12. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 51 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XXII, p. 105-108 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 12. Sa place dans la chronologie des cadis de Damas est incertaine ; il pourrait également avoir été nommé par le gouverneur Muḥammad b. al-Ašʿaṯ. Voir Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XI, p. 161 ; XXII, p. 106. Abū Zurʿa, Ta’rīḫ, op. cit., p. 51 ; Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXIV, p. 125-135 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 13. Sur ce gouverneur, voir P. M. Cobb, White Banners, op. cit., p. 27-28, 137.

cadis de damas

593

15.

Début 127/744 ? 132/750

26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37.

Début 163/779-80

Fin

183/799 194/810 ? 195/811

194/810 ?

233/847

183/799

198/813

237/851-2

Délégant al-Mahdī (calife)

Abū l-ʿUmayṭir al-Sufyānī (rebelle)31 (sous al-Ma’mūn et une partie du règne d’al-Muʿtaṣim) Aḥmad b. Abī Du’ād (grand cadi) Aḥmad b. Abī Du’ād (grand cadi) Aḥmad b. Abī Du’ād (grand cadi) Yaḥyā b. Akṯam (grand cadi)

Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XXXVI, p. 64-65 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 14. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXXII, p. 345-357 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 12. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XLIII, p. 547-551 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 14. Ibn Ṭūlūn place sa judicature après celle d’Abū Mushir, mais Ibn ʿAsākir affirme qu’il mourut en 194/810. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LII, p. 273-277 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 17. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., XXXIII, p. 421-444 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 15. Sur ce personnage, voir P. M. Cobb, White Banners, op. cit., p. 56-63. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LII, p. 154-157 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 18. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., LXXIII, p. 267-268 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 18. Il s’agit du fils du cadi Yaḥyā b. Ḥamza (voir supra). Ibn ʿAsākir, Ta’rīkh Madīnat Dimashq, op. cit., LXVII, 224. Ibid., LXIV, 117-118. Sur ces deux préposés aux maẓālim et le contexte de leur désignation, voir M. Tillier, « Qāḍī-s and the Political Use… », art. cité, p. 48. Ibn ʿAsākir, Ta’rīḫ Madīnat Dimašq, op. cit., VIII, p. 415-418 ; al-Ḏahabī, Ta’rīḫ al-islām, op. cit., XVIII, p. 176 ; Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 18. Ibn Ṭūlūn, Quḍāt Dimašq, op. cit., p. 19.

l’invention du cadi

594

Cadi ʿAbd al-Raḥmān b. Yazīd al-Hamdānī26 Yaḥyā b. Ḥamza al-Ḥaḍramī Suwayd b. ʿAbd al-ʿAzīz al-Sulamī27 (affaires des non-musulmans) ʿUmar b. Abī Bakr al-ʿAdawī28 Muḥammad b. Ḥarb al-Ḫawlānī29 ? Abū Mushir ʿAbd al-Aʿlā b. Mushir al-Ġassānī30 Muḥammad b. Bakkār al-ʿĀmilī32 Muḥammad b. Yaḥyā b. Ḥamza al-Sulamī33 Abū Muslim al-Naṭʿī (maẓālim)34 Yaḥyā b. al-Ḥasan al-Ṭabarānī (maẓālim)35 Ismāʿīl b. ʿAbd Allāh al-Sukkarī al-Qurašī36 Muḥammad b. Hāšim b. Maysara37

3. CADIS DE BAṢRA

Cette liste est principalement établie d’après D. Sourdel, « Les cadis de Baṣra d’après Wakīʿ », p. 112-114. Nous apportons néanmoins les divergences mentionnées par Wakīʿ et dont D. Sourdel n’a pas tenu compte. Pour les cadis de la période abbasside, une liste annotée est publiée dans M. Tillier, Les cadis d’Iraq et l’État abbasside, p. 699-704.

1. 2. 3.

Début 14/635-6 23/643-4 29/649 36/656

40/660 45/665

Fin 23/643-4 28 ou 29/648-9 36/656 40/660

45/665

Délégant ʿUtba b. Ġazwān (gouv.) ʿUmar (calife) ʿUṯmān (calife) ʿAbd Allāh b. ʿĀmir (gouv.) ʿAbd Allāh b. ʿAbbās (gouv.) id. id. id. id. ʿAbd Allāh b. ʿĀmir (gouv.), puis al-Ḥāriṯ b. ʿUmar al-Azdī (gouv.) Ziyād b. Abīhi (gouv.)

Al-Ṭabarī le mentionne comme cadi de Baṣra en 37. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., V, p. 93. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 288. Voir al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., V, p. 170, 286, qui mentionne sa désignation en l’an 41 et le considère comme toujours en poste en 51.

cadis de baṣra

595

Cadi Iyās b. Ṣubayḥ Abū Maryam al-Ḥanafī Kaʿb b. Sūr al-Azdī Abū Mūsā al-Ašʿarī Kaʿb b. Sūr al-Azdī ʿAbd al-Raḥmān b. Yazīd al-Ḥuddānī ou Abū l-Aswad al-Du’alī1 puis al-Ḍaḥḥāk b. ʿAbd Allāh al-Hilālī  ou ʿAbd Allāh b. Faḍāla al-Layṯī ou al-Ḥāriṯ b. ʿAbd ʿAwf2 ʿAmīra b. Yaṯribī al-Ḍabbī3 ʿImrān b. Ḥuṣayn

596

4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14.

Début 45/665 ?5 55/6757 55/675 ? 55/675 64/683-4 65/684-5 65/684-5 72/691-2 75/694-5

Fin 55/675 55/675 ? 55/675 ? 64/683-4 65/684-5 65/684-5 72/691-212 75/694-5 75/694-5

Délégant Ziyād b. Abīhi (gouv.), puis Samura b. Ǧundub (gouv.), puis ʿAbd Allāh b. ʿAmr (gouv.) Ziyād b. Abīhi (gouv.), puis ʿUbayd Allāh b. Ziyād (gouv.) ʿUbayd Allāh b. Ziyād (gouv.) ʿUbayd Allāh b. Ziyād (gouv.) al-Ḥāriṯ b. ʿAbd Allāh (gouv.) Muṣʿab b. al-Zubayr (gouv.) Ḥamza b. ʿAbd Allāh b. al-Zubayr (gouv.), puis Muṣʿab b. al-Zubayr (gouv.)13 Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.), puis Bišr b. Marwān (gouv.) al-Ḥakam b. Ayyūb (gouv.)14

« Al-Ǧurašī » chez Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 292 ; « al-Ḥurašī » chez D. Sourdel, « Les cadis de Baṣra d’après Wakīʿ », Arabica, 2, 1955, p. 112. Sur la vocalisation de cette nisba, voir al-Samʿānī, al-Ansāb, op. cit., II, p. 202. Wakīʿ rapporte d’après Abū ʿUbayda que le gouverneur Ziyād faisait régulièrement venir de Kūfa le cadi Šurayḥ pour rendre la justice, sans pour autant révoquer Zurāra. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 297. Al-Ṭabarī mentionne au contraire qu’il fut nommé et révoqué à peu de distance, en 55/675. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., V, p. 300. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 297. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., V, p. 300. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 296. Wakīʿ mentionne également comme possible cadi, vers cette époque, un certain Šaybān b. Zuhayr b. Šaqīq b. Ṯawr b. ʿUfayr b. Zuhayr b. Kaʿb b. ʿAmr b. Sadūs. Ibid., p. 297. Al-Ṭabarī le mentionne comme cadi dès l’année 59/678-9. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., V, p. 321, 399, 477. Voir al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 118, 149. D’après al-Ṭabarī, il était encore en poste en 72/691-2, 73/692-3 et 74/693-4. Ibid., p. 178, 194, 201. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 302. Ibid., p. 303.

l’invention du cadi

Cadi Zurāra b. Awfā al-Ḥarašī4 ou le même, puis ʿAbd al-Raḥmān b. Uḏayna ?6 ʿAbd Allāh b. Faḍāla al-Layṯī8 ʿĀṣim b. Faḍāla al-Layṯī9 Hišām b. Hubayra b. Faḍāla al-Layṯī10 ʿAbd Allāh b. ʿUbayd Allāh b. Maʿmar Hišām b. Hubayra b. Faḍāla al-Layṯī11 ʿUbayd Allāh b. Abī Bakra Hišām b. Hubayra b. Faḍāla al-Layṯī

15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23.

Début 75/694-5 76/695-6 78/697-8 ?17 83/702 95/713-4 99/717-8 ? 99/717-8 ? 101/719-20 102/720-1 105/723-4 106/724-5 110/728-9 120/738 120/73823

Fin

Délégant al-Ḥakam b. Ayyūb (gouv.), ou al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (gouv.)15

83/702 95/713-4 99/717-8 ? 99/717-8 ? (quelques semaines) 101/719-20 102/720-1 105/723-4 106/724-5 110/728-9 120/738

al-Ḥakam b. Ayyūb (gouv.), ou al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (gouv.) al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (gouv.) ʿAdī b. Arṭāt (gouv.) ʿAdī b. Arṭāt (gouv.) ʿAdī b. Arṭāt (gouv.) Yazīd b. al-Muhallab (gouv.) ou Marwān b. al-Muhallab (gouv.)  ʿUmar b. Hubayra (gouv.)

126/744

Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Kuṯayr b. ʿAbd Allāh al-Salamī (gouv.) al-Qāsim b. Muḥammad al-Ṯaqafī (gouv.)

Ibid., p. 308. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 256. Ibid., p. 321. Voir ibid., p. 433, 491. Al-Ṭabarī le mentionne néanmoins encore comme cadi en l’an 96/714-5. Ibid., p. 522. Voir al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VII, p. 104. Ibid., p. 28. Voir ibid., p. 39, 53. Voir ibid., p. 66, qui précise que Bilāl occupa également la fonction de chef des aḥdāṯ et de gouverneur de Baṣra. Ibid., p. 112. Ibid., p. 159, 179, 299.

cadis de baṣra

597

Cadi al-Naḍr b. Anas b. Mālik Zurāra b. Awfā ?16 Mūsā b. Anas b. Mālik ʿAbd al-Raḥmān b. Uḏayna18 Iyās b. Muʿāwiya b. Qurra al-Muzanī al-Ḥasan b. Abī l-Ḥasan al-Baṣrī Iyās b. Muʿāwiya b. Qurra al-Muzanī al-Ḥasan b. Abī l-Ḥasan al-Baṣrī ʿAbd al-Malik b. Yaʿlā al-Layṯī19 Mūsā b. Anas b. Mālik ?20 Ṯumāma b. ʿAbd Allāh al-Anṣārī21 Bilāl b. Abī Burda al-Ašʿarī22 ʿAbd Allāh b. Yazīd al-Aslamī ʿĀmir b. ʿUbayda al-Bāhilī

Début 126/744 126/74425 132/749 132/750 133/750-1 137/754-5 137/754-5 139/756-7 ? 140/757-8 145/762-3 145/762-3 156/773 166/782-3 167/783-4 ? 170/786-7 172/788-9

Fin 126/744 132/749 132/750 133/750-1 137/754-5 137/754-5 ? 139/756-7 ? 139/756-7 ? 145/762-3 145/762-3 156/773 166/782-3 167/783-4 ? 171/787-8 ? 170/786-7 172/788-9

ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad al-Maḫzūmī ʿUmar b. Ḥabīb Muʿāḏ b. Muʿāḏ Muḥammad b. ʿAbd Allāh al-Anṣārī

172/788-9 173/789-90 181/797-8 191/806-7

172/788-9 181/797-8 191/806-7 192/807-8

24. 25.

Ibid., p. 348. 127/745 si l’on en croit ibid., p. 376.

Délégant ʿAbd Allāh b. Abī ʿUṯmān (gouv.) al-Saffāḥ (calife) ? Sulaymān b. ʿAlī (gouv.) Sulaymān b. ʿAlī (gouv.), au nom du calife ? Sulaymān b. ʿAlī (gouv.) Sulaymān b. ʿAlī (gouv.) al-Manṣūr (calife) Ibrāhīm b. ʿAbd Allāh al-Ḥasanī (rebelle) al-Manṣūr (calife) al-Manṣūr (calife) al-Mahdī (calife) al-Mahdī (calife) ou al-Rašīd (calife) nommé par al-Rašīd (calife, sur proposition du gouv.) ; révoqué par Muḥammad b. Sulaymān (gouv.) Muḥammad b. Sulaymān (gouv.) al-Rašīd (calife) al-Rašīd (calife) al-Rašīd (calife) ?

l’invention du cadi

598

Cadi Ṯumāma b. ʿAbd Allāh al-Anṣārī24 ʿAbbād b. Manṣūr al-Nāǧī Muʿāwiya b. ʿAmr al-Ḥaǧǧāǧ b. Arṭāt ʿAbbād b. Manṣūr Sawwār b. ʿAbd Allāh (avec ʿUmar b. ʿĀmir) ʿUmar b. ʿĀmir Ṭalḥa b. Iyās Sawwār b. ʿAbd Allāh ʿAbbād b. Manṣūr Sawwār b. ʿAbd Allāh  ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan Ḫālid b. Ṭalīq ʿUmar b. ʿUṯmān al-Taymī id. vicaire : Muʿāwiya b. ʿAbd al-Karīm al-Ḍall Muʿāḏ b. Muʿāḏ

Début 192/807-8

Fin 198/813-4

Muḥammad b. ʿAbd Allāh al-Anṣārī (avec une interruption en 199) Yaḥyā b. Akṯam Ismāʿīl b. Ḥammād ʿĪsā b. Abān al-Ḥasan b. ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan Aḥmad b. Riyāḥ Ibrāhīm b. Muḥammad

198/813-4

202/817-8

202/817-8 210/825-6 211/826-7 221/836 223/837-8 239/853-4

210/825-6 211/826-7 220/835 223/837-8 239/853-4 247/861-2

Délégant nommé par al-Rašīd (calife), révoqué par Ismāʿīl b. Ǧaʿfar (gouv.) sur ordre d’al-Ma’mūn (calife) nommé par Ismāʿīl b. Ǧaʿfar (gouv.), et révoqué par le même, sur ordre d’al-Ḥasan b. Sahl (gouv.) nommé par al-Ḥasan b. Sahl (gouv.), révoqué par al-Ma’mūn (calife) al-Ma’mūn (calife) al-Muʿtaṣim (calife) Aḥmad b. Abī Du’ād (grand cadi) Nommé par Isḥāq b. Ibrāhīm (gouv.) sur ordre d’al-Muʿtaṣim (calife) ? Révoqué par al-Muntaṣir (calife)

599

cadis de baṣra

Cadi ʿAbd Allāh b. Sawwār

4. CADIS DE KŪFA

Steven Judd a proposé une liste des cadis de Kūfa entre 18/639 et 148/765 dans son ouvrage Religious Scholars, p. 118. Sa liste est cependant incompatible avec les informations apportées par Wakīʿ et d’autres auteurs secondaires – il considère ainsi que Šurayḥ fut en poste sans interruption entre 18/639 et 79/698, ce qui relève manifestement de la légende associée à ce personnage. La liste suivante repose sur le croisement des principales sources disponibles. À partir de 132/750, nous reprenons les données proposée dans notre ouvrage Les cadis d’Iraq et l’État abbasside, p. 695 et suiv.

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

Début

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 184, 186. Ibid., p. 184, 188. Ibid., p. 184. Ibid., p. 185, 187. Ibid., p. 184, 185. Ibid., p. 189, 397-398. Ibid., p. 395 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 121.

Fin

Délégant ʿUmar (calife)

(révoqué par ʿUmar) ʿUmar (calife) ʿAlī (calife)

l’invention du cadi

600

Cadi ʿUrwa b. al-Ǧaʿd al-Bāriqī1 ou ʿAbd Allāh b. Masʿūd2 ou Ǧabr b. al-Qašʿam al-Kindī (al-Qādisiyya)3 ou Abū Qurra Salama b. Muʿāwiya al-Kindī (al-Qādisiyya, Kūfa)4 Salmān b. Rabīʿa al-Bāhilī5 Šurayḥ b. al-Ḥāriṯ al-Kindī6 Muḥammad b. Yazīd b. Ḫulayda al-Šaybānī7

Cadi Saʿīd b. Nimrān al-Hamdānī al-Nāʿiṭī ?8 ʿUbayda al-Salamānī9 Šurayḥ b. al-Ḥāriṯ al-Kindī10 Masrūq b. al-Aǧdaʿ al-Hamdānī11 Šurayḥ b. al-Ḥāriṯ al-Kindī Saʿīd b. Nimrān al-Hamdānī12 ʿAbd Allāh b. ʿUtba b. Masʿūd al-Huḏaylī14 ʿAbd Allāh b. Mālik al-Ṭā’ī16 Šurayḥ b. al-Ḥāriṯ al-Kindī ?17

Début

Fin

v. 50/670

v. 51/671

64/683-413 65/684-5 66/685-6 69/688-9

67/686-7 ?15

Délégant ʿAlī (calife) ʿAlī (calife) ʿAlī (calife) Ziyād b. Abīhi (gouv.) ʿAbd Allāh b. Yazīd al-Ḫaṭmī (gouv.) ʿAbd Allāh b. Muṭīʿ (gouv.) al-Muḫṭār (rebelle)

16. 17.

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 396. Ibid., p. 396. Al-Ṭabarī le mentionne comme cadi en 45, 51, 58, 59, 60, 61. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., V, p. 226, 286, 314, 321, 399, 477. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 397 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 141. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 396 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 168. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., V, p. 582. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 397, 402 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 168. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 118. Al-Ṭabarī le considère encore comme cadi de Kūfa en 72/691-2. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 178. Noter la contradiction avec ce que rapporte Wakīʿ à propos des cadis suivants. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 397. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 149.

cadis de kūfa

601 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15.

Cadi ʿAbd al-Raḥmān b. Abī Laylā al-Anṣārī18 Šurayḥ b. al-Ḥāriṯ al-Kindī20 Abū Burda b. Abī Mūsā al-Ašʿarī22 (avec Saʿīd b. Ǧubayr)23 Abū Bakr b. Abī Mūsā al-Ašʿarī24 ʿĀmir b. Šarāḥīl al-Šaʿbī25 ʿAbd al-Malik b. ʿUmayr al-Laḫmī ?26 ou al-Qāsim b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. Masʿūd27 Ḥusayn b. al-Ḥasan al-Kindī28

19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28.

Fin 72/691 ? 78/697-821 81/700-1 98/716-7 102/720-1 102/720-1 104/722-3 105/723-4 ?

Déjégant al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (gouv.) Bišr b. Marwān (gouv.) al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (gouv.) ʿAbd al-Ḥamīd b. ʿAbd al-Raḥmān (gouv.) ʿAbd al-Ḥamīd b. ʿAbd al-Raḥmān (gouv.) ʿAbd al-Ḥamīd b. ʿAbd al-Raḥmān (gouv.) ʿUmar b. Hubayra (gouv.)

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 406. S. Judd émet l’hypothèse que Wakīʿ confond ʿAbd al-Raḥmān b. Abī Laylā avec Saʿīd b. Ǧubayr. S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 118. Wakīʿ précise qu’il fut nommé par al-Ḥaǧǧāǧ lorsque ce dernier vint à Kūfa, ce qui permet de postuler deux dates différentes : soit 72/691 (après la défaite de Muṣʿab b. al-Zubayr), soit 75/694 (quand al-Ḥaǧǧāǧ devint gouverneur de Kūfa). Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 406. Voir al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 194, 256, 321. 79/698-9 selon al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 324. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 324, 330, 341 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), p. 187. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 407, 411. Ibid., p. 412. Il est mentionné comme cadi par al-Ṭabarī pour les années 87-98/706-716-7. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 433, 438, 441, 491, 522. Voir également Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 187. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 413 ; al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 554, 589 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 188. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 3. Ibid., p. 3, 6 ; al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VI, p. 618. Selon Ḫalīfa, il fut révoqué en 103/721-2. Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 208.  Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 9 ; al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VII, p. 20, 28 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 235.

l’invention du cadi

602

18.

Début 72/691 ?19 72/691-2 79/698-9 81/700-1 ? 99/717-8 102/720-1 102/720-1 104/722-3

Cadi Saʿīd b. al-Ašwaʿ al-Hamdānī29 Muḥārib b. Diṯār al-Sadūsī30 al-Ḥakam b. ʿUtayba al-ʿIǧlī31 Saʿīd b. al-Ašwaʿ al-Hamdānī32 ʿĪsā b. al-Musayyab al-Baǧalī33 ʿAbd Allāh b. Nawf al-Taymī ?34 ʿAbd Allāh b. Šubruma al-Ḍabbī35 Muḥammad b. ʿAbd al-Raḥmān b. Abī Laylā al-Anṣārī37 al-Ḥaǧǧāǧ b. ʿĀṣim al-Muḥāribī39

30. 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40.

Fin 113/731-2

120/73836 121/73938 129/746-7

121/739 129/746-7 132/749

120/738

Délégant Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.)

Yazīd b. ʿUmar b. Hubayra (gouv.)40

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 10 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 235. Le nom de son grand-père doit bien être lu « Ašwaʿ », et non « Ušūʿa » comme dans S. C. Judd, Religious Scholars, op. cit., p. 117. Sur la vocalisation de ce nom, voir al-Zabīdī, Tāǧ al-ʿarūs, op. cit., XXI, p. 300. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 23 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 235. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 23 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 235. Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 235. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 22 ; Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ (éd. Dār al-kutub al-ʿilmiyya), op. cit., p. 235. Selon une autre version, il aurait été nommé à al-Naḫla. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 23. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 24. Ibid., p. 36 et suiv. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VII, p. 159, 179. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., III, p. 129 et suiv. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VII, p. 191, 299. Ibid., p. 376, 402, 411. Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ, Ta’rīḫ, op. cit., p. 266.

cadis de kūfa

603

29.

Début 105/723-4 ? 113/731-2 116/734

Cadi Muḥammad b. ʿAbd al-Raḥmān b. Abī Laylā al-Anṣārī ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. ʿĪsā (ʿUbayd b. bint Abī Laylā) Šarīk b. ʿAbd Allāh al-Qāsim b. Maʿn

Fin 148/765-6 153/770 169/785-6 ou 170/786-7 175/791-2

Délégant

al-Manṣūr (calife) al-Manṣūr (calife) al-Hādī (calife) ? / Mūsā b. ʿĪsā (gouv.) ? 175/791-2 177/793-4 ou 181/797-8 ? al-Rašīd (calife) 177/793-4 ou 181/797-8 ? 194/809-10 al-Rašīd (calife) 194/809-10 al-Amīn (calife) avt 196/811-2 ? 199/814-5 ? al-Amīn (calife) 199/814-5 Abū l-Sarāyā (rebelle) 202/817-8 218/833 ? Ḥumayd al-Ṭūsī (général d’al-Ma’mūn) 218/833 ? 235/849 al-Muʿtaṣim (calife)

l’invention du cadi

604

Nūḥ b. Darrāǧ Ḥafṣ b. Ġiyāṯ al-Ḥasan b. Ziyād al-Lu’lu’ī Ismāʿīl b. Ḥammād b. Abī Ḥanīfa ʿĀṣim b. ʿĀmir Bakr b. ʿAbd al-Raḥmān Ġassān b. Muḥammad

Début 132/749 148/765-6 153/770 169/785-6 ou 170/786-7

5. CADIS DE MÉDINE

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10.

Début

Fin

41/661-2 ? 49/669 54/674 58/678 60/680

49/669 54/674 58/678 60/680 64/683-4 ?

Délégant ʿUmar (calife)2 ʿUmar (calife) Muʿāwiya (calife) ? Marwān b. al-Ḥakam (gouv.) Saʿīd b. al-ʿĀṣ (gouv.) Marwān b. al-Ḥakam (gouv.)8 al-Walīd b. ʿUtba b. Abī Sufyān ʿUṯmān b. Muḥammad (gouv.) gouv. zubayride ?

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 106. Il fut peut-être son délégué sur des affaires mineures. Ibid., p. 106. Ibid., p. 107. Il aurait épisodiquement rendu la justice à la place du calife ʿUmar. Ibid., p. 111. Notons qu’Abū Hurayra fut également gouverneur en 40-41/660-662. Voir E. de Zambaur, Manuel de généalogie, op. cit., p. 24. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 113. Ibn Saʿd le connaît plutôt sous le nom de ʿAbd Allāh b. Nawfal b. al-Hāriṯ. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., V, p. 21. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 116. Ibid., p. 118. Wakīʿ hésite entre la date de 53 et celle de 54 pour la révocation d’Abū Salama et la désignation de Muṣʿab par le gouverneur Marwān b. al-Ḥakam. D’après al-Ṭabarī, c’est en 54/674 que ce dernier fut nommé sur Médine. Al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., V, p. 298. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 120. Ibid., p. 123. Wakīʿ mentionne ce nom mais sans donner aucune information sur son compte. Il dit par ailleurs (ibid., p. 124) qu’aucun cadi nommé par un des gouverneurs zubayrides de Médine n’est connu. Nous ne sommes parvenu à retrouver aucun ʿAmr b. ʿUbayd associé à l’histoire de Médine pour cette époque.

cadis de médine

605

Cadi Yazīd b. Saʿīd b. Ṯumāma al-Ḥaḍramī ?1 Zayd b. Ṯābit ?3 Abū Hurayra ?4 ʿAbd Allāh b. al-Ḥāriṯ b. Nawfal al-Hāšimī5 Abū Salama b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf al-Zuhrī6 Muṣʿab b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf al-Zuhrī7 ʿAmr b. ʿAbd b. Zamʿa b. al-Aswad al-ʿĀmirī9 Ṭalḥa b. ʿAbd Allāh b. ʿAwf al-Zuhrī ʿAmr b. ʿUbayd ?10

Début 74/693-4 76/695-6 82/701 87/706 87/706 ?

Fin 76/695-6 82/701 87/706 87/706 ? 96/714-5 ?

ʿIrāk b. Mālik al-Ġifārī16 Abū Ṭuwāla ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. Maʿmar al-Anṣārī17 Salama b. ʿAbd Allāh b. Salama al-Maḫzūmī18 Saʿd b. Ibrāhīm b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf al-Zuhrī19 Saʿīd b. Sulaymān b. Zayd b. Ṯābit al-Anṣārī21

96/714-5 96/715 101/720 104/722-3 ? av. 106/724 ?

96/715 ? 101/720 104/722-3 ? av. 106/724 ?20 106/724

Délégant al-Ḥaǧǧāǧ b. Yūsuf (gouv.) Abān b. ʿUṯmān (gouv.) Hišām b. Ismāʿīl al-Maḫzūmī (gouv.) ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (gouv.) ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (gouv.), puis ʿUṯmān b. Ḥayyān al-Murrī (gouv.) Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm (gouv.) Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm (gouv.) ʿAbd al-Raḥmān b. al-Ḍaḥḥāk b. Qays al-Fihrī (gouv.) ʿAbd al-Wāḥid b. ʿAbd Allāh al-Naḏrī (gouv.) ʿAbd al-Wāḥid b. ʿAbd Allāh al-Naḏrī (gouv.)

606 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21.

Ibid., p. 124. Ibid., p. 125. Ibid., p. 130. Ibid., p. 133. Selon Wakīʿ, il ne demeura que quelques jours en poste. Ibid., p. 135. Ibid. Ibid., p. 147. Ibid., p. 148. Ibid., p. 150. C’est cette année-là que ʿAbd al-Wāḥid b. ʿAbd Allāh al-Naḏrī, qui aurait révoqué ce cadi pour nommer le suivant, aurait lui-même été révoqué de ses fonctions. Voir E. de Zambaur, Manuel de généalogie, op. cit., p. 24. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 151, 167.

l’invention du cadi

Cadi ʿAbd Allāh b. Qays b. Maḫrama al-Hāšimī11 Nawfal b. Musāḥiq al-ʿĀmirī12 ʿUmar b. Ḫalda al-Zuraqī al-Anṣārī13 ʿAbd al-Raḥmān b. Yazīd b. Ḥāriṯa al-Anṣārī14 Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm al-Anṣārī15

22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31.

Ibid., p. 168. Ibid., p. 169. Ibid., p. 171. Ibid., p. 172, 174. Ibid., p. 174. Ibid., p. 175. Ibid., p. 178. Ibid., p. 180. Ibid., p. 181. Ibid., p. 200.

Début 106/724 114/732-3 118/736 125/743 126/743-4 ? 126/744 132/749 133/750 137/754-5 ?

Fin 114/732-3 118/736 125/743 126/743-4 ? 132/749 133/750 137/754-5 ? 141/758-9

Délégant Ibrāhīm b. Hišām b. Ismāʿīl al-Maḫzūmī (gouv.) Ibrāhīm b. Hišām b. Ismāʿīl al-Maḫzūmī (gouv.) Ḫālid b. ʿAbd al-Malik b. al-Ḥāriṯ (gouv.) Muḥammad b. Hišām b. Ismāʿīl al-Maḫzūmī (gouv.) Muḥammad b. Hišām b. Ismāʿīl al-Maḫzūmī (gouv.) Yūsuf b. Muḥammad b. Yūsuf al-Ṯaqafī (gouv.) Yūsuf b. Muḥammad b. Yūsuf al-Ṯaqafī (gouv.) ʿAbd al-ʿAzīz b. ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (gouv.) Yūsuf b. ʿUrwa (gouv.) Ziyād b. ʿUbayd Allāh al-Ḥāriṯī (gouv.) Ziyād b. ʿUbayd Allāh al-Ḥāriṯī (gouv.)

cadis de médine

607

Cadi Muḥammad b. Ṣafwān al-Ǧumaḥī22 al-Ṣalt b. Zubayd b. al-Ṣalt al-Kindī23 Abū Bakr b. ʿAbd al-Raḥmān b. Abī Sufyān al-Qurašī24 Muḥammad b. Ṣafwān al-Ǧumaḥī25 Muṣʿab b. Muḥammad b. Šuraḥbīl al-ʿAbdarī26 Muḥammad b. Abī Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm al-Anṣārī27 Saʿd b. Ibrāhīm b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf al-Zuhrī Yaḥyā b. Saʿīd al-Anṣārī28 ʿUṯmān b. ʿUmar b. Mūsā al-Taymī29 Muḥammad b. ʿImrān al-Ṭalḥī30 Abū Bakr b. Abī Sabra al-ʿĀmirī31 Muḥammad b. ʿImrān al-Ṭalḥī

32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. 41.

Ibid., p. 210. Ibid., p. 202. Ibid., p. 210. Ibid., p. 213. Ibid., p. 224. Ibid. Ibid., p. 223. Ibid., p. 222. Ibid. Ibid.

Début

Fin

141/758-9 143/760-1 144/761-2 ? 144/761-2 ? 145/762-3 150/767

(40 jours) 144/761-2 ? 145/762-3 ap. 146/763-4

Délégant Muḥammad b. Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Muḥammad b. Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Muḥammad b. Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Muḥammad b. Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouv.) Riyāḥ b. ʿUṯmān b. Ḥayyān (gouv.) Kaṯīr b. Ḥusayn al-Ḥasan b. Zayd (gouv.) al-Ḥasan b. Zayd (gouv.) al-Ḥasan b. Zayd (gouv.) al-Ḥasan b. Zayd (gouv.)

l’invention du cadi

608

Cadi id. vicaire : Muḥammad b. Yaḥyā al-Kinānī32 ʿAbd al-ʿAzīz b. al-Muṭṭalib al-Maḫzūmī33 Abū Bakr b. ʿUmar b. Ḥafṣ al-ʿUmarī34 Muḥammad b. ʿAbd al-ʿAzīz al-Zuhrī35 ʿAbd Allāh b. Ziyād b. Samʿān Muḥammad b. ʿAbd al-ʿAzīz al-Zuhrī Abū Bakr b. Abī Sabra al-ʿĀmirī ?36 Muḥammad b. ʿAbd al-ʿAzīz al-Zuhrī37 ʿAbd al-ʿAzīz b. al-Muṭṭalib al-Maḫzūmī ?38 ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. al-Qāsim al-Qurašī39 ʿUmar b. Ṭalḥa al-Layṯī40 Muḥammad b. ʿImrān al-Ṭalḥī Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Kaṯīr b. al-Ṣalt al-Kindī41

42. 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. 52.

Ibid., p. 226. Ibid., p. 226. Ibid., p. 228. Ibid. Ibid., p. 229. Ibid., p. 232. Ibid., p. 229. Ibid., p. 232. Ibid., p. 233. Ibid., p. 240. Ibid., p. 241.

Début

Fin

155/772 159/775-6 ? 161/777-8 ?

159/775-6 ? 161/777-8 ?

169/785 ? av. 189/804-5

Délégant al-Ḥasan b. Zayd (gouv.) al-Ḥasan b. Zayd (gouv.) ʿAbd al-Ṣamad b. ʿAlī (gouv.) Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Kaṯīr b. al-Ṣalt (gouv.) Ǧaʿfar b. Sulaymān (gouv.) al-Mahdī (calife) al-Mahdī (calife) al-Mahdī (calife) al-Mahdī (calife) al-Hādī (calife) al-Hādī (calife) Hārūn al-Rašīd (calife)

cadis de médine

609

Cadi Isḥāq b. Ṭalḥa b. Ibrāhīm b. ʿUmar b. ʿUbayd Allāh b. Maʿmar42 ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad b. ʿUṯmān al-Maḫzūmī43 ʿUbayd Allāh b. Abī Salama b. ʿUbayd Allāh al-Qurašī44 ʿAbd al-ʿAzīz b. al-Muṭṭalib al-Maḫzūmī45 ʿUṯmān b. Ṭalḥa b. ʿUmar b. ʿUbayd Allāh al-Taymī46 Saʿīd b. Sulaymān al-Musāḥiqī47 ʿAbd Allāh b. Muḥammad b. ʿImrān al-Taymī48 ʿAmr b. ʿAbd al-Raḥmān b. Sahl al-ʿĀmirī49 al-Muṭṭalib b. Kaṯīr al-ʿAbsī50 Saʿīd b. Sulaymān al-Musāḥiqī ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. ʿUmar b. Ḥafṣ al-ʿUmarī51 ʿAbd Allāh b. Muḥammad b. ʿImrān al-Taymī52

Cadi Hišām b. ʿAbd Allāh b. ʿIkrima al-Maḫzūmī53 Abū l-Baḫtarī Wahb b. Wahb al-Anṣārī54 Mūsā b. Muḥammad al-Taymī55

53. 54. 55. 56. 57. 58. 59. 60.

192/808

Fin

révolte des Médinois contre Ismāʿīl b. al-ʿAbbās b. Muḥammad quelques jours 199/814-15

199/814-15

200/815

200/815-16 ?58 202/817-8 204/819-20 ?

202/817-8 204/819-20 ?

Délégant Hārūn al-Rašīd (calife) (révoqué par al-Amīn, calife) al-Amīn (calife, révoqué par Ǧaʿfar b. al-Ḥasan)

Ǧaʿfar b. al-Ḥasan (gouv. pour al-Ma’mūn) Ǧaʿfar b. al-Ḥasan (gouv.), puis Ṭāhir b. al-Ḥusayn Muḥammad b. Sulaymān b. Dā’ūd b. al-Ḥasan (rebelle) al-Ǧalūdī (général d’al-Ma’mūn) Mūsā b. Yaḥyā b. Ḫālid b. Barmak ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan al-ʿAlawī (gouv.)

Ibid. Ibid., p. 243. Ibid., p. 254. Ibid., p. 255. Ibid. Il fut nommé par al-Ǧulūdī lorsque les Abbassides reprirent Médine, qui était tombée pendant un an sous la coupe du Ṭālibite Muḥammad b. Sulaymān b. Dā’ūd b. al-Ḥasan, envoyé par le révolté de Kūfa Abū l-Sarāyā en 199/814-5. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 256. Sur cet épisode à Médine, voir al-Ṭabarī, Ta’rīḫ, op. cit., VIII, p. 532-533. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 256. Ibid., p. 257.

l’invention du cadi

610

ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-ʿAzīz al-ʿUmarī56 Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. al-Qāsim al-Bakrī57 Muḥammad b. Zayd b. Isḥāq b. ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd b. Ḥāriṯa al-Anṣārī ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-ʿAzīz al-ʿUmarī ʿAbd al-Ǧabbār b. Saʿīd al-Musāḥiqī59 Muḥammad b. Zayd b. Isḥāq b. ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd b. Ḥāriṯa al-Anṣārī60

Début

Début 207/822-3 210/825-6

236/850-1 240/854-5 280/893-4

Fin 207/822-362 210/825-6

Délégant ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan al-ʿAlawī (gouv.) ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan al-ʿAlawī (gouv.)

216/831-2

Quṯam b. Ǧaʿfar b. Sulaymān (gouv.) al-Ma’mūn (calife)

240/854-5 280/893-4 292/904-5

al-Mutawakkil (calife) al-Mutawakkil (calife) (sous al-Muʿtamid)

611 61. 62. 63. 64. 65. 66. 67. 68.

Ibid. Il mourut en poste d’après Wakīʿ. La date de sa mort est donnée par al-Ḏahabī, Ta’rīḫ al-islām, op. cit., XIII, p. 376. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 258. Ibid., p. 259. Ibid., p. 260. Ibid. Ibid. Ibid.

cadis de médine

Cadi Abū Ġaziyya Muḥammad b. Mūsā b. Miskīn al-Anṣārī61 Abū Muṣʿab Aḥmad b. Abī Bakr b. al-Ḥāriṯ b. Zurāra b. Muṣʿab b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf al-Zuhrī63 Muḥammad b. Zayd b. Isḥāq b. ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd b. Ḥāriṯa al-Anṣārī Aḥmad b. Yaʿqūb al-Ṭafarī64  ? ʿAmr b. ʿUṯmān al-Anṣārī65 Yaʿqūb b. Ismāʿīl b. Ḥammād b. Zayd66 Abū Hāšim b. Aḫī b. Abī Masarra al-Makkī67 Muḥammad b. Aḥmad b. Muḥammad b. Abī Bakr al-Muqaddamī68

6. CADIS DE LA MECQUE

612

Hišām b. Ḥabīb al-Maḫzūmī ?5 Ziyād b. Ismāʿīl6 Ibn Muʿāḏ al-Sunnī ?7 Abū Bakr b. Abī Saʿd al-Sahmī8 Abū Salama al-Maḫzūmī

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8.

Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 261-262. Ibid., p. 262. Ibid., p. 294. Al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Baġdād, XIV, p. 372. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 267. Ibid., p. 267. Ibid., p. 268. Ibid., p. 268.

Début 61/680-1 ?

Fin

Délégant Ibn al-Zubayr (calife)

v. 99/717 ?

(sous ʿUmar II)

133/750-1 ou 137/754-55 ?

Ziyād b. ʿUbayd Allāh (gouv.)

(sous al-Manṣūr)

l’invention du cadi

Cadi Ibn Abī Mulayka1 ʿUbayd b. Ḥunayn2  ? Dā’ūd b. ʿAbd Allāh al-Ḥaḍramī3  ? Abū Bakr b. ʿAbd Allāh b. Abī Sabra4

613

9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20.

Début

Fin

al-Ma’mūn 210/825-6 213/828-9

219/83417

238/852-3

241/855-6

Délégant (sous al-Mahdī) (sous al-Mahdī)

(sous al-Hādī et al-Rašīd) (sous al-Ma’mūn)

ʿAbd Allāh b. ʿAbd Allāh b. al-ʿAbbās b. Muḥammad (pendant la miḥna19)

Ibid., p. 229. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, 264, 268. À un autre endroit, Wakīʿ rapporte d’après al-Zubayr b. Bakkār (qu’il ne suit manifestement pas sur ce point-là, comme en témoigne l’emploi du verbe zaʿama, « prétendre), que ce cadi fut nommé par al-Hādī. Ibid., III, p. 272. Ibid., I, p. 203, 268. Ibid., p. 268. Ibid., p. 264, 268. Ibid., p. 268. Ibid. Ibid. Al-Mizzī, Tahḏīb al-kamāl, op. cit., XI, p. 390. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 268. Ce dont témoignent les paroles de Wakīʿ : « Il faisait passer les gens à l’épreuve (yamtaḥinu l-nās) ». Ibid. Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 269.

cadis de la mecque

Cadi ʿAbd Allāh b. Muḥammad b. ʿImrān al-Taymī ?9 Muḥammad b. ʿAbd al-Raḥmān al-Awqaṣ al-Maḫzūmī10 ʿAmr b. Ḥasan b. Wahb al-Ǧumaḥī ʿAbd al-ʿAzīz b. al-Muṭṭalib al-Maḫzūmī11 Muḥammad b. ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad b. Abī Salama12 Muḥammad b. ʿAbd al-Raḥmān al-Awqaṣ al-Maḫzūmī13 ʿAmr b. ʿUmar b. Ṣafwān b. Saʿd al-Sahmī14 Yūsuf b. Yaʿqūb al-Šāfiʿī15 Sulaymān b. Ḥarb al-Wāšiḥī16 ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd b. Muḥammad b. Ḥanẓala al-Maḫzūmī18 ʿAmmār b. Abī Mālik al-Ḫušanī20

Cadi al-Zubayr b. Bakkār al-Qurašī21 al-ʿUṯmānī22 Abū Hāšim b. Aḫī b. Abī Masarra al-Makkī23 Muḥammad b. Aḥmad b. Muḥammad b. Abī Bakr al-Muqaddamī24 Aḥmad b. Yaʿqūb b. Abī l-Rabīʿ ?25 Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. ʿAlī26 vicaire : Muḥammad b. Mūsā al-Rāzī27 Muḥammad b. Mūsā al-Rāzī28

Début 241/855-6

Fin 256/870

Délégant

280/893-4

280/893-4 292/904-5

(sous al-Muʿtamid)

l’invention du cadi

614 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28.

Ibid. Ibid. Ibid., p. 260, 269. Ibid., p. 260. Ibid., p. 269. Wakīʿ précise qu’il ne se rendit pas à La Mecque et y délégua une série de vicaires. Ibid. Ibid. Ibid.

annexe

2

LISTE CHRONOLOGIQUE D E S PA P Y RU S N O TA R I É S U T I L I S É S

(Chapitre 1, 5.2. – La judicature au miroir des documents notariés) Les abréviations papyrologiques ci-dessous suivent le système adopté par The Arabic Papyrology Database (http://www.apd.gwi.uni-muenchen.de:8080/apd/ project.jsp). Document

Année

P.Ness 56

686

P.KhanLegalDocument

707

P.Khalili I 9.5

722

P.Khalili I 9.6

723

P.Mird 8

728

P.David-WeillLouvre 24

741

P.Khurasan 29

755

P.Khurasan 25

762

P.Khurasan 31

763

P.Khurasan 26

765

P.Khurasan 32

765

P.Khurasan 27

766

P.Khurasan 28

766

P.David-WeillLouvre 16

773

P.Cair.Arab. 168

775

P.Khurasan 30

777

P.Loth 1

785

P.ThungWrittenObligations 1

788

P.KhanLegalPapyrus

796

P.Cair.Arab. 51

811

P.Terminkauf 1

816

615

l’invention du cadi

Document

Année

P.David-WeillLouvre 4

817

P.KarabacekPapyrusfund 2

819

P.RagibPressoir

821

P.Torrey

821

CPR XXVI 25

821

CPR XXVI 18

823

P.Cair.Arab. 89

824

P.David-WeillLouvre 6b

827

P.RagibEdfou 2

833

P.Cair.Arab. 126

840

P.Cair.Arab. 96

841

P.Ryl.Arab. I X 2

842

CPR XXVI 22

843

P.Cair.Arab. 48

847

P.Cair.Arab. 181

847

P.Cair.Arab. 98

851

P.FahmiTaaqud 1

853

P.Cair.Arab. 56

854

P.Cair.Arab. 104

855

P.Cair.Arab. 114

855

P.Prag.Arab. 4

860

P.FahmiTaaqud 2

860

P.Cair.Arab. 127

861

P.GrohmannProbleme 16

862

P.Marchands I 1

863

P.Marchands I 2

864

P.Marchands I 3

864

P.Cair.Arab. 93

865

P.Cair.Arab. 122

865

P.Marchands I 4

865

P.RagibTroisDocuments 1

865

P.Marchands I 11

866

P.Cair.Arab. 82

867

P.RemondonEdfou 1

867

616

liste chronologique des papyrus notariés utilisés

Document

Année

P.RagibTroisDocuments 2

869

P.Marchands I 5

870

P.Marchands I 6

870

P.David-WeillLouvre 14

870

P.Marchands I 10

872

P.Frantz-MurphyContracts 1

875

P.Frantz-MurphyContracts 2

875

P.David-WeillContrat

877

P.David-WeillLouvre 29

877

P.Cair.Arab. 39

878

P.Marchands I 8

878

P.FahmiTaaqud 3

879

P.FahmiTaaqud 4

881

P.Cair.Arab. 128

883

P.Cair.Arab. 124

884

P.Cair.Arab. 40

885

P.Cair.Arab. 129

886

P.FahmiTaaqud 5

886

P.Cair.Arab. 90

887

P.Cair.Arab. 102

887

P.Cair.Arab. 52

888

P.Frantz-MurphyContracts 4

888

CPR XXVI 14

891

CPR XXVI 20

891

P.Cair.Arab. 41

892

P.Cair.Arab. 100

897

P.Cair.Arab. 121

897

P.Terminkauf 2

897

617

BIBLIOGRAPHIE

1. SOURCES

1.1. Sources papyrologiques Nota bene : certaines éditions de papyrus comportent de substancielles introductions qui en font également des ouvrages ou des articles de référence. Ces publications ne sont pas répétées dans les « références ». Abbott, N., « An Arabic Papyrus dated 205 A.H. », Journal of the American Oriental Society, 57, 1937, p. 312-315. Becker, C. H., « Neue Arabische Papyri des Aphroditofundes », Der Islam, 2, 1911, p. 245-268. Bell, H. I., « Translations of the Greek Aphrodito Papyri in the British Museum », Parts I-VI, Der Islam, 2, 1911, p. 269-283, 372-384 ; 3, 1912, p. 132-140, 369-373 ; 4, 1913, p. 87-93 ; 17, 1928, p. 4-8. Chrest.Khoury I = Khoury, R. G., Chrestomathie de papyrologie arabe. Documents relatifs à la vie privée, sociale et administrative dans les premiers siècles islamiques, Leyde/New York/Cologne, Brill, 1993. Chrest.Khoury II = Khoury, R. G., Papyrologische Studien zum privaten und gesellschaftlischen Leben in den ersten islamischen Jahrhunderten, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1995. CPR IV = Till, W.C., Die koptischen Rechtsurkunden der Papyrussammlung der Österreichischen Nationalbibliothek : Text, Übersetzungen, Indices, Vienne, A. Holzhausens Nachfolger, 1958. CPR XVI = Diem, W., Arabische Briefe auf Papyrus und Papier aus der Heidelberger Papyrus-Sammlung, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1991. CPR XXII = Morelli, F., Documenti greci per la fiscalità e la amministrazione dell’Egitto, Vienne, Hollinek, 2001. CPR XXVI = Thung, M. E., Arabische juristische Urkunden aus der Papyrussammlung der österreichischen Nationalbibliothek, Leipzig, K. G. Saur München, 2006. Grohmann, A., Allgemeine Einführung in die arabischen Papyri, Vienne, Burgverlag Ferdinand Zöllner, 1924 (Corpus Papyrorum Raineri III.I.1). —, Einführung und Chrestomathie zur arabischen Papyruskunde, Prague, Státní Pedagogické Nakladatelství, 1954. Guest, R., « An Arabic Papyrus of the 8th Century », Journal of the American Oriental Society, 43, 1923, p. 247-248.

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INDEX Index des personnages

A Abān b. Ḫālid 351 Abān b. ʿUṯmān (gouverneur) 606 Abbā (Mār) (catholicos) 398, 439, 531 ʿAbbād b. Manṣūr al-Nāǧī (cadi) 308, 554, 598 ʿAbbād b. Muḥammad (gouverneur) 590 ʿAbbās al-ʿĀmirī 163 ʿAbd al-Aʿlā b. ʿAbd Allāh b. ʿĀmir b. Kurayz b. Rabīʿa b. Ḥabīb b. ʿAbd Šams al-Qurašī 296 ʿAbd al-Aʿlā b. Mushir al-Ġassānī (Abū Mushir) (cadi) 594 ʿAbd Allāh b. ʿAbbās (al-) 238, 273, 595 ʿAbd Allāh b. ʿAbd Allāh b. al-ʿAbbās b. Muḥammad (gouverneur) 613 ʿAbd Allāh b. ʿAbd ʿAzīz (al-) 329 ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Malik b. Marwān (gouverneur) 588 ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra al-Ḫawlānī (cadi) 588 ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. Maʿmar al- Anṣārī (Abū Ṭuwāla) (cadi) 606 ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. Qāsim (al-) al-Qurašī (cadi) 608 ʿAbd Allāh b. Abī ʿUṯmān (gouverneur) 598 ʿAbd Allāh b. Aḥmad b. Ḥanbal 352 ʿAbd Allāh b. ʿAlī (gouverneur) 593 ʿAbd Allāh b. ʿĀmir (gouverneur) 374, 591, 595 ʿAbd Allāh b. ʿĀmir b. Yazīd al-Yaḥsubī (cadi) 186, 591 ʿAbd Allāh b. Asʿad 92-93, 97 ʿAbd Allāh b. Faḍāla al-Layṯī (cadi) 595596

ʿAbd Allāh b. Ḥāriṯ (al-) b. Nawfal alHāšimī (cadi) 250, 605 ʿAbd Allāh b. Iyās b. Abī Maryam alḤanafī 207 ʿAbd Allāh b. Lahīʿa al-Ḥaḍramī (cadi) 204, 250, 253-254, 262, 295, 589 ʿAbd Allāh b. Mālik al-Ṭā’ī (cadi) 601 ʿAbd Allāh b. Masʿūd (cadi) 600 ʿAbd Allāh b. Muʿāḏ b. Muʿāḏ 377 ʿAbd Allāh b. Muḥammad al-Ḫalanǧī (cadi) 231 ʿAbd Allāh b. Muḥammad b. ʿImrān alTaymī (cadi) 609, 613 ʿAbd Allāh b. Muṭīʿ (gouverneur) 601 ʿAbd Allāh b. Nawf al-Taymī (cadi) 195, 603, 605 ʿAbd Allāh b. Qays b. Maḫrama alHāšimī (cadi) 606 ʿAbd Allāh b. Sawwār (cadi) 231-232, 234 ʿAbd Allāh b. Šubruma al-Ḍabbī (cadi) 164, 170, 197, 226, 245-247, 266, 269, 273, 281, 286, 295, 310-311, 327-328, 333, 337, 356-357, 555, 599, 603 ʿAbd Allāh b. Ṭāhir  (gouverneur) 590 ʿAbd Allāh b. Ṭayyib (al-) (Abū l-Faraǧ) 440, 478, 490, 498, 511-512, 518-521, 523, 527, 583 ʿAbd Allāh b. ʿUbayd Allāh b. Maʿmar (cadi) 596 ʿAbd Allāh b. ʿUtba b. Masʿūd al-Huḏaylī (cadi) 244, 246, 328, 333, 601 ʿAbd Allāh b. Wahb 262, 283, 295, 552 ʿAbd Allāh b. Yazīd al-Aslamī (cadi) 597 ʿAbd Allāh b. Yazīd al-Ḫaṭmī (gouverneur) 601

657

l’invention du cadi ʿAbd Allāh b. Yazīd b. Ḫuḏāmir (cadi) 589 ʿAbd Allāh b. Ziyād b. Samʿān (cadi) 608 ʿAbd Allāh b. Zubayr (al-) (calife) 14, 248, 263, 376, 547, 581, 612 ʿAbd al-ʿAzīz b. Marwān (gouverneur) 588 ʿAbd al-ʿAzīz b. Muṭṭalib (al-) alMaḫzūmī (cadi) 227, 293-294, 608609, 613 ʿAbd al-ʿAzīz b. ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (gouverneur) 607 ʿAbd al-Ǧabbār b. Saʿīd al-Musāḥiqī (cadi) 610 ʿAbd al-Ġanī 212 ʿAbd al-Ḥamīd b. ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd (gouverneur) 163, 246, 377, 602 ʿAbd al-Homar 96, 95 ʿAbd al-Malik b. Abī l-ʿAwwām 115 ʿAbd al-Malik b. Māǧišūn (al-) 315 ʿAbd al-Malik b. Marwān (calife) 13, 50, 71, 78, 241, 251-252, 270, 298, 356, 361, 376, 482, 581, 591 ʿAbd al-Malik b. Muḥammad al-Ḥazmī (cadi) 210-211, 254, 589 ʿAbd al-Malik b. Rifāʿa (gouverneur) 588 ʿAbd al-Malik b. Yazīd 96-104, 106-107, 109, 113, 589 ʿAbd al-Malik b. Yaʿlā al-Layṯī (cadi) 239, 291, 597 ʿAbd al-Malik b. ʿUmayr al-Laḫmī (cadi) 168, 602 ʿAbd al-Muṭṭalib 450 ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh al-ʿUmarī (cadi) 24, 210-211, 314, 608 ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-ʿAzīz al-ʿUmarī (cadi) 210, 590, 610 ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. ʿĪsā (ʿUbayd b. bint Abī Laylā) (cadi) 604 ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. ʿUmar b. Ḥafṣ al-ʿUmarī (cadi) 609 ʿAbd al-Raḥmān b. Abī Laylā al-Anṣārī (cadi) 602 ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf 189

ʿAbd al-Raḥmān b. Ḍaḥḥāk (al-) b. Qays al-Fihrī (gouverneur) 606 ʿAbd al-Raḥmān b. Ḫālid b. Ṯābit (cadi) 588 ʿAbd al-Raḥmān b. Ḫašḫāš (al-) al-ʿUḏrī (cadi) 592 ʿAbd al-Raḥmān b. Ḥuǧayra al-Ḫawlānī (cadi) 115, 168, 210, 253, 588 ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad b. ʿUṯmān al-Maḫzūmī (cadi) 309, 598, 609 ʿAbd al-Raḥmān b. Muʿāwiya b. Ḥudayǧ (cadi) 554, 588 ʿAbd al-Raḥmān b. Qays 182 ʿAbd al-Raḥmān b. Qays al-ʿAqīlī (cadi) 592 ʿAbd al-Raḥmān b. Sālim al-Ǧayšānī (cadi) 589 ʿAbd al-Raḥmān b. Uḏayna (cadi) 239240, 243, 270, 596-597 ʿAbd al-Raḥmān b. Yazīd al-Hamdānī (cadi) 594 ʿAbd al-Raḥmān b. Yazīd al-Ḥuddānī (cadi) 595 ʿAbd al-Raḥmān b. Yazīd b. Ḥāriṯa alAnṣārī (cadi) 606 ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd b. alḪaṭṭāb 350, 374 ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd b. Muḥammad b. Ḥanẓala al-Maḫzūmī (cadi) 613 ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī 170, 172, 248, 251, 257-258, 263, 276, 278, 289-290, 319, 326, 334, 349, 356, 361, 363, 372, 564 ʿAbd al-Ṣamad al-Sarrāǧ 127 ʿAbd al-Ṣamad b. ʿAlī (gouverneur) 609 ʿAbd al-Wāḥid b. ʿAbd Allāh al-Naḏrī (gouverneur) 606 ʿAbd al-Wāḥid b. ʿAbd al-Raḥmān b. Muʿāwiya b. Ḥudayǧ (cadi) 588 ʿAbd al-Wāḥid b. Qays 101-103 ʿAbdawayh b. Ǧabala (gouverneur) 590 ʿAbdīšoʿ 478, 532, 557 ʿĀbis b. Saʿīd (cadi) 588 Abraham (lashane) 95

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index des personnages Abrāhām b. Awdmihr 439 Abrāhām d-Bēt Rabban (directeur de l’école de Nisibe) 441 Abū l-Aswad al-Du’alī (cadi) 595 Abū ʿAwāna 184 Abū Bakr b. ʿAbd Allāh b. Abī Sabra (cadi) 612 Abū Bakr b. ʿAbd al-Raḥmān b. Abī Sufyān al-Qurašī (cadi) 607 Abū Bakr b. Abī Mūsā al-Ašʿarī (cadi) 602 Abū Bakr b. Abī Sabra al-ʿĀmirī (cadi) 607-608 Abū Bakr b. Abī Saʿd al-Sahmī (cadi) 612 Abū Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm al-Anṣārī (cadi) 183, 200, 209, 250, 265, 282, 289, 304, 368, 606 Abū Bakr b. ʿUmar b. Ḥafṣ al-ʿUmarī (cadi) 608 Abū Burda b. Abī Mūsā al-Ašʿarī 162, 183, 205, 364, 602 Abū Dardā’ (al-) ʿUwaymir b. Qays alAnṣārī (cadi) 167, 249, 251, 591 Abū Furāt (wakīl) 104-105 Abū Ġānim al-Ḫurāsānī 236, 240, 329, 332, 577 Abū Ḥanīfa 162, 175, 191, 213, 238, 271, 284-285, 287, 299, 301, 307, 316, 328330, 333, 339, 347, 355, 501, 575-577 Abū Hāšim b. Aḫī b. Abī Masarra alMakkī (cadi) 611, 614 Abū Ḫāzim (cadi) 367 Abū Hilāl al-ʿAskarī 159 Abū Hurayra (cadi) 290, 605 Abū Hurayra (marchand) 110, 139 Abū Kafūr (al-) (Père l’infidèle) 293 Abū Karib (ǧafnide/ġassānide) 391, 451 Abū Mu’arriǧ (al-) 240 Abū Mūsā al-Ašʿarī 174, 207, 219, 237, 240, 248, 283, 305, 307, 324, 357, 364365, 546, 575, 595 Abū Muslim al-Naṭʿī 594 Abū Rāzī 137

Abū Rāziqī (al-) (Père le Chardonnay) 293 Abū Salama al-Maḫzūmī (cadi) 612 Abū Salama b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf al-Zuhrī (cadi) 249, 605 Abū Samra 138 Abū Sarāyā (al-) 604, 610 Abū ʿUbayda al-Tamīmī 240 Abū ʿUmayṭir (al-) al-Sufyānī 594 Abū Walīd (al-) 138 Abū Yazīd (scribe) 131 Abū Yūsuf 191, 221, 225, 284-285, 289, 301, 307, 313, 329, 355, 503, 532, 577 Abū Zurʿa al-Dimašqī 152 Adam 359 Addai 427, 479 ʿAdī b. ʿAdī (gouverneur) 191 ʿAdī b. Arṭāt (gouverneur) 374-375, 597 ʿAdī b. Watād (gouverneur) 375 Afʿā (al-) b. Ḥuṣayn (al-) (arbitre) 448, 537 ʿAffān b. Muslim 310 Agapius 248 Aḥā (Mār) (métropolite) 515-516 Aḥmad b. ʿAbd Allāh 111 Aḥmad b. Abī Bakr b. al-Ḥāriṯ b. Zurāra b. Muṣʿab b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf al-Zuhrī (Abū Muṣʿab) (cadi) 611 Aḥmad b. Abī Du’ād (cadi) 158, 222, 594, 599 Aḥmad b. Bašīr b. ʿAbd al-Wahhāb (Abū Ṭāhir) 298 Aḥmad b. Ḥanbal 183, 193, 196, 272, 278, 330 Aḥmad b. Manṣūr al-Ramādī 184, 351 Aḥmad b. Muslim 99 Aḥmad b. Riyāḥ (cadi) 230, 239, 599 Aḥmad b. Yaʿqūb al-Ṭafarī (cadi) 611 Aḥmad b. Yaʿqūb b. Abī l-Rabīʿ (cadi) 614 Aḫṭal (al-) 181 Aḥwaṣ (al-) b. Muḥammad al-Anṣārī (poète) 368 ʿĀ’iḏ Allāh b. ʿAbd Allāh al-Ḫawlānī (cadi) 591

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l’invention du cadi ʿĀ’iša bint Saʿd b. Abī Waqqās 226 ʿAlī b. Abī Ṭālib (calife) 174, 189, 237, 244-245, 248, 265, 271, 294, 318, 328, 330, 359-360, 375, 461, 576, 600-601 ʿAlī b. ʿĀṣim 310 ʿAlī b. Mushir 217 ʿAlī b. Nizār b. Ḥayyān al-Asadī 311 ʿAlī b. Sulaymān al-Hāšimī alʿAbbāsī 107-108 ʿAlī b. Ẓabyān (cadi) 196, 202, 227, 231 ʿAlqama b. ʿUlāṯa 544 Aʿmaš (al-) 337, 341, 343-344 Ambroise (saint) 490 Amīn (al-) (calife) 502, 590, 604, 610 ʿĀmir b. ʿUbayda al-Bāhilī (cadi) 285, 597 ʿĀmir b. Yazīd b. Maǧd Allāh 136 ʿAmīra b. Yaṯribī al-Ḍabbī (cadi) 264, 595 ʿAmmār b. Abī Mālik al-Ḫušanī (cadi) 613 ʿAmr b. ʿAbd al-Raḥmān b. Sahl alʿĀmirī (cadi) 609 ʿAmr b. ʿAbd b. Zamʿa b. al-Aswad alʿĀmirī (cadi) 605 ʿAmr b. Abī Bakr 131 ʿAmr b. ʿĀṣ (al-) (gouverneur) 588 ʿAmr b. ʿAttās 106 ʿAmr b. Dīnār 356 ʿAmr b. Ḥasan b. Wahb al-Ǧumaḥī (cadi) 613 ʿAmr b. Mattā 437, 482-484, 503, 505 ʿAmr b. Ṣayfī al-Awsī 544 ʿAmr b. Saʿd (émir) 489, 531 ʿAmr b. ʿUbayd (cadi) 605 ʿAmr b. ʿUmar b. Ṣafwān b. Saʿd alSahmī (cadi) 613 ʿAmr b. ʿUṯmān al-Anṣārī (cadi) 611 Ananias 47 Anas b. Mālik 272-273 Anas b. Sīrīn 163 Anbā Ṣalm 59, 64 Antonin de Béroia 421 Arcadius (empereur romain) 401, 415 Arethas (al-Ḥāriṯ b. Ǧabala) 418

Argama ibn Ered 92 Aristote 511 ʿĀṣ (al-) b. Wā’il al-Sahmī 322 ʿĀṣim b. ʿĀmir (cadi) 604 ʿĀṣim b. Faḍāla al-Layṯī (cadi) 596 ʿĀṣim b. Sulaymān al-Aḥwal 190 Aṣmaʿī (al-) 200, 347 ʿAṭā’ b. Abī Rabāḥ 191, 252, 266, 269, 273, 285, 289 Athanase de Nisibe 468 Atias 53 ʿAṭṭāf b. Ġazwān 590 Augustin (saint) 490 ʿAwn b. ʿAbd Allāh (cadi) 329 Aws b. ʿAbd Allāh b. ʿAṭiyya (cadi) 588 Awzāʿī (ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAmr al-) 172, 251, 276, 280, 325, 329, 357, 592 Ayman (frère d’Umm Ǧaʿfar) 368 Ayyūb al-Saḫtiyānī 328 B Bakkār b. Qutayba (cadi) 590 Bakr b. ʿAbd al-Raḥmān (cadi) 604 Balāḏurī (al-) 32, 54, 260, 270, 331, 350, 357, 374, 377, 448, 544-545 Balbeh 132 Bar Hebraeus 469, 482-483, 532, 557 Barsāhdē (évêque) 506 Bar Ṣawmā (évêque) 441 Basile (pagarque) 33, 52, 72, 74, 87-89, 91 al-Battī. Voir ʿUṯmān al-Battī Bilāl b. Abī Burda al-Ašʿarī  (cadi et gouverneur) 207, 220, 239, 241, 306, 343, 354, 364-365, 597 Bilāl b. Abī l-Dardā’ al-Anṣārī (cadi) 591 Biqtur b. Ǧamūl 59 Biqtur (meunier) 87 Bišr b. Marwān (gouverneur) 374, 482, 596, 602 Bišr b. Walīd (al-) al-Kindī (cadi) 256 Budayl b. Abī Māriya 322 Buḫārī (al-) 158, 182, 363 Bušayr b. Naḍr (al-) (cadi) 588 660

index des personnages C Caracalla (empereur romain) 401 Christophoros 47 Constantin (empereur romain) 388, 414415, 420, 430, 452, 546

Fatḥ (al-) b. Sulaymān 104-105 Faṭrīq 80 Fenūfe b. Abrāse 131 Find (Abū Zayd ʿAbd al-Muǧīb) 226 Flavius Saul 92 Furāt b. Abī Baḥr 217

D Dādā 490 Dādišoʿ (catholicos) 437 Ḍaḥḥāk (al-) b. ʿAbd Allāh al-Hilālī (cadi) 595 Daḥmān (poète) 294 Ḏakar b. Yaḥyā 111 Dāmaġānī (al-) (cadi) 233-234 Ḍamḍam b. Zurʿa 592 Daniel (prêtre et juge) 496 Dāniyāl 132 Dā’ūd b. ʿAbd Allāh al-Ḥaḍramī (cadi) 612 Dā’ūd b. Yazīd b. Ḥātim al-Muhallabī (gouverneur) 589 David (prophète) 236, 342-343, 347, 362-364, 403, 537, 560, 575 • jugement de — 341, 345, 365-366 David b. Judah (exilarque) 459 Dāwūd b. Baddās 59, 62-63 Dāwūd b. Rušayd al-Ḫuwārazmī 188 Dimna 365, 582 Dioclétien (empereur romain) 386 Dionysios (patriarche) 470 Dirʿ b. ʿAbd Allāh 81-83 E Ève 359 Ézéchiel (catholicos) 438, 440, 442-443 F Faḍāla b. ʿUbayd al-Anṣārī (cadi) 186, 361, 591 Faḍl (al-) b. Ġānim al-Ḫuzāʿī (cadi) 590 Faḍl (al-) b. Ṣāliḥ (gouverneur) 593 Farazdaq (al-) (poète) 292 Farrokhmard ī Wahrāmān 395

G Ǧābir b. Ašʿaṯ (al-) (gouverneur) 590 Ǧabr b. Qašʿam (al-) al-Kindī (cadi) 600 Gabriel (Mār) 492 Ǧaʿfar al-Ṣādiq 259 Ǧaʿfar b. Ḥasan (al-) (gouverneur) 610 Ǧaʿfar b. Sulaymān (gouverneur) 189190, 609 Ǧāḥiẓ (al-) 151, 231-232, 234, 460 Ǧahšiyārī (al-) 160 Ǧalūdī (al-) 610 Ġassān b. Muḥammad al-Marwazī (cadi) 294, 604 Ǧaṣṣāṣ (al-) 174, 182, 201, 218, 224, 243, 249, 316, 511, 577 Ġawṯ b. Sulaymān al-Ḥaḍramī (cadi) 106, 118-119, 228, 312, 589 Ġazālī (al-) 557 Georges Ier (Gīwargī, patriarche) 440, 468 Georges Ier (Gīwargīs, catholicos) 477478, 480 Georges l’évêque des Arabes 469 Gratien (empereur romain) 416 Ǧundab 450 H Ḥabīb b. Sinān 341 Hādī (al-) (calife) 329, 502, 589, 604, 609, 613 Ḥafṣ b. Ġiyāṯ (cadi) 206, 328, 604 Ḥaǧǧāǧ (al-) b. Arṭāt 307, 598 Ḥaǧǧāǧ (al-) b. ʿĀṣim al-Muḥāribī (cadi) 603 Ḥaǧǧāǧ (al-) b. Yūsuf (gouverneur) 5152, 163, 205, 241, 375, 482, 597, 602, 606 Hai Gaon 462, 464-465, 561

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l’invention du cadi Ḥakam (al-) b. Ayyūb (gouverneur) 596597 Ḥakam (al-) b. ʿUtayba al-ʿIǧlī (cadi) 163-164, 244, 246, 333, 603 Ḫalās b. ʿAmr al-Haǧarī 163 Ḫālid b. ʿAbd Allāh al-Qaṣrī (gouverneur) 299, 343, 551, 596-597, 603 Ḫālid b. ʿAbd al-Malik b. al-Ḥāriṯ (gouverneur) 607 Ḫālid b. Ṭalīq (cadi) 203, 231, 598 Ḫālid b. Yazīd 186 Ḫalīfa b. Ḫayyāṭ 152, 158 Hamer 96 Ḥamīd b. Abī Ġaniyya 182 Ḥammād b. Abī Ḥanīfa 299 Ḥammād b. Abī Sulaymān 238, 329, 377 Ḥamza b. ʿAbd Allāh b. al-Zubayr (gouverneur) 596 Ḥanash b. Muʿtamir (al-) 245 Ḥaninai (gaon) 465 Ḥanẓala b. Ṣafwān al-Kalbī (gouverneur) 589 Ḥāriṯ (al-) b. ʿAbd Allāh (gouverneur) 596 Ḥāriṯ (al-) b. ʿAbd ʿAwf (cadi) 595 Ḥāriṯ (al-) b. Ǧabala. Voir Arethas Ḥāriṯ (al-) b. Kāmil 101 Ḥāriṯ (al-) b. Miskīn (cadi) 255, 302, 359, 590 Ḥāriṯ (al-) b. ʿUmar al-Azdī (gouverneur) 595 Ḥāriṯ (al-) b. Yumǧid al-Ašʿarī (cadi) 592 Hārūn al-Rašīd (calife) 24, 196-197, 220-221, 227, 257, 300, 502, 589-590, 598-599, 604, 609-610, 613 Hārūn b. ʿAbd Allāh al-Zuhrī (cadi) 201, 302, 590 Ḥasan (al-) al-Baṣrī (cadi) 182, 185, 192, 200, 207, 230, 240, 242, 265, 268, 270, 281-282, 285, 289, 305, 337, 354, 597 Ḥasan (al-) b. ʿAlī b. Abī Ṭālib (calife) 477 Ḥasan (al-) b. Ḥayy 271, 357 Ḥasan (al-) b. Sahl 599

Ḥasan (al-) b. Turabī al-Bustabānī 110 Ḥasan (al-) b. ʿUbayd Allāh b. al-Ḥasan (cadi) 599 Ḥasan (al-) b. ʿUmāra 220, 244 Ḥasan (al-) b. Zayd (gouverneur) 608-609 Ḥasan (al-) b. Ziyād al-Lu’lu’ī (cadi) 604 Hāšim b. ʿAbd al-Manāf 448 Hāšim b. Abī Bakr al-Bakrī (cadi) 203, 210, 590 Ḫaṣṣāf (al-) 143, 174, 198, 215, 217-219, 222, 224-225, 229, 244, 316, 541, 577 Ḥassān b. Abī l-Ašras 337 Ḥawṯara b. Suhayl (gouverneur) 589 Ḫayr b. Nuʿaym al-Ḥaḍramī (cadi) 118, 183, 188, 193, 221, 254, 265, 279, 281, 310, 554, 589 Hayṯam (al-) b. ʿAdī 150 Hayṯam (al-) b. Muʿāwiya al-ʿAtīkī (gouverneur) 227 Ḫayyār (al-) b. Ḫālid al-Mudliǧī (cadi) 589 Helladios 44, 46 Héraclius (empereur) 545 Hišām b. ʿAbd Allāh b. ʿIkrima alMaḫzūmī (cadi) 610 Hišām b. ʿAbd al-Malik (calife) 252, 298, 375, 589, 592 Hišām b. Ḥabīb al-Maḫzūmī (cadi) 612 Hišām b. Ḥassān 333 Hišām b. Hubayra b. Faḍāla al-Layṯī (cadi) 239, 596 Hišām b. Ismāʿīl al-Maḫzūmī (gouverneur) 606 Ḥnānīšoʿ Ier (catholicos) 476, 482-485, 488-500, 507-508, 510, 525, 531, 551, 563, 568 Ḥnānīšoʿ II (catholicos) 434, 504, 510 Honorius (empereur romain) 415 Hōšeʿ (évêque) 441 Hubal (dieu) 249 Ḥumayd al-Ṭūsī 604 Ḫušanī (Muḥammad b. al-Ḥāriṯ al-) 350 Ḥuṣayn b. ʿAbd al-Raḥmān 246 Ḥusayn b. Ḥasan (al-) al-Kindī (cadi) 333, 602

662

index des personnages Ḫuzayma b. Māhān 97, 101-102, 104 Ḫuzayma b. Ṯābit 257 I Ibn ʿAbd al-Ḥakam (ʿAbd Allāh) 90, 254- 255, 260, 271, 303, 307, 327, 329, 337, 341, 353 Ibn ʿAbd al-Ḥakam (ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh) 151, 153-154, 157 Ibn ʿAbd Rabbih 155, 332 Ibn ʿAbd al-Rafīʿ 325 Ibn Abī Ḏi’b (al-) 249 Ibn Abī Laylā (Muḥammad b. ʿAbd alRaḥmān al-Anṣārī) (cadi) 195-196, 206, 213, 235, 245, 264, 266, 271, 276, 281, 285-286, 289, 292-293, 297, 299300, 311, 328-329, 333, 340, 354, 357, 541, 555, 603-604 Ibn Abī Mulayka (cadi) 238, 248, 263, 334, 612 Ibn Abī Šayba 170, 172, 175, 181-182, 185, 200, 217, 242, 246, 248, 262-263, 266, 272-273, 276, 278, 285, 289, 319, 328, 334, 336, 371-372 Ibn ʿAsākir 167, 172, 184, 186, 188, 207, 231, 251, 552, 591, 594 Ibn ʿAssāl (al-) 557 Ibn Ḍamīra 271 Ibn Farḥūn 190, 325, 557 Ibn Farrā’ (al-) 19 Ibn Ǧurayǧ 175, 291, 349 Ibn Ḥabīb 67, 152, 189, 448-449 Ibn Ḥaǧar al-ʿAsqalānī 106, 115, 118, 151, 159, 166, 210, 216, 221, 329, 337 Ibn Ḥazm 262-266, 271-273, 275, 281, 284, 289, 297, 303, 330, 344, 355 Ibn Muʿāḏ al-Sunnī (cadi) 612 Ibn Mulaqqin (al-) 156 Ibn Muqaffaʿ (al-) 365, 376, 501, 542543, 576, 582 Ibn Musayyab (al-). Voir Saʿīd b. alMusayyab Ibn Nadīm (al-) 150, 156

Ibn Naḥḥās (al-) (Abū Muḥammad ʿAbd al-Raḥmān b. ʿUmar b. Muḥammad b. Saʿīd al-Tuǧībī al-Bazzār) 157 Ibn Qāṣṣ (al-) 276, 282 Ibn Qayyim al-Ǧawziyya 273-274, 278, 325, 329, 350, 358, 362, 367 Ibn Qutayba 155 Ibn Saʿd 170, 196, 295, 553, 605 Ibn Sīrīn. Voir Muḥammad b. Sīrīn Ibn Šubruma. Voir ʿAbd Allāh b. Šubruma Ibn Ṭayfūr 313 Ibn Ṭūlūn 251, 591 Ibn Uḏayna. Voir ʿAbd al-Raḥmān b. Uḏayna Ibn Waḍḍāḥ 325 Ibn Wahb. Voir ʿAbd Allāh b. Wahb Ibn Zubayr (al-). Voir ʿAbd Allāh b. alZubayr Ibrāhīm al-Naḫaʿī 163-164, 175, 191, 205, 238, 244, 264, 268, 272, 276, 281282, 287, 289, 377 Ibrāhīm b. ʿAbd Allāh (Ḥasanide) 294, 598 Ibrāhīm b. Abī ʿUṯmān 226 Ibrāhīm b. Bakkā’ (al-) al-Baǧalī (cadi) 590 Ibrāhīm b. Ǧarrāḥ (al-) (cadi) 210, 590 Ibrāhīm b. Hišām b. Ismāʿīl al-Maḫzūmī (gouverneur) 607 Ibrāhīm b. Isḥāq al-Qārī (cadi) 590 Ibrāhīm b. Muḥammad (cadi) 599 Ibrāhīm b. Muḥammad b. Abī Yaḥyā 270 Ibrāhīm b. Ṣāliḥ (gouverneur) 589 Ibrāhīm b. Yazīd al-Ruʿaynī (cadi) 589 Ibšādah b. Abnīla 59-60, 89 Ignaṭios (patriarche) 470 Ilyās 108 ʿImrān b. ʿAbd al-Raḥmān al-Ḥasanī (cadi) 588 ʿImrān b. Ḥuṣayn (cadi) 185, 595 Ioannes 43 Irāk b. Mālik al-Ġifārī (cadi) 606 ʿĪsā b. Abān (cadi) 193, 200, 203, 217, 337, 599

663

l’invention du cadi ʿĪsā b. Ǧaʿfar b. al-Manṣūr al-ʿAbbāsī 227 ʿĪsā b. Lahīʿa b. ʿĪsā al-Ḥaḍramī (cadi) 590 ʿĪsā b. Munkadir (al-) (cadi) 118, 212, 310, 329, 590 ʿĪsā b. Musayyab (al-) al-Baǧalī (cadi) 343, 603 Isaac (évêque) 435 Isḥāq bar Qašīš 487 Isḥāq b. Furāt (al-) (cadi) 590 Isḥāq b. Ibrāhīm (gouverneur) 302 Isḥāq b. Ismāʿīl b. Ḥamdān b. Zayd 590 Isḥāq b. Muʿāḏ 218 Isḥāq b. Suwayd 339 Isḥāq b. Ṭalḥa b. Ibrāhīm b. ʿUmar b. ʿUbayd Allāh b. Maʿmar (cadi) 609 Isḥāq b. Yaḥyā b. Muʿāḏ (gouverneur) 590 Ismāʿīl b. ʿAbbās (al-) b. Muḥammad 610 Ismāʿīl b. ʿAbd Allāh al-Sukkarī al-Qurašī (cadi) 594 Ismāʿīl b. Alīsaʿ al-Kindī (cadi) 589 Ismāʿīl b. Ǧaʿfar (gouverneur) 599 Ismāʿīl b. Ḥammād b. Abī Ḥanīfa (cadi) 301, 599, 604 Ismāʿīl b. Isḥāq (cadi) 316 Išoʿ bar Nūn (catholicos) 502, 504-511, 516, 522, 525, 532, 563-564, 567 Išoʿbokht 9, 229, 453, 489, 494, 501-502, 509-525, 528-530, 532-533, 563-564, 567-569, 583 Išoʿyahb (catholicos) 399, 438, 440, 443, 495, 531 Iṣṭaḫrī (al-) 551 ʿIyāḍ b. ʿUbayd Allāh al-Azdī (cadi) 588589 Iyās b. Muʿāwiya b. Qurra al-Muzanī (cadi) 165, 185-186, 197, 207-208, 215, 239, 241, 265, 270, 273, 282, 285, 293, 295, 306, 337-338, 351-352, 360366, 374-375, 536-537, 540, 542-543, 554, 575, 582, 597 Iyās b. Ṣubayḥ, Abū Maryam al-Ḥanafī (cadi) 595

J Jacques (évêque de Darai) 443 Jacques Baradée 418 Jacques d’Édesse 62, 426, 430, 469-471, 479, 499, 504, 531, 565 Jacques de Saroug (évêque) 433 Jean bar Penkāyē 13, 476 Jean Damascène 348-349, 413, 562, 570-571 Jean de Goulmarghé 468 Jean Sedra (patriarche) 489, 531 Jésus-Christ 436, 453, 529, 552 Jordanès 44 Justin (pagarque) 92 Justinien (empereur romain) 49, 76, 387388, 401, 416 K Kaʿb b. Ašraf (al-) 355 Kaʿb b. Sūr al-Azdī (cadi) 185, 337, 359, 363-364, 595 Kaṯīr 40 Kaṯīr b. Ḥusayn (gouverneur) 608 Kaydar (gouverneur) 590 Key Kāwus 542 Khosrō Ier (roi sassanide) 394 Kināna b. ʿAbd Yālīl al-Ṯaqafī 544 Kindī (al-) 35, 106, 110, 112, 115-116, 118, 132, 151-152, 155-158, 160-161, 167-169, 172, 181, 188, 194-195, 201, 203-204, 210-212, 214, 216, 221, 228, 253-255, 279, 314-315, 319, 337, 545, 569 Kulaynī (al-) 267, 296, 328, 343 Kuṯayr b. ʿAbd Allāh al-Salamī (gouverneur) 597 Kyrikos (saint) 431 L Lahīʿa b. ʿĪsā al-Ḥaḍramī (cadi) 211, 300, 314, 590

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index des personnages Layṯ (al-) b. Saʿd 216, 250, 252-253, 255, 259-260, 271, 279, 306, 319, 344, 357, 372, 545, 552 Léon (empereur) 430 Libérios (père de Papas) 47 M Madā’inī (al-) 150, 153, 157 Mahdī (al-) (calife) 185, 196-197, 222, 356, 502-503, 571, 589, 594, 598, 609, 613 Maïmonide 408 Makḥūl 252, 265, 268, 273 Makīḫā (catholicos) 556 Makīs b. Ṣamūn 136 Mālik b. Anas 162, 182, 227, 250, 252, 255, 259-260, 263, 279, 282, 290, 330, 334, 336, 339, 577-578 Mālik b. Šarāḥīl (cadi) 588 Ma’mūn (al-) (calife) 256, 302, 313, 459, 461, 502, 590, 594, 599, 610-611, 613 Manṣūr (al-) (calife) 188, 196, 211, 219, 227, 320, 376, 576, 589, 593, 598, 604, 612 Mānūšihr (grand prêtre zoroastrien) 395 Mārī b. Sulaymān 483, 485, 505 Marqus b. Ǧurayǧ 59, 61-62 Martat/Marṯad b. Šarīk (gouverneur) 548 Mārūtā de Mayperqaṭ (évêque) 435, 438, 442 Marwān b. Abān b. ʿUṯmān b. ʿAffān 225 Marwān b. Ḥakam (al-) (calife) 248, 263, 374, 605 Marwān b. Muhallab (al-) (gouverneur) 597 Masīs fils de Qīr 40 Maslama b. Muḫallad (gouverneur) 588 Masrūq b. Aǧdaʿ (al-) al-Hamdānī (cadi) 264, 601 Masʿūd b. Mālik al-Asadī (Abū Razīn) 192 Maṭar 212 Māwardī (al-) 19, 221, 257, 304, 556 Menas 42, 127

Michel le Syrien 275, 548 Mīhran 486-487 Mīhr Narsē 486-487 Mīnā (pagarque) 52 Mīr b. Bēk 125, 128 Miswār b. Musāwir 222 Moïse (prophète) 362, 522 Muʿāḏ b. Muʿāḏ (cadi) 293-295, 300, 310, 598 Muʿāwiya b. ʿAbd al-Karīm al-Ḍall (cadi) 598 Muʿāwiya b. Abī Sufyān (calife) 13, 36, 43, 52, 90-91, 114, 186, 192, 237, 248, 251-252, 265, 283, 318, 331, 350, 361, 374, 450, 477, 479, 575-576, 588, 591, 605 Muʿāwiya b. ʿAmr (cadi) 239, 598 Mubaššir b. Warqā’ (cadi) 195 Mufaḍḍal (al-) b. Faḍāla (cadi) 109, 116, 118, 195, 211, 214, 218, 312, 314, 366, 589 Muḥammad (prophète) 14, 110, 158, 162, 167, 172-175, 198, 236, 238, 242, 244, 249, 257, 276, 290-291, 299, 301, 307, 323, 355, 450, 544, 562, 571 Muḥammad b. ʿAbbād b. Muknif 590 Muḥammad b. ʿAbd Allāh al-Anṣārī (cadi) 281, 295, 598-599 Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. al-Qāsim al-Bakrī (cadi) 610 Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. ʿAlī (cadi) 614 Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Kaṯīr b. alṢalt al-Kindī (cadi) 608-609 Muḥammad b. ʿAbd Allāh b. Labīd alAsadī (cadi) 188, 593 Muḥammad b. ʿAbd ʿAzīz (al-) al-Zuhrī (cadi) 368, 608 Muḥammad b. ʿAbd al-Raḥmān alQurašī 295 Muḥammad b. ʿAbd Raḥmān (al-) alAwqaṣ al-Maḫzūmī (cadi) 356, 613 Muḥammad b. ʿAbd Raḥmān (al-) b. Muḥammad b. Abī Salama (cadi) 613

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l’invention du cadi Muḥammad b. Abī Bakr b. Muḥammad b. ʿAmr b. Ḥazm al-Anṣārī (cadi) 607 Muḥammad b. Abī Bakr (gouverneur) 237 Muḥammad b. Abī l-Layṯ al-Ḫuwārazmī (cadi) 203, 212, 590 Muḥammad b. Aḥmad b. Muḥammad b. Abī Bakr al-Muqaddamī (cadi) 611, 614 Muḥammad b. ʿAlī al-Naqqāš 151 Muḥammad b. Ašʿaṯ (al-) al-Ḫuzāʿī (gouverneur) 593 Muḥammad b. Bakkār al-ʿĀmilī (cadi) 594 Muḥammad b. Bašīr (cadi) 307, 325 Muḥammad b. Ḫālid b. ʿAbd Allāh alQaṣrī (gouverneur) 608 Muḥammad b. Ḥanafiyya (al-) 299 Muḥammad b. Ḥarb al-Ḫawlānī (cadi) 594 Muḥammad b. Hāšim b. Maysara (cadi) 594 Muḥammad b. Hišām b. Ismāʿīl alMaḫzūmī (gouverneur) 607 Muḥammad b. ʿImrān al-Ṭalḥī (cadi) 193, 200, 227, 293, 308, 339, 607-608 Muḥammad b. Marwān (gouverneur) 479 Muḥammad b. Masrūq al-Kindī (cadi) 193, 201, 293, 314, 589-590 Muḥammad b. Mūsā al-Rāzī (cadi) 614 Muḥammad b. Mūsā b. Miskīn al-Anṣārī (Abū Ġaziyya) (cadi) 611 Muḥammad b. Rabīʿ (al-) al-Ǧīzī (Abū ʿUbayd Allāh) 151 Muḥammad b. Ṣafwān al-Ǧumaḥī (cadi) 209, 280, 607 Muḥammad b. Sahl b. ʿAbd Allāh b. ʿAmr 40 Muḥammad b. Sarī (al-) b. al-Ḥakam (Abū Naṣr) 40, 111 Muḥammad b. Sīrīn 163-164, 217, 238, 245, 259, 264, 269, 273, 276, 313, 325326, 328, 333, 357, 364

Muḥammad b. Sulaymān (gouverneur) 598 Muḥammad b. Sulaymān b. Dā’ūd b. alḤasan (rebelle) 610 Muḥammad b. ʿUqba 86 Muḥammad b. Yaḥyā al-Kinānī (cadi) 608 Muḥammad b. Yaḥyā b. Ḥamza al-Sulamī (cadi) 594 Muḥammad b. Yazīd b. Ḫulayda alŠaybānī (cadi) 600 Muḥammad b. Zayd 119 Muḥammad b. Zayd b. Isḥāq b. ʿAbd al-Raḥmān b. Zayd b. Ḥāriṯa al-Anṣārī (cadi) 610-611 Muḥārib b. Diṯār al-Sadūsī (cadi) 184, 196-197, 264, 290, 298-299, 306, 560, 603 Muḫtār (al-) (rebelle) 299, 482, 601 Munḏir al-Ṯawrī (témoin) 308 Munīra 228 Muntaṣir (al-) (calife) 599 Muqātil b. Sulaymān 276, 322-323 Muqtadī (al-) (calife) 556 Mūsā b. Anas b. Mālik (cadi) 241, 337, 597 Mūsā b. ʿĪsā (gouverneur) 604 Mūsā b. Kaʿb 118 Mūsā b. Muḥammad al-Taymī (cadi) 610 Mūsā b. Muṣʿab (gouverneur) 589 Mūsā b. Yaḥyā b. Ḫālid b. Barmak (gouverneur) 610 Muṣʿab b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf alZuhrī (cadi) 605 Muṣʿab b. Muḥammad b. Šuraḥbīl alʿAbdarī (cadi) 607 Muṣʿab b. Zubayr (al-) (gouverneur) 596, 602 Musāfir/Musāwir al-Ḫurāsānī (cadi) 593 Muslim b. Ḥaǧǧāǧ (al-) 158 Muslim b. Labnan 55-56 Muslim b. Ṣubayḥ (Abū l-Duḥā) 163 Muʿtamid (al-) (calife) 611, 614 Muṯannā (al-) b. Saʿīd 182 Muṭarrif (al-) 315

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index des personnages Muṭarrif b. Māzin (cadi) 257 Muṭarrif (al-) b. Ṭarīf 340 Muʿtaṣim (al-) (calife) 590, 599, 604 Mutawakkil (al-) (calife) 302, 456, 590, 611 Muṭṭalib (al-) b. ʿAbd Allāh al-Ḫuzāʿī (gouverneur) 590 Muṭṭalib (al-) b. Kaṯīr al-ʿAbsī (cadi) 609 Muzanī (al-) 303, 597 N Naḍr (al-) b. Anas b. Mālik (cadi) 200, 597 Nāǧid b. Muslim 53, 57, 92-93, 98, 112 Namā al-Ḫayyāṭ (témoin) 308 Narsay (directeur de l’école de Nisibe) 441-442 Natronai Ier b. Nehemyah (gaon) 465-467 Nawfal b. Musāḥiq al-ʿĀmirī (cadi) 225, 606 Nizār 448 Nūḥ b. Darrāǧ (cadi) 554, 604 Nuʿmān (al-Qāḍī al-) 258, 303, 308, 330 Nuʿmān (al-) b. Bašīr al-Anṣārī (cadi) 591 Numayr b. Aws al-Ašʿarī (cadi) 252, 592 Nūr al-Dīn Zankī 180 P Palṭoi bar Abbaye (gaon) 465-466, 556 Papas (Flavius) 43-44, 46-50, 52, 69-70, 74, 76, 78-79, 84, 92 Paul (saint) 423, 429, 552 Pélage (moine) 422 Petre (Biṭreh) 119 Phêü (batelier) 47, 50, 69 Pisentius (évêque) 424, 524 Posānoš 487 Ptolémée 77

Qāsim (al-) b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. Masʿūd (cadi) 163-164, 308, 339-340, 343, 602 Qāsim (al-) b. Maʿn (cadi) 184, 206, 221, 604 Qāsim (al-) b. Muḥammad 285, 291, 304, 306, 338 Qāsim (al-) b. Muḥammad al-Ṯaqafī (gouverneur) 597 Qatāda b. Diʿāma 240, 265, 268, 270, 285, 289, 364 Qays b. Abī l-ʿĀṣ (cadi) 588 Qays b. Ǧarm 79-80 Qoryaqos de Nisibe 481 Qurra b. Šarīk (gouverneur) 20, 33-34, 36, 38, 41, 50-53, 55-61, 63, 65, 67-71, 73-74, 76-80, 83-89, 91, 93, 97, 99100, 104-105, 108, 111-112, 114-115, 260, 545, 548, 572, 574, 580, 588 Quṣayy 445 Quss b. Sāʿida al-Iyādī (arbitre) 447 Qūsta (receveur des impôts) 85 Quṯam b. Ǧaʿfar b. Sulaymān (gouverneur) 611 Qutayba b. Muslim (gouverneur) 182 Qyriaqos (patriarche) 470 R Rabīʿ (al-) b. Ḥabīb 329, 344 Rabīʿa al-Ra’y (Abū ʿUṯmān Rabīʿa b. ʿAbd al-Raḥmān b. Farrūḫ al-Taymī al-Madanī) 242, 262, 278 Rabīʿa b. Muḫāšin al-Tamīmī (arbitre) 446 Raḍī (al-) (šarīf) 151 Rašīd b. Ḫālid 92 Rawḥ b. Walīd (al-) b. ʿAbd al-Malik 353 Riyāḥ b. ʿUṯmān b. Ḥayyān (gouverneur) 608 S

Q Qalqašandī (al-) 222, 497

Saadia Gaon 465 Šaʿbī (ʿĀmir b. Šarāḥīl al-) 163-165, 184, 191, 205, 217, 244, 246, 264, 266, 268,

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l’invention du cadi 273, 276-278, 281-282, 285, 289, 292, 306, 308, 328, 333-334, 337, 340, 352, 356, 374, 376, 541, 602 Sabīʿī (Abū Isḥāq al-) 163 Sabinos 46 Saʿd b. Ibrāhīm b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAwf al-Zuhrī (cadi) 209, 226, 293, 355, 606-607 Saʿd b. ʿUbāda 242 Saffāḥ (Abū l-ʿAbbās al-) (calife) 188, 197, 593, 598 Šāfiʿī (al-) 22, 162, 257-258, 268, 274, 279, 285-286, 294, 303, 315, 317-318, 328, 330, 559 Saḥnūn 283 Saʿīd (amīr d’Alexandrie) 96 Saʿīd (copiste) 56 Saʿīd b. Abī Burda 240, 364 Saʿīd b. ʿĀṣ (al-) (arbitre) 450 Saʿīd b. ʿĀṣ (al-) (gouverneur) 605 Saʿīd b. Ašwaʿ (al-) al-Hamdānī (cadi) 205, 226, 328, 353, 355, 603 Saʿīd b. Ǧubayr (cadi) 205, 602 Saʿīd b. Ḥamīd (poète) 221 Saʿīd b. Musayyab (al-) 249, 258, 265, 276, 289, 336 Saʿīd b. Nimrān al-Hamdānī al-Nāʿiṭī (cadi) 601 Saʿīd b. Sulaymān al-Musāḥiqī (cadi) 609 Saʿīd b. Sulaymān b. Zayd b. Ṯābit alAnṣārī (cadi) 606 Salama b. Abī Ḥayya (devin) 450 Salama b. ʿAmr al-ʿUqaylī (cadi) 593 Salama b. Muʿāwiya al-Kindī (cadi) 600 Ṣalībā b. Yūḥannā 483 Ṣāliḥ b. ʿAbd Allāh al-ʿAbbāsī 592 Sālim b. ʿAbd Allāh al-Muḥāribī (cadi) 188, 593 Ṣāliḥ b. ʿAlī al-ʿAbbāsī (gouverneur) 593 Sallām (préposé aux maẓālim) 222 Salm b. Sulaymān 119 Salmān b. Rabīʿa al-Bāhilī (cadi) 600 Salomon (prophète) 342, 362-364, 537 • jugement de – 360, 364-365, 537 Ṣalt (al-) b. Masʿūd 56

Ṣalt (al-) b. Zubayd b. al-Ṣalt al-Kindī (cadi) 607 Samuel (directeur de l’académie de Nehardea) 403 Samura b. Ǧundub (gouverneur) 596 Saraḫsī (al-) 284 Sarī (al-) b. al-Ḥakam (gouverneur) 590 Šarīk b. ʿAbd Allāh al-Naḫaʿī (cadi) 185, 206, 219, 221, 227, 299, 554, 604 Saṭīḥ (devin) 449 Sawwār b. ʿAbd Allāh (cadi) 168, 193, 202, 208, 214, 219, 227, 239, 242, 292, 299-300, 306, 309, 324-325, 337, 356, 598 Šaybānī (al-) 175, 213, 252, 281, 284, 307, 311, 355, 505, 532, 577, 600 Sayyid (al-) al-Ḥimyarī 299 Sefray bar Sūrīn bar Beronā 486 Senouthios anystes 43 Senouthios dioiketes 43 Sergius 496 Sévère d’Antioche (patriarche) 419, 421422, 425-426, 468, 500 Shapur Ier (roi sassanide) 403 Sherira Gaon 460, 561 Sherlock Holmes 361 Simāk b. Ḥarb 244-245 Siméon de Rēv-Ardašīr 362, 453, 477, 501, 531-532 Simnānī (al-) 202-203, 233-234 Šuʿba 209 Šuʿba b. Ḥaǧǧāǧ (al-) 246 Sufyān al-Ṯawrī 244, 266, 271, 274, 281282, 286, 289, 334, 344 Sufyān b. ʿUyayna 196 Sulaym b. ʿItr (cadi) 168, 253, 359, 588 Sulaymān al-Qolobbī 133 Sulaymān b. ʿAbd al-Malik (calife) 82, 589 Sulaymān b. Abī Šayḫ 226, 298 Sulaymān b. ʿAlī (Abū l-ʿAbbās) (gouverneur) 582, 598 Sulaymān b. Bilāl 246 Sulaymān b. Burd 212

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index des personnages Sulaymān b. Ḥabīb al-Muḥārabī (cadi) 252 Sulaymān b. Ḥarb al-Wāšiḥī (cadi) 251, 613 Šurayḥ b. Ḥāriṯ (al-) al-Kindī 117, 154, 161-166, 168, 170-171, 176, 181, 183-184, 199, 201, 204-205, 217-218, 221, 223, 238, 240, 243-245, 247-248, 259, 264-265, 268-269, 272-273, 276, 280-282, 285, 289-292, 302, 306, 310, 313, 324-326, 328, 331, 333-334, 337, 340-342, 344, 356-357, 359-361, 364, 374, 536-537, 553, 559, 596, 600-602 Sūrīn 487 Sūrīn (catholicos) 515 Suwayd b. ʿAbd al-ʿAzīz al-Sulamī (cadi) 194, 594 T Ṭabarī (al-) 158, 185, 189, 275-276, 288, 322-323, 596, 602, 605 Ṭaḥāwī (al-) 181, 242, 264, 278, 284, 319, 538 Ṭāhir b. al-Ḥusayn 610 Ṯaʿlab 447 Ṭalḥa b. ʿAbd Allāh b. ʿAwf al-Zuhrī (cadi) 291, 605 Ṭalḥa b. Iyās (cadi) 598 Ṭalḥa b. Muḥammad b. Ǧaʿfar 151 Ṭalq b. Ġānim 206 Tamīm b. Ṭarafa 244 Ṭāriq b. ʿAbd al-Raḥmān 184 Tawba b. Namir al-Ḥaḍramī (cadi) 115, 211, 254, 292, 296, 589 Ṭāwūs b. Kaysān 268, 289, 353 Théodore d’Arabie 418 Théodore de Mopsueste 437 Theodoros fils d’Alpheios (archidiacre) 431 Théodose (empereur) 430 Théodose (patriarche) 432 Theoduṭē (évêque) 479 Thomas de Margā 477-478, 485, 515

Timothée Ier (catholicos) 434, 473, 485, 502-510, 516, 522, 532, 550, 564, 571 Ṯiyudur b. Kayl 131 Ṯumāma b. ʿAbd Allāh al-Anṣārī (cadi) 337, 339, 354, 597-598 Ṯumāma b. Yazīd al-Azdī (cadi) 188-189, 593 Ṭūsī (al-) 257, 296, 300, 303, 307, 316, 328, 348 U ʿUbayd Allāh b. ʿAbd Allāh 130 ʿUbayd Allāh b. Abī Bakra (cadi) 596 ʿUbayd Allāh b. Abī Salama b. ʿUbayd Allāh al-Qurašī (cadi) 609 ʿUbayd Allāh b. Ḥasan (al-) al-ʿAlawī (gouverneur) 610-611 ʿUbayd Allāh b. Ḥasan (al-) al-ʿAnbarī (cadi) 208, 239, 309, 324, 337, 339, 347, 598 ʿUbayd Allāh b. Ziyād (gouverneur) 596 ʿUbayd b. Ḥunayn (cadi) 612 ʿUbayda al-Salamānī (cadi) 601 Ubayy b. Kaʿb 247, 336, 446 ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz (ʿUmar II, calife) 90, 112, 165, 168, 182, 191-192, 246, 250, 252, 260, 265, 270-271, 275, 282, 353, 365, 373, 376-377, 589, 592, 606, 612 ʿUmar b. Abī Bakr al-ʿAdawī (cadi) 594 ʿUmar b. ʿĀmir (cadi) 208, 359, 598 ʿUmar b. Ḥabīb (cadi) 356, 598 ʿUmar b. Ḫalda al-Zuraqī al-Anṣārī (cadi) 606 ʿUmar b. Ḫaṭṭāb (al-) (calife) 52, 162, 174, 185, 189, 219, 237, 243, 247, 283, 290, 305, 307, 331, 336-337, 357, 359, 364-365, 375, 447, 546, 575, 588, 595, 600, 605 ʿUmar b. Hubayra (gouverneur) 597, 602 ʿUmar b. Šabba 357 ʿUmar b. Ṭalḥa al-Layṯī (cadi) 608 ʿUmar b. ʿUbayd Allāh 81, 83-85, 92, 114, 609

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l’invention du cadi ʿUmar b. ʿUṯmān al-Taymī (cadi) 294, 598 ʿUmāra b. Waṯīma al-Fārisī al-Fasawī 362 ʿUmayr b. Saʿd al-Anṣārī (gouverneur) 531 Umayya b. ʿAbd al-Šams 448 Umm Ǧaʿfar 368 Umm Iyās bt. Muʿārik 81, 83 Untel b. Muwaffaq (al-) 127 ʿUqba b. Ḫalīfa b. Muḥammad al-Fāḍilī (Abū l-Samḥ) 136 ʿUrwa b. Ǧaʿd (al-) al-Bāriqī (cadi) 600 ʿUrwa b. Muġīra (al-) b. Šuʿba (gouverneur) 375 ʿUtba b. Ġazwān (gouverneur) 595 ʿUṯmān al-Battī 271, 273, 282, 289, 313 ʿUṯmān b. ʿAffān (calife) 189, 251, 350, 595 ʿUṯmān b. ʿĀṣim (Abū Ḥaṣīn) 163 ʿUṯmān b. Ḥayyān al-Murrī (gouverneur) 606 ʿUṯmān b. Muḥammad (gouverneur) 605 ʿUṯmān b. Qays b. Abī l-ʿĀṣ (cadi) 588 ʿUṯmān b. Ṭalḥa b. ʿUmar b. ʿUbayd Allāh al-Taymī (cadi) 609 ʿUṯmān b. ʿUmar b. Mūsā al-Taymī (cadi) 183, 607 V Valentinien III (empereur romain) 416 W Wahb b. Munabbih 362, 537 Wahb b. Wahb al-Anṣārī (Abū l-Baḫtarī) (cadi) 610 Wakīʿ (Muḥammad b. Ḫalaf ) 117, 151, 154-157, 159-160, 162-164, 166-170, 172, 177, 183-185, 190, 194-195, 200201, 205-206, 208, 213-215, 218-219, 221, 226, 228, 231, 237, 245, 247, 265, 267, 290, 295, 306, 308-309, 319, 324, 326, 367-368, 371, 591-592, 600-602, 605-606, 611, 613 Wakīʿ b. Abī Sūd 296

Wakīʿ b. Ǧarrāḥ (al-) 217 Wakīʿ b. Salama b. Zuhr (arbitre) 447 Walīd (al-) b. ʿAbd al-Malik (al-Walīd Ier, calife) 50, 71, 82, 186, 353, 591-592 Walīd (al-) b. Rifāʿa (gouverneur) 589 Walīd (al-) b. ʿUtba b. Abī Sufyān 605 Walīd (al-) b. Yazīd (al-Walīd II, calife) 355, 592 Wāqidī (al-) 220, 350 Wāṯiq (al-) (calife) 222, 302 Y Yaḥyā al-Ṭā’ī 163 Yaḥyā b. Akṯam (cadi) 278, 594, 599 Yaḥyā b. Ǧaʿda 356 Yaḥyā b. Ǧazzār (al-) 244 Yaḥyā b. Ḥamza al-Ḥaḍramī (cadi) 188189, 194, 593-594 Yaḥyā b. Ḥasan (al-) al-Ṭabarānī 594 Yaḥyā b. Maʿīn 243 Yaḥyā b. Maymūn al-Ḥaḍramī (cadi) 115, 210, 253, 589 Yaḥyā b. Saʿīd al-Anṣārī (cadi) 183, 247, 250, 334, 607 Yaḥyā b. Saʿīd al-Qaṭṭān 246 Yaḥyā b. Yaʿmar 182 Yaʿqob (catholicos) 515 Yaʿqūb b. Ismāʿīl b. Ḥammād b. Zayd (cadi) 611 Yaʿqūbī (al-) 152 Yazd bar Šalīṭā 487 Yazdgird Ier (roi sassanide) 435 Yazdgird III (roi sassanide) 476 Yazīd b. ʿAbd Allāh b. ʿAbd al-Raḥmān b. Bilāl (cadi) 106-107, 112, 195, 589 Yazīd b. ʿAbd Allāh b. Ḫuḏāmir (cadi) 589 Yazīd b. ʿAbd al-Malik (Yazīd II, calife) 275 Yazīd b. Abī Ḥabīb 204 Yazīd b. Abī Mālik al-Hamdānī (cadi) 592 Yazīd b. Fā’id 38 Yazīd b. Hārūn 333

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index des personnages Yazīd b. Ḥātim (gouverneur) 589 Yazīd b. Muʿāwiya (Yazīd Ier, calife) 591 Yazīd b. Muhallab (al-) (gouverneur) 597 Yazīd b. Saʿīd b. Ṯumāma al-Ḥaḍramī (cadi) 605 Yazīd b. ʿUmar b. Hubayra (gouverneur) 603 Yehuda al-Barceloni 464 Yoḥanān bar Abgārē (Yūḥannā b. alAʿraǧ, catholicos) 475, 489 Yoḥanān de Dasen (Yuḥannā al-Abraṣ, métropolite) 482 Yuḥannā al-Abraṣ. Voir Yoḥanān de Dasen ; Voir Yoḥanān de Dasen Yūḥannā b. Māsawayh (médecin) 505 Yuḥannis b. Šanūda 59, 64 Yuḥannis fils de Qīr 40 Yuḥannis Kināna 137 Yūḥanōn Kyūnyō (métropolite) 469 Yūnus b. ʿAṭiyya (cadi) 588 Yūsuf b. Muḥammad b. Yūsuf al-Ṯaqafī (gouverneur) 607 Yūsuf b. Mūsā b. al-Qaṭṭān 310 Yūsuf b. ʿUmar al-Ṯaqafī (gouverneur) 206, 375 Yūsuf b. ʿUrwa (gouverneur) 607 Yūsuf b. Yaʿqūb al-Šāfiʿī (cadi) 613

Zuhrī (al-) (Muḥammad b. Muslim b. ʿUbayd Allāh b. ʿAbd Allāh b. Šihāb) 191, 249, 252, 262, 265, 268, 276, 278, 283, 285, 289-290, 336, 349352, 496, 575 Zurʿa b. Ayyūb al-Maʿrī 592 Zurʿa b. Ṯuwab al-Maqrā’ī (cadi) 592 Zurāra b. Awfā al-Ḥarašī (cadi) 182, 185, 241, 273, 596-597

Z Zadok Mar bar Ishi (gaon) 466-467 Zayd b. Ṯābit 247, 336, 605 Zénon (empereur romain) 441 Ziyād b. Abīhi (gouverneur) 239, 241, 369, 375, 479, 539, 595-596, 601 Ziyād b. Abī Laylā al-Ġassānī (cadi) 592 Ziyād b. Ismāʿīl (cadi) 612 Ziyād b. ʿUbayd Allāh al-Ḥāriṯī (gouverneur) 190, 607, 612 Zubayda (épouse de Hārūn al-Rašīd) 503 Zubayr (al-) b. Bakkār al-Qurašī (cadi) 613-614 Zufar b. al-Huḏayl 284, 333 Zuhayr b. Abī Sulmā (poète) 446-447

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Index des groupes Abbassides 21, 25, 96, 108, 111, 113, 121, 125, 128, 155, 172, 177, 193, 196, 203, 206, 209, 211, 213-214, 224, 227, 230, 278, 281, 292, 308, 310-311, 333, 340, 354, 356, 381, 532, 535, 551, 554, 580, 592, 610 ʿAbd al-Šams 448 ahl al-ʿadāla wa-l-ṣalāḥ (les gens honorables et sans défauts) 313 ahl al-ahwā’ (les gens de passion) 300301 ahl al-ḫayr wa-l-maʿrifa (les gens de bien et de savoir) 309 ahl al-Ḥiǧāz (gens du Hedjaz) 274, 319, 576 ahl al-ʿilm wa-l-fiqh (gens de savoir et de droit) 376 ahl al-ʿIrāq (Irakiens) 286, 575-576 ahl al-kitāb (gens du Livre) 337, 456, 572 ahl al-Kūfa (Kūfiotes) 163, 578 ahl al-Madīna (Médinois) 286, 575-578 ahl al-qarya (sédentaires) 297 ahl al-Šām (Syriens) 576 Amora’im 400, 402 apostats 388 Arabes 13, 112, 124-125, 223, 249, 296, 321, 370, 402, 445, 450, 455, 457, 459, 544, 551, 558, 570, 578 Asad (Banū) 240 ašrāf (nobles) 295-296, 320 Azd 240, 309 Babyloniens 411 Baṣriens 162-163, 238, 243, 246, 251, 260, 269-270, 276, 289, 295, 325, 347, 575-576 Bédouins 290, 297 Byzantins 223, 370, 382, 385, 455, 532, 544-546 chalcédoniens 411 chalcédoniens (anti-) 411, 418-419 chanteurs, chanteuses 293-294, 308

chrétiens 13, 25, 59, 71, 73, 80, 84, 96, 124-127, 132-134, 144, 150, 182, 188, 192, 277-279, 310, 322-324, 381, 389, 399, 415, 422-423, 427, 429-430, 434, 437, 439-440, 443, 452-453, 456-458, 470, 474-475, 477-481, 484, 489, 497, 499-501, 503, 506, 517, 525, 530-532, 549, 551, 553-554, 556-558, 560, 562572, 581, 583 clercs 413, 418, 420-422, 426-427, 431, 434, 437-439, 453, 455, 468-470, 479, 485, 549 colombophiles 292 Compagnons 57, 155, 162, 167, 172-176, 242, 252, 255, 272-273, 301, 336 Coptes 35 Ḏi’b (Banū) 449 ḏimmī-s (protégés non musulmans) 182183, 190-191, 193, 222, 229, 274-277, 279, 320, 337, 381, 553-554, 564, 579, 583 diophysites 411 enfants 213, 262, 264-266, 320, 341, 406, 408, 440, 467, 479, 507, 509, 529, 550 fous 408 Ǧafnides 418, 431, 451 Ġassānides. Voir Ǧafnides Ġubar (al-) 251, 361 ġūlāt (chiites extrémistes) 299 Ḥaḍramawt 125, 152, 444 ḥanafites 162, 168, 174, 201, 218, 235, 237-238, 246, 258, 260, 262, 267, 272, 277, 279, 284-285, 287-290, 297, 300301, 307, 312-313, 316, 327, 332-335, 355, 363-364, 505, 532, 538, 555, 558, 563, 577-578, 583 ḥanbalites 258, 272, 275, 277, 279, 284, 289, 301, 333, 555 ḫāriǧites 301, 375 Ḥasanides 294 Hāšim (Banū) 311

673

l’invention du cadi Hedjaziens 356 hérétiques 298, 388, 417, 429, 549 Ḥuǧrides 451 ibāḍites 200, 262-263, 267, 275, 277, 280, 284, 310, 329, 332 Iḫšīdides 132, 156 imamites 181, 236, 257, 259, 262-263, 267, 272, 275, 277, 280, 284, 290, 297, 299, 301, 307, 332, 355, 567 Irakiens 171-172, 175, 274, 286-287, 319, 356, 576 ismāʿīliens 236, 259, 262, 267, 272, 275, 283-284, 297, 301 jacobites 414, 418, 525, 531, 563, 567568 judéo-chrétiens 418 juifs 25, 150, 182, 277, 310, 381, 399403, 408, 452-453, 456-460, 462, 465467, 532, 549, 551, 553, 558-563, 568, 570, 581, 583 karaïtes 459 kaysānites 299 Kinda 451 Kokhē 502 Kūfiotes 162-163, 218, 238, 246, 260, 266, 268-269, 276, 289, 292, 300, 336, 575-577 Kurdes 290 Laḫm 125 Laḫmides. Voir Naṣrides laïcs 418, 422, 431-432, 434, 437-440, 442-443, 452-453, 455, 463, 469-471, 476, 478-481, 485, 490-491, 500-501, 506, 528 Maʿāfir 125 mālikites 200, 235, 256, 258, 262-263, 267, 272, 275, 277, 279-280, 284, 289, 297, 300-301, 304, 306, 312-313, 315316, 327, 330, 332, 335, 353, 355, 358, 538, 555, 577 mandéens 381 manichéens 381 marchands 119, 133, 139, 295-296 marins 45, 295

Marwānides 72, 190, 210, 320, 346, 370, 376, 381, 547 mawālī (clients, convertis) 18, 90, 194, 209-210, 226, 229, 296, 311, 322, 551, 554 Médinois 172, 200, 246-247, 249, 252, 258-259, 262, 268, 270, 276, 283, 286287, 289, 293, 306, 336, 343, 372, 544, 576, 610 melkites 412, 525 mendiants 296-297 monophysites 411 Muḍarites 296 muslimūn (musulmans) 190, 194 muʿtazilites 300 Naṣrides  451 nestoriens 229, 362, 413-414, 453, 476, 479, 482, 484-485, 494-496, 500-501, 531-533, 549, 551, 563-564, 567-569 Omeyyades 14, 21, 25, 51, 67, 108, 119, 154-155, 165, 177, 180, 192, 196, 206, 208-209, 211-213, 230, 247, 281, 287, 301, 311, 328, 333, 340, 346, 364, 376, 381, 551, 573 païens 415, 421, 429, 439, 443-444, 470, 480, 495, 538 Pères de l’Église 412 Perses • école des – 441 qadarites 300 qarawīyīn (sédendaires) 297 Quḍāʿa 450 Qurayš 368, 445 rāfiḍites (proto-imamites) 299, 301 sabéens 381 šāfiʿites 64, 181, 235, 258, 260, 262, 267, 272, 277, 279, 284, 289-290, 293, 297, 300-301, 312-313, 327, 332, 335, 355, 555, 557-558 Sassanides 370, 382, 411-412, 434, 442443, 452, 455, 459, 466, 476, 480, 487, 519, 532, 539-541, 544, 546-547, 580 Savora’im 400 sourds 408 Stamma’im 400

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index des groupes Successeurs 57, 81, 167, 172-173, 175176, 268, 276 Sufyānides 15, 48, 76, 86, 376, 381 Tana’im 400, 402 Ṭasm 445 Tuǧīb 125 wuǧūh (notables) 301 Yaḥsub 125

Yamanites 296 ẓāhirites 262, 272, 275, 280, 284, 345, 355 zaydites 236, 262, 267, 272, 277, 280, 289, 332, 344 zoroastriens 15, 277, 295, 381, 399, 439, 453, 456, 481, 550-551 Zubayrides 482

675

Index des lieux Abū Qolte 131, 133 Abyssinie 322 Adiabène 515 Aegyptus 42 Aḫmīm 35, 105-107, 122 Aḥnās/Herakleopolis 34, 43, 88 Ahwāz (al-) 154 Āmīd 479 Anbār (al-) (voir aussi Pumbedita) 461 Andalus (al-) 325, 350 Antinoé/Anṣinā 44, 46-50, 70, 87, 95 Antioche 421, 427, 432, 435, 469, 473, 531 Aphroditō (voir aussi Išqūh) 33-35, 52, 70, 74 Apollōnos Anō (voir aussi Edfou) 35, 43, 48 ʿĀqolā (Kūfa) 469, 484, 551 Arabie 13, 15, 23-24, 149, 229, 249, 258, 268, 270, 347, 360, 363, 366, 370, 372, 385, 400, 444-445, 448, 450-451, 477, 536-538 Arabique (péninsule) 269, 319, 347, 385, 577 Arcadie 41-42, 44 Armant 35 Arsinoé 49 Arsinoïde 136 Asfal al-arḍ (voir aussi Égypte [Basse-]) 42 ʿAskar al-Mahdī (district bagdadien) 256 Assouan 34-35, 119 Asyūṭ 35 Augustamnique 42, 76 Bāb al-Barīd (grande mosquée de Damas) 187-188 Bāb al-Sāʿāt (grande mosquée de Damas) 188 Bāb al-Ziyāda (grande mosquée de Damas) 188 Babīǧ 104

Babylone (Fusṭāṭ) 43-44, 194 Babylone (Irak) 402 Babylonie 400, 402-403, 457-459, 462, 464, 466-467, 532 Bagdad 154, 157, 194-197, 200, 202, 221-222, 227, 231, 233, 256, 302, 316, 329, 337, 359, 367, 460-461, 465, 502, 511, 532, 551, 553, 577 Baḥrayn 477 Baʿlabakk 194 Balḫā’ (al-) 18 Bāmiyān 125 Barqa 42 Baṣra 23, 117, 150, 154, 163-165, 168, 182-183, 185-186, 189, 192-194, 196-197, 200, 202-203, 207-209, 212, 214-215, 217, 219, 223, 227-228, 230231, 237-240, 242-243, 245, 247-248, 250-251, 253-254, 257-259, 264-265, 267-270, 272-274, 280-282, 285-287, 291-293, 295, 299-300, 305-311, 319, 324-326, 329, 337-339, 341, 345-346, 351-354, 359, 364-366, 370-372, 374375, 484, 537, 540, 542-543, 551, 554, 567-568, 573, 575, 577, 582, 595, 597 Bēt-Aramāyē 439 Bēt Batīn 470 Bēt Garmē/Bāǧarmā 483 Beyrouth 473 Bilād al-Šām (voir aussi Syrie) 36, 382 Bosra 418, 484 Bū Kabīr 136 Byzance. Voir Empire byzantin Carthage 490 Constantinople 76, 389, 421 Cordoue 307, 350 Ctésiphon 435, 477, 482, 491 Dahlak (îles) 368 Damas 23, 51, 131, 152, 167, 186, 188189, 193-194, 249, 251-253, 257-258,

677

l’invention du cadi 298, 319, 361, 374, 537, 545, 573, 591-593 Dār al-nadwa (La Mecque) 445 dār al-qaḍā’ (Médine) 189 Dār Banī Awd (Kūfa) 551 Darai 443, 477 Delta 136 Diospolis 92 Dīrīn. Voir Darai dôme du Rocher 14 Édesse 412, 418, 437, 441, 469 Edfou 34-37, 40-41, 43, 46-47, 52, 70, 111, 122, 391 Égypte 23-25, 30-31, 34, 36, 39, 41-43, 49-50, 57-58, 67, 71, 73, 75-78, 80, 83-85, 87, 90-91, 103, 110, 119-121, 124-125, 128-130, 135, 142-144, 149, 151, 156, 165, 168, 181, 183, 195, 203204, 214, 216-218, 223-224, 228-229, 237-238, 255, 260, 264-265, 279, 300, 302-303, 310, 312, 315, 319-320, 340, 348, 368, 370, 372, 382, 386, 388-389, 391, 400, 414, 424-425, 430, 455, 474, 480, 530, 533, 535-536, 541, 544-545, 548, 554, 569, 572-574, 578-579 Égypte (Basse-) 42 Égypte (Haute-) (voir aussi Ṣaʿīd) 34, 36, 41-43, 50, 70-71, 76, 78, 80, 84, 88, 93, 105-106, 119, 121-122, 132, 134, 142, 144, 149, 296, 382, 545, 572, 578 Empire byzantin 75, 401, 412, 414, 452, 455, 530 Empire romain 80, 386, 391, 399, 414, 417-418, 435, 453, 490, 493, 499, 580 Empire sassanide 392, 399, 402, 432, 452-453, 530 Euphrate 453 Fārs 295, 395, 509, 512 Fayyūm 34, 37, 49, 53, 92, 99-101, 104105, 108, 110, 112, 117-118, 122, 136, 139, 144 Filasṭīn (ǧund de) 36, 80-82, 84 Fīrūz Šābūr (Pumbedita – voir aussi à cette entrée) 461

Fusṭāṭ 23, 34-37, 40, 42, 44, 50-53, 56-57, 60, 63, 66, 68-71, 73-74, 76-77, 79, 85-87, 90-91, 93, 96-98, 100, 103, 105-107, 109-113, 115, 117-119, 121, 125, 133, 142-143, 145, 151, 153-154, 193-197, 201-202, 208, 210-212, 214, 218, 221, 223, 225, 228, 230, 253-254, 257-258, 262, 281, 292-293, 296, 302, 306, 312, 314-315, 319, 325, 327, 329, 346, 348, 359, 366, 372, 374, 382-383, 411, 480, 545, 548, 554, 573, 579, 588 Gaza 82 Ǧazīra 479-481 Geniza 411, 458, 462, 466-467, 555 Ǧīza 90 Ḫaḍrā’ (al-) (palais califal, Damas) 188 Ḫalūṣ (al-) 82 Ḥarrān 470 Hedjaz 22, 175, 216, 238, 247-248, 263, 266, 278, 286, 325, 354, 356-357, 369, 371-372, 391, 541, 575-577 Hegra 348 Héracléopolite 43 Hermonthis 35, 92 Hermopolis Magna (voir aussi alUšmūnayn) 35 Hermopolite 43 Ḥimṣ 252, 353, 531 Ḥīra 201, 403, 484, 551 Ḫirbet el-Mird 34, 36-37, 77-78, 81-82, 84, 114, 260, 572 Hormīzd-Ardašīr 506 Ifrīqiyya 350 Irak 15, 22-24, 31, 101-103, 117, 132, 145, 149-150, 157, 170, 172, 183, 186, 191, 194, 196-197, 201, 209, 212, 214, 216, 223, 225, 227-228, 231, 238, 264, 266, 270, 274, 277-278, 282, 286-287, 295-296, 312, 316, 319-320, 347, 354, 356, 368-372, 374-375, 382, 385, 400, 402, 412, 432, 451, 455, 477, 480-482, 484-485, 495, 500-501, 532-533, 536, 539, 541, 543, 548, 560-561, 564, 567, 573, 575, 577 Iran 402, 412, 532-533, 550

678

index des lieux Ispahan 182, 195 Išqūh (voir aussi Aphroditō) 34-35, 37, 50, 52, 55, 77, 87-89, 91, 97 Isṭabl ʿAntar 115 Itlīdim 133 Jabneh 401 Jaffa 401 Jēme 34-35, 37-38, 93-96, 569 Jérusalem 14, 36, 81, 401, 410-411, 462, 469 Jkōw (voir aussi Išqūh) 35 Jundishapur 551 Kaʿba 293, 445, 450 Khurasan 25, 121, 125, 128, 130, 140, 149, 296, 539, 541, 572 Kirkouk 483 Kirmān 395 Kūfa 23, 117, 150, 154, 161-165, 168, 183-184, 189, 192, 194-197, 199, 201, 204-207, 209, 213, 219, 221, 223, 226-228, 230, 237-240, 243-248, 252254, 257-259, 264-269, 273-274, 278, 280-282, 285-287, 289-290, 293-294, 297-299, 301, 306, 308, 310-312, 319, 328-329, 331, 333-337, 339-341, 343, 345-347, 352-355, 359, 362, 365-366, 370-372, 374-375, 377, 469, 482, 484, 537-538, 548, 551, 554-555, 560, 573, 575, 596, 600-602, 610 Kutha 402 Latopolis 47 Libye 42 Louxor 35 Ludd (ancienne Lydda) 82 Madā’in (al-) (voir aussi SéleucieCtésiphon) 190, 435, 477, 482, 502, 505 Madīnat al-Fāris 100 Madīnat al-Fayyūm 34, 92 Madīnat al-Salām (Bagdad) 256 Maġlūb 484 Mahoza 402 Mallawī 133 Maqrā 592 Marǧ Rāhiṭ 296

Martyropolis.  Voir Mayperqaṭ Marw 152, 182 Mata Meḥasia (Sura – voir aussi à cette entrée) 461 Mayāfariqīn. Voir Mayperqaṭ Mayperqaṭ (Martyropolis, ar. Mayāfariqīn) 435 Mecque (La)  23, 238, 248-249, 251, 263, 269, 280, 285-286, 293-294, 308, 319, 342, 354, 356, 445-446, 574, 612, 614 Médine 15, 23, 67, 90, 114, 151, 154, 161, 183, 189-190, 193, 197, 200, 209, 212, 225, 227-228, 231, 247-249, 251-254, 257-258, 265-266, 268-269, 271, 277-278, 280, 282, 285-287, 291, 293-294, 304, 308, 319, 323, 329, 334336, 338-339, 341, 343, 346, 350-351, 353, 355, 368-370, 372, 374-375, 537, 539-540, 567, 573, 605, 610 Méditerranée (mer) 385, 458 Memnonia (voir aussi Jēme) 35 Mésopotamie 9, 229, 279, 412, 414, 434, 455, 469, 473, 480, 483-484, 490, 495, 515, 517 Milan 490 Miṣr (voir aussi Fusṭāṭ) 119 Mossoul 191, 217, 432, 481-483, 505 Naǧrān 448, 452, 537, 551 Naǧrāniyya (al-) (quartier de Kūfa) 551 Néguev 38, 84 Nehardea (voir aussi Pumbedita) 402, 461 Neresh 402 Nessana 38, 66, 77, 80, 82, 249 Nicée 421, 436 Nil 34, 125, 145 Ninive 403, 482 Nisibe 437, 441, 481-482, 551 • école de — 441 Nubie 119 Palaestina Prima 572 Palaestina Tertia 391, 490 Palestine 25, 34, 36, 41, 66, 77, 79-84, 92-93, 121, 124, 128, 142-144, 149,

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l’invention du cadi 152, 401-402, 416, 418, 457, 462-464, 467, 532, 572 Palmyre 348 Palmyrène 18 Pentapole 42 Perse 9, 435, 457 Persique (golfe) 443, 510 Petra 93, 249, 391, 431, 451, 490 Prat d-Mayšān 484, 551 Pumbedita 402, 458, 460-462, 465-466, 556, 560-561 Qādisiyya (al-) 600 Qaṭar 477 Qinnasrīn 548 raḥaba des Banū Sulaym 185 raḥaba de Ḫālid b. Usayd (Damas) 189 raḥaba al-qaḍā’ (Médine) 189 Ramǧūs 132 Ramla (al-) 82 Rayramūn (al-) 133 Rayy 375 Rēv-Ardašīr 509 Rome 389 Sadaqa 431 Ṣaʿīd (voir aussi Haute-Égypte) 34-36, 41-42, 83, 112, 144 Ṣanʿā’ 257 Sāqiyat Balāwa 40 Šarqiyya (al-) (district bagdadien) 196, 231 Sawād 310, 402, 458, 554 Séleucie-Ctésiphon 435, 477, 487, 502 Serug 468, 470 Ṣiffīn 538, 576 Sinaï 391 Sura 402, 458-460, 462, 465-467, 560561 Syrie 23-24, 50, 91, 149, 172, 188-189, 216, 238, 251-253, 264, 266, 268-269, 329, 351, 412, 416, 418, 451, 455, 473, 484, 533, 544-545, 548, 552, 573 Ṭabaristān 203 Ṭahṭā 106 Takrīt 414, 432, 468-469 Tārūt (île) 477

Thébaïde 35, 41-42, 44-46, 48-49, 53, 70, 74-76, 95, 390 Thèbes 35 Tibériade 462-463 Tigre 484 Ṭuṭūn 127 Ubulla (al-) 347, 484 ʿUkāẓ 445-446 Ušmūn (al-) al-Suflā 35 Ušmūn (al-) al-ʿUlyā 34-35 Ušmūnayn (al-) 34-35, 37, 43, 52, 56, 58, 92, 105, 110, 122, 131-134, 137, 144 Wādī al-Nār 36 Wādī al-ʿUsayla 342 Wāsiṭ 154 Yamāma 445 Yémen 303, 400, 444, 450 Zadakatha 431 Zuqnīn 569

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Index des termes arabes aʿdā (assister) 224, 226 adab 61, 154, 159-160, 171, 360, 542 • al-qāḍī 150, 155, 160, 174, 180, 220, 233, 564 • al-sulṭān 155 ʿadāla (honorabilité) 279, 288, 303-304, 312-313, 315-316, 320, 325 adīb 155 āḏin (chambellan) 207 ʿadl, pl. ʿudūl (honorable) 67, 119, 224, 237, 243, 253, 279-280, 288, 291, 303, 305, 307, 313, 317, 331-332, 447 ʿadwā (convocation – voir aussi citation à comparaître) 227 aǧīr (bailleur) 319 aǧr (salaire) 565 aḫbār al-quḍāt (littérature biographique consacrée aux cadis) 150, 159-161, 166, 168-169, 171 ahl al-ahwā’ (les gens de passion) 300301 ʿamal (district) 97-98, 101, 483 ʿamal (pratique normative de Médine) 250, 259, 334, 336, 339, 346 amāra, pl. amārāt (signe) 358 ʿāmil, pl. ʿummāl (fonctionnaire, agent du fisc, sous-gouverneur) 38, 87-88, 111, 119-120, 143, 211, 226, 374, 376 amīn, pl. umanā’ (homme de confiance, administrateur de biens) 208 amīr 42, 44-46, 48, 52, 60, 77, 92, 95-96, 106-113, 118, 140, 227, 374-375, 479, 481, 489 amīr al-mu’minīn (Commandeur des croyants) 385 amr • (autorité) 484 • (pratique, usage) 334, 336 ʿāqil (sensé) 303 ʿāqila (groupe de solidarité lignagère) 359 ʿaql (raison, intelligence) 304

aʿrābī (bédouin) 199, 339 ʿarīf (chef d’unité tribale) 211, 295 awā’il (inventeurs d’une pratique) 155, 169 aʿwān (auxiliaires judiciaires) 204, 206, 208, 210, 212, 214, 225 ʿayb (vice) 340 • bāṭin (vice caché) 340 • ẓāhir (vice apparent) 340 bāliġ (majeur) 303 baqṭ (traité entre l’Égypte et la Nubie) 119 barā’a (quittance) 337 barīd (poste officielle) 72, 89-90 bāriya (natte de roseaux) 202, 231 bāṭin (vérité cachée) 316, 449 bayt al-māl (Trésor public) 359 bayt al-qarāṭīs (maison des papyrus) 32 bayyina (preuve) 54, 63-70, 73, 79, 81, 104105, 110, 119-120, 139-141, 164, 207, 235-237, 239-241, 243-244, 247, 249260, 307, 321, 326-332, 336-339, 341345, 350-351, 353, 355, 358, 507, 546547, 557, 564, 567, 569, 574, 580, 583 bidʿa (innovation blâmable) 252, 263 bisāṭ (tapis) 231 bulūġ (majorité) 304 burhān (preuve) 67 dalālat al-ḥāl (preuves circonstancielles) 358 dalīl (preuve) 67 ḍamina (se porter garant) 137 dār al-ʿadl (palais de justice) 180 dār al-islām (domaine de l’Islam) 36, 381, 547 ḍarūra (nécessité) 326, 523 dast (coussin-siège) 233 daʿwā (plainte, revendication) 130, 216 dayn (dette – voir aussi à cette entrée) 140 diḥqān (voir aussi dēhkān) 480

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l’invention du cadi ḏikr (procès-verbal) 215 ḏikr ḥaqq (reconnaissance de dette) 54, 130 dīwān 32, 41, 51, 116, 140, 211, 359, 398, 548 diya (compensation, prix du sang) 119 duʿā’ (invocation) 198, 220 faḍl (mérite/vertu) 315 fāǧir (débauché) 338 fahm (discernement) 342, 362-364 faqīh, pl. fuqahā’ (juriste) 135, 150, 155, 159-160, 199, 565 faqīr (pauvre) 297 farš (tapis ou trône) 202 fāsiq (pervers, menteur) 288 faṣl al-ḫiṭāb 174, 236, 238, 249, 258, 327329, 341-345, 347, 559-560, 563 fatwā (avis juridique) 135, 200, 485, 500 fiqh (droit musulman) 19-21, 58, 6365, 90, 107, 130, 135, 139, 141-143, 149-150, 159, 165, 171-172, 174, 177, 179-180, 185, 190, 208, 214, 220, 233, 236, 261-263, 266, 268-269, 272, 274, 277-279, 284, 286, 288, 300, 304, 316, 319, 321, 325, 327-328, 332, 347-348, 372, 443, 451, 501, 512, 531-532, 536, 541, 546, 548, 554-557, 563, 567, 572, 575, 577-578, 582 firāsa (physiognomonie, déduction intuitive à partir d’indices extérieurs) 307, 358, 360-361, 363367, 537, 567 fisq (débauche) 316 ǧāhiliyya (époque préislamique) 445 ǧarḥ (récusation) 305, 317 ġaṣb (usurpation) 58, 255, 335 ġazal (amour courtois) 293, 368 ǧilwa (sorte de cadeau nuptial) 200 ǧilwāz (policier chargé du maintien de l’ordre) 204-205, 209, 213, 233, 548 ǧirāḥ (coups et blessures) 262 ǧiwār (protection de l’étranger) 447 ǧizya (impôt) 55 ġulām, pl. ġilmān (garçon) 262

ǧund (district administratif et militaire) 36, 80, 82, 84, 373, 376 ḫabar, pl. aḫbār (récit) 149-150, 167, 169, 171, 184-185, 189, 209, 227, 269, 285-286, 317-318, 343, 367-368, 448 ḥabr. Voir ḥaver ḥadd, pl. ḥudūd (peine scripturaire) 191, 267-268, 272, 289-290, 305-307, 555, 575 ḥadīṯ 21, 82, 155, 159, 165, 171, 173177, 182, 204, 217, 235, 238, 242, 251, 257-258, 262, 286-287, 290, 307, 311, 316-318, 321, 347, 362-363 ḥāǧa (doléance) 90 ḥāǧib (chambellan) 204, 208-209, 214 ḥakam (arbitre) 15, 67, 152, 247, 336, 444-448, 450-451, 536-538, 547, 555 ḥākim, pl. ḥukkām (juge) 135, 231, 233, 424, 440, 520, 545 ḫalīfa (vicaire) 40, 118, 145, 189 ḫalwa (sorte de cadeau nuptial) 200 ḥamīl (garant) 86 ḫamr (vin) 168, 292 ḫarāǧ (impôt foncier) 292, 553 ḥaras (garde) 206-207, 209, 213, 369 ḫāṣama (intenter un procès) 130, 375 ḥaṣīr (natte) 202-203, 231 ḫaṣm (adversaire, plaideur) 67, 290, 373 ḫātam (sceau, cachet – voir aussi sceau) 224, 226, 352 ḫaṭīb (prédicateur) 124 ḥayyiz (district) 92, 97 ḫāzin (trésorier) 206 ḥiǧāzī (type d’écriture) 552 ḥikma (sagesse) 236, 342 ḫiṭāb (style direct) 218, 236, 238, 342 ḥubs (bien de mainmorte – voir aussi waqf) 116, 211, 214 ḥuǧaǧ (documents produits en justice) 65, 207 ḥuǧǧa (preuve) 67, 81, 130, 373, 447 ḥuǧra (pièce à l’intérieur de la mosquée) 184 ḥurr (libre) 303 ḥurriyya (liberté) 304

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index des termes arabes ḫuṣūma (procès) 130 ḫuṭba (prône du vendredi) 209, 374 ʿidda (retraite de continence) 269 iḥdāṯ (innovation) 301 iḥṣān (statut matrimonial) 267 ʿilm (savoir) 135, 355, 362 iqlīm (district) 82 iqrār (aveu – voir aussi cette entrée) 139 ism (nom de naissance) 57, 59, 97 isnād (chaîne de transmission) 61, 156, 173, 182, 217-218, 238, 244-245, 289291, 317, 325, 328, 333, 337, 340, 356, 362 istihlāl (premier cri d’un nouveau-né) 269 iṯm (péché) 288 kāhin (devin) 449-450, 537 karāma (dignité) 475 kātib, pl. kuttāb (secrétaire – voir aussi scribe) 115, 131, 159-160, 213 kufr (impiété) 277 kunya (paternité honorifique, ou surnom) 57, 107, 108, 293 kūra (district, pagarchie) 35, 42, 59, 6162, 64, 69, 73-74, 82, 92-93, 97, 100, 105-107, 111-112 maḏbaḥ (autel) 513 maḏhab (école juridique) 21-22, 161, 173, 181, 258, 261, 266, 269, 274, 276, 278, 283, 285, 297, 335, 554, 559, 567, 574, 577 mafraš (couche ou tapis) 202 maǧlis (audience, tribunal) 131-132, 135, 186 maḥḍar (procès-verbal d’audience) 131, 220 mahdī (messie) 299 mala’ (assemblée des notables) 445 manāra (phare, tour) 192 mansūḫ (abrogé) 249 maqṣūra (enclos à l’intérieur de la mosquée) 185, 200 masǧid (mosquée – voir aussi à cette entrée) 181, 194-195 masǧid (al-) al-ǧāmiʿ (grande mosquée) 194-195

maʿṣiya (désobéissance) 88, 303 mastūr (respectable, de bonnes mœurs) 224, 315, 490 matāʿ (cadeau compensatoire) 81, 83-84, 140, 169, 292 maẓālim (redressement des abus) 19, 103-104, 200, 222, 229, 374, 539, 580, 582, 590, 594 māzūt (chef de village – voir aussi lashane, meizōn) 43, 58-59, 62-63 miḫadda (coussin) 233-234 miḥna (épreuve, inquisition relative au dogme de la création du Coran) 156158, 168, 203, 212, 214, 232, 294, 300301, 310, 320, 368, 613 milla (religion) 277 minbar (chaire) 195, 209, 374 mirfaqa (accoudoir) 233 miṣr, pl. amṣār (métropole) 154, 193194, 247, 551 mu’aḏḏin (muezzin) 124 Muʿallaqāt (poèmes antéislamiques) 67 muddaʿī (demandeur) 236, 512, 521 muddaʿī ʿalay-hi (défendeur) 512 muftī 376 muġram (débiteur) 320 muḥākama (arbitrage) 447 muḥakkam (arbitre) 536 mu’min (croyants) 190 munādī (héraut) 204, 206, 208, 212, 214, 225 munāfara (joute d’honneur) 449-450 muruwwa (vertu) 303 muṣallā (tapis de prière) 203 mutawallī (administrateur) 211 mutaẓallim (demandeur) 512 mutaẓallim min-hu (défendeur) 512 muzakkī (enquêteur) 305 nabaṭī (paysan) 59, 61, 86 nabīḏ (jus de datte fermenté) 168, 300 nafaqa (pension) 81, 84, 140 nasab (généalogie) 55-57, 59, 97, 99, 103-104, 127, 194, 303 nātiq (doué de parole) 303 nifār (joute d’honneur) 447

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l’invention du cadi nisba (ethnique) 124, 592-593, 596 nubuwwa (prophétie) 342 qabbālūn (percepteurs) 88 qaḏf (accusation calomnieuse de fornication) 254, 293 qāḍī 14, 40, 80, 105-107, 117, 119, 131, 134-135, 181, 218, 311, 579-580 • l-naṣārā (cadi des chrétiens) 480 • l-qudāt (grand cadi) 539 • l-ʿaǧam (cadi des non-Arabes) 194 qaḍīb (bâton, verge) 230 qāḏif (qui accuse de fornication sans apporter de preuve) 288-289 qaḍiyya (affaire) 217 qā’id 110 qā’if, pl. qāfa (physiognomoniste) 359, 363 qanṭara (arche, portique) 186 qānūn (loi) 233 qasāma (serment collectif ) 258, 283, 334, 537-538, 575 qāṣṣ (prédicateur) 216-217 qassām (auxiliaire chargé de répartir les héritages) 211, 220 qawl (doctrine) 286 qawm (tribu) 291, 296, 311 qibla (direction de la prière) 188, 192, 198 qimaṭr (caisse à archives) 214-215, 219, 221-222, 233, 548 qiṣāṣ (talion) 267 qiṣṣa (billet, pétition) 117-118, 215-218, 220-222, 448 qiyāfa (science des traces et des visages) 360, 363, 366, 537 qiyās (analogie) 285 qubba (coupole) 446 raḥaba (esplanade) 182, 185, 188-190, 192-194, 537, 573 rakʿa (inclination) 185, 197-198 ra’s al-ǧālūt.  Voir exilarque ra’s al-kull (président du tribunal rabbinique). Voir rosh kalla ra’y (opinion saine) 164, 172, 174-175, 177, 276

ribā (usure) 295, 355 rizq, pl. arzāq (salaire) 208, 564 ruqʿa, pl. riqāʿ (placet, pétition) 117-118, 215-216, 219-222 ṣabī, pl. ṣibyān (garçon mineur) 262, 340 ṣadaqa (aumône légale) 292, 347 ṣadr (place d’honneur) 204 šahāda (témoignage – voir aussi à cette entrée) 286, 298, 314, 316, 323, 358, 363, 443 šahāda ʿalā l-šahāda (témoignage rapporté) 318, 351 šahāriǧa (notables issus de la petite noblesse terrienne sassanide) 480 ṣaḥḥa (authentique) 134 ṣaḥḥa ḏālika (ceci est authentique) 134 ṣāḥib al-ḫabar (chef des renseignements) 61 ṣāḥib al-ḥaqq (demandeur) 249 ṣāḥib al-ḫarāǧ (directeur des finances) 107, 119 ṣāḥib al-kūra (pagarque) 42 ṣāḥib al-masā’il (enquêteur) 31, 295, 305, 310-312, 314 ṣāḥib al-riqāʿ (préposé aux pétitions) 222 ṣāḥib al-šurṭa (préfet de police) 207, 212, 225 šāhid, pl. šuhūd (témoin – voir aussi à cette entrée) 67, 233, 250, 311, 313314, 447-448, 547 ṣakk (reconnaissance de dette) 351 ṣāliḥ (homme de bien) 338 šarʿ (al-) al-šarīf (la noble loi) 132 šarīʿa, pl. šarā’iʿ (loi) 303, 342, 553 šarīk (associé) 319 sarīr (trône) 446 sawīq 168 sayyid (chef tribal) 296 siǧill, pl. siǧillāt (acte juridique, registre) 116, 214, 348, 353 sitr (respectabilité) 315 šufʿa (intercession) 354 ṣulḥ (accord à l’amiable) 139, 245, 353, 451, 506, 546

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index des termes arabes sunna 155-156, 162-164, 173-174, 176, 191, 205, 236, 262, 276, 291, 299, 333, 336, 356, 376-377 • māḍiya (pratique médinoise continue) 336 sūq (marché) 186 šūra (conseil de savants) 200 šurṭa (police) 19, 137, 139, 205, 212, 499 šurṭī (policier) 205 šurūṭ (formulaires juridiques) 348, 548 ṭāʿa (obéissance) 303 taʿāruḍ al-bayyinatayn (les bayyina-s contradictoires) 261 ta’dīb (châtiment disciplinaire) 225 taʿdīl (établissement de l’honorabilité) 271, 304-305, 317 taḏkira (certificat – voir aussi levée d’écrou) 136 ṭāġūṭ (devin) 449 taḥkīm (arbitrage) 536, 555 ṭālib al-ḥaqq (demandeur) 349 tartīb (hérarchie) 316 tašhīr (sanction infâmante) 355, 424 ṭaylasān (châle) 234 taʿzīr (châtiment discrétionnaire) 368 tazkiya (enquête d’honorabilité) 305, 315-317, 564 ṭīn (pot) 215 ṭīna (sceau d’argile) 132, 226 ṭinfisa (tapis ou natte de jonc) 201 ṯiqāt (personnes de confiance) 508 umma (communauté musulmane) 152, 190 wakīl, pl. wukalā’ (mandataire) 40, 104105, 107, 220, 222, 225, 234, 355, 374 wālī, pl. wulāt (gouverneur, gouvernant) 106-107, 132-133, 136, 191, 224, 283 waqf, pl. wuqūf (bien de mainmorte, fondation pieuse) 16-17, 209, 356, 583 waṣī, pl. awṣiyā’ (exécuteur testamentaire) 208, 324 wāsiṭa (médiation) 556, 497 waṣiyya (testament) 275 waṯīqa (document) 350

wazaʿa (gardes du corps) 200 wisāda (coussin-siège) 203, 233 yad (possession) 243 yamīn, pl. aymān (serment – voir aussi à cette entrée) 67, 139, 236-237, 241, 248, 250, 321, 323, 332, 342, 344, 547 • al-istiẓhār (serment de clarification) 329, 330 • (al-) maʿa l-šāhid (preuve par adjonction du serment du demandeur à la déposition d’un témoin unique) 241, 242, 245, 246, 247, 249, 251, 252, 253, 254, 255, 256, 258, 259, 327, 331, 357 • radd al-yamīn (serment référé au demandeur) 332, 333, 334, 345, 346 ẓāhir (apparences) 449 ẓanīn (suspect) 290 zāwiya (pièce à l’intérieur de la mosquée) 184-185, 196

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Index des termes syriaques agrō (salaire, récompense céleste) 565 ananqī (nécessité) 522-523 apīsqūpō (évêque) 420 arkīdyaqōn (archidiacre) 436 asōrō (châtiment) 514 bayen (montrer) 547 bēt arkē (archives) 443 bēt dīnō (tribunal) 399 bnay ʿōlmō (laïcs) 438, 471 bʿōl dīnō (a)ḥrōyō (défendeur) 512 bʿōl dīnō qadmōyō (demandeur) 512 dayōnō (juge) 471, 480, 489, 513-514, 517, 520, 525 dīnō (justice, litige, procès, jugement) 423, 426, 439-440, 469-470, 478, 498, 511-513, 515, 529 ʿedlōyō (accusation) 436 epīṭrūpō (curateur) 479 gūʿlōnō (dépôt) 508 gūrō (adultère) 428 gzōrdīnō (sentence) 427, 498 gzōrō (sentence) 498 ḥanpō (païen) 421, 480, 525 hayklō (nef d’une église) 515 ḥekmtō (sagesse) 362 ḥeryōnō (dispute) 428, 436, 478 ḥōrmō (anathème) 508 ḥōtmō (sceau ([syr.]) 443, 518 ḥūrqōnō (sentence) 498 īdaʿtō (connaissance) 440, 478, 528 īdīʿūtō (connaissance) 525, 528 kōhnō (prêtre) 440, 506, 513 ktōbō d-pūrʿōnō (quittance) 518 lawṭtō (anathème) 508 madbḥō (autel) 524 malpōnō (enseignant) 528 maršūtō (accusation) 428 martyōnūtō (exhortation) 498, 529 mašlmōnē (musulmans) 507 mawmtō (serment) 443, 475, 547

mdabrōnō (dirigeant, administrateur) 423, 455, 480, 506, 513-514 melkō (conseil) 498, 529 mešʿōyō (intermédiaire, médiateur) 497 metḥawyōnūtō (démonstration, apparences) 512 metqaṭrgōnō (défendeur, accusé) 512 mḥawiyū (preuve) 528 mhaymnō (fidèle, laïc) 428, 480-481, 490 mōhpaṭā. Voir mōbed mšamšōnō (diacre) 420, 470, 493 nōmūsō (loi) 477, 480, 511-512 ʿōlmōyō (laïc) 470 paršagnō (copie d’un document) 519 pōsūqō (décision) 498 prangeliyā (citation à comparaître) 474 pūqdōnō (ordre, règle) 440, 479, 498, 500, 512, 529 pūsqōnō (décision) 498 qašīšō (prêtre) 420 qṭīgrōnō (demandeur, accusateur) 512 rab baytō (majordome) 441 rīš pūrnōsō (chef de l’administration/ du diocèse) 439 rīšay ʿi(d)tē (chefs des églises) 438 šalīṭōnē (gouvernants) 518 šarīrō (véridique, authentique) 428, 442443, 472, 507, 518 snīgrō (avocat) 440 sōhdō (témoin) 494, 507, 528, 547 sōhdūtō (témoignage) 442 • dagōlōtō (faux témoignage) 428 štōr ḥawbōtō (reconnaissance de dette) 521 šṭōrō (document) 517, 524, 548 • da-b-pūrsō w-tūkōnō metʿbed (falsifié et trafiqué) • da-srīḥ (corrompu) • d-šūqrō (mensonger) • šarīrō (authentique) šū(w)dōʿē (signes) 528

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l’invention du cadi šūḥdō (pot-de-vin) 506 šūlṭōnō (pouvoir, autorité) 142, 480, 490 šūrōrō (confirmation) 498 Ṭayōyē (Arabes, musulmans) 142 ṭlīmō (injuste) 495 trīṣūtō (rectitude, morale) 512

tūrṣō (fait de montrer le droit chemin) 529 ʿūqōbō (enquête) 427, 487, 493, 519, 526 yamīnō (serment) 547 zedqō (justice) 13 zōnyūtō (fornication) 428

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Index des termes dans d’autres langues asharta (certificat de validation [héb.]) 407 av bet din (président du tribunal [héb.]) 402, 461-462 bava de-maruta (tribunal de l’exilarque [aram.]) 460 bedikah (interrogatoire [héb.]) 406 bet din (tribunal [héb.]) 402, 462-464, 467 • ha-gadol (tribunal du gaon) 461 bet dina (tribunal [aram.]) • de-nasi (tribunal de l’exilarque) 460 chāshtag (doctrine juridique dominante [pehlvi]) 395 compromissum [lat.] 391, 401, 415, 425, 538 compurgator (témoin qui prouve par serment l’innocence d’un individu [lat.]) 324 consilium [lat.] 386 contradictio [lat.] 387 dādestān (droit civil, jugement, procès [pehlvi]) 511 dādwar (juge [pehlvi]) 393 • ī dādwarān (juge de l’empire) 392 • ī kas (juge junior) 393 • ī mas (juge senior) 393 • ī pasēmār (juge du défendeur) 394 • ī pēšēmārān (juge du demandeur) 394 • spāh (juge militaire) 393 dastwar (fondé de pouvoir [pehlvi]) 396 dayyan (juge [héb.]) 402, 459, 462 dayyana de-bava (juge de la porte [aram.]) 404, 460 defensor civitatis [lat.] 49, 386, 388, 579 dēhkān (voir aussi diḥqān) 393 dēmosios logos [gr.] 106 derishah (investigation [héb.]) 406 dialysis [gr.] 391 dibīr (scribe [pehlvi]) 394 ekdikos [gr.] 386

entagion (ordre de levée d’impôts [gr.]) 56, 71, 87 epanorthotes [gr.] 386 episcopeion (palais épiscopal [gr.]) 417 foederati [lat.] 391 gezerta (imprécation) 466, 508, 562 ḥakham (savant qualifié [héb.]) 460 ḥakīra (enquête [héb.]) 406 halakhah (loi [héb.]) 461 ḥaver (savant [héb.]) 463 ḥazakah (présomption [héb.]) 405 henpek/hanpek (certificat de validation [héb.]) 407 ḥerem (excommunication [héb.]) 410 hērpat. Voir ḥirbāḏ ḥirbāḏ (prêtre zoroastrien [pehlvi]) 24, 393 honestiores (notables [lat.]) 388 hypomnēmata (cahiers de notes [gr.]) 156 iudex, pl. iudices (juge [lat.]) 15, 386, 391, 424, 452, 493 iusiurandum calumniae (serment par lequel les plaideurs jurent que leurs prétentions sont justifiées [lat.]) 451 kardag (coutume des tribunaux sassanides [pehlvi]) 395, 397 ketav (document [aram.]) 465 lashane (chef de village [copte] – voir aussi meizōn, māzūt) 43, 94, 390 libellus contradictorius [lat.] 387 libellus conventionis (pétition [lat.]) 387 litis contestatio [lat.] 387 litis denuntiatio (citation à comparaître [lat.]) 386, 544 magupatān magupat. Voir mōbedān mōbed meizōn (chef de village [gr.] – voir aussi lashane, māzūt) 43 minhag (coutume [héb.]) 562 mōbed (prêtre zoroastrien [pehlvi]) 393, 397, 439

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l’invention du cadi mōbedān mōbed (grand prêtre zoroastrien [pehlvi]) 392, 397, 439, 539-540 mumhe (experts [héb.]) 463 nasi (patriarche) 401, 459 notarios [gr.] 44-47, 417 parēzvān/frēzwān (officier sassanide chargé d’instruire un procès [pehlvi]) 394 pasēmāl (défendeur [pehlvi]) 395 pēšēmāl (demandeur [pehlvi]) 395 piae causae [lat.] 16 praeses, pl. praesides (gouverneur civil [lat.]) 42, 76, 386 rad (juge supervisant une ordalie [pehlvi]) 394 rashut (sphère d’autorité [héb.]) 460 relatio [lat.] 389 resh galuta.  Voir exilarque responsum (avis juridique [lat.]) 175, 395, 458, 462, 464-466, 485-486, 497, 530, 555 rosh ha-yeshiva (chef de l’académie [héb.]) 462 rosh kalla (président du tribunal [héb.]) 462 sakhwan nāmag (procès-verbal [pehlvi]) 396 secretarium [lat.] 387 shahrdādwar (juge de l’empire [pehlvi]) 392 sheṭar (acte, contrat [héb.]) 407, 548 shevu’a (serment [héb.]) • ha-torah (serment du Pentateuque) 408 • hesset (serment postmishnaïque) 409 • mi-divrei soferim (serment mishnaïque) 409 sifrei sheṭarot (recueils de formules juridiques [héb.]) 465 skelos (subdivision de la pagarchie [gr.]) 43 sofer ha-yeshivah (scribe de l’académie [héb.]) 462 strategos [gr.] 386 supplicatio [lat.] 417 syndikos [gr.] 386

syngramma (livres fixés [gr.]) 157 synodicon (recueil de canons synodaux [gr.]) 412-413 taqqanot (ordonnances [héb.]) 461 war-salār (assistant du rad [pehlvi]) 394, 397 yādag-gōw (fondé de pouvoir [pehlvi]) 396 yeshiva (académie rabbinique [héb.]) 459460, 462 zēndānpān (geôlier [pehlvi]) 394

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Index thématique ablutions 232, 291 accord à l’amiable (voir aussi ṣulḥ) 94-95, 353, 398, 405, 529 adjudication 13, 93, 385, 390, 405, 411, 425, 448-450, 490, 497-498, 500, 556 adultère 428, 442, 524, 527 affranchissement 267-268, 335, 408, 442, 465, 487-488, 496, 519 amende 45, 55, 86-89, 111, 136, 391, 395, 425, 460, 467, 520, 540 apostasie 392, 398 arbitrage 29, 33, 47, 85, 91, 94-95, 138139, 189, 270, 390-391, 401, 415, 425, 431, 446-451, 453, 463, 490, 497, 529, 536-538, 544, 555-556, 578-579 arbitre 15, 47, 67, 85, 94-95, 112, 139, 159, 181, 191, 247, 390, 420, 424, 439, 446, 448-450, 461, 463, 478, 497, 536537, 544, 555 archidiacre 431, 436, 438-439, 506 archives (voir aussi siǧill, dīwān) 29, 32, 38, 43, 52, 76, 116, 128, 137, 214, 221, 233, 348, 388, 398, 417, 443, 475, 548 armée 393, 415, 576 assassinat 398 autel 425, 513, 524 aveu 66, 79, 83-85, 235, 355, 357, 367, 389, 404, 519, 542 avocat 387, 391, 393, 440 ban (mise au) 464, 467 baptême 550 basilique 417 Bible 407-408, 516, 533, 551 blessures (voir aussi ǧirāḥ) 253, 262-266, 297, 359, 409, 450, 467 brigandage 398, 475 catholicos 398, 432, 434-441, 443-444, 459-460, 473, 477-478, 480, 482-498, 500, 502-506, 510-511, 515, 531-532, 550, 556, 563 chancellerie 53, 56, 97-98, 100, 159, 473

chant 293-294 châtiment 30, 43, 47, 88-89, 111, 241, 267, 321, 355, 368, 373, 404, 411, 424, 432, 442, 472, 499, 509, 514, 517 citation à comparaître (voir aussi ʿadwā) 60, 131, 133, 225, 228, 386387, 404, 417, 421, 426, 474 clientèle (liens de) 267 commerce 190, 322, 489, 574 concile 412-413, 417, 419, 435, 506 • de Chalcédoine 419, 420, 421, 428 • de Constantinople 420, 427, 428, 432 • de Néo-Césarée 504 • de Nicée 419, 435, 436 • de Séleucie-Ctésiphon 437 conciliateur 38, 47, 529, 546 conciliation 91, 296, 424-426, 433, 497, 506 concubinage 493-494 Coran 18, 25, 65, 67, 73, 140, 157-158, 168, 171, 219, 235-236, 261, 288, 292, 302, 310, 321-323, 342, 347-349, 358, 547, 559, 562, 570 corruption 174, 214, 283, 325, 476, 506, 565 créancier 62, 70, 87, 330, 338, 409, 467, 506, 517-518, 521, 530, 542 crime 30, 46, 86, 236, 267-268, 309, 373, 396, 398, 463, 540 débiteur 53, 58-59, 61-62, 130, 136-138, 241, 320, 330, 338, 351-352, 407, 409, 466-467, 506, 512, 517-518, 521, 527528, 530, 542, 561 défendeur 48, 59-60, 63-64, 68-69, 73, 79, 83-85, 102, 109, 118, 134, 140, 143, 186, 217-218, 221, 224, 226-228, 235-236, 240, 243-244, 248-249, 255, 257, 260, 294, 297, 305-307, 309, 312, 319, 321, 326-327, 329-330, 332-333, 335-347, 349-350, 353-355, 358, 367,

691

l’invention du cadi 386-387, 389-391, 394-398, 404-406, 408-410, 417, 423, 426-428, 447, 451, 474, 487-488, 495-497, 508-509, 512, 514-515, 517, 519, 521, 523-524, 526527, 540, 557, 559, 563, 567-568 demandeur 48, 53-54, 58-65, 68-69, 7175, 79-80, 83, 85, 90, 93, 99-100, 102, 104-105, 108-109, 117, 119, 143, 164, 215, 217, 221, 224-227, 234-236, 240245, 247-250, 254, 257-260, 265, 321, 326-333, 335-336, 338-339, 341-346, 349, 351, 353-355, 358, 368, 386-388, 390, 394-398, 404-406, 408-409, 417, 427-428, 433, 447, 471, 474, 491-493, 495-496, 508, 512, 514-517, 520-527, 540, 542, 548, 557, 559, 563, 567-568, 574 dette 38, 48, 53-54, 62-64, 87, 93, 108109, 117, 137-138, 140, 189, 221, 235, 241, 244, 268, 326, 330, 338, 340, 354, 402, 409, 466, 471, 489, 500, 507-508, 512-513, 518, 521, 527, 530, 542, 556 • reconnaissance de — (voir aussi ṣakk) 118, 129, 214, 351-353, 407, 512, 521, 527 Deutéronome 406 diacre (voir aussi mšamšōnō) 420, 427, 438, 506 dimanche 423, 426, 475 dioicète 94 divination 360, 444, 449, 537 divorce 40, 80, 83, 267-268, 270, 408, 424, 465, 561 donation 408, 443, 465 droit • biblique 407 • canonique 17, 321, 383, 389, 413, 414, 430, 432, 434, 439, 440, 442, 444, 452, 453, 468, 470, 471, 473, 482, 500, 510, 531, 532, 548 • chiite 174, 257 • ḥanafite 17, 64, 215, 244 • ibāḍite 200, 236, 240, 308, 309, 541, 575 • imamite 181

ismāʿīlien 305, 330 mālikite 200, 287, 308 musulman 17, 19, 20, 21, 23, 63, 141, 149, 154, 174, 176, 209, 234, 286, 287, 305, 312, 319, 366, 367, 371, 383, 424, 516, 524, 527, 528, 532, 546, 556, 557, 581 • rabbinique 16, 383, 538 • romain 17, 321, 387, 388, 391, 401, 402, 416, 417, 424, 427, 429, 430, 431, 433, 451, 452, 473, 475, 494, 500, 529, 533, 538, 544, 545, 546 • sassanide 17, 321, 511, 533, 540, 543, 564 • syro-occidental 494, 509, 516, 525, 550 • syro-oriental 443, 475, 479, 484, 495, 511, 544, 583 • syro-romain 419, 426, 472, 473, 475, 510, 533 • talmudique 408, 464, 559 duc (dux) 41-42, 44-48, 50, 52, 70, 7477, 80, 85-87, 91, 95, 390-391, 455, 480, 578 duel judiciaire 367-369 église 18, 390, 417, 425, 443, 451, 485, 502, 513, 515, 520, 524, 537, 551 Église • de Perse 435 • melkite 473 • syro-occidentale 412, 414, 418, 419, 420, 425, 427, 431, 441, 443, 468, 469, 471, 473, 583 • syro-orientale 412, 434, 435, 437, 439, 440, 441, 442, 443, 452, 468, 472, 473, 476, 490, 495, 501, 502, 533, 551, 564, 567 empereur 74-75, 386-387, 389, 401, 414417, 435, 441, 452, 493, 545 enquête 78-79, 85, 102, 110, 220, 292, 294-295, 305-317, 320, 331, 359-361, 394, 406-407, 411, 422, 427-429, 433, 471, 479, 486-487, 493-495, 516, 519, 526-527, 536, 559, 563, 567-569 éparchie 42 • • •

692

index thématique esclave 47, 54, 57, 96, 206, 225, 257, 272-274, 294, 303, 320, 335, 359-361, 388, 442, 465, 475, 486-487, 496, 514, 527, 550 eucharistie 549-550 Évangiles 337, 389, 425, 483, 516, 524, 551, 563-565, 570-571 • Évangile de Matthieu 423, 429, 443, 552 évêque 95, 136, 388, 392, 399, 414-418, 420-435, 437-441, 443-444, 452-453, 468-472, 474-475, 477-480, 484-485, 490-492, 499, 506, 524, 546, 555, 565566 excommunication 405, 410, 417, 422, 424, 436, 460, 467, 499, 509 exilarque 403, 458-463 falsification 528, 561, 569-570 faussaire 520 femme 40, 47, 80-81, 83, 86, 110, 140, 206, 213, 227, 242, 245, 269-270, 280281, 283, 292, 299, 303, 320, 335, 338, 359, 375, 377, 390, 406, 424, 488, 503, 513-514, 524, 527-528, 561, 571 for ecclésiastique 453 fornication (voir aussi zinā’, zōnyūtō) 65, 254, 269, 284, 288, 297, 355, 428, 438, 470, 552 forum 537 fouet (coups de) 88, 111, 288, 368, 405, 410, 460, 463-464, 467 funérailles 467 gaon 402, 457-467, 530, 561 généalogies 267, 284 geôlier 136, 394 gouverneur 14, 33, 35, 38, 40, 42, 44, 49-61, 63-77, 79-93, 95-98, 100-101, 103-119, 132, 137, 142-144, 153, 163, 188-191, 197, 202, 205-209, 219, 223225, 227, 229-230, 237, 239, 241, 246, 248, 250, 260, 270, 295-296, 299, 302, 343, 350, 369, 372-377, 381, 386-387, 389, 415, 452, 479-482, 531, 535, 537, 539, 545, 548, 572-573, 578-582, 593, 596-597, 602, 605

hammam 294 ḥanafisme 265, 287, 290, 316, 335, 356 ḥanbalisme 287 henné 293 hérésie 398, 485, 562 héritage (voir aussi successions) 41, 62, 130, 239, 249, 375, 393, 486-487, 489, 492, 513 héritier 48, 53, 88, 117, 135, 276, 323, 338, 508-509, 513, 528 hermaphrodite 359 homicide 67, 110, 189, 222, 262, 268, 297, 309, 333-334, 375, 404, 432, 538 Imam (qui dirige la communauté) 276, 299, 356, 373-374, 556 imam (qui dirige la prière) 233, 291 impôts 55-56, 71, 85-89, 102, 110-111, 136, 292, 347, 403, 456, 463, 480, 517 insulte 254, 297, 303, 405, 467 intime conviction 366, 389, 410 jugement 46-47, 61, 63, 68-69, 71, 7374, 76-77, 79, 84, 94, 96, 103-105, 116, 119-120, 130-131, 135, 143, 156, 186, 189, 200, 203, 207, 224-225, 240-243, 245, 247-249, 253-254, 256-257, 264, 276, 306, 344, 350, 354-355, 357, 359-360, 364, 367, 373-374, 386, 389, 392, 395, 398, 405, 408, 410-411, 415, 421-424, 426, 428, 433, 436, 441, 447, 449-450, 460, 467, 471, 475, 485-487, 489-493, 496-499, 506, 511, 513-514, 518-519, 523, 526, 528-529, 539-540, 546, 556-559, 567-568 Jugement dernier 140, 221 législation 45-46, 371, 415, 420, 422, 436, 474, 478, 500, 510, 574 levée d’écrou 136 libelle 75-76, 387, 417, 544 mālikisme 251, 255, 287, 348, 353, 371 mandataire 105, 225, 227, 234, 267, 396, 515 maphrien 432, 469 mariage 31, 83, 121, 200, 267-268, 448, 524, 528, 531 médecin 275, 422, 435, 505, 511, 570

693

l’invention du cadi médiateur 84-85, 95, 138, 422, 425, 459, 492, 497, 529, 546 médiation 13, 94-95, 121, 138, 390-391, 423, 425, 451, 497-498, 513, 530, 556 métropolite 418, 421, 432, 438, 444, 468, 477, 482, 485, 501, 506, 509, 515-516 minaret 192, 197 minutes de l’audience 389, 398 Mishna 400, 465 monastère 443, 479 • Dayr al-ǧāṯalīq 502 • Mār Abrāhām 505 • Mār Elias 505 • Mār Mattai 432 • Mār Yōnān/Yūnus 482, 484 mosquée 18, 51, 127, 181-186, 188-190, 192-198, 200, 202-203, 215, 220, 230232, 301, 537, 551, 555, 574, 579-580 • ʿAmr (de) (Fusṭāṭ) 51, 195, 197 • Ayyūb b. Ziyād (d’) (Ispahan) 195 • Banū Quṭayʿa (des) (Baṣra) 192 • Damas (de) 187, 188 • Ḥaḍramawt (de) (Fusṭāṭ) 195 • Ḫuld (du) (Bagdad) 196 notaire 139, 417 Nouveau Testament 533 ordalie 248, 369, 394, 397-398, 450, 524, 539 orphelin 108, 208, 211-213, 440, 464, 479, 566 ostraca 29, 76, 382, 389, 425, 430 pagarchie 35, 42, 45, 49, 73, 91-92, 9798, 105-106, 108, 547 pagarque 35, 41-53, 55-57, 60-61, 63-66, 68-69, 71-74, 76-77, 79, 84-89, 91-92, 95-98, 100, 103-107, 111-112, 114, 118-119, 143-144, 224, 260, 374, 381, 390, 455, 480, 545, 572, 574, 578-579 palais épiscopal 417, 506 Pâque 463 parjure 408-409, 466, 509 patriarche 401, 419, 421-422, 426, 432, 436, 439, 469-470, 477, 480, 482, 485, 489, 497, 500, 505-506, 531, 550 peine capitale 410, 540

pèlerinage 574 pénalité 425, 451 Pentateuque 538 pétition (voir aussi qiṣṣa, ruqʿa) 43, 4546, 61, 69, 75-77, 80, 90, 99-100, 103104, 107-110, 113, 117-118, 134, 138, 140, 218, 220-223, 387, 474 phylarque 391, 444, 451 physiognomonie 360, 364-366, 582 piété 167, 171, 202, 292, 516 pigeons 292, 294 police (voir aussi šurṭa, ṣāḥib al-šurṭa) 42, 205-206, 208, 212, 225, 463, 500, 580 préfet 41, 207, 389 présomption 120, 124, 243-245, 248, 251, 254-255, 257-259, 317, 327, 336, 342, 353-354, 358, 361, 371, 405, 409, 428, 494, 513, 517, 519, 523-528, 559, 567-568, 583 prêtre 38, 58-59, 62, 392, 395, 420, 422, 437-438, 440, 453, 456-457, 469-470, 474, 477-478, 483, 485-486, 488-491, 493, 506, 509, 513, 527-529, 549-550, 565 preuve • circonstancielle 358, 359, 363, 365, 366, 367, 397, 398, 524, 539, 567, 582 • documentaire 348, 350, 351, 352, 353, 388, 390, 397, 405, 431, 442, 465, 472, 475, 494, 496, 497, 507, 517, 518, 519, 520, 523, 525, 527, 533, 539, 568, 569, 570, 572, 583 • répartition des preuves 236, 238, 243, 326, 329, 333, 335, 337, 343, 344, 345, 350, 559, 560, 563 • testimoniale 65, 68, 110, 120, 139, 141, 207, 235, 236, 237, 243, 247, 251, 253, 256, 257, 259, 260, 335, 342, 344, 345, 353, 356, 358, 363, 366, 390, 397, 472, 495, 519, 521, 563, 564 • charge de la — 68, 257, 342, 387, 390, 396, 405, 411, 417, 521, 527, 559, 568

694

index thématique prière 184, 194, 196, 198, 221, 230-231, 285, 291, 298, 322-324, 376, 549 prison 46, 87, 135-137, 140, 225, 333, 373, 394, 424, 460, 463, 481, 499, 520, 541, 566 prix du sang (voir aussi diya) 249, 359, 450 procès-verbal 131, 139, 215, 220, 396 prostitution 494 quittance 38, 66, 106, 121, 330, 337, 518 rabbin 400-401, 404 répudiation 40, 241, 269, 335, 375, 503 rescrit 71-72, 75-80, 83-84, 90, 100, 108-109, 112-113, 143-144, 223, 375376, 387, 390, 417, 460-461, 485-493, 498, 500, 545, 572-573, 580-581 roi des rois (sassanide) 392, 435, 437, 452, 476, 539, 544 Sanhedrin 460, 462 sceau 57, 72, 128, 132, 224, 226-230, 233, 352-354, 394, 396-397, 439, 443, 475, 513-514, 518-520, 533, 541, 572 scribe 44, 46, 54-56, 72, 78, 86, 102, 104-106, 115, 127, 160, 201, 204-210, 215, 219-220, 227, 265, 394, 462, 465, 541 serment 21, 68, 85, 129, 139, 164, 235-237, 241-242, 245-251, 254-255, 257-260, 265, 275, 321-349, 351-352, 357-358, 366-367, 388, 390, 396-398, 401, 405-406, 408-409, 417, 424, 443, 447-451, 453, 465-466, 475, 495, 508, 513-514, 517, 522-524, 526-528, 530, 538-540, 546-547, 552, 557, 559, 561565, 567, 574 • accusatoire 538 • clarification (de) 329 • décisoire 321, 389, 475, 495, 546, 563 • de dilatione 389 • mishnaïque 409, 410 • Pentateuque (du) 408, 409 • postmishnaïque 409 • purgatoire 408, 538

supplétoire 321, 388, 546, 563, 564, 569 • testimonial 325, 466 • double — 326, 327 signature 228, 388, 401, 407, 555, 560561 sorcellerie 475 successions (voir aussi héritage) 40, 88, 211, 239, 255, 275, 402-403, 475, 477, 488-489, 504, 514, 531 synode 383, 399, 412-414, 419-421, 425426, 432-440, 442-444, 453, 468-472, 476-480, 482, 501, 503-505 • Antioche (d’) 420-421 • Bēt Mār Šīlā (de) 469-470 • Dādišoʿ (de) 436-437 • Ézéchiel (d’) 438, 440, 442, 478 er • Georges I (de) 440, 477, 479, 482, 501 • Isaac (d’) 435 • Išoʿyahb (d’) 399, 438, 440, 444 • Joseph (de) 438 • Kapharnabu (de) 468 • Mār Abbā (de) 438-439 • Qyriaqos (de) 471 er • Yahballāhā I (de) 435 Talmud 400, 403-404, 406-407, 409, 458, 461, 465, 467, 530, 558, 561 • de Babylone 400, 401, 411, 453 • de Jérusalem 400, 401, 402, 411, 453 témoignage 30, 40, 65-66, 81, 106-107, 126-127, 130, 136, 168, 220, 234-235, 237, 239-241, 243-245, 247-248, 250, 253-258, 260-265, 269-271, 275, 278305, 312-316, 318-320, 322-325, 330331, 336, 340, 344, 348-353, 356-358, 363, 366-367, 388, 390, 397, 405-407, 429-430, 442-443, 447-448, 464, 472, 494-496, 507, 516-520, 528, 545-546, 548, 554, 559, 561, 563-564, 569, 571, 583 • aveugle (de l’) 284, 285 • conjoint (du) 281, 282, 283 • esclaves (des) 272, 273, 274, 397 •

695

l’invention du cadi femmes (des) 266, 268, 269, 270, 271 • fils (du) 282 • frère (du) 280 • isolé 241, 253, 257, 260, 429, 516, 539, 546, 564, 565, 574 • mineurs (des) 262, 263, 264, 265, 266, 397 • morts (des) 348, 349, 350, 496 • non-musulmans (des) 141, 274, 275, 276, 277, 278, 553 • qāḏif (du) 288, 289, 290 • rapporté 243, 318, 324, 351 • transconfessionnel 277, 278 • double — 65, 68, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 247, 251, 253, 254, 256, 257, 258, 259, 260, 328, 329, 331, 344, 351, 352, 354, 507, 564, 569, 574, 582, 583 • faux — 301, 305, 406, 417, 428, 516, 569 témoin 31-32, 38, 40, 48, 64-66, 68, 70, 85, 90, 94, 120, 126-129, 131, 139, 153, 158, 202-203, 208, 213, 215, 220, 224, 233, 235-237, 239-248, 251-257, 259261, 263-264, 267-268, 275, 282-283, 288, 290, 292-293, 295, 298-299, 302, 304-312, 314-324, 328-332, 341, 343, 345-346, 349-351, 354-355, 359, 363, 365, 388, 390, 397, 404, 406-408, 410411, 417, 427, 429, 433, 464, 466, 472, 475, 494, 496, 507-508, 514-519, 521, 524-528, 539, 541, 546, 552-553, 555, 557, 559, 561-564, 567, 569-572, 574 testament (voir aussi waṣiyya) 116, 214, 268, 274-277, 297, 321-324, 350, 471, 475, 519 tirage au sort 215, 219-220, 248-249, 253, 256-257, 336 topotérète (lieutenant d’un duc) 44-50, 69, 76, 86 Torah 337, 409, 466, 570 torture 89, 424 trahison 392, 398 •

tribu (voir aussi qawm) 13, 36, 80, 125, 194, 240, 276, 291, 295-296, 311, 320, 445-446, 469, 578 tribut 456 Trinité 429, 562 usure 295, 355 usurier 408, 517 vente 31, 58, 95, 121, 125, 127, 220, 326, 390, 402, 407, 465, 519, 526 verdict 46-47, 61, 68, 73, 207, 367, 374, 389, 396, 398, 410-411, 421, 423-424, 467, 486-487, 489, 492, 496, 528, 530, 539, 560, 567 vin (voir aussi ḫamr) 168, 292, 294, 297 viol 359 vizir 220 vol 78-79, 84, 375, 398, 475 voleur 542, 79, 90, 138, 290, 506, 523

696

TA B L E D E S M AT I È R E S

Remerciements Systèmes de translitération et de datation

Introduction

7 9 13

première partie

La justice au regard des sources documentaires Chapitre 1 — La justice en terre d’Islam d’après les papyrus

29

1. Les limites de la papyrologie

31 31 33 33 36 38

2. Entre le dux et le pagarque : la justice à l’époque sufyānide

41 44 46 46 47

3. Le gouverneur et le pagarque : la justice à l’époque marwānide

50 50 51 58 69

1.1. Papyrus juridiques et judiciaires 1.2. Représentativité spatio-temporelle des papyrus judiciaires 1.2.1. Provenance géographique des papyrus 1.2.2. Fourchette chronologique 1.2.3. Autres papyrus 2.1. Des ordonnances ducales 2.2. L’examen des litiges privés 2.2.1. Par le duc/émir 2.2.2. Par le pagarque

3.1. De Fusṭāṭ à Išqūh : la justice de Qurra b. Šarīk 3.1.1. Un bureau des plaintes ? 3.1.2. La justice du gouverneur 3.1.3. Conclusions 3.2. L’administration judiciaire en Palestine : l’exemple de Ḫirbet el-Mird 3.2.1. Deux rescrits judiciaires : P.Mird 19 et 20 3.2.2. Le chaînon manquant ? P.Mird 18 697

77 78 81

l’invention du cadi

3.3. Les autres attributions judiciaires du gouverneur marwānide 3.3.1. Des mandats d’amener : la justice directe du gouverneur ? 3.3.2. Justice fiscale et ordonnances législatives 3.4. L’acheminement des lettres judiciaires

4. Vers un renforcement de l’autorité judiciaire des pagarques

4.1. Émergence d’une justice omeyyade par délégation 4.1.1. La justice déléguée au Fayyūm 4.1.2. Médiation et adjudication : la hiérarchie judiciaire à Jēme 4.2. Les papyrus de ʿAbd al-Malik b. Yazīd : justice du gouverneur ou du sous-gouverneur abbasside ? 4.2.1. Un problème d’identification 4.2.2. P.Vindob. Inv. A.P. 1944 : les avatars de la procédure omeyyade 4.2.3. P.Louvre Inv. 6377 : un contrôle épisodique de la justice ? 4.3. Prolongements abbassides : développements d’une justice par délégation 4.3.1. Chrest.Khoury I 84 : le sous-gouverneur et son wakīl  4.3.2. P.Cair.Arab. III 167 : du sous-gouverneur au cadi 4.4. La justice directe du gouverneur abbasside 4.4.1. Des pétitions à l’émir de Fusṭāṭ 4.4.2. Développements d’une justice « fiscale »

5. La justice du cadi d’après les sources papyrologiques

5.1. La naissance documentaire du cadi 5.1.1. Le cadi, absent des papyrus omeyyades 5.1.2. Premières traces documentaires de l’appel au cadi 5.1.3. Une structure judiciaire de transition ? 5.2. La judicature au miroir des documents notariés 5.2.1. Le notariat : une croissance exponentielle 5.2.2. La confession des parties 5.2.3. Les témoins 5.2.4. Les allusions aux institutions judiciaires 5.3. Diffusion des tribunaux de cadis 5.3.1. Des citations à comparaître : une juridiction musulmane dans la campagne copte 5.3.2. La judicature et son référent juridique

85 85 87 89 91 92 92 93 96 97 98 100 104 104 106 107 107 111 114 114 114 117 118 120 121 122 126 130 130 131 134

6. Autres instances judiciaires et parajudiciaires

135 135 138

Conclusion

140

6.1. Documents de l’administration carcérale 6.2. Des instances de médiation et d’arbitrage ? 698

table des matières

deuxième partie

Le tribunal du cadi selon la tradition littéraire Chapitre 2 — Regard historiographique sur la judicature musulmane

149

1. Premiers ouvrages consacrés à la judicature 2. Les témoins survivants de la littérature consacrée aux cadis

150

3. L’historien et le genre des aḫbār al-quḍāt

161

2.1. Des approches diversifiées 2.2. Une littérature post-miḥna 2.3. Une littérature d’adab ?

3.1. Les siècles nébuleux de la judicature : une quête jurisprudentielle des origines 3.2. Contradictions et hétérodoxie 3.3. Principes de sélection du matériau historique

4. À la recherche des anciennes strates de controverses juridiques Conclusion

Chapitre 3 — La justice du cadi aux deux premiers siècles de l’Islam 1. Organisation des audiences judiciaires

1.1. Lieux de l’audience 1.1.1. Controverses omeyyades sur le lieu de l’audience 1.1.2. Des lieux d’audience diversifiés 1.1.3. Vers l’adoption de la mosquée comme siège du tribunal 1.2. L’organisation matérielle du tribunal 1.2.1. Organisation spatiale et distance des plaideurs 1.2.2. Mobilier de l’audience 1.3. Le personnel judiciaire 1.3.1. Kūfa 1.3.2. Baṣra 1.3.3. Médine 1.3.4. Fusṭāṭ 1.3.5. Conclusions

699

153 153 156 159

161 166 169 172 176

179 180 181 181 182 192 198 199 201 204 204 207 209 210 212

l’invention du cadi

1.4. La réception des plaideurs 1.4.1. Placets, ruqʿa-s, qiṣṣa-s 1.4.2. La convocation des plaideurs Conclusion : l’aura de la judicature

2. Les preuves légales : le témoignage

2.1. Les règles du témoignage 2.1.1. Baṣra 2.1.2. Kūfa 2.1.3. Médine 2.1.4. Damas 2.1.5. Fusṭāṭ 2.1.6. Bagdad 2.1.7. Conclusion 2.2. Qui peut témoigner ? Vers une théorie du témoin modèle 2.2.1. Témoignage du mineur 2.2.2. Témoignage des femmes 2.2.3. Témoignage de l’esclave 2.2.4. Témoignage des non-musulmans 2.2.5. Témoignage en faveur d’un proche 2.2.6. Témoignage des infirmes : l’exemple de l’aveugle 2.2.7. Des critères moraux : vers une définition positive de la ʿadāla 2.3. Procédures de sélection des témoins 2.3.1. Une sélection négative ou l’empirisme des débuts 2.3.2. Quand le témoin amène son propre témoin 2.3.3. Des enquêtes de moralité 2.3.4. Vers une restriction de la capacité à témoigner 2.3.5. Le témoignage au fondement de la science islamique Conclusion

3. Les preuves légales : le serment judiciaire

3.1. Quand les témoins devaient prêter serment 3.2. Le serment du demandeur  3.2.1. La procédure du double serment 3.2.2. Un serment en plus de la bayyina 3.2.3. Le serment référé au demandeur (radd al-yamīn)

700

215 215 224 230 234 235 239 243 247 251 253 256 256 261 262 266 272 274 279 284 288 304 305 308 309 312 316 318 321 321 326 326 327 332

table des matières

3.3. Le serment du défendeur 3.3.1. Premiers développements de la procédure 3.3.2. Des réticences face au serment 3.3.3. Le « jugement de David », une innovation du viiie siècle ? 3.4. Premières conclusions sur le serment

335 335 338 341 345

4. Autres types de preuve

348 348 348 351 354 358 358 360 367

Conclusion : les dynamiques de l’unité

369

4.1. La preuve écrite 4.1.1. « Le témoignage des morts » 4.1.2. L’écrit devant les tribunaux 4.2. La connaissance préalable du cadi 4.3. Des preuves circonstancielles 4.3.1. L’expertise 4.3.2. La firāsa ou le « jugement de Salomon » 4.4. Le duel judiciaire, un procédé médinois archaïque ?

troisième partie

La judicature musulmane remise en contexte Chapitre 4 — Les institutions judiciaires du Proche-Orient avant l’Islam

385

1. Les institutions judiciaires impériales

386 386 386 390 392 392 395

2. La justice des communautés juives du Proche-Orient

400 401 401 402 404 404 405 410

1.1. La justice dans l’Empire romain d’Orient 1.1.1. La justice séculière étatique 1.1.2. L’arbitrage 1.2. Les institutions judiciaires sassanides 1.2.1. Les acteurs de la justice 1.2.2. Procédures

2.1. Les autorités judiciaires 2.1.1. Dans l’Empire byzantin 2.1.2. Dans l’Empire sassanide 2.2. Les procédures 2.2.1. L’audience 2.2.2. Les preuves 2.2.3. Le jugement

701

l’invention du cadi

3. Justice et procédures dans la chrétienté syriaque

3.1. Les sources juridiques syriaques : remarques méthodologiques générales 3.2. La justice de l’Église syro-occidentale 3.2.1. L’episcopalis audientia dans l’Empire romano-byzantin 3.2.2. La justice des clercs jacobites 3.2.3. Les procédures de l’Église syro-occidentale avant l’Islam 3.3. Justice et procédures dans la chrétienté syro-orientale sous les Sassanides 3.3.1. Les autorités judiciaires 3.3.2. Le droit des procédures

411 412 414 414 418 425 434 435 442

4. En marge des empires : l’Arabie antéislamique

444 444 451

Conclusion

452

4.1. Des ḥakam-s païens ? 4.2. Le poids des cultures impériales

Chapitre 5 — La justice des non-musulmans dans le Proche-Orient islamique

455

1. Justice et procédures dans les communautés juives

457 458 458 460 462 464 464 465 465 466

2. La justice de l’Église syro-occidentale

468 468 471

3. Justice et procédures dans la chrétienté syro-orientale

476 476

1.1. Les autorités judiciaires 1.1.1. L’exilarque 1.1.2. Les gaons 1.1.3. Les juges locaux 1.2. Les procédures 1.2.1. Plaideurs et témoins 1.2.2. Documents 1.2.3. Serments 1.2.4. Jugement et exécution

2.1. Une extension de la juridiction ecclésiastique 2.2. Règles de procédures 3.1. Rendre la justice à la fin du viie siècle : de Georges à Ḥnānīšoʿ 3.1.1. Première définition d’une justice ecclésiastique en terre d’Islam 3.1.2. Les lettres de Ḥnānīšoʿ

702

476 482

table des matières

3.2. La codification des procédures au tournant du ixe siècle 3.2.1. De Timothée Ier à Išoʿ bar Nūn 3.2.2. La codification juridique d’Išoʿbokht

Conclusion

500 502 509 530

Chapitre 6 — Épilogue : la fabrique  de la judicature musulmane

535

1. L’héritage arabe 2. Des antécédents impériaux ?

536

3. Pratiques et interactions

547 549 549 553 558 558 562

4. Dynamiques régionales et impériales

572 572 574

Conclusion

578

2.1. Justice sassanide et pratiques musulmanes en Irak et au Khurasan 2.2. Pratiques byzantines et justice musulmane en Égypte et en Syrie

3.1. Des dynamiques intercommunautaires 3.1.1. Les musulmans et leurs voisins 3.1.2. Rencontres dans l’arène judiciaire 3.2. Tribunaux juifs, chrétiens et musulmans 3.2.1. Justice juive et musulmane 3.2.2. Justice chrétienne et musulmane 4.1. Diversité régionale et facteurs d’unification 4.2. La nature des « anciennes écoles »

Annexes

Annexe 1 — Listes des cadis 1. Cadis de Fusṭāṭ 2. Cadis de Damas 3. Cadis de Baṣra 4. Cadis de Kūfa 5. Cadis de Médine 6. Cadis de La Mecque

539 539 544

587 588 591 595 600 605 612

Annexe 2 — Liste chronologique des papyrus notariés utilisés

703

615

l’invention du cadi

Bibliographie

619

1. Sources

619 619 623 630 632

2. Instruments de travail 3. Études contemporaines

632

1.1. Sources papyrologiques 1.2. Sources littéraires arabes 1.3. Sources syriaques 1.4. Autres sources

633

Index

Index des personnages Index des groupes Index des lieux Index des termes arabes Index des termes syriaques Index des termes dans d’autres langues Index thématique

704

657 657 673 677 681 687 689 691