Auguste Sanqui: Des origines à la révolution de 1848. Premiers combats et premières prisons 9783111395920, 9783111033358


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French Pages 352 Year 1969

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Table of contents :
AVANT-PROPOS
CHAPITRE I. DES ORIGINES AUX TROIS GLORIEUSES
CHAPITRE II. L'AGITATION ESTUDIANTINE ET LA « SOCIETE DES AMIS DU PEUPLE »
CHAPITRE III. LE PROCES DES QUINZE
CHAPITRE IV. LE « LIBERATEUR »
CHAPITRE V. LES « FAMILLES » ET LES « SAISONS »
CHAPITRE VI. LA PRISE D'ARMES DU 12 MAI 1839
CHAPITRE VII. AU MONT-SAINT-MICHEL DANS LA BASTILLE DES MERS
CHAPITRE VIII. DETENTIONS ET COMBATS A TOURS ET A BLOIS
INDEX ALPHABÉTIQUE DES NOMS DE PERSONNES
TABLE DES MATIÈRES
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Auguste Sanqui: Des origines à la révolution de 1848. Premiers combats et premières prisons
 9783111395920, 9783111033358

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AUGUSTE BLANQUI DES ORIGINES A LA RÉVOLUTION DE 1848

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES - SORBONNE VI' SECTION

SCIENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES

SOCIÉTÉ, MOUVEMENTS SOCIAUX ET IDÉOLOGIES DOCUMENTS ET TÉMOIGNAGES V

PARIS

- MOUTON

- LA HAYE

MAURICE DOMMANGET

AUGUSTE BLANQUI DES ORIGINES A

L A RÉVOLUTION DE 1 8 4 8

Premiers combats et premières

PARIS

-

MOUTON

-

prisons

LA H A Y E

PRINCIPAUX

OUVRAGES

DU

MÊME

AUTEUR

La déchristianisation à Beauvais et dans l'Oise, 3 vol., Paris et Beauvais, 1919-1922. Les précurseurs du socialisme 1928, Paris, 1929.

: Victor

Moscou,

Considérant,

Pages choisies de Babeuf, Colin, Paris, 1935. Hommes

et choses de la Commune,

Marseille, 1937. Paris, 1947, Belgrade,

Blanqui, la guerre de 1870 et la Commune, 1959.

Histoire du 1°T Mai, Paris, 1953, Buenos-Aires, 1956. Edouard

Paris, 1956.

Vaillant,

Les idées politiques L'enseignement, 1964. Le

et sociales d'Auguste

l'enfance

et la culture

curé Meslier, athée, communiste Louis XIV, Paris, 1965.

Histoire

Blanqui,

Paris, 1958.

sous la Commune, et

révolutionnaire

Paris, sous

du Drapeau rouge, Paris, 1965.

Publié

avec le concours de la Recherche

du Centre National Scientifique

© 1969, Mouton & Co and École Pratique

des Hautes

Études.

AVANT-PROPOS

Auguste Blanqui, « l'Enfermé » (février 1805-janvier 1881), passa trente-trois ans et demi en prison et subit quarante-quatre ans de persécution. Cette vie, presque légendaire, lui assure une place d'honneur dans le riche Panthéon du socialisme et de la classe ouvrière. Mais cette vie d'apôtre et de martyr, de « héros immortel du prolétariat français », suivant le mot de Romain Rolland, ne doit pas faire rejeter à l'arrière-plan les capacités du penseur qui furent grandes. Il serait injuste que le combattant intrépide et indomptable, le lutteur infatigable, fasse du tort au penseur dont l'apport dans tous les domaines est considérable. En particulier, s'il fut un socialiste qui, plus que tout autre, ait résorbé en lui à la fois la polymorphie du socialisme français et son évolution durant le demisiècle où la France était considérée comme « la terre bénie » de cette idéologie, ce fut Blanqui. Et si la pensée d'Edouard Vaillant — le dernier en date des « têtes » blanquistes — représentait, au dire de Jaurès, l'adaptation la meilleure du socialisme scientifique au tempérament national des Français, c'est assurément parce que cette pensée synthétisait l'éclectisme idéologique du blanquisme et l'enseignement économique et politique de Karl Marx, ce dernier puisé du reste partiellement à la source blanquiste. Les loisirs forcés qu'octroyèrent à Blanqui tous les gouvernements lui fournirent l'occasion d'aborder et d'approfondir bien des problèmes. Sa connaissance de l'histoire, sa passion de la géographie, son étude minutieuse des conditions économiques et des aspirations des

8

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

peuples lui permirent, du fond des sombres cachots, de se mouvoir avec aisance dans le complexus diplomatique de son temps. On est étonné, quand on prend connaissance des pages fouillées, encore inédites, qu'il nous a laissées à ce sujet. On ne l'est pas moins quand on se rend compte de ses capacités militaires liées à son rôle de stratège de la guerre des rues, de ses recherches astronomiques qui en firent un correspondant de l'Académie des sciences, de ses vues philosophiques et de ses théories matérialistes consignées en des écrits étincelants. L'auteur, qui a été amené par ses recherches sur l'histoire du socialisme et du mouvement ouvrier à fouiller pendant quarante ans la vie de Blanqui, a eu l'occasion d'insister sur ce côté trop peu connu de sa forte personnalité. Ce fut l'objet de trois livres : l'un consacré spécialement aux idées, l'autre au rôle politique de Blanqui en 1870-71, le troisième à ses luttes contre le Second Empire. Le présent travail — qui vient compléter ces ouvrages et les autres travaux de l'auteur sur Blanqui — a pour but de montrer la formation intellectuelle et politique et de relater les premiers combats de l'homme d'action le plus énergique du Parti républicain et du socialisme français au 19° siècle. En apportant le maximum de lumière sur les agitations, les insurrections, les sociétés secrètes, les procès qui valurent déjà au jeune révolutionnaire la douloureuse connaissance d'une dizaine de prisons sous Louis-Philippe, cette étude permet d'étreindre les années qui marquèrent Blanqui pour toujours. En même temps, l'ouvrage éclaire puissamment — du moins nous le croyons — la résurgence ou seconde étape du socialisme révolutionnaire, plus de trente ans après la conjuration des Egaux. On saisit ainsi sur le vif comment après l'atonie, le manque de ressort et de conscience des masses parisiennes consécutifs à la défaite de Babeuf, la révolution de 1830, par le changement qu'elle a apporté dans la psychologie des masses, a permis à Blanqui de forger à la fois un mouvement et une idéologie dont Marx s'est inspiré. Celui-ci s'en réclame formellement pour l'essentiel de l'orientation dans deux textes datant de 1850 : Les Luttes de classe en France et L'Adresse du Comité central à la Ligue des communistes, dans le premier formellement, dans le second foncièrement. Il a reconnu, en outre, dans une lettre de 1861 qu'il a « toujours considéré » Blanqui « comme la tête et le coeur du parti prolétaire en France ». Et si Engels — tout en reconnaissant les riches qualités que postulait l'erreur tactique de l'époque consistant à vouloir s'emparer du pouvoir par l'action d'une petite minorité résolue au lieu de s'appuyer sur la grande masse du peuple — rejetait cette erreur en 1891, il n'en restait pas moins fidèle à l'esprit général du blanquisme. La filiation du babouvisme au marxisme passe par le blanquisme de la monarchie de juillet : six sur huit des chapitres de l'ouvrage l'établissent.

Avant-Propos

9

Est-il besoin d'ajouter que, comme dans les précédents ouvrages de l'auteur, rien n'a été négligé pour éclairer la personnalité de Blanqui, notamment par la citation fréquente de textes révélateurs qu'aucun commentaire ne saurait valoir ? Les archives et bibliothèques nationale, départementales et communales n'ont pas seulement été mises à contribution pour compléter les sources imprimées. Il a été largement fait appel aux pièces et mémoires inédits de Blanqui et de Lacambre en la possession de l'auteur et aux souvenirs de famille qu'il était tout juste temps de recueillir.

CHAPITRE I

DES

ORIGINES

AUX

TROIS

GLORIEUSES

Les lointaines origines. Les Blanqui — Bianchi en italien — sont des Ligures, mais plus anciennement si l'on en croit une tradition de famille, ils sortiraient de Florence aux extrémités de l'Apennin toscan faisant suite à l'Apennin ligure. Le fait est qu'il suffit d'ouvrir un annuaire, un bottin, un catalogue de librairie italien pour se rendre compte que le nom de Bianchi est extrêmement répandu dans la péninsule et spécialement en Toscane. Florence stimule alors que Rome exalte et que Venise caresse. Le vers robuste de Dante, la prose nerveuse de Machiavel en sont les expressions sur le plan littéraire, comme les luttes égalitaires du cardeur Michel de Lando et du brûlant Savonarole, les utopies communistes de Francesco Doni et de Giovanni Bonifacio, le sourd travail conspiratif de Philippe Buonarroti en sont les expressions sur le plan politique. Assurément, il serait vain de vouloir expliquer la genèse et le sens profond de la vie d'Auguste Blanqui en se référant à ces caractéristiques. Il faut bien les signaler cependant puisqu'elles frappent l'observateur. Notons aussi que la race italienne, aux yeux mêmes de Blanqui, est « la grande race de la Méditerranée, la race aux formes fines et délicates, l'idéal de notre espèce », celle qui a « couvé, fait éclore et triompher toutes les grandes pensées, toutes les généreuses aspirations » Il est fier d'en être comme d'appartenir à l'Italie du Nord, pays à tradition révolutionnaire, terre de Manin, de Mazzini, de 1. BLANQUI, « Vers la Un >, dans La Patrie en danger, n° du 18.10.1870.

12

Auguste Blanquì des origines à la Révolution

Garibaldi, des carbonari. Et la tradition révolutionnaire est chose obscure mais plus importante qu'on ne croit. Les Ligures, qui peuplent le littoral du golfe de Gênes, de Nice à l'embouchure de l'Arno florentin, ont toujours montré le goût impérieux de l'aventure. A toutes les époques, on les a vus faire preuve d'audace, braver les périls, alors que le climat privilégié avec les fleurs et les couleurs éclatantes paraît inciter à la douceur de vivre. Cette contradiction n'a pas échappé à Michelet. Il l'explique en faisant remarquer que « cette belle lumière, ce climat puissant trempe admirablement l'homme, elle lui donne la force sèche, la plus résistante ; elle fait les plus solides races, les plus robustes » Quand les mêmes facteurs historiques viennent se greffer sur les mêmes facteurs géographiques et ethniques, une même impulsion native pousse aux mêmes actions d'éclat les tempéraments qui se rapprochent. Ce n'est évidemment pas l'effet d'un hasard qu'Auguste Blanqui et Joseph Garibaldi, deux cœurs vaillants, deux âmes intrépides, deux héros à l'orageuse carrière, soient sortis de la même contrée, à deux ans de distance. Si maintenant, quittant les généralités et les considérations relatives à la lointaine origine de la famille, nous voulons plus prosaïquement en préciser l'origine immédiate, il nous faut aller au Touet de l'Escarêne, sur un des torrents où se forme le Paillon niçois. Jean-Paul Blanchi né dans ce pays à la fin du xvii* siècle époque où un autre Blanchi siège au Sénat de Nice 4 fut attiré sans doute, comme le torrent local, par la Méditerranée. Pour trouver femme, il descendit vers Nice, à la Tour de la Trinité-Victor et y épousa Anne-Marie Fighiéra, fille de Jean-François baptisé à Eze le 28 avril 1652, et de Marie-Madeleine Fighiéra. De son mariage, Jean-Paul Blanchi eut trois enfants : Claude, Nicolas qui devint curé de Drap, et Louis, grand-père paternel du révolutionnaire5. Louis épousa Maria-Madeleine dont, le 23 avril 1757, il eut un fils Jean-Dominique que son oncle inscrivit le lendemain sur le registre des baptêmes de Drap Jean-Dominique est le père d'Auguste Blanqui. Jean Dominique,

professeur

et

député.

Après avoir été instruit au collège de Nice, il y était professeur de philosophie et d'astronomie lors de l'entrée des troupes françaises. On le comptait, avant la Révolution, comme l'un des plus 2. J. MICHELET, Notre France, éd. de 1886, p. 140. 3. « Les Origines de la f a m i l l e Blanqui » , dans Le Petit Niçois, 21.9.1937. Extrait de LOHIS CAPPATTI, La Trinité-Victor. 4. Archives départementales des Alpes-Maritimes, B 12. 5. Le Petit Niçois, 21.9.1937, ibid. G. Archives de la cure de Drap. Registre des baptêmes de 1670 à 1762 :

Des origines aux Trois Glorieuses

13

zélés partisans des idées nouvelles et, à ce titre, il jouissait de l'estime et de la considération de tout le parti moderne. Aussi en 1792, au moment de l'invasion du comté de Nice par le général Anselme, Dominique se mit à la tête du parti révolutionnaire et il poussa vivement ses concitoyens à solliciter la réunion du comté de Nice à la France. Choisi par eux pour porter le vœu du pays à la Convention nationale, il fait prononcer par celle-ci la réunion du comté au territoire français. Il est nommé ensuite député à la Convention par le nouveau département des Alpes-Maritimes7. En arrivant à Paris, Dominique loge rue Honoré 75 8 et se lie avec Jacques-Henri Laurençot, député du Jura, qui a refusé dans le procès du roi « de réunir les fonctions de juge et celles de législateur ». Cet ancien capitaine de volontaires siège sur les bancs de la Gironde et sera arrêté avec soixante-douze conventionnels solidaires de cette fraction. Dominique le retrouvera plus tard au Conseil des Cinq Cents9. Laurençot est logé pour lors rue Thomas-du-Louvre chez Mme Brière de Brionville qui tient un hôtel garni et une table d'hôte où quelques députés viennent prendre leur repas. Il y entraîne Dominique qui, bien accueilli, y retourne10. L'hôtesse, « femme respectable, tailleuse de profession », a faii partie de la suite de Marie-Antoinette u . C'est la femme d'un ci-devant gentilhomme picard, ravissant officier mais joueur en diable, qu'elle a dû « racheter trois fois » Il y a aussi autour de Mme Brionville sa nièce, ou plutôt sa fille adoptive Sophie-Augustine, charmante fillette de douze ans « d'une figure agréable, d'une éducation soignée, sachant bien la musique, chantant à ravir et surtout possédant un cœur qui promet à ses parens un ample dédommagement des sacrifices qu'ils ne cessent de faire pour lui procurer une bonne édu1757 li 21 apprile Blanchg Gio. Dominique figliolo di Ludovico et Maria Madeleina Ziugali Blanchi del Terriero di questa parochia nato li 23 d*° verso la meza nota ê stato dame intotooggi battyato li padrini sono stati Mary Gio Oominico ed Maria Teresa di lui moglia di Benaigiumo territorio di Castelnuovo [signé] Blanchg Nicolao curato. On remarquera que le nom de Blanqui est orthographié dans l'acte à la fois Blanchy et Blanchi par le curé qui signe Blanchy. En 1750, il écrivait Blanchi et c'est ainsi qu'est écrite sur le registre Anne Marie en 1727. Le nom de Blanchi est encore répandu dans la région. G . G E F F R O Y , L'Enfermé p. 2 ; D R . ROBINET, Dictionnaire historique et biographique de la Révolution, t. I , p. 2 0 1 ; ALEX ZÉVAÈS, Auguste Blanqui, p. 1 1 , donnent inexactement le 2 4 . 4 . 1 7 5 7 comme date de naissance de Dominique. Les deux derniers commettent en outre une erreur en appelant Terrien la mère de Dominique, née Maria. 7. Dictionnaire des Conventionnels, p. 60. 8 . GEFFROY, p . 4 . 9 . E . FOURQUET,

Les hommes célèbres et les personnalités marquantes de Franche-Comté, p. 268. 10. DOMINIQUE BLANQUI, L'Agonie de dix mois, p. 41. — Bibl. nat., Lb 41/1 504. —

G . GEFFROY, p .

4.

11. Jbid. 12. Témoignage de Madame Souty, petite-nièce d'Auguste Blanqui.

14

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

cation » Ces éloges de Dominique décèlent son invincible attirance pour cette adorable enfant dont il finira par demander prématurém e n t la main. E n attendant, il s'assied le 24 m a i 1793 sur les bancs de la Convention ressortissant par ses votes de la Gironde, ainsi que Massa et Dabray, ses deux autres collègues des Alpes-Maritimes 14. Ce n'est pas que Dominique soit un tiède révolutionnaire : on a pu le constater. Du reste, à ce moment, la Gironde n'est pas encore devenu l'asile du royalisme et, à bien des égards, sur le plan théorique, ses chefs vont plus loin que de nombreux montagnards. Néanmoins pratiquement, dans les conditions concrètes de l'époque, les montagnards plus préoccupés de réalités que de théories et courant au plus pressé avec le m a x i m u m d'énergie, restent les plus conscients des nécessités terribles de la Révolution. Dominique dira plus tard qu'il eut souvent envie de se lever et d ' e n j a m b e r les gradins de la Montagne 1 5 , m e t t a n t ainsi à n u le drame intérieur qui bourrelait sa conscience et l'on sait, d'autre part, qu'il f u t fort lié avec Roger Ducos, à demi montagnard 16. E n fait, il semble bien que c'est « la manière » d'une bonne partie des montagnards qui déplaisait à Dominique. A leur affectation sansculotte, à leur allure plébéienne, à leur violence de langage, il préférait la tenue plus correcte, le sentiment des hiérarchies sociales, le langage plus classique des chefs de la Gironde 17- Il n'est pas impossible non plus que la solidarité avec la députation de son département et avec les hôtes de la pension Brionville ait joué u n rôle d a n s son choix, si tant est qu'il y ait eu un choix. Albert Mathiez a noté très finement qu'en l'absence de programmes et de groupem e n t s parlementaires cohérents et disciplinés, girondins et montagnards n'avaient d'autre lien que celui « des affinités intellectuelles et sentimentales ou des communautés d'intérêts et de passions » 18. Il y a quelque chose à retenir de cette remarque en ce qui concerne Dominique tout comme peut en conclure « la difficulté de définir et de classer ce qui f u t essentiellement instable » 19. C'est bien pourquoi Mathiez considère comme insuffisant le critère des votes à la suite de l'insurrection des 31 mai et 2 juin. On ne saurait oublier non plus le fait que Dominique n'a pénétré que tardivement à la Convention et même à la clôture parlementaire des luttes entre les deux fractions rivales, sans en avoir pu suivre la genèse. Son classement p a r m i les girondins est d'autant plus aléatoire et c'est peutêtre ce qui explique qu'Auguste Blanqui relatant les états de service 13. L'Agonie de dix mois, p. 41. 14. G . G E F F R O Y , p. 4. — A . A U L A R D , Histoire 4« éd., pp. 393-394. 15.

G . GEFFROY, p .

16. Archives 17.

18. Girondins 19. Ibid.

4-5.

départementales

G. GEFFROY, p .

de la Révolution

des Alpes-Maritimes,

4-5.

et Montagnards,

p. 3.

L 462.

française,

Des origines aux Trois Glorieuses

15

révolutionnaires de son père, n'ait pas cru devoir mentionner sa nuance politique 20. Toujours est-il que Dominique, après l'insurrection parisienne contre la « faction des hommes d'Etat » signe la protestation dite des 6 et 19 juin 1793 contre la violation de la souveraineté nationale et refuse de prendre part dorénavant aux travaux législatifs 21. Suspect désormais, quoique toujours confiant dans le triomphe de « la République une et indivisible », il s'attend au pire, écrivant à un correspondant le 15 juin cette ligne laconique : « Adieu, citoyen, peut-être pour toujours » 22. Atteint par l'article IV du décret du 3 octobre 1793, il est arrêté avec soixante-douze autres représentants protestataires dont Massa et Dabray 23. Alors commence ce qu'il a appelé son « agonie de dix mois ». Le prisonnier

et la

mascotte.

C'est sous ce titre que Dominique Blanqui fait le récit de la captivité des députés ses amis, à La Force, aux madelonnettes, aux bénédictins anglais, aux fermes générales, à la caserne des carmes. Ce récit, on en devine la teneur. Il ne diffère pas sensiblement des relations qui, en 1794-95 inondèrent les librairies pour satisfaire une maladive curiosité et spéculer politiquement sur la sensibilité populaire. Nous ne suivrons donc pas Dominique à travers les couloirs humides, dans les dortoirs pouilleux, avec la brutalité des guichetiers, la promiscuité des voleurs, la détestable engeance des « moutons » sans oublier, au subjectif, les alternatives d'espoir et de crainte. Son compte paraît bon : on a trouvé à Nice des lettres qui le compromettent. Mais on ne sait pourquoi la justice révolutionnaire ne se presse point de liquider son cas. Ce sursis, finalement, devait aboutir à la liberté. En attendant, Dominique gémit et se ronge. Il se raccroche pour tromper l'angoisse et l'ennui aux vétilles, aux futilités que réserve toujours la vie d'une prison. La grande diversion, la grande consolation, c'est la visite de Mme Brière de Brionville, car la bonne hôtesse n'oublie pas ses clients, les députés arrêtés. Elle vient les voir accompagnée de sa nièce ou bien elle envoie celle-ci, seule, parfois avec la bonne. N'importe, la petite Sophie est là, véritable mascotte, affrontant intempéries ¡et dangers, attendrissant les gardiens pour arriver, par mille traits admirables, à renseigner, charmer et réconforter « ses députés », comme elle les appelle. Le souvenir des heures trop brèves où la charmante enfant vient 20. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581. 21.

G. GEFFROY, p .

23.

DÉCEMBRE-ALONNIER,

22. Ibid.

7.

Dictionnaire

de la Révolution,

t. II, p.

40.

16

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

exercer, en plein vestibule de la mort, le ministère de sa charité, transporte à ce point Dominique d'admiration qu'il écrit, sous le coup de l'émotion : La difficulté d'obtenir l'entrée de la prison ne la rebutait point. La patience, la docilité, la complaisance, les prières, le dépit, la ruse, tout était employé par elle. Quelquefois, c'étoit après des journées entières d'une attente pénible eet persévérante, qu'elle obtenoit enfin la permission de venir nous consoler par sa vue et nous charmer par ses accens mélodieux. La rigueur de la saison ne l'arrêtoit point : souvent, nous l'avons vue arriver déguisée en garçon, sous une mince carmagnole, portant à la main des sabots que ses tendres pieds n'avoient pu supporter dans sa course, ou qui s'opposoient à l'empressement qui la faisait voler, et elle préféroit ainsi de traverser tout Paris, à pieds nuds, dans la neige, que de reculer de quelques instants le plaisir de voir ses députés. Courant sans cesse de la convention aux jacobins, et des jacobins dans les groupes, elle écoutoit tout, retenoit tout, et venait aussitôt nous en faire le rapport à la prison. Rarement c'étoient des nouvelles consolantes, mais elle en adoucissait l'amertume par ses exhortations à la résignation et à la dignité convenable à des représentans. Dans les accès de sa fièvre généreuse, elle voudroit être sur là même charrette qui devoit nous conduire au supplice, pour mourir avec nous, et nous apprendre comme on meurt, quand on meurt innocent, et pour le bien de sa patrie; mais elle ne voudroit pas être à côté des lâches, elle en seroit désolée. Puis recourant aux charmes de sa voix enchanteresse, elle cherchoit à insinuer dans nos âmes le baume de la consolation, par des ariettes analogues et à propos. En voici une tirée d'Œdipe : Du malheur, augustes victimes, Mettez un terme à vos regrets. Quand le cœur est exempt de crimes, Du sort on doit braver les traits. Que votre âme en paix s'abandonne Aux soins que nous prendrons de vous; Pour vous servir, nous aurons tous Le zèle et le cœur d'Antigone. On avait beau nous traîner de cachots en cachots, elle nous suivait par-tout, partout elle cherchoit à pénétrer jusqu'à nous, et souvent lorsque nous y pensions le moins, nous la voyions arriver toute triomphante d'avoir réussi à apprivoiser les intraitables cerbères qui repoussoient impitoyablement tout ce qui se présentoit. Enfin, lorsque nous fûmes dispersés dans cinq maisons différentes, elle passoit souvent des journées entières à courir de prison en prison pour visiter tous ses députés **. 24. L'Agonie de dix mois, p. 42-43.

Des origines aux Trois

Glorieuses

17

A ces lignes qui parent Sophie d'une auréole de grandeur morale et de grâce incomparable, fait suite l'expression de quelque chose de plus que la reconnaissance. Aimable enfant, puisse la reconnoissance, à laquelle tu as acquis tant de titres, être le moindre des devoirs que nous avons à remplir envers toi ! Puisse l'hommage, que je me plais à rendre à tes vertus naissantes, te servir de stimulant pour développer tous les sentimens généreux dont les germes t'ont été prodigués par la nature ts. A n'en pas douter, c'est déjà l'amour — un amour passionné — que Dominique éprouve pour cette charmante créature qui fut son « ange consolateur » 2S. L'ange devint même, comme nous le verrons, un démon. Il en fera sa femme dès que Sophie atteindra seize ans, le minimum légal. Situation délicate, car, en raison de la disproportion d'âge, la jeune mascotte eût pu être la fille de Dominique. L'agrément de Mme Brière de Brionville, de rigueur, n'en était que plus difficile à obtenir. Il f u t donné cependant et, au sortir de prison, quand Dominique tombe malade assez gravement, c'est chez sa future belle-mère qu'il est soigné. Il y est même fort bien soigné, au point qu'à la convalescence Chartroux fils, de Nice, dira avoir l'âme pénétrée des « marques de sensibilité » dont les Brionville ont comblé son ami Blanqui 27.

Sophie

Blanqui.

Le mariage eut lieu à Paris le 17 vendémiaire an V (8 octobre 1796) M et bientôt « l'enfant charmant devint une femme rayonnante de beauté » 29. On peut en croire Adolphe son fils aîné, particulièrement sévère pour elle, lorsque succédant à Dominique dans les éloges hyperboliques, il écrit : Ses yeux, d'un bleu clair et limpide, étaient frangés de longs cils; sa bouche, resplendissante de fraîcheur, était ornée des plus belles dents du monde, et sa chevelure d'un blond soyeux roulait jusqu'à ses pieds en flots opulents, que l'âge a blanchis sans les éclaircir 30• Plus que la beauté, c'est la racine sociale, c'est la formation spirituelle, c'est le caractère de Sophie qui nous intéresse en tant que mère d'Auguste Blanqui. La famille Brière de Brionville est de Noyon. Dans le premier quart du 18e siècle, on y trouve le grand-père de Sophie, Alexandre25. L'Agonie de dix mois, p. 44. 26. Ibid., p. 42. 27. Archives départementales des Alpes-Maritimes,

L 462.

28. G. GEFFROY, p . 1 0 .

29. « Souvenir d'un lycéen de 1814 », dans Là Revue de Paris, n° 15, 1916, p. 850. 30. Ibid. 2

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

18

François Brière de Brionville capitaine des gardes-selles. Il a pour femme Marie-Elisabeth Ladosipin ou Lessikain de Chouppes. Tous deux, de petite noblesse, sont de la paroisse Saint-Pierre, la plus ancienne et la plus considérable de la ville 81. Le Noyonnais fait partie de « la vaillante et colérique Picardie » sz . Les Ligures sont loin, mais nous retrouvons leur esprit de combat se muant en foi d'apôtre dans l'âme d'un Calvin comme, au temps de Dominique chez le plébéien Babeuf, chez Saint-Simon, Saint-Just et Lauraguais, de souches nobiliaires comme les Brionville. Corrélation curieuse. On pourrait la pousser plus loin, car c'est à Noyon que Babeuf a fait ses premières armes comme journaliste égalitaire en lançant Le Correspondant picard 113 et, par les Brière de Brionville, il n'est pas impossible que le jeune Auguste Blanqui, descendant spirituel de Babeuf, ait entendu parler à plusieurs reprises du Tribun du peuple quand les parents égrenaient le chapelet des souvenirs locaux. Le hasard amène de si singuliers rapprochements ! Le trait qui domine la personnalité de la jeune épouse, nous l'avons remarqué, c'est la volonté, la patience, la ruse poussées jusqu'à l'héroïsme, c'est la fervente abnégation pour arriver au but recherché. Il est vrai que la mascotte intrépide devenue femme, tomba dans l'une des « maladies de la volonté », s'avérant exigeante, altière, poussant trop loin l'esprit de domination. Elle n'en resta pas moins une femme de profond tempérament, de généreuse nature, d'énergie incroyable « la femme forte par excellence » 34. On la verra même, au soir de sa vie, renouveler en quelque sorte ses prouesses juvéniles pour son fils emprisonné. Incontestablement, elle transmit à ses enfants ce qui constituait le fond de son caractère; mais la volonté indomptable appliquée seulement à l'étude chez Adolphe, devint une force incroyable de combat et de stoïcisme chez Auguste. Et c'est probablement parce qu'elle retrouvait en ce dernier avec des proportions et des applications imprévues sa ténacité et sa fermeté d'âme qu'elle eut toujours un faible pour lui. Au Conseil des Anciens, Dominique Blanqui s'occupe surtout des questions financières. Il n'a pas hurlé avec les loups, au temps de la Réaction thermidorienne, mais après la journée du 18 Brumaire qu'il qualifie de « mille fois heureuse », il échange son mandat électif contre une fonction publique. Nommé d'abord juge au tribunal correctionnel des Alpes-Maritimes en germinal an VIII, il devient le 5 floréal suivant sous-préfet de Puget Théniers 31. Archives départementales de l'Oisê. Registre pour servir de copie k la paroisse Saint-Pierre de Noyon, 1734, 22* p. 32. J. MICHELET, Notre France, éd. de 1886, p. 280. 3 3 . MAURICE DOMMANGET, Pages choisies de Babeuf, chap. 3 , pp. 9 1 - 1 3 0 . 3 4 . HIPPOLYTE CASTILLE, L.A. Blanqui, p. 2 5 . 3 5 . KUSCINSKI, Dictionnaire des Conventionnels, fase.; A . - C . , p. 60. — G.

GEFFROY,

p.

14.

Des origines aux Trois Glorieuses Prime

enfance

d'Auguste

à

19

Puget-Théniers.

Cette petite ville, sur les bords du Var et comme perdue dans les derniers contreforts des Alpes, était alors isolée du monde. Pour y parvenir, par des sentiers dangereux, à dos de mulet, il fallait deux ou trois jours de Nice, à quinze lieues de là 36. La ville se concentre toujours dans un étroit espace que domine le massif du Gourdan, en un pays de ravins profonds et déchirés, de replis d'abîmes, de défilés qu'arrosent de minces filets d'eau ou des torrents impétueux. Une végétation quasi polaire au haut des pentes nord contraste avec les oliviers, les figuiers, les amandiers, les cyprès, les vignes du bas des pentes méridionales, qui annoncent les magnifiques orangeraies de la Côte d'Azur. Le site, sauvage en hiver, est enchanteur en été quand la verdure recouvre la géologie tourmentée, que les cigales chantent et que, dans le grand ciel bleu, le soleil chauffe et rougeoie la nature. La famille habite l'hôtel de la sous-préfecture, face à l'église paroissiale en style byzantin et au clocher carré. Quand Louis Auguste Blanqui y naît le 19 pluviôse an XIII (8 février 1805), il est le troisième enfant de la maisonnée, l'aîné Adolphe étant né à Nice le 4 novembre 1798, et une fille, à Puget Théniers, entre les deux garçons. La naissance se place à une heure du matin et la déclaration le même jour à quatre heures de l'après-midi, suivant acte passé devant le maire Jean Cayla en présence du père, du secrétaire et d'un employé de la sous-préfecture : Jean-Louis Guibert et Honoré Papon 87. Sur l'enfance d'Auguste, nous ne disposons d'aucune information directe. Mais grâce aux souvenirs de son frère Adolphe et à quelques 36. « Souvenir d'un lycéen de 1814 » , dans La Revue. de Paris, n° 15, avril 1916. 37. Etat c i v i l de P u g e t Théniers et Archives départementales des AlpesMaritimes. V o i c i la c o p i e de l'acte de naissance n° 15 du registre de l ' E t a t c i v i l de P u g e t - T h é n i e r s déposé aux Archives des Alpes-Maritimes : Du dix-neuf pluviôse, an traize à quatre heures après midi, par devant nous Jean Cayla Maire officier de l'Etat Civil ue la Commune du Puget-Théniers département des Alpes-Maritimes est comparu, Monsieur Jean-Dominique BLANQUI, sous-préfet du Puget Théniers âgé de quarante cinq ans domicilié en cette ville, lequel nous a présenté un enfant du saize masculin né aujourd'hui à une heure du matin, de lui et de dame Augustine-Sofie BRIONVILLE son épouse auquel a déclaré vouloir donner le prénom de Louis-Auguste. Lesqu'elles déclaration et présentation ont été faites en présence de sieur JeanLouis Guibert âgé de quarante cinq ans secrétaire de cette sous-préfecture et de siewr Honnoré Papon âgé de vingt huit ans employé à la même, tous les deux domiciliés en cette commune, Ledit Monsieur BLANQUI père et témoins ont signé après que lecture du présanit acte leur en a été faite, et avons ausi signé. GUIBERT PAPON J.-D. BLANQUI CAYLA Cette c o p i e rectifie une erreur généralement c o m m i s e p a r les historiens et par Blanqui l u i - m ê m e , erreur d o n n a n t c o m m e date d e naissance le 12 p l u v i ô s e an X I I I (1.2.1805). Une note du père de Blanqui, citée p a r M" A n t o i n e dans u n « l e t t r e à G. D e v i l l e du 20.7.1888 d o n n e bien la date du 19 p l u v i ô s e an X I I I .

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Auguste Blanqui des origines à la Révolution

détails trouvés par ailleurs 38, on peut tout de même en tenter une brève reconstitution. La mère nourrit Auguste qui, comme un petit oiseau, gazouille en son lit blanc. Il apprend à marcher et bientôt, avec Adolphe, de quatre ans plus âgé que lui, joue sous les arcades élégantes de l'hôtel ou traîne dans les bureaux de la sous-préfecture. Quand Auguste a huit ans, Adolphe quitte le collège communal et la maison paternelle pour aller au lycée de Nice où, comme à Puget Théniers, il tiendra la tête de sa classe. Dès lors, sauf pendant les vacances, c'est à Auguste de guider ses frères et sœurs plus jeunes car, presque chaque année, la maisonnée grandit. Toute une ribambelle de garçons et de fillettes peuple maintenant la sous-préfecture. Et comme le revenu familial ne s'élève qu'à quinze cents francs, comme les essais d'endiguement du Var et de plantations imaginés par le père pour améliorer la médiocre situation, aboutissent à l'endettement, comme la mère est dépensière, impérieuse et d'humeur difficile, on devine que tout ne va pas pour le mieux dans le ménage. En fait, Dominique Blanqui, excellent homme, estimé de ses chefs et de ses subordonnés, dirige bien la sous-préfecture, mais il n'est pas maître chez lui. On peut conjecturer que le jeune Auguste ne se rendit compte de tout ceci que beaucoup plus tard. Son esprit éveillé ne lui en donne pour lors que quelques vagues intuitions, d'autant plus que le père, stoïque et fier, s'emploie à masquer la situation. C'est l'époque où, à la faveur de courses et promenades, Auguste découvre la petite ville et aussi les paysages environnants. Il subit le charme •— on devrait dire l'enchantement — qui émane des montagnes méridionales en une riante vallée qui réunit « les beautés de la Suisse à la végétation de l'Italie » . Ses ardeurs et ses naissantes passions s'exaltent. On doit admettre que pour lui comme pour Adolphe, ces « premières impressions n'ont jamais été dépassées dans aucun pays en splendeur et en magnificence, excepté par la vue de la mer » . Adolphe ajoute : Les enfants qui vivent dans de pareils milieux finissent par élever leur âme à la hauteur des grandes scènes de la nature, et ils acquièrent une horreur instinctive pour les choses vulgaires et pour les sentiments bas et égoïstes du cœur humain. Ainsi devait-il en être pour Auguste. L e collège de la localité — qui était sans doute dans le couvent des augustins aujourd'hui rue Papon — comptait des professeurs d'un goût pur, d'une instruction solide et d'une critique exercée. Ces maîtres habiles et dévoués avaient initié Adolphe aux auteurs 38. La Revue de Paris, ibid. — Communication de M. Malbequi. — Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581. Autobiographie. Contrairement à la version de Ilaphélis dans les Annales de la société scientifique et littérairé d|e Cannes, t. X, 1932-33, p. X, Louis Auguste n'a jamais été élève du lycée de Nice. Il y a confusion avec son frère Adolphe.

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Glorieuses

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classiques et à l'histoire, lui avaient fait faire des versions et des thèmes dans la grammaire de Restaut. Mais au collège, Auguste, d'après son aîné, resta « confiné dans les études élémentaires d'une véritable école primaire ». Peut-être suivit-il tout de même les premiers cours de grammaire qui comprenaient, avec l'histoire sainte, l'étude parallèle du catéchisme du diocèse et du catéchisme de Fleury. Le futur athée allait au surplus à la messe, et il est à croire que le curé de la paroisse l'interrogea — comme son frère Adolphe — sur le catéchisme et lui apprit à chanter au lutrin. Le soir à la maison, les devoirs achevés, ni la mère indifférente à l'éducation de ses enfants, ni l'ancien conventionnel absorbé par ses travaux, ne reprenaient en sous-œuvre la besogne pédagogique. Adolphe s'est même plaint, après coup, du manque de surveillance de ses parents : Qui nous parlait de morale ? Qui nous donnait de bons conseils ? Hélas personne. C'est seulement au départ pour Nice que son père lui recommanda d'être toujours honnête, laborieux et sage, de devenir « un homme d'honneur », suivant son expression favorite. Durant son séjour comme interne au lycée de Nice, Adolphe devint effectivement l'édification de ses condisciples, à la fois par sa conduite et par ses brillants succès scolaires. Auguste le retrouvait après chaque distribution des prix quand son aîné venait se retremper au foyer familial. C'est alors qu'Adolphe put lui communiquer la philosophie voltairienne dont il s'imprégnait peu à peu. L'hypothèse est plausible puisqu'Adolphe avoue que, dans son zèle de néophyte, il raillait ses anciens condisciples sur leur fidélité aux croyances du premier âge. Dans les premières poussées d'incrédulité du jeune Auguste, poussées frayant la voie à son évolution philosophique, on ne saurait en tout cas soit à ce moment, soit un peu plus tard, sous-estimer l'influence du grand frère qu'auréolaient les lauriers universitaires. Les invasions

de lMk

et

1815".

Nous arrivons en avril 1814. C'est l'invasion. Napoléon vaincu doit abdiquer à Fontainebleau. Avec les alliés, les Piémontais chassés par l'annexion rentraient dans le comté de Nice. Dominique Blanqui, le fonctionnaire de l'empereur déchu, le promoteur de la réunion de Nice à la France, le conventionnel objet de la haine des nobles et des prêtres, doit fuir devant la vengeance du parti sarde. Il se propose, avec l'aide de ses amis de la capitale, de reconquérir un modeste emploi susceptible d'assurer le pain à ses huit enfants, 39. Mêmes sources que le paragraphe précédent, plus les Archives nales d'Aunay-sous-Auneau.

commu-

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Auguste

Blanqui

des origines

à la Révolution

à sa jeune femme et à la vieille tante Brionville, devenue l'hôte de la famille depuis la mort de son mari. Pour toutes ressources, en effet, l'ex-sous-préfet ne dispose que d'un arriéré de traitement ce qui, avec la vente du mobilier et défalcation faite de dettes courantes, permet de réaliser cinq mille francs. Auguste, âgé de neuf ans, est trop jeune pour apprécier vraiment le tragique de cette position. Mais, tout comme son frère aîné qui a dû interrompre précipitamment sa rhétorique, il est témoin des saturnales du parti victorieux. Les Autrichiens occupent la petite ville. Pour la première fois, Auguste « sentit les douleurs de la défaite » et « but toutes les amertumes de l'occupation étrangère ». Ici, nous reprenons ses propres expressions et suivons le fil de son récit : La cocarde tricolore était foulée aux pieds dans les farandoles triomphales de la réaction et l'enfant suspect se voyait contraint de porter comme une sauvegarde la cocarde bleue de la Sardaigne. Le spectacle de ces violencs avait produit sur son âme une impression profonde et décidé des destinées de toute sa vie. Cependant, après cette brutale initiation à la vie civique, un coup de théâtre heureux et inespéré se produisit bientôt au foyer des Blanqui : la perspective d'un important héritage en Eure-et-Loir. Une lettre suscripte d'une main inconnue et, en tant que telle refusée par Dominique, puis acceptée par sa femme annonçait la mort, à Aunay-sous-Auneau le 18 mai de la tante Elizabeth Brière, veuve de François Pyot d'Eréville, à l'âge respectable de soixante-dix-neuf ans. Cette lettre émanait du juge de paix du canton et, sur la base d'un inventaire sommaire, annonçait un mobilier considérable, des bijoux, une propriété, des terres : toute une fortune, cent mille francs, valeur de l'époque. Mais il y avait un procès à soutenir contre un co-héritier qui se prétendait légataire universel, les autres co-héritiers s'étant désistés en faveur de Mme Blanqui. Dominique se fixa à Chartres, manœuvra habilement et choisit comme avoué son ancien collègue à la Convention Lesage qui gagna le procès. L'héritage revint tout entier à la famille et Dominique put prendre possession du château de Grandmont, vaste habitation de maître donnant dans l'une des rues principales du village d'Aunaysous-Auneau. Mme Blanqui, impatiente d'occuper son domaine, partit avec Adolphe et l'une de ses filles. Auguste, entouré de ses petits frères et sœurs, sans autre protection que la présence de la vieille tante, restait à la merci de la réaction sarde. Il s'efforçait de dissimuler le ressentiment des outrages prodigués à son drapeau et à sa famille. De cette époque, confirmera-t-il plus tard, « date sa déclaration de guerre à toutes les factions qui représentent le passé ». En 1815, les cinq jeunes enfants guidés par leur vieille tante, traversent lentement la France, marchant à petites journées au

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travers des traces d'incendie et de combat comme des colonnes autrichiennes, piémontaises, prussiennes et russes qui sillonnaient toutes les routes. Ce voyage pêle-mêle avec les hordes de l'étranger vainqueur, nous citons toujours Auguste, grava plus profondément encore dans le cœnr du jeune fugitif les cruelles impressions qu'il venait de subir dans ses montagnes. Et pour comble, arrivé au terme de cette pénible odyssée, il eut à subir le spectacle de la réaction blanche qui remplissait dé deuil et de terreur jusqu'à l'humble hameau de la Beauce où s'était retirée sa famille. Là est la source principale, croyons-nous, de ces brûlants sentiments patriotiques que Blanqui manifestera avec tant de force tout au long de son orageuse carrière et singulièrement pendant la guerre de 1870-71. On s'en assure en rapprochant de ces lignes suggestives les impressions ineffaçables produites sur l'imagination d'un autre enfant, de deux ans plus âgé qu'Auguste et comme lui fils d'un fonctionnaire de la Révolution et de l'Empire, le jeune Edgar Quinet. Quarante-trois ans après les événements, celui-ci a montré en des pages encore vibrantes d'indignation les énormes retentissements provoqués par l'abîme de 1815 sur les enfants, sur les adolescents tout autant et peut-être plus que sur les hommes faits 40. Le château

de

Grandmontu.

Le château de Grandmont, sans caractère architectural, a survécu, quoique bien délabré, aux vicissitudes du temps. Il n'en garde pas moins fière allure et, par un petit effort d'imagination, on y saisit l'ombre d'Auguste, ainsi que les perspectives familières de son enfance. La grille d'entrée donnait sur des pelouses ombragées d'acacias avec, à gauche, des bâtiments annexes. La bâtisse comprenait en bas avec un vestibule et une immense cuisine, une salle à manger, une salle de billard et un salon pourvus de belles boiseries. On accédait au premier et aux combles qu'éclairaient neuf fenêtres par étage, grâce à un large escalier à la rampe en fer forgé. Le château donnait derrière, sur une enceinte de quinze à seize arpents, magnifique parc dont la moitié dessinée à l'italienne était agrémentée de bancs de pierre, de grands escaliers en ligne droite et en terrasses superposées. On était de plain-pied sur la première terrasse en descendant les six marches à la sortie du vestibule. De 40. Histoire de mes idées, 1™ partie, chap. 11-14. 41. Visite à Aunay. — < Souvenirs d'un étudiant sous la Restauration ». dans La Revue de Paris, 15.10.1918, p. 776 et suiv. — Souvenirs de Madame Souty. — MAURICE HOUDIN, « Les Blanqui en Beauce », dans Le Bulletin du Syndicat national des instituteurs d'Eure-et-Loir, mars 1924.

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Auguste

Blanqui des origines à la Révolution

là, on découvrait à gauche de longues allées de tilleuls, à droite pardelà un hêtre à feuilles rouges, des échappées sur la plaine. Au fond, après des prairies d'un vert foncé s'élevait un amphithéâtre parsemé de vieux chênes séculaires. Ce manoir, conquis de haute lutte par l'ancien fonctionnaire impérial redevenu pendant les Cent Jours sous-préfet de Marmande, donna le vertige à la légère et fantaisiste Mme Blanqui. Les splendeurs qui s'y trouvaient encore malgré un certain laisser-aller, l'éblouirent littéralement. Il y avait de grands lits à baldaquins en damas de soie, des commodes en bois de rose, des fauteuils Louis XV, des pendules originales, des tables de toilette garnies de mousseline, des baignoires, des montres de prix, une série de cafetières en argent et toute une collection de tabatières d'or, chérie du vieil oncle. Mme Blanqui se couvrit de dentelles, vendit une grande partie de ces objets de valeur pour aller fréquemment à Paris d'où elle rapportait de la marée, des sucreries, des robes à la mode, des colifichets. Tout glissait entre ses mains, sans souci de l'avenir du ménage, de l'éducation des enfants, des réparations urgentes que la maison réclamait. Et, quand le père ou le frère aîné hasardaient quelque observation, la jeune femme les arrêtait net par des paroles impérieuses telles que celles-ci : Je n'ai de compte à rendre ici à aucune des personnes que je nourris, tous ceux qui ne seront pas contents sont libre de s'en aller. Le père, épouvanté, essaya de trouver une espèce de compensation en ouvrant dans le château une école primaire. Avec Adolphe, il enseignait la lecture, l'écriture et l'arithmétique aux enfants du village comme à ceux de la maison. Bientôt, l'instituteur communal Millochau n'eut plus d'élèves. A la suite de sa plainte au procureur du roi, l'école libre fut fermée faute d'autorisation officielle. Avant le retour de l'empereur, Dominique avait bien essayé aussi d'obtenir un emploi quelconque du gouvernement des Bourbons. Il réitéra ses demandes après Waterloo, se faisant recommander par Lanjuinais, Boissy d'Anglas, Hély d'Oissel. Mais il est à peine besoin de dire qu'après sa rentrée dans l'administration napoléonienne, ses nouveaux efforts furent vains. Il n'échappa même à la proscription que grâce à son absence de la Convention au moment du procès du roi, son entrée dans l'assemblée datant de février 1793. Il lui fallut se résigner à mener la vie rustique d'un modeste châtelain. Avec de nouvelles épreuves. Plus que les autres habitants d'Aunay, les Blanqui durent subir en effet l'occupation étrangère. Le village dépendait du quartier général de Bulow établi à Chartres, et le château dut loger l'état-major d'un régiment de hussards prussiens. Huit officiers dont un colonel, plus leurs ordonnances y vécurent à discrétion, mangeant les volailles, buvant les vins, l'un demandant du sucre pour son cheval, l'autre faisant aromatiser ses bains de pied à l'eau de Cologne. Ce gaspillage inouï contraignit

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aux Trois

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les propriétaires à aliéner de fortes coupes de bois et à abattre des arbres séculaires du parc, ce qui mit le sceau aux prodigalités de Mme Blanqui, par ailleurs d'une dignité et d'une fierté peu communes vis-à-vis des soudards. Il fallut l'habile intervention d'Adolphe auprès d'un sous-lieutenant d'à peine dix-sept ans, épris comme lui de latin, pour faire cesser les dilapidations. L'état-major demeura au château mais c'est le maire, grandement responsable de tous ces maux, qui fut désormais chargé de pourvoir abondamment la table des officiers. Il est superflu de souligner qu'au milieu de la gêne et des discordes du ménage comme du joug pesant de la soldatesque, le fardeau de la fatalité s'abattit sur les frêles épaules d'Auguste. Heureusement son frère aîné — qui avait déjà fait deux importants séjours à Paris et qui dévorait tous les livres d'un prêtre défroqué résidant à Auneau — ne manquait pas de le faire profiter, autant que possible, de son expérience et de ses acquisitions intellectuelles. Tout n'allait d'ailleurs pas sans frictions entre Adolphe et son cadet : ils se disputaient. Une fois même Adolphe fut amené à dire à Auguste sur le ton grave et digne des Blanqui : « Porter la main sur ton frère aîné, ton père le saura ! ». Pour le surplus, les faits se perdent dans les soirs gris du passé car Auguste qui n'aimait guère les confidences personnelles n'a révélé aucun détail sur cette partie de son enfance. Il avouera même un jour ne point se sentir en verve pour écrire les quinze premières années de sa vie. En tout cas, Adolphe qui ne manquait pas de ténacité et qui visait à regagner Paris sans le secours de sa mère décidée à ne point l'aider, mit la tante Brionville de son côté. Un an durant, tous deux tissèrent patiemment et secrètement la toile de Pénélope.

Adolphe à Paris Le trousseau achevé, Adolphe part pour la capitale. Il veut s'assurer des moyens d'existence, mais surtout il est préoccupé par l'avenir de ses frères et sœurs, il songe à leur instruction et vise à payer le prix de leur pension. Après quelques jours de recherches, pourvu d'une lettre de recommandation, Adolphe entre à Bourg-la-Reine dans l'institution Gallois, composée d'une soixantaine de pensionnaires. Il s'agit d'enseigner le français, le latin, les mathématiques et l'histoire, de surveiller le réfectoire, le dortoir et la promenade, moyennant trois cents francs par an, logement, nourriture et blanchissage en sus. Le maître, également maire du lieu, n'est pas un mauvais homme, mais sa femme inspire la terreur. Les pensionnaires sont de mauvais garnements, presque tous aussi âgés qu'Adolphe et qui s'avisent 42. La Revue

de Paris,

n° 20, 15.10.1918, art. cité p. 789 et suiv.

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Auguste Blanqui des origines à la Révolution

un jour, de lui faire un mauvais parti à coups d'encriers de plomb et de dictionnaires. Le jeune homme réagit si vigoureusement que trois ou quatre mauvais sujets échouent à l'infirmerie, au grand scandale de la maîtresse de maison. Dès lors, son congé est décidé, mais Adolphe prend les devants. Il trouve une place à Paris, rue de Jarente, dans le quartier du Marais. La nouvelle pension, dirigée par un nommé Boucher a pour local un rez-de-chaussée servant à la fois d'étal et d'abattoir. On y entend les coups d'assommoir, on y sent l'odeur des tripes et du suif : c'est infernal. Aussi, à l'approche des vacances, Adolphe cherche un autre établissement. C'est alors qu'il entre en rapport avec Massin qui tient rue de la Chaussée des Minimes, aujourd'hui rue des Minimes, près de la place Royale, une pension très haut cotée dans le monde universitaire. Massin promet d'employer le jeune homme après les vacances et, en attendant, lui confie l'éducation des enfants du baron Hély d'Oissel, conseiller d'Etat dans un château voisin de Rouen. L'entrée d'Adolphe à la pension Massin, en octobre 1818 est une date importante. D'une part Adolphe, comme il l'a reconnu, commence véritablement son « entrée dans le monde » ou plutôt sa « sortie définitive de la misère et des aventures » ; en outre, il peut « enseigner quelque chose et apprendre davantage ». D'autre part, il va faire venir à Paris Auguste, et un peu plus tard leur sœur Uranie. En effet, satisfait de ses services, le baron d'Oissel lui a donné une gratification de cinq cents francs qui, jointe au logement, à la nourriture et aux appointements de quinze francs chez Massin, plus l'admission d'Auguste à un prix de faveur, permettra la réalisation du rêve caressé depuis un an.

Auguste chez Massin et à Charlemagne

M

.

Par la faute de la mère qui refuse la confection du trousseau réclamé, Auguste attend quelques mois à Aunay. Enfin, il arrive chez Massin. C'est pour son frère aîné un grand bonheur que de le sentir près de lui. Il voit en Auguste plutôt un fils qu'un frère et il lui prodigue plus de soins qu'il n'en donnera à tous ses enfants ensemble dans le cours de sa vie. Auguste était alors « un joli petit enfant blond », « charmant, de la physionomie la plus heureuse et d'une rare intelligence ». Aussi quel beau jour fut pour Adolphe celui où le frère tant désiré put s'asseoir au banc de sa propre classe, à la table de communion intellectuelle ! Puis quelle satisfaction, chaque dimanche, d'emmener en promenade le blondinet paré d'une petite jaquette bleue à collet de velours ! Car pour Auguste rien n'était trop beau, rien n'était trop confortable aux yeux du grand frère affectueux qui s'imposait des 43. Sauf les références indiquées, nous suivons d'Adolphe Blanqui. La Revue de Paris, 1.11.1918.

toujours

les

souvenirs

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privations. Adolphe voulait que celui « qui l'avait élevé à la dignité de père » pût rivaliser au point de vue vestimentaire avec ses condisciples, les fils d'élite de l'aristocratie. Les jours de sortie, il le pilotait dans la capitale, lui faisait admirer les monuments, répondait aux questions suscitées par « l'ardente curiosité » de l'enfant. Le soir, après un modeste repas, tous deux rentraient à l'institution pour se remettre aux études. C'est qu'on bûchait ferme et dur chez Massin et Adolphe se remémorant plus tard ses souvenirs, dira que les maîtres eux-mêmes devaient « travailler beaucoup » pour se tenir à la hauteur des élèves distingués. Jamais institution n'obtint de succès équivalents et il serait fastidieux de rappeler les noms des pensionnaires qui ont fait leur chemin dans le monde. Pendant plus d'un demi-siècle, l'établissement n'a cessé de prospérer et de grandir. Aussi, raconte-t-on qu'un ancien interne devenu haut fonctionnaire de l'Université proposa un jour la transformation du nom de la rue des Minimes en rue Massin 44. La maison sise dans la moitié de l'ancien couvent des minimes groupait cinq cents pensionnaires et était supérieurement organisée. Il faut dire que son directeur n'était pas le premier venu. Ancien officier de l'armée de Condé, puis éducateur d'un jeune seigneur polonais et ensuite attaché à la personne du duc d'Enghien, il était devenu maître et préfet des études à Sainte-Barbe avant de fonder l'établissement portant son nom 4B. Il choisit Adolphe comme secrétaire et lui accorda sa confiance entière, malgré quelques froissements survenus dès le premier contact en raison des opinions. C'est qu'Adolphe, ainsi que tous les jeunes gens de l'époque, était bonapartiste, tandis que Massin, chevalier de Saint-Louis, professait toujours le plus grand dévouement à la branche aînée des Bourbons. Tout en assurant l'internat on donnait chez Massin, comme dans les institutions similaires, des cours complémentaires et des répétitions qui commençaient parfois dès six heures du matin. Le lycée Charlemagne n'admettant pas les internes, il y avait ainsi dans le quartier toutes sortes de maisons d'instruction qui en dépendaient *6. Et chaque jour de classe, on voyait déboucher dans la rue SaintAntoine des rangs compacts d'écoliers venant des rues avoisinantes pour entrer dans la cour sombre de Charlemagne, derrière l'église Saint-Paul. Auguste défila ainsi, des années durant, avec les autres « Massin », prenant entre deux classes une bouffée d'air libre, enviant les adolescents échappés à la « geôle de jeunesse captive ». 44. E. DE MÉNORVAL, Les Jésuites de l'église Saint-Paul, Saint-Louis et le lycée Charlemagne, p. 283. 45. VICTOR CHAUVIN, Histoire des lycées et collèges de Paris, p. 188-189. — E . DE MÉNORVAL, p. 2 8 1 .

46. E. DE MÉNORVAL, Les

Institutions,

chap. 6, p. 273-300.

Massin figure p. 281-285. — J . MICHELET, Ma jeunesse,

L'institution

p. 47-52, 86, 94, 298, 305.

28

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

La grille de Charlemagne franchie, en présence du grand suisse François toujours là en sentinelle, il montait en classe à la cloche et prenait place sur les mêmes bancs où Villemain et Michelet s'étaient assis quelques années auparavant 47. Le proviseur était M. Dumas qui avait fait jadis l'éloge de D'Alembert et le censeur, Basset, toujours vêtu d'une houppelande qui rappelait l'ancien ecclésiastique. C'est surtout pour les études littéraires que l'établissement se distinguait : il constituait en quelque sorte une pépinière pour l'école Normale. Auguste y eut comme professeur de grec et de latin le linguiste J.B. Andrieu dont le fils Jules, avant d'être membre de la Commune, fut professeur lui aussi et devint le maître de Varlin. C'est comme un rayon de soleil méridional, c'est comme une effluve de la terre des ancêtres que le lycéen sensible et assidu retrouvait dans la grande mélodie italique, et l'on ne s'étonne pas de ses succès brillants en latin. Dans la classe de rhétorique, il reçut les leçons de Joseph Victor Leclerc qui sagace, très érudit et très fort en éloquence latine occupait la chaire que Villemain, devenu maître, avait quitté pour passer à l'école Normale. L'histoire et la géographie lui furent enseignées par Cayx, auteur de nombreux manuels scolaires. Naturellement Auguste eut d'autres professeurs, mais il suffit de signaler ceux-là, et surtout les deux premiers pour saisir l'empreinte profonde laissée sur son jeune cerveau par l'enseignement de Charlemagne. Michelet a raconté tout ce qu'il devait à J.B. Andrieu, éducateur de premier ordre qui, par les langues et la littérature lui fit prendre de l'histoire « ce qui est le plus fin, le génie de l'antiquité ». Il a parlé souvent de Leclerc, son professeur de rhétorique qui, en visant un but plus haut que la perfection de la forme et l'art de la discussion, l'a entraîné dans sa vocation d'historien 48. Ces remarques valent, évidemment, pour Auguste Blanqui destiné non pas à écrire l'histoire mais à la faire et qui était déjà porté tout entier vers la politique, à la fois par ses souvenirs d'enfance et par les tendances de son esprit. Du reste, à Charlemagne, Auguste avait pour camarades plus jeunes Ledru Rollin 49 et Alexandre Plocque 60 qui, comme lui, occuperont la scène politique. Pour condisciple, il eut le futur ministre des Finances J.-M. Bineau, le futur ambassadeur de Chine Lagrenée et Drouyn de Lhuys qui devait être mêlé aux plus graves épisodes du Second Empire comme ministre des Affaires étrangères B1. Sans doute, l'ambiance fut pour quelque chose dans l'orientation 4 7 . J . MICHELET, passim. 48. J . M I C H E L E T , Ma jeunesse, p. 95, 179-180, etc. — Mon Journal (1820-1823V p. 52, 110-113, 149, 207. 49. Réponse de Blanqui, verso. Suggestion de Durrieu à Blanqui. 50. Grand dictionnaire Larousse, t. XII, art. Plocque. 51. J U L E S R O U Q U E T T E , Les Défenseurs de la République : Blanqui, in-8 de 16 p., s.d. (1872), p. 2-3.

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de ces jeunes gens — et nous le montrerons plus loin — mais l'influence de professeurs comme Andrieu et Leclerc n'est point niable. Le brillant

élève.

Auguste prit la tête de sa classe, devenant l'un des meilleurs élèves de la maison Massin et du lycée Charlemagne, remportant des succès qui firent bientôt pâlir tous ceux que son frère aîné avait récoltés au lycée de Nice. Au concours général des lycées de Paris, dit Adolphe, son nom était prononcé avec enthousiasme et il figurait l'un des premiers sur toutes les listes d'honneur : Grec, latin, histoire, géographie, tout était pour lui occasion de triomphe et de prix... On peut penser si j'étais heureux et fier de mon œuvre et de quel air je marchais quand venait à la fin de chaque année le moment de recueillir le fruit de ma sollicitude pour cet enfant ! M. Massin qui connaissait Fintelligence de mon frère appréciait à sa juste valeur l'éclat qui en rejaillissait sur son institution et il avait généreusement diminué pour lui le prix de sa pension en même temps qu'il augmentait le chiffre de mes appointements. Je recevais de tous côtés des félicitations... 5t. C'est que le jeune prodige ne laissait pas encore deviner ce caractère indomptable et concentré qui, en causant son malheur et le malheur de sa famille, devait auréoler sa personne de la couronne d'épine des apôtres et des martyrs. Pour reprendre une expression du grand frère, personne n'aurait pu croire qu'aux lauriers pacifiques du collège succéderaient bientôt « les cyprès de la guerre civile » et que la face amaigrie du prisonnier d'Etat se profilait derrière la ravissante petite tête blonde de Charlemagne. Evoquant un peu plus tard avec une pointe d'orgueil les brillants succès de son pupille, Adolphe pourra dire sans crainte d'un démenti qu'Auguste compta « dans sa carrière scolastique plus de vingtcinq premiers prix et de trente accessits obtenus au collège Charlemagne et au concours général des lycées de Paris » 63. Et en effet, rien qu'en 1821, Auguste enlève en troisième deux premiers prix sur cinq : celui de version latine et celui d'histoire. L'année suivante, il figure en bonne place dans les cent cinquante nominations au concours général dont quarante-huit prix et cent deux accessits qui donnent du lustre à la maison Massin. En 1824, dernière année scolaire d'Auguste qui triomphe toujours, Massin peut écrire faisant état de quarante-neuf prix à Charlemagne et 52. La Revue de Paris, n° 21, 1.11.1918. 53. Le Temps, Lettre de Blanqui ainé, 27.1.1831.

30

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

vingt-deux nominations au concours général : Je suis persuadé qu'aucune maison ne l'emporte sur nous. Adolphe raconte la distribution des prix de la classe de seconde : Mon frère, dit-il, obtint une telle masse de récompenses qu'il fut matériellement impossible, en revenant de la Sorbonne, de transporter les lourds et magnifiques volumes, même en nous partageant le fardeau, ma mère, l'enfant et moi. C'est alors qu'un incident surgit entre la mère et le frère aîné, celui-ci ayant proposé de prendre une voiture de place pour s'y entasser avec la bibliothèque. Mme Blanqui fit de vifs reproches à Adolphe, l'accusant par envie et jalousie, de vouloir cacher les livres au fond du fiacre B5. Réflexion blessante et bien dans la note des sorties de Mme Blanqui, réflexion injuste et stupide surtout car, non seulement Adolphe était fier comme il l'a écrit plus haut, de l'éclatant succès de son cadet, mais il n'était pas sans se rendre compte que la gloire qu'Auguste contribuait à donner à une maison déjà glorieuse coupait court aux froideries passagères avec Massin. En fait foi un autre incident qui se situe à l'automne de 1823, à la suite d'un voyage en Angleterre. Adolphe étant rentré à la pension avec deux jours de retard à cause de la mer mauvaise qui l'avait immobilisé à Brighton B6, Massin ne voulant pas entendre raison, manifesta son mécontentement. Le différend rebondit à propos d'un retard de deux minutes à une répétition. Massin, devant les élèves, admonesta violemment le jeune pédagogue qui, n'acceptant pas cette façon de procéder, se fâcha et prit congé. Massin pensant un peu tard à Auguste s'écria : — Que faisons-nous, Monsieur, de Monsieur votre frère ? — Mon frère, Monsieur, viendra manger du pain bis avec moi, je vous présente mes respects. A cause d'Auguste qu'il fallait garder jalousement, la brouille ne fut pas complète. Adolphe, malgré les offres de Massin, ne reprit point ses fonctions de secrétaire. Il revint comme répétiteur externe, prit un logement à proximité, rue des Tournelles, y emmena Auguste et fit venir d'Aunay la vieille tante Brionville pour tenir le ménage 57 . Ainsi, pendant sa dernière année de Charlemagne, Auguste put échapper à l'internat tout en profitant de suppléments d'instruction donnés chez Massin. Et le dimanche, dans le modeste logement, la famille était complète avec Uranie. Car Adolphe, après avoir sorti Auguste de l'ornière, était parvenu à soustraire sa deuxième sœur au long affaissement physique et inoral où elle languissait à Aunay. Il l'avait fait entrer dans une institution, rue Saint-Louis, 5 4 . Le

Moniteur,

18.8.1821, 20-24.8.1822,

55. La Revue de Paris, 1.11.1918. 56. ADOLPHE BLANQUI, Voyage d'une 57. La Revue de Paris, 1.11.1918.

8.8.1824.

jeune

Française

en Angleterre,

p. 388.

Des origines aux Trois Glorieuses

ai

au Marais, passant outre à la négligence de la mère qui, une fois de plus, ne s'était point suffisamment préoccupée de la confection d'un trousseau. Enfin échappée d'un état d'abandon impossible à décrire, Uranie profitait de sa sortie dominicale pour rejoindre, toute joyeuse, le logement de la rue des Tournelles devenu le foyer familial des Blanqui à Paris 68. « Mine d'Amour » — c'était son surnom 69 était portée pour « Gutos » — Auguste — et ce n'est pas sans émotion que, vingt-sept ans plus tard, de passage à Paris venant de BuenosAyres, elle évoquera encore ses jours heureux et embrassera son frère cadet « avec la même tendresse que celle qui unissait [leurs] jeunes années » C'est surtout vers la fin que les études d'Auguste brillaient « du plus vif éclat ». Aussi bien le père adoptif écrit-il au père véritable à Aunay : « Cet enfant étonnera le monde ! ». En effet, avide de savoir, soucieux d'exactitude, amoureux des belles formes, et d'un courage indomptable, le jeune potache s'intéresse à toutes les branches d'enseignement, les approfondit, s'en approprie la « substantifique moelle », émerveillant à la fois ses maîtres et ses condisciples. Il se meut avec autant d'aisance dans les formules algébriques que dans les textes gréco-latins, se passionne autant pour les découvertes scientifiques que pour les discussions philosophiques. Il puise à toutes les sources et, débordant le cadre purement scolaire, met sans cesse à contribution le grand frère qui fait des études de médecine, suit en Sorbonne le cours de philosophie de La Romiguière et lui transmet toutes fraîches encore ses impressions de voyage outre-Manche 61. L'influence

d'Adolphe

Blanqui.

On a trop tendance a sous-estimer l'influence d'Adolphe sur Auguste. D'abord Adolphe, comme Dominique, est d'esprit voltairien. Tout en estimant qu' « il n'y a pas de climat pour l'athéisme », il a une répugnance « pour tous les novateurs religieux ». Il combat le fanatisme et l'intolérance qui « abrutissent les nations » et reculent devant « l'expérience et les lumières ». Il s'élève contre « le ridicule des discussions théologiques » dont il espère que la raison humaine nous affranchira. Il ne peut souffrir dans les enterrements religieux ni ces « psalmodies mercenaires », ni ces impôts « prélevés par le clergé sur la désolation des familles ». Il attaque sans ménagement jésuites, moines, évêques et prêtres, tous ceux qui s'inter58. Ibid. 59. Souvenirs de Mme Souty. 60. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.-A. 9 581, f°" 225-226, n° 17. Lettre du 30.9.1852. 61. G . G E F F R O Y , p. 29. — La Revue de Paris, 1.11.1918.

32

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

posent entre l'homme et Dieu et ouvertement, déplore qu'en France, Voltaire n'ait point de statue 62. Faire en pleine Restauration ces réflexions anticléricales avec les allusions qu'on devine dans un ouvrage destiné à l'édification des jeunes gens est le sûr indice d'un courage, d'une ardeur et d'une fermeté d'opinion qui ne pouvait que se donner libre cours dans l'intimité. Mais Adolphe n'est pas anticlérical. Déjà orienté vers l'économie politique, il considère les seules connaissances littéraires comme insuffisantes et recommande à la génération qui monte l'étude des lois, des arts, des sciences, des populations industrielles comme « complément obligé » de toute bonne éducation. Frappé « chaque jour des folies de la veille en attendant celles du lendemain », tourmenté par « les misères du présent et les inquiétudes de l'avenir », le futur économiste se penche, et penche Auguste avec lui, sur des problèmes comme « le sort de l'humanité souffrante », la nocivité de la science « quand elle n'est pas éclairée par la philosophie », le travail des enfants dans les mines, les essais de Robert Oven à New-Lanark : excellente préface à l'activité d'un futur chef d'école socialiste ! 63 II est certain qu'Adolphe, tendu vers la critique sociale avec toute la sincérité, l'exaltation et l'enthousiasme de son âge, a joué un rôle considérable sur la tournure d'esprit de son jeune frère. Bien qu'il ne l'ait jamais reconnu et même ne s'en soit peut-être pas douté, il a poussé Auguste, sans le vouloir, par le simple contact quotidien, bien plus loin que les lamentations philanthropiques où il devait se cantonner et, en un sens, cette « blouse malpropre du tribun populaire » 64 dont il affuble le leader révolutionnaire en termes irrévérencieux, c'est lui qui l'a préparée. Influence

de J.-B.

Say.

Il n'a pas été seul. Dès 1820, Auguste futur pourfendeur de l'économie politique, entrait en contact avec J.-B. Say, le plus éminent des économistes français. La chose est venue bien prosaïquement. Les jours de sortie, Auguste accompagnait souvent à la maison son condisciple Alfred, l'un des fils du célèbre économiste. Là, il écoutait « attentif », les « moindres paroles » du quinquagénaire riche d'expérience et de savoir 6B. C'est que J.-B. Say était de l'école de Condillac et de Cabanis. Il avait connu Mirabeau au Courrier de Provence. Il avait été secrétaire de Clavières. Il avait vu les grands jours de la Révolution et avait siégé au Tribunat. Tour à tour, dans sa jeunesse, employé dans une compagnie d'assurances, volontaire à la campagne de 1792 puis, dans l'âge mûr, propriétaire d'une filature et enfin vulgarisateur sur le continent des idées d'Adam 62. 63. 64. 65.

Voyage eni Angleterre, passim. Jbid. La Revue de Paris, 1.11.1918. La Critique sociale, t. I, p. 138.

Des origines aux Trois

Glorieuses

33

Smith qu'il continuait en le dépassant, ayant beaucoup vu et beaucoup retenu, J.-B. Say, rien qu'en remuant quelques souvenirs, tenait en haleine le collégien. Et comme c'est dans les conversations intimes, dans les saillies originales que J.-B. Say révélait son esprit supérieur, il est clair qu'Auguste tira profit de « ces relations d'un instant » 66. Le salon de J.-B. Say était, une fois par semaine, le rendez-vous d'hommes distingués, de hautes notabilités scientifiques, des publicistes de l'opposition et même du banquier Laffitte. On y prenait le thé en présence des filles du maître de la maison, charmantes toutes deux, l'une par sa beauté, l'autre par son esprit. Adolphe assistait souvent à ces réceptions et parfois son frère l'accompagnait 67, ce qui permettait à celui-ci de faire d'une pierre deux coups : rejoindre son condisciple, s'instruire en se récréant. J.-B. Say aimait à railler les hommes au pouvoir et, pour le temps, avait des « idées très révolutionnaires » au dire d'Auguste orfèvre en la matière. Mais il est singulier qu'en notant ce point, le futur agitateur populaire n'ait soufflé mot d'Olbie, l'utopie socialiste que J.-B. Say fit paraître en 1799. Say n'aurait-il point fait connaître sa production de jeunesse aux deux jeunes Blanqui ? Ou bien le cadet des Blanqui, englobant l'organisme social de fantaisie du vieil économiste parmi les utopies qu'il accablait de sarcasmes, aurait-il dédaigné d'en faire mention ? Il nous faut pourtant dire quelques mots de cette œuvre si nous voulons avoir une teinte des idées que le pontife de l'économie politique était capable dans l'intimité de « glisser en la naïveté », du jeune Blanqui. Olbie est le pays d'un peuple modèle qui, à la suite d'une révolution, a chassé tyrans et parasites, détruit les plus grandes inégalités de fortune, honoré le travail, réalisé l'abondance et épuré les mœurs en assurant le bien-être et en multipliant les douceurs de la vie. Les Olbiens, convaincus que « les religions détruisent une partie du bonheur sur la terre » et que « les temps de la plus grande dévotion ont toujours été les temps de la plus grande férocité », ont chassé aussi les prêtres 69. Ils réalisent donc cette communauté des hommes sans Dieu que le babouviste Sylvain Maréchal avait préconisé à diverses reprises. Quoi d'étonnant, dans ces conditions, que le rédacteur du Manifeste des Egaux ait fait figurer J.-B. Say dans les additions de son Dictionnaire des athées en citant Olbie 70 et, au dire de Lalande, ait ajouté de sa propre main le nom de J.-B. Say « sur l'exemplaire de M. Abeille » 71. 66. J.-B. 67. 68.

Biographie de Say et notamment Notice sur la vie et les travaux de Say..., par M . B L A N Q U I (Adolphe), in-8, 1841. Bibl. nat., Ln 2718 637. La Revue de Paris, 1.11.1918, p. 164. — La Critique sociale, t. I, p. 139. La Critique sociale, t. I, p. 138. 6 9 . B E N O I T M A L O N , Histoire du socialisme, L R 0 partie, éd. 1880, p. 155-156. 70. Dictionnaire des athées, p. LVIII. 71. Deuxième supplément de Lalande, p. 115. 3

34

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

En 1820, J.-B. Say n'avait point perdu, il faut le croire, toutes ses illusions puisqu'Auguste nous le présente un dimanche le cœur bondissant de joie et d'espérance parce que, la nuit précédente, il avait entendu battre la générale dans une caserne voisine et qu' « il croyait à un soulèvement populaire ». Or, il s'agissait d'un départ de soldats ». Singulière méprise, ajoute Blanqui, chez une si forte tête ! » 72 oui, mais quel effet devait produire sur l'esprit du futur insurgé cette exaltation d'un homme mûr de la bourgeoisie au ferraillement de la révolution ? Période

d'initiation

et de

formation.

Bien qu'Auguste ait eu une tendance à minimiser ses rapports avec le plus grand des économistes français, les quelques pages qu'il lui consacre sont loin d'en prouver « l'insignifiance ». En rapprochant ces pages des renseignements qu'il nous fournit par ailleurs, en les reliant à d'autres données et aux remarques déjà faites, on est à même de reconstituer d'une façon satisfaisante cette période d'initiation et de formation qui présente pour l'étude de Blanqui un intérêt de premier ordre. D'abord, son tempérament se dessine. Il bûche comme pas un. Il à une volonté de fer, indomptable comme son caractère et c'est déjà un meneur. Il sème l'esprit de révolte, et les petites conspirations qu'il monte contre certains pions, préludent à la vaste conspiration permanente qu'il organisera contre la société bourgeoise. La violence de telles conspirations d'école, son frère l'avait éprouvée, et Lachambeaudie, maître interne chez Massin quelques années après le départ de Blanqui, devait en être affecté si profondément qu'il en tomba malade. On ne sait rien de plus précis à ce sujet, mais un témoignage comme celui de L. Meyer qui fut pion à Paris sous la monarchie de juillet avant d'être professeur d'allemand, mérite d'être pris en sérieuse considération 73 . Tout en étant absorbé par le travail, tout en affrontant avec intrépidité la lutte sérieuse des compositions et la lutte espiègle des conspirations, Auguste n'en suivait pas moins avec avidité le mouvement extérieur. Dans la mesure, évidemment, où « les bruits de la mêlée » retentissaient sur les bancs de Charlemagne, y soulevant de « vives émotions ». Dans la mesure aussi où les collégiens en vacances rapportaient de chez eux le mécontentement de leurs familles et où les gazettes du jour circulaient sous le manteau. Ces feuilles qui avaient l'avantage d'être maniables constituaient à peu près la seule pâture extra-scolaire de ces jeunes gens. Ils ne pou72. La Critique sociale, t. I, p. 139. 73. Papiers Lacambre. Lettre de L. Meyer, en retraite à Lille, 1879. — Gtand dictionnaire Larousse, t. X, p. 28, art. Lachambeaudie. — P. LACHAMB E A U D I E , Ma bibliographie. — En-téte de Proses et vers.

Des origines aux Trois

Glorieuses

35

vaient lire que des ouvrages triés sur le volet. Les bouquins inoffensifs n'étaient même point tolérés. Dévorer en cachette un volume de politique ou d'économie politique n'eût abouti qu'à de gros pensums et à la confiscation. Mais au souffle des grands événements, les rumeurs de la rue produisaient plus d'effet que la plus attachante des lectures, celle qui à la saveur du fruit défendu 74. Le 13 février 1820, la mort du duc de Berry, à la suite du coup de poignard de Louvel, avait allumé une lutte ardente dont la bourgeoisie seule faisait les frais, le peuple restant spectateur silencieux et indifférent. Il y eut des troubles et Auguste frémissait à leur récit. Il y eut aussi des polémiques dont ses oreilles tendues recueillaient avidement tous les bruits 75. Comme son frère, comme Edgar Quinet qui, trente-huit ans plus tard, s'en excusera dans un livre simple et grave ainsi que dans une lettre à Michelet 76, comme toute la jeunesse du temps, Auguste était atteint par « l'épidémie napoléonienne ». Il avait « le culte du grand homme » et pensait que le bélier bonapartiste pouvait seul permettre de démolir les Bourbons. Aussi, l'opinion politique exceptionnelle de J.-B. Say le remplissait d'étonnement, le grand économiste se refusant à tomber du Charybde monarchique au Scylla impérialiste. Il faut dire que Say avait été éliminé du Tribunat par l'ombrageux premier Consul et que très dignement, par la suite, il avait refusé de servir l'Empire. La haine de Napoléon était demeurée intacte; un fait le prouve. A la suite de la mort du prisonnier de Sainte-Hélène (5 mai 1821) on causait, à table, un dimanche chez Say de la maladie qui avait emporté le démon de la guerre. Chacun d'émettre son hypothèse : un cancer, une affection du foie, voire un empoisonnement. « Non, dit Say, rien de tout cela. Il est mort d'une majesté rentrée ». Ce mot, bien souvent répété, Blanqui affirme que le savant en renom en a la priorité incontestable. Il lui « parut cruel » et l'aveu est à retenir 77. Peu après, la mort de l'étudiant Lallemand au cours des manifestations contre l'arrogance des ultras, mit Auguste « hors de lui » 78 et la chose n'est pas étonnante quand on se reporte à l'agitation immense qui se produisit à la suite de ce meurtre, agitation telle qu'on put un moment escompter une crise de régime 79. L'année suivante, un événement plus tragique encore, l'exécution des quatre sergents de La Rochelle produisit sur le jeune homme de dix-sept ans une de ces impressions profondes qui fixent à tout jamais la position d'un homme. 74. La Critique sociale, t. I, p. 138, 140. — Bibl. nat. mss. Blanqui. N.A. 9 581. 75. La Critique sociale, t. I, p. 138. 76. Histoire de mes idées (1858). — Lettre du 17.5.1858. — F É L I X H A M O N , « Jules Michelet et E. Quinet », dans Cours de littérature, p. 37-38. 77. La Critique sociale, t. I, p. 138-140. 78. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581. 79. Louis B L A N C , Histoire de dix ans, éd. ill., introduction, p. XXII.

36

Auguste

Blanqui des origines à la

Révolution

Les quatre sous-officiers avaient été condamnés à la peine capitale le 5 septembre 1822. On s'attendait à la grâce et, au pis aller, à un mouvement de délivrance le jour du supplice. Rien ne vint et le 21 septembre, au matin, l'exécution eut lieu. On était en période de vacances mais, poussé par ses angoisses, le jeune Blanqui se rendit place de Grève. Les quais étaient noirs de monde. Malgré un formidable appareil militaire et policier, la sympathie d'un peuple immense était acquise aux condamnés. Cela se notait à mille indices, et le bourreau lui-même se sentait attendri. L'inexorable ne s'accomplit pas moins. Blanqui vit, au pied de l'échafaud, l'étreinte suprême des quatre héroïques compagnons et assista, impuissant, au sanglant sacrifice 80. On devine sa stupeur se muant bientôt en fureur. Il jura de venger « ces martyrs de la Liberté » 81 et, tout compte fait, c'est peut-être de ce serment qu'on doit dater la naissance de sa vie militante. Tout son apostolat, tout son martyrologe en découle. Premiers

pas en sortant

du

collège.

Voici Blanqui sortant du collège à dix-neuf ans et demi. Doué d'intelligences supérieure, ayant volé de succès en succès, il est marqué du signe des élus. Pour peu qu'il suive son « chemin droit », les plus hautes destinées lui sont acquises. Que va-t-il faire ? Tout d'abord, il faut vivre. Le logement hospitalier du grand frère rie suffit pas. Il faut trouver une situation. On l'emploie à l'Ecole du Commerce conjointement avec Adolphe qui ne tardera pas à devenir directeur de l'établissement. Quant à la mère restée à Aunay, elle est toujours la même : elle gaspille et se soucie peu des besoins et de l'éducation des autres frères et sœurs. Ce sont les deux aînés qui y songent et ce n'est pas une petite affaire car la famille est nombreuse. Outre Uranie, il y a Jacques Henri Gustave, seize ans; Sophie, quatorze ans; Jérôme, douze ans; Marie-Zoé, huit ans et, plus jeunes encore Elisabeth et Adolphine 82. La matérielle assurée il s'agit, pour Auguste, de jeter un regard précis et pénétrant à la fois sur le grand livre de la vie et sur tous ces livres hétérodoxes dont il a fallu jusqu'ici ajourner la lecture. Par exemple, l'ancien lycéen est impatient de connaître l'œuvre du savant en renom qu'il a eu l'heur d'approcher, notamment ses deux gros volumes d'économie politique. Il les dévore littéralement. Mais sur sa tête jeune et ardente les pages arides et égoïstes de J.-B. 80. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581. Autobiographie. — N.A. 9 581, n" 77, « Aux royalistes », février 1850. 81. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581. Le récit le plus émouvant du supplice des quatre sergents a été fait par A L P H O N S E E S Q U I H O S , Les Martyrs de la liberté, p. 218-219. 82. G . G E F F R O Y , p. 23, 28, 60. — Archives de la Seine. Fiches de l'état-civil. — Renseignements fournis par Maurice Houdin.

Des origines

aux Trois

37

Glorieuses

Say font l'effet d'une douche glacée : c'est dur, sec, terne, morne, c'est le tombeau des illusions et des rêves généreux 83. Il passe à autre chose. Il lit tout ce qui lui tombe sous la main, s'attachant surtout à ce qui flatte ses idées naissantes, à ce qui fait balle contre les meurtriers de Lallemand et des quatre sergents de La Rochelle, à ce qu'il pressent comme devant être son domaine futur. C'est qu'il a beau lire à perte de vue, son champ de prédilection est déjà circonscrit et, au fond, ce qu'il cherche à découvrir dans les livres, c'est lui, c'est son avenir. Mais les livres assimilés, approfondis, les notes prises, le soubassement idéologique bien établi grâce à ses dons naturels, à son extraordinaire faculté de travail, à la passion qui le brûle, le jeune homme a encore des réserves d'énergie. L'action le sollicite. Avec Adolphe, il collabore au Courrier français de Valentin de la Pelouse et au Journal du commerce. La première de ces feuilles porte en sous-titre « journal d'opposition » : il y à là Rabbe, Malleval, Avenel, Isambert, Mérilhou —- que nous verrons requérir la peine de mort contre Auguste — et Kératry, le futur ministre de Badinguet. C'est dans Le Courrier français que Voyer d'Argenson annonce l'avènement de la « science de la justice sociale ». Mais on peut parcourir les deux organes, on ne trouve rien signé des Blanqui et rien ne permet de déceler leur apport 84. Cette collaboration en somme assez anodine ne pouvait évidemment apaiser la colère et la révolte qui grondaient sourdement au fond de l'âme de Blanqui. Il réalisa, dès la sortie de Charlemagne, son premier désir, son vœu le plus ardent : il obtint son affiliation aux ventes de carbonari qui préparaient la chute de la Restauration. Le carbonaro

et le

professeur.

La Charbonnerie française fondée le 1 " mai 1821 par des jeunes gens obscurs Bazard, Bûchez et Flotard, importée d'Italie par Dugied, avec les modifications reconnues indispensables, n'avait pas tardé à gagner tout l'hexagone national. Elle groupait autour d'un noyau générateur appelé Haute-Vente, des ventes centrales et des ventes particulières. Elle se doublait d'une organisation adaptée à l'armée avec la Légion, les cohortes, les centuries et les manipules. La pensée dominante n'avait rien de précis. Avant tout, on visait au renversement des Bourbons par la concentration des ressentiments et des haines. Tout y était combiné pour faire pivoter le maximum d'affiliés en déjouant la police. Afin d'être toujours en mesure d'agir, chaque membre était tenu, après avoir prêté serment, de se munir d'un fusil et de cinquante cartouches. Blanqui, ne l'oublions pas, sort de l'Italie, la terre des sociétés secrètes et singulièrement de Florence, la patrie de Mazianello. Ses 83. La Critique 84. G.

GEFFROY,

sociale,

p.

36.

t. I, p. 140-141. Le Courrier français.



— Journal

du

commerce.

38

Auguste

Blangui

des origines

à la

Révolution

origines comme sa culture, son sang, les auteurs latins et la tragédie cornélienne, tout le porte vers cette forme d'opposition. Il en est fortement imprégné, et il n'est pas difficile de retrouver dans sa vie de conspirateur les traces très nettes de son passage dans la Charbonnerie. Ranc en a fait la remarque. Sur Blanqui pesaient ses origines : le premier milieu où il avait vécu, la Charbonnerie, les sociétés secrètes. Il était obsédé par les souvenirs et l'exemple du passé 8S. Plusieurs des notabilités qui, par la suite, se dresseront inexorables contre lui, il les avait à ses côtés dans la Charbonnerie. Mais cette association, déjà ébranlée par la mort des héroïques sousofficiers rochelois, s'éteignait alors dans le grand mouvement de discussion politique et d'opposition générale qui gagnait l'universalité du pays M. C'est donc dans la phase déclinante de la Charbonnerie française que Blanqui fut carbonaro et la remarque doit être faite car le jeune homme ne pouvait que regretter l'époque où l'association puissante et mystérieuse conspirait sur une échelle immense, tenant les gouvernants en haleine. Ainsi, il était amené à penser qu'il était toujours possible d'organiser l'opposition sur la base s'étant révélée un moment efficace. Cette espèce de nostalgie d'un passé récent jointe aux souvenirs des grandes journées de la révolution, arrivaient à former chez le jeune carbonaro la conviction qu'un groupe décidé de révolutionnaires s'appuyant sur l'opposition du forum, assuré de la sympathie des masses, était capable, par une pression énergique, de briser un régime. C'est là l'idée maîtresse, le fond du blanquisme. En cette fin d'année 1824, la police surveille les deux frères Blanqui, particulièrement Adolphe. Auguste, plus jeune, n'est que repéré. Il est mentionné dans un rapport consacré à son aîné comme ayant des opinions « également mauvaises » bien que ce soit déjà un insurgé éventuel prenant au sérieux le titre de carbonaro puisqu'il a un fusil et des c a r t o u c h e s C ' e s t l'époque où, poussés par leur père, les deux jeunes gens font une démarche auprès du baron Louis, ministre des Finances, auquel jadis le conventionnel a rendu service. L'homme d'Etat les éconduit avec morgue. Ils sortent ulcérés, furieux et Auguste, de colère, fait claquer la porte derrière lui 89. C'est fini : on ne le reverra plus mettre les pieds dans un ministère ! En 1825, Auguste donne des leçons particulières chez Mlle de Montgolfier 90 et, après février,91 est agréé comme professeur de 85. J . TCHEHCHNOFF, Dans le creuset des civilisations, 86. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581. 87.

G. GEFFROY, p .

83.

G. GEFFROY, p.

36.

88. Bibl. nat., mss. Blanqui.

90. Ibid., p. 39.

36.

91. Voir plus loin la lettre du 11.8.1833.

t. III, p. 139.

Des origines

aux Trois

Glorieuses

39

lettres et d'histoire dans une pension de jeunes filles installée au vieil hôtel Sully, rue Saint-Antoine 92 . Là, il a pour élève AmélieSuzanne Serre, jolie fillette qui, plus tard, deviendra sa femme. C'est la fille d'Antoine Serre, architecte, demeurant au 5 de la place Royale. Elle est née le 11 janvier 1814, rue de l'Université 39, alors dans le Xe arrondissement 9S . Le père est « vérificateur des bâtiments royaux des Tuileries et du Louvre » depuis au moins 1821 La mère, Alexandrine Marie Sophie Françoise Lafosse 95 distingue le jeune homme dont elle partage les opinions 96 . Bientôt, Auguste est admis au foyer de la famille pour donner des répétitions. La leçon est faite dans une pièce de l'appartement, ouvert à grandes fenêtres sur la place Royale La charmante fillette, gracieuse, élégante, bien coiffée, brune des yeux et de chevelure, rose de figure, écoute attentivement son jeune maître, sévère d'apparence, mais doux et bienveillant 98 . Avec le temps, la fillette qui grandit et se fait jeune fille, dépasse de taille son professeur. A l'insu des jeunes gens, une tendresse s'éveille. C'est comme le cheminement mystérieux de la graine qui germe, sans que rien, au regard, révèle le travail caché. Amélie-Suzanne éprouve pour son maître un regard étrange qui fait battre son cœur, et Auguste finit par prendre un plaisir singulier à instruire cette charmante enfant. Heures bien douces où deux âmes apprennent peu à peu à se connaître, où sous le couvert des rapports ordinaires de maître à élève, de profonds sentiments creusent leur chemin secret ! Hélas ! les nécessités de l'existence appellent ailleurs le jeune maître et comme à cette époque, s'il faut l'en croire, le carbonarisme se dissout, il va cacher son « petit arsenal » faubourg SaintMarceau, dans la maison d'un jeune graveur étranger à la polit i q u e " ne doutant pas qu'il en aurait besoin un jour. Le précepteur

de Blagnac

.

m

Auguste quitte la famille Serre et trouve un emploi en province à Blagnac, près de Toulouse, comme précepteur du fils du général 92. A. C A L L E T , « Les domiciles de Blanqui dans le IVe arrondissement », dans La Cité. Bulletin de la Société historique et archéologique dut IV arrondissement, janvier 1918, p. 34-35. 93. Archives de la Seine. Reconstitution de l'état civil. — Acte de naissance d'Amélie-Suzanne. 94. Almanach des 25 000 adresses pour 1822, p. 629. Même mention dans YAlmanach pour lS2i, p. 572 et pour 1830, p. 546. 95. Archives de la Seine. Reconstitution de l'état civil. — Acte de naissance d'Amélie-Suzanne. 96. G.

GEFFROY, p.

39.

97. lbid. 98. Ibid. —, Témoignage de Mme Souty. 99. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581. 100. Sur ce séjour à Blagnac, cf. G . G B F F R O Y , p. 37. — M. B.

LAVIGNE,

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Révolution

Compans. Plein de verdure et d'ombre, entouré de jardins et de fleurs, gai, charmant, le village est assis sur une roche dominant la Garonne. Le vieux général, originaire du département a conquis tous ses grades à la force du poignet comme les autres généraux de la Révolution et de l'Empire. Parti simple volontaire en 1792, il est devenu suivant l'expression même de Napoléon « homme de guerre de premier ordre, général de bataille de premier mérite ». Il possède le château de Blagnac. Depuis 1812, il y séjournait par intermittence, s'y reposant des fatigues de la guerre, soignant ses blessures. Mais, à la suite des Cent Jours, il s'y est fixé définitivement. Il y vit très simplement, modestement, passant surtout son temps à élever des chevaux de sang ou à transformer les vieilles allées rectilignes de son parc en allées sinueuses, à l'anglaise. C'est un excellent homme qui laisse libéralement son joli parc à la disposition de tous. Le village y danse le jour de la fête votive, et les Toulousains y viennent le dimanche y faire des parties fines sous les frais ombrages. Le quinquagénaire bienveillant, qui juge sans doute avoir assez commandé, tolère qu'on fourrage en sa présence la verdure et les fleurs. Il se fait scrupule de déranger les amoureux. Et le parc, après avoir été du temps du joueur Dutrey un petit Trianon pour l'aristocratie toulousaine, devient un Tivoli, un lieu de pique-nique et un centre d'idylles pour la classe moyenne et certains plébéiens. Que fait Blanqui ? Sur l'éducation qu'il donne à son élève, nous n'avons aucune indication. Sur ses relations extérieures, pas plus. Ne parlons pas du vieux curé Samson, mais a-t-il des rapports avec son confrère en pédagogie Bertrand Durand, le maître d'école du village, avec le maire André Laporte ? C'est douteux. Va-t-il de temps à autre à Toulouse, quand ce ne serait que pour faire l'emplette de quelques livres ? On peut l'admettre et même supposer qu'il connut ainsi le futur fondateur de l'Emancipation, Charles Paya, alors actif employé dans une maison de librairie et de quatre ans plus jeune que lui. A son arrivée, tout frêle, tout pâle, tout triste, méditatif, taciturne, déjà « sobre comme un pythagoricien », on se demandait quel était ce singulier jeune homme et l'on était plutôt tenté d'émettre des doutes sur sa sociabilité. Mais les jours passèrent, et il fallut bien se rendre à l'évidence. Le temps laissé disponible par les longues heures d'étude, solitaire dans sa chambre et les longues promenades dans les environs, le juvénil percepteur était loin d'être revêche aux causeries familières avec le vieux soldat qui, naturellement, évoquait l'épopée impériale et se reprochait, chose probable, d'avoir voté la mort du maréchal Ney. En sortant du salon, on devine Blanqui prolongeant les causeries sur la magnifique terrasse surplombant le fleuve de trente mètres. Histoire de Blagnac. Bibl. nat., Lk 7/18 398. — Théophile rustiques. — Pascal R H A Y E , Les Condamnés de Versailles,

Plaisirs p. 124 : Paya.

SILVESTRE,

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Ah ! le vin ne pouvait lui monter à la tête ! Il n'en buvait point. Ni café, ni liqueurs. L'eau était sa seule boisson. Et il ne mangeait que des légumes, des laitues non assaisonnées, des fruits, des pêches surtout. C'était, écrit Th. Silvestre, « un dévorateur de jardins, un ruminant au physique et au moral ». Les repas somptueux qu'en ce lieu Dutrey « le prince du tapis vert » donnait jadis, l'eussent à coup sûr laissé indifférent. Th. Silvestre ajoute : Avide de grand air et plus dur qu'un Sarmate, il laissait jour et nuit, même au fort de l'hiver et sans feu, les fenêtres ouvertes, — son lit le plus possible rapproché du dehors — et la neige tombant en plein sur les couvertures ne le réveillait pas. Ce système d'alimentation et de couchage qui trouve sa principale raison d'être dans la menace d'une hypertrophie du cœur 101, nous le retrouverons au cours de l'existence tourmentée de Blanqui, mais c'est à Blagnac qu'il semble avoir été inauguré dans toute sa rigueur. Blanqui quitta le vieux général. Et, celui-ci qui allait s'intéresser au régime pénitentiaire au point de devenir un des fondateurs de la « Société pour l'amélioration des prisons » 102 ne pensait certainement pas que son petit précepteur deviendrait le plus fameux détenu politique que la terre ait porté. Du moins put-il le pressentir avant de disparaître le 10 novembre 1845 car, à cette date, l'ancien précepteur parvenu à la plus violente célébrité totalisait déjà plus de sept ans et demi de prison ! L'étudiant

insurgé.

De retour à Paris, Blanqui se propose d'étudier le droit et la médecine, et entre comme répétiteur chez Massin. Charles X a succédé à Louis XVIII. On distribue le milliard aux émigrés, on vote la loi du sacrilège. Cependant, l'année 1827 voit la chute du parti royaliste dans les élections et le commencement d'une grande agitation qui aboutira aux barricades de 1830. Cette année est sillonnée d'émeutes dans lesquelles « la bourgeoisie et le peuple viennent faire éclater en commun leur antipathie pour la race bourbonnienne ». Nous employons à dessein cette expression qui est de Blanqui 103 parce qu'elle montre qu'un grand progrès s'est accompli dans l'opposition. Celle-ci ne se bat plus au-dessus et en dehors du peuple; elle essaie de l'entraîner dans la lutte. Mais la bourgeoisie, — toujours selon Blanqui — combat « au nom de la Charte, rien que pour la Charte » car jusqu'au dernier tournant de Charles X, la Charte « fidèlement exécutée > lui donnait « la suprématie dans l'Etat ». Blanqui C A S T I L L E , L.-A. Blanqui, p. 5 9 . 102. « Notice sur le général Compans » , dans Revue de Comminges, t. V, année 1889-1890. 103. Bibl. nat., mss. Blanqui. N.A. 9 581. 101. HIPPOLYTE

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pense que « la légalité fut inventée pour représenter cet intérêt de la bourgeoisie et lui servir de drapeau ». L'ordre légal devint comme une divinité devant laquelle les opposants constitutionnels brûlaient leur encens quotidien 10 Blanqui, dont la haine contre la Restauration a grandi encore avec le temps et les événements, et qui est entraîné par la trempe de son tempérament à se jeter dans l'action, sans souci « des théories qui n'aboutissent pas », se trouve mêlé à toutes ces émeutes. Il est blessé trois fois dans cette année 1827. En avril, il reçoit un coup de sabre rue Saint-Honoré, à l'occasion des protestations contre l'impitoyable loi sur la presse de M. de Peyronnet. En mai, sur le pont Saint-Michel, il reçoit un autre coup de sabre au cours d'une manifestation d'étudiants contre le jésuite Récamier. Le 19 novembre, lendemain des élections libérales, une mêlée sanglante se produit le soir à l'angle de la rue aux Ours et de la rue Saint-Denis. Les premières barricades du 19e siècle s'élèvent; la guerre des rues fait son apparition. Blanqui reçoit le baptême du feu ; il tombe frappé d'une balle au cou, victime de la fusillade, dans la rue aux Ours. On enlève sanglant ce jeune homme pâle, maigre et d'apparence chétive, on le cache, on le ramène chez lui et c'est sa mère qui le soigne patiemment. Il guérit physiquement, mais il est bien loin d'être guéri des combats de rue. Cette échauffourée eut la plus grande influence sur le jeune insurgé : elle lui révéla vraiment le peuple. Ce jour-là, il avait retrouvé le peuple de la première Révolution avec ses guenilles héroïques, ses bras nus, ses armes improvisées, son courage indomptable et sa colère qui renverse. Abandonné et délaissé des membres libéraux, le peuple céda cette fois le terrain. Mais l'observateur clairvoyant put juger au caractère de la démonstration, que l'arrêt de la dynastie était prononcé ce jour-là et que l'exécution ne se ferait pas longtemps attendre. Blanqui disait dès lors à ses amis que Charles X serait stuarisé à la première émeute 10S. Ces lignes, où Blanqui s'efface derrière la troisième personne constituent une sorte de confession si précieuse pour sa psychologie qu'il serait aussi impardonnable de les traduire sous une autre forme que de les déflorer par le moindre commentaire. Première

prison

Les années 1828 et 1829, Blanqui parcourt à pied, sac au dos, les Alpes, le Midi de la France et l'Espagne 106 . 104. lbid., N.A. 9 581, t" 304 et suiv.

105 Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581.

106. Ibid.

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Il part avec son ami Alexandre Plocque, étudiant en droit, qui partage ses idées. Tous deux ont obtenu du ministère des Affaires étrangères un passeport pour Toulon et la Morée. Cette destination lointaine ne laisse pas d'être assez troublante étant données les circonstances. En effet, la Grèce en général et la Morée en particulier, lieux de pèlerinage séculaire étaient devenus lieux de combat. Double motif pour attirer des jeunes têtes enthousiastes ! Bien tentant était un périple dans le berceau d'une civilisation riche en souvenirs, auréolée de légendes, entourée d'un prestige incomparable, et à qui on pardonnait tout pour avoir révélé au monde la beauté, la sagesse et l'ironie. Aussi, suivant son expression, se rendait-on à cette terre privilégiée « comme à un rendez-vous d'amour » et c'est bien l'impression que donnent les innombrables Voyages en Grèce parus à l'époque. Mais les événements du jour conféraient à la Grèce un autre caractère. C'était une nation opprimée. Il n'y avait pas dans toute l'Europe de cause plus populaire que la sienne. En France, partisans et adversaires de la Révolution se réconciliaient en quelque sorte pour l'admirer, pour l'aider, pour la servir 107. Des comités provoquaient des enrôlements. Aux huit convois de volontaires partis de Marseille dans les deux premières années du conflit gréco-turc avait succédé en juillet 1828 l'envoi d'un corps expéditionnaire en Morée 108. Quand on s'assure, en relisant les souvenirs de Martin Bernard, que le rêve des jeunes de l'époque était d'être des « soldats de la Liberté » 109, quand on connaît la combativité de Blanqui et de Plocque, on peut et on doit se demander si les deux amis n'allaient pas là-bas avec le désir de participer effectivement à l'affranchissement national des Hellènes. La question est d'importance. Malheureusement, on ne peut que la poser en l'état de la documentation, Blanqui ne nous fournissant aucune indication à ce sujet. L'embarquement devait avoir lieu à Toulon. Comme il fallait s'y attendre, puisque le pays natal de Blanqui est proche, les deux amis décidèrent de se rendre dans le comté de Nice, passé sous l'autorité du roi de Sardaigne. Adolphe, en septembre, avait pu y circuler sans encombre, muni d'un passeport du préfet du Var n o . 107. La tradition a persisté chez les étudiants d'avant-garde jusqu'à la fin du 19e siècle, puisqu'en février 1897 ceux-ci, soutenus par Jaurès, Rochefort et Gérault-Richard manifestèrent pour la Grèce. Léon Parsons et Léon Escoffier (groupe d'économie sociale), Thiroux et Alibert (groupe des étudiants collectivistes révolutionnaires) rédigèrent en commun un manifeste réclamant la Crète libre et demandant le soutien de « tous ceux qui luttent contre la tyrannie ottomane ». L'Intransigeant, 22.2.1897. 108. L A V I S S E et R A M B A U D , « Les monarchies constitutionnelles » (18151847), dans Histoire générale, t. X. 109. Dix ans de prison au Mont Saint-Michel et à la citadelle de Doullens, p. 174-175. 110. Archives départementales des Alpes-Maritimes, Z 237. Consulat de France. — Visa des passeports.

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Sans doute Auguste croyait-il que la signature du ministre des Affaires étrangères lui servirait de Sésame. Plocque et Blanqui pénétrèrent dans le comté par Entrevaux. Mais, à la frontière, un carabinier ne trouvant pas les passeports en règle refusa son visa et s'opposa au passage. Les jeunes gens passèrent outre. Ce fut le commencement d'une épopée qui allait entraîner le renoncement au voyage en Morée. E n effet, à Puget-Théniers, l'autorité avisée surveilla les deux Français. Comme ils tinrent quelques propos légers permettant à des brouillons d'accréditer la légende d'agents français destinés à préparer les esprits à l'envahissement du comté, comme leur séjour se prolongeait, Blanqui étant tombé « gravement malade » et comme le nom de Blanqui ne pouvait qu'inspirer de l'ombrage, rapport fut fait au gouverneur de Nice. Celui-ci intima l'ordre de partir aux deux jeunes gens. Malgré l'attestation d'un médecin, Blanqui dut s'exécuter et, avec Plocque, à dos de mulet, prit la direction de Nice. En chemin, les passeports n'étant pas plus en règle, la maréchaussée arrêta les voyageurs, s'emparant même de leur portefeuille ce que voyant, le conducteur de mulets refusa d'aller plus loin. En dépit de leurs plaintes, Blanqui et Plocque furent traînés par des chemins affreux depuis huit heures du matin jusqu'à cinq heures du soir, sans pouvoir obtenir la permission d'acheter du pain. Ainsi amenés de brigade en brigade jusqu'à Nice, on les jeta exténués de faim et de fatigue dans un cachot infect servant de salle de discipline aux carabiniers. Ils y restèrent trois heures après quoi, par les rues, on les conduisit à la police « comme des voleurs ». Blanqui, dévoré par une fièvre ardente, était hors d'état de répondre à l'interrogatoire. C'est alors que le commissaire de police en lui relevant brutalement la tête, l'interpella : Eh I bien, le moribond, êtes-vous sourd ? Plocque ayant réclamé au nom de l'humanité quelques égards pour son compagnon, le suppôt de la police sarde répliqua : Bah ! bah ! il sera mieux soigné en prison que s'il était chez lui. Et il ajouta en faisant un geste significatif : Carabiniers, un bon tour de clefs. Effectivement, Blanqui et Plocque furent enfermés dans les prisons du Sénat. Ils y passèrent vingt-quatre heures et n'en sortirent que grâce à leurs relations avec un Piémontais, officier supérieur du génie. Aussitôt libérés, les deux jeunes gens se rendirent au consulat de France pour y porter plainte. Saisi du cas, le marquis de Faverges, gouverneur du comté de Nice, couvrit la police et même tint un propos irrespectueux envers le ministre français signataire des passeports. Toutefois, il accorda un permis de séjour aux deux étrangers « traités en criminels » afin qu'ils rétablissent leur santé.

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Le journal Le Messager, après avoir relaté tout au long l'incident, demanda si le nom de Français était « un titre de proscription auprès des autorités sardes. Quant au ministre des Affaires étrangères, il réclama par lettre du 19 février 1829 un rapport aux représentants de la France à Nice. C'est ce rapport (1" mars) étayé sur des documents officiels et c'est l'article du Messager (janvier 1829) qui nous ont permis de reconstituer cette mésaventure 1U . Elle compte dans la vie de Blanqui car, de son propre aveu : C'était sa première connaissance avec les cachots et il semblait, après dix-huit ans d'absence retourner dans son pays natal pour y commencer cette nouvelle vie de souffrances qui devait être celle de tout son avenir 112. Sorti des cabanons piémontais, Blanqui poursuivit ses périgrinations pédestres et se dirigea vers l'âpre et splendide Espagne où la silhouette risible et sublime de Don Quichotte, symbole de toutes les chimères ibériques, ne cacha point à son esprit positif les plaies sociales du pays car il eut tout loisir, en observant de près la domination de l'Eglise, de tirer les grands enseignements susceptibles de « guérir à toujours ceux qui seraient tentés par le diable d'une alliance avec le clergé » 113. En parcourant des contrées pittoresques et tranquilles, il fut frappé aussi de voir la nature y conserver « toute son originalité et la faune toute sa richesse des anciens jours ». Madrid lui fut désagréable par « ses brusques changements de température » et « ses vents glacés de la Sierra Guadarrania » 114. En revenant, il visita Bordeaux « ville de lucre, dont l'existence sociale s'écoule autour d'un tapis vert » et, le 9 août 1829, il arrivait à Paris UB .

Le salon de Mme de Montgolfier.

L'idylle

avec

Suzanne-Amélie.

Dès lors, jusqu'au trois glorieuses, sa vie se partage entre ses études de droit, l'action politique, l'idylle avec Suzanne-Amélie, le salon de Mme de Montgolfier et les relations familiales. Comme les relations avec les autorités sardes, ces dernières furent marquées par des rigueurs faisant mal augurer de l'avenir. Auguste était venu à Aunay pour détacher sa sœur Sophie de l'amour d'un jeune fermier du pays, Charles Barrelier. Mais, dans cette entreprise, il se heurta à toute une cabale montée contre lui. Les gens de la ferme lui firent un mauvais parti. Il faillit être 111. 112. 113. 114. 115.

Le Messager. — Archives départementales des Alpes-Maritimes, Z 12. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581. Ibid. Collection de l'auteur. Lettres à Lacambre, 15.11.1863 et 17.3.64. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581.

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assommé et put, en un éclair, entrevoir une fois de plus tout l'avenir de brutalités dont il allait être victime. Cette affaire donna lieu à toute une correspondance du père Dominique et d'Adolphe, alors époux de Louise-Julie Chaigneaux et propriétaire depuis un an du château de Grandmont. L'ensemble n'est guère qu'une diatribe au nom de la morale, de la part d'Adolphe, au nom du Code, de la part du père Blanqui. Par lettre du 17 septembre 1829, ce dernier demanda l'arrêt des poursuites judiciaires et les choses en restèrent là 116. Dans le salon de Mme de Montgolfier, veuve d'un des deux inventeurs de l'aérostation, Auguste trouvait heureusement meilleur accueil qu'à Nice et qu'à Aunay. Mme de Montgolfier était une personne à « l'esprit sans éclat mais doux » qui, par sa conversation, reposait les hommes d'études qui la fréquentaient. A côté d'elle, sa fille Adélaïde plaisait à Auguste par son grand cœur, ses opinions et son esprit mordant. Là aussi se rencontraient les hommes les plus en vue du parti libéral : Michelet, Béranger, Quinet, Jean Raymond, Barthélémy Saint-Hilaire, ainsi que des personnalités diverses, sans compter ces vieilles filles et ces vieilles femmes qui deviendront après la chute de Charles X « des enragés de peur et de modération », attaquant le révolutionnaire avec toute la violence de l'intérêt personnel compromis. C'est là encore qu'Auguste fit la connaissance d'un neveu de Mme de Montgolfier et élève de Michelet, Alexandre Bodin, se distinguant déjà par la parole facile et le goût de la politique. Le jeune homme coudoya dans ce même salon des femmes d'esprit dignes de l'hôtesse distinguée, entre autres Mme Canson et la belle Louise Swanton-Belloc, auteur d'un livre charmant et spirituel sur Lord Byron qui déjà, en collaboration avec Adélaïde de Montgolfier, inaugurait la publication de toute une collection de livres pour l'enfance. Car la pédagogie constituait avec l'économie politique, principalement l'étude de Sismondi, et la politique proprement dite, la grande préoccupation d'Adélaïde de Montgolfier m . C'était aussi, comme nous le verrons, un des soucis de Blanqui. Cependant quand il retourne chez les Serre, vers Amélie-Suzanne, c'est évidemment autre chose qui le pousse. L'éloignement a contraint Auguste à s'interroger sur le don ignoré de son cœur, et la fillette qui écartait comme sacrilège toute pensée trouble, éprouve maintenant qu'elle a seize ans, une vive passion pour le jeune combattant. C'est au point que, quand il quitte le foyer des Serre pour 1 1 6 . M A U R I C E H O U D I N , « Les Blanqui en Beauce », dans Le Bulletin du Syndicat national d'Eure-et-Loir, 4" année, n° 17, mars 1924, p. 288. — Lettre du même à l'auteur. 117. Les Lettres, Paris, 1™ année, 1906-1907. — J . M I C H E L E T , Mon journal, p. 56, 70, 117-119. — Bibl. nat., t. G XVIII, p. 424-426. Catalogue général des imprimés. —. Journal de Delécluze 1824-1828, publié par Robert B A S C H E T , p. 54, 57, 105.

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aller tenir quelque conciliabule, la jeune fille décidément amoureuse se prend, mélancolique, derrière les rideaux, à regarder s'éloigner l'élu de son cœur. Elle finit par se dire que si elle avait un homme comme Auguste, si généreux, si ardent, si instruit, la vie serait belle ! Et un jour, Auguste qui n'a rien laissé deviner de son amour, enfermant en lui ce secret de l'âme comme un secret politique, échange avec Amélie-Suzanne baisers révélateurs et paroles ensorcelées. Ce fut, dès lors, le roman d'amour, d'un amour qui ne devait durer que treize ans pour la pauvre Amélie, fauchée à la fleur de l'âge, et toute la vie pour Auguste ! Il ne reste rien des choses intimes de cette idylle car Blanqui n'était pas homme à confier au papier ces notes précieuses qui racontent l'histoire d'une âme en ses fluctuations. Mais l'Amour n'estil pas éternel comme le monde et le bonheur a-t-il besoin de confidents ? On devine le ravissement des jeunes gens, on les voit poursuivant leur beau rêve et, comme le père laissa faire tandis que la mère voyait d'un œil favorable les deux cœurs s'enflammer, l'hymen était fatal. Toutefois, Amélie-Suzanne était trop jeune et Auguste sans position. Il fallait attendre. Rentré à Paris le jour de l'avènement du ministère Polignac, Blanqui salua avec transport « l'apparition de cette comète menaçante comme l'augure et le prélude d'un prochain cataclysme ». Il n'était pas seul à faire ce pronostic, puisque la première personne de connaissance qu'il rencontra fut un ancien complice du carbonarisme devenu en qualité de membre du cénacle du National « un des papillons voltigeant autour de MM. Thiers, Mignet et Carrel ». Tous deux s'embrassèrent d'un commun élan de joie à la vue de l'horizon magnifique qui se déployait devant eux. Il est vrai que cet avenir tant souhaité leur réservait une destinée bien différente puisque l'un devait siéger de longues années dans les préfectures, et l'autre trouver son domicile habituel dans les cachots 118. Le rédacteur

du « Globe »

m

.

Durant les luttes mémorables du Parlement contre le ministère Polignac, Blanqui aurait été aux premières loges s'il est vrai, comme il l'avance, que « Le Globe » l'ait employé comme sténographe et rédacteur du compte-rendu des Chambres. Mais comme il se qualifie par ailleurs d ' « humble rédacteur des faits divers » on peut douter de son assiduité aux séances. Le Globe fondé comme revue par Dubois en 1824, était devenu u n journal éclectique d'opposition dont Pierre Leroux était à la fois le directeur et le typographe. Les grands articles de doctrine y étaient 118. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581. 119. Tout ce qui est sans références jusqu'à la fin du chapitre est tiré des mss. de Blanqui à la Bibl. nat., N.A. 9 581, f°» 175-179, f°» 456-460 et f®» 469-474, complétés par les notes sur et de Blanqui dans L. NOUGUÈS, Une condamnation de mai, 1839, p. VII, in fine.

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libéraux de tendance, mais la documentation était socialiste en économie sociale, et évolutionniste en philosophie et en science. Il y avait là, dit Blanqui « une collection singulière de personnages dont la plus habile pythonisse aurait eu fort à faire à tirer des horoscopes ». Le jeune journaliste s'y trouva en contact avec Rémusat, Duchâtel, Dejean, Dubois, Jouffroy, Duvergier de Hauranne, Damiron, Cousin, Barthélémy Saint-Hilaire, Pierre Leroux « Pléiade curieuse, étoiles de toutes grandeurs et de toutes couleurs qui allaient scintiller d'éclats si divers au firmament politique ». Le Globe, dont Goethe avait pressenti l'importance, était en effet une puissance. Il représentait, suivant la définition de Blanqui « la jeune France du temps, la jeune presse, la jeune doctrine ». Mais le fils du conventionnel, républicain et révolutionnaire avoué, n'avait aucune liaison avec la plupart de ces pontifes du doctrinarisme. Il se renfermait dans son humble spécialité et, pour le surplus, écoutait sans les goûter ces précieuses maximes, ces dogmes sacrosaints tirés de l'Evangile selon Saint-Malthus, Saint-Ricardo, SaintJérémie, Bentham et autres savants professeurs d'usure, d'égoïsme et d'insensibilités. Dans cette serre chaude du juste-milieu, ces hommes bornaient leurs aspirations au mandat électoral et appelaient à grands cris « l'heureux âge de quarante ans qui devait leur ouvrir les portes du Sanctuaire ». Presque tous deviendront des hommes d'Etat de l'orléanisme. Seul, Pierre Leroux qui voyait plus haut, plus loin et qui fera du Globe, au début de 1831, l'organe du saint-simonisme, semblait au jeune Blanqui « un astre quelque peu égaré au milieu de cette ambitieuse constellation ». On a pu retrouver de ce temps deux récépissés de Blanqui pour sa part de rédaction au Globe : le premier de cent vingt-cinq francs comme honoraires du mois de mai; le second de la même somme comme honoraires de juin 120. Cependant, les crises parlementaires se succédaient avec rapidité, et la dissolution de la Chambre avait ramené une majorité hostile. Aussi, du haut de la tribune des journalistes, Blanqui suivait-il plein de joie les mouvements de « ces révolutionnaires sans le savoir, aveugles dont l'étourderie allait appeler le peuple en scène ». Charles X répondit par les Ordonnances au Manifeste des deuxcent vingt-et-un. Elles furent signées le dimanche 25 juillet dans le Conseil qui, suivant l'usage, se tint à l'issue de la messe. Dès lors, selon le mot de Blanqui la comédie disparut devant le drame. Le 26 juillet

1830.

Le lundi 26 juillet au matin, en arrivant au Globe, Blanqui trouve les bureaux bouleversés, les employés debout, interdits et les rédac120. Bibl. de l'Arsenal, Fonds Enfantin, ms. n° 7 817.

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teurs « pâles, consternés, silencieux comme les hôtes d'une chambre mortuaire ». Ces importants personnages « si fiers, si animés, si glorieux la veille » sont littéralement paralysés par le coup de tonnerre du pouvoir qui vient troubler leur quiétude. Ils errent machinalement d'une pièce à l'autre comme des âmes en peine dans un cloître désert, échangeant à demi-voix quelques vagues paroles, l'œil terne, la figure égarée, semblables à des condamnés qui partent pour l'échafaud. Naturellement, pas une idée de résistance sérieuse n'effleure leur cerveau, pas un souffle d'énergie n'anime leur volonté défaillante : rien que la stupeur et la prostration. Et le fatal Moniteur est là sur le tapis vert de la table « comme l'arrêt du destin ». Blanqui, lui, exulte à la lecture des Ordonnances « à cet appel de guerre, si longtemps désiré et si longtemps attendu ». Son attitude tranche sur celle de ces pleutres. Il annonce que le peuple relèvera sans tarder l'insolent défi : Avant la fin de la semaine tout sera terminé à coups de fusils ! Paroles téméraires ! Elles ne pouvaient qu'agacer ces opposants de la plume qui croyaient le peuple aussi docile qu'eux. Le philosophe Jouffroy, jetant u n regard de dédain sur « l'écolier présomptueux » qui se permettait de prophétiser devant ses maîtres, les oracles du jour, répondit d'un ton sans réplique : « Il n'y a u r a pas de coups de fusils ! » C'est à peu près ce que le préfet de police Mangin disait vers le même temps au comte de Guernon-Ranville, ministre de l'Instruction publique : « Paris ne bougera pas » m . Le philosophe de l'opposition larvée et le fonctionnaire d'autorité se rejoignaient, comme on le voit, dans leur prophétie et, à la vérité, le calme des faubourgs pouvait encore leur donner le change. Après son altercation avec les augures dans les bureaux du Globe, Blanqui courut Paris. Sa besogne était faite puisque le journal ne pouvait plus paraître. Personne dans la rédaction ne songeait à demander l'audition exigée par les Ordonnances, car Le Globe était avec Le National le dernier des j o u r n a u x auxquels on l'eût accordée. Blanqui erra longtemps p a r les rues. Il était débordant « de joie et d'enthousiasme » au milieu d'un public encore « indifférent et paisible ». C'est qu'en dehors d u monde des journalistes et des fonctionnaires, on ne lisait guère Le Moniteur à Paris, comme il advient de L'Officiel aujourd'hui. La grande ville ignorait encore le coup d'Etat et vaquait avec calme à ses affaires. Cependant, des physionomies agitées se montraient çà et là et la circulation paraissait plus active et plus précipitée. On sentait qu'il y avait dans l'air quelque chose d'anormal et Blanqui parle d'une « fourmilière révolutionnaire » remuée par « quelque soudaine agression ». Il rencontra des amis politiques, qui lui apprirent le projet de 121. Paul Rbynaud, Les Trois glorieuses, p. 30. 4

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Auguste Blanqui des origines á la Révolution

protestation des journaux et la réunion des journalistes. C'était le signe qu'un frémissement parcourait déjà les couches au courant. Blanqui se rendit aussitôt au lieu de réunion. L'assemblée était en proie au plus complet désordre. Il y avait là, non seulement des journalistes, mais des bourgeois, des artistes, des écrivains, des avocats, tous hommes de professions libérales et électeurs censitaires qui paraissaient transportés de fureur et poussaient des cris frénétiques. De toutes parts les motions, les apostrophes se croisaient. L'appel aux armes éclatait et déjà les dédaigneux philosophes du Globe pouvaient se convaincre que le mot de Blanqui n'était pas, comme ils avaient cru, « une juvénilité ridicule ». Thiers, de sa voix aiguë et perçante, s'efforçait de dominer le brouhaha. Debout à l'extrémité d'une table longue, il gesticulait avec véhémence rappelant l'auditoire au calme et à la raison. La raison, pour lui, c'était la légalité. Il soutenait que la résistance armée serait un acte de démence et un suicide. L'opposition ne devait se traduire que par le refus de l'impôt, le recours aux tribunaux et à toutes les voies légales. On accueillit de son discours la partie concernant la protestation commune des journaux, mais la majorité des assistants ne voulait pas en rester là. Dans la soirée, Blanqui se dirigea vers le Palais-Royal, rendezvous favori des rassemblements bourgeois en temps de trouble. Une foule immense encombrait le jardin et les galeries. Elle remplissait l'air des clameurs de Vive la Charte faisant écho aux clameurs de la Bourse à la suite de la baisse du trois pour cent de 78 à 72 122. Mais, chose à bien noter; d'un côté comme de l'autre il n'y avait que des habits. Les blouses brillaient par leur absence. D'où le mot glacial qui se répétait : « Le peuple ne remue pas » et la croyance à son indifférence qui eût été mortelle, effectivement. C'est que le peuple était encore dans les ateliers. La police s'étant montrée impuissante à dissiper les attroupements du Palais-Royal, l'évacuation se fit grâce à la garde royale et les grilles furent fermées. Mais les cris continuèrent dans les rues avoisinantes jusqu'à minuit. Pour un premier jour, la promptitude et la vigueur de la démonstration était un symptôme grave. Blanqui y vit la confirmation de ses espérances. Le 27 juillet

1830.

Le lendemain, il se rendit au Globe. Tout y était sans dessus-dessous. La consternation des augures se doublait maintenant de peur et pourtant un numéro du journal, imprimé clandestinement, se répandit avec profusion, inondant les lieux publics ou faisant l'objet de commentaires au coin des rues. < Tous ces futurs ministres, dit 1 2 2 . L. BLANC, op. cit.,

p. 2 7 . — P . RETNAUD, p. 2 1 .

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aux Trois

Glorieuses

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Blanqui, tremblaient dans leur peau ». Il jugea qu'il devait leur fausser compagnie et s'en alla de nouveau au Palais-Royal. C'était bien matin pour les bourgeois. Ils n'y paraissaient pas encore. En revanche, le peuple entrait en scène. Une foule d'ouvriers et d'apprentis imprimeurs en costume de travail, le bonnet de papier sur la tête se promenait par bandes dans le jardin aux cris de Vive la Charte ! Plusieurs jeunes gens, montés sur des tables, faisaient à haute voix et sur un ton animé la lecture des journaux que les ouvriers ponctuaient de hourras prolongés. Cette apparition de l'émeute ce matin parut à Blanqui l'annonce d'une révolution. Depuis 1815, remarque-t-il, les troubles les plus violents à Paris n'avaient jamais eu lieu dans le courant de la journée. Ils duraient plusieurs jours de suite mais ne se produisaient que le soir comme il arriva pour les fusillades de la rue Saint-Denis les 19-20 novembre 1827. Après avoir harangué divers groupes populaires une heure durant, peut-être plus, Blanqui, un peu fatigué se dirigea par la rue SaintHonoré vers le jardin des Tuileries où il rencontra un de ses anciens condisciples. Ils avaient fait ensemble toutes leurs classes assis côte à côte et s'étaient liés d'amitié. D'une opposition complète de caractère et d'une divergence, non moins absolue, d'opinions ils s'étaient souvent disputés mais étaient restés bons amis quoique leurs rapports fussent devenus rares. Blanqui annonça à son ami la révolution imminente. L'autre le traita de fou et lui donna le conseil de rester tranquille. Etrange destinée : le révolutionnaire devait bientôt faire connaissance des prisons et le légitimiste fervent, magistrat du nouveau régime, allait être comblé d'avancement et d'honneur. Du jardin des Tuileries, Blanqui, en plein bouillonnement, court faubourg Saint-Marceau pour sortir de sa cachette, le « petit arsenal, précieuse relique du carbonarisme ». C'est qu'il ne veut pas imiter ces ouvriers ardènts et intrépides qui se précipitent sans armes dans la lutte. Fusil sur l'épaule, il revient des Gobelins à son domicile, hôtel de Nassau, rue de la Harpe 89, vis-à-vis l'entrée de la rue de l'Ecole-de-Médecine, tout près de l'actuelle place SaintMichel. Là demeuraient beaucoup d'étudiants en droit et en médecine. Ce fut pour eux une profonde surprise de voir arriver l'un des leurs avec une arme de ce genre entre les mains, et une surprise bien plus grande encore pour le maître d'hôtel, agent très dévoué de la police, comme il en donna plus tard la preuve. Mais alors, devant l'émeute croissante, il n'osa souffler mot et Blanqui put déposer sans obstacle dans sa chambre, le premier fusil de munition qui ait certainement figuré sur la voie publique aux journées de juillet. L'heure du reste n'était pas venue encore d'en faire usage. Ce port ostensible dans la rue n'en avait pas moins une grande signification.

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Auguste

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à la

Révolution

La garde nationale était dissoute depuis trois ans et pas une arme de guerre, à dater de cette époque, n'avait figuré dans des mains bourgeoises. Cette nouveauté était une révélation. Il y avait alors grand trouble au Quartier Latin, mais le foyer du mouvement restait le Palais-Royal. Blanqui y retourna et, en arrivant, trouva la lutte près de s'engager. Des lanciers parcouraient la rue Saint-Honoré en balayant les groupes qui ripostaient à coups de briques et de pierres tirées d'une maison en construction. Deux barricades, bientôt détruites, apparurent. Après avoir été témoin de ces premiers engagements, Blanqui rentra au Quartier Latin. L'effervescence y grandissait. Une foule d'étudiants courait place de l'Odéon et dans les rues attenantes en criant : Vive la Charte / Et c'est sous les huées que furent arrachées les affiches du doyen de la faculté de droit Delvincourt, menaçant d'expulsion les élèves pris dans les attroupements. L'heure n'était pas à l'intimidation. Du reste, les grosses patrouilles de ligne qui sillonnaient la foule dans le but de la disperser n'avaient guère de cœur à la besogne. Les soldats marchaient en pleurant et ressemblaient plutôt à des victimes. Il y avait en effet dans la foule une telle expression de fureur que la crainte avait changé de camp. L e s soldats, ahuris d'une explosion aussi volcanique, stupéfaits d'une « si chaude aventure » étaient désemparés. Blanqui vit des gardes royaux se rendant à leur caserne traverser de l'air le plus amical des rassemblements d'ouvriers occupés à dépaver les rues, et à briser les réverbères. Les gardes riaient de bon cœur, paraissant ne pas saisir le sens profond de cette tempête. Ils y voyaient plutôt — du moins Blanqui en avait l'impression — « une espèce de folle saturnale dont ils eussent volontairement peut-être pris leur part » et on les eût étonné en leur disant que quelques heures après ils allaient échanger la mort avec ces remueurs de pavés et ces briseurs de lanternes. Durant une partie de la soirée, Blanqui excita « de tout son pouvoir » les étudiants à la prise d'armes pour la matinée du lendemain, après quoi il retourna sur la rive droite aux bureaux du Globe rue Monsigny. Il y trouva vers neuf heures le personnel de la rédaction en grand émoi. Rémusat, Duchâtel, Duvergier de Hauranne, Jouffroy, Benjamin, Dejean, Pierre Leroux, Victor Cousin, Barthélémy et Saint-Hilaire étaient présents. Il y avait même le rédacteur en chef et gérant du journal Dubois, échappé de la maison de santé de Chaillot où il subissait sa dernière condamnation. Blanqui fut accueilli cette fois avec beaucoup plus de courtoisie et de bienveillance que précédemment. C'est que sa prédiction était bel et bien en train de s'accomplir, adoucissant singulièrement la morgue des gros bonnets. S'adressant au jeune homme, ils s'empressèrent de lui demander des nouvelles et son opinion sur les événements. Blanqui, tout vibrant d'émotion, répondit que Paris était en pleine insurrection, peignit chaleureusement le dynamisme du

Des origines

aux Trois

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Glorieuses

peuple et termina en proposant à ses auditeurs de se mettre à la tête du mouvement en se constituant en comité in surrecteur. Une telle proposition faite à « ces héros de cabinet » respectueux du sabre et qui n'avaient qu'une très mince confiance dans les efforts populaires était proprement insensée et Blanqui la qualifiera plus tard de « quelque peu grotesque ». Elle parut trop héroïque au prudent cénacle et fut éludée mais poliment et sans rebuffades, les façons hautaines n'étant plus de mises. Blanqui ne perdit pas son temps davantage et sortit vers onze heures, afin de parcourir les quartiers qui avaient été le théâtre de l'émeute. Paris offrait l'aspect le plus sinistre. Les troupes et le peuple s'étaient également retirés. Pas une âme dehors, ni une lumière aux maisons. Les fenêtres, les portes, les magasins : tout était fermé hermétiquement. La nuit était sans lune et comme les réverbères ne donnaient plus, chaque rue apparaissait comme « un corridor ténébreux entre deux hautes murailles ». Cependant une lueur rougeâtre dans le ciel guida le promeneur attardé, le conduisant place de la Bourse. Là brûlait paisiblement et dans une profonde solitude le corps de garde de gendarmerie incendié deux heures auparavant et ses flammes éclairaient de leurs reflets les édifices de la place. Cette veillée de la bataille était plus lugubre que le champ de bataille lui-même. Que fit ensuite Blanqui ? Il ne le dit pas. Mais il est à croire qu'il regagna sa modeste chambre de la rive gauche pour prendre un peu de repos. Cependant sous le coup de la fièvre, pouvait-il dormir ? C'est alors peut-être qu'il rédigea cette proclamation dont il est singulier qu'il ne fasse pas mention dans son récit des événements mais dont il a pourtant pris la peine de nous laisser le texte dans ses manuscrits, à côté d'autres proclamations incontestablement de lui. Parisiens ! Charles X a déchiré la Charte, renversé les lois, anéanti toutes les libertés. Plus d'imprimerie ! Plus de journaux ! Plus de livres l Plus de Chambre ! L'Ancien Régime est rétabli, la France livrée pieds et poings liés aux nobles et aux prêtres. Aux armes, Citoyens l Aux armes, pour défendre la patrie, notre honneur, notre existence ! Consentirons-nous, à devenir un troupeau d'esclaves sous le fouet des jésuites ? Non, non ! Plutôt mourir ! Mais ce n'est pas le peuple qui périra, ce sont les misérables qui prétendent l'asservir. Debout ! debout ! écrasons ces infâmies. Que le châtiment tombe comme la foudre sur leur attentat. Article 1 " Tous les citoyens de seize à cinquante fense de la patrie et de la liberté.

ans sont appelés

à la dé-

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Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

Article 2 Les hommes de seize à trente ans armés ou non armés se renpour être organisés en bataillons. dront place de l'Hôtel-de-Ville Article 3 Les hommes de trente à cinquante ans resteront tiers pour y préparer la résistance.

dans leurs

quar-

Article 4 Des barricades seront construites dans toutes les rues de cinquante mètres en cinquante mètres. Les rues seront dépavées et, dans les principales voies de passage, les pavés seront montés aux étages supérieurs pour être précipités sur les troupes de Charles X. Article 5 Les anciens militaires : officiers, sous-officiers et soldats sont appelés à l'Hôtel de Ville pour former les cadres des bataillons populaires. Article 6 Il sera établi des commissions pour : Io) le service des vivres; 2') l'armement; 3e l'ammunitionnement. Les citoyens aptes à faire partie de ces commissions voudront bien se présenter à l'Hôtel de Ville. Article 7 Le peuple s'emparera des armes à feu en magasin chez les armuriers ainsi que de la poudre et des balles. L'Etat leur remboursera le prix de tous ces objets avec une prime de 25 % pour les risquesCette proclamation à la fois vibrante et p r a t i q u e n'est p a s indigne d ' u n f u t u r stratège de la guerre des rues. Quel en f u t le sort ? D a n s quelle m e s u r e trouva-t-elle un écho ? Fut-elle réellement d i f f u s é e ? E n ce cas, sous quelle f o r m e et qui atteignit-elle ? Nous n'en savons rien.

Le 28 juillet

1830.

T o u j o u r s est-il q u e le 28 juillet, à l'aube, P a r i s « était debout t o u t entier, pareil à u n e r u c h e en f u r i e ». L a lutte p a r a î t avoir commencé p a r l'invasion de la m a i r i e des Petits-Pères et il est impossible là encore, dans la mêlée générale qui s'esquisse de déceler le comportement, la participation de Blanqui. A dix heures, il passe au Globe. Bien loin de se jeter d a n s la ba-

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Glorieuses

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garre comme Blanqui le leur demandait la veille, les dignes publicistes cherchaient à gagner les barrières. La double annonce de l'état de siège et des mandats d'arrêt lancés contre les signataires de la protestation des journalistes marque la déroute complète de la « vaillante cohorte de la légalité ». Suivant la pittoresque expression de Blanqui : c'est un « sauve qui peut général ». Les rédacteurs s'entretiennent des événements et cherchent une issue possible. Le jeune homme leur dit : « Les armes décideront, quant à moi, je vais prendre un fusil et la cocarde tricolore ». Sur quoi le philosophe Cousin répliqua plein d'indignation et d'une vort éclatante : « Monsieur, les couleurs tricolores peuvent bien être les vôtres, mais elles ne seront jamais les miennes, le drapeau blanc est le drapeau de la France » lts. Cette réponse, dans sa partie finale, est exactement la même que Sébastiani fera un peu plus tard à La Fayette et Laffitte 124, car ces messieurs, selon Blanqui « faisaient tenir la France sur un canapé » 126. Blanqui se rendit compte, au moment où parlait la poudre, qu'il n'avait plus rien à faire dans ce milieu. Il rompit les ponts séance tenante et, laissant là ces grands hommes, courut en armes à la place de Grève, la cocarde révolutionnaire au chapeau. Aussi bien, par la suite, spécifiera-t-il avoir arboré « le premier la cocarde tricolore, le mercredi, avant le combat » 126, affirmation précisée en ces termes : « J'ai porté la première cocarde tricolore de 1830 faite par Mme Bodin, passage du Commerce » 127. Cette matinée décide du sort de la révolution. Les insurgés se rendent maîtres du centre de la capitale. L'été est magnifique, la chaleur torride contraint nombre de combattants à réduire leurs vêtements au minimum compatible avec la décence. Les habits sont rares, les hommes en bras de chemise sont peut-être autant que les hommes en blouse. Mais toute cette population si diverse de costumes et à demi nue est plus sévère dans son aspect et son maintien que la nonne « la mieux calfeutrée ». Le vieux de soixante ans et les gamins de douze luttent côte à côte. Il y a une forte proportion d'adolescents de quatorze à vingt ans, la plupart vêtus d'un simple pantalon, sans chemise, le bonnet de papier sur la tête. Sur la place de Grève et les quais voisins, là où est Blanqui, c'est un immense tumulte, mais sans désordre, quelque chose comme l'agitation d'un champ de foire d'autant plus que les cris s'entrecroisent. De la poudre contre des balles, qui en veut ? Des balles 123. Cette réplique se trouve à la fois dans le ms. de la Bibl. nat., N.A, 9 581 C 12, dans la défense de Blanqui au Procès des Quinze, p. 83 et dans une lettre de Blanqui à Adélaïde de Montgolfler du 5.8.1833. Les Lettres, 1 " année, 1906-1907, p. 509. 124.

L.

BLANC,

p.

58.

125. Procès des Quinze, p. 83. Défense du citoyen Blanqui. 126. L. N O U G U È S , Une condamnation de mai 1839, p. VII, notes. 127.

G.

GEFFROY,

p.

240.

56 pour de la poudre tenants d'armes à Heureux et fier vaient avec envie. plus glorieux qu'un

Auguste

Blanqui

des origines

? et qu'à la suite des feu y formaient une celui qui possédait un Le gamin possesseur roi.

à la

Révolution

marchés se concluent. Les espèce d'aristocratie. fusil. Tous les yeux le suid'un pistolet se pavanait

Bien placé au sein de l'immense foule pour faire des observations, Blanqui retient deux choses à l'actif du peuple : la spontanéité et la témérité. Pas l'ombre d'organisation ni de commandement dans cette multitude. Ni général, ni caporal. Rien que des individus isolés, sans souci du voisin et n'obéissant qu'à leur propre volonté. Ce n'est pas, qu'on se fut montré rebelle à une direction. Loin de là. Elle eût été acceptée et obéie avec empressement. Mais de chefs, il ne s'en présentait point. Cette première heure était celle de la sincérité et le peuple seul est téméraire. Il le sentait d'instinct et ne cherchait point des yeux des chefs qu'il savait introuvables. Tous ces ouvriers agissaient pour leur propre compte, répandus sur la place et les quais sans la moindre entente. On les voyait debout, d'une parfaite insouciance à vingt pas des vedettes royales qu'ils ne daignaient pas même apercevoir. Du côté de l'armée : sentinelles, avant-postes régiments : tout restait immobile. Blanqui, toujours en veine de souvenirs, nous fournit une précision importante pour l'histoire. C'est vers dix heures et demi qu'il situe l'épisode de l'arrachage du drapeau blanc à l'Hôtel de Ville et de la précipitation sur la place. Des hommes s'en emparent, le trépignent, le traînent sur le pavé. « Presqu'en même temps » dit-il, le pavillon tricolore se déploie sur la tour septentrionale de la cathédrale appuyé aussitôt par le tocsin du gros bourdon. L a foule alors pousse des acclamations frénétiques. Spectacle inoubliable ! Des milliers d'hommes en blouse, en veste, en haillons, armés de piques, de fusils, de sabres, de haches, les yeux et bras levés vers les sommets de la cathédrale saluaient de cris et de larmes le vieil étendard de la liberté liS. Blanqui participe au délire de la foule. Il avait conspiré contre le drapeau blanc et c'est « en grinçant des dents » qu'il l'avait vu « flotter sur les Tuileries et sur l'Hôtel de Ville où l'étranger l'avait planté ». Le plus beau jour de sa vie est celui où, avec les insurgés de juillet, il le traîne « dans la boue des ruisseaux », où il foule aux pieds « la cocarde blanche, cette prostituée des camps ennemis » 129 . Il se jette avec tant de fougue dans la lutte que son frère Adolphe, quelques mois plus tard, tout en s'abstenant d'insister à ce sujet par 128. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581 C 12. 129. Procès des Quinze, 1832, in-8, p. 83. Défense du

citoyen

Blanqui.

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un sentiment de délicatesse bien compréhensible, ne manquera pas de faire état de « la part active qu'il a prise aux combats de juillet Auguste lui-même, parlant au nom des « glorieux ouvriers > dont sa main « a serré la main mourante en signe d'adieu sur le champ de bataille », dont il a voilé avec des haillons le visage agonisant, aura l'occasion d'évoquer avec émotion : ... Ces jours, d'enivrement, lorsque nous errions machinalement, le fusil sur l'épaule, au travers des rues dépavées et des barricades, tout étourdis de notre triomphe, la poitrine gonflée de bonheur, rêvant la pâleur des rois et la joie des peuples, quand viendrait à leurs oreilles le mugissement lointain de notre Marseillaise 1S1. En cette fin de journée du 28, les troupes se sont repliées vers les Tuileries mais la partie n'est pas encore gagnée. Blanqui est amené à méditer sur les résultats tout à fait remarquables déjà obtenus, sur les perspectives favorables qui s'ouvrent, sur la vigilance qui s'impose. Et c'est sans doute autant pour apaiser ses sens que pour mettre en garde ses frères d'armes qu'il prend fiévreusement la plume. Parisiens ! L'armée de Charles X a été battue. Notre vieux drapeau, en revoyant la lumière, a été reconnu et salué par la victoire. Mais tout n'est pas fini. Loin de là et il pourrait en coûter cher de s'endormir sur ces premiers lauriers. Point d'illusions. L'ennemi a perdu le tiers de son monde. Mais les deux tiers qui survivent ont pu se rallier aux Champs-Elysées pour la protection des renforts arrivés de province. Ces renforts se succèdent d'heure en heure. Des régiments de la garde et de la ligne accourent de vingt villes à la ronde. Enfin, les camps de Lunéville et de Saint-Didier ont été levés et s'avancent à marches forcées sur Paris. D'ici à trente-six heures, nous aurons en face de nous une seconde armée plus nombreuse que la première. Mais quelle différence dans les situations ! Ce matin, nous n'étions qu'une poignée cPémeutiers isolés courant les rues en quête d'un pistolet et d'un peu de poudre. Ce soir, nous avons quarante bataillons bien organisés, cent mille fusils, trente bouches à feu et des munitions pour six mois de combat. Ce matin, l'ennemi plein de superbe nous regardait avec mépris comme un vil troupeau prêt à fuir devant le plat de sabre. Ce soir, aux il est frappé de stupeur et sa consternation se communique régiments fatigués qui viennent tomber au milieu du désarroi d'une défaite. En avant, soldats de la liberté l L'armée des ténèbres et de la tyrannie va se dissiper comme la poussière devant les plis de notre glorieux drapeau. 130. Le Temps, 27.1.1831. 131. Procès des Quinze, p. 85-86.

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Auguste

Le 29 juillet.

Romantisme

Blanqui et

des origines à la

Révolution

Révolution.

Le jeudi 29, à la tête du peuple en armes, Blanqui pénètre dans la salle des assises de la Seine et, avec ses compagnons, déchire les fleurs de lys à coups de baïonnettes 132. Il ne se doutait pas, à ce moment, qu'à peine un an et demi plus tard, il comparaîtrait comme accusé, dans cette même salle, à la requête du pouvoir qu'il contribuait à instaurer ! A midi, le Louvre, les Tuileries, centres de la résistance, sont aux mains du peuple ! A deux heures, Paris est libéré des derniers soldats de l'ordre ». La victoire est complète et déjà depuis le matin fonctionne un gouvernement provisoire à l'Hôtel de Ville, cependant que le désarroi prélude de la fuite, règne à la résidence royale de Saint-Cloud. Le soir du 29, quelques personnes sont rassemblées dans le salon de Mlle de Montgolfier. Elles prêtent l'oreille au tumulte des rues, causent, s'inquiètent des proches, attendant et commentant les événements du jour. Tout à coup, on entend des bruits de pas dans l'escalier et la porte s'ouvre. C'est l'insurgé Blanqui. Il revient au foyer ami, encore enfiévré de l'ardeur du combat. Ici, laissons la parole à Gustave Geffroy qui, d'après Blanqui, nous a fait en un raccourci saisissant le tableau de la scène : Il (Blanqui) apparaît avec la décision du triomphe, la bouche et les mains noires des cartouches déchirées et des balles parties, odorant de poudre et aspirant l'acre parfum de la bataille gagnée, aussi doux qu'un bouquet de printemps et qu'une chevelure de femme. Il s'arrête sur le seuil et laisse tomber son fusil dont la crosse heurte lourdement le parquet, dont le canon et la baguette sonnent avec uA bruit de cristal et de chanson. Et le bruit, et la pesée, et le geste sont en rapport avec les paroles brutales et ironiques qui sont prononcées les premières : « Enfoncés, les Romantiques », s'écrie l'étudiant qui rassemble en un cri ses haines politiques et ses colères littéraires, son goût de la mesure et des règles, son aversion du lyrisme, de la phrase et de la cathédrale En effet, l'exclamation vengeresse de Blanqui signifie que le peuple, en reprenant possession de la rue et en renouant sur les barricades la tradition révolutionnaire, mettait un point final aux rêves naïfs de tous ces écrivains réactionnaires qui avaient pu croire disparus dans le bric-à-brac de pacotille du Moyen Age, cocarde tricolore et bonnet rouge, strophes de La Marseillaise et niveau égalitaire. Car il ne faut pas s'y tromper, le romantisme n'était pas alors autre chose qu'une école littéraire cherchant l'inspiration dans les fantasmagories d'un lointain passé par peur de l'avenir, et des souvenirs révolutionnaires. 132. Procès des Quinze, 133.

G.

GEFFROY,

p.

51.

p. 146.

Des origines

aux Trois

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Tous ces princes du sang, ces chevaliers, ces pages, ces valets, ces nobles dames accoudées mélancoliquement à la fenêtre des châteaux, ces ribauds, ces tavernières, ces églises gothiques, ces tournois vus à travers des espèces de feux de bengale, toutes ces scènes et ces descriptions médiévales constituaient une réaction lyrique et factice contre l'esprit du 18e siècle, le jacobinisme et la Révolution française. L e romantisme était essentiellement royaliste, moyenâgeux, catholique, et il est tout naturel que Blanqui ait vu et ait pressenti avec joie son « enfoncement » par la victoire de juillet. Mais, comme on l'a fait remarquer, Blanqui n'a raison qu'à moitié. L e jeune romantisme, apparemment, pouvait paraître sérieusement atteint par les trois glorieuses. En réalité, il devenait pubère, il se renouvelait au souffle de la démocratie, ainsi que l'avait annoncé Victor Hugo dans la préface d'Hernani, dès mars 1830. C'est que les libéraux de la politique, dans leur querelle avec les romantiques — les libéraux de la littérature — étaient trop entiers dans leur critique. Ils ne voulaient pas voir que face aux obscurs classiques de l'époque, misérables rejetons du 17e siècle, avortons d'une forme étriquée et épuisée, les pères du romantisme, géants de la plume, malgré leur inspiration réactionnaire n'en renouvelaient pas moins le vocabulaire et le mouvement de la phrase sous la double influence de la nature et des génies étrangers. Or, il est évident qu'une école littéraire qui s'était montrée capable de vivifier la forme au contact des littératures voisines, était susceptible aussi de renouveler son fond au contact du génie révolutionnaire. La passion seule empêchait les contemporains de s'en rendre compte. On ne peut donc pas dire que le romantisme a été « enfoncé » , mais qu'il a été libéré 134. Bref le mot de Blanqui, comme l'a écrit Amédée Dunois « éclaire significativement le malentendu qui, bien avant 1830, mit en posture d'adversaires les avancés de la politique et ceux de la littérature, les républicains et les romantiques » 13B. Ajoutons, pour être complet, que l'annonce par Auguste Blanqui que la révolution du jour équivalait à la défaite du romantisme, aurait été entendu par Michelet 136, ce qui ne saurait nous étonner, étant donné ses rapports déjà vieux avec Mimes de Montgolfier. Sans doute le futur historien ne dut pas être surpris d'entendre pousser l'exclamation vengeresse d'Auguste dans le même salon où Adolphe, le 26 novembre 1820, une dizaine d'années auparavant, chargeait à fond, en sa présence, l'école littéraire nouvelle 137. Mais 134. C'est ce que prouvent de plus en plus les t r a v a u x consacrés aux r a p ports du romantisme et d u socialisme, en dernier lieu notamment ceux de P . FLOTTES (La Pensée politique et sociale d'Alfred de Vigny) ; d'HuNT (Le Socialisme et le romantisme en France) et d'EvANs (Le Socialisme romantique). 135. « Romantisme et politique » , dans Le Monde, 12.4.1930, p. 8-9. 136. G. GEFFROY, p. 52. 137. J. MICHELET, Mon Journal, p. 119.

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Blanquì des origines à la

Révolution

ce qui dut surprendre encore plus Michelet, ce qui nous surprend toujours, c'est le paradoxe de cette scène éminemment romantique où Auguste joue le premier rôle, au moment même où il proclame brutalement la fin du romantisme. L'indigne

usurpation.

Pendant que Blanqui et les autres combattants se reposent encore de leur fatigue après l'ivresse du triomphe, les faux prophètes, les politiciens tortueux et les hommes d'affaires, effrayés du réveil populaire et impatients de se ruer à la curée, se livrent aux intrigues. Thiers mène la danse, soutenu par le banquier Laffitte, et tous deux, assez facilement, vont trouver en La Fayette un complice. Tout est fait si rondement que, dans la matinée du 30 juillet, une affiche anonyme habilement rédigée par Thiers et Mignet prépare la rentrée du duc d'Orléans. Elle spécifie que la République « nous exposerait à d'affreuses divisions » et « nous brouillerait avec l'Europe » 138. Les combattants républicains, en lisant l'affiche, sursautent, furieux. Pierre Leroux s'écrie : « Tout est à recommencer. Rallumons les réchauds et refondons les balles ! » 139. Mais que représentent les républicains dans le rapport des forces ? Incontestablement, ils dominent autour de l'Hôtel de Ville, le matin du 30, quand le duc d'Orléans, qui n'a rien fait pour la cause du peuple, a le front de se présenter pour cueillir le pouvoir comme un fruit mûr. Aussi estil salué par « un cri de réprobation universel », et l'on prétend même qu'un insurgé le mit en joue 140. De l'aveu de Laffitte, les républicains sont avec les napoléonistes « les plus vaillants combattants de juillet » et « les plus à craindre par leur nombre et leur intelligence » 141. D'après La Fayette, ils étaient « maîtres du terrain et assez en force sur place pour faire prévaloir leurs opinions » 142. Cependant, à la Commission municipale, seul pouvoir du moment, ils se trouvent légèrement infériorisés. Manguin est leur unique homme de confiance mais déjà, comme le montre son altercation avec Charras, il se solidarise plus avec ses collègues de la Commission qu'avec les combattants du dehors 143. Quant à La Fayette, président de la Commission, il hésite. S'il a des sympathies personnelles pour la République, ses velléités d'action sont pour la monarchie constitutionnelle, et quand il 1 3 8 . P . REYNAUD, p. 1 0 5 . — 139.

P.

REYNAUD,

p.

A n d r é LEBEY. La

Fayette,

t. I I I , p .

190.

113.

140. Mémoires de Laffitte, publié par Paul Duchon, pp. 169, 190, 199, 200. 141. Ibid., pp. 199-200. 142. Mémoires de La Fayette, t. V, p. 423. 143.

P.

REYNAUD,

p.

113.

Des origines aux Trois

Glorieuses

61

caresse l'espoir de devenir président de la République, la peur du « jacobinisme » le fait aussitôt reculer. On a l'impression très nette que, privés de La Fayette, seul chef connu, les leaders républicains étaient désemparés, n'ayant aucun nom à présenter pour gouverner, et qu'ils craignaient une réaction provinciale. Au cours de la matinée si décisive du 30, Lacambre le futur ami et neveu de Blanqui, est encore au séminaire de Pleaux (Cantal) d'où il ne va pas tarder à sortir « après des fredaines multiples, des feux d'artifice peu agréables aux bons pères et une foule de manifestations insensées pour fêter le triomphe du peuple, la révolution de Juillet et la chute de la monarchie et du cléricalisme » 144. Mais son frère participe aux trois glorieuses et bientôt, de retour au pays natal va raconter à son cadet, buvant littéralement ses paroles, les péripéties de la lutte. Cette évocation, agrémentée de réflexions personnelles, donne probablement sur le rôle de Blanqui lors de « l'élan sublime des trois jours » 145 la version en cours dans les sociétés secrètes et les groupes blanquistes. A ce titre, elle mérite d'être rapportée : Le parti républicain qui avait le peuple pour lui, manqua de direction et d'initiative. Cette révolution de Juillet n'avait pas été prévue et tous les jeunes républicains avaient été comme tout le monde surpris par les événements. Un seul, doué d'un instinct et d'un sens révolutionnaire bien supérieur à celui de ses compagnons eût pu donner un sens et préparer un résultat à la réunion Lointier et au groupe des mécontents de l'Hôtel de Ville, mais il était tout petit, malingre, sans prétentions, pas du tout charlatan et personne ne fit attention à lui ou n'eut autre impulsion que celle de mépriser ses conseils et de prendre en haine sa trop pénétrante perspicacité. Ce jeune homme était Louis Auguste Blanqui... Il n'avait que vingtdeux ans et mon frère fut subjugué par la pose de Cavaignac, les agréables exagérations de Marrast, déjà ami de Bastide, Trélat, Latrade, etc... et tout ce noyau de républicâtres qui devaient laisser échapper la République en 1830, devaient la perdre en 48 et nous ont laissé sous le nom d'opportunistes, ce noyau d'intrigants qui ont causé et doivent causer à toutes les Républiques les plus cruelles déceptions et entraîner la France vers les réactions les plus lamentables Ainsi, selon Lacambre, à l'heure décisive où le sort de la République se jouait, en ces jours « de joie et de gloire » qui allaient se changer en jours « de deuil », Blanqui, malgré son jeune âge 144. Mémoires de Lacambre (inédits). Fonds Dommanget. 145. Le Libérateur, n» 1, 2.2.1834. 146. Mémoires de Lacambre (inédits). La réunion Lointier est une assemblée de patriotes qui se tint le 30 au matin chez: le restaurateur Lointier. Lacambre se trompe en donnant vingt-deux ans à Blanqui à la révolution de 1830 : il avait vingt-cinq ans et demi.

62

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

aurait été le seul à faire entendre les paroles de salut. On ne l'écouta point et la partie fut perdue. Blanqui a fourni de son côté des explications 147 , qui ne manquent pas d'intérêt touchant la stérilité des efforts populaires à la suite des trois glorieuses. Certes, il n'entre pas dans le détail des faits comme Lacambre, il ne se met pas non plus en cause par un sentiment bien compréhensible. Mais il n'est pas interdit de croire qu'il pense à lui quand il dit d'une part qu'au cours de ces journées révolutionnaires le peuple n'a pas trouvé « des hommes capables de guider les corps de sa colère et de sa vengance » et quand, d'autre part, il énonce : Le combat fut si court que ses chefs naturels, ceux qui auraient donné cours à sa victoire, n'eurent pas le temps de sortir de la foule. Il (le peuple) se rallia forcément aux chefs qui avaient figuré en tête de la bourgeoisie dans la lutte parlementaire contre les Bourbons. Il s'y rallia d'autant plus, remarque-t-il, que sur la base des « anciennes hostilités contre Charles X », ces chefs lui étaient apparus « comme ennemis aussi implacables que lui-même de toute la famille des Bourbons ». Le peuple « savait gré aux classes moyennes de leur petite guerre de cinq ans contre les ennemis » et Blanqui ne manque pas de noter la « bienveillance » et même le « sentiment de déférence » montrés par les hommes à « vestes envers les hommes à habit » qu'il rencontraient dans les rues après la bataille. Les masses avaient le même « cri de ralliement » que les bourgeois : Vive la Charte l Ce qui s'agitait en elles, ce qui les avait jetés sur la place publique, c'étaient la haine des Bourbons, la révolution ferme de les renverser. Ici, Blanqui est très net et son témoignage a une grande portée historique : Les masses n'avaient exprimé formellement aucune volonté politique positive. Il va plus loin et affirme : Il y avait du bonapartisme et de la République dans les vœux qu'elles formaient pour le gouvernement qui devait sortir des barricades. Poussant ses explications en toute sincérité, Blanqui ne tient pas seulement compte de la « confiance aux chefs » acceptés jusquelà, il note aussi l'abandon de la jeunesse des écoles et, en l'occurrence, étant donné son rôle dans le mouvement estudiantin, c'est presque une auto-critique. Mais s'élevant à des considérations d'un autre ordre, faisant état 147. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 591, f o s 314 et suiv.

Des origines aux Trois

Glorieuses

63

de ce qu'il appellera devant les juges « la modération dans le triomphe » 148, Blanqui émet cette hypothèse touchant le peuple. Sentait-il déjà, comme par instinct, qu'il venait de jouer un tour fort désagréable aux bourgeois, et dans sa générosité de vainqueur, voulait-il faire les avances et offrir paix et amitié à ses futurs adversaires ? Quoi qu'il en soit, le peuple « se retira de la place politique après la bataille terminée ». Et comme il n'avait ni « rentes », ni « moyens de flâner sous les fenêtres des palais », il retourna dans ses ateliers cependant que les rues s'emplissaient de bourgeois. Il n'est personne qui ne se souvienne avec quelle merveilleuse soudaineté la scène changea dans les rues de Paris, comme sur un coup de théâtre, comment les habits remplacèrent les vestes, en un clin d'œil, comme si la baguette d'une fée avait fait disparaître les uns et surgir les autres. C'est que les balles ne sifflaient plus. Il ne s'agissait plus d'attraper des coups, mais de ramasser le butin. Chacun son rôle; les hommes des ateliers s'étaient retirés, les hommes du comptoir parurent. Blanqui évoque alors les intrigues de tous ces bourgeois couards « auxquels la victoire avait été remise en dépôt ». Ils cherchèrent d'abord à replacer Charles X sur le trône, mais de crainte d'affronter des dangers, ils se rabattirent sur un autre Bourbon. Ainsi fut réalisée « l'indigne usurpation ». 148. Procès

des Quinze,

p. 86.

CHAPITRE

II

L'AGITATION ESTUDIANTINE E T LA « SOCIETE DES AMIS DU P E U P L E >

Blanqui au Qu irtier Latin. A la suite de la révolution de juillet, le duc d'Orléans devient roi des Français sous le nom de Louis Philippe. Politiquement, on change de dynastie : la branche cadette remplace la branche ainée. Comme l'écrira plus tard Proudhon, une « intrigue dynastique » escamote la révolution à « la bêtise républicaine » Socialement, la bourgeoisie industrielle et financière et la petite bourgeoisie commerçante triomphent de l'aristocratie. Doctrinalement, le libéralisme a fait faillite. Triste résultat pour un républicain démocrate, piètre dénouement pour un acteur de la tragédie de trois jours ! De nobles coeurs, brisés par la douleur, en sont morts. D'autres, devenus sceptiques, rentrent sous la tente pour toujours. Blanqui déçu, désolé, méditant cette « leçon cruelle » devient sombre et méfiant. Mais il est trop riche de substance pour déserter la lutte; il reste sur la brèche, dévoré par l'ardeur de ses convictions. Comme il a entendu naguère les nouveaux gouvernants proclamer « la haute moralité de la pensée » et défendre la sainte cause de l'Egalité, il est plein de ressentiment contre ces « renégats du libéralisme ». Comme il décèle dans la monarchie nouvelle « la pensée secrète de continuer purement et simplement la Restaura1. EDOUARD DOLLÉANS, Proudhon,

p. 77. L e t t r e à F l e u r y , 22.1.1843. 5

Auguste

66

Blanqui des origines à la

Révolution

tion », comme il conserve sa croyance en la force et son admiration pour le tort d'être « trop crédule » 2 , il est prêt à se jeter dans l'agitation, en attendant les complots et les coups de mains. Pour l'instant, Blanqui continue de collaborer au Globe, rédigeant en septembre le compte-rendu des séances de la Chambre 8, et toujours il est étudiant à la faculté de droit. Cette dernière particularité explique le choix de son domicile sur la rive gauche, rue de la Harpe, hôtel de Nassau 4. A cette époque, le Quartier Latin n'était pas seulement le siège de « cette vie de cancan et de boucan » dont parle Vallès 5, c'était un foyer ardent d'agitation politique, fier de toute une tradition de combats et de coups durs, glorieux de son rôle actif dans « la grande semaine ». La jeunesse qui le peuplait menait, certes, joyeuse vie à la Chaumière, au Prado, chez Laveux, chez Magny, chez Viot, chez Bléry, en compagnie de « Lisette » dont la voix sonnait si franchement le rire au milieu des gais propos ricochant d'un quadrille ou d'une table à l'autre 6. Les jeunes se signalaient aussi par des allures séditieuses et se montraient dispesés au moindre coup de mains. Il y avait en ce sens comme une émulation entre les élèves des facultés et les polytechniciens. Pour mieux marquer la fraternisation avec les faubouriens proches de Saint-Marceau, le costume et la tenue prenaient même une tournure démocratique « qui eût été un peu niaise, ainsi que le note Nadar 7, « si elle ne se fût rattachée à certaines idées d'un ordre plus élevé ». Toujours âpre à la science et plus que jamais brûlé par la flamme de l'Idée, dans un âge où le plaisir l'emporte ordinairement sur les préoccupations de l'étude et du combat social, Blanqui fit bientôt figure de chef parmi ces jeunes qui ont « du sang plein les veines, des fourmis plein les jambes » 8. Pour la première fois en tout cas — le fait est à signaler — il n'est plus soldat du rang, il est bel et bien à la tête d'un mouvement et la logique de la situation le pousse à faire son apprentissage de chef dans des conditions vraiment exceptionnelles. La société, profondément travaillée par le machinisme, les progrès de la production et des échanges, ne peut résoudre la crise qui la ronge par un simple changement de gouvernement. D'un autre côté, le prolétariat naissant qui n'a pas encore pris conscience de sa force et qui cherche une idéologie et un groupement spécifiques, ne peut se charger lui-même de la solution des grandes tâches de l'heure. Alors, l'avant-scène est souvent occupée 2. Le Libérateur, n° 1, 2.2.1834. 3. Bibl. de l'Arsenal, Fonds Enfantin, ms. n° 7 817. 4.

G . GEFFROY, p .

240.

5. Souvenirs d'un étudiant pauvre, p. 33. 6. Un Anglais à Paris. Notes et souvenirs, t. I , chap. « Souvenirs », dans Le Monde illustré, 22-1-1881, p. 51. 7. Quand j'étais étudiant, p. 73. 8 . JULES

VALLÈS,

op.

cit.,

p.

30.

I.

— Pierre

VÎRON,

L'agitation

estudiantine

et la « Société

des amis du peuple »

67

par les étudiants qui ébauchent leur jonction avec les ouvriers. Tous les pays, mais d'une façon plus caractérisée la Russie et l'Espagne, sur la base de conditions politiques et économiques analogues, ont connu ou connaissent ainsi une activité révolutionnaire ou semi-révolutionnaire des étudiants. Cette activité se déroule d'une part sur les mots d'ordre les plus hardis de la démocratie bourgeoise : on réclame l'achèvement de la révolution politique, on aspire à la République. Mais, d'autre part, on cherche à enjamber les limites bourgeoises en posant les premières revendications de la révolution sociale, en formulant quelques principes du socialisme. L e fait que Blanqui débute comme chef dans la lutte estudiantine de l'année scolaire 1830-31 a une grande importance dans sa vie politique. Désormais, il fera un tout indivisible de la révolution politique et de la révolution sociale, ce qui l'éloignera aussi bien du libéralisme bourgeois que des formes multiples du socialisme utopique. Et sous le Second Empire, revenant à ses premières amours, on le voit malgré la neige des ans, rechercher cette union des étudiants et des ouvriers qui préludera à la Commune.

Les

obsèques

de

Benjamin

Constant.

C'est par un appel « aux étudions en médecine et en droit » en vue des obsèques de Benjamin Constant, que Blanqui inaugura son rôle dirigeant. L e grand orateur libéral est mort le 8 décembre 1830 et Paris se prépare à lui faire des funérailles imposantes. Aux ministres, aux généraux, aux députés, aux pairs, aux Alsaciens, aux gens de toutes classes, les étudiants entendent se joindre nombreux, étant données les sympathies que le défunt leur a témoignées. L e procès des ministres qui vient de s'ouvrir au Luxembourg mêle au deuil entourant le mort les passions et les projets des vivants. Les étudiants qui soupçonnent qu'on veut sauver les ministres —• et telle est bien la pensée du roi — parcourent la rue de Tournon, au coude à coude avec les ouvriers en criant : « Mort aux ministres ! Aux armes ! » 9. Ils voient dans les obsèques de Benjamin Constant une occasion de manifester, et le cercueil du vieux voltairien doit, à leurs yeux, servir de bouclier pour défendre la jeunesse et la liberté. Blanqui jouit d'une telle autorité sur ses camarades qu'il se permet de rédiger et de signer seul l'appel qui leur est distribué et dont voici le texte. Benjamin Constant est mort. La France pleure un des plus fermes soutiens de sa liberté, un grand citoyen et un grand homme. Nous, c'est un ami que nous pleurons. Vous savez quels accents sa 9. L U C A S

DUBRETON,

Louis-Philippe,

p.

182.

68

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

voix a trouvés pour repousser les calomnies et les outrages que déversait sur nous un pouvoir oppresseur. Vous savez quelles brûlantes paroles il fit entendre en 1820, 1821, 1822 et 1827, quand, non content de nous vouer au sabre de ses satellites, le pouvoir nous insultait à la tribune et dans ses journaux. Benjamin Constant se faisait gloire d'être l'ami des jeunes gens. Jusqu'à son dernier moment il a élevé la voix pour nous défendre car la jeunesse française, de' même que la liberté, ont besoin d'être défendues même après la bataille de la grande semaine. Cinq jours avant de mourir, il faisait encore retentir la tribune de patriotiques accents; il est mort sur la brèche en combattant pour les principes et pour les résultats de notre révolution. Un peuple tout entier accompagnera jusqu'au dernier séjour les restes mortels du défenseur de ses droits. Les écoles doivent à leur ami un deuil particulier, un hommage solennel de reconnaissance. J'invite tous mes camarades à se réunir sur la place du Panthéon, dimanche, à neuf heures précises du matin. Ceux d'entre eux qui possèdent des armes viendront armés, afin de rendre à Benjamin Constant les honneurs funèbres. Louis Auguste Blanquî étudiant en droit. En post-scriptum, le placard ajoutait : Le général La Fayette a déclaré approuver cette réunion; un de ses officiers d'état-major se rendra demain au milieu de nous 10. Les obsèques revêtirent le caractère de démonstration massive et solennelle escompté par Blanqui. Des jeunes gens s'attelèrent au corbillard couvert de couronnes de laurier. Dans leur ardeur, ils voulurent même mener le corps au Panthéon et il fallut que le préfet de la Seine intervînt pour que force restât à la loi. Des étudiants obstinés coururent cependant pour organiser l'apothéose du mort, place du Panthéon, au lieu même où ils s'étaient rassemblés sur convocation de Blanqui n . C'est quelques jours après qu'en vertu de la loi du 13 décembre 1830, Blanqui se trouva éventuellement décoré de la « Croix dé Juillet ». Elle portait au revers : « Patrie et Liberté », à la face : « Donné par le roi des Français » 12. Cette dernière légende et l'obligation d'un serment servile, n'était pas faite, on le pense bien, pour consoler le titulaire de ses espérances déçues. Du reste, comme oïl en a fait la remarque, la distinction dérisoire qui lui revenait en 10. Bibl. nat., in-8, Ln 27/4 792. Reproduction dans A. ZÉVAÈS, Auguste Blanqui, pp. 16-17. 11. L. BLANC, Histoire de dix ans, éd. ill., p. 256. — G. DE GENOUILLAC, Paris à travers les siècles, t. V, p. 4. 12. G. DE GENOUILLAC, op. cit., t. V, p. 2.

L'agitation

estudiantine

et la « Société des amis du peuple »

69

bonne justice, allait bientôt devenir « une mauvaise note aux yeux du pouvoir » 1S . L'Association

des écoles

et les foudres

ministérielles.

Il convient de remarquer que si Blanqui avait pris seul ses responsabilités pour la convocation des étudiants aux obsèques de B. Constant, tout un noyau de camarades dont il n'était que le porte-parole cherchait avec lui à jeter les bases d'un groupement estudiantin. L'exemple de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la Suisse travaillait ces jeunes cervelles. Aux côtés de Blanqui, nous trouvons son ami Plocque, futur bâtonnier du barreau de Paris qui, après avoir pris sa onzième inscription en avril 1828, n'a pris sa douzième que le 11 novembre 1830, semblant indiquer par cela même qu'il était guidé par un autre désir que celui de finir ses études 14. Il y avait aussi Maublanc et Fulgence Girard qui resteront de fidèles amis. Puis Alexandre Juchault, Murainy, Napias, Audry, Bustarret, Rouhier, Lapeyre et Paul Lamy, qui se trouveront frappés disciplinairement en (même temps que Blanqui 15. Enfin, un peu plus tard, on trouve Madet, Mathé, Bravard, Terrier, Francisque Bouvet et d'autres futurs représentants du peuple 16. Tous exécraient le restaurateur Dagneaux qui passait pour un délateur et dont l'établissement était regardé comme un foyer de police 17. Une place à part parmi tous ces jeunes gens doit être faite à Jules Sambuc. Agé de vingt-six ans, très actif, de moeurs pures et d'imagination brillante, venu de Suisse en septembre 1830 et inscrit à la faculté de droit en novembre, c'était l'auteur d'une brochure Aux Etudions. 11 semble s'être penché plus spécialement sur les problèmes de structure et de recrutement posés par l'association projetée et, en un mois, il n'écrivit pas moins de cent lettres pour la mettre debout. Aussi quand eut lieu, le 10 décembre, la première réunion de la société estudiantine révolutionnaire dite de l'Ordre et du Progrès, en devint-il le président. Mais cette société, dont chaque membre possédait obligatoirement un fusil, devait bientôt faire place, fin décembre, à une organisation plus large, l'Association patriotique et scientifique des Ecoles 18Toute la seconde quinzaine de décembre fut périlleuse pour le roi bourgeois. L'arrêt de la Cour des pairs sauvant les ministres 1 3 . HIPPOLYTE CASTILLB, L.

14. Le

Temps,

15. lbirf.

25.1.1831.

1 6 . L . NOUGUÈS, op. 1 7 . EHXEST DUQUAI,

cit. Les

A.

Blanqui,

Accusés

du

p . 13

15

mai

18i3,

pp.

113-114.

Audience

dui 10.3.1849 du procès de Bourges. 18. Le Temps, 25.1.1831. — Le National, 7.4.1831. — Aux Etudions, brochure. Bibl. nat., Lb 51/331. — G. WEILL, p. 78. — L. BLANC, p. 330. — G. PEUREUX, Aux temps des sociétés secrètes, p. 3 et suiv.

70

Augusta

Manqui

des origines

à la

Révolution

porta la colère de la foule au paroxysme. L'insurrection était dans l'air. Aux alentours du Luxembourg des attroupements, des réunions tumultueuses se tenaient, dans lesquels le groupement estudiantin jouait son rôle. Blanqui, Plocque et Sambuc s'y faisaient remarquer 19. Louis Blanc reconnaît l'audace du groupement. Il dit : Lors du procès des ministres, une association d'hommes tout à fait nouveaux, entreprenants toutefois et résolus, avait pris naissance au sein de l'école de médecine. Des ouvertures furent faites à la Société des Amis du Peuple. Marcher sur le Palais Bourbon, s'emparer de la personne des députés, proclamer la dictature, tel était le plan proposé. C'était un 18 brumaire, moins Bonaparte et des noms connus. De telles propositions eussent été ridicules si l'anarchie, qui était partout, n'eût rendu réalisables les projets en apparence les plus téméraires. Celui-ci ne trouva dans la Société des Amis du Peuple qu'un accueil ironique 20 • L e 24 décembre, la destitution de La Fayette marqua l'approfondissement du courant de régression dans les sphères gouvernementales. Elle donna l'occasion aux étudiants républicains de s'affirmer à nouveau. Sur convocation manuscrite, ils se réunirent, en signe de protestation, place du Panthéon, à cinq ou six cents et, finalement, au nombre de deux mille, arrivèrent rue d'Anjou pour acclamer le « Libérateur des deux mondes » 21. Tous les étudiants qui avaient eu la faiblesse d'écouter les sirènes au pouvoir le 22 décembre, comprenaient mieux la situation et ralliaient la fraction groupée autour de Blanqui. L e mouvement prenait de l'ampleur, gagnant jusqu'aux établissements d'enseignement secondaire. Ne vit-on pas la classe de rhétorique du collège Bourbon demander le changement de nom de cet établissement ? 22. Battant le fer quand il est chaud, c'est le moment que choisissent Blanqui et ses amis pour tenter de transformer en un groupement de masse le groupement d'affinités qu'ils avaient créé. Un Comité provisoire des Ecoles est institué. Il fait paraître dans La Tribune un « projet d'association des écoles » dans le but de « resserrer autant que possible les liens de patriotisme et d'amitié » entre les étudiants et d'entretenir parmi eux « la concorde, la fraternité et l'unité des principes » 23. L e ministre de l'Instruction publique, Barthe, riposte par une proclamation rappelant que l'ordonnance du 5 juillet 1820 interdit aux étudiants toute espèce d'association et d'acte en nom collectif. En même temps, il menace les contrevenants des foudres du Conseil académique, espérant toutefois qu'un avertissement suffira à une 19. Le

20. 21. 22. 23.

Temps,

25.1.1831. —

LUCAS DUBRETON, op.

cit.,

p.

Histoire de dix ans, éd. ¡11., p. 267. Le Temps, 29.12.1830. Ibid., 1.1.1831. La Tribune, 29.12.1831. — ZÉVAIÎS, Auguste Blanqui,

184.

p. 17.

L'agitation

estudiantine

et la « Société des amis du peuple •»

71

jeunesse loyale qui ne voudra pas se laisser entraîner par des influences passionnées qui ne tiennent aucun compte de son avenir 2i. Cette proclamation produisit une très vive irritation. Les élèves des différentes écoles se réunirent le 16 janvier pour demander l'abolition de l'ordonnance du 5 juillet 1820. Douze cents jeunes gens partis de la place du Panthéon se rendirent à la Sorbonne où ils signèrent une protestation 25. Aussitôt, le ministre fit commencer l'instruction prévue contre les initiateurs du mouvement 26, lesquels s'élevèrent à leur tour contre la mesure qui les atteignait. Blanqui et Plocque rédigèrent cette protestation ainsi conçue : Les Etudiants, membres du Comité provisoire de la Société des Ecoles et signataires de la réponse à la proclamation de M. Barthe, cités à comparaître devant le Conseil académique ne. connaissant d'autres tribunaux que ceux institués par la loi, sur des délits prévus par la loi ne savent ce que c'est qu'un prétendu tribunal qui prend le nom de Conseil royal de l'Instruction publique et qui saisit un autre tribunal qui prend le nom de Conseil académique. En conséquence ils déclarent que si les membres de cette espèce de cour prévôtale prennent sur eux de faire acte de juges, travestissant ainsi un acte de violence en condamnation judiciaire, ils resteront chargés de la responsabilité qu'on encourt en ne s'appuyant sur d'autre droit que celui de la force. Et ils se confient dans un avenir prochain pour le redressement d'une iniquité dont ils seraient victimes. A la suite venaient dans l'ordre les noms de L. A. Blanqui, A. Plocque, F. Girard, Rouhier, R. Audry, J. Sambuc, Maublanc, Lapeyre, Napias, P. Lamy, Juchaud, Burtarret 21. Bien entendu les poursuites, au lieu d'enrayer les troubles, les excitèrent. A l'Ecole des beaux-arts, le professeur Emery dut se retirer au milieu des pétards et des cris 28 . Les journaux s'en mêlèrent. Le National regrette que le ministre ait exhumé une ordonnance « qui n'étant ni plus ni moins illégale, que toutes celles qui régissent l'Université a le tort d'être empruntée à une époque dont on devrait effacer avec soin tous les souvenirs » 29 . Il demanda que dans un très court délai cette ordonnance fût remplacée par des dispositions « plus en harmonie avec les besoins présens des écoles et qui, sans les transformer en des assemblées délibérantes permettent à la jeunesse qui les fréquente de former et d'entretenir une utile communauté de sentimens et de pensées ». Comme il voyait des torts de part et d'autre, il s'adressait aussi aux jeunes gens compre24. Le Temps, 12.1.1831. 25. Ibid., 17.1.1831. 26. Ibid. 27. Le Globe, 20.1.1831. — Bibl. nat. mss. Blanqui, N.A. 9 580, n° 7. Copie p a r Blanqui. 28. Le Temps, 19.1.1831. 29. Le National, 13.1.1831.

72

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

nant leur surprise et leur mécontentement, mais leur demandant néanmoins d'obéir à l'ordonnance non abrogée. Il ajoutait à leur intention : Qui veut la liberté veut l'ordre. Il n'existe point de réforme qu'on ne puisse obtenir par des réclamations énergiques et paisibles 30. Une importante

déclaration

de

Blanqui.

Blanqui, en réponse aux affirmations et aux mesures ministérielles, comme aux conseils de temporisation du National, présenta au Comité des Ecoles qui l'adopta, une déclaration 81 cristallisant les sentiments de ses camarades et les siens propres. Son grand mérite est la franchise. Elle ne biaise pas, elle va droit au but, plaçant nettement le conflit sur le plan politique. Comme c'est le premier texte rendu public dans lequel Blanqui, se situe après la révolution de juillet et comme ses qualités de style lui permettent de subir sans dommage la redoutable transposition du journal qui passe au livre qui dure, il importe non seulement de n'en rien amputer, mais de mettre en évidence sa portée indiscutame. La déclaration débute en rappelant que les trois glorieuses se sont faites sous le signe de la Liberté et qu'il y a maldonne, ce qui légitime l'amertume des jeunes gens trompés : Quand nous sommes sortis des barricades de Juillet, tout sanglants avec la Liberté, nous avons dit aux hommes qui se présentaient comme les amis et les tuteurs de la France : « Nous confions à votre patriotisme cette Liberté qui nous a coûté si cher. Elle est maintenant un bien commun à tous les Français; nous vous remettons le soin de le leur répartir; n'en soyez point avares ». Les Etudiants attendaient leur part dans le combat et dans les funérailles. Parqués, sous le règne de la Restauration, dans une étroite enceinte de décrets et d'ordonnances arbitraires, ils pensaient avoir brisé à jamais, dans la grande bataille du Peuple, les barrières élevées par la prévoyance du despotisme. Mais voici que les hommes qui devaient nous payer le prix du sang se retranchent contre nous dans cet arsenal de tyrannie. Voici qu'un ministre que plusieurs cFentre nous se souviennent d'avoir rencontré dans toutes les conspirations, ne trouve rien de mieux que de se jeter dansi les bras de nos plus implacables ennemis, des séides bourbonniens placés par les commis de la Sainte Alliance à la tête de l'enseignement pour étouffer l'enseignement. Voici qu'un ministre, ancien carbonaro, exhumant la sanglante ordonnance du 5 juillet 1820, la suspend de nouveau sur nos têtes, toute menaçante du nom de Lallemand. Nous 30. « Des associations d'étudiants », dans Le National, 15.1.1831. 31. Le Globe, 22.1.1831. Original Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 580, n° 7. Reproduction, N.A. 9 581, n* 105.

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et la « Société des amis du peuple »

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l'avouons, en voyant tant de promesses violées, en voyant notre bonne foi à nous, jeunes gens simples et confiants, si outrageusement trompée, notre avenir sacrifié, le sang de nos frères compté pour rien, nos cœurs ont été flétris. La jeunesse s'inclinera-t-elle ? Non, et ici s'affirme la volonté d'agir, s'esquisse une théorie de l'action directe dans laquelle on devine, encore en pointillé, l'essentiel de ce qui constituera le volontarisme blanquiste. Mais il est plus facile de nous tromper que de nous abattre; et puisque les hommes du pouvoir n'entendent que lorsqu'on parle haut, nous nous mettons en demeure d'être écoutés. Aussi bien la leçon est excellente pour nous enseigner qu'en fait de liberté, il ne faut pas attendre, mais qu'il faut prendre. Les vieillards l'ont dit : « L'espérance est bonne aux jeunes gens ». Les jeunes gens ont le droit d'associer leurs efforts dans un but commun, et ils useront de ce droit. Quel est ce but ? Blanqui répond sans ambages, profitant de l'agitation estudiantine pour saisir la pâte de l'opinion et la pétrir pendant qu'elle est encore molle. Ici, plus de pointillé, il dessine carrément sa politique subversive. Quant à leur but, il est simple. Il s'agit pour eux de faire que la Révolution de Juillet ne soit pas un mensonge. Il faut que tout l'édifice construit par l'Empire, par la Restauration soit renversé; et comme il n'est pas tombé encore une seule pierre de cet édifice, ils travailleront infatigablement à le battre en brèche et à le démolir. Sur le terrain scolaire, Blanqui fait le procès de l'Université, relatant son évolution historique, s'élevant contre l'indignité des inscriptions qui frappent d'un impôt déguisé ce qui devrait être exempt de tout prélèvement en raison de son caractère sacré : l'instruction. Nous demandons la destruction de l'Université; nous demandons la destruction du monopole le plus odieux et le plus funeste au pays, celui qui tarit la civilisation dans sa source, qui est un outrage à l'intelligence humaine. Certes l'Université du moyen âge était une admirable institution et Vœuvre d'un puissant génie. Fondée dans les temps d'oppression et d'anarchie féodales dans le but de soustraire la science à la domination du glaive, seule puissance alors reconnue, l'Université était comme une oasis de liberté conservée à la civilisation au milieu de ces déserts de barbarie et de servitude. Les privilèges presque monstrueux, dont les rois de France l'avaient entourée à l'envi, en fesaient un sanctuaire impénétrable aux violences, et toujours respecté dans les discordes les plus désastreusesUn étudiant eût-il commis le plus grand crime, par cela seul qu'il était étudiant et qu'il recélait une parcelle du feu de la science dont

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Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

les rois protégeaient le foyer, il échappait à la juridiction commune et n'était justiciable que de l'Université. Mais depuis que la Liberté est devenue le droit commun, depuis que les lumières et la civilisation n'ont plus besoin de tuteurs ni de privilèges, ce qui autrefois était destiné à propager l'instruction bien au-delà des besoins du temps, ne sert plus aujourd'hui, par une étrange métamorphose, qu'à l'étouffer dans une gothique enceinte. L'Université façonnée par Napoléon, instrument du despotisme si bien exploité par la Restauration, ne doit pas survivre à ces deux tyrannies. Nous sommes las de cet exécrable impôt qui frappe ce qu'il y a de plus saint et de plus sacré, ce qui fait l'homme, le citoyen : l'Instruction. Et encore cette instruction, quand nous l'avons achetée par de longues années d'études, éternisées à dessein par la cupidité et la haine des lumières, ces mêmes hommes qui nous l'ont si chèrement vendue, comme monopoleurs, viendront, sous forme de tribunal, sans garantie et sans publicité, instruments aveugles et pusillanimes, nous reprendre, sur un geste du pouvoir, ce que nous avions arraché à si grand peine, nous ravissant le fruit de nos travaux et frappant de mort notre avenir. Une telle façon d'agir, intolérable pour quiconque, devient odieuse quand il s'agit de ceux qui ont conquis les armes à la main ce pouvoir qui les opprime. C'est ce joug odieux que nous rejetons de toutes nos forces. Que le pouvoir, dans sa superbe, nous traite d'enfants rebelles, oubliant qu'il était trop heureux le 22 décembre de s'adresser à nous comme à des hommes; que, prenant le langage de la diplomatie abhorrée, il parle de ses réprimandes paternelles en nous écrasant de ses sévices; qu'il nous chasse de toutes les écoles de France; qu'il nous traîne de tribunaux en tribunaux; qu'il abreuve de chagrin et d'amertume nos vieux pères frappés dans leurs enfants; ce sera un beau et honorable spectacle que celui de jeunes gens couverts de cicatrices de Juillet, traités en parias sur le sol qu'ils ont racheté de leur sang ! Voici maintenant que Blanqui énonce l'idée d'une seconde révolution. La déclaration se fait à nouveau révolutionnaire traduisant, sinon une capacité de remplacement, du moins une volonté d'élimination et de destruction. Mais qu'importe ! A travers les menaces, les persécutions, les violences, nous marcherons fermes et inébranlables à notre but. Nous sommes jeunes, nous sommes patients; nous ne désespérons pas aisément de la Liberté. Nous l'avons conquise en juillet; elle est déjà perdue en janvier / Eh ! bien, elle vaut la peine d'être conquise deux fois. Le bon droit et l'avenir sont à nous. Le jour de la justice arrivera.

L'agitation

estudiantine

et la « Société

des amis du peuple »

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L e tout se termine par un appel vibrant et ferme au ralliement et à l'action des étudiants : Et vous tous, nos amis et nos frères, Etudiants des Ecoles de Paris et de la France entière, joignez vos efforts aux nôtres. Nos cris isolés se perdraient dans le tumulte immense de la société; mais unis en faisceau d'acclamations, ils forment une grande voix qui fera taire les clameurs de la tyrannie. Rallions-nous à la devise immortelle : Liberté ! sans mélange adultère. De vils intérêts cherchent à la souiller par d'impurs accouplements; mais c'est elle seule qui fait vibrer nos cœurs ! C'est la Liberté seule qui a droit à notre amour et à notre culte. Nous la voulons et nous l'aurons. Suivent les signatures. L'énergie de raccourci, la densité de substance qui se dégagent de cette déclaration font grand honneur à Blanqui. Plus qu'un talent qui déjà se fait admirer, on sent un caractère qui s'impose. On a l'impression, chose rare chez un jeune débordant de passion, d'une vigueur qui se contient, d'une pensée qui se domine et se discipline. Bien que très prudemment le mot de République ne figure pas dans cette pièce, il est indéniable qu'elle est d'un bout à l'autre d'inspiration républicaine et même d'un républicanisme à haute température. C'est bien ce qui lui donne une grande signification. En outre, la pièce lie fortement le sort des étudiants à la cause républicaine, si fortement même que leurs revendications spécifiques se trouvent réléguées un peu à l'arrière-plan. Ce n'est pas que Blanqui en fasse f i par impatience juvénile, mais il estime, à coup sûr, que c'est en résolvant le problème politique tout entier que les opérations de détail, estudiantines ou autres, se trouveront réglées. Il se refuse, en d'autres termes, à accommoder ses regards au seul immédiat, et c'est dans la voie des amples perspectives qu'il entraîne ses camarades. Là encore, il s'affirme révolutionnaire, mais dans le sens moderne où ce terme s'oppose à celui de « réformiste » .

L'arrêt

du 22 janvier

et ses

conséquences.

L e jour même où Le Globe insérait cette déclaration, le Conseil académique se réunissait 32 et, invoquant le décret du 17 mars 1808, se proclamait compétent et légal pour juger Blanqui et ses compagnons de lutte. Il leur reprochait de troubler les études par des « tentatives d'associations défendues par les règlemens », par des manifestations, placards, réunions, sans oublier la résistance ouverte aux instructions du ministre. A l'égard de Sambuc, tout paraissant indiquer « qu'il s'est fait 32. Extrait du registre des délibérations du Conseil académique (séance du 22 j a n v i e r ) . —> Le Temps, 25.1.1831.

de

Paris

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Auguste Blanqui des origines à fa Révolution

inscrire momentanément dans une tout autre pensee que celle de suivre les cours », aussi bien que comme auteur du projet et « provocateur » dans les tumultes, le Conseil prononce son exclusion pour un an. Plocque, de son côté, est privé de quatre inscriptions, attendu notamment « qu'il a signé la protestation insérée dans La Tribune en qualité de commissaire chargé de la formation de l'association » et qu'il n'a comparu devant le Conseil que « pour y lire une protestation rédigée dans les termes les plus inconvenans ». Fulgence Girard est privé de deux inscriptions. Quant à Blanqui : Attendu qu'il a signé l'écrit inséré dans La Tribune, qu'il a figuré dans les attroupemens, qu'il est dépositaire du registre sur lequel les étudians étaient invités à apposer leur signature, le Conseil le prive de trois inscriptions prises sur les registres de la Faculté de Droit. A la suite de cette décision, un certain nombre d'étudiants manifestèrent leur mécontentement en assaillant à la Sorbonne, à la sortie du Conseil, Mérilhou, le ministre de l'Instruction publique et le procureur général Persil. Une conduite de Grenoble en règle fut faite à ces trois personnages. Insultés et hués, ils reçurent des œufs et virent briser les vitres de leur voiture 33. Cette scène de désordre — dénoncée unanimement par les journaux de la grande presse comme une « violence coupable », une honteuse conduite », un « scandale » — fut considérée comme l'oeuvre d'une « poignée de brouillons » ou plutôt de « quelques fous mal élevés et peut-être quelques suppôts de la police ». On réclama contre eux une instruction judiciaire, d'autant plus qu'aux violences de la Sorbonne faisait écho une mutinerie avec voies de fait sur un professeur dans deux classes du collège Henri IV en vue de la suppression des haricots et de la messe du jeudi 34. Le National, particulièrement affligé, craignait qu'on confondit avec la majorité des étudiants des hommes se mêlant à la jeunesse des écoles « pour la déshonorer » et pour atténuer l'exploitation politique de ces « imprudences », il faisait état de protestations d'étudiants se désolidarisant des perturbateurs. Toutefois, il tenait à faire remarquer que la question ne devait pas être éludée pour cela, car il importait, suivant lui, de séparer « la cause en elle-même juste des excès qui s'y sont mêlés » 35. C'était aussi l'avis de La Tribune qui dénonçait la manœuvre consistant à recueillir des signatures d'étudiants où « sous prétexte de désavouer des excès odieux, on désavouait aussi l'Association des écoles » 36. Le 23 janvier au matin, Blanqui, Plocque et Sambuc sont arrêtés 3 3 . Journaux du 24.1.1831. — G E F F R O Y , p. 5 6 . — A . Z É V A È S , Blanqui, p. 18. 34. Journaux, spécialement Le National, 24-25 janvier 1831. 35. Le National, 23, 25 janvier 1831. 3 6 . A . Z É V A È S , Auguste Blanqui, p. 18.

Auguste

L'agitation

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et la « Société des amis du peuple »

77

et emmenés au Dépôt 3 7 ; mais l'agitation ne cesse pas. Le lendemain, trois cent quarante-quatre signatures sont recueillies à la Faculté de médecine contre la scène de la Sorbonne et, d'autre part, à deux heures, sur convocation par voie d'affiches, des étudiants de toutes les écoles se réunissent afin d'aviser au moyen de délivrer leurs camarades arrêtés 38. Le surlendemain, un assez grand nombre d'étudiants loyalistes se rendent chez le ministre sous la conduite de leur doyen afin de témoigner leur indignation contre l'agression du 22 janvier. De nouvelles démarches en corps allaient avoir lieu pour montrer les sentiments « purs et honorables » de l'immense majorité des étudiants. Elles furent contremandées par le ministre 39 qui se rendait compte, sans doute, que de telles démarches représentaient aussi des actes en nom collectif contre lesquels il s'élevait. C'est qu'il n'avait pas une imprudence à commettre. Le National, tout en continuant de blâmer la conduite des « trublions » de la Sorbonne, persistait à affirmer que les griefs des « étudiants paisibles » n'en étaient pas pour cela moins fondés en fait et en droit. Quoi ! disait-il, parce que M. L. A. Blanqui aura protesté contre la compétence du Conseil académique en termes mesurés, moins convenables sans doute que ceux qu'ont employés il y a huit mois M. Guillard et Dubois, il s'ensuivra rigoureusement que tous les argumens par lesquels Mc Dupin, avocat de M. Guillard et M® Renouard, avocat de M. Dubois, ont battu en ruine la légalité du Conseil auront perdu, par ce seul fait, toute leur valeur et toute leur vérité ! Cette juridiction exceptionnelle que M' Dupin déclarait en pleine cour royale violente, usurpatrice, illégale et à laquelle il a porté un coup mortel dans les excellentes conclusions qu'il a prises... sera devenue par le seul fait de la révolution de 1830 tout à fait légale et régulière / On nous permettra d'en douter ! *».

Blanqui

au Dépôt

et à La

Force.

C'est surtout l'arrestation de Blanqui qui défrayait la chronique. Il avait été signalé spécialement par Le Temps à l'animadversion des juges et au blâme du public comme étant l'un des coupables 41. Or, la police savait qu'il n'était point à la Sorbonne au moment des désordres et les rédacteurs parlementaires de plusieurs journaux protestaient contre son arrestation en affirmant qu'il se trouvait à la Chambre à l'heure des incidents 42. Le doute n'était pas permis à cet égard et, néanmoins on le détenait quand même. Il resta ainsi, 37. 38. 39. 40. 41.

Le Temps, 25.1.1831. Le National, 25.1.1831. Ibid., 28-29 janvier 1831. Ibid., 26.1.1831. Le Temps, 27.1.1831. Lettre d'Adolphe Blanqui.

42. G .

GEFFROV,

p . 56. —

A.

ZÉVAÈS,

p.

18.

78

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

victime de l'arbitraire, tout simplement — comme il l'a écrit — parce qu'il y avait des gendarmes et des verrous pour l'y maintenir Au fond, le pouvoir se vengeait de l'audacieux et jeune meneur, et l'intervention de son frère Adolphe, devenu officier de la garde nationale et directeur de l'Ecole supérieure de commerce, par une lettre ouverte que les journaux publièrent 44 n'empêcha pas Auguste d'être retenu captif. Il lut transféré du Dépôt à La Force le 28 ou 29 janvier 4B. A cette date, Maublanc et Lapeyre étaient également arrêtés, ce qui portait à cinq le nombre des étudiants détenus 46. Dès lors, l'affaire suivit son cours avec plus de diligence. Chaque jour, en panier à salade, on faisait venir les étudiants à la Conciergerie pour y être interrogés par le juge d'instruction. C'est Adrien Lamy qui avait succédé à Zangiacomi, lequel avait retenu l'affaire au petit parquet huit jours au lieu de vingt-quatre heures 47 . Alors, toute une procession défila dans les corridors et les salles du Palais de Justice, avec les gendarmes, à travers les regards insultants des curieux 48. Au bout de quelques jours, les dépositions des témoins n'ayant rien révélé, et trois détenus ayant prouvé leur alibi d'une façon indiscutable, la procédure paraissait devoir s'achever rapidement 49. Mais c'est seulement le 13 février que Blanqui, Maublanc et Lapeyre furent mis en liberté, en vertu d'une ordonnance de la Chambre des mises en accusation. De plus, conformément aux conclusions du ministère public, la troisième chambre du Tribunal de première instance de la Seine déclara qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre l'affaire à l'égard des inculpés, même ceux en fuite, aucun des soixante-dix témoins entendus n'ayant fait une déposition à charge B0. L'arbitraire de ces trois semaines d'emprisonnement éclate tout spécialement pour Blanqui, quand on sait qu'il prouva son alibi le jour même de son arrestation. Du reste, Le National ne manqua pas de souligner les choses troubles qui entouraient cette affaire. Après « l'erreur » du petit parquet, n'y eut-il pas la prolongation de la détention malgré les conclusions du procureur du roi Comte ? Et puis, celui-ci ne donna-t-il pas sa démission sur les instances du procureur général ? 61. Ces questions indiscrètes restèrent, bien entendu, sans réponse, mais le fait qu'elles furent posées en dit long sur la haine que Blanqui et ses camarades s'étaient attirée. Sur le séjour de Blanqui à la Force, deux lettres nous fournissent 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51.

Les Lettres, 6.8.1906. Le Temps, 27.1.1831. Lettre d'Adolphe Blanqui. Le National, 30.1.1831. Ibid., 15.2.1831. Ibid., 4.2.1831. Les Lettres, 6.8.1906. Le National, 4.2.1831. Ibid., 16.2.1831. Ibid., 15.2.1831.

L'agitation

estudiantine

et la « Société des amis du peuple »

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des renseignements. Par l'une, d'ordre intime 62, nous apprenons qu'Adélaïde de Montgolfier, Mme Belloc et quelques amis d'Auguste firent de vains efforts en faveur de sa libération. Blanqui remercie ceux qui s'intéressent à son sort, tout en restant fort embarrassé pour exprimer toute sa pensée : Je vois que ce qu'on dit le plus souvent est si misérable et si peu consolant ! Au reste, tout cela va bien avec les conséquences de la révolution de juillet et je ressens moins amèrement en songeant qu'au moins nous souffrons en même temps que le peuple. Blanqui demande à ceux qui sont indépendants de ne pas faire le plus petit pas « car il serait inutile » et il prie ceux de ses amis qui ne sont pas « complètement indépendants » de s'abstenir à son égard. Il pourrait leur arriver ce qui est advenu à son ami Etienne, de Grenoble, qui faillit se mettre mal avec son père « en prenant le parti des vaincus », « attendu qu'étant en prison nous sommes nécessairement des misérables. Et en province à plus forte raison. D'ailleurs, nous avons nom étudiants et nous devons nous contenter de faire des thèmes ». C'est bien pourtant ce qu'il leur était impossible de faire à La Force car, mêlés à d'autres détenus, ils se trouvaient quinze dans une chambre grande comme un salon. Il y avait là dix lits, un poêle, trois tables et douze chaises, et depuis sept heures du matin jusqu'à dix heures du soir ce n'étaient que des cris, des hourras, un vacarme à ne pas s'entendre. Dans un pareil brouhaha, impossible de lire avec la meilleure volonté, et Blanqui avouait sa paresse à écrire : Vous pouvez être sûre, dit-il à Adélaïde de Montgolfier, que je suis réduit à une existence purement matérielle; on s'y est très bien pris pour cela. Aussi, l'espérance de prendre une tasse de thé sur le nouveau divan de son amie est sa seule perspective consolante ! II y avait à La Force, en même temps que Blanqui, une foule de combattants de juillet dont le nombre montait chaque jour, car on les incarcérait sous divers prétextes. Ce sont ces cent cinquante détenus qui font l'objet de la seconde lettre B3, laquelle mettait le point final à une polémique. Il faut dire que Le National, après avoir annoncé sans plus, en un coin perdu du journal, l'arrestation de Blanqui, Plocque et Sambuc 64, avait cru devoir dénoncer le traitement infligé aux étudiants. Aussitôt, le préfet de police était intervenu pour faire savoir au public que les détenus politiques de La Force, selon la raillerie de Blanqui, « étaient enchantés des soins paternels que leur prodiguait 52. Les Lettres, 1 » année, 1906-1907. Lettre du 6.2.1831. 53. Le National, n® 43, 14.2.1831. 54. Ibid., 30.1.1831.

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Auguste Blanqui des origines à la Révolution

l'administration ». C'est pour répondre aux assertions de Baude que Blanqui prit la plume le 11 février, avec l'approbation de ses camarades étudiants et de cinq autres détenus politiques. Il ironise sur « l'assurance avec laquelle on traduit la plainte en remerciement » et fait remarquer, pour être poli, que Baude « a dit la chose qui n'est pas et qu'il a dit précisément le contraire de la chose qui est ». La lettre nous apprend qu'à La Force les détenus politiques étaient confondus avec des détenus de droit commun qui racontaient leurs exploits atroces « avec une joie menaçante et des regards étincelans d'un sauvage triomphe ». Blanqui évoque avec une colère contenue les « dégoûtantes orgies » auxquelles il fut contraint d'assister. Il s'explique aussi sur les conditions honteuses présidant aux entrevues des mères avec leurs fils. Hélas l quand on daigne leur permettre d'entrevoir leurs enfans à travers le treillage serré d'une double grille, quand elles peuvent à une distance de trois pieds leur adresser quelques paroles entendues de tous et qu'elles sont forcées d'entendre elles-mêmes les effroyables confidences qui s'échangent d'une grille à l'autre dans ce parloir commun, elles n'apprennent que trop ce que leurs fils voudraient leur cacher / Le préfet de police se plaint amèrement dans sa lettre qu'on ait osé dire que les barreaux de ces grilles étaient en fer; les barreaux sont en bois, s'écrie-t-il; sans doute c'est une grande consolation que la différence de matière; sachons gré de tant d'humanité. Au reste, quelques-uns d'entre nous ont la faculté de communiquer avec leurs parens dans le parloir de l'infirmerie qui paraît si beau à M. Baude qu'il serait tenté de l'appeler un boudoir. Mais cette tolérance est récente et, pour ce qui est de la splendeur du boudoir, nous en laissons juges les privilégiés qu'on veut bien y admettre. Ce n'est pas qu'il demande à faire partie de cette catégorie. Non, à aucun prix : Que le préfet de police, les huissiers et les gouvernans ne croient pas que le cri de douleur qui nous échappe soit une supplication qui leur est faite d'adoucir nos souffrances ! Non ! nous aimons encore mieux vivre la vie des prisonniers, compagnons et familiers de voleurs, que d'implorer la pitié de nos ennemis. Ces voleurs du moins sont aussi des victimes du système social sous lequel gémit la France, victimes telles que les font l'ignorance et la pauvreté ! Opprimés par leur présence, nous avons compassion d'eux, nous ne les haïssons pas : ces malheureux n'ont plus le droit de se plaindre auprès de leurs concitoyens, et ce droit nous reste à nous. A côté du supplice moral résultant de cette « hideuse confraternité » et des « vexations subalternes » dont Blanqui nous fait grâce, les prisonniers politiques de La Force devaient supporter la douleur physique résultant de l'humidité des murailles et des draps,

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de l'atmosphère infecte dans laquelle ils étaient condamnés à respirer, de la boue jaunâtre qu'on leur donnait à boire. Et voici l'amère réflexion : Tout cela n'est pas de trop d'ailleurs pour récompenser les patriotes du sang qu'ils ont versé en juillet pour la liberté. Stupides l qui nous flattions d'être sauvés des vengeances que réservait aux rebelles la tyrannie victorieuse l Nous étions des rebelles et nous voilà proscrits ! Proscrits pour ce crime que jamais on n'a pardonné :

cujus ultor est quisquis successit.

La lettre se termine en l'espoir d'un juste retour des choses d'icibas. Mais nous prenons courage en regardant les grilles de la chambre où languit Béranger pendant neuf mois et nous répétons avec lui : Les destins et les flots sont changeants. Le sac de St-Germairt-l'Auxerrois.

- Manifestations

de mars

183i.

Le 14 février, lendemain de l'élargissement de Blanqui, c'est l'anniversaire de la mort du duc de Berry. A cette occasion, les légitimistes font célébrer à Saint-Germain-l'Auxerrois un service funèbre qui, sous le couvert d'un deuil, n'est qu'une manifestation carliste. Pire, c'est une provocation à l'émeute, étant données l'attitude du curé malgré les avertissements des autorités, la quête faite au profit des gardes royaux blessés dans les trois jours, l'exposition de la lithographie du duc de Berry et les effusions qui suivent. Aussi, la foule se rue sur le presbytère d'abord, sur l'église ensuite, renouvelant dans sa fureur iconoclaste des scènes de la déchristianisation de l'an II Blanqui prend part 56 à cet « acte foudroyant » de souveraineté par lequel, selon son interprétation, le peuple signifia qu'il rompait « à jamais avec les traditions et les emblèmes d'une famille détestée » et « qu'il ne voyait plus dans le clergé catholique qu'un instrument odieux de la monarchie féodale » 57. Mais cette leçon donnée aux partisans de la branche aînée ne suffit pas aux ouvriers en blouse et aux bourgeois orléanistes en habit noir. Le lendemain, les mêmes scènes se renouvellent à l'archevêché, près de Notre-Dame, sous l'œil complaisant des autorités qui ne sont pas fâchées de montrer combien vaines sont les espérances de rétablissement de l'ancienne dynastie B8. Il faut croire que Blanqui se mêle activement à cette violente agitation anticarliste et anticléricale puisque le 16 février un journal 55. L . BLANC, Histoire de dix ans, éd. ill., p. 302-303. 56. L . NOUGUÊS, p. X, notes. 57. Le Libérateur, 2.2.1834, note 1. 58. L . BLANC, ibid., pp. 304-306. 6

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Blanqui

des origines

à la

Révolution

annonce son arrestation, nouvelle démentie bientôt, du reste, par Le National S). Paris est en fièvre jusque fin mars. A la Chambre l'atmosphère est tendue. Dans la rue se déroulent des manifestations diverses. L e 2 mars, des centaines d'ouvriers qui manifestent devant le PalaisRoyal en criant « De l'ouvrage et du pain » se font charger à la baïonnette, et le soir l'étudiant en droit Allier est jeté à la Conciergerie d'où il passera à Sainte-Pélagie comme perturbateur et ami de Sambuc et d'Audry 60. L e 9 mars, ces deux derniers avec d'autres étudiants Rouhier et Chapparze, avec Cavaignac et Trélat de la Société des amis du peuple, sont renvoyés devant la Cour d'assises comme accusés de complot contre la sûreté de l'Etat 61. Les étudiants qui continuent de participer ardemment à l'agitation paient donc une fois de plus leur tribut à la répression. Ils forment le 10 une nombreuse députation qui se présente chez L a Fayette en tant que président du Comité polonais pour lui exprimer la douleur ressentie à la nouvelle — d'ailleurs fausse — de la prise de Varsovie par les Russes, et se mêlent aux rassemblements qui tentent de délivrer les prisonniers politiques de Sainte-Pélagie Le 11, ils participent aux manifestations organisées par les diverses sociétés populaires et le 14 mars, dès sa formation, adhèrent en grand nombre à l'Association de la Seine établie « pour assurer l'indépendance du pays et l'expulsion perpétuelle de la branche aînée des Bourbons » . Les membres de ce groupement affirment que le principe de la souveraineté nationale constitue « la base du droit public » et « s'engagent sur la vie et sur l'honneur à combattre par tous les sacrifices personnels et pécuniaires l'étranger et les Bourbons et à ne jamais transiger avec eux à quelque extrémité que la patrie soit réduite » °3. On relève dans la première liste d'adhésions ouverte au National les noms des étudiants Audry, Allier et côte à côte « Blanqui jeune, place Royale 5 ; Plocque Alexandre, rue de Condé 20 » M, ce qui tendrait à prouver que les deux amis portèrent ensemble leur affiliation au siège du journal. Les jours suivants, dans les longues listes publiées, figurent encore de nombreux étudiants mêlés à des polytechniciens. On remarque dans la huitième liste le nom de « B. Clemenceau étudiant en médecine, rue Monsieur-le-Prince 23 » 6B. C'est le père du « Tigre » . Benjamin Clemenceau faisait alors ses études à Paris, et fréquen59. 60. 61. 62. 63. 64. 65.

Le National, 18.2.1831. L. B L A N C , ibid., p. 307. — Le National, 7.3.1831. L. B L A N C , ibid., p. 334 et suiv. — Le National, Le Nationat, 11-12 mars 1831. Le National, 15.3.1831. Ibid., 15.3.1831. Ibid., 29.3.1831.

11.3.1831.

L'agitation

estudiantine

et la « Société

des amis du peuple »

83

tait Etienne Arago et Blanqui avec lesquels, surtout Blanqui, « il avait des points de contact politiques et philosophiques » 66. L e Comité du groupement comprenait des hommes de tout repos comme Béranger, Armand Carrel, Cauchois-Lemaire, Jules Taschereau, ex-secrétaire général de la préfecture de la Seine 67. Blanqui n'en était pas, et pour cause. S'il adhérait au groupement, dans un esprit de propagande, c'est à la Société des amis du peuple, plus conforme à ses conceptions qu'il entendait réserver le meilleur de son activité et assumer les responsabilités d'orientation et de combat dans l'encadrement fraternel des meilleurs.

La Société

des amis

du

peuple.

La Société des amis du peuple, sortie des barricades de juillet, renouait la tradition des jacobins. C'était une société « hardie, bruyante, que composaient tous ces héroïques jeunes gens, qui avaient guidé en juillet, les coups du peuple » 68. Elle mena par les réunions, par la brochure, par des manifestations, par l'organisation d'écoles, par des relations avec les départements et même l'enrôlement et l'armement de volontaires pour les théâtres politiques extérieurs, une action qui inquiéta fortement le pouvoir. Ses assises, à partir de la mi-août, se tinrent au manège Pellier, rue Montmartre, vaste salle où, sur les gradins se pressaient des auditeurs séparés des membres de la société, dans la piste, par une simple balustrade. A la suite d'incidents survenus le 25 septembre 1830, la Société changea de forme, perdant son caractère de club ouvert au public pour ne réunir que des membres et des auditeurs sur convocation à domicile. On ne peut pas dire qu'elle devient une société secrète, «mais son caractère privé, joint aux voiles de mystère dont elle est contrainte de s'entourer, en font peu à peu l'équivalent d'une de ces associations qui avaient miné le trône de Charles X. L e principal leader des amis du peuple fut au début Godefroy Cavaignac, tête ardente, âme énergique et même despotique, à la parole impétueuse et cassante, fils d'un conventionnel, comme Blanqui, mais d'un conventionnel montagnard qui mourut en exil et dont on pouvait se réclamer dans un club qui cultivait le souvenir de 93. Il voulait la République, il avait des idées sociales tout en résistant à l'entraînement des systèmes, tout en détestant l'utopie M. On ne sait pas quelle influence directe il exerça sur Blanqui. Cependant, il n'est pas difficile de retrouver dans ces traits quelques-uns de ceux qui caractériseront bientôt le jeune homme s'es66. G. GEFFHOY, Clemenceau, 6 7 . Le 68. L . 69.

National,

B L A N C , Histoire

VICTOR

Le Parti

BOUTON,

républicain

p

27.

17.3.1831. de Profils

sous

dix

ans,

éd.

ill., p.

révolutionnaires,

la monarchie

331. pp.

e lèverais l'audience », conseil qui fut immédiatement suivi d'effet 18. Les juges, poursuivant le cours de leurs vengeances ont même, comme nous le verrons, condamné des accusés que le jury venait d'acquitter à l'unanimité. Ainsi, comme l'écrivit Louis Blanc, d'un bout à l'autre au cours de ce procès, la haine se montra « persévérante, infatigable » 19. La défense de Blanqui au procès des Quinze est une des pièces maîtresses de sa biographie. Pour la première fois ouvertement, publiquement, face aux autorités, il lie son nom au socialisme naissant par un plaidoyer en règle en faveur des travailleurs opprimés. Et ce plaidoyer a d'autant plus de portée qu'il n'a pas été livré aux hasards de l'improvisation. Nous le savons parce que Blanqui en a fait lui-même l'aveu 20 : il a été écrit avant d'être lu le plus tranquillement du monde dans le prétoire, car il n'a été l'objet d'aucune interruption, ni du ministère public, ni de la Cour. Nous avons donc là un texte sur lequel il est impossible d'ergoter. Il a été soigneusement préparé, les termes en ont été pesés. Certes l'accent, la physionomie de l'orateur nous manquent qui nous aideraient à comprendre certaines nuances de pensée. Mais on ne saurait trop demander et nous devons nous estimer amplement satisfait de tenir un si précieux document 21. Pour lui donner tout son sens, il convient à la fois d'en citer quelques passages saillants et caractéristiques, et de procéder à son analyse en éclairant l'une et l'autre opérations par des considérations et des observations tirées de l'ambiance d'où il est sorti. Comme Raspail à l'audience de la veille, mais sans insister aussi longuement, Blanqui débute en soutenant l'incompétence du tribunal avec une dignité et une logique à remarquer : 18. Ibid., pp. XIV-XVI.

19. Histoire de dix ans, p. 468. 20. Bibl. nat. mss Blanqui, N.A. 9 586. Commentaire du rapport de police. — Procès des Crocodiles. 21. Cette défense figure intégralement dans la brochure sur Le Procès des Quinze, pp. 77-86. Il en a été tiré une brochure spéciale en 1832, in-8° de 15 p., sous ce titre Défense du citoyen Louis Auguste Blanqui devant la Cour d'assises de Paris, Bibl. nat., Lb 51/1. 117.

Le procès des

Quinze

103

Messieurs les jurés, Je suis accusé d'avoir dit à trente millions de Français, prolétaires comme moi, qu'ils avaient le droit de vivre. Si cela est un crime, il me semble du moins que je ne devrais en répondre qu'à des hommes qui ne fussent point juges et parties dans la question. Or, Messieurs, remarquez bien que le ministère public ne s'est point adressé à votre équité et à votre raison, mais à vos passions et à vos intérêts, il n'appelle pas votre rigueur sur un acte contraire à la morale et aux lois; il ne cherche qu'à déchaîner votre vengeance contre ce qu'il vous représente comme une menace à votre existence et à vos propriétés. Je ne suis donc pas devant des juges, mais en présence d'ennemis; il serait bien inutile dès lors de me défendre. Aussi je suis résigné à toutes les condamnations qui pourraient me frapper, en protestant néanmoins avec énergie contre cette substitution de la violence à la justice, et en me remettant à l'avenir du soin de rendre la force au droit. Toutefois, s'il est de mon devoir, à moi prolétaire, privé de tous les droits de la cité, de décliner la compétence d'un tribunal où ne siègent que des privilégiés qui ne sont point mes pairs, je suis convaincu que vous avez le cœur assez haut placé pour apprécier dignement le rôle que l'honneur vous impose dans une circonstance où on livre en quelque sorte à votre immolation des adversaires désarmés. Quant au notre, il est tracé d'avance; le rôle d'accusateur est le seul qui convienne aux opprimés

La lutte de

classes.

Afin d'exciter la haine des jurés, le ministère public avait agité le spectre rouge en montrant dans la perspective sociale une guerre des pauvres contre les riches, transposition à ses yeux sur u n plan nouveau des anciennes invasions barbares. Blanqui s'empare de ces propos terrifiants et prend à son compte le thème babouviste : Oui, Messieurs, ceci est la guerre entre les riches et les pauvres : les riches l'ont ainsi voulu, car ils sont les agresseurs; seulement ils trouvent mauvais que les pauvres fassent résistance; ils diraient volontiers, en parlant du peuple : « Cet animal est si féroce, qu'il se défend quand on l'attaque ». Toute la philippique de M. l'avocat général peut se résumer dans cette phrase. On ne cesse de dénoncer les prolétaires comme des voleurs prêts à se jeter sur les propriétés : pourquoi ? parce qu'ils se plaignent d'être écrasés d'impôts au profit des privilégiés. Quant aux privilégiés, qui vivent grassement de la sueur du prolétaire, ce sont de légitimes possesseurs menacés du pillage par une avide populace. 22. Procès des Quinze, p. 77.

104

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

Ce n'est pas la première fois que les bourreaux se donnent des airs de victimes. Qui sont donc ces voleurs dignes de tant d'anathèmes et de supplices ? Trente millions de Français qui paient au fisc un milliard et demi, et une somme à peu près égale aux privilégiés. Et les possesseurs que la société entière doit couvrir de sa puissance, ce sont deux ou trois cent mille oisifs qui dévorent paisiblement les milliards payés par les voleurs. Il me semble que c'est là, sous une nouvelle forme, et entre d'autres adversaires, la guerre des barons féodaux contre les marchands qu'ils détroussaient sur les grands chemins 23. Ce tableau fortement poussé des antagonismes sociaux, classe Blanqui d'emblée, en ce premier grand procès politique de la monarchie de juillet, comme le tribun du prolétariat qu'il défend, a-t-on pu écrire, avec « cette éloquence passionnée qui semble un mélange des tristesses de Dante et des amertumes de Marat » 24. Et quand Vignerte à son procès en 1833, quand Voyer d'Argenson la même année, dans ses Boutades d'un riche à sentiments populaires, puis à son procès, mettront en relief l'antagonisme des riches et des pauvres, ils ne feront que développer la thèse soutenue dans le prétoire par Blanqui 2B. Blanqui montre avec force les prolétaires rançonnés, écrasés « à tous les instans de la journée » par tous les rouages d'une machine merveilleusement construite. Cette machine : c'est l'Etat, dont Blanqui, en novateur, dénonce le rôle d'oppression au service de la classe privilégiée, posant ainsi le jalon essentiel de cette théorie de l'Etat qui passera dans le socialisme de Marx et qui sera développée par Lénine. Paul Courrier, dit-il, a déjà immortalisé la marmite représentative, cette pompe aspirante et foulante qui foule la matière appelée peuple, pour en aspirer des milliards incessamment versés dans les coffres de quelques oisifs, machine impitoyable qui broie un à un vingt-cinq millions de paysans et cinq millions d'ouvriers pour extraire le plus pur de leur sang et le transfuser dans les veines des privilégiés... ** Dérision

de l'action

légale.

A ceux qui veulent atténuer la lutte de classes, prétendant qu'une amélioration du sort des pauvres est possible par une réforme légale, Blanqui développe le raisonnement déjà esquissé dans une de ses lettres à Adélaïde de Montgolfier : 23. 24. 25. 26.

Ibid., p. 78. Grand dictionnaire Larousse, t. II, p. 805. Bibl. nat., Lb 51/1. 924. — Lb 51/2. 141. Procès des Quinze, p. 78.

Le procès

des

Quinze

105

Les organes ministériels répètent avec complaisance qu'il y a des voies ouvertes aux doléances des prolétaires, que les tois leur présentent des moyens réguliers d'obtenir place pour leurs intérêts. C'est une dérision. Le fisc est là qui les poursuit de sa gueule béante; il faut travailler, travailler nuit et jour pour y jeter incessamment de la pâture à la faim toujours renaissante de ce gouffre, bien heureux s'il leur reste quelques bribes pour tromper celle de leurs enfans. Le peuple n'écrit pas dans les journaux; il n'envoie pas de pétition aux chambres : ce serait temps perdu. Bien plus, toutes les voix qui ont un retentissement dans la sphère politique, les voix des salons, celles des boutiques, des cafés, en un mot de tous les lieux où se forme ce qu'on appelle l'opinion publique, ces voix sont celles des privilégiés; pas une n'appartient au peuple; il est muet; il végète éloigné de ces hautes régions où. se règlent ses destinées. Lorsque, par hasard, la tribune ou la presse laissent échapper quelques paroles de pitié sur sa misère, on se hâte de leur imposer silence au nom de la sûreté publique, qui défend de toucher à ces questions brûlantes, ou bien on crie à l'anarchie. Que si quelques hommes persistent, la prison fait justice de ces vociférations qui troublent la digestion ministérielle 17. Les opprimés n'ont donc de ressources que dans le combat en toute indépendance et sans humiliation. Et ici Blanqui débouche sur le terrain de l'action politique immédiate, de la lutte républicaine : ...Le peuple n'a pas besoin d'aumônes; c'est de lui-même qu'il entend tenir son bien-être. Il veut faire et il fera les lois qui doivent le régir : alors ces lois ne seront plus faites contre lui; elles seront faites pour lui, parce qu'elles le seront par lui. Nous ne reconnaissons à personne le droit d'octroyer je ne sais quelles largesses qu'un caprice contraire pourrait révoquer. Nous demandons que les trentetrois millions de Français choisissent la forme de leur gouvernement, et nomment, par le suffrage universel, les représentans qui auront mission de faire les lois. Cette réforme accomplie, les impôts qui dépouillent le pauvre au profit du riche seront promptement supprimés et remplacés par d'autres établis sur des bases contraires. Au lieu de prendre aux prolétaires laborieux pour donner aux riches, l'impôt devra s'emparer du superflu des oisifs pour le répartir entre cette masse d'hommes indigens que le manque d'argent condamne à l'inaction; frapper les consommateurs improductifs pour féconder les sources de la production; faciliter de plus en plus la suppression du crédit public, cette plaie sanieuse du pays; enfin substituer au funeste tripotage de bourse un système de banques nationales où les hommes actifs trouveront des élémens de fortune. Alors, mais alors seulement, les impôts seront un bienfait. 27. Ibid., p. 80.

Auguste

106

Blanqui

des origines à la

Voilà, Messieurs, comme nous entendons ment ts. Nécessité

d'une

nouvelle

Révolution

la république, pas autre-

révolution.

Il y a donc un supplément de révolution à obtenir ou plutôt le peuple doit enfin et vraiment traduire dans les faits la devise inscrite sur son drapeau de 1830 : Liberté / bien-être ! dignité extérieure ! g9. Ainsi déjà Blanqui allie aux deux premiers termes, qui devaient devenir la devise de la C.G.T. et qui expriment à ses yeux les revendications politiques et sociales, le troisième terme qui exprime la revendication patriotique. Ainsi préfigure-t-il, à l'aurore de sa vie militante, le triple caractère que prendra vers la fin du siècle son activité publique. Pour Blanqui, le peuple a fait en 1830 l'essai de sa force. Et comme il est dans une « situation pire » que celle qui le poussa au combat, c'est par la force qu'il obtiendra satisfaction 80. Situation pire, est-ce vrai ? Oui, car nous savons aujourd'hui, sur la base de documents et d'études prises aux sources, que la révolution de 1830 n'a fait qu'aggraver la situation des classes populaires. En particulier, l'année 1831 qui venait de s'achever, avait vu s'étendre le chômage et la misère. La vie, les impôts avaient augmenté. Tout cela avait provoqué des démonstrations ouvrières à Paris, Le Havre, Rouen, Bordeaux, sans oublier le coup de tonnerre de Lyon 31. Mais Blanqui n'avait à sa disposition aucune statistique, aucune enquête, aucune pièce d'archives. Il a su cependant avec un art consommé débrider dans son discours à plusieurs reprises la plaie du paupérisme. Tour à tour, il évoque les canuts de Lyon, « cette armée de spectres à demi consumés par la faim, courant sur la mitraille pour mourir au moins d'un seul coup » et ces travailleurs de Paris en haillons, mourant de misère sur le pavé qu'ils ont conquis et dont il a retrouvé les enfants « au fond des cachots » 32. Chaque soir dit-il, je m'endormais sur mon grabat au bruit de leurs gémissemens, aux imprécations de leurs bourreaux, et au sifflement du fouet qui faisait taire leurs cris M. L'exploitation

fiscale.

Blanqui insiste sur l'exploitation fiscale. Nous en sommes étonnés 28. Ibid., p. 82. 29. Ibid., pp. 80, 85. 30. Ibid., p. 85, 86.

31. G. PERREUX, AU temps

des sociétés

secrètes,

économiques de la Fiance sous la monarchie 32. Procès des Quinze, p. 85-86. 33. Ibid., p. 86.

p . 22-23. — HENRI SÉE, La

censitaire,

p. 90 et suiv.

Vie

Le procès des

Quinze

107

aujourd'hui. Mais à l'époque, c'était chose courante et, d'ailleurs, nous avons déjà vu Blanqui préoccupé de cette question. Raspail, partant avant Blanqui, dénonce lui aussi les impôts « supportés exclusivement par le malheureux prolétaire qui achète, non par le propriétaire oisif qui vend sa marchandise au prorata des charges dont elle est grevée » et lance la formule : Frapper d'impôts le nécessaire, c'est voler; frapper d'impôts le superflu, c'est restituer ">. Le légitimiste Balzac, l'année même du procès des Quinze n'est-il pas contraint de reconnaître que le prélèvement fiscal sur le peuple dépasse vraiment la mesure ? Ce serait, dit-il, vouloir le sang d'un squelette que d'ajouter un liard de taxe au-delà de ce que l'Etat doit raisonnablement prélever ss. Sur ce problème alarmant, Blanqui ne se contente pas, comme Raspail, d'énoncer quelques formules générales. Il démonte avec minutie le mécanisme de cette exploitation éhontée. II indique que le pain est cher par suite des droits d'entrée sur les blés étrangers pour favoriser le rendement des gros fermages. Il montre que les outils du paysan sont d'un prix exagéré p a r suite des droits sur les fers étrangers, pour favoriser quelques gros fabricants. Il étale tout « cet inextricable réseau d'impôts, de monopoles, de prohibitions, de droits de douane et d'octroi qui enveloppe le prolétaire, qui enchaîne et atrophie ses membres ». 3 6 . Sans compter ce que le malheureux doit suer pour entretenir « l'immense armée de sinécuristes, de diplomates, de fonctionnaires » et aussi « toute cette vermine des palais et des salons ». 37. Quand Blanqui, en une de ces formules qui sera retenue par la Cour comme délit d'audience, dira que « les oisifs exercent un indigne pillage sur les masses laborieuses », 38 c'est le prélèvement fiscal direct et indirect qu'il visera. Au procès des Quinze, Blanqui ne présente donc le prolétaire que sous l'angle d u contribuable imposé à merci. Les prolétaires « paient », dit-il, ils se plaignent « d'être écrasés d'impôts au profit des privilégiés » 39 . C'est évidemment une acception qui n'a rien de commun avec la notion marxiste du prolétaire qui apparaîtra plus tard, laquelle définit le prolétaire par opposition également au propriétaire, mais en t a n t que travailleur dépouillé des moyens de production et, comme tel, contraint de livrer sa force de travail à l'ex34. 35. social, 36. 37. 38. 39.

Ibid., pp. 68, 71. Du gouvernement moderne, 1933. Procès des Quinze, p 79. IbiA, pp. 79-80. Ibid., p. 79. Ibid., pp. 78, 81.

p. 47, édit. B e r n a r d Guyon d u

Catéchisme

108

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

ploitation. C'est d é j à cette notion que Sismondi f o r m u l e r a d a n s ses Etudes sur l'économie politique quand il écrira qu' « on pourrait presque dire que la société moderne vit aux dépens du prolétaire, de la part qu'elle lui retranche sur la récompense de son travail » 40. Mais ces Etudes ne paraîtront qu'en 1837, cinq ans après le procès des Quinze et il faut bien souligner qu'en ce début de 1832, le capitalisme n'est qu'à l'état rudimentaire, et que l'industrie a encore en général u n caractère artisanal, tandis que par ailleurs le saintsimonisme — idéologie dont Blanqui subit l'influence — ne voit p a s t o u j o u r s une exploitation de l'ouvrier dans le profit de l'entrepreneur. Seuls, des hommes comme William Thompson et T h o m a s Hodgskin en Angleterre sont arrivés il y a déjà six et sept ans à trouver le véritable mécanisme de l'exploitation capitaliste 41 , m a i s Blanqui, sûrement, ne connaît pas leurs ouvrages. D'autre part, les paysans pauvres forment alors le gros des travailleurs de France, bien que la France soit avec la Grande-Bretagne le pays le plus avancé du point de vue industriel.

La stratification

sociale

de

Blanqui.

Blanqui, dans la stratification sociale qu'il établit distingue vingtcinq millions de paysans et cinq millions d'ouvriers 42. L'ensemble forme les « trente millions de Français prolétaires » p a r m i lesquels il se range, nombre qui paraît bien établi dans son esprit puisqu'il évoque tour à tour « les trente millions de prolétaires » pressurés par l'impôt et rejetés « hors des lois », les « trente millions de Français qui paient au fisc un milliard et demi et u n e somme à peu près égale aux privilégiés » 43Nous avons ainsi les « masses d'hommes indigents », « les masses laborieuses », les « prolétaires laborieux », les pauvres, les opprimés, la « multitude privée de pain », ou encore plus simplement, le peuple 44 . E n regard Blanqui place et dénonce les riches, les privilégiés, les voleurs, quelques oisifs, « un petit nombre de privilégiés unis par les mêmes intérêts », constituant une « aristocratie sans entrailles », 46 « une plate aristocratie d'argent . Au total, deux ou trois cent mille oisifs dont cent mille bourgeois « forment ce qu'on appelle, par une ironie amère, l'élément démocratique » 46 . Mais ici, Blanqui ne semble pas bien sûr de son dénombrement, du fait qu'évoquant 40. Ch. Gide et Ch. R i s t Histoire des doctrines économiques, 3" éd., p. 217. 4 1 . Elie Halévy, Histoire du socialisme européen, pp. 3 4 - 3 5 . 42. Procès des Quinze, p. 78. 43. Ibid., pp. 77, 78, 81, 84. 44. Ibid., pp. 77, 79, 81 45. Ibid., pp. 78, 79, 80, 81. 46. Ibid., p 78.

Le procès des Quinze

109

ailleurs les « trente-trois millions de Français » 47 qui devraient choisir la forme de leur gouvernement, il en résulterait, d'après les premières données, trois millions de privilégiés. Quoi qu'il en soit, ces privilégiés, « accapareurs du pouvoir », d'un pouvoir établi par surprise et par fraude, ont le monopole des places, de la fabrication des lois, de la formation de l'opinion publique Il en résulte que la guerre des riches et des pauvres — Blanqui ne dit pas la lutte de classes — dans laquelle les riches « sont les agresseurs » 49, se manifeste politiquement. Blanqui, en un passage à remarquer, traduit même ce conflit à l'heure où il parle, par la lutte entre les royalistes et les républicains 50 . Et c'est pourquoi devant les juges, il affirme que la République avec le suffrage universel, représente pour l'instant l'objectif à atteindre 61.

Affirmation

républicaine.

La réalisation de cet objectif à la fois social et politique est le but de la Société des amis du peuple. Et, Blanqui, en son nom, affirme qu'il n'y a point place pour « l'espèce de genre neutre appelé juste milieu », pas plus que pour le carlisme qui est « un non-sens ». D'après lui, la question se tranche chaque jour davantage entre les deux principes essentiels, et la nécessité s'impose d'opter entre « la monarchie monarchique et la république républicaine » 62. Blanqui dénonce, chemin faisant, les « belles théories de gouvernement représentatif » consacrant la séparation des pouvoirs et qui se traduisent en fait et à l'inverse dans le gouvernement de juillet, par la concentration des trois pouvoirs » entre les mains d'un petit nombre d'individus, ce qui aboutit à « la plus monstrueuse des tyrannies ». Bs. Nous comprenons maintenant l'affirmation de Georges Sencier 64 que suivant en cela encore le saint-simonisme, Blanqui se prononce contre le régime représentatif et la séparation des pouvoirs. D'autre part, Blanqui tient à préciser que la République telle qu'il l'entend ainsi que ses amis, n'est point synonyme de terrorisme. Il sait qu'à l'heure où il parle le terme fait peur et que l'une des tactiques d'un « gouvernement aux abois » consiste à exagérer le tableau des vengeances populaires et à renforcer « les peintures imaginaires de meurtre et de pillage ». Il s'élève contre les menson47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54.

Ibid., p. 82. Ibid., pp. 78-79, 81. Blanqui omet cette fois le monopole de l'instruction. Ibid., p. 79 Ibid., p. 83. Ibid., p. 82. Ibia., p. 83. Ibid., pp. ¿5, 81. Le Babouvisme après Babeuf, p. 44, note 4.

110

Auguste

Blanqui des origines à la

Révolution

ges, les calomnies, les contes ridicules ou perfides, la défiguration de l'histoire poursuivie depuis la révolution BB. Mais il appartenait à son ami Thouret d'insister sur ce point en citant les exemples de républiques paisibles, comme les Etats-Unis et la Suisse 66. Et de même que Blanqui avait défini 1793 « un épouvantail bon pour les portières et les joueurs de domino » B7, Anthony Thouret voulant prouver que les accusés n'étaient ni des terroristes ni des buveurs de sang, déclara aux jurés qu'il leur abandonnait 93, désirant ne point perdre de temps « à justifier les hommes passés que lorsqu'il n'y aura plus rien à faire pour le bonheur du pays » B8. Cette attitude commune de Blanqui et de Thouret se retrouve encore dans le fait qu'en repoussant l'héritage sanguinaire qu'à toute force on veut lier à l'idée républicaine, ils n'en glorifient pas moins la révolution en général et, singulièrement, la révolution de juillet. Blanqui va même jusqu'à dire en une incidente grosse de toute sa vie d'intrépide combattant de la guerre des rues : « Toute révolution est un progrès ». Celle de 1830, simple « changement d'effigie » sur les monnaies, a donné au peuple « la servitude et la misère au-dedans, au-dehors l'infamie ». C'est néanmoins « la chaîne de notre nationalité renouée », c'est la « revanche de cette longue défaite » qui, durant quinze ans, marqua la « victoire de l'étranger ». Car, aux yeux de Blanqui, s'affirmant déjà nettement patriote, la République et l'Empire avaient su « glorieusement rehausser la dignité extérieure, ce premier besoin d'une grande nation » B9. Blanqui reproche longuement aux classes privilégiées — et ici il emploie le mot « classe » tout comme en un autre passage il parle des « classes moyennes » 60 — leur indignité nationale, leur patriotisme à éclipse ainsi que leur « dégoûtant matérialisme, leur matérialisme ignoble et brutal » 61. C'est pour lui l'occasion de mettre en parallèle la position respective des deux grandes classes antagonistes au point de vue moral. Les privilégiés qu'on aurait supposés si faciles à remuer pour « les grandes idées de patrie et d'honneur » en raison de la sensibilité qu'ils doivent à l'opulence « ont arboré la cocarde blanche en présence de l'ennemi et embrassé les bottes du cosaque ». Le peuple, au contraire, demandait à mourir plutôt que de voir l'étranger dans Paris. Il a couvé sa haine, épiant en silence l'occasion de se venger et, bien loin d'avoir des « appétits de brute » et de sacrifier sa dignité pour un morceau de pain, comme le prétendent les « athées politiques », il n'a pas voulu 55. 56. 57. 58. 59. 60. 61.

Procès des Quinze, pp. 82, 84, 86. Ibid., pp. 88, 89. Ibid., p. 82. Ibid., p. 88. Ibid., p. 85. Ibid., p. 85. Ibid., pp. 84, 80.

Le procès des

Quinze

111

reconnaître les Bourbons; il a même brisé leur joug, obéissant à des sentiments « de haute moralité ». En même temps que sa main puissante s'abattait sur les usurpateurs installés par l'étranger, il croyait, en effet, déchirer les traités de 1815. Il n'en a rien été et Blanqui déplore, avec tous les républicains du temps, la médiocre politique extérieure du gouvernement de Louis-Philippe. Il le dit sans ambages dans l'exaltation de son patriotisme : la France ne devait pas craindre de recourir à la guerre « non point pour recommencer d'absurdes conquêtes », mais pour retrouver son honneur perdu et pour châtier les rois menteurs en portant la paix et la liberté « aux nations européennes nos sœurs » 62. Cette évocation attendrissante deux ans après les journées de juillet de l'enthousiasme ingénu qui poussait la jeunesse insurgée à imaginer un avenir de fraternité continentale par la propagande armée indique assez que Blanqui partageait cet état d'esprit. Remarquons à nouveau que, dans sa défense, Blanqui ne parle pas de l'exploitation patronale par le salaire et les longues journées de travail. C'est là assurément une lacune. Au moins, dans l'article cité au chapitre précédent, en était-il légèrement question, et même la notion de la plus-value patronale y était contenue. Ici, pas même une allusion. Blanqui, bien qu'ayant subi l'influence saint-simonienne, se place en deçà de Bazard qui, sur le plan de la lutte des classes, en 1829, annonçait presque la terminologie marxiste, comme aussi de Jean Reynaud qui, dans un article de la Revue encyclopédique paru cette même année 1832, distinguera les bourgeois et les prolétaires, ceux « qui vivent de leurs revenus, les autres de leurs salaires » 63. Certes, Blanqui ne se tiendra pas longtemps à cette interprétation purement fiscale de l'antagonisme des classes et il ne tardera pas à mettre l'accent sur ce que Bazard appelait déjà « l'exploitation de l'homme par l'homme ». Sa position s'explique d'autant moins qu'en regardant autour de lui dans la capitale, en y descendant au fond des choses il eût pu à la fois saisir cet aspect économique de la lutte des classes et peindre en couleurs plus sombres encore l'enfer social du temps. Blanqui n'est pas seul à avoir cette attitude. Devant ces juges où ils entendent, pour répondre à la véhémence de l'accusation, s'exprimer avec « la franchise la plus complèe » 64, ni Raspail, ni Thouret, ni Trélat, ni Bonnias ne traitent de l'exploitation du travail salarié. Il ne semble y avoir eu que Bûchez dans la Société des amis du peuple pour insister non seulement sur le prélèvement et le parasitisme patronal, mais pour envisager, par l'association de 62. Jbid., p. 84. A N D L E R , Le Manifeste communiste. Introduction historique commentaire, 1 2 ' mille, p. 66. — M A X I M E L E R O Y , Les Précurseurs français socialisme. De Condorcet à Proudhoni, pp. 1 8 - 1 9 . 64. Procès des Quinze, p. 87. 63. CHARLES

et du

112

Auguste

Blanqui des origines à la

Révolution

production, le moyen de soustraire les ouvriers à cet « indigne pillage », pour nous servir du terme si expressif de Blanqui appliqué à l'impôt «5.

Le

jugement.

La défense de Raspail avait produit une profonde impression. Des bravos en avaient salué les dernières paroles 66. Il en f u t de même aussitôt que Blanqui eut cessé de se faire entendre, et le président se •montra incapable de réprimer les applaudissements réitérés éclatant dans tout l'auditoire 67. Mais Blanqui devait payer la franchise brutale de certains propos. Sans doute le jury, après près de trois heures de délibération avait rapporté un verdict d'acquittement en faveur de tous les accusés 68. Il restait à la Cour à statuer sur les réserves retenues par le ministère public et consignées dans les procès-verbaux d'audience pour délits commis dans l'enceinte pendant les débats. Huit passages de la défense de Blanqui étaient incriminés et, interrogé sur leur exactitude, l'intéressé avait dit : Je remercie le ministère public d'avoir donné de la publicité à mon système d'économie politique. Au surplus, c'est à lui à les retenir. Je reconnais les citations de l'avocat général seulement 69. La Cour, après dix minutes de délibérations, prononça un arrêt condamnant Raspail et Bonnias à quinze mois de prison et cinq cents francs d'amende ; Gervais et Thouret, à six mois de prison et cent francs d'amende. Blanqui était condamné à u n an de prison et cent francs d'amende 70. L'attendu du jugement dit que dans divers passages de son discours Il s'est rendu coupable d'avoir cherché à troubler la paix publique en excitant le mépris et la haine des citoyens contre plusieurs classes de personnes qu'il a désignées tour à tour par les noms de riches, privilégiés et bourgeois... 71. Ainsi, acquitté par le jury, Blanqui était condamné par les magistrats qui découvraient dans les articles 181, 504 et 505 du Code d'instruction criminelle « une merveilleuse facilité, une juridiction exceptionnelle complète, pour corriger les erreurs des juges J> 72. 6 5 . A R M A N D C U V I L L I E R , P. J. Bûchez et les origines du socialisme chrétien, pp. 39-41. 66. Procès des Quinze, p. 73. 67. Ibid., p. 86. 68. Ibid., pp. 144-145. 69. Archives nationales, BB 18/1. 376. Extrait des minutes du greffe. 70. Procès des Quinze, p. 149. 71. Ibid., p. 148. 72. Le National, p. XXIII.

113

Le procès des Quinze Comme on comprend l'indignation de l'un d'eux : C'est une chose abominable. Il n'y a plus d'institution n'est pas la peine de nous faire venir ici 7i.

du jury. Ce

Le point final de la lecture de l'arrêt fut marqué par divers incidents. Le président avant de lever l'audience dit à voix basse à l'avocat général : « Maintenant, M. l'avocat général, c'est à vous... •», propos que ce dernier interrompit d'un signe négatif. Le président, ne comprenant pas ce signe, réitéra son avis avec étonnement, sur quoi l'avocat général répondit avec impatience par un triple signe négatif. On interpréta cette scène par le fait que le gouvernement aurait donné d'abord l'ordre de faire arrêter les condamnés à l'audience même et que le contre-ordre était arrivé à l'insu du président. Les menaces proférées par les agents de police donnaient corps à cette explication. Il faut dire aussi que l'auditoire, indigné, manifestait son indignation. Thouret, cria, d'une voix forte. Nous avons des balles dans nos cartouches. Dans le désarroi, le président leva l'audience en oubliant d'avertir les prévenus qu'ils avaient trois jours pour se pourvoir en cassation 74. C'est ce qu'ils firent néanmoins, mais l'arrêt fut confirmé7 3 . Défense du citoyen: Louis Auguste 7 4 . Procès des Quinze, p p . 1 4 9 - 1 5 0 .

Blanqui

devant

la Cour

d'assises.

8

CHAPITRE I V

LE « LIBERATEUR

»

Henri Heine et Blanqui. Le discours du 2 février

1832.

Que fait Blanqui après le procès des Quinze, en attendant d'être happé à nouveau par la prison car il a — n'oublions pas — une peine d'un an à purger ? Sa santé est à peine recouvrée; c'est un combattant bien faible, bien chancelant au point de vue physique. Mais ce petit homme a une âme vigoureuse et tendue qu'embrase la flamme révolutionnaire. Il recommence à se mesurer avec le pouvoir. C'est toujours au sein des Amis du peuple qu'il déploie son ardeur et se fait remarquer par sa virulence. Henri Heine l'y a entendu parler avant Godefroy Cavaignac. Il évoque son intervention en termes vivants et pittoresques dans l'une de ses correspondances à la Gazette universelle d'Augsbourg. L'article est daté du 10 février 1832, mais il se rapporte à une séance à laquelle Henri Heine assista le 2 février, le jour de la découverte de la conspiration légitimiste des Prouvaires. Aussi, le début du passage que nous citons a-t-il trait à la collusion que le pouvoir et les journaux cherchaient à créer entre les « ci-devant marmitons de Charles X » et les républicains affiliés à la société des Amis du peuple. Je ne p,uis réellement croire, écrit Heine, que ces derniers soient impliqués dans cette sotte aventure. Je me trouvais moi-même par hasard, le même soir, à l'assemblée des Amis du peuple, et j'ai lieu de croire, d'après beaucoup de circonstances, qu'ils pensaient plutôt à la défense qu'à l'attaque. Il s'y trouvait plus de quinze cents hom-

116

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

mes serrés dans une salle étroite qui avait l'air d'un théâtre. Le citoyen Blanqui, fils d'un conventionnel, fit un long discours plein de moquerie contre la bourgeoisie, ces boutiquiers qui avaient été choisir pour roi Louis Philippe, la boutique incarnée, qu'ils choisirent dans leur propre intérêt, non celui du peuple, qui n'était pas complice d'une si indigne usurpation. Ce fut un discours plein de sève, de droiture et de colère. Pourtant, à la liberté présentée manquait la liberté de la présentation. Malgré la sévérité républicaine, la vieille galanterie ne s'est pas démentie, et l'on avait, avec une attention toute française, assigné aux dames (aux citoyennes) les meilleures places auprès de la tribune de l'orateur. La réunion avait l'odeur d'un vieil exemplaire relu, gras et usé du Moniteur de 1793. Elle ne se composait guère que de très jeunes hommes et de très âgés... Au reste, jeunes et, vieux dans la salle des Amis du peuple, conservaient un digne sérieux, comme on le trouve toujours chez des hommes qui se sentent forts. Seulement, leurs yeux étincelaient et souvent ils criaient : « C'est vrai ! c'est vrai ! » quand l'orateur articulait un fait... 1. Ce discours « plein de sève, de droiture et de colère », nous en connaissons le texte et il nous a été donné d'en utiliser déjà de suggestifs passages. Il convient maintenant d'en faire ressortir les fragments essentiels. Ce qui frappe, c'est son caractère de classe, c'est l'analyse fouillée et impitoyable des rapports de classe en France depuis 1814 à laquelle se livre l'orateur. L'exorde est significatif : Il ne faut pas se dissimuler qu'il y a guerre à mort entre les classes qui composent la nation. Cette vérité étant bien reconnue, le parti vraiment national, celui auquel les patriotes doivent se rallier, c'est le parti des masses. Il y a eu jusqu'ici trois intérêts en France : celui de la classe dite très élevée, celui de la classe moyenne ou bourgeoise, enfin celui du peuple. Je place le peuple en dernier parce qu'il a toujours été le dernier et que je compte sur une prochaine application de la maxime de l'Evangile : Les derniers seront les premiers. Blanqui montre la classe bourgeoise recevant les Bourbons à bras ouverts en 1814 et en 1815 puis soutenant la Restauration jusqu'en 1825, à part une petite minorité. Qu'est-ce qui la guide ? Uniquement l'intérêt et nous nous expliquons l'appréciation d'Henri Heine sur le discours « plein de moquerie contre la bourgeoisie ». En effet Blanqui marque fortement que la classe bourgeoise était « fatiguée 1 . HENRI HEINE, De

la France,

éd. M o n t a i g n e ,

1 9 3 0 , p p . 4 7 - 4 8 ; G. GEFFROY,

pp. 57-58 ; A. ZÉVAÈS, Auguste Blanqui, pp. 19-20, ont donné ce t e x t e partiellement. Le discours est à la Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 591 1 , M f 314 et suiv. L a salle étroite évoquée p a r Henri Heine est sans doute la salle de la rue Grenelle-Saint-Honoré, prêtée par les franc-maçons a u x Amis du peuple depuis leur départ du manège Pellier.

Le « Libérateur

»

117

de Napoléon » non à cause du despotisme de ce dernier, car « elle se soucie peu de la liberté qui ne vaut pas à ses yeux une livre de bonne cannelle ou un billet bien endossé », mais parce que « là guerre commençait à lui prendre ses enfants et surtout parce qu'elle nuisait à sa tranquillité et empêchait le commerce d'aller ». Il lia montre faisant volte-face et rompant avec Charles X du jour où celui-ci lésa son intérêt en faisant un pas hardi vers l'Ancien Régime « en proclamant la domination exclusive de la noblesse et du clergé sous la bannière du jésuitisme ». La bourgeoisie est essentiellement anti-spirituelle, elle déteste les églises, ne croit qu'aux registres en partie double. Les prêtres l'irritèrent; elle avait bien consenti à opprimer le peuple de moitié avec les classes supérieures, mais voyant son tour venu aussi, pleine de ressentiment et de jalousie, contre la haute aristocratie, elle se rallia à cette minorité de la classe moyenne qui avait combattu les Bourbons depuis 1815 et qu'elle avait sacrifié jusque là. Naturellement, le peuple ne comptait pas pour elle. Ainsi que la noblesse et le clergé, elle le regardait comme « démissionnaire ». Aussi, quand le lion populaire se réveilla en juillet 1830, elle fut épouvantée et profondément consternée au point qu'elle regretta « l'imprévoyance et la folie de Charles X ». Vous voyez que, pendant ces jours où le peuple fut si grand, les bourgeois ont été ballottés entre deux peurs, celle de Charles X d'abord et celle des ouvriers ensuite. Noble et glorieux rôle pour ces fiers guerriers qui font flotter de si hauts panaches dans les parades du Champ de Mars. Ici, on devine les approbations de l'assistance évoquées par Heine, surtout que Blanqui venait de rappeler en termes crus le « courage » des bourgeois, sortant par milliers de leurs caves, dès que la poudre cessa de parler. Mais comment l'orateur se représente-t-il la situation des classes au lendemain de la révolution de juillet ? Ecoutons-le : La haute classe est écrasée. La classe moyenne qui s'est cachée pendant le combat et qui l'a désapprouvé, montrant autant d'habileté qu'elle avait montré de prudence, a escamoté le fruit de la victoire remportée malgré elle. Le peuple qui a tout fait, reste zéro comme devant. Ainsi, cette révolution faite par le peuple « et qui devait marquer la fin du régime exclusif de la bourgeoisie ainsi que l'avènement des intérêts et de la puissance populaire » n'a pas eu d'autre résultat que d'établir « le despotisme de la classe moyenne, d'aggraver la misère des ouvriers et des paysans et de plonger la France un peu plus avant dans la boue ». Toutefois, le terrain est déblayé pour les luttes à venir, car un fait terrible s'est accompli ». Lequel ? Le peuple est entré brusquement comme un coup de tonnerre

118

Auguste

Blanqui des origines à la

Révolution

sur la scène politique qu'il a enlevée d'assaut, et bien que, chassé presque au même instant, il n'en a pas moins fait art de maître, il a repris sa démission. C'est désormais entre la classe moyenne et lui que va se livrer une guerre acharnée. Ce n'est plus entre le« hautes classes et les bourgeois, ceux-ci auront même besoin, d'appeler à leur aide leurs anciens ennemis pour mieux lui résister. Dans la deuxième partie de son discours, Blanqui montre dans la politique intérieure et extérieure du gouvernement « la même progression de haine et de violence que dans la bourgeoisie dont il représente les intérêts et les passions ». Et au cours d'un large exposé de la situation, ce sont de nouvelles moqueries à l'adresse de ces « lâches marchands », « qui n'ont de patrie que leur comptoir ou leur caisse, qui se feraient de grand cœur, Russes, Prussiens, Anglais pour gagner deux liards sur une pièce de toile ou 1/4 % de bénéfice de plus sur un escompte ». Dans « la canaille en veste » à laquelle il s'adresse, en reprenant l'expression insultante des bourgeois, on devine le retentissement d'un exposé si direct, si brutal, si sauvage et qui complète si bien le plaidoyer chaleureux du procès des Quinze. Blanqui

malade

—• La Pologne

— Le

choléra.

A la suite de leur condamnation pour délits politiques, Raspail, Bonnias, Delapelin, Dubois de Saint-Gonant, J.J. Baudot, J.B. Félix, Farner, Lamartelot, Ricard-Sarrat, Voisin, Volkart et Wild sont incarcérés à la prison de Versailles le 8 avril 1832 2 . Blanqui n'est pas du nombre et pour cause. Une « inflammation grave qui menace son existence » l'a empêché de se constituer prisonnier, et le procureur général Persil lui a accordé un sursis jusqu'au 15 avril. A l'approche de cette date, le malade n'allait pas mieux et sa mère s'inquiétait, car le procureur général avait laissé entendre qu'il n'accorderait « pas un instant de plus » à moins d'y être autorisé. Une démarche appuyée d'une réclamation écrite de Mme Blanqui mère auprès du chef de division des affaires criminelles donna lieu de la part de celui-ci à une promesse de transmission au garde des sceaux, avec avis favorable. Mais la situation restant inchangée à la date du 12 avril, la mère angoissée se demandait s'il ne lui resterait plus qu'à choisir entre l'exil ou la perte de son fils. Elle fit part de ses craintes au chef de division qui lui avait témoigné de l'intérêt et le ministre ayant autorisé verbalement le sursis, le procureur général fut amené à prendre la détermination que l'humanité prescrivait 3. 2. Archives départementales de Seine-et-Oise. Versailles. — Détenus politiques Y. 3. Archives nationales, BB 18/1. 215.

Prison

de correction

de

Le « Libérateur

»

119

Voici donc Blanqui dans une situation toute particulière. Il n'est pas emprisonné mais, par la force des choses, il disparaît de la scène politique. Du fond de sa retraite, il suit néanmoins les événements. Et la Pologne martyre « tombée aux mains des Russes par la trahison du ministère français » 4 continue de le préoccuper. Il écrit à Joachim Lelewel, ancien membre du gouvernement provisoire de Pologne, et depuis 1831 président du Comité d'émigration des Polonais à Paris. Lelewel joint à des connaissances étendues en numismatique et en géographie une passion pour sa patrie d'autant plus forte qu'elle se marie avec l'ardeur révolutionnaire, la conviction républicaine et l'aspiration socialiste. C'est à Lelewel aidé des Français Mellinet et Imbert, que sera due à Bruxelles, quatorze ans plus tard, la création de la première Association démocratique internationale, sur une base nettement socialiste-révolutionnaire. C'est Lelewel qu'on trouvera parlant avec Karl Marx dans un meeting à Bruxelles les 22 février 1846 et 31 décembre 1847; c'est Lelewel qui signera avec Marx, Jottrand, Ballin, Battaille et autres, une adresse au gouvernement provisoire en 1848 6 . On peut donc admettre qu'en exprimant son respect déférent à l'apôtre de la liberté polonaise en 1832, l'admiration du jeune homme va aussi à l'aîné en révolution, à celui qui a payé déjà de bien des épreuves son dévouement à la cause de tous les peuples. Blanqui lui écrit à la date du 29 février, et en tant que « vice-président de la Société des amis du peuple » : Permettez à un Français de vous témoigner, autant qu'il est en lui, la reconnaissance qu'il vous a vouée pour les services que vous avez rendus à sa patrie. Ce n'est pas sans un sentiment involontaire de honte, je vous en fais l'aveu, que je me décide à importuner votre solitude de marques d'une affection qui a été bien stérile pour la Pologne. Nous sommes venus à ne plus oser prononcer ce nom, Monsieur, et la vue d'un Polonais nous fait monter la rougeur au front; car ce sont des exilés que nous voyons et chacun d'eux est un reproche vivant de notre ingratitude. Mais un peuple n'est pas toujours coupable des crimes de son gouvernement; on ne peut pas châtier le gouvernement dès le premier qu'il commet, et il faut malheureusement qu'il commette beaucoup avant d'être entraîné à sa ruine. II y a assez de remords dans nos consciences pour expier le meurtre de la Pologne, et je l'espère, de toute mon âme, ce remords produira un jour la vengeance. C'est pour nous autres Français que votre chant national doit être partout un chant d'espoir et 4. Le Libérateur,

2.2.1834. Profils révolutionnaires, p. 1 8 0 . — Grand dictionnaire Larousse, t. X, pp. 345-346, art. Lelewel. — DnAGOMinov, Correspondance de Michel Bakounine, p. 40. — Correspondance Marx Engels, édit. Molitor, t. V. — W . H A E N I S C H , « Karl Marx and the démocratie Association », dans Science and Society, VII, 1938, n° 1, pp. 97, 102, 148. 6 . B E N O I T M A L O N , Histoire du socialisme, p. 5 1 9 . 5.

V.

BOUTON,

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Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

de consolation : Non, la Pologne n'est pas perdue. C'est par là seulement que nous échapperons au déshonneur, et nous avons besoin de cette conviction. Aussi votre chant national est aujourd'hui le nôtre autant que celui de nos frères qui ont été vaincus à cause de nous. Certes, tout ce que nous pourrions dire serait impuissant à affaiblir la douleur que Varsovie en tombant vous a léguée. Nous méritons l'amer reproche : le coq gaulois ne fait que chanter, tandis que les Polonais meurent pour lui. Mais nous voulons simplement que nos paroles soient un témoignage de ce que nous avons tous à cœur de faire pour que notre ingratitude soit rachetée et oubliée. Croyez, Monsieur, à tout ce qu'il peut y avoir de respect, d'admiration et d'attention dans le cœur d'un homme et ce ne sera qu'une partie des sentiments que le mien éprouve pour vous 7. Celui qui écrit ces lignes émouvantes est bien le même qui, rédigeant Le Libérateur en 1834, protestera encore contre les gouvernants orléanistes « traquant les réfugiés polonais comme des bêtes féroces » 8 . Nous le retrouverons le 15 mai 1848 réclamant l'intervention pour la Pologne au nom des masses parisiennes. C'est par l'intermédiaire de l'invasion russe en Pologne que le choléra-morbus s'introduisit en Occident. De la Pologne il passa en Bohême, en Autriche et, au mois de février 1832, quand Blanqui écrivait à Lelewel, il sévissait à Londres. Paris qui l'attendait avec angoisse, fut atteint à son tour le 26 mars 1832 9 et bientôt, selon le mot de Blanqui, « la convulsion lamentable vint tordre les entrailles de la capitale » 10 . Ce fut un grand désastre qui, comme tout événement d'importance, comportait un enseignement de classe. Les faits ne prouvaient-ils pas la dérision des prescriptions hygiéniques, l'impéritie des pouvoirs publics, les hallucinations de l'opulence troublée ? Les statistiques n'établissaient-elles pas que la mortalité des quartiers riches s'élevait à huit ou neuf sur mille pour cinquante-deux à cinquantetrois dans les quartiers populaires. Blanqui ne manquera pas de tirer la leçon du fléau. Il montrait, dit-il, un peuple décimé par les privations, en proie aux avidités impitoyables d'une poignée de privilégiés et poussé lt. par de nouvelles misères à une nouvelle révolution Mais l'épidémie n'atteignait pas seulement Blanqui dans sa classe adoptive, elle l'atteignit dans sa famille, en la personne de 7. Archives de Rapperswil, n° 1 265. 8. Le Libérateur, 2.2.1834. 9. L. B L A N C , Histoire de dix ans, chap. 27. 10. Le Libérateur, 2.2.1834. 11. L. B L A N C , Histoire de dix ans, chap. 27. 12. Le Libérateur, 2.2.1834.

Le « Libérateur

»

121

son père. Dominique fut emporté par la maladie à son domicile de la rue Saint-Gilles, le 31 mai 1832 Quelques jours après, le 5 juin, se déroulèrent les funérailles du général Lamarque. Ce fut une manifestation formidable. L a Société des amis du peuple convoquée pour neuf heures du matin place du Louvre 14 se forma en pelotons avec les étudiants et, après l'incident plutôt trouble du pont d'Austerlitz, l'insurrection gagna la capitale. Le gouvernement ne put réduire que le lendemain, grâce au canon, la résistance opiniâtre des insurgés du cloître Saint-Merry commandés par Jeanne. Cette « collision fortuite » 15 au cours de laquelle on vit une infime minorité de soixante citoyens défier un gouvernement et tenir en échec une armée, ne fit qu'enraciner Blanqui dans la croyance en la vertu des coups de main bien préparés.

Séjour à Grenoble — Vues

politiques.

Le mois suivant Blanqui est à Grenoble, toujours malade, et autorisé par le procureur général à prendre le repos dont il a besoin. Il s'est rendu dans cette ville sur l'avis des médecins, le séjour à Paris pouvant lui être « funeste » à cause du choléra 16 . De là —- où en mars avaient éclaté des troubles graves confinant à la révolte — le leader malade continue ses relations épistolaires avec Adélaïde de Montgolfier 17 , lui contant ses peines, les amis malheureux n'ayant rien d'autre à se confier. Il avoue, du reste, que si cette correspondance cessait, ce serait « une privation » pour lui et, il croit pouvoir l'affirmer, « un mécontentement » pour elle. Blanqui est particulièrement irrité contre sa mère dont le silence depuis un mois est incompréhensible, six lettres envoyées coup sur coup étant restées sans réponse. L a vérité, c'est que sa mère était malade. Lui aussi n'est pas bien portant : il a à la fois une maladie d'intestin qui porte à la tristesse et à la mauvaise humeur et une irritation de poitrine assez violente qui, comme toutes les affections de ce genre, adoucit le caractère. Adélaïde a donc tort quand elle insinue que l'irritation d'Auguste vient d'une influence physique. Pour comble de malheur, une attaque de choléra est venue envenimer l'état de santé de Blanqui. Il fut des premiers atteints à Grenoble. Les déchirements d'entrailles durèrent neuf heures. Enfin, au bout de trois jours, il était guéri, mais sans avoir suivi les prescriptions des docteurs car, déjà, il n'en faisait qu'à sa tête sur le plan médical. F i n juillet, l'irritation de poitrine s'obstinait et même augmentait. 13. Archives de la Seine. Reconstitution de l'état civil, 15.3.1884. G. GEFFROY, p. 59, donne inexactement comme domicile la rue du Harlay. 14. Le National, 4.6.1832. 15. Le Libérateur, 2.2.1834. 16. Archives nationales, BB 1 8 / 1 . 205. 17. Les Lettres, 1906.



122

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

Du côté d'Adélaïde et de Mme Belloc, la santé n'était pas meilleure, de telle sorte que leur correspondance prenait, suivant la remarque de Blanqui, l'aspect d'un échange de bulletins de maladie. D'autant plus, comme on le devine, que l'ex-prisonnier n'était pas sans aborder la question politique et, par conséquent, sans se plaindre de la « pseudo-maladie » tuant le pays. Il voit celui-ci complètement démoralisé, les républicains en débandade. Quand a u * gouvernants, pleins d'imprudence et de mécompte depuis leur triomphe, il leur applique la locution latine : Quos vult perdere Jupiter dementat, « ceux que Jupiter veut perdre, il commence par leur ôter la raison ». C'est que la victoire ou la quasi-victoire est souvent funeste et, comme le peuple parisien ne manque pas de mémoire, Blanqui, malgré tout, conserve l'espérance au cœur. Cependant, il ne voit pas les choses en bleu. La France, à son avis, ne pourra sortir de là que « par la plus effroyable catastrophe ». Il écrit : Savez-vous qu'il me paraît aujourd'hui impossible que des torrents de sang n'inondent pas le pays ? Je crains fort que 93 n'ait été qu'une plaisanterie auprès de ce qui se passera peut-être bientôt. Il n'y a pas à dire, le Tiers Etat s'est fait aristocratie et il en use plus dur que celle de 89. Les préventions du peuple le rendent furieux, et nous voici menacés du plus impitoyable despotisme de caste. Il n'y a pas moyen de se faire illusion. La bourgeoisie se sent nombreuse et forte de ses richesses; elle a peur, elle veut repousser dans l'ilotisme les masses qui s'avancent à leur tour. Voilà de quoi amener infailliblement une seconde révolution, d'autant plus effroyable que la lutte sera plus égale, les partis en présence plus résistants. Voyez donc où cela va. Il n'est plus question maintenant d'amélioration progressive, de mouvement successif. Le juste-milieu s'écrie qu'il a fait trop de concessions, qu'il faut les reprendre. Tous les organes du gouvernement demandent à grands cris la censure, les coups d'Etat. Ils s'écrient que c'en est fait de la France si on ne se saisit d'un pouvoir illimité. L'on ne parie plus que du 18 Brumaire, frappé aussi, disent-ils, contre la République. Est-il possible, dites-moi, de se soumettre à ce régime ? Faut-il accepter la censure, les coups d'Etat, etc... etc... ? Est-ce là l'amélioration progressive ? Evidemment, les violences poussent le peuple à des violences en sens contraire, et il faut bien avouer que l'opposition c'est le parti national. Il n'y a qu'à voir son attitude et celle du gouvernement dans la question extérieure. Je vous le dis dans l'amertume de mon cœur, je ne sais plus ce que deviendra la France. On la trahit, cela est manifeste. On la livre aux étrangers; un parti lâche et égoïste acceptera les baïonnettes russes plutôt que de céder rien aux masses. Je suis persuadé qu'ils ont mesuré l'alternative, que le choix est fait, et qu'on marche à l'accomplissement de ce choix. Comment ne pas être attristé d'un tel état de choses ?

Le « Libérateur

»

123

Il y a de quoi rendre malade le plus robuste; et, malheureusement, le résultat est plus facile à produire sur moi, car je suis diablement invalide ,s. Dans une autre lettre M, Blanqui dénonce à nouveau le défaitisme des classes privilégiées. C'est comme un supplément de la seconde partie du discours du 2 février aux Amis du peuple, ce qui prouve ses convictions bien arrêtées à cette époque. Il y a deux camps qui sont à couteaux tirés, dont l'un est tout prêt à appeler l'Etranger à son aide, c'est le juste-milieu. La force des choses le mène là, il ira. La haute classe en cela a les mêmes intérêts et les mêmes passions que la bourgeoisie. Leur ancienne rivalité de la Restauration s'efface, et elles s'unissent contre le peuple qui leur paraît menacer leur existence. Or ce juste-milieu n'est ni assez nombreux, ni assez fort, ni assez brave pour soutenir longtemps encore la lutte. Ses richesses, son loisir seuls l'ont maintenu; mais il est par trop faible minorité numérique, le peuple est trop misérable, trop blessé dans ses intérêts et ses affections, pour que l'état actuel se soutienne. Dans cette situation, la bourgeoisie acceptera plutôt les baïonnettes russes que le triomphe du peuple; l'invasion lui paraît la seule réponse contre ta République. Or vous savez ce que c'est que la baïonnette étrangère. En 1814, la garde nationale a enlevé la cocarde blanche et accueilli les alliés en libérateurs. Si je me trompe, vous-même, dans votre haine contre Napoléon, vous étiez royaliste; vous accueilliez l'étranger. Si, en 1814, la cause qu'ils défendaient, le principe au nom duquel ils combattaient, celui de la liberté, de l'indépendance, les contraignaient à ménager le principe après la victoire et à transiger avec la France qui les accueillait à cause de ce principe, aujourd'hui ce n'est plus cela. Ils proclament l'oppression du peuple, l'absolutisme, tout ce que vous voudrez l'appeler. Le juste-milieu néanmoins leur tend la main, pour sauver, comme on dit l'ordre matériel. C'est dans un intérêt de monopole, dans un intérêt de propriété exclusive que la bourgeoisie accueillera les Russes, lesquels consolideront cet intérêt moyennant l'ordre de Varsovie où quelque chose d'approchant, le morcellement de la France, etc... Pour ne rien accorder aux revendications du peuple qui est dépouillé de ses droits et opprimé dans ses intérêts matériels, on invoquera les Russes. C'est là le plus grand des crimes, et il se prépare. Voilà ce que je vois, non par les articles de journaux mais par les faits, par la marche des événements, par la conduite du gouvernement, par tout ce qui se passe en Europe enfin. Comment garder son sang-froid en présence de cet avenir prochain ? Evidemment, si le peuple voyait où on le conduit, il n'y en aurait 18. Les Lettres, 19. Les Lettres,

1906, pp. 513-515. Lettre du 27.7.1832. 1906, pp. 515-516. Lettre du 31.7.1832.

124

Auguste Blanqui

des origines

à la

Révolution

pas pour longtemps. Mais le gouvernement a démoralisé le pays. Blanqui revient sur ce point en expliquant le mécanisme dont le gouvernement s'est servi pour y parvenir : Il s'est emparé de tous les symboles de la foi populaire : drapeau tricolore, mots si puissants de liberté, de patriotisme, de volonté nationale, il a tout pris, tout perverti, tout transformé en instrument de trahison et de mensonge. Aussi, que peut-on raisonnablement espérer ? Quand viendra le moment du danger, quand l'Ennemi passera la frontière, nul préparatif de défense n'existera; le juste-milieu se jettera du côté des envahisseurs, et le peuple pris au dépourvu, trahi par le gouvernement, paralysé par la bourgeoisie ne pourra plus arrêter le péril par son énergie. Il n'aura pas le temps de se retourner, de faire appel à sa propre colère; puis les rois, instruits par un premier exemple, partageront la France, puis la bourgeoisie, après avoir rendu tout ce qu'elle a en magasin aux étrangers, le premier moment passé, se trouvera frappée à son tour et de servitude et de misère. Voilà ce qui nous menace, ce qui est presque certain, à moins que... Cet à moins que est notre seule chance de salut e. On doit surtout retenir de ces textes suggestifs où, chez Blanqui, l'ardent esprit de classe se mêle déjà à l'ardent patriotisme, les vues prophétiques dont l'étrange lucidité apparaît encore mieux à la lueur de la dernière débâcle que des événements de 1870-71. Dans ces lettres, à plusieurs reprises, il y a aussi un appel à Dieu qui doit être mis en évidence. Incontestablement, le jeune leader n'a pas encore commencé, sur le plan philosophique, l'évolution qui le mènera à l'athéisme. Il partage en cela les sentiments déistes de sa génération. N'écrit-il pas le 20 mai 1831 ? « Je m'en vais à la campagne encore fort traînant et à la garde de Dieu pour le résultat ». Et le 5 août : « Dieu nous prenne en pitié et notre pauvre pays ! ». Plus tard, il parlera de « l'anarchie païenne » dans laquelle la France a été entraînée par « des classes privilégiées dont la corruption et l'affreux égoïsme appellent les plus terribles châtiments ». « Dieu veuille, ajoutera-t-il, que le châtiment ne se fasse pas attendre longtemps, car la grande nation française pourrait bien s'en aller en lambeaux ». 21 . On verra plus loin qu'à l'époque même où il écrira ces lignes, qui ne sont pas une simple manière de s'exprimer, Blanqui rattachera à la tradition du christianisme primitif le mouvement égalitaire dont il est l'un des représentants et, dans le même article, il ira jusqu'à parler de l'intelligence, prostituée au privilège, comme d'une « émanation d'en haut » ayant trahi la mission de dévouement « reçue du ciel ». 20. Ibid. 21. Les Lettres,

1906,

passtm.

Le

* Libérateur

125

»

L'emprisonnement ge — La famille.

à Versailles et à Sainte-Pélagie

— Le

maria-

Quoiqu'il en soit, les autorités commençaient à s'impatienter de voir un condamné politique échapper, en fait, à la peine qui lui avait été infligée. Et comme la police savait Blanqui revenu chez sa mère, 96, rue de Montreuil à Paris, son arrestation fut décidée. L e 8 juin 1832, à quatre heures du matin, cinq hommes s'étaient présentés dans ce but au domicile de Mme Vve Blanqui. Surprise, elle avait demandé au procureur général un délai pour que son fils pût se constituer prisonnier, offrant en garantie une caution de mille francs. L e procureur n'ayant pas cru devoir faire droit à cette réclamation, sans l'avis du ministre, c'est à celui-ci que Mme Blanqui-mère avait réitéré sa demande le 14 juin 1832. Il ne semble pas qu'il y ait eu de réponse mais le fait est, comme nous l'avons vu, que les mois suivants Auguste ne purgeait toujours pas sa peine, les médecins s'opposant à ce qu'il se constituât prisonnier Cette situation, à la longue, pesait sur Blanqui lui-même et, au début de novembre 1832, il résolut de subir sa peine sans plus de délai, malgré ses souffrances, les prières de sa mère et l'avis des médecins qui voyaient dans un emprisonnement « un danger pour sa vie » . Sur demande de sa mère invoquant des considérations à la fois humanitaires et sanitaires M, Auguste fut écroué à la prison de Versailles le 1 er décembre 1832 « à cinq heures de relevée » . On l'inscrivit sur le registre d'écrou en lui donnant la profession de « prolétaire » déclarée par lui une fois de plus. Comme renseignements signalétiques figurent sa taille d'un mètre soixante, ses cheveux, yeux et sourcils châtains, son front haut et bombé, son nez aquilin et son teint évidemment pâle 24. Voici donc Blanqui emprisonné pour la quatrième fois, à vingtsept ans. Mais le « terrible apôtre de la mort, de la prison et du grabat » 26 n'est pas de ceux qui « inclinent à trouver peu logiques des théories dont l'essai de mise en pratique attire de tels désagréments » 26. Aussi cette incarcération, bien loin d'entamer ses convictions intransigeantes, ne fit que les exacerber. Il est mûr désormais pour la longue série des cachots. Par arrêté du 28 janvier 1833, on amène Auguste à Paris devant le préfet de police 27. Il est transféré à Sainte-Pélagie. L'atmosphère y est bruyante si l'on s'en rapporte au témoignage de Gérard de Nerval. Aux légitimistes qui chantent O Richard ô mon 22. Archives nationales, BB 18/1. 205. 23. Archives nationales, BB 18/1. 205. 24. Archivesi départementales de Seine-et-Oise, 175« f e u i l l e t . 25.

HIPPOLYTE

CASTILLE,

L.

A.

Blanqui,

P.

Y 36. Registre d'écrou u° i-95,

18.

26. Les Lettres, 1906. Lettre du 16.7.1831. 27. Archives départementales de Seine-et-Oise, n » 695, 175« f e u i l l e t .

Y

36

Registre

d'écrou

126

Auguste Blanqui des origines á la Révolution

roi, les républicains répondent par La Marseillaise, le Chant du Départ, le Ça Ira et, parfois, représentent en allégorie les journées révolutionnaires, tard dans la soirée. Il est difficile de se reposer dans ces conditions. Comme politique Blanqui peut, il est vrai, aux heures des repas, s'attabler à la cantine et, vers le milieu du jour, user du promenoir où quelques bonnets phrygiens indiquent « la nuance la plus prononcée » qui est la sienne 28. Mais il est douteux qu'il profite de ces avantages car son état de santé s'aggrave dangereusement. Alors les gouvernants craignant l'odieux que sa mort eût fait retomber sur eux, se décident à le lâcher, au moins provisoirement. Le détenu sort sur un matelas; on le transporte à la maison de santé de Mme Saint-Marcel, rue Picpus où il était déjà passé et où il demeure incognito, car il ne veut pas qu'on connaisse sa nouvelle adresse 2®. De là, il renoue sa correspondance avec Adélaïde de Montgolfier. Les deux amis sont loin d'être d'accord; leurs opinions divergentes depuis la fin de 1832 30 s'opposent de plus en plus et les réflexions caustiques de Blanqui l'indiquent assez. La lettre du 11 août 1833 fixe bien la position respective des deux correspondants : Mademoiselle... Vous voyez les peines des puissants. Leurs ennuis et leurs embarras sont ce qui vous touche. Je vois, moi, la détresse et les misères du peuple, et je ne cache pas qu'il y ait de l'égoïsme dans mon fait, car je fais partie de ces misères et de ces douleurs. J'en ai assez bonne part depuis trois ans pour qu'il me soit permis de les trouver intolérables. Quand les maîtres du jour, les riches, les victorieux, n'importe, voudront changer de râle avec nous, prendre nos peines et nous céder les leurs, ils trouveront des gens tout prêts à faire l'échange. Si vous en voyez, communiquez-leur ma proposition. Ils sont si mallheureux, d'après votre dernière lettre qu'ils ne peuvent manquer d'accepter avec empressement 31. C'est dans la même lettre que Blanqui, en termes assez cavaliers, annonce son mariage : Aujourd'hui, je me trouve mieux, ayant de l'air. Je profite de ce mieux pour mettre ma vie en commun avec une femme que j'aime depuis longtemps et qui me rend cette affection. Je me marie sans éclat, comme il convient à un proscrit. Je n'ai prévenu personne, attendu que personne n'a trop à s'embarrasser d'un prisonnier. Je me trouve bien de cette indifférence du public; c'est tout ce que je lui demande. Sachant que vous voulez bien me conserver quelque souvenir, je vous écris cet incident de mon existence afin que le bruit public ne vous en informe pas ainsi qu'il en informera tous 28. GÉRARD DE NERVAL, La Bohème galante, 29. Les Lettres, 1906. Lettre du 11.8.1833. 30. Les Lettres, 1906. Lettre du 12.2.1834. 31. Ibid., p. 519.

Vienne,

MANZ,

édit., pp. 252-261.

Le « Libérateur

»

127

les autres. Quand je dis le bruit public, je veux parler des lettres de part que j'enverrai aux différents individus que le hasard m'a fait connaître en ce bas-monde. Je crois que par là je rentre un peu dans ce qu'on appelle les convenances... Ah l j'oubliais de vous dire le jour de mon mariage et le nom de la femme que j'épouse. C'est mercredi prochain Î4 août, que le maire du 8' arrondissement se donnera la peine de nous lire ces deux ou trois articles du Code qui constituent la cérémonie du mariage; l'Etat a eu soin de rendre cet acte le plus plat possible, en haine de la solennité et de la poésie. La mariée s'appelle Amélie-Suzanne Serre, fille de M. Serre, bon bourgeois pas fort de la place Royale où il demeure depuis douze ans et où je vois sa fille depuis sept ans et demi. Elle en a dix-neuf, ce qui fait remonter l'époque où je l'ai connue d'abord en 1825. J'avais vint ans passés, elle en avait douze. C'est vieux comme vous voyez, et c'est éprouvé. Quand je serai sorti de prison, je vous présenterai, si vous voulez, ma femme qui vous connaît, attendu que depuis longtemps je lui ai parlé de vous quoique je ne vous aie jamais parlé d'elle A la vérité, dans la lettre du 16 juillet 1831, Blanqui avait déjà fait allusion à sa future alliance avec une « jeune personne sans fortune », et il est Bien difficile de croire qu'Adélaïde de Montgolfier n'ait pas eu vent d'une façon ou d'une autre — et notamment par la mère de Blanqui avec laquelle elle était en rapports — de la liaison déjà longue de son ami. Le mariage se fit à la date indiquée, à la mairie du VIIIe, alors place Royale, c'est-à-dire à deux pas du domicile des beaux-parents Les pertes subies par l'état-civil en 1871 ne permettent pas de fournir plus de précisions. Tout au plus peut-on inférer d'un article de Raspail que celui-ci aurait été présent 84. La famille Serre, peu soucieuse de jeter Amélie dans un abîme de douleurs, étant donné l'avenir sombre de Blanqui, s'était opposée à une union 86 qu'elle avait envisagée tout d'abord favorablement. On ne sait donc pas si les nouveaux époux habitèrent plaça Royale. En tout cas, le choix fait par la jeune femme impliquait une rigidité si superbe qu'on a pu comparer Amélie et Auguste à Porcia et Brutus 36. Avec une telle épouse, il n'y avait pas de crainte d'aliénement du révolutionnaire. Il était clair que les tendresses et la tiédeur du nid familial n'entameraient pas la volonté farouche de Blanqui, n'arracheraient pas celui-ci à ce qu'il considérait comme 32. Les Lettres, 1906, p. 519. Les registres paroissiaux de Saint Denis du Saint Sacrement et de Saint Paul, les deux églises les plus proches ne donnent aucune trace d u mariage religieux. 33. Archives de la Seine. Acte de mariage rétabli par la 6e section de la Commission le 10.1.1874. 34. L'Ami du peuple, n» 13, 16.4.1848. 35. Témoignage de Mme .Souty. 3 6 . T H . S I L V E S T R E , Plaisirs rustiques.

Auguste

128

Blanqui

des origines

à la

Révolution

le plus haut des devoirs. Tout au plus, sorti de prison et de maladie allait-il se permettre de souffler un peu, après quoi il reprendrait le combat avec d'autant plus d'acharnement qu'il avait maintenant près de lui, dans l'incertitude et le danger un cœur fidèle au sien. C'était là, à ses yeux, le plus grand bonheur de la vie d'un homme de lutte 37 . Quelle était alors la situation des Blanqui ? On ne saurait, ea toute conscience, faire la biographie d'Auguste sans en toucher un mot. Adolphe, devenu partisan de la monarchie de juillet, blâme l'action révolutionnaire de son frère. C'est un personnage. Il est professeur au Conservatoire où il succède à Jean-Baptiste Say. En même temps, il est toujours directeur de l'Ecole de commerce, boulevard Saint-Antoine qui, par degrés, s'est acquise l'estime universelle. D'Amérique, d'Asie y parviennent les meilleurs sujets afin que savant directeur les prépare « à devenir des négociants accomplis » 38 . Parvenu à un certain bien-être, « ayant pignon sur rue », comme dira Auguste en raillant, c'est Adolphe qui soutint Dominique vieux et presque sans ressources 39 . Détail particulier : l'ancien anticlérical s'est rallié au protestantisme, et c'est à l'église réformée de Paris qu'il fera baptiser sa fille Fanny Adolphine le 9 mars 1834 « Sophie, l'aînée des sœurs d'Auguste, est maintenant mariée avec le fermier Barrelier, d'une famille beauceronne très répandue. L'époux s'occupe de la culture des terres à Aunay et à Auneau, ainsi que de l'élevage des moutons mérinos, source de fructueux profits, jusqu'au jour de l'effondrement des cours de la laine par suite de l'importation australienne. Mme Barrelier, qui n'aura pas moins de neuf enfants, est fort occupée par ses devoirs maternels et par les soins au père paralytique. Elle n'a donc pas le temps de faire de la politique, mais à l'encontre d'Adolphe et malgré le bonapartisme de son mari, elle soutient toujours Auguste. Sans doute se rappelle-t-elle l'époque où son cadet, et aussi Adolphe, vendaient leurs livres de prix afin qu'elle puisse recevoir un peu d'instruction ? Elle admire Auguste, elle est prête à sacrifier tout pour lui et elle lui restera fidèle sa vie entière, au risque de s'attirer les réfexions désobligeantes et la boutade habituelle de son mari : « Ta sacrée famille ! » 41. Mme Blanqui-mère habite Paris. Auprès d'elle est Marie-Zoé, sa troisième fille 42 , la future Mme Antoine, avec sans doute ses deux 37.

G.

GEFFROY,

p.

42.

G - GEFFROY, p.

436.

38. Funérailles de M. Blanqui. Discours de M. le baron Ch. Duspin, ia-4. Bibl. nat., Ln 27/2. 095. 39. Ibid. 40. Archives de la Seine. Reconstitution de l'état civil. (La naissance est du 21.1.1834.) 41. Souvenirs de Mme Souty, 60.

Le « Libérateur

129

»

autres filles plus jeunes, l'une de quinze, l'autre de onze ans. Ainsi s'explique qu'en 1832 la mère d'Auguste ait importuné Adélaïde de Montgolfier au sujet d'une de ses filles, ce dont Blanqui s'excusait « car en vérité les mères sont souvent bien fatigantes et s'imaginent que tout le monde doit avoir les yeux fixés sur l'a b c de leurs enfants 4Î . « Le Libérateur.

»

En 1834, Raspail fonde Le Réformateur, grâce à la générosité d'un neveu de la Tour d'Auvergne, Kersausie, qui met cent mille francs à sa disposition. La même année, Blanqui, avec ses « seules ressources » entreprend de « braver l'interdiction lancée par l'aristocratie des écus contre le pauvre qui ose penser ». Il édite Le Libérateur ** avec un sous-titre renfermant tout un exposé de doctrine « Journal des opprimés voulant une réforme sociale par la République ». C'est un petit brûlot de quatre pages, petit in-8 imprimé sur trois colonnes chez Grossteite, rue de la Petite-Croix à Sceaux. Il se propose de paraître le premier dimanche de chaque mois et de publier en outre dans le courant du mois « divers écrits » à distribuer dans les rues pour un sou et que les abonnés de Paris recevront en plus du journal. Quant aux abonnés des départements, un supplément renfermant toutes les publications du mois doit leur être envoyé avec le mémento du mois suivant. La feuille se vend « deux sous dans les rues » et le prix de l'abonnement est fixé à cinq francs par an et à la moitié par semestre pour Paris et les départements. On s'abonne exclusivement au bureau du journal, passage de l'Industrie 5, entre le faubourg Saint-Martin et le faubourg Saint-Denis. Le Libérateur est placé sous le signe de la devise « Unité, Egalité, Fraternité ». Il porte pour épigraphe Deposuit potentes... « Il a rencontré les grands dans la poussière et il a relevé triomphons les opprimés ». Son gérant est Adam, que nous retrouverons à plusieurs reprises comme agent de Blanqui, lequel est à la fois directeur, administrateur et rédacteur en chef de la feuille. Le premier numéro porte la date du 2 février 1834. C'est le seul qui ait paru, le célèbre article « Qui fait la soupe doit la manger » 46 rédigé par Blanqui pour le numéro de mars étant resté à 43. Les Lettres, 190G. Lettre du 27.7.1832. 44. L'Institut international d'histoire sociale (Paris), f o n d é par Souvarine, possédait avant la guerre la photographie de l'unique numéro. 45. On doit la connaissance de cet article inédit à Gabriel Deville qui le tenait du docteur Watteau. Deville le publia d a n s l'Egalité des 26 mai, 2 j u i n et 30 j u i n 1878. Il se proposait de d o n n e r dans les numéros suivants quelques pièces socialistes inconnues de Blanqui. La publication f u t arrêtée à la demande de l'emprisonné de Clairvaux, par Me Antoine, au témoignage de Deville. G. Deville reproduisait l'article en question dans Blanqui libre. 9

130

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

l'état de manuscrit. Mais la réunion de l'unique numéro, du manuscrit et d'une lettre de présentation du 12 février 1834 « est chose suffisante pour montrer où en est la pensée socialiste de Blanqui, deux ans après sa retentissante déclaration au procès des Quinze. Grâce à ces trois pièces où Blanqui expose ses idées sans détours « ni réticences, ni hésitations », la preuve est faite que le jeune leader de vingt-neuf ans « sorti hier à peine, avec une santé détruite des prisons où un jugement prévôtal lui a fait expier les premières plaintes qu'il éleva en faveur des ouvriers exploités » et dont la main est « meurtrie encore de l'empreinte des menottes » est déjà parvenu à la maturité d'un chef d'école socialiste. C'est si vrai que Benoît Malon verra dans l'article non paru — le seul dont il ait eu connaissance — la première formule rudimentaire du collectivisme en Europe 47, tandis que Gabriel Deville citant le même article louera « l'admirable prescience » du rédacteur, devinant « la transformation qui attend infailliblement la propriété » 48. Du reste, Blanqui n'est pas sans se rendre compte de la place importante qu'il prend, malgré son jeune âge, sur la scène sociale de l'époque, puisqu'il déclare soumettre « ses vues critiques de l'organisation ou plutôt de la désorganisation actuelle ainsi que ses idées sur Je principe qui doit présider à la recomposition de l'ordre social » aux « hommes dont les méditations profondes se détournent des criailleries du moment pour embrasser de haut l'humanité tout entière dans son passé et dans son avenir ». Par ailleurs, Blanqui se donnera la peine, sur la cinquantaine, de retoucher l'article au point de vue de la forme, montrant que mûri par l'âge, il en respectait le sens général.

Les deux grandes classes rivales — Origine et

conséquence.

Ainsi que dans le journal de la Société des amis du peuple, et dans sa défense au procès des Quinze, Blanqui distingue socialement les « masses » de la « minorité possédante », « ceux qui souffrent et ceux qui font souffrir ». Il voit d'un côté « le prolétaire », le « citoyen sans fortune », les « ouvriers exploités » formant les « classes pauvres ». De l'autre ou « classes opulentes » ou « hautes classes », c'est la « classe des riches », des oisifs, des oppresseurs, des maîtres, des capitalistes, des « suzerains industriels », des « barons du coffre-fort » dont relève « l'aristocratie commerciale » pp. 11-13. et dans La Révolution française du 5.5.1879, supplément au n° 113. Granger le donna en 1885 dans le t. II de La Critique sociale, chap. 36 et Benoît Malon en cita des extraits dans l'étude dont il est fait mention à la note 47 et dans son Histoire dlu socialisme, pp. 188-190. 46. Les Lettres, 1906, p. 519. 47. « Blanqui socialiste », dans La Revue socialiste, n° 50. 48. Blanqui libre, p. 11. — Bibl. nat., Ld 57/6. 818.

Le « Libérateur

»

131

et « l'aristocratie des écus, la « nouvelle féodalité ». Pour Blanqui, il y a entre ces deux grandes divisions « antagonisme flagrant des intérêts ». Remarquons cette expression que nous n'avons pas encore trouvée sous sa plume, car elle établit sa vision plus nette, plus précise des rapports entre les deux catégories sociales essentielles. Blanqui donne comme origine aux deux grandes classes rivales l'appropriation individuelle du sol obtenue « par ruse ou par violence » et qui s'est étendue « par déduction logique, du sol à d'autres instruments, produits accumulés du travail, désignés par le nom générique de capitaux ». Or, comme les capitaux « stériles d'eux-mêmes ne fructifient que par la main-d'œuvre » et comme « ils sont nécessairement la matière ouvrée par les forces sociales », il en résulte que « la majorité, exclue de leur possession, se trouve condamnée aux travaux forcés, au profit de la minorité possédante ». Dès lors, « les instruments, ni les fruits du travail n'appartiennent pas aux travailleurs mais aux oisifs. Les branches gourmandes absorbent la sève de l'arbre, au détriment des rameaux fertiles. Les frelons dévorent le miel créé par les abeilles ». L a conséquence logique d'un ordre social fondé sur la conquête et divisant les populations « en vainqueurs et en vaincus », c'est l'esclavage. En effet : Le sol ne tirant sa valeur que de la culture, les privilégiés ont conclu, du droit de posséder le sol, celui de posséder aussi le bétail humain qui le féconde. Ils l'ont considéré d'abord comme le complément de leur domaine, puis, en dernière analyse, comme une propriété personnelle indépendante du sol. Par la suite, l'esclavage domestique disparut. Le privilège dut se réduire à posséder les hommes « non plus à titre de meuble mais d'immeuble annexe et inséparable de l'immeuble territorial ». Ce fut le servage. Aujourd'hui encore « les habitants d'une terre réputée française possèdent des hommes au même titre que des habits et des chevaux » et Blanqui estime qu'il y a « moins de différence qu'il n'en paraît d'abord entre l'état social des colonies et le nôtre ». Partout l'esclavage existe sans le nom « et le droit de propriété, pour être plus hypocrite à Paris qu'à la Martinique, n'y est ni moins intraitable, ni moins oppresseur ». Tout -ce qu'on a fait, c'est d'adapter l'esclavage à une certaine évolution, un pays comme la France, par exemple, ne pouvant « supporter l'esclavage dans sa nudité brutale ». Poursuivant son analyse, Blanqui établit avec une grande perspicacité que la servitude naît de cet esclavage avoué ou masqué. La servitude, en effet, ne consiste pas seulement à être la chose de l'homme ou le serf de la glèbe. Celui-là n'est pas libre qui, privé des instruments de travail, demeure à la merci des privilégiés qui en sont les détenteurs. C'est cet accaparement et non telle ou telle constitution politique qui fait les masses serves. La transmission héréditaire du sol et des capitaux place les citoyens sous le joug

132

Auguste Blanqui des origines à la

des propriétaires. maître.

Indifférence et fermeté

Révolution

Ils n'ont d'autre liberté que celle de choisir leur

aux formes républicaine.

constitutionnelles

Ici, Blanqui subissant la triple influence babouviste, saint-simonienne et fouriériste montre, comme au procès des Quinze l'influence relative qu'il attache aux constitutions politiques, et se trouve d'accord avec Victor Considérant qui rédige alors le premier tome de sa Destinée sociale. Il précise en ces termes sa pensée : La constitution et les lois écrites ne sont qu'une question purement réglementaire. Il s'est fabriqué en un demi-siècle plus de quarante mille de ces lois, sans compter la fabrique courante, et à supprimer tout ce fatras, la France assurément ne perdrait rien. Quant à ce qui s'appelle la constitution, c'est tout bonnement un cadre de fonctionnaires publics, une nation change de cela comme on change d'habits, et sans en avoir le tempérament autrement incommodé. Celle que nous avons aujourd'hui est la huitième qu'on nous a fait endosser depuis quarante ans. Dieu merci, la France ne vit point par la grâce des constitutions et elle ne mourrait pas plus de la mort de celle-ci qu'elle n'est morte du trépas des précédentes. Cette charité bâclée est même si insignifiante comme règlement, qu'on pourrait la changer, sans que le gouvernement actuel fût détruit et que le gouvernement pourrait changer sans qu'elle fut modifiée elle-même; une autre dynastie s'accommoderait de la charte de 1830 comme la dynastie de 1830 s'accommoderait d'une autre charte. Nous accuser si fort, parce que nous avons l'audace de ne pas vénérer un pareil pastiche, c'est faire beaucoup de bruit pour peu de chose. Qu'il advienne ce qu'il voudra de cette plate bouffonnerie qu'on appelle si pompeusement nos institutions, nous n'en avons guères souci, nous, profondément indifférens à la forme, et qui allons droit au fond de la sociétéAvec d'autres arguments, c'est absolument la même thèse que Victor Considérant fera connaître au public dans le courant de la même année. Mais le chef de l'Ecole sociétaire poussant jusqu'au bout l'indifférence aux formes gouvernementales, dédiera son livre au roi Louis-Philippe alors que Blanqui s'affirme républicain en enchaînant précisément sa profession de foi républicaine à cette critique des constitutions. Il écrit, avec une netteté remarquable : Si, en effet, nous nous disons républicains, c'est que nous espérons de la République une refonte sociale que la France réclame impérieusement et qui est dans ses destinées. Si la République devait tromper cette espérance, nous cesserions d'être républicains, car à nos yeux une forme de gouvernement n'est point un but, mais un

Le « Libérateur

»

moyen, et nous ne désirons une réforme politique que comme minement à une réforme sociale.

133 ache-

Ainsi, dans ce premier numéro du Libérateur où Blanqui énonce ces propositions justifiant le sous-titre de son journal, comme dans l'article destiné au numéro 2, le jeune leader affirme sans réticence que c'est le système social et non la constitution politique qui fait les masses serves. C'est exactement ce que diront plus tard les anarchistes, les syndicalistes-révolutionnaires, tout en se montrant, à l'occasion, capables de défendre la République, tandis que le socialisme démocratique avec Jaurès surtout, reprendra entièrement à son compte la conception tactique de Blanqui faisant de la République l'instrument de la refonte sociale.

Salariat

et

misère.

Poursuivant sa démonstration sur la servitude des masses, le rédacteur du Libérateur montre, qu'en fait, le salariat est une forme hypocrite et peut-être plus dure que l'esclavage domestique. Une locution railleuse dit : « Les riches font travailler les pauvres ». Oui, répond Blanqui : ...A peu près, en effet, comme les plmteurs font travailler leurs nègres, mais avec un peu plus d'indifférence pour la vie humaine. Car l'ouvrier n'est pas un capital à ménager comme l'esclave; sa mort n'est pas une perte; il y a toujours concurrence pour le remplacer. Le salaire, quoique suffisant à peine pour empêcher de mourir, a la vertu de faire pulluler la chair exploitée; il perpétue la lignée des pauvres pour le service des riches, continuant ainsi de génération en génération, ce double héritage parallèle d'opulence et de misère, de jouissances et de douleurs, qui constitue les éléments de notre société. Quand le prolétaire a suffisamment souffert et laissé des successeurs pour souffrir après lui, il va, dans un hôpital, fournir son cadavre à la science, comme moyen d'études pour guérir ses maîtres. Tels sont « les fruits de l'appropriation des instruments de travail ». C'est l'enfer social pour les masses : « des labeurs incessants, à peine l'obole de la journée, jamais de lendemain sûr, et la famine, si un caprice de colère ou de peur retire ces instruments », si le capital se cache « par crainte ou par vengeance ». Les privilégiés ne jouissent-ils pas de « l'autocratie absolue », du « droit de vie et de mort » ? Ils ont les mains pleines, ils peuvent attendre, forts de leur réserve. On les voit alors, comme en 1831, du fond de leur fromage de Hollande contempler froidement « íes angoisses de ce peuple décimé par la faim, en récompense de son sang versé au service de leurs vanités bourgeoises ». En dehors des périodes de crise, la misère est l'état ordinaire du plus grand nombre. Avant Villermé, avant Buret, avant les enquc-

134

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

tes officielles et les livres des économistes bourgeois, Blanqui le prouve en citant le cas d'une malheureuse mère de quatre enfants dont le plus âgé n'a que cinq ans et qui vient d'être traduite en police correctionnelle avec deux d'entre eux pour mendicité. Or, à force de travail, elle ne gagne que quinze sous par jour et, comme elle en paie douze pour son loyer, il ne lui reste donc que trois sous pour nourrir, chauffer et vêtir toute la maisonnée. Après un cas aussi monstrueux — et il en est sans doute de pire — il appartient bien, n'est-ce pas, aux « riches superbes qui s'engraissent et se chauffent « au coin de leur feu après un bon dîner » de vanter le « beau règne », de mépriser « la vile populace » et de dire que « la mendicité déshonore une grande nation ». Quels accents pathétiques Blanqui sait trouver pour peindre la situation effroyable du prolétariat qui subit tous les tourments et tous les supplices de l'antique Ténare ! Comme on comprend qu'en homme de cœur rongé par « un profond ressentiment », il qualifie « d'ordure publique », l'ordre public où se réalise le mythe le plus cruel de l'Antiquité, et qu'il déclare à Adélaïde de Montgolfier ses convictions « mortellement hostiles à l'ordre social » ! C'est qu'il a la vision très nette de la « dure tyrannie » et de l'injustice fondamentale dont les prolétaires sont victimes. C'est qu'il en a recherché les origines. Malheureusement, il n'en est point de même des intéressés, et ici Blanqui revient, développant toute sa pensée, sur ce qu'il écrivait dans le journal de la Société des amis du peuple : Le pauvre ne connaît pas la source de ses maux. L'ignorance, fille de l'asservissement, fait de lui un instrument docile des privilégiés. Ecrasé de labeur, étranger à la vie intellectuelle, que peut-il savoir de ces phénomènes sociaux où il joue le rôle de bête de somme ? Il accepte comme un bienfait ce qu'on daigne lui laisser du fruit de ses sueurs, et ne voit dans la main qui l'exploite que la main qui le nourrit, toujours prêt, sur un signe du maître, à déchirer le téméraire qui essaie de lui montrer une destinée meilleure.

La lutte

pour

l'égalité

dans

l'histoire.

Il est donc difficile au peuple travailleur d'ouvrir les yeux sur ses oppresseurs. Il est aveugle obstinément. Il lui faut beaucoup souffrir pour lasser sa patience et se raidir contre l'oppression. Hélas ! ce n'est qu'à de longs intervalles que l'humanité, soulevant le bandeau qui est sur ses yeux, entrevoit la route du progrès. Blanqui glorifie le mouvement admirable, l'irrésistible persévérance qui le porte à briser l'un après l'autre les obstacles qui s'opposent à sa marche. Arrivé à ce point de son exposé, le rédacteur du Libérateur, transposant sur le plan idéologique la lutte des deux grandes classes rivales, montre aux prises depuis toujours le privilège et l'égalité. L ' u n « aussi vieux que le monde dont il est l'Arimane, le génie mal-

Le < Libérateur »

135

faisant, principe de désordre et de violence, cherchant son appui dans l'égoïsme et les viles passions qui en découlent, divise les hommes pour les isoler, ne veut d'instrument que la force matérielle, n'enfante que la destruction ». L'autre « révélation sublime apparue tout à coup aux yeux des nations comme un symbole de délivrance et de salut, l'égalité donnée au monde par l'Evangile qui en a semblé l'œuvre d'un Dieu, est le principe d'ordre et de justice éternelle, destiné à fermer les plaies hideuses creusées par le privilège; l'égalité appelle toutes les vertus et refoule tous les vices; elle tue l'égoïsme et ne vit que de dévouement; c'est par le dévouement qu'elle réunit et qu'elle associe les hommes; c'est par l'intelligence seule qu'elle les gouverne et qu'elle fait concourir leurs efforts à un but commun qui est le bien-être de tous ». D'après Blanqui, dans les diverses sociétés qui précédèrent la venue du Christ, on doit à l'intelligence une modération de la brutalité du despotisme et, grâce à de nombreux génies, des efforts méritoires dans le sens de l'égalité. Mais c'est dans un coin de la Judée, par un effort sublime de l'intelligence humaine dû au Christ, que le principe d'égalité a été trouvé réellement. La vie entière de la France, aux yeux de Blanqui, est dans le duel entre ces deux principes, duel acharné, sans paix ni trêve : Le privilège, tour à tour violent et perfide, humble et arrogant, toujours sanguinaire et lâche, impuissant à lutter de front, parce qu'il se sent écrasé de la supériorité morale de son adversaire, mais ayant pour tactique de corrompre des soldats du camp opposé et ne se maintenant que par la trahison de ces transfuges, toujours en retraite et poursuivi sans relâche, s'affaiblissant peu à peu par des défaites successives, tandis que l'égalité, courageuse et calme comme le peuple qu'elle représente, dédaigneuse des ruses de son ennemi, s'avance, s'avance grandissant à chaque pas, repoussant le privilège de refuge en refuge, jusque dans ses derniers retranchemens, où elle va s'élancer pour l'anéantir. Dans cette « lutte mémorable », Blanqui se fait gloire d'être du côté de l'égalité. Il s'écrie : L'égalité est notre foi; nous marchons avec ardeur et confiance sous sa bannière sainte, pleins de vénération et d'enthousiasme pour les immortels défenseurs de cette foi, animés du même dévouement qu'eux, prêts comme eux à verser tout notre sang pour son triomphe. Il est « avec Jésus-Christ contre les juifs matérialistes et haineux » avec Grégoire VII « contre les tyrans féodaux de l'Europe » ; avec les philosophes du 18e siècle, ces « nobles génies » qui se servaient de la pensée « avec un si formidable succès pour battre en brèche l'aristocratie des parchemins appuyée sur un clergé corrompu », avec Rousseau « contre une noblesse et un clergé, perdus de débauche, ignorons et oppresseurs »; avec Robespierre « contre une

136

Auguste

Blanqui des origines à la

Révolution

tourbe de marchands cupides, d'agioteurs sans foi ni loi, de trafiqueurs parricides, prêts à vendre comme Judas, l'humanité pour trente deniers » ; avec Saint-Just, considérant les malheureux comme « les puissances de la terre ». Toujours et partout enfin avec les opprimés contre les oppresseurs. Mais, dans son évocation des « immortels défenseurs » de l'égalité, Babeuf, son glorieux prédécesseur immédiat ne figure pas. C'est pourtant de lui qu'il tire ses méthodes d'organisation et de combat. Et l'idéologie sociale à laquelle il est parvenu comme l'ont signalé équitablement Roger Garaudy et Léo Valiani ,9 n'est que la transposition du communisme de Babeuf dans une autre ambiance historique. Procédant à une analyse du mal social dans ses racines économiques, Blanqui trouve que maintenant : le revenu et le salaire sont directement aux prises, que l'oppression est exercée par « l'aristocratie commerciale » et « l'aristocratie financière, plutôt que par l'aristocratie militaire » que le peuple est exploité « par les écus » plutôt que « par le sabre », que les serfs opprimés jadis par les nobles et les prêtres s'appellent ouvriers et artisans, que le privilège « vaincu sous l'armure du haut-baron reparaît avec l'habit du capitaliste ». Ainsi que ses illustres devanciers, ses entrailles s'émeuvent de la même pitié pour les souffrances du paysan foulé aux pieds du coursier de son châtelain et pour l'agonie de l'ouvrier dont le sang « sert à graisser les mécaniques de son suzerain industriel ». Triomphe

certain de

l'égalité.

Qui succombera dans cette lutte épique ? Pour Blanqui, aucun doute. Le présent et le passé, la justice et le bon sens, l'intelligence et le travail garantissent le dénouement. Certes, la révolte des travailleurs lyonnais a été domptée. Soixante mille hommes ont dû fléchir devant quelques douzaines de fabricants haineux et féroces. Les canons, la mitraille ont eu raison de « l'homme-machine » dont le devoir est « de pleurer la faim, en créant jour et nuit, pour les plaisirs du riche, des tissus d'or, de soie et de larmes ». Mais n'est-ce pas « un miracle même que cette velléité de résistance » ? Et toute cette chaîne d'émeutes depuis les trois glorieuses avec comme couronnement l'insurrection du cloître Saint-Merry, ne prouve-t-elle pas que le peuple après avoir demandé loyalement au pouvoir de changer de route par la seule voix à sa disposition, est arrivé finalement à désespérer de « convertir la royauté ». C'est un signe d'importance. Sans doute, il n'y a plus d'émeutes depuis juin, mais le gouvernement a tort de chanter victoire car c'est précisément un « symptôme sinistre ». C'est le 49. ROGER GARAUDY, Les Sources françaises du socialisme pp. 79, 219. — LÉO VALIANI, Storia del movimento socialista,

scientifique, 1948, 1951, p. 21.

Le « Libérateur »

137

vrai danger pour lui. Tant que l'émeute se promenait dans les carrefours, il trouvait en elle comme un brevet d'existence. Il voyait dans chaque émeute finie comme une bataille gagnée. Les ouvriers ont tiré la leçon de cette expérience. Ils se sont retirés de la place publique. Ils n'iront plus faire l'émeute « les mains dans leurs poches et présenter leurs poitrines désarmées à des baïonnettes qu'ils savent avides de leur sang ». Pour tout dire, le peuple songe à quelque chose de plus sérieux que l'émeute, à la révolution : Il n'y a plus d'émeutes, mais ce silence de la rue est sinistre, car il présage une révolution. La monarchie s'en doute bien, aussi la garde nationale lui semble-t-elle maintenant d'un pauvre appui contre le danger; elle est plus rassurée par les quinze régimens amoncelés à Paris... Qu'une étincelle mette le feu aux poudres, et quatre-vingt mille hommes paraîtront en armes sur la place publique. Il est vrai que pour conjurer le péril, on essaie de réconcilier Caïn et Abel. De la nécessité du capital comme instrument de travail, on conclut à la communauté d'intérêts, par suite à la solidarité entre le capitaliste et le travailleur. La brebis ne serait tondue que pour le bien de sa santé. Elle redevrait des remerciements : Ces homélies trouvent encore des dupes, dit Blanqui, mais peu. Chaque jour fait plus vive lumière sur cette prétendue association du parasite et de sa victime ». Entre le revenu et le salaire, entre le privilège et l'égalité « toute transaction est impossible », « et le combat ne doit finir que par la mort d'un des combattons ». Et comment la victoire ne demeurerait-elle pas infailliblement à l'égalité quand on considère et qu'on comprend la valeur des deux symboles opposés ? L'oisiveté n'est-elle point du côté du privilège ? Or, l'oisiveté c'est « l'homme inerte, n'exerçant plus ses facultés, dégradé jusqu'à l'état de brute, l'homme enfin cessant d'être homme ! ». Une chose est certaine : il n'y a point de société sans travail, partant point d'oisifs qui n'aient besoin des travailleurs. Mais la réciprocité est fausse. Quel besoin les travailleurs ont-ils des oisifs ? Le capital n'est-il productif entre les mains des ouvriers qu'à la condition de ne pas leur appartenir ? Blanqui se pose ces questions et, pour y répondre, il fait une supposition qui s'apparente à la célèbre parabole de Saint-Simon et à plusieurs des apologues de Sylvain Maréchal, le rédacteur du Manifeste des Egaux. Le prolétariat, désertant en masse, va porter ses pénates et ses labeurs dans quelque lointain parage. Meurt-il de l'absence de « ses maîtres » ? La société nouvelle ne peut-elle se constituer qu'en créant « des seigneurs du sol et du capital », en « livrant à une caste d'oisifs la possession de tous les instruments de travail » ? N'y a-t-il de « mécanisme social possible que cette division de propriétaires et de salariés ? » Allons donc !

138

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

En revanche, combien serait curieux à voir la mine de nos fiers suzerains, abandonnés par leurs esclaves l Que faire de leurs palais, de leurs ateliers, de leurs champs déserts ? Mourir de faim au milieu de ces richesses, ou mettre habit bas, prendre la pioche et suer humblement à leur tour sur quelque lopin de terre. Combien en cultiveraient-ils à eux tous ! J'imagine que ces messieurs seraient au large dans une sous-préfecture. Blanqui triomphe en raillant et tire la leçon complète de sa supposition, car il est évident qu'un grand peuple comme le peuple français, ne se retire plus sur le mont Aventin. Ce sont donc les oisifs, un beau matin, qui évacueront — ou à qui on fera évacuer — le sol de France restant « aux mains laborieuses ». On pourra alors entonner le « cantique de la délivrance ». Des deux hypothèses découle, de toute façon, l'axiome que Blanqui fait tomber en finale comme un couperet : La nation s'appauvrit de la perte d'un travailleur ; elle s'enrichit de celle d'un oisif. La mort d'un riche est un bienfait. Avec l'intelligence et le travail, l'âme et la vie, les deux grandes forces de l'humanité, le triomphe de l'égalité est certain, Blanqui en est convaincu : L'intelligence et le travail, c'est l'homme exalté par la pensée, ennobli par l'exercice de sa puissance, l'homme dominant en maître toute la création... Le travail, c'est le peuple; l'intelligence ce sont les hommes de dévouement qui le conduisent. Comment la violence brutale du privilège prévaudrait-elle contre cette coalition invincible formée par le génie qui conçoit et les masses qui exécutent ? Sans doute, elle peut l'emporter quelquefois; mais son triomphe ne saurait être définitif.

Théorie

des transfuges



Conclusion.

Remarquons bien ce que Blanqui entend par l'intelligence. Il ne la conçoit et ne l'admet qu'au service du peuple. Elle n'a, pour lui, « de puissance réelle qu'à la condition d'être morale, c'est-à-dire utile aux masses ». Sa portée se mesure au principe d'égalité « qui fait reconnaître les esprits vraiment élevés ». Pour Blanqui, l'intelligence dans sa plus haute expression ne peut pas être égoïste car elle n'aperçoit de tendance salutaire que celle qui mène à l'égalité, et l'on n'arrive à l'égalité que par le dévouement; le dévouement seul prête à la pensée cette puissance irrésistible qui commande au monde. Ici, Blanqui fait son propre examen de conscience et, pensant aux champions du libéralisme qu'il a coudoyés au Globe et qui « se sont mis aux gages de l'aristocratie des capitaux », il évoque leur abaissement. Quelle flétrissure pour eux que ces lignes sévères :

Le * Libérateur »

139

Malheur à ceux qui blasphèment l'intelligence et qui essaient de l'enchaîner. C'est un signe qu'ils ne marchent plus dans les voies de l'humanité. Ne pouvant plus la conduire parce qu'ils n'ont plus de dévouement et qu'elle refuse de les suivre, ils s'efforcent de l'arrêter. Ils ne comprennent pas, après l'avoir si longtemps dirigée, qu'elle ne se soit pas asservie à cheminer en aveugle derrière eux, et comme il n'est pas plus en leur pouvoir de suspendre que de détourner sa marche, ils éclatent en imprécations contre les intelligences que le dévouement a su pousser aussitôt au poste qu'ils avaient déserté. Ils se croyaient un principe quand ils n'étaient que les instrumens de ce principe, tout par lui, rien sans lui. En reliant à l'évolution ce phénomène d'apostasie qui n'est point particulier à son époque, Blanqui trouve une raison d'espérer. Toute l'histoire n'est-elle point jalonnée par des reniements ? Le clergé catholique s'est fait le champion du privilège féodal et monarchique « en abandonnant la cause de l'égalité » et, en 1834 ne crie-t-il pas de toutes ses forces « à l'esprit d'impiété et d'orgueil contre les missionnaires nouveaux qui ressaisissent le sceptre de l'intelligence échappé de ses mains ? ». Mais, c'est en vain. L'égalité n'a point péri par la trahison du catholicisme lorsqu'il passa dans le camp de la monarchie féodale; elle ne périra pas, parce que de nouveaux apostats viennent de passer avec armes et bagages dans le comptoir de la monarchie mercantile; elle ne périrait pas quand bien même de futurs transfuges qui combattent aujourd'hui sous sa bannière, devraient un jour aussi la déserter, et il faut s'y attendre peut-être, après de si tristes enseigne>mens. Cette théorie très curieuse des transfuges de l'égalité peut trouver son explication comme reflet dans l'esprit du jeune leader de l'ambiance de démoralisation et de déception qui succéda à « l'élan sublime » des trois glorieuses. Plus tard, en une période ascensionnelle sans abandonner cette théorie, il insistera sur les transfuges passant dans le camp de l'égalité. En fait, le mouvement prolétarien et socialiste est pénétré par les deux courants d'apostasie en sens contraire et c'est à l'hégémonie de l'un sur l'autre qu'on reconnaît sa montée ou son recul. Blanqui fait confiance au peuple au sujet de l'intelligence car il estime que le peuple sait qu'il n'a rien à craindre d'elle et il lui obéit avec joie, malgré les efforts des privilégiés qui voudraient bien lui faire partager la haine qu'elle leur inspire. Le peuple, ajoute-t-il, pressentant l'avenir ne rend point solidaire l'intelligence « du crime de quelques apostats qui ne font que la détourner violemment de sa destination, en l'employant contre l'humanité ». Pourtant, Blanqui admet que dans chacun de ses pas en avant, le peuple « écrase le guide qui le lui fait faire ». « Toujours ses héros ont commencé par être ses victimes » s'écrie-t-il amèrement. Comme exemple, il cite les Gracques « mis en pièces par une tourbe

140

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

ameutée à la voix des patriciens »; le Christ expirant sur la croix et les défenseurs de l'égalité, sous la Révolution, périssant sur Péchafaud « par l'ingratitude et la stupidité du peuple » qui, au surplus « a laissé la calomnie vouer leur mémoire à l'exécration ». Mais, en fin de compte, le peuple reconnaît les siens, du moins Blanqui le croit : H garde religieusement la mémoire des martyrs morts pour sa cause, il leur dresse en secret des autels dans son cœur, en attendant le jour où il pourra leur en élever dans les temples et sur les places publiques; et ce jour ne manque jamais d'arriver. Il ne consent à sanctionner les faits accomplis par la force matérielle, que quand elle obéit à la force intelligente, agissant toujours dans le but du triomphe final de l'égalité. Pour Blanqui, un autre fait indique que l'avenir n'est point douteux : c'est que le droit de propriété décline. D'un côté, les esprits généreux prophétisent et appellent sa chute. De l'autre, le principe essénien de l'égalité le mine lentement depuis dix-huit siècles par l'abolition successive des servitudes formant les assises de sa puissance. Il est donc appelé à disparaître « avec les derniers privilèges qui lui servent de refuge et de réduit ». L'égalité, le triomphe des travailleurs — et c'est la conclusion de Blanqui — ne peut donc se concevoir que par la disparition du « droit sacrilège de propriété ». Cela veut dire pour plus de précision : pas d'appropriation individuelle du sol, pas de possession individuelle des instruments de travail, pas de transmission héréditaire du sol et des capitaux. L'égalité n'est donc pas le partage agraire. Blanqui le répète après Babeuf et ses compagnons : Le morcellement infini du sol ne changerait rien, dans le fond, au droit de propriété. La richesse provenant de la possession des instruments du travail plutôt que du travail lui-même, le génie de l'exploitation resté debout, sauraient bientôt par la reconstruction des grandes fortunes, restaurer l'inégalité sociale. Ce qu'il faut, ce que veut Blanqui — et il le dit sans ambages — c'est « la terre commune », c'est « l'association, substituée à la propriété individuelle ». « De là, ajoute-t-il, cette ardeur croissante des hommes d'avenir à dégager et mettre en lumière les éléments de l'association ». On peut regretter qu'après une analyse si fouillée de l'état social de son temps — et en quel style séduisant et passionné ! — Blanqui ne développe pas plus la partie finale, positive de ses articles du Libérateur. Mais, toutes réflexions faites, en 1834, c'est peut-être trop lui demander d'apporter son « contingent à l'œuvre commune » comme il se propose, du reste, de le faire. La concentration capitaliste et industrielle commence véritablement. La « féodalité nouvelle » qu'il dénonce avant l'écrivain légitimiste Villeneuve Bargemont se constitue seulement. La première voie ferrée française

Le « Libérateur

»

141

n'existe que depuis deux ans. Les banques sont à l'état embryonnaire. La navigation à vapeur est nulle. La publicité commerciale, les grands magasins n'ont pas encore fait leur apparition. Toute l'économie sociale qui s'épanouira dans le dernier quart du siècle n'est qu'en gésine et, conséquemment l'organisation ouvrière et l'idéologie socialiste. Dans de telles conjonctures, c'est déjà beaucoup que Blanqui indique dans quel sens général doit s'orienter l'action égalitaire des travailleurs. N'oublions pas que c'est seulement en 1840, six ans après Blanqui, que Proudhon s'attaquera, lui aussi, vigoureusement au dogme sacro-saint de la propriété en son livre fameux qui, comme l'a reconnu Karl Marx, marque une date dans l'histoire de la littérature socialiste. Mais cette affirmation de Marx, on peut l'appliquer au Libérateur maintenant que nous en connaissons le riche contenu, grâce à des recherches fructueuses. La pensée socialiste de Blanqui s'affermira, se précisera, se débarrassera d'un certain nombre de scories métaphysiques qui l'alourdissent, à mesure que se déroulera l'évolution, à mesure aussi que le combat et l'étude apporteront leur enseignement. L'essentiel est là, cependant, et on mesure mieux sa progression en remarquant que pas une fois Blanqui ne touche au thème qui lui était familier jusqu'ici, de la spoliation du travailleur par l'impôt et que, tout au contraire, il fait état uniquement de la spoliation du travailleur par le salaire.

Patriotisme

et

socialisme.

Cette remarque faite sur le plan socialiste en amène une autre qu'il convient de faire sur le plan national. C'est qu'à nouveau Blanqui mêle étroitement ses sentiments égalitaires à ses sentiments patriotiques. Décidément, en ce début d'année 1834 se trouve cimenté bien plus solidement qu'on ne l'a soupçonné jusqu'ici le soubassement idéologique sur lequel Blanqui échafaudera les vues politiques et sociales de sa vie de combat. Pour le rédacteur du Libérateur, la France est « le théâtre et champion » de la lutte séculaire entre le privilège et l'égalité. Quant aux Français, ils se trouvent investis d'une mission libératrice : porter les aspirations égalitaires chez les autres nations. C'est si vrai qu'estimant conjuré le péril russe dénoncé par lui en juillet 1832, Blanqui va jusqu'à prédire que le Nord, au contraire, « sera lui-même envahi par le principe d'égalité que les Français mènent à la conquête des nations ». Cette prédiction, entre parenthèses, est des plus intéressantes et l'on se demande sur quels éléments Blanqui s'appuie pour la formuler. Sans doute s'est-il rendu compte de la pénétration importante du saint-simonisme et du babouvisme dans la colonie russe de Paris depuis les journées de juillet 60 et peut-être sait-il que le libé-

142

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

ralisme enfantin des décembristes a perdu sa puissance de séduction sur la jeunesse russe depuis la chute de la Pologne ? 51 II n'est pas exclu qu'il ait eu des rapports avec les frères Tourguénieff aux idées sociales accentuées, aux relations si poussées dans les milieux parisiens, aux désirs jamais assouvis de voir « des gens intéressants » B2. De toute façon, il faut croire que Blanqui fut à même de pressentir cette double évolution de la jeunesse russe relatée par un témoin comme Herzen et du peuple slave si « labouré d'idées nouvelles » que quinze ans plus tard, Victor Bouton pouvait annoncer qu'il ne se releverait plus « que pour faire expier aux possesseurs du monde les misères du prolétariat » 63. On trouve, en tout cas, un indice des relations de Blanqui avec l'émigration russe et polonaise dans le fait qu'au début de mai 1834, il fit plusieurs démarches pour satisfaire le comte Wladislas Plater, rédacteur du journal Le Polonais, qui demeurait alors 5 rue Chauveau-Lagarde, place de la Madeleine 64, et dont le nom résonnait glorieusement dans les annales de l'insurrection polonaise B5. Chose importante à noter : Blanqui se sert de ses sentiments patriotiques pour étayer ses convictions socialistes. Allant au devant du reproche d'utopie qu'on ne manquera pas de faire à ses projets de transformation sociale, il en montre le néant, précisément en raison du caractère et du passé de la France : Ce qui serait une utopie, ce serait de vouloir reconstituer une nation à priori avec des éléments arbitraires, dont l'analyse de cette nation ne reproduirait pas les traces. Ce serait de se croire la faculté d'imposer à la France telle que l'a faite un passé de quatorze siècles, des mœurs, des idées, une croyance complètemeent étrangères ou opposées à la croyance, aux idées et aux mœurs qui sont le résultat du lent travail d'organisation de ces quatorze siècles. Ce serait en un mot de dire à la France, tu seras la Chine, la Turquie ou l'Empire romain. Il n'est donné à personne de changer ainsi tout un peuple par une soudaine métamorphose, comme dans les mille et une nuits nous voyons les enchanteurs changer un homme en cheval ou en chien avec une simple parole magique et un peu d'eau jetée au vent. Mais, si loin de là, c'est dans le passé même que nous avons trouvé les élémens de cette réforme du présent, si cette réforme est la condition nécessaire pour que la France ait un avenir, si elle n'est que le développement naturel de son existence comme nation, n'est-ce pas une absurdité que ce reproche de tout détruire, 5 0 . A . V I N O G R A D O V , « Stendhal, Mérimée et les f r è r e s Tourguénieff », dans Journal de Moscou, 2 3 . 8 . 1 9 3 5 . 51. G . A L B X I N S K Y , La Russie et l'Europe, p. 328. 52. A. V I N O G R A D O V , art. cité. 53. Profils révolutionnaires, p. 180. 54. Archives de Rapperswil, n° 1 013. 5 5 . P I E R R E H A R I S P E , Lamennais. Drame de sa vie sacerdotale, p. 89. — Grand Dictionnaire Larousse, art. Plater, t . XII, p. 1.149.

Le « Libérateur

»

143

seul argument qu'on nous jette à la tête ? Il n'y a point ici à détruire ni même à remplacer; il s'agit simplement au contraire de continuer un mouvement admirable de progrès qui s'est fait jour avec une irrésistible persévérance, en brisant l'un après l'autre les obstacles qui renaissent incessamment pour entraver sa marche. Cette argumentation neuve et vraiment solide procède d'une telle croyance en la vertu libératrice de la France, que Blanqui ne cache pas, un peu plus loin, le « profond ressentiment » des jeunes de sa génération à la vue du spectacle écœurant que donne à l'heure où il écrit, un pays qui fut en tête de l'humanité : Les esprits ardens, généreux... rêvaient une France grande, forte, donnant l'impulsion à l'Europe, et groupant les peuples autour d'elle comme autour d'un centre d'intelligence vivifiante, une France où le talent serait en honneur, le génie entouré de respect et de vénération, les nobles pensées accueillies, excitées, récompensées, une France en un mot brillante et glorieuse. Et à la place, que voient-ils ? Ils voient au dehors cette France déchue de son rang de souveraine, vilipendée et baffouée par les rois de l'Europe, forcée de lécher le sang de la Pologne sur les mains de Nicolas, objet de risée pour toutes les vieilles aristocraties, de haine et de mépris pour les peuples qu'elle a trompées, recevant des coups de pied du dernier cuistre encapuchonné d'une couronne de duc, jouant à la fois le rôle de traître et de niais dans ce mauvais mélodrame diplomatique sifflé par le public européen, au-dedans le pays livré aux rapines de pachas, qui se font millionnaires en dix-huit mois avec les centimes du pauvre, saccagé par une bande de traitans et de publicains qui ricanent aux mots de probité, de patrie, d'honneur, le veau d'or placé sur l'autel et proclamé le vrai Dieu, le seul Dieu, une dissolution complète de tous les liens moraux de la société, et cette hideuse anarchie décorée du nom d'ordre public ! Sombre tableau ! Après avoir soulevé le cœur, il eût été capable de décourager Blanqui si sa confiance en la vertu du peuple français n'était demeurée intacte. Cette confiance, les menus faits de la vie quotidienne venaient la renforcer. Alors que la corruption et l'égoïsme infectent les classes dirigeantes, il voit le dévouement et la générosité se réfugier dans le peuple qui conserve précieusement « le dépôt de ces nobles vertus, seule base possible d'une société durable ». Il cite le cas de crieurs républicains qui ont repoussé avec indignation la vente à cinq francs par quart d'heure — somme énorme pour l'époque — d'un nouveau journal carliste. Blanqui met ce « beau trait » en relief dans un filet spécial du Libérateur car « il n'y a pas à désespérer d'un pays où brillent des exemples d'une si haute vertu ». Disons même que c'est grâce uniquement à cette héroïque probité du peuple, que les liens de la société ne sont point encore brisés;

144

Auguste Blanqui

des origines à la

Révolution

elle tomberait bientôt en poussière si les classes pauvres, gagnées par la contagion, étaient atteintes de cette grangrène d'égoïsme qui dévore les sommités sociales. Ainsi, faisant flèche de tout bois, Blanqui élève les vertus populaires à la hauteur d'un facteur de rénovation sociale. C'est ce qui explique pourquoi, dans un autre article, il se dresse avec tant de vigueur contre le projet de loi Barthe sur les crieurs publics, qui n'a d'autre but, en proscrivant les écrits républicains, que de fermer aux ouvriers « la source de lumière et de vertus ». Mais Blanqui voit plus loin et plus haut que ce projet de loi. A ses yeux, ce n'est qu'une des pièces d'un plan dont le but est de replonger le peuple dans l'esclavage par la suppression de la liberté la plus précieuse de toutes, celle qui touche « la presse des rues ».

CHAPITRE V

LES

L'insurrection

« FAMILLES » ET LES « SAISONS

d'avril

IH.'i'i et l'origine

des « Familles

»

».

Blanqui ne se trompait pas au sujet des intentions liberticides du gouvernement touchant la presse d'opposition. On ne tarda point à saisir, en effet, le petit écrit qu'il avait fait paraître en même temps que le numéro de lancement du Libérateur Et si « cet honneur » 2 n'échut pas à celui-ci, ce ne fut que partie remise, car il est permis de supposer que les tracasseries administratives jouèrent leur rôle pour empêcher la parution du numéro 2. Au dire du rapport de la Cour des pairs 3, c'est justement la promulgation de la loi sur les crieurs dénoncée par Blanqui si véhémentement, qui est à l'origine de l'insurrection parisienne d'avril 1834, prolongement de la seconde et si sanglante insurrection lyonnaise. L e combat, mal engagé le 13 avril, était terminé le 14 après la défaite des insurgés du quartier du Temple. On prétend que Blanqui se battit aux barricades de la rue Beaubourg — point central de l'insurrection — et de la rue Aubry-le-Boucher 4. Mais nulle preuve ne vient à l'appui de cette assertion et il est significatif que Blanqui n'ait jamais parlé de sa participation aux combats d'avril. Du reste, les nombreuses dépositions recueillies au cours de l'instruction, préface du procès, donnent force détails sur ces barri1. Les Lettres,

2. /bid.

190G, p

519. L e t t r e du 12.2.1834.

3. Cour des pairs. Affaire d'avril 1834. Réquisitoire, P a r i s , p . 112. 4. A . CALLET, « Les D o m i c i l e s d e B l a n q u i d a n s le I V ' a r r o n d i s s e m e n t » , d a n s La Cité, n ° 65, j a n v i e r 1918, p. 37. — . EUG. DE MIRECOURT, Blanqui, 3 e éd., p. 12.

10

146

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

cades mais ne parlent pas de Blanqui 6 . Jusqu'à plus ample informé, on est donc en droit de considérer Blanqui comme absent de cette prise d'armes. C'est un fait, au surplus, que Blanqui ne fut pas impliqué dans les poursuites. Or, le pouvoir n'eût pas manqué de se jeter sur sa proie, comme il le fit pour Barbès dont le cas était douteux, et qui fut emprisonné avant de bénéficier d'une ordonnance de non-lieu 6 . Il faut dire aussi que Barbès avait pris part à l'activité de la Société des droits de l'homme, instigatrice de l'émeute, tandis que Blanqui, à cause de sa captivité était resté étranger aux travaux de cette organisation 7 . Louis Blanc note très bien 8 les deux facteurs qui amenèrent en avril 1834 l'impuissance du parti républicain, malgré un concours inexorable de circonstances qui le sollicitait à tenter la fortune des armes. D'une part, après la suppression de La Tribune, le parti manquait d'organe pour déchaîner la révolution et, d'autre part, vice capital, la Société des droits de l'homme avait un caractère public nonobstant l'existence du Comité d'action clandestin dont Kersausie était le chef. Il arriva donc que pour frapper l'insurrection à la tête, le gouvernement n'eut qu'à faire opérer à propos certaines arrestations. C'est pour obvier à cet inconvénient grave que, sur les débris de la Société des droits de l'homme, quelques républicains résolurent de fonder la Société des familles dont l'objectif était aussi la propagande et l'insurrection, mais qui revêtait un caractère à la fois mystique et militaire, plus adéquat au second de ces buts : mystique, en raison des principes d'initiation imités de la maçonnerie, militaire en raison des principes d'armement individuel, de discipline et d'obéissance aux chefs imposés aux initiés. Elle différait des précédentes associations de combat tant secrètes que semi-secrètes ou publiques en ce que son orientation était plus nettement révolutionnaire, même franchement et presque uniquement socialiste. Il est remarquable, en effet, que le formulaire d'adhésion, tout en énumérant les vertus d'un « vrai républicain » ne parle qu'une fois des « doctrines républicaines » et l'on comprend que si les dirigeants de la société avaient l'ambition de réunir toutes les forces agissantes « en un seul faisceau », ils ne pouvaient éloigner des hommes imprégnés d'idéologie saint-simonienne ou fouriériste par l'obligation d'une profession de foi républicaine. Ce nom des Familles qui n'a pas éveillé jusqu'ici l'attention, rappelle trop la terminologie saint-simonienne et le nom même du groupement des saint-simoniens pour ne pas faire réfléchir. Quand 5. Cour des pairs. Affaire d'avril 183i, pp. 131, 132, 146. 6 . G . GEFFROY, p. 6 7 . — JEANJEAN, Armand Barbès, p. 2 0 . 7. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 581, f°" 350-363 et 9 580. 8. Histoire cte dix ans, éd. ¡11., p. 727.

Les « Familles

» et les « Saisons »

147

on le relie aux thèmes du Libérateur, glorifiant l'intelligence, flétrissant l'oisiveté, évoquant le christianisme primitif, critiquant le constitutionnalisme, condamnant la propriété et l'héritage, quand on le rapproche de la devise placée par Blanqui en tête de son journal et qui est presque identique à la devise saint-simonienne, il est impossible de sous-estimer l'influence des disciples de SaintSimon sur les fondateurs de la société comme sur Blanqui jeune, pas plus qu'on ne saurait sous-estimer l'influence de Saint-Simon lui-même sur Blanqui aîné. Il est impossible aussi de ne pas se demander si le nom de Familles, ainsi que le mutisme au sujet de la forme gouvernementale observé lors de l'initiation n'étaient point destinés tactiquement à entraîner certains saint-simoniens sur le plan insurrectionnel, hypothèse que semble confirmer, en effet, le ralliement aux Familles d'anciens membres de la famille saint-simonienne. L'origine des Familles remonterait au mois de juillet 1834 d'après Louis Blanc 9 et Blanqui dont les affirmations sont concordantes sur ce point. Gabriel Perreux remontant plus haut, donne juin 1834 comme date possible de naissance 10, Barbès affirme que la société fut fondée en août 1834 n . La police donne juin 1835 comme origine et fixe la naissance durant le procès des défenseurs des accusés d'avril 12 . L'insuffisance de la documentation ne permet pas, pour l'instant, de trancher définitivement le problème. Mieux vaut s'abstenir que de s'en tirer par une vague moyenne comme l'a fait A. Zévaès en donnant la fin de 1834 comme date de fondation13, époque fournie du reste aussi par De la Hodde 14 , mais on ne doit pas se tromper beaucoup en donnant juillet-août 1834 comme date de fondation. Hadot-Desages serait le principal fondateur des Familles d'après Blanqui, qui déclare après en avoir fixé la création en juillet 1834 : « J e n'y suis entré que plus tard » 1B. Structure,

organisation

et orientation

des « Familles

».

Le noyau de l'association 16 était la famille qui oscillait entre cinq et douze membres. Elle se réunissait sous la présidence d'un chef 9. Histoire de dix ans, éd. il]., p. 984. — Réponse recto, V col. 10. G. PERREUX, p. 3 6 1 . 1 1 . JEANJEAN, p . 1 7 6 .

(au Document

Taschereau)

12. Document Taschereau, Revue rétrospective, p. 1. 13. Une révolution manquée, p. 42. 14. Histoire des sociétés secrètes, p. 199. 15. Réponse (au Document Taschereau), recto, 2e col. 16. T H . S I L V E S T R E , L.-A. Blanqui. Etude historique, 1862, p. 319-323. Formulaire de réception. — Pièce tirée du rapport Mérilhou à la Cour des pairs. — Le Moniteur, 11.8.1836. — L. BLANC, p. 984. — D E LA H O D D E , chap. 21. —

148

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

désigné par le centre. Cette réunion était le seul acte officiel, si l'on peut dire, de la société, car les revues, assemblées nombreuses et ordres du jour étaient supprimés. Cinq ou six familles formaient une section commandée par un chef de section et deux ou trois sections formaient un quartier avec u n commandant de quartier à la tête. A leur tour, les chefs de quartier relevaient d'un agent révolutionnaire, lequel était membre d'un Comité secret qui planait sur l'association, n'étant tenu de se faire connaître qu'à l'heure du combat. Rien ne devait laisser de trace écrite. La réception ne consistait pas uniquement, comme dans la Société des droits de l'homme, en u n acte d'adhésion aux statuts. Le postulant devait « être majeur, jouir d'une bonne réputation, avoir une bonne conduite, justifier de ses moyens d'existence, être doué de la plus grande discrétion ». Il était soumis à une enquête préalable sur sa vie et ses opinions, sa conduite et sa moralité, et c'est seulement si les rapports adressés au Comité lui étaient favorables qu'il pouvait être initié. Alors, le sociétaire qui l'avait présenté allait le prendre, le conduisait dans un lieu inconnu où il ne l'introduisait que les yeux bandés. Trois hommes formaient, en règle générale, le jury d'examen : un président, un assesseur et le parrain. Après avoir fait prêter au récipiendaire le serment « de garder le plus profond silence » sur ce qui se passerait, le président déclarait les travaux ouverts au nom du Comité, puis le colloque suivant s'engageait entre l'assesseur et lui :, —• Citoyen assesseur, dans quel but nous réunissons-nous ? — Pour travailler à la délivrance du peuple et du genre humain. — Quelles sont les vertus d'un véritable républicain ? — La sobriété, le courage, la force, le dévouement. —• Quelle peine méritent les traîtres ? —• La mort ! —• Qui doit l'infliger ? — Tout membre de l'association qui en a reçu l'ordre de ses chefs. Le président demandait ensuite au récipiendaire ses nom, prénoms, âge, profession ainsi que le lieu de sa naissance puis, après lui avoir indiqué qu'on avait pris des renseignements qui se trouvaient favorables, les questions personnelles suivantes lui étaient adressées : — Est-ce ton travail ou ta famille qui te nourrit ? As-tu fait partie de quelque société politique ! On lui posait alors toute une série de questions politiques auxquelles il devait faire des réponses dans le sens du modèle figurant sur le formulaire de la société. A. Z É V A È S , Une P I K H K E ZACCONE,

révolution manquée, p. 42. — Auguste Sociétés secrètes, pp. 5 9 5 - 5 9 7

Blanqui,

p.

29.



Les « Familles

» et les « Saisons »

149

1°) Que penses-tu du gouvernement actuel ? — Qu'il est traître au peuple et au pays. 2°) Dans quel intérêt fonctionne-t-il ? — Dans celui d'un petit nombre de privilégiés. 3°) Quels sont aujourd'hui les aristocrates ? — Ce sont les hommes d'argent, les banquiers, fournisseurs, monopoleurs, gros propriétaires, agioteurs, en un mot les exploiteurs qui s'engraissent aux dépens du peuple. 4-°) Quel est le droit en vertu duquel ils gouvernent ? — La force. 5°) Quel est le vice dominant de la société ? — L'égoïsme. 6°) Qu'est-ce qui tient lieu d'honneur, de probité, de vertu ? — L'argent. 7°) Quel est l'homme qui est estimé dans le monde ? Le riche et le puissant. 8°) Quel est celui qui est persécuté, méprisé, mis hors la loi ? — Le pauvre et le faible. 9°) Que penses-tu du droit d'octroi, des impôts sur le sel et sur les boissons ? — Ce sont des impôts odieux, destinés à pressurer le peuple en épargnant les riches. 10°) Qu'est-ce que le peuple ? — Le peuple est l'ensemble des citoyens qui travaillent. 11Comment est-il traité par les lois ? — Il est traité en esclave. 12Quel est le sort des prolétaires sous le gouvernement des riches ? — Le sort du prolétaire est semblable à celui du serf et du nègre, sa vie n'est qu'un long tissu de misères, de fatigues et de souffrances. 13°) Quel est le principe qui doit servir de base à une société régulière ? — L'égalité. 14°) Quels doivent être les droits du citoyen dans un pays bien réglé ? — Le droit d'existence, le droit d'instruction gratuite, le droit de participation au gouvernement ; ses devoirs sont le dévouement envers la société et la fraternité envers ses concitoyens. 15°) Faut-il faire une révolution politique ou une révolution sociale ? — Il faut faire une révolution sociale. L'orientation incluse en ces quinze points est si riche qu'elle dispense de tout commentaire. Elle pouvait suffire. Mais ces questions posées et les réponses obtenues, on demandait au récipiendaire, si son introducteur lui avait parlé du but de la société. Alors, ce but que le postulant avait entrevu grâce au procédé maïeutique, on le lui expliquait plus clairement encore : Nous nous sommes associés pour lutter avec plus de succès contre la tyrannie des oppresseurs de notre pays qui ont pour politique de maintenir le peuple dans l'ignorance et dans l'isolement; la nôtre

150

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

doit être, par conséquent, de répandre l'instruction et de rallier les forces du peuple en un seul faisceau. Nos tyrans ont proscrit la presse et l'association; c'est pourquoi notre devoir est de nous associer avec plus de persévérance que jamais et de suppléer à la presse par la propagande de vive voix car tu penses bien que les armes que les oppresseurs nous interdisent sont celles qu'ils redoutent le plus et que nous devons surtout employer. Chaque membre a pour mission de répandre, par tous les moyens possibles, les doctrines républicaines ; de faire, en un mot, une propagation active, infatigable. Après cet exposé, on demandait au récipiendaire s'il promettait de joindre ses efforts à ceux des adhérents de la société et sur sa réponse affirmative on lui disait : Plus tard, quand l'heure aura sonné, nous prendrons les armes pour renverser un gouvernement traître à la patrie. Seras-tu avec nous ce jour-là ? Réfléchis-bien, c'est une entreprise périlleuse : nos ennemis sont puissants : ils ont une armée, des trésors, l'appui des rois étrangers, ils régnent par la terreur. Nous autres, pauvres prolétaires, nous n'avons pour nous que notre courage et notre bon droit. Te sens-tu la force de braver le danger ? Quand le signal du combat aura sonné, es-tu résolu à mourir les armes à la main pour la cause de l'humanité ? C'est sur ces questions qui engageaient gravement le postulant que se terminait son interrogatoire personnel et politique; après quoi on le faisait lever et il prêtait le serment suivant : Je jure de ne révéler à personne, même à mes plus proches parents, ce qui sera dit ou fait parmi nous; je jure d'obéir aux lois de l'association, de poursuivre de ma haine et de ma vengeance les traîtres qui se glisseraient dans nos rangs, d'aimer et de secourir mes frères et de sacrifier ma vie et ma liberté pour le triomphe de notre sainte cause. C'est alors, mais alors seulement, que le récipiendaire était proclamé sociétaire et prié de s'asseoir. Il donnait ou recevait son nom de guerre car son nom véritable ne devait pas avoir cours dans l'association. On le débarrassait de son bandeau, mais tout n'était pas fini encore. Le formulaire indique les recommandations d'ordre pratique qui étaient faites au nouvel initié : As-tu des armes, des munitions ? Chaque membre, en entrant dans l'association, fournit une quantité de poudre proportionnée à sa fortune, un quarteron au moins. En outre, il doit s'en procurer pour lui-même deux livres. Il n'y a rien d'écrit dans l'association... En cas d'arrestation, il ne faut jamais répondre au juge d'instruction. Le comité est inconnu, mais au moment du combat, il est tenu de se faire connaître. Il y a défense expresse de descendre sur la place publique si le comité ne se met pas à la tête de l'association.

Les « Familles » et les « Saisons »

151

Pendant le combat, les membres doivent obéir à leurs chefs suivant toute la rigueur de la discipline militaire. Si tu connais des citoyens assez discrets pour être admis parmi nous, tu nous les présenteras : tout citoyen qui réunit discrétion et bonne volonté mérite d'entrer dans nos rangs, quel que soit d'ailleurs son degré d'instruction. La société achèvera son éducation politique. On ne peut garantir qu'on appliqua à tous les adhérents les prescriptions contenues dans le formulaire. Il est bien possible, du reste, qu'il n'ait été composé qu'à un certain stade d'organisation de la société. Peut-être a-t-on eu tort, dès que son existence fut rendue publique de le lier pour ainsi dire indissolublement à toute la vie des Familles. C'est qu'on considère trop les choses d'une façon globale et statique alors qu'elles sont toujours en mouvement et à facettes, comme les yeux des insectes. Par ailleurs, il est rare qu'on ne se livre à des entorses aux règlements les plus rigides. L'exemple de Netré montre qu'on initia au moins un jeune n'ayant pas la majorité. Il arriva aussi de ne pas bander les yeux à des postulants qu'on connaissait. Néanmoins, les règles sévères imposées pour l'admission, et les prescriptions diverses prévues pour l'anonymat témoignent de la sélection rigoureuse qui présidait au recrutement de la société et du dessein de ses chefs de l'entourer d'un solide filet protecteur.

Rapports

avec

Buonarroti.

Ce ne fut qu'au prix d'un long travail de patience que Blanqui put mettre debout et faire réellement fonctionner cette mystérieuse machine de guerre contre le pouvoir. Pour qui a étudié la structure de la conjuration des Egaux, il est clair qu'il y a plus d'un point commun entre l'armature forgée par Babeuf en l'an IV pour renverser le Directoire 17 et la formation conçue par Blanqui dans l'été de 1834 pour abattre la monarchie de juillet. La chose n'est pas étonnante si l'on songe aux rapports que Blanqui entretenait à cette époque avec le vieux Buonarroti. L'ancien compagnon de Babeuf, l'historien de la conjuration des Egaux dont le livre a imprégné si fortement la génération des années 30, revenu à Paris depuis la révolution de juillet, y était devenu en quelque sorte le patriarche du communisme, le représentant vivant de la tradition révolutionnaire, l'oracle des sociétés secrètes. C'était un homme pur et désintéressé, austère et doux, grave et digne, admirable de sérénité bien qu'il ait frôlé la mort à plusieurs reprises. Son autorité morale et sa noblesse de maintien 17. M. DOMMANGET, La Structure et les méthodes de la conjuration des gr. in-8 d e 39 p. E x t r a i t des Annales révolutionnaires, 1922, n° B 3-4.

Egaux,

152

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

le faisaient comparer aux sages de l'ancienne Grèce. Il prodiguait les conseils aux jeunes révolutionnaires qui venaient le voir. La carrière de conspirateur, leur disait-il, est la plus difficile mais la plus méritoire de toutes et l'on doit bien se tâter avant d'y entrer. A ceux qui lui paraissaient résolus « il indiquait les moyens de se mettre en relation avec les foules, de les diriger, de les lancer en avant, et de nombreux exemples d'histoire ancienne et moderne venaient à l'appui de ses préceptes. Surtout, le vieux conspirateur demandait la prudence, le secret, l'absence de toute négligence et de toute précipitation ». C'est de l'exilé italien Cannonieri que nous tenons ce précieux témoignage 18. Il nous aide à deviner avec quelle avidité le jeune Blanqui dut boire les paroles sévères et onctueuses de l'apôtre, recueillir le dépôt sacré de sa doctrine et de son expérience révolutionnaires. D'autant plus qu'à l'affinité idéologique se joignait cette affinité mystérieuse résultant d'une commune origine en Toscane, dans le pays des séditions. A coup sûr, Blanqui doit être rangé au nombre de ces « généreux esprits » que gouvernait le vétéran du fond de son obscurité 19 . Certes, on n'en peut administrer la preuve formelle car une influence de cette sorte, précisément parce qu'elle est profonde, enveloppe pour ainsi dire le disciple, glisse « en la naïveté et aisance » de son esprit, suivant le mot de Montaigne. De plus, la consultation des papiers de Buonarroti à la Bibliothèque nationale ne donne rien à ce sujet 20, mais ici on doit faire les réserves qu'impliquent des lettres écrites en termes énigmatiques, avec chiffres ou pseudonymes. Par ailleurs, Blanqui a fait le silence sur ses relations avec Buonarroti comme avec Voyer d'Argenson et Charles Teste qui gravitaient autour du vénérable septuagénaire. Cependant, grâce à des recoupements, le doute n'est pas permis. Nous n'en sommes plus au temps où, gratuitement, Henri Place faisait remonter les rapports de Buonarroti et de Blanqui au temps de la Charbonnerie 21 , et où Gustave Geffroy, sans référence, parlait de l'éducation reçue par Blanqui auprès du « représentant de l'inquiétude sociale de la Révolution » 22. Nous n'en sommes plus réduits à supposer, comme Fournière, que Blanqui reçut de Buonarroti « la triple empreinte qui caractérise toute sa vie : la démocratie, le patriotisme et le communisme » 23, supposition faite « avec vraisemblance » 1 8 . VANNUCCI, I martiri della liberta italiana, V éd., t. G. WEILL, Revue historique, 1901, t. L X X V I , p. 274. 1 9 . L . BLANC, Histoire de dix ans, é d . i l i . , p . 6 8 4 .

II,

p.

241.

D'après

20. Bibl. nat., mss. français. N o u v e l l e s acquisitions, 20 803 et 20 804. 2 1 . A r t . s u r B l a n q u i , d a n s Le 2 2 . G . GEFFROY, p . 6 0 . 2 3 . Histoire socialiste, t. V I I I ,

Réoeil p.

172.

du

peuple,

3E a n n é e ,



63,

6.1.1894.

Les « Familles » et les « Saisons »

153

selon Albert Mathiez 24 . Le procès d'avril 1835 devant la Cour des pairs siégeant au Luxembourg, a mis au jour l'importance des relations entre Blanqui et Buonarroti. On sait que, dans ce procès, figurent comme accusés les principaux chefs de la Société des droits de l'homme arrêtés à la suite des insurrections de 1834. Buonarroti avait jugé sévèrement cette société 2B, n'augurant rien de bon d'une conspiration qui déroulait sa trame au grand jour. Il avait adressé aux Lyonnais, prêts à se soulever, des conseils de sagesse et de prudence. Mais le mouvement réprimé, il ne se déroba point au devoir de solidarité républicaine et avec Blanqui, avec toute la partie disponible des hommes de pensée et d'action du parti républicain, il se rangea parmi les défenseurs des accusés 26. Une tentative d'unité d'action entre les accusés lyonnais et les accusés parisiens, divergeant sur la tactique, ne réussit pas. C'est chez Blanqui qu'eut lieu la réunion préparatoire des défenseurs, et c'est là qu'un conflit les mit aux prises, principalement Michel (de Bourges) et Jules Favre. Blanqui, prétend Victor Bouton, « poussait aux extrêmes, faisait descendre les aristocrates du parti des hauteurs de leur ambition » 28. Ceci doit être dit en passant, mais la question en jeu n'est pas là. Buonarroti s'était chargé de défendre Recurt, son médecin, dont l'influence était grande parmi les ouvriers du faubourg Saint-Antoine. Comme la signature de Buonarroti avait été placée à son insu, au bas de la protestation des défenseurs, le patriarche s'en plaignit à Blanqui, Davignon, Michelet et, point majeur, c'est Blanqui qu'il désigna pour rendre compte de son mécontentement aux défenseurs et accusés d'avril. Cette marque de confiance, attestée formellement par une lettre du 11 mai 1835 tranche définitivement dans un sens positif la question des rapports directs entre Blanqui et Buonarroti 29. Au surplus, ce n'est point l'effet d'un hasard qu'un homme comme Bouton qui connut Blanqui et fréquenta les hommes et les milieux démocratiques et socialistes de la monarchie de juillet, classe Blanqui en 1849 comme « ayant appartenu » à l'école de Charles Teste 80. Ce qui étonne et doit être noté, c'est que les noms de Babeuf, de Buonarroti ou d'un autre chef de la conjuration des Egaux, c'est qu'une allusion quelconque au livre de Buonarroti, ne soient jamais venus au bout de la plume de Blanqui, du moins dans les écrits qui nous restent de lui. Il est vrai que ces écrits ne sont pas les plus 24. « La politique de Robespierre et le 9 Thermidor expliqués par Buonarroti », dans Les Annales révolutionnaires, t. III, octobre-novembre 1910. 2 5 . L. B L A N C , Histoire de dix ans, éd. ili., p. 7 0 3 . 26. P A U L R O B I Q U E T , Buonarroti et la secte des Egaux, p. 235. 27. L. B L A N C , ibid., p. 7 7 2 . 28. Profils révolutionnaires, p. 134. 29. P. R O B I Q U E T , ibid., p. 238-239. D'après les papiers de Buonarroti à la Bibl. nat., 20 803. Ceci était rédigé avant la parution du Buonarroti de S. B E R N S T E I N qui s'appuie sur la même lettre pour trancher la question. 30. Profils révolutionnaires, p. 31.

154

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

anciens, ceux dans lesquels il aurait pu être amené plus particulièrement à évoquer ses rapports avec Buonarroti. Mais ceci étant, il n'en reste pas moins que le mutisme des manuscrits conservés laisse rêveur. Surtout si l'on tient compte que c'est dans la mesure où ils se rapprochent du babouvisme que Blanqui fait siens certains thèmes saint-simoniens, et que l'accent général joint à des expressions typiques employées par Blanqui depuis le procès des Quinze, sont nettement babouvistes. Rapports

avec

Lamennais.

Une autre personnalité fréquentée alors par Blanqui est Lamennais, lui aussi défenseur au procès d'avril et qui eut à répondre, comme Blanqui, de sa signature à la fameuse lettre aux prisonniers contenant la formule si souvent citée : « L'infamie du juge fait la gloire de l'accusé » 31. Blanqui comparut le 20 mai 1835 devant la Chambre des pairs, à la grande audience où Armand Carrel, Raspail, Flocon et Lamennais firent des réponses remarquées. Mais il fut du nombre de ceux qui, selon Louis Blanc, « ou refusèrent de répondre catégoriquement, ou firent suivre leurs réponses de réserves dédaigneuses et intrépides ». Toujours est-il qu'avec Lamennais et la plupart des appelés, il bénéficia de l'acquittement 32. Peut-être doit-on faire remonter plus haut qu'au procès d'avril 1835 les rapports entre Blanqui et Lamennais, si l'on tient compte que Ladislas Plater, qui fréquentait Blanqui, est le propre frère du grand ami de Lamennais, César Plater, l'un des hôtes de La Chênaie 33. Et comme en novembre 1833, après l'interdiction dont Lamennais fut frappé par l'évêque de Rennes, Wladislas Plateir compta parmi ceux qui assaillirent le prêtre persécuté à son arrivée à Paris pour lui témoigner leur solidarité 34, il est bien possible que grâce à cet intermédiaire Blanqui ait été amené à voir Lamennais au moins vers le milieu de 1834, après l'apparition des Paroles d'un croyant. De « ce poème de la misère et des servitudes humaines » 35, on a pu dire qu'il était « du Babeuf débité par le prophète Ezéchiel » 36. L'ouvrage était donc bien fait pour séduire un combattant socialiste qui puisait alors en grande partie ses convictions et son ardeur à la double source du christianisme du prophète et du babou31. La

Tribune,

11.5.1835.

32. L. BLANC, ibid., figure au Moniteur.

p. 785-786. Aucune trace de la réponse de Blanqui ne

3 3 . PIERRE HABISPE, op.

34. Ibid., p. 215. 35. Ibid., p. 342. 36. Ibid., p. 346.

cit.,

p.

89.

155

Les « Familles » et les « Saisons »

visme. Lamennais prenait alors un nouveau départ dans le monde politique et « cherchait à plier la lettre de ses anciennes croyances à l'esprit de sa nouvelle révélation » 37. Malgré ses cheveux blancs de quinquagénaire et en dépit de sa renommée européenne, il ne dédaignait pas d'écouter et de consulter de plus jeunes et moins connus que lui. C'est cette facilité à subir l'influence passagère de certaines personnes que lui reproche surtout George Sand 38 et l'on peut se demander s'il n'y a pas quelque arrière-pensée visant Blanqui, quand on connaît l'aversion prononcée de cet écrivain pour celui-ci. Blanqui et Lamennais étaient faits pour se comprendre. Même complexion, même comportement physique : tous deux sont petits, maigres, pâles, souffreteux, maladifs, le front droit sillonné de grands plis, indices de la volonté et, avec cela, un faible souffle dans la poitrine, mais quels rayons dans la tête, quelle chaleur dans la parole et quel regard lançant des flammes ! Même caractère : tète de fer, obstination, soudaine méfiance, lâve brûlante sous l'aspect froid, goût de la solitude, horreur instinctive des compromis comme de la contrainte. Même vie et même perspective de tribulations et de déboires. Même communauté d'idées ferventes pour la liberté, pour l'éducation, pour la Pologne, pour la primauté de l'éthique sur l'économique, contre le monopole de l'Université, la trahison des clercs et de l'église. Et maintenant que l'impasse dans laquelle il est acculé et l'entraînement de la logique portent Lamennais du terrain de la liberté religieuse au terrain de la liberté politique et de l'affranchissement social, maintenant que le « Diderot catholique » et le « Rousseau en soutane », devient selon le mot de Quérard, « un Babeuf en rabat » 39, il est tout naturel que Blanqui et Lamennais se rejoignent pour échanger leurs pensées. Ces rapports directs, avec les interruptions forcées de Blanqui aux périodes d'emprisonnement ou de suspicion, durèrent jusqu'à la prise d'armes du 12 mai 1839. Ils furent assidus, et c'est en ce sens qu'on a pu dire de Blanqui allant s'asseoir au foyer de Lamennais, que « le glaive du prolétariat se trempait en quelque sorte à cette forte source » 40. Mais, inversement, Lamennais ayant suivi et non précédé Blanqui dans sa passion pour le peuple, Blanqui a contribué certainement, avec Mickiewicz le barde de la révolution polonaise 41 à précipiter l'évolution et à accentuer l'esprit de révolte du fier Malouin apparenté au fier Surcouf 42. Le fait est que Le Livre du peuple où, sous le couvert d'une discussion serrée du droit et du devoir, la théorie égalitaire est chaudement développée, rap37. GEORGE

SAND,

Histoire

de

ma

vie,

éd

de

38. Ibid., p. 361. 39. EUG. DE MIRECOURT, Lamennais, 40. H . CASTILLE, L.-A. Blanqui, p.

p. 18.

41.

4.

PIERRE

HARISPE,

op.

42. R. SURCOUF, Robert

cit.,

chap.

Surcouf, P. 156.

36.

1928,

t.

IV,

p.

361.

156

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

pelle quelques passages des formulaires des Familles et des Saisons, ainsi que des thèmes du Libérateur. Il n'y manque ni la distinction entre la force intelligente et la force matérielle, ni l'accent mis sur le dévouement, ni l'hypothèse des oisifs privés du labeur des masses, ni l'éloge de la « puissance incalculable de l'association » 43. Il est même assez piquant de noter que la construction sociale assignée au peuple par Lamennais et qui se confond dans les grandes lignes avec le but poursuivi par les Familles est défini par le grand écrivain « la formation de la famille universelle » u . Enfin, les traces de Blanqui sur Le Livre du peuple sont si visibles qu'elles ont fait dire que l'illustre prêtre avait, sous l'influence de ses relations avec le révolutionnaire par excellence, posé dans ce livre les bases philosophiques du socialisme moderne i5. Tout cela n'empêche point qu'une étude récente sur les préoccupations sociales de Lamennais et sur ses rapports avec les socialistes de son temps 4 6 ignore jusqu'à l'ombre d'une relation quelconque entre Blanqui et Lamennais. L'année

1835 : projet

de journal

à

Nantes.

A part son intervention de peu de relief au procès d'avril, Blanqui parut peu sur la scène en 1835. Il ne cessa pas pour autant son action souterraine. Cette action, Raspail la connaissait ou la devinait, mais c'était pour la réprouver. On ne peut expliquer autrement son article clôturant la série des « papiers » qu'il avait consacrés à l'association. Après avoir hautement préconisé les avantages de l'association et rappelé l'existence des ventes de carbonari dont il avait fait partie, Raspail blâme ceux qui persistent à « reproduire les formes d'association qui finissent par être ridicules, dès l'instant qu'elles ne sont plus fécondes en actes de dévouement ». Raspail estime qu'en présence de « la police la moins délicate de la terre » et après les conquêtes de juillet, on ne peut conspirer de la sorte « que dans l'intérêt du pouvoir » et il ajoute : « On serait certes bien fou de faire du carbonarisme, quand on a le droit de faire ouvertement de la propagande » 47. Blanqui dut sursauter à la lecture de ces lignes de Raspail, car il voyait précisément dans une société secrète du type des Familles la possibilité de donner à la propagande « un 43. 44. 45. 46.

Le Livre du peuple, Au lecteur, chap. 2, 3, 16. Ibid-, chap. 3. V. BOUTON, Profils révolutionnaires, p. 314. CLAUDE CARCOPINO, Les Doctrines sociales de

Lamennais,

préface

de

G. PIROU, P a r i s , 1 9 4 2 , gr. i n - 8 d e 2 2 4 p.

47. F. V. RASPAIL, Réformes n» 141, 27.2.1835.

sociales,

p. 140-142. — art. du

Réformateur,

Les « Familles

157

» et les « Saisons »

essor libre de toute entrave » — pour reprendre une expression employée par Raspail. Conscient de l'immensité de la tâche, il entendait d'ailleurs mener de front, avec l'action souterraine, l'action publique dans la mesure où elle pouvait avoir lieu. Cette mesure était faible. Raspail lui-même l'apprenait de temps à autre à ses dépens. La vérité, c'est que les républicains vraiment décidés à la lutte en fait et non pas seulement en paroles, privés pour la plupart des droits électoraux ne pouvaient donner satisfaction à leurs aspirations que par l'illégalité. Quant au prolétariat naissant ou plutôt au pré-prolétariat qui souffrait de la révolution industrielle, privé lui aussi et cette fois complètement du droit de vote, il avait bien à sa disposition des associations mutuelles et coopératives jouissant d'une certaine tolérance. Mais ces groupements étaient à un tel point à la merci du pouvoir que le refuge dans des sociétés secrètes s'imposait. N'oublions pas que la loi sur les associations forgée en 1833 exigeait l'autorisation et prévoyait en cas d'infraction des peines extrêmement sévères. La franc-maçonnerie elle-même pour échapper au contrôle de l'Etat dans son administration intérieure avait passé outre par une habile décision du Grand Orient 48. En été 1834, quand se créa la Société des familles, des groupements lyonnais comme la Société des mutuellistes et celle des ferrandiniers, désorganisés par les arrestations avaient été contraints de se transformer en sociétés secrètes 49. Rappelons-nous aussi que c'est à cette époque que le compagnonnage se renouvelle et connaît son plein épanouissement. Comment veut-on que l'action politique implacable visant au renversement du pouvoir et à l'établissement d'un nouvel ordre social, comment veut-on que la préparation de l'insurrection armée qui en était alors nécessairement la forme la plus achevée, n'aient pas suivi la même voie ? D'autant plus que toute une tradition récente y poussait, dont Raspail était l'un des rares à se libérer. Comme l'a très bien fait remarquer Jean Cassou : Puisqu'il (le peuple) est condamné à la nuit, il se servira de la nuit. Puisqu'on veut réduire au silence ses besoins, ses revendications, il agira par le silence, se forgera une philosophie souterraine, rêvera de conjuration et d'émeute, s'assemblera en sociétés secrètes 50. Les républicains et les révolutionnaires du temps font penser aux chrétiens des catacombes. C'est dans des groupements clandestins qu'ils se rassemblent, qu'ils se soulagent, qu'ils se consolent, qu'ils s'échauffent, qu'ils atteignent à la plénitude et à l'orgueil de la pensée. C'est là qu'ils se concertent, qu'ils cultivent au plus haut point l'espérance et déjà réalisent en petit la société de Histoire de la franc-maçonnerie l'Etat, p. 304. 4 9 . É D . D O L L É A N S , Histoire du mouvement ouvrier, 50. J E A N C A S S O U , Quarante-huit, p. 2 1 .

48.

ALBEHT

maçonnerie

française.

LANTOINE,

dans

t.

I,

LR®

La

éd., p.

franc171-172.

Auguste

158

Blanqui

des origines à la

Révolution

leur rêve. C'est là qu'ils exaltent et subliment en quelque sorte leur opposition farouche, qu'ils s'apprêtent en frissonnant à l'héroïsme des combats de rue. Comme pour le grain de blé, la germination de la démocratie et du socialisme se fait alors, pour une large part, dans les profondeurs, dans l'infrastructure de la société, dans le terrain des groupements clandestins. L'épi devait sortir à la saison révolutionnaire de février. Aussi bien quand on considère ce fait d'importance et qu'on le relie au droit social que forgent en même temps les penseurs socialistes et qui pénètre peu à peu dans l'esprit du peuple, comme on comprend cette grande vérité énoncée par Proudhon dans une lettre intime le 22 janvier 1843 : Le règne de Louis-Philippe, comme préparation à un? ordre nouveau, est l'un des plus remarquables de l'histoire 51. Mais encore une fois, Blanqui tout conspirateur qu'il est, et précisément parce que, lui aussi, saisit l'importance du moment crucial, n'entend pas se cantonner dans la seule action de taupe. Léonce Pelloutier, grand-père de l'apôtre des Bourses du travail, l'un des chefs du parti républicain à Nantes, songeait alors à créer un journal départemental intitulé L'Alliance libérale. Par l'intermédiaire de Raspail et de Philippon, il en offrit la rédaction en chef à Blanqui. Celui-ci lui fit tenir une réponse favorable « Hôtel de la Jussienne », rue Montmartre : ...J'ai réfléchi à votre communication; je trouve que Nantes est un centre assez important pour qu'on se décide à quitter Paris et à y transporter son activité. Je suis surtout déterminé par cette considération que continuant, quoique de loin, à diriger en partie notre affaire de Paris, je pourrai la lier plus intimement et la fusionner, pour ainsi dire, avec celle de Nantes. C'est un grand avantage, je crois, pour le parti que d'établir des rapports aussi serrés entre deux centres qui peuvent s'appuyer dans un instant décisif. Je me résous donc à prendre la direction du journal que vous êtes dans l'intention de fonder. Si vous arrêtez définitivement ce projet, nous prendrons des arrangements détaillés pour établir la position de chacun; je ne demande qu'à pouvoir d'abord me soutenir, moi et ma famille, pour commencer. Je pense que du succès du journal doit dépendre le plus ou moins d'avantages du rédacteur en chef : il doit suivre la fortune du journal, puisque le journal est son œuvre et qu'il aura plus ou moins d'abonnés suivant que l'œuvre sera plus ou moins bonne. C'est sur cette base que doit, à mon avis, être constitué l'arrangement pécuniaire pris avec un rédacteur en chef. Veuillez me répondre un mot au sujet de ma communication et me dire si je puis considérer comme probable et a peu près certain le projet de création du journal. Une fois arrivé à Nantes, vous 51. ÉD.

DOLLÉANS,

Proudhon,

p. 77.

Les « Familles

159

» et les « Saisons >

pourriez alors hâter l'entreprise de manière à ce qu'elle soit commencée le plus tât possible. Blanqui ajoutait en post-scriptum : Si cette affaire marchait vite, je pourrais arriver à Nantes pour le 30 juillet et nous prendrions des arrangements définitifs dans ce voyage. Afin que son correspondant, ancien étudiant en droit de la faculté de Paris, soit bien fixé sur ses principes qui, comme il le souligne, « datent de loin », Blanqui joint à sa lettre la déclaration qu'il a rédigée en janvier 1831 au nom de l'Association des Ecoles, plus quelques exemplaires de sa défense devant la Cour d'assises, et du Libérateur « journal radical » — remarquons cette épithète — « que de violentes poursuites ont étouffé à sa naissance » 62 . Cette lettre est intéressante à plus d'un titre. Elle ne montre pas seulement Blanqui capable de mener rondement une affaire, elle le montre à la fois soucieux de lier l'action sociale à l'action politique, l'action d'un grand centre provincial à l'action parisienne, et sa situation personnelle à son travail éventuel de journaliste. Mais L'Alliance libérale ne parut point et Blanqui dut concentrer son activité dans les Familles. Propagande

par la

brochure.

En même temps, avec le fondateur des Familles Hadot-Desages et le libraire Rouanet, il nourrit l'ambition « d'entraîner », « d'éclairer » les masses sous une autre forme que le journal, au moyen de petites brochures largement diffusées. Ces écrits de quatre pages in-12 devaient paraître deux fois par mois irrégulièrement pour former au bout de l'année un ouvrage de quatre-vingt-seize pages. Le prix de chaque écrit était fixé à un franc vingt-cinq pour cent exemplaires à recevoir à domicile. Mais « la plupart des écrits ne pouvant arriver jusqu'au peuple », faute de ressources, l'objectif particulier que se proposait Blanqui était « une distribution gratuite faite aux prolétaires ». Dans ce but, il sollicitait une « coopération active et désintéressée » de tous les républicains qu'il voulait associer à l'œuvre de diffusion. Afin d'échapper aux tracasseries gouvernementales et « de mettre en défaut l'acharnement de la police », (poursuites, emprisonnements, amendes), Blanqui entendait se borner simplement à « la réimpression des fragmens des meilleurs ouvrages publiés dans l'intérêt du peuple, ouvrages qui circulent librement depuis longtemps ». Il se proposait de faire une sélection parmi ceux « qui traitent avec le plus de clarté les grandes questions d'égalité et de 62. MAURICE PEIXOUTIER, Fernand

Pellontier,

sa vie,

son œuvre,

p.

12-13.

160

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

liberté » . Il ne se dissimulait pas que les idées développées dans les écrits reproduits manqueraient parfois d'actualité, surtout dans « les questions d'avenir », mais il ajoutait mélancoliquement : L'instruction populaire tés vieilles pour l homme taire.

est tellement en souffrance que des vériéclairé sont toutes neuves pour le prolé-

L'orientation des brochures envisagées est fixée dans un petit écrit intitulé Propagande démocratique dont la teneur ne fait que confirmer les principes essentiellement socialistes de Blanqui. Car il n'y a pas lieu de retenir pour la discussion l'affirmation étrange d'Albert Thomas, à savoir qu'à cette époque « Blanqui ne se distingue pas au fond de Vignerte, Delseries, même de Godefroy Cavaignac ou Carrel » B3. D'abord, Blanqui s'adresse directement aux prolétaires, victimes du « plus odieux des monopoles, le monopole des lumières » et proclame « qu'ils ont droit à l'aisance avec la liberté, à l'éducation gratuite, commune et égale, à l'intervention du gouvernement, toutes choses qui leur sont interdites ». Il spécifie — comme dans Le Libérateur — qu'il a « bien moins en vue un changement politique qu'une refonte sociale » et précise : L'extension des droits politiques, la réforme électorale, le suffrage universel peuvent être d'excellentes choses mais comme moyens seulement, non comme but; ce qui est notre but à nous, c'est la répartition égale des charges et des bénéfices de la société, c'est l'établissement du règne de l'égalité. Sans cette réorganisation radicale, toutes les modifications de forme dans le gouvernement ne seraient que mensonges, toutes les révolutions que comédie jouée au profit de quelques ambitieux. Blanqui ne s'en tient pas là. Il esquisse, sur le plan positif la « direction » de ses « efforts » : Mais il ne suffit pas de déclarer vaguement les hommes égaux; il ne suffit pas de combattre les calomnies des méchans, de détruire les préjugés, les habitudes de servilité soigneusement entretenues dans le peuple, il faut remplacer dans son cœur ces préjugés par des principes, il faut convaincre les prolétaires que l'égalité est possible, qu'elle est nécessaire, il faut les pénétrer du sentiment de leur dignité et leur montrer clairement quels sont leurs droits et leurs devoirs. C'est dans cet esprit, impliquant pour l'époque une grande et rare maturité socialiste, c'est sous cette forme que Blanqui pensait favoriser « le mouvement d'expansion » qu'il observait dans les masses retrempées par un « système de terreurs » 5 i . Et, naturelle53. Article en allemand dans Dokumente des Sozialismus. 54. Propagande démocratique, Imp. de L.-E. HEHHAN. Bibl. nat. Lb 31/4. 828.

161

Les « Familles » et les « Saisons »

ment, il comptait beaucoup sur les adhérents des Familles pour rétablir le courant favorable à la démocratie. Ptocès

Fieschi

— Révélations

de

Pépin.

D'après la police, la société aurait pris un développement rapide dans les derniers mois de 1835. A cette époque, la moyenne des adhésions se serait élevée à environ deux cents par mois, nombre qui aurait commencé à fléchir en février 1836, BB sans doute à la suite du procès Fieschi. L'attentat de Fieschi et de sa machine infernale contre LouisPhilippe, boulevard du Temple, avait eu lieu le 28 juillet 1835. On compta une quarantaine de victimes, mais comme il arrive souvent en pareil cas, le principal visé ne fut pas atteint et le pouvoir en profita pour forger de nouvelles armes répressives. Il y eut donc les lois de septembre qui enterraient définitivement la liberté de la presse. Elles ne pouvaient naturellement qu'enraciner Blanqui dans son action de taupe. Fieschi et ses complices Morey, Pépin et Boireau comparurent devant la Cour des pairs (30 janvier au 15 février 1836). L'acte d'accusation cherchait à exploiter les circonstances. Derrière la Société des droits de l'homme dont Morey et Pépin avaient été membres, il voulait toucher tout le parti républicain. Dans son réquisitoire, le procureur général portait même des coups à la Société des familles. Il disait : Quand nous examinons les noms qui ont été prononcés, quand nous nous pénétrons des circonstances qui ont été révélées par l'instruction et le débat, nous nous disons que sans doute quelques débris impurs, quelques restes corrompus de la Société des droits de l'homme étaient disposés à profiter de l'attentat, si l'attentat fût venu donner ouverture à la réalisation de leurs vœux, de leurs espérances S6. Ce passage vise à mots couverts la Société des familles. Pourtant, la déclaration faite par Pépin le 11 février et dont rapport est annexé au procès-verbal de la Cour des pairs, n'en souffle mot 57. Il faut donc croire qu'on dissimula sciemment le contenu de la déclaration de Pépin, à moins que celui-ci ait fait des révélations à ce sujet antérieurement au 10 février, date du réquisitoire. Une chose sûre, c'est que ces révélations eurent lieu puisque FranckCarré, le même procureur général, en fera état plus tard en ces termes, au procès du 12 mai 1839. 55. Document Taschereau (Partie non signalée comme erreur dans la Réponse de Blanqui, recto, col. 2). 56. Procès Fieschi. Compte-rendu des débats... Extrait du Journal de Rouen, in-8 de 224 p., p. 178. 57. Ibid., p. 183-184. 11

162

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

...Au mois de février 1836 le condamné Pépin, complice de Fieschi donna sur l'existence et les menées d'une société secrète formée des débris de la Société des droits de l'homme, des détails circonstanciés qui venaient jeter un grand jour sur une instruction déjà commencée par la justice. Pépin convenait avoir été lui-même initié à cette association ténébreuse, dans laquelle on jurait haine à la royauté, et qui devait avoir pour but le renversement du gouvernement. Il déclarait qu'on lui avait signalé Auguste Blanqui comme l'un des membres de cette société ss. Outre ses révélations sur les Familles, Pépin a fait des révélations touchant Blanqui, à propos de l'attentat Fieschi. Le 19 février 1836, avant de subir sa peine, il a fait connaître au président de la Cour des pairs qu'il avait révélé à Blanqui le 28 juillet 1835 l'attentat qui devait être commis. C'est au président du tribunal correctionnel jugeant l'affaire des poudres que nous devons cette importante déclaration. Elle se trouve confirmée par le procureur général Franck-Carré au procès du 12 mai 1839, puisque celui-ci signale à la Cour un fait dont la gravité ne saurait échapper, à savoir que Pépin « avait confié à Blanqui l'horrible projet de Fieschi » B9. Le nom de Blanqui se trouve donc mêlé au procès de la machine infernale comme celui de G. Cavaignac, de Recurt et d'autres « lions » des sociétés secrètes auprès desquels Pépin se prodiguait. Cependant, pas plus que Cavaignac, Blanqui ne fut mis en cause au cours des débats. C'est seulement six mois plus tard, au procès des Poudres que le président du tribunal fera part à Blanqui de la grave révélation de Pépin. Sur quoi Blanqui répliquera : Il existe dans les pièces une lettre qui m'a été adressée par une personne tierce, lettre que le hasard seul a fait saisir et qui établit avec la dernière évidence que je n'avais aucune connaissance de l'attentat qui devait être commis. Je pourrais citer un grand nombre de témoins qui viendraient déposer de la vérité de ce que j'avance, mais une preuve encore plus frappante c'est que ma bonne était avec mon fils sur le boulevard du Temple 60, aurais-je donc envoyé mon fils à une mort presque certaine ? L'avocat du roi ayant fait observer à Blanqui que Pépin ne lui avait pas fixé le boulevard du Temple comme lieu de l'attentat, mais qu'il lui aurait annoncé simplement que l'attentat aurait lieu, Blanqui s'en tint comme réponse à la lettre dont il avait parlé, réclamant sa lecture. L'avocat Plocque l'ayant appuyé, le tribunal fit droit à cette demande et l'on apprit ainsi qu'un ami de Blanqui « tout en lui témoignant son indignation de la fausse révélation de 58. Rapport Mèrilhou. Réquisitoire. 69. « Procès des Poudres », dans Le Moniteur, 60. Ibid-

11.8.1836.

Les « Familles » et les « Saisons J>

163

Pépin », rappelait avec énergie qu'Auguste « s'était élevé contre l'attentat de juillet qu'il attribuait aux légitimistes » 61. On ne peut que prendre acte de cette lettre et de la déclaration de Blanqui au tribunal, tout en constatant que depuis le geste démonstratif d'Evariste Gallois levant un poignard en l'honneur de Louis-Philippe, le régicide était devenu une action méritoire, parfois même un sujet de plaisanterie dans les groupements les plus résolus de l'opposition. On doit remarquer aussi que la Société des familles compta parmi ses membres, outre Pépin qui fut reçu chez Blanqui, Aloysius Huber qui fut mêlé à l'affaire Alibaud, et le menuisier Robert impliqué dans le procès des Poudres, qui travailla à la confection de la machine infernale de Fieschi. Enfin, la proclamation vengeresse écrit par Barbès et saisie dans le domicile où il passa la journée du 28 juillet 1835, semble bien établir que les chefs des Familles avertis de l'attentat, étaient prêts en cas de succès à le doubler d'une insurrection 62. Un peu plus tard, des rapports policiers indiqueront que la Société des familles voulait profiter de la revue du 29 juillet 1836 pour se débarrasser du roi, de Thiers et de Montalivet en disposant derrière des gardes nationaux un certain nombre d'affidés pour tirer tout à l'aise sur le groupe officiel 63. Quoi qu'il en soit, Blanqui était surveillé et ne devait pas tarder à être pris dans les filets de la police. Vingt jours après la triple exécution de Fieschi, Pépin et Morey, on l'arrêta pour l'affaire des poudres. C'est ainsi que « les vrais responsables, les politiciens qui devaient profiter de l'attentat restaient confortablement hors des atteintes du pouvoir », si l'on en croit Lucas-Dubreton 6 4 qui a une singulière façon d'écrire l'histoire.

Troupes et cadres des « Familles » — Barbès et Martin

Bernard.

A cette époque, la Société des familles était parvenue à grouper mille à douze cents adhérents 65, effectif remarquable pour l'époque si l'on note que la Chevalerie du travail français, la dernière en date des associations révolutionnaires clandestines sous la Troisième République n'accusait que quinze cents membres après trois ans d'existence et sans aucun doute en arrondissant les chiffres 66. La Société des familles comptait beaucoup d'artisans, d'ouvriers

61. Ibid.

62. JEANJEAN, p . 176. — P . RHAYE, Les

Condamnés

c Procès des Poudres », dans Le Moniteur universel, 63. Me DOSNE, Mémoires, T.I., p. 1 1 3 . Cité par JULES geois, p. 109. 64. Louis-Philippe, p. 335. 6 5 . L . BLANC, Histoire

p . 207. — Le Moniteur,

de dix

ans,

11.8.1836.

66. M. DOMMANGET, La Chevalerie

de

Versailles,

11.8.1836.

BERTAULT,

p. 23. —

Le Roi

bour-

t . V . , p . 3 7 2 , é d . i l l . , p . 9 8 4 . — DE LA HODDE,

du travail

français,

p. 126.

Auguste

164

Blanqui

des origines

à la

Révolution

en blouse et aussi des hommes en habits : propriétaires et négociants, surtout un fort noyau d'étudiants en médecine et d'étudiants en droit 67. Parmi ces derniers, le futur policier Lucien Delahodde 61 L e gros de la société comprenait des jeunes hommes à l'infatigable dévouement qui surent sacrifier « leur existence et leur liberté au triomphe de leur foi politique » 69. En outre, plusieurs officiers de la garde nationale et de l'armée régulière, ainsi qu'un grand nombre de sous-officiers demandaient chaque jour avec insistance le signal de l'action. L a société entretenait des relations suivies avec une filiale à L y o n dont un des chefs était le babouviste Benoît 70. Elle avait des intelligences dans sept régiments en garnison à Paris 71 qui fournirent des munitions de guerre mais en quantité insuffisante pour un combat prolongé. D'ailleurs, effrayé par quelques indices, le gouvernement fit partir précipitamment la garnison de Paris et déplaça en Afrique le 22e régiment de ligne suspect d'avoir fourni trop d'adhésions 72. Aux côtés de Blanqui, le secondant avec enthousiasme, on trouve des lieutenants « formés par ses leçons, électrisés par son exemple et pleins de confiance dans sa capacité » 73. Tous ces jeunes chefs : Armand Barbès, Martin Bernard, Eugène Lamieussens, Raisant, Nétré formeront plus tard les cadres du groupement des Saisons. Nous avons placé en tête Armand Barbès en raison de son nom plus connu, mais il ne convient pas d'en surestimer le rôle. Son inertie, son indolence faisaient constraste avec le zèle de ses camarades de tête, mais il acquit néanmoins une assez grande influence sur les prolétaires du groupement 74 . C'était un créole né à la Guadeloupe d'une famille originaire des environs de Carcassonne. Il était de cinq ans plus jeune que Blanqui. Après avoir fait de bonnes études secondaires, il avait vécu de la vie insouciante et facile de l'homme riche, du propriétaire campagnard, avec des distractions possibles de voyages, de séjour à Paris, puis peu à peu, par l'entraînement des faits, la contagion des rencontres, il se révéla en lui un fanatique de croisade, un capitaine coureur de routes. Il aima les aventures, et l'aventure républicaine lui parut la plus noble, la plus belle et la plus juste de toutes7S. 67. Le Moniteur, 11.8.1836. 6e chambre. —• Appel des prévenus. 6 8 . Réponse aux deux libelles : Les Conspirateurs. La Naissance de la République, p. 73. Lettre de DE LA HODDE au préfet de police. 69. MARTIN BERNARD, Dix ans de prison au Mont-Saint-Michel et à la citadelle de Doullens, p. 8. 70. H. BUFFENOIR, « Le Communisme à L y o n de 1834 à 1848 » , dans Revue de l'histoire de Lyon, 1990, p. 347. 71. L .

BLANC,

Histoire

de

dix

ans,

t.V.,

p.

372.

72. ZÉVAÈS, Une révolution manquée, p. 46. — Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 580, n ° 7. 73. Bibl. nat., même source. 74. Ibid.

75.

G. GEFFROY,

p. 63-64.

Le

Moniteur,

11.8.1836.



Les « Familles » et les « Saisons »

165

Aussi bien, après avoir été capitaine de la garde nationale dans son canton 76, entra-t-il dans la Société des droits de l'homme où, après Marc Dufraisse et le frère aîné du docteur Lacambre, il devint chef d'une des sections dite des « Montagnards ». Il y avait là Duchatilet, Desjardins, Lacambre jeune, le bibliophile Jacob et Félix Pyat qui, la moustache naissante et quelques poils follets au menton, venait toujours aux réunions avec « une serviette garnie de papiers sous le bras, une redingotte courte et un énorme sombrero calabrais qui lui donnait un air singulier » . Dans ce milieu, trois sociétaires seulement dont Félix Pyat et Lacambre, posaient la question de la propriété. On se réunissait une fois par semaine, on discutait chaleureusement, on rédigeait des manifestes ou des articles de doctrine républicaine, on parlait beaucoup de la Constitution de 1791, mais la propriété restait toujours l'arche sainte. On s'y attachait donc beaucoup plus à la forme qu'au fond 77. C'est ce qui convenait à Barbès, plus ardent que réfléchi, plus friand de paroles sonores et de grands mots vagues que de théories étudiées, et qui mariait l'idéal de fraternité universelle avec le chauvinisme exalté, Robespierre à Jésus et même à Jeanne d'Arc dont il fera plus tard une socialiste 78. C'était un grand gaillard, bien bâti, à l'œil clair, toujours prêt à se bagarrer et à jouer le Don Quichotte, orgueilleux de sa réputation au point de tomber dans le charlatanisme. Il conspirait sans être conspirateur 79 car, en gascon, il aimait le bruit, les poses théâtrales et, en effet, il y avait en lui du paladin et du chevalier : c'est ce qui faisait son charme et sa séduction 80. Quel contraste avec Blanqui, méridional comme lui, mais du Midi italien « méridional en dedans », tandis que l'autre était « méridional en dehors » 81. L'âme orageuse, les élans passionnés de Blanqui restaient enfouis au plus profond de son être car ce petit homme chétif et à l'œil soupçonneux était conspirateur dans l'âme avec toute l'effervescence cérébrale, le froid calcul, le labeur assidu, patient, minutieux, taciturne, la vie austère et sans éclat, l'habitude du maniement des hommes qu'exige la pratique du travail souterrain de complot. Comme on l'a mis en relief en une formule heureuse, Blanqui était plutôt la balle qui frappe et Barbès « l'épée qui brille » 82. Il y avait entre eux toute la distance entre un général et un officier subalterne si brave soit-il, entre un homme politique et un meneur de second plan, entre un diplomate à la tête pleine de combinaisons subtiles et un téméraire allant droit au but, marchant au supplice avec 76. 77. 78. 79. 80.

Le Moniteur, 11.8.1836. Souvenirs de Lacambre (inédits). Fonds Dommanget. La Revue de Paris, 1896, t.IV. Lettres de BARBÈS à G. SAND. Profils révolutionnaires, p. 126. JULES CLARETIE, Armand Barbès, p. 2.

81. G . GEFFBOY, p .

82. Profils

63.

révolutionnaires,

p. 8.

166

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

résignation. On conçoit qu'à la longue et sous le coup de la défaite, il y ait eu mésentente, puis haine farouche entre ces deux hommes si dissemblables, unis alors intimement par une communauté de crainte et d'espérance comme par la fraternité politique. Martin Bernard, plus âgé que Barbès de deux ans et comme lui grand, vigoureux et énergique 83 , s'était bercé tout jeune du rêve d'être soldat. Il voulut, comme Blanqui, partir pour la Grèce, se faire soldat de la liberté. On l'en dissuada et il se jeta dans le combat politique, s'enthousiasmant pour les précurseurs et les hommes de la Révolution française. Après les trois glorieuses sa défiance des bateleurs se changea en exécration, et comme son esprit se tournait vers la critique de l'organisation sociale, il suivit les prêches saint-simoniens, puis les exposés fouriéristes avant de devenir lecteur assidu de Pierre Leroux. Au commencement de 1833, il entrait à la Société des droits de l'homme et vers la fin de cette même année prenait une part très active comme typographe au grand mouvement de coalition qui brassa le prolétariat parisien 84 . On doit noter que c'est précisément chez les typographes — et les porcelainiers — que les ouvriers ébauchèrent pour la première fois une fédération de métier 85 . A la suite de ce mouvement corporatif malheureux sur lequel il ne s'était pourtant point fait d'illusion, Martin Bernard se jeta plus résolument que jamais dans l'action politique. Il avait acquis assez de notoriété pour figurer comme défenseur au procès d'avril 1835, et c'est à cette occasion qu'il connut Barbès, s'attachant à lui au point de le suivre plus tard jusque dans ses rancœurs et ses ressentiments. Comme Martin Bernard, l'étudiant en médecine Eugène Lamieussens, ancien membre actif de la Société des droits de l'homme, joua un rôle important dans la Société des familles. Il faut dire qu'avec sa pénétration fine et réservée, son art consommé de capter les individus, et sa capacité de commandement, il jouissait de beaucoup d'influence et constituait pour le groupement un auxiliaire précieux 86 . Bien qu'à peine âgé de dix-neuf ans, le papetier Louis Nettré — futur proscrit à Londres jusqu'à l'amnistie de 1860 — avait déjà des états de services révolutionnaires puisque tout jeune, gamin même, il avait combattu sur les barricades de Saint-Merri en juin 6832 87. On prétend qu'il avait déjà conspiré dans les Droits de l'homme ainsi que Raisant, le futur vicaire de la religion fusionnienne, gros garçon prétentieux et roide, affligé, disait-on, de sept 83. D'ALTON-SHÉE, Mes mémoires, 8 4 . MARTIN BERNARD, op.

cit.,

t.I, p. 326.

p. 1 7 4 - 1 8 4 .

85. HENRI SÉE, Quelques aperçus sur la condition de la classe ouvrière et sur le mouvement ouvrier en France de 1815 à 1848, p. 25. 86. Profils révolutionnaires, p. 46 —• Document Taschereau. — Cour des pairs. Affaires d'avril 1834, p. 21-22. 87. Le Moniteur, 11.8.1836. — G. LEFRANÇAIS, Souvenirs d'un révolutionnaire, p. 195, 218, 224.

Les « Familles » et les « Saisons >

167

à huit mille francs de rentes 88. De même, avaient fait partie des Droits de l'homme les autres lieutenants : Hubin de Guer, Dubosc, Beaufour, Troncin, Lebeuf, Dussoubs, Lisbonne, Quignot, Schirmann, Spirat, presque tous de la classe moyenne 89. Quant à Baudin, Villecoq, Voiturier, Carmon, Fombertaux, Baste, De la Hodde, Seigneurgent qui prendront la direction de la société après l'arrestation des principaux chefs 90, ils semblent bien — sauf le dernier — avoir fait leur noviciat dans les Familles. Les deux procès des Poudres

(août et octobre

1836)

Quelles que soient les précautions prises, un groupement clandestin attire tôt ou tard l'attention de la police, à plus forte raison quand il parvient à grouper plus d'un millier de membres. C'est une lettre de Crevât, condamné du procès d'avril, qui permit aux autorités de découvrir la Société des familles. Puis Pépin, désireux sans doute de sauver sa tête fit, comme on l'a vu, des aveux touchant la société. Surtout, l'élève en pharmacie Lucas, de Chagny (Saône-et-Loire), agent confidentiel du Comité, alla trouver la police, enveloppant dans sa délation les étudiants ses compatriotes et ses amis, tout en laissant de côté les militaires dont il ignorait les relations avec la Société. Au cours d'une perquisition rue Dauphine, chez l'étudiant en droit Fayard, la police saisit, avec un stock de cartouches, un règlement de société secrète et de petites listes contenant des noms supposés et quelques noms propres. Or, ces noms devaient se retrouver sur une liste saisie à Blanqui et sur les listes appartenant à Lamieussens. En raccordant tout cela, on avait évidemment la base d'une instruction judiciaire. C'est cette prévention liée à d'autres délits, qui devait amener le procès des Poudres (août 1836). Il faut dire que durant l'hiver 1835-36 Blanqui, grâce aux Familles, avait préparé l'émeute journellement, patiemment. En même temps que le rassemblement des troupes révolutionnaires, il importait de stocker en assez grande quantité des armes et des munitions. L'apport des sociétaires ne suffisait point, et le sac des armureries au jour du coup de main restant malgré tout aléatoire, il fallait bien fabriquer de la poudre et des cartouches pour les entreposer en lieu sûr. C'est à ce travail grave et sérieux 88. Profils

révolutionaires,

p. 56-57. — Document

Taschereau.

— DE LA

HODDE, p . 199. 89. DE LA HODDE, p . 199.

90. Document Taschereau. — M. DOMMANGET, Un drame politique en 1848, p. 229-241. 91. Gazette des Tribunaux, 14/6 1839. — Le Moniteur, 12 mars, 11-12 août et 25 o c t o b r e 1836. — G. GEFFROY, p. 69-70. — A. ZÉVAÈS, Auguste

Blanqui,

p.

28-29. — G. SENCIER, Le Babouvisme après Babeuf, p. 81 et suiv. — Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 580, n° 7. f°" 350-356. — Papiers inédits de Lacambre.

168

Auguste

Blanqui des origines à la

Révolution

que l'on voit surtout s'adonner Blanqui pendant que les bals et les fêtes se succèdent sans interruption dans la haute société, avec « une fureur de danses et d'amusements » attirant dans la capitale un grand nombre de riches étrangers. Presque chaque jour, Auguste se rend à un laboratoire de fortune installé 113 rue de Lourcine dans le quartier de Port-Royal, cependant que Martin Bernard y vient chaque nuit, annonçant son arrivée en jetant des grains de sable au carreau. La maison a été louée pour quatre mois au prix annuel de trois cents francs, par Beaufour, trente et un ans, fabricant de poudre, ancien saint-simonien, déjà poursuivi pour affiliation à une société secrète. Il y a un rez-de-chaussée servant d'usine clandestine avec tous les engins et matières premières nécessaires à la fabrication. Dans une salle au premier, un poêle est constamment allumé et une grande table fait l'office de séchoir pour la poudre. Quelques hommes travaillent là. Informée le 8 mars, la police y arrêtera le 10, en flagrant délit, outre Beaufour, Adrien Robert, trente-cinq ans, ancien saint-simonien au casier judiciaire politique déjà chargé; Robier, vingt-quatre ans, Canard et Daviot, vingt ans, tous trois étudiants en médecine. Elle saisira encore vingt livres de poudre fabriquée, de la poudre de guerre empaquetée, plus une série d'objets attestant la confection de la poudre « sur une grande échelle ». Le lendemain, elle saisira encore, rue de Beaune, caisses d'armes et paquets de cartouches en attendant de découvrir rue Dauphine un autre dépôt d'armes de la société. A la suite de la descente fructueuse rue de Lourcine et de l'enquête qui suivit, le préfet de police voulant mettre la main sur les chefs de l'entreprise, lança un mandat d'amener contre Barbés. Le commissaire Yvon se présenta à cet effet le 13 mars au domicile de ce dernier, 10, rue Sainte-Croix, aux environs de l'actuelle gare Saint-Lazare. Le commissaire trouva Barbés couché avec un individu qui n'était autre que Blanqui. Interrogé, celui-ci donna un faux nom. On le pria d'exhiber ses papiers. Il se leva, s'habilla. Pendant ce temps, les agents procédaient à la visite des vêtements et saisissaient dans les poches de Blanqui plusieurs petites listes. Blanqui voulut reprendre ses papiers passés aux mains du commissaire; une lutte s'engagea. Barbès étant intervenu, finalement Blanqui reprit presque tous ses papiers qu'il avala en disant : « Allez les chercher ! «. La police perdait là, certes des pièces intéressantes, mais en poursuivant la perquisition, elle découvrit dans le secrétaire de Barbès un portefeuille appartenant à Lami-eussens qui contenait, entre autres choses, cinq listes de noms. C'était une bonne prise. La police s'arrêta là, posant les scellés et emmenant Barbès et Blanqui dont l'état d'exaspération ne permettait pas de continuer l'opération. L'instruction s'ouvrit, amenant d'autres arrestations et, fina-

Les « Familles

» et les « Saisons »

169

lement, le maintien en détention de dix-neuf inculpés, tandis que Barbès et un certain nombre de prévenus bénéficiaient d'une mise en liberté sous caution. C'est durant cette instruction qu'un imprimeur de vingt-trois ans Pierre Louis Théophile Nouguès, de concert avec quelques camarades, conçut l'audacieuse entreprise d'enlever dans le palais même Blanqui des mains de la police. Sa tentative échoua et Nouguès la paya de quelques semaines de prison, ainsi que ses camarades. L'affaire se jugea en correctionnelle du 2 au 11 août 1836, devant la sixième Chambre. Brethous de la Serre présidait le tribunal. On greffa sur la fabrication de poudre et le délit de société secrète, les voies de fait de Barbès et Blanqui envers les policiers, et pour Lamieussens et Houtang le fait d'avoir tenu, dans les premiers mois de 1836, rue de Braque, une école primaire sans autorisation. Blanqui réunissait sur sa tête trois chefs d'accusation : participation à un groupement secret, aide et assistance au délit de fabrication de poudre dans les faits qui l'ont préparé et facilité, résistance avec violence à la force publique. Interrogé sur les listes saisies sur lui et qui étaient sans doute ces « listes de sociétaires reçus » et ces « listes de sociétaires présentés » dont il parlera plus tard 9a , Blanqui répondit qu'elles renfermaient les noms d'abonnés effectifs et d'abonnés possibles au Libérateur et à une « petite brochure périodique intitulée Propagande démocratique ». Par ailleurs, un expert-écrivain déclara qu'aucune des pièces figurant au procès n'était de la main de Blanqui. Auguste présenta lui-même sa défense et fit citer Dussoubs et Chaulon, étudiants en médecine, ainsi que Mereau, étudiant en droit, comme témoins à décharge. L'alibi pour la poudre fourni par les prévenus consistait à dire qu'elle était fabriquée pour être vendue dans le commerce. Mais l'avocat du roi Hély d'Oissel établit par des calculs qu'à prendre les déclarations, il en résulterait qu'un bénéfice de vingt francs aurait été fait sur les quantités de poudre fabriquée. Des jeunes gens, des étudiants surtout, dit-il, n'auraient jamais consenti à se faire ouvriers pour un si mince profit. Les papiers, manifestes et proclamations saisis indiquaient à ses yeux la nature et le but de la fabrique de la rue de Lourcine. Du reste, quand on demanda aux prévenus les noms d'acheteurs de la poudre, ils ne purent rien dire. II y eut des incidents à deux reprises : quand le témoin à charge Ferrand vint déposer à la barre, faisant figure de délateur et de provocateur et quand, au cours de son réquisitoire, l'avocat du roi fit usage de pièces appartenant aux dossiers d'autres procès. Les prévenus et leurs défenseurs, notamment Plocque, protestèrent avec véhémence. Après les plaidoiries qui prirent les audiences des 7, 8 et 9 août, 92. Réponse

du citoyen

Auguste Blanqui,

recto 2* col.

170

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

le tribunal rendit son jugement deux jours après, infligeant toute une série de condamnations. Les plus fortes concernaient Beaufour, Robier, Robert 93 et Blanqui qui récoltaient chacun deux ans de prison et trois mille francs d'amende, plus deux ans de surveillance. Le sous-lieutenant Lisbonne, trente-trois ans, décoré de juillet, se voyait infliger deux ans de prison avec mille francs d'amende. Le menuisier Callien, trente-cinq ans, chez qui on avait trouvé des paquets de cartouches, et l'employé Aileron, vingt-sept ans, recueillaient chacun dix-huit mois de prison, mille francs d'amende et deux ans de surveillance. Lamieussens et Barbès s'en tiraient avec un an de prison et mille francs d'amende. Quant à Raisant et Netré, ils recueillaient respectivement huit mois et cinq cents francs d'amende, six mois et trois cents francs. Tous étaient condamnés solidairement aux dépens. Martin Bernard avait eu la chance de passer entre les filets de la police et de la magistrature. Chose bizarre : ce procès qui frappait en Blanqui un ancien lauréat du concours général était concomitant à la distribution des prix du concours de 1836. Et l'institution Massin — comme du temps où Auguste y était si brillant élève — s'enorgueillissait encore du grand nombre de nominations obtenues. Appel ayant été fait du jugement du 11 août 1836, l'affaire des Poudres revint devant la Cour royale de Paris le 20 octobre 1836. Le procès dura quatre jours. Plocque y défendait Barbès, Robier, Fayard et Lyon. Le premier rôle y fut tenu par Blanqui, plus qu'en août; il s'y défendit en personne, et il fut bien visible que c'était lui l'âme des Familles, bien que la preuve n'en pût être administrée. Il déposa le 20 octobre des conclusions demandant la comparution de sa femme pour que l'on puisse essayer sur elle la blouse et le tablier trouvés rue de Lourcine, afin de voir s'ils lui appartenaient. Ces conclusions ayant été rejetées, Blanqui déclara, incisif : Je remercie la Cour de son arrêt, car pour moi c'est, par anticipation, un acquittement du chef de la fabrication des poudres. Au cours de la même audience, répondant à la demande du président, Blanqui déclara se réserver de combattre les charges que pourrait élever contre lui l'avocat général dans son réquisitoire. Il usa de ce droit le 22 octobre dans un discours de près de trois heures, dont, malheureusement, l'analyse figure en trois lignes dans Le Moniteur. Ce discours qui, naturellement, s'opposait aux charges spécifiques, entrait cela va sans dire, dans des considérations politiques. Le président intervint, invitant le prévenu à « ne pas sortir de la cause » . Blanqui, passant outre, poursuivit son discours, se plaignant amèrement des insinuations auxquelles le ministère public s'était livré contre lui, défendant ses principes et ceux de 93. On trouve dan» le Charivari de juillet 1839 une lettre de l'ouvrier menuisier Adrien Robert relatant les diffamations et persécutions dont il fut l'objet.

Les « Familles

171

» et les « Saisons »

ses amis, remontant à 1793. Après avoir consulté la Cour, le président déclara que la cause était entendue, à moins que le prévenu ne veuille se renfermer dans les limites permises. C'est alors que des incidents surgirent. Presque tous les prévenus se levèrent en protestant. Sur quoi le colloque suivant s'engagea : Le président. — Blanqui, à formuler ? Blanqui. — On a écouté par M. l'avocat général, je attention. Le président. — La Cour venante. Blanqui. — Je proteste.

avez-vous

de nouveaux

développements

les considérations politiques présentées demande à être écouté avec la même a décidé

que cette défense

était

incon-

La défense de Barbès qui suivit se trouva interrompue aussi. Il y eut de nouvelles protestations et l'audience fut levée dans le tumulte. L'arrêt rendu par la Cour d'appel le 23 octobre 1836 modifie quelques peines, mais maintient pour Blanqui, Barbès et Lamieussens les condamnations infligées précédemment. Ainsi la grande entreprise, au lieu de se dénouer sur le champ de bataille aboutissait, après deux procès, à une condamnation presque générale. Emprisonnement

de Fontevrault

(19 novembre

1836 - mai 1837) '*.

A la suite de l'affaire des Poudres, la Société des familles tenta un coup de main le 4 septembre 1836. Il échoua en raison du très petit nombre d'affiliés qui répondit à l'appel. Cette tentative malheureuse accentua la désorganisation de la Société qui traquée, amputée de ses cadres supérieurs « n'avait presque plus de consistance » 9B. Mais son chef, âme forte dans un corps faible, n'était pas de ceux que les condamnations brisent. La répression ne fit donc que donner à son caractère cette trempe d'acier qui devait lui permettre, après dix-huit mois de privation de liberté de devenir ce « chicot de prison » dont parla Louis Veuillot. Le pouvoir ne s'y trompa point. Aussi fit-il à Blanqui un sort spécial, le séparant de ses amis pour purger sa peine. Par décision du 5 novembre 1836, le ministre de l'Intérieur prescrivit l'interne94. Archives départementales de Maine-et-Loire, 36 My 1. Dossier Blanqui constitué par Jean Benoit père. J e dois à l'obligeance du regretté Edmond Bazot, instituteur à Angers, la copie des 17 pièces de ce dossier (mai 1931). Ces copies ont été reproduites depuis par FRANÇOIS SIMON dans Louis-Auguste Blanqui en Anjou, 1939, p. 23-43. G. GEFFROY consacre quelques lignes, p. 70 et A. ZÉVAÈS quelques mots, p. 29 au séjour de Blanqui à Fontevrault. 95. Document Taschereau. — M. DOMMANGET, Un drame politique, p. 230.

172

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

ment de Blanqui à la Maison centrale de Fontevrault (Maine-etLoire). Dès lors, tout l'appareil administratif fut en branle : la préfecture de police, les préfets de Seine-et-Oise et de Maine-etLoire, la gendarmerie, le directeur de Fontevrault, les sous-préfets de Baugé et de Saumur. L'intention du ministre de l'Intérieur était que Blanqui fût amené le 12 novembre par devant le préfet à Versailles pour être par ses soins, dirigé sur Fontevrault, en voiture fermée, par Rambouillet, Chartres, Nogent-le-Rotrou, La Ferté-Bernard, Le Mans, La Flèche, Baugé et Saumur. Il était spécifié que dans les maisons de détention où il s'arrêterait, le condamné devait être séparé des autres détenus et qu'on devait lui fournir un matelas et une couverture. Une fois arrivé à Fontevrault, il serait placé dans le quartier politique et « traité avec égard s'il se conduit bien ». On recommandait au directeur de la prison, Bouvier, de prendre des mesures pour qu'Auguste Blanqui « ait le moins de contact possible, avec les détenus légitimistes » et de lui procurer, si possible, une chambre particulière. Blanqui écrivit à sa femme de chacune des villes où il s'arrêta. Seule la huitième lettre postée à Baugé le 18 novembre est parvenue à notre connaissance, grâce à la copie qui en a été prise par un gendarme de l'escorte. Auguste se plaint que le voyage soit trop lent et le temps froid et pluvieux. Il dit se porter assez bien et déclare avoir passé une bonne nuit à La Flèche « dans la même chambre qu'un gendarme condamné à huit jours de prison ». Il a parlé du cidre qu'il a bu, ne s'en étant pas mal trouvé. Il a fait plusieurs recommandations à Suzanne-Amélie, entre autres au sujet du voyage qu'elle doit entreprendre avec son fils Roméo pour le rejoindre, et qu'il serait préférable de faire par bateau à vapeur. Parti de Baugé le 18 après-midi dans un cabriolet avec, à côté de lui le maréchal des logis de Baugé, et un gendarme derrière la voiture, Blanqui arrivait le soir à Saumur d'où il partait le lendemain à quatre heures du matin pour Fontevrault. A la Maison centrale, sur le vaste emplacement de la magnifique et vieille abbaye fondée par le moine fougueux Robert d'Arbrissel, on affecta au condamné républicain un local isolé pourvu d'une petite cour particulière, destiné primitivement à l'infirmerie du quartier politique et dans lequel on avait établi le réfectoire et l'atelier des hommes de couleur. Il y avait là un poêle, du bois de chauffage, sans doute une table, des sièges et un lit dont les fournitures furent complétées sans rétribution aux entrepreneurs de l'établissement. Les plus proches voisins de Blanqui étaient des condamnés pour faits d'opinion légitimiste ou pour faits de chouannerie. C'est avec eux qu'il dut prendre contact aux heures où il avait besoin de se dégourdir les jambes et de respirer l'air. Au début de l'emprisonne-

Les « Familles » et les « Saisons >

173

ment, il résulta de cette particularité une altercation entre Auguste et l'un de ses co-détenus. Suzanne-Amélie, stylée par son mari, en profita pour solliciter du ministre l'autorisation de communiquer avec Auguste et notamment, de le visiter dans sa chambre. Tout en faisant valoir l'irrégularité consistant à confondre un détenu frappé de peine correctionnelle avec des réclusionnaires, elle montrait que la position délicate dans laquelle se trouvait son époux demandait, en compensation, la liberté de recevoir par les visites de sa femme « les consolations de famille, les seules qui puissent arriver jusqu'à lui ». La lettre de Suzanne-Amélie (25 novembre 1836) trouva le ministre peu disposé à revenir sur la décision qu'il avait déjà prise de refuser toute communication entre les époux Blanqui. Cependant, après échange de correspondance entre le directeur de la Maison centrale et le préfet d'Angers Cauja, celui-ci le 10 décembre, émettait un avis favorable. Il faut dire qu'entre temps le préfet avait reçu d'Adolphe Blanqui, qu'il connaissait, une lettre faisant appel à ses sympathies d'homme de lettres « en faveur d'un autre homme de lettres qui aurait bien mieux fait de ne pas quitter leur service ». Adolphe se faisait fort — et là il présumait trop de son pouvoir où l'exagérait sciemment — de ramener son frère « à des idées plus calmes », convaincu que toutes les petites faveurs que l'administration lui accorderait seraient autant d'arguments pour y parvenir. Le ministre, au reçu de la lettre favorable du préfet, n'en différa pas moins l'autorisation demandée en la subordonnant à la conduite du condamné. Il demanda toutefois au préfet, le 23 décembre, de renouveler la demande, si besoin était, « après quelque temps d'examen et d'épreuve ». Le préfet cependant, sans attendre la réponse du ministre, avait pris sur lui de laisser Mme Blanqui, alors à Fontevrault, passer la journée avec son mari. Il ne crut pas devoir revenir sur son beau geste. Il accorda même encore à Blanqui, de son propre chef, le 27 avril suivant, l'autorisation inverse, Suzanne-Amélie étant tombée dangereusement malade. C'est ainsi que Blanqui, sur sa demande, fut autorisé à « passer chaque jour sans gardien, quelques heures auprès de sa femme » tout le temps que son état le légitimerait. Le ministre en fut simplement informé. N'étaient ces correspondances d'ordre administratif, on ne saurait positivement rien sur la vie du prisonnier à Fontevrault car le Journal du Maine-et-Loire est muet concernant Blanqui. Il ne parle même de la Maison centrale que pour signaler en avril 1837 un commencement d'incendie qui y éclata. La lettre d'Adolphe au préfet de Maine-et-Loire (27 novembre 1836) indique qu'Auguste se proposait d'employer les loisirs forcés de sa captivité à rédiger l'historique du voyage qu'il fit en Espagne. C'est bien pourquoi Adolphe, tant pour aider son frère que pour le distraire lui fit parvenir une caisse de livres dont nous connaissons l'inventaire. Mais comme ces ouvrages, à part des cartes, ne concer-

Auguste

174

Blanqui des origines à la

Révolution

nent pas l'Espagne et c o m m e d'autre part, on n'a jamais entendu parler que Blanqui ait composé un récit de son voyage en Espagne, il est à croire qu'il abandonna ce projet.

Le séjour

à Gency

(1837-1839).

Après cinq mois et demi de captivité à Fontevrault, Blanqui put sortir grâce à l'amnistie générale du 8 m a i 1837 votée par les Chambres à l'occasion du mariage du duc d'Orléans, héritier présomptif du trône. L e détenu bénéficiait de plus de neuf mois d'emprisonnement. Mais la clémence du pouvoir n'était que partielle puisqu'on maintint son assujettissement à la surveillance durant deux ans. Blanqui habita d'abord à Paris : 96 c'est ce qui explique pourquoi il ne figure pas sur un état des condamnés politiques surveillés par la police en Seine-et-Oise, à la suite de l'amnistie 97. Il se fixa ensuite à Gency, commune de Cergy, près de Pontoise, ayant loué une maison de campagne où il s'installa avec sa f e m m e et son jeune fils. L a commune de Cergy, située sur le bord de l'Oise, entre Conflans au sud et Pontoise au nord, f o r m e aujourd'hui une seule agglomération. Elle comprenait alors les hameaux de H a m et de Gency. Un bac la faisait communiquer avec la rive gauche. L e coteau de Gency était encore sérieusement planté de vignes 98, dernier vestige du temps où le vin du pays était estimé au point d'être bu à la Cour Aujourd'hui, la rue Vieille de Gency, le vieux calvaire plus ou moins restauré, le chemin caillouteux qui monte aux champs, le puits abandonné, les villes modernes mêlées aux habitations d'ancien style ne peuvent nous donner qu'une idée très vague de ce qu'était la localité à l'époque de Louis-Philippe. Mais les lisières de bois en haut du coteau et, en bas, la plaine avec ses rangées de peupliers et le ruban de l'Oise au milieu de la végétation demeurent heureusement. Nous avons donc encore sous nos yeux une partie de ce que voyait Blanqui au cours de ses songeries à la fenêtre ou dans le jardin attenant à la maison. Oh ! qu'il se hâte de profiter de la nature, du mystère des sylves, de la vie aux mille aspects qui rit sur les pentes et dans les prés fleuris ! Qu'il jouisse dans cette verdure, des heures précieuses que peuple son grand amour pour Suzanne-Amélie ! Que tous deux éprouvent « dans cette douce prison en plein air » , « sous le ciel couleur de soleil » 100 la suprême joie de se livrer mieux après les dures séparations de 96. Procès du 12.5.1839. Rapport Mérilhou, Faits politiques, 1™ série, p. 150. 97. Archives départementales de Seine-et-Oise, série M. 98. Archives communales de Cergy. 99. J. DEPOIN, Le Livre de raison de l'abbaye de Saint-Martin de Pontoise p. 187. 100. G. GEFFROY, p. 70-71.

Les « Familles » et les « Saisons »

175

tant de dures geôles ! Cette halte « permise par le sort » 101 ne se retrouvera plus dans leur trop courte vie commune. Et, plus tard, quand Auguste au fond de noires prisons égrènera ses souvenirs, il reverra dans ce cadre riant de Gency sa chère Suzanne-Amélie, dans tout le rayonnement de sa beauté, caressant le petit Roméo, s'affairant au ménage, modulant au piano, lui marquant son admiration, sa tendresse, son dévouement sans bornes. Au début de cette pose rustique, elle était dans sa vingt-quatrième année et telle qu'elle s'est peinte 102, car c'était une artiste de talent. Quelle belle et grande brune aux yeux noirs, aux sourcils arqués, au regard pensif, profond, un peu mélancolique, aux joues roses, à la chevelure opulente, à la démarche imposante, à la lèvre sensuelle, malgré sa physionomie sévère. Sa poitrine est simplement, soigneusement, élégamment parée d'un fichu de dentelle qui atteste son goût. Pourtant, elle avait le mépris des chiffons et n'aimait pas la société des femmes frivoles. C'est que tout en restant femme, et même jeune femme, avec sa voix mélodieuse, ses mouvements lents, sa timidité dans le regard, la grâce et le charme se dégageant naturellement de sa personne, elle tenait de l'antique Romaine par son expression virile, son courage extraordinaire, ses mâles qualités qui l'amenaient à préférer à toute autre compagnie la société des révolutionnaires amis d'Auguste 103. Dans les traditions de famille, avec la grâce, c'est l'amour puissant et profond de Suzanne-Amélie pour « Gusto » qui surnagent comme traits de sa personnalité 104. Cet amour presque idéal transparaît dans la toile qu'elle lui a consacré où Blanqui bras croisés, eheveux ras, yeux d'apôtre, front pensif, visage sérieux et le pli de la bouche révélateur d'une grande souffrance intérieure, fait figure d'un illuminé, d'un saint-François d'Assise que guide vers la terre promise une République sociale armée et casquée, débordant de dynamisme 10B. Après l'amante, la mère parle aussi quand elle peint — avec quelle affectueuse minutie ! Roméo qui, à la fin du séjour à Gency est devenu un petit bonhomme de plus de quatre ans à la figure bien ronde, aux yeux noirs, aux cheveux châtains, qui joue du tambourin accroché à la ceinture de sa blouse blanche par un joli ruban rose 106. Mais on ne s'arrache pas aux affections publiques. Elles vous 101. Ibid. 102. Collection de l'auteur, C'est le tableau reproduit en photographie dans la Revue encyclopédique — Larousse, t. VII, n" 183, 6.3.1897, p. 196.) 1 0 3 . T H . S I L V E S T R E , Plaisirs rustiques. 104. Témoignage de Mme S O U T Y . 1 0 5 . M A X I M E V U I L L À U M E , Mes cahiers rouges au temps de la Commune, p. 2 2 5 . Reproduction dans la Revue encyclopédique, Ibid., p. 195. 106. Collection de l'auteur. Peinture de sa mère.

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Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

tiennent, quelle que soit l'intensité des joies domestiques. Tôt ou tard, Auguste devait être repris et finalement happé par la lutte politique, par le travail obscur et sourd de conspiration. Suzanne le sentait au plus secret d'elle-même car, dans le sombre et brûlant domaine de l'intuition, elle allait aussi loin, peut-être plus que son idole. Elle pressentait aussi, sans doute, après l'avertissement de Fontevrault que, malgré sa mâle énergie, elle était de trop faible nature pour supporter les nouvelles et terribles épreuves qui l'attendaient. De là, assurément, la part d'appréhension et d'anxiété qu'on ne manque pas d'observer dans ces peintures faites pourtant à une époque où tout lui souriait. Pour l'apôtre, pour le lutteur infatigable, le moindre contact avec le monde extérieur est occasion de propagande et de recrutement. Quand le cultivateur Antoine Lechaudé vient raser Blanqui, quand le manouvrier Maillard vient faire son jardin, quand, à Pontoise, il cause avec le pharmacien Pascal Lemit en attendant le départ de la berline-poste pour Paris 107, soyons assuré qu'il ne manque pas de souffler l'imprécation et qu'il cherche à faire des prosélytes. L e maire de Cergy était alors Plaisance Caffin, mort en 1875, qui resta trente ans à la tête de la commune 108, type classique des édiles qui s'accommodent des régimes successifs et les servent tour à tour. Mais le souvenir de l'époque révolutionnaire et du conventionnel Massieu, ancien curé de la paroisse 109, n'était pas tout à fait éteint à Cergy. N'avait-on pas vu en 1827 un nommé Geoffroy se qualifier d' « homme libre » jusque sur l'état-civil ? Et le citoyen Gasteau, né en 1794, ne conservait-il pas le prénom révolutionnaire évocateur de Valérius Publicóla ? On ne fera croire à personne que Blanqui soit resté près de deux ans à Gency-Gergy sans y nouer des intelligences, mais le mutisme du conspirateur nuit à la précision du biographe. Ses rapports avec les révolutionnaires parisiens sont mieux connus, grâce à la police qui ne les perdait pas de vue. C'est surtout dans les premiers mois de 1838 que le séjour de Gency fut signalé par l'autorité comme un nouveau foyer d'intrigues « servant de réunion à tous les hommes connus par l'exagération de leur opinion politique tels que Barbès, Lamieussens et Duboscq, condamné dans l'affaire Raban » m . On alla jusqu'à soupçonner Blanqui et Barbès d'y tramer, en février, des projets de régicide, ce qui motiva une perquisition. Elle demeura infructueuse, mais l'autorité avertie continua de surveiller sans cesse les hommes qui venaient voir Blan107. « P r o c è s du 12 m a i 1839 » , d a n s Gazette des Tribunaux, v i e r 1840. 108. Archives communales de Cergy. 109. E. GRAVE, Jean-Baptiste Massieu, curé de Cergy, évêque de Beauvais, conventionnel, gr. in-8, 32 p. 110. Archives communales de Cergy. 111. Rapport Mérilhou, ibidp. 150.

15, 20-21

jan-

constitutionnel

Les « Familles

177

» et les « Saisons »

qui 112. De son côté, celui-ci se rendait à Paris bien plus fréquemment, revêtu d'une « redingote vert-olive » et de souliers-bottés. Pour dépister la police parisienne, il était parfois sans barbe et portait des lunettes 113 . La Société

des « Saisons

» : organisation,

orientation.

L'organisation des Saisons était alors sa grande préoccupation, même au retour de la capitale lorsque, jouissant de la campagne, il suivait la berge de l'Oise, parcourait les forêts voisines ou les bois de Beauchamp avec leurs « clairières de pierres plates et de bruyères roses » 114. Ces promenades de Blanqui, dit excellemment Eugène Fournière, sont des exercices stratégiques où les carrefours ombreux représentent les points propices aux barricades. Et quand sa prison de verdure et de parfums s'élargira, le plan de campagne sera prêt pour les futurs assauts 1U. La Société secrète des Saisons 116, formée en 1837 des débris des Familles, devait entièrement à Blanqui son mécanisme emprunté à la nature. En ce sens, on ne peut nier qu'elle sorte de Gency et, par son vocabulaire bucolique se mariant à l'effort révolutionnaire, elle fait penser au calendrier républicain si poétiquement imaginé par Fabre d'Eglantine. Au fond, l'armature des Saisons ne diffère de celle des Familles que par un surcroît de précautions suggérées par la méfiance du conspirateur. La base de la Société est la semaine avec six hommes ne connaissant que leur chef nommé Dimanche. Quatre « semaines » de sept hommes forment un mois commandé par un chef nommé juillet qui ne connaît en principe que les quatre « dimanches » sous ses ordres. Trois « mois », soit quatre-vingt-sept hommes, forment une saison commandée par un chef appelé Printemps n'ayant à faire qu'aux « juillets ». Enfin, les quatre « jaisons » réunies forment une année commandée par un chef portant le titre d'agent révolutionnaire. Ainsi, la pyramide se montait ou, si l'on veut, le calendrier se complétait, permettant le rassemblement de trois cent cinquante-deux hommes, tout en réduisant les fuites au minimum, la délation d'un traître ne pouvant atteindre de toute façon qu'un nombre très limité d'affiliés. 112. Rapport Mérilhou, ibid., p. 150. 113. «Procès du 12 mai 1839. Témoignage de P. L e m i t » , dans Gazette

Tribunaux,

15.1.1840.

1 1 4 . G. GEFFROY, p . 7 1 .

115. EUGÈNE FOURNIÈRE, Le règne t. VIII, p. 298. 1 1 6 . L . BLANC, Histoire

de dix

ans,

de Louis-Philippe

— Histoire

t.V., p. 373-374. éd. ill., p. 984. —

des

socialiste, D'ALTON-

SHÉE, Mes mémoires, p. 270, 324, 325. — DE LA HODDE, chap. 23. — Gazette des Tribunaux, 13.6.1839 (Rapport Mérilhou). Document Taschereau. — CHENU, Les Conspirateurs, chap. 3. — A. RANC, «Martin Bernard et Blanqui », dans Le

Voltaire,

28.10.1883.

12

178

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

Tirant la leçon de l'affaire des Poudres, cette fois il était fait défense à tout chef et à tout affilié d'écrire ou de conserver une ligne quelconque relative au groupement, sous peine d'être regardé comme traître. Ainsi que dans les Familles on ignorait les chefs, et la direction suprême restait mystérieuse jusqu'au jour du combat. Pareillement, l'initiation se faisait suivant un rite emprunté à la charbonnerie, aux loges maçonniques, aux sociétés compagnonniques et aux trades-unions d'outre-Manche. Elle ne différait pas sensiblement de la cérémonie d'affiliation en usage dans les Familles. Tout au plus peut-on lui trouver une tournure plus politique et plus romantique. On continuait d'exiger un serment, mais ce serment prenait un caractère nettement républicain et le récipiendaire s'engageait d'une façon plus formelle, plus grave et en quelque sorte dramatique. Qu'on en juge par la formule en usage : Au nom de la République, je jure haine éternelle à tous les rois, à tous les aristocrates, à tous les oppresseurs de l'humanité. Je jure dévouement absolu au peuple, fraternité à tous les hommes hors tes aristocrates. Je jure de punir les traîtres. Je promets de donner ma vie, de monter même sur l'échafaud si ce sacrifice est nécessaire pour amener le règne de la souveraineté du peuple et de l'égalité. (Le président lui remet un poignard à la main). Que je sois puni de la mort des traîtres, que je sois percé de ce poignard si je viole mon serment ! Je consens à être traité comme un traître si je révèle la moindre chose à quelque individu que ce soit, même à mon plus proche parent, s'il n'est point membre de l'Association. Ce serment se prêtait après un interrogatoire dans lequel, comme dans les Familles, on demandait quels étaient les nouveaux aristocrates, mais au lieu d'une question sur les droits et les devoirs du citoyen, on en posait quatre. De plus, autre différence, sur les quatorze questions, la moitié concernait la forme gouvernementale, bien qu'on fasse remarquer au récipiendaire que la révolution simplement politique ne suffit pas, qu'il faut « détruire les aristocraties quelconques, les privilèges quelconques, autrement ce ne serait rien faire » . Ces questions qui, à l'inverse des questions posées à l'entrée des Familles, concernaient la royauté et la Répu-< blique, avaient pour but de faire apparaître la République « gouvernement du peuple par lui-même » comme « le seul gouvernement légitime parce que seul il est fondé sur l'égalité », que seul il « impose à tous des devoirs égaux et donne à tous les mêmes droits ». La treizième question, directement issue du babouvisme, était ainsi conçue : Immédiatement après la révolution, le peuple pourra-t-il se gouverner lui-même ? Elle trouvait une réponse conforme encore au babouvisme car,

Les « Familles

» et les « Saisons »

179

après avoir affirmé pour le peuple le triple droit à l'existence par le travail, à l'instruction et au vote, le formulaire spécifiait : L'état social étant gangrené, pour passer à un état sain, il faudra des remèdes héroïques, et le peuple aura besoin pendant quelque temps d'un pouvoir révolutionnaire. C'est le principe de la dictature révolutionnaire provisoire, ce qu'on appellera plus tard la « dictature du prolétariat ». Contrairement à ce qui se passait dans les Familles, il y avait dans les Saisons des revues fréquentes à des époques indéterminées, (tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, ce qui permettait la réunion ou la dispersion des hommes sans qu'il leur fût possible de savoir quand et comment devait se jouer le coup dur. En même temps, les agents révolutionnaires se rendaient compte de l'exactitude que chacun mettait pour répondre à l'appel, et pouvaient fixer d'une façon solide le nombre d'hommes susceptibles de participer au combat. Cette pratique adoptée, dit Louis Blanc, sur la proposition de Martin Bernard, avait pour théâtre quelque rue longue et semée d'aboutissants. Sur toute la longueur, dans les rues latérales, les hommes étaient disséminés et cependant classés par noyaux. Ainsi, à chaque coin de rue, un chef pouvait rendre compte de l'effectif de sa troupe et du nombre des manquants. C'est également Martin Bernard qui aurait fait décider qu'à l'approche de l'insurrection, les munitions seraient déposées sur le passage des colonnes de combat. La question des poudres et des munitions se posait, en effet, impérieusement, dans les Saisons comme dans les Familles, et c'est précisément cette question qui éveilla à nouveau l'attention des autorités à la suite de la découverte chez le graveur Raban, au Palais-Royal, d'une fabrication, clandestine de cartouches. La cotisation mensuelle exigée de chaque sociétaire s'élevait à cinquante centimes. Mais cette somme était insuffisante pour couvrir les dépenses relatives à l'achat d'armes, de munitions et de matériel d'imprimerie ainsi qu'aux secours à allouer aux détenus politiques. On demandait à chaque réunion, par voie de souscription, un effort financier supplémentaire. Cependant, si l'on en croit le document Taschereau, sur la fin, les cotisations auraient été supprimées et toute collecte interdite. A l'opposé des Familles, les Saisons n'avaient pas de rapports avec l'armée. On avait reconnu que l'adhésion en nombre de militaires présentait des dangers. Ne pouvant être gagnés qu'isolément, les soldats eussent été contraints de se mettre en civil au jour du combat et, par conséquent, de se confondre avec les autres sociétaires, ce qui n'eût avancé à rien. On tablait, en cas d'événements, sur la sympathie républicaine de l'armée. Ainsi que les Familles, les Saisons avaient peu de rapports avec la province. Il y avait cependant à Lyon une société portant le même

180

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

nom. L'ouvrier Sébastien Commissaire en était membre et nous en a laissé une intéressante description m . Dans l'Aude, département de Barbès, on a pu connaître les adhésions recueillies par celui-ci à Carcassonne, et le nom du délégué départemental Alberny est parvenu jusqu'à nous.

Les « Saisons » : effectif

et

cadres.

La composition prolétarienne des Saisons était bien plus forte que celle des Familles et, chose remarquable, le rassemblement des ouvriers se faisait plutôt par affinité corporative, ce qui donnait une grande cohésion à la Société, la fraternité professionnelle renforçant en quelque sorte la fraternité politique. Il y eut ainsi des « saisons » composées surtout de cambreurs, d'autres de charpentiers, de cuisiniers, de serruriers, de chapeliers, de cordonniers et tailleurs. Celle du quartier Mazarine, au contraire, renfermait « un mélange de gens de toute sorte » U 8 . Ce groupement politique sur la base de l'activité professionnelle est tout à fait remarquable pour l'époque. Qu'il ait été spontané et non ordonné, comme nous le croyons, n'en diminue que peu la portée. C'était quelque chose pour un certain nombre d'ouvriers, soit de créer des embryons de « résistance » sous cette forme, en liant l'action professionnelle à l'action politique, soit de doubler d'une fraction politique la « résistance » ou « la mutuelle », l'organisation syndicale du temps. Et remarquons que si les serruriers ne formaient que trois « semaines » (vingt hommes) et les cuisiniers un « mois » (trente à trente-cinq hommes), les chapeliers arrivaient à l'effectif d'une « saison » (quatre-vingt hommes) et les charpentiers en approchaient (soixante hommes). Quant aux tailleurs, groupés en plus grand nombre, ils formaient une « saison » entière, tandis que d'autres se réunissaient à des cordonniers dans une association mixte 119 . Dans quelle mesure y eut-il des rapports et une influence entre ces groupes politiques d'ouvriers d'un même métier et les organisations corporatives correspondantes ? C'est ce qu'il est impossible d'établir. Tout au plus doit-on noter, comme étant peut-être autre chose qu'une coïncidence le fait que les grandes grèves parisiennes de 1840 débutèrent par l'action des tailleurs 12°, l'élément ouvrier le plus nombreux et le plus persévérant des Saisons. Il est à noter, en outre, que ce sont des corporations qui s'étaient groupées dans les Saisons comme les charpentiers et les cordonniers qui participèrent activement à cette grande bataille sociale 121 . Sans doute, on ne 117. 118. 119. 120.

Mémoires et souvenirs, t. I, p. 77. Voir ci-dessus, note 116, Document Taschereau. — M. DOMMANGET, Un drame politique, p. 237-238. E D . D O L L É A N S , Histoire du mouvement ouvrier, 1° éd., t.I., p. 182 et suiv.

Les « Familles » et les « Saisons »

181

saurait oublier qu'elles étaient alors dissoutes sur le terrain politique, mais la cohésion et les liens du passé pouvaient jouer encore. Quoi qu'il en soit, il est permis d'avancer que c'est cette structure ouvrière des Saisons tout autant que son orientation, qui en a fait aux yeux de Karl Marx une société secrète prolétarienne qu'il distingue des autres sociétés de conspirateurs de l'époque. Il en fait l'antécédent de la Ligue des communistes, ce qui n'est pas un mince éloge et il définit son but comme étant non pas uniquement l'insurrection immédiate « mais l'organisation et l'éducation du prolétariat » 122. Quel fut l'effectif des Saisons ? D'après la police, de juin 1837, date de son commencement jusqu'au début de 1838, la Société aurait recruté de six cents à sept cents -membres. D'après les déclarations de Nouguès devant la Cour des pairs, la Société aurait compté à la fin, trois années, ce qui donne un millier d'adhérents environ. D'après Lucien de la Hodde on ne compta jamais plus de douze cents sociétaires. Le document Taschereau donne huit cent cinquante hommes en mars 1839. Les deux procès dans lesquels la Société fut impliquée ne livrent les noms que de peu d'affiliés; on les trouvera par ailleurs. D'après des recoupements, on peut y joindre Raban, homme étourdi et impérieux, présenté par Raisant; Aloysius Huber qui avait fait partie des Droits de l'homme et des Familles; le dessinateur Eugène Fombertaux; le portier Jean, chef du groupe Mazarine; Hildebert, chef du groupe des charpentiers; Avon, chef du groupe des tailleurs; Gorat, chef des cuisiniers; Chery, chef des serruriers; Ferrari, chef des chapeliers ; Netré; le futur cabétiste Emile Bée; Coste, préfet des études de la pension Verdot; L. Meyer et Lacambre, professeurs à l'Institution Chataing à Belleville; Ed. Hervé; l'ouvrier coiffeur communiste Rozier qui devait mourir sur les barricades en juin 48; Copreaux, président d'une société lyrique ; Goujard, chef d'un groupe se réunissant rue Pastourelle; Couturat; Sainte-Croix; Béraud; Illedéré; Bazin; Petremann; Bastel; Rousseau et Valtebois tués avec Ferrari au 12 mai 1839; Deschamps; Gallois; Hippolyte; Maillard, blessé au 12 mai, plus tard réfugié à Londres; Hamel, combattant de mai, sans oublier les affiliés qui ont été convaincus de rapports avec la police : le cambreur Geoffroy; l'employé à la Bourse David, les sieurs Lucien de la Hodde, Dutertre, Davoust et Chenu. Une autre particularité de la nouvelle Société était ses rapports avec la Fédération des justes, organisation communiste-démocratique allemande qui avait succédé à la Fédération des bannis et précéda la célèbre Fédération communiste. Rien, par exemple, ne 121. HENRI SÉE, La Viei économique de la France som la monarchie censitaire, p. 130-132. 122. KARL MARX, Pages choisies pour une éthique socialiste avec introduction de MAXIMIUEN RUBEL, p. X L I I et 227 (Les textes cités datent de 1852.)

182

Auguste

Blanqui

des origines

à la Révolution

permet d'affirmer que la Fédération des justes « s'affilia » , comme on l'a écrit, 123 à la Société des saisons, mais F. Engels a reconnu que « l'Association secrète des justes » — c'est ainsi qu'il l'appelle — « n'était alors, en fait, que la section allemande des sociétés secrètes françaises surtout de la Société des saisons » , « avec laquelle elle était en relations étroites » 124. Les principes de la Fédération des justes, comme l'a mis en évidence Ch. Andler 125 étaient les mêmes que ceux des Saisons. Sa structure s'en rapprochait avec des Communes de dix membres, des pays ou cercles de dix communes, des cercles formant une halle centrale 126. On sait que les travailleurs manuels y avaient la prépondérance, principalement les tailleurs, et il est assez piquant de noter que la loge parisienne Le Temple des amis de l'honneur dont faisait partie le communiste et futur représentant du peuple Baudin, ami de Lacambre, initia de 1835 à 1841 dans une proportion de neuf sur dix, des tailleurs allemands et qu'elle fut tracassée par le Grand Orient et par la police pour avoir discuté des questions sociales m . De là à penser que ces frères tailleurs pouvaient bien être en relations avec la Fédération des Justes et avec les Saisons, il n'y a qu'un pas. Quant aux chefs de la Fédération des Justes, comme le prouva la participation commune au 12 mai 1839, ils étaient en rapports avec les chefs suprêmes des Saisons. Quels étaient ceux-ci ? Louis Blanc donne dans l'ordre Barbés « esprit brillant, âme chevaleresque et héroïque » , Martin Bernard « tête puissante servie par un courage de soldat lacédémonien » , Blanqui « conspirateur-né » , puis Quignot, Netré et Meillard « natures dévouées et pleines de feu » 128. George Sand évoque Barbès, Martin Bernard et les « autres généreux martyrs de cette série » 129, s'abstenant de nommer Blanqui. A défaut de traditions mensongères, les préventions connues de Louis Blanc et de George Sand envers Blanqui suffiraient à expliquer le rôle tout à fait secondaire qu'ils lui assignent dans les Saisons. Il en était pourtant l'âme réelle. Bien loin d'y jouer un rôle essentiel, Barbès n'y besogna vraiment qu'au début, ce qui lui valut d'être arrêté, puis relâché sur un non-lieu, faute de preuve, en même temps que quelques autres sociétaires. Par la suite, il partit dans son pays pour quinze jours, demandant en quelque sorte un congé à ses amis. Mais il ne revint pas. Son absence de Paris dura huit à dix mois, laps de temps durant lequel la Société, sans lui, au point 123. CH. ANDLEH, Le Manifeste communiste de K. Marx et F. Engels. Introduction historique, 12e mille, p. 21. 124. Le Manifeste communiste, trad. Molitor. introduction historique de D . R I A Z A N O V , p . 3.

125. CH. ANDLER, op,

cit.,

p. 22 et suiv.

126. Ibid., p. 21. — Molitor, 127. C o m m u n i c a t i o n s

128. Histoire 129. Histoire

d e JEAN

op. cit., p. 2. BOSSU.

de dix ans, éd. ill. p. 984. de ma vie, éd. de 1928, t. IV, p. 149.

Les « Familles

» et les « Saisons »

183

névralgique du pays, s'organisa, recruta, tout en surmontant un antagonisme entre Raisant et Lamieussens qui, connu trop tard de Blanqui, faillit tout gâter 130. Aux approches de l'insurrection, en mars et avril 1839, Barbès est toujours dans sa propriété de Fourtoul, et c'est Blanqui qui lui donne l'ordre de se rendre à Paris m . C'est Blanqui qui sera prévu comme commandant en chef de l'armée républicaine, au lendemain de l'insurrection, tandis que Barbès, Martin Bernard, Quignot, Nétré et Meillard ne seront que commandants de division; c'est Blanqui enfin, après l'échec, qui sera désigné par le procureur général comme l'organisateur et le chef suprême des Saisons 132. Lacambre, qui a fait partie des Saisons a écrit, résumant ses notes malheureusement perdues sur les sociétés secrètes : Blanqui était le seul et unique chef de la Société des Saisons. Barbès n'était que membre de ce qu'on appelait le comité dans lequel Blanqui avait groupé quelques-uns des hommes dont il avait le plus besoin pour son organisation. Lamieussens était sans contredit le plus intelligent et le plus utile de ce grouppe, mais il avait pour maîtresse la femme d'un agent de police et les susceptibilités des autres « saisons » le forcèrent à se séparer de ce sous-chef indispensable. Barbès n'avait été employé qu'à cause de sa fortune et uniquement pour payer les armes et les munitions. Martin Bernard, Netré, Meillard, eic... étaient en réalité les organisateurs subalternes qui maintenaient en éveil, convoquaient aux revues et avaient sous la main les quatre « saisons » les « mois » et tes « semaine de cette Société dont nul que Blanqui ne connaissait en son entier l'organisation et le but 1SS. Mais Blanqui a déclaré à Ranc que, dans les Saisons, « tout le travail d'organisation a reposé sur Martin Bernard » ajoutant : Il était d'une activité sans pareille, c'était un chef d'état-major 13i incomparable . En tempérant, comme il se doit pour être équitable, le jugement de Lacambre par cette déclaration de Blanqui, on doit être sans doute bien près de la vérité. Il nous reste maintenant à voir à l'œuvre la Société des Saisons, ainsi que son chef. C'est l'objet du chapitre qui suit. 130. Bibl. nat., mss. Blanqui N.A. 9 581, fo» 356-357. 131. ZÉVAÈS, Une

révolution

manquée,

p. 51-52. —

DOMMANGET, Un

politique, p. 115. 132. Voir chap. suivant. 133. Copie par LACAMBRE de sa lettre rectificative à La Tenaille, propos de la mort de Louis BLANC. Fonds Dommanget. 134. Le Voltaire, art. cité, 28.10.1833.

drame

n° 17, à

CHAPITRE V I

L A P R I S E D ' A R M E S D U 12 MAI

1839*

Situation économique au début de 1839. Dans les premiers mois de 1839, la situation économique et politique de la France est loin d'être brillante. Il y a une crise économique, la plus forte subie par le pays avant 1847. C'est le rebondissement et comme le prolongement de la crise cyclique de 1836-37, après les expériences inflationnistes de la Banque des Etats-Unis. La crise de 1836 était apparue aux Etats-Unis par le déficit de la balance commerciale. L'or avait quitté les Etats-Unis pour les pays européens. Les billets de banque avaient perdu 20 % de leur valeur et cet effondrement avait atteint les exportations anglaises. De là la débâcle à Londres à partir de novembre 1836 et pendant le courant de 1837 (chute des prix, multiplication des faillites, chômage, grèves). En 1837, la crise avait paru se liquider quand, aux Etats-Unis, le stockage de la récolte du coton était venue la ranimer. Dès lors, la hausse du coton avait provoqué une hausse générale des prix et, dans l'état de misère de la population, les manufacturiers n'avaient pu écouler leur production. Les grosses maisons d'importation du coton au Havre, à Paris, avaient fermé leurs portes. C'est alors que la débâcle avait recommencé aux Etats-Unis puis en Angleterre « foyer industriel du monde ». Cent cinquante millions de dollars de capitaux engloutis, trente-trois mille maisons * Ce chapitre est un remaniement d'une étude parue dans La Critique sociale, n° 11, mars 1934, p. 233-245 dont la suite devait paraître dans le n° 12, p. 217-226, qui n'a pas vu le jour, à cause de la guerre.

186

Auguste

Blanqui des origines à la

Révolution

en faillite : tel avait été le bilan de l'affaire. Le 3 janvier 1839, la Banque d'Angleterre, pour la première fois dans son histoire, avait porté son escompte à 6 %, dépassant le taux légal fixé à 5 % par 1' « act de 1833 » i. En France, étant donné le machinisme qui s'est répandu, la concentration qui s'est opérée, la progression rapide de l'industrie depuis 1830, les répercussions de la situation en Angleterre et aux Etats-Unis s'y firent sentir plus spécialement. Le commerce n'allait pas. Il y avait engorgement industriel avec son corollaire le chômage, et l'on peut se représenter dans ces conditions l'état misérable de la classe ouvrière déjà révélé par le tableau de Villermé. En fait, un ouvrier sur trois mourait de faim à Paris. Dès 1837, Royer-Collard prophétisait : Ni l'ordre social, ni le gouvernement ne sont assis, tout sombrera au premier choc *. Or, Lamennais écrivait de Paris à son ami Marion le 1" avril 1839 : Les banqueroutes se multiplient. L'inquiétude arrête toutes les transactions commerciales. Les fabriques suspendent leurs travaux et les ouvriers meurent de faim... s. Ce passage d'une lettre écrite dans le huis-clos de l'intimité exprime bien la profondeur de la crise économique en France. Du reste, la renaissance ne s'y accomplira qu'à partir de 1842 par le grand développement du réseau ferré entraînant à sa suite le développement de la métallurgie et la construction d'usines géantes. Dans une autre lettre datée du 19 avril, Lamennais note : Le fond de la situation devient de plus en plus grave. La question de la souveraineté est posée entre Louis-Philippe et la Chambre *. Cette fois, c'est surtout la situation politique qu'envisage Lamennais. Ce qu'il dit est juste. Situation

politique

— La crise

ministérielle.

L'année 1838 s'est achevée, en effet, sur les scandales Montlosier et Gisquet qui ont profondément remué l'opinion et ranimé la coalition parlementaire un instant découragée. Les luttes âpres menées par la coalition contre le ministère Molé avaient acculé le roi à la dissolution (2 février 1839). Louis-Philippe avait cru séduire ou tout au 1. J E A N L E S C U R E , Les Crises générales et périodiques de surproduction, 2. vol. in-8. — Voir a u s s i E D . D O L L É A N S , Histoire du mouvement ouvrier, t . I , éd. d e 1936, p. 39-111. 2 . A D R I E N D A N S E T T E , Deuxième République et Second Empire, p. 1 2 . 3. Confidences de Lamennais, Lettres inédites de 1821 à 1848, p u b l i é e s p a r A . D U B O I S D E LA V I L L E R A B E L , in-16 Bibl. nat., Ln 27/36 719. 4. lbid.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

187

moins intimider le corps électoral. Tout avait été mis en oeuvre dans ce but. Mais après une campagne électorale des plus ardentes qui s'était clôturée les 2 et 6 mars, la coalition l'avait emporté. Molé avait donné sa démission le 8 mars, creusant un peu plus la crise politique. Ainsi s'éclaire le mot de Lamennais. « La question de souveraineté est posée entre Louis-Philippe et la Chambre ». Elle se trouvait posée dans les conditions les plus compliquées. Le roi, malgré ses résistances, était contraint de céder et de faire entrer en application la fameuse formule : « Le Roi règne et ne gouverne pas ». Mais, ce faisant, il tombait de Charybde en Sylla. La coalition avait pu déplacer la majorité ministérielle mais, en raison de son hétérogénéité, elle n'était pas capable de former u n ministère, ce qui renforçait les résistances de Louis-Philippe. C'est alors que s'ouvrit une période de marchandages, d'artifices, d'intrigues, d'essais stériles, de jeu de cache-cache entre la Cour et les différents chefs de l'opposition d'une part, entre les diverses fractions de la coalition d'autre part 6 . Dans cet écheveau extrêmement compliqué, dans cet imbroglio exceptionnel, aucune combinaison parlementaire n'était viable. Sitôt échafaudée à grand peine, elle s'effondrait comme un château de cartes. D'où une prolongation inusitée de l'interrègne ministériel, amenant du désordre, irritant la Chambre, énervant l'opinion. A la veille du 12 mai 1839, le pouvoir affaibli considérablement par cette crise ministérielle qui dure depuis deux mois, essaye enfin une sixième combinaison. On l'annonce viable. Chacun, cette fois, croit la crise terminée ; mais un nouvel échec amène cette « effroyable confusion », ce flottement dans le monde politique 7, qui se traduit par un commencement de désaffection du régime de la part de la bourgeoisie censitaire, par la fermentation la plus vive et l'impatience au combat dans le camp des républicains ardents. L'un des rapports officiels sur l'affaire du 12 mai 1839, ne cèle pas qu'à cette époque « le malaise et l'inquiétude publique avaient remplacé pour un instant le sentiment du bien-être et de la sécurité générale » 8 . Cependant, dans l'arrondissement même où Blanqui est en résidence surveillée, la situation est calme. Le 13 avril 1839, un mois avant l'insurrection, le sous-préfet de Pontoise écrit à son chef hiérarchique en réponse à une circulaire confidentielle du 9 avril : Malgré les perfides insinuations des journaux, la politique du Roi n'a été que rarement et faiblement attaquée dans mon arrondissement. Il est bien resté de l'inquiétude dans les esprits tant que nous sommes restés sans ministres, mais la création du cabinet intériHistoire de dix ans, chap. 55. 6. Ibid., même chapitre de l'édition populaire illustrée en 1 vol., in-4. 7. Ibid., 11» éd., t.V, p. 373-374.

5 . L . BLANC,

8 . JEANJEAN, t .

1, p .

52.

188

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

maire a été quoi qu'on puisse dire d'un bon effet. Les inquiétudes ont été calmées, et l'on attend tranquillement aujourd'hui la formation du cabinet définitif. Du reste, sur aucun point de l'arrondissement les factieux n'ont tenté la moindre démonstration turbulente » Mais La Revue de Paris se lamentait sur l'absence de m a j o r i t é stable et Lamennais n'apercevait pas d'autre issue que la dissolution : Nous n'avons depuis deux mois qu'une vaine ombre de gouvernement. Il est, au moins, extrêmement douteux qu'aucune combinaison puisse assurer à un ministère quelconque une majorité un peu stable dans la Chambre actuelle ce qui doit conduire à une nou10. velle dissolution... Même une opération politique de cette envergure était sujette à caution pour Lamennais « L e représentatif, écrit-il, est usé jusqu'à la corde » . O n trouve sensiblement la même opinion sous la plume d'Enfantin, trois ans plus tard, quand il écrira que le système parlementaire est parvenu à « engourdir et calmer la f i è v r e des trois jours par douze années de paroles intarissables » . 11. Quant à Sainte-Beuve, nous savons aujourd'hui grâce à Jean Bonnerot, qu'il éprouvait comme une angoisse sociale devant « le pitoyable de cette sorte de gouvernement et de société » avec « le détraquement » qu'il impliquait. Et c'est « un homme, n'importe lequel, mais un homme » — autrement dit un sauveur — qu'il appelait de ses vœux pour monter « sur le dos de cette société » et « lui donner de l'éperon » . 12. Devançant de douze ans le 2 décembre, c'est donc la dictature personnelle que Sainte-Beuve envisageait c o m m e solution. L a gravité du remède indique assez la gravité de la situation.

Les conditions

favorables

et le choix

de la

date.

Dans ce contexte, on pouvait évidemment escompter la sympathie et probablement le concours d'une bonne partie de la population. Il n'est pas impossible non plus que l'agitation chartiste — dont les journaux précisément à cette m ê m e période marquaient la tournure violente — ait influée sur l'esprit de Blanqui. P a r ailleurs, la Société des saisons était prête et ses membres commençaient à s'impatienter. Engels, qui a recueilli le témoignage de conjurés reconnaît que ceux-ci perdaient patience, se rebellaient. L a situation 9. Archives départementales de Seine-et-Oise, série M. 9. Police. — Instruc-

tions. — Condamnés politiques. 10. Confidences de

Lamennais,

11. S . C H A R L É T Y , «Enfantin», dans Réformateurs sociaux, p. 8 3 . 12. SAINTE-BEUVE, Correspondance générale, t. III. Lettre à Ulric Guttinger, 18.4.1839.

La Prise d'armes

189

du 12 mai 1839

était telle qu'il fallait ou laisser la Société secrète se disloquer ou lancer un mouvement : pas d'autre alternative 1S . On notait parmi les sociétaires, dit le document Taschereau; « un cri général et irrésistible de combat ». Barbés, pour sa part, reconnaîtra longtemps après qu'il était opposé « à certaines allures » qui lui paraissaient « vouloir faire semblant de faire sans faire ». Mon attitude, avouera-t-il à Louis Blanc, était à peu près celle-ci : ne foutimassons plus, si nous voulons faire, faisons enfin sérieusement » 14 . Louis Blanc avait écrit du reste bien avant cet aveu : Les conjurés, avec une funeste impatience, s'agitèrent, voulurent combattre; ils se séparaient si l'on ne prenait pas les armes ls. Dans ces conditions, il eût été imprudent de les laisser plus longtemps ronger leur frein. D'autant plus qu'une société affiliée dite des Montagnards menaçait par son indiscipline de rompre l'unité de l'organisation. Il fallait donc agir coûte que coûte pour des raison d'ordre intérieur avant tout. Nous étions, dit le même document, dans la nécessité dissoudre. éviter de nous

d'agir

pour

Il importait, d'autre part, de profiter du mouvement général des changements de garnison. Ainsi, on faisait coup double : d'un côté, l'armée — comme l'a reconnu le rapport officiel —, privée de « l'unité d'organisation qui fait toute sa force », de l'autre les troupes mutées, connaissant mal les détours des rues parisiennes, se trouvaient handicapées très sérieusement à l'heure du combat. Tout un ensemble de conditions politiques et économiques, de facteurs et de circonstances propices poussaient donc à la prise d'armes. La situation objective — comme nous disons maintenant — était mûre : C'est ce que confirme Louis Blanc. Il reconnaît que dans une telle conjoncture « nul ne peut dire ce qui serait sorti, s'il n'en était pas sorti une insurrection » 16 . Il ajoute un peu plus loin excellemment : Les membres du Comité se sentirent enlacés fatalement par la circonstance. Leur armée leur échappait, à moins qu'elle ne les entraînât, et une main de fer les poussait sur des pentes où il n'est donné à personne de s'arrêter ir. Il semble donc établi qu'il était impossible d'éviter ou simplement de reculer la prise d'armes. La date primitivement fixée au 5 mai ayant été différée, Blanqui, malgré les objections de Barbès et Martin Bernard, fit adopter la 13. Volkstaat, n° 7, 1874. Art. sur le programme des communistes. 14. La Contemporaine, n° 2, mars 1901, p. 147. Lettre de B A R B È S à Louis

BLANC.

15. Histoire de dix ans, 11» éd., t. V, p. 374. 16. Ibid-, p. 372. 17. Ibid., p. 374.

190

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

date du 12 « de peur qu'un ministère ne parût » 18 . Effectivement, le 12, un ministère se constituait tout au moins de facto, sous la présidence du maréchal Soult avec Teste comme garde des sceaux et des hommes comme Dufaure, Duchâtel, Passy, Villemain et l'amiral Duperré. Il ne lui manquait plus que la prestation de serment entre les mains du roi et la présentation aux Chambres qui devaient se faire le 13 19 . Le dimanche 12 mai parut d'autant mieux choisi pour la prise d'armes, que les courses du Champ de Mars devaient à la fois dégarnir la préfecture et attirer loin du centre de la ville un grand nombre de bourgeois. Ce dernier fait était loin d'être négligeable par sa double conséquence : l'entraînement plus facile de l'élément prolétarien, le rassemblement très difficile de la garde nationale. Il n'était pas mauvais non plus que les membres de la famille royale et les premières autorités se trouvassent surpris sur le Turf. L'émeute fut préparée minutieusement et, en tout cas, avec une discrétion qui mit en défaut la police du royaume et des autorités de Paris. D'après Le Moniteur, toujours disposé à blanchir les autorités le préfet de police aurait cependant été informé du mouvement projeté le matin du 12 mai et il aurait fait prendre des précautions de défense dans les casernes et à la préfecture 2 0 . Mais aucun document ne permet d'étayer cette affirmation. Tout le déroulement de l'affaire et jusqu'à son exposé dans les rapports officiels portent plutôt à contester cette affirmation. Ce n'est pas que la police se soit endormie sur le mol oreiller de la quiétude, bien qu'elle n'ait pas eu à faire face à une émeute depuis cinq ans. L'agitation qui avait marqué l'ouverture des Chambres pouvait prendre la valeur d'un symptôme. N'avait-on pas vu un attroupement tumultueux se constituer aux environs du Palais-Bourbon et ensuite, durant plusieurs soirées, des rassemblements se former autour des portes Saint-Denis et Saint-Martin. C'étaient là, sans doute, des manifestations inoffensives, dont la force municipale, aidée parfois de l'intervention militaire, avait eu raison. Mais, malgré leur caractère pacifique, il est difficile de croire que ces « essais » aient échappé à la vigilance des autorités policières. D'une façon générale, on peut donc dire que la police était en éveil, qu'elle savait « l'anarchie » « en permanence prête à marcher au premier signal ». Mais il n'en reste pas moins qu'elle fut surprise par un mouvement d'une envergure et d'une audace rappelant les émeutes de juin 1832 et d'avril 1834. En tout cas, elle ne paraît avoir eu vent ni des lettres expédiées dans le Midi et dans l'Ain pour rappeler des sectionnaires, en premier lieu Barbès, 2 1 ni de la 1 8 . Document Taschtreau. — M. p. 233. 19. Journal de l'Oise, 15.5.1839.

DOMMANGET,

Un drame

politique

en

1848.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

191

réunion importantes des « juillets » tenue quinze jours avant l'affaire par Blanqui, Barbès et Martin Bernard chez le marchand de vins Jean Charles, rue de Grenelle-Saint-Honoré dans le but de dénombrer les forces disponibles et de prendre les dernières dispositions 22, ni des visites de Barbès aux chefs de tous grades dans divers quartiers, ni des allées et venues de Martin Bernard, Quignot et autres dans le but d'étudier en détail les lieux de l'échauffourée et de repérer les boutiques qui pouvaient servir de logis d'attente 2S. Dispositions

générales

insurrectionnelles.

Le plan de Blanqui, approuvé par le Comité, consistait à marcher sur la Préfecture, s'en emparer, en faire une sorte de camp retranché avec comme ouvrages avancés les ponts barricadés et gardés. Tout un dispositif de défense, très étudié, était prévu sur la rive droite, du quartier Montmartre au Marais avec comme réduit central les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin. De la Cité, reliée solidement à l'Hôtel de Ville, des colonnes devaient rayonner sur les divers points de la capitale. Rien n'était laissé au hasard : le nombre de ponts à occuper, des barricades à élever, l'épaisseur à donner aux barricades pour les mettre à l'épreuve du canon, le nombre d'hommes à placer sur chacun des points, etc... Les chefs du mouvement escomptaient le soulèvement du peuple, mais, semble-t-il, après le succès du coup de main. Pour faciliter ce soulèvement, une proclamation brève, énergique et vague à dessein, était rédigée et même imprimée, grâce à leur presse clandestine, dans une mansarde de typographes affiliés 24. Blanqui en était l'auteur 26. Voici cette proclamation, dont la justice saisit un exemplaire oublié chez Lepage : Aux armes, citoyens I L'heure fatale a sonné pour les oppresseurs. Le lâche tyran des Tuileries se rit de la faim qui déchire les entrailles du peuple; mais la mesure de ses crimes est comblée; ils vont enfin recevoir leur châtiment. La France trahie, le sang, de nos frères égorgés, crie vers vous et demande vengeance; qu'elle soit terrible, car elle a trop tardé. Péris20. Reproduction dans Le National, 14.5.1839. 21. MÉRILHOU, Rapport devant la Cour des pairs, 1™ série : < Faits particuliers », p. 74-75, passim. 22. Gazette des Tribunaux, 14.1.1840. 2 3 . L. BLANC, Histoire des dix ans, t.V, p. 3 7 4 . 2 4 . Taschereau, — L. BLANC, op. cit., t. V , p. 3 7 5 . —. L . NOUGUÈS, Une condamnation de mai 1839, p. 20, 265. 2 5 . Papiers inédits de LACAMBRE. Fonds DOMMANGET.

192

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

se enfin l'exploitation et que l'égalité s'asseye triomphante sur les débris confondus de la royauté et de l'aristocratie ! Le Gouvernement provisoire nomme les chefs militaires pour diriger le combat; ces chefs sortent de vos rangs; suivez-les; ils vous mèneront à la victoire. Sont nommés : Auguste Blanqui, commandant en chef; Barbés, Martin Bernard, Quignot, Meillard, Nettré, commandants des divisions de l'armée républicaine. Peuple, lève-toi ! et tes ennemis disparaîtront comme la poussière devant l'ouragan. Frappe, extermine sans pitié les vils satellites, complices volontaires de la tyrannie, mais tends la main à ses soldats sortis de ton sein et qui ne tourneront point contre toi des mains parricides. En avant ! Vive la République ! Les membres du Gouvernement provisoire : Barbès, Voyer (PArgenson, Auguste Blanqui, Lamennais, Martin Bernard, Dubosc, Laponneraye. Paris, le 12 mai 1839 «. Louis Blanc assure que Barbès et Martin Bernard répugnant « par modestie à faire bruit de leurs noms », s'opposèrent tout d'abord à ce que leurs noms figurassent sur cette proclamation, mais « l'honneur de se compromettre hautement », dit-il, les incita ensuite à donner leur signature 27 . On peut croire ce qu'écrit Louis Blanc qui s'informa surtout auprès de Barbès. Quant aux noms de Laponneraye, Voyer d'Argenson et Lamennais, ils figuraient certainement d'une façon abusive au bas de la proclamation. Non seulement ces citoyens ignoraient l'usage qu'on faisait de leurs noms, mais ils ne savaient pas qu'un coup de force se préparait. La justice, au cours de l'instruction subséquente, ne s'y trompa point, comme en témoigne ce passage d'une lettre de Lamennais à l'un de ses amis (6 juillet 1839). Il est vrai que mon nom a été mis au bas d'une proclamation imprimée, dont on a saisi un exemplaire lors de l'insurrection du 12 mai. Il est également vrai que je n'en ai eu connaissance que lorsqu'on m'a demandé de déclarer judiciairement qu'il s'y trouvait sans mon aveu; et cela uniquement pour la régularité de la procédure, comme le juge d'instruction s'est empressé de me le dire **. 26. Ce texte figure dan JEANJEAN, p. 60-61 ; DE LA HODDE, p. 245 ; et dans G. SENCIEH, Le Babouvismé après Babeuf, p. 126-127. 27. Histoire de dix ans, t.V, p. 375. 28. A. DUBOIS DE VILLEHABEL, Confidences de Lamennais. Lettres inédites de 1 8 2 1 à 1 8 4 8 , p. 1 9 8

La Prise d'armes du 12 mai 1839

193

On peut penser ce qu'on veut de cette usurpation de noms connus et estimés, mais on en aperçoit très bien le but : il s'agit d'entraîner les plus larges masses populaires, dût le pseudo-gouvernement provisoire être remanié en cas de succès, car il est trop clair que Blanqui, Barbés et Martin Bernard, les trois chefs de l'émeute, n'eussent pas été imprudents au point de se minoriser eux-mêmes dans le nouveau pouvoir. Voyer d'Argenson, grand propriétaire, devait rassurer les classes aisées et Lamennais, en tant que chrétien, les campagnes. Quant à Laponneraye, rédacteur du journal communiste L'Intelligence, et à Dubosc, du Journal du peuple, on les prenait comme représentants de la presse avancée. Le choix de ces hommes impliquait au fond une orientation très nette. En ce qui concerne Voyer d'Argenson, type curieux d'aristocrate, républicain qui avait bataillé et conspiré sous la Restauration, il suffit de rappeler qu'il fut le protecteur de Buonarroti, avec lequel du reste il sera enterré. C'était, suivant le titre d'une de ses brochures « un riche à sentiments populaires » dont le communisme était bien connu. En ce printemps de 1839, Lamennais jouissait d'un grand crédit dans les masses populaires et dans l'avant-garde démocratique. On lisait toujours ses Paroles d'un croyant (1833) qui l'avaient fait surnommer le « Robespierre en surplis », on se rappelait son rôle au procès des insurgés d'avril. Son Livre du peuple (1837), sa rupture avec l'Eglise, ses récentes études sur les réformes pratiques n'avaient fait que le grandir. Par Dubosc qui avait rédigé un journal à Versailles et était bien connu en Seine-et-Oise, peut-être pensait-on entraîner plus facilement la région parisienne. Et comme il avait fait partie du Comité électoral d'alliance des républicains en 1837, peut-être pensait-on se ménager les plus modérés de ceux-ci. Laponneraye, bien connu des travailleurs parisiens et auréolé, comme Blanqui et Barbès, par des années de prison, était un partisan convaincu de la communauté. Mais son communisme éclectique était susceptible d'attirer en plus des babouvistes, des cabétistes et des fouriéristes. Son nom appelle invinciblement celui de l'avocat Richard Lahautière, alors son compagnon d'armes, qui aurait pu tout aussi bien figurer parmi les hommes du gouvernement provisoire. Afin de conserver le secret de l'entreprise, il était entendu que toutes les dispositions envisagées par le Comité ne seraient révélées à aucun des affiliés du rang. Ceux-ci seraient convoqués comme à une simple revue, suivant l'habitude, la pratique des Saisons comportant des revues fréquentes et dans des lieux différents, afin de réunir ou séparer les hommes sans qu'il leur fût possible de savoir quand et comment devait se jouer la partie décisive. Les convocations se firent verbalement au domicile des socié13

194

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

taires et, s'il faut en croire Chenu, le matin même du 12 m a i " . Toutefois, on a connaissance d'une convocation écrite de la main de Barbés. Elle porte simplement : Marchand de vins Rue Saint-Martin, n" 10 2 heures et demi soAu point de vue de l'armement, point important, qu'est-il prévu ? La fabrication de la poudre, l'expérience l'a montré, offre trop de danger. Il est décidé qu'on s'en procurera chez les marchands. En conséquence, tous les sociétaire aisés sont invités à en aeheter par petites portions et dans différentes boutiques pour ne pas éveiller les soupçons. On recueille ainsi une provision assez abondante, mais nettement insuffisante, à cause de la composition surtout prolétarienne des Saisons. Un fonds est alors constitué par des versements individuels et ainsi, le cercle des acheteurs s'élargissant, on arrive à accroître la provision. La poudre est ensuite remise aux agents révolutionnaires qui la répartissent dans les groupes entre des hommes sûrs chargés de confectionner des cartouches 31. C'est ainsi que Quignot reconnaîtra plus tard qu'en tant que chef de quartier, il fut chargé, sous sa responsabilité, « de procéder à la fabrication d'un certain nombre de cartouches » S2. Le rassemblement des armes à l'avance offrant également du danger, le Comité décide d'en fournir seulement au moment de l'attaque. Les « semaines » composées d'étudiants et de journalistes, gens de tenue, sont chargés sous prétexte d'achats de passer dans les armureries et de prendre bonne note de leur contenu, ainsi que de la disposition des lieux. Ils opèrent avec habileté, puisque la police bien qu'ayant vent des menées ne peut prendre personne sur le fait 83. On compte sur les fusils de chasse fournis par le pillage des armureries et sur les armes que donnera la prise des postes de police. Le magasin des frères Lepage, rue Bourg-l'Abbé, passe pour un des mieux approvisionnés de Paris. Des visites ont appris qu'il y a là de quoi armer toute l'association. C'est donc ce magasin, par ailleurs admirablement situé, qui servira de base d'opérations. Peut-être convient-il aussi de porter au compte de la préparation les deux procédés employés au cours du combat et qui consistèrent l'un à enlever les armes aux soldats isolés rencontrés dans la rue l'autre à forcer le domicile des gardes nationaux pour s'emparer des fusils et des sabres de ces citoyens. Le nombre de douze mille cartouches fourni par Louis Blanc î 4 29. 30. 31. 32. 33. 34.

CHENU, Les Conspirateurs, p. 21-22. JEANJEAN, p. 58. DE LA HODDE, p. 232. « Affaire Blanqui » dans Le 19E siècle, n° du 21.8.1879, nouvelle DE LA HODDE, p. 232-233. Histoire de dix ans, t.V, p. 378.

note.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

195

comme donnant l'état des munitions de la Société, est un peu exagéré, et le nombre de trois mille indiqué par le document Taschereau est bien trop faible. « Nous en avions dix mille ; j'en savais le compte exact » écrira Blanqui en 1848 ». Ce qui est établi d'autre part, c'est que trois mille cartouches furent mises en réserve avant l'affaire, c'est que Barbés déposera trois jours avant le 12 mai une caisse de cartouches chez une dame de la rue Quincampoix, tandis que le matin même du 12 Meillard, chargé des munitions de la troupe Martin Bernard, fera déposer chez u n de ses hommes, rue Bourg-l'Abbé une grande malle pleine de cartouches 36. Ces opérations étaient conformes aux décisions du Comité, lesquelles portaient qu'il y aurait dépôt de munitions sur le passage des colonnes insurrectionnelles de manière à n'être distribuées qu'au moment décisif. Les journées

des 12 et 13 mai.

Le 12, vers midi, un conseil de guerre se tient dans u n cabinet du restaurateur Philippe. Dans des salles de marchands de vins ou dans des logis particuliers du quartier, des groupes sont déjà rassemblés, composés principalement de jeunes ouvriers en costume de travail, quelques-uns, en habits de fête, tous à la figure résolue et qui, paraissent être dans l'attente d'un grand événement ou d'un signal 87. A une heure, les « printemps » font savoir que l'ordre du Comité est de se masser rue Bourg-l'Abbé et Neuve-Bourg-l'Abbé mais rien ne transpire du but de l'entreprise. Toutefois, à la même heure, l'une des « semaines » sait à quoi s'en tenir. Le fait mérite d'être rappelé. Cette « semaine » composée « de jeunes gens d'une condition supérieure », attendait des instructions dans un café du coin de la rue Mandar et de la rue Montorgueil 88. Il y avait là, notamment, Napoléon Gallois, rédacteur du Journal du peuple, Dupouy, homme de lettres, Noyer, propriétaire. Survinrent Blanqui, Barbès, Martin Bernard, Quignot, Meillard et Nétré. C'est alors que Blanqui, s'adressant aux jeunes gens leur aurait dit : « Vous savez de quoi il s'agit, nous allons en découdre ». Et comme ces paroles sybillines n'auraient pas été comprises, il aurait ajouté : « Oui, dans un moment, nous nous battrons ». 35. Réponse

du citoyen

Blanqui,

36. DE LA HODDE,, p . 242-243.

recto, 3 col.

37. DE LA HODDE, Histoire des sociétés secrètes, in-8, p. 239-240. — L. NoufiuÈs, p. 2 6 5 . 38. Au coin de la m e Mandar et au 59 de la rue Montorgueil se trouve actuellement un épicier. Mais à l'autre coin (57 de la rue Montorgueil) se trouve encore un café, le « Bar des Sports ».

196

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

C'est après cet avertisement, suivi d'un engagement d'obéir de la part des jeunes, que le Comité, les « printemps » et le groupe se dirigèrent vers la rue du Bourg-l'Abbé, en se scindant pour ne pas donner l'éveil. Là, tous entrèrent dans un café où ils conversèrent exprès sur des sujets sans importance. Pendant ce temps, Blanqui allait s'assurer que rien d'anormal ne se passait du cj5té de la Préfecture de police. Il constata qu'il y régnait le calme et la sécurité. Aussi, quand il revint : « Tout va bien, dit-il, pas un chat n'a l'éveil ». A ce moment, il est un peu plus de deux heures et demie. Les chefs sortent du café. Il fait un soleil magnifique. Au grand étonnement des passants et promeneurs, des groupes débouchent de la rue Saint-Martin, de la rue Saint-Denis et des rues avoisinantes, formant une foule qui grossit à vue d'oeil 89. Comment se comportent ces hommes qui savent maintenant de quoi il est question, soit qu'ils aient été prévenus directement, soit qu'ils l'aient appris sur le terrain même des opérations ? Certains montrent de l'animation et de l'énergie 40. Ils sont calmes en général et Blanqui dira plus tard en parlant de l'un d'eux : [Béasse] comme les autres, avait mis sous clé sa pétulance naturelle Ces hommes sentent que l'heure est grave. Blanqui l'a bien montré : On eàt en vain, dans leurs groupes silencieux et mornes, cherché un signe d'effervescence et de tumulte, prêté l'oreille pour recueillir un cri, une imprécation. Les lanques étaient muettes parce que les armes allaient parler Bientôt, toujours rue Bourg-l'Abbé, les chefs se font reconnaître. Ils indiquent l'objectif visé. Ensuite, on n'est pas très fixé sur ce qui se passe. Blanqui aurait donné le signal de l'émeute en attachant un mouchoir rouge au canon d'un pistolet et en criant : « Marchons ! » 43. Selon une autre version, c'est Martin Bernard qui, en levant les bras, se serait écrié d'une voix forte : Aux armes t, cri qu'auraient répété deux collègues et la petite troupe qui les accompagnait 44. Enfin, d'après l'insurgé Nouguès, Barbès, armé le premier, aurait crié : Vive la République l en entraînant une partie des affiliés 4®. Combien ont répondu à l'appel ? Ici, les estimations diffèrent. A la revue, d'après les rapports officiels, il y aurait eu cent cinquante à deux cents présents. Le Messager donne « trois cents individus 3 9 . DE LA HODDE, p . 2 4 0 - 2 4 1 . — Rapport

éd. Charpentier, p. 74.

Merilhou.



G . GEFFROY,

4 0 . DE LA HODDE, p . 2 4 1 .

41. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A. 9 580. Procès d e Blois. 42. Ibid. 4 3 . G . GEFFROY, p . 7 4 . — EUG. DE MIRECOURT, Blanqui, 4 4 . DE LA HODDE, p . 2 4 1 . 4 5 . L . NOUGUÈS, p . 2 6 6 .

3 " é d . , p. 1 6 .

L'Enfermé,

La Prise d'armes du 12 mai 1839

197

environ rue Bourg-l'Abbé ». Différents journaux fixent à peu près à quatre cents le nombre des insurgés qui attaquèrent le poste du Palais de Justice. Le texte officiel donne en tout six à sept cents conjurés. Le document Taschereau est contradictoire. Il dit que « six cent cinquante hommes environ sont venus au rendez-vous » et, plus loin, qu'au premier moment de la prise d'armes, il s'est présenté à peu près huit cent cinquante hommes. De la Hodde écrit : Un homme sachant compter les têtes d'une masse confuse aurait porté à cinq ou six cents le nombre de sectionnaires présents *e. Lacambre donne douze cents hommes comme ayant répondu à l'appel, mais reconnaît qu'à l'heure où Barbès arriva avec les munitions, plus de la moitié étaient partis 47. Quant à Blanqui, dont l'évaluation mérite plus spécialement d'être retenue, il affirme que le 12 mai 1839, à deux heures après-midi, cinq cents hommes allaient prendre les armes 48. De toute façon, on est loin du millier de sectionnaires sur lequel Blanqui croyait pouvoir compter. Le gros des insurgés se trouve rassemblé comme il a été prévu dans la rue Bourg-l'Abbé, en face le passage Saucède (aujourd'hui disparu), devant le magasin d'armes des frères Lepage sur lequel on se précipite. La porte du magasin résiste aux coups redoublés. Quelques insurgés, par une fenêtre donnant sur la cour, pénètrent dans l'armurerie et attaquent la porte de l'intérieur. On frappe dessus à coups de hachettes, puis les pierres attenantes sont atteintes. L'une d'elles se détache. La porte cède. On entre. Barbès et Blanqui distribuent environ, cent cinquante fusils de chasse par les fenêtres du rez-de-chaussée. On s'empare de pistolets et de capsules. Au même moment, une caisse pleine de munitions est descendue d'une maison voisine par Martin Bernard et Quignot. On l'ouvre, on la vide de son contenu. Puis Barbès court tout près, rue Quincampoix. La locataire du logement où est déposée la caisse de cartouches est absente. Aidé de quelques hommes, Barbès enfonce la porte et procède à la distribution. Quand il revient rue du Bourg-l'Abbé, il trouve Blanqui aux prises avec des mécontents qui se plaignent du désordre, du manque de plan, prononçant même le mot de trahison 49. D'après de La Hodde, Martin Bernard aurait été interpellé aussi par les sociétaires voulant connaître à tout prix, selon une promesse d'ailleurs faite, les personnages importants se joignant à l'insurrection. Martin Bernard aurait répondu tout en courant joindre ses collègues : 4 6 . L. NOUGUÈS, p .

266.

47. Papiers inédits de LACAMBRE. 48. Bibl. nat. mss. Blanqui, N.A. 9 580. Procès de Blois. 49. Rapport Mérilhou. — L. BLANC, Histoire de dix ans, t.V, p. 376. — G. GEFFROY, p . 74. —

La

Presse,

13.5.1839. —

D E LA HODDE, p .

243.

198

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

Le Comité, c'est nous ! Nous sommes à votre tête comme nous l'avons promis. Il y a d'autres membres qu'une proclamation va faire connaître. Cette réponse trop vague n'aurait pas satisfait, aurait même désappointé bon nombre de sectionnaires qui se seraient mis à l'écart «o. Lacambre reconnaît qu'au moment où Barbès revint, Blanqui cherchait à donner des ordres, à arrêter les désertions qui commençaient, à « vouloir organiser la cohue », tâche difficile, presque personne ne le connaissant. Tout le monde criait. Tout le monde voulait commander, personne obéir. Ici se place une altercation assez vive et symptomatique entre Barbès et Blanqui que personne jusqu'ici n'a signalée. Barbès accusa Blanqui d'avoir laissé partir le monde, Blanqui accusa Barbès d'avoir par ses lenteurs, découragé tout le monde et causé le départ des pusillanimes et des traîtres 61. En fait, il y avait alors des sociétaires défaillants, d'autres comme Nouguès, tristes, sombres, obéissaient par devoir, regrettant « d'en venir à cette extrémité », tandis que certains comme Petit Bernard étaient « tout rayonnants de joie et d'enthousiasme » B2. Quoi qu'il en soit, il est plus de trois heures et il n'y a plus de temps à perdre, car il faut enrayer les défections et gagner de vitesse la police déjà prévenue B3. Les faits nouveaux commandent de changer le plan d'opération primitif communiqué auparavant sur place par Blanqui aux insurgés. Blanqui propose à Barbès d'abandonner la marche sur la Préfecture de police, de se contenter de marcher ensemble sur l'Hôtel de Ville. Mais Barbès s'emporte et se tournant vers les insurgés « Qui m'aime me suive ! » s'écriet-il. Le gros avec élan, suit Barbès plus connu, plus expansif, plus populaire que Blanqui. Le reste forme deux colonnes conduites par Blanqui et Martin Bernard. Ceux qui suivirent Blanqui, d'après un témoin « étaient tout d'abord impuissants par le nombre et n'étaient pas animés des meilleures dispositions » 64. La colonne Barbès part de la rue Quincampoix en direction des quais sans attendre la réunion des autres colonnes, ce qui la sépare du reste de la troupe empruntant les rues Saint-Martin, des Arcis et la place Mibray. On entend des chants républicains et les cris de A bas Louis-Philippe ! Vive la République ! 65. Comment réagit la foule ? 50. DE LA HODDE, p. 241-242.

51. Papiers inédits de LACAMBRE. 52. VINÇARD AÎNÉ, Mémoires

épisodiques

d'un

vieux

chansonnier

saint-simo-

nien. p. 231. 53. « L'arrestation de BARBÈS d'après le rapport du sergent Niclasse » , dans Annales

historiques

de la Révolution

française,

a n n é e 1930, p . 370-374.

54. Papiers inédits de LACAMBRE. 55. Document

Taschereau.



L . BLANC,

Ibid.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

199

Nouguès écrit : Au bruit de ce soulèvement soudain, la cité entière habillée et prête à sortir pour la solennité du dimanche, demeura frappée de stupeur. Il ajoute, parlant de ses camarades insurgés : La présence de ces enfans perdus de l'Egalité était partout applaudie du Peuple qui les admirait sans les comprendre. Nul ne se leva donc pour eux; ils demeurèrent seuls et isolés dans le cercle redoutable qu'ils avaient tracé autour d'eux... f*. Le rapport officiel parlant des « factieux » dit que « leurs rangs ne se sont point recrutés » 67. Les journaux gouvernementaux relatant les faits, noteront les jours suivants « le bon sens de la population ». Cela signifie que l'émeute se déroule dans une atmosphère d'indifférence, que les passants ne suivent pas le mouvement, qu'en général ils font le vide autour des insurgés. Néanmoins, il serait imprudent de considérer cette affirmation d'une façon absolue. Il est sûr que les colonnes insurrectionnelles se grossissent en route d'éléments sympathisants, mais le document Taschereau exagère beaucoup quand il énonce : Nous avons recruté dans la population un nombre de combattants au moins égal au nôtre. En sens contraire, diverses personnes vont renseigner la police 68 et il est intéressant de noter qu'un homme comme Bûchez, l'ancien fondateur de la Charbonnerie française, fidèle à son refus de participer aux émeutes depuis la révolution de juillet, croit devoir prendre place à la tête de son peloton de la garde nationale, face aux insurgés. Dans une lettre à Lacordaire il considère au surplus comme des « ennemis c'est-à-dire des hébertistes ou des babouvistes » les hommes qui ont pris les armes. Ce n'est pas mal juger de l'esprit de la prise d'armes. Bûchez ajoute aussi : La Monarchie n'a rien gagné à tout cela, elle menace ruine, la désaffection marche avec une vitesse extrême; le mécontentement est presque universel; les amis du pouvoir prédisent sa chute... enfin la venue d'une révolution préoccupe les esprits s°. On note aussi que le chansonnier saint-simonien Vinçard aîné qui demeurait passage Saucède, près de la rue Bourg-l'Abbé, et qui était sorti au bruit du tumulte, non seulement ne participa point au mouvement mais, soucieux d'éviter toute « lutte fratricide », 5 6 . L . NOUGUES, p .

266.

57. Rapport Mérilhou, 1™ série : «Faits généraux», p. 8. 58. C'est ce qui résulte du rapport du sergent Niclasse. 5 9 . ARMAND C U V I L L I E R , PJ. Bûchez et les origines du socialisme p. 61.

chrétien,

200

Auguste

Blanqui des origines à la

Révolution

reprocha à Petit Bernard — qu'il connaissait — sa joie et son enthousiasme 60. Quoi qu'il en soit, arrivée au bord de la Seine, la colonne Barbés suit le quai de Gesvres, traverse le pont Notre-Dame, le quai aux Fleurs et arrive au poste du Palais de Justice. Là elle se heurte ou tout au moins une partie de la colonne — trente à trente-cinq hommes d'après Barbès — à un piquet de garde municipale composé de vingt cavaliers en armes. Les gens de Barbès disent à ces soldats que le gouvernement de Louis-Philippe est renversé et les invitent à fraterniser au nom de la République. Mais l'officier commande à ses soldats rangés en bataille de faire feu. Alors, du côté des émeutiers part le cri : « Si vous bougez, vous êtes morts ». Comme l'officier crie de nouveau « Feu ! » en agitant son sabre, ce commandement provoque en sens contraire une décharge préventive. Le lieutenant Drouineau atteint par des coups de feu partis de droite et de gauche tombe mortellement frappé, et cinq de ses hommes tombent à leur tour, des insurgés également 61. Finalement, le poste est pris. La colonne Barbès s'empare du poste, puis continue sa route, mais elle ne peut s'emparer de la Préfecture déjà en état de défense et dont tous les appartements et issues sont gardés par des petits postes disposés là par le préfet. Le piquet de garde aidé par le général Duchand, gouverneur de Vincennes, qui passait là en civil et qui venait de s'emparer du cheval d'un des gardes mis hors de combat, poursuit la colonne Barbès. De nouveaux coups de feu sont tirés rue de Jérusalem. Repoussés rue de Planche-Mibray, des insurgés se retranchent derrière une barricade. Barbès est contraint de se replier place du Châtelet où il tente de prendre le poste. Mais la garde municipale étant arrivée, ainsi que des troupes de ligne, il échoue encore Pendant que se passent ces échauffourées dans la Cité et place du Châtelet, le deuxième tronçon commandé par Blanqui et Martin Bernard s'empare du poste de l'Hôtel de Ville. Il y aurait même eu là, à ce moment, un acte de fraternisation. A moins, naturellement, qu'il faille interpréter ce geste comme « un acte pénible de soumission à la nécessité ». L'un des insurgés s'est avancé vers le capitaine, lui a tendu la main et a reçu la sienne ®9. Maîtres du poste de l'Hôtel de Ville, les insurgés mettent les abords de l'édifice en état de défense, surtout du côté du quai Pelletier, à l'aide de deux omnibus renversés et mis en travers. Mais bientôt les troupes arrivent, le tambour bat. Plusieurs pelotons de 60. Vinçard, p. 23.

61. Rapport Mérilhou, Débats du premier procès. — La Contemporaine, n° cité, p. 147. 62. Rapport Mérilhou, 1™ série : «Faits généraux». — G. Sencier, p. 130. — Journaux divers. 63. Rapport Mérilhou, Ibld., p. 87.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

201

gardes municipaux à pied et à cheval s'avancent sur la place de Grève. Les insurgés se portent au-devant d'eux. Un combat s'engage. Tour à tour, insurgés ou loyalistes occupent une partie du bâtiment municipal. Entre temps, Barbés, qui est arrivé du Châtelet, a lu d'une voix ferme la proclamation du « gouvernement provisoire » du haut des marches de l'Hôtel de Ville, et des détachements ont été envoyés pour prendre les mairies d'arrondissement et s'emparer de nouveaux postes. Le marché Saint-Jean est enlevé après un combat qui coûta la vie aux dix soldats composant le poste. La mairie du VIIe est enlevée aux gardes nationaux, dont les armes sont saisies aux cris de Vive la République ! A bas Louis-Philippe ! Dans le quartier SainteAvoye, plusieurs boutiques d'épiciers et de quincaillers sont envahies : on y prend des barres d'acier, des merlins, des pierres à fusil, un fusil de garde nationale 64. A ce moment, un certain nombre de républicains s'étant répandus entre la rue Saint-Martin et la rue Saint-Denis, plus de dix barricades se dressent dans ce quartier populeux. Les insurgés y sont maîtres de tous les passages. La charge est battue des deux côtés à la fois; par un tambour insurgé et par des tambours de la garde nationale qu'escortent un brigadier et six gardes. Vers quatre heures, sur le quai de Gesvres, l'armurerie Leybre est mise à sac. Les insurgés portent un sérieux effort sur la mairie du VIe, rue Saint-Martin. Ils marchent en armes avec deux tambours à leur tête, mais ne peuvent s'emparer de l'édifice 65. Vers cinq heures, l'état-major de la place alarmé par le général Duchand, est parvenu à rassembler des forces importantes : un peu de garde nationale, surtout des troupes de ligne et de la garde municipale. Le poste de l'Hôtel de Ville, la mairie du VII% le poste du Palais de Justice sont repris. Le poste du Châtelet est dégagé et le centre primitif de l'émeute se trouve reserré et bloqué. Mais tout n'est pas fini. De cinq à huit heures les insurgés, s'appuyant sur le quartier d'où l'émeute est partie, déplacent le centre de gravité du mouvement et s'infiltrent peu à peu dans le cœur de la ville. Ils poussent une pointe du côté du Palais-Royal, dressent une barricade à l'entrée de la rue de l'Arbre-Sec, en même temps qu'ils forcent et remplissent les maisons voisines. Sous la protection de vedettes placées aux carrefours et aidés par des enfants de quatorze à quinze ans, ils construisent une barricade au coin de la rue Montorgueil et de la rue Tiquetonne en dépavant la rue. Us s'éta64. Rapport Mérilhou. 65. Ibid. — Annales historiques G . SENCIER, p. 1 2 8 .

de la Révolution

française,

1930, n° cité. —

202

Auguste Blanqui

des origines à la

Révolution

blissent solidement dans le quartier du Temple, notamment au carrefour de la rue Pastour où plusieurs sous-officiers et soldats furent tués et blessés. Sur la place des Italiens, un groupe d'insurgés arrête et blesse également de deux coups de fusil à bout portant le lieutenant-colonel Pelion, aide de camp du ministre de la Guerre. Sur un grand nombre de points, d'autres groupes essaient d'élever des barricades ou bien tirent sur les forces gouvernementales, soit de la chaussée, soit des étages. Aussi, La Presse du 15 mai pouvait noter qu'à la hauteur du n° 262 de la rue Saint-Denis, de nombreuses traces de balles avaient mutilé la façade des maisons. Vers six heures, une nouvelle armurerie est pillée rue du Roule 6S. En deux endroits, la lutte est particulièrement âpre : à la barricade Greneta et à la barricade Saint-Magloire. La barricade Greneta s'élevait à l'angle des rues Saint-Martin et Greneta, en face l'église Saint-Nicolas-des-Champs. Elle était formée en grande partie avec des bancs, des tables et des tonneaux vides enlevés chez les marchands de vins des numéros 1 et 4 de la rue Greneta. Blanqui et Barbès participèrent à sa défense. Le rapport officiel note : « Les chefs les plus résolus et les sectionnaires les plus ardents défendaient cette barricade qui se liait à un grand nombre de retranchements de cette nature élevés dans tout ce quartier » C'est là que fut tué Maréchal, ancien élève de l'école d'Angers, c'est là aussi qu'Austen, surnommé « le Polonais » se battit avec un tel acharnement que son exemple fit l'effet d'un aiguillon sur les insurgés. Il reçut un coup d'épée dans le sein et des coups de baïonnette, tomba, mais la mort, comme dit Louis Blanc, ne semble pas avoir voulu de lui. A la suite d'une longue fusillade qui réduisit le nombre des défenseurs à sept ou huit, les gardes municipaux commandés par le lieutenant Tisserand et quelques gardes nationaux chargèrent à la baïonnette. A ce moment, Barbès atteint d'une balle à la tête était hors de combat, et même considéré comme 'mort par ses compagnons. Devant la violence de la charge, Blanqui et ses hommes furent contraints de se replier. Mais ils se ressaisirent un moment après, rallièrent d'autres insurgés et purent, en repoussant la garde municipale, reprendre la barricade. Cette victoire fut de courte durée. Accablés par le nombre et criblés de balles, les insurgés cédèrent à nouveau et reculèrent rue Bourg-l'Abbé et rue aux Ours où des barricades furent enlevées sans coup férir par la troupe. Une nouvelle résistance s'organisa au passage Beaufort 67 fermé par une grille et surtout aux deux barricades élevées l'une 66. Rapports officiels, — Journaux, notamment Le Courrier National,

15 mai. —

français

et Le

G. SBNCIER. p . 1 2 8 .

67. Disparu aujourd'hui. Il joignait la rue Quincampoix à la rue Salle-auComte.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

203

rue Saint-Magloire, l'autre à l'angle des rues Saint-Magloire et Saint-Denis 68. Ces barricades étaient fortement établies grâce à du matériel enlevé chez les marchands de vins et surtout à des voitures renversées et à des camions provenant de l'établissement de roulage Bourget. Un grand nombre d'insurgés occupèrent ces barricades qui ne furent prises qu'après plusieurs attaques meurtrières au cours desquelles un lieutenant trouva la mort. L e colonel du 53* de ligne et un capitaine de la garde nationale furent blessés à cet endroit. C'est seulement à huit heures et demie que les insurgés furent chassés de ces retranchements 69. Déjà, à cette heure, les communications étaient vraisemblablement rétablies un peu partout n . On nota toutefois la présence d'individus armés à une heure plus avancée de la nuit aux environs de la Bourse, rue des Colonnes. Quelques coups de feu furent même dirigés sur les gardes nationaux et soldats du poste de la rue Jonquelet 71. C'est seulement à onze heures du soir, aux dires des journaux, que les émeutiers furent définitivement débusqués de toutes leurs positions. Des détachements armés parcoururent la zone de l'émeute durant le reste de la nuit avec ordre d'arrêter et de fouiller tous les individus suspects. L e bruit ayant couru que les insurgés voulaient s'emparer du Palais-Royal pour y faire une base d'opérations contre les Tuileries, les autorités profitèrent de la nuit pour amener six pièces d'artillerie dans la cour du Carrousel. C'était là précaution qui pouvait paraître superflue. L'émeute était, en somme, vaincue. Aussi le lendemain matin à six heures, le prince royal, après avoir passé la revue des troupes occupées la nuit, donnait l'ordre de les renvoyer dans leurs quartiers. Mais cet ordre venait à peine d'être exécuté qu'une barricade, défendue par des hommes armés en blouse, surgit au marché des Innocents. Cette barricade, qui coûta la vie a deux insurgés, ne tint pas longtemps, mais elle échauffa suffisamment les imaginations pour déclencher une nouvelle émeute, une émeute sortant cette fois directement, semble-t-il, de la volonté populaire. Peut-être les patrons qui n'avaient pas réouvert leurs ateliers firent-ils inconsciemment le jeu des républicains ? Toujours est-il qu'aux nombreux curieux qui s'étaient répandus dans les rues se joignirent des ouvriers mécontents ou opposants. De midi à quatre heures, la rue Saint-Honoré, le quartier des Halles, le cloître Saint-Merry, les rues Saint-Denis et Saint-Martin, le quartier Saint-Louis furent le théâtre d'une agitation qui obligea la force 68. Rapport Mérilhou. — Rapport Niclasse. — J.-F. Dupont, « Sur les événements du 12 mai 39 » , dans L'intelligence, f é v r i e r 1840. — L. BLANC, t.V, p. 382. 69. Gazette des Tribunaux, 13-14 j a n v i e r 1840. 70. Annales historiques de la Révolution française, ibid., p. 373. 71. Gazette des Tribunaux, 13-14 j a n v i e r 1840.

204

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

armée à faire évacuer des rues et même à prendre position dans des maisons situées aux points les plus vulnérables. On éleva des barricades un peu partout. Il y eut velléité d'attaque contre la caserne des Minimes et des échauffourées dans le quartier des Halles. Devant Saint-Merry, une barricade fut plus obstinément défendue que ne l'avaient été les autres. De là, le corps d'un insurgé transformé en trophée de révolte fut transporté jusqu'à la place Maubert. Il fallut une charge de cavalerie pour disperser la foule hurlante qui avait suivi le cadavre. Enfin, des incidents eurent lieu plus haut, à l'Ecole polytechnique, où des insurgés qui s'y étaient portés dans le but d'entraîner les élèves, se heurtèrent aux grilles. Il y eut là non pas échange de coups de fusils, comme le rapporte les Débats, mais des paroles amicales. Les élèves invitèrent les insurgés à se retirer, arguant qu' « étant restés étrangers à ces débats ils ne pouvaient y prendre part ». Si trois des insurgés restèrent sur place en cet endroit, ce ne fut qu'à la suite des charges de la force publique. C'est seulement à onze heures du soir que les troupes purent regagner leur quartier 72. Bilan de

l'insurrection.

Le bilan de ces deux journées fut sévère. On estime à plus de deux cents les arrestations qui furent opérées. La garde municipale avait beaucoup souffert. Le colonel Ballon, du 53" régiment de ligne était grièvement blessé. Des gardes nationaux se trouvaient atteints 7S. Les insurgés, de leur côté, perdaient un grand nombre des leurs. Sans doute, Nétré qu'on disait tué, était parvenu bien portant en Angleterre 74, mais quatre chefs de groupe, tous estimés dans l'association pour leur intelligence et la fermeté de leurs convictions succombèrent. C'étaient Jublin, tué place du Châtelet, presqu'au début de l'insurrection; l'ouvrier chapelier italien Ferrari et Dantan, tués dans les escarmouches du quartier Saint-Martin; Maréchal tombé le soir sur la barricade Greneta à côté de Barbès 76. De la Hodde 78 donne une cinquantaine de tués. Cette estimation ne semble pas exagérée. Le Messager du mardi suivant annonçait quatorze morts rien qu'à la Morgue. Sur les soixante-neuf blessés, dont vingt militaires, admis à l'Hôtel-Dieu, à peu près la moitié succombèrent. Il en mourut certainement dans les autres hôpitaux. Signalons, en passant, le sursaut d'humanité de Louis Nouguès. 72. La Presse, Le National, le Messager, les Débats des 14,' et 15 mai. 73. Journaux divers dont La Gazette des Tribunaux. 74. Réponse du citoyen Auguste Blanqui, recto, 3* col. 7 5 . L . N O U G U È S , op. cit„ p. 1 , notes. 76. La Naissance de la République, 5* éd., p. 9.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

205

Place Baudoyer, après avoir sommé le poste d'infanterie de se rendre, et la troupe ayant résisté, Nouguès tira et blessa un soldat. En le voyant tomber à la renverse, Nouguès, jetant son arme, courut vers lui, le releva et fit tout pour le secourir. Le jury tiendra compte plus tard de ce geste généreux. Le nombre des blessés s'élevait le lundi 13, vers la fin de l'aprèsmidi, à cent quatre-vingt-dix. Il y en avait une quinzaine à SaintAntoine, deux à la Charité, deux à la Maison royale de Santé, dixhuit militaires au Val de Grâce, une quarantaine (civils et militaires) à Saint-Louis. C'est à cet hôpital que fut conduit Barbés, arrêté le 12. Il devait être écroué le lendemain à la prison du Luxembourg. Les deux autres chefs de la Société des Saisons, Martin Bernard et Blanqui, étaient parvenus à s'échapper, ainsi qu'un nombre important de sectionnaires. Le premier devait être arrêté le 21 juin, le second quelques mois plus tard. Le contenu prolétarien de ces deux journées est attesté par ce fait que la presque totalité des blessés admis dans les hôpitaux se composait d'ouvriers : tourneurs, menuisiers, graveurs, maçons, etc... 77. On sait, du reste, que la Société des saisons était essentiellement prolétarienne. Les relations des journaux donnent bien l'impression que les hommes en blouses et en casquettes dominaient. Tout ce qui a des habits, expliquera plus tard le document Taschereau, ne se bat guère; le nombre des hommes à habits qui se mêle d'insurrection est très petit. Parmi ces hommes en tenue d'ouvriers, on remarquait un pantalon garance, ce qui ne laissait pas d'intriguer. C'était le cordonnier Hendrick, ancien chasseur d'Afrique, qui était descendu de son garni dès les premiers coups de feu, ne prenant même pas le temps de se rechanger 78. La plupart des insurgés étaient jeunes. L'imprimeur Nouguès, le tabletier Lemière avaient vingt-trois ans : c'était, semble-t-il, l'âge moyen 79. Louis Blanc a tracé le vivant portrait de quatre de ces jeunes gens « à la démarche altière et au visage irrité », qui passèrent le 12, rue de la Paix, le fusil sur l'épaule, se rendant à l'appel des premiers coups de feu 80. Les tout jeunes n'étaient pas rares, tel ce Noël Martin, «véritable enfant de Paris, insouciant et brave », qui devait payer de cinq ans de réclusion son attitude à la fois audacieuse et naïve devant la Cour des pairs 81. En arrivant au Dépôt, après son arrestation, Nouguès vit s'ébattre dans leur insouciance, une dizaine de conspi77. Rapport 78. Ibid. 79. Ibid.

Mérilhou.

80. L . BLANC, t. V , p. 378.

81. Ibid., p. 382.

206

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

rateurs de douze ans, « à la mine hardie, éveillée, au tablier bravement retroussé jusqu'à la ceinture » . Ils jouaient à la toupie, au bouchon, ils patinaient sur la dalle 82. Quelle était l'origine géographique, d'où provenaient tous ces hommes intrépides ? L e plus fort contingent se composait tout naturellement de « Parisiens de Paris » , élevés, bercés à l'école de l'insurrection. Mais Paris, c'est l'immense creuset où les provinciaux viennent en masse se fondre, plus particulièrement ceux des régions voisines de la capitale. Ce n'est pas par hasard qu'on relève, par exemple, sur les listes d'inculpés, les noms de Guilbert, corroyeur, natif de Breteuil, et de Philippet, cordier, natif de Crèvecœur-le-Petit, localités du département de l'Oise 83. Il en venait de bien plus loin car, ce qui frappe dans cette prise d'armes, ce n'est pas seulement son caractère prolétarien, c'est son caractère internationaliste. Côte-à-côte, fraternellement, combattirent en tant que républicains-socialistes, poursuivant le même objectif d'émancipation prolétarienne, affiliés des Saisons et membres de la Fédération des Justes. On ne peut affirmer que Weitling, principale tête de la Fédération des Justes, prit part personnellement à la prise d'armes 84, mais l'on ne saurait passer sous silence la participation de quelquesuns des membres, et même des membres actifs de cette organisation. En premier lieu, il convient de citer Rudolf-August-Florenz Austen, ce jeune homme « aux longs cheveux flottants » qui se conduisit si héroïquement à la barricade Greneta « qu'on en parlait beaucoup dans le moment du combat et après » 85. C'était un ouvrier bottier de vingt-trois ans, natif de Dantzig, de nationalité polonaise et parlant à peine le français. Tout enfant, en 1831, il avait pris les armes pour l'indépendance de son pays. Blessé à Praga et à Ostrolenka, il avait pu gagner la France après la prise de Varsovie, au prix de toute une odyssée de misères 86. Ayant survécu à ses fortes blessures du 12 mai, il comparut en justice en même temps que Barbès et fut condamné à quinze ans de détention. Daniel Mayer, ferblantier, né à Deux-Ponts, qui fut condamné à la même peine, avait pris part à l'attaque de la mairie du VII e . Druy, âgé de trente ans, tailleur-coupeur né à Lara (Dalmatie), comparut en même temps que Blanqui. Il avait appartenu à la Société des droits de l'homme. Aux premiers coups de feu, malgré les prières de sa femme et les larmes de ses enfants, n'écoutant que son devoir d'insurgé, il se rendit rue Tiquetonne et rue Montorgueil 82. L . NOUGUÈS, p . 17-18. —

VINÇARD, p .

231-231.

83. Rapport Mérilhou. 84. La biographie de Weitling par F. CAILLÉ est muette à ce sujet (p. 12). De même le chap. 2 roulant sur Weitling du travail d'HANS MUHLESTEIN, Utopisme prolétarien et humanisme marxiste avant 18i8, Paris-Davos, 1947. 85. L . BLANC, t. V ,

p.

382.

86. MARTIN BERNARD, Dix

ans de prison

an Mont-Saint-Michel,

p. 54.

207

La Prise d'armes du 12 mai 1839

pour participer à l'action jusqu'à ce qu'il f û t blessé. Plusieurs autres membres de la Fédération des Justes inscrits sous de faux noms à l'Hôtel-Dieu, y moururent de leurs blessures. Karl Schapper et Heinrich Bauer purgèrent de la prison préventive, avant de s'exiler à Londres. Joseph Moll et W o l f r u m s'enfuirent 87. On retrouve les quatre premiers dans les groupements communistes qui précédèrent la Ligue communiste de Marx 88. Quant à Weitling, après qu'il eut rassemblé les débris de son groupement écrasé dans l'affaire au même titre que les Saisons, il f u t contraint de se réfugier en Suisse 89 .

Premier procès devant tion de Blanqui.

la Chambre

des pairs — Fuite et

arresta-

En vertu d'une ordonnance de mise en accusation en date du 14 mai 1839 signée du roi, la Chambre des pairs transformée en Cour de justice dut procéder « sans délai au jugement des individus qui ont été ou qui seront arrêtés comme auteurs, fauteurs ou complices des attentats du 12 et 13 mai ». Barbès, Martin Bernard et dix-sept autres insurgés comparurent devant la Chambre des pairs, siégeant au Luxembourg le 27 juin. Barbès état personnellement rendu responsable du meurtre du lieutenant Drouineau. Emmanuel Arago et Dupont de Bussac le défendaient. Il refusa de répondre à l'interrogatoire sur les faits généraux et, par des dénégations très nettes et réitérées, se disculpa du crime dont il était accusé 90. On le condamna à mort; Martin Bernard fut condamné à la déportation, Mialon aux travaux forcés à perpétuité; les autres peines variaient de quinze ans de détention à deux ans de prison. Quatre accusés se trouvaient acquittés (12 juillet). La condamnation à mort de Barbès provoqua une violente agitation. Des manifestations d'ouvriers et d'étudiants se déroulèrent, des pétitions furent portées à la Chambre, un complot f u t même organisé par les débris des Saisons pour délivrer Barbès. Lamartine, Victor Hugo intervinrent personnellement. Le f u t u r auteur des Misérables, alors monarchiste, et dans toute sa gloire poétique, prenant prétexte de la mort récente d'une fille du roi et de la naissance d'un petit prince, lança ce beau quatrain pour obtenir la grâce : Par votre ange envolé ainsi qu'une colombe, 8 7 . Rapport Mérilhou. — C H . A N D L E R , Le Manifeste communiste, introduction historique, pp. 31-32. 88. Correspondance Marx-Engels, Molitor édit., t. I, p. 151. 89. F. CAILLE, Wilhelm Weitling, pp. 12, 13 et passim. 90. D'après le témoignage d'Emmanuel Arago, il est sûr que Barbès n'a pas tué le lieutenant Drouineau. D ' A L T O N - S H É E , Aies mémoires, t. I, pp. 329-330.

Auguste

208

Blanqui des origines à la

Révolution

Par le royal enfant, doux et frêle roseau, Grâce encore une fois ! Grâce au nom de la tombe ! Grâce au nom du berceau ! Finalement, la peine de Barbès fut commuée par le roi en travaux forcés à perpétuité 91. Pendant tous ces événements, Blanqui ne cessait d'être recherché. Les préfets saisis d'une circulaire du Directeur de la police du royaume, Alexis de Jussieu (17 mai), mettaient en branle tout l'appareil administratif. L'arrestation, soulignait la circulaire, « est de la plus haute importance ». Au cas où elle serait opérée, il était recommandé de conduire Blanqui à Paris, en voiture, sous la surveillance d'un sous-officier de gendarmerie et de deux gendarmes qui « sous aucun prétexte » ne devaient le perdre de vue, l'homme étant « plein d'adresse, de vigueur et d'audace » et une évasion étant à craindre. Le signalement de Blanqui lui donnait « l'air sardonique » et envisageait le cas où « il pourrait être accompagné de sa femme, grande maigre assez jolie, mais très fatiguée ». Malgré l'alerte donnée aux maires dans certains arrondissements et la surveillance des voitures publiques de toute espèce, Blanqui demeurait insaisissable 92. Cependant, le zèle de la police provoqua des incidents. C'est ainsi que le 13 juin, dans la soirée, une dizaine d'agents pénétrèrent dans le domicile d'une dame Cunq, à Saint-Germain-en-Laye, dans le but d'arrêter Blanqui. Cette opération policière illégale n'aboutit qu'à provoquer la double protestation du maire de la ville et de l'avocat Sebire 9S. Un peu plus tard, en juillet, un détenu des Andelys dénonça le prétendu passage de Blanqui, au même lieu et sa fuite sur Gisors en cabriolet. Mais il s'avéra que cette révélation, transmise au garde des sceaux, n'avait eu pour but que d'appeler l'attention pour obtenir l'indulgence des autorités 94. Quatre mois, Blanqui put se dérober. On le signalait d'un peu partout. Ainsi l'ambassadeur de France en Suisse prétendait qu'en juillet le fugitif avait séjourné près de Bâle, à Augst et qu'il s'était rendu à Bienne pour prendre contact avec plusieurs réfugiés allemands, certains ayant appartenu à la Ligue des bannis. Comme on doit se défier en général des rapports d'ambassadeurs dûs à des agents occultes, on ne peut guère ajouter foi à cette version. En fait, pendant tout le temps où Blanqui demeura insaisissable, il se réfugia — ce qui n'était d'ailleurs pas très indiqué — chez des amis : en premier lieu, rue d'Assas, qui n'était alors qu'une petite voie entre la rue du Cherche-Midi et la rue de Vaugirard, chez David d'Angers, puis 9 1 . JEANJEAN, p p . B B 1 8 / 1 . 376.

92. Archives par Porée. 93. Archives 94. Archives

63-87.



départementales

nationales, nationales,

DE LA HODDE, p .

de l'Yonne,

BB 18/1. 262. BB 18/1. 376.

250.



Archives

nationales,

III, M1, dossiers n° 104, constitué

La Prise d'armes du 12 mai Î839

209

rue des Ecouffes, alors dans le VIIe arrondissement 9B, en plein quartier où l'insurrection avait fait rage. Suivant Victor Hugo — qui tient cette version du chancelier Pasquier — Blanqui serait à la base de son arrestation le 13 octobre 1839. Il aurait fait savoir à Pasquier son projet d'évasion en Suisse, proposant la livraison des deux camarades cachés et recherchés comme lui, moyennant quoi malgré sa méfiance de la police et l'importance qu'on attachait à sa personne, il escomptait recouvrer la liberté 96. Cette version qui fait de Blanqui un traître du plus bas étage en même temps qu'un conspirateur d'une naïveté invraisemblable ne cadre ni avec son attitude au procès postérieur devant la Cour des pairs où sans souci de révélations possibles de Pasquier, président de la Cour précisément, il se montra des plus ferme face au chancelier, ni avec l'attitude de ce dernier qui laissa au vestiaire la version rapportée plus tard à Hugo laquelle eût été pourtant accablante en plein procès. Livré par un traître dont on ignore le nom — un vrai celui-là — Blanqui fut arrêté rue de l'Hôtel de Ville, devant l'hôtel Daumont, au moment où il allait monter dans la diligence de Chalon-surSaône en partance pour la Suisse. Pris à l'improviste, Blanqui éprouva un moment d'hésitation, puis tout-à-coup, rassemblant ses forces, il essaya de se dégager des agents et appela à son aide les personnes qui stationnaient dans la cour en criant : « Au secours, au secours, patriotes ! » 97. Suivant une version, en descendant de la voiture, se sentant perdu, Blanqui chercha à avaler un produit qui ressemblait à du sucre pilé. Le commissaire s'en saisit à l'instant. C'était de l'arsenic. Quelques parcelles même en auraient été absorbées, mais en trop faible quantité paraît-il, pour causer un mal sérieux. Cinq autres personnes qui se trouvaient dans la cour intérieure du bureau de la diligence où elles étaient venues pour faire leurs adieux à Blanqui auraient été mises également en état d'arrestation 98. On dirigea Blanqui sur la Conciergerie. Le préfet de police donna avis au chancelier Pasquier et au procureur général FranckCarré de cette importante capture. Après une courte entrevue entre ces deux magistrats, Franck-Carré fit écrire aux commissaires chargés du procès déféré à la Cour des pairs pour les engager immédiatement à se rendre au Palais de Justice où un premier interrogatoire de Blanqui devait avoir lieu 99 ou plutôt être tenté, car après l'attitu95. Lettre de Marc Vuilleumier du) 8.4.1962. — La Révolution de 1848. Exposition organisée par le Comité national du centenaire, p. 63. — « Les Domiciles de Blanqui », dans La Cité, 17* année, janvier 1918, p. 38. 9 6 . V I C T O R H U G O , Souvenirs personnels 1848-1851, réunis et présenté par HENRI

GUILLEMIN,

p.

9 7 . L O U I S COMBES, pp. 138-139.

98. Journal

228.

Blanqui,

p.

8.



A.

ZÈVAÈS,

Une révolution

manquée,

de l'Oise, n° 84, 19.10.1839. 14

210

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

de de Barbès et Martin Bernard, il n'était pas douteux que Blanqui se renfermerait dans le silence le plus complet. C'est ce qui arriva. Fidèle aux statuts des sociétés secrètes, il refusa de répondre aux questions des commissaires. A l'exception de la reconnaissance de son identité, il observa le plus grand mutisme « laissant intactes, dit le rapporteur de la Cour, toutes les charges que l'instruction a produites contre lui et qui, loin d'avoir diminué depuis l'arrêt de mise en accusation, n'ont fait que se fortifier par le résultat des recherches qui ont suivi » 10°.

Déroulement

du second procès.

Le 23 janvier 1840, la Chambre des pairs se réunit sous la présidence du chancelier Pasquier. Quant au rapporteur, l'une des chevilles ouvrières du procès, la plupart des pairs sinon tous, savaient qu'il se montrerait d'autant plus impitoyable qu'il avait conspiré au temps du carbonarisme et que, nul alors « ne se montrait plus prompt à voter un coup de main » 101. La salle du Luxembourg où se déroulait ce second procès, construite sur l'emplacement même de la salle provisoire où avait eu lieu le procès d'avril, était grande, bien éclairée, mais sa voûte nue aux travaux inachevés lui donnait un aspect glacial. Les trente et un accusés furent introduits à midi, accompagnés chacun d'un garde qui les tenait par le bras. On les plaça sur quatre banquettes en serge verte, aménagées face aux fauteuils des pairs. Leurs défenseurs se trouvaient par devant. Blanqui et Quignot, avec Quarré, Charles, Mouline, Bonnefonds, Piéfort, Focillon occupaient la première banquette. Rien qu'à l'aspect extérieur, il était visible que presque tous ces hommes appartenaient à la classe ouvrière. Leur tenue était calme. Les plus jeunes portaient généralement des cheveux longs; la plupart des autres étaient coiffés « à la malcontent ». Béasse, blessé le 12 mai, se présentait le bras en écharpe 102. Tous les yeux se fixaient sur l'un des plus petits, sinon le plus petit de tous les accusés, maigre, sans barbe et complètement vêtu de noir. C'était Blanqui. Les feux convergents du rapport Mérilhou et de l'acte d'accusation lu par Léon de la Chauvinière, se portaient sur lui. Ces deux pièces capitales en le plaçant « à la tête de l'assocation » en faisaient le principal responsable de la journée du 12 mai. 99. Journal de l'Oise, ibià. 100. Rapport Mérilhou, seconde série : « Faits particuliers », p. 3. 101. Tribune du mouvement, 2.7.1832. Sur ce point précis, Mérilhou ne souffla mot dans sa réponse à la Tribune du mouvement du 4 juillet. 102. Gazette des Tribunaux, 13-14 janvier 1840. — A. Z É V A È S , Auguste Blanqui, p. 36.

211

La Prise d'armes du 12 mai 1839

Le rapport Mérilhou disait, parlant des insurgés et de Blanqui : Dans le droit hiérarchique que leurs passions anarchistes avaient créé entre eux, il (Blanqui) n'était que l'égal de Barbés et de Martin Bernard. Mais, dans la réalité des choses, il les dominait tous deux, l'un par la supériorité de son intelligence et de son éducation, l'autre par cet sorte d'ascendant fatal auquel se soumettent, dans leur fanatisme, les plus ardents sectaires, et qui, malgré l'éloignement et l'absence, rendait impérieux, comme doit l'être le commandement d'un chef, le mot d'odre qui fixait le jour de la prise d'armes et prescrivait le retour. D'un autre côté, au moment où les factieux armés s'agitaient autour de Martin Bernard, lui demandant, à grands cris, la proclamation et le Comité, Martin Bernard répondait : Le Comité Exécutif, c'est nous ! La proclamation répondait aussi en désignant comme commandant en chef Auguste Blanqui 103. Quand on procéda à son interrogatoire, Blanqui persista dans son attitude, répondant seulement aux questions relatives à son identité. Au seuil des débats, il crut devoir faire toutefois une courte déclaration. M. le Chancelier — Accusé Blanqui, vous venez d'entendre les charges qui s'élèvent contre vous. Depuis longtemps, vous êtes signalé pour la violence de vos opinions républicaines. Ainsi, dès 1836, vous étiez condamné avec Barbès pour fabrication de poudre et initiation à des sociétés secrètes. Cette condamnation ne vous a pas corrigé et vous avez continué à conspirer contre le Gouvernement de votre pays. Blanqui — Monsieur le Président, j'ai consenti à vous répondre à l'ouverture des débats, afin qu'il vous fût possible de constater mon identité. Mon intention est de ne rien vous dire de plus. Cependant, comme l'accusation a formulé contre nous des reproches odieux, je me dois à moi-même, je dois à mes co-accusés, je dois au parti républicain auquel j'ai l'honneur d'appartenir, de les repousser énergiquement. On a dit que les républicains étaient des gens cruels et sanguinaires : voilà ce que je veux combattre. Ni aujourd'hui, Messieurs les Jurés, ni en 1832, ni en 1834, ni en 1839 les républicains n'ont mérité ces reproches. Ce ne sont pas eux qui ont massacré les femmes, les vieillards, les enfants; ce sont leurs adversaires. Aux émeutes de mai, que s'est-il passé au Palais de Justice 9 Deux partis étaient en présence, trente ou quarante insurgés s'avancent sur le poste : les soldats les voient venir, ils chargent leurs armes et attendent, par quel étrange abus de paroles a-t-on pu dire qu'ils avaient été massacrés sans défense ? Ils n'ont su ni combattre, ni se rendre; nous, nous avons combattu, mais nous n'avons pas été cruels. 103. Seconde série : € Faits particuliers

», p. 31.

Auguste

212

Blanqui

des origines à la

Révolution

Au marché Saint-Jean, des malheurs ont eu lieu : nous les déplorons. On y a vu des insurgés verser des larmes, étaient-ils des barbares ceux-là ? Les barbares versent le sang par volupté et pour le plaisir de le répandre. Si nous en avons répandu, nous autres, c'est que notre conscience nous avait ordonné de livrer bataille. Voilà ce que je voulais répondre; je n'ai voulu que repousser les allusions dirigées contre nous; elles sont fausses, et je pourrais dire calomnieuses. M. le Chancelier — Accusé Blanqui, je dois vous avertir que vous vous placez sur le terrain le plus fâcheux pour votre défense. Vous supposez que vous avez le droit d'attaquer le gouvernement de votre pays, de rompre la paix de la cité et de massacrer des soldats surpris à l'improviste et sans déclaration de guerre. Vous êtes dans la plus grave des erreurs. Tout cela est d'un barbare ! Ces tristes doctrines ne peuvent que vous attirer la réprobation universelle. Blanqui — Je ne veux pas, Monsieur le Président, venir ici discuter mon droit; votre Tribunal ne me le permettrait pas. Aussi, je n'ai parlé que des faits qui s'étaient passés. Ces faits donnés, je dis que nous n'avons été ni cruels, ni sanguinaires. M. le Chancelier — Vous faites bien de ne pas discuter le déplorable droit que vous vous arrogez. Je dis que le sang qui a rougi les rues de Paris, est le sang de vos concitoyens, de vos frères et qu'il a été criminellement versé. La défense du territoire national peut seule motiver l'effusion de sang. Blanqui — Vous traiterez notre conduite aussi sévèrement que vous voudrez. La Cour comprend ce que j'ai dit. Cela me suffit 10*. Blanqui ne rompit son silence qu'à deux reprises. A la séance du 14 Janvier, il se livra à une interruption au cours de l'interrogatoire de l'accusé Mouline. Ses paroles n'ont pas été retenues. A la séance du lendemain, il dit encore quelques mots quand on posa de nouvelles questions à Mouline, ce qui motiva une riposte du chancelier 105.

Réquisitoire

et

jugement.

Le réquisitoire prononcé par Franck-Carré dans la séance du 20 janvier, f u t des plus sévères. Pourtant, juridiquement, il n'y avait pas dans les pièces du procès une seule preuve entraînant comme conclusion légitime la participation nécessaire de Blanqui aux événements du 12 mai et, par suite, la nécessité de sa condamnation. Quant aux simples indices, il y en avait bien moins contre 1 0 4 . Gazette des Tribunaux, 1 3 - 1 4 janvier 1 8 4 0 . — A . ZÉVAÈS, Auguste Hlanqui, pp. 36-37 ne donne la déclaration de Blanqui que jusqu'à « calomnieuses ». 105. Ibid.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

213

Blanqui que contre Martin Bernard. Mais la Cour des pairs jugeait à la façon des corps politiques. Sa conviction était faite et la condamnation acquise. Du reste, comme le déclarera plus tard l'avocat de Blanqui, elle n'avait pas tort au fond. Blanqui, luimême, malgré l'absence de preuve juridique, ne se méprenait point sur l'issue du procès. Au cours d'une conversation avec son défenseur peu après son arrestation, ne lui avait-il pas fait cette confidence : « Je suis à l'avance damna tus ab bestias » ?106. Et au cours des suspensions d'audience du procès, Quignot prétend qu'il « laissait voir » un certain « trouble d'esprit », en avouant « qu'on lui laisserait couper la tête comme à un chien » 107. Dans son réquisitoire 108 le procureur général tenta d'analyser la psychologie des membres des Saisons : En dehors de toutes les relations sociales et de tous les partis politiques, il y a quelques hommes qui forment au milieu de nous une secte à part qui n'a jamais rien su ou qui du moins a tout oublié de ce qui est en dehors d'elle; notre histoire, notre situation présente, nos lois morales et nos lois écrites, elle ignore tout. Vivant seuls avec eux-mêmes, sous l'influence exclusive de l'idée commune qui les rattache les uns aux autres, ces hommes prennent le rêve de leur ambition pour une réalité qu'ils vont saisir; irrités d'une situation personnelle qu'ils doivent à l'ignorance, à la paresse, à l'excentricité même de leurs habitudes et de leur vie, ils s'attaquent à une société où ils n'ont pas de place, parce qu'ils ont été inhabiles à s'en faire une. Après cette insinuation méprisable contre les accusés en général, Franck-Carré s'en prenait à Blanqui en particulier. « Messieurs, il y a un nom qui domine toute cette affaire, un nom qui était dans toutes les bouches au moment même de l'attentat, qui depuis se présente à tous comme résumant en lui seul toute la pensée, toute l'organisation de ce crime; ce nom, c'est celui d'Auguste Blanqui ! Faut-il résumer, Messieurs, les charges qui pèsent sur Blanqui et discuter devant vous une culpabilité qui n'est pas contestée ? Rappelons-nous que cet accusé avait été l'organisateur de la Société des Saisons, qu'il en était le chef suprême, qu'elle lui avait emprunté son nom : Société des Blanquistes ». Ne se bornant pas à constater ces faits, le procureur général retraçait la carrière politique de Blanqui. Il évoquait le procès de 1832, au cours duquel « la violence de Blanqui avait passé toutes les bornes et s'était répandue en outrage à l'audience ». Puis à sa sortie de prison, « Blanqui continua à se faire connaître par l'exa106. « Sur les événements du 12 mai, dans L'Intelligence, février 1840, Bibl. nat., Le 2/1. 431. 107. « Affaire Blanqui », dans Le 19' siècle, n° du 21.8.1879. 108. Gazette des Tribunaux, n» 4 483, 20-21 janvie- 1840.

214

Auguste

Blanqui des origines à la

Révolution

gération de ses opinions radicales et par l'obstination de sa haine contre le gouvernement ». Ce fut ensuite, l'affaire Fieschi et les déclarations de Pépin. Le procureur insistait sur ces déclarations afin, évidemment, de rattacher l'insurrection du 12 mai à l'attentat régicide. Exploitant, d'autre part, le refus de répondre de Blainqui, le procureur y voyait un aveu de culpabilité et une nécessité de position, après l'attitude de Martin Bernard et de Barbés, car un mensonge sur sa culpabilité était interdit à Blanqui devant ses co-accusés plus encore qu'à Barbès et Martin Bernard. Et, en e f f e t , Messieurs, ce serait lui, chef du complot et commandant de la révolte; lui, qui a eu l'heureuse prudence d'échapper aux reconnaissances matérielles après avoir échappé aux dangers de la lutte, ce serait Blanqui qui, à la face de ceux qu'il a entraînés dans le complot et dans l'attentat et qui y ont été moins heureux ou moins prudents que lui, viendrait par une dénégation mensongère profiter de cette position qu'il s'est faite pour renvoyer à d'autres une responsabilité qui lui appartient ! Cela n'est pas possible, Messieurs, et Blanqui refuse de répondre parce qu'il ne peut pas nier et qu'il ne veut pas avouer. Mais comment interpréter la courte déclaration de Blanqui qui ne semble pas s'accorder avec son refus systématique de répondre ? Le procureur voit là, de la part de l'accusé mis dans l'impossibilité de repousser la « culpabilité principale » dont on l'accable, un effort pour en atténuer la portée par la justification des faits imputés à crime. S'adressant à Blanqui même dans sa péroraison, le procureur s'écriait : Oui, Blanqui, vous avez dit vrai quand vous avez proclamé ici que ces horribles scènes sont la conséquence naturelle et forcée de l'attentat. Oui, il est certain, comme vous l'avez dit, que ceux qui ont arrêté la résolution de ce crime ont accepté par avance la nécessité du meurtre et de l'assassinat. C'est donc à vous, chef du complot, commandant principal des révoltés, c'est à vous que, d'après vous-même, la justice doit demander compte de tout le sang qui a été versé; c'eit vous qui avez voulu ces crimes, car vous avez voulu l'attentat et vous saviez qu'il les renfermait tous. En terminant, Franck-Carré infligée à Barbès et requérait la La peine infligée par la justice quand la culpabilité s'élève et

évoquait la condamnation sévère même pour Blanqui : ne peut s'abaisser et se restreindre grandit.

Le lendemain à midi et demi, dès l'ouverture de la séance, le chancelier, donna la parole à Dupont de Bussac, défenseur de Blanqui. Au milieu des marques générales d'étonnement, l'avocat

La Prise d'armes du 12 mai 1839

215

dit simplement : « J e renonce à la parole ». A son tour, pressé de se défendre par le chancelier, Blanqui fit un geste négatif. Jules Grévy, défenseur de Quignot, prit alors la parole, puis les autres défenseurs et le procès continua. Le 31 janvier à cinq heures et demie et après une délibération à huit clos qui ne dura pas moins de cinq jours, la Cour des pairs rendit son arrêt. Blanqui était condamné à mort, Quignot et Elie chacun à quinze ans de détention, sept autres accusés à dix ans de détention, deux à sept ans et dix à cinq ans. Trois accusés étaient condamnés à cinq ans de simple emprisonnement et deux autres chacun à trois ans. Mouline et Huart, acquittés, furent mis en liberté dans le cours de la soirée. Lecture de l'arrêt fut notifié aux intéressés par le greffier en chef Cauchy, assisté du chef des huissiers Démons à la Conciergerie, à la Force et à Sainte-Pélagie 109 . Voici d'après un journal ami ce qui se serait produit lors de l'accomplissement de cette formalité : Lorsque les deux officiers de la Haute-Cour de Justice se présentèrent à la Conciergerie, Blanqui était couché; le directeur, accompagné du brigadier de service, les introduisit dans la cellule du condamné principal qui resta dans son lit pendant la lecture de l'arrêt. Blanqui écouta attentivement cette lecture sans proférer aucune parole ni témoigner aucune émotion, mais comme il n'avait pu entendre la fin de la phrase concernant la peine, il pria M. Cauchy de la répéter. En entendant ces mots : A la peine de mort ! le condamné fit un léger mouvement avec ses bras, qu'il passa rapidement sous les draps de lit, et sembla porter ses mains sur sa poitrine. Le brigadier, craignant qu'il ne fut guidé par l'intention d'attenter à sa vie, s'empressa de lui retirer les bras du lit, et lui fit mettre la camisole de force. Du reste, le condamné ne proféra aucune parole, et, à part le mouvement dont nous venons de parler, son impassibilité ne se démentit pas un seul instant. Les condamnés à la détention n'ont manifesté aucune émotion à la lecture de l'arrêt; la plupart l'ont même accueillie de manière à faire croire que leur parti était pris d'avance. Il n'en a pas été de même des condamnés à la simple prison. Ils ont paru tous cinq no. fort affectés On imagine facilement quel effet produisit l'arrêt de la Cour des pairs sur la jeune femme de Blanqui, déjà brisée par huit longs mois d'appréhension et dix-huit jours d'un procès interminable. Tout en larmes, Suzanne Blanqui se rendit aux Tuileries une heure après le prononcé de l'arrêt de la Cour des pairs, renouvelant le geste de la dévouée sœur de Barbès auprès de Lamartine. Comme 109. Gazette des Tribunaux, février 1840. — Journal 110. L'Intelligence, février 1840, p. 10.

de l'Oise, n° 11, 5.2.1840.

Auguste

216

Blanqui

des origines

à la

Révolution

celle-ci, Suzanne Blanqui ne poursuivait qu'un but : sauver l'être aimé. Elle demanda à être admise près du roi, qui voulut bien la recevoir. Le cœur généreux du souverain ne resta pas sourd aux cris déchirants d'une jeune femme éplorée. Il commua la peine de mort en celle de la déportation U 1 . En même temps que le public était informé de cette nouvelle rassurant la famille comme les amis de Blanqui plongés dans la consternation, il apprenait qu'antérieurement à l'ouverture des débats du second procès, le roi avait commué en déportation la peine des travaux à perpétuité déjà substituée à la peine de mort prononcée contre Barbès 112 . Côtés

positifs

et négatifs

de la prise

d'armes.

On s'accorde à reconnaître que l'insurrection du 12 mai s'est déroulée avec un tel ensemble qu'elle impliquait une organisation remarquable. Mais quand on examine dans le détail toutes les dispositions et les péripéties de la lutte on est obligé d'aller plus loin et de dire qu'aucune des journées précédentes n'avait encore offert l'exemple d'une préparation si soignée. Les conjurés avaient des intelligences sur tous les points, des refuges assurés dans toutes les rues où ils se sont portés. Le fait d'avoir un tambour à eux pour appeler les ouvriers et les artisans à se joindre au mouvement est un détail significatif. Il y a mieux. Ils avaient prévu un embryon d'organisation sanitaire avec des moyens de pansements pour les blessés et deux ambulances. L'une de ces ambulances installée chez un marchand de vins, au coin de la rue Greneta, reçut au plus fort de la lutte jusqu'à quarante à cinquante blessés ou morts. L'autre, rue Saint-Denis, à la pharmacie Lamoureux ne semble pas avoir fonctionné mais on avait eu soin — et le fait mérite d'être noté — de placer sur les volets un placard portant en gros caractères « Ambulance » 113 . Il y a mieux encore. Les choses étaient poussées si loin qu'une sorte d'assistance fraternelle aux victimes de la prise d'armes paraît avoir fonctionné. En effet, parmi les pièces saisies chez le marchand de vins Charles, figurait une lettre adressée à la veuve d'un insurgé, tué le 12 mai, et dans laquelle, en la prévenant qu'on ne pouvait plus lui fournir journellement du pain, on l'informait qu'elle eût à se présenter chez Charles pour y obtenir, comme les autres parents des « patriotes », les secours dûs à sa position : cette lettre était signée Vilcoq 114 . 111. 112. 113. 114.

Gazette des Tribunaux, 2.2.1840. Journal de l'Oise, 5.2.1840. Rapport Mérilhou, 1™ série : « Faits généraux », p. 96. Ibid., p. 9.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

217

Les barricades ne s'élevaient point n'importe où mais sur des points désignés. Elles s'articulaient les unes aux autres formant un vaste ensemble qui accuse la préméditation. Il suffit de jeter les yeux sur un plan pour s'en rendre compte. Une première série de barricades avait pour but d'empêcher toute communication officielle entre l'Hôtel-de-Ville et la Préfecture de Police. Cette ligne partait du coin de la rue Planche-Mibray, dominant le pont Notre-Dame, passait au quai Pelletier, au quai de Gesvres et de là s'étendait jusqu'au carrefour formé par les rues Planche-Mibray, Saint-Jacques-la-Boucherie, de la Vannerie et des Arcis. Une autre barricade élevée au coin de la rue de la Tannerie sur la rue Planche-Mibray complétait ces dispositions. Une seconde série de barricades, véritable enceinte fortifiée, faisait des quartiers Saint-Martin et Saint-Denis une très forte position de repli, de concentration et de résistance. On sentait que les insurgés étaient là chez eux et qu'ils entendaient tirer profit au maximum de l'exiguïté des rues. C'était le lieu de prédilection des mouvements populaires de l'époque, un lieu aménagé cette fois savamment. De la rue du Coq les barricades s'échelonnaient jusqu'à l'extrémité de la rue Saint-Honoré. D'autres défendaient l'approche du marché des Innocents et se liaient par les rues Aubry-le-Boucher, Saint-Méry et Bar-du-Bec au marché Saint-Jean, occupé par des forces insurgées. On avait ainsi une ligne continue allant, à peu de chose près, jusqu'à la hauteur de la place Royale (place des Vosges). Cette ligne s'appuyait sur la rue Montmartre par des barricades établies rue Saint-Denis, la rue de la Fromagerie, la pointe SainteEustache. Elle s'étendait jusqu'à la barricade Tiquetonne qui, par la barricade établie rue Pavée et par le passage du Grand-Cerf, communiquait avec la rue Saint-Denis presque vis-à-vis de la rue Greneta. Une autre ligne prenait son point d'appui rue Greneta et, par la barricade de la rue Royale-Saint-Martin, rejoignait la rotonde du Temple. De là, par son ensemble de barricades, cette ligne parvenait aux environs de la place Royale, fermant pour ainsi dire l'enceinte. Au sein de ces dispositions de défense la communication était ménagée par les nombreux passages coupant alors ces divers quartiers. On pouvait arriver presque sans obstacle du quartier Montmartre au Marais par les passages du Grand-Cerf, Bourgl'Abbé, Saucède, Molière, Beaufort et de la Réunion 116. Un plan trouvé dans les papiers de Blanqui montre que rien n'était négligé. La place Royale sous la lettre A était désignée comme quartier général des insurgés de la rive droite. Une lettre L marquait une arcade conduisant à l'une des portes de la place. La lettre Z désignait l'un des bouts de la place avec cette mention : 115. Ibid., pp. 88-90.

218

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

« C'est là, à ce banc ou autour, que sera demain ma mère. Par la rue qui tourne autour de la place également ». Les autres lettres, qui restent énigmatiques, étaient empruntées à l'alphabet grec 116. Blanqui avait dressé une liste de toutes les mairies, de tous les commissariats de police, des succursales importantes du Mont-dePiété (où des armes se trouvaient déposées), des prisons militaires où l'on pensait exploiter l'esprit de révolte, des maisons de détention. Une autre liste comprenait l'énumération des ministères avec les adresses exactes et des détails précis. C'est ainsi qu'aucune des sept entrées du ministère des Finances n'était oubliée. Pour l'armement, une liste de plombiers et une liste d'armuriers avaient été dressées. Sur cette dernière figurait précisément l'armurerie Lepage dont le pillage marqua le début de l'affaire m . Par ordre de Blanqui, Barbès avait commandé chez Lepage des fusils qu'il avait fait préparer — pour dérouter — à destination de Montevidéo 118. Les choses étaient poussées parfois si minutieusement qu'après s'être emparés des armes au domicile des gardes nationaux, des sectionnaires écrivirent sur plusieurs maisons le mot « Désarmé » sorte de quittance du travail accompli U 9 . On ne conçoit pas une troupe armée sans un minimum d'équipement, sans des signes de reconnaissance ou de ralliement. Ne nous étonnons donc pas si des combattants des Saisons furent trouvés porteurs de ceintures « avec des gibernes adaptées sur le devant à la manière des chasseurs de l'infanterie légère » 12°. Suivant La Presse, les chefs se distinguaient par des ceinture,i d'étoffe rouge m . Le rapport Mérilhou, de son côté, établit que des sectionnaires avaient des ceintures rouges mais il ne discrimine pas entre les chefs et la troupe. Par contre il signale que ces ceintures furent obtenues en coupant une grande quantité d'étoffe rouge provenant de chez un marchand de nouveautés de la rue Saint-Denis. « Les uns se firent des ceintures, d'autres des cravates, d'autres des drapeaux mobiles qu'ils agitaient au sein de l'insurrection pour exciter au combat ». Le rapport ajoute que l'un de ces drapeaux, arboré à la partie élevée de la barricade Saint-Magloire y resta jusqu'à la prise de cette barricade 122. La Presse confirme l'existence de quelques drapeaux rouges 123. Si l'on songe qu'une fraction des Saisons devait arborer au cours de l'affaire un drapeau tricolore barré de noir et qu'il n'en fut 116. 117. 118. 119. 120. 121. 122. 123.

Jbid. — G. SENCIER, p. 132. Rapport Mérilhou, ibid., pp. 80-81. Papiers inédits de Lacambre. Rapport Mérilhou, ibid., p. 82. La Presse, 15 mai. Ibid. Rapport Mérilhou, ibid., p. 97. La Presse, 15 mai.

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rien la spontanéité qui présida à la confection d'un autre emblème insurrectionnel mérite d'être mise en relief. Un tel fait montre que les prolétaires révolutionnaires, d'instinct, prirent comme symbole le drapeau rouge apparu si mystérieusement dans la journée du 5 juin 1832. Mais la confection préalable d'un drapeau tricolore, même avec une bande noire, montre aussi qu'à cette époque les deux drapeaux ne s'opposent pas encore. C'est en ce sens que la prise d'armes du 12 mai 1839 apporte sa contribution au problème si controversé des origines du drapeau rouge en France m . A côté de ces facteurs positifs à porter au compte des organisateurs du mouvement, plusieurs facteurs négatifs méritent d'être retenus. Il est certain que les prévisions des chefs des Saisons en ce qui concerne l'armement et l'approvisionnement en munitions se sont trouvées en défaut. Dans le but d'éviter les investigations de la police, on avait cru bon de renoncer à la confection des munitions en masse 125, mais l'expérience montra que si l'imprudence était une faute, il était aléatoire de trop se fier à la confection individuelle. Le document Taschereau reconnaît que l'attaque de la Préfecture de Police à échoué parce que les cartouches de guerre étant mêlées aux cartouches de chasse, il s'ensuivit, dès qu'il fallut en faire usage, beaucoup de désordre et de trouble. Le même prétexte reconnaît l'insuffisance de l'armement, puisqu'il dit : « S'il y avait eu des armes, il y aurait eu bien plus de combattants ». S'il est vrai que chaque homme ne disposait que de trois cartouches, il est évident que l'approvisionnement était dérisoire, d'autant plus qu'en raison de la multiplicité des calibres d'armes bien des cartouches distribuées étaient inutilisables. Tout se tient. C'est le défaut de munitions qui explique le prolongement du déclanchement de l'affaire. De là, une double conséquence : l'énervement et la défection d'un certain nombre de sectionnaires, la mise sur pied de la police à l'heure où les colonnes partaient à peine. Le premier point est établi par deux textes. On peut croire Louis Blanc quand il affirme que « le sauve-qui-peut commençait » 126, lorsque Barbés, venant de la rue Quincampoix, revint chez Lepage. Le document Taschereau reconnaît que « deux cent cinquante hommes au moins » avaient quitté le terrain pendant ces trois quarts d'heure d'attente. C'est aussi, en somme, l'avis de De la Hodde 127. Mais ce qui semble échapper à Louis Blanc et De la Hodde c'est 1 2 4 . Rapport Mérilhou, ibid., p. 97. — Maurice rouge, p. 65. 125. Document Taschereau. 126. Histoire de dix ans, t. V, p. 376. 127. Op. cit., p. 242.

DOMMANGET,

Histoire

du

drapeau

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la responsabilité de Barbés à ce sujet. Lacambre estime que, la veille, Barbès aurait dû prévenir de sa visite la femme chez qui les caisses de munitions étaient déposées 128 . La perte d'un temps précieux aurait été ainsi évitée. Le second point est établi par le récit du sergent Niclasse 129 . Il ressort de ce récit que des détachements de gardes municipaux partaient de leurs casernes dès trois heures et trois heures et quart et recevaient déjà, à ce moment, l'ordre d'entrer en liaison. On ne saurait sous-estimer cette faute initiale, car le premier moment d'une insurrection joue un rôle décisif. Les insurgés, plus faibles militairement que l'ennemi, doivent toujours compenser cette infériorité par la brusquerie des opérations. Annuler par trois quarts d'heure de perte de temps l'élément « surprise » qui est essentiel en l'occurence, c'est courir à l'échec. Cette faute est imputable aux chefs des Saisons, à tout le moins aux hommes qui avaient été chargés de reconnaissances rue du Bourgl'Abbé. Il est probable que ces reconnaissances n'ont pas été poussées assez sérieusement. Après les défections qui s'étaient produites dans ses propres rangs, comment l'organisation de combat pouvait-elle rallier une bonne partie de la population ? Il faut donner une impression de force pour entraîner les hésitants. Tout bien pesé, le nombre des conjurés au moment du départ en colonnes devait osciller entre quatre et six cents. Cet échec partiel de la concentration s'explique sans doute par ce double fait que le jour choisi était un dimanche et qu'un certain nombre de sectionnaires croyant à une simple revue négligèrent de répondre à l'appel. Quatre à six cents hommes, c'est assurément un nombre respectable ! Mais il aurait fallu une troupe au moins numériquement double pour en imposer à une population troublée d'une manière imprévue. Et même dans ce cas, la prise d'armes ne pouvait aboutir parce qu'elle procédait d'une conception fausse de l'insurrection. Blanqui croyait prouver le mouvement en marchant et par un coup d'audace obtenir le soulèvement populaire. A la faveur du mécontentement, il pensait par l'entrée en lice de l'avant-garde constitué par les « saisons » — et même de l'avant-garde de l'avantgarde étant données les défections — susciter la lutte active des masses pour la conquête du pouvoir. Quelle erreur payée d'une cuisante défaite ! C'est qu'on ne met pas impunément la charrue devant les bœufs. Au lieu de subordonner le problème politique de l'insurrection au problème militaire, il faut subordonner celui-ci à celui-là. Toute l'erreur du « blanqui sme » est là et il ne convient pas de rechercher ailleurs la cause principale de l'échec du 12 mai. Ce n'est pas que, chemin faisant, l'émeute ne pût recruter. Tout 128. Papiers inédits de Lacambre. Fonds Dommanget. 129. Annales historiques de la Révolution française, n° cité.

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montre, au contraire, que les insurgés affilés aux « Saisons » se grossirent d'assez nombreux combattants dans la population et le document Taschereau a raison d'insister sur ce point. Il rappelle, notamment, que la plupart des gens arrêtés étaient étrangers aux « saisons », qu'un cinquième à peine leur appartenait et que sur les accusés de la première catégorie, il n'y avait guère qu'un tiers de sociétaires. Mais en admettant même avec ce document, que l'insurrection ait recruté dans la population un nombre de combattants au moins égal au sien, c'était loin d'être suffisant. C'était toujours l'action d'une petite minorité, d'une minorité qui était loin d'être comparable à la minorité entraînée en avril 1834 et surtout aux masses entraînées en juin 1832. La base politique de l'insurrection manquait et c'est pourquoi la prise d'armes se fit presque dans le vide. Pourtant, il y avait bien mécontentement populaire. Il eût fallu par une large agitation préalable muer en colère ce mécontentement, obtenir la contagion du combat non pas chez quelques prolétaires, mais dans les masses profondes. Alors, les sectionnaires eussent constitué les cadres de l'insurrection au lieu d'en être les troupes tout à fait réduites. Il semble bien que la chose était possible. Car c'est un fait vraiment remarquable que l'émeute du dimanche vaincue ait pu le lendemain relever la tête avec vigueur et prendre cette fois un certain caractère populaire, malgré l'absence des chefs des Saisons. On a l'impression, quand on examine d'un peu près cette émeute du lundi 13, qu'elle avait, en effet, une base populaire assez solide ; ce qui prouve qu'avec de l'agitation, la prise d'armes eût pu aboutir, sinon au succès, tout au moins à un plus grand retentissement. Conséquences

politiques.

Quelles furent les conséquences politiques de la journée du 12 mai, à la fois pour les gouvernants de juillet et pour les socialistesrévolutionnaires ? Comment cette journée fut-elle jugée ? Notons tout d'abord qu'à l'annonce du combat, les Tuileries se remplirent de pairs, de députés, de généraux. Le maréchal Soult dit à Louis-Philippe : J'ai appris que l'on tirait des coups de fusil et j'ai pensé que ma place était auprès du roi. J'ai demandé mon uniforme et je suis venu 1S0. Cet empressement des autorités à venir se ranger au côté du roi peut servir d'indication sur l'état d'esprit des classes dirigeantes devant l'émeute. Il semble bien que l'effet immédiat de la journée du 12 mai a été de rallier autour du pouvoir les chefs de la bourgoisie, et de faire comprendre à la Cour que le temps des tergiversations était passé. Plus de retard, cette fois, dans la formation du 130. La Presse, 13.5.1839.

222

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

cabinet ! Un ministère surgit des barricades. Et, f a i t remarquable, ce ministère qui eût pu, par un réflexe bien connu, pencher du côté des doctrinaires, se trouva un peu plus libéral que celui dont o n avait dressé la liste auparavant. C'est ce qui permit au National d'écrire qu'on n'avait rien fait « que reculer devant l'émeute » m . L e s commentaires, dont ce journal accompagna le récit des sanglants événements, sont, du reste, intéressants à plus d'un titre. Le National ne se contente pas de rejeter la « responsabilité inorale » de l'affaire sur le gouvernement « qui aurait pu, d'un seul mot, ramener un calme relatif en nommant, avant le 12 mai, le ministère de l'émeute » . Il va plus loin. Il a f f i r m e que l'explosion, provoquée « par les fautes du pouvoir » , a été exploitée « par les agents d'une police occulte » 132. Et, huit jours plus tard, après mûres réflexions, tout en rendant h o m m a g e à la bravoure des insurgés, il précise : Nous pensons que les acteurs eux-mêmes de ce drame héroïque dans quelques-unes de ses parties ont été les instruments aveugles de machinations infernales 1SSAinsi, selon le grave journal, les menées ténébreuses d'une police occulte ne seraient pas étrangères à la prise d'armes du 12 mai. Et dans quel but, cette police occulte qui aurait eu, selon Le National, des accointances avec la Cour aurait agi ? L e journal le dit sans ambages 134. On pensait tirer parti de la situation. D'abord, constituer un ministère. Ensuite, l'agitation du spectre rouge devait provoquer chez la classe moyenne une réédition de « ce zèle qui après l'attentat de Fieschi permit de tenter avec succès l'inauguration d'un Code exceptionnel » . O n escomptait mater des extrémistes par une politique de répression renforcée. Que faut-il penser de cette hypothèse ? Ainsi que nous l'avons dit, il apparaît bien que la police, quoique étant sur ses gardes, se trouva en défaut le 12 mai. Mais, il ne s'ensuit pas que des agents secrets glissés dans les Saisons avec l'ordre de pousser aux extrémités, n'aient joué leur rôle pendant toute cette période d' « e f f r o y a ble confusion, dans laquelle flottait alors le monde politique » 136. L'impatience des troupes sectionnaires, les menaces de scission s'expliqueraient ainsi tout au moins partiellement et l'on sait que ces deux facteurs précipitèrent le déclanchement de l'affaire. Une chose certaine : il y avait des mouchards dans les Saisons. P a r exemple, le chef du premier groupe, G e o f f r o y , cambreur, a été accusé de rapports avec la p o l i c e E t de fait, menacé de jugement, il a finalement échappé à toute action judiciaire. Ses compagnons le dénonceront plus tard en m ê m e temps que sept autres mouchards 131. 132. 133. 134.

Le National, 14.5.1839. Bibl. nat., Le 2/1.239. Le National, 14.5.1839 Ibid., 22.5.1839. Ibid.

135. L . BLANC, Histoire

de dix

136. Document Taschereau.

ans, t. V , p p . 373-374.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

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des anciennes ou nouvelles Saisons1®7. Quant à Lamieussens, qui devait plus tard devenir consul à Cadix pour prix de ses services au gouvernement provisoire de 1848 contre Blanqui, c'était déjà un personnage suspect. On ne peut donc pas dire comme Engels l'a fait : Cette conspiration blanquiste fut la seule où la police ne put jamais s'infiltrer 1S>. C'est plutôt sur le degré d'influence policière parmi les facteurs qui déterminèrent le coup de force du 12 mai 1839 que pourrait rouler la discussion, si des faits nouveaux — ce qui est douteux en pareille matière — pouvaient parvenir maintenant à notre connaissance. Une chose encore qui frappe et qui n'a pas échappé à la perspicacité du comte D'Alton-Shée, c'est que le roi tira immédiatement parti du coup de main avorté. Pour expliquer cette décision subite, on peut arguer la « rapidité de son coup d'oeil politique », mais on peut admettre, avec D'Alton-Shée, qu'en effet le roi « s'attendait » à l'événement139. En tout cas, un fait reste incontestable. Ce que deux mois de tergiversations et de pourparlers n'avaient pu produire, réussit en l'espace de quelques heures. Un ministère fut créé. Le roi conserva le gouvernement politique. Il put gagner un an de répit, puisque le ministère issu du 12 mai 1839 ne tomba qu'à propos de la loi de dotation du duc de Nemours. C'est en considération de ce résultat non prévu par les insurgés que D'Alton-Shée qualifie le 12 mai de « conspiration intempestive » 140, et déclare qu' « en somme, elle fut pour la royauté une bonne fortune ». Il est difficile de ne pas souscrire à cette appréciation. Odilon Barrot semble du reste du même avis que D'AltonShée. Il écrit, en parlant du 12 mai : « Il ne fallut pas moins que cette échauffourée pour précipiter la formation d'un ministère dont la composition se ressentit de cet enfantement un peu brusque Un point reste donc acquis. Grâce au 12 mai, le roi put l'emporter. Quant à l'apeurement de la classe moyenne qui aurait été escompté par les gouvernants à la suite de leur travail supposé de provocation, le résultat fut tout différent. Comme le nota Le National après l'émeute, il n'y eut dans le pays « aucun symptôme de réaction contre les doctrines démocratiques » 142, et la classe moyenne, dans son ensemble, ne tomba point dans la Réaction. Pourtant, le Journal des débats, en évoquant la prise d'armes, 137. H. CASTILLE, Histoire de la Seconde République française, t. II, p. 208. 138. Art. du Volkstaat, 1874. Reproduit dans Le Monde, 10.1.1931. 139. D'ALTON-SHÉE, Mes mémoires, t. I, p. 319. 140. D'ALTON-SH£B, Souvenirs de 1847 et de 1848, p. 3.

141. Mes mémoires, 14A. N ° d u

t. I, p. 319.

22.5.1839.

224

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

essaya de dresser devant la bourgeoisie apeurée le spectre de la révolution sociale : Depuis plusieurs années, la France était tranquille et prospère. Les funestes journées des 12 et 13 mai ont montré que les factions croissent en audace, en violence, en perversité. L'idéal du gouvernement que l'on réserve à la France, c'est une révolution à la fois politique et sociale. Ce n'est pas seulement le roi que l'on veut frapper, mais le propriétaire foncier, le capitaliste, le chef d'atelier, quiconque est convaincu de posséder un arpent de terre ou cent écus de rente. On nivellera les têtes, les rangs et les fortunes. La réforme, c'est, en politique, la souveraineté du peuple tempérée par l'échafaud, l 'égalité des fortunes et la communauté des biens 1!>s. Fait remarquable, à la Chambre même, si faible, si accessible à toutes les influences, la Cour ne gagna pas une voix. Le gouvernement réussit toutefois à provoquer une sorte de « terreur passagère », à l'occasion du premier procès devant la Cour des pairs. Le fait est reconnu à la fois par D'Alton-Shée et par Lamennais. Le premier écrit, parlant du « déplorable incident » : « On le grossit, on lui donna les proportions d'une guerre civile; on voulut effrayer la société menacée jusque dans ses fondements ». Le nouveau cabinet qui aurait pu s'appeler le « ministère de l'occasion », se posa en défenseur de l'ordre et s'intitula le « ministère du dévouement » 144. Quoi qu'il en soit, la « panique factice » était assez forte pour inspirer à Lamennais les réflexions suivantes : Je n'aurais jamais cru, si je ne le voyais, à quel point la peur peut rendre les hommes féroces. Le 93 qu'on pourrait vraiment craindre aujourd'hui serait un 93 organisé par le juste-milieu, soutenu par une portion du parti légitimiste. Si la chambre des pairs fait couler le sang, ce ne sera pas un jugement, mais une boucherie. Dans son aveugle et lâche colère, il est à craindre qu'elle ne relève l'échafaud politique. Le jour où une seule tête tombera sur cet échafaud, sera un jour néfaste pour la France. Les représailles viendront tôt ou tard, et Dieu sait où elles s'arrêteront U5.

Leçons

tirées par les

opposants.

Il est visible que Lamennais pense ici à la condamnation à mort de Barbès. Il s'élève avec force contre toute répression sanglante, mais ce n'est pas à dire qu'il approuve la prise d'armes : J'ai toujours été convaincu qu'une révolution n'est pas un coup 143. Journal des Débats, 16.6.1839. 144. Mes mémoires, t. I, pp. 320, 333. 145. Confidences, p. 200.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

225

de main et que, pour qu'elle se fasse dans les choses, il faut auparavant qu'elle soit faite dans les esprits. Or, nous n'en sommes pas encore là; sans doute, le gouvernement actuel n'a qu'une vie factice, et tout le monde en prévoit la destinée inévitable, mais rien n'est formulé dans l'opinion publique sur ce qui devra lui succéder, et c'est pour cela qu'il demeure debout; car le pays ne veut pas, et avec raison, livrer au hasard son existence future Uâ. Comme il était facile de prévoir par les textes que nous avons donnés, D'Alton-Shée — tout comme Lamennais — condamna formellement le mouvement manqué. Après l'avoir qualifié d' « entreprise insensée » soutenue avec un « aveugle courage », il ajoute : Le crime énorme à mes yeux, de Barbès et de ses compagnons, fut de vouloir imposer par la violence à leur pays une réforme politique et sociale li7. L'auteur de l'Histoire de dix ans, Louis Blanc, en même temps qu'il rend hommage à « l'intrépidité généreuse » et aux « inspirations du dévouement » qui marquèrent la tentative, dénonce les « déplorables entraînements » de ces hommes qui « font du progrès de l'humanité une affaire de coup de main, d'aventure » 148. L'insurrection du 12 mai, ajoute-t-il, veut être jugée sévèrement. Il est manifeste qu'elle ne répondait ni à des colères générales, ni à ce vaste besoin de résistance qui seuls légitiment les entreprises de courage. Car ce serait tenir en trop petite estime la raison et l'équité que de faire dépendre leur triomphe des hasards d'un coup de main. Il y faut la sagesse, le temps : et la patience est une vertu républicaine aussi. Assurément, c'est le propre et la gloire des esprits d'élite de devancer leur époque, mais la violenter n'est permis à personne Le journal des fouriéristes est beaucoup plus indulgent que le robespierriste Louis Blanc pour les insurgés. D'après ce journal, la cause fondamentale du mal étant imputée au gouvernement, c'est celui-ci qui constitue la provocation et il faut s'étonner « que l'émeute ne soit pas plus fréquente ». Ce qu'il souligne, c'est que cette insurrection appartient beaucoup plus à l'esprit révolutionnaire-social qu'à l'esprit de la révolution politique. On la condamnera, ajoute-t-il mais « la loi frappe les hommes, elle est impuissante contre l'esprit ». Et il cite l'exemple de Babeuf : « son esprit est plus vivant et plus fort qu'aux temps où il conspirait » 1S0. George Sand 151, malgré son admiration pour Barbès — qu'elle partageait du reste, avec Louis Blanc — n'hésita pas à blâmer 146. 147. 148. 149. 150. 151.

Confidences, p. 199. Mes mémoires, t. I, pp. 319, 326. Histoire de dix ans, t. V, pp. 389, 374 /bld., t. V, p. 388. La Phalange, art. des 15 mai et 15 juin. 1839. Histoire de ma vie, éd. de 1928, t. IV, p. 440.

15

Auguste Blanqui

226

des origines à la

Révolution

« l'héroïsme irréfléchi » du « Bayard de la démocratie ». Elle estime que les chefs des Saisons, exaltés par la religion du devoir, illuminés par une sorte de foi mystique, « la foi la plus pure et la plus sublime » et jugeant trop les autres par eux-mêmes, n'ont pas tenu un compte suffisant des conditions du milieu. Ils ont manqué de sagesse, de clairvoyance, de sens politique. De même que Louis Blanc, George Sand pense que les chefs des Saisons eussent gagné à « savoir se contenir » et « se ménager » pour l'heure où l'étincelle sacrée peut embraser un vaste incendie. En ce qui concerne les conséquences du 12 mai, George Sand laisse entendre qu'un sang précieux a été versé « sans utilité » : le parti gouvernemental s'est renforcé, la foi a été ébranlée chez les vaincus et le vulgaire a été mis en défiance par une « terreur stupide ». C'est ici que la critique de George Sand, juste en partie par ailleurs, se montre surtout en défaut. Ce qu'il faut penser du renforcement de la position gouvernementale à la suite du 12 mai nous l'avons indiqué plus haut. Mais il est pour le moins osé de considérer comme stérile « l'effort de vaillance et de dévouement » déployé dans cette journée. On ne peut pas affirmer, avec George Sand, que « l'heure du salut » ait été retardée par cet échec. Par contre, il est certain que « l'éminente et ardente protestation » des conjurés n'a pas été inutile. Par anticipation, Le Moniteur républicain répondait pour ainsi dire à George Sand, peu après l'événement : Oui, les 12 et 13 mai, quelques-uns des nôtres ont été vaincus, mais par le nombre. Que MM. les monarchistes ne croient pas en avoir fini avec nous... Si quelques hommes sont tombés sous leurs balles, nos rangs ne sont pas plus éclaircis pour cela; au contraire 15S. A première vue, cette déclaration, dont le procureur général Franck-Carré fit état devant la Cour des pairs, peut paraître un cri de rage, une marque de forfanterie ou, si l'on veut, une exclamation de bravache comme il arrive à des vaincus d'en pousser après le combat. A l'examiner de plus près, elle est autre chose. La première partie est conforme à l'une des conditions que Lamennais tirait de cet événement « qui aurait pu devenir très grave », à savoir « que si deux mille hommes, au lieu de deux cents, descendaient à la fois dans la rue, les chances seraient pour eux 163 ». Quant à la seconde partie, elle était rigoureusement vraie. On aurait pu croire, en effet, que la Société des saisons et la Fédération des Justes, privées de leurs chefs, décimées par la mort, l'arrestation et la fuite de leurs principaux membres, ne survivraient point aux meurtrières journées des 12 et 13 mai 1839. Il n'en fut rien. Ces deux organisations avaient une telle force 152.

FRANCK-CARRÉ,

153. Confidences,

Réquisitoire,

p. 193.

p.

8.

227

La Prise d'armes du 12 mai 1839

intrinsèque, elles répondaient à un besoin si pressant pour les ouvriers que leur existence ne fut pas même en cause dans une affaire pouvant creuser leur tombeau. Weitling — comme nous l'avons noté — put, avec le cabetiste Ewerbeck 154 réorganiser la Fédération des Justes avant de partir en Suisse. Sur les dix groupes composant les Saisons, l'un était complètement détruit, cinq dissous, mais sur les soixante hommes du groupe des charpentiers quinze à vingt passèrent dans les groupes restants et un « juillet » du groupe Nethé subsistait. Les groupes des tailleurs, des cuisiniers, des serruriers perduraient et celui des chapeliers progressa même, passant de quatre-vingt à cent membres 1B5. Le tout se fit sans trop tarder : bref, suivant l'image d'un des agents révolutionnaires de la nouvelle Société, « les débris des Saisons se rejoignirent comme les tronçons d'un serpent » et, à part les tués, les condamnés et les fuyards, le reste des anciens membres « presque sans exception rentra dans l'association » Si un nouveau Comité directeur ne fut pas nommé, du moins N. Gallois et Dubosc, rédacteurs du Journal du peuple, avec Noyer, un de leurs amis, en tinrent lieu. 157. Parmi les membres des Saisons qui persévèrent dans leur action conspirative, il convient ici de faire une place spéciale au cuisinier Flotte, homme impétueux, franc et bon, qui avait pris une part active à l'affaire du 12 mai 158 et qui avait réussi à échapper à la répression. II devait rejoindre Blanqui et Barbès au Mont-SaintMichel à la suite d'une condamnation pour détention d'armes de guerre (3 avril 1840) et après sa tentative vaine de réconciliation des deux chefs des Saisons on le retrouvera de 48 à la Commune comme bras droit de Blanqui. Révolutionnaires

et gouvernants

après

le 12

mai.

Comme on le voit, il n'est pas possible de se soustraire à l'évidence de multiples témoignages. Malgré le coup dur qu'elle avait reçu, la Société des Saisons, telle le Phénix, surgit à nouveau de ses cendres. Mais cette image ne traduit qu'imparfaitement la réalité. Il faut dire plus. Ce sacrifice des compagnons tombés en pleine lutte, la publicité dont fut entourée les deux procès des insurgés, jouèrent certainement un rôle dans ce développement important du mouvement communiste qu'on observe à partir de 1840. C'est là un point positif à porter au compte de l'insurrection. Il ne saurait être 154. 155. 156. 157. 158.

DINER-DENÈS, Karl Marx, p. 42. Document Taschereau. DE LA HODDE, La Naissance de la République, Ibid. V. BOUTON, Profils révolutionnaires, p. 142.

p. 9.

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Auguste Blanqui

des origines

à la

Révolution

sous-estimé et donne une fois de plus la preuve que même dans la défaite les efforts héroïques ne sont pas perdus. Quand on envisage l'émeute du 12 mai 1839 dans le dynamisme des événements politiques, on est même amené à la considérer comme un jalon sur la route qui mène à février 1848. C'est en ce sens que Ch. de Lavarenne a pu écrire : La révolution de 1830 avait fait trois fausses couches (1832, 34 et 39) avant de produire l'embryon de février 159. Mais si la Société des Saisons survécut, si l'influence communiste se développa postérieurement et grâce en partie à la prise d'armes du 12 mai 1839, il faut bien convenir que cette prise d'armes clôtura tragiquement la phase des actions de rue sous la monarchie de juillet. Après cet échec s'ouvre une période fertile en banquets, en journaux, en brochures, en candidatures, une période traversée certes par l'affaire des bombes et par des grèves, même par la forte grève générale de 1840, mais de traces d'émeutes, de soulèvements armés, de combats de rue, on n'en trouve plus. Le prolétariat parisien a été sérieusement échaudé. Lui et la fraction ardente de la petite bourgeoisie, son alliée temporaire, y regardent à se jeter à nouveau dans l'arène sanglante. Tous deux craignent, non pas la garde nationale (cette force armée auxiliaire plutôt molle), mais les formations militaires régulières qui, malgré une certaine répugnance à la collision avec le peuple, ont fait leur preuve. Ils se rendent compte aussi que les hommes au pouvoir, tirant la leçon du 12 mai, ont dû prendre des mesures qui rendent plus difficile encore le succès d'un coup de main. On sait aujourd'hui, en effet, que c'est aussitôt après le 12 mai 1839 que le ministère de l'Intérieur commença l'étude des moyens capables de mettre le gouvernement en état de résister à la population. Une note du 31 mai 1839 envisage de relier par deux grandes voies les quatre établissements militaires les plus importants de la capitale : Vincennes et le mont Valérien, SaintDenis et les forts de Montrouge et de Vanves. Ce projet était en 1844 en pleine exécution et l'on perçait en outre dans les quartiers populaires des rues où la troupe pourrait facilement manœuvrer 160. C'était le début de tous ces grands travaux qui devaient trouver leur épanouissement à l'époque du baron Haussmann. Une autre conséquence du 12 mai 1839 fut la pratique des rideaux ou stores de fer mobiles pour la fermeture des magasins. Ce n'est point l'effet d'un hasard si l'armurier Lepage, dans sa boutique de la rue Richelieu remise à neuf en 1844, fit établir pour la fermeture l'un des premiers, sinon le premier « des feuilles de tôle qui, au moyen d'un mécanisme se baissent et se lèvent à vo159. Le Gouvernement provisoire et l'Hôtel de Ville dévoilés, p. 16. 160. La Réforme, 28-29 juillet 1844.

1850, in-12,

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La Prise d'armes du 12 mai 1839

lonté ». Et le préfet de police du temps n'agissait pas sans raison en prescrivant aux armuriers à la suite de cette initiative, de pourvoir leur établissement de semblables fermetures par mesure de sûreté 161. En province, le 12 mai eut sa répercussion. Une circulaire aux préfets (14 mai) rassurait ces fonctionnaires en montrant « la puissance de la dynastie » et « les progrès de la raison publique ». Une certaine émotion s'empara de l'opinion, surtout dans les marchés qui, comme à Sens, se tenaient le lendemain des troubles. A Auxerre, les républicains militants se montrèrent étonnés de « n'avoir pas eu la confidence préalable du complot ». Leur leader Robert, étant à Paris au moment des combats de rue fut l'objet d'une enquête qui n'aboutit point. Le 30 mai, un paysan de Luchy (Oise) nommé Delayen, écrivit « Vive la République ! » sur les murs de l'école. La même mention avec appel aux armes, à la révolte, au pillage, en même temps que la revendication du pain à trente sous, devait figurer sur des placards apposés à Senlis, en septembre suivant par des pères de quatre et cinq enfants gagnant respectivement quinze et vingt-cinq sous par jour. La violence de ces placards, la misère qui s'y reflète prouve surabondamment que le coup de main tenté à quarante kilomètres de là, s'insérait dans une conjoncture sociale sérieuse. Du reste en décembre, les cent quatre-vingt-dix parisiens jetés sur le pavé sans travail et les milliers d'autres réunis en une formidable coalition allaient montrer par leur « violence enragée » et leur exaltation révolutionnaire voisine du désespoir s> — pour reprendre les expressions mêmes de Proudhon — qu'il ne leur manquait qu'un O'Connel pour marcher au combat, le fusil au poing. Mais à ce moment O'Connel — Blanqui — était sous les verrous 162.

Les accusations

visant Blanqui. — Ce qu'il faut en

penser.

Examinons maintenant d'une façon plus particulière le rôle et l'attitude de Blanqui au cours de cette orageuse journée du 12 mai 1839 puisqu'on a parlé d'hésitation qui semblait percer dans l'attitude d'Auguste rue Bourg-l'Abbé. On a même été plus loin : l'accusation de faiblesse et de peur a été lancée et l'on fait dater parfois de ce moment l'inimitié de Barbès pour Blanqui. Il est exact que Barbès a reproché souvent à Blanqui l'attitude qu'il aurait eue le 12 mai. Gustave Geffroy rappelle qu'il a eu entre les mains la copie d'une longue lettre de Barbès à Louis Blanc, datée 161. La Réforme, 22.8.1844. 162. Archives départementales de l'Yonne et de l'Oise, série M. « Cour d'assises », dans Journal de l'Oise, 18.3.1840. — ED. DOLLÉANS, Histoire du mouvement ouvrier, 1™ éd., t. I, p. 181 et suiv.

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du 6 juin 1944, et qui était destinée à informer le rédacteur de l'Histoire de dix ans. Dans cette lettre, Barbès se livre à toute une série d'attaques contre Blanqui. Il raille ses prétentions à l'art de la guerre et dénonce à coups d'ironies grossières le désarroi, la pâleur, le visage blême, la voix faible de Blanqui au moment du coup de force 163. Au cours d'une conversation à Belle-Isle avec Langlois, Barbès fit état encore de cette attitude de Blanqui. Langlois, sur la foi du récit de Barbès, qu'il assure avoir été confirmé par plusieurs témoins croyait en la peur de Blanqui le 12 mai 1 6 4 . Parmi les témoins invoqués par Langlois figure Quignot, l'un des cinq commandants des forces insurgées du 12 mai, ami de Barbès et adversaire de Blanqui 166. Quignot avait affirmé en 1848, devant la Commission d'enquête sur le document Taschereau, la défaillance de Blanqui devant le magasin Lepage, allant jusqu'à dire : « J'avoue qu'alors j'ai hésité à lui envoyer une balle dans la tête. » Plus tard, il dit à Langlois, son compagnon de captivité à Belle-Isle, qu'il avait failli donner un coup de poing à Blanqui en le voyant trembler quand les affiliés arrivèrent devant l'armurerie 1S6. On trouve un écho de ces accusations dans les récits d'Ernest Hamel et de Jules Claretie. Le premier donne « comme nul » le rôle de Blanqui dans la prise d'armes 167. Le second, qui professe une « vénération charmée » pour Barbès et une aversion non moins vive pour Blanqui dit dans un passage des plus équivoques que ce dernier « manquait au rendez-vous », ajoutant : Lorsque Barbès parlait de cette journée et du rôle que joua plus tard Blanqui, il avait soudain ce fier mépris de l'homme qui sait donner sa vie pour celui qui ne sait pas jouer la sienne liS. Félix Pyat devait plus ou moins partager ces accusations, sinon comment expliquer qu'il ait pu dans un article évoquer assez longuement l'affaire du 12 mai 1839 sans citer le simple nom de Blanqui1S». Il n'est pas impossible que Blanqui, après avoir poussé au combat malgré les avis de Barbès et Martin Bernard, après avoir par une belle audace, risqué une fois de plus le repos de sa femme et de son fils, en même temps que le sien propre, « se soit trouvé pâle et sans voix » 170 au moment de l'émeute. Le mécontentement des sectionnâmes, les cris de trahison qui s'élevaient, la perte d'un temps précieux, tout incitait Blanqui à reconnaître en cette heure décisive 163. 164. 165. 166. 167. 168. 169.

L'Enfermé,

p. 159. Histoire du Parti républicain, éd. de 1900, p. 174. Ibid., p. 174, note. J E A N J E A N , pp. 58-59. Histoire de Louis-Philippe, t. II, p. 73. Histoire de la révolution de 1870-i87i, p. 81. Le Rappel, 28.11.1869.

170.

G. GEFFROY,

G.

WEILL,

p.

159.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

231

la vanité de la tentative. On conçoit donc facilement que sa confiance ait été ébranlée et qu'il ait un moment hésité. C'est une chose tout à fait vraisemblable et le biographe de Barbès, en évoquant le début de l'affaire, ne va pas plus loin comme affirmation 171. Il est fâcheux, par exemple, que pour établir la « peur » de Blanqui nous en soyons réduits, outre les allusions dans un but facile à deviner du policier Lucien de la Hodde 172 à des témoignages de Barbès et de ses partisans, dont la haine et le mépris entachent sérieusement la véracité. Mais que Blanqui ait hésité ou non, le vin était tiré, il fallait le boire. Parlant des incidents de la rue Bourg-l'Abbé, le rapport fait à la Cour des pairs dit très justement : Il n'est pas possible qu'à ce moment suprême pour la révolte, alors qu'elle en était à marchander sa confiance et à la proportionner au nombre, à l'importance et à l'audace de ses chefs, l'un des plus opiniâtres organisateurs du complot, l'un des membres du Comité exécutif, celui que le Comité exécutif lui-même désignait entre tous, comme devant commander à tous, ait pu manquer, et à la pensée du complot qu'il avait organisé, et au commandement en chef qui lui était déféré 173. Comme prétendue défaillance, rien de précis ne peut être articulé contre Blanqui. On le repère à l'Hôtel de Ville, à l'une des mairies assiégées puis, comme nous l'avons vu, à la barricade Greneta où, avec Barbès, il se bat « à quarante pas contre les municipaux ». Cest ici qu'il convient de serrer de près la question car c'est ici que se font plus précises les accusations de désertion et de lâcheté portées contre Blanqui par Barbès. Rue Greneta, les insurgés perdent beaucoup de monde. Le combat est par trop inégal. Jugeant la situation périlleuse, Blanqui, chef suprême de l'insurrection, s'approche de Barbès qui fait le coup de feu en simple soldat « pour lui montrer la nécessité de rallier une autre position ». Mais c'est au moment même où il lui adresse la parole que Barbès tombe atteint d'une balle. Blanqui le croit tué. Il regarde autour de lui. Quelques hommes restent derrière un « simulacre de barricade ». La situation devient désespérée. Blanqui se retire alors jusqu'à la rue Bourg-l'Abbé 174. Peur ? Désertion ? Blanqui était au feu comme Barbès, à côté de Barbès. Les balles sifflaient pour l'un comme pour l'autre. Est-il coupable parce qu'elles ne l'ont pas choisi ? Et qui peut lui faire grief de s'être replié avec ses hommes dans une telle situation ? Est-ce que Barbès 1 7 1 . JEANJEAN, p .

58.

172. D E LA H O D D E , p. 249. De la Hodde met en doute également le courage de Martin Bernard. 173. Rapport Mèrilhou, 2* série : « Faits particuliers », pp. 30-31. 174. Bibl. nat., mss. français. Nouvelles acquisitions, N. A. 9 581.

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ne s'était pas replié de la Préfecture de Police à l'Hôtel de Ville quelques heures auparavant ? Blanqui aurait eu tort .également de laisser son compagnon sur le champ de bataille. Mais n'oublions pas que Barbès était considéré comme perdu par ses camarades de combat. Et Blanqui, plus tard, avouera que « s'il avait cru Barbès blessé seulement il eût tout fait pour le mettre en sûreté s>. Toutefois, faisant allusion à sa faible complexion contrastant avec la haute stature et la forte corpulence d'Armand Barbès, Blanqui ajoutera : « Tout, excepté de l'emporter sur [mes] épaules : à l'impossible nul n'est tenu » 175 . Barbès considéré comme tué, Blanqui devait-il donc se faire tuer ? Telle est la question que Blanqui s'est posée lui-même en présence de ce grief. Il y répond, toujours railleur : Certes, il ne manque pas de gens qui seraient ravis de faire [mon] oraison funèbre. C'est sans doute impardonnable de leur avoir dérobé cette satisfaction, mais un suicide inutile [m'] a toujours paru une sottise 17e. Barbès prétend que Blanqui fut encore coupable de désertion en ce sens qu'il serait parti avant la fin du combat. Mais sur quoi Barbès peut-il bien baser cette autre accusation ? Ce n'est pas, en tout cas, chez le marchand de vin où il se réfugia pour laver sa blessure qu'il pouvait s'assurer de ce fait 177 . A une question précise posée par Ranc au sujet de cette « désertion » de Blanqui, Martin Bernard répondit : « Non, il était là; seulement il ne faisait rien, il avait perdu la tête ». Cela, comme le remarque Ranc, est affaire d'appréciation179, mais les reproches de désertion et de lâcheté disparaissent. Barbès estimait que Blanqui n'eût pas dû quitter les insurgés. Or, d'après ce qu'on sait, l'émeute vaincue, les sectionnaires se dispersèrent, cherchant à échapper à la police. On ne voit pas bien Blanqui, dans ces conditions, rester seul dans le quartier. Comme il le reconnaîtra plus tard « il n'avait plus qu'un parti à prendre : la retraite » m . Martin Bernard n'agit pas autrement, du reste, et Barbès ne lui en tint jamais rigueur. Au surplus, si Barbès n'avait pas attiré l'attention des gardes municipaux par le sang qu'il avait à la figure, il eût pu, lui aussi, échapper à la police. Quand le sergent Niclasse qui l'arrêta rue Jean-Robert vers sept heures du soir lui demanda où il allait, il répondit : « Chez moi » 18°. Cette réponse — que nous n'avons aucune raison de mettre en doute — était destinée à dépister la police car il est clair que Barbès se serait bien gardé 175. Bibl. nat., ibid.

176. Ibid.

1 7 7 . JEANJEAN, p. 62. — Nouvelle Revue, n° du 1.6.1898. 178. Le Voltaire, 18.10.1883, art. cité. 179. Bibl. nat., mss. français. Nouvelles acquisitions, N. A. 9 581. 180. Annales historiques de la Révolution française, 1930, art. cité.

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de rejoindre son domicile. Elle n'en atteste pas moins la volonté commune à tous les insurgés de quitter, de fuir les lieux de l'échauffourée. Pour en finir avec cette accusation de désertion et de peur, nous citerons ce passage tiré d'un récit du 12 mai, paru dans un journal blanquiste, soit. Mais après avoir donné le son de cloche des accusateurs, la justice commande d'écouter les défenseurs : Blanqui à en croire Barbés et les siens se serait caché durant le combat et n'aurait reparu que pour ramasser les morts. Cette calomnie a toujours été le grand cheval de bataille de Barbés contre Blanqui; c'est toujours avec cette calomnie qu'il a cherché à le perdre parmi les vieux républicains pour lesquels il sait bien que la bravoure est considérée comme la première vertu. Eh ! bien ! il est évident pour tous ceux qui ont fait le coup de feu en mai, que Blanqui n'a pas abandonné un seul instant le champ de bataille. Le devoir d'un général est d'observer les mouvements de l'ennemi : c'est ce qu'il fit. Mais indépendamment de cela, il a fait le coup de fusil, nous l'avons vu, nous, à la barricade Saint-Magloire, nous l'avons vu à la barricade Grenetat, un fusil sur l'épaule, et quand il a été obligé d'abandonner le terrain comme tant d'autres nous pourrions dire l'endroit où il a jeté son fusil. Où étaient donc les chefs subalternes de l'insurrection, où étaient donc Martin Bernard, Nettré, Meillard, Quignot entre autres les plus acharnés contre Blanqui qu'ils adulaient jadis ? Peuvent-ils prouver qu'ils aient soutenu la lutte jusqu'au moment suprême et qu'ils n'aient pas disparu longtemps avant lui sans cause légitime du champ de bataille ? 181. Barbès et ses partisans — comme on le voit — se montrèrent bien sévères pour Blanqui dans leur version du 12 mai 1839 mais, chose curieuse et qui fait réfléchir, leur sévérité s'affirme et se développe à mesure qu'on s'éloigne de l'affaire, à mesure que le fossé entre blanquistes et barbésistes s'approfondit. En effet, peu après le 12 mai, quand les souvenirs sont encore précis, Barbès et Martin Bernard tiennent un autre langage. Il y a sur ce point un témoignage d'importance. C'est celui de Dupont de Bussac, qui fut à la fois ami et avocat de Barbès et de Blanqui. Dupont a relaté dans la Revue du progrès et dans L'Intelligence, journal de Laponneraye 182 , l'entrevue qu'il eut avec Blanqui avant le second procès. Au cours de cette entrevue, Dupont de Bussac fit part à Blanqui des « cris à la trahison » poussés contre lui par certains conjurés, qui n'étaient « pas les plus braves ». Que disaient ces hommes ? 181. La Commune sociale (journal 4e Fomberteaux), n° 5, mai 1849. 182. L'Intelligence, 4* année, février 1840. —Revue du progrès, n° du 15.2.1840.

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Articulaient-ils des faits précis ? Non, mais tirant argument de ce que Blanqui était sorti de l'affaire sans blessure et hors des griffes de la police, ils avançaient que le chef des Saisons, après avoir « poussé à l'insurrection de malheureux ouvriers », avait « su éviter le danger et se retirer à temps ». Les partisans de la police ne manquaient pas, naturellement, de répéter bien haut cette accusation. On est même en droit de penser que la séparation judiciaire des conjurés en deux séries ne fut pas sans en favoriser le développement. Blanqui s'emporta quand Dupont lui annonça cette version. « Crois-tu un mot de ces calomnies ? », s'écria-t-il. « Non, non, calme-toi, répondit Dupont. Je les ai entendues comme tout le monde; mais, moi, je ne pouvais pas un seul instant en croire un seul mot ». Et il ajouta : J'ai eu, d'ailleurs, la preuve contraire de la bouche des témoins les moins suspects, de la bouche de Barbés et de celle de Martin Bernard. Calme-toi : tous deux m'ont dit que tu avais agi bravement dans cette malheureuse affaire. Ils m'ont chargé de te serrer la main si je venais à te revoir. Il n'est pas possible de mettre en doute cette importante déclaration de Dupont de Bussac, d'autant plus qu'elle n'a donné lieu à aucune dénégation ou mise au point de la part de Martin Bernard et Barbés quand elle parut en février 1840. Ainsi, d'une part Dupont de Bussac, l'homme le mieux placé pour juger sainement les choses, pour dominer dans tout son complexus l'affaire du 12 mai, disculpe très nettement Blanqui. D'autre part, il le fait disculper par ceux-là mêmes qui l'accuseront plus tard avec, semble-t-il, le plus de force. Après cela, que reste-t-il des accusations de Barbès sur la « peur » de Blanqui au 12 mai 1839 ? Cependant, dira-t-on, comment se fait-il que des accusations d'une telle gravité aient pu cheminer malgré tout ? N'y a-t-il point là quelque chose de troublant ? Blanqui n'a pas manqué d'examiner cette question. Les accusations de désertion et de lâcheté furent d'abord, assure-t-il, « propagées dans l'ombre » puis « articulées au grand jour » par Barbès qui finalement a échafaudé avec « art » et « persévérance » tout un « édifice de calomnies » 183. Les circonstances s'y prêtant, la presse, la police, la magistrature donnant de la voix, les accusations s'accréditèrent facilement. Mais laissons la parole à l'accusé. Nous comprendrons mieux la genèse, le développement de « si furieuses accusations » : Barbès blessé est pris, condamné à mort et n'échappe à l'échafaud que grâce aux terreurs du pouvoir. Blanqui est libre et sauf : deux 183. Bibl. liât., mss. français. Nouvelles acquisitions, N.A. 9 581.

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grands crimes irréparables l Une défaite sanglante, des morts, des blessés, des captifs, le désastre du parti, tout retombe sur sa tête. A lui, l'organisateur de la Société, le Général de l'insurrection, toute la responsabilité l II n'a pas réussi et il n'est pas mort ! C'est un traître ! La presse, humiliée de n'avoir rien su d'avance, la presse gonflée de rage se rue sur le chef vaincu que la mort ou la prison ne sauvegarde pas. Tout ce qu'il y a dans un parti de hâbleurs, de vantards, de mouches du coche, de commères joignent leurs clameurs à ce concert de malédictions. La police broche sur le tout. Le Juge d'instruction affirme aux prisonniers que Blanqui les a trahis. En revanche, quand la femme de ce dernier vient réclamer sa correspondance privée, saisie dans les perquisitions, cet aimable juge lui dit : « Madame, votre mari est entre le poignard et l'échafaud l1S* ». Telle était l'horreur soulevée par cet océan de calomnies que, plus tard, au Mont-Saint-Michel, après la levée du système cellulaire, quand il fut permis aux prisonniers de se promener deux par deux; l'un des détenus, Roudil, jeune homme franc et naïf, en apercevant Blanqui, poussa un cri de surprise : « Qu'est-ce ? lui dit celui-ci. Qu'avez-vous ? — Ah ! mon Dieu ! On m'avait fait de vous un tel portrait à la Conciergerie que je vous croyais un monstre de visage et de cœur » 185 . Cette déclaration bourrée de faits suggestifs et de réflexions pertinentes venant après le témoignage de Dupont de Bussac, n'est pas sans faire réfléchir. On se demande, en vérité, pourquoi jusqu'ici l'une et l'autre ont été passées sous silence alors que les griefs de l'accusateur avaient seuls droit de cité. Mais malgré ces prétextes, la question du lancement de l'accusation n'est pas élucidée. Il subsiste un certain trouble. On remarquera que tour à tour Blanqui voit Barbés, la police, la magistrature et la presse à l'origine. Il a écrit sa déclaration après les pénibles incidents de Bourges. Elle s'en ressent. Que Barbés, en effet, ait joué un grand rôle dans le cheminement de l'accusation, nul ne peut le nier. Mais Blanqui se trompe, croyons-nous, en plaçant Barbès à l'origine. Il oublie que Barbès, après le 12 mai, reconnaissait le courage de son rival. Dans quelle mesure les autres facteurs invoqués par Blanqui ont-ils joué leur rôle ? C'est ce qu'il est malaisé d'établir en l'état de la documentation. Mais il n'est pas niable que la presse a contribué grandement à lancer l'accusation. Blanqui libre et sauf était vulnérable et contesté. Il devenait, selon ses propres expressions, « le point de mire des haines bourgeoises, la bête noire de la presse » 186 . On pourrait croire qu'il exagère en écrivant que la presse 184. Bibl. nat., mss. Blanqui, N.A

185. Ibid. 186. Ibid.

9 851. Origine de la haine de Barbès.

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« se rue » sur lui. Non. Même des feuilles provinciales, — on ne sait sous quelle louche inspiration — ajoutèrent par exemple des lignes de ce genre au compte rendu des événements du 12 mai : Dans la soirée, Barbés a été tué à côté de Blanqui. Celui-ci a immédiatement perdu toute énergie. Les factieux ont emporté le cadavre de Barbés en criant vengeance sur leur passage mais leur fureur n'a eu aucun résultat sur l'esprit de Blanqui. La bande qui le suivait d'abord s'est séparée et ceux qui la composaient sont allés se réunir à d'autres chefs. Blanqui, qui était disparu n'a pas tardé à être repris 1S7. On ne saurait trop souligner que cette relation fantaisiste a été rédigée tout au plus le 13 mai. Les informations fausses s'y enchevêtrent, mais tout y semble néanmoins admirablement combiné pour faire passer Blanqui comme un homme sans courage. C'est un vrai modèle de jésuitisme. A l'origine, la presse stylée ou non — car la question, quoique difficile à résoudre, doit cependant être posée, — puis les sectionnaires mécontents, la police, la magistrature et finalement Barbès, mettant pour ainsi dire son estampille sur l'accusation, l'accréditant : c'est ainsi qu'il convient plutôt de se représenter le cheminement de la calomnie. Mais il nous faut revenir à l'entrevue Dupont de Bussac. Elle est intéressante à un autre titre. Elle nous fournit l'explication du mutisme de la défense au second procès. C'est, précisément, en considération des violentes attaques portées contre Blanqui que Dupont, soucieux de préserver l'honneur de son ami, résolut de se taire, en plein accord, du reste, avec Blanqui lui-même. Citons tout au long le passage où Dupont de Bussac rapporte sa conversation avec Blanqui : Si je te défends et que je prouve qu'il n'existe aucune preuve contre toi, n'entends-tu pas tous tes ennemis s'écrier : Voyez si les accusations que nous avons portées contre lui ne sont pas vraies ? Il s'est arrangé de manière à ce qu'il n'y ait pas de preuve contre lui. Il a exalté, entraîné ces malheureux ouvriers qui n'ont pas> été aussi habiles que lui dans l'art de ne pas laisser de trace d'une complicité dangereuse. Mais lui, plus prudent que brave, il a tout coordonné pour se tirer du mauvais pas où il les a précipités. Voilà le langage que tiendraient tes ennemis. Je suis ton ami, je dois faire passer ton honneur avant tout; et dans les circonstances où nous nous trouvons, ma parole fût-elle assez puissante pour sauver ou ta vie ou ta liberté, je... — Tu ne devrais pas dire un mot, reprit vivement Blanqui. Comme complément à cette réplique plutôt brève, Dupont de 187. Le Journal

d'Indre-et-Loire,

n° d u 16.5.1839.

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Bussac rapporte, ailleurs, les paroles suivantes prononcées alors par Blanqui : Le seul rôle qui me conviendrait, ce serait d'avouer hautement ma participation active à l'insurrection du 12 mai et d'en revendiquer la plus grande part de responsabilité, mais je ne le puis. Ce ne serait qu'une mesquine contre façon de l'héroïsme de Barbès. Dans ses nobles aveux, Barbès jouait sa tête, je ne jouerais pas sérieusement la mienne. Barbès fut sublime ; moi je ne serais que ridicule. Et Dupont de Bussac ajoute : Telles sont les raisons qui ont imposé le silence à Blanqui et à son avocat. Ces raisons, je les ai dites à sa femme, à sa mère, à l'une de ses sœurs, dont la sollicitude devait être aussi vive que celle de bien des gens qui m'ont donné tort. Et la femme, la mère, la sœur de Blanqui ont approuvé à la fois l'ami et le défenseur 1S>. Conclusion. En résumé, quand on étudie de près la prise d'armes du 12 mai 1839 grosse de conséquences dans la vie d'Auguste Blanqui puisqu'elle est liée à toute l'affaire du document Taschereau, on ne voit pas ce qui peut être reproché de sérieux au chef des Saisons touchant le courage. On saisit par ailleurs sur le vif et très nettement l'existence de ses solides capacités insurrectionnelles. La façon dont il tire parti des circonstances et du lieu, est celle d'un véritable général, d'un vrai capitaine de la guerre des rues, d'un chef en possession de tous ses moyens. Avant Marx, avant Lénine, Blanqui traite déjà l'insurrection comme un art. Toutes les règles que Marx devait fixer en 1848 sur la base de la courte expérience révolutionnaire de ses compatriotes, Blanqui les a pour ainsi dire appliquées avant la lettre le 12 mai 1839. Il n'a pas joué avec l'insurrection : il l'a préparée méthodiquement, patiemment, habilement avec toutes les ressources de sa fine intelligence et, dès le début, il est décidé à la mener jusqu'au bout. Il a su aussi rassembler à l'endroit et au moment propice des forces supérieures aux forces gouvernementales. Il a fait prendre à ses troupes l'offensive. Cependant sa tentative ne réussit pas. Pourquoi ? Nous l'avons déjà dit en signalant les côtés négatifs de l'insurrection, mais peutêtre est-il bon de revenir sur l'explication essentielle. Au lieu d'insérer sa prise d'armes dans un processus révolutionnaire, dans la poussée fébrile des masses, Blanqui entendait se servir de la prise d'armes pour provoquer artificiellement et subitement le soulève188. L'Intelligence,

n° cité.

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à la

Révolution

ment populaire. Cela signifie, au fond, qu'il surestimait le mécontentement et la capacité de combat des masses par suite de la crise; cela veut dire, en dernière analyse, qu'il n'avait pas su prêter l'oreille à la voix des masses et se rendre compte que leur maturité révolutionnaire n'était pas à la hauteur de sa tentative. C'est ce qui lui arrivera encore le 14 août 1870 à l'affaire de La Villette, mais cette fois Blanqui ne se trompera que de quatorze jours. Ici c'était plus grave, il se trompait de neuf ans ! Nous touchons à la grande faiblesse de Blanqui en tant que chef, une faiblesse qui s'explique très bien. Par ses détentions répétées et prolongées, par la vie illégale qu'il était contraint de mener dans les rares moments où il n'était pas en prison, Blanqui se trouvait constamment coupé des «masses. En particulier, il prépara l'insurrection du 12 mai hors de la capitale, dans sa retraite de Gency, près de Pontoise. Sans doute, Lénine non plus -n'était pas sur place à la veille de l'insurrection d'octobre. Il était, comme il l'a reconnu lui-même dans sa fameuse Lettre aux camarades : « à l'écart du grand courant de l'histoire » 189 . Du moins ce « grand courant » n'était-il pas en discussion. En avril-mai 1839 la température des masses était loin d'atteindre le même degré. Et ce n'était point les quelques voyages fugitifs faits par Blanqui à Paris, pas plus que ses entrevues avec quelques militants des Saisons, qui pouvaient lui permettre d'apprécier d'une façon sûre la température des masses nécessaire pour transformer son coup de main audacieux et bien combiné en une révolution victorieuse. Mais Blanqui n'était pas seulement isolé des masses : il l'était aussi de l'avant-garde agissante. Ici entre en jeu, évidemment, la structure même des Saisons. C'était Blanqui le véritable chef des Saisons et, chose paradoxale, il n'était point connu de ses troupes. De là sa difficulté, son impossibilité à surmonter le flottement du début comme ensuite à entraîner le gros des insurgés. Pour l'homme du rang, le véritable chef était Barbès : c'est ce que reconnaît formellement un partisan tout dévoué de Blanqui comme Lacambre 190 . Sans doute, pour expliquer cette attitude de l'homme du rang, on ne saurait uniquement faire intervenir l'état d'illégalité constante de Blanqui et l'organisation secrète de son groupement qu'imposaient du reste les conditions sociales et politiques de l'époque. Il conviendrait de comparer les personnalités de Barbès et de Blanqui, de rechercher — si l'on peut dire — le degré d'alliance populaire de chacun d'eux. Mais il n'en reste pas moins quand on s'en tient à l'étude intrinsèque de la prise d'armes, qu'en raison même de la préparation 189. LÉNINE, Œuvres complètes, 1'® éd. russe, t. XIV, 2 partie, p. 271. — P. PASCAL, Pages choisies, éd. française, t. III, ip. 343. 190. Papiers inédits de Lacambre. Fonds Dommanget.

La Prise d'armes du 12 mai 1839

239

rigoureusement secrète de l'entreprise, le défaut de liaison entre le chef et les insurgés comme entre les insurgés et la masse explique dans une large mesure l'échec du 12 mai 1839. Si l'on va au fond ou plutôt si l'on considère la tentative comme l'une des attaques prématurées du pré-prolétariat contre le pouvoir, l'échec s'explique très bien et l'histoire ne peut que l'absoudre. Car la prise d'armes du 12 mai 1839, vu sous cet angle, constitue l'un des facteurs qui en élevant la conscience politique de la classe ouvrière créa les conditions de sa victoire finale.

CHAPITRE V I I

AU MONT-SAINT-MICHEL

Du Luxembourg

DANS LA BASTILLE DES

MERS

à Avranches.

La condamnation à mort de Blanqui, commuée en détention perpétuelle par Louis-Philippe, le 1" février 1840 est entérinée le 4 par la Cour des pairs. Aussitôt, on décide de diriger Blanqui avec six des condamnés du 31 janvier 1840 sur le Mont-Saint-Michel où déjà, pour l'affaire du 12 mai 1839 Barbès, Martin Bernard, Delsade, Austen, Martin Noël et Roudil sont emprisonnés 1 . La veille du départ, on amène à la Conciergerie les détenus à diriger sur le Mont-Saint-Michel, en même temps que onze autres condamnés du 31 janvier 1840 affectés à la citadelle de Doullens. Blanqui, morne et inquiet, fait ses adieux à sa jeune femme. Cruelle et touchante entrevue ! On devine les regards angoissés, l'anéantissement de Suzanne-Amélie, son langage des yeux plus évocateur que celui des lèvres. Suzanne, c'est convenu, doit le rejoindre — comme à Fontevrault — dès que ses forces lui reviendront 3. Trop douce espérance. Elle ne se réalisera pas; c'est l'ultime séparation ! Le lendemain 4 février, par ordre ministériel arrivent à la Conciergerie vers une heure du matin, les deux voitures destinées au transfert des prisonniers 4. Blanqui est embarqué avec Louis, Pierre, Rose Quignot, Jean Dubourdieu, le cabaretier Charles, Nicolas Herbulet, Charles Godard et Joseph Hendrick. Quignot doit purger 1. A. Z É V A Ê S , Une révolution manquée, pp. 157-159, 133, 165. 2. Le Moniteur, 5.2.1840. 3 . G. G E F F R O Y , L'Enfermé, 5' mille, pp. 77-78 4. Le Moniteur, 5.4.1840. 16

242

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

ses quinze ans de détention, Charles cinq ans, les autres dix ans 6 . Malgré sa vive insistance, Blanqui ne peut conserver durant le trajet un roman d'Alexandre Dumas, les règlements ne permettant pas d'accéder à cette demande 6. Le soir, vers sept heures, les prisonniers arrivent à la maison d'arrêt d'Avranches, les jambes dans un état déplorable. Blanqui, en raison de sa petite taille a toutefois moins souffert que ses compagnons 7. Le geôlier « gros homme à la face rubiconde et aux allures avenantes » 8 les fait manger puis coucher et, le 5 au matin, Blanqui, Charles, Herbulet et Godard sont conduits au Mont-Saint-Michel par un mauvais char-à-bancs qu'escortent des gendarmes d'Avranches. Le 6, les autres compagnons arrivent à leur tour Gustave Geffroy, en sa prose poétique, a fait la description ou plutôt nous a donné la sensation du convoi passant dans ce paysage d'extrême Normandie : Le cortège parcourt, au bruit des roues, des fers des chevaux, des fers heurtant les étriers, les pentes des routes qui suivent la Sée, descendent vers le gué de l'Epine. Près Courtils, à la pointe de Rochtorin pointant droit sur le Mont qui grandit, se vaporise, se dissout dans la brume d'hiver, la voiture entre dans la tangue. Tout est blanc, mou, ouaté, silencieux. On n'entend plus le bruit des roues qui tournent dans le sol friable, le bruit du pas des chevaux qui enfoncent leurs sabots dans la poussière humide et glaiseuse. Seul le cliquetis clair des sabres tinte dans l'air avec un son frêle de clochette 10. Ce tableau fortement romantique, si bien brossé par le célèbre écrivain, ne correspond pas à la réalité. L'érudit local Etienne Dupont serre à coup sûr plus près la vérité quand il écrit : Le jour où Blanqui arrive au Mont est pluvieux et maussade, de gros nuages courent, bas et rapides, dans le ciel; la rive bretonne est invisible; elle a disparu sous d'épais tirants d'eau; la route suivie s'écarte beaucoup de la capricieuse rivière de Sée; le gué de l'Epine n'est point franchi ; on passe tout simplement sur le Pontaubau.lt, pour atteindre les villages d'Ardevon et de la Rive; la demi-lieue de grève est franchie sans incident et les formalités de l'écrou s'accomplissent comme pour Barbés et les trois compagnons au matin du 17 juin 1839 ». 5 . EDMOND L'HOMMEDÉ, Le Mont-Saint-Michel prison politique sous la monarchie de juillet, p. 78. 6. L'Intelligence (journal et fait remarquer qu'il n'a « jamais donné lieu à aucune plainte ». Toutefois, le directeur note qu'il « persiste opiniâtrement dans son opinion », qu'il verrait avec regret qu'on s'occupât d'obtenir sa grâce et « ne l'accepterait qu'en cas d'amnistie générale ». Blanqui n'est pas jugé si favorablemenet, tant s'en faut. Sa note de conduite est la suivante : Beaucoup moins soumis. A donné lieu à plusieurs plaintes relativement à sa correspondance et à ses envois et réceptions de paquets où il cherche continuellement à tromper ma surveillance. Le Directeur ajoute dans la colonne d'observations : Très peu communicatif. J'ai lieu de croire qu'il pense comme le précédent (Barbès). Cependant, je le croirais plus disposé à accepter une remise de tout ou partie de sa peine 7S. Un incident qui surgit le 7 août, quelques jours après ces annotations, mit aux prises Blanqui et le directeur Theurier. C'est ce qu'on pourrait appeler l'histoire de la galette Blanqui. La veille, une lettre de Suzanne-Amélie — ouverte par la direction conformément au règlement — avait annoncé l'envoi d'un colis avec mention qu'Auguste était autorisé à assister désormais à l'ouverture de ses paquets. Bien que n'ayant pas confirmation de cette autorisation, le directeur la déclara valable et convoqua Blanqui en présence duquel la boîte fut ouverte. Elle contenait tous les objets énumérés, entre autres un pain d'épices et une galette. Le directeur invita Blanqui à couper la galette au couteau. Blanqui obéit après hésitation. C'est alors que les deux hommes s'aperçurent qu'un papier avait été coupé en deux. Tout de suite, Blanqui reconnut l'écriture de sa femme et crut à une communication d'une certaine importance. Il s'empara d'une moitié de la galette et en retira la partie de lettre qu'il porta à sa bouche, tandis que tout aussi prestement le gardien s'assura de l'autre moitié. Après avoir longtemps mâché et réduit en pâte le billet, Blanqui le jeta sur le rocher en plusieurs boulettes, de telle sorte que ni le directeur ni lui ne purent en connaître le contenu. Ensuite, très calme apparemment, Blanqui se retira. Cependant une heure après, dans un but que l'on devine, Blanqui demanda à s'entretenir avec le direc76. Ibid-, p. 82-83. 7 7 . G. GEFFROY, p . 9 3 .

78. Archives

départementales

de la Manche, Y 2 /47.

Au Mont-Saint-Michel dans la Bastille des mers

257

teur, lequel lui donna connaissance de la partie de lettre enlevée par le gardien. Le prisonnier fut amené ainsi à se rendre compte qu'il n'y avait rien d'extraordinaire dans le billet, et qu'il s'était alarmé mal à propos. Il n'en accusa pas moins le directeur d'avoir ouvert le colis hors de sa présence et d'avoir connu à l'avance la teneur du billet. Une lettre écrite à Suzanne-Amélie le lendemain racontait l'affaire. Le directeur l'expédia, bien qu'elle fût peu aimable pour lui. Ce que voulait Blanqui, c'est que ses griefs contre le chef de l'établissement fussent connus du ministre. Dans ce but, il réclama à sa femme le passage de leur correspondance par le cabinet du ministre et il déclara à Theurier que, désormais, il ne recevrait plus de lettres ne satisfaisant pas à cette condition et qu'il les brûlerait. Le 11 août, deux lettres étant arrivées, Blanqui non sans hésitation passa outre à sa résolution, mais une autre étant parvenue le 13 fut brûlée selon son désir 79 .

Fin de la

séquestration.

Le mois de septembre 1840 marque un tournant dans le séjour de Blanqui au Mont. Il voit sa mère, il change de cellule, il entre en relations clandestines avec Fulgence Girard, déjà en correspondance avec Barbés depuis plus d'un an. Depuis le 12 juin, Auguste était averti que sa mère avait obtenu l'autorisation de lui rendre visite 80. Mais il apprit qu'on voulait la soumettre à la pratique avilissante de la fouille. Indigné, il ne balança pas un seul instant entre les satisfactions de l'homme et du fils et ses devoirs de citoyen. Prenant la plume, il fit part à sa mère de sa résolution énergique de refuser tout entretien, plutôt que de se plier à une mesure aussi odieuse qui pourrait être, par ailleurs, invoquée comme un précédent. On m'annonce ton arrivée, en ajoutant que pour te voir, je dois être fouillé avant et après notre entrevue, je te prie de me faire savoir comment, de quelle manière et en quel lieu tu es admise à me voir. Tu penses bien qu'il est certaines limites que je ne franchirai jamais volontairement. Quand on est écrasé par la force, il faut bien endurer la mort quand on vous tue; mais se soumettre de plein gré à des mesures qui avilissent, lorsqu'on peut s'y soustraire par des sacrifices quels que grands qu'ils soient, c'est un précédent que des prisonniers politiques ne doivent jamais établir. Il serait déshonorant de léguer aux infortunés qui peuvent venir après moi un régime d'humiliation et d'outrage que l'exemple ferait bientôt passer en loi 79.

Archives

80.

L'HOMMEDÉ,

81.

FULGENCE

départementales p.

83.

GIRARD,

de la Manche, Y2/22. —

L'HOMMEDÉ,

pp. 83-85.

pp. 270-271. 17

258

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

S'étant plainte au ministre Duchâtel, Mme Blanqui-mère arriva au Mont avec un mot de celui-ci recommandant de lui accorder les plus larges facilités pour s'entretenir avec le prisonnier. Mais, en même temps, le ministre avait adressé au directeur la faculté de suspendre l'autorisation de visite dans certaines conditions. Aussi, quand Mme Blanqui-mère présenta son mot au directeur, un incident surgit. Theurier s'écria : — M. le ministre permet, c'est vrai; mais moi, je refuse. — Vous refusez, répliqua Mme Blanqui. Mais qui donc est maître ici ? — Moi, madame, répondit le fonctionnaire ss. La sexagénaire qui avait fait un voyage de cent lieues pour embrasser son fils captif dut, la rage au cœur, retourner à Avranches sans avoir pu obtenir satisfaction. Sur ces entrefaites, arrivèrent au Mont les époux Carie, beaufrère et sœur de Barbés. Ils étaient munis d'une permission analogue au « chiffon de papier » de Mme Blanqui. Mais, plus heureux que celle-ci, ils furent affranchis de la fouille par le directeur qui maintint le parloir comme lieu de l'entrevue 8S. Cette latitude entraînait fatalement la révision des rigueurs imposées à Mme Blanqui. Elle put, après quarante jours d'attente, voir Auguste dans des conditions se rapprochant de la normale. Une lettre de ce dernier, empreinte d'une sourde colère, rend compte des événements : Il y avait un règlement, il n'y en a plus; nous sommes livrés à l'arbitraire de ce misérable, dont la volonté et le caprice font seuls la loi. Ma mère arrive avec une permission du ministre, le directeur répond : Le ministre permet et moi, je défends ! et il supprime ta permission. Dubourdieu, que tous les geôliers vantent comme le plus doux des hommes, recevait les visites de son frère; le directeur supprime ces visites sans motif, sans prétexte même; il laisse communiquer tel et tel prisonnier avec ses parents, et interdit les visites faites à tel et tel autre, tout cela sans donner de raisons. Il se moque des ordres ministériels qu'il jette au panier. Nous sommes ici livrés à un pouvoir occulte qui a ses agens, ses bourreaux secrets, lesquels ne prennent d'ordre que de ce pouvoir invisible. Si un prisonnier écrit au ministre, le directeur à qui ces plaintes portées au pouvoir responsable ne conviennent pas, supprime la lettre et renvoie l'enveloppe au prisonnier; au surplus, en agissant ainsi, il veut montrer à ses victimes qu'il est bien le maître absolu. Il veut qu'il soit établi, que nous sommes livrés à sa discrétion, qu'il peut à volonté, sans règles, sans prétextes, écraser l'un, laisser respirer un second, puis lui remettre le pied sur la poitrine... Il agit non 82. FULGENCE GIRARD,

83. Ibid.,

p. 283.

ibid.

Au Mont-Saint-Michel

dans la Bastille des mers

259

seulement en maître absolu, mais en tyran capricieux, qui multiplie à dessein ses inconstantes décisions, pour mieux nous pénétrer de l'idée de sa toute-puissance. Il a refusé l'entrée à ma mère, depuis le 15 septembre jusqu'au 25 octobre, et ne s'est relâché de cette exaction qu'au moment où il a eu connaissance de l'appel énergique qui allait être fait à l'opinion; alors cette permission ministérielle qu'il avait annulée de son chef, il s'empressa de la faire revivre... mais à quoi bon maintenant ? Ma mère a épuisé le temps de son séjour au Mont-Saint-Michel ; on le sait ; on sait qu'elle va s'éloigner et alors on lui permet dérisoirement de me voir; non pas l ce serait donner ses souffrances pour un plat de lentilles... Ces incidents devaient avoir une suite. M. et Mme Carie, de passage à Paris, déposèrent une plainte au ministère de la Justice. La Réforme, Le National et Le Journal du peuple donnèrent de la voix. Une consultation juridique signée des sommités du barreau vint appuyer ces protestations 86. Le beau-frère de Vilcoq obtint l'autorisation de visite; Guillemin qui, depuis la visite de Colombat s'était vu refuser la faveur de voir sa femme dans sa chambre, demanda et obtint à nouveau ce bénéfice 86. La nouvelle chambre occupée par Blanqui était précisément voisine de celle de Guillemin. De l'une à l'autre, des communications pouvaient s'établir. Et comme Guillemin, par l'entremise de sa femme, toujours habitante du Mont, était en relations avec Fulgence Girard, l'avocat d'Avranches, ancien condisciple et ami de Blanqui au Quartier Latin, ce dernier put amorcer la liaison avec l'extérieur. Il faut dire que Fulgence Girard, qui venait de temps en temps rôder autour de la prison, était déjà parvenu à nouer toute une correspondance avec des « politiques » du Mont. Mais ses tentatives répétées pour entrer en rapports avec Auguste avaient échoué. L'ancien chef des Saisons croyait d'ailleurs Girard à Granville 87. Le premier billet de Blanqui à Girard date du 5 septembre. Après avoir indiqué à son ami ce qu'il venait d'apprendre par « le plus grand des hasards », Blanqui écrit : Je t'avoue que jusqu'à ce moment j'ai ignoré ces communications par suite du système cellulaire qui m'a isolé de ceux qui étaient en rapport avec toi... Je serais fort aise, comme tu penses, d'avoir de tes nouvelles et de savoir si je pourrai continuer d'en recevoir. Si tu peux me faire passer de temps en temps ton journal, tu ne doutes pas du plaisir que cela me fera. Je suis pressé par l'heure, car il faut que ma mère s'en aille. Dis-lui de vive voix ce que tu ne pourras ou ne vou84.

GIRARD, ibid. p. 286. H U N G E R , Barbes au Mont-Saint-Michel,

FULGENCE

85. Ibid., 86. V.

87.

FULGENCE

GIRARD,

p.

79.

p.

7. —

L'HOMMEDÉ,

p.

87.

260

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

dras pas m'écrire. Dis-moi quelle physionomie a la politique; ce que tu penses de l'avenir, du présent, de la guerre, de la paix, du prince Louis, etc... Parle-moi de tout enfin, et de plusieurs autres choses. Je ne conçois pas trop comment tu peux faire passer des lettres et en recevoir, car du diable si les choses me sont possibles à moi. J'ai essayé, mais sans le moindre succès, et même avec un bien tout ce qui est possible 8S. notable échec; ainsi explique-moi Cette première lettre du prisonnier à Fulgence Girard nous fixe mieux que le meilleur des exposés sur la rigueur de l'isolement dont Blanqui fut si longtemps la victime. Girard avait trop souffert lui-même pour ne pas répondre avec empressement à cet appel, et dès lors les deux amis échangèrent bien des lettres. Dans sa première réponse, en date du 10 octobre 89, Blanqui fait part de sa grande joie : J'ai reçu le mois dernier ta lettre qui m'a fait grand plaisir; il y avait si longtemps qu'une voix humaine ne m'était librement arrivée du dehors. C'était comme une renaissance au monde, une résurrection de mon tombeau. Sur notre misérable rocher on finit par oublier qu'il existe une société où l'on existe autrement que par le sentiment de la souffrance. On finit par croire que partout ce sont des geôliers, des clés, des murailles de cent pieds de haut, des factionnaires qui rôdent autour de vous comme des lions dévorants. J'avais bien souvent pensé à toi. Je te croyais à Granville, et je me disais que bien près de moi vivait un vieil ami qui devait parfois songer au Mont-Saint-Michel; mais je n'espérais jamais qu'une parole amie pût être échangée avec le dehors; je croyais que tu serais toujours pour moi comme si tu habitais le Japon; enfin cette barrière s'est un peu abaissée. Aujourd'hui par un changement du hasard, je puis la franchir un peu davantage encore; il m'est possible de communiquer avec toi et je le fais dans un billet assez sérieux.

Discussion

avec Fulgence

Girard

sur

l'évasion.

Le billet est assez sérieux, en effet, car Blanqui prend tout de suite le taureau par les cornes en posant la question que chaque détenu a le plus à cœur, celle de l'évasion. On vit ici sans doute, puisque j'y suis vivant et les camarades aussi; mais on serait mieux partout ailleurs. Ce ne serait pas dommage, je crois, de fausser compagnie au Mont-Saint-Michel; je ne suis pas éloigné d'en avoir le désir, mais tout de suite une idée m'arrête. 88. FULGENCE G I R A R D ,

89. Ibid., pp. 181-187.

ibid.

Au Mont-Saint-Michel dans la Bastille des mers

261

Ici, Blanqui suppute les difficultés de l'entreprise, esquisse un plan, demande à son ami quel est le sien : Si par un bonheur des plus extraordinaires, nous nous trouvions hors de cet enfer, on aurait grande envie de nous y faire rentrer; nous serions vigoureusement et promptement poursuivis, car en prenant la meilleure chance il nous est impossible d'avoir plus de deux heures à nous avant que notre fuite ne soit découverte. On ne va pas bien loin pendant ce temps-là; nous serions traqués, et, sans un plan dressé d'avance pour gagner les champs, on nous reprendrait, j'en suis certain. Nous sommes près de la mer, il faudrait en profiter sans perdre de temps. Je sais que tu t'étais déjà occupé de ce projet qui a dû être suspendu par des circonstances qui l'entravaient. Il paraît que tu connais à Granville un batelier, un marinier, ton obligé, et qui pourrait nous convoyer à Jersey après notre prison buissonnière. Tu pensais qu'il fallait gagner une campagne près Granville, pour attendre le moment de l'embarquement et les préparatifs nécessaires ad hoc. Je voudrais bien que tu m'expliquasses ton plan à ce sujet. Là-dessus, Blanqui harcèle Girard de questions qui dénotent une étude très sérieuse de la situation géographique du Mont : Si l'évasion réussissait, elle aurait lieu de nuit; nous n'aurions pas deux heures d'avance. Il y a sept heures du Mont-Saint-Michel à Granville. Comment entendrais-tu que nous devrions faire après l'évasion ? Où faudrait-il se rendre ? Pourrais-tu nous faire embarquer ? En quel endroit ? Serait-ce à Granville même ou sur quelque point de la côte ? Serait-ce à Granville ou à la pointe de collines que nous voyons d'ici s'avancer dans la mer ? Serait-ce entre Granville et l'embouchure de la Sienne, rivière de Coutances ? Serait-ce la nuit même de l'évasion ou plus tard ? Quel chemin faudrait-il suivre ? Où faudrait-il aller ? Faudrait-il gagner Granville ou Saint-Malo ? Mais je pense que du côté de Saint-Malo tu ne peux rien. Par quel chemin gagner Granville ou le point près Granville qu'il faudrait rejoindre ? Est-ce par Genest, par Sartilly ou en faisant un détour pour rentrer dans les terres et revenir sur le point convenu ? Quelles seraient les conditions de l'embarquement ? Aurais-tu besoin d'être prévenu à l'avance du jour, ou plutôt de la nuit ? A propos de cette dernière question, Blanqui ne dissimule pas qu'il lui est très difficile, pour ne pas dire impossible, de savoir à l'avance la nuit qui se trouverait favorable. Il se borne à dire que la saison «st propice avec « les nuits longues et orageuses ». En même temps, il recommande en cette affaire « un secret absolu » ajoutant malicieusement : « Tu sais assez cela, puisque tu as fait avec nous le métier ». Puis, Blanqui chicane amicalement Fulgence en sa qualité de rédacteur de la France maritime : Tu as fait un article sur notre délicieux Mont-Saint-Michel, dont

262

Auguste Blanqui des origines à la Révolutidn

tu vantes les figues en les mettant de beaucoup au-dessus de celles du Midi. 0 calomniateur. Apprends, mon cher Fulgence, qu'il n'y a rien de bon au Mont-Saint-Michel, et rien absolument. Je n'en donnerais pas deux liards de ton Mont-Saint-Michel, et s'il dépendait de moi, je lui bourrerais le ventre de 6.000 kilogrammes de poudre pour faire sauter la calotte de cet infernal gâteau de Savoie. La lin du billet traite des événements politiques, sur le mode pessimiste : Et que dis-tu des choses de la terre ? On a bombardé Beyrouth, en attendant qu'on bombarde Paris. Je crois que ce dernier bombardement pourrait bien être un jour le fils légitime de l'autre. Voici le moment arrivé. En manœuvrant quelques régiments et quelques vaisseaux, le tour sera joué. Ne compte pas sur autre chose. L'enfoncement de Méhémet-Ali est fait accompli, et l'embastillement de Paris ne tardera pas à en être un autre. Deo gratias ! Ce sera la clôture pour l'an 1840. Oh I mon pauvre Fulgence, nous sommes dindonnés; nous sommes faits repic et capot ou repique et capot, je ne suis pas assez versé dans la partie pour décider... Vale et responde ? Girard répondit que l'évasion pourrait se faire grâce à quatre soldats de la garnison et que Granville lui paraissait le seul point de la côte où l'embarquement pût s'effectuer car partout ailleurs la surveillance et l'intervention des douaniers le rendraient impossible. Comme prétexte « très plausible », Girard envisageait une partie de chasse ou de pêche ou une excursion botanique et géologique sur les îlots de Chausey. On partirait avec cette destination et l'on mettrait ensuite franchement le cap sur l'île anglaise. Le point grave, selon Girard, était le moment du départ. Il faudrait connaître l'époque de l'évasion à un jour ou deux près. Partir la nuit même serait le plus sûr. Alors prévenu, Fulgence attendrait à Genest ou même au Mont pour servir de guide, et une voiture stationnée sur le chemin de Genest à Sartilly déposerait les fugitifs à Granville avant qu'aucune estafette eût pu y parvenir. Au sujet d'un embarquement immédiat, Girard conseillait d'y renoncer, car un bateau longtemps en partance appelleraient les soupçons. Mieux vaudrait attendre que les bruits et les agitations de la fugue fussent tombés. Ainsi, les « pauvres échappés » ensevelis dans quelques solitudes champêtres, se prépareraient « par un noviciat à la liberté ». Le 23 octobre 90, Blanqui discute ces différents points et quelques autres figurant dans un autre billet. Il renonce au débarquement immédiat. Il estime que la ferme de Barilly qui appartient à Fulgence, serait signalée tout de suite comme un des asiles probables des évadés, et laisse entendre qu'elle ne doit pas être utilisée. Com90. Ibid., pp. 189-191.

Au Mont-Saint-Michel dans la Bastille des mers

263

me Girard est suspect, et même très suspect, il ne doit pas s'occuper de la sortie du Mont qui est « la question capitale ». Or, le concours des soldats est devenu problématique. Blanqui craint que les quatre troupiers sur lesquels on croyait pouvoir compter ne fassent plus partie de la garnison. Il sait, en tout cas, que deux d'entre eux sont partis en Afrique. Quant à Mme Guillemin, il approuve Girard de lui conseiller de s'abstenir. Il pense qu'on ne doit pas plus se servir de Doux de Carcassonne, qui était venu voir Barbès récemment, parce qu'une nouvelle visite si proche serait plus qu'imprudente. Blanqui ajoute : Sans la connivence du factionnaire, l'évasion me semble impossible ; mais avec son concours, elle me semble fort aisée ou du moins très praticable. Toute la question est là. Tu tâcherais de nous trouver des étapes échelonnée jusqu'à une certaine distance d'Avranches, plus loin, nous trouverions sans doute une succession de bons vouloirs qui nous conduiraient de distance en distance jusqu'à un abri ou un port assuré. Mais le premier acte est le plus important de tous et les autres ne sont que de véritables accessoires. Blanqui avait bien raison de souligner l'importance du « premier acte », faute de quoi les autres dispositifs s'avéreraient inutiles. C'est précisément parce qu'aucun truchement ne put être trouvé que l'évasion resta à l'état d'hypothèse. D'autre part, depuis quelque temps, Fulgence Girard ne recevant aucune nouvelle directe de Barbès et de Martin Bernard, en concluait qu'ils avaient quelque motif de redoubler de circonspection. Les captifs durent renoncer momentanément à toute fuite, et Blanqui dut, en outre, faire son deuil du National qu'il avait réclamé à son ami et que Girard s'était trouvé dans l'impossibilité de lui faire parvenir 91 . La correspondance entre Girard et Blanqui ne roulait pas que sur les projets d'évasion. Fulgence, en raison de sa proximité du Mont et de sa profession d'avocat, constituait la cheville-ouvrière de toute protestation contre le régime de la prison. C'est lui qui suscitait les pesées sur l'opinion. Il rédigea d'ailleurs, sur le plan légal, une plainte qu'il communiqua à Blanqui, lequel la fit connaître à ses co-détenus. Mon cher Fulgence, j'ai lu ton œuvre : c'est bien, c'est très bien ! Au vrai dire sachant qu'il s'agissait d'une plainte légale, je craignais que la forme ne refroidit le fond, mais point : c'est chaud, animé, vigoureux; c'est très bien. Ton talent a gagné depuis ce que j'avais lu de toi... reçois donc mon compliment d'abord, puis ensuite nos remerciements à tous. C'est un service de bon et fidèle ami que tu nous as rendu. La partie légale du mémoire, la citation des textes est parfaite, tu as compris avec une grande raison qu'il fallait décli91. Ibid., p. 192.

264

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

ner toute discussion du système cellulaire et tu ne l'as pas même nommé; en cela tu ne t'es pas laissé égarer par la fausse route que je fesais moi-même dans cette pièce que l'on t'a fait passer. Tu n'as parlé que de séquestration. La séquestration ! un crime prévu par le code pénal ! il n'y a pas ici à discuter sur le régime cellulaire. On commet un crime en nous séquestrant; sous ce rapport, la position du directeur envers nous, devient fort épineuse et du reste la partie bienveillante de la presse pourra s'appuyer là sur une base solide. J'ai pu communiquer ton travail à Martin et à Barbès, le tuyeau du poêle de Martin aboutit dans ma cheminée bien que sa chambre soit assez éloignée de la mienne. Je me hisse dans ma cheminée comme les ramoneurs et je puis causer avec lui, le tuyeau du poêle nous servant de cornet acoustique et de porte-voix. Je lui ai passé le mémoire par cette voie et il a pu, lui, par l'intermédiaire d'un autre camarade, le faire passer à Barbès. Tu vois que les prisonniers sont infatigables dans leur lutte contre l'étouffement; tous pensèrent comme moi sur ton œuvre... 9i.

Mort

de

Suzanne-Amélie.

Les derniers mois de 1840 et presque tout le mois de janvier 1841 furent marqués au Mont par les actes de révolte d'Hendrick, la mise à l'index d'Herbulet pour avoir demandé un recours en grâce, et la punition de Delsade 98. Blanqui, à cette époque, est obsédé surtout par la pensée de Suzanne-Amélie que mine une maladie de cœur 94 et qu'il devine s'éteignant loin de lui, dans le désespoir. La tête lui brûle, Te cœur lui saigne en songeant à l'agonie, à vingt-six ans, de la femme aimée, tandis qu'il se ronge, impuissant, entre les murs sombres de sa cellule. Et dire que Victor Hugo — qui correspondait alors avec Barbès et ceci explique cela — s'est permis d'écrire que Blanqui n'avait « rien dans le cœur », ajoutant à titre de « précision » : « pas un goût, pas une affection, pas un amour, pas un vice, pas une femme » 9B. Qui sait, dans ces jours de détresse, Blanqui — traité par Hugo de « misérable » et représenté comme un monstre — se reproche peut-être, après l'incident de la galette, sa double opposition à la visite que la malade caressait comme une suprême consolation 96. Ce secret, Auguste l'a gardé pour lui, mais il a peint les jours douloureux qu'il vécut alors : 92. Ibid., p. 287. 99. 94. 95. 96.

L'HOMMEDÉ, p p . 87-89. T é m o i g n a g e de Mme Souty. VICTOR HUGO, op. cit., p. 169. L'HOMMEDÉ, p p . 83, 85.

Au Mont-Saint-Michel dans la Bastille des mers

265

Parmi mes compagnons, qui a bu aussi profondément que moi à la coupe d'angoisse ? 97. Le 31 janvier 184 1 98, un an tout juste après la scène des adieux, la pauvre Suzanne meurt, comme une « scabieuse sauvage séchée sur le mur d'une prison » Auguste est averti de la triste nouvelle par la voie administrative. Quel coup ! Comment, dans son tombeau, résister à un si grand malheur ? Roman épique dont la trame serait capable de déborder l'imagination du plus fécond des romanciers ! C'est Balzac, précisément, le plus grand romancier d'alors, qui nous aide à comprendre le drame de Blanqui dans sa cellule quand il écrit : « L'amour vrai règne surtout par la mémoire ». Blanqui alimenta et surmonta à la fois sa douleur par un tête-à-tête continuel avec la disparue. Souvenir à souvenir, il la reconstitua. Elle fut à ses côtés. Il l'entrevit chaque jour, les traits colorés par le feu de ses rêves, ou bien allongée dans le linceul et pâle à faire peur. Tel fut, aveu pathétique, son « supplice », « dans cet enfer du Dante ». Il en sortit « les cheveux blanchis, le cœur et le corps brisés » 10°. On dit que la souffrance physique est parfois le meilleur dérivatif à la torturé du cœur. S'il en est ainsi, les attaques de fièvre, les douleurs vertébrales, la tumeur derrière l'oreille qui atteignirent Blanqui au Mont 101 purent l'aider à supporter ses maux profonds. Puis, en fin de compte, il recourut à une suprême consolation en reportant uniquement sur la révolution et le peuple le grand amour partagé jusque là avec Suzanne-Amélie 102. Il sortit donc de cette terrible épreuve en affermissant pour toujours ses sentiments révolutionnaires. Quant à l'administration, tout au moins en haut-lieu, elle ne se montra pas insensible à la grande douleur de Blanqui. C'est sans doute pour l'atténuer, dans la mesure du possible, qu'à la date du 2 février, le ministre de l'Intérieur accorda une permission spéciale de visiter le prisonnier à sa mère, à sa sœur Zoé et à Auguste Jacquemin 103.

L'agitation de février-mars

iSii.

En février 1841, le Mont commence à s'agiter. La prison reçoit un contingent de nouveaux détenus politiques qui se sont fait remar97. Réponse

du citoyen

Auguste

Blanqui.

9 8 . G. GEFFROY, p . 95.

99. TH. SILVESTRE, Plaisirs rustiques. 100. Réponse du citoyen Auguste Blanqui. 1 0 1 . G . GEFFROY, p . 105. — JEANJEAN, p . 2 4 6 .

102. Réponse du citoyen Auguste 103. L'HOMMEDÉ, p p . 8 9 - 9 0 .

Blanqui.

266

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

quer par leur insoumission et dont quelques-uns sont partisans et amis de Blanqui : le cuisinier Flotte, l'étudiant en droit Béraud. l'imprimeur Nouguès, le chapelier Bordon, le convoyeur Hubert Louis, dit Aloysius, tous venant de Doullens 104. Delsade est privé de vin, de papier, de plumes et d'encre pour avoir ouvert la porte de sa cellule et jeté une lettre à une sentinelle 106. Colombat est à nouveau signalé dans la région 106, et des troubles sont provoqués par Bézenac, Roudil et Martin-Noël107. De plus, l'administration est sur les dents, par suite de la découverte d'un projet d'évasion m . Le 26 mars, de nouveaux « politiques » sont internés, extraits tous de Doullens : l'avocat à la jambe de bois Mathieu (d'Epinal), le serrurier Thomas, le chapelier Hubert Constant, le cabaretier Elie, le cordonnier Pétremann qui, en arrivant, provoque du tumul103 te par ses cris de : Vive la République 1 et A bas Louis-Philippe . Dès lors, les mesures de précaution se multiplient. Des ordres sont donnés pour que la garde soit composée d'hommes de choix, ne séjournant pas plus d'un trimestre au Mont. C'est le prélude à un nouveau changement de garnison. On veut éliminer les trop nombreux Parisiens disposés en faveur des détenus. Finalement, au détachement du 1" régiment d'infanterie légère installé depuis un an au Mont, succédera un détachement du 21% le régiment si durement éprouvé au 12 mai 1839 110. Dans un autre ordre d'idées, la direction envisage de placer des doubles-grilles avec grillage extérieur aux lucarnes de trois ou quatre chambres, à titre d'essai. Cette mesure, pense-t-on, doit mettre fin aux conversations et aux transmissions de lettres et journaux de cellule à cellule, ainsi qu'à toute communication par coups d'oeil et regards avec le dehors. Aucune mesure n'est susceptible de nuire autant à la majorité des détenus pour qui les fenêtres constituent « le centre de la vie prisonnière ». La direction le sait. Aussi recourt-elle aux moyens les plus odieux pour parvenir à ses fins 1 U . Blanqui s'est expliqué à ce sujet en des termes « d'une simplicité sinistre » : Les factionnaires se mirent tout à coup à nous enjoindre de quitter nos grilles, en menaçant de faire feu; je fus menacé le premier. Comme j'étais silencieux et tranquille à humer un peu l'air du dehors, je fis demander sur le champ au directeur ce que cela 104. lbid., YV24.

pp. 90-91, 173-179. — Archives

105. L'Hommedé, p. 89. — V. Hunger, p. 8. 106. 107. 108. 109.

L'Hommedé, p. 90. lbid., p. 90. lbid., pp. 91, 173-179. lbid., p, 91.

110. lbid., p. 91. — G. Geffroy, p. 93.

111. Fulgbncb Girard, p. 212 (date fausse).

départementales

de la

Manche,

Au Mont-Saint-Michel

dans la Bastille

des

267

mers

signifiait. Il me répondit que c'était un malentendu, une méprise du factionnaire, et que cela n'arriverait plus. Le surlendemain je suis menacé de la même façon; nouvelle plainte suivie de la même réponse. Le lendemain Martin Bernard, Quignot et Delsade reçoivent l'injonction de se retirer de la fenêtre, injonction suivie de la menace et du geste de faire feu. Delsade, indigné, poussé à bout, court prendre sa chandelle (c'était le soir), la pose sur sa fenêtre, et, présentant la tête aux barreaux, il cria au factionnaire : « Tire donc, j... /..., tire donc : tu verras clair pour viser nt. On obtenait ainsi le délit d'insultes aux soldats. On fit plus. On accusa les détenus de lancer par les lucarnes des pierres et des os sur les factionnaire. C'était chose impossible et l'on a des raisons de croire que le fils Theurier n'était pas étranger à l'opération. N'importe ; on put ainsi dans un rapport au ministre corser de voies de fait le délit d'insultes, et obtenir, malgré l'opposition de l'inspecteur général des prisons, les prétextes pour légitimer la pose des doubles grilles. Les premiers pas concrets dans la même voie sont marqués par une rare hypocrisie d'attitude. Le 5 ou 6 avril 113, le directeur, l'inspecteur et l'aumônier, sous prétexte d'examiner des réparations à faire, prennent des dimensions, se livrent au toisage. Blanqui a raconté cette audacieuse dissimulation dont la véritable signification n'allait pas tarder à se préciser, et il a insisté sur le rôle « hideux » de l'aumônier. Il entre d'un air riant, vient à moi, me prend les mains, me parle avec effusion, en ayant soin de se placer entre la fenêtre et moi, de manière à me masquer le commis, qui prenait rapidement les mesures... 11*. C'est quelques jours après cette opération jésuitique, le 10 avril, qu'Hendrick, proche voisin de Guillemin, à la suite d'une querelle avec celui-ci et Vilcoq, vient trouver le directeur pour lui rédiger une demande de recours en grâce. L'intéressé fait part ensuite de cette démarche à ses voisins pour les narguer. Il en reçoit des reproches et des menaces, notamment de Blanqui. Le coryphée

du parti, dit même le directeur, l'a menacé

de

mort.

Tout cela pousse plus avant Hendrick dans son reniement. Il demande à quitter le quartier où on l'exècre; on lui donne une chambre de punition. Il fournit des renseignements et en promet d'autres 115. 112. Ibid., p. 213. 1 1 3 . L e 5 , d ' a p r è s MARTIN BERNARD, p . 1 1 4 . FULGENCB G I R A R D , p . 2 2 2 .

115. Archives

départementales

84.

de la Manche,

YV47.

268

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

Préparatifs

d'évasion.

Le rapport du directeur au ministre en date du 13 avril 11B, s'appuyant sur la délation d'Hendrick et les observations faites depuis l'avertissement donné en haut-lieu, nous renseigne sur le projet d'évasion caressé par Blanqui, Barbès, Martin-Bernard, Quïgnot, Vilcoq, Dubourdieu, Godard, Guillemin, Delsade. Si l'on joint à cette pièce importante le rapport du sous-préfet d'Avranches daté du 20 avril 117, et si l'on tient compte des incidents survenus entre temps, comme des fouilles opérées dans les chambres, on peut reconstituer ce point d'histoire épisodique. La cheville ouvrière de l'entreprise était la femme Guillemin dont la triple visite hebdomadaire dans la chambre de son mari facilitait les communications avec le dehors. D'un autre côté, l'argent qu'elle était à même de recevoir de Barbès et des personnes autorisées à visiter les compagnons de son époux lui donnait les moyens de corrompre des soldats. Or, c'était par les fenêtres donnant sur le chemin de ronde qu'on méditait l'évasion, laquelle ne pouvait se faire sans l'accord de « quelques militaires de la garnison ». Depuis un mois ou deux, en prévision de cette fuite, les détenus avaient fait confectionner ou fait venir de Paris, vêtements, chaussures et coiffures. Ils s'étaient procurés en outre des objets utiles tels que rossignols, vrilles, lames de scie, fil d'archal, ressorts de montre, etc. On trouva dans la cellule de Blanqui deux limes et deux scies 118. A l'aide de ces menus outils, les détenus étaient parvenus à communiquer d'une cellule à l'autre. Delsade, grâce à une aiguille à tricoter rougie au feu, avait pu transpercer la porte de sa cellule juste en face la queue du verrou extérieur. Comme pendant le jour les cellules n'étaient que verrouillées, il pouvait donc à l'heure du repas des geôliers et à l'aide de son aiguille, faire glisser la queue du verrou, sortir de sa cellule et ouvrir les portes des cellules voisines. Avant le retour des gardiens il réintégrait ses camarades dans leurs cellules respectives et s'enfermait lui-même U9 . De leur côté, Blanqui et Vilcoq entraient en communication par une ouverture pratiquée dans le mur qui les séparait. Cette ouverture formait un carré de quarante centimètres de côté masquée « par quelques livres de grand format et une espèce de rideau en papier qui recouvre une bibliothèque ». Le carré était même si régulier qu'on le crut pratiqué par un ouvrier menuisier, détenu 116. 117. 118. 119.

Archives départementales de la Manche, YV47. Ibid. Ibid. Jeanjban, p. 108. Souvenirs de L. Doux, d'après Barbès.

Au Mont-Saint-Michel

269

dans la Bastille des mers

criminel. De son côté, Pétremann était parvenu à percer le plancher séparant sa chambre de la cellule située au-dessous de lui. Ainsi, non contents d'avoir la faculté de se faire des communications verbales par leurs croisées, les condamnés avaient trouvé le moyen de s'entretenir en secret intérieurement et même de se réunir à volonté lt0. La preuve de ce dernier fait fut administrée aux geôliers le soir du 17 avril, vers les dix heures. Une ronde extraordinaire de cinq à six gardiens surprit Barbès, Quignot, Martin-Bernard et Delsade dans la chambre de ce dernier, avant qu'il eût le temps de renfermer ses trois camarades dans leurs cellules « et de refermer luimême sa porte, petite manœuvre qu'il exécutait avec une rare adresse » m . Les détenus sortis réintégrèrent leurs cabanons sans résistance. Cet incident grave, révélateur des résultats presque incroyables auxquels étaient parvenus les détenus, et qui pouvait apparaître comme le premier acte de la tentative d'évasion projetée depuis longtemps, détermina le lendemain le directeur, de concert avec l'inspecteur, à envoyer aux loges Blanqui, Barbès, Quignot, MartinBernard, Delsade, Dubourdieu, Godard, Guillemin et Vilcoq, après avoir été amenés au greffe un à un m . Martin-Bernard a raconté l'entretien qu'il eut avec Theurier à cette occasion. Le directeur motiva le changement de quartier provisoire, pour quelques jours seulement, disait-il, par la nécessité où il était de faire des réparations aux cellules, couvrant sous cette forme hypocrite le placement des doubles grilles. Mais Martin Bernard perça à jour l'opération, mettant dans un embarras visible le directeur, les employés de la maison et, prétend-il, le sous-préfet qui aurait assisté au colloque 123. Delsade, de son côté, réclama une explication : il fut saisi, traîné par quatre gardiens vigoureux et frappé d'un coup d'épée par le gardien-chef avant d'être jeté aux loges Quant à la femme Guillemin, l'entrée de l'établissement lui fut à nouveau refusée, malgré la permission ministérielle dont elle bénéficiait, tandis que Pétremann se voyait mis aux fers pour avoir protesté en frappant sa porte de grands coups et en menaçant d'y mettre le feu. Thomas et Huber Louis qui commençaient à crier et s'étaient tus à l'annonce de la même punition, s'en tirèrent sans dommage 12B. Le rapport fourni au préfet de la Manche par le sous-préfet d'Avranches le 20 avril, à la suite de son séjour au Mont, rend 120. Archives

départementales

1 2 1 . MARTIN BERNARD, p .

104.

122. Ibid., p. 104. — Archives

de la Manche, départementales

1 2 3 . MARTIN BERNARD, p p . 1 0 4 - 1 0 6 . 1 2 4 . Ibid., p . 1 1 1 . — H . CASTILLE, pp. 240-241.

125. L'HOMMEDÉ, pp. 92-93.

L.

A.

Y 2 /47. de la Manche,

Blanqui,

pp.

YV47.

29-30.



JEANJEAN,

270

Auguste

Blanqui

des origines à la

Révolution

compte d'une partie des faits qui ont jeté la perturbation dans la prison, et montre que directeur et sous-préfet sont d'accord sur les mesures à prendre pour en éviter le retour : réparation des cellules et des fermetures, pose des doubles grilles pendant le séjour aux loges. Mais sur le régime de l'établissement, le sous-préfet bien loin d'être d'accord avec le directeur, engage celui-ci à profiter de l'occasion pour abandonner « le système des concessions qui lui a si mal réussi », resserrer « les liens trop relâchés de la discipline » et ressaisir « l'autorité qui a paru déjà depuis longtemps considérablement affaiblie dans ses mains ». Le rapport terminait en soulignant que là était « la plus grande plaie de la maison », Theurier, malgré son « noble caractère », manquant d'énergie soutenue 126. Le séjour

aux

loges.

Grâce aux récits de Nouguès m , Martin-Bernard 128, Béraud et Blanqui, nous pouvons nous faire une idée de ce qu'était le séjour aux loges. On appelait ainsi vingt cabanons de correction affectés aux détenus de droit commun. Ils formaient les greniers du Mont-SaintMichel, sous les combles de la Merveille, à trente pieds au-dessus et dans la partie nord du cloître, ce qui leur donnait une élévation de deux cent cinquante pieds, soit plus de quatre-vingt mètres du niveau de la grève. C'étaient des cages de bois boulonnées symétriquement, garnies de gros clous de fer et donnant toutes d'un même côté sur un couloir percé de quelques fenêtres ayant vue au-dessus du cloître. De dimensions à peu près égales, ces geôles aériennes, peintes intérieurement en rouge sombre, mesuraient six pieds de long et de haut, sur près de cinq pieds de large, ce qui leur donnait une étroite surface de trois mètres carrés environ et un cube d'air réduit de six mètres. L'air et le jour y pénétraient par une petite lucarne que fermait un châssis garni de quatre carreaux plus, extérieurement, un épais treillis de barreaux de fer. Chaque loge était pourvue à droite en entrant d'un lit ou « galiote » avec paillasse, espèce de caisse occupant toute la longueur ou presque, et ayant quarante centimètres de large. A gauche, un seau, malgré son couvercle, dégageait des odeurs fétides. Ces cabanons rappellent en bien des points les fameux plombs de Venise. On est frappé tout d'abord de la similitude de position entre ces geôles placées au sommet d'un édifice. Puis, on ne peut s'empêcher de faire un rapprochement nominal entre les cellules de correction du Mont s'étalant au-dessus de l'aire de plomb, et les 126. Ibid., V.

HUNGER,

p. p.

93. —

127. Une condamnation 128.

Archives

départementales

13.

MARTIN BERNARD,

de mai 1839, pp. 328, 329. chap. 1 0 , 1 2 .

de

la

Manche,

YV47.



Au Mont-Saint-Michel

dans la Bastille des mers

271

cellules ou plombs de la prison. d'Etat vénitienne. Enfin, dans les réduits, de part et d'autre, c'est la fournaise, c'est l'étouffoir en été. Le soleil brûle, il entre des bouffées de chaleur, on croirait que la cambuse va flamber. Le prisonnier cuit littéralement et languit accablé, faute de respiration: il sue à grosses gouttes. Toutefois au Mont-Saint-Michel, particularités redoutables : d'une part, les rayons solaires se trouvent reflétés par la surface lisse et blanchâtre des grèves, tandis que de l'autre l'ardoise des toits en absorbe la chaleur. Alors le détenu, au cours de la journée, en recherchant dans un coin une fraîcheur qu'il ne peut obtenir ou, si l'on veut, un air qui soit moins suffocant, ne trouve que la puanteur du seau pour finalement, au soir, trembler de froid. Mais si l'hiver est parfois d'une « douceur extraordinaire » dans les plombs de Venise, au témoignage de Silvio Pellico129, il n'en est pas, il ne peut en être ainsi aux loges du Mont-Saint-Michel. Le vent, le froid et l'humidité semblent se liguer pour les transformer en un lieu de supplice. En raison de leur position dominante et de leur exposition au nord, face à la baie de Cancale d'où soufflent les bourrasques, « elles reçoivent — a pu dire G. Geffroy — les perpétuels assauts du vent comme les phares bâtis en pleine mer » 130. Comparaison fort juste ! L'ouragan s'attaque avec une fureur haineuse aux parois des réduits et, tout en gonflant les vagues en bas, se rue, s'engouffre avec un mugissement rauque par les lucarnes des combles. Comme le vent, au Mont, est toujours imprégné d'humidité, comme il est souvent chargé de pluie le pauvre détenu sans poêle, sans cheminée, sans feu, grelotte de froid. Alors, dans l'impossibilité de se mouvoir pour se réchauffer, il reste couché, se pelotonnant dans sa galiote 131. Précisément, quand Blanqui et ses compagnons prennent place aux loges le 18 avril 1841, la saison est en retard et la température est là-haut si intolérable qu'il leur faut recourir au couchage forcé. La lucarne les tente pourtant; il y a l'attrait du nouveau. Mais la brume ou la pluie cache le panorama et le vent cingle trop pour qu'on puisse s'adonner à la contemplation. Il faut attendre des jours meilleurs 132. Le mauvais temps a un autre inconvénient. Il rend plus malaisées les communications entre camarades, seul avantage du nouveau quartier 133. Blanqui reste cent vingt-sept jours dans les loges, tour à tour transi de froid et brûlé de chaleur. Jours pesants et monotones traversés par les incidents qui, les 21, 22 et 23 mai amènent Barbès, Martin-Bernard, Delsade et Flotte aux cachots noirs. Ils y sont 129. Mes prisons,

chap. 26 : « Souffrances sous les plombs ».

130. L'Enfermé, p. 98. 131.

MARTIN

132. Ibid.,

BERNARD,

pp. 113-114.

133. Ibid., pp. 131, 116.

p.

112.

272

Auguste

Blanqui des origines à la Révolution

poussés brutalement par les gardiens, le sabre nu à la main. Ils y restent près d'une quinzaine de jours aux prises avec l'infection, l'humidité, la rouille, l'étouffement, la faim, l'insomnie et les ténèbres 134. Quand ils réintègrent les loges, c'est pour y subir un régime aggravé. Les soupiraux au bas des portes donnaient u n léger courant d'air : ils sont bouchés. La promenade d'une heure, l'unique fiche de consolation, est supprimée. Pour se donner un peu d'exercice, tout en évitant la répétition des mêmes mouvements, les détenus en sont réduits à imaginer la marche à reculons dans leur étroite cage 135. Mais il ne faut pas pour cela qu'ils soient rivés aux fers ! Témoignages

de Béraud et

Blanqui.

Béraud a révélé en traits de feu les sévices dont il f u t victime aux loges, précisément à cette époque. Il nous fournit les plus cruels détails sur la façon dantesque dont on traînait les punis 138 et l'on ne peut que regretter de pouvoir lui laisser la parole 137. Rien n'est forcé dans ce qu'il dit. Blanqui l'affirme et son témoignage est aussi épouvantable que le récit de Béraud. ...J'ai entendu ses hurlements tandis qu'on le torturait et, de tous mes souvenirs de ces affreuses journées, celui-là est resté le plus terrible dans mon esprit. Ni les fureurs des gardiens, ni leurs invasions le sabre nu, ni les violences exercées sur Barbès et Bernard, ni les cris de Barbès : « On m'assassine ! » tandis qu'on le frappait, ni cet effroyable tumulte de vingt hommes frappant, se poussant, se débattant dans l'étroit corridor des loges, rien n'approche dans mon souvenir de l'effet produit par les hurlements de Béraud éclatant tout à coup dans le silence de la nuit. Ces cris : « Ah ! Ah ! vous me brisez l » poussés par une voix entrecoupée et par éclats perçants, ces cris me retentissent encore aux oreilles. Nous étions livrés à la rage discrétionnaire de ces bourreaux, et ils usaient largement de leur puissance. « C'est une guerre à mort », disait d'une voix farouche Gaillard, qui est bien sans contredit le plus atroce des sicaires de bas-étage de notre Spielberg; « c'est une guerre à mort », disait-il en ouvrant 1 3 4 . Ibid.,

c h a p . 1 1 . —. G. GEFFROY, p p . 9 8 - 9 9 . —

JEANJEAN, p .

100.

135. Ibid., pp. 134-135. 136. « Le nom sous lequel on le désignait (le serrurier qui rivait les fers) n'était pas le trait le moins caractéristique de sa personnalité. On le nommait Marteau. Ce nom était-il véritablement le sien, ou lui était-il venu de l'horrible fonction qu'il remplissait ? C'est ce que je n'ai jamais pu savoir. Pourtant je suis tenté de conclure pour la seconde hypothèse. » MARTIN BERNARD, p . 1 2 6 . 1 3 7 . FULGENCE GIRARD, p p . 2 4 6 - 2 4 8 . R e p r o d u i t p a r CASTILLE, op. e t p a r EUG. DE MIRECOURT, Barbès, pp. 29-32.

cit.,

pp. 35-36

Au Mont-Saint-Michel

dans la Bastille des mers

273

et visitant les loges le 23 mai. « Le premier qui dit un mot pas de rémission ». L'un de nous, Bordon, ayant essayé d'adresser la parole à un camarade qui était dans une loge voisine, un simple gardien accourut en criant : « Taisez-vous l si vous dites un mot, je vous ferre ». Or, tu sais ce que c'est que ferrer. Ces misérables avaient la faculté de nous ferrer à volonté. De ma loge f entendais à chaque instant un épouvantable bruit de fers et des chaînes retentissant sur les planches, et qui accompagnait tous les mouvements de mes camarades chargés de ces fers. Cela aussi était bien horrible : jour et nuit, fentendais ce fracas sinistre, tantôt plus près, tantôt plus loin, selon la distance des loges où. s'agitait le prisonnier. Quelles journées ! quels monstres f1U.

Le règlement

du

Mont-Saint-Michel.

Ce que ne disent ni Béraud ni Blanqui, dans ces deux citations, c'est que le supplice des fers, par un raffinement de cruauté digne du Moyen Age, prenait diverses formes. Il y avait ce qu'on appelait la barre de justice. Cette barre, ainsi nommée par dérision sans doute, était de la dimension du levier des paveurs. Fixée d'une part aux fers des pieds, elle s'élevait jusqu'à la ceinture où elle se fixait aux fers des mains. Flotte y fut attaché. Il y avait aussi les brodequins, aggravation des fers infligés à Béraud. Ce supplice consistait en ce que les pieds et les mains se trouvaient encaissés dans des fers dénommés brodequins. On connaît au moins un détenu qui en fut victime, mais on fut forcé de l'en délivrer au bout de quelques heures, dans la crainte qu'il ne fût perclus de ses membres pour la vie 139. Tous ces supplices découlent de l'arrêté réglementaire inhumain pris par le préfet de la Manche Mercier. C'est ce règlement qui défend aux détenus « de parler en aucune façon de l'administration de la prison et des mesures dont ils sont l'objet », et qui leur enjoint, « s'ils ont à se plaindre », de « s'adresser à l'administration supérieure », ce qui est proprement une moquerie. C'est ce règlement qui permet « de priver les détenus de l'argent qui leur appartient et qui est déposé au greffe ». C'est ce règlement qui permet encore « de priver les détenus de la vue de leurs parents ». Il prévoit, comme punition, la privation modérée de nourriture et, en cas d'insuffisance, « la privation excessive de nourriture » ce qui n'est pas autre chose, en somme, que l'établissement d'une échelle de gradation dans l'affamement 14°. 138. Ibid., pp. 248-250. 139. Le Revue de l'Oise,

pp. 418-419.

140. Ibid.

Reproduit

dans

de l'Aisne

et de la Somme,

C A S T I I X E , op.

cit.,

pp.

38-39.

4E année, juin 1844,

18

274

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

On croit rêver quand on apprend que ce règlement a été approuvé par le ministre le 13 mai 1840 141 et que son auteur, voué logiquement à l'opprobe, est parvenu d'un seul bond de la Manche, préfecture de troisième ordre, dans l'Oise, l'une des préfectures de premier ordre. Quoi qu'il en soit, le 13 juillet 1841, la direction fournit au ministre l'état semestriel administratif touchant les prisonniers politiques. Malgré la punition qu'il a subie, Barbés est noté favorablement. On ne dissimule pas qu'il « persiste toujours dans ses opinions républicaines », mais sa « bonne conduite » est mise en relief. Il n'en est pas de même pour Flotte et Blanqui. Tous deux sont jugés très sévèrement. Le premier est considéré ainsi : Furieux, toujours menaçant, soit de vive voix, soit par C'est un homme bien dangereux dedans comme dehors.

écrit.

Le second fait l'objet de la mention suivante : A donné lieu à beaucoup de plaintes par sa correspondance clandestine dont la femme Guillemin était l'intermédiaire. A été trouvé nanti de divers objets dangereux qui lui ont été procurés par les personnes admises à le visiter dans sa chambre. Est profondément dissimulé et méchant. Très égoïste. Il accepterait je pense toutes les grâces ou faveurs que l'on voudrait lui accorder w.

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au Petit

Exil.

On le voit, Blanqui était loin d'être en odeur de sainteté auprès du directeur. Il n'était pas mieux vu des habitants du Mont et de l'aumônier. D'après Etienne Dupont, la population montoise en rapports avec les gardiens parlait en assez bons termes de Barbés, mais traitait Blanqui de « vieux coquin ». On s'explique difficilement cette épithête peu flatteuse, Blanqui n'ayant que trente-cinq ans à son arrivée au Mont et trente-neuf ans à son départ. Plus vraisemblable est l'anecdote rapportée par un notaire d'Avranches venu un jour au Mont pour y recevoir le testament d'un détenu. Eh I bien, monsieur l'abbé, dit-il à l'aumônier Lecourt, que faîtesvous de Blanqui ? — Heu ! heu ! soupira l'aumônier, pas grand chose de bon mais ça viendra ! 1 Blanqui ne fut reconduit qu'un des derniers au Petit Exil le 23 août 144 , alors que Barbès, Martin Bernard, Quignot, Vilcoq et Delsade réintégrèrent ce quartier le 18 juillet 145. 141. L'HOMMEDÉ, p. 190. Extrait du procès-verbal de la séance du 18.5.1844 à la Chambre des députés. 142. 143. 144. 145.

Archives départementales de la Manche, Y 2 /47. ETIENNE DUPONT, p . 313. G. GEFFROY, p. 100. MAHTIN BERNARD, p. 136. — L'HOMMEDÉ, p. 95. —

V . HUNGER, p. 16.

An Mont-Saint-Michel

275

dans la Bastille des mers

La direction s'arrangea pour que les détenus ayant des rapports d'intimité fussent éloignés le plus possible. Il y eut donc des changements de cellule "6. Dans chacune, les réparations étaient achevées. Chaque porte se trouvait renforcée de planches de chêne et munie d'une énorme barre de fer s'accrochant par un piton au mur du corridor en face. Chaque barbacane était pourvue à l'intérieur d'une double grille et à l'extérieur d'un treillis serré, le châssis vitré entre deux s'ouvrant et se fermant par une tringle de fer de suffisante longueur 147. Ainsi se consommait l'ignominie préparée si hypocritement. On raréfiait l'air, on amenuisait la vue de la mer, on ne laissait d'autre horizon que le mur de la cellule. En même temps, on pensait empêcher les communications. Mais, sur ce dernier point, les geôliers furent déçus. Dès le retour, de nouvelles conversations s'engagèrent, arrachant cette exclamation à un employé de la maison logé exprès dans une cellule du Petit Exil : « Tiens, ils pourront encore s'entendre et se parler » 148. En effet, Martin Bernard put converser journellement avec le jeune Fomberteaux, son voisin, et grâce à cet intermédiaire renouer des communications avec Barbès à l'étage au-dessus 149. D'autre part, les plats d'étain des repas que le hasard passait des uns aux autres servirent à la correspondance 1B0. Ce n'est point sans résistance que Barbès avait réintégré le Petit Exil, et c'est encadrés d'un piquet de soldats que Martin Bernard, Quignot, Delsade et Vilcoq avaient quitté les loges 1B1. A nouveau installés, les détenus se mirent d'accord pour protester sous une autre forme contre les « réparations ». Afin de montrer leur mépris des tortures, ils s'en imposèrent une nouvelle en décidant de refuser le bénéfice de la promenade. Cette « muette et passive protestation » contraria, dit-on, beaucoup les bourreaux 152. Blanqui

malade

— Entretien

avec le directeur

et le

médecin.

Blanqui, malade, souffrait au point que la nuit lui arrachait des plaintes involontaires. Godard, au-dessous de lui, entendait ces gémissements. Il en fut ému et, s'adressant au directeur parla avec indignation de l'état dans lequel on laissait son camarade. Le médecin présent répondit avec cynisme : Que voulez-vous faire ? M. Blanqui a des peines cruelles;... sa santé est bien mauvaise; il est bien faible... Nous n'y pouvons rien. 146.

MARTIN

BERNARD,

lbid., pp. 137.-140. 148. lbid., p. 141. 149. lbid., p. 142. 147.

p.

137.

1 5 0 . J U L E S CAUVAIN, p . 7 4 . 1 5 1 . L ' H O M M E D É , p p . 94-9F>. — V . HUNOER, p . 152. MARTIN B E R N A R D , pp. 141-142.

16.

276

Auguste

Blanqui

des origines

à la

Révolution

Cependant, le directeur et le médecin se décidèrent à rendre visite au prisonnier dans sa chambre. Theurier lui demanda ce qu'il avait à réclamer. « Rien » , répondit Blanqui 1 5 3 . L e médecin l'interrogea à son tour pour savoir s'il voulait quelques médicaments. Il n'y a, répondit Blanqui, d'autre médicament que de me tirer le pied de sur la gorge. Vous me faites périr là dans un cachot. Pourquoi ne suis-je pas dans une infirmerie ? — Ah l il n'y a pas d'infirmerie pour vous autres; vous êtes dans vous devez rester constamment dans une position exceptionnelle; vos cellules. — Mais les voleurs en ont une infirmerie; on les y soigne quand ils sont malades. — Ah ! les voleurs !... c'est bien différent. — Vous voyez bien que vous nous faites périr d'une mort affreuse, dans ces oubliettes ! C'est pire que la Bastille. On y avait certainement un hôpital pour les malades. — Vous parlez de la Bastille; mais à la Bastille on a vu des prisonniers vivre trente ans dans leur cachot sans lumière : on finit par s'acclimater. Telles furent l'étonnante consultation et les réflexions rassurantes du médecin. Blanqui, s'adressant à nouveau au directeur, protesta contre la pose des doubles grilles, la reliant à son état de santé : Vous avez achevé votre œuvre de mort en plaçant cette grille qui me repousse à six pieds de la fenêtre et m'ôte le peu d'air que nous pouvions avoir par nos barbacanes; vous avez placé en dehors un grillage à treillis serré qui arrête l'air comme la lampe de Davy arrête la flamme, et en outre de tout cela j'ai encore deux grilles; il ne me reste pas un quart de l'ouverture totale de cette meurtrière ; vous feriez mieux de me faire étrangler tout de suite dans mon trou. L e directeur ayant invoqué les ordres, Blanqui répartit : C'est un ordre d'assassinat; croyez-vous qu'en nous voyant comber tour à tour l'opinion ne s'émouvra pas enfin ?

suc-

Alors Theurier eut le front de répondre : Vous êtes ici vingt-sept; il est dans l'ordre naturel que vous mouriez de temps en temps. D'ailleurs, vous vous tromperiez beaucoup de croire qu'on songe à vous plaindre; il n'y a qu'un cri contre vous dans l'opinion publique. Les visiteurs qui viennent voir la maison s'expriment énergiquement à ce sujet et vous trouvent trop bien ici. Je montrais encore hier à une Société la marmite où l'on fait votre cuisine et je lui disais : Voilà la cuisine des politiques — Comment l s'est-on crié; est-ce qu'on leur fait une cuisine à part ? Mais c'est un tort, un très grand tort l Ces gens-là ne doivent pas être nourris autrement que les voleurs. C'est très mal vu. Vous voyez que vous êtes 153.

FULGENCE

GIRARD,

pp.

258-259.

Au Mont-Saint-Michel

277

dans la Bastille des mers

encore traités avec trop de douceur; l'opinion publique s'en indigne. Au surplus cette captivité n'est une peine que pour trois ou quatre d'entre vous, qui avez au-dehors des moyens d'existence; tous les autres sont nourris ici pour rien et à rien faire; ils n'auraient ainsi au-dehors leur pain tout trouvé. Les voilà bien à plaindre 1Si. Cette déclaration indigne d'un homme qui passait pour bien élevé était en outre inspirée par la mauvaise foi, car Theurier n'ignorait pas qu'entre autres journaux, la Fraternité de Lahautière avait courageusement pris la défense des « politiques » jetés dans les loges de correction 1B5. Blanqui, suffisamment édifié, comprit qu'il n'avait qu'à se taire. Oh ! grand Dieu ! faut-il se voir insulté avec cette barbarie sur son lit de douleur ? J'ai gardé le silence : qu'avais-je à dire à ces deux consolateurs, debout, aux côtés de mon grabat, comme deux génies de l'enfer, se relayant pour achever leur victime ? 15e.

Visite

de Mme

Blanqui-mère.

Au cours de la première quinzaine de septembre, la protestation des détenus amorcée le 18 juillet se fait plus violente. L e 7, Roudil force la double grille de sa cellule; le 11, Huber Louis tente de s'évader en plein jour au moyen d'une espèce de corde qu'il s'est confectionnée avec du linge et qu'il cache sous sa blouse. L e 12 au soir, des prisonniers chantent La Marseillaise et le Chant du Départ; d'autres applaudissent et répètent les refrains. L e 13, jour de l'attentat de Quénisset à Paris, Elie démolit les pierres qui enchâssent le bas de la grille de sa chambre. L e 14, Elie, Herbulet et Delsade entrent au cachot, les deux derniers pour vociférations et menaces. En outre, vingt détenus sont privés de vin et, de jour comme de nuit, leur irritation se donne libre cours par les cris de A bas le Spielberg t A bas les bourreaux ! A bas les cages de fer / C'est donc dans une atmosphère d'effervescence que, le 15, la mère de Blanqui arrive à la Maison de détention. Elle se présente à deux heures, munie d'une permission datée du 26 juin avec un postscriptum étendant la permission jusqu'à la fin septembre. La visite tombe fort mal. L e directeur est sur les dents. Il est d'autant plus mal disposé pour la visiteuse qu'il la soupçonne d'avoir procuré à Blanqui, précédemment, les objets qu'on a saisis dans sa cellule. Il la prévient qu'elle ne peut voir son fils dans sa chambre, mais dans une autre pièce, en présence d'un gardien. Il lui signifie que son fils 154. Ibid.,

p p . 259-261. R e p r o d u i t

p a r H . CASTILLE, p p . 3 1 - 3 5 .

155. Mai 1841, 11° 1. Bibl. nat., Le 2/1.493. 156. FULGENCE G I R A R D , p . 261. — H . CASTILLE, op. cit., p . 35. 157. L ' H O M M E D É , p . 95. — H U N G E R , p . 16. — M A R T I N B E R N A R D , p p .

142-143.

278

Auguste

Blanqui des origines

à la

Révolution

sera fouillé avant et après ces visites, et l'invite à déposer au greffé les objets qu'elle lui destine, pour examen préalable 158. Auguste, informé de ces conditions, semble les accepter, s'apprêtant, dit-il à rejoindre sa mère. Pendant ce temps, celle-ci demande à descendre à son auberge afin, sans doute, d'y reporter les objets qu'elle ne veut plus remettre à Blanqui. Quand elle remonte, on lui passe un lettre. Blanqui a réfléchi : il ne veut pas « se soumettre à une humiliation contraire à la dignité des détenus politiques présents et à venir ». Dès lors, la visite se fait au parloir. La mère et le fils sont séparés par un couloir garni de treillage, dans lequel se tient un gardien. L'entrevue dure deux heures. Les deux interlocuteurs ne s'expriment en français que pour ce qu'ils veulent faire savoir ou simplement laisser perdre. Auguste, par exemple, se répand en plaintes amères contre l'administration et charge sa mère d'écrire au ministre pour obtenir le bénéfice des dispositions précédemment en vigueur 159. Les choses intimes et plus délicates sont dites en italien 160. On évite ainsi toute fuite du côté du gardien. Le procédé fera du reste école : Martin Bernard tentera de s'exprimer en latin avec son frère, et Dubourdieu parlera en patois avec le sien 161. Mme Blanqui écrivit au ministre. Mais elle jouait de malheur : les autorités supérieures de la capitale n'étaient pas mieux disposées que les autorités locales. Les uns et les autres croyaient soit à une évasion, soit à un « mouvement général » après le départ de M. et Mme Caries qui allaient arriver pour voir Barbès. La police générale surveillait les rapports épistolaires de Barbès et de Vatinel, combattant de mai domicilié à Quillebœuf (Eure). On craignait que Vatinel ne vînt au Mont pour délivrer son ami. Le ministre, alarmé, décida, jusqu'à nouvel ordre, la suppression de toute entrevue des condamnés politiques aussi bien avec leurs parents qu'avec d'autres personnes 162. La mesure était un coup droit contre Mme Blanqui-mère et les époux Caries qui, parvenus au Mont le 27, se présentèrent le lendemain à la prison. Cependant, eu égard au long trajet effectué par les parents de Barbès et la permission bien en règle en leur possession, le directeur prit sur lui de permettre une série d'entretiens Carles-Barbès. Ils eurent lieu dans le parloir163, Barbès pas plus que Blanqui n'ayant consenti à se laisser fouiller. Cette brèche dans les instructions ministérielles devait nécessairement s'agrandir et c'est ainsi que Blanqui put à nouveau revoir sa mère dans sa chambre. 158. Archives

départementales

de la Manche,

YV47.

de la Manche,

Y 2 /47.

1 5 9 . H . CASTILLE, p . 2 6 . 1 6 1 . L'HOMMEDÉ, p . 9 6 .

162. Archives 163. Ibid.

départementales

Au Mont-Saint-Michel Recrudescence

dans la Bastille

de fermentation

des

279

mers

— Nouveau

directeur.

Il n'en reste pas moins que la suppression des visites, puis leur rétablissement discrétionnaire joints aux revendications persistantes contre les doubles grilles et le régime cellulaire, amenèrent une recrudescence de fermentation dans le quartier politique. Béraud Flotte, Caries, Martin Noël, Pétremann, Quignot et d'autres firent parler d'eux. Presque tous furent conduits au cachot. Ils se signalèrent par des injures, des cris, des destructions de treillages, de grilles et de planchers, le port irrégulier d'instrument ou le feu mis à une paillasse. La note comique fut donnée par Alosius Huber qui, en tentant de s'évader, échoua dans l'appartement du directeur 164. A cette époque, la tactique des détenus semble avoir été de faire du scandale, d'attirer l'attention coûte que coûte afin de corroborer la plainte que les époux Caries ont fait rédiger par les principaux avocats du barreau de Paris, et le mémoire que Fulgence Girard a composé au nom des familles de détenus 16B. Il faut faire de l'obstruction, repousser toute concession, conserver suivant le mot d'un prisonnier la « position de victimes intelligentes » 166. Le moment, en effet, paraît opportun. La presse démocratique est en émoi; une action juridique est engagée; la Chambre est saisie; les autorités à tous les échelons échangent des lettres qui accusent leur désarroi 167. Barbés attend « avec impatience et résignation le grand jour où la France saura venger tant de martyrs » 163 et Blanqui apprécie en ces termes amers la situation, dans une lettre à F. Girard : Une catastrophe est inévitable ici. Ces scélérats la provoquent et nous ne demandons qu'à nous y précipiter. Ne crois pourtant pas que nous agissions en insensés; poux ma part je n'ai plus grand chose à ménager, ni grand'chose à craindre; je ne tiens plus à la vie, elle m'est à charge, ce qui m'en reste ne durera pas longtemps, et je voudrais seulement l'échanger contre quelque chose... 169 La « catastrophe » fut évitée. Suivant une pratique courante sur le plan administratif, on fit choix d'un bouc émissaire. Theurier, depuis longtemps miné par les rapports du sous-préfet d'Avranches et mis en cause, cette fois, par l'inspecteur Gaujoux et l'inspecteur général Lucas, fut disgracié le 4 décembre. On le nomma directeur de la Maison centrale d'Ensisheim, de bien moindre importance que le Mont. Firmin Bonnet le remplaçait. Il ne devait s'installer que le 26 et prendre possession de ses fonctions le 28 décembre 17°. 164. Archives

départementales

1 6 5 . G . GEFFHOV, p . 1 1 9 . 1 6 6 . MARTIN BERNARD, p p .

167. Archives 168. Archives 169.

FULGENCE

170. Archives

de la Manche,

Y2/47.

158-159.

nationales, BB 1 8 / 1 . 3 9 8 et 1.399. départementales de la Manche, Y 2 / 4 7 . — V. HUNGER, p. 17. GIRARD, p .

302.

départementales

de la Manche,

Y2/47.

280

Auguste Blanqui des origines à la

Révolution

C'est pendant cet « interrègne » que Blanqui eut le plaisir de voir son frère Gustave, commissaire aux vivres à bord du D'Assas, division de Brest. L'entretien dura une heure au parloir le 24 décembre; il eut lieu en présence de Mme Blanqui-mère et du premier gardien Gaillard 171. Le nouveau directeur débuta sous de fâcheux auspices. Le transfert de Caries, puis d'Austen à l'établissement d'aliénés de Pontorson, accréditait les attaques du Parti républicain touchant la répression sauvage qui sévissait au Mont. Les signes de dérangement cérébral que donnait maintenant Bordon ne laissaient pas d'inquiéter. L'arrivée de Jarrasse, Dufour, Petit et Launois, condamnés du procès Quénisset, compliquait la tâche. Enfin, il fallait procéder à des réparations dans les cellules par suite des dégradations, ce qui ne pouvait qu'indisposer les « politiques » comme don de joyeux avènement 172. C'est sans doute pour compenser cette mesure dont il ne pouvait se dispenser et peut-être pour donner en haut-lieu l'impression d'un calme succédant à l'agitation, que Bonnet rétablit le 14 janvier la promenade quotidienne des détenus. Il décida même, vu le grand nombre des « politiques », que cette promenade se ferait deux par deux sous la surveillance d'un gardien, avec faculté de changer de compagnon 178. C'était incontestablement une amélioration sérieuse dans la situation des détenus. Il n'y eut pas moins flottement au sujet de son acceptation, et ce flottement était dû beaucoup plus au fait que la promenade dérangeait un important plan d'évasion, qu'à l'idée d'abandonner une tactique intransigeante ayant fait ses preuves 174.

Atmosphère

de

confiance.

Le 16 janvier 1842, Firmin Bonnet fait au sous-préfet d'Avranches un rapport des plus optimistes 176. Parlant, entre autres, de la promenade en application depuis deux jours, il en trouve les résultats « on ne peut plus satisfaisons ». Tous les condamnés sans exception ont accepté avec empressement, je dirai même avec reconnaissance, la faveur qui leur est faite et chacun d'eux m'a donné la promesse formelle qu'il savait l'apprécier et se rendrait par sa conduite digne de la mériter. Ils ont compris à mon langage que ce n'était pas de ma part une concession mais bien une récompense qu'ils recevaient pour l'atti171. 172. 173. 174. 175.

L'HOMMEDÉ, p . 1 0 1 . Ibi La pensée socialiste de Blanqui en juillet 1831, d'après un article La pensée socialiste ide Blanqui, d'après sa correspondcOtce L'emprisonnement à Sainte-Pélagie et les événements subséquents Séjour à VMalon (Ardèche)

CHAPITRE LE

PROCES

CHAPITRE LE

III

DES

Le procès du 10 décembre 1831 Le procès des Quinze (10, 11, 12 janvier Les interventions de Blanqui La défense de Blanqui La lutte de classes Dérision de l'action légale Nécessité d'une nouvelle révolution L'exploitation fiscale La stratification sociale de Blanqui Affirmation républicaine Le jugement

72 75 77 81 83 85 87 90 93 95

QUINZE

97 98 99 101 103 104 106 106 108 109 112

1832)

IV

« LIBERATEUR

>

Henri Heine et Blanqui. Le discours du 2 février 1832 115 118 Blanqui maladie — La Pologne — Le choléra Séjour à Grenoble — Vues politiques 12!1 L'emprisonnement à Versailles et à Sainte-Pélagie •— Le mariage — La famille 125 « Le Libérateur » 129 Les deux grandes classes rivales — Origine et conséquence .... 130 Indifférence aux formes constitutionnelles et fermeté républicaine. 132 Salariat et misère 133 La lutte pour l'égalité dans l'histoire 134 Triomphe certain de l'égalité 136 Théorie des transfuges — Caniclwion 138 Patriotisme et socialisme 141

CHAPITRE LES

C FAMILLES

»

ET

V LES

«

SAISONS

L'insurrection d?avril 183b et l'origine des « Familles » Structure, organisation et orientation des « Familles » Rapports avec Buonarroti

»

145 147 151

Table

»51

Rapports avec Lamennais L'année 1835 : projet de journal à Nantes Propagatole par la brochure Procès Fieschi — Révélations de Pépin Troupes et cadres des « Familles » — Barbés et Martin Bernard .. Les deux procès des Poud\res (août et octobre 1836) Emprisonnement de Fontevrault (19 novembre 1836 - mai 1837) .. Le séjour à Gency (.1837 - 1839) La Société des « Saisons J> : organisation, orientatiôn Les « Saisons » : effectif et cadres

154 156 .159 161 163 167 171 174 177 180

LIA

PRISE

CHAPITRE

VI

D'ARMES

DU

12

MAI

1839

Situation économique au début de 1839 Situation politique — La crise ministérielle Les conditions favorables et le choix de la date Dispositions générales insurrectionnelles Les journées des 12 et 13 mai Bilan de l'insurrection Premier procès devant la Chambre des pairs — Fuite et tie Blanqui Déroulement du second procès Réquisitoire et jugement Côtés positifs et négatifs de la prise d'armes Conséquences politiques Leçons tirées par les opposants Révolutionnaires et gouvernants après le 12 mai Les accusations visant Blanqui — Ce qu'il faut en penser Conclusion

AU

MONT

SAINT-MICHEL

CHAPITRE

VII

DANS

LA

BASTILLE

Du Luxembourg à Avranches Au Mont Saint-Michel La première cellule et les conditions climatiques Habillement et alimentation Séquestration Les cadres de la ptrison Les distractions : promenade et lecture Autres distractions La vie au Mont jusqu'en septembre 1840 Fin de la séquestration Discussion avec Fulgence Girard sur l'évasion Mort de Suzanne-Amélie L'agitation de février-mars 1841 Préparatifs d'évasion Le séjour aux loges Témoignages de Bèraud et Blanqui Le règlement du Mont Saint-Michel

arrestation

DES

185 186 188 191 195 204 207 210 212 216 221 224 227 229 237

MERS

241 243 244 246 247 249 250 254 255 257 260 264 265 268 270 272 273

Auguste Blanqui des origines à la Révolution

352

Retour au Petit Eœil Blanqui malade •— Entretiens avec le directeur et le médecin . . Visite de Mme Blanqui-mère Recrudescence de fermentation — Nouveau directeur Atmosphère de confiance Préparatifs et plan d'évasion L'évasion manquée (11 février 1842) Répercussion de la tentative Soulèvement — Blanqui aux loges Entrevue avec le nouveau directeur Des loges aux cellules et inversement — Nouvelle effervescence .. L'année 1843 Maladie grave de Blanqui Départ de Blanqui •— Epilogue CHAPITRE DETENTIONS

ET

COMBATS

274 275 277 279 280 281 285 287 290 292 293 297 301 302

VIII A TOURS

Du pénitencier à l'hospice de Tours Blanqui gracié reste à l'hospice et se relève La Goguette des fils du Diable Les autres fréquentations Béasse et Béraud Les troubles des grains (20-27 novembre 1846) Arrestation et inculpation de Blanqui Le procès de Blois — Interventions de Blanqui Le Jugement (29 avril 1847) Le séjour surveillé à Blois Rôle politique à Blois (juin 1847 à février 1848)

ET

A

RLOIS

305 309 313 316 318 319 322 325 329 331 336

INDEX

DES

NOMS

341

TABLE

DES

MATIÈRES

349

N° d'impression

Les Presses : 1 427.

Bretonnes

- Saint-Brieuc Dépôt légal : 2e trimestre 1969.

IMPRIMERIE NATIONALE 7 565 0526