L'internationale sera le genre humain! De l'Association internationale des travailleurs à aujourd'hui 9782924327333, 2924327334


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French Pages 262 [252] Year 2015

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Table of contents :
Sous la direction deThierry Drapeau et Pierre Beaudet, L’Internationale sera le genre humain ! De l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui
Table des matières
Prologue
Introduction – Bref retour historique – de la création à la dissolution de l’Association internationale des travailleurs, Thierry Drapeau et Pierre Beaudet
Première partie – Histoire et théorie
Chapitre 1 – Avant l’Association internationale des travailleurs : la trajectoire atlantique oubliée de l’internationalisme, Thierry Drapeau
Chapitre 2 – Capitalisme et colonialisme : sur la dialectique de la race et de la classe chez Marx, Kevin B. Anderson
Chapitre 3 – Marx, Bakounine, Proudhon, Blanqui : débats et interpellations, Philippe Hurteau
Deuxième partie – Un mouvement de mouvements
Chapitre 4 – « La fièvre feniane » : l’anticolonialisme irlandais et l’Association internationale des travailleurs, Amy E. Martin
Chapitre 5 – L’AIT et les luttes démocratiques en Italie,1864-1883, Carlo De Maria et Patrizia Dogliani
Chapitre 6 – L’AIT et les États-Unis, Mark Lause et Timothy Messer-Kruse
Chapitre 7 – Les sections françaises de l’AIT : le socialisme de métier à l’« assaut du ciel », Xavier Lafrance
Troisième partie – Héritages
Chapitre 8 – La révolte des colonies, Pierre Beaudet
Chapitre 9 – Luxemburg, Lénine et la social-démocratie européenne, Paul D’Almato
Chapitre 10 – La grève générale de Winnipeg, Alvin Finkel
Chapitre 11 – De la Commune de Paris à la Commune de Shanghai, Hongsheng Jiang
Quatrième partie – Ruptures et continuités
Chapitre 12 – L’AIT et le mouvement altermondialiste contemporain : parcours croisés, Gustave Massiah
Chapitre 13 –L’altermondialisme, amorce d’une nouvelle phase, Christophe Aguiton
Chapitre 14 – Les nouveaux sentiers des Indignados et d’Occupy, Pascale Dufour et Héloïse Nez
Chapitre 15 – L’Amérique latine – laboratoire pour l’internationalisme du 21e siècle ?, Pierre Mouterde
Chapitre 16 – Qu’est devenu l’internationalisme syndical ?, Thomas Collombat
Conclusion – Thierry Drapeau et Pierre Beaudet
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L'internationale sera le genre humain! De l'Association internationale des travailleurs à aujourd'hui
 9782924327333, 2924327334

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L’Internationale sera le genre humain !

Par l’action collective revendicative, les mou­ vements sociaux visent à transformer l’ordre social existant. Certains militent pour des réfor­ mes immé­diates ou l’arrêt de projets particu­ liers – par exemple, les mouvements s’opposant à l’exploitation des gaz de schiste, à l’énergie nucléaire, etc. –, d’autres pour la transformation de la société (féminisme, socialisme, écologisme, etc.). Cette transformation peut être compatible avec le système (réformisme) ou incompatible (révolutionnaire). L’histoire est riche d’enseignements sur les mou­ ve­ments sociaux, leurs luttes, leurs succès et leurs échecs. Elle est également riche sur les révolu­ tions et les contre-révolutions qui ont secoué les sociétés et structuré notre monde. D’où cette collection dédiée aux essais sur les mou­ve­ments sociaux – syndicaux, féministes, popu­laires, éco­ logistes, altermondialistes –, poli­tiques et artis­ tiques, aux révolutions et aux contre-révolutions, à leur histoire ainsi qu’aux théories et aux ana­ lyses qu’ils ont façonnées.

Sous la direction de Thierry Drapeau et Pierre Beaudet

L’Internationale sera le genre humain ! De l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Vedette principale au titre : L’Internationale sera le genre humain ! : de l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui (Collection Mouvements) Comprend des références bibliographiques. ISBN 978-2-924327-32-6 1. Association internationale des travailleurs – Histoire. 2. Socialisme – Histoire. I. Drapeau, Thierry. II. Beaudet, Pierre, 1950. III. Collection : Collection Mouvements. HX11.I5I57 2015 324.1’7 C2015-941046-0

M Éditeur [email protected] www.editionsm.info/ Distribution au Canada Prologue Inc. 1650, boul. Lionel-Bertrand Boisbriand, QC, J7H 1N7 Canada Tél. : 450 434.0306 / 1 800 363.2864 Téléc. : 540 434.2627 [email protected] www.prologue.ca www.prologuenumerique.ca/

Distribution en Europe Distribution du Nouveau-Monde/ Librairie du Québec 30, rue Gay-Lussac, 75005 Paris France Tél. : 01 43 54 49 02 Téléc. : 01 43 54 39 15 [email protected] www.librairieduquebec.fr/

Ouvrage publié avec le concours de la sodec. Lecture des épreuves : Monique Moisan © M Éditeur, Thierry Drapeau et Pierre Beaudet Dépôt légal : août 2015 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada

Table des matières

Prologue .............................................................................................

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Introduction Bref retour historique – de la création à la dissolution de l’Association internationale des travailleurs Thierry Drapeau et Pierre Beaudet .............................................

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Première partie Histoire et théorie ............................................................................

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Chapitre 1 Avant l’Association internationale des travailleurs : la trajectoire atlantique oubliée de l’internationalisme Thierry Drapeau ............................................................................. Chapitre 2 Capitalisme et colonialisme : sur la dialectique de la race et de la classe chez Marx Kevin B. Anderson ......................................................................... Chapitre 3 Marx, Bakounine, Proudhon, Blanqui : débats et interpellations Philippe Hurteau ............................................................................ Deuxième partie Un mouvement de mouvements ...................................................... Chapitre 4 « La fièvre feniane » : l’anticolonialisme irlandais et l’Association internationale des travailleurs Amy E. Martin ................................................................................. Chapitre 5 L’AIT et les luttes démocratiques en Italie, 1864-1883 Carlo De Maria et Patrizia Dogliani ..........................................

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Chapitre 6 L’AIT et les États-Unis, Mark Lause et Timothy Messer-Kruse .... 101 Chapitre 7 Les sections françaises de l’AIT : le socialisme de métier à l’« assaut du ciel », Xavier Lafrance .............................................. 111

Troisième partie Héritages .......................................................................................... 127 Chapitre 8 La révolte des colonies, Pierre Beaudet ........................................... 133 Chapitre 9 Luxemburg, Lénine et la social-démocratie européenne, Paul D’Almato ................................................................................ 149 Chapitre 10 La grève générale de Winnipeg, Alvin Finkel ................................... 161 Chapitre 11 De la Commune de Paris à la Commune de Shanghai Hongsheng Jiang ............................................................................ 173 Quatrième partie Ruptures et continuités ................................................................... 187 Chapitre 12 L’AIT et le mouvement altermondialiste contemporain : parcours croisés, Gustave Massiah ................................................... 195 Chapitre 13 L’altermondialisme, amorce d’une nouvelle phase Christophe Aguiton ...................................................................... 203 Chapitre 14 Les nouveaux sentiers des Indignados et d’Occupy, Pascale Dufour et Héloïse Nez .................................................... 209 Chapitre 15 L’Amérique latine : laboratoire pour l’internationalisme du 21e siècle ? Pierre Mouterde ............................................................................ 225 Chapitre 16 Qu’est devenu l’internationalisme syndical ? Thomas Collombat ......................................................................... 239 Conclusion Thierry Drapeau et Pierre Beaudet ............................................. 255

Prologue

Cet ouvrage n’est pas une « histoire » de l’Association internationale des travailleurs (AIT), mais une réflexion commémorative multithématique sur la Première Internationale à l’occasion du 150e anniversaire de sa création en 1864, à Londres. Cet exercice, nous semble-t-il, permet de compléter et d’approfondir des publications récentes et passées qui sont d’une facture plus historique. C’est toujours un défi de publier un livre écrit à plusieurs mains. Néanmoins, il nous a semblé que l’immensité du sujet bénéficierait de l’ap­ port de perspectives diversifiées. Nous avons donc privilégié l’idée d’une sorte de « dialogue croisé » sur les thèmes en question, ce qui implique effec­ tivement des points de vue différents qui se recoupent dans les quatre parties de l’ouvrage. Par ailleurs, une introduction coiffe chacune des parties, ce qui permet aux lecteurs et aux lectrices de comprendre non seulement le contexte, mais aussi la cohérence de l’ensemble. Nous remercions les 17 auteures qui ont accepté de contribuer à ce projet de même que la réviseure Chantal Drouin. Thierry Drapeau et Pierre Beaudet



Introduction Bref retour historique – de la création à la dissolution de l’Association internationale des travailleurs Thierry Drapeau et Pierre Beaudet1

En 1876, quand s’éteint l’Association internationale des travailleurs (AIT), trente années de luttes s’avèrent en pratique à un tournant. L’œuvre de l’AIT en général et l’expérience de la Commune de Paris en particulier traduisent en même temps que de grandes défaites, la lente et irrésistible montée des luttes prolétariennes et socialistes. Un siècle d’affrontements Tout au long du 19e siècle, des révoltes secouent l’Europe, dans la foulée de la Révolution française et sous l’influence de vastes mouvements démo­ cratiques. En 1848, la rébellion éclate partout, en France, en Allemagne, en Italie, dans l’Empire austro-hongrois et même sous le joug du tsarisme en Pologne et en Russie. Assez rapidement, les dominants reprennent cepen­ dant le dessus ; ils isolent les contingents républicains et ouvriers et réta­ blissent le pouvoir de l’État. Les systèmes politiques en place restent solidement assujettis aux élites, aussi bien les « anciennes » élites (féodalités et monarchies de toutes sortes) que les « nouvelles » (l’oligarchie économique regroupe la bourgeoisie moderne et les propriétaires fonciers). C’est le grand reflux. Plusieurs milliers de per­ sonnes, dont un certain Karl Marx, sont condamnées à l’exil. Pendant ce temps, des ouvrages scientifiques, des essais, des articles et des écrits divers sont produits à profusion. Ces textes, sur le coup, n’ont pas nécessairement un grand effet, mais ils participent, par des chemins souvent invisibles, à une grande bataille des idées. En disant cela, nous ne pouvons que penser au Manifeste du parti communiste écrit par Marx et Engels en 1847 qui, plusieurs années plus tard, devient une grande source d’inspira­ tion pour les mouvements populaires en proclamant la solidarité ouvrière internationale. 1. Thierry Drapeau est chercheur postdoctoral à l’Université d’État de New York à Buffalo ; Pierre Beaudet est professeur en études de développement international et mondialisation à l’Université d’Ottawa.

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Avec cette effervescence s’effectue une rupture. De nouvelles idées font leur chemin grâce à des explorations politiques et organisationnelles inédites. Dès les années  1850, les grèves reprennent un peu partout en Europe et des résistances ouvrières s’enracinent, même dans la « périphérie » de l’Europe capitaliste, en Russie notamment. Dans la plupart des pays, l’esprit républicain et égalitariste continue de dominer l’imaginaire popu­ laire sous la forme de mouvements et de personnalités radicales, imbus des idéaux de la Révolution française. Ces républicains radicalisés, en France notamment où l’influence d’Auguste Blanqui reste forte, pensent que 1789 n’est pas terminé et que, par une action déterminée, ils peuvent faire basculer le pouvoir. Ces idées sont attrayantes en Italie où les républicains dans la tradition de Mazzini et de Garibaldi luttent pour la république et l’unification nationale. En Russie, le combat contre l’autocratie est mené par les « populistes » qui sont en réalité des républicains radicaux. En Angleterre, la lutte démocratique demeure vive. De larges pans de la population sont exclus du droit de vote. Les syndicats sont encore répri­ més. Néanmoins, une démocratisation relative se poursuit en même temps que la transformation de la société sous l’égide du capitalisme triomphant et de l’Empire britannique. L’idée de la transformation se répand dans d’autres régions, en Allemagne, en Europe centrale et orientale notam­ ment, au confluent de trois empires (tsariste, austro-hongrois et otto­ man) qui restent encore très puissants, bien qu’entrés dans une période de déclin. Plus loin encore, des mouvements anticapitalistes essaiment aux États-Unis alors que s’articule ce qui deviendra le capitalisme dominant du 20e siècle. L’idée est lancée Dans la foulée du développement capitaliste qui s’accélère, les liens entre organisations syndicales, socialistes et républicaines se multiplient, au moyen notamment des migrations, mais également par les échanges politiques et littéraires. Londres, la capitale d’un Empire alors à son apogée, devient un refuge pour de nombreux exilés qui s’organisent pour poursuivre leurs com­ bats. Ils rencontrent des militants anglais engagés dans les trade-unions et qui ont des sensibilités internationalistes, en partie parce qu’ils s’opposent à l’importation de travailleurs européens comme briseurs de grève dans l’in­ dustrie qui croît très rapidement. Plusieurs événements de portée internatio­ nale, comme la guerre civile aux États-Unis, les révoltes en Inde et en Chine, les guerres en Europe centrale et en Italie, frappent l’opinion. En 1862, des ouvriers français visitent l’Exposition universelle de Londres. Des liens se tissent avec des syndicalistes anglais. En septembre

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1864, ce réseau embryonnaire se réunit de nouveau, sous prétexte de procla­ mer la solidarité ouvrière avec la révolte en Pologne. Les 2 000 participants sont surtout des membres des trade-unions anglaises, mais il y a aussi plu­ sieurs Français et d’autres exilés européens qui vivent en Angleterre, notam­ ment des Polonais, des Italiens et des Allemands, dont Marx. La perspective ouvrière des trade-unions y est fortement représentée, mais également les divers courants républicains et radicaux du continent (anarchistes, républi­ cains, nationalistes de gauche, etc.). À la fin de la réunion, un appel est lancé pour créer un organe permanent de liaison qui devient, un peu plus tard, l’Association internationale des travailleurs. Vingt et une personnes sont élues pour mettre en place un « point central de communication et de coopération entre les sociétés ouvrières des différents pays1 ». Quelques semaines plus tard, Marx est chargé de rédiger l’adresse inaugurale de même que les statuts qui précisent les jalons de la lutte à mener. On déclare alors que «  l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen », et que, par conséquent, puisqu’elle n’est pas « un problème ni local ni national, mais social, [elle] embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne2… » Les premières années Au début, l’AIT n’apparaît pas comme une organisation importante ni une envolée majeure du mouvement ouvrier, en partie parce que ses com­ posantes constitutives sont assez restreintes (à l’exception de l’Angleterre avec l’adhésion de plusieurs trade-unions), en partie également parce que l’Association n’a pas une grande cohérence, ce qui ne semble pas nécessaire dans un contexte où elle est perçue comme un « point de liaison » entre dif­ férents mouvements autonomes. Dès 1865, cependant, la situation évolue alors que l’AIT connaît un essor en France et d’autres pays francophones (Suisse et Belgique). Les mouvements socialistes et ouvriers sont divisés entre deux grands courants. Il y a d’abord les héritiers de Proudhon (mort en 1865), qui pré­ conisent davantage l’action économique et mutualiste, dont la mise en place de coopératives de travail. Ils sont bien implantés dans les communautés composées de petits artisans. Il y a ensuite les descendants des mouvements révolutionnaires républicains, qui n’hésitent pas dans leurs bastions ouvriers à lancer des mouvements insurrectionnels. 1. Karl Marx, Statuts de l’Association internationale des travailleurs (1864), . 2. Ibid.

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En 1866, un premier congrès a lieu à Genève, dans lequel les mouve­ ments ouvriers d’idéologie proudhonienne ont une certaine importance. Les 22 sections qui composent l’AIT débattent des luttes ouvrières et de la nécessité de mener des batailles coordonnées pour la journée de travail de huit heures. Le Conseil général, établi à Londres, subit une offensive de la part des délégués français, qui ne sont pas enthousiastes à l’idée d’or­ ganiser des grèves et qui voudraient que l’AIT endosse leurs perspectives mutualistes. Les délégués italiens, sous l’influence du républicain radical Mazzini, insistent davantage sur les questions démocratiques au détriment des questions sociales. Sous l’influence des trade-unions britanniques et de Marx, un compromis est trouvé pour permettre aux différents courants de militer dans l’Association. D’une part, le mouvement coopératif français et le mouvement démocratique italien sont reconnus comme « des formes transformatrices de la société présente basée sur l’antagonisme des classes1 », mais impuissantes d’un point de vue organisationnel à transformer par ellesmêmes la société capitaliste. D’autre part, les trade-unions doivent désormais «  agir sciemment comme foyers organisateurs de la classe ouvrière. […] Elles doivent aider tout mouvement social et politique tendant dans cette direction2 ». En 1867, l’AIT tient un deuxième congrès à Lausanne, en Suisse. La rencontre a lieu au moment où se multiplient de grandes luttes ouvrières en France et en Belgique. L’AIT se fait connaître en publicisant ces actions de résistance et en encourageant la formation de sociétés ouvrières nationales. Lors de différents conflits de travail, on note la présence de l’AIT et les gouvernements, suivis des médias, s’acharnent contre elle. Cette situation inquiète les proudhoniens, mais aussi les trade-unions plus soucieuses de préserver leurs capacités d’améliorer le sort des travailleurs que d’affronter le système capitaliste. Marx estime cependant que seule l’Angleterre peut être le site d’une révolution réellement « économique ». L’AIT constate sa progression un peu partout en Europe et même aux États-Unis, où est créé à Chicago un premier regroupement national, le National Labour Union. D’importants groupes d’ouvriers adhérents à l’AIT s’organisent par profes­ sion : cordonniers, cigariers, rubaniers, tailleurs, tisserands, ferblantiers, etc. L’AIT met sur pied des collectes de fonds pour venir en aide aux grévistes, en particulier aux bronziers de Paris et aux tailleurs de Londres. « La société n’est composée que de deux classes hostiles l’une à l’autre, les oppresseurs et 1. « Rapport du Conseil général, compte rendu du congrès de Genève de l’Association internationale des travailleurs », dans Jacques Freymond (dir.), La Première Internationale, tome 1, Genève, Droz, 1962, p. 33. 2. Ibid.

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les opprimés. La solidarité entre tous les travailleurs du monde peut seule nous donner l’affranchissement intégral, qui est le but que poursuit l’AIT1. » À Londres, l’AIT tente, avec un succès mitigé, de promouvoir la solidarité avec les Irlandais emprisonnés à la suite d’une insurrection des fenians. Malgré l’aggravation de la répression, en 1868, les grèves se propagent sur le continent. Les travailleurs de la construction en France demandent une hausse salariale de 20 %. L’AIT intervient et envoie de l’argent. La grève est victorieuse, ce qui rehausse le prestige de l’Association. L’Union générale des travailleurs allemands adhère à l’AIT. Réunis à Bruxelles en septembre 1868, les délégués constatent les avancées et envisagent l’avenir avec confiance. Ils soutiennent que «  l’AIT ne se laissera ni intimider, ni détourner. Sa destinée est désormais inséparable du progrès historique de la classe qui porte dans ses flancs la régénération de l’humanité2 ». L’AIT observe un regain du militarisme et tente de faire le lien entre les luttes ouvrières et l’opposition à la guerre, qu’elle perçoit comme « un moyen de subordination des peuples par les classes privilégiées ou les gou­ vernements qui les représentent3 ». Le tournant La fin de la décennie se termine avec une multitude de conflits sociaux et l’aggravation des contradictions entre les principaux États capitalistes. Malgré le partage du monde en « zones d’influence » agréées par les puis­ sances, l’affrontement revient au premier plan, ce qui annonce la tempête qui éclatera quelques années plus tard. Dans l’intervalle, l’AIT devient elle-même un enjeu. De Genève à Bruxelles, la tendance socialiste ou «  collectiviste  » proche des thèses de Marx s’est progressivement renforcée, en partie grâce à l’affaiblissement des proudho­niens. L’espèce d’obsession des proudhoniens présentant les coopé­ ratives comme la solution et leur opposition aux luttes ouvrières s’est estom­ pée devant l’essor des grèves. Seulement en Belgique, plus de 50 000 ouvriers sont maintenant affiliés à l’AIT par le biais de différents syndicats et associa­ tions, et en Angleterre, ce nombre atteint 95 000 membres. En Allemagne, un nouveau parti ouvrier social-démocrate prend forme. Sans qu’il ne soit possible de quantifier l’influence de l’AIT (d’autant que les affiliations se 1. «  Rapport du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs  au Congrès de Lausanne », dans Freymond (dir.), op. cit., p. 174. 2. «  Rapport du Conseil général  », compte rendu du troisième congrès de l’AIT  », dans Freymond (dir.), op. cit., p. 260. 3. « Seizième séance, compte rendu du troisième congrès de l’AIT », dans Freymond (dir.), op. cit., p. 403-404.

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font par le biais de groupes et non de façon individuelle), il ne fait pas de doute qu’elle atteint plusieurs centaines de milliers de personnes et peutêtre même plus. Lors du congrès de Bâle en septembre 1869, l’AIT semble connaître un mouvement ascendant. Assez rapidement, de nouvelles dissensions éclatent à l’instigation d’un personnage hors du commun, Mikhaïl Bakounine. Actif en Suisse, mais aussi en Italie et en Espagne, Bakounine fédère les mécontents qui ne se reconnaissent pas dans les luttes ouvrières et le contenu socialiste qui en émerge peu à peu. La révolution, pense-t-il, n’a rien à voir avec le déve­ loppement du capitalisme, mais survient lorsque la volonté y est, portée par des petits groupes bien décidés qui fonctionnent sur une base décen­ tralisée et autonome. C’est ce qui prend forme sous les traits de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste mise en place en 1868. Elle veut adhérer en bloc à l’AIT. Cette proposition est perçue par les socialistes et par Marx comme une tentative de constituer dans l’Association un « État dans l’État ». Le Conseil général à Londres refuse l’adhésion, ce qui suscite beaucoup de mécontentement parmi plusieurs sections de l’AIT qui voient là un geste autoritaire de la part de Marx et de ses partisans. À la même époque, les grèves se multiplient et certaines acquièrent un caractère tragique, c’est notamment le cas des massacres d’ouvriers com­ mis en France (bassin minier de Saint-Étienne). La presse réactionnaire se déchaîne contre l’AIT accusée de répandre la violence. C’est dans ce climat survolté que l’AIT tient son quatrième congrès à Bâle, en Suisse. Bakounine et ses alliés tirent tous azimuts. Ils insistent pour que l’AIT se prononce contre le droit à l’héritage et préconise un collecti­ visme total. Rapidement cependant, le débat se porte sur les questions orga­ nisationnelles. Bakounine réclame la diminution des pouvoirs et de l’auto­ rité du Conseil général, qu’il perçoit trop lié aux trade-unions anglaises. Ce message résonne favorablement parmi plusieurs sections attachées à leur autonomie et à leurs pratiques locales, en particulier en Suisse romande, en Italie, en Espagne. Également, la politique de Bakounine se présente comme totalement hostile à l’État et à la participation de l’AIT aux élections et, en général, au jeu politique. La critique de l’« étatisme » et de l’autoritarisme est populaire auprès de nombreux groupes qui croient que la lutte poli­ tique graduelle, lente et pleine de compromis, est un piège. Bakounine, un extraordinaire homme politique, élargit son influence en faisant appel au nationalisme slave et même à un certain antisémitisme1. Il accuse Marx de 1. Voir à ce propos Jean-Christophe Angaut, «  Le conflit Marx-Bakounine dans l’Internationale : une confrontation des pratiques politiques », Actuel Marx, n° 41, 1/2007.

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faire partie d’une conspiration « juive allemande ». Il se lie à des groupes armés qui «  flirtent  » avec l’action terroriste, en particulier en Russie. Il apparaît aux yeux de plusieurs comme un combattant « pur et dur » qui veut aller « jusqu’au bout », sans compromis. À Bâle, certaines des propositions de Bakounine sont adoptées, même si l’adhésion de son Alliance internationale pour la démocratie socialiste est refusée. Peu après, la section suisse de l’AIT fait scission. D’autres adhérents de l’AIT sont interpellés et plusieurs sont désorientés. Les délégués conviennent de convoquer à nouveau un congrès de l’AIT l’année suivante à Paris. Quelques mois plus tard, cependant, le monde est bouleversé. La guerre et la Commune de Paris Au début de la nouvelle décennie, les luttes ouvrières, surtout en France, ne fléchissent pas. Un observateur souligne avec exaspération : « Des grèves, toujours des grèves, et encore des grèves […] une épidémie de troubles sévit sur la France et paralyse la production1.  » En janvier, 7 000 ouvriers des forges du Creusot sont en grève. La répression est féroce. De plus en plus de militants se tournent vers l’action politique et adhèrent à l’AIT. Des centaines de réunions sont tenues. Désemparé, l’État français se lance dans une fuite en avant contre la Prusse, une puissance en fulgurante ascension. En juillet 1870, la guerre éclate. Aussitôt, le Conseil général à Londres publie un communiqué contre la guerre. En France, presque toutes les sections de l’AIT la dénoncent. En Allemagne, les internationaux sont plus mitigés. Certaines composantes du mouvement estiment que c’est une guerre « défensive ». En septembre, la guerre est déjà finie, la France a subi la défaite. Le régime de Louis Napoléon Bonaparte est renversé et la république proclamée. Les forces armées prus­ siennes occupent le territoire. En réaction, des comités sont mis en place pour défendre la république, avec l’appui actif des membres de l’AIT. En mars, les éléments radicaux de la Garde nationale avec l’appui des factions républicaines et socialistes s’emparent du pouvoir à Paris. D’autres insur­ rections ont lieu à Lyon, à Marseille et à Bordeaux. À Paris, on déclare la formation d’une Commune, c’est-à-dire un gouvernement autonome élu non seulement au suffrage universel, mais pratiquant une politique favorable aux classes populaires et ouvrières. Les membres de l’AIT, toutes tendances confondues, aussi bien les partisans de Marx que ceux de Proudhon et de Bakounine, sont actifs dans la Commune de Paris. Le groupe le plus nom­ breux reste toutefois formé de blanquistes qui sont des républicains radicaux. 1. Édouard E. Fribourg, L’Association internationale des travailleurs, Paris, Armand le Chevalier Éditeur, 1871, p. 141.

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Le Conseil général donne rapidement son appui à la Commune, bien que Marx soit sceptique quant à la capacité des communards de résister à la fois au gouvernement français versaillais et à l’armée prussienne. Après 71 jours, les combats sont terminés, la Commune est détruite et des milliers de communards sont froidement exécutés. D’autres – et cela concerne des milliers de personnes – sont condamnés, emprisonnés et exilés. C’est une défaite cinglante. Rapidement s’engage une discussion animée au sein de l’AIT. Le bilan tracé par Marx devient une référence. La Commune a perdu, mais, affirme Marx, de cette défaite jaillissent les semences des luttes à venir. «  La grande mesure sociale de la Commune, soutient-il, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple1. » Le début de la fin À cause de la répression en France, les organisations ouvrières, socialistes et républicaines sont pratiquement toutes disloquées. Un grand nombre de militants prend le chemin de l’exil, principalement en Angleterre, en Suisse et aux États-Unis. Autre dommage collatéral, les trade-unions anglaises quittent le navire de l’AIT, trop radical selon elles puisque associé à la Commune, décriée au Royaume-Uni comme une orgie de destruction. Elles s’engagent dans l’action syndicale « responsable », laquelle est facilitée par le fait que les syndicats ont désormais acquis une existence légale. L’AIT convoque une conférence à Londres, le 17 septembre 1871, pour faire le point. La solidarité avec les communards est bien sûr à l’ordre du jour, mais les débats non résolus de Bâle reviennent à la surface. Les sec­ tions de l’AIT en Suisse romande se réclament toujours de Bakounine. En novembre est convoquée une AIT « fédérale », dont le but est de renverser le Conseil général, accusé d’autoritarisme. Cette AIT parallèle acquiert pas­ sablement d’influence en Suisse, en Italie, en Espagne et en Belgique. Les débats à Londres sont acrimonieux : insultes, accusations et dénonciations fusent de part et d’autre. Au-delà des polémiques, la conférence de Londres réaffirme la nécessité de l’action politique, ce qui contredit la perspective de Bakounine. Les tenants de l’intervention dans le domaine politique défendent l’idée selon laquelle «  le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes2  ». Cela, soutiennent-ils, 1. Karl Marx, La guerre civile en France (1871), . 2. « Résolutions de la conférence de Londres, 17-23 septembre 1871 », dans Freymond (dir.), op. cit., tome 2, p. 236.

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« est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême, l’abolition des classes1 ». Cette discussion ne mène pas loin, car les deux camps sont fermés à tout dialogue constructif. La polarisation se déplace sur les questions orga­ nisationnelles : qui contrôle l’AIT ? Qui prend les décisions ? Dans quelle mesure les affiliés sont-ils autonomes ? Finalement, les antiautoritaires en veulent au Conseil général. Ils demandent qu’il soit confiné à des tâches de secrétariat et qu’il devienne un simple bureau de correspondance et de sta­ tistique2 . Dans cette ligne de pensée, le Conseil général ne peut pas décider qui fait partie de l’AIT. Il n’a pas non plus à convoquer des congrès, choisir le lieu de ces congrès, ni même établir l’ordre du jour, encore moins déci­ der qui sont les délégués légitimes. Selon eux, en tant qu’« embryon de la future société humaine », l’Internationale « est tenue d’être, dès maintenant, l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération, et de rejeter en son sein tout principe tendant à l’autorité, à la dictature3 ». Pour les partisans du Conseil général et de Marx, en revanche, notamment son gendre Paul Lafargue, cette politique ne peut que désorganiser et paralyser l’AIT. En fait, ils soutiennent que l’AIT ne dirige rien « par le haut » puisqu’elle est consti­ tuée que de « simples sociétés “ouvrières” poursuivant toutes le même but et acceptant toutes le même programme, qui se limite à tracer les grands traits du mouvement prolétaire et en laisse l’élaboration théorique à l’impulsion donnée par les nécessités de la lutte pratique, et à l’échange des idées qui se fait dans les sections, admettant indistinct toutes les convictions socialistes dans leurs organes et leurs Congrès4 ». Un nouveau congrès est convoqué à La Haye en septembre 1872. Soixantecinq délégués y ont le droit de vote ; 21 sont membres du Conseil général, dont Marx, habituellement absent des congrès de l’AIT. Ils proviennent majoritairement de France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne, mais aussi de la Suisse, de la Belgique, des Pays-Bas, des États-Unis, de l’Autriche-Hongrie, de l’Espagne, du Danemark, de la Pologne, du Portugal, de l’Irlande et même de l’Australie. Les clivages restent forts, mais même dans chaque camp, on note des contradictions. Par exemple, contre les antiautoritaires, donc avec le Conseil général, se retrouvent les blanquistes français, partisans de l’action insurrectionnelle, qui sont, par ailleurs, réservés par rapport aux perspectives 1. Ibid. 2. Ibid., p. 265. C’est l’expression des délégués de la Fédération jurassienne dans une circulaire aux sections du 12 novembre 1871. 3. Ibid. 4. Karl Marx et Friedrich Engels, Les prétendues scissions dans l’Internationale (1872), .

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de Marx et d’Engels, pour qui, comme pour les organisations allemandes, l’avenir de l’AIT est dans l’organisation « civile » de masse du prolétariat. Le congrès démarre dans un climat de suspicion. Le Conseil général emploie tous les moyens pour s’assurer d’une majorité, y compris en tra­ ficotant l’inscription de délégués1. Lorsque les délibérations commencent, la question organisationnelle prend énormément de place. Paul Lafargue argumente pour confirmer les pouvoirs du Conseil général  : «  L’AIT a besoin d’une tête », affirme-t-il. James Guillaume, au nom de la Fédération jurassienne, lui réplique : « Le mouvement ne peut être l’affaire d’un seul cerveau. La direction du mouvement n’a pas besoin d’un Conseil général revêtu d’autorité. Le Conseil général n’a encore jamais élevé de barricades et n’en dressera jamais. À quoi a-t-il jamais servi ? Si l’on demande, l’AIT n’at-elle pas besoin d’une tête ? Nous répondons non !2 » Les partisans du Conseil général s’avèrent largement majoritaires lors des votes sur les résolutions, notamment celle qui confère au Conseil le pouvoir de refuser ou d’admettre des membres. L’expulsion de Bakounine, une mesure préalablement adoptée par le Conseil général, est également confirmée. Dans un très long rapport déposé au Congrès (attribué à Marx, Engels et Lafargue), Bakounine est accusé d’avoir mené son Alliance de la démocratie socialiste à entreprendre des actions clandestines destinées à prendre le contrôle de l’AIT3. On lui reproche également une manière sim­ pliste de concevoir la lutte contre l’État comme si tout pouvoir, révolution­ naire ou non, était par nature mauvais et irrecevable. Bakounine, affirme-ton, préconise le terrorisme individuel, valorise les « brigands » et, avec des groupes armés en Russie, prépare des insurrections sans lendemain. Le ton et le contenu du texte sont sans appel, au point où des délégués, y compris des partisans du Conseil général, sont surpris et désarçonnés. Sur d’autres questions, le départage des positions est plus ambigu, en particulier sur l’idée de déménager le siège de l’AIT de Londres à New York. Celle-ci vient de Marx et d’Engels qui veulent « isoler » l’AIT à la fois des tendances antiautoritaires toujours importantes parmi les affiliés latins, mais également des blanquistes, très présents à Londres parmi les réfugiés de la Commune. Le « déménagement » est finalement approuvé par une faible 1. Voir à ce sujet, Mathieu Léonard, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale, Paris, La Fabrique, 2011. 2. « Procès-verbal du 5e congrès général de l’AIT », dans Freymond (dir.), op. cit., tome 2, p. 351. 3. «  L’Alliance de la démocratie socialise et l’AIT  », dans Freymond (dir.), op. cit., tome 2, p. 383-456. Le rapport est suivi d’une annexe également longue et touffue, « L’hégire de Bakounine », où celui-ci est accusé d’être ni plus ni moins un « agent du Tsar ».

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majorité. Un grand nombre de délégués semblent hésitants, désorientés et mécontents (les blanquistes par exemple quittent le congrès lorsque cette décision est prise). En réalité, pour la grande majorité des délégués et des membres de l’AIT, ce déplacement hors de l’Europe n’a aucun sens, puisque l’épicentre de la lutte socialiste reste dans ce continent. Sur la question de l’action politique, les débats sont également vifs. Les blanquistes, alliés circonstanciels de Marx, favorisent l’action directe, la «  barricade  », affirme leur porte-parole Édouard Vaillant. Sous leur nou­ velle appellation (la «  Commune révolutionnaire  »), ils promeuvent l’in­ surrection, l’action armée et un pouvoir révolutionnaire fort et centralisé, lesquels anticipent un terme qui sera plus tard largement utilisé, la « dic­ tature du prolétariat » : « On emploie la force contre nous et la force ne peut être vaincue que par la force. La lutte économique et la lutte politique doivent être unies, et par la dictature du prolétariat, réaliser, dans la Révolu­ tion, l’abolition des classes1. » Avec d’autres délégués français et allemands, Vaillant estime que la défaite de la Commune a été la conséquence d’une organisation trop faible, trop décentralisée, pas assez déterminée. Pour Marx et Engels, les blanquistes sont dépassés par l’histoire. Au-delà de ces débats, le congrès de La Haye se contente de réitérer la position énoncée sur la question de l’action politique lors de la Conférence de Londres. En fait, la conquête du pouvoir par le prolétariat organisé en un parti politique devient maintenant son « grand devoir2 ». Ce congrès marque la fin d’une époque. La voie vers la désagrégation est entamée. Certes, pour la plupart de ses fondateurs et militants, il y a une énorme déception. Marx et Engels adoptent alors une position relativement «  philosophique  », ce qui témoigne de la difficulté politique à l’intérieur de l’organisation. Selon les mots d’Engels, l’AIT « ne faisait que se survivre3 ». L’Internationale, en revanche, c’est-à-dire cette idée de solidarité ouvrière par-delà les frontières, était toujours bien vivante : Avant même La Haye, l’Internationale a échappé à Marx, à Bakounine et à tous les vivants qui se rassemblent sous son nom. Du symbole qu’elle était dans cette période initiale où, de congrès en congrès, de grève en grève, d’appels à l’aide aux proclamations de solidarité, elle a incarné la grande espérance des travailleurs arri­ vés, comme le disait Proudhon, à la capacité politique, l’Internationale à travers la Commune est devenue un mythe indestructible parce que créée par des morts4. 1. Ibid., p. 359. 2. « Résolutions du congrès », dans Freymond (dir.), op. cit., tome 2, p. 373. La réso­ lution a été adoptée par 29 voix contre 5 avec 8 abstentions. 3. Friedrich Engels, Lettre à Sorge (12-17 septembre 1874), . 4. Jacques Freymond, La Première Internationale, tome 3, Genève, Institut universitaire

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La dislocation La victoire du Conseil général à La Haye débouche dans la période sub­ séquente sur une série de changements et de bifurcations sans fin ni finalité. Marx et Engels s’en détachent et affirment dans leur correspondance privée que ce projet est « heureusement » arrivé à son terme. En 1872, les antiautoritaires Italiens organisent une rencontre pour «  refonder  » l’AIT. La Fédération du Jura, plaque tournante des oppo­ sants au Conseil général, convoque à Saint-Imier, en Suisse, en septembre, une Internationale «  libérée  » sous la bannière des thèses anarchistes de Bakounine. Sont présents des délégués de différents pays. Ils dénoncent le Conseil général et déclarent nul et non avenu le Congrès de  La Haye. Une résolution sur l’action politique marque la rupture. Non seulement la conquête du pouvoir politique comme stratégie est rejetée, mais la destruc­ tion même de l’État est désormais considérée comme « le premier devoir du prolétariat1 ». C’est sur cette base que « les prolétaires de tous les pays doivent établir, en dehors de toute politique bourgeoise, la solidarité de l’action révolutionnaire2 ». Pour Marx, cette position politique n’équivaut à rien de moins qu’une « liquidation sociale » de la mission historique de la classe ouvrière3. Transféré à New York, le nouveau Conseil général animé par le com­ muniste allemand exilé, Friedrich Sorge, suspend la Fédération jurassienne puis, quelques mois plus tard, les Fédérations belge et espagnole. Un nou­ veau congrès général est convoqué à Genève en 1873, mais c’est un désastre. Aucun membre du Conseil général de New York n’est présent (faute de moyens). Devant l’éloignement de plusieurs adhérents favorables aux «  autori­ taires » ou tout simplement lassés des débats sans solution, le congrès atté­ nue l’appel à se lancer dans la lutte politique. Tout en affirmant l’impor­ tance d’intervenir sur ce terrain, on laisse aux adhérents la liberté de trouver quand, comment et avec qui s’allier, ce qui est réaliste compte tenu de la diversité des situations. Comme Marx le mentionne à Sorge, « [l] e congrès tout en recommandant à la classe ouvrière de participer à toute politique ayant pour but son émancipation laisse aux camarades des différents pays la liberté d’agir selon les circonstances4 ». des hautes études universitaires, 1971, p. IX. 1. « Congrès international fédéraliste de Saint-Imier, 15-16 septembre 1872, Compterendu et résolutions », dans ibid., p. 7. 2. Ibid. 3. Karl Marx, « L’indifférence en matière politique », dans ibid., p. 313. 4. Ibid., p. 223.

Bref retour historique… 21

À New York, le Conseil général ne parvient pas vraiment à jouer son rôle, même aux États-Unis, où l’enthousiasme de départ au sein des mouvements américains se dissipe dans la foulée des débats et de l’incapacité de Sorge, le correspondant de Marx et de facto le dirigeant du Conseil général, d’agir comme médiateur. Aux yeux des mouvements américains, Sorge apparaît comme un Européen déconnecté des réalités du terrain. Par ailleurs, les adhérents à l’AIT aux États-Unis sont divisés par sections nationales (Français, Allemands, Irlandais, etc.). Sur le fond, c’est l’impasse. Les organisations françaises demeurent anéanties par la répression. En Italie et en Espagne, des émeutes insurrec­ tionnelles s’effilochent faute d’une stratégie et de moyens. Les organisations anglaises sont en retrait. Elles envoient des délégués aux activités des anti­ autoritaires, mais il y a une incompatibilité profonde entre les anarchistes et les trade-unions britanniques. Les Anglais admettent que l’AIT est dans une crise profonde. Ils se disent en désaccord avec le Conseil général qui impose l’action politique à tous ses membres. En Allemagne, malgré la progression du mouvement socialiste, les militants sont divisés entre les partisans de Ferdinand Lassalle et ceux de Marx. Marx admet lui-même que le congrès de Genève a été un « fiasco » et que la solution est de « laisser passer pour l’instant à l’arrière-plan l’organisation formelle de l’Internationale en ayant soin seulement, autant que possible, de ne pas lâcher le point central à New York1 ». Les antiautoritaires, pour leur part, s’activent. Ils convoquent un congrès parallèle à Genève, en même temps que celui organisé par le Conseil général. Ils adoptent de nouveaux statuts qui abolissent le Conseil général et mettent l’accent sur l’autonomie des fédérations, coordonnées par un « bureau fédé­ ral », dont le but est de servir « d’intermédiaire pour des questions de grèves, de statistiques et de correspondance2 ». Le Suisse James Guillaume en devient le porte-parole le plus connu pendant que Bakounine s’en retire pour cause de problèmes personnels. Selon Guillaume, l’AIT « entre résolument dans la voie révolutionnaire puisque ce qu’elle entend par grève générale, c’est la Révolution sociale […] qui doit être générale et non plus seulement locale comme elle l’a été jusqu’à présent3 ». En 1874, ceux qu’on appelle maintenant les « fédéralistes » convo­quent un nouveau congrès à Bruxelles. Pour élargir leur audience, les fédéralistes promeuvent le concept de « grève générale », qui attire plusieurs mouvements 1. « Marx à Sorge, 27 septembre 1873 », dans Freymond (dir.), op. cit., tome 3, p. 238. 2. « Compte-rendu du Sixième Congrès général de l’AIT (fédéraliste), 1-6 septembre 1873 », dans ibid., p. 67. 3. Ibid., p. 60.

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et individus tentés par l’« action directe », mais sans nécessairement adopter l’idée de l’insurrection ou de la lutte armée à laquelle elle a été associée. Ils ambitionnent de « généraliser et [de] consolider les associations et les fédérations ouvrières, établir des rapports de solidarité pratique entre elles, étudier toutes les questions sociales et protéger les principes socialistes, de manière à ce que le peuple devienne conscient de l’œuvre qu’il a à réaliser1 ». Le dernier épisode En juillet 1876, le Conseil général convoque le congrès international à Philadelphie. Une poignée de délégués sont présents, presque tous des États-Unis. Il n’y a plus de cotisations pour alimenter la caisse. Les rapports des sections nationales ne sont plus reçus. L’AIT, déclare le Conseil général, a « cessé d’exister ». Il faut, dit-il, laisser du temps aux camarades européens «  pour prendre des forces et régler les affaires de leurs pays. Avant long­ temps, ils vont sans doute être en état d’abattre toutes les barrières qui les séparent les uns des autres ». Quant aux membres de l’AIT un peu partout dans le monde, ils sauront trouver « le moyen d’élargie le cercle de leurs par­ tisans, même sans organisation2 ». Pour sa part, l’AIT « fédéraliste » (ou anarchiste) survit quelques années. Les dissensions internes, au-delà des personnalités et des différences natio­ nales, portent sur plusieurs questions qui ne trouvent pas de réponse. Les mouvements insurrectionnels localisés, notamment en Espagne et en Italie, sont facilement réprimés, ce qui en incite plusieurs à s’éloigner de cette voie. Une partie des anarchistes, en Russie surtout (mais également en France), évolue vers une forme de « terrorisme » contre des cibles symboliques, ce qui non seulement n’a aucun effet, mais sert de prétexte aux appareils étatiques pour intensifier la répression. Enfin, des sections de l’AIT proches des thèses fédéralistes, comme en Belgique, s’éloignent des propositions anarchistes pour aller vers l’action parlementaire. Réunis à Berne (Suisse) en 1876, les délégués de l’AIT fédéraliste constatent l’irrésistible déclin. Le « noyau dur » autour de la Fédération du Jura refuse de considérer la possibilité de recons­ tituer une AIT pluraliste, ce que demandent certains mouvements en Alle­ magne et en Angleterre notamment. Le Belge César De Paepe défend une vision plus réformiste et la nécessité de transformer l’État. L’Italien Errico Malatesta lui rétorque alors que « l’État reste notre bête noire. L’anarchie, 1. « Manifeste adressé à toutes les associations ouvrières et à tous les travailleurs par le Congrès général de l’AIT, 7-13 septembre 1874 », dans ibid., p. 371. 2. «  Conférence des délégués de l’AIT (centraliste), 15 juillet 1876  », dans ibid., p. 412.

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la lutte contre toute autorité, contre tout pouvoir constitué reste toujours la bannière autour de laquelle se rallie l’Italie révolutionnaire1 ». En 1877, l’AIT fédéraliste tient à Verviers (Suisse) des débats sans âme. Il n’y aura jamais d’autre congrès. Les suites Peu après, différents partis socialistes convoquent à Gand, en Belgique, un congrès « socialiste universel ». Ce qui reste de l’AIT « fédéraliste » y est représenté, mais la majorité des participants proviennent de partis sociauxdémocrates qui progressent un peu partout, surtout en Allemagne où plu­ sieurs députés sont élus au Reichstag (Parlement)2 . Les délégués italiens sont très hostiles aux partis politiques, qui sont tous à leurs yeux « des fractions de la bourgeoisie  ». Ils affirment combattre les socialistes opportunistes, « parce qu’ils n’ont pas de but fixe et ne savent prendre aucune résolution énergique ». De Paepe, qui espérait réunifier tout le monde et recréer l’AIT autour d’un « pacte de solidarité », constate que la majorité des sections, même en partageant des buts communs, ne parviennent pas à s’entendre. Il reproche surtout aux anarchistes leur intolérance. Cette rencontre de Gand ouvre la porte au recentrage des mouvements autour d’une perspec­ tive social-démocrate, laquelle devient largement majoritaire dans les années 1880. L’idée stratégique est celle-ci : « L’organisation sociale actuelle doit être combattue de tous les côtés à la fois et au moyen de toutes les armes dont nous pouvons disposer [dont] l’envoi de socialistes dans les parle­ ments, l’agitation électorale, les manifestations pour obtenir certains droits économiques, politiques, civils, sont autant d’armes que nous aurions tort de laisser entre les mains de nos ennemis3. » En 1878, la Fédération du Jura est dissoute. En 1881, une conférence anarchiste se tient à Londres où les têtes d’affiche sont le Russe Piotr Kropotkine et le Français Élisée Reclus. D’autres rencontres anarchistes ont lieu en 1889, 1893, 1896 et 1907. De leur côté, les partisans de la socialdémocratie se veulent les héritiers de l’AIT de Marx. Un congrès socialiste est convoqué en 1881 à l’initiative des partis sociaux-démocrates d’Allemagne, de France et de Suisse dont les têtes de file sont l’allemand Wilhelm Liebknecht et le français Jules Guesde. En 1886, une conférence internationale réunit à Paris différents mouvements socialistes et syndicaux. 1. « Compte-rendu du huitième congrès général de l’AIT (fédéraliste 26-30 octobre 1876) », dans ibid., p. 486. 2. « Congrès socialiste universel de Gand, Compte-rendu des séances, 9-16 septembre 1877 », dans ibid., p. 567. 3. Le manifeste de Gand, septembre 1877, dans ibid., tome 4, p. 591.

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En 1889, de nouvelles rencontres ont lieu à Paris. Les « possibilistes », sous l’influence des Français et des Anglais, argumentent pour l’adoption d’une politique gradualiste, laquelle est orientée vers l’action parlementaire, et pour la participation ministérielle dans un gouvernement bourgeois. Les « marxistes », menés par la social-démocratie allemande, continuent à pro­ mouvoir une lutte d’ensemble contre le capitalisme dans le dessein d’ériger une nouvelle société socialiste et s’opposent à toute participation gouverne­ mentale de la part des socialistes. En 1891, tous se rencontrent à Bruxelles pour une réunification. En 1901, à Paris, est mis sur pied le Bureau socia­ liste international, qui devient la Deuxième Internationale. En 1914, cette Internationale cesse pratiquement d’exister, car les principaux partis ouvriers s’alignent sur leurs gouvernements respectifs lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Réunis à Moscou en 1919, des délégués de dif­ férents partis prennent part à la fondation de la Troisième Internationale ou Internationale communiste. Une autre histoire commence…

Première partie Histoire et théorie



Sur différents plans, l’AIT appartient à une histoire qui la dépasse  : celle du mouvement international des travailleurs et des travailleuses. Si cet « organe central » de l’internationalisme prolétarien, comme Marx l’ap­ pellera plus tard, émerge à l’ère de la grande industrie et des machines, en revanche le mouvement apparaît dès les balbutiements du capitalisme, quoique davantage dans ses intentions idéologiques que dans ses moyens pratiques. Dans la foulée immédiate de la Première Révolution anglaise (1641-1649), par exemple, là où l’expropriation des populations rurales est la plus radicale, les diggers (ou bêcheux) en révolte tentent de se réappro­ prier les terres communes soumises aux enclosures au moyen d’occupations de peuplement dans lesquelles on pratique une forme volontaire de com­ munisme agraire. Selon leur déclaration, c’est «  pour et au nom de tous les pauvres d’Angleterre et du monde entier1 » qu’ils luttent. L’idée d’une solidarité prolétarienne par-delà les frontières était déjà en germination. Une « triple alliance » France-Angleterre-États-Unis Or, c’est surtout avec la Révolution française de 1789 qu’un internatio­ nalisme spécifiquement « prolétarien » émerge d’une manière de plus en plus indépendante et autonome. Devant la Convention nationale, Robespierre, alors député élu du tiers état, déclare : « Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entraider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État2 . » Cet appel à la solidarité universelle est aussitôt entendu de l’autre côté de la Manche, grâce au canal d’écrits « séditieux », en particulier ceux de Thomas Paine et de Constantin de Volney, qui circulent abondamment dans le sous-monde prolétarien anglais. C’est d’ailleurs en s’inspirant de ce bagage d’idées révolutionnaires de liberté que le premier mouvement ouvrier indépendant est fondé à Londres en 1792 avec la création de la London Corresponding Society (LCS). Bien que réformiste, la LCS constitue néanmoins un important chapitre non seulement dans l’histoire du mouvement ouvrier anglais, mais également dans celle de l’AIT, 1. Gerrard Winstanley, The Law of Freedom, and Other Writings, Cambridge, Cam­ bridge University Press, 1983, p. 108. 2. Ernest Hamel, Histoire de Robespierre, d’après ses papiers de famille, les sources originales et des documents entièrement inédits, tome 2 : Les girondins, Paris, Chez l’auteur, 1866, p. 685.

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puisqu’elle est basée sur la conviction que les travailleurs et travailleuses du monde entier, incluant les esclaves des plantations coloniales, partagent le même sort et le même destin. C’est pourquoi, dans une lettre de félicita­ tions adressée à la Convention nationale française le 27 septembre 1792, les militants des sociétés de correspondance anglaises (17 au total) se propo­ saient de créer une sorte de « triple alliance » par le bas, regroupant le monde du travail des États-Unis, de France et du Royaume-Uni, et par laquelle « nos concitoyens et frères du monde entier » seraient entraînés dans une lutte sans merci contre les « tyrans et la tyrannie1 ». Après l’idée de solidarité, l’idée d’organisation internationale était maintenant en germination. Avec la LCS, c’est le début d’une tradition politique, celle du trade-unionisme à l’anglaise, qui mènera à la fondation de l’AIT en 1864. Les premiers communistes L’ébullition populaire prend alors une nouvelle tangente radicale à la suite de la Révolution française. En 1796, une conspiration révolutionnaire à ten­ dance socialiste éclate pour renverser le Directoire. C’est la conjuration dite des Égaux menée par François Noël Babeuf. Ce dernier ne prône rien de moins que l’abolition complète du système social basé sur la propriété privée et l’instauration d’un nouvel ordre communiste. « Plus de propriété indivi­ duelle des terres, la terre n’est à personne. Nous réclamons, nous voulons la jouissance communale des fruits de la terre : les fruits sont à tout le monde 2 », proclamait leur Manifeste. Cela se réalisera par la prise armée du pouvoir d’État d’où sera instaurée une dictature révolutionnaire provisoire chargée de conduire la révolution à une égalité de fait complète. Cette doctrine, sous la plume de Louis Auguste Blanqui, deviendra plus tard la « dictature plébéienne » puis, sous celle de Marx, la « dictature du prolétariat ». Pour ce dernier, l’action des Égaux représentait « la première apparition d’un parti communiste réellement agissant3  » en France. Pour l’AIT, elle marquait le début d’une seconde tradition qui mène également, mais de France cette fois-ci, à St. Martin’s Hall – celle des sociétés secrètes conspirationnistes à la française. Une trajectoire double de lutte politique vers la formation l’AIT se met alors en branle. Au Royaume-Uni, la tradition trade-unioniste se déploie 1. Thomas Hardy, Memoir of Thomas Hardy, Londres, James Ridgway, 1832, p. 22 ; Mary Thale (dir.), Selections from the Papers of the London Corresponding Society, 1792-1799, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 21. 2. Philippe Buonarroti, Histoire de la conspiration pour l’égalité dite de Babeuf. Suivie du procès auquel elle donna lieu, Paris, G. Charavay jeune, 1850, p. 72. En italiques dans l’original. 3. Karl Marx, Sur la Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1985, p. 91.

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et prend de la maturité à travers l’Association des travailleurs londoniens (1836), puis la Société des démocrates fraternels (1845), laquelle représen­ tait « la première expression organisée de la solidarité internationale des tra­ vailleurs1 ». En France, c’est surtout grâce à la Société des saisons (1837) menée, entre autres, par Blanqui, que le conspirationnisme insurrection­ nel clandestin persiste, certes difficilement à la suite du coup d’État raté de 1839, mais qui, néanmoins, réussit à garder vivante l’idée du communisme révolutionnaire. Un premier effort de synthèse, tant sur le plan de la struc­ ture organisationnelle que sur celui des objectifs, est tenté à l’initiative de Marx et d’Engels en 1847 avec la création de la Ligue des communistes. Toutefois, c’est surtout avec la création de l’Association internationale en 1855 à Londres que nous pouvons observer la rencontre des deux tra­ ditions politiques – chartistes radicaux, d’un côté, et néo-babouvistes fran­ çais, de l’autre –, qui s’entrecoupent dans une combinaison complexe, mais fragile. Son existence ne durera que quatre ans, mais au cours desquelles elle aura tout de même été en mesure de créer des sections outre-Atlantique à New York, Boston, Cincinnati et Chicago. Fondée cinq ans plus tard, l’AIT était, en quelque sorte, l’aboutissement institutionnel de cette longue tra­ jectoire politique anglo-française, avec cette différence toutefois : contraire­ ment à ses ancêtres, elle a été instituée « par les travailleurs eux-mêmes et pour eux-mêmes2 ». Les textes qui suivent Selon trois angles différents, les textes qui suivent s’adressent à cette tra­ jectoire politique de l’AIT. Dans un premier temps, Thierry Drapeau met en lumière la dimension atlantique oubliée de l’internationalisme en s’intéres­ sant aux luttes transfrontalières des marins et des esclaves du 18e siècle. Dans un deuxième temps, Kevin B. Anderson examine la pensée de Marx relative­ ment aux actions de l’AIT sur les questions de race, d’ethnicité et de natio­ nalité, de manière à déployer une conception marxienne inclusive et non réductrice de la classe ouvrière et de son internationalisme. Enfin, dans un effort d’aborder en amont les débats qui ont marqué l’AIT, Philippe Hurteau retrace la genèse théorique des principaux courants d’idées qui l’ont traver­ sée, de Proudhon à Blanqui, en passant par Bakounine et Marx.

1. Julius Braunthal, History of the International, 1864-1914, Londres, Thomas Nelson and Sons, 1967, p. 73. 2. Karl Marx, Discours de commémoration du septième anniversaire de l’AIT (1871), .



Chapitre 1 Avant l’Association internationale des travailleurs : la trajectoire atlantique oubliée de l’internationalisme Thierry Drapeau1

À l’automne  1871, Giuseppe Garibaldi, célèbre patriote révolutionnaire italien qui joua un rôle décisif dans le mouvement du Risorgimento de 1848, écrivait une série de lettres pour expliquer les raisons de son appui à l’AIT. Dans l’une d’elles, il notait : « J’appartiens à l’Internationale depuis que j’ai servi les républiques du Rio Grande et de Montevideo, donc bien avant qu’une telle société ait été constituée en Europe2 . » Garibaldi faisait alors référence à ses 13  années (1835-1848) d’exil en Amérique du Sud, où il fut capitaine-corsaire dans le cadre des luttes républicaines de ces pays. Si le lien de l’Association internationale des travailleurs avec les luttes pour l’indépendance en Amérique du Sud lui semblait parfaitement intelligible, on peut se demander en quoi elles ont pu expliquer son adhésion à l’AIT. Qu’avaient-elles en commun avec le mouvement international des travailleurs alors naissant en Europe ? Pour saisir le sens de cette connexion transatlantique, il convient d’examiner de plus près le rôle joué par Garibaldi en Amérique du Sud, avant d’en tirer quelques pistes de réflexion sur le développement de l’AIT. Forcé à l’exil à la suite de l’échec d’une insurrection populaire dans le Piémont, Garibaldi arrive en 1836 dans la région du Rio Grande do Sul au sud du Brésil, où il se joint rapidement aux mouvements indépen­ dantistes. Marin d’expérience, il se propose de prendre le commandement du navire-corsaire Rio Pardo et d’attaquer les vaisseaux de l’Empire brési­ lien, ce qui mènera Henry Adams à le qualifier d’étrange croisement entre patriote et pirate3. Son équipage est largement cosmopolite. Il comprend 1. Thierry Drapeau est chercheur postdoctoral à l’Université d’État de New York à Buffalo. 2. Cité par T. R. Ravindranathan, « The Paris Commune and the First International in Italy : Republicanism versus socialism, 1871-1872 », The International History Review, vol. 3, no 4, octobre 1981, p. 499. 3. Henry Adams, The Education of Henry Adams, Boston, Houghton Mifflin, 1973 [1918], p. 435.

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des Européens, dont plusieurs militants mazziniens1 exilés, ainsi que des esclaves africains en fuite et des Noirs affranchis. Le reste de son équipage appartient à cette classe de travailleurs maritimes connue sur les côtes atlan­ tiques de l’Amérique comme les « frères de la côte » – « une classe qui, écritil, par le passé, constituait les équipages de pirates et de flibustiers, et qui, à notre époque, a fourni son travail à la traite des esclaves2 ». Avec l’aide de cet équipage bigarré, imbue d’idées de liberté, d’égalité et de fraternité, Garibaldi établit une présence révolutionnaire en mer, défendant tour à tour la province indépendante du Rio Grande et la capitale de l’Uruguay, Montevideo. C’est d’ailleurs à Montevideo qu’il met en place la désormais célèbre Légion italienne, qui allait se joindre à une coalition révolutionnaire formée d’Uruguayens, de légionnaires français et de 5 000 esclaves nouvel­ lement libérés, tous unis dans une forme d’internationalisme « par en bas », amalgamant républicanisme, abolitionnisme et courants socialistes. À l’hiver 1848, alors que les forces révolutionnaires gagnent du terrain, les nouvelles d’un soulèvement populaire en Europe atteignent les côtes américaines. Aussitôt, Garibaldi ressent l’appel du retour. Il rassemble une soixantaine de ses légionnaires et regagne l’Italie pour y terminer ce qu’il avait entamé treize ans auparavant. Avant de quitter Montevideo, il déclare dans un esprit de lutte farouchement transatlantique : « Le siège continue !3 » Il ajoute  : «  Nous nous sommes battus glorieusement pour défendre les opprimés des autres pays ; maintenant, nous nous empressons de prendre les armes pour notre patrie bien-aimée4. » Un an plus tard, ce contingent d’exexilés radicaux italiens participe à la proclamation de la République à Rome, faisant de l’Italie, selon un biographe, « une “Amérique latine” en Europe5 ». Comme plusieurs après lui, Marx a vu dans la création de l’AIT une certaine rupture avec les luttes ouvrières antérieures. Pour le Conseil géné­ ral, l’AIT est le « pionnier » du mouvement de solidarité internationale des travailleurs, un « fait unique, sans parallèle dans l’histoire du passé6 ». Au contraire, Garibaldi, celui que Victor Hugo appelait «  le héros des deux mondes », suggérait l’idée selon laquelle la Première Internationale n’était, 1. Adhérents au courant italien républicain dirigé par Giuseppe Mazzini. 2. Giuseppe Garibaldi, Autobiography, vol. 1 (1807-1849), New York, Howard Fertig, 1971 [1889], p. 54-55. 3. Giuseppe Garibaldi, Autobiography, vol. 3 (1807-1849), New York, Howard Fertig, 1971 [1889], p. 71. 4. Giuseppe Garibaldi, My Life, Londres, Hesperus Classics, 2004, p. 3. 5. Max Gallo, Garibaldi : la force d’un destin, Paris, Fayard, 1982, p. 114. 6. Association internationale des travailleurs, « Première adresse du Conseil général sur la guerre franco-allemande  » (23 juillet 1870), .

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en fait, que le prolongement transatlantique des mouvements populaires de libération des Amériques. Comme il l’écrivait dans la même lettre citée plus haut, l’AIT n’était que « la continuation de la lutte pour l’amélioration morale et matérielle de la classe ouvrière1 ». Autrement dit, son expérience au Brésil et en Uruguay supposait déjà, à ses yeux, une « Internationale » en devenir, pas encore institutionnalisée politiquement. Selon les historiens états-uniens Peter Linebaugh et Marcus Rediker, ce monde atlantique prolétarien révélait de profondes traditions de résistance des travailleurs en articulant, de manière parfois contradictoire, abolition­ nisme, républicanisme révolutionnaire et communisme2 . En revendiquant l’appartenance de l’AIT à cet héritage d’une « Atlantique rouge », Garibaldi non seulement décentre la trajectoire de la formation de l’Association de l’Europe vers le monde atlantique  pré-1848, mais appelle aussi dans la même foulée à un élargissement, d’une part, du concept de la classe des travailleurs pour y inclure les esclaves des plantations américaines et, de l’autre, de la notion d’internationalisme au-delà ou plutôt en deçà du cadre de l’État-nation de manière à incorporer d’autres pratiques de solidarité prolétarienne transfrontalière, qu’elles soient ethniques, raciales ou géo­ graphiques. Pour lui, l’AIT était un projet d’avenir qui ne faisait « aucune différence entre Africains, Américains, Européens et Asiatiques, procla­ mant ainsi la fraternité des hommes sans tenir compte du critère natio­ nal3 ». À cette époque, comme le rappelle l’historien du travail Marcel van der Linden, l’internationalisme des travailleurs est toujours dans sa phase « sous-nationale4 ». Un début nautique : solidarités entre les équipages durant la piraterie de l’Âge d’or, 1714-1726 Divers thèmes ressortent de l’expérience garibaldienne. Faisant écho à son rôle de capitaine-corsaire, la question du radicalisme maritime prolé­ tarien retient l’attention. Le radicalisme maritime prolétarien renvoie aux luttes et aux actions politiques des marins dans le monde atlantique du début de l’ère moderne. L’ultime objectif était de se soulever, puis de s’ap­ proprier, de transformer et d’autogérer le navire marchand devenu navire commun, c’est-à-dire un navire pirate. 1. Ravindranathan, op. cit., p. 499. 2. Voir en particulier, Peter Linebaugh et Marcus Rediker, L’hydre aux mille têtes : l’histoire cachée de l’Atlantique révolutionnaire, traduit de l’anglais par Christophe Jaquet et Hélène Quiniou, Paris, Amsterdam, 2008. 3. Ravindranathan, op. cit., p. 499. 4. Marcel van der Linden, Workers of the World. Essays toward a Global Labor History, Leiden et Boston, Brill, 2008, p. 268-270.

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Les marins ont été parmi les premiers, sinon les premiers, « travailleurs collectifs » du mode de production capitaliste à l’ère de la manufacture1. Dès la fin du 16e siècle, à la suite de la concentration de la propriété dans le transport maritime, les marins voient leur accès à la possession de vaisseaux ou de navires diminuer radicalement au profit des grands marchands, des banquiers et des financiers. Dès lors, le procès de travail maritime devient graduellement subordonné à la production de la valeur ; le travail à bord se divise de plus en plus – les tâches sont interconnectées et spécialisées –, le commandement du navire est confié à un capitaine (le représentant sala­ rié des propriétaires capitalistes) et le salaire en argent s’impose sur toute autre forme traditionnelle de rémunération en nature. L’élément clé de ce processus d’expropriation et de dépossession des marins est l’abolition de leur droit coutumier de transporter des marchandises. Cela a pour consé­ quence de soustraire aux non-propriétaires toute participation à l’exploi­ tation commerciale du navire, rompant ainsi l’association entre capital et travail. Au tournant du 18e siècle, alors que la marchandisation de la terre ferme et la prolétarisation de ses habitants par l’industrialisation n’en est qu’à ses premiers pas, le processus de prolétarisation des marins est pleine­ ment achevé. En réponse aux conditions d’exploitation brutales – pour ne pas dire létales – imposées en mer, les marins décident de convertir la coopération de leur travail à bord en subversion collective. Certains désertent alors que d’autres décident de cesser volontairement le travail et de rester sur les rivages en guise de protestation, donnant ainsi le sens moderne à l’ex­ pression « se mettre en grève ». D’autres décident de se soulever en pleine mer contre la tyrannie du capitaine et de ses officiers. Entre 1700 et 1750, par exemple, il y a eu une soixantaine de mutineries, seulement dans le transport maritime anglo-américain2, dont 49 éclatent au lendemain de la Guerre de succession d’Espagne en 1713, alors que le travail en mer devient encore plus brutal, à cause notamment de l’intensification du commerce transatlantique d’esclaves. La moitié de ces mutineries décrètent une sorte de contrôle « ouvrier » du navire et se tournent vers la piraterie, qui est le seul moyen politique et organisationnel en mer pour pérenniser la révolte. 1. Marcus Rediker, Between the Devil and the Deep Blue Sea. Merchant Seamen, Pirates and the Anglo-American Maritime World, 1700-1750, Cambridge, Cam­ bridge University Press, 1987, chap. 2 ; dans Le Capital (3 volumes, Paris, Édi­ tions sociales, 1973-1974 [1867]), Karl Marx divise l’histoire du capitalisme en deux périodes de production distinctes, celle de la manufacture (1500-1775) et celle du machinisme et de la grande industrie, qu’il fait débuter au tournant du 19e siècle. 2. Rediker, op cit., p. 214-215.

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Un pirate bien connu de l’époque, Bartholomew Roberts, explique que la piraterie est une réponse adéquate aux conditions d’exploitation en mer puisqu’elle leur permet « l’abondance et la satiété, le plaisir et l’aisance, la liberté et le pouvoir1 ». Lorsque les mutineries réussissent, les marins insurgés prennent le contrôle du navire. Le capitaine est élu au suffrage direct par la majorité de l’équipage. Ses pouvoirs se limitent aux questions de navigation, de pour­ suite et d’abordage. Pour les autres domaines de la vie commune à bord, on procède par vote. Afin de s’assurer réellement du pouvoir de la majorité, les équipages pirates élisent un représentant, le « quartier-maître », dont la tâche est de surveiller les faits et gestes du capitaine de sorte qu’il ne puisse brimer l’intérêt commun. Le quartier-maître a également pour tâche de superviser le bon partage du butin, de régler les conflits à bord et de mener l’abordage des navires. Par ailleurs, la distribution du butin, en plus d’être démocratique et d’abolir toute forme de rapport salarial, s’opère de manière équitable. En fait, aucun capitaine pirate à l’époque de l’Âge d’or n’a reçu plus que du double de la part d’un simple matelot2 . Ce type de partage du butin donne lieu à «  l’un des régimes de redistribution de la richesse les plus égalitaires au monde au début du 18e siècle3 ». À un tel point que les gouverneurs et les marchands capitalistes estiment que cette organisation communale à bord des navires pirates est plus dangereuse que ne l’est l’acte de piraterie lui-même. Lors d’un procès en Caroline du Sud contre le capi­ taine Stede Bonnet et 33 de ses compagnons, le juge de la cour déclare que «  la mer  […] est assujettie au Dominion et à la propriété [privée], tout comme l’est la terre » et que « la loi des nations ne [leur] a jamais accordé le droit de modifier les droits de propriété4 ». Une des attaques à la propriété les plus redoutées par les marchands et leurs associées est la libération des esclaves sur les navires négriers capturés5. Si cette pratique est, du point de vue des pirates, une manière d’attaquer le pire secteur de travail maritime de cette époque, du point de vue des Africains captifs, elle est un geste de solidarité contre l’esclavage. La piraterie de l’Âge d’or apparaît comme un exemple précurseur de ce que Marx appelle, en référence à la Commune de Paris, le « gouvernement 1. Captain Charles Johnson, A General History of the Pyrates, Mineola, NY, Dover Publications, 1999 [1724], p. 244. 2. Ibid., p. 212, 307, 342. 3. Marcus Rediker, Villains of All Nations. Atlantic Pirates in the Golden Age, Boston, Beacon Press, 2004, p. 70. 4. The Tryals of Major Stede Bonnet, and Other Pirates, Londres, Printed for Benj. Cowse, 1719, p. 2 et 4. 5. Johnson, op. cit., p. 68-70 et 426-427.

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des producteurs par eux-mêmes1 ». Pour d’autres, le navire pirate constitue une véritable «  république flottante2  », ce qui contraste de façon fort impressionnante avec les monarchies qui règnent alors sur le monde. Ces analogies n’ont rien d’anachronique, puisque les contem­porains eux-mêmes considèrent le navire pirate comme un « petit Commonwealth3 », infligeant affront aux empires. En ce sens, les liens de solidarité créés entre les équipages pirates peuvent et doivent être considérés comme des liens transfrontaliers nautiques à petite échelle, annonçant un internationalisme prolétarien certes embryonnaire, mais réel et, surtout, désiré par les marins insurgés eux-mêmes. Selon l’historien Charles Johnson, la rébellion maritime des pirates de l’Âge d’or propose « d’effacer les frontières entre nations4 ». Non seulement les équipages sont fortement multiethniques, mais également multiraciaux puisque 20 à 25 % des pirates sont noirs, plusieurs étant d’anciens esclaves5. Un des exemples éloquents de cet internationalisme prolétarien mari­ time est sans aucun doute l’alliance nouée par les équipages des capitaines Howell Davis, Thomas Cocklyn et Olivier La Buse le long de la côte ouestafricaine en 1719. Leur rencontre est accidentelle, chacun croyant prendre en chasse un navire marchand. C’est en hissant leur pavillon noir qu’ils réalisent le quiproquo, chacun tirant ensuite un coup de canon en guise de salutation et de cordialité, ce qui témoigne du fait que la fabrication d’un Jolly Roger pour les pirates n’a pas seulement pour but de terrifier les occupants des navires pourchassés. Il symbolise également un appel à la solidarité entre les équipages pirates naviguant sur les mers. D’une certaine manière, le pavillon noir évoque un pendant symbolique du message qui sera plus tard popularisé par Karl Marx et Friedrich Engels : « Marins insur­ gés de tous les pays, unissez-vous ! » À la suite de leur rencontre fortuite, Davis, Cocklyn, La Buse et leurs équipages tiennent un conseil de guerre au cours duquel ils décident collectivement et démocratiquement de se fédérer, puis de rôder sur les mers côtières africaines et de piller de concert, ce qu’ils font pendant sept semaines avant de se séparer d’un commun accord. Leur idée est non seulement de piller les richesses, mais surtout d’assurer « leur 1. Karl Marx, La guerre civile en France [1871], . 2. Bryan D. Palmer, Cultures of Darkness. Night Travels in the Histories of Transgression, New York, Monthly Review Press, 2000, p. 191. 3. Johnson, op. cit., p. 342. 4. Ibid., p. 417. 5. Kenneth J. Kinkor, « Black men under the black flag », dans C. R. Pennel (dir.), Bandits at Sea. A Pirates Reader, New York, New York University Press, 2001, p. 195-210.

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sécurité commune1 » contre les marines impériales. En réalité, cette alliance multi-équipage en mer incarnait une sorte d’Internationale flottante en miniature, exprimant une posture politique essentiellement autodéfensive et mutualiste. À son apogée, la piraterie de l’Âge d’or compte environ 80 équipages pirates qui écument les mers de l’Atlantique, pour un total d’environ 4 000 marins. La majorité de ces équipages naviguent en petite flottille de deux ou trois navires confédérés. C’est donc dire qu’il y a, à l’instar de Davis, Cocklyn et La Buse, plus d’une vingtaine de ces petites « Internationales » prolétariennes organisées en équipages confédérés. On peut dès lors comprendre l’acharnement des États à supprimer ces pratiques de piraterie. La répression est achevée en 1726 avec la pendaison du tout dernier équipage sur les berges de Boston. Par-delà les plantations : l’abolitionnisme noir transfrontalier à l’ère des révolutions, 1791-1815 Le deuxième thème qui transcende l’expérience garibaldienne est celui de l’abolitionnisme noir révolutionnaire. Il renvoie aux luttes d’émancipa­ tion des esclaves d’origine africaine sur les plantations américaines qui, par la force du nombre, réussissent à s’imposer au cœur des luttes pour l’indé­ pendance, en commençant par Haïti à la fin du 18e siècle. Pour Garibaldi, comme pour Marx d’ailleurs, la lutte internationale des travailleurs inclut celle des esclaves des plantations des Amériques. Pour Marx, cette dernière est cruciale puisque, « [l]e travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri2 ». À la fin du 18e siècle, le monde atlantique est secoué par une deuxième révolution en moins d’un quart de siècle. La Révolution française se réper­ cute dans les colonies antillaises de la France, surtout à Saint-Domingue, la colonie située sur la partie occidentale de l’île d’Hispaniola. Le conflit éclate entre l’élite plantocratique blanche et les hommes « libres de couleur », ces derniers réclamant l’égalité raciale complète et immédiate. Cette crise au sein de la classe dirigeante crée aussitôt une brèche qui facilite le soulè­ vement en masse des esclaves, pour qui le langage politique universaliste et égalitariste de la Révolution française est assimilable à leur propre ambi­ tion émancipatrice, laquelle est prête à être transformée et redéployée d’une manière encore plus radicale et absolue. 1. Johnson, op. cit., p. 52. 2. Karl Marx, Le Capital, livre premier, tome I, Paris, Éditions sociales, 1969 [1867], p. 294.

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Dans la nuit du dimanche 14 août 1791 se tient une réunion à laquelle participent plus de 200 commandeurs d’ateliers de travail, incluant des conducteurs et d’autres esclaves « qualifiés » en provenance d’une centaine de plantations de la Province du nord de la colonie où domine la culture quasi industrielle de la canne à sucre. Après avoir discuté des développe­ ments politiques en France et dans la colonie, et surtout de leur propre lutte contre l’esclavage, ils prennent la décision de se soulever par les armes. Outre le désir immédiat de vengeance, un des facteurs provoquant cette décision de rébellion est la rumeur à partir de laquelle l’Assemblée natio­ nale française aurait décrété l’interdiction de l’usage du fouet ainsi que l’octroi aux esclaves de trois jours de congé par semaine, ce que les maîtres refusent obstinément d’appliquer dans la colonie. Plus importante encore est la croyance, par voie de conséquence logique, que l’Assemblée nationale (et même le roi) pourrait devenir un allié naturel à leur cause1. Sous-jacente à la révolution haïtienne, on retrouve donc une sorte d’« infrapolitique » internationaliste. Les esclaves insurgés positionnaient explicitement leur soulèvement à l’intérieur d’une solidarité anonyme par-delà les frontières atlantiques2 . Bien qu’inexacte (Paris, en réalité, n’a rien fait pour améliorer la condition des esclaves), cette rumeur devient néanmoins, du point de vue des esclaves, un appel aux armes lancé d’outre-mer. La révolte est prévue le 24 août, mais des fuites forcent les conspirateurs à devancer leur plan de quelques jours. Le 21, un serment de solidarité entre les rebelles est scellé par un pacte du sang, l’aide spirituelle des ancêtres est invoquée et des amulettes d’invulnérabilité sont confectionnées pour protéger les insurgés lors des combats. C’est la désormais célèbre cérémonie du Bois-Caïman, l’acte fondateur de ce qui donnera lieu, à partir du len­ demain, au plus grand et fructueux soulèvement d’esclaves de l’histoire du Nouveau Monde3. Selon les estimations, il y a de 20 000 à 80 000 insurgés noirs dès le premier mois de la révolte, soit près de la moitié de la population esclave de la Province du nord. Il y a plus de 450 000 esclaves à Saint-Domingue au début de la révolu­ tion. La grande majorité des insurgés initiaux proviennent des plantations de canne à sucre, où le régime de travail atteint son paroxysme de bruta­ lité et d’intensité. Plus de 200 par plantation en moyenne, les esclaves tra­ 1. Carolyn Fick, The Making of Haiti. The Saint Domingue Revolution from Below, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1990, p. 91. 2. James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance. Hidden Transcripts, New Haven et Londres, Yale University Press, 1990. 3. David Patrick Geggus, Haitian Revolutionary Studies, Bloomington, Indiana Uni­ versity Press, 2002, voir les chapitres 5 et 6.

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vaillent en ateliers, c’est-à-dire par brigade de travail, du matin au soir, dans ce qui ressemble littéralement à des fabriques à ciel ouvert. C’est d’ailleurs en observant cela que l’historien et théoricien marxiste C.L.R. James écrit que les esclaves africains de Saint-Domingue « étaient plus près d’un pro­ létariat moderne que n’importe quel autre groupe de travailleurs existant à cette époque1 ». Pour les mêmes raisons, Marx, considère les plantations du Nouveau Monde, surtout celles de canne à sucre des Antilles et de coton des États-Unis, non comme antérieures au mode de production capitaliste, mais comme résultantes de ses « lois de mouvement » par lesquelles « les horreurs du surtravail […] viennent s’enter sur la barbarie de l’esclavage2 ». À propos des plantations, « où les spéculations commerciales figurent dès le départ et où la production est prévue pour le marché mondial », Marx écrit que « le mode de production capitaliste existe [déjà …] dans un sens formel3 ». En ce sens, le soulèvement des esclaves de Saint-Domingue puis celui des autres colonies aux Amériques doivent être considérés comme des révoltes de travailleurs prolétaires non libres et, par conséquent, leurs actions de solidarité par-delà les frontières coloniales comme un épisode central de l’histoire de l’internationalisme de la classe ouvrière mondiale. Après deux ans de révolte sanglante, les esclaves de Saint-Domingue réussissent à faire abolir l’esclavage, du moins dans le nord de l’île. Ils ont su utiliser le contexte géopolitique pour se faire l’allié de la France dans sa guerre contre l’Espagne et la Grande-Bretagne. Contrôlant de facto plusieurs zones de l’île, des régiments armés d’esclaves auto-affranchis se présentent devant l’Assemblée coloniale et affirment  : «  Nous sommes des Nègres français […] nous allons combattre pour la France, mais pour récompense, nous demandons la liberté [… et] les droits de l’homme 4 ». En acquiesçant à la demande des esclaves, l’Assemblée encourage ces derniers à combattre dans le camp de la France et, avec eux, un général militaire autodidacte du nom de Toussaint Bréda. Ses victoires audacieuses contre les troupes espagnoles et anglaises lui vaudront bientôt le surnom de « Louverture ». Peu après, il devient un des acteurs importants du mouvement pour l’indépendance. Il s’agit donc d’un moment décisif dans la Révolution haïtienne puisque l’autolibération des Noirs dispose désormais des ressources d’un État 1. C.L.R. James, The Black Jacobins. Toussaint Louverture and the San Domingo Revolution, New York, Vintage Books, 1989, 2e édition, p. 86. 2. Marx, Le Capital, op. cit., livre premier, tome 1, p. 232. 3. Karl Marx, Theories of Surplus Value [1861-1863], . 4. Louis Pierre Dufay, Compte rendu sur la situation actuelle de Saint-Domingue, Paris, L’Imprimerie nationale, 1794, p. 7. En italiques dans l’original.

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moderne qui appuie et propage l’abolition de l’esclavage comme arme de guerre. La ressource la plus importante à cet effet est sans aucun doute la flibuste jacobine, véritable vectrice de contagion révolutionnaire à travers les Antilles et au-delà. En 1794, quelques mois après que la Convention nationale eut décrété l’abolition de l’esclavage dans l’ensemble des colonies françaises, le nouveau gouverneur de la Guadeloupe, Victor Hugues, transforme l’île en une base corsaire à partir de laquelle il souhaite propager la Révolution française à tra­ vers les Amériques au moyen de la guerre de course républicaine sur les mers. À Cap-Français, le gouverneur Étienne Lavaux, allié de Toussaint Louverture, appelle également à l’aide les corsaires attachés à la cause républicaine révo­ lutionnaire contre la Grande-Bretagne. Aussitôt, des marins de tous les hori­ zons, attisés par la ferveur révolutionnaire, s’embarquent vers les tropiques dans l’espoir d’obtenir leur part du butin, mais aussi de participer au combat contre le despotisme monarchique et la tyrannie esclavagiste. Un de ces cor­ saires marins justifiera sa participation à la guerre de course révolutionnaire des Antilles par son « amour de la gloire et à la défense de la liberté1 ». Si une bonne partie de ces équipages de corsaires jacobins est composée de marins français patriotes et autres « petits blancs » à travers qui le sans-culottisme – la compréhension la plus radicale et prolétarienne de la Révolution française – est exporté outre-mer, on retrouve également un nombre impressionnant d’anciens esclaves nouvellement élevés au rang de « citoyens ». Seulement en Guadeloupe, 3 500 de ces nouveaux citoyens noirs s’engagent dans la guerre de course, à un point tel qu’un officier britannique mentionne en 1797 que les équipages corsaires français sont constitués « principalement de noirs et de mulâtres2 ». À cela, il faut mentionner la présence d’une quinzaine de caboteurs noirs devenus des capitaines-corsaires3. L’autonomie conférée par cette activité maritime leur permet non seulement de répandre les idéaux révolutionnaires républicains à travers le monde colonial caribéen, mais surtout de diffuser leur exemple et leurs idées de liberté et d’égalité dans le dessein de provoquer d’autres soulèvements et même d’y participer4. 1. Jane Lucas De Grummond, Renato Beluche. Smuggler, Privateer, and Patriot, 17801860, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1983, p. 224. 2. Laurent Dubois, A Colony of Citizens. Revolution and Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004, p. 242. 3. Anne Pérotin-Dumon, La ville aux Îles, la ville dans l’île : Basse-Terre et Pointe-àPitre, Guadeloupe, 1650-1820, Paris, Karthala, 2000, p. 234-238. 4. Voir à ce titre, Julius S. Scott, The Common Wind. Currents of Afro-American Communication in the Era of the Haitian Revolution, thèse de doctorat d’histoire, Duke University, 1986.

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1795 est une année faste en événements insurrectionnels abolitionnistes transfrontaliers à tendance républicaine. En janvier, à l’initiative de Victor Hugues, une flottille-corsaire en partance de la Guadeloupe débarque sur l’île de Sainte-Lucie avec des exemplaires de la proclamation d’émancipation dans le dessein de rallier à la cause révolutionnaire républicaine un groupe d’esclaves insurgés et autoproclamés les « Gens des bois1 ». La tactique fonc­ tionne. Les Anglais sont vaincus et les esclaves aussitôt émancipés. Quelques semaines plus tard, une centaine de ces Noirs nouvellement affranchis ren­ forcent les équipages-corsaires et participent à l’expédition qui ambitionne également de soulever les esclaves de Saint-Vincent et de placer l’île sous le pouvoir républicain français2. En mars, Hugues déploie un autre batailloncorsaire jacobin vers la Grenade, où la rébellion menée par l’homme libre de couleur Julien Fédon contre les planteurs anglais bat son plein. Les insur­ gés sont fort d’environ 6 000 esclaves et de quelques 600 petits blancs et hommes libres de couleur, qui sont unis sous la devise « Liberté et égalité ou la mort3 ». Une autre tentative d’exportation de l’insurrection républicaine abolitionniste est conduite à l’île de Saint-Christophe, où il est allégué que six Noirs ont débarqué d’un navire-corsaire avec des cocardes tricolores à être distribuées aux esclaves dans l’espoir de déclencher une révolte et d’y prêcher les principes révolutionnaires4. Toujours la même année, une insurrection éclate dans la province côtière vénézuélienne de Coro par l’esclave en fuite José Leonardo Chirino, qui a eu l’occasion de se rendre préalablement à Saint-Domingue. Il y a tiré quelques leçons politiques puisque la révolte vise à abolir l’esclavage selon la « Loi des Français, dans le but de créer la République5 ». Au large du Venezuela, sur l’île hollandaise de Curaçao, un autre soulèvement est orchestré par des esclaves avec l’apport direct de corsaires jacobins6 . Ces derniers ont sans doute des attaches avec Saint-Domingue, puisqu’un des dirigeants du 1. David Barry Gaspar, «  La guerre des bois. Revolution, war, and slavery in Saint Lucia, 1793-1838 », dans David Barry Gaspar et David Patrick Geggus (dir.), A Turbulent Time. The French Revolution and the Greater Caribbean, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1997, p. 102-130. 2. Dubois, op. cit., p. 234-235. 3. Robin Blackburn, The Overthrow of Colonial Slavery, 1776-1848, Londres et New York, Verso, 1988, p. 227. 4. Dubois, op. cit., p. 235. 5. José Marcial Ramos Guedez, «  L’insurrection nègre de Coro en 1795 au Vene­ zuela », dans Michel L. Martin et Alain Yacou (dir.), De la révolution française aux révolutions créoles et nègres, Paris et Pointe-à-Pitre, Éditions Caribéennes, 1989, p. 57. 6. Federico Brito Figueroa, Las insurrecciones de los esclavos negros en la sociedad colonial venezolana, Caracas, Cantaclaro, 1961, p. 60-79.

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L’Internationale sera le genre humain !

soulèvement soutient qu’il est en contact avec André Rigaud, le général des gens de couleur libres du Sud, allant même jusqu’à fonctionner sous le nom de ce dernier, tout comme un autre dirigeant qui se fait appeler « Toussaint ». En référence à la devise révolutionnaire qui est en train de se forger à Saint-Domingue, ces derniers, avant d’être exécutés, déclarent aux autorités : « Nous sommes ici pour vaincre ou mourir1. » Ces cas d’internationalisme révolutionnaire noir « clandestin » concer­ nent plusieurs autres évènements. Par exemple, il y a le projet d’insurrec­ tion de La Guaira au Venezuela en 1797, l’un « des plus graves complots révolutionnaires qui aient secoué ces années-là les Indes espagnoles2 ». Il y a aussi les conspirations de Maracaibo de 1799 et de Curaçao de 1800, où les corsaires jacobins jouent un rôle actif. Mentionnons également le projet de rébellion abolitionniste du Noir libre José Antonio Aponte à Cuba, en 1812, dans lequel non seulement les symboles de la Révolution haïtienne servent à focaliser la conscience politique des esclaves insurgés, mais où la rumeur d’une participation de Noirs de Saint-Domingue agit comme stimulant supplémentaire au soulèvement3. Nous pourrions continuer ainsi jusqu’en 1816, lorsque cette fois-ci Haïti – depuis 1804, une jeune République indé­ pendante de population majoritairement noire – sert de véritable rampe de lancement du mouvement des guerres d’indépendance sud-américaines organisé par Simón Bolivar. Bolivar reste trois semaines en Haïti afin d’or­ chestrer ses invasions, en commençant par le Venezuela. Il s’entend avec le président haïtien, Alexandre Pétion, pour que ce dernier lui fournisse armes, soldats et corsaires, à condition de libérer les esclaves sur son chemin. Même si Bolivar n’a pas complètement tenu sa promesse, l’intention est tout de même de transporter la cause abolitionniste révolutionnaire par-delà les frontières coloniales sud-américaines. Conclusion L’« Internationale » à laquelle Garibaldi revendiquait son appartenance est originaire de l’Atlantique. Comme l’affirme Marx au moment de la créa­ tion de l’AIT, « l’action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l’existence de l’Association internationale des travailleurs. 1. David Patrick Geggus, «  Slavery, war, and revolution in the Greater Caribbean, 1789-1815 », dans Gaspar et Geggus (dir.), op. cit., p. 13 et 39. 2. Anne Pérotin-Dumon, « Les jacobins des Antilles ou l’esprit de liberté dans les Ilesdu-Vent », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 35, no 2, 1988, p. 298. 3. Voir à ce sujet, Matt D. Childs, « “A black French general arrived to conquer the Island”. Images of the Haitian revolution in Cuba’s 1812 Aponte rebellion », dans David Patrick Geggus (dir.), The Impact of the Haitian Revolution in the Atlantic World, Columbia, University of South Carolina Press, 2001, p. 135-156.

Avant l’Association internationale des travailleurs… 43

Celle-ci fut seulement la première tentative pour doter cette action d’un organe central1 ». Au début du capitalisme, à l’ère des manufactures, cette action internationale des travailleurs se réalise déjà en mer, et cela, sans commune mesure avec ce qui se fait ou ce qu’on tente de faire sur la terre ferme. L’élément clé de cet internationalisme prolétarien en émergence est le navire, un des premiers sites du travail capitaliste, mais également, et dialectiquement, un des premiers sites de l’auto-organisation des travailleurs prolétaires devenus pirates, dont les révoltes font passer le navire marchand de fabrique flottante à république flottante. Autrement dit, le navire fonc­ tionne comme un «  organe central  » informel véhiculant, au sens propre et figuré, les liens transfrontaliers de solidarité des travailleurs libres et non libres. Sous la forme du corsaire jacobin, son rôle dans la diffusion hémisphérique de l’abolitionnisme révolutionnaire noir émergeant à SaintDomingue permet aux esclaves africains de prendre part de manière auto­ nome et indépendante à ce récit épique de la lutte ouvrière mondiale. De ce point de vue, l’AIT sera une sorte de territorialisation institutionnelle d’une longue tradition de solidarité créée par les vents et les courants du large.

1. Karl Marx, Critique du programme de Gotha [1875], .



Chapitre 2 Capitalisme et colonialisme : sur la dialectique de la race et de la classe chez Marx Kevin B. Anderson1

Le parcours de Marx comme chercheur et militant est complexe. Au cours de son travail à l’AIT, Marx tente de garder le cap sur la consolidation d’un ample mouvement prolétarien inclusif, ouvert aux différentes organisations qui rejoignent l’Internationale. Rapidement, plusieurs débats et contro­ verses prennent forme. La question nationale (l’Irlande notamment), la question raciale (aux États-Unis) interpellent les mouvements. Quelle doit être la ligne de conduite du prolétariat par rapport à des contradictions qui de toute évidence dépassent la polarisation salariale ? Comment réconcilier la lutte prolétarienne dans les pays capitalistes avec celles des colonies ou des semi-colonies ? La question irlandaise Les réflexions de Karl Marx sur la race, la classe et le nationalisme prennent forme avec la question irlandaise au cours des années 1860. Marx fait face à un grave problème. En Angleterre, pays capitaliste « par excellence », donc potentiellement le pays où peut surgir la révolution prolétarienne, la réalité des classes ne correspond pas à la conscience de classe. Les ouvriers britanniques sont si imprégnés de condescendance, en réalité de racisme, envers les Irlandais – aussi bien contre la minorité irlandaise dans la classe ouvrière britannique que contre les habitants de l’Irlande (qui est alors une colonie britannique) – qu’ils ont tendance à être solidaires de la classe dominante anglaise. Marx est tellement convaincu de la gravité de cette situation qu’il entretient une correspondance privée avec des camarades de l’AIT, dans le but de clarifier sa position et de préparer le débat dans l’organisation : 1. Kevin B. Anderson est professeur de sociologie, de sciences politiques et d’études féministes à l’Université de Californie (Santa Barbara). Une version antérieure de ce chapitre a été publiée sous la forme de deux textes :  et .

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Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les Blancs pauvres visà-vis des Noirs dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente1.

L’importance d’agir Notons la comparaison de Marx entre la situation irlandaise et le pro­ blème racial aux États-Unis. La situation est grave, mais est-elle sans issue ? Pas selon Marx. Il pense qu’une révolution en Irlande, libérant ce pays du colonialisme, peut surmonter cette impasse, pas seulement en libérant l’Ir­ lande du colonialisme britannique, mais également en ouvrant de nouvelles potentialités en Grande-Bretagne elle-même. Ce point de vue diffère de celui du grand adversaire anarchiste de Marx, Mikhaïl Bakounine, qui estime que la Première Internationale n’a pas à se mêler de cette question. Il s’oppose à une campagne proposée par le Conseil général pour réclamer la libération des prisonniers politiques irlandais, car cette question, selon lui, ne concerne pas la lutte des classes. Cependant, Marx est convaincu du contraire. Il précise sa pensée : Après que je me suis préoccupé, durant de longues années, de la question irlandaise, j’en suis venu à la conclusion que le coup décisif contre les classes dominantes anglaises (et il sera décisif pour le mouvement ouvrier du monde entier) ne peut pas être porté en Angleterre, mais seulement en Irlande. L’Irlande est la citadelle de l’aristocratie foncière anglaise. L’exploitation de ce pays ne constitue pas seulement l’une des sources principales de sa richesse matérielle, en même temps que sa plus grande force morale. De fait, elle représente la domination de l’Angleterre sur l’Irlande. L’Irlande est donc le grand moyen grâce auquel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même. La tâche de 1. « Karl Marx à Sigfrid Mayer et August Vogt, 9 avril 1870 », dans Karl Marx et Frie­ drich Engels, Le parti de classe II. Activité, organisation, textes réunis par Roger Dan­ geville, .

Capitalisme et colonialisme… 47 l’Internationale est donc en toute occasion de mettre au premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande, et de prendre partout ouvertement parti pour l’Irlande. Le Conseil central à Londres doit s’attacher tout particulièrement à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande ne soit pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale 1.

La lutte pour l’indépendance de l’Irlande est juste et nécessaire Lors de débats subséquents, Marx et Engels argumentent pour que l’AIT donne son appui à la lutte pour l’indépendance de l’Irlande. Ils réfutent le point de vue selon lequel les questions nationales n’intéressent pas le mou­ vement ouvrier. Ils s’opposent à la politique des organisations anglaises qui refusent aux Irlandais le droit de constituer une section irlandaise autonome. Lorsque les membres de l’Internationale appartenant à une nation conquérante demandent à ceux appartenant à une nation opprimée […] d’oublier leur situa­ tion et leur nationalité spécifiques, d’effacer toutes les oppositions nationales, etc., ils ne font pas preuve d’internationalisme. Ils défendent tout simplement l’assujettissement des opprimés en tentant de justifier et de perpétuer la domi­ nation du conquérant sous le voile de l’internationalisme. En l’occurrence, cela ne ferait que renforcer l’opinion, déjà trop largement répandue parmi les ouvriers anglais, selon laquelle, par rapport aux Irlandais, ils sont des êtres supérieurs et représentent une sorte d’aristocratie, comme les blancs des États esclavagistes américains se figuraient l’être par rapport aux noirs. Dans un cas comme celui des Irlandais, le véritable internationalisme doit nécessairement se fonder sur une organisation nationale autonome : les Irlandais, tout comme les autres nationalités opprimées, ne peuvent entrer dans l’Association ouvrière internationale qu’à égalité avec les membres de la nation conquérante et en pro­ testant contre cette oppression. En conséquence, les sections irlandaises n’ont pas seulement le droit, mais encore le devoir de déclarer dans les préambules à leurs statuts que leur première et plus urgente tâche, en tant qu’Irlandais, est de conquérir leur propre indépendance nationale2 .

Marx et la guerre de Sécession Pendant la guerre civile américaine, Marx écrit ses plus importants textes sur la race et la classe3. Pour lui, la guerre de Sécession est la seconde révolution 1. Ibid. 2. Intervention d’Engels, extrait du procès-verbal de la séance du Conseil général de l’AIT du 14 mai 1872, dans Marx et Engels, Le parti de classe, op. cit. 3. NdÉ. Cela s’inscrivait en continuité avec son appréhension théorique de l’escla­ vage comme une catégorie d’analyse essentielle au mode de production capitalise : «  L’esclavage direct est le pivot de notre industrialisme actuel aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage vous n’avez pas de coton, sans coton vous n’avez pas d’industrie moderne. C’est l’esclavage qui a donné de la valeur aux colo­ nies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c’est le commerce

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américaine, qui certes comporte une dimension socio-économique, mais également politique. Selon Marx, le véritable peuple d’Angleterre, de France, d’Allemagne et d’Europe considère la cause des États-Unis comme la sienne propre, celle de la liberté, et qu’en dépit de tous les sophismes de la presse vénale, les masses considèrent le sol des États-Unis comme le sol libre des millions de sans-terre d’Europe, comme la terre promise qu’il s’agit pour l’heure de défendre l’arme au poing contre la sor­ dide mainmise des esclavagistes. […] Les peuples d’Europe savent que les escla­ vagistes du Sud ont déclenché cette guerre, lorsqu’ils ont déclaré que le régime esclavagiste n’était pas compatible plus longtemps avec le maintien de l’Union. En conséquence, les peuples d’Europe savent que la lutte pour le maintien de l’Union est menée contre la domination esclavagiste, et que la forme la plus haute d’autogouvernement du peuple réalisée à ce jour livre bataille à la forme la plus basse et la plus éhontée d’esclavage humain, connue dans les annales1. 

En 1859, l’affrontement commence par des escarmouches entre esclava­ gistes et abolitionnistes, dont la spectaculaire intervention militaire du mili­ tant antiesclavagiste John Brown. «  C’est le signal  » écrit Marx à Engels. Comme dans le cas de l’Irlande et de la Grande-Bretagne, Marx pense que la lutte contre l’esclavagisme est le chemin nécessaire pour donner l’impulsion de départ au mouvement prolétarien. Sans cette lutte, « toute velléité d’indé­ pendance de la part des ouvriers reste paralysée aussi longtemps que l’escla­ vage souille une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri 2 ». Marx pense même que les « pauvres blancs » (une population laborieuse libre, qui se nourrit néanmoins d’un sentiment de privilégiés vis-à-vis des esclaves) peuvent basculer au profit de la révolution. Il estime possible l’ap­ parition d’une nouvelle forme de subjectivité révolutionnaire pouvant émer­ ger des profondeurs du système social du Sud. La guerre elle-même, pense Marx, pourrait renverser les anciennes relations sociales dans le Sud, per­ mettant ainsi à de telles contradictions sociales d’apparaître. Certes, Marx voit davantage la guerre civile américaine comme une révo­ du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie mécanique. Aussi avant la traite des noirs, les colonies ne donnaient à l’Ancien Monde que très peu de produits et ne changeaient pas visiblement la face du monde. Ainsi, l’esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance. » Karl Marx, Lettre à Pavel Annenkov, 28 décembre 1846, < www.marxists.org/francais/marx/works/1846/12/ kmfe18461228.htm>. 1. Karl Marx, « Le Times de Londres et les princes d’Orléans en Amérique », New York Tribune, 7 novembre 1861, . 2. Karl Marx, Le Capital (1867), .

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lution bourgeoise et démocratique que comme une révolution socialiste, mais il croit également qu’elle peut déclencher un mouvement révolution­ naire en Europe. Et de fait, quelques années plus tard, la Commune de Paris, une révolution radicalement communiste, éclate en Europe. Selon Robin Blackburn, Marx pense que « [m]ettre à bas l’esclavage et libérer les esclaves ne détruirait pas pour autant le capitalisme, mais cela contribuerait à créer des conditions beaucoup plus favorables pour organiser et mettre en avant le travail, qu’il soit blanc ou noir1 ». Ainsi, la guerre créerait de nouvelles possibilités pour la classe ouvrière américaine, noire et blanche. La guerre de Sécession a ainsi d’importantes implications économiques, mais aussi politiques. Une victoire du Nord, note Marx, pourrait consoli­ der ce qui est, avec toutes les réserves que l’on peut y apporter, l’une des quelques républiques démocratiques au monde. Cela serait le cas, non seu­ lement en battant les sécessionnistes réactionnaires du Sud, mais également en abolissant l’esclavage. La guerre civile a alors – écrit Marx – d’impor­ tantes implications économiques concernant les terrains et les biens. Un autre aspect économique concerne la propriété de terres dans le Sud. Marx partage l’espoir des abolitionnistes et des républicains radicaux – et ceux des socialistes de manière plus générale – que, dans le Sud occupé, les politiques de reconstruction d’après-guerre pourraient aller au-delà de la création de nouveaux droits politiques pour les anciens esclaves, vers une réelle révolution agraire qui détruirait les anciennes plantations esclavagistes et redistribuerait les terres. Dans la préface de 1867 au Capital, Marx fait allusion au programme des républicains radicaux, qui promettent d’accor­ der des terres aux esclaves libérés.   Soutien critique au Nord Lorsque la guerre éclate, Marx appuie fermement le Nord, même si, au début de la guerre, Lincoln refuse de proposer l’abolition de l’esclavage2 . 1. Robin Blackburn, « Introduction », dans Karl Marx et Abraham Lincoln, Une révolution inachevée. Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation aux États-Unis, Mont-Royal/Paris, M Éditeur/Syllepse, 2012, p. 22. 2. NdÉ. Selon Marx, « Lincoln ne fait que reculer et tergiverser craintivement devant cette pression qui lui est extérieure, tout en sachant fort bien qu’il ne peut lui résister longtemps. C’est ce qui explique son appel suppliant les États frontières de renoncer volontairement à l’institution de l’esclavage à des conditions favorables fixées par contrat. Il sait que c’est uniquement parce que l’esclavage persiste dans les États frontières qu’il demeure intact dans le Sud et interdit au Nord d’utiliser son remède le plus efficace et le plus radical. Il se trompe s’il s’imagine que les “loyaux” propriétaires d’esclaves peuvent être touchés par des discours sentimentaux ou par des appels à la raison. Ils ne céderont qu’à la force ». Friedrich Engels et Karl Marx, « Critique des affaires américaines », Die Presse, 9 août 1862, dans Karl Marx et

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Malgré ces faiblesses, Marx affirme que le Sud est totalement réactionnaire en faisant du « droit » de posséder des esclaves l’un des principes fondateurs de sa Constitution. Cependant, Marx émet de sévères critiques publiques à l’encontre de Lincoln. Il attaque le refus du président de faire de l’abolition de l’esclavage l’un des objectifs de la guerre. Marx s’inspire de l’abolition­ niste radical Wendell Phillips qui fustige Lincoln en tant que « médiocrité de premier plan ». Marx et les autres futurs meneurs de l’AIT, intellectuels et travailleurs, soutiennent le Nord. Finalement, en 1863, la Déclaration d’émancipation des esclaves est promulguée et, en 1865, le Congrès adopte le treizième amendement de la Constitution qui rend l’émancipation permanente. Elle interdit toute compensation financière aux anciens propriétaires d’es­ claves, ce qui est plus conséquent que les mesures prises par la Grande-Bre­ tagne au moment de la suppression de l’esclavage (1833). D’autre part, les enjeux sont immenses. En 1860, les quatre millions d’esclaves des ÉtatsUnis représentent approximativement 13 % de la population totale. Au prix de 500 dollars « pièce », la valeur de la propriété des esclavagistes états­uniens s’élève à 2 000 millions de dollars, une somme astronomique pour l’époque. Ainsi, l’abolition de l’esclavage sans compensation représente la plus grande expropriation de la propriété privée capitaliste de l’histoire avant la Révo­ lution russe de 1917. Elle anéantit d’un seul coup la totalité d’une classe sociale, celle des propriétaires des plantations du Sud, laquelle s’est enrichie au moyen d’une immense accumulation de la richesse tirée de la produc­ tion du sucre, du tabac, du coton et d’autres produits, mais aussi d’un autre commerce de « marchandises » : celui des esclaves eux-mêmes. Après la victoire de Lincoln aux élections de 1864, au moment où le pré­ sident envisage de proclamer l’émancipation des esclaves, l’AIT intervient : Depuis le début de la lutte titanesque que mène l’Amérique, les ouvriers d’Europe sentent instinctivement que le sort de leur classe dépend de la bannière étoilée. La lutte pour les territoires qui inaugura la terrible épopée, ne devaitelle pas décider si la terre vierge de zones immenses devait être fécondée par le travail de l’émigrant, ou souillée par le fouet du gardien d’esclaves ? Tant que les travailleurs, le véritable pouvoir politique du Nord, permirent à l’esclavage de souiller leur propre République ; tant qu’ils se glorifièrent de jouir – par rapport aux Noirs qui avaient un maître et étaient vendus sans être consultés – du privilège d’être libres de se vendre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils furent incapables de combattre pour la véritable émancipation du travail ou d’appuyer la lutte émancipatrice de leurs frères européens. Les ouvriers d’Europe Friedrich Engels, La guerre civile aux États-Unis, .

Capitalisme et colonialisme… 51 sont persuadés que si la guerre d’Indépendance américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes bourgeoises, la guerre antiesclavagiste américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes ouvrières. Ils considèrent comme l’annonce de l’ère nouvelle que le sort ait désigné Abraham Lincoln, l’énergique et courageux fils de la classe travailleuse, pour conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social1.

L’ambassadeur des États-Unis à Londres remercie dans ces termes l’AIT : Les nations n’existent pas pour elles-mêmes, mais pour promouvoir le bien-être et le bonheur de l’humanité, en entretenant des relations exemplaires de bonne volonté. C’est dans ce cadre que les États-Unis considèrent que, dans le conflit actuel contre les rebelles esclavagistes, leur cause est celle-là même de la nature humaine, et ils tirent un nouvel encouragement à persévérer, du témoignage que leur donnent les ouvriers d’Europe, que cette attitude nationale jouit de leur approbation éclairée et de leurs sympathies véritables2 .

Après l’assassinat de Lincoln et son remplacement par Andrew Johnson, l’AIT intervient à nouveau. Elle manifeste son inquiétude quant à l’hésitation de la nouvelle administration en ce qui concerne l’abolition de l’esclavage : Permettons-nous également d’ajouter un mot de conseil pour le futur. Puisque l’injustice subie par une part de votre peuple a produit des résultats aussi déso­ lants, arrêtons-la. Laissez vos citoyens actuels être déclarés libres et égaux, sans conditions. Si vous échouez à leur donner des droits civils, alors que vous réclamez des droits de citoyens, il y aura une lutte pour le futur qui pourrait à nouveau tacher votre pays avec le sang de votre peuple. Les yeux de l’Europe et du monde sont fixés sur vos efforts de reconstruction, et les ennemis sont toujours prêts à son­ ner le glas des institutions républicaines, dès qu’ils entre-aperçoivent la moindre brèche. Nous vous prévenons donc, en tant que frères d’une cause commune, que vous devriez retirer chaque chaîne des branches de la liberté, et votre vic­ toire sera complète3. 

L’internationalisme prolétarien et la dialectique du changement social Une partie importante des écrits de Marx sur la guerre civile reprend ce à quoi il fait référence dans l’adresse inaugurale de la Première Internatio­ 1. Marx et Lincoln, op. cit. 2. « Réponse de l’Ambassadeur Charles Francis Adams à l’adresse de l’AIT », Times, 6 février 1865, . 3. Cité par Kevin B. Anderson, « Sur la dialectique de la race et de la classe. Les écrits de Marx, 150 ans plus tard », Contretemps, .

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nale, c’est-à-dire la nécessité pour la classe ouvrière de « maîtriser, pour ellemême, les mystères de la politique internationale ». C’est cela – entre autres – que les marxistes nommeront plus tard l’in­ ternationalisme prolétarien. Pour Marx, une victoire du Sud et des forces conservatrices, particuliè­ rement celles issues de l’élite oligarchique locale, aurait été une catastrophe pour le mouvement prolétarien. Il propose aux organisations sociales de s’investir dans le mouvement antiguerre qui reçoit spontanément l’appui d’une grande partie des classes ouvrières britanniques et irlandaises. Il vante la conscience politique de ces ouvriers qui acceptent de subir les consé­ quences d’une guerre qui nuit à leurs conditions sociales et économiques, puisque les usines de textiles sont obligées de fermer faute du coton habi­ tuellement importé du Sud des États-Unis. Le mouvement antiguerre accé­ lère le développement de la solidarité et des réseaux et, de ce fait, aide à la formation de l’AIT. Conclusion Marx a développé une « théorie dialectique du changement social » qui n’a jamais été unilinéaire ni exclusivement basée sur la classe. Tout comme sa théorie du développement social a évolué vers une direction plus mul­ tilinéaire, sa théorie de la révolution se concentra de plus en plus, au fil du temps, sur la rencontre de la classe avec l’ethnicité, la race et le natio­ nalisme. Marx n’était pas un philosophe de la différence, au sens postmo­ derne du terme, dans la mesure où la critique d’une seule entité totalisante, le capital, était centrale dans toute son entreprise intellectuelle. Cependant, « centrale » ne signifie pas univoque ou exclusive. La théorie du Marx de la maturité tourne autour du concept de la totalité qui n’offre pas seulement une place considérable à la singularité et à la différence, mais peut égale­ ment rendre ces particularités – la race, l’ethnicité et la nationalité – déter­ minantes pour la totalité1.

1. Kevin B. Anderson, Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et sociétés non occidentales, Saint-Joseph-du-Lac/Paris, M Éditeur/Syllepse, 2015, p. 370.



Chapitre 3 Marx, Bakounine, Proudhon, Blanqui : débats et interpellations Philippe Hurteau1

L’Association internationale des travailleurs (AIT) ne fut pas un bloc uni au plan théorique et doctrinal. Elle fut plutôt à l’image du mouvement ouvrier de la seconde moitié du 19e siècle  : tout aussi éclatée au niveau des doctrines qu’au niveau des moyens. Afin de bien resituer les débats et conflits qui ponctuèrent l’existence de l’AIT, il convient de présenter quatre grands courants théoriques qui en ont structuré la vie intellectuelle. Il ne sera donc pas question de présenter la chronologie des débats ou encore de refaire la mise en scène des conflits qui menèrent, ultimement, à l’implosion de l’AIT, mais bien de rendre explicite la toile de fond des influences théo­ riques qui, en amont, irriguèrent sa courte existence. Une telle étude ne peut ignorer l’importance d’une contextualisation, même sommaire, des mutations matérielles et institutionnelles des conditions d’existence durant le 19e siècle qui, en plus d’avoir été le témoin de l’indus­ trialisation et d’un accroissement démographique des populations urbaines, a vu se concrétiser le passage d’une société d’Ancien Régime à une société moderne de type capitaliste. Bien entendu, il demeure hasardeux de joindre dans un même ensemble des pays comme la France, l’Angleterre, l’Allemagne ou encore l’Italie. Toutefois, le sentiment de vivre une époque de transition est généralisé. En somme, les années qui précèdent la fondation de l’AIT sont caractérisées par une sorte d’accélération du temps historique. Parmi ces trans­ formations, la formation graduelle et inégale d’une classe ouvrière de type pro­ létarienne occupe certes le centre de notre attention. Dès les origines de l’AIT se dégage une orientation pour l’auto-émancipation de la classe ouvrière. En rupture avec les mouvements républicains du siècle – mouvements dont les principales figures sont le plus souvent soit des journalistes, soit des avocats – l’AIT s’ordonne dès le départ autour du principe d’une organisation devant être le fait des ouvriers eux-mêmes2 . 1. Philippe Hurteau est chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques de Montréal et doctorant en pensée politique à l’Université d’Ottawa. 2. Mathieu Léonard, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale, Paris, La Fabrique, 2011, p. 34.

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Ce développement d’une conscience politico-sociale autonome pour la classe ouvrière ne va cependant pas de soi à une époque où le principe de nationalité et l’idée républicaine conservent une force d’attraction très forte dans la conscience des classes populaires. C’est pour cette raison qu’il me semble pertinent de retracer certaines lignes de force de l’héritage intellec­ tuel complexe et pluriel sur lequel s’appuie l’AIT. Quatre courants d’idées retiendront particulièrement mon attention : le mutualisme proudhonien, l’avant-gardisme blanquiste, l’anarchisme bakouninien et l’idée commu­ niste incarnée par Marx. Il ne sera pas question dans ces pages de poser un jugement a posteriori sur le caractère socialiste ou protosocialiste de l’une ou l’autre de ces ten­ dances, mais bien de saisir la manière de penser alors des enjeux qui, dans l’organisation contemporaine des luttes populaires et anticapitalistes, conti­ nuent de se poser. D’un côté, en suivant l’influence doctrinale exercée par Pierre-Joseph Proudhon et Auguste Blanqui, il est possible de retracer une première ligne d’opposition sur la portée de l’action de l’Internationale, à savoir si cette dernière doit se contenter d’occuper le champ des reven­ dications sociales ou si elle doit s’investir dans le combat politique. D’un autre côté, une mise en parallèle des combats d’influence entre Karl Marx et Michel Bakounine permet aujourd’hui de s’interroger sur la portée et le sens du référent démocratique au sein du mouvement ouvrier de l’époque et de son rapport complexe à l’État. Proudhon et Blanqui : mutualisme ou avant-garde Un premier nœud de tensions théoriques prend forme dans l’opposition des blanquistes et des proudhoniens. D’un côté, l’option mutualiste qu’in­ carnent Proudhon et les proudhoniens. C’est une option qui vise à consacrer le rôle économico-social de l’Internationale au détriment d’un rôle politique. Dans ce cadre, l’important est de soutenir le développement d’une économie basée sur de petits propriétaires coopératifs et non d’organiser une « chimé­ rique » conquête du pouvoir. De l’autre côté, se trouve Blanqui et les blan­ quistes comme incarnation, dans l’AIT, de la culture insurrectionnelle inspirée des coups de force populaire qui ponctuèrent le 19e siècle. Dans la dispersion généralisée que connut le socialisme français après la Révolution de février 1848 et à la création du Second Empire, Proudhon et Blanqui sont parmi les rares théoriciens dont l’influence subsiste et, à certains égards, s’amplifie1. Opposition certes très franco-française, mais qui parvient à rendre visible la profondeur historique d’un clivage entre les partisans d’un réformisme 1. Jean Bruhat, « Le socialisme français de 1848 à 1971 », dans Jacques Droz (dir), Histoire générale du socialisme, tome 1 : Des origines à 1875, Paris, PUF, 1972, p. 512.

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légaliste et ceux qui misent sur l’organisation d’une avant-garde. Les lignes de démarcation de ce clivage prennent forme dans la foulée d’une ouver­ ture partielle du régime impérial de Napoléon III envers les mouvements d’opposition au moment du passage de l’Empire autoritaire (1852-1860) à l’Empire libéral (1860-1870)1. Une question proprement politique, dans ce contexte d’ouverture, se pose alors : quelle attitude adopter par rapport au pouvoir ? Faut-il adopter une attitude légaliste et miser sur l’occupation des espaces laissés libres par le régime (par exemple, avec la création de coopéra­ tive de travail, d’associations ouvrières et de mutualités) ou faut-il planifier un coup de force afin de porter un coup fatal à un pouvoir jugé, à tort ou à raison, en pleine déliquescence ? L’option mutualiste Malgré une phraséologie agressive et décapante, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) fut toute sa vie farouchement opposé aux aventures insurrec­ tionnelles de ses contemporains. En ce sens, il s’inscrit en continuité d’un courant du socialisme français remontant à Saint-Simon, à Charles Fourier et à Étienne Cabet. Ce courant associe fortement toutes velléités révolu­ tionnaires au risque de voir resurgir un régime de terreur2 . Plus fondamen­ talement, Proudhon, en père de la sociologie, comprend que les transfor­ mations profondes de l’ordre social doivent se situer d’abord sur le terrain économique. Si la Révolution de juillet 1830 ne permit pas aux républi­ cains de prendre le pouvoir et déboucha sur un simple changement dynas­ tique – la maison d’Orléans succédant à celle des Bourbon sur le trône de France3 – et que celle de février 1848 servit de tremplin au triomphe bona­ partiste, Proudhon, en plus de craindre un retour de la terreur jacobine que lui inspire la révolution, constate que les irruptions révolutionnaires ne par­ viennent pas à déboucher sur autre chose qu’une restauration du principe autoritaire. Il s’agit là d’une position paradoxale  : l’auteur d’un triptyque révolution­naire de fait en repousse l’option. Ce paradoxe n’est en bonne partie qu’apparent. Pour Proudhon, la vie sociale est première par rapport à la vie politique et l’État, comme organe suprême de cette vie, n’est 1. Albert Malet et Jules Isaac, La naissance du monde moderne, 1848-1914, Paris, Plu­ riel, 1961, p. 70-79. 2. C’est cette crainte qui fait dire à Cabet, dans son Voyage en Icarie, que « si je tenais une révolution dans ma main, je la tiendrais fermée, quand même je devrais mou­ rir en exil ». Étienne Cabet, Voyage en Icarie, Paris, Bureau populaire, 1845, p. 565. 3. David H. Pinkney, The French Revolution of 1830, Princeton, Princeton University Press, 1972.

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qu’une création humaine qu’il s’agit de subordonner : « […] essayons d’y voir un phénomène de la vie collective, la représentation externe de notre droit, l’éducation de quelques-unes de nos facultés1. » Ainsi, le but d’une révolution ou d’une transformation sociale fondamentale n’est pas la conquête du pouvoir, mais la création des conditions qui rendent possible le blocage du procès de séparation qui tend à autonomiser l’État, donc le pouvoir politique, de sa base sociale. De cette manière, la question politique que se pose Proudhon, à la lumière des événements du 19e siècle, n’est pas de savoir quelle réforme il faut introduire afin que le peuple puisse être bien gouverné, mais bien quelle réforme est apte à le rendre plus libre2 . La tradition proudhonienne, qui sera très active dans les premières années de l’Internationale, organise donc sa pensée stratégique autour d’un principe simple : la véritable révolution ne peut pas être politique, mais doit être sociale. Une telle révolution ne peut être le fait d’une minorité agissante ou encore décrétée d’en haut par un gouvernement sympathique à la cause ouvrière, elle est un processus organique et de longue durée qui doit voir se produire une transformation en profondeur de la structure économique de la société : Une révolution sociale comme celle de 1789, que continue, sous nos yeux, la Démocratie ouvrière, est une transformation qui s’accomplit spontanément dans l’ensemble et dans toutes les parties du corps politique. C’est un système qui se substitue à un autre, un organisme nouveau qui remplace une organisa­ tion décrépite : mais cette substitution ne se fait pas en un instant, comme un homme qui change de costume ou de cocarde ; elle n’arrive pas au commande­ ment d’un maître ayant sa théorie toute faite, ou sous la dictée d’un révélateur. Une révolution vraiment organique, produit de la vie universelle […], n’est vraiment l’œuvre de personne3.

Bref, rien ne sert de brusquer les choses, car « le but de la révolution se [situe] en dehors de toute amélioration des formes politiques4 ». La posture réformiste des proudhoniens, qui se manifestera par un refus d’envisager un rôle politique pour l’AIT, est donc inséparable de l’horizon temporel de l’émancipation que développa leur maître. Afin de dépasser l’anarchie industrielle et le règne de l’agiotage, il n’est pas possible d’accélérer l’histoire 1. Pierre-Joseph Proudhon, Les confessions d’un révolutionnaire, Paris, Éditions Tops / H. Trinquier, 1997, p. 18. 2. Ibid. 3. Pierre-Joseph Proudhon, De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, A. Lacroix, 1873, p. 55-56. 4. Pierre Ansart, La sociologie de Proudhon, Paris, PUF, 1967, p. 101.

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ou de vouloir fonder de force un État égalitaire sans que la solidarité soit déjà une réalité concrète émanant des relations économiques. Il convient de préciser également que Proudhon théorise à partir des matériaux de son époque. À la fin de sa vie (1865), la classe ouvrière fran­ çaise est encore majoritairement composée de petits artisans qui travaillent de manière autonome ou collaborent directement avec leurs patrons dans l’atelier. À Paris en 1860, par exemple, sur les 101 711 patrons que compte la capitale, seulement 7 492 emploient plus de 10 ouvriers1, c’est donc dire l’importance qu’occupe encore à cette époque la petite industrie artisanale. Proudhon œuvre alors à élaborer un projet de socialisation économique qui n’empiète pas sur l’indépendance des petits producteurs de son temps. Il développe une théorisation de l’État fédératif, un pacte d’une société d’ou­ vriers artisans libres et solidaires dont peut naître un contrat politique : « Le citoyen en entrant dans l’association, 1° [a] autant à recevoir de l’État qu’il lui sacrifie ; 2° […] il conserve toute sa liberté, sa souveraineté et son initia­ tive2…  » Proudhon propose donc un modèle politico-social qui réserve à chacun de ses participants autant de droits que ceux-ci doivent en aliéner tout en voulant faire des producteurs individuels non pas des serviteurs du marché ou de l’État, mais des hommes libres. Le portrait déformant que pose une certaine tradition marxiste sur la place et le rôle des proudhoniens dans l’Internationale se doit donc d’être mitigée. Limiter notre compréhension du proudhonisme à la simple expres­ sion d’un archaïsme petit-bourgeois attaché à des formes de propriété appe­ lées à disparaître ne parvient pas à rendre l’importance et la complexité d’une pensée du réformisme social s’inscrivant non pas dans le temps court des combats politiques, mais bien dans le temps long des transformations des rapports organiques de la société. Avant-gardisme et coup de force 3 Auguste Blanqui (1805-1881) incarne l’exact contre-pied de la patience réformatrice d’un Proudhon et de sa volonté de limiter l’AIT à un rôle social et économique. Aujourd’hui, sa notoriété est due à son statut de chef et d’organisateur de vastes plans insurrectionnels. Il est, en quelque sorte, un précurseur de ce que le 20e siècle a désigné comme un révolutionnaire profes­sionnel, c’est-à-dire une personne qui dédie sa vie à la révolution, à 1. Jacques Rougerie, Paris Libre, 1871, Paris, Seuil, 2004, p. 13. 2. Pierre-Joseph Proudhon, Du principe fédératif, Paris, Romillat, 1999, p. 105. 3. Cette partie s’inspire d’un article que j’ai publié à l’automne 2013 sur le site de théorie politique Raisons sociales. Pour consulter la version originale, voir : Philippe Hurteau, «  Auguste Blanqui  : morale et inachèvement  », Raisons sociales, 3 octobre 2013, .

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son avancement et à son avènement. Tout au long du 19e siècle, on le voit sur les différentes scènes révolutionnaires – des journées de Juillet 1830 à celles de Février 1848 – et, s’il ne peut pas prendre part directement à la Commune, c’est seulement en raison d’une de ses multiples incarcérations – incarcérations qui lui valurent le surnom de l’Enfermé. Les stratégies politiques blanquistes, faites de conspiration et d’organisation d’avant-garde, peuvent même nous sembler, avec notre regard du 21e siècle, relativement stériles. Cependant, le symbole « Blanqui » continue malgré tout à porter et à incarner la radicalité de l’événement révolutionnaire. Sa pertinence peut donc relever, comme l’indique Gustave Lefrançais dans ses Souvenirs 1, de l’expression révolutionnaire qu’il symbolise. En un sens, Blanqui incarne la possibilité existentielle de l’insurrection2, le risque toujours présent et tou­ jours renouvelé, du point de vue des classes dominantes, de voir leur pou­ voir contesté et renversé. En quelque sorte, Blanqui est cet esprit de défi qui hante les dominants, qui sont incapables de conjurer la peur que leur inspire la révolte. Cette peur, vite commuée en véritable haine de la part des élites, a donné naissance au terme de « blanquisme » que la société bien-pensante de l’époque associait au terrorisme et à la criminalité. En fait, chez Blanqui réside une exigence insurrectionnelle, qu’il ne conçoit pas comme un moyen, mais bien comme «  un acte foudroyant de souveraineté3 ». Comme le relève à juste titre Pierre Rosanvallon, l’idée insurrectionnelle est chez Blanqui la fin ultime qui permet non pas simple­ ment de conquérir le pouvoir, mais d’abolir la distance entre les intentions et la réalité ; en ce sens, elle serait la forme pure du politique. Donc, un cer­ tain flou existe dans la pensée de cet homme-action, un flou dans lequel l’idée du socialisme vient à se confondre avec la révolution elle-même4. S’il fut détesté de son temps, tant par les libéraux que par les conservateurs, il le fut parce qu’en lui s’incarnait la possibilité de la lutte pour l’approfon­ dissement de la révolution. Pour Blanqui, la révolution elle-même se vou­ lait un acte de fondation d’un ordre basé sur la justice résultant du com­ bat à mort opposant la défense des privilèges et la lutte pour l’égalité : « La vie entière de la France est dans le duel de ces deux principes qui luttent 1. Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, Coeuvres-et-Valsery, Ressouve­ nances, 2010. 2. Quelques agents du Parti imaginaire, « Préface », dans Auguste Blanqui, Maintenant il faut des armes, Paris, La Fabrique, 2006, p. 9. 3. Auguste Blanqui, « Pourquoi il n’y a plus d’émeutes », Le Libérateur, n° 1, 2 février 1834, cité par Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Paris, Gallimard, 2000, p. 145. 4. Ibid., p. 154.

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avec un incroyable acharnement, sans paix ni trêve, car toute transaction est impossible entre eux et le combat ne doit finir que par la mort d’un des deux combattants1. » Dans le cadre de l’AIT, à l’inverse des proudhoniens majoritaires dans le bureau parisien, «  les blanquistes font leur priorité de l’action révolu­ tionnaire et remettent les questions sociales au lendemain de l’insurrec­ tion victorieuse2 ». Pour Blanqui, le problème se pose en des termes clairs. Si la multiplication des insurrections – plus précisément les insurrections parisiennes – n’a pas mené à une victoire définitive des classes populaires, c’est en raison d’un double défaut d’organisation. Un défaut d’organisation cohérente et centralisée de l’effort militaire des forces populaires3, mais éga­ lement un défaut d’ambition et de résolution qui fait que ces forces refusent d’assumer le rôle de direction qui leur revient. Pour les blanquistes, la libéralisation du Second Empire n’est pas inter­ prétée comme une occasion d’adopter une perspective légaliste, mais comme le signal de l’ouverture d’une brèche dans laquelle il faut s’enfon­ cer. Devant un pouvoir qui montre certains signes d’affaiblissement, il faut organiser une offensive frontale, non se contenter d’organiser une opposi­ tion en tirant profit, à l’intérieur des institutions impériales, des ouvertures laissées à l’opposition. C’est l’organisation d’un coup de force qui intéresse les blanquistes et, en ce sens, ils sont les dignes héritiers de la tradition insur­ rectionnelle parisienne qui ponctua la vie politique française de 1789 à la Commune de 1871. Pour mener la lutte révolutionnaire, Blanqui propose de dégager le prin­ cipe moral découlant de l’opposition entre les classes sociales concrètes de la société française : la bourgeoisie et le prolétariat. Au triomphe progressif du capital comme forme de médiation sociale dominante4, Blanqui oppose le règne de l’association intégrale : l’égalitarisme. La tâche du socialisme n’est pas pour autant de spéculer sur les formes précises du monde à construire, mais bien de jeter dans la mêlée politique les principes généraux devant affai­ blir dans ses fondements la légitimité morale de l’ordre dominant. La res­ ponsabilité révolutionnaire du présent ne consiste donc pas à définir le fonc­ tionnement réel du socialisme, mais bien à fournir aux générations à venir les bons matériaux pour rendre le socialisme possible. L’utopie telle qu’interpré­ tée à travers l’œuvre de Blanqui se trouve alors à être l’affirmation conflictuelle 1. Blanqui, Maintenant il faut des armes, op. cit., p. 100. 2. Léonard, op. cit., p. 49. 3. Auguste Blanqui, Instruction pour une prise d’armes, Paris, Sens et Tonka, 2000, p. 31. 4. Blanqui, Maintenant il faut des armes, op. cit., p. 194.

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d’un principe moral apte à servir de fondation à l’institution d’un nouveau lien social libre de toute forme de domination. Cette recherche d’un nouveau lien mène Blanqui à l’étude du principe associatif qui est, chez lui, habité d’un double sens. Ce principe est tout autant geste d’amour, de partage et de fraternité qu’un principe moral s’ins­ crivant dans la tradition de lutte des opprimés pour la dignité. Ainsi, la morale blanquiste s’appuie à la fois sur la maxime «  Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît1 » et sur l’élément combatif suivant : «  Qu’on sache bien que le peuple ne mendie plus ! Il n’est pas question de laisser tomber d’une table splendide quelques miettes pour l’amuser  : le peuple n’a pas besoin d’aumône ; c’est de lui-même qu’il entend tenir son propre bien2 .  » Le socialisme blanquiste se construit alors au moyen d’une morale qui vise en définitive l’établissement de liens sociaux qui sont empreints des valeurs de fraternité (ne pas faire à autrui…) et d’autonomie (tenir son bien de ses propres mains). Fraternité et autonomie se trouvent donc à former, en fin de parcours, le lien social qui émerge de la découverte et de l’expérience de la division de la société en classes antagoniques. Bakounine et Marx : que faire de l’État ? Si la ligne de démarcation qui se dégage des tendances proudhonienne et blanquiste renvoie, une fois simplifiée, au clivage entre réformisme et approche insurrectionnelle, la démarcation qui oppose Marx et Bakounine est plus complexe. Le débat entre anarchistes et adeptes d’un communisme «  autoritaire  » est l’écueil le plus souvent cité afin d’expliquer la disloca­ tion de l’Internationale. Malheureusement, cet enjeu est trop souvent pré­ senté afin de départager, des deux protagonistes principaux, qui avait raison ou tort. En raison de la persistance dans la gauche contemporaine de cette démarcation, il convient de resituer, dans le court espace de ce chapitre, la profondeur des lignes de clivage qui opposèrent Bakounine et Marx au plan théorique. Michel Bakounine (1814-1876) fut un activiste révolutionnaire qui vécut une vie de proscrit. Son travail théorique, principalement orienté vers une réflexion sur le rôle de l’État, lui permit de poser certains des principaux fondements du socialisme libertaire et de la pensée anarchiste. Les conflits qui l’opposèrent à Marx dans l’AIT, au-delà des rapports tendus entre deux personnalités désireuses d’exercer une influence majeure sur l’orientation idéologique du mouvement ouvrier, peuvent se rapporter aux divergences en ce qui a trait à leurs compréhensions respectives de l’État. 1. Ibid., p. 247 2. Ibid., p. 71.

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Bakounine entretient une conceptualisation du politique qui s’oppose frontalement à tout recours à l’État dans un processus de révolution sociale. Loin de faciliter le dépassement d’une société dominée par l’exploitation et l’aliénation, un tel recours n’aurait comme conséquence que la constitution d’un nouveau pouvoir. Dans Étatisme et anarchie, Bakounine s’en prend même explicitement à Marx afin de critiquer la tendance à l’autoritarisme qu’il perçoit dans le socialisme européen : Ainsi, aucun État, si démocratiques que soient ses formes, voire la République politique la plus rouge, populaire uniquement au sens de ce mensonge connu sous le nom de représentation du peuple, n’est en mesure de donner à celuici [le prolétariat] ce dont il a besoin, c’est-à-dire la libre organisation de ses propres intérêts, de bas en haut, sans aucune immixtion, tutelle ou contrainte d’en haut, parce que tout État, même le plus républicain et le plus démocra­ tique, même pseudo-populaire comme l’État imaginé par M. Marx, n’est autre chose, dans son essence, que le gouvernement des masses de haut en bas par une minorité savante et par cela même privilégiée, soi-disant comprenant mieux les véritables intérêts du peuple que le peuple lui-même1.

On le voit, Bakounine critique l’État à titre de puissance tutélaire, mais également en raison même du rapport de subordination politique qu’ins­ taure le rapport gouvernant-gouverné. Tout pouvoir étant d’abord pré­ occupé de sa propre reproduction2 , il doit s’appuyer sur la perpétuation d’un rapport d’esclavage qui ne peut être brisé suivant la bonne ou moins bonne volonté des chefs révolutionnaires. Une structure d’État exige la subordination, et donc, ne peut constituer un marchepied ou un outil vers la révolution sociale  : la liberté ne pouvant émaner de l’asservisse­ ment3. En ce sens, le rôle du théoricien révolutionnaire n’est pas de ren­ forcer le postulat étatique qui habite le mouvement républicain et socia­ liste – ce que Bakounine identifie rapidement comme étant le tribut que paie le parti du progrès à ses pères jacobins –, mais bien de jeter les bases de son dépassement. La division sociale en classes, bien qu’elle se conforme aux structures de l’économie, se renforce pourtant de la séparation qui prévaut entre la société et l’ordre étatique : Jusqu’ici l’histoire n’a connu d’autre civilisation que la civilisation de classe. Le vrai peuple, celui des travailleurs, n’a été jusqu’à présent pour cette civilisation 1. Michel Bakounine, Étatisme et anarchie, Paris, Éditions Tops / H. Trinquier, 2003, p. 220. 2. Michel Bakounine, Théorie générale de la Révolution, Paris, Les Nuits rouges, 2001, p. 55. 3. Bakounine, Étatisme et anarchie, op. cit., p. 346-347.

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Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! qu’un instrument et une victime. Par son dur et âpre labeur, il crée la matière du progrès social qui, à son tour, accroît sans cesse davantage la domination des classes étatiques, et lui apporte, en guise de récompense, la misère et la servitude1. 

Pour Bakounine, les luttes pour l’émancipation doivent alors cibler le cœur de l’ordre établi. S’il reconnaît volontiers que la défense des privilèges économiques de l’oligarchie bourgeoise est un objectif prioritaire de l’État, il insiste néanmoins pour définir l’appareil d’État comme le principal lieu de la domination et de la division de la société en classes. Si Bakounine s’ac­ corde avec l’insertion que Marx et Engels placent au début du premier cha­ pitre du Manifeste du parti communiste – « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classes2 » – il voit dans la perpétuation de la forme État le point nodal qui à la fois permet la constitution des classes dominantes, les structure et les renforce. C’est ainsi que Bakounine voit dans la lutte à « la centralisation et à l’om­ nipotence de l’État3  » la scène de lutte principale de l’histoire ; une scène que les opprimés ne doivent pas occuper pour la subvertir à leurs intérêts, mais qu’ils doivent abolir. Bakounine se place ainsi en continuateur de l’idéal proudhonien en ce qu’il fait la promotion d’un fédéralisme capable de structurer la vie politique collective sans pour autant imposer le règne d’une minorité. L’objectif socialiste de rupture avec la société de classes se couple alors d’un objectif libertaire de rupture avec la forme étatique traditionnelle au profit d’une organisation horizontale. Bakounine affirme alors « l’absolue nécessité de la destruction de l’État4 » sans miser sur une période transitoire qui ne pourrait qu’aboutir en une perversion de la révolution. Une clé de compréhension de la scission Bakounine-Marx est donc leur opposition sur le rôle de l’État dans le processus révolutionnaire, opposition qui se répercuta dans leur différend au sujet du rôle du comité central de l’AIT et de l’autonomie des sections affiliées à l’Internationale. Le double visage de l’État Afin de proposer une posture symétriquement opposée à Bakounine, il conviendrait de faire de Marx (1818-1883) un défenseur ou un partisan 1. Michel Bakounine, Le sentiment sacré de la Révolte, Paris, Les nuits rouges, 2004, p. 161-162. 2. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, Paris, 1998, p. 73. 3. Michel Bakounine, Fédéralisme, socialisme, antithéologisme, Paris, Belibaste, 1975, p. 41. 4. Ibid., p. 174.

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de l’État. Cette position serait certes commode, mais aurait le grand défaut d’offrir une image fortement altérée de la profondeur et de la complexité de la pensée de l’auteur du Capital. Je ne tenterai pas ici de démêler ce que Marx entendait par « dictature du prolétariat » ou encore de la manière qu’il envisageait le dépérissement de l’État après une prise de pouvoir par le parti ouvrier, principalement parce que Marx lui-même ne nous a laissé que bien peu de matériaux achevés à ce sujet. Afin de resituer l’opposition qui opposa Marx et Bakounine lors de la Première Internationale, il convient plutôt de présenter succinctement l’analyse dialectique que Marx développa au sujet de l’État. Le point de départ de Marx n’est pas une analyse de l’État abstrait, mais une étude de la forme étatique qu’il a sous les yeux, soit sa forme bourgeoise. Bien que l’utilisation abusive du concept d’État bourgeois puisse nous ame­ ner à penser à tort que Marx observe directement, sauf peut-être en GrandeBretagne, des sociétés pleinement capitalistes, ce concept reste pertinent en ce qu’il éclaire le mouvement des processus historiques de l’époque. Ce que Marx observe, comme il le relève dans L’idéologie allemande, c’est le dévelop­ pement d’un appareil d’État conforme à l’émergence d’une réalité sociale et juridique dans la séparation de la propriété d’avec le social : En émancipant de la communauté la propriété privée, l’État a acquis une exis­ tence particulière à côté de la société civile et en dehors d’elle ; mais cet État n’est pas autre chose que la forme d’organisation que les bourgeois se donnent par nécessité, pour garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur1.

Qui dit séparation de la propriété du social dit également séparation de l’État de la société qui, par sa tentative de maquiller son rôle dans la défense et le soutien de l’ordre capitaliste, œuvre à s’entourer des apparences de la neutralité. Dans l’optique qui est celle de Marx, les luttes pour ou dans l’État sont à la fois « les formes illusoires sous lesquelles sont menées les luttes effec­ tives des différentes classes entre elles2  » tout en étant, en même temps, la manifestation concrète d’une conflictualité sociale qui place les classes antagoniques dans un rapport de lutte à mort. Toute classe désireuse de rompre un rapport de sujétion qui la lie à une classe supérieure doit s’emparer d’abord du pouvoir politique afin d’acquérir la capacité de «  représenter 1. Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 106. 2. Ibid., p. 49.

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Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

son intérêt propre comme l’intérêt général1  ». Bien que son programme historique tel que défini par Marx en soit un de destruction de l’appareil étatique, le prolétariat doit donc, dans un premier temps, se résoudre à la conquête et à l’exercice du pouvoir afin de briser le pouvoir social de la bourgeoisie tout en établissant le cadre à partir duquel ordonner un ordre social socialiste. On le voit, le clivage Marx-Bakounine suit précisément cette ligne de démarcation sur l’enjeu qu’est l’État, bien que les deux théoriciens visent, d’une manière ou d’une autre, son abolition. Marx, tout comme Bakounine, voit dans l’abolition de l’État l’abolition du conflit de classe. La société considérée comme n’étant plus fondamentalement divisée en elle-même pourrait alors s’organiser non plus en ayant comme finalité la domination d’une classe sur une autre, mais plutôt de manière à permettre à chacun de réaliser pleinement, par l’instauration de relations sociales de solidarité, son potentiel personnel2 . La réalisation d’une société communiste, donc an-étatique, se veut chez Marx comme la prise de contrôle, en pleine conscience, du devenir de la société par l’humanité. Il est donc clair qu’une affinité existe entre lui et Bakounine, mais elle ne fut pas suffisante pour combler l’écart qui les séparait. Contrairement à Bakounine, l’opposition marxienne à l’État bourgeois ne dégénère jamais en antiétatisme absolu ou, pour s’inspirer des mots de Marx lui-même, anhistorique. En ce sens, Marx est demeuré plus hégé­ lien que Bakounine, car s’il conçoit l’État comme un lieu de cristallisation du conflit de classe, il insiste également, ce qui n’est pas étranger à sa prise de position sur la conquête du pouvoir, à comprendre l’État comme un lieu d’intégration du devenir social. Toutefois, contrairement à Hegel, Marx opère une distinction entre État réel et État abstrait (et c’est sur ce point que se fait la fracture avec Bakounine). Pour Marx, l’État réel, c’est le peuple luimême3, une force subjective qui effectue, par son énergie créatrice, un acte de fondation. L’appareil d’État qui subit les foudres de la critique bakou­ ninienne n’est en fait pour Marx que la forme qui résulte de cet acte d’ob­ jectivation qui donne une consistance tangible à la vie sociale. Bref, Marx invite à ne pas confondre l’État (comme objectivation de la vie politique du peuple) et sa bureaucratie (appareil détenant ses propres intérêts parti­ culiers, mais qui travaillent à se présenter comme étant le légataire de l’in­ térêt commun). 1. Ibid., p. 50. 2. Ibid., p. 135. 3. Karl Marx, Critique du droit politique hégélien, Paris, Allia, 2010, p. 74.

Avant l’Association internationale des travailleurs… 65

Conclusion Une fois ce rapide tour d’horizon des influences intellectuelles qui, dans la seconde moitié du 19e siècle, servirent d’arrière-plan fondamental aux débats et conflits qui parsemèrent l’AIT, que reste-t-il à dire ? Il serait bien entendu très riche et pertinent de retrouver les chemins de filiation qui partent des théoriciens retenus dans ce chapitre afin d’aller en chercher les traces par-delà la première Internationale. Un tel exercice pourrait nous per­ mettre, par exemple, d’étudier les liens et affinités entre la tradition blan­ quiste et le bolchevisme, ou encore entre le mutualisme et ce que nous nom­ mons aujourd’hui l’économie sociale et solidaire. Toutefois, a posteriori, le regard posé sur les tensions et divisions théoriques propres à l’AIT aide à mieux saisir certains « gains » d’organisation de la gauche contemporaine. Depuis maintenant près d’une vingtaine d’années, le mouvement alter­ mondialiste s’est construit sans chercher à figer son cœur doctrinal. Si cer­ tains regrettent ce fait et le voient comme une faiblesse qui empêche ce mouvement de constituer une menace sérieuse au capitalisme mondialisé, il convient aussi d’en relever les forces. La recherche d’une unité doctrinale loin de renforcer un mouvement peut plutôt être le signe de sa sclérose ou encore le point sur lequel se focalise la vie d’une organisation (ses débats, ses conflits, etc.) ; la recherche de la ligne juste se substituant à la création, dans la lutte, d’un lien de solidarité entre les opprimés. Ce que le mouve­ ment altermondialiste réussit à faire, avec ses limites et ses contradictions, c’est peut-être de prendre au sérieux les paroles de Bakounine et de Marx sur l’objectif que doit se donner une société socialiste, soit de permettre le plein développement du potentiel de chacun et l’organisation consciente de notre destinée collective. Ainsi, l’AIT n’est pas seulement à étudier comme un fossile ou une société perdue, mais bien comme l’une des initiatives qui, malgré ses tâtonnements, jalonnent l’expérience concrète, du 19e siècle à aujourd’hui, de solidarité internationale.

Deuxième partie Un mouvement de mouvements



En 1864, l’idée de créer une « contre-organisation internationale du travail opposée à la conspiration cosmopolite du capital1 » est finalement devenue réalité. Certes, l’AIT est bien modeste au départ, son existence se résumant de facto à une réunion par semaine d’une vingtaine de militants. Construite essentiellement « par le haut », elle doit trouver une façon de se brancher « par le bas », c’est-à-dire d’intervenir dans les luttes réelles des travailleurs et des travailleuses, et ainsi ancrer ses conclusions idéologiques et program­ matiques dans une base sociale et matérielle. Vers un trade-unionisme de combat Quelques mois plus tard, à Genève, l’AIT développe sa stratégie lors d’un premier débat au sein du Conseil général concernant le rôle des trade-unions, et dans lequel s’affrontent les visions owenienne et proudhonienne, d’un côté, et marxiste et bakouninienne, de l’autre. Si, pour les premiers, les luttes des trade-unions sont peu utiles, voire nuisibles à l’émancipation économique des travailleurs puisque, toute augmentation salariale, soutiennent-ils, a comme résultat une hausse de l’inflation ; pour les seconds, Marx en tête, ces organisations ouvrières ont une importance capitale à partir du moment où elles cessent de s’engager exclusivement dans « une guerre d’escarmouches contre les effets du régime » et qu’elles utilisent « leur force organisée comme d’un levier pour l’émancipation définitive de la classe travailleuse, c’est-àdire pour l’abolition définitive du salariat2 ». Le point important soulevé par Marx est l’idée selon laquelle la lutte quotidienne des travailleurs contre les employeurs (« guerre d’escarmouche ») doit être combinée à l’objectif plus fondamental d’éradiquer le rapport salarial et, ainsi, créer un nouvel ordre social dont l’assise est le pouvoir de la classe ouvrière. D’un point de vue stratégique, cette combinaison est essentielle à une association internationale consacrée explicitement à l’émancipation des travailleurs. De plus, depuis le début des années  1860, l’Europe est balayée par une impressionnante vague de grèves, laquelle s’inscrit dans un renouveau de la classe ouvrière à la 1. Karl Marx, La guerre civile en France (1871), . 2. Karl Marx, Salaire, prix et profit (1865), .

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L’Internationale sera le genre humain !

suite des échecs des révolutions de 1848, tant dans sa constitution que dans son mode d’organisation. L’occasion est donc belle pour l’AIT de prendre part à la «  mission historique  » que les travailleurs en lutte sont en train de s’assigner. La stratégie peaufinée par Marx est acceptée par le Conseil général et une résolution est aussitôt adoptée en guise de plateforme. La guerre aux briseurs de grève Au-delà du soutien financier aux grévistes, l’apport principal de l’AIT– le plus redouté par la classe capitaliste – se traduit rapidement par sa capa­ cité, grâce à sa structure même, de contrecarrer les tactiques des patrons qui consistent à embaucher des briseurs de grève étrangers pendant les conflits de travail. Cela s’opérationnalise pour la première fois en mars 1866 lorsque l’AIT appuie les tailleurs londoniens mis en lock-out à la suite d’une grève déclenchée sur la question salariale. Les employeurs tentent de recruter des briseurs de grève en Allemagne. Utilisant ses réseaux à Hambourg et à Ber­ lin, l’AIT réussit à mobiliser la solidarité des tailleurs allemands et, ainsi, à contrer la tactique des patrons, permettant aux tailleurs londoniens de rem­ porter une victoire importante. Cet événement est décisif, car il montre clairement la raison d’être de l’AIT à un mouvement ouvrier quelque peu sceptique, sinon indifférent au départ quant à son influence réelle sur leurs luttes, à tout le moins au Royaume-Uni. À la suite de cette victoire, l’AIT fait une percée remarquable au Royaume-Uni, puis dans le continent européen, en commençant par la France, puis la Belgique, la Suisse et l’Allemagne. La Commune de Paris de 1871 est, en quelque sorte, l’aboutissement révolu­ tionnaire de ce mouvement dialectique de l’AIT avec la lutte des travail­ leurs. Durant cette courte période, ce qui était jadis un essaim de luttes ouvrières isolées les unes des autres prend la forme d’un véritable mou­ vement social cohérent et organisé, au-delà de son hétérogénéité, et dans lequel l’AIT, comme Marx le rappelle, est « un organe d’unification plutôt que de commandement1 ». Les textes qui suivent C’est à l’étude de ce « mouvement de mouvements » qu’est consacrée cette deuxième partie. Située à une certaine distance de l’historiographie institutionnelle « classique » des sections nationales, sortant du cadre stricte­ment européen, elle aborde, dans un premier texte d’Amy E. Martin, le rapport de l’AIT avec la lutte pour l’indépendance de l’Irlande. Martin 1. Karl Marx, « Les activités de l’Internationale et la Commune de Paris » (18 juillet 1871), .

Deuxième partie – un mouvement de mouvements

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montre que, comme la grève, l’anticolonialisme irlandais est non seulement un lieu de lutte ouvrière, mais aussi un levier à la révolution prolétarienne mondiale. Dans un deuxième texte, Carlo De Maria et Patrizia Dogliani se penchent sur l’essor de l’AIT en Italie, où elle y a fait son entrée moins dans un contexte de grèves que dans le désir d’une génération d’y réaliser la révolution socialiste. En fait, la lutte viendra par la suite, grâce notamment à l’adhésion populaire aux idées d’action directe préconisée par Bakounine. D’une manière similaire, mais dirigée de l’autre côté de l’Atlantique, Mark Lause et Timothy Messer-Kruse mettent en lumière le rôle des réfugiés et immigrants européens, en particulier des anciens communards, quarantehuitards et autres exilés socialistes dans l’implantation de l’AIT aux ÉtatsUnis. Sous l’impulsion des luttes populaires locales, les mouvements s’« américanisent », en affrontant notamment la question de l’esclavage et la segmentation identitaire du mouvement ouvrier. De retour en Europe, Xavier Lafrance nous interpelle dans son texte sur le contexte spécifique, politique et socio-économique dans lequel l’AIT est créée en France. Il insiste sur la manière par laquelle la tradition politique du socialisme de métier a façonné ce développement jusqu’à la Commune de Paris.



Chapitre 4 « La fièvre feniane » : l’anticolonialisme irlandais et l’Association internationale des travailleurs Amy E. Martin1

En 1869, à la suite d’un débat houleux sur la question irlandaise au sein de l’AIT, Marx prépare un discours pour le Conseil général. Il écrit une lettre à Engels sur cet enjeu, dans laquelle il exprime clairement le rôle central que joue l’Irlande dans la marche qui conduit à une révolution socialiste. En fait, renverser la domination coloniale en Irlande devient, pour Marx, la condi­ tion de la réussite des efforts de l’AIT : Voici comment je présenterai la question mardi prochain : indépendamment de toute phrase « internationale » et « humanitaire » sur la justice envers l’Irlande – car cela va de soi au Conseil de l’Internationale –, il est dans l’intérêt absolu de la classe ouvrière anglaise de rompre ses relations actuelles avec l’Irlande. C’est ma conviction profonde, dont je ne puis révéler toutes les raisons aux ouvriers anglais eux-mêmes. J’ai longtemps cru que c’est l’essor du mouvement ouvrier anglais qui permettrait de renverser le régime irlandais. J’ai toujours défendu cette opinion à la New York Tribune. Une étude plus sérieuse m’a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne fera rien avant de s’être débarrassée de l’Irlande. C’est en Irlande que doit être appliqué le levier. Voilà pourquoi la question irlandaise a une telle importance pour le mouvement social en général2 .

Plusieurs chercheurs ont reconnu et exploré habilement les implications de ce moment crucial de la pensée de Marx3, c’est-à-dire la manière par laquelle la relation entre l’anticolonialisme en Irlande et le radicalisme de 1. Amy E. Martin est professeure de littérature au Mount Holyoke College, à South Hadley, au Massachusetts. Traduit de l’anglais par Thierry Drapeau. 2. Karl Marx et Frederick Engels, Ireland and the Irish Question, Moscow, Progress Publishers, 1971, p. 284-285. 3. Kevin Anderson, Marx at the Margins. On Nationalism, Ethnicity, and Non-Western Societies, Chicago, University of Chicago Press, p. 115-153 ; Ellen Hazelkorn, « Capital and the Irish Question », Science & Society, vol. 44, no 3, 1980, p. 326356 ; Jie-Hyun Lim, « Marx’s theory of imperialism and the Irish national question », Science & Society, vol. 56, no 2, 1992, p. 163-178 ; John Rodden, « “The lever must be applied in Ireland” : Marx, Engels, and the Irish Question », Review of Politics, vol. 70, no 4, 2008, p. 609-640.

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L’Internationale sera le genre humain !

la classe ouvrière en Grande-Bretagne a transformé la compréhension théo­ rique et pratique que Marx avait de la révolution socialiste. Auparavant, Marx et Engels étaient tous les deux tombés dans des formes de celticisme – en avançant des idées essentialistes sur l’infériorité irlandaise – et, par­ fois, en rejetant le fondement du fenianisme ainsi que ses dirigeants. Or, en 1869, l’Irlande devient le « levier » de la révolution européenne pour Marx et, en particulier, pour l’AIT, comme il le soutient. En « attribuant ce rôle géopolitique décisif à la paysannerie irlandaise1 », Marx et Engels ont fait du colonialisme et de la lutte de libération anticoloniale un enjeu central de leur anticapitalisme. Ce changement dans la pensée de Marx, qu’il décrivait lui-même comme un renversement complet, constitue une rupture face à sa conception jusque-là eurocentrique des peuples colonisés. Désormais, les nationalismes de gauche comme les nations situées sur les marges du capitalisme mondial se retrouvent au cœur de son analyse de la destruction du capital. Comme Kevin Anderson l’a noté, Marx « refus[ait] de séparer ces questions de sa critique du capital2 ». C’est ainsi que la question irlandaise est devenue centrale aux travaux de l’AIT. L’Empire britannique contre le nationalisme irlandais Ce point culminant de l’intérêt de Marx et Engels pour l’Irlande doit être compris dans le cadre de l’émergence du fenianisme dans les années 1860, en particulier la formation et les activités de la Fraternité républicaine irlan­ daise (FRI), appelée à l’origine, en 1858, la Fraternité révolutionnaire irlan­ daise. L’expression «  fenianisme  » décrit un réseau transatlantique, voire même mondial, d’organisations – incluant la Confrérie des fenians aux États-Unis, la FRI en Irlande et celle en Grande-Bretagne – dont le but avoué est de renverser la domination coloniale en Irlande par des moyens violents afin d’y établir une république irlandaise indépendante3. Dotées d’une structure souple de cellules, laquelle est régie par un système d’adhé­ sion par serment d’allégeance, les organisations fenianes combinent les tac­ tiques des sociétés secrètes, la tradition des résistances agraires en Irlande, l’idéologie républicaine et quelques caractéristiques habituelles du natio­ nalisme bourgeois, comme l’utilisation de la presse écrite, popularisée par le mouvement Jeune Irlande dans les années 1840. Lors des années 1860, alors que la FRI commence à s’organiser, les militants se préparent à s’en­ 1. Rodden, op. cit., p. 609. 2. Anderson, op. cit., p. 245. 3. Niall Whelehan définit le fenianisme comme « un terme générique qui réfère géné­ ralement au FRI de Dublin (fondé en 1858), la Fraternité fenian (1858) et le Clan na Gael (1867). The Dynamiters. Irish Nationalism and Political Violence in the Wider World, 1867-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 1.

« La fièvre feniane »… 75

gager dans de nouvelles stratégies d’insurrection anticoloniale, notamment les attaques militaires du type guérilla. Cela s’inscrivait dans une variété d’autres formes insurrectionnelles – la création de nouveaux journaux natio­ nalistes en Irlande, le déclenchement et le financement d’une rébellion mili­ taire armée en Irlande, l’organisation d’un soulèvement à Kerry, à Cork, à Dublin et à d’autres endroits en 1867, l’organisation d’un raid au château Chester pour y saisir des armes et la tentative de libérer des militants empri­ sonnés en Angleterre. En 1867, instituant le « gouvernement provisoire » de l’Irlande, les membres de la FRI annoncent leur « but [de] créer une répu­ blique fondée sur le suffrage universel, et qui doit garantir à tous la valeur intrinsèque de leur travail  ». La «  diversité des tactiques  » utilisée par la FRI « a servi de modèle […] à toutes les luttes anticoloniales qui ont suivi, sauf celles fondées entièrement sur l’insurrection armée1 », jouant ainsi un rôle formateur dans la lutte anti-impériale internationale. Marx lui-même a reconnu cela lorsqu’il assimila le courant républicain fenian à une forme nouvelle et significative de mouvement insurrectionnel. Dès le départ, les autorités coloniales en Irlande voyaient les fenians comme une menace importante à la puissance britannique. Bien que le nationalisme naissant des fenians n’eut pas réussi à créer une république irlandaise indépendante, il a néanmoins causé une panique en GrandeBretagne puisqu’il introduisait la possibilité d’un mouvement international anticolonial victorieux, ce qui menaçait l’intégrité du Royaume-Uni, la stabilité de l’Empire britannique et la loi et l’ordre en Irlande. En 1868, Lord Mayo décrivait cette obsession populaire dans la société britannique comme une contagion – une « fièvre feniane2 ». Par là, il faisait référence à la couverture sensationnaliste de la presse britannique sur les dangers que pouvait engendrer le fenianisme sur la population civile. Ce type de couverture n’a fait que s’accentuer par la suite, surtout après l’attaque d’un fourgon de transfert de prisonniers à Manchester et l’explosion d�une bombe à la prison de Clerkenwell à Londres. Ces deux tentatives d’évasion de prisonniers fenians ont causé la mort de plusieurs civils, contribuant à renforcer la conviction populaire, telle que présentée par le Times de Londres par exemple, que la violence irlandaise pouvait éclater à tout moment et menacer la vie des Britanniques. À la suite de l’explosion lors de l’évasion à Clerkenwell, qui fit 12 victimes, même le libéral John Stuart Mill écrivait : « Réprimée elle-même par la force en Irlande, la rébellion 1. Robert Young, Postcolonialism. An Historical Introduction, Oxford, Blackwell, 2001, p. 302. 2. Leon O’Broin, Fenian Fever. An Anglo-American Dilemma, New York, New York University Press, 1971, p. 239-240.

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nous visite maintenant dans nos propres maisons, tuant sur son passage ceux qui n’ont manifesté aucune provocation sauf celle d’être né Anglais. La haine est si mortelle qu’elle courra tous les risques simplement pour nous faire du mal, sans s’assurer que cela aura des conséquences positives pour elle1. » La logique de Mill a en quelque sorte été concrétisée par les représentations du fenianisme de la presse populaire britannique, qui fut la première à décrire le nationalisme anticolonial irlandais comme du terrorisme au sens moderne du mot. Ces représentations – véhiculées dans les articles de journaux, les caricatures et la théorie politique – racialisaient couramment l’insurrection irlandaise et soutenaient implicitement que le fenianisme était la manifestation de la barbarie irlandaise irrationnelle et contraire à toute politique légitime. Ces nouvelles idées sur le terrorisme servaient plusieurs fonctions idéologiques cruciales : la dépolitisation de la violence anticoloniale irlandaise et la justification de la répression de l’État non seulement de la résistance feniane, mais aussi des protestations de la classe ouvrière britannique. Elles visaient également à créer un antagonisme entre les nationalistes irlandais et le prolétariat britannique. Enfin, dans la mesure où la FRI représentait un défi important pour les pratiques contre-insurrectionnelles typiques de l’État britannique, considérer le fenianisme comme une forme de terrorisme justifiait ainsi l’utilisation de mesures de répression extrêmes comme celles de la suspension répétée de l’habeas corpus en Irlande ainsi que le recours aux détentions prolongées des membres présumés de la FRI, l’utilisation nouvelle de la photographie des prisonniers fenians au profit des forces de la répression, la collaboration de l’État avec ​​ l’Église catholique et l’invocation de l’état d’urgence pour rationaliser la violence contre les immigrants irlandais en Grande-Bretagne. C’est dans ce contexte de « fièvre feniane » que Marx reconsidère l’anti­ colonialisme irlandais et identifie l’Irlande comme « le point le plus faible2 » de la Grande-Bretagne. Au fil de ses lettres, articles et notes de discours préparés pour les activités de l’AIT et ses diverses sections, Marx explique pourquoi l’indépendance de l’Irlande de la Grande-Bretagne, autrement dit la décolonisation, est le catalyseur nécessaire à la révolution socialiste internationale. En 1870, il écrivait à Paul et Laura Lafargue : Pour accélérer l’évolution sociale de l’Europe, il faut précipiter la catastrophe de l’Angleterre officielle. Pour cela, il faut frapper en Irlande : c’est son point le plus faible. La perte de l’Irlande, c’est la fin de l’ « Empire » britannique, et 1. John Stuart Mill, « England and Ireland », dans John M. Robson (dir.), Essays on England, Ireland, and the Empire, The Collected Works of John Stuart Mill, vol. 1, Toronto, University of Toronto Press, 1982, p. 508. 2. Marx et Engels, op. cit., p. 290.

« La fièvre feniane »… 77 la lutte des classes en Angleterre, qui jusqu’à présent a un caractère chronique, mais ne sort pas de sa léthargie, prendra des formes aiguës. Mais l’Angleterre est la capitale mondiale du landlordisme et du capitalisme1.

Une lecture attentive des écrits de Marx sur l’Irlande met en lumière les raisons pour lesquelles il a identifié la colonie voisine comme un point de vulnérabilité pouvant faire avancer le mouvement dialectique de la révolu­ tion. Selon lui, l’Irlande a été le lieu servant à réaliser certaines conditions matérielles qui, à leur tour, ont permis le développement rapide du capita­ lisme et de l’industrialisation en Grande-Bretagne. Grâce à son économie agraire, l’aristocratie terrienne anglaise a pu y investir et accroître son capi­ tal sous une forme inattaquable, et cela sans être soumis à aucune régle­ mentation ; simultanément, les produits agricoles pouvaient être obtenus en dessous de la valeur du marché. Les Irlandais eux-mêmes fournissaient une armée de réserve de travailleurs pour le secteur industriel britannique2, comme en témoigne l’émigration à grande échelle vers la Grande-Bretagne, avant même la Grande Famine des années 1840. Marx soutenait également que les troubles en Irlande fournissaient « le seul prétexte du gouvernement anglais pour entretenir une grande armée permanente qui, en cas de besoin, comme cela s’est vu, a été lancée contre les ouvriers anglais après avoir fait ses études soldatesques en Irlande3  ». En plus d’une armée permanente, Marx, Engels et les membres de l’AIT ont vu naître un nouveau régime de terreur en Irlande à partir du milieu du 19e siècle. Comme le soutient Niall Whelehan, « l’usage répété de la coercition, de la force et de lois extra­ ordinaires pour gouverner l’Irlande du 19e siècle ne doit pas être considéré comme une indication d’un gouvernement fort et monolithique, mais plu­ tôt de son caractère expérimental et de sa faiblesse administrative4  ». Les mesures d’« état d’urgence » en Irlande montrent clairement la vulnérabilité britannique. En même temps, Marx voyait dans la domination coloniale en Irlande des fonctions idéologiques cruciales qui minaient l’internationalisme de la classe ouvrière et même l’organisation progressiste de la classe ouvrière bri­ tannique elle-même5. Dans une lettre à Sigfrid Meyer et August Vogt, il écrit : 1. Ibid. 2. Karl Marx, Capital, vol. I, trad. Ben Fowkes, New York, Penguin Books, 1976, p. 860. 3. Marx et Engels, op. cit., p. 162-163. 4. Whelehan, op. cit., p. 20. 5. Amy E. Martin, Alter-Nations. Nationalisms, Terror, and the State in Nineteenth Century Britain and Ireland, Columbus, Ohio State University Press, 2012, p. 50.

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L’Internationale sera le genre humain ! Tous les centres industriels et commerciaux d’Angleterre ont maintenant une classe ouvrière scindée en deux camps ennemis : prolétaires anglais et prolé­ taires irlandais. L’ouvrier anglais ordinaire déteste l’ouvrier irlandais comme un concurrent qui abaisse son niveau d’existence moyen. Il se sent à son égard membre d’une nation dominatrice, devient de ce fait un instrument de ses aris­ tocrates et capitalistes contre l’Irlande et consolide leur domination sur luimême. Des préjugés religieux, sociaux et nationaux le dressent contre l’ouvrier irlandais. II se conduit envers lui à peu près comme les Blancs pauvres envers les Noirs dans les anciens États esclavagistes de l’Union américaine. L’Irlandais lui rend la pareille largement. Il voit en lui à la fois le complice et l’instrument aveugle de la domination anglaise en Irlande1.

Il entretient les préjugés religieux, sociaux et nationaux contre le tra­ vailleur irlandais. Son attitude est similaire à celle des «  petits Blancs  » à l’encontre des «  Nègres  » dans les anciens États esclavagistes des ÉtatsUnis. L’Irlandais lui rend la monnaie de sa pièce avec intérêt. Il voit l’ou­ vrier anglais à la fois comme le complice et l’outil stupide de la domination anglaise en Irlande. Cet antagonisme est entretenu artificiellement et attisé par la presse, les sermons, les revues humoristiques, bref, par tous les moyens dont disposent les classes au pouvoir. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, en dépit de son organisation. C’est aussi le secret de la puissance persistante de la classe capitaliste qui s’en rend parfaitement compte2.

Les divisions au sein de l’AIT sont ainsi produites par l’idéologie colo­ nialiste, le racisme anti-irlandais et le nationalisme impérialiste qui lient le prolétariat anglais aux classes dirigeantes au détriment de ses propres inté­ rêts de classe. Cet « antagonisme », tel que Marx le décrivait, était l’obstacle le plus important aux efforts de l’AIT et, ultimement, ce sur quoi le pou­ voir capitaliste était fondé. En effet, cette « fièvre feniane » représentait un important défi pour les membres de l’AIT, dont certains résistaient à four­ nir leur plein soutien à la cause irlandaise. Cette compréhension de la place unique et complexe de l’Irlande dans le capitalisme britannique a conduit Marx et Engels à mettre la question irlan­ daise au centre de leurs stratégies politiques internationalistes à la fin des années 1860. Par exemple, Marx et Engels encourageaient l’AIT à soutenir les fenians, plus particulièrement la FRI, de plusieurs façons. En novembre 1869, Marx livrait une série de discours au Conseil général plaidant pour un soutien sans équivoque de l’Internationale à l’anticolonialisme irlandais, en 1. Marx et Engels, op. cit., p. 292. 2. Ibid.

« La fièvre feniane »… 79

expliquant l’importance de la décolonisation de l’Irlande pour la révolution internationale. Cela lui a permis de faire passer une résolution pour l’Irlande au Conseil, une résolution qui, malgré un débat houleux, fut finalement adoptée à l’unanimité. Cette déclaration publique de sympathie avec la cause de l’indépendance irlandaise était le fruit d’une alliance internationale unique pour les travailleurs radicaux en Grande-Bretagne1. L’adoption de la résolution a eu lieu simultanément avec l’appui de l’AIT au mouvement pour l’amnistie des fenians ainsi que sa participation à de grandes mani­ festations populaires contre la pendaison publique de fenians condamnés, puisqu’ils étaient considérés comme des criminels plutôt que comme des prisonniers politiques, et les mauvais traitements subis par les membres de la FRI détenus dans des prisons anglaises. Enfin, les écrits de Marx et d’Engels sur l’Irlande et la politique adoptée par l’AIT ont reçu l’attention et les éloges de Lénine dans ses écrits sur la question nationale, jouant un rôle dans le développement de sa théorie de l’impérialisme2 . La FRI a également manifesté son appui au socialisme international de l’AIT. Dans sa proclamation de 1867 pour une république irlandaise citée plus haut, bien avant la résolution d’appui de l’AIT à la lutte anticoloniale irlandaise, les fenians déclaraient leur internationalisme et leur solidarité avec le prolétariat britannique, en y faisant possiblement référence à la fois à la Reform League et à l’AIT : « Les républicains du monde entier, notre cause est votre cause. Notre ennemi est votre ennemi. Laissez vos cœurs s’ouvrir à nous. Quant à vous, les travailleurs d’Angleterre, ce n’est pas seulement votre cœur que nous souhaitons, mais vos bras. » Alors que la politique socialiste de la FRI était un peu rudimentaire, elle était cohérente et suffisamment sérieuse pour trouver sa place dans ses documents de fondation. Ce qui est confirmé par le fait que d’importants dirigeants fenians ont été influencés par le socialisme européen et devinrent membres de l’AIT3. En 1870, par exemple, les fenians avait créé des sections de l’Internationale à Dublin et à Cork ainsi que dans d’autres centres urbains en Angleterre comme à Manchester4. Bien que ces efforts mèneront à un mouvement de masse des travailleurs irlandais seulement au début du 20e siècle5, la FRI comprenait en son sein d’importants courants internationalistes et socialistes. En fait, 1. Anderson, op. cit., p. 136-138. 2. William Z. Foster, History of the Three Internationals, New York, Greenwood Press, 1968, p. 88 ; Rodden. op. cit., p. 610. 3. Peter Beresford Ellis, The History of the Irish Working Class, London, Pluto Press, 1996, p. 133-134. 4. Ibid., p. 135. 5. John Newsinger, Fenianism in Mid-Victorian Britain, London, Pluto Press, 1996, p. 68.

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durant les premières années du fenianisme plus radical, les journaux nationa­ listes assuraient une couverture des réunions du Conseil général de l’AIT sur l’Irlande1. Par conséquent, dès le début des années 1860, l’internationalisme socialiste est imbriqué de façons complexes avec le nationalisme anticolonial et l’internationalisme en Irlande. Le besoin de comprendre les origines à la fois de la « fièvre feniane » et de la nouvelle potentialité révolutionnaire créée par la FRI conduit Marx et Engels à étudier l’anticolonialisme des fenians de près. Bien que cette atten­ tion sur l’Irlande et ses implications théoriques et matérielles soient bien établies, nous devons également examiner le rôle que la pensée irlandaise nationaliste et anticolonialiste a joué dans la compréhension de l’Irlande de Marx en tant que « levier » révolutionnaire. Comme je vais l’illustrer, le rôle des fenians dans l’AIT et dans l’élaboration de la pensée de Marx montre que les sujets coloniaux ont pris part de manière importante à l’organisa­ tion de la lutte ouvrière dans la Grande-Bretagne victorienne. Pour eux, comme pour l’AIT, la lutte pour la décolonisation était inséparable de la résistance au mode de production capitaliste et de l’organisation progres­ siste du prolétariat. L’internationalisme irlandais Bien que l’importance de la question irlandaise pour Marx, Engels et l’AIT soit claire, on a moins souvent considéré l’idée selon laquelle Marx et l’AIT ont été influencés par la politique et les pratiques révolutionnaires irlandaises. Il est important d’explorer cette possibilité. Si Marx travaillait à convaincre le Conseil général et d’autres branches de l’AIT de soutenir la lutte anticoloniale de la FRI et s’il a intégré une analyse de l’Irlande dans sa théorisation du capital, cela découle du fait que lui et Engels ont étudié l’Irlande en profondeur. Ils ont rencontré les dirigeants des fenians, en dépit des réserves au sujet de leurs tactiques à certains moments, et Marx était un lecteur régulier des journaux nationalistes irlandais modérés et radicaux, comme le Nation, le Irish People et le Irishman2 . Autant Marx qu’Engels entretenaient des liens personnels et politiques avec des Irlandais. Engels s’est rendue en Irlande à plusieurs reprises et la fille de Marx, Jenny, a écrit passionnément sur le ​​ traitement des fenians emprisonnés en 1870. Tous ces liens entre le nationalisme anticolonial révolutionnaire en Irlande et l’internationalisme socialiste en Europe ont conduit à une redéfinition de 1. Anderson, op. cit., p. 127. 2. Eamonn Slater et Terrence McDonough, « Marx on Nineteenth Century colonial Ireland. Analyzing colonialism as a dynamic social process », Irish Historical Studies, vol. 36, no 142, 2008, p. 158.

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l’internationalisme tel que théorisé à l’origine par Marx lors de la fondation de l’AIT et dans laquelle le fenianisme est crucial. Comme l’écrivait Engels dans un compte-rendu de la réunion du Conseil général du 14 mai 1872 : Si les membres d’une nation dominante invitent la nation qu’ils ont conquise et oppriment encore à oublier sa nationalité et sa position spécifique, à « faire abstraction de distinctions nationales » etc., ce n’est pas de l’internationalisme, c’est tout simplement leur prêcher la soumission au joug et tenter de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous prétexte d’internationalisme. […] Dans un cas comme celui des Irlandais, le véritable internationalisme doit être nécessairement basé sur une organisation nationale distincte. Les Irlandais, comme les autres nationalités opprimées, ne peuvent entrer dans l’Association que comme les égaux des membres de la nation dominante et en protestant contre l’oppression1.

Enfin, Engels affirma de façon énergique que « deux nations en Europe ont non seulement le droit, mais le devoir d’être nationalistes avant d’être internationalistes : les Irlandais et les Polonais. C’est lorsqu’ils sont bien nationalistes qu’elles sont vraiment internationalistes2 ». Cette formulation étonnante suggère non seulement une imbrication, mais également une relation dialectique génératrice entre des formations politiques généralement considérées soit distinctes soit antinomiques dans la pensée marxiste. Comme Jie-Hyun Lim l’a fait valoir dans son étude de la question irlandaise et de la théorie sur l’impérialiste de Marx, « le nationalisme de la nation opprimée se voyait donc uni dialectiquement avec l’internationalisme prolétarien3 ». Engels nous invite à être attentif à la particularité de l’Irlande, un des deux seuls pays (avec la Pologne) qui nécessitent un internationalisme imbriqué dans un nationalisme anticolonial, et pour qui le nationalisme est paradoxalement une forme d’internationalisme. Cependant, il faut lire ces affirmations de manière plus générale. Elles ne proposent pas la possibilité d’une politique de coalition au sein de l’internationalisme prolétarien, dans laquelle divers anticolonialismes n’occuperaient qu’une place subalterne, ou que le socia­ lisme serait englobé par un nationalisme dominant, révolutionnaire ou bourgeois. Au contraire, divers mouvements d’émancipation peuvent exister en conjonction les uns avec les autres, chacun façonnant et élargissant la base de l’autre, en dépit du fait qu’ils puissent avoir émergé dans des conditions de production contradictoires4. 1. Marx et Engels, op. cit., p. 302-303. 2. Ibid., p. 332. 3. Lim, op. cit., p. 170. 4. David Lloyd, « Nationalism against the State », Ireland After History, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1999, p. 28.

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Le contexte historique dans lequel cette nouvelle compréhension de l’inter­ nationalisme nationaliste surgit, qui est déjà très clair pour Marx et Engels en 1869, est celui de la relation indissociable entre Empire et capital. Comme le précédent commentaire des écrits de Marx sur l’Irlande l’indique clairement, la résistance au capitalisme implique nécessairement la résistance au colonia­ lisme, et cela est vrai d’un point de vue à la fois économique et idéologique. Or, nous pouvons aussi nous demander si Marx et Engels seraient d’accord avec ce que David Lloyd a fait valoir dans son travail sur James Connolly, le socialiste irlandais qui joua un rôle crucial dans la lutte ouvrière et la libération nationale au début du 20e siècle en Irlande, notamment en fondant l’Armée citoyenne irlandaise et le Parti ouvrier irlandais. En tenant compte du mélange exceptionnel entre marxisme et nationalisme chez Connolly, Lloyd suggère que certains types d’organisation plus radicale de résistance et de dissidence étaient possibles dans les économies périphériques, dont le capitalisme britan­ nique était dépendant – la compréhension radicale et complète du capitalisme colonial n’est pas possible dans les pays modernes avancés1. Nous trouvons dans les écrits de Marx et Engels liés à la question irlandaise et l’AIT une rupture précoce avec l’orthodoxie, un moment anormal2, qui contredit l’idée dominante du « développement progressiste » et de l’historicisme marxiste3. De même, Lloyd nous explique la suggestion inhabituelle de Connolly selon laquelle, à la suite de son étude de la propriété foncière communale en Irlande, cette nation n’avait pas besoin de passer par des phases particulières de développement économique4. Au cours de cette période, Engels travaillait également sur une histoire de l’Irlande en portant une attention considérable aux idées de propriété communale qu’il partagea avec Marx dans une série de lettres au cours des années 1860 et 1870. La théorie d’Engels des sujets coloniaux qui « sont plus internationalistes lorsqu’ils sont véritablement nationalistes » fait écho également à l’analyse de Connolly par Robert Young. Ce dernier décrit Connolly comme « fai­ sant partie des premiers à combiner socialisme et détermination natio­ nale5 », une politique qui est certainement « nationale internationaliste6 ». 1. David Lloyd, « Why read Connolly ? » Interventions, vol. 10, no 1, p. 119 et 121. Lloyd élabore cette idée dans « Rethinking national marxism : James Connolly and “Celtic communism” », Irish Times. Temporalities of Modernity, Dublin, Field Day Press, 2008, p. 103-126. 2. Rodden, op. cit., p. 611 et 613. 3. Lloyd, « Why Read Connolly ? », op. cit., p. 120-121. 4. Ibid., p. 119. 5. Young, op. cit., p. 304. 6. Catherine Morris et Spurgeon Thompson, « Postcolonial Connolly », Interventions, vol. 10, no 1, p. 4.

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En mettant Marx, Engels et l’AIT en dialogue avec Connolly, il serait donc pertinent d’identifier les engagements socialistes avec la question irlandaise de manière à mettre en place la genèse de la vision politique de Connolly. Nous pourrions facilement avancer l’idée selon laquelle il y a des précédents dans la tradition marxiste sur le type d’articulation synergique entre anticolonialisme et socialisme des écrits et du militantisme de Connolly. Certes, je souhaite suggérer quelque chose de différent. Dans les écrits des fenians, et même à travers les nationalismes anticoloniaux irlandais et les pratiques insurrectionnelles qui l’ont précédé, nous trouvons des formes d’internationalisme nationaliste précisément du type décrit par Engels. En d’autres mots, Connolly fait partie d’une tradition irlandaise d’internationalisme plus nationaliste. Les nationalistes irlandais se sont attaqués à la relation entre l’Empire et le capital au 19e siècle afin de com­ prendre la place de l’Irlande au sein du système capitaliste mondial. En ces occasions, ils ont adopté une approche comparative, cherchant une explication quant aux formes du pouvoir qui garantissaient l’enraci­ nement du capitalisme colonial dans tout l’Empire britannique. Ils ont également imaginé le genre de transformation économique et sociale radi­ cale – et même une révolution internationale – nécessaire pour établir une post-colonie véritablement indépendante. Pour cela, ils devaient entretenir les idées de la nation et de l’internationalisme dans une tension produc­ tive, tout en réfléchissant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la moder­ nité capitaliste. Alors que les objectifs et la politique de ces projets varient grandement, ils suggèrent néanmoins une interaction dynamique entre ce que nous appelons le nationalisme avec des formes d’internationalisme, dont beaucoup d’entre eux étaient accompagnés d’un filon socialiste, voire même proto-marxiste, en raison de leur emphase sur la distribution des terres, l’exploitation et l’inégalité économique. Par conséquent, compte tenu de l’attention soutenue que Marx et Engels ont portée à la politique irlandaise, et en particulier la presse nationaliste irlandaise dans les années 1860 et 1870, nous devons considérer que cette construction politique complexe – l’internationalisme national irlandais – a été transférée dans l’AIT et dans la pensée de Marx par le fenianisme lui-même. Pour explorer cette possibilité, nous devons nous tourner vers l’histoire de l’internationa­ lisme en Irlande et les critiques du capitalisme colonialiste avant et pendant les années 1860. Dans un survol récent de la politique internationale du fenianisme, Peter Hart affirme que des historiens ont aussi affirmé la chose suivante : «  Ce que les républicains irlandais n’ont pas partagé d’une manière générale, c’était l’extraordinaire internationalisme des révolutionnaires

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continentaux1. » Toutefois, la définition de l’internationalisme de Hart se concentre presque exclusivement sur des formes spécifiques de radicalisme continental, telles que les sociétés secrètes révolutionnaires européennes. Son sens du «  monde révolutionnaire  » est donc quelque peu limité. Même s’il aborde un mouvement transatlantique comme le fenianisme, Hart omet de considérer le radicalisme – par exemple, le syndicalisme – pratiqué à travers le monde atlantique. Or, nous obtenons une perspective différente sur l’internationalisme fenian lorsque nous nous penchons sur le radicalisme socialiste en Grande-Bretagne et en Atlantique, sur d’autres formes d’anticolonialisme à travers l’Empire britannique et sur les critiques anti-impérialistes irlandaises qui identifient le colonialisme comme une caractéristique fondamentale du capitalisme au 19e siècle. Comme le souligne Peter Ellis, « la philosophie du leadership fenian, en lien avec leur participation dans la Première Internationale, épousa la révolte agraire et nationale. […] Le programme des fenians était internationaliste2 ». En fait, à partir du 18e siècle, la pensée internationaliste est en ébulli­ tion en Irlande. Edmund Burke, par exemple, comprenait l’injustice colo­ niale irlandaise en lien avec les conditions similaires en Inde. Pour Daniel O’Connell, la cause de l’émancipation des catholiques était profondément liée à l’abolition de l’esclavage. Des chercheurs ont exploré l’orientalisme irlandais au début du 19e siècle ainsi que des exemples littéraires de compa­ raison internationale, des romans de Lady Morgan aux articles de Thomas Davis sur l’Afghanistan en 1842 et sur la féodalité en Irlande. Ce dernier article, intitulé « Udalism and feudalism », proposait la redistribution équi­ table des terres communales dans des formes qui défiaient l’Empire britan­ nique et la modernité capitaliste européenne3. Bien que ces textes irlandais proposaient différents ordres du jour politiques et ne contenaient certaine­ ment pas tous des tendances socialistes, plusieurs d’entre eux ont recouru au comparatisme international afin d’explorer l’exploitation économique de l’Irlande à travers sa relation au système capitaliste mondial et à l’Empire. Ce type de projet est abordé d’un point de vue explicitement socialiste dans les travaux de John Mitchel et James Fintan Lalor pendant et après la Grande Famine en Irlande dans les années 1840. L’essor de ces penseurs durant la famine n’est sûrement pas une coïncidence, puisque les années 1. Peter Hart, «  The Fenians and the international revolutionary tradition  », dans James McConnel et Fearghal McGarry (dir.), The Black Hand of Republicanism. Fenianism in Modern Ireland, Dublin, Irish Academic Press, 2009, p. 196. 2. Ellis, op. cit., p. 133. 3. Seamus Deane, Strange Country. Modernity and Nationhood in Irish Writing since 1790, Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 73-74.

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1845-1849 marquent l’aboutissement logique, quoique catastrophique, du système agricole de défrichement et de subsistance. L’expérience de la famine et l’émigration ont amené un point de vue interne sur les effets presque apo­ calyptiques et les formes de violence structurelle centrale au capitalisme colo­ nial1. Dans ce contexte, Mitchel et Lalor entreprennent d’étudier l’exploita­ tion économique qui sévit grâce à un système agricole impitoyable, laissant la paysannerie avec la pomme de terre comme « seul et unique capital2 ». En 1847, par exemple, Lalor affirme, « je soutiens et maintiens que tout le sol d’un pays appartient de droit au peuple de ce pays, et qu’il est la propriété légitime, non pas d’une classe, mais de la nation dans son ensemble. […] Je ne reconnais aucun droit de propriété à une petite classe qui va abroger les droits d’un grand nombre de personnes […] qui prend la nourriture de millions de personnes et leur donne une famine3 ». Il en appelle enfin à une révolution, une révolution qui « briserait le cœur de l’Empire [et] qui se pro­ pagerait dans toute l’Europe […] men[ant] au soulèvement de l’Europe4 ». En rendant compte de l’analyse économique et de la vision politique de Lalor, Mitchel élabore une théorie encore plus explicite du capital et de l’Empire britannique. Par exemple, dans son Journal de prison (1849), il exprime sa haine pour la « chose » britannique, c’est-à-dire le système d’escroquerie capi­ taliste qui se nourrit des colonies pour se maintenir comme un parasite : Pour maintenir la stabilité de la grande fraude centrale, la politique britan­ nique doit drainer le sang et sucer la moelle de toutes les nations sur lesquelles elle peut mettre ses griffes désespérées : et comme tout faillite qui tente de se résoudre par le crédit, ses efforts doivent croître de manière plus désespérée, et ses abus plus impitoyable jour après jour, jusqu’à ce que le puissant fracas sur­ gisse. La grande Chose britannique ne peut se maintenir dorénavant sans une quelconque source habituelle de pillage. L’Empire britannique […] ne pour­ rait pas survivre une semaine sans l’Inde, – ne pourrait pas respirer plus d’une heure sans l’Irlande5.

Dans un récit gothique de vampirisme qui anticipe le chapitre de Marx sur «  la journée de travail  » dans le volume I du Capital, Mitchel accuse le capitalisme colonial britannique d’être le système responsable de la 1. Lloyd, Irish Times. op. cit., p. 123 ; David Nally, Human Encumbrances. Political Violence and the Great Irish Famine, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2011. 2. James Fintan Lalor, «  A new nation  » (1847), dans Nathaniel Marlowe (dir.), Collected Writings, Dublin, Maunsel and Company, 1918, p. 11. 3. Lalor, « The rights of Ireland » (1848), dans Marlowe, op. cit., p. 58 et 61. 4. Lalor, « The faith of a felon » (1848), dans Marlowe, op. cit., p. 89. 5. John Mitchel, Jail Journal, or Five Years in English Prisons, New York, Office of the Citizen, 1854, p. 106.

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famine en Irlande et du pillage des colonies, en appelant ultimement à une révolution violente contre cette «  chose  ». Toutefois, il précise qu’il faut séparer ce système des Britanniques qui, à part les capitalistes, sont autant exploités et floués par la « chose » que le sont les Irlandais. Les travaux de Lalor et Mitchel ont eu une grande influence sur la première génération de fenians, en particulier les fondateurs de la FRI et la Fraternité des fenians. Les membres de la FRI ont continué à consulter Mitchel pour leur propre organisation, malgré son racisme virulent et sa position pro-esclavagiste lors de ses dernières années aux États-Unis. Nous pouvons trouver d’autres formes d’internationalisme national au milieu du 19e siècle en Irlande. Même dans la décennie qui précède la fonda­ tion de la FRI en 1858 – une période de nationalisme souvent décrite comme étant plus modérée et constitutionaliste que celle de la décennie suivante – des nationalistes irlandais étaient investis dans des formes d’anticolonialisme que nous pourrions décrire comme internationalistes nationales. Ces critiques de l’Empire et du capital ont sûrement eu également une influence sur la création de nouvelles formes de nationalismes irlandais. Par exemple, chaque semaine à partir de juin 1857, le journal The Nation à Dublin, un hebdoma­ daire nationaliste modéré, dédiait au moins une de ses colonnes, parfois plus, à la rébellion des Cipayes en Inde1. Ces textes décrivaient des événements en Inde de manière à comprendre l’Empire capitaliste comme un système global fondé sur de nouvelles formes de violence, tout en exprimant l’espoir que la rébellion puisse servir le premier coup décisif dans la chute de l’Empire bri­ tannique. Ils s’engagent dans un comparatisme historique, reliant les formes d’insurrection et de pratique colonialiste en Irlande et en Inde, afin de sai­ sir le développement de l’Empire. Beaucoup de ces écrits soutiennent que la violence omniprésente de l’Empire a pour motivation l’exploitation écono­ mique, en particulier l’accumulation du capital et l’extorsion des matières pre­ mières nécessaires à la richesse industrielle britannique. À plusieurs reprises, ils réfèrent à cette confluence entre colonialisme et capitalisme en tant que « système », dont la dimension est mondiale. Certains auteurs voient même la rébellion en Inde comme représentant un levier révolutionnaire, devançant de 12 ans ce que Marx affirmera sur l’Irlande. Par exemple, invoquant le mécon­ tentement de la population en Perse, en Russie, en Chine, en Afrique et en Irlande, et suggérant que les nouvelles de l’Inde pourraient servir d’étincelle dans le monde entier, une colonne reproduite par un journal de Galway décrit la possibilité révolutionnaire ainsi : 1. Amy E. Martin, « Representing the “Indian Revolution” of 1857. Towards a genea­ logy of Irish internationalist anticolonialism  », Field Day Review, vol. 8, 2012, p. 126-147.

« La fièvre feniane »… 87 En attendant, il semble y avoir une certaine probabilité que les nations et les peuples de différentes parties du monde qui connaissent le fléau de la tyran­ nie britannique vont apprendre la valeur de se tenir tous ensemble. Après une semaine seulement, une telle action serait à même de démembrer l’Empire bri­ tannique, rendant l’Angleterre encore plus incapable de commettre des méfaits1.

Ce type d’analyse politique, publié dans le journal nationaliste le plus lar­ gement diffusé en Irlande, a sans aucun doute eu un impact sur les hommes et les femmes qui ont fondé différentes organisations fenianes au cours des années suivantes. Des publications fenians ultérieures, comme le Irishman et le Irish People, et que Marx lisait régulièrement, offraient des analyses similaires – par exemple, sur la relation entre la violence coloniale, la loi martiale et l’exploitation capitaliste en Jamaïque, en Inde et en Irlande après la rébellion de Morant Bay en 1865. Cette critique irlandaise de l’Empire coexistait et se mêlait aux tendances socialistes de la FRI2 et de leur base pay­ sanne, ouvrière et artisane. Ces exemples suggèrent que, dans le contexte de l’Irlande du milieu du 19e siècle, les nationalistes adoptaient une politique qui, de plusieurs façons, saisissait le colonialisme dans un cadre internatio­ naliste. De nombreux chercheurs ont noté que Marx, Engels et l’AIT avaient une vision instrumentaliste du fenianisme, le voyant avant tout comme un moyen de faire la révolution. Or, les archives de leurs écrits irlandais, telles que présentées dans ce chapitre, suggèrent l’idée selon laquelle l’internatio­ nalisme de l’AIT était beaucoup plus perméable et expansif, qu’il s’agissait d’un internationalisme qui n’accommodait pas simplement le nationalisme irlandais, qu’il apprenait sûrement de lui. Conclusion Alors que des fonctionnaires coloniaux de l’ère victorienne, des politi­ ciens et peut-être la population voyaient la « fièvre feniane » comme une panique contagieuse concernant la menace violente du fenianisme, nous pouvons aussi la voir comme une manière de décrire la diffusion de nou­ velles formes politiques développées dialectiquement entre les révolution­ naire nationalistes irlandais et l’AIT. En effet, en examinant la relation entre le fenianisme et l’AIT, notre compréhension de l’internationalisme socialiste au 19e siècle s’accroît en se modifiant. Les critique de l’Empire, la lutte de libération anticoloniale et les formes de nationalisme émancipateur ont été au centre du projet militant de l’AIT. En fait, pour les fenians comme pour l’AIT, la résistance au capital était indissociable de la résistance à l’Empire. 1. The Nation, 29 août 1857, p. 340. 2. Owen McGee, The IRB : The Irish Republican Brotherhood from the Land League to Sinn Fein, Dublin, Four Courts Press, 2005, p. 28-29.

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Enfin, le rôle des fenians dans l’AIT montre que les sujets coloniaux ont joué un rôle important dans l’organisation de la lutte de la classe ouvrière dans la Grande-Bretagne de l’ère victorienne. Pour eux, la lutte pour la décolo­ nisation était inséparable de la résistance au mode de production capitaliste et de l’organisation progressiste du prolétariat. Nous devons maintenant examiner comment ces sujets coloniaux ont apporté de nouvelles stratégies politiques et de nouvelles formes d’internationalisme au sein de l’AIT dès sa création. Poursuivre un tel projet nous donnerait un point d’entrée pour reconsidérer l’histoire du marxisme et celle de l’organisation internationale des travailleurs.



Chapitre 5 L’AIT et les luttes démocratiques en Italie, 1864-1883 Carlo De Maria et Patrizia Dogliani1

En Italie, encore plus que dans d’autres pays, l’AIT a eu une durée de vie assez brève. Créée à l’initiative de représentants des ouvriers français et bri­ tanniques, l’AIT compte au départ les 50 membres de son premier conseil général provisoire, dont seulement six Italiens. En dehors de cinq pays (France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Suisse), l’Internationale gagne du terrain au début des années 1870, en même temps que la défaite de la Commune de Paris entraîne le déclin de l’organisation. Après la répression des communards et des actions insurrectionnelles qui suivent dans plu­ sieurs pays, la Fédération italienne subit elle aussi la répression après deux insurrections manquées en 1874 et 1877. Par la suite, les partisans de l’AIT évoluent vers l’action politique légale et se fondent dans ce qui devient le mouvement socialiste italien. Bref retour sur une riche historiographie L’historiographie italienne relative à l’AIT commence par un enga­ gement culturel et civil de plusieurs générations de chercheurs italiens2 . Au départ, cet engagement vise à établir un rapport entre marxisme et mouvement ouvrier à l’époque de l’AIT pour donner ainsi une juste place aux voix dissidentes de Bakounine, Blanqui, Proudhon, mais également à Giuseppe Mazzini3, le symbole du projet républicain de l’unification de 1. Carlo De Maria et Patrizia Dogliani sont respectivement chercheur en histoire et professeure d’histoire à l’Université de Bologne. 2. Voir notamment George Douglas Cole, History of Socialist Thought, Londres, Palgrave Macmillan, 2003, et Jacques Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, 4 vol. 1- Des origines à 1875 ; 2- De 1875 à 1918  ; 3- De 1918 à 1945 ; 4- De 1945 à nos jours, Paris, PUF, 1972, 1974, 1977, 1978. 3. NdÉ. Giuseppe Mazzini est le grand leader de la lutte pour l’unité italienne. De ses divers lieux d’exil, il tente plusieurs fois d’organiser des insurrections, mais elles sont vaincues. Jusqu’à sa mort en 1872, il participe néanmoins aux interventions mili­ taires de Garibaldi. Lors de son exil à Londres, il appuie la fondation de l’AIT, mais s’en tient loin. Sa philosophie est républicaine et démocratique, et non socialiste.

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l’Italie. Les historiens travaillent sur des thèmes parfois oubliés comme le syndicalisme, le mutualisme, la coopération et le socialisme municipal1. Par la suite, la grande maison d’édition de gauche Einaudi2 publie une série d’ouvrages qui abordent la «  géographie  » du marxisme et sa loca­ lisation dans les mouvements ouvriers nationaux. Depuis cette époque, l’historiographie italienne a presque abandonné la réflexion sur l’histoire de l’AIT pour se consacrer à l’histoire de la Deuxième Internationale et de la Troisième, plus en syntonie avec la situation de la gauche à la fin des années 1970. Plus tard, la crise du système des partis de la « première » République italienne, à partir de la fin des années 1980, a miné l’historiographie du socialisme dans son ensemble3. Seule exception importante, l’histoire du socialisme italien, œuvre inachevée de Renato Zangheri, qui débute avec son premier volume en 19934. Bien que centrée sur l’histoire des partis politiques et des organisations de masse, l’historiographie italienne traite amplement du mouvement anar­ chiste. Une partie importance de ces travaux porte sur la reconstruction de parcours individuels de militants anarchistes (ce qui reflète la culture politique de l’AIT en Italie marquée par l’absence de structures organisa­ tionnelles centralisées). Parmi ceux-ci, notons la biographie d’Andrea Costa par de jeunes historiens nés pendant l’entre-deux-guerres5. Cette historio­ graphie « militante » exprime le désir de revenir à l’aube du socialisme. Il s’agit de soutenir une critique du Parti socialiste italien (PSI) et de la classe dirigeante italienne du début du 20e siècle, qui avaient été incapables, à leurs yeux, d’affronter la crise du système libéral et la montée du fascisme. Dans les années 1950, des essais et des matériaux de recherche s’accumulent, dont un portrait collectif des internationalistes italiens6 . 1. Gian Mario Bravo, La Prima Internazionale. Storia documentaria, Rome, Editori Riuniti, 1978, 2 vol.; Marx e la Prima Internazionale, Rome / Bari, Laterza, 1979. 2. Eric J. Hobsbawn, Georges Haupt, Franz Marek, Ernesto Ragionieri, Vittorio Strada et Corrado Vivanti (dir.), Storia del marxismo, 5 volumes, Turin, Einaudi, de 1978 à 1982. 3. Patrizia Dogliani, « Socialisme et internationalisme », Cahiers Jaurès, no 191, janviermars 2009, p. 11-30. 4. Renato Zangheri, Storia del socialismo italiano. Dalla Rivoluzione francese a Andrea Costa, Turin, Einaudi, 1993. 5. Voir notamment les travaux de Gianni Bosio (1923-1971), Pier Carlo Masini (19231998), Franco Della Peruta (1924-2012), Renato Zangheri (1925-) et Gaetano Arfè (1925-2007). 6. Movimento operaio, vol. 4, no 2, 1952. Pour une réflexion plus complète sur la pro­ duction relative à Costa, voir Carlo De Maria, « Riflessioni sulla storiografia », dans Paola Mita (dir.), Carte e libri di Andrea Costa, Imola, La Mandragora, 2010, p. 661-671 et Pier Carlo Masini, Storia degli anarchici italiani da Bakunin a Malatesta, Milan, Rizzoli, 1969.

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Après 1968, les historiens cherchent à documenter la tradition libertaire et des thèmes comme l’absence de structures verticales, la centralité de l’action directe et le refus de la délégation. Plusieurs études sur Bakounine et ses partisans en Italie, dont Carlo Cafiero, sont publiées1. Giampietro Berti, spécialiste italien de l’anarchisme, écrit sur ​​Malatesta2 . Il y a égale­ ment les travaux de Mark Mazower sur Giuseppe Mazzini, pour qui l’AIT en Italie a surtout été une création indirecte de Mazzini et de son natio­ nalisme démocratique et républicain3. Ces nouvelles pistes permettent de mieux comprendre la formation des internationalistes italiens sur le « maz­ zinianisme », le « garibaldisme », l’anarchisme et la Commune de Paris, sur la question de la décentralisation de l’expérience révolutionnaire et d’autres questions qui remontent à l’AIT et aux expériences révolutionnaires ita­ liennes. Dans la période récente, malgré le reflux de l’historiographie sur le socialisme, de jeunes auteurs s’intéressent de nouveau à l’AIT, grâce à la redécouverte d’auteurs, de revues et de milieux militants longtemps marginalisés par les classiques du marxisme4. Une nouvelle génération de chercheurs, formée dans les universités italiennes au début du 21e siècle, récupère et classe des archives et des sources bibliographiques5, republie des textes6 , recueille des œuvres complètes7 et redécouvre des positions théo­ riques et politiques oubliées8 . Cependant, on ne distingue pas encore les énergies et les ressources nécessaires pour relancer pleinement une nouvelle vague d’études sur la Première Internationale et son héritage dans l’histoire de l’Italie. 1. Bakunin. Cent’anni dopo. Atti del Convegno internazionale di studi bakuniniani, Milan, Antistato, 1977 ; Pier Carlo Masini, Cafiero, Milan, Rizzoli, 1974. 2. Giampietro Berti, Errico Malatesta e il movimento anarchico italiano e internazionale, 1872-1932, Milan, Franco Angeli, 2003. 3. Mark Mazower, Governing the World. The History of an Idea, 1815 to the Present, Londres, Penguin Press, 2012. 4. Jean-Numa Ducange, « Introduction à la réception de Marx en Europe avant 1914  », dossier coordonné par J.-N. Ducange, Cahiers d’Histoire, no 114, 2011, p. 11-17. 5. Luigi Balsamini et Federico Sora (dir.), Periodici e numeri unici del movimento anarchico in provincia di Pesaro e Urbino. Dall’Internazionale al fascismo (1873-1922). Bibliografia e collezione completa, Fano, Archivio-Biblioteca Enrico Travaglini, 2013. 6. Carlo Cafiero, Errico Malatesta, Pietro Gori et Luigi Fabbri, W l’anarchia !, édité par Antonio Senta, Camerano, Gwynplaine, 2013. 7. Errico Malatesta, Opere complete, édité par Davide Turcato, Milan-Ragusa, Zero in Condotta-La Fiaccola, 2011-2012. 8. Carlo De Maria, « Come Andrea Costa pervenne al federalismo comunale del 1883 », Storia Amministrazione Costituzione, vol. 20, no 20, 2012, p. 25-44.

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Bakounine et l’origine de l’AIT en Italie Les militants italiens de l’AIT appartiennent essentiellement à deux générations. La première est composée de personnes nées durant la pre­ mière moitié du 19e siècle, et leur expérience politique principale est l’engagement patriotique pour réaliser l’unification politique du pays (le Risorgimento)1. La deuxième génération est formée par des militants nés dans les années  1850  : trop jeunes pour avoir participé au Risorgimento, ils vivent pleinement les divisions sociales et politiques du nouvel État. La guerre d’indépendance italienne de 1859, plus particulièrement l’opération militaire dirigée par Giuseppe Garibaldi à la tête d’un millier de volontaires pour libérer les régions du sud du pays en 1860, suscite une vive réaction sur le plan international. L’exploit de Garibaldi donne un élan à l’opinion publique européenne et relance l’initiative populaire et démocratique après l’échec des révolutions de 1848 en Europe. En 1864, séduit par le mythe de Garibaldi, le révolutionnaire russe Mikhaïl Bakounine arrive en Italie, après son évasion audacieuse de Sibérie où il avait été confiné par les autorités tsaristes. Il s’installe à Naples, puis passe en Suisse en 1867, mais maintient toujours un canal de communica­ tion privilégié avec l’Italie. Au cours de ces trois années, il jette les bases du mouvement internationaliste dans la péninsule et sa propagande fait des émules, en particulier chez les militants républicains et démocrates napoli­ tains, adeptes de Giuseppe Mazzini et de Garibaldi. Les noms plus importants sont ceux de Giuseppe Fanelli (1827) et de Carlo Gambuzzi (1837) ; le premier était parmi les Mille débarqués avec Garibaldi en Sicile en 1860, le second était aux côtés du général lors de la bataille de l’Aspromonte en 1862. Chez le révolutionnaire russe, ils retrouvent l’unité de pensée et d’action qui a caractérisé les meilleurs prota­ gonistes du Risorgimento, mais voient également en lui le désir de combiner révolution politique et révolution sociale. À l’époque, plusieurs démocrates et républicains sont déçus des résultats du Risorgimento. Au lieu de se limi­ ter à la révolution politique et institutionnelle préconisée par les courants politiques plus radicaux, ils constatent la persistance des structures hiérar­ chiques de la monarchie. L’essor de l’AIT La naissance du socialisme italien est liée à la manière dont le problème de l’unité nationale a été plus ou moins résolu2 . Camillo Benso di Cavour, 1. NdÉ. L’État italien unifié est né en 1861, mais l’annexion de la capitale, Rome, n’a eu lieu qu’en 1870. 2. Leo Valiani, « Il movimento operaio socialista in Italia e in Germania dal 1870 al

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premier ministre du Royaume de Sardaigne, a besoin de Garibaldi et de ses volontaires pour unifier la péninsule. Cependant, plus tard, les démo­ crates républicains sont relégués dans l’opposition. Certains acceptent l’État monarchique sans réserve, tandis que d’autres restent attachés aux revendi­ cations politiques démocratiques. Dans l’intervalle, surgissent les premières organisations de travailleurs et les premières grèves. Sous l’impulsion de la propagande internationaliste, de nombreux militants radicaux deviennent socialistes. Il y a un lien important entre la première vague du socialisme et le mouvement des démocrates et volontaires groupés autour de Garibaldi1. La figure de Garibaldi parle aux internationalistes, parce que son patrio­ tisme n’est pas étroitement nationaliste, mais ouvert aux aspirations à la liberté et au progrès civil là où elles se manifestaient, d’où l’importance de la figure emblématique de Garibaldi et son influence sur la conscience des nouvelles générations. Si la génération de Fanelli et de Gambuzzi établit un pont entre le Risorgimento et le mouvement socialiste, la première génération proprement socialiste, composée d’élèves directs de Bakounine, est la génération des jeunes gens nés au milieu du 19e siècle. Elle commence à s’engager à la fin des années 1860 et adhère à la Fédération italienne de l’Association interna­ tionale des travailleurs, fondée officiellement en 1872. Les représentants les plus connus de cette génération sont Carlo Cafiero, Andrea Costa, Errico Malatesta et Francesco Saverio Merlino2 . Ces militants se retrouvent dans un cadre adéquat lors du Congrès de l’AIT à Saint-Imier (1872), en Suisse, le lieu de naissance de l’Internatio­ nale antiautoritaire, qui réunit les opposants au Conseil général de Londres contrôlé par Marx. Dirigé par Bakounine et Fanelli, le groupe est complété par Cafiero, Costa, Malatesta et Ludovico Nabruzzi3. 1920 », dans Leo Valiani et Adam Wandruszka (dir.), Il movimento operaio e socialista in Italia e in Germania dal 1870 al 1920, Bologne, il Mulino, 1978, p. 7-28. 1. Gaetano Arfè, «  L’attività del gruppo parlamentare socialista  », dans Ennio Dirani (dir.), Ravenna 1882. Il socialismo in parlamento, Ravenne, Longo, 1985, p. 201-214. 2. NdÉ. Les trois premiers sont issus du milieu politique et culturel napolitain, donc du Sud. Costa, au contraire, est né dans le centre-nord du pays, précisément en Romagne, une région déjà soumise à la domination des États pontificaux et carac­ térisée par une forte culture politique d’opposition, nettement républicaine et anticléricale. 3. NdÉ. Costa est l’un des animateurs du mouvement anarchiste italien au moment où se met en place l’AIT. Dans les débats qui traversent l’AIT, il prend parti contre le Conseil général de Londres et en faveur d’une AIT « antiautoritaire qui tente alors de se mettre en place ». Plus tard, Costa évolue et fonde le Parti socialiste révo­ lutionnaire italien qui présente des candidats aux élections. « À l’étranger où il avait

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Au-delà des personnalités déjà citées, les militants de l’AIT se sont endurcis par une vie difficile, sans gloire, loin des projecteurs, totalement commis par le militantisme révolutionnaire1. Pour la deuxième génération, les parcours sont encore plus durs. Les tentatives d’insurrection de 1874 sont suivies par une vaste action répressive du gouvernement. Les sections de l’Internationale sont dispersées, les journaux supprimés. Les arrestations se multiplient. Beaucoup de jeunes internationalistes traversent une période de reflux sur le plan de l’engagement politique et ne parviennent à réorgani­ ser leurs activités qu’avec difficulté. Jusqu’à la fin des années 1870, le mouvement socialiste italien conserve une approche sectaire. Il exprime son opposition globale au régime en place. C’est l’« épreuve du feu ». L’expérience qui détermine des choix fon­ damentaux et divergents. En 1874, des interventions armées se produisent à Bologne, puis s’étendent aux villes de la Romagne, de la Toscane et des Pouilles. En 1877, un petit groupe armé, mené par des internationalistes dirigés par Cafiero et Malatesta, tente de soulever les paysans et les bergers du massif de Matese, avant d’être réprimé par les troupes royales. À Bologne, l’insurrection organisée par Costa et Bakounine est facilement déjouée par les forces de sécurité qui ont infiltré les conjurés. Le rêve de suivre les traces de la Commune de Paris vole en éclats. Dans le Matese, la lutte armée est inspirée par une forte tradition de brigandage antiunitaire qui touche depuis longtemps les régions du Sud. Pour les internationalistes, ce brigandage est « social ». Il est en fait une révolte populaire contre l’oppression fiscale et militaire du nouvel État unitaire, et non un effet déformé des manipulations des milieux monarchiques et de l’Église, hostiles au libéralisme de la classe dirigeante italienne. Durant cette période, la force de la Fédération italienne de l’Internatio­ nale est considérable. Elle compte 129 sections et 26 704 membres2 . Les réseaux révolutionnaires sont particulièrement denses dans le centre et le centre-nord (Émilie-Romagne, Toscane, Ombrie et Marches). Cette réparti­ tion géographique est le résultat du travail de propagande et de prosélytisme été obligé de se réfugier, il avait marqué des doutes sur l’anarchisme. Il s’en détacha à la suite de l’attentat perpétré en 1878 par Passanante sur le roi Humbert I. À par­ tir de cette date, il abandonne ce qu’il appelle l’insurrectionnisme et se prononce de plus en plus nettement pour le travail parlementaire. De fait, il sera nommé à la Chambre des députés socialistes (ce sont les députés qui sont socialistes), en 1882. » Jacques Droz, L’Internationale ouvrière de 1864 à 1920 (1965), . 1. Zangheri, op. cit. ; Piero Brunello, Storie di anarchici e di spie. Polizia e politica nell’Italia liberale, Rome, Donzelli, 2009. 2. Brunello, op. cit., p. 84-85.

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réalisé entre 1872 et 1873 par Andrea Costa, secrétaire de la commission de correspondance de la Fédération italienne et fer de lance du mouvement internationaliste en Italie et en Europe1. En d’autres termes, le travail politique de Costa déplace l’épicentre du mouvement internationaliste de Naples et du Sud, où il s’est installé à la fin des années 1860, vers l’axe Bologne-Florence et la région polycentrique de la Romagne (Rimini, Ravenne, Cesena, Forli et Imola), où le mouve­ ment se développe dans les années 18702 . Il faut noter que depuis et jusqu’à aujourd’hui, l’implantation de la gauche en Italie se concentre principale­ ment dans cette partie médiane de la péninsule3. Insurrection et insurrectionnisme Jusque dans les années  1880, des centaines de jeunes militent dans le contexte d’un État totalement antidémocratique (moins de 2 % de la popu­ lation a le droit de vote). Les gouvernements réactionnaires ne cessent d’im­ poser des politiques injustes, comme la taxe sur le pain. Les émeutes dans les zones rurales se multiplient, faisant des centaines de morts parmi les civils4. Le sentiment qui mène à la révolte armée tire également son origine de l’expérience négative des volontaires qui ont combattu avec Garibaldi dans les Vosges, entre la fin de 1870 et le début de 1871, pendant la guerre franco-prussienne. Garibaldi avait décidé d’intervenir pour défendre la France républicaine contre l’autoritarisme prussien, mais le visage conservateur et réactionnaire de la nouvelle République française déçoit ses volontaires, d’où la perte de 1. Pier Carlo Masini, « Andrea Costa ai congressi internazionali (1872-1881) », dans Aldo Berselli (dir.), Andrea Costa nella storia del socialismo italiano, Bologne, Il Mulino, 1982, p. 77-87. 2. Romeo Galli, « Andrea Costa. Biografia », dans Andrea Costa. Episodi e ricordi della vita di un rivoluzionario, Milan, Avanti, 1919, p. 5-39. 3. NdÉ. En 1872, dans la foulée des débats qui divisent l’Internationale, la section ita­ lienne prend parti contre Marx et le Conseil général de Londres qu’elle accuse d’au­ toritarisme et de manipulation. Une résolution est adoptée lors d’une rencontre à Rimini réunissant les sections italiennes qui affirment déclarer « solennellement, en présence des travailleurs du monde entier, que dès ce moment la Fédération ita­ lienne de l’Association internationale des travailleurs rompt toute solidarité avec le Conseil général de Londres, affirmant d’autant plus la solidarité économique avec tous les travailleurs, et propose à toutes les Sections qui ne partagent pas les prin­ cipes autoritaires du Conseil général d’envoyer le 2 septembre 1872 leurs délégués, non à La Haye, mais à Neuchâtel en Suisse, pour y ouvrir le Congrès général anti­ autoritaire ». Texte signé par Andrea Costa le 24 août 1872, . 4. Giovanna Angelini, La cometa rossa. Internazionalismo e Quarto Stato. Enrico Bignami e “La Plebe”. 1868-1875, Milan, Franco Angeli, 1994, p. 9-10.

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confiance vis-à-vis du programme républicain et la migration de combat­ tants garibaldiens vers l’Internationale1. Ce mouvement devient encore plus important à la suite des critiques que Mazzini formule à l’égard de la Commune de Paris (1871), que Bakounine, au contraire, défend avec fermeté2 . C’est un moment décisif dans le prosélytisme de Bakounine en Italie. Pour la première fois, les rangs de l’Internationale sont renforcés de façon importante. Face à un cadre national et européen qui semble imperméable au changement, les rebelles voient dans l’action directe le seul débouché possible. L’action violente est considérée comme une nécessité et corres­ pond non seulement à la méthode de lutte préconisée par Bakounine, mais aussi aux traditions conspiratrices du Risorgimento (par exemple, les anciens carbonari, devenus des mazziniens et des garibaldiens)3. Dans le bagage politique et culturel des internationalistes italiens, jusqu’à un certain point, la pensée anarchiste et l’héritage garibaldien et républicain fusionnent et occupent une place importante, tandis que l’incidence du marxisme est faible, ce qui conduit Marx à être plutôt critique envers les partisans de Bakounine en Italie, regroupés dans son Alliance de la démo­ cratie socialiste. Il reconnaît toutefois que l’influence de Bakounine domine l’AIT en Italie. La traduction italienne du premier tome du Capital de Marx est publiée en 1886 (20 ans après l’édition allemande). Sa portée, limitée aux universitaires, est donc plutôt restreinte dans le champ socialiste4. Paradoxalement, la pre­ mière synthèse de l’œuvre de Marx est publiée en 1879 par Carlo Cafiero5, le jeune révolutionnaire italien plus proche de Bakounine que de Marx. Après les insurrections Costa, dont le leadership et l’influence sont considérables dans l’AIT en Italie, change d’orientation après les tentatives ratées de 1874 et de 1877. Armé de sa grande expérience, il décide d’abandonner la lutte clan­ destine et de se concentrer sur ​​le développement progressif des autono­ 1. Ibid., p. 11. 2. Francesco Fiumara, Mazzini e l’Internazionale, Pisa, Nistri Lischi, 1968 ; Emilia Morelli, Mazzini e la Comune, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1984. 3. Andrea Costa, « Annotazioni autobiografiche per servire alle “Memorie della mia vita” », édité par G. Dallò, dans Movimento operaio, vol. 4, no 2, 1952, p. 322. 4. Gianni Bosio, « La diffusione degli scritti di Marx e di Engels in Italia dal 1871 al 1892 », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Scritti italiani, édité par Gianni Bosio, Rome, Samonà e Savelli, 1972, p. 213-263. 5. Carlo Cafiero, Il Capitale di Carlo Marx brevemente compendiato. Libro primo. Sviluppo della produzione capitalista, Milan, Bignami, 1879.

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mies sociales et territoriales, en se rapprochant des milieux mutualistes et coopératifs1. Au cours des années suivantes, la plupart des anarchistes, y compris Malatesta, tout en restant nettement hostiles à la participation aux élections et au système parlementaire, prennent la route d’un « socialisme anarchiste2 », plus attentif au travail d’organisation, d’éducation et de propagande qu’aux gestes démonstratifs soudains et violents. Paradoxalement, les processus judiciaires à l’encontre des tentatives révolutionnaires ont un poids dans la détermination de ces changements. La question de la justice et la relation entre procédures judiciaires et opi­ nion publique émergent avec vigueur au cours des dernières décennies du 19e siècle3, d’où les paroles prononcées par Andrea Costa dans un procès subi à Bologne en 1876 : « Des tribunaux, nous ferons une tribune ! » Il synthétise ainsi le contexte et l’atmosphère, le poids de l’opinion publique et sa pression sur la justice4. On pourrait même dire que le jeune révolutionnaire romagnol est le premier internationaliste à découvrir l’importance de l’opinion publique5. Cette « fenêtre d’opportunité » provient des changements depuis l’ancien régime, où le coupable de délit politique risquait l’échafaud. Dans l’Italie libérale cependant, le principe de légalité de l’État garan­ tit l’ordre établi, mais permet également la dissidence. La découverte de l’opinion publique conduit à sortir d’une logique sectaire et à entrer dans le circuit des associations populaires sous ses différentes formes. Dans le dernier quart du siècle, les socialistes sont confrontés à ces possibilités et à ces problèmes, que les républicains et les libéraux ont explorés quelques décennies plus tôt, au cours du Risorgimento 6 . L’échec en 1877 de la tentative révolutionnaire du massif de Matese marque la crise finale de la méthode insurrectionnelle. L’année précédente, l’établissement du premier gouvernement d’Agostino Depretis, chef de 1. Andrea Costa, « Ai miei amici di Romagna » (1879), dans Gastone Manacorda, Il movimento operaio italiano attraverso i suoi congressi. Dalle origini alla formazione del Partito socialista (1853-1892), Rome, Rinascita, 1953, p. 335-339. 2. Luigi Fabbri, Malatesta. L’uomo e il pensiero, Naples, RL, 1951, p. 237. 3. Luigi Lacchè, Antropologia della giustizia e figure dell’opinione pubblica tra Otto e Novecento, Naples, Satura Editrice, 2009. 4. Costa, « Annotazioni autobiografiche… », op. cit., p. 322 ; Giuseppe Ceneri, Difesa proferita per Andrea Costa nelle udienze 18 e 19 maggio 1876 del processo degli internazionalisti alle assise di Bologna, Bologne, Zanichelli, 1876, p. 2. 5. Paolo Pombeni (dir.), All’origine della « forma partito  » contemporanea. EmiliaRomagna 1876-1892 : un caso di studio », Bologne, il Mulino, 1984. 6. Derek Beales et Eugenio F. Biagini, Il Risorgimento e l’unificazione dell’Italia, Bologne, Il Mulino, 2005, p. 79-95.

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file du libéralisme progressiste, change le contexte politique. Le débat sur l’élargissement du suffrage (l’un des points-clés du programme de Depretis) offre de nouvelles perspectives au mouvement d’émancipation1. En même temps, une importante revue socialiste de Milan, La Plèbe, élargit le cadre du débat. Grâce aux efforts d’Enrico Bignami et d’Osvaldo Gnocchi Viani, deux intellectuels de formation républicaine qui se sont rap­ prochés du socialisme, La Plèbe représente un carrefour de toutes les écoles socialistes d’Europe et exprime un socialisme éclectique, au sein duquel le fédéralisme libertaire et le collectivisme coexistent avec une conception gra­ dualiste du processus d’émancipation sociale2 . Le 3 août 1879, Andrea Costa publie dans cette revue une lettre ouverte (« À mes amis de Romagne ») qui annonce son virage théorique et politique. Plutôt qu’une transition de l’anarchisme à la social-démocratie, il s’agit d’une transition plus nuancée du point de vue de l’anarchisme insurrectionnel vers un socialisme encore proche de l’idée de la révolution libertaire, qui s’ouvre cependant aux perspectives du gradualisme et de la lutte parlementaire. Sur le plan international, le Congrès socialiste universel de Gand (1877), auquel participent des socialistes évolutionnistes et des anarchistes3, est un point focal. Au cours du congrès, d’importantes organisations de travailleurs belges associés à l’Internationale libertaire passent au socialisme gradualiste, ce qui annonce des développements similaires en Italie et en France. L’expérience de Gand est explicitement mentionnée par Costa, qui semble s’inspirer de la volonté du chef socialiste flamand César De Paepe de constituer un mouvement fédéré de la gauche intégrant réformistes et anarchistes. Dans la même lettre de 1879, « À mes amis de Romagne », il y a une référence importante au « mouvement de la paix entre les différentes factions socialistes commencé au Congrès de Gand », comme le plus grand exemple de rénovation du socialisme européen4 . Cette évolution 1. Gianni Bosio et Franco Della Peruta (dir.), « La svolta di Andrea Costa con docu­ menti sul soggiorno in Francia », Movimento operaio, vol. 4, no 2, 1952, p. 287313 ; Lelio Basso, « Andrea Costa », Belfagor, vol. 7, 1952, p. 55-68 ; Leo Valiani, Questioni di storia del socialismo, Turin, Einaudi, 1975, p. 88. 2. Giovanna Angelini, L’altro socialismo. L’eredità democratico-risorgimentale da Bignami a Rosselli, Milan, Franco Angeli, 1999, p. 179. 3. Franco Della Peruta, « Il socialismo italiano dal 1875 al 1882. Dibattiti e contrasti », Annali dell’Istituto Giangiacomo Feltrinelli, 1958, puis republié avec le titre « Il socialismo italiano dall’anarchismo alla socialdemocrazia », dans Franco Della Peruta (dir.), Democrazia e socialismo nel Risorgimento. Saggi e ricerche, Rome, Edi­ tori Riuniti, 1965, p. 285-338. 4. Andrea Costa, « Ai miei amici di Romagna », La Plebe. Rivista socialista ebdomadaria, XII, no 30, 3 août 1879, p. 1-2.

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est encouragée par Engels dont l’influence reste très importante dans le mouvement européen. L’héritage L’histoire de l’AIT en Italie se termine entre 1877 et 1879. Néanmoins, l’influence de ses membres continue à se manifester au cours des années suivantes. Au début des années 1880, autour d’Andrea Costa et d’Osvaldo Gnocchi Viani, se mettent en place le Parti socialiste révolutionnaire de Romagne (1881)1 et le Parti ouvrier (1882)2, qui sont des forces politiques en phase avec des réalités associatives régionales (respectivement en ÉmilieRomagne et en Lombardie). La formation politique fondée par Costa à Rimini en 1881 est probablement le parti le plus original à avoir jamais existé en Italie. C’est un parti semi-anarchiste et libertaire – ses manifes­ tations publiques sont généralement accompagnées de drapeaux rouges et noirs3. Il témoigne d’une interaction particulière entre une forte vocation internationaliste et un profond enracinement régional. Le programme conjugue associationnisme et communalisme (l’autonomie des communes) avec un cadre institutionnel fédéraliste, qui absorbe de nombreux éléments de la tradition anarchiste, insistant sur le fait qu’avec « l’autonomie de la commune, l’intention est de faire en sorte que chaque ville, village et bour­ gade se gouverne librement – par un vote de tous – et ne dépende d’aucun pouvoir central. Peu à peu, la nouvelle fédération des communes libres se substituera à l’État bourgeois, centralisateur et oppresseur4 ». En 1883, l’agitation publique pour la conquête électorale des communes, dirigée par Costa, se caractérise par trois revendications fondamentales : le suffrage universel, la réforme autonomiste du droit communal et provin­ cial et l’abolition des préfectures5. Entre-temps, élu comme premier député socialiste italien, Costa siège au parlement. Pour un ancien anarchiste comme lui, l’acceptation de la participation à l’activité parlementaire, dans une institution de l’État bourgeois, est douloureuse et tourmentée,  mais perçue comme essentielle à l’avancement de la lutte politique6 . 1. Valerio Evangelisti et Emanuela Zucchini, Storia del Partito socialista rivoluzionario, 1881-1893, Bologne, Cappelli, 1981. 2. Maria Grazia Meriggi, Il Partito operaio italiano. Attività rivendicativa, formazione e cultura dei militanti in Lombardia, 1880-1890, Milan, Franco Angeli, 1985. 3. Il Sole dell’Avvenire, organe du Parti socialiste révolutionnaire de Romagne, vol. 2, no 29, 16 septembre 1883. 4. Ibid., vol. 2, no 11, 24-25 mars 1883. 5. Andrea Costa, « Impadroniamoci dei Comuni! », édité par Carlo De Maria, Storia Amministrazione Costituzione, vol. 20, no 20, 2012, p. 7-23. 6. Luciano Forlani, « Andrea Costa e gli anarchici : un decennio di polemiche (1882-

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Avec l’entrée au parlement et la campagne politique de 1883 commence une nouvelle saison politique pour la gauche italienne, qui conduira en 1889 à la première victoire socialiste aux élections municipales (à Imola, la ville d’origine de Costa1). Cependant, en 1892 naît le Parti socialiste ita­ lien (PSI), que son fondateur, Filippo Turati, représentant du socialisme réformiste, imagine cohérent et discipliné autour d’une structure verticale et de la doctrine marxiste, ce qui éloigne Costa du processus puisqu’il reste attaché à sa vision fédéraliste et décentralisée du parti2 . Puis, entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle, en Italie comme en France3, surgissent dans les municipalités des centaines d’administrations socialistes, alors que le souvenir de l’AIT s’efface au profit de la Deuxième Internationale.

1892) », dans Ravenna 1882. Il socialismo in parlamento, Ravenne, Longo, 1985, p. 139-194. 1. Carlo De Maria (dir.), Andrea Costa e il governo della città. L’esperienza amministrativa di Imola e il municipalismo popolare. 1881-1914, Reggio Emilia, Diabasis, 2010. 2. Renato Zangheri, Storia del socialismo italiano. Volume secondo. Dalle prime lotte nella Valle Padana ai fasci siciliani, Turin, Einaudi, 1997, p. 470-494. 3. Patrizia Dogliani, Un laboratorio di socialismo municipale. La Francia (1870-1920), Milan, Franco Angeli, 1992 ; Maurizio Ridolfi, Il PSI e la nascita del partito di massa, 1892-1922, Rome / Bari, Laterza, 1992.



Chapitre 6 L’AIT et les États-Unis Mark Lause et Timothy Messer-Kruse1

L’histoire de l’AIT aux États-Unis est complexe. Sous l’impact d’un déve­ loppement rapide et profond du capitalisme, une vaste classe ouvrière seg­ mentée par ethnies apparaît au tournant du 19e siècle dans le secteur indus­ triel. Grâce à son expérience et à ses valeurs, cette nouvelle classe s’avère un terrain fertile pour l’implantation de l’AIT. Genèse Après l’indépendance des États-Unis (1776), les liens transatlantiques sont maintenus entre des mouvements et des personnalités cherchant une alternative. On pense notamment à des intellectuels radicaux comme Thomas Paine2 ou Robert Owen3, dont l’influence aux États-Unis n’est pas négligeable. Des mouvements explicitement anticapitalistes, comme la Société de New York pour la promotion des communautés, font également partie de ce radicalisme états-unien de la première heure, lequel se manifeste particulièrement à la suite de l’effondrement économique de 1819. Devant les efforts des élites états-uniennes pour limiter l’exercice du droit de vote aux «  hommes propriétaires  » de race blanche, des syndicats, des associations de libres-penseurs, des sociétés pour les réformes sont créés à Philadelphie, à New York, à Boston et ailleurs. Assez tôt, différents par­tis se réclamant des travailleurs apparaissent avec diverses étiquettes, représentant 1. Mark Lause et Timothy Messer-Kruse sont professeurs d’histoire respectivement à l’Université de Cincinnati et à l’Université d’État de Bowling Green, en Ohio. Traduit de l’anglais par Pierre Beaudet. 2. NdT. Thomas Paine est un écrivain né en Angleterre qui s’est joint à la lutte pour l’indépendance des États-Unis en 1776. Résidant en France durant la révolution de 1789 – il est élu député à l’Assemblée nationale en 1792 –, ses écrits pour la démo­ cratie et la libre-pensée acquièrent une grande influence. 3. NdT. L’entrepreneur Robert Owen est un important réformiste anglais qui est devenu l’avocat de l’éducation et de l’amélioration des conditions de travail. Il a créé différents projets coopératifs en Angleterre et aux États-Unis et a été plus tard reconnu comme un précurseur du socialisme moderne.

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différentes orientations. Marx lui-même prend note de ces développements dès la fin des années 1820. Ces premières initiatives sont pour la plupart éphémères. Sous l’influence des partisans d’Owen, des militants fondent des fédérations syndicales, dont une première Union syndicale créée dans les années 1830. Le Parti pour les droits égaux de New York, fondé en 1837, est probablement le premier parti ouvrier en tant que tel. Des expérimentations coopératives se réclamant de Charles Fourier sont menées dans différentes régions rurales. En 1844, sous l’influence des chartistes anglais, l’Association pour la réforme nationale se bat pour une réforme agraire et une redistribution des terres aux fermiers acculés à la misère par les dettes. Parallèlement, des mouvements font campagne pour les coopératives et la limitation de la journée de travail à 10 heures par jour. On s’exprime aussi contre la guerre au Mexique et contre l’esclavage, pour les droits des femmes, des Noirs, des Amérindiens et des Mexicains. Durant ces années, les Africains-Américains organisent leurs propres modes de résistance. Les abolitionnistes noirs ne se contentent pas de parler, ils participent activement à la fuite des Noirs vers le Nord, avec l’appui de quelques Blancs. Des réseaux clandestins sont créés par des militants qui ont acquis une expérience de la lutte illégale en Italie ou en France. Des sociétés secrètes africaines (par exemple l’African American Mysteries) s’engagent dans ce qui devient le « chemin de fer clandestin », dont le but est d’achemi­ ner vers le Nord des esclaves en fuite. Après la guerre contre le Mexique, la question de l’esclavage devient centrale. Les partisans de la réforme agraire se joignent aux « Libertymen » et à leur parti « pour la terre libre » pour contester les élections dans les États de New York et du Massachusetts en 1846 et 1847. Plus tard, des démocrates du Nord affirment leur volonté d’abolir l’esclavage sur le territoire arraché au Mexique. Une campagne est organisée pour appuyer en 1848 le candidat à la présidence, Martin Van Buren, dont le programme est mitigé, car il veut seulement interdire l’escla­ vage dans les nouveaux territoires ; il reçoit néanmoins l’appui des courants antiesclavagistes et favorables à la réforme agraire1. Immigrants et réfugiés Durant la même période, les réfugiés des mouvements révolutionnaires européens de 1848-1849 affluent aux États-Unis. Dans la tradition des chartistes – lesquels veulent organiser une alliance internationale (« les Amis démocratiques de toutes les nations  ») –, différents mouvements lancent 1. NdÉ. Voir Karl Marx et Abraham Lincoln, Une révolution inachevée. Sécession, guerre civile, esclavage et émancipation, Mont-Royal, M Éditeur, 2012.

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un appel pour créer une association pour propager et appuyer les luttes républicaines partout dans le monde. À New York, des réformistes créent le « cercle ouvrier » et participent au Congrès industriel de New York. Leur délégué, Parsons E. Day (un descendant de Joseph Warren, héros de la lutte pour l’indépendance), proclame la nécessité d’un congrès industriel mon­ dial. À Londres en 1851 au moment de l’Exposition universelle, Day ren­ contre plusieurs réfugiés fuyant la dictature de Napoléon III et des délégués de différents syndicats et associations. Dans l’intervalle, un militant écossais, Hugh Forbes, arrive aux ÉtatsUnis. Il est mandaté par le révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini pour solliciter des fonds. Cet ex-étudiant des écoles de l’élite anglaise d’Eton et d’Oxford a un parcours singulier. Devenu capitaine de l’armée anglaise en 1826, il épouse une Italienne et s’établit à Sienne en 1831 où il s’engage dans la lutte républicaine. En 1848, il participe aux combats des forces républi­ caines dirigées par Garibaldi, à partir desquelles il écrit un manuel militaire. Cependant, les républicains échouent et Forbes est arrêté à Venise par les Autrichiens. Libéré, il revient à Paris puis à Londres. Il arrive finalement à New York en juillet 1849. Il s’implique rapidement dans les batailles politiques des républicains contre les défenseurs de la papauté. Avec l’aide de Garibaldi (qui séjourne pendant quelque temps à Staten Island, une localité près de New York), il organise les Italiens radicaux. À cette époque, des cercles radi­ caux se regroupent par nationalités : Allemands, Italiens, Hongrois, Cubains, Polonais, Français et même quelques Anglais et États-Uniens « de souche ». En 1853, une célébration est organisée pour commémorer la révolution de février à Paris. De cette rencontre naît une «  Association des républicains démocratiques et universels » présidée par Forbes. Du côté états-unien, on sent une effervescence. Le «  Cercle ouvrier  » de la Fraternité de l’Union regroupe les vétérans des mouvements agraires. La « Ligue pour la liberté et la démocratie » réunit les abolitionnistes et des membres de la Fraternité. Quelques Africains-Américains dont le docteur James McCune Smith et les «  Africains-Américains pour une démocratie libre » sont liés à Forbes, même s’ils expriment parfois une sorte de « contreracisme » noir. Ces mouvements entretiennent des relations plus ou moins formelles avec l’Association internationale créée à Londres en 1855, précur­ seur de l’AIT, regroupant des chartistes et des organisations représentant dif­ férentes communautés immigrantes et réfugiées. Elle se fait connaître lors de manifestations de solidarité pour Felice Orsini, ce révolutionnaire qui a tenté d’assassiner Napoléon III à Paris. Plusieurs groupes participent à cette cam­ pagne d’appui à New York et ailleurs aux États-Unis. Ce mouvement est par la suite éclipsé par la crise politique qui éclate sur la question de l’esclavage.

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Vers la fin des années 1850, la résistance contre l’esclavage s’accentue. Des abolitionnistes blancs se joignent aux projets insurrectionnels de John Brown, qui recrute Forbes comme conseiller militaire. Forbes pense que la lutte armée contre l’esclavage est possible et nécessaire, mais il estime que la stratégie de Brown est irréaliste (notamment l’attaque contre l’arsenal de Harpers Ferry). Il propose des actions militaires décentralisées dans diffé­ rents lieux en même temps. À la suite de ces controverses, les abolitionnistes blancs prennent leurs distances et cessent de financer Brown et ses projets de lutte armée, ce qui laisse Forbes sans moyen. Dépité par les critiques qui lui sont adressées, Forbes retourne en Italie afin de participer aux nouvelles initiatives de Garibaldi pour relancer la lutte pour l’unité italienne. La loi d’amnistie décrétée par Napoléon permet également le retour en France de plusieurs émigrés révolutionnaires. Les associations internationalistes sont temporairement disloquées. Durant la même période cependant, des cercles ouvriers s’activent. Un militant du Congrès industriel national, John Commerford, se présente aux élections du Congrès pour représen­ ter le district ouvrier de Lower East Side à New York. Le 24 juillet 1861, 2 000 ouvriers d’organisations allemandes défilent à New York pour récla­ mer du travail. L’impact de la guerre civile Au début des années 1860, l’affrontement entre le gouvernement fédé­ ral et les États sudistes est imminent. Un émigré français, Gustave Paul Cluseret1, un militaire, qui a lutté aux côtés de Garibaldi et de Forbes en Italie, s’associe au général abolitionniste John C. Fremont. Il se tourne plus tard vers le journalisme où il tente de rallier la communauté française à la lutte contre l’esclavage. Son association, la « Nouvelle Nation », qui lutte pour l’émancipation des esclaves, mais aussi pour l’égalité, s’exprime dans les cercles radicaux des républicains, lesquels tentent d’imposer Fremont comme candidat à la présidence du Parti républicain, mais c’est finalement Lincoln qui obtient le mandat. Les républicains sortent divisés de cette controverse, au grand plaisir des démocrates. Les organisations représentant les émigrés allemands et français et les militants états-uniens poursuivent leurs activités durant et après la guerre. Ils réclament une loi pour limiter la 1. NdÉ. L’officier de la Garde mobile Cluseret participe à l’insurrection populaire de 1848 à Paris. Plus tard, il se joint au mouvement de Garibaldi en Italie. Il devient général de l’armée nordiste de Lincoln en 1862. En tant que membre de l’AIT, il participe à la Commune de Lyon (1871) et s’exile ensuite en Angleterre où il se joint au mouvement irlandais. Revenu en France en 1884, il est élu député de Toulon. Voir Michel Cordillot, Les utopistes du Nouveau Monde, Paris, Vendémiaire, 2013.

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journée de travail, mais après la guerre, le gouvernement fédéral abandonne ses promesses de réformes. Quelques émigrés, dont Cluseret, s’engagent dans la lutte de libération nationale des fenians en Irlande, puisque les émigrés irlandais participent aux mouvements radicaux aux États-Unis. Au lendemain de la guerre, le climat politique et culturel change. La nécessité des réformes devient plus évidente dans la foulée de la lutte pour l’émancipation. Beaucoup d’États-Uniens et d’immigrants perçoivent dif­ féremment le concept de liberté. Une partie du mouvement abolitionniste élargit ses revendications pour intégrer les droits économiques dans la bataille pour la liberté. Des chrétiens radicalisés, des femmes qui réclament le droit de vote et plusieurs militants ouvriers s’unissent dans une lutte plus large pour des réformes démocratiques (comme la lutte pour la journée de travail de huit heures). Les abolitionnistes dénoncent les conditions de travail qui sévissent dans le Nord (de manière opportuniste, les esclavagistes du Sud affirment que ces conditions sont pires que ce qui existe sous le joug esclavagiste !). Deux têtes de file du mouvement des suffragettes, Elizabeth Cady Stanton et Susan B. Anthony, participent en 1868 au congrès de l’Union nationale du travail1. Les premiers pas de l’AIT aux États-Unis Cesare Orsini, le frère de Felice, est délégué par l’AIT pour visiter les États-Unis en 1866. Il rencontre les organisations italiennes de même que plusieurs personnalités avec qui Marx correspond, notamment Horace Greeley, Charles Sumner et Wendell Phillips, proches des milieux ouvriers radicaux. La connexion est également établie par les réformistes « yankees » (États-Uniens « de souche ») qui sont liés aux militants chartistes et syndi­ caux anglais, dont John Commerford, un ex-associé de Thomas Paine et un correspondant de Marx. À Londres, Richard J. Hinton, un journaliste radical et un ancien partisan de John Brown, s’adresse aux militants anglais de l’AIT. Pendant ce temps, grâce aux efforts de Peter André Fox, l’Union nationale du travail accepte de participer au congrès de l’AIT de Lucerne (1866). Durant cette période, Marx entretient une correspondance soutenue avec des républicains et socialistes radicaux allemands émigrés, dont Friedrich 1. NdÉ. Stanton met en place en 1848 le premier mouvement féministe aux ÉtatsUnis. Elle participe également au mouvement antiesclavagiste et continue de se battre jusqu’à la fin de sa vie pour le droit de vote des femmes. Avocate de la cause des femmes, Anthony a été active tout au long de sa vie pour les droits des femmes. En 1863, elle lance une pétition réclamant la fin de l’esclavage qui a recueilli 400 000 signatures.

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Sorge, un militant saxon qui a émigré à New York à la suite de la défaite de la révolution démocratique en 1848 en Europe. Enseignant la musique pour gagner sa vie, Sorge est en contact permanent avec les courants radi­ caux de l’autre côté de l’Atlantique. Il devient membre du Club communiste créé à New York en 1857. Un comité central de l’AIT est formé dans cette ville et Sorge en devient le secrétaire. Pendant cette période, Sorge, comme la plupart des réfugiés allemands actifs aux États-Unis, en vient à rejeter la politique électorale. Cet éloignement répond également à la scission entre les partisans de Ferdinand Lassalle et ceux de Karl Marx en Allemagne. Sorge est influencé par le fait que les partis socialistes ont peu de succès auprès des électeurs états-uniens. Il ne pense pas qu’il soit possible de contrer les mani­ pulations de la Société Tammany, qui joue sur le registre du populisme et de la violence et qui exerce beaucoup d’influence au sein du Parti démocrate. Pour Sorge, la mission de l’AIT aux États-Unis est d’organiser et de radica­ liser les syndicats, comme le pense Marx par rapport au contexte allemand. À l’été  1872, de nouvelles sections de l’AIT s’ajoutent à celle fondée par Sorge à New York, à Williamsburg et à Brooklyn. Ailleurs, ce sont sur­ tout des travailleurs allemands qui organisent des sections à Boston, à San Francisco, à Chicago et à Détroit. Les Français aussi s’organisent. Plusieurs sections apparaissent à New York, à Newark, à Patterson, à Hoboken et à Staten Island, regroupant un grand nombre d’adhérents, car bénéficiant de l’afflux des militants radicaux qui fuient la France après la défaite de la Commune de Paris (1871). Bientôt, ces sections françaises prolifèrent à Boston, à Philadelphie, à Baltimore, à La Nouvelle-Orléans, à Saint-Louis, à San Francisco, à Chicago et à Springfield (Illinois). Ces militants fran­ çais de l’AIT aux États-Unis sont majoritairement des partisans d’Auguste Blanqui, mais également quelques membres de communautés fouriéristes, notamment à Dallas. Un peu partout, les travailleurs s’organisent par affinités nationales et linguistiques. Deux sections de l’AIT sont irlandaises, mais il y a aussi une section pour les Italiens et une autre pour les hispanophones. Les militants irlandais sont associés aux fenians, les hispanophones sont majoritairement des nationalistes cubains, les Italiens sont des vétérans des luttes révolution­ naires menées par Garibaldi et les Scandinaves sont établis dans le Midwest. En 1872, une section slavonne est formée à San Francisco. La section dirigée par Sorge et des militants allemands continue de domi­ ner l’Internationale. Sorge et ses partisans sont davantage liés au Conseil général de Londres et à Marx, en partie parce qu’ils partagent avec Marx une certaine hostilité à l’égard des idées anarchistes préconisées dans l’AIT par Bakounine.

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Les Yankees dans l’Internationale À la fin des années 1860, l’AIT commence à attirer davantage d’ÉtatsUniens « de souche », les Yankees, notamment ceux qui s’investissent dans la nouvelle génération de syndicats et qui héritent du républicanisme ouvrier en vigueur depuis la lutte d’indépendance. Le programme de l’AIT reflète cette rencontre entre le vieux républicanisme des artisans et une conscience ouvrière qui émerge dans l’industrie. Le mot d’ordre républicain, axé sur la liberté et la vertu, devient un cri de classe : « Pas de droits sans devoirs, pas de devoirs sans droits. » Le blason sur les cartes de membres de l’AIT mentionne les objectifs de «  liberté, égalité et fraternité  ». Les membres des sections anglophones s’adressent les uns aux autres avec le terme de « citoyen ». Après 1871, la Commune de Paris stimule l’appui des États-Uniens radi­ caux à l’AIT. La lutte sanglante de Paris impose aux vétérans des mouvements réformistes les impératifs d’une réforme du travail. Les grands journaux états-uniens dénoncent d’une seule voix le républicanisme de la Commune et même l’AIT, qu’ils accusent d’avoir fomenté la révolte. Seules quelques voix dissidentes défendent la Commune, entre autres le vétéran de la lutte antiesclavagiste. Wendell Phillips, la « trompette dorée » de l’abolitionnisme, qui affirme que la Commune sera une inspiration pour les prochaines géné­ rations. Le journal Anti-Slavery Standard défend les communards. Pour le journaliste radical Theodore Tilton, le communisme est un autre nom pour le républicanisme ; les abolitionnistes d’hier, affirme-t-il, sont les internatio­ nalistes d’aujourd’hui. Dans le bouillon de culture que sont alors les ÉtatsUnis, l’AIT est une vaste galaxie. Il y a les socialistes allemands de différents courants, les partisans français de Blanqui et de Bakounine, des nationalistes cubains et irlandais, des militants syndicalistes, des spiritualistes radicaux et des réformistes états-uniens du travail. Chacun poursuit à la fois des buts communs et particuliers. En définitive, ce sont les Yankees qui font le plus progresser l’AIT, en y attirant des membres d’un bout à l’autre du pays. Elle est promue par des spiritualistes et des défenseurs des droits des femmes, comme Woordhull et Clafin, dont les publications s’annoncent être des organes de l’AIT. L’Internationale grandit à New York, à Philadelphie, à Boston et dans plu­ sieurs villes industrielles. Ces internationalistes yankees, dont les racines remontent au vieux républicanisme ouvrier, se méfient de l’industrialisme. Ils ne voient pas de contradiction entre leurs idéaux égalitaires et libéraux et les buts socialistes. Ils défendent la mémoire de la Commune de Paris, se battent pour la journée de travail de huit heures, promeuvent les droits politiques et sociaux des femmes et des minorités raciales, réclament que

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l’État devienne propriétaire de l’industrie et veulent réformer les structures électorales du pays. Les sections yankees s’engagent dans les batailles ouvrières. À New York, elles organisent une marche de huit heures pour incarner la bataille pour la journée de huit heures. Elles placent à la tête de la manifestation des vété­ rans Africains-Américains de la guerre. Un club Africain-Américain existe brièvement dans l’AIT. Plusieurs des animateurs du mouvement viennent des milieux professionnels, ce qui conduit Sorge et ses partisans à les dénon­ cer comme «  bourgeois  ». Les frictions entre les partisans de Marx et de Bakounine en Europe et entre Marx et Lassalle en Allemagne alimentent ces tensions. Affrontements À la fin de 1871, la croissance des sections yankees avec l’appui des Français fait en sorte que la mainmise de Sorge et des socialistes allemands est menacée sur le Comité central de l’AIT aux États-Unis. Suivant les choses de loin, Marx encourage Sorge, Bolte et ses autres correspondants de New York à résister à ces « Yankees idéalistes ». Il affirme que le Conseil général de l’AIT doit donner au Conseil central de New York le droit d’expulser les adversaires de Sorge, traités d’éléments « sentimentaux » et « bourgeois ». C’est ainsi qu’en décembre de la même année, le Comité central expulse les sections anglo­ phones. Lors du congrès de l’AIT de La Haye l’année suivante, les partisans de Marx approuvent le contrôle de Sorge. Plus encore, ils lui donnent le mandat de préparer le transfert du siège de l’AIT de Londres à New York. Pour Marx, il importe de faire de l’organisation des travailleurs alle­ mands et irlandais une priorité, croyant qu’ils sont en mesure de radicali­ ser le prolétariat états-unien. Dans les faits, cela mène toutefois à éloigner l’AIT des luttes menées par les Yankees pour les droits des minorités raciales et des femmes. Selon Friedrich Bolte, un partisan de Sorge, les Yankees conduisent l’AIT à l’impasse avec leur insistance sur les questions du droit de vote des femmes et de l’amour libre. Bolte estime que l’Internationale est là pour défendre les travailleurs et, par conséquent, qu’elle doit se concen­ trer sur les questions de travail et de salaire. Parallèlement, Marx et ses partisans allemands états-uniens dénoncent la politique électorale comme une « diversion ». Au même moment, les internationalistes yankees veulent lancer le Parti des droits égaux. Ses deux porte-parole sont la célèbre avo­ cate de l’amour libre Victoria Woodhull et le vétéran des luttes AfricainesAméricaines, l’ancien esclave Frederick Douglass, qui devient d’ailleurs le candidat du parti à l’occasion de l’élection présidentielle de 1872. Cela conduit le congrès mondial de l’AIT de La Haye à confirmer leur expulsion.

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Espoirs déçus C’est dans ce climat délétère que Marx propose de déplacer le siège de l’AIT à New York. Il cherche à éviter la prise de contrôle de l’AIT en Europe par les anarchistes. Il pense également que le déplacement aux États-Unis favorisera Sorge. Il croît que, sous son contrôle, l’AIT pourra «  épurer  » le mouvement. Il estime qu’elle pourra devenir un pôle d’attraction pour un mouvement syndical qui semble vouloir percer. Son rêve est que l’AIT pourra influencer ces syndicats et les conduire à l’action révolutionnaire avec l’aide du matérialisme historique. En réalité, ces espoirs s’effritent rapi­ dement. L’influence de l’AIT sur les syndicats ne progresse pas. Les syndi­ cats deviennent matérialistes, mais ils laissent de côté l’histoire. Peu à peu, en effet, le syndicalisme états-unien s’éloigne de la perspective de classe. Contre les syndicats radicalisés apparaît progressivement la philosophie du syndicalisme « pur et simple » de Samuel Gompers (dirigeant de l’American Federation of Labour depuis sa fondation en 1886). Selon cette approche, le syndicalisme doit se tenir loin de tout engagement politique et se concentrer sur les gains économiques immédiats. Sorge s’avère incapable de réunifier l’Internationale. Les conflits s’ag­ gravent même dans les sections allemandes qu’il essaie de contrôler depuis le début de façon autoritaire. Ces tensions reflètent celles qui existent en Allemagne entre l’Association des travailleurs allemands (Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein) fondée par Lassalle et la vision de Marx et d’En­ gels. En 1874, plusieurs sections lancent un nouveau regroupement qui prend le nom de Parti social-démocrate des travailleurs. Localisé à New York et dans quelques villes de la côte est, ce nouveau parti se rapproche d’autres formations socialistes à Chicago et, en 1876, se crée le Parti des travailleurs des États-Unis. L’année suivante, dans la foulée des grandes grèves et de la prolifération de campagnes politiques indépendantes, une nouvelle fusion s’opère avec le Parti socialiste du travail. Il compte plus de 150 sections à travers le pays et rassemble des groupes et des individus de plusieurs com­ munautés (états-unienne, française, allemande, etc.), dont plusieurs ont été parties prenantes de l’aventure de l’AIT. Quel héritage ? L’héritage de l’AIT aux États-Unis est ambigu. Le simple fait que l’AIT ait pu exister aux États-Unis montre qu’il y a eu un essor de la conscience ouvrière internationaliste. Le succès initial résulte d’une convergence de plusieurs courants acceptant d’œuvrer ensemble sur la base d’un certain nombre de principes, mais tout en agissant séparément et en gardant leur autonomie. La perspective de Sorge, appuyée par Marx, a voulu changer

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cette approche en imposant l’unité sur la base de certaines abstractions intellectuelles, plutôt que sur la pratique concrète. Les interventions et les actions ont été annihilées par le désir d’établir une ligne politique ne cor­ respondant pas aux réalités états-uniennes et par la profondeur du républi­ canisme et de l’égalitarisme si chers aux couches populaires de ce pays. Les conflits ont été exacerbés et, à la fin, le mouvement initié par l’AIT s’est disloqué. Par la suite et jusqu’au début du 20e siècle, les luttes se sont poursuivies de même que les efforts pour développer un mouvement national. Pensons aux Chevaliers du travail, aux campagnes pour une « taxe unique » d’Henry George, aux clubs « nationalistes » d’Edward Bellamy et à plusieurs autres éléments du mouvement populiste qui ont poursuivi la vieille tradition radicale et réformiste. En revanche, il est frappant de constater que ces mouvements, contrairement à ce qui s’est passé en Europe, n’ont pas été en mesure de construire un parti socialiste de masse ni même des syndicats focalisés sur la lutte de classe et la solidarité1. C’est ainsi qu’on peut affirmer que l’héritage de l’AIT est paradoxal. En définitive, 150 ans plus tard, cette histoire reste à parachever2 .

1. NdT. Voir Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Montréal, Lux, 2012. 2. Timothy Messer-Kruse, The Yankee International. Marxism and the American Reform Tradition, 1848-1876, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1998.



Chapitre 7 Les sections françaises de l’AIT : le socialisme de métier à l’« assaut du ciel » Xavier Lafrance1

L’Association internationale des travailleurs (AIT) a été formée en 1864 en se fixant comme objectif l’émancipation des travailleurs qui, précisaient ses Statuts provisoires, devait être «  l’œuvre des travailleurs eux-mêmes  ». Les travailleurs étaient donc appelés à faire leur propre histoire mais, ainsi que le rappelle la célèbre formule de Marx, ils ne pouvaient le faire « arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé2 ». Ces conditions héritées du passé étaient large­ ment inscrites dans des contextes nationaux spécifiques et divergents. Si, au sein de chaque section nationale de l’AIT, on retrouvait différents débats de tendances, cs derniers tendaient à converger dans un cadre qui s’enracinait dans les spécificités des évolutions politiques et socio-économiques de chaque pays. Des divergences organisationnelles et idéologiques notables existaient donc aussi entre les sections nationales de l’AIT3. Aussi, par exemple, l’Interna­tionale en Angleterre a largement été une émanation des tradeunions et s’est imprégnée de leur réformisme. Au moment de fonder l’AIT, l’Allemagne était le seul pays ayant un réel parti socialiste. La fondation de l’Association générale des travailleurs alle­mands, chapeautée par Ferdinand Lassalle, s’est réalisée dans un contexte de centralisation politique, laquelle était liée à l’unification nationale allemande. En France, l’AIT s’est construite comme le prolongement organisationnel d’un socialisme de métier qui a été l’apanage idéologique du mouvement ouvrier français des années 18304. 1. Xavier Lafrance est chercheur postdoctoral au History of Consciousness Department de l’Université de la Californie (Santa Cruz) et chargé de cours au Département de science politique de l’Université de Montréal. 2. Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Mille et une nuits, 1997, p. 13. 3. Sur ces divergences, voir notamment George Comninel, « Marx and the politics of the First International », Socialism and Democracy, vol. 28, n° 2, juillet 2014, p. 59-82. 4. Bernard H. Moss, Aux origines du mouvement ouvrier français. Le socialisme des ouvriers de métier, 1830-1914, Paris, Les Belles Lettres, 1989.

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La caractérisation des contextes nationaux s’opérera ici au moyen d’une analyse du mode d’appropriation d’un surplus économique propre à chaque pays. Il s’agit de voir comment se configure et s’institutionnalise le pouvoir social, en particulier à travers la forme de l’État et de la propriété, de façon à permettre à une classe d’en exploiter une autre (ou plusieurs autres). Ainsi défini, le mode d’appropriation établit un modèle de conflit de classes. Bien entendu, les individus et groupes sociaux font toujours leur propre histoire, ce qui explique notamment l’existence de différentes formes d’organisation et de différentes stratégies d’émancipation dans un même contexte national. Les formes organisationnelles adoptées par un mouvement ouvrier donné ne peuvent pas être mécaniquement déduites de son contexte structurel. Il importe toutefois d’identifier comment un mode d’appropriation spé­ cifique dans un contexte national donné exerce des pressions, impose des limites et sert donc de cadre aux débats idéologiques et aux efforts organi­ sationnels. On en vient ainsi à voir comment l’expérience réellement vécue d’un rapport antagonique d’exploitation spécifique amène les individus à former des solidarités de classe ayant des traits particuliers. Le présent chapitre a pour objectif d’explorer la formation et l’évolution des sections françaises de l’AIT en les ancrant dans le contexte national qui leur a été propre. Nous analyserons les sections françaises à l’aune de l’évolution idéologique et organisationnelle du mouvement ouvrier français tout en replaçant cette évolution dans le contexte politique et socioéconomique propre à la France du 19e siècle. Premièrement, sera analysée la transition tardive du capitalisme en France, qui s’est accompagnée de la persistance d’un État parasitaire, monopolisé par une classe dominante qui en usait comme outil de domination et d’appropriation. Dans un deuxième temps, nous verrons comment la classe ouvrière française s’est formée en adoptant un socialisme des ouvriers de métier. Nous analyserons l’essor et l’évolution des sections françaises de l’Internationale en les replaçant dans le contexte propre au mouvement ouvrier français. Enfin, nous conclurons par une brève analyse des tentatives d’émancipation des travailleurs et des travailleuses en France lors des révolutions de 1830, de 1848 et de 1871, en insistant sur le rôle joué par l’AIT au cours de cette dernière. Au lendemain de 1789 : émancipation partielle du travail et consolidation de l’État parasitaire Il est largement accepté que la Révolution française qui a débuté en 1789 a engendré les lois D’Allarde et Le Chapelier de 1791, qui abolissaient les corporations et le droit de coalition, ce qui a débouché sur le Code civil de 1804 et a marqué une étape cruciale dans la transition française au capi­

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talisme. En fait, c’est souvent un impensé dans la littérature des sciences sociales : le 19e siècle français a été capitaliste et pleinement libéral au plan économique, l’État refusant d’empiéter sur la liberté des employeurs d’user de leur propriété comme bon leur semblait. L’essor de la classe des salariées françaises et du mouvement ouvrier est alors perçu comme une réaction à une transformation capitaliste de la production artisanale, débutant sous la Restauration dans les années 1820 et s’accélérant sous la monarchie de Juillet, au cours des années 1830 et 18401. Une nouvelle littérature historique émergeant au cours des deux der­ nières décennies permet cependant de remettre en question ce postulat d’une société française libérale2 . On découvre alors que les activités écono­ miques demeurèrent largement réglementées par l’entremise de toute une série d’institutions locales et régionales dont les activités régulatrices allaient directement à l’encontre du discours libéral de l’élite française. Cela permet une nouvelle lecture des rapports de classe et de la formation du mouve­ ment ouvrier français au 19e siècle. Les recherches de Michael Sonenscher et de Steven Kaplan montrent comment les travailleurs et travailleuses – journaliers et journalières autant que maîtres d’atelier – ont lutté tout au long du 18e siècle, et même avant, contre une subordination imposée par les maîtres dirigeant les corporations3. À la « servitude » imposée par la « police du travail » (les corporations), dont le pouvoir était délégué par la couronne, on opposait un « droit naturel » conférant aux artisans un droit de contrôler leurs activités productives, sui­ vant des usages acceptés. Ce n’est donc pas à la demande d’une bourgeoisie libérale montante, mais bien à la suite des luttes des travailleurs et des tra­ vailleuses qui se sont intensifiées au 18e siècle et qui ont culminé au cours de la Révolution française que les corporations ont été abolies4. Loin de déboucher sur un capitalisme sauvage et une économie ultra­ libérale, la Révolution a apporté un affranchissement substantiel du tra­ vail. Comme l’indique Alain Cottereau, de grands événements qui ponc­ tuèrent la Révolution, comme la Déclaration des droits de l’homme et du 1. Voir William Sewell Jr., Work & Revolution in France. The Language of Labor from the Old Regime to 1848, Cambridge, Cambridge University Press, 1980. 2. Voir Claire Lemercier, « La France contemporaine : une impossible société », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 52, no 3, 2005, p. 166-179. 3. Michael Sonenscher, Work and Wages. Natural Law, Politics, and the EighteenthCentury French Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; Steven Kaplan, « Réflexion sur la police du monde du travail, 1700-1815 », Revue histo­ rique, no 261, 1979, p. 17-77. 4. Liana Vardi, « The abolition of the guilds during the French Revolution », French Historical Studies, vol. 15, no 4, 1988, p. 704-717.

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citoyen, l’abolition des privilèges et l’éradication des corporations, ont été « vécus intensément comme une émancipation ouvrière effective, comme un triomphe des anciennes luttes morales, et comme la consécration d’une capacité effective de négocier équitablement avec les employeurs. Il ne s’agis­ sait pas seulement de nouveaux droits civils formels, mais bien de nouvelles possibilités réelles, massivement utilisées1 ». Cet affranchissement se mani­ festa entre autres par la quasi-généralisation des contrats de louage d’ouvrage entre employeurs et employées. Contrairement au louage de services, qui s’apparentait à un rapport de domesticité, le louage d’ouvrage impliquait que l’employée soit engagée pour des tâches précises, déterminées d’égal à égal avec l’employeur, et que l’employée accomplisse ces tâches de façon auto­ nome, sans rapport de subordination, et en suivant les usages coutumiers du métier. Le louage de services excluait donc la subordination des employées et, par le fait même, rendait impossible l’aliénation du travail permettant aux employeurs de prendre le contrôle de la production de façon à l’organiser en réponse aux impératifs concurrentiels du marché. Se trouvait donc exclu l’un des mécanismes fondamentaux de l’économie capitaliste. Si les travailleurs et les travailleuses sont devenues plus autonomes, libé­ rées de la subordination paternaliste des corporations, ce ne fut pas pour être projetées sur des marchés déréglementés, exigeant une concurrence capita­ liste. Toute une série de pratiques coutumières plus ou moins formelles, mais aussi d’institutions locales et régionales, comme les mairies et les pré­ fectures, ont continué de réglementer les embauches, les congédiements, les salaires ainsi que l’organisation du travail. De nouvelles institutions ont aussi été créées dans la foulée de la Révolution. Ce fut le cas des Justices de paix – des tribunaux de proximité qui avaient entre autres pour but de faire respecter les usages qui existaient dans les différents métiers. Ces cours de justice ont connu un important succès et la population française y a massi­ vement eu recours pour faire valoir ses droits. Au tournant du 19e siècle, on a aussi mis sur pied des Conseils de prud’hommes, des justices de paix mainte­ nant spécialisées dans la réglementation du travail2 . Ces conseils se sont faits les garants des usages des métiers et ont bloqué systématiquement toute ten­ tative des employeurs d’imposer unilatéralement des règlements d’atelier ou d’usine visant, par exemple, à intensifier le travail. Ils ont aussi réglementé 1. Alain Cottereau, « Sens du juste et usages du droit du travail. Une évolution contras­ tée entre la France et la Grande-Bretagne au XIXe siècle », Relations sociales et espace politiques, no 33, 2006, p. 104. 2. Alain Cottereau, « Droit et bon droit. Un droit des ouvriers instauré, puis évincé par le droit du travail (France, XIXe siècle) », Annales. Histoire. Sciences Sociales, vol. 57, no 6, 2002, p. 1521-1557.

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les salaires (c’est-à-dire les tarifs versés pour un ouvrage donné) de façon à empêcher le recours à une concurrence déloyale par certains employeurs. Ces institutions ont donc permis la reproduction, voire l’expansion, d’un droit coutumier, lequel rendait impossible le « désencastrement » de l’éco­ nomie et l’essor concomitant de marchés « autorégulés » qui caractérisent le capitalisme. Ces développements français allaient à l’encontre des transfor­ mations économiques qui ont eu lieu à la même époque outre-Manche. En Angleterre, tout au long du 18e siècle et plus encore au 19e siècle, on a assisté à la déréglementation des activités économiques et à la prise de contrôle de la production par les employeurs1. Un processus d’industrialisation capita­ liste a ainsi été mis en branle, et celui-ci a conféré un trait tout particulier au développement du mouvement ouvrier anglais, comme nous le verrons plus loin. Ce qui précède ne suppose bien sûr pas une émancipation complète des travailleurs et des travailleuses. Au lendemain de la Révolution et tout au long du 19e siècle, l’économie française, bien que régie par un ensemble de coutumes et d’institutions qui excluait l’émergence de marchés autorégulés, n’était pas pour autant planifiée. Un fort niveau de désorganisation impli­ quait un chômage élevé, et l’existence de normes n’excluait pas (comme c’était par ailleurs déjà le cas sous l’Ancien Régime) la présence de nombreux employeurs et maîtres d’ateliers « déshonorables » qui tentaient de contour­ ner les réglementations normatives de l’économie existante. Les conditions de vie d’une grande partie de la classe ouvrière demeuraient conséquem­ ment précaires et le chômage restait un problème récurrent pour beaucoup. La société française demeurait de plus une société de classes. Pour l’essen­ tiel, cependant, l’appropriation d’un surplus par une classe dominante aux dépens de classes laborieuses (les paysannes et les artisanes) ne prenait pas une forme économique comme c’est le cas dans la société capitaliste. En Angleterre, déjà, une forme «  économique  » d’exploitation émer­ geait : des travailleurs et des travailleuses séparées des moyens de produc­ tion et dépendantes du marché devaient vendre leur force de travail à des employeurs capitalistes qui, prenant contrôle de cette force de travail, se voyaient obligés de l’exploiter au maximum de façon à faire face aux impé­ ratifs concurrentiels du marché. Dès lors, l’appropriation se faisait par l’entremise d’un pouvoir de contrôle sur la production, rattaché à une pro­ priété privée absolue des moyens de production, au sein d’une sphère dite « économique ». L’usage coercitif de la force, le recours direct à un pouvoir 1. John Rule, The experience of Labour in Eighteenth Century English Industry, New York, St. Martin’s Press, 1981 ; Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Gallimard, 1988.

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«  extra-­économique  », devenait de moins en moins nécessaire à l’appro­ priation d’un surplus. Le recours au pouvoir étatique n’était plus directe­ ment nécessaire à l’appropriation du surplus, l’État pouvant maintenant se contenter de maintenir en place des rapports de propriété permettant une exploitation d’un type nouveau. La situation était très différente en France, où la classe dominante n’était pas composée de capitalistes et où l’exploitation continuait de se faire sur une base «  extraéconomique  », largement médiée par un accès privilégié à l’État et à ses pouvoirs coercitifs et fiscaux. Comme nous venons de le voir, en France, au moins jusqu’à la fin du Second Empire, la propriété des moyens de production (les machines et les ateliers autant que la terre) ne prenait pas une forme capitaliste ; son usage demeurait réglementé par toute une série de normes coutumières excluant un pouvoir arbitraire des propriétaires. Ainsi, les grands propriétaires terriens ne pouvaient profiter de rentes fixées par le marché afin d’exploiter une yeomanry lancée dans un processus d’improvement de la productivité de la terre, comme c’était le cas sous le capitalisme agraire anglais1. De même, les marchands français n’étaient généralement pas intéressés (et en étaient empêchés par des règles coutumières) à prendre le contrôle de la production réalisée dans leurs ate­ liers, de façon à en augmenter la productivité. Leur profit se faisait d’abord et avant tout dans la sphère de la circulation : par l’achat des produits par leurs artisanes au coût le moins élevé possible et la vente des produits (sou­ vent à l’extérieur de France, dans les cours de noblesse européenne) au prix le plus élevé possible. En France, la propriété terrienne (non capitaliste) et la rente qui en découlait sont demeurées un moyen d’appropriation privilégié tout au long du 19e  siècle. L’accès aux hautes fonctions administratives et politiques de l’État est aussi resté un levier d’exploitation crucial au cours de cette période. De fait, l’accès à la classe dominante passait par l’achat de terres (donnant accès à la communauté politique, au droit de vote et au droit d’éli­ gibilité jusqu’à la Deuxième République) tout autant que par une carrière dans l’appareil étatique. Systématiquement, les bourgeois – qui n’étaient pas capitalistes, mais plutôt pour la plupart, des avocats, des notaires et d’autres membres des professions libérales –, y compris les marchands faisant for­ tune, consolidaient leur position dans la classe dominante par l’achat de terres (souvent avec un château) et par l’obtention d’une fonction dans l’État français. La classe dominante était donc composée de « notables », de 1. Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme. Une analyse approfondie, Montréal, Lux Éditeur, 2009.

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grands propriétaires terriens qui monopolisaient l’accès à l’État, notamment en restreignant le droit de vote, en s’appuyant sur des réseaux familiaux et en limitant l’accès aux grandes écoles afin d’accaparer les postes les plus pres­ tigieux du pouvoir politique. C’est ainsi que l’État français a continué de servir de levier d’appropriation pour une classe dominante et a poursuivi sa croissance au cours du 19e siècle, devenant une énorme « excroissance para­ sitaire » (Marx) vivant aux dépens des classes laborieuses françaises. C’est face à cet État parasitaire que les travailleurs et travailleuses françaises se sont unies pour la première fois comme classe explicitement consciente de sa propre existence. La formation de la classe ouvrière en France : du socialisme de métier à l’Association internationale des travailleurs Jusqu’à l’essor de nouvelles relations sociales de la propriété capitaliste, qui n’a pas débuté avant la fin du Second Empire et ne s’est accéléré qu’au cours des dernières décennies du 19e siècle, il n’existait pas en France d’anta­ gonisme systémique entre les maîtres d’atelier et les travailleurs et les travail­ leuses. De plus, tout au long du 19e siècle, les grèves et protestations du monde du travail français n’étaient, de façon générale, pas dirigées direc­ tement contre les employeurs. Elles s’adressaient plutôt aux autorités poli­ tiques leur demandant d’intervenir afin de ramener à l’ordre des patrons qui dérogeaient aux usages coutumiers ou encore de prendre des mesures visant à fournir du travail aux sans-emploi. Les plaintes du monde du travail français de l’époque vilipendaient les riches «  fainéants  » et «  improductifs1  ». L’ennemi à abattre était la «  bourgeoisie aristocratique  ». Il ne faut pas réduire cette formule à une simple métaphore  : la notion de «  bourgeoisie aristocratique  » décrivait de façon très adéquate la manière dont les bourgeois, loin de former une classe capitaliste en puissance, ont aspiré, au moins jusqu’au tournant du 20e siècle, au mode de vie des aristocrates de l’Ancien Régime, qui profi­ taient de la rente foncière tout en bénéficiant des largesses d’un État où ils occupaient de lucratives fonctions. On dénonçait donc les rentiers, les riches marchands, les banquiers et autres spéculateurs, mais on honnissait aussi le lourd fardeau des impôts indirects tout en mettant en évidence le fait que les riches faisaient les lois, contrôlaient l’État et avaient droit à ses sinécures grâce à un clientélisme politique érigé en système. Bien plus que 1. Sur les plaintes des travailleurs et des travailleuses, voir Alain Faure et Jacques Ran­ cière, La parole ouvrière 1830-1851, Paris, Union générale d’édition, 1976 ; Iorwerth Prothero, Radical Artisans in England and France, 1830-1870, Cambridge, Cam­ bridge University Press, 1979.

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les tensions ponctuelles avec les maîtres d’atelier, c’est donc la monopolisa­ tion du pouvoir étatique par une caste de notables qui était perçue par les ouvriers et les ouvrières comme la cause première de leurs maux. La « old corruption », le clientélisme et les sinécures ont bien sûr fait aussi face à l’op­ position farouche d’une classe ouvrière anglaise organisée autour des idées chartistes au cours des années 1830 et 1840. Le monde du travail anglais a aussi mis à l’époque davantage l’accent sur la tyrannie grandissante de leurs employeurs qui faisaient fi des coutumes des métiers et qui, afin de maximi­ ser leurs profits, ont pris le contrôle de l’organisation de la production sur les lieux de travail, aidés en cela par l’État et ses mesures législatives soute­ nant le processus1. Ce processus n’existait pas en France, où l’État demeurait un « appropriateur » direct et, en cela, la cible principale d’un mouvement ouvrier naissant. À l’État des riches propriétaires terriens, le mouvement ouvrier des premiers trois quarts du 19e siècle a opposé la République sociale et démo­ cratique. À travers une série de luttes allant de la Révolution de 1830 à celle de 1848, les travailleurs et les travailleuses ont cristallisé leur solidarité de classe autour de cet idéal, tout en gonflant les rangs des organisations répu­ blicaines. Démocratique, le régime républicain avec son suffrage universel permettrait dans un premier temps d’arracher l’appareil d’État des mains de la classe dominante, la dépossédant ainsi d’un de ses principaux moyens d’exploitation et de domination. Sociale, la république permettrait aussi au monde du travail de mettre en place différentes mesures sociales améliorant les conditions des classes laborieuses, en endiguant notamment le chômage et en approfondissant les réglementations normatives des métiers déjà admi­ nistrés par les conseils de prud’hommes. C’est cette république démocratique et sociale que le monde du travail français a tenté de mettre en place lors de la Révolution de 1848. Les plus socialistes des républicaines envisageaient aussi d’user du nouveau régime de façon à soutenir la formation d’associa­ tions (ou coopératives) ouvrières qui, plus efficaces que les entreprises non coopératives, se généraliseraient dans chaque métier et se fédéreraient entre elles, jetant ainsi les bases de la société nouvelle. C’était là, pour l’essen­ tiel, le noyau dur autour duquel a gravité ce que Bernard Moss a appelé le « socialisme des ouvriers de métier », laissant lui-même place à l’existence d’un certain pluralisme idéologique à l’intérieur du cadre ainsi défini2 . En Angleterre, par contraste, le capitalisme industriel émergeant au e 19  siècle a entraîné la privatisation du pouvoir d’organiser la production, 1. Gareth Stedman Jones, Languages of Class: Studies in English Working-Class History, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. 2. Moss, op. cit.

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désormais rattaché à une propriété privée absolue et monopolisé par les employeurs. Devant cela, et surtout à partir des années 1850, les travailleurs et les travailleuses qualifiées s’étaient organisées à l’intérieur de trade-unions autour du lieu de production, nouveau lieu d’exploitation capitaliste, afin de négocier avec leurs employeurs l’aménagement de cette exploitation. Ainsi, la section anglaise de l’AIT s’est formée sur le socle du trade-unionisme et a adopté son réformisme et son économisme, l’adhésion des syndicats anglais à l’Internationale étant d’abord motivée par la possibilité d’obtenir un sou­ tien international lors des grèves et de limiter la concurrence des travailleurs et des travailleuses en provenance du continent. L’Internationale en France, émergeant dans un contexte bien différent, s’est inscrite quant à elle dans la tradition du socialisme de métier. Les sections locales françaises de l’AIT sont demeurées numériquement faibles et plusieurs ont souvent connu une courte durée de vie. L’Interna­ tionale française n’était par ailleurs qu’une organisation ouvrière parmi d’autres et sa représentativité est demeurée particulièrement limitée au cours des premières années de son existence. Elle n’en a pourtant pas moins joué, au cours des années 1860, un rôle important dans la réorganisation du mouvement ouvrier français ; réorganisation qui a suivi un déclin relatif dû à la sévère répression du soulèvement des « journées de Juin », sous la Deuxième République, et la répression du Second Empire de la première phase. Le développement de l’Internationale en France a été caractérisé par une première phase «  mutuelliste  » (allant de la fondation, en 1864, au Congrès de Bruxelles et au procès intenté contre l’AIT en France en 1868), suivi d’une deuxième, «  collectiviste  » (s’étirant des procès de 1868 à la défaite de la Commune en 1871)1. Au moment de fonder l’AIT, la fraction militante du mouvement ouvrier français adhérait très largement au mutuellisme, autant à Paris qu’en province. Pour faire face aux problèmes économiques, lutter contre le paupérisme et éliminer le chômage, on envisageait alors de former des insti­ tutions financières populaires qui soutiendraient la formation de coopé­­ra­ tives ouvrières en facilitant l’accès au crédit. On a souvent associé ou même réduit cette période de l’AIT en France à l’influence de la majorité prou­ d­honienne dans les différentes sections, mais Michel Cordillot a montré 1. Jacques Rougerie, « Les sections françaises de l’Association internationale des travail­ leurs », La Première Internationale, l’institution, l’implantation, le rayonne­ment, Paris, Éditions du CNRS, 1968 ; Mathieu Léonard, L’émancipation des travailleurs. Une histoire de la Première Internationale, Paris, La Fabrique, 2011 ; Michelle Cordillot, Aux origines du socialisme moderne. La Première Internationale, la Commune de Paris, l’Exil, Ivry-sur-Seine, L’Atelier, 2010.

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l’apport important d’un courant néo-fouriériste minoritaire, lui aussi mutuelliste, au sein de l’organisation. En fait, il semble que les mois qui ont suivi la fondation des sections locales françaises aient été caractérisés par une certaine ambivalence idéologique et stratégique. La coopérative est perçue comme la voie de l’avenir et beaucoup rejettent le recours à l’action politique pour y cheminer, mais différentes avenues stratégiques sem­blent envisageables pour plusieurs membres, et certaines ne sont pas tout à fait fermées à une proximité avec les blanquistes et les néojacobins. Les blanquistes critiquaient le projet mutuelliste, jugé inoffensif pour le pouvoir en place. D’abord, il fallait la République, qui pourrait ensuite être sociale. Pour atteindre cet objectif, l’action électorale, rendue inefficace par l’aliénation et l’ignorance des masses, devait laisser place à la détermination révolutionnaire d’une minorité de conjurées militairement dirigée. La plupart des blanquistes toutefois sont demeurés en dehors de l’AIT jusqu’en 1870, laissant ainsi place au mutuellisme, dont la domination a été consacrée au Congrès de Genève de 1866, et à la majorité proudhonienne. Les proudhoniens s’opposaient au recours à la grève, que leur maître à penser, mort en 1865, avait décrit comme inefficace et cause d’inflation. Ce courant rejetait aussi le recours à un changement de régime pour faciliter l’essor des coopératives. Pour lui, il s’agissait plutôt de mettre en place des coopératives sous le régime existant, par le biais du crédit mutuel, de façon à généraliser la forme coopérative et à fédérer les entreprises. Ces fédéra­ tions annonceraient l’organisation sociale à venir, « l’atelier remplacera le gouvernement », et l’État se dissoudrait ainsi dans la société. Bien qu’on ne s’appuyât plus ici sur la République comme levier d’émancipation, en fai­ sant la promotion des coopératives fédérées comme moyen d’émancipation sociale, on restait dans le cadre du socialisme de métier. On a souvent qualifié Proudhon et ses disciples de petits-bourgeois cherchant à mettre en place une société de petits producteurs indépendants s’adonnant à l’« échange égal », débarrassés des intermédiaires, notamment les marchands propriétaires des grands ateliers. Sans vouloir nier les rac­ courcis qu’ait pu prendre Proudhon et les culs-de-sac auxquels auraient pu mener ses théories, force est de constater une certaine cohérence entre son idéal (et plus largement celui du socialisme de métier) et le contexte au sein duquel il émergea. Comme nous l’avons vu plus haut, à l’époque où Proudhon a formulé ses théories, et avant les dernières décennies du 19e siècle, il n’existait pas d’antagonisme systémique entre les maîtres d’ateliers et leurs employées, qui demeuraient largement autonomes dans leur travail, pas plus qu’il n’existait de marchés autorégulés, désencastrés des pratiques coutumières des métiers. Les grands marchands posaient par contre pro­

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blème. Parce que leur grande majorité ne contrôlait pas l’organisation de la production avant la fin du siècle1, leur profit se faisait dans la sphère de la circulation : ils achetaient aux tarifs les plus bas possible (dans un cadre réglementé par les prud’hommes et d’autres institutions) les produits des arti­ sanes qu’ils employaient dans leurs ateliers, avant de les revendre le plus cher possible. Maîtres et artisanes étaient donc largement autonomes, côte à côte dans les ateliers, mais affrontaient souvent des marchands (non capitalistes). Partant de ce contexte, les proudhoniens voulaient consolider cette autono­ mie et se départir du fardeau des « intermédiaires parasites », dont l’État mais aussi les grands marchands. Par ailleurs, le rejet du recours à l’État comme soutien au développe­ ment des coopératives par des proudhoniens de l’Internationale semble avoir été autant lié à des considérations pratiques qu’à des croyances idéo­ logiques. L’Empire, même au cours de sa phase « libérale » amorcée dans les années 1860, s’adonnait encore à la persécution. Dans ce contexte, le recours à l’État comme appui au mutuellisme semblait exclu et l’action politique révolutionnaire faisait courir le risque d’une répression qui mena­ cerait l’existence de l’AIT en France (comme l’ont montré en effet les pro­ cès contre l’Internationale en 1868). Des dirigeants proudhoniens comme Henri Tolain, qui avait été traumatisé par la répression sanglante de 1848, souhaitaient donc demeurer hors de l’action politique. Ce pragmatisme a mené aussi les dirigeants des sections françaises à suivre avec une certaine libéralité la doctrine proudhonienne. On a ainsi participé à des débats très politiques dans l’Internationale, comme celui portant sur l’indépendance polonaise. On s’est entendu aussi sur le principe de candidatures ouvrières indépendantes aux élections. Enfin, on a contribué à l’animation de cer­ taines grèves. Après avoir fait montre de nombreuses réticences idéologiques sur la question, les sections françaises de l’AIT ont animé en effet différentes grèves au cours de l’année 1867. On a soutenu la grève des bronziers de Paris ou 1. Dès les années qui suivirent le Traité de commerce franco-anglais de 1860, la concurrence britannique a entraîné certains producteurs français à tenter d’imposer un contrôle sur la production de leurs employées. Parallèlement, à partir de la fin des années 1860, une série de mesures législatives ont visé à appuyer ces initiatives des employeurs en éliminant les contrats de louage d’ouvrage et en éradiquant les réglementations normatives des métiers maintenus par les prud’hommes. Ce pro­ cessus a toutefois été lent, inégal sur le territoire français et contesté. La réglementa­ tion normative de l’économie est demeurée bien vivante et pour encore longtemps sous la Troisième République. Voir Xavier Lafrance, Citizens and Wage-Laborers. Capitalism and the Making of a Working Class in France, Leyde / Boston, Brill, à paraître.

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encore celle des travailleurs et des travailleuses du textile de Roubaix, en acheminant notamment une aide financière des trade-unions anglaises. La participation à cette activité de grève a ouvert la porte au tournant collec­ tiviste qui allait être pris par l’Internationale en France. Déjà, en 1867, on débattait de l’idée de réaliser sous la supervision de l’Internationale une fédération de toutes les sociétés ouvrières existantes, afin de mener des grèves et de tenir tête aux autorités politiques. Après que les effets combinés de la répression impériale et des crises internes eurent entraîné la disparition de toutes les sections françaises de l’AIT (sauf à Rouen), c’est en effet autour et à travers l’essor de sociétés ouvrières de résistance et en adoptant une perspective collectiviste que l’Internationale s’est reconstruite en France. Le bureau parisien de l’AIT entretenait alors un rapport quasi organique avec la Chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris, partageant un même local, signant des textes conjoints et tenant des réunions simultanées. C’est aussi à cette époque, en 1869 et 1870, que l’AIT a connu sa plus forte expansion en France, rassemblant (tout au plus) quelques dizaines de mil­ liers de membres. Ce qui a caractérisé cette période collectiviste, ce fut moins une rup­ ture idéologique radicale que l’essor d’une nouvelle pratique syndicale. Le collectivisme demeurait en effet dans le cadre du socialisme de métier et ne s’opposait pas au mutuellisme, dans la mesure où on se fixait toujours pour objectif une réorganisation socio-économique basée sur la fédération des associations de métiers. Par ailleurs, des tendances mutuellistes, collecti­ vistes et maintenant blanquistes allaient poursuivre leurs débats au cours de la période qui a mené à la Commune de Paris. La nouveauté tenait au sou­ tien plus assumé aux libertés syndicales et à l’activité de grève. Cela faisait écho à la légalisation des grèves par le régime impérial en 1864, mais aussi aux premières escarmouches entre le monde du travail et les employeurs capitalistes, qui commençaient à peine à émerger des suites de l’exposition à la concurrence anglaise causée par la signature du traité commercial anglofrançais de 1860. Ce collectivisme et le plus grand soutien aux grèves des sections locales de l’AIT et des sociétés ouvrières laissaient présager par ail­ leurs l’essor du syndicalisme révolutionnaire français. Ce dernier allait naître au tournant du 20e siècle, alors qu’allait rapidement s’étendre l’organisation capitaliste du travail, entraînant dans son sillage une explosion du nombre de grèves, menées par des travailleurs et des travailleuses tentant de préser­ ver leur autonomie au travail, ainsi que les réglementations normatives de l’économie qui la garantissait. Avant d’en arriver là et que sonne le glas de la Première Internationale, le mouvement ouvrier parisien allait une dernière fois tenter de s’émanciper

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à travers une révolution qui avait pour objectif la mise en place d’une répu­ blique démocratique et sociale. Conclusion : la Commune comme nouvelle forme de république démocratique et sociale et le rôle de l’AIT La Révolution de 1830 avait triomphé grâce aux luttes du prolétariat parisien lors des journées de Juillet. Le régime orléaniste qui en a émané a refusé cependant de rendre son dû à la classe ouvrière et a rejeté les revendi­ cations socio-économiques qu’elle avait formulées. C’est à la suite de cette déception que la classe ouvrière française a pris explicitement conscience pour la première fois de ses intérêts propres. Ces intérêts devaient être défendus par la Deuxième République, issue de la révolution de 1848. Au lendemain de la chute de la monarchie et pendant plusieurs jours, les tra­ vailleurs et les travailleuses de Paris ont pris la rue pour éviter une nouvelle restauration et obliger le gouvernement provisoire à déclarer la République. Le nouveau régime a déçu cependant une fois de plus les aspirations sociales de la classe ouvrière, qui s’est alors engagée dans une lutte débouchant sur la sanglante répression de juin, ce qui a ouvert la porte au coup d’État de Louis Bonaparte en 1851. Après cette nouvelle défaite, beaucoup parmi les militantes les plus poli­ tisées ont compris comme Marx que la prochaine révolution en France « devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et mili­ taire en d’autres mains, comme ce fut le cas jusqu’ici, mais à la détruire ». Il faudrait alors inventer une nouvelle forme de démocratie, au-delà du simple suffrage universel en lequel beaucoup de républicaines et socialistes français avaient placé trop d’espoirs. Le monde du travail parisien a proposé sa solu­ tion au problème en 1871 : la République communaliste, pour laquelle la Commune de Paris, qui a duré de mars à mai, devait servir de modèle. Après la débâcle des armées françaises devant les Prussiens en 1870, ce qui a entraîné la chute de l’Empire, le gouvernement provisoire mis sur pied le 4 septembre a refusé de régler la question constitutionnelle, la nature du régime. Les habitantes de la capitale, réclamant une République, se sont organisées spontanément dans une Fédération républicaine de la Garde nationale, qui représentait l’essentiel des bataillons et de la population parisienne1. Le Comité central de la Fédération a organisé une opposition 1. L’analyse du processus constituant menant à la Commune de 1871 reprend ici la très éclairante analyse réalisée par Pierre Boisseau, «  La république démocratique et sociale de 1871 : une forme originale de “gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple” », dans Gilbert Larguier et Jérôme Quaretti (dir.), La Commune de 1871. Utopie ou modernité ?, Perpignan, Presse universitaire de Perpignan, 2000. Sur

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républicaine aux prétentions monarchistes d’un gouvernement provisoire retranché à Versailles. Les sections de l’AIT ont participé à cette opposi­ tion républicaine, aux côtés de néojacobins et de blanquistes, dont plusieurs rejoignaient ses rangs à cette époque. Après la tentative avortée des troupes versaillaises de récupérer les canons dans des quartiers de Paris, le 18 mars 1871, le Comité central de la Fédération a été porté au pouvoir par les foules parisiennes. Il s’agissait ainsi d’éviter que le processus constituant issu de la révolution ne tombe une fois de plus aux mains de monarchistes. De fait, afin d’assurer le triomphe de la République (qu’on souhaitait sociale) et d’éviter que ses membres ne puissent usurper le pouvoir à leur profit, le Comité central a lui-même refusé d’accaparer ce processus constituant. Il s’est assuré de la présence continue du peuple dans la constitution et le fonctionnement des institu­ tions politiques de la Commune. Le Comité a émis des recommandations, reprises par le Conseil de la Commune issu des élections municipales du 26  mars. Ces recommandations visaient d’abord à assurer la responsabi­ lité et la révocabilité des déléguées élues au Conseil, munies de mandats impératifs. Ensuite, elles prônaient une circulation de l’information des déléguées au Conseil et des membres des commissions ministérielles, de façon à faciliter et encourager la participation des citoyennes au processus politique. Les communardes ne voulaient pas simplement s’engager dans un soulè­ vement municipal localisé. Cependant, contre la domination centralisatrice de Paris, on souhaitait fonder la nouvelle République sur une unité se réali­ sant à travers la fédération d’initiatives communales locales. Dans cette perspective républicaine communaliste, Paris n’imposait plus un régime politique au reste de la France, mais prêchait plutôt par l’exemple, espérant que les provinces emboîtent le pas. Autant par son aspect radicalement démocratique que par son esprit décentralisateur, issus d’une longue réflexion républicaine et socialiste qu’on peut faire remonter à la Constitution jacobine de 1793, la Commune représente une tentative de briser l’État parasitaire qui a accablé et exploité les classes laborieuses de France tout au long du 19e siècle. L’Internationale a appuyé la transformation révolutionnaire du pouvoir politique entamée par les communardes. Dans La guerre civile en France, texte adopté unanimement et largement diffusé par le Conseil général de l’AIT, Marx a présenté la Commune comme « essentiellement un gouverne­ l’histoire de la Commune, voir notamment Jacques Rougerie, La Commune de 1871, Paris, PUF, 2014 et Jacques Rougerie, Paris libre, 1871, Paris, Seuil, 2004.

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ment de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des producteurs contre la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail1 ». Les inter­ nationaux de France se sont également engagés dans le processus de démo­ cratisation du pouvoir politique. Lorsqu’en mai, l’urgence de défendre Paris devant les Versaillais et leurs alliés prussiens s’est intensifiée, une majorité de délégués, formée de néojacobins et de blanquistes, a proposé à l’assemblée municipale de centraliser le pouvoir politique dans les mains d’un Comité de salut public. Souhaitant préserver l’intégrité de la souveraineté populaire, une minorité, à laquelle se sont joints les membres de l’AIT à l’assemblée, s’est opposée à ce projet. Au-delà de la défense de ses aspects démocratiques, les membres de l’In­ ternationale ont aussi joué un rôle central dans l’élaboration de la dimen­ sion sociale de la nouvelle République. La Commune a adopté plusieurs mesures politiques républicaines, en établissant notamment la séparation de l’Église et de l’État, en mettant en place un enseignement laïque, gratuit et obligatoire, ou encore en abolissant la conscription et l’armée permanente. Notons aussi que les salaires des élus et des fonctionnaires ont été réduits de façon drastique. Quant au caractère social de la République, son gage le plus probant a certainement été la mise en place du premier ministère du Travail (commission ministérielle du Travail) de l’histoire de France, qui a été dirigé par les représentants de l’Internationale, Léo Fränkel et Benoît Malon. Leur œuvre, au cours de la courte période qui leur a été dévolue avant la violente répression de la Commune, a compris entre autres l’abolition du travail de nuit des boulangers et des boulangères, l’interdiction dans les ateliers et les administrations des amendes ou des retenues sur les salaires, l’égalité sala­ riale entre les hommes et les femmes et la création de bureaux de placement dans chaque arrondissement. La commission du Travail a aussi adopté un décret autorisant la confiscation des ateliers abandonnés par leurs patrons pendant la guerre franco-prussienne et le siège de Paris et leur conversion en coopératives ouvrières. Un seul atelier a ainsi été converti, mais ce décret s’est inscrit une nouvelle fois dans la lignée du socialisme ouvrier de métier et a représenté un nouveau prolongement du projet de transformation socioéconomique qui avait déjà animé les sociétés ouvrières en 1848 et au-delà. Après la « semaine sanglante » de la fin mai, qui a clôt l’expérience auda­ cieuse et inspirante de la Commune de Paris et a débouché sur une décen­nie de République de l’« ordre moral », l’Internationale n’a plus eu d’existence effective en France. Les sections françaises de l’AIT s’étaient développées dans 1. Karl Marx, La guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1968.

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L’Internationale sera le genre humain !

un contexte politique et socio-économique national spécifique, contexte qu’elles avaient en retour contribué à modifier, en participant à la reconstruc­ tion du mouvement ouvrier français au cours des années 1860 et, de façon spectaculaire, en participant à la Commune. Au moment de l’effacement de la Première Internationale, le mouvement ouvrier français devra se recons­ truire sur de nouvelles bases. Il pouvait se mettre à la tâche en s’abreuvant à une nouvelle source d’inspiration et en s’appuyant sur les riches expériences tirées de l’aventure qu’a été l’Internationale. La nécessaire reconstruction du mouvement ouvrier en France et ailleurs, en ce début de 21e siècle, pourra (devra) aussi s’inspirer de ces internationalistes français du 19e siècle, qui sont montées à l’ « assaut du ciel ».

Troisième partie Héritages



Après la défaite de la Commune de Paris et la dissolution de l’AIT, les mou­ vements socialistes entrent dans une période de reconstruction. En Alle­ magne, en France et ailleurs en Europe, des mouvements dispersés finissent par devenir de puissants partis sociaux-démocrates. Cette évolution est à la fois en continuité et en rupture avec l’expérience de l’AIT. La conti­ nuité s’exprime dans l’émergence de puissantes « contre-sociétés » aspirant à dépasser le capitalisme par l’organisation des classes populaires, ce qui enthousiasme Engels, l’« héritier » de Marx. Il écrit en 1886 que « l’union internationale du prolétariat, la fraternité des ouvriers révolutionnaires de tous les pays sont mille fois plus fortes qu’elles le furent avant la Commune de Paris ; l’Internationale n’a plus besoin d’une organisation formelle, elle vit et grandit grâce à la coopération spontanée, cordiale des ouvriers d’Eu­ rope et d’Amérique1 ». Avec ses millions d’adhérents, la social-démocratie allemande constitue une sorte de « modèle ». Le programme adopté à Erfurt en 1891 devient la référence de la grande majorité des mouvements socialistes. Comme Engels le mentionne, « [l]a classe ouvrière […] ne peut pas réaliser le passage des moyens de production en la possession de la collectivité sans être entrée en possession de la puissance politique. Rendre cette lutte de la classe ouvrière consciente et unitaire et lui montrer son but nécessaire, telle est la tâche du Parti social-démocrate2 ». Ces avancées spectaculaires atteignent cependant rapidement leurs limites. À l’époque de l’AIT, nous l’avons compris précédemment, le mou­ vement est non seulement européen, mais européocentriste. Cet «  angle mort » s’aggrave avec le temps d’autant plus qu’à l’époque, le capitalisme s’internationalise davantage. L’accumulation du capital se mondialise et les colonies occupent dans cette expansion capitaliste une place vitale. Les grandes puissances relancent la conquête coloniale en se combattant les unes les autres pour assurer leur contrôle sur ce qui n’est pas encore 1. Friedrich Engels, Discours pour le quinzième anniversaire de la Commune de Paris (18 mars 1886), . 2. Friedrich Engels, Programme du Parti social-démocrate allemand (1891), .

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L’Internationale sera le genre humain !

appelé le « tiers-monde ». Conséquence de cette foire d’empoigne, des atro­ cités innombrables sont commises par les Empires en Inde, en Chine, en Afrique et ailleurs. Cependant, dans les pays colonisateurs, on en parle peu et, pire encore, il se répand une fausse conscience raciste et coloniale que Marx et Engels ont détectée en Grande-Bretagne par rapport aux Irlandais. Toutefois, au tournant du siècle s’amorce la grande révolte des colonies, ce qui vient tout changer et ce qui interpelle vivement le mouvement socia­ liste rassemblé dans la Deuxième Internationale. Par la suite, les héritiers de l’AIT sont encore secoués. Malgré leurs avancées, les grands partis socia­ listes abandonnent en 1914 leurs principes révolutionnaires pour souscrire aux mesures prises par leurs gouvernements respectifs pendant la Première Guerre mondiale, laquelle met aux prises les puissances européennes, avec des prolongements dans les Amériques, en Afrique et en Asie. Les dirigeants socialistes, à part une poignée d’irréductibles comme Vladimir Lénine et Rosa Luxembourg, capitulent devant « leurs » États nationaux. Rapidement et de manière brutale, l’Internationale éclate et ne joue plus aucun rôle. En Russie éclate une révolution. Elle est, dans une large mesure, en dehors du cadre prévu par les socialistes européens. Plus encore, cette révo­ lution reprend de la Commune les idéaux libertaires et émancipateurs. La révolution des soviets lance en effet deux messages. Le premier reprend l’utopie de l’émancipation. Comme le dit Lénine,  le vieil appareil d’État sera radicalement détruit et sera créé un nouvel appareil sous la direction des soviets. Dans un passage célèbre, il écrit : C’est nous-mêmes, les ouvriers, qui organiserons la grande production en pre­ nant pour point de départ ce qui a déjà été créé par le capitalisme, en nous appuyant sur notre expérience ouvrière, en instituant une discipline rigou­ reuse, une discipline de fer maintenue par le pouvoir d’État des ouvriers armés ; nous réduirons les fonctionnaires publics au rôle de simples agents d’exécu­ tion de nos directives, au rôle «  de surveillants et de comptables  », respon­ sables, révocables et modestement rétribués (tout en conservant, bien entendu, les spécialistes de tout genre, de toute espèce et de tout rang) : voilà notre tâche prolétarienne, voilà par quoi l’on peut et l’on doit commencer en accomplissant la révolution prolétarienne1.

Le deuxième message des soviets met l’accent sur la relance d’un inter­ nationalisme sans ambiguïté, résolument contre les États, contre le capita­ lisme, contre la guerre. En plus, la nouvelle Internationale qui prend forme tend la main aux peuples non européens. Elle affirme que la révolution 1. Vladimir I. Lénine, L’État et la révolution (1917), .

Trosième partie – héritages

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socialiste converge avec la révolution anti-impérialiste1. Après la révolution des soviets, des mobilisations populaires éclatent ici et là en Europe, en Asie et dans les Amériques, comme à Winnipeg et à Seattle, en 1919. Les mou­ vements anti-impérialistes s’activent. Bientôt, il devient clair que l’épicentre de la révolution se déplace vers l’« Est ». Les mouvements révolutionnaires des colonies sont réunis par l’Internationale communiste à Bakou, en 1920. Il est alors convenu que « nous ne pourrons abolir définitivement l’exploita­ tion de l’homme par l’homme, que si nous allumons l’incendie révolution­ naire, non seulement en Europe et en Amérique, mais dans le monde entier, si nous sommes suivis par cette portion de l’humanité qui peuple l’Asie et l’Afrique2 ». Par la suite, la révolution démocratique et anti-impérialiste chinoise ouvre la porte à des explorations émancipatrices. Enfin surviennent des mouvements populaires sans précédent qui font référence à la Commune, comme cela a été le cas des rebelles du Comité révolutionnaire prolétarien de la Grande Alliance de la province du Hunan. « La Chine de demain sera le monde de la Commune3 », soutiennent-ils. Les textes qui suivent Dans un premier texte sur « La révolte dans les colonies », Pierre Beaudet retrace les débats dans l’AIT et après l’AIT sur la question coloniale. Dans un deuxième texte, Paul D’Almato rappelle les expérimentations de la construction d’un nouvel État en Russie – l’expérience des soviets. Alvin Finkel, pour sa part, examine la grève générale de Winnipeg, laquelle a marqué les luttes populaires en Amérique du Nord au tournant du siècle. Enfin, Jiang Hongshen nous interpelle sur l’expérience de la Commune de Shanghai de la Chine tumultueuse des années 1960.

1. Voir Internationale communiste, Quatrième congrès. Thèses générales sur la question d’Orient (1922), . 2. Intervention de Grigori Zinoviev au nom de l’Internationale communiste, citée dans « Congrès des peuples d’Orient », Wikirouge, . 3. « Whither China ? », Survey of China Mainland Press, Hong Kong, n° 4190, 4 juin 1968.

Chapitre 8

La révolte des colonies Pierre Beaudet1

Plusieurs chapitres de cet ouvrage ont évoqué les questions nationales et coloniales. De manière générale, l’AIT a été construite dans un univers et un paradigme européens. Sa conception fut l’héritière du grand mouve­ ment démocratique et prolétarien qui secouait l’Europe des années  1840 et que Marx avait mis en évidence dans son Manifeste du parti communiste. Dans cette vision, le prolétariat européen des pays « plus avancés » élabore un nouveau projet, le projet socialiste. Sous l’action du capitalisme, « à la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à ellesmêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance uni­ verselle des nations2 ». Pour leur part, les prolétaires « n’ont pas de patrie », car «  les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’ils entraînent3 ». Cette « marche irrésistible » de l’histoire fait en sorte que « la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers4 ». Marx face au monde non européen Au cours des années 1850 et 1860, les mouvements inspirés par l’AIT poursuivent leurs avancées. Les syndicats et les embryons de partis socia­ listes progressent, en particulier au Royaume-Uni et en Allemagne, tout 1. Pierre Beaudet est professeur en études de développement international et mon­ dialisation à l’Université d’Ottawa. 2. Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste (1847), . 3. Ibid. 4. Ibid.

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en étendant leur influence en Europe occidentale (France, Belgique, Ita­ lie, Espagne), ainsi que dans les régions centrales et même en Russie. Habi­ tant dans la capitale de l’Empire, Marx observe ces développements. En tant que journaliste-correspondant du grand journal de New York (le Daily Tribune), il commente l’actualité européenne, notamment les péripéties entou­ rant l’avancée de l’Empire britannique dans le monde. Ses écrits de l’époque sur la Chine et surtout sur l’Inde sont teintés par son optimisme initial sur la « marche irrésistible de l’histoire. On perçoit également la tradition de Hegel et d’un universalisme défini par la philosophie européenne1 ». Le colonialisme britannique en Inde, au-delà des prédations et des atrocités qu’il commet, aura pour effet d’introduire le capitalisme dans ce pays et, de ce fait, de briser une société immuable caractérisée par le despotisme, une «  vie stagnante, végétative, sans dignité  ». Selon Marx, l’intervention anglaise, même si elle est motivée par les « intérêts les plus abjects2 », a produit ainsi la plus grande et à vrai dire la seule révolution sociale qui ait jamais eu lieu en Asie3. Certes, ajoute-t-il, le colonialisme anglais est motivé par les «  intérêts les plus abjects  », mais en réalité, la Grande-Bretagne a permis l’établissement des fondations matérielles de la société moderne en Asie. Au bout du compte, Marx estime que l’expansion du capitalisme à l’échelle mondiale porte en soi les éléments d’un dépassement. Il s’oppose au protectionnisme et se retrouve du même côté que la bourgeoisie britan­ nique et ses propositions d’imposer le « libre-échange » à l’échelle mondiale, parce que cela, estime-t-il, va accélérer le processus contradictoire sur lequel repose le capitalisme et donc entraîner sa chute4. Le colonialisme aurait un double impact. Il est bon de le rapporter ici : … aussi triste qu’il soit du point de vue des sentiments humains de voir ces myriades d’organisations sociales patriarcales, inoffensives et laborieuses se dis­ soudre, se désagréger en éléments constitutifs et être réduites à la détresse, et 1. Voir Ramon Grosfoguel, « Vers une décolonisation des “universalismes” occiden­ taux : le “pluriversalisme décolonial”, d’Aimé Césaire aux zapatistes », dans Bancel Nicolas, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe et François Vergès (dir.), Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010. 2. Karl Marx, « Les résultats éventuels de la domination britannique en Inde », New York Daily Tribune, 8 août 1853, dans Maurice Godelier (dir.) Sur les sociétés précapitalistes, Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 178. 3. Ibid. 4. Mauro di Meglio et Pietro Masina, « Marx and underdevelopment », dans Ben Fine et Alfredo Saad-Filho (dir.), The Elgar Companion to Marxist Economics, Chelten­ ham (GB), Edward Elgar, 2012.

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leurs membres perdre en même temps leur ancienne forme de civilisation et leurs moyens de subsistance traditionnels, nous ne devons pas oublier que ces commu­ nautés villageoises idylliques, malgré leur aspect inoffensif, ont toujours été une fondation solide du despotisme oriental, qu’elles enfermaient la raison humaine dans un cadre extrêmement étroit, en en faisant un instrument docile de la supers­ tition et l’esclave de règles admises, en la dépouillant de toute grandeur et de toute force historique. Nous ne devons pas oublier l’exemple des barbares qui, accro­ chés égoïstement à leurs misérables lopins de terre, observaient avec calme la ruine des empires, leurs cruautés sans nom, le massacre de la population des grandes villes, n’y prêtant pas plus d’attention qu’aux phénomènes naturels eux-mêmes victimes de tout agresseur qui daignait les remarquer. Nous ne devons pas oublier cette vie végétative, stagnante, indigne, que ce genre d’existence passif déchaînait d’autre part, par contrecoup, des forces de destruction aveugles et sauvages, fai­ sait du meurtre lui-même un rite religieux en Hindoustan. Nous ne devons pas oublier que ces petites communautés portaient la marque infamante des castes et de l’esclavage, qu’elles soumettaient l’homme aux circonstances extérieures au lieu d’en faire le roi des circonstances, qu’elles faisaient d’un état social en déve­ loppement spontané une fatalité toute-puissante, origine d’un culte grossier de la nature, dont le caractère dégradant se traduisait dans le fait que l’homme, maître de la nature, tombait à genoux et adorait Hanumân, le singe, et Sabbala, la vache. Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindustan, était guidée par les intérêts les plus abjects. […] Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fon­ damentale dans l’état social de l’Asie. Sinon, elle fut un instrument inconscient de l’Histoire en provoquant cette révolution1.

L’éventuelle destruction du capitalisme et l’avènement d’une société socialiste se réaliseront dans les pays « avancés », industrialisés et modernes, grâce à l’action du prolétariat. Ce prolétariat, pense Marx, est actif en Europe (et plus tard en Amérique du Nord), ce qui fait que les peuples non euro­ péens n’ont pas la possibilité de participer directement à l’émancipation. Cependant, la position de Marx évolue. D’abord, il constate les ravages épouvantables du colonialisme, ce qui tempère fortement son enthousiasme pour sa « mission régénératrice ». Il voit bien que la conquête de l’Inde, au lieu d’apporter la modernisation capitaliste, entraîne la multiplication des famines et la destruction de l’économie locale2 . Dans d’autres articles pour le Daily Tribune, il dénonce les massacres des femmes et des enfants qui suivent l’écrasement de la grande révolte indienne de 1857, la révolte des cipayes3. Au départ, c’est une mutinerie de soldats dans le nord de l’Inde. 1. Karl Marx, « La domination britannique en Inde », New York Daily Tribune, 25 juin 1853, dans Godelier (dir.), op. cit., p. 176. 2. Voir à ce sujet Lindner Kolja, « L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du débat marxien avec les études postcoloniales », Actuel Marx, n° 48, 2010, p. 106-128. 3. C’est dans les mêmes années que Marx et Engels deviennent des partisans de

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Par la suite, cette révolte s’étend à tout le pays et devient dans l’imaginaire indien la première guerre d’indépendance. La répression est terrible (plu­ sieurs centaines de milliers de morts), dont des massacres de grande enver­ gure perpétrés contre des femmes et des enfants, ce qui suscite beaucoup d’émoi en Grande-Bretagne. Il comprend également que le capitalisme « moderne », « occidental », assoit sa domination par l’impérialisme et le colonialisme. Les peuples subjugués sont «  surexploités  », produisant des surprofits qui alimentent le capitalisme. Les puissances impérialistes «  restructurent  » à leur profit les économies des colonies (par exemple, en forçant leur adaptation aux besoins des marchés des puissances). Il souligne le caractère prédateur de l’aventure coloniale. En fin de compte, constate-t-il, le principe à la base du capitalisme, soit l’accumulation du capital, impose une constante expansion qui est un processus à la fois « interne » aux formations sociales capitalistes et « externe » par l’emprise du capital dans des zones géographiques de plus en plus vastes. Entre le capitalisme « moderne » et le pouvoir colonial se construit une sorte de symbiose où l’un s’articule à l’autre : Tout ce que la bourgeoisie anglaise sera obligée de faire en Inde n’émancipera la masse du peuple ni n’améliorera substantiellement sa condition sociale, car ceci dépend non seulement du développement des forces productives, mais aussi de leur appropriation par le peuple. Ce qu’elle ne manquera cependant pas de faire, c’est créer les conditions matérielles pour les deux. La bourgeoisie n’a-telle jamais fait plus ? N’a-t-elle jamais effectué un progrès sans traîner les indi­ vidus et les peuples à travers le sang et la boue, la misère et la dégradation ? Les Indiens ne récolteront pas les fruits des éléments de la nouvelle société semés de-ci de-là parmi eux par la bourgeoisie anglaise, jusqu’à ce qu’en Angleterre elle-même les classes dominantes aient été supplantées par le prolétariat indus­ triel, ou que les hindous eux-mêmes soient devenus assez forts pour rejeter défi­ nitivement le joug anglais1. 

De plus, selon Marx, le pouvoir des dominants repose en bonne par­ tie sur la discrimination et le racisme, ce qui leur permet d’opposer les pro­ létaires les uns aux autres. Il observe cela de près en Grande-Bretagne, où le pouvoir des capitalistes se renforce du fait de la subjugation de l’Irlande qui est non seulement la « chasse gardée » de l’ancienne oligarchie des pro­ priétaires fonciers, mais qui est devenue une réserve de main-d’œuvre bon l’indépendance de la Pologne et surtout de l’Irlande. Ils se détachent d’une vision antérieure où ces « petites » nations « demi-civilisées » devaient attendre leur salut des « grandes » nations « civilisées ». 1. Karl Marx et Friedrich Engels, Du colonialisme en Asie, Paris, Mille et une nuits, 2001, p. 50.

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marché. Les ouvriers anglais, argumente-t-il, détestent les ouvriers irlandais, ce qui crée non seulement une culture raciste, mais les conduit à appuyer « leur » propre classe dominante. Dans ses écrits subséquents, Marx se distancie de la vision optimiste de l’histoire qu’il avait exprimée auparavant. Il estime que le capitalisme tel qu’il s’est développé en Europe occidentale n’est pas une « fatalité », qu’il y a d’autres voies. Dans son œuvre maîtresse, Le Capital, il s’éloigne d’une vision unilinéaire des origines du développement du capitalisme et insiste sur la profusion des formes qui se différencient par les conditions spéci­ fiques de chaque société sur le plan écologique et historique1. Marx correspond avec les premiers socialistes russes, dont Vera Zassoulitch, avec qui il évoque la force des communes paysannes dites « primitives », basées sur la propriété commune de la terre et qui pourraient, soutient-il, être « le point d’appui de la régénération sociale en Russie2 ». Par déduc­ tion, on peut alors penser qu’il cesse de voir l’Inde ou d’autres sociétés colo­ nisées néocapitalistes comme des sociétés « stagnantes » et « arriérées ». De telles réflexions ouvrent la voie à des recherches originales sur les socié­ tés non européennes que commencent à déchiffrer les intellectuels et les socialistes. Dans ses derniers travaux, Marx étudie l’histoire de différentes sociétés où la transition entre les systèmes féodaux et le capitalisme s’effectue d’une manière totalement différente de celle qui a eu lieu en Grande-Bretagne et dans les pays d’Europe occidentale. Il met en garde ses lecteurs et amis de voir dans le schéma de son analyse du capitalisme une sorte de « théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés3  ». En fin de compte, Marx ne voit plus la modernisation comme une simple « occidentalisation ». « Il ne prend plus l’évolution européenne comme mesure de toute histoire4. » La théorie critique, dit-il, ne peut être un « passe-partout » et doit étudier le processus en cours dans des milieux historiques différents où les résultats peuvent être tout à fait disparates. 1. Voir Kevin B. Anderson Marx’s Early Writings on Non-Western and Precapitalist Societies and Gender, 2012, . 2. Karl Marx, « Lettre à Vera Zassoulitch », dans Godelier (dir.), op. cit., p. 342. 3. Karl Marx, « Lettre à la rédaction des Otétchestvenniye Zapisky », novembre 1877, dans Godelier (dir.), op. cit., p. 351. 4. Lindner Kolja, « L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du débat marxien avec les études postcoloniales », Actuel Marx, n° 48, 2010, p. 106-128.

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L’AIT et la question coloniale Quand l’AIT est créée en 1864, le mouvement socialiste qui prend forme est relativement étranger à ces controverses. L’optimisme du Manifeste du parti communiste prévaut toujours, de même que cette conviction profon­ dément enracinée selon laquelle le socialisme s’inscrit dans la «  marche irrésistible  » de l’histoire. Marx note dans son adresse inaugurale la pro­ gression des résistances ouvrières, des coopératives et des luttes politiques en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France1. Dans la rédaction même des statuts, il est clair que l’internationalisme est requis, plus précisément «  que l’émancipation du travail, étant un problème ni local ni national, mais social, embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne et nécessite, pour sa solution, le concours théorique et pratique des pays les plus avancés2 ». Les mots sont dits : « société moderne », « pays les plus avancés ». Il ne fait nul doute que l’AIT est construite dans un espace déli­ mité. La participation aux travaux est exclusivement européenne, et encore, principalement des « pays avancés » de l’Europe de l’Ouest3. En fait, l’initia­ tive viendra de l’Angleterre, affirment les délégués au quatrième congrès de l’AIT, à Bâle, en septembre 1869. Quoique l’initiative révolutionnaire parte probablement de la France, l’Angle­ terre seule peut servir de levier pour une révolution sérieusement économique. C’est le seul pays où il n’y a plus de paysans et où la propriété foncière est concentrée en peu de mains. C’est le seul pays où la forme capitaliste, c’est-àdire le travail combiné sur une grande échelle sous les maîtres capitalistes, s’est engagée dans presque toute la production. C’est le seul pays où la grande majo­ rité de la population consiste en ouvriers salariés. C’est le seul pays où la lutte des classes et l’organisation de la classe ouvrière des trade-unions ont acquis un certain degré de maturité et d’universalité. À cause de sa domination sur le mar­ ché du monde, c’est le seul pays où chaque changement dans les faits écono­ miques doit immédiatement réagir sur tout le monde4. 1. Karl Marx, Manifeste inaugural de l’Association internationale des travailleurs (1864), . 2. Karl Marx, Statuts de l’Association internationale des travailleurs (1864), . 3. Dans les procès-verbaux des rencontres et des congrès de l’AIT, sont mentionnées des sections participantes des pays suivants  : Suisse, France, Belgique, Pays-Bas, Grande-Bretagne, États-Unis, Italie, Espagne, Portugal, Allemagne, Autriche et Hongrie (Empire austro-hongrois). Certaines personnalités associées à l’AIT pro­ viennent de Russie, de Pologne, de territoires de l’Empire ottoman comme la Grèce et la Serbie, mais elles vivent et militent dans les pays européens évoqués plus haut. 4. Association internationale des travailleurs, Congrès de Bâle, « Communication pri­ vée du Conseil général », dans Jacques Frémond (dir.), La Première Internationale, tome 2, Genève, Droz, 1962, p. 135.

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Certes, comme il est affirmé auparavant, les luttes « périphériques » en Europe attirent également l’attention de certaines composantes de l’AIT, surtout celles qui sont sous l’influence de Marx. Pour plusieurs adversaires de Marx, l’appui aux luttes nationales de l’Irlande et de la Pologne est un détournement de sens qui n’a rien à voir avec la lutte socialiste. La perspective de Bakounine Bakounine est longtemps associé au nationalisme « pan­slave » qui estime que tous les « peuples slaves » doivent se libérer ensemble et que, par consé­ quent, la lutte pour l’indépendance de la Pologne est une dangereuse illu­ sion1. Pour lui, la cause de la Pologne est une invention de « juifs allemands et russes2 ». À cette époque, tous les peuples slaves (à l’exception des Russes) étaient soumis et opprimés par d’autres peuples. Les Slaves du Sud – les Serbes et les Bulgares – faisaient partie de l’Empire ottoman. Les Slaves de l’Ouest – les Tchèques et les Slovaques – faisaient partie de l’empire des Habsbourg, lui-même dominé par des Allemands. La Pologne, le plus grand des pays slaves après la Russie, était divisée à cette époque entre l’Empire des Habsbourg, la Prusse et l’Empire slave de la Russie tsariste. Les mouvements démocratiques et socialistes européens sont presque tous partisans de l’indépendance de la Pologne, qu’ils voient comme une nation opprimée par des États autocratiques. Parmi les premières activités de l’AIT figurent des réunions pour appuyer la lutte polonaise et même collecter des fonds pour les mouvements de rébellion. Bakounine finira par délaisser la « grande cause » slave. De sont point de vue, l’oppression des peuples doit être condamnée. Cette oppression, c’est celle de l’État et donc quand cet État sera aboli, les peuples seront libé­ rés : « Le temps viendra où sur les ruines des États politiques sera fondée en toute liberté l’alliance libre et fraternelle, organisée de bas en haut, des associations libres de production, des communes et des fédérations régio­ nales englobant sans distinction, parce que librement, les individus de toute langue et de toute nationalité. » En attendant, soutient-il, la lutte d’éman­ cipation nationale doit être appuyée, pourvu qu’elle se fasse « dans l’intérêt tant politique qu’économique des masses populaires […] et non avec l’in­ tention ambitieuse de fonder un puissant État [ce qui serait] un mouvement rétrograde, funeste, contre-révolutionnaire3 ». 1. Voir son « Appel aux Slaves », . 2. « Réponse du citoyen Bakounine », dans Freymond (dir.), op. cit., p. 301. 3. Michel Bakounine [1866], « Points essentiels des catéchismes nationaux », dans Daniel Guérin (dir.), Ni Dieu ni maître, Paris, Gallimard, 1969, p. 202.

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Les limites de l’européocentrisme Au-delà des questions polonaises et irlandaises, les luttes d’émanci­ pation nationale occupent très peu de place dans les travaux de l’AIT. Quelques correspondances sont établies avec des individus et des groupes en Amérique latine, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, qui sont surtout composés d’immigrants européens, comme ces anarchistes italiens établis en Égypte qui sont sous l’influence de l’anarchiste italien Errico Malatesta. La Première Internationale n’a pu démêler la question coloniale. La plu­ part du temps, c’est le silence et l’ignorance qui ont prévalu, sur un fort fond de préjugés bien installés dans cette conception selon laquelle le prolé­ tariat européen est « porteur de l’histoire ». Cependant, devant la montée des luttes d’émancipation nationale, les socialistes européens et l’AIT ont été appelés à évoluer. Néanmoins, si les luttes de l’Irlande et de la Pologne « méritent » d’être appuyées, c’est qu’elles proviennent de « nations historiques » (et non de « reliques de peuples » selon l’expression insultante d’Engels). Par ailleurs, le droit à l’autodétermi­ nation est un principe plutôt circonstanciel, puisque dans la conception de l’époque, les « grandes nations avancées » favorisent le développement his­ torique et donc l’essor du socialisme. Dans les deux cas qui sont l’objet de débats, l’argument de Marx est par ailleurs « utilitaire » : la lutte ouvrière en Grande-Bretagne ne peut se renforcer à moins que ne survienne l’indépen­ dance de l’Irlande, car sa subjugation à l’Empire favorise la classe dominante et distille dans l’esprit des prolétaires anglais le poison du racisme. Dans ce contexte – dans ce contexte seulement –, luttes nationales et luttes sociales deviennent complémentaires1. Les ambiguïtés de la Deuxième Internationale Après la grande lutte de la Commune de Paris, l’AIT amorce son déclin. Après la dissolution du Conseil général lors du congrès de Philadelphie (1876), des groupes anarchistes de Suisse et d’Italie tentent de maintenir la flamme, mais il est déjà trop tard. Le centre de gravité se déplace vers les puissants partis socialistes de masse, en particulier en Allemagne. En 1889, une vingtaine de ces partis se réunissent à Paris à l’initiative d’Engels et des chefs socialistes allemands et français, Karl Kautsky et Jean Jaurès2 . Ils créent 1. Voir Georges Haupt, « Les marxistes face à la question nationale. L’histoire du pro­ blème », dans Georges Haupt, Michael Löwy et Claudie Weill (dir.), Les marxistes et la question nationale, Montréal, L’Étincelle, 1970. 2. Journaliste allemand né à Prague, Karl Kautsky devient le dirigeant de la socialdémocratie allemande dans les années 1880 et l’héritier présumé de Marx et

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le Bureau socialiste international où on retrouve essentiellement des groupes européens, mais aussi quelques petites formations latino-américaines. Rapidement, au fur et à mesure de l’engagement de ses principaux par­ tis membres, cette nouvelle Internationale prend de l’ampleur. Quelques années après sa fondation, elle prétend regrouper 3,3 millions d’adhérents. Par rapport à la question coloniale, la nouvelle Internationale partage les idées léguées par l’AIT. La posture est globalement critique par rapport aux politiques coloniales, mais c’est le mouvement prolétarien européen qui pourra trouver la solution, affirme Engels, inspirateur de l’Internationale et « légataire » de Marx. À mon avis, les colonies proprement dites, c’est-à-dire les pays peuplés d’élé­ ments de souche européenne, le Canada, le Cap [Afrique du Sud], l’Australie, deviendront toutes indépendantes ; par contre, les pays sous simple domination et peuplés d’indigènes, Inde, Algérie, les possessions hollandaises, portugaises et espagnoles, devront être pris en charge provisoirement par le prolétariat et conduits à l’indépendance, aussi rapidement que possible. Comment se déve­ loppera ce processus, voilà qui est difficile à dire. L’Inde fera peut-être une révolution, c’est même très vraisemblable. Comme le prolétariat se libérant ne peut mener aucune guerre coloniale, on serait obligé de laisser faire, ce qui, naturellement, n’irait pas sans des destructions de toutes sortes, mais de tels faits sont inséparables de toutes les révolutions. Le même processus pourrait se dérouler aussi ailleurs : par exemple en Algérie et en Égypte, et ceci serait, pour nous, certainement la meilleure solution. Nous aurons assez à faire chez nous. Une fois que l’Europe et l’Amérique du Nord seront réorganisées, elles consti­ tueront une force si colossale et un exemple tel que les peuples à demi-civilisés viendront d’eux-mêmes dans leur sillage : les besoins économiques y pourvoi­ ront déjà à eux seuls. Mais par quelles phases de développement social et poli­ tique ces pays devront passer par la suite pour parvenir eux aussi à une structure socialiste, là-dessus, je crois, nous ne pouvons aujourd’hui qu’échafauder des hypothèses assez oiseuses. Une seule chose est sûre : le prolétariat victorieux ne peut faire de force le bonheur d’aucun peuple étranger, sans par là miner sa propre victoire. Ceci ne signifie naturellement pas que des guerres défensives de diverses sortes soient exclues1. d’Engels et, à ce titre, l’une des personnalités les plus importantes de la Deuxième Internationale. Au moment de la Première Guerre mondiale, il appuie l’effort de guerre de l’Allemagne et devient un grand adversaire de Lénine. En revanche, Jean Jaurès est élu chef du Parti socialiste français en 1902. En 1905, ce parti de même que d’autres factions socialistes s’unissent pour constituer la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Jaurès est un porte-parole de l’antimilitarisme et s’oppose à l’entrée de la France dans la Première Guerre mondiale. Il est assassiné par un militant d’extrême droite en 1914. 1. Lettre de Friedrich Engels à Karl Kautsky, 12 septembre 1882, .

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Le colonialisme en débat Les puissances relancent l’aventure coloniale. En 1884, les États euro­ péens se repartagent l’Afrique et « modernisent » l’esclavage. L’Empire bri­ tannique consolide son emprise sur l’Inde. Les États-Unis envahissent Cuba et les Philippines. Le Japon s’empare de la Corée et d’une partie de la Chine. Les Balkans sont la proie des empires tsariste, austro-hongrois et ottoman. Dans le sillage de cette entreprise de prédation, des massacres sans pré­ cédent sont perpétrés par les puissances coloniales. Au Congo dit « belge », la colonie est une propriété personnelle du roi Léopold II. Entre trois et dix millions de Congolais périssent au début du 20e siècle à la suite de leur embrigadement dans le travail forcé et à cause des prédations de l’armée. Selon Adam Hochschild, c’est un véritable génocide1. En Namibie, occu­ pée par l’Allemagne, l’armée germanique est responsable du massacre des Héréros en 1904. Le général Lothar van Trotha a donné l’ordre à ses sol­ dats de les exterminer (Vernichtungsbefehl )2 . De retour en Allemagne, il est nommé général d’infanterie. Les socia­ listes allemands protestent, sans plus. En France, le leader socialiste Jean Jaurès appuie la colonisation de l’Algérie; « Ces peuples sont des enfants », affirme-t-il. On pourra les civiliser en construisant des écoles. Pour autant, il critique les pratiques brutales de l’armée française. Plus tard, lors de l’in­ vasion du Maroc, il prend parti en faveur des Marocains3. Des socialistes américains demandent l’expulsion des travailleurs chinois et japonais4. Au début du 20e siècle, l’Internationale revient plusieurs fois sur la question coloniale. À Paris en 1900, le congrès invite « les peuples à com­ battre la politique d’expansion et à dénoncer les modes d’oppression employés alors ». Cette condamnation ambiguë laisse entendre qu’il peut y avoir une politique coloniale socialiste5. En 1900, lors du congrès de l’Internationale à Paris, la « question coloniale » est mise à l’ordre du jour. On condamne la «  politique coloniale de la bourgeoisie6  ». En 1904, à 1. Adam Hochschild, Les fantômes du roi Léopold, Paris, Belfond, 1998. 2. Environ 100 000 Africains sont tués dans ce pays d’Afrique australe en 1907. L’ar­ mée allemande utilise les techniques de la guerre moderne et force les survivants à fuir dans le désert où ils meurent par milliers. 3. Georges Haupt et Madeleine Rebérioux (dir.), La Deuxième Internationale et l’Orient, Paris, Cujas, 1967. 4. Lydia Potts, The World Labour Market. A History of Migrations, Londres, Zed Books, 1990. 5. Jacques Droz, L’Internationale Ouvrière de 1864 à 1920. La Deuxième Internationale et la question coloniale, 1965, . 6. Annie Kriegel, « La Deuxième Internationale », dans Jacques Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, tome 2, Paris, PUF, 1974, p. 573.

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Amsterdam, des délégués anglais dénoncent les conséquences du colo­ nialisme britannique, en particulier en Inde. Des congressistes allemands ne veulent pas que l’Internationale aille aussi loin. Il faut de préférence, soutiennent-ils, empêcher les crimes coloniaux en soumettant l’adminis­ tration coloniale au contrôle parlementaire. L’opinion majoritaire, en fin de compte, est que le colonialisme est une réalité qui est là pour durer et qui ne peut être supprimée. En Belgique, sur la question des atroci­ tés commises au Congo, les socialistes sont divisés. Le dirigeant Émile Vandervelde estime que la colonie, qui appartient au roi, doit être « prise en charge » par l’État belge et son parlement, ce qui serait, selon lui, une façon de démocratiser la colonisation. En 1907, on s’affronte lors du Congrès de l’Internationale à Stuttgart (Allemagne), car se multiplient les massacres en Namibie, au Congo, à Madagascar, au Vietnam et en Algérie. Des délégués allemands, dont leur dirigeant Eduard Bernstein1, présentent la colonisation comme un fait qu’il serait erroné de combattre. Car le régime colonial peut agir dans un sens civilisateur. Par contre, il faudrait « dégager la colonisation de la barbarie coloniale ». Selon eux, ces pays pourraient éventuellement devenir indépen­ dants. Pour Bernstein, « les colonies sont là pour rester. Les peuples civili­ sés doivent guider les peuples non civilisés. Notre vie économique repose sur des produits qui viennent des colonies que les indigènes ne peuvent pas utiliser2 ». Contre cette politique, une nouvelle perspective est avancée par Karl Kautsky, pour qui la colonisation est un développement contemporain du capitalisme, auquel doivent s’opposer les socialistes. Son point de vue, qui affirme que le combat contre l’exploitation coloniale fait désormais partie du combat socialiste, l’emporte lors du vote à la fin du congrès3. Malgré cette avancée politique, les socialistes européens ne placent pas la lutte anticoloniale au premier plan. Les exactions coloniales « sont dénon­ cées uniquement dans le but de souligner l’hypocrisie des classes domi­ nantes. [Elles] ne débouchent jamais sur l’identification des indigènes comme opprimés ou persécutés dont les combats relèveraient d’une résis­ tance légitime à l’expansion coloniale. […] Ni les indigènes ni les tribus ne 1. Dirigeant du Parti social-démocrate allemand dans les années 1880-1914 avec Karl Kautsky, Bernstein est également une des figures de proue de la Deuxième Interna­ tionale. Par la suite, il s’éloigne des perspectives de Marx pour préconiser un socia­ lisme réformiste œuvrant à l’intérieur des cadres du capitalisme et de l’État. 2. Voir E. Belfort Bax, The International Congress and Colonial Policy, 1907, . 3. Karl Kautsky, Socialism and Colonial Policy (1907), .

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sont pensés comme sujets de l’histoire avec lesquels il faut se solidariser1 ». Si des mouvements sont plus vigoureux et dynamiques2, les socialistes, tout en adoptant des professions de foi internationalistes, restent ambigus, voire hésitants. Ils demeurent convaincus de l’inéluctabilité du socialisme3. Quant aux nations opprimées, elles n’ont qu’à être patientes ! Entre-temps cependant, des mouvements de gauche apparaissent dans les colonies. C’est le cas en Indonésie où se croisent luttes ouvrières et reven­ dications anticoloniales, sous l’influence, notamment de Hans Sneev­liet (futur fondateur du Parti communiste indonésien)4. Des syndicats appa­ raissent aux Philippines et en Inde où la nouvelle génération de leaders nationalistes entre en contact avec l’Internationale. En Chine, de petits noyaux militants sont influencés par l’anarchisme jusqu’à ce que le virage vers le communisme s’effectue à partir des années 1910. De la guerre à la révolution Tout en poursuivant leurs prédations, les Empires s’opposent de plus en plus. Empêtrés dans leur vision évolutionniste, les socialistes, dans leur majorité, attendent le grand soir qui portera le prolétariat triomphant au pouvoir. Des dissidents ne sont toutefois pas satisfaits de cette vision des choses. Dans l’Empire austro-hongrois, ils essaient d’organiser des popula­ tions qui réclament leurs droits et qui n’acceptent pas de se faire traiter de « peuples sans histoire » (expression de Hegel, reprise par Engels). Un Autri­ chien, Otto Bauer, croit que les luttes nationales peuvent renforcer les luttes socialistes. Il avance l’idée du droit à l’autodétermination des nations. Les affrontements se multiplient, pas seulement dans les Balkans, mais aussi en Asie où la Chine est dépecée par les grandes puissances et où surgit une puissante révolution anti-impérialiste qui met à bas l’État millénaire. Cette immense conflictualité annonce un temps orageux. Les Russes occupent une place singulière dans l’Internationale. Nation « semi-civilisée » selon les critères établis par les canons du socialisme, « péri­ phérie » des métropoles impérialistes de l’Ouest, la Russie est à la fois un pays capitaliste et une semi-colonie, sous le joug d’une autocratie extrême­ 1. Abdellali Hajjat, Un débat sur Marx et le colonialisme, 2007, . 2. Par exemple, la Confédération générale du travail, en France, sous l’influence de ses éléments syndicalistes révolutionnaires. 3. Karl Kautsky, « La nationalité moderne » (1887), dans Haupt, Löwy et Weill (dir.), op. cit., p. 125. 4. Jean Chesneaux, «  La pénétration du socialisme moderne dans le monde araboasiatique jusqu’en 1918 », dans Droz (dir.), tome 2, op. cit., p. 539.

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ment répressive. Le mouvement socialiste s’y développe de manière particu­ lière, avec un radicalisme qui détonne. Par ailleurs, puisque l’Empire tsariste domine une vaste portion de l’Europe et de l’Asie, la résistance des nations y est très forte1. Cette combinaison particulière aboutira à la révolution sovié­ tique. Avant que n’éclatent les grands mouvements de 1917, Lénine s’in­ terroge sur les perspectives de l’Internationale. Il est frappé de stupéfaction quand les grands partis socialistes en Allemagne, en France et en Angleterre appuient la guerre. Il constate que cet aveuglement s’inscrit en continuité avec leur incapacité de s’opposer aux politiques impérialistes et coloniales que ces États déploient ailleurs dans le monde depuis déjà quelques années. Pour Lénine, le capitalisme est arrivé à un stade mondialisé, d’où l’inévita­ bilité de la guerre. D’embryon, l’impérialisme est devenu le système prédominant ; les monopoles capitalistes ont pris la première place dans l’économie et la politique ; le partage du monde a été mené à son terme ; d’autre part, au lieu du monopole sans par­ tage de l’Angleterre, nous assistons maintenant à la lutte d’un petit nombre de puissances impérialistes pour la participation au monopole, lutte qui caractérise tout le début du XXe siècle. […] L’impérialisme est l’époque du capital finan­ cier et des monopoles, qui provoquent partout des tendances à la domination et non à la liberté. […] De même se renforcent particulièrement l’oppression nationale et la tendance aux annexions, c’est-à-dire la violation de l’indépen­ dance nationale (car l’annexion n’est rien d’autre qu’une violation du droit des nations à disposer d’elles-mêmes)2 .

Lénine reprend l’idée que l’impérialisme européen s’appuie sur une par­ tie des classes populaires (aristocratie ouvrière) à qui il offre une partie des surprofits accumulés dans les colonies. Par ailleurs, estime-t-il, les nations colonisées ne sont pas seulement des victimes, mais des acteurs centraux de la lutte des classes à l’échelle mondiale3. Loin d’être un « front secondaire » qui doit patiemment «  attendre  » la révolution dans les pays capitalistes avancés, le mouvement de libération dans les colonies « menace le capital dans ses domaines d’exploitation les plus précieux4 ». Et la révolte se répand rapidement. 1. Quelque 58 % de la population dans l’Empire tsariste appartiennent à des natio­ nalités autres que Russe : Polonais, Ukrainiens, Géorgiens, Arméniens, Lituaniens, etc. 2. Vladimir I. Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, 1916, . 3. Vladimir I. Lénine, « Rapport sur la situation internationale et les tâches fondamen­ tales de l’Internationale communiste », Œuvres complètes, tome 33, avril-décembre 1920, . 4. Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, op. cit.

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Lorsque le pouvoir des soviets triomphe en Russie, l’idée d’étendre la révolution au reste du monde prend corps. L’Internationale socialiste s’est effondrée. Alors est créée l’Internationale communiste (IC). Après les échecs des tentatives révolutionnaires en Allemagne, en Hongrie, en Italie, l’IC regarde vers l’« Orient ». En provenance de dizaines de nations, les délégués au Premier Congrès des peuples d’Orient, réunis en septembre 1920 à Bakou, sont surtout engagés dans des luttes de libération nationale anti-impérialistes. La gauche européenne doit, affirme l’IC, en finir une fois pour toutes avec l’européo­ centrisme et le mépris des luttes des peuples dominés. La révolution vien­ dra des colonies : Le socialiste qui, directement ou indirectement, défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits entre les hommes de race et de couleur diffé­ rentes ; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, le socia­ liste anglais qui ne soutient pas de tout son pouvoir l’insurrection de l’Irlande, de l’Égypte et de l’Inde contre la ploutocratie londonienne – ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre. […] Nous disons qu’il n’y a pas seulement au monde des hommes de race blanche. [...] Outre les Euro­ péens, des centaines de millions d’hommes d’autres races peuplent l’Asie et l’Afrique. Nous voulons en finir avec la domination du capital dans le monde entier. Nous sommes convaincus que nous ne pourrons abolir définitivement l’exploitation de l’homme par l’homme, que si nous allumons l’incendie révo­ lutionnaire, non seulement en Europe et en Amérique, mais dans le monde entier, si nous sommes suivis par cette portion de l’humanité qui peuple l’Asie et l’Afrique. L’Internationale communiste veut que les hommes parlant toutes les langues se réunissent sous ses drapeaux. L’Internationale communiste est convaincue qu’elle ne sera pas seulement suivie par des prolétaires d’Europe, et que, formant comme une immense réserve de fantassins, les lourdes masses pay­ sannes de l’Asie, du proche et du lointain Orient vont s’ébranler à leur suite1.

Après Bakou, l’« incendie » se répand rapidement. La Chine devient le territoire d’une vaste révolution populaire. Plus tard, le Vietnam et d’autres pays asiatiques connaissent également des insurrections. En Afrique, c’est le début du mouvement anticolonial et dans les Amériques, des insurrections éclatent contre les États subalternes manipulés par les États-Unis, notam­ ment au Brésil, au Nicaragua et au Salvador2 . Après l’éclipse de l’IC, de nou­ 1. « Congrès des peuples d’Orient », Wikirouge, . 2. Voir Michael Löwy, Le marxisme en Amérique latine. Anthologie, Paris, François Maspero, 1970.

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veaux réseaux ont été mis en place. Dans ce qui est maintenant nommé le tiers-monde, l’Internationalisme est relancé par la conférence de la Triconti­ nentale, qui devient, en 1965, l’Organisation de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (OSPAAL). Elle regroupe des cen­ taines d’organisations révolutionnaires d’Asie, d’Afrique et des Amériques. Sur le fond, à travers une multitude d’expérimentations, le concept de l’AIT d’une émancipation sociale radicale se combine désormais à une perspective anti-impérialiste.

Chapitre 9 Luxemburg, Lénine et la social-démocratie européenne Paul D’Almato1

Marx et Engels ont observé l’essor du premier parti socialiste de masse en Allemagne à partir des années  18802 . Ils s’en estimaient partie prenante, même s’ils avaient des critiques contre ce qu’ils considéraient comme des limites à cet essor et qui pouvait, pensaient-ils, diluer le caractère révolution­ naire et prolétarien de la social-démocratie. Déjà en 1884, le Parti socialdémocrate d’Allemagne (SPD – Sozialdemokratische Partei Deutschlands) obtenait un demi-million de votes et, en 1895, juste un peu avant le décès d’Engels, deux millions. Impressionné par ce succès, Engels voulait mettre en garde ses camarades contre l’« opportunisme », cette tendance à sacrifier le futur du mouvement pour le présent. Il craignait également le légalisme excessif (tel qu’exprimé dans le programme d’Erfurt), ce qui conduisait le SPD à surestimer l’action parlementaire dans un contexte où le Parlement (Reichstag) était pratiquement sans pouvoir réel par rapport à l’absolutisme prussien et vis-à-vis de l’Empereur3. La longue marche du SPD Malgré ses critiques, le SPD a par la suite continué dans cette voie en gagnant de plus en plus de votes et d’adhérents. Cela a eu deux consé­ quences. D’abord, le message politique du parti s’est adouci pour mieux être en mesure de progresser aux élections. Ensuite, il y a eu un glissement favorable à un gradualisme pacifique, accompagné d’une réticence de plus en plus marquée contre les actions « précipitées » qui pourraient, selon les dirigeants du SPD, provoquer la répression et ainsi mettre en péril la puis­ sante organisation construite après tant d’efforts. Karl Kautsky, l’intellectuel 1. Paul D’Almato est éditeur de l’International Socialist Review, à Chicago. Traduit de l’anglais par Pierre Beaudet. 2. Le Parti socialiste ouvrier allemand (Sozialistische Arbeiterpartei) est devenu en 1890 le Parti social-démocrate d’Allemagne. 3. Friedrich Engels, Critique du projet de programme social-démocrate de 1891 (1891), .

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le plus influent du parti en 1893, affirmait qu’il fallait éviter à tout prix des interventions qui pousseraient la classe dominante à utiliser la violence1. Peu à peu, la perspective développée par Marx et Engels dans la foulée de la Commune de Paris, selon laquelle le prolétariat ne pouvait pas « sim­ plement » s’emparer de la machine de l’État pour la mettre à son service, s’est estompée. Elle a été remplacée dans le mouvement social-démocrate par l’idée que le socialisme pouvait être mis en place en obtenant la majo­ rité dans les institutions parlementaires. En 1912, le SPD recueillait quatre millions de votes et 110 sièges au Reichstag. Kautsky affirmait alors que la conquête du pouvoir d’État par une majorité parlementaire et l’éléva­ tion du parlement à la tête de cet État était l’objectif du parti, et non la destruction du pouvoir de l’État2. Dans cette conception, le SPD devait mobiliser l’ensemble du prolétariat et non pas, comme Marx l’avait évoqué dans Le manifeste du parti communiste, la « fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; [qui a] sur le reste du prolétariat, l’avantage d’une intelligence claire des condi­ tions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien3 ». Pour Kautsky, la social-démocratie devait unifier les partis, les mouvements, les syndicats, les coopératives, lesquels étaient tous mis sur un même pied4. Dans les années subséquentes, le SPD est devenu un véritable « modèle » pour l’ensemble de la social-démocratie européenne. En 1912, lorsque la scission a été consommée dans la social-démocratie russe entre la faction révolutionnaire (les bolcheviks) et la faction modérée (les mencheviks), la Deuxième Internationale, sous l’influence de Kautsky, a émis l’opinion qu’il ne devait y avoir qu’un seul parti puisqu’il n’y avait qu’un seul prolétariat5. Le SPD est donc devenu un parti très hétérogène, comptant des gens comme Eduard Bernstein, qui affirmait au congrès de Stuttgart, en 1907, que les « peuples civilisés » devaient être les « gardiens de la civilisation6 ». 1. Karl Kautsky, The Road to Power, Atlantic Highlands, Humanities Press, 1996, p. 38. 2. Cité par Massimo Salvadori, Karl Kautsky and the Socialist Revolution, 1880-1938, Londres, New Left Books, 1979. 3. Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste (1847), . 4. Karl Kautsky, « Sects or class parties » (1909), . 5. «  Resolution on unification and statements at the Londres Conference of the International Socialist Bureau, December 14, 1913 », dans Olga Hess Gankin et H. H. Fisher (dir.), The Bolsheviks and World War, Stanford, Stanford University Press, 1940, p. 94. 6. « Congress debate on colonial policy », dans John Riddell (dir.), Lenin’s Struggle for a Revolutionary International. Documents, 1907-1916, the Preparatory Years, New York, Monad Press, 1984, p. 10.

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Rosa Luxemburg et le dilemme de la social-démocratie Cependant, des dirigeantes révolutionnaires, comme Rosa Luxemburg, voulaient stimuler les grèves de masse, affronter l’impérialisme et limiter les excès du parlementarisme du SPD. Entre ces deux pôles se situait Kautsky qui tentait de maintenir l’unité. En 1906 cependant, Luxemburg se particularise davantage. Elle a observé la révolution russe de 1905. Avec sa camarade Clara Zetkin, elle s’éloigne des dirigeants du SPD qu’elle juge incapables de rompre avec le parlementa­ risme1. Dans son ouvrage Grève de masse, parti et syndicat (1906), elle tente de convaincre les militants allemands de l’importance de l’expérience russe. Elle critique notamment les leaders syndicaux pour qui la grève de masse est perçue comme une menace pour l’organisation ouvrière. Un autre dirigeant du SPD, Auguste Bebel, l’affronte. Pour lui, la grève de masse est légitime pourvu qu’elle soit défensive et qu’elle reste subordonnée aux objectifs par­ lementaires du SPD. Or, pour Luxemburg, la grève n’est pas un simple « moyen supplémentaire de lutte » : [La grève de masse] est la pulsation vivante de la révolution et en même temps son moteur le plus puissant. En un mot, la grève de masse, comme la révolu­ tion russe nous en offre le modèle, n’est pas un moyen ingénieux inventé pour renforcer l’effet de la lutte prolétarienne, mais elle est le mouvement même de la masse prolétarienne, la force de manifestation de la lutte prolétarienne au cours de la révolution2 .

Malgré ses désaccords, Luxemburg demeure cependant au SPD jusqu’à la Première Guerre mondiale. Elle pense en effet que le parti doit intégrer toutes les tendances politiques socialistes. Elle s’oppose à l’expulsion des anarcho-syndicalistes. « Pas question, dit-elle, d’expulser qui que ce soit, à droite ou à gauche3. » Elle craint que le départ de la gauche du SPD ne la rende marginale, isolée du mouvement ouvrier. Elle encourage ses cama­ rades de gauche hollandais à demeurer dans le parti social-démocrate de ce pays, affirmant qu’ainsi, la gauche s’isole du mouvement socialiste et qu’il est préférable d’avoir un parti, même réformiste, que rien du tout4. Pour Luxemburg, la solution n’est pas organisationnelle, elle émane de la lutte de masse. Seule l’action de masse peut battre en brèche le conservatisme 1. J. P. Nettle, Rosa Luxemburg, vol. 1, Londres, Oxford University Press, 1966. 2. Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat (1906), . 3. Nettle, op. cit., p. 368. 4. Cité par Pierre Broué, La révolution allemande (1971), .

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du parti1. En 1904, dans sa correspondance avec la militante hollandaise Henrietta Roland-Holst, elle affirme que, pour combattre l’opportunisme, la seule voie est d’intensifier la physionomie révolutionnaire du mouvement. Elle compare l’opportunisme aux plantes stagnantes qui poussent dans les marais, et qui meurent aussitôt que le courant d’eau fraîche reprend de la vigueur2. Aussi, la gauche du SPD allemand, tout en faisant connaître ses opinions par de nombreuses publications, refuse de se transformer en une faction organisée, identifiée et cohérente dans le SPD, du moins jusqu’à la Première Guerre mondiale. C’est seulement à ce moment que Rosa estime que la capitulation du parti (les parlementaires du SPD votent pour les crédits de guerre au Parlement) impose de créer une aile gauche organisée dans le parti. Face à la situation qui prévaut dans le mouvement socialiste russe, elle partage avec Clara Zetkin son opinion selon laquelle la scission est une mauvaise chose3. « Une scission chez les marxistes » – ce qui n’est pas la même chose qu’une différence d’opinions – peut être fatale, écrit-elle à Henrietta RolandHolst. À tout prix, il ne faut pas se couper du mouvement social-démocrate4. La perspective de Lénine En 1916, Lénine commente le pamphlet que Luxemburg écrit sous le pseudonyme Junius. Il applaudit sa position anti-guerre, mais estime qu’elle ne va pas jusqu’au bout dans sa critique, ce qui reflète la faiblesse de la socialdémocratie allemande : « Dans la brochure de Junius, on sent le solitaire, qui n’agit pas au coude à coude avec des camarades au sein d’une organisation illégale habituée à penser les mots d’ordre révolutionnaires jusqu’au bout et à éduquer méthodiquement la masse dans leur esprit5. » D’une certaine façon, ce jugement de Lénine illustre les différences importantes entre l’expérience des révolutionnaires en Allemagne et ceux en Russie. Dans ce dernier pays, la fraction révolutionnaire dispose depuis 1903 de sa propre organisation avec ses publications, ses comités, etc., indé­ pendante de la fraction modérée des mencheviks. Cette scission est forma­ lisée en 1912, mais déjà, depuis plusieurs années, les partisans de Lénine « pensent les mots d’ordre révolutionnaires jusqu’au bout », pour reprendre son expression. 1. Nettle, op. cit., p. 430-431. 2. Cité par Carl E. Schorske, German Social Democracy, 1905-1917. The Development of the Great Schism, Cambridge, Harvard University Press, 1983, p. 33. 3. Georg Adler, Peter Hudis et Annelies Laschitza (dir.), The Letters of Rosa Luxemburg, New York, Verso Press, 2011, p. 242. 4. Cité par Broué, op. cit. 5. Vladimir I. Lénine, À propos de la brochure de Junius (1916), .

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Pour la majorité des observateurs, quelles que soient leurs perspectives politiques, cette perception amène à considérer Lénine comme un élitiste avide de pouvoir, enfoncé dans une conception du parti comme un groupe restreint d’« avant-garde » essentiellement conspirateur, commandé par le haut, centralisé, composé de révolutionnaires professionnels. Selon cette vision, Lénine n’avait pas « confiance » dans le prolétariat. En réalité, comme l’explique bien Lars Lih, il s’agit d’une perception erronée des bolcheviks et de Lénine1. En fait, les circonstances exceptionnelles de la Russie ont forcé le mou­ vement socialiste à opérer dans l’illégalité et la clandestinité. Dans son fameux pamphlet Que faire ?, Lénine explique que ces conditions imposent un fonctionnement centralisé tout simplement pour éviter la répression policière. Plus tard, en 1905, avec le développement de l’insurrection populaire, il redevient partisan d’une organisation totalement démocratique, avec des élections internes et des processus transparents. Le parti n’a plus besoin d’être un camp retranché et doit au contraire s’ouvrir aux masses : Notre parti s’est attardé dans la clandestinité. Ces dernières années, il y étouf­ fait, comme l’a bien dit un délégué au IIIe Congrès. La clandestinité s’effondre. En avant donc, et plus hardiment, emparez-vous des nouvelles armes, distri­ buez-les aux hommes nouveaux, élargissez vos bases d’appui, appelez tous les ouvriers social-démocrates, enrôlez-les dans les rangs des organisations du parti par centaines et par milliers. Que leurs délégués animent nos organismes cen­ traux, que ces derniers s’exaltent, par leur intermédiaire, au souffle frais de la jeune Russie révolutionnaire2 .

L’accent change en 1905 parce que la réalité se modifie. L’idée d’une organisation de « révolutionnaires professionnels », selon Que faire ?, et qui n’était pas une « théorie de l’organisation », mais plutôt une réponse pra­ tique à des problèmes causés par la nature répressive du régime, prend la direction d’un parti ouvert sur les masses. Lénine s’oppose aux « profession­ nels » qui veulent fermer les portes du parti : La nouvelle forme d’organisation, ou plus exactement la nouvelle forme de la cellule fondamentale du parti ouvrier, doit être, sans conteste, plus large par rapport aux anciens cercles. En outre, la nouvelle cellule doit être, sans doute, une organisation d’une structure moins rigide, plus « libre », plus « souple3 ». 1. Lars T. Lih, Lenin Rediscovered. « What Is to Be Done ? » in Context, Chicago, Hay­ market Books, 2008. 2. Vladimir I. Lénine, La réorganisation du parti (1905), . 3. Ibid.

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Il encourage ses camarades à organiser des centaines de cercles et à relé­ guer « les habituelles sottises [hiérarchiques] des comités » qui veulent tout contrôler1. Sur la question de la démocratie, la pensée de Lénine est relative­ ment continue et cohérente : Le prolétariat ne peut triompher que par la démocratie, c’est-à-dire en per­ mettant le plein épanouissement de la démocratie et en liant à chaque étape de la lutte les revendications démocratiques dans les termes les plus résolus. Nous devons combiner la lutte révolutionnaire contre le capitalisme à un pro­ gramme révolutionnaire et des tactiques sur toutes les revendications démocra­ tiques : une république, une milice, l’élection des officiels, des droits égaux pour les femmes, le droit à l’autodétermination des nations. Sous le capitalisme, ces revendications ne peuvent être atteintes sauf exception, et encore d’une manière incomplète et distordue. […] La révolution sociale n’est pas une seule bataille, mais une période couvrant une série de batailles sur toutes sortes de problèmes économiques et de réformes démocratiques, qui ne pourront être gagnées sans l’expropriation de la bourgeoisie2 .

L’exceptionnalité de la révolution russe En Russie, les conditions font en sorte que les luttes économiques sont immédiatement politiques, alors que dans les pays occidentaux, la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont séparées. Cette réalité impressionne Nadezhda Kroupskaya, l’épouse de Lénine, lors d’une période d’exil en France. Elle observe que les socialistes se tiennent loin des grèves, sans essayer de combiner les luttes économiques et les luttes politiques3. Malgré ces différences, Lénine estime être en accord avec les orientations du mou­ vement socialiste européen, notamment du SPD qui est, pour lui, une sorte de modèle. En réalité, au-delà du sentiment d’admiration qui l’habite à l’égard de la social-démocratie allemande et de Karl Kautsky, Lénine cherche un autre chemin. Selon l’historienne Moira Donald, Lénine élève les questions orga­ nisationnelles à un niveau sans précédent. Il ne s’agit pas seulement de com­ battre les idées politiques de ceux qu’il estime dans l’erreur, comme le fait d’ailleurs Rosa Luxemburg, mais de développer de nouvelles formes organi­ sationnelles capables de faire avancer la lutte et de se démarquer des mou­ vements qui s’écartent de ce but. L’expérience russe, notamment la scission 1. Vladimir I. Lénine, Lettre à A. A. Bogdanov et S. I. Goussiev (1905), . 2. Vladimir I. Lénine, « The revolutionary proletariat and the right of nations to selfdetermination », dans Collected Works, vol. 21, Moscou, Progress Publishers, 1980, p. 408. 3. Nadezhda K. Krupskaya, Reminiscences of Lenin, New York, International Publish­ ers, 1979.

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entre les deux ailes de la social-démocratie, l’une révolutionnaire, l’autre réformiste, devient de facto une nouvelle expérimentation dont on réalise l’impact beaucoup plus tard, notamment après la révolution de 1917. À l’origine, les désaccords semblent anodins, par exemple sur la ques­ tion du membrariat. Contre la définition proposée par Lénine, Pavel Axelrod (l’un des fondateurs du Parti ouvrier social-démocrate de Russie) veut inclure tous ceux qui, même s’ils ne sont pas actifs, veulent s’associer au parti1. Selon un camarade d’Axelrod, le dirigeant menchevique Julius Martov, chaque gréviste devrait se proclamer membre du parti2 . Or, pour Lénine, il faut distinguer ceux qui « parlent » de ceux qui « font le travail » : Construisons-nous le parti avec le noyau déjà formé et soudé de social-démocrates, noyau qui a constitué, par exemple, le congrès du Parti, et qui doit étendre et multiplier toutes sortes d’organisations du Parti ; ou bien nous contentonsnous de cette phrase rassurante : tous ceux qui nous aident sont membres du parti ? «  Si nous adoptons la formule de Lénine, poursuivait Axelrod, nous jetterons par-dessus bord des gens qui, sans pouvoir être admis directement dans l’organisation, n’en sont pas moins des membres du Parti.  » […] Quel est le sens de cette phrase si terrible à première vue  : jeter par-dessus bord ? […] Par conséquent, il ne saurait être question de jeter par-dessus bord, c’està-dire d’écarter du travail et de la participation au mouvement. Au contraire, plus fortes seront nos organisations du Parti englobant de véritables socialdémocrates, moins il y aura d’hésitation et d’instabilité à l’intérieur du Parti, et plus large, plus variée, plus riche et plus féconde sera l’influence du Parti sur les éléments de la masse ouvrière qui l’environnent et sont dirigés par lui. Il n’est pas permis en effet de confondre le Parti, avant-garde de la classe ouvrière, avec toute la classe3.

De facto, la conception de Lénine se démarque de celle de Kautsky. La social-démocratie allemande identifie le parti à la classe, ou au moins, à la partie organisée de la classe. Pour Lénine cependant, il faut revenir à la formulation de Marx, qui définit le parti comme la fraction qui a « sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien ». Selon Lénine : Étant donné les différents degrés de conscience et d’activité, il importe d’établir une différence dans le degré de rapprochement vis-à-vis du Parti. […] Nous nous bercerons de rêves à la Manilov si avec l’incroyable dispersion, oppression 1. Brian Pearce, 1903. Second Ordinary Congress of the RSDLP. Complete Text of the Minutes, Londres, New Park Publications, 1978, p. 311. 2. Ibid., p. 313. 3. Vladimir I. Lénine, Un pas en avant, deux pas en arrière (1904), .

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et abêtissement qui, sous le capitalisme, continueront inévitablement à peser sur des couches extrêmement larges d’ouvriers « non spécialisés », non quali­fiés nous entreprenons de nous persuader nous-mêmes et de persuader les autres que chaque gréviste peut être social-démocrate et membre du Parti social-démocrate1.

Cette conception, cette distinction, ne relève pas de l’« élitisme » d’une « avant-garde » au-dessus des masses, thèse attribuée généralement à Lénine. Selon l’historien marxiste Duncan Hallas, l’élitisme croit que les différences entre les capacités, la conscience et l’expérience relèvent d’une sorte de condition génétique ou sociale, où la masse des gens est incapable de s’auto­ gouverner. Pour Hallas, Lénine pense que ces différences peuvent être chan­ gées, qu’elles ne sont pas inéluctables2 . C’est précisément la tâche du parti de changer ces conditions, en élevant la conscience de la classe, en s’organisant et en combattant aux côtés des travailleurs en lutte. L’idée d’une avant-garde est alors associée à la réalité d’une partie de la classe qui s’organise et qui acquiert une conscience poli­ tique, et non qui s’isole et s’oppose à la classe. Cette avant-garde ne peut être décrétée, elle se crée dans la pratique de la lutte. Il ne suffit pas de coller l’étiquette « avant-garde » sur une théorie et une pra­ tique d’arrière-garde ; il faut travailler beaucoup et avec opiniâtreté à élever notre conscience, notre esprit d’initiative et notre énergie. Nous deman­ dons donc au lecteur : les représentants des autres « détachements » seraientils donc des imbéciles au point de nous croire sur parole en ce qui concerne « l’avant-garde3 » ?

L’avant-garde en question doit agir en conséquence. Elle doit rester en contact étroit avec la lutte de masse, pas seulement pour la diriger, mais pour apprendre d’elle. Si le rôle de l’avant-garde est important pour Lénine, la créativité des masses en lutte l’est tout autant. À travers la lutte, les masses développent leur conscience et leur capacité pour s’organiser et lutter par bonds. Quelque temps après le «  dimanche sanglant  » lors de la révolu­ tion de 1905, Lénine écrit que dans l’histoire des révolutions, des contra­ dictions qui mûrissaient depuis des siècles et des décennies apparaissent soudainement au grand jour. Les masses entrent dans la lutte en tant que combattantes, elles apprennent, elles se testent. Rien ne peut se comparer en importance, dit-il, avec cette formation directe que les masses acquièrent 1. Ibid. 2. Duncan Hallas, « Toward a revolutionary socialist party », dans Tony Cliff, Duncan Hallas et coll. (dir.), Party and Class, Chicago, Haymarket Books, 2003. 3. Vladimir I. Lénine, Que faire ? (1902), .

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dans la lutte1. La théorie est pour Lénine un guide pour l’action, et non une « religion », ce qui veut dire que sous l’impact des faits, la théorie doit changer. En ce qui concerne la théorie révolutionnaire, il était persuadé que la meilleure critique ne pouvait surgir que dans le contexte des événements révolutionnaires2 . Lénine n’hésitait pas à changer de route en fonction des leçons apprises au cours des luttes. Penser librement lui semblait indispensable pour arriver à ses fins ; il faut plus qu’une « simple répétition de slogans appris, mais une certaine initiative, de la souplesse d’esprit, de l’ingéniosité, du travail personnel sur un objectif historique original3 ». Hors des sentiers battus Dans le cours de la révolution russe, Lénine a souvent eu à exercer cette souplesse d’esprit. Par exemple, en 1905, lorsque le Tsar, pour affaiblir le mouvement, a accepté la création d’un parlement (la Douma), les bolche­ viks ont appelé au boycottage. Ils pensaient que la vague révolutionnaire n’avait pas atteint son apogée, mais lorsqu’il est devenu clair que le vent tournait en faveur du régime, Lénine a changé d’option, étonnant plusieurs de ses camarades qui l’ont alors traité d’«  opportuniste  ». Il a argumenté qu’il fallait se présenter aux élections puisque la Douma était là pour rester et qu’il fallait, sans exagérer son importance, se faire entendre dans cette enceinte, sans subordonner pour autant les autres formes de lutte4. Son camarade Alexander Bogdanov pensait au contraire que les élus bolche­ viques devaient se retirer de la Douma et même des organisations légales comme les syndicats. Il était également contre ce qu’il appelait le « liquidationnisme » des men­ cheviks qui avaient décidé de mettre fin à leur organisation clandestine pour se consacrer au travail légal et syndical. Cette position aboutirait à transfor­ mer le parti en une fédération amorphe contrainte à respecter les limites de la légalité du régime réactionnaire5. Cependant, il insistait pour utiliser tous 1. Vladimir I. Lénine, « Revolutionary days », dans Collected Works, vol. 8, Moscou, Progress Publishers, 1962, p. 101. 2. Vladimir I. Lénine, « Revolution teaches », dans Collected Works, vol. 9, Moscou, Progress Publishers, 1972, p. 148. 3. Vladimir I. Lénine, La fraction des partisans de l’otzovisme et de la construction de Dieu (1909), . 4. Voir Tony Cliff, Lenin. Building the Party, Londres, Bookmarks, 1994. 5. Vladimir I. Lénine, « Report of the C.C. of the R.S.D.L.P. to the Brussels Con­ ference and instructions to the C.C. Delegation  » dans Collected Works, vol. 20, Moscou, Progress Publishers, 1977.

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les créneaux disponibles pour lutter pour des réformes, « ce qu’il faut faire pour développer la conscience révolutionnaire et la lutte révolutionnaire des masses  ». Après diverses discussions, le parti a exclu le groupe autour de Bogdanov, estimant que ses positions pouvaient le conduire à l’isolement. À l’instar de Marx, Lénine ne pensait pas qu’il y avait une seule manière de développer une politique révolutionnaire. Il a continué cependant de croire tout au long dans l’importance de distinguer le parti de la classe et voir le parti comme la section avancée, consciente et révolutionnaire de la classe. Après la désastreuse évolution des partis socialistes et de la Deuxième Internationale après 1914, Lénine était sûr que l’expérience russe était porteuse d’un certain nombre de leçons, dont la nécessité d’effectuer la rupture avec le réformisme. L’État et la révolution C’est en 1917 que ces idées se sont cristallisées. Réfléchissant sur la révo­ lution qui venait, Lénine reprend la question de l’État et, plus particulière­ ment, la nécessité de sa destruction. Dans le sillage de la Commune de Paris, Marx avait proposé que l’État soit transformé de fond en comble. Avec les soviets, ces entités auto-organisées des classes révolutionnaires, Lénine voit l’émergence de cet « anti-État », où les élus sont révocables et où les prolé­ taires peuvent décider directement des priorités. De la même manière que le parti ne pouvait pas, dans l’optique de Lénine, se substituer ou « représen­ ter » la classe, il ne pouvait pas non plus s’identifier au futur État socialiste, comme l’avaient pensé les marxistes de la Deuxième Internationale. Selon Chris Harman, pour Lénine, le parti n’est pas l’embryon de l’État ouvrier, ce sont les conseils (soviets) qui le sont. Le parti conduit la classe, mais c’est « la classe qui crée un nouvel État qui doit représenter les différents intérêts de la classe1 ». Encore une fois, Lénine se retrouve en 1917 à contre-courant. Contraire­ ment aux autres bolcheviks, il pense que la lutte contre l’État tsariste doit se transformer en une lutte pour le pouvoir des soviets. Non seulement la révo­ lution doit être directement prolétarienne (et ne pas attendre une éventuelle révolution démocratique bourgeoise), mais doit construire un nouvel État : Électivité complète, révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires sans exception, réduction de leurs traitements au niveau d’un normal « salaire d’ou­ vrier  », ces mesures démocratiques simples et «  allant de soi  », qui rendent parfaitement solidaires les intérêts des ouvriers et de la majorité des paysans, servent en même temps de passerelle conduisant du capitalisme au socialisme. 1. Chris Harman, « Party and class », dans Cliff, Hallas et coll. (dir.), op. cit.

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Ces mesures concernent la réorganisation de l’État, la réorganisation purement politique de la société, mais elles ne prennent naturellement tout leur sens et toute leur valeur que rattachées à la réalisation ou à la préparation de l’« expro­ priation des expropriateurs », c’est-à-dire avec la transformation de la propriété privée capitaliste des moyens de production en propriété sociale1.

Cette perspective rejoint de plusieurs façons les formulations libertaires, ce qui n’empêche pas Lénine de se démarquer de l’anarchisme : Nous ne sommes pas des utopistes. Nous ne « rêvons » pas de nous passer d’emblée de toute administration, de toute subordination ; ces rêves anar­ chistes, fondés sur l’incompréhension des tâches qui incombent à la dicta­ ture du prolétariat, sont foncièrement étrangers au marxisme et ne servent en réalité qu’à différer la révolution socialiste jusqu’au jour où les hommes auront changé. Nous, nous voulons la révolution socialiste avec les hommes tels qu’ils sont aujourd’hui, et qui ne se passeront pas de subordination, de contrôle, « surveillants et de comptables ». Mais c’est au prolétariat, avantgarde armée de tous les exploités et de tous les travailleurs, qu’il faut se subor­ donner. On peut et on doit dès à présent, du jour au lendemain, commencer à remplacer les « méthodes de commandement » propres aux fonctionnaires publics par le simple exercice d’une «  surveillance et d’une comptabilité  », fonctions toutes simples qui, dès aujourd’hui, sont parfaitement à la portée de la généralité des citadins, et dont ils peuvent parfaitement s’acquitter pour des « salaires d’ouvriers2 ».

Conclusion L’expérience russe a montré qu’il était possible de maintenir ses principes révolutionnaires sans devenir une secte ni être à la traîne d’une perspective réformiste, comme le craignait Luxemburg, qui pensait que seule la lutte des classes pouvait corriger la trajectoire d’une social-démocratie de plus en plus conservatrice. Pour Lénine, il était possible de développer de nouvelles formes organisationnelles évitant le « double danger » de l’isolement et de l’aplatissement. La révolution russe donna un autre sens au mot «  avant-garde  ». Un mouvement qui veut «  diriger  » ne peut s’autoproclamer ou s’imposer par en haut. Il ne peut être construit en restant à l’écart du prolétariat en brandissant des idées révolutionnaires auxquelles on « convie » les masses. La direction doit s’ériger par la pratique, dans le cours des luttes pour des revendications partielles, économiques et politiques et en alliance avec des organisations et des forces qui ne sont pas révolutionnaires. 1. Vladimir I. Lénine, L’État et la révolution (1917), . 2. Ibid.

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Aujourd’hui, il faut constater que la matérialisation d’un tel projet n’est pas pour demain. Cependant, en tentant d’avancer dans cette voie, quelles que soient les options tactiques et organisationnelles envisagées, il est indis­ pensable d’étudier l’héritage théorique et pratique de Lénine et des bolche­ viks, de même que ceux laissés par Marx et Engels. Il est triste de penser qu’à partir des années 1920, les staliniens se sont approprié cet héritage et en ont perverti ses leçons ; ils ont transformé le « parti léniniste d’avant-garde », en une organisation dirigée par en haut, bureaucratique, autoritaire, agissant dans le but d’imposer un parti unique et une économie étatisée, en fait, un projet totalement opposé à celui des bolcheviks.



Chapitre 10 La grève générale de Winnipeg Alvin Finkel1

Le Canada se distingue de l’Europe et même des États-Unis dans ses rapports avec l’Association internationale des travailleurs (AIT). En effet, il n’y a aucune trace d’un engagement direct d’organisations ou de personnes du Canada dans l’AIT. Dans les rapports annuels de la Première Internationale, il n’y a aucune référence au Canada2. Cependant, de manière indirecte, l’AIT a été active au Canada grâce aux nombreux travailleurs et militants socialistes euro­ péens et états-uniens qui sont arrivés au pays au cours des années 1870. Ces militants ont apporté dans leurs bagages les idées de l’AIT, dont le marxisme et l’anarchisme. Ce chapitre retrace l’itinéraire de ces militants, leurs straté­ gies, leurs succès comme leurs échecs, dans leurs efforts pour rallier la classe ouvrière canadienne à des perspectives radicales. La période que couvre cet article s’étend des années 1880 aux années 1920, jusqu’à ce que le projet socia­ liste se restructure autour des Deuxième et Troisième Internationales. Le Canada au tournant du siècle Lorsque l’AIT est fondée, le Canada n’est pas encore un pays. C’est essentiellement un regroupement de colonies britanniques dispersées dans la moitié septentrionale du continent, l’Amérique du Nord. L’une d’elles est la « Province du Canada », qui résulte d’une union forcée entre ce qui est alors le Bas-Canada (Nouvelle-France, aujourd’hui la province de Québec), conquis par les Britanniques en 1760, et le Haut-Canada (aujour­d’hui la province de l’Ontario). On se souviendra que ces deux pro­ vinces se sont rebellées contre le règne britannique en 1837-1838. Pour consolider son emprise, le pouvoir colonial abolit l’autonomie relative du Québec en le privant de son propre gouvernement et de son identité. En 1867, trois colonies, y compris la Province du Canada (qui devient alors 1. Alvin Finkel est professeur d’histoire à l’Université d’Arthabasca (Canada). Traduit de l’anglais par Pierre Beaudet. 2. Le Canada est absent des rapports et des œuvres importantes consacrées à l’AIT comme celle d’Edmond Villetard, Histoire de l’Internationale, Paris, Frères, 1972.

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deux provinces, le Québec et l’Ontario), conviennent de créer un pays. Le Québec perd alors la possibilité de se doter du statut d’une nation et devient l’une des quatre provinces du Dominion du Canada. Le nouveau Canada est principalement un pays agricole, mais le fer de lance de sa création est constitué par les entrepreneurs qui veulent construire un chemin de fer vers l’ouest. Il y a également les spéculateurs qui espèrent mettre la main sur les terres de la Compagnie de la Baie d’Hud­ son, dans l’ouest. L’économie du Canada est alors en transition. C’est la fin de la traite des fourrures et le début du développement agricole dans l’ouest et de l’industrie dans l’est. Il importe alors de s’approprier des terres des Autochtones qui y vivent depuis 10 000 ans. Le pouvoir colonial leur dénie les titres de propriété sur ces terres qu’il faut ouvrir à la colonisation pour résorber le surplus de la population de l’est, surtout celle de l’Ontario. C’est en gros le même chemin qui conduit les États-Unis à la « conquête de l’ouest ». Cependant, en 1873, une crise économique mondiale ralentit l’ac­ complissement du rêve capitaliste. Les fermiers du Québec et des provinces atlantiques partent plutôt vers les usines de la Nouvelle-Angleterre. L’immi­ gration au Canada est moins rapide qu’on ne l’espère, et l’attrait pour les plaines de l’ouest états-unien est très important. En 1896, toutefois, la crise est partiellement résorbée. Le Canada redevient une terre d’accueil pour les immigrants qui veulent s’établir sur des fermes, dans le contexte d’une industrialisation qui s’accélère. Comme aux États-Unis, bon nombre de ces immigrants arrivent au Canada en pensant qu’ils auront des terres gratuites et qu’ils bénéficieront de meilleures conditions de travail. Rapidement, ils comprennent que ces belles promesses étaient mensongères. Les premiers embryons Aux États-Unis, ces mécontents militent dans la Fédération nordaméricaine de l’AIT. La plupart sont des immigrants allemands. En 1876, ils fondent le Parti des travailleurs d’Amérique. En 1877, une scission provoque la création du Parti socialiste des travailleurs d’Amérique. Sous l’impulsion du radical Daniel De Leon1 et dans la tradition de l’AIT, ces militants créent en 1898 une section de ce parti à Vancouver2 . 1. Voir Early American Marxism. Socialist Labor Party (1876-1930), . De Leon était un marxiste. Il émigre aux États-Unis en 1872 où il devient avocat. En 1880, il est membre du Socialist Labour Party. Il est candidat pour ce parti aux élections pour le poste de gouverneur de l’État de New York en 1902. Il participe en 1905 à la fondation des Industrial Workers of the World (IWW). Ses écrits ont beaucoup influencé les mouvements de gauche aux États-Unis. 2. Bryan Palmer, Working-Class Experience. Rethinking the History of Canadian Labour,

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D’entrée de jeu, les partisans de l’AIT au Canada et aux États-Unis tentent de concilier les exigences des luttes à court terme avec les objectifs révolutionnaires. Ils espèrent militer dans les syndicats réformistes au lieu de créer de nouveaux syndicats révolutionnaires, mais sur cette question il y a des débats : les objectifs révolutionnaires de l’AIT sont-ils compatibles avec les perspectives réformistes des syndicats ? À Vancouver, les militants socialistes créent un syndicat indépendant, l’Union socialiste du commerce et du travail. En 1901 est créé le Parti socialiste de Colombie-Britannique (SPBC), d’orientation réformiste1. Il accuse ses adversaires radicaux d’être des « impossibilistes ». Il refuse l’idée que l’action syndicale doit nécessai­ rement afficher des objectifs nettement socialistes. Pourtant, dans certains secteurs radicaux comme parmi les mineurs de charbon de l’île de Van­ couver, le conflit des classes est si intense que l’idée de réformer le système capitaliste semble absurde. En 1902, ces mineurs fondent le Parti socialiste révolutionnaire, avec l’appui de James Hurst Hawthorwaite, membre de l’assemblée provinciale de Nanaimo. Plus tard, lors d’une élection partielle dans le comté de Newcastle, le mineur socialiste Parker Williams passe à un cheveu d’être élu. Finalement, après la fusion des différents groupes sous l’étendard du SPBC, Hawthornwaite et Williams sont élus lors de l’élection provinciale de 1903. C’est certes une victoire pour les socialistes. Leurs can­ didats se présentent dans 25 % des comtés et récoltent au total 8 % des voix, loin devant le parti travailliste dont les buts sont explicitement réformistes. 1800-1991, Toronto, McClelland and Stewart, 1992, p. 181. 1. NdT. Dans la plateforme du Parti, on peut lire la déclaration suivante : « Le tra­ vail produit tous les biens, et, en toute justice, ils doivent appartenir au travail. Aux propriétaires des moyens de production appartiennent les produits du travail. Le système économique actuel est basé sur la propriété capitaliste des moyens de production; par conséquent, tous les produits appartiennent à la classe capitaliste. Le capitaliste est le maître; le travailleur, l’esclave. Aussi longtemps que les capi­ talistes demeurent en possession des rênes du gouvernement tous les pouvoirs de l’État seront utilisés pour protéger et défendre leur droit de propriété des moyens de production et leur contrôle sur les produits du travail. Le système capitaliste donne aux capitalistes une marge toujours croissante de profits et donne aux tra­ vailleurs une mesure toujours croissante de misère et de dégradation. Les intérêts de la classe ouvrière sont dans la libération de l’exploitation capitaliste par l’abo­ lition du salariat. Pour accomplir ceci, il est nécessaire de transformer la propriété capitaliste des moyens de production en propriété collective ou propriété de la classe ouvrière. L’irrépressible conflit d’intérêts entre le capitaliste et le travailleur se transforme rapidement en lutte pour la possession du pouvoir gouvernemen­ tal. Le capitaliste lutte pour garder ce pouvoir; le travailleur lutte, lui, pour s’en emparer par l’action politique. Ceci est la lutte de classes ». Tiré de La plateforme du Socialist Party of British Columbia (1903),

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Réforme ou révolution ? Malgré ces avancées, le mouvement socialiste canadien peine à progresser. En 1904, le Socialist Party of Canada (SPC – Parti socialiste du Canada) est créé par une fusion des partis socialistes de Colombie-Britannique, du Manitoba, de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse. Le nouveau parti se consacre à un travail de propagande socialiste et d’agitation révolutionnaire, tout en concentrant ses efforts sur la scène électorale. Des immigrés du Royaume-Uni, des États-Unis et de l’Europe continentale, porteurs des idées marxistes de l’AIT, prennent les rênes du SPC, qui attire peu de gens nés au Canada. Les syndicalistes de métier préfèrent appuyer les partis réformistes pour qui l’amélioration de l’exploitation capitaliste est le seul objectif. Cette indifférence des travaillistes à un programme anticapitaliste aliène non seulement les « impossibilistes », mais aussi les éléments plus stratégiques du SPC, qui veulent que leur parti ne se contente pas de promouvoir l’éducation marxiste auprès des travailleurs et des candidats aux élections. Le caractère autoritaire des chefs « impossibilistes » mène à des défections, que les diri­ geants du SPC rejettent du revers de la main. En réalité, la situation est plus complexe. Des militants des partis réformistes s’affichent marxistes. Ils pensent que les révolutionnaires doivent travailler dans les syndicats. Parfois, les militants socialistes ont plus en commun avec ces syndicalistes qu’avec leurs propres dirigeants qui se considèrent comme des marxistes « purs et durs », mais qui montrent peu d’intérêt pour le syndicalisme1. La question des nationalités Une autre source de tension à l’intérieur du SPC est le résultat des conflits dus à la question des nationalités, comme cela a été le cas dans plu­ sieurs organisations associées à l’AIT. Composé surtout d’immigrés, le SPC est hétérogène, à l’image même du Canada. Les socialistes de ces groupes nationaux ont tendance à former leurs propres clubs et fédérations avant de rejoindre le SPC. Ils veulent adhérer en groupe au SPC et garder leur indépendance à l’intérieur de l’organisation. Le SPC est favorable à cette idée et se contente de fournir des services dans différentes langues. Des membres sont cependant inconfortables avec cette politique. Ils pensent que le prolétariat international doit parler d’une seule voix et que le SPC ne peut pas être simplement un assemblage décousu de fédérations eth­ niques et de groupes régionaux. En 1911, un regroupement d’individus et d’organisations déçus de la rigidité des chefs du SPC crée le Social Demo­ cratic Party (SDP – Parti social-démocrate). Les organisations représentant 1. Peter Campbell, Canadian Marxists and the Search for a Third Way, Montréal/Kings­ ton, McGill-Queen’s University Press, 1999.

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des socialistes ukrainiens, finnois, polonais et lettons y adhèrent, ce qui res­ semble à une sorte de «  révolte ethnique  » dans le SPC. De son côté, le nouveau SDP attire des militants dont l’anglais est la langue maternelle et qui militent dans les syndicats. Plusieurs de ces militants sont marxistes, comme les mineurs de charbon de la Colombie-Britannique. En 1915, le SPC proclame la nécessité de «  renverser le capitalisme et d’établir un Commonwealth coopératif1  ». Il revient à une posture révolutionnaire. Il rejette l’idée que les travailleurs peuvent arracher de réelles concessions à la bourgeoisie à l’intérieur du capitalisme. L’essor des anarcho-syndicalistes Pendant que les socialistes et les sociaux-démocrates se concurrencent, la tradition anarchiste de l’AIT s’installe dans le mouvement ouvrier cana­ dien. Tout comme le marxisme, l’anarchisme est arrivé au Canada avec des travailleurs états-uniens en quête d’un emploi. Plusieurs sont des Wobblies, des militants des IWW, une organisation créée à San Francisco en 19052 . Son idéologie est franchement anarcho-syndicaliste. Leur base canadienne est formée d’ouvriers itinérants, surtout dans l’ouest du pays et le nord de l’Ontario, qui n’intéressent généralement pas les syndicats de métiers. Ce sont des ouvriers des chemins de fer, des bûcherons et des journaliers. Ils travaillent dans des conditions accablantes, à bas salaire, sans sécurité sur les lieux du travail, sans avantages sociaux. Ils créent en Colombie-Britan­ nique et en Alberta des sections de la Western Federation of Miners (WFM – Fédération des mineurs de l’ouest), qui s’affiliera aux IWW. Ils n’ont pas peur d’affronter le racisme et le sexisme qui sont fort importants dans le mouvement syndical au Canada, un mouvement relativement hostile aux travailleurs de couleur, en particulier les Chinois. Ils essaient d’organiser les ouvriers agricoles, qui peinent dans des conditions particulièrement diffi­ ciles, sans protection légale dans des lieux de travail dispersés. Le discours des IWW attire particulièrement les travailleurs immigrés d’Europe, géné­ ralement ignorés des autres syndicats3. L’IWW rejette l’idée de contrats ou 1. A. Ross McCormack, Reformers, Rebels, and Revolutionaries. The Western Canadian Radical Movement 1899-1919, Toronto, University of Toronto Press, 1977, p. 93. 2. NdT. Créés en 1905, les IWW se font connaître par des luttes radicales et des grèves parmi les travailleurs immigrants, surtout dans l’ouest des États-Unis. La tradition du syndicalisme militant inaugurée par les IWW sera perpétuée par des organisa­ tions inspirées du Parti communiste, des trotskistes et des mouvements anarchistes. 3. Mark Leier, Where the Fraser River Flows. The Industrial Workers of the World in British Columbia, Vancouver, New Star Books, 1990 ; Jim Selby, «  One Step Forward, Alberta Workers, 1885-1914 », dans Alvin Finkel (dir.), Working People in Alberta. A History, Edmonton, AU Press, 2012, p. 39-75.

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de conventions collectives avec les employeurs. Les syndicats doivent être ouverts à tous sans distinction, prêts à passer à l’action pour montrer leur solidarité avec n’importe quel groupement de travailleurs en grève. Le but ultime est un monde sans États, où les travailleurs de chaque entreprise contrôleraient leur lieu du travail, tout en étant liés aux autres collectifs ouvriers. Dans la constitution des IWW de 1908, on affirme que « la mis­ sion historique de la classe ouvrière est d’abolir le capitalisme. L’armée de production doit être organisée, non seulement pour la bataille quotidienne contre les capitalistes, mais aussi pour soutenir la production lorsque le capitalisme aura été renversé. Par l’organisation industrielle, nous formons la structure de la nouvelle société à l’intérieur de la coquille de l’ancienne1 ». Devant cet essor de l’anarcho-syndicalisme, les marxistes traitent les par­ tisans de l’IWW d’utopistes. Ils estiment qu’ils n’ont aucune stratégie révo­ lutionnaire. Or, les IWW connaissent le succès. Ils organisent des grèves des travailleurs itinérants, surtout des bûcherons et des travailleurs des chemins de fer et des routes. Ces grèves parviennent parfois à imposer des conces­ sions aux employeurs. En 1912, 8 000 ouvriers des chemins de fer Grand Trunk Pacific et Canadian Northern débraient dans l’ouest du Canada. Les IWW comptent alors plus de 5 000 membres. La guerre À la veille de la Première Guerre mondiale, une nouvelle récession frappe l’économie. Le coup est dur pour les chemins de fer, qui emploient de 50 000 à 70 000 travailleurs2 qui subissent de nombreux licenciements. Les IWW les regroupent. Ils les encouragent à dormir dans les églises, à manger au restaurant sans payer et à manifester pour exiger que les autorités créent des emplois3. L’éclatement de la guerre change la donne. Les industries de guerre prospèrent pour répondre à la demande des puissances alliées, ce qui facilite la résistance ouvrière et l’organisation syndicale. Toutefois, la guerre crée aussi des défis. Traditionnellement, tant les socialistes que les anarchistes dénoncent la guerre qu’ils qualifient d’impérialiste. C’est en tout cas l’opinion de Charles O’Brien, l’ancien élu représentant les mineurs de charbon des montagnes Rocheuses à l’assemblée provinciale de l’Alberta : 1. Philip S. Foner, The History of the Labor Movement in the United States, vol. 4, The Industrial Workers of the World, 1905-1917, New York, International Publishers, 2e édition, 1965, p. 33. 2. Edmund W. Bradwin, The Bunkhouse Man. A Study of the Work and Pay in the Camps of Canada, New York, Columbia University Press, 1928 ; Donald Avery, “Dangerous Foreigners”. European Immigrant Workers and Labour Radicalism in Canada, 18961932, Toronto, McClelland and Stewart, 1979. 3. Selby, op. cit., p. 70-71.

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« La classe dirigeante, dans le but d’éviter le désastre imminent, […] essaie de détourner l’attention des travailleurs. Elle a choisi la guerre1. » Quelques mois auparavant, 189 mineurs ont été tués dans la mine Hillcrest située dans le Crowsnest Pass, en Alberta. Une enquête du coroner détermine que les lois provinciales sur la sécurité des mines n’ont pas été respectées par l’employeur, mais aucune accusation n’est portée contre les propriétaires de la mine. Pour O’Brien, l’État au Canada représente les capitalistes qui souhaitent la guerre. Avant la guerre, le Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC)2, qui regroupe les syndicats des gens de métier, menace de déclencher une grève générale si le gouvernement canadien décide d’entrer en guerre au profit de la Grande-Bretagne. Cette position n’a pas été adoptée par des syndicats de l’est du pays. Cependant, dans l’ouest, presque tous, révolu­ tionnaires comme réformistes, pensent que la guerre n’est qu’un moyen uti­ lisé par les bourgeoisies britannique ou allemande pour sauvegarder leurs emprires coloniaux. Les syndicalistes et les socialistes dénoncent le fait que les capitalistes s’enrichissent alors que les salaires diminuent. Ils s’opposent à la conscription obligatoire en expliquant aux travailleurs qu’eux seuls portent le fardeau de la guerre, qu’ils doivent exiger la fin de l’engagement du Canada dans un conflit pour protéger l’Empire britannique. La montée de l’OBU Le mouvement des travailleurs de l’ouest du pays, dans lequel les marxistes jouent un rôle croissant, tente de convaincre le CMTC de s’oppo­ ser à la conscription. Seulement, le mouvement syndical est dominé par une aristocratie ouvrière qui a tissé des liens étroits avec l’État et le capital. À l’ap­ proche de la fin de la guerre, les syndicats cherchent de nouvelles manières de s’organiser contre le conservatisme du CMTC. Ces efforts sont inspirés par un Parti socialiste revigoré, où des militants syndicalistes prennent de l’ascendant. Ils sont également partisans du rapprochement entre le SPC et le SPD. La nouvelle stratégie envisage de marier les perspectives anarchistes d’organisation des luttes avec les idées marxistes du SPC et SDP axées sur le projet de la prise du pouvoir étatique – une convergence qui fait penser à celle qui s’est concrétisée dans l’AIT. Du côté syndicaliste, une nouvelle 1. Alan Seager, « Socialists and workers. The Western Canadian Coal Miners, 19001921 », Labour/Le Travail, vol. 16, 1985, p. 45. 2. NdÉ. Le Congrès des métiers et du travail du Canada (Trades and Labour Congress of Canada), a été créé en 1883. En 1956, le CMTC a fusionné avec le Congrès canadien du travail (1940-1956) pour former le Congrès du travail du Canada (CTC – Canadian Labour Congress). Le CTC est membre de la Confédération syndicale internationale (CSI).

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tendance s’organise autour de l’idée d’un seul grand syndicat, le One Big Union (OBU), qui veut regrouper dans une fédération tous les travailleurs, peu importe leur métier ou l’industrie dans laquelle ils travaillent. L’assise stratégique du mouvement est la grève générale. Au lieu d’un débrayage des travailleurs dans une seule entreprise, les partisans de l’OBU prônent la grève générale, de manière à exercer toute la pression nécessaire sur les employeurs récalcitrants et à accroître le pouvoir des travailleurs d’adminis­ trer les entreprises dans lesquelles ils travaillent. Pour les anciens militants de l’IWW, une telle stratégie remplace l’électoralisme par le militantisme ouvrier. Pour les partis de gauche (SPC et SDP), les luttes ouvrières incitent les travailleurs à mieux s’organiser. Selon ces partis, si les travailleurs sont davantage politisés, ils seront plus actifs dans la lutte électorale. Une fois élu, un gouvernement socialiste pourra créer un État socialiste dans lequel seraient réconciliées l’autogestion des travailleurs et l’intervention de l’État au moyen de la planification sociale et des programmes sociaux. Les anar­ chistes, qui rejettent tout État parce qu’il est fondamentalement oppressif, s’associent à cette initiative, mais leur influence dans la nouvelle organisa­ tion est faible en comparaison avec celle du SPC et du SDP1. Luttes des classes Les grèves se multiplient pendant et après la guerre. Les syndicats de la ville d’Edmonton appuient les pompiers en grève pour forcer la ville à accepter leurs revendications. Au cours de l’été de 1918, à Winnipeg, les cheminots, les travailleurs des compagnies de tramways, les pompiers, les téléphonistes, les camionneurs et les typographes, tout comme les manu­ tentionnaires et d’autres ouvriers paralysent l’économie par une grève géné­ rale de solidarité avec la lutte des employés municipaux. En septembre de la même année, le gouvernement fédéral menace d’imposer le retour au travail des manutentionnaires de Calgary, ce qui entraîne la moitié des syndiqués de la ville à se lancer dans une grève générale. Le gouvernement fédéral cède. En octobre, les syndicats d’Edmonton en remettent une couche en appuyant les revendications de la Fraternité canadienne des employés des chemins de fer2 . Le gouvernement fédéral contre-attaque. En 1917, il bannit 14 orga­ 1. Gerald Friesen, « “Yours in Revolt”. The Socialist Party of Canada and the Western labour movement », Labour/Le Travail, vol. 1, 1976, p. 139-157 ; Tom Mitchell and James Naylor, « The Prairies. In the eye of the storm », dans Craig Heron (dir.), The Workers’ Revolt in Canada, 1917-1925, Toronto, University of Toronto Press, 1998, p. 194-195. 2. David Bright, The Limits of Labour. Class Formation and the Labour Movement in Calgary, 1883-1929,Vancouver, UBC Press, 1998, p. 148-149 ; Gregory S. Kealey, « 1919 – The Canadian labour revolt », Labour/Le Travail, vol. 13, 1984, p. 30 ;

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nisations, y compris le SDP et l’IWW (curieusement, le SPC n’est pas tou­ ché par cette mesure, peut-être parce que ses effectifs sont surtout d’origine britannique). Toute expression d’appui au bolchevisme ou au pacifisme est déclarée illégale. Les publications en langue « ennemie » sont interdites, de même que certaines publications radicales en langue anglaise. Les arresta­ tions sont nombreuses, d’autant que la nouvelle loi décrète que l’adhésion antérieure à une organisation maintenant illégale constitue rétroactivement une offense criminelle. Pour semer la division parmi les travailleurs, l’État et la presse bourgeoise accusent les organisations radicales de profiter des griefs des travailleurs non pas pour les aider, mais avant tout pour affaiblir l’effort de guerre et aider les ennemis de la Grande-Bretagne. À la fin de la guerre, la répression se poursuit1. La grève générale En mars 1919, une conférence réunit des délégués des quatre provinces de l’ouest, qui se mettent d’accord pour créer une organisation portant le nom d’« One Big Union ». Le congrès annonce son appui au gouvernement soviétique de Russie et dénonce l’intervention armée des pays capitalistes (dont la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada) au pays des soviets. En outre, les participants appuient le principe de la dictature du proléta­ riat, laquelle leur semble nécessaire pour assurer « la transformation de la propriété des capitaux privés en un patrimoine public commun2 ». L’appa­ rition de l’OBU fait une forte impression parmi les syndiqués de l’ouest du Canada et, à un degré moindre, auprès du mouvement syndical de l’est du pays. On estime qu’environ 50 000 travailleurs se réclament de l’OBU à tra­ vers le Canada. En mai 1919, les travailleurs de Winnipeg se préparent à la grève géné­ rale. Le conflit commence lorsque les métallurgistes et les travailleurs de la construction exigent des employeurs une négociation globale, par secteur, au lieu que dans chaque entreprise. Les employeurs refusent. Le Conseil du travail de Winnipeg, qui regroupe les principaux syndicats, tient un vote pour une grève en soutien aux grévistes de la métallurgie. L’appui à la grève est massif et le 15 mai, la grève commence. Même si seulement 15  000 Tom Monto, Old Strathcona Before the Great Depression, Edmonton, Crang Pub­ lishing, 2008, p. 387. 1. Reg Whitaker, Gregory S. Kealey et Andrew Parnaby, Secret Service. Political Policing in Canada from the Fenians to Fortress America, Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 68-69. 2. Peter Campbell, « Understanding the Dictatorship of the proletariat. The Canadian left and the moment of socialist possibility in 1919 », Labour/Le Travail, vol. 64, automne 2009, p. 62.

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travailleurs sont membres des syndicats, plus de 40 000 travailleurs font grève (la population entière de la ville compte 142 000 personnes). Des grèves de solidarité éclatent à Vancouver, à Edmonton et à Calgary. À Winnipeg, les grévistes contrôlent la ville. Ils déterminent qui peut et qui ne peut pas travailler. Ils sont soucieux cependant d’assurer les services essentiels1. En riposte, la bourgeoisie de Winnipeg crée le « Comité des 1 000 citoyens ». Elle répand l’idée que les grévistes sont les agents d’un pouvoir étranger essayant de déstabiliser le système canadien alors qu’en réalité, la majorité des grévistes sont des anglophones d’origine britannique. Cette propagande haineuse s’adresse notamment aux soldats démobilisés. La répression se déchaîne : arrestations, déportations, brutalité policière de la part de la Gen­ darmerie du Nord-Ouest (l’ancêtre de la Gendarmerie royale du Canada). Des syndicalistes sont accusés de « conspiration séditieuse », ce qui mène à la prison R. B. Russell, un militant important du SPC et de l’OBU. On profite largement des témoignages des espions payés pour infiltrer les par­ tis socialistes, les syndicats et l’OBU. Lors de son adresse au jury, le juge affirme que les conspirateurs incitent à « la désaffection envers le gouver­ nement, les lois et la constitution2  ». Plus tard, le gouvernement déclare illégale la promotion de la dictature du prolétariat. La presse et les syndicats conservateurs pressent le gouvernement d’en faire plus. Après cinq semaines, la grève prend fin. L’héritage La défaite de la grève générale de Winnipeg provoque une crise chez les militants. Avec l’encouragement de l’État, les employeurs contraignent les travailleurs à renoncer aux syndicats au profit d’associations sous leur coupe. En 1920, 6 500 mineurs albertains adhèrent en masse à l’OBU, mais le gouvernement fédéral les force à demeurer dans le Syndicat des travailleurs miniers d’Amérique dominé par les propriétaires des mines3. L’hégémonie socialiste sur le mouvement ouvrier s’effrite. Les partis tra­ vaillistes s’enfoncent dans un électoralisme étroit. Les militants des partis 1. Craig Heron (dir.), The Workers’ Revolt in Canada, 1917-1925, Toronto, University of Toronto Press, 1998 ; Reinhold Kramer et Tom Mitchell, When the State Trembled. How A.  J. Andrews and the Citizens’ Committee Broke the Winnipeg General Strike, Toronto, University of Toronto Press, 2010. 2. Whitaker, Kealey et Parnaby, op. cit., p. 86. 3. David Bright, « 1919 – A year of extraordinary difficulty », dans Michael Payne, Donald Wetherell et Catherine Cavanaugh (dir.), Alberta Formed, Alberta Transformed, vol. 2, Edmonton/Calgary, University of Alberta Press/University of Cal­ gary Press, 2006, p. 430-431 ; A. B. Woywitka, « The drumheller strike of 1919 », Alberta Historical Review, vol. 21, n° 1, 1973, p. 1-7 ; Warren Caragata, Alberta Labour. A Heritage Untold, Toronto, James Lorimer, 1979, p. 77-81.

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socialistes et de l’OBU sont dispersés et désenchantés. Néanmoins, plu­ sieurs rejoindront le nouveau Parti communiste du Canada, affilié à la Troisième Internationale1. Pour une partie importante de cette génération militante, seul un parti discipliné et rompu à la clandestinité peut résister à la répression. Par la suite, les communistes mettront en place une organisa­ tion légale (le « Parti ouvrier »). Sur le fond, ils poursuivent le programme léniniste de lutte sans merci contre l’État et la bourgeoisie. Ils s’inscrivent comme une « section » de la Troisième Internationale. Ils pensent qu’une organisation purement nationale ne peut pas faire triompher le socialisme au Canada. Pour eux, l’internationalisme prolétarien exige une organisation disciplinée et internationale dans laquelle les «  sections  » nationales sont subordonnées2 . C’est une rupture avec la tradition d’autonomie et de décen­ tralisation de l’AIT. Néanmoins, les idées de l’AIT, à travers l’OBU et la grève générale de Winnipeg, continuent de marquer le mouvement ouvrier canadien. Pen­ dant longtemps, Winnipeg demeure une ville de gauche. Le Parti commu­ niste y recrute bon nombre de membres et exerce une grande influence sur la classe ouvrière multiethnique dans les quartiers nord de la ville. Durant la crise de 1929, de vastes manifestations exigent la création d’emplois et de l’aide sociale pour les démunis. Dans d’autres parties du pays, les marxistes et, à un moindre degré, les anarchistes continuent leur travail dans la fou­ lée des idées et des stratégies de l’AIT. Des organisations socialistes dyna­ miques, radicales et militantes sont actives dans les villes minières et d’autres sites industriels. Certes, au fil des années, pour la majorité des travailleurs, le souvenir de l’AIT et de la grève générale de Winnipeg s’estompe. Il n’en reste pas moins que des graines ont été semées.

1. Les partis socialistes se sont dissous et la majorité de leurs adhérents ont rejoint le Parti communiste. 2. Ian Angus, Canadian Bolsheviks. The Early Years of the Communist Party of Canada, Montreal, Vanguard, 1981 ; John Manley, « Red or yellow ? Canadian communists and the “long” third period, 1927-36 », dans Mathew Worley (dir.), In Search of Revolution. International Communist Parties in the Third Period, Londres and New York, I.B. Taurus, 2004, p. 22-46.



Chapitre 11 De la Commune de Paris à la Commune de Shanghai Hongsheng Jiang1

La Grande Révolution culturelle prolétarienne (GRCP) prend son envol en Chine au début des années 19602 . Pour Mao, l’enjeu n’est rien de moins que le renversement par le prolétariat d’une nouvelle bourgeoisie à la tête du Parti communiste chinois (PCC)3. Selon Mao, la lutte des classes n’a jamais cessé depuis 1949, année de la prise du pouvoir par le PCC. La révolution continue. La Chine vit une transition de la dictature démocratique popu­ laire à la dictature du prolétariat. Pour faire avancer la Chine du semi-capi­ talisme au socialisme, une lutte déterminée est requise contre les ennemis du prolétariat, à l’intérieur et à l’extérieur du PCC. Durant cette transition s’échelonnant sur plusieurs années, Mao estime que l’État, instrument de domination de classe, doit peu à peu disparaître, comme la Commune de Paris l’a montré. Pour les théoriciens maoïstes, la Commune est le gouver­ nement des producteurs, un organe de pouvoir semi-étatique, capable de détruire la machinerie de l’État bourgeois. La Commune doit empêcher la transformation des détenteurs du pouvoir de serviteurs de la société en maîtres de la société. Elle doit empêcher la société socialiste d’évoluer vers la restauration capitaliste. Comme la Commune, la GRCP doit procéder à l’égalisation des salaires, à l’organisation d’élections, à l’institutionnali­ sation des organisations de masse, à la réduction des pouvoirs de la police, au développement des milices populaires. Pour autant, la GRCP n’est pas anarchiste. Elle ne vise pas à abolir l’État dans sa totalité. En révolution­ nant l’État, l’idée est de renforcer les masses dans le cadre de vastes luttes de classes desquelles émergera une nouvelle forme de structure étatique. Quelle est justement cette nouvelle forme ? Comment doit-elle être mise en place ? 1. Hongshen Jiang est professeur de littérature à l’Université de Beijing. Traduit de l’anglais par Pierre Beaudet. 2. C’est l’expression utilisée en Chine pour designer ce qu’on appelle généralement dans les pays occidentaux la « Révolution culturelle ». 3. Chairman Mao Talks to the People, textes choisis par Stuart R. Schram, New York, Pantheon Books, 1974.

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Quels sont sa nature et son caractère ? En quoi est-elle différente d’autres formes étatiques ? Ce sont les questions que nous voulons explorer dans ce texte. La lutte dans le Parti communiste En 1949, le PCC parvient au pouvoir après 30 ans de luttes épiques et proclame la République populaire de Chine. Après 1949, le projet est de consolider la nouvelle révolution démocratique et de procéder à la construction et à la transformation de la société vers le socialisme. À partir de 1953, les entreprises privées sont partiellement nationalisées. Dans les régions rurales, la production autarcique est transformée avec la mise en place de groupes d’entraide et de coopératives, puis de communes popu­ laires. L’économie est transférée à la propriété publique socialiste. En 1956, Mao estime que la première transition est complétée et que le pays est prêt à entrer dans une nouvelle phase de la révolution socialiste. Cependant, des objections sont soulevées. De son côté, Liu Shaoqi, alors président du PCC, estime que la révolution démocratique nationale n’est pas terminée et qu’il faut la consolider. Il s’oppose à l’approfondissement de la transformation de l’agriculture par les coopératives. Dans le domaine industriel, il défend la propriété privée. L’exploitation a ses mérites, affirme-t-il. Mao a une autre compréhension de la situation. Il pense que la trans­ formation socialiste vient à peine d’être amorcée et, plus encore, que cette tendance peut être renversée. Le capitalisme peut être restauré, estime-t-il. La révolution est continue, affirme Mao. Dans un essai remarqué1, il pré­ cise que l’existence des classes et, par conséquent, de la lutte des classes continuent en Chine dite socialiste. La restauration du capitalisme est une possibilité à partir des vestiges des anciennes classes exploiteuses et de la petite bourgeoisie. Le danger « principal », selon Mao, vient de ceux qui, dans le PCC, veulent restaurer le capitalisme. Pour s’y opposer, il se réfère à Marx, affirmant la nécessité d’une révolution « permanente2 » ou de ce qu’il désigne plus tard de « révolution ininterrompue3 ». Pendant plusieurs années, cette lutte de lignes se poursuit dans le PCC. Les partisans de Liu Shaoqi s’opposent au projet de transformation, mais sont obligés de céder du terrain devant l’influence de Mao. Ils maintiennent 1. Mao Zedong, De la juste résolution des contradictions au sein du peuple (1957), . 2. Karl Marx, Luttes de classes en France, 1848-1850 (1850), . 3. Mao Zedong wenji (Œuvres de Mao Zedong), vol. 7, Beijing, Renmin chubanshe, 1999.

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cependant leur obstruction, car ils ont l’appui du haut commandement de l’armée, notamment du maréchal Peng Dehuai. Ils critiquent la politique dite du « Grand Bond en avant », alors qu’ils en sont partiellement respon­ sables en tant qu’architectes du « premier front » (yixian)1. Selon Liu Shaoqi, les paysans n’ont rien à gagner de la collectivisation de l’économie rurale. Liu pense également que l’on ne doit pas craindre le retour en force du capitalisme. Il est appuyé par Deng Xiaoping qui estime que la croissance de la production est le seul critère pour mesurer le progrès, d’où son fameux aphorisme : « Que le chat soit blanc ou qu’il soit noir, ce qui compte est qu’il attrape des souris ! » Peu à peu, la politique du san zi yi bao est impo­ sée. Concrètement, le san zi encourage la privatisation des lots, l’expansion des marchés libres et des petites entreprises, dont le but est de générer un profit. Le bao implique la détermination de quotas de production fixes pour les ménages. À terme, estime Mao, cette politique aboutit au démantèlement des communes populaires, au cœur du projet socialiste qu›il a défini : Le principe de la responsabilité par les ménages doit être pris au sérieux. La Chine est essentiellement un grand pays agricole. Si les fondements du système de propriété changent dans les régions rurales, la base de l’économie collective est minée. Éventuellement, la propriété collective de l’industrie sera également changée. Les écarts entre les riches et les pauvres vont augmenter considérable­ ment. Comment les communistes pourront-ils défendre les intérêts des ouvriers et des paysans? Comment défendre l’industrie nationale et le commerce2 ?

À l’automne 1962, lors de la dixième session plénière du huitième comité central du PCC, le conflit est ouvert. Mao attaque la « ligne capitaliste » de Liu et de Deng et s’oppose au démantèlement des communes. Il déclare que le parti et les masses ne « doivent pas oublier la lutte des classes » et doivent s’engager résolument dans l’éducation socialiste3. Les contradictions 1. Dès 1953, Mao propose que le PCC se réorganise en deux « fronts ». Le premier, le yixian, devait être mené par les hauts cadres du comité central du PCC, du gou­ vernement et de l’armée. Le « deuxième front » (erxian) devait se tenir à l’écart de la direction comme telle et agir en tant que conseillers et éminences grises à l’abri des regards. Mao fait alors partie du second front, selon Henry Yuhai He, Dictionary of the Political Thought of the People’s Republic of China, Armonk, New York, M.E. Sharpe, 2001. 2. Ma Shexiang, Qianzou. Mao Zedong yijiuliuwu nian chongshang jinggangshan, 1965 (Le prélude. Comment Mao Zedong a voulu escalader encore une fois le mont Jinggang, 1965), Beijing, Dangdai zhongguo chubanshe, 2006. 3. Editorial Departments of Renmin Ribao, Hongqi et Jiefangjun Bao, «  Struggle between the two roads in China’s countryside », Peking Review, n° 49, 1er décembre 1967, p. 16.

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s’accumulent, révélant un schisme profond au sein de la direction du PCC sur un vaste ensemble de questions, notamment la question rurale. Le débat sur les « droits bourgeois » Selon Mao, la révolution ne vient que de commencer. La Chine doit avancer vers le communisme. La priorité doit être non pas de consolider l’ordre social de la Nouvelle Démocratie, mais de lutter contre les tendances capitalistes à l’intérieur et à l’extérieur du PCC. Pour adopter cette voie, le PCC doit briser la machine d’État de la bourgeoisie, à la lumière de l’expé­ rience de la Commune de Paris. Dans ce processus, la petite bourgeoisie et la bourgeoisie nationale deviennent la cible de la révolution socialiste et de la critique révolutionnaire, contrairement à ce qui se passe à l’étape de la Nouvelle Démocratie et de la période de transition. Il se peut que la violence soit nécessaire pour vaincre les résistances au communisme, aussi bien théoriques que pratiques, puisque les changements sont inévitables et touchent le cœur même de la société. Par ailleurs, pour consolider l’ordre social de la Nouvelle Démocratie, la position de Liu et de Deng est de justifier la hiérarchie sociale, de même que les « droits bourgeois » (faquan), qui sont contradictoires avec les principes de la Commune de Paris. Par exemple, en dépit des objections de Mao, un système de hiérarchie militaire est imposé selon les normes de l’armée sovié­ tique. Mao n’est pas d’accord. Selon ce système, les écarts de salaires entre officiers et soldats sont augmentés, de même que ceux entre les officiers de haut rang et les autres (le ratio est de 1/6). Cette hiérarchisation des salaires est promue à l’échelle de toute la société, ce à quoi s’opposent les partisans de Mao. Cette situation débouche sur un débat à propos des « droits bour­ geois » qui anticipe sur la GRCP. Zhang Chunqiao, un membre de la direc­ tion du PCC et un futur partisan de la Commune de Shanghai de 1967, dénonce cette prédominance des « droits bourgeois1 ». Zhang invoque les remarques de Marx dans sa Critique du programme de Gotha : Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste, non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stig­ mates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue2 . 1. Zhang Chunqiao, «  Pochu zichanjieji de faquan sixiang  » (Éradiquons les droits bourgeois), Quotidien du peuple (Renmin Ribao), 13 octobre 1958. 2. Karl Marx, Gloses marginales au programme du Parti ouvrier allemand (1875), .

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Par conséquent, Zhang estime qu’une société socialiste ne peut résoudre immédiatement les inégalités héritées du système du droit bourgeois. Il est impossible de décréter l’égalité totale exprimée par l’idée « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Néanmoins, souligne Zhang, Marx ne suggère pas que le droit bourgeois et sa hiérarchie inhérente soient justifiés et qu’ils doivent être systématisés et institutionnalisés. Au contraire, estimet-il, il faut critiquer la tendance qui promeut les « bénéfices matériels » et les « incitatifs matériels », et promouvoir d’autres principes, dans la lignée des réflexions sur la Commune : Depuis les membres de la Commune jusqu’au bas de l’échelle, la fonction publique devait être assurée pour un salaire d’ouvrier. Les bénéfices d’usage et les indemnités de représentation des hauts dignitaires de l’État disparurent avec ces hauts dignitaires eux-mêmes1.

Pour Zhang, les mesures de la Commune pour égaliser les salaires font partie des efforts pour détruire le système hiérarchique du droit bourgeois. Il défend l’idée de renforcer l’éducation communiste d’un point de vue politique et éthique en tant que composante de la lutte pour l’éradication du droit bourgeois. Il favorise un système de salaires basés sur les besoins des individus, comme cela réapparaîtra quelques années plus tard lors de la GRCP. L’intervention de Zhang devient sujet de polémique. Le directeur du Quotidien du peuple, Wu Lengxi, hésite à la publier. De son côté, Mao la défend sans hésitation bien qu’il estime que le texte de Zhang manque de détails. Peu de temps après, Zhang est attaqué par un autre dirigeant du PCC, Zheng Jiqiao. Selon Zheng, le noyau dur du droit bourgeois ne réside pas dans la hiérarchie, car les constitutions bourgeoises stipulent l’égalité de tous devant la loi et les tribunaux2 . D’autres théoriciens justifient l’inégalité des salaires, invoquant que sous le socialisme, il ne peut y avoir une égalité absolue. Attentif à ces débats, Mao affirme que l’égalité bourgeoise est d’abord une question de forme (et non de substance)3. Dans les années subséquentes, le système différencié de salaires est consolidé et institutionnalisé. Mao insiste 1. Karl Marx, La guerre civile en France (1871), . 2. Zheng Jiqiao, «  Tantan xuechu zichanjieji faquan  » (Sur l’éradication des droits bourgeois), Quotidien du peuple (Renmin ribao), 18 octobre 1958. 3. Jianguo yilai Mao Zedong wengao (Manuscrits de Mao Zedong depuis la fondation de la République populaire de Chine), vol. 7. Beijing, Zhongyang wenxian chubanshe, 1988.

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cependant pour que les salaires les plus élevés soient réduits. L’opinion populaire semble appuyer ce point de vue. On comprend mal pourquoi le droit bourgeois est maintenu alors que le pouvoir des propriétaires terriens et des grands capitalistes a été renversé. La contradiction semble flagrante entre, d’une part, les principes affichés par des dirigeants du parti qui ont risqué leur vie pendant la révolution et, d’autre part, l’acceptation de pri­ vilèges et du droit bourgeois. C’est ainsi que se renforce l’idée d’une révo­ lution continue contre les ennemis déguisés de la révolution. C’est la lutte contre le révisionnisme, contre la vieille société et contre la hiérarchie. Zheng Zhisi et la Commune de Paris Dans les années subséquentes, le débat s’intensifie. Lorsque la GRCP prend son envol, Mao espère qu’une nouvelle forme d’État pourra émerger. Le 26 mars 1966, Zheng Zhisi publie un article à l’occasion du 95e anni­ versaire de la Commune, « Les grandes leçons de la Commune de Paris ». Le texte paraît dans l’organe théorique du PCC, le Drapeau rouge1. Il estime que la révolution chinoise sous la direction de Mao est l’héritière de la Commune de Paris et de la Révolution d’octobre 1917. Le premier prin­ cipe mis de l’avant par la Commune est celui de l’utilisation de la violence pour saisir le pouvoir, briser la machine de l’État de la bourgeoisie et réaliser la dictature du prolétariat. Tout cela reste valable actuellement en Chine, estime Zheng : Il est hors de question pour les dirigeants d’un parti prolétarien, qui n’est pas au pouvoir, de diriger la révolution s’ils tournent le dos aux principes de la Com­ mune. De tels dirigeants deviendront des renégats et des traîtres. Si de tels diri­ geants rejettent les principes de la Commune après avoir pris le pouvoir, la révolution populaire court le danger de perdre ses fruits.

Les principes de la Commune sont importants, aussi bien pour l’étape avant la prise du pouvoir que pour celle après la prise du pouvoir par le pro­ létariat. Il s’agit non seulement de prendre le pouvoir, mais aussi de défendre ce pouvoir et de sauvegarder les fruits de la révolution. Selon Zheng, la quintessence de la théorie marxiste-léniniste de l’État de même que l’ex­ périence de la Commune démontrent l’importance de briser la machine bureaucratico-militaire de la bourgeoisie et de remplacer la dictature de la bourgeoisie par celle du prolétariat. Invoquant la Commune, Zheng propose d’enterrer la vieille bureaucra­ tie telle qu’on l’observe en Union soviétique sous la coupe des « révision­ nistes » de Khrouchtchev. « Ils prétendent que les temps ont changé et que 1. Le texte traduit en anglais est paru dans Peking Review, 8-15 avril 1966.

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le prolétariat peut prendre le pouvoir sans briser la machine de l’État de la bourgeoisie et que le socialisme peut être construit sans la dictature du pro­ létariat1.  » Tout en utilisant, jusqu’à un certain point, un ton critique en ce qui concerne la machine étatique chinoise établie depuis 1948, Zheng dénonce plus ou moins les caractéristiques répressives de l’appareil d’État soviétique tel que mis en place depuis la mort de Staline et évoque Marx pour qui l’émancipation du prolétariat ne peut coexister avec un système qui le domine. Par ailleurs, Zheng insiste sur le fait que la Commune a brisé la machine de l’État bourgeois par la violence révolutionnaire et la dictature du prolé­ tariat. Elle n’était donc pas, comme Kautsky le prétendait, le résultat d’une élection et de la « démocratie pure ». Sans définir l’État chinois comme tota­ lement bourgeois et sans aller jusqu’à appeler à sa destruction, Zheng estime qu’il faut en Chine une nouvelle sorte d’État et un nouveau socialisme dont les traits principaux sont les suivants : • La machine d’État de la bourgeoisie doit être brisée. Il ne peut y avoir de « transition pacifique » vers le socialisme. • Contrairement au concept révisionniste de l’URSS, il ne peut y avoir un État « pour le peuple tout entier ». Sans la dictature du prolétariat, il est impossible de construire le socialisme. • Les salaires et privilèges accordés aux cadres doivent être réduits. Ceux qui dirigent les organes de l’État ne sont pas les maîtres de la société. • Les mesures incitatives matérielles doivent être subordonnées aux objec­ tifs politiques. • L’armée permanente doit être abolie et remplacée par une milice populaire. • Tous les responsables doivent être élus au suffrage universel et révocables en tout temps. Depuis la victoire du PCC en 1949, deux lignes s’opposent. Liu et Deng veulent consolider la hiérarchie salariale alors que Mao propose de réduire les salaires des cadres. Liu et Deng mettent l’accent sur les mesures incita­ tives matérielles dans le domaine économique, Mao veut « mettre la poli­ tique au poste de commande ». Les généraux Peng Dehuai et d’autres veulent « moderniser » l’armée, Mao et Lin Biao se font les avocats des milices popu­ laires – ils veulent abolir son système hiérarchique et réaffirmer l’importance de la guerre populaire. Contre les dirigeants du PCC, Mao entend que les 1 Cheng Chih-Szu, « The great lessons of the Paris Commune. In commemoration of its 95th anniversary », Peking Review, n° 15, 8 avril 1966.

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masses supervisent le parti et participent à la gestion de l’État. Il préconise la participation des cadres au travail productif. La Commune en Chine Deux mois après l’intervention de Zheng, des militants de l’Univer­ sité de Beijing s’activent. Une jeune enseignante, Nie Yuanzi, produit une grande affiche à gros caractères (dazibao). C’est le premier dazibao qui cri­ tique ouvertement l’administration de l’Université de Beijing : Les administrateurs de l’université Lu Ping et Peng Pei-yun ne veulent pas que l’université affiche des dazibaos. Il faut « guider les masses », disent-ils. Est-ce que cela est conforme avec les principes de la révolution culturelle proposée par Mao ? Absolument pas1.

Pour Mao, cette interpellation est beaucoup plus qu’une simple affiche. Il relance son idée de révolution continue. Il estime que les cadres, qui sont d’anciens révolutionnaires, se sont écartés des masses et désirent préserver le statu quo. Au contraire, les masses, incluant les cadres de rang inférieur, entendent résister à la répression, à l’injustice et au pouvoir hiérarchique. Les mouvements de masse, qui se développent par le bas, s’expriment en adoptant l’étiquette de la GRCP. Ce n’est donc pas strictement une lutte entre les factions au sommet de l’État et du PCC. Alors que les masses s’agitent, Liu et Deng tentent de limiter les dégâts. Des débats en apparence secondaire sur des œuvres littéraires révèlent ces fractures. Nie Yuanzi accuse l’administration de l’université, mais aussi, indirectement, le Parti communiste lui-même, de promouvoir une vision réactionnaire de la société. D’instinct, la bureaucratie sait que ces manifes­ tations publiques d’opposition la menacent. Elle veut que les débats aient lieu en vase clos, et sur des questions « purement » universitaires, ce qui en fait les dépolitise et contredit l’esprit de la GRCP2 . Quelques jours après le dazibao de Nie Yuanzi, la direction du PCC, sous la supervision de Deng, déploie une équipe d’intervention à l’université et dans d’autres établisse­ ments scolaires. L’école secondaire où étudie la fille de Deng est particulière­ ment visée. On encourage les enseignants et les étudiants à réprimer la dis­ sidence3. Des enfants des hauts cadres s’en prennent à ceux qu’on identifie comme des rebelles, dont l’enseignant Bian Zhongyun, qui est battu à mort. 1. Nieh Yuan-tzu, « What are Sung Shih, Lu Ping, and Peng Pei-yun up to in the Cul­ tural Revolution ? », Peking Review, n° 37, 7 septembre 1966. 2 Wang Hui, Qu zhengzhi hua de zhengzhi (Les politiques de dépolisation), Beijing, Sanlian shudian, 2008. 3. Chedi qingsuan Deng Xiaoping zai wuchan jieji wenhua da geming zhong de taotian zuixing (Contre les crimes de Deng), Xin beida gongshe, avril 1967.

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Pour Mao, cet incident est inacceptable. Il constate que des équipes d’inter­ vention mandatées par le PCC sèment la terreur. Ils cherchent à s’emparer des mouvements de masse. Ils accusent des milliers d’étudiants et d’ensei­ gnants dissidents d’être « droitiers » et « contre-révolutionnaires ». Plusieurs militants sont emprisonnés, d’autres sont conduits au suicide lors de cam­ pagnes menées dans plus de 24 universités de Beijing1. Mao réplique en pro­ duisant son propre dazibao : Le dazibao de Nie Yuanzi et les commentaires qui s’en suivent dans le Quotidien du peuple sont superbement écrits. Camarades, lisez-les attentivement. Mais dans les derniers jours, certains camarades du centre et des niveaux locaux ont agi d’une manière diamétralement opposée. Adoptant la position réactionnaire de la bourgeoisie, ils renforcent la dictature bourgeoisie et frappent le mouve­ ment surgissant de la Grande Révolution culturelle du prolétariat. Ils encerclent et répriment les révolutionnaires, étouffent l’expression d’opinions contraires aux leurs. Ils imposent la terreur blanche. Ils manifestent l’arrogance de la bour­ geoisie et minent le moral du prolétariat. C’est empoisonné !2

Cette intervention de Mao le démarque clairement des positionnements de Liu et de Deng. Pour Mao, il faut appuyer le mouvement de masse dans ses propres initiatives : Le critère fondamental pour savoir si quelqu’un peut ou non diriger cette Grande Révolution culturelle prolétarienne – et il en est de même quant à son attitude à l’égard des autres mouvements révolutionnaires – est celui-ci : a-til ou non l’audace de mobiliser sans réserve les masses ? Faire confiance aux masses, s’appuyer sur elles, respecter leur esprit d’initiative, voilà l’essence de la décision. Rejetez la crainte ! N’ayez pas peur d’exprimer largement et libre­ ment les vues et les opinions ! Ne redoutez pas les journaux en grands caractères et les grands débats ! N’appréhendez pas le désordre ! Car toutes ces craintes se ramènent à une seule, la peur des masses. Qui ne rejette pas la crainte ne peut diriger ce mouvement révolutionnaire, et deviendra même un obstacle pour le mouvement de masse. Que les masses fassent leur propre éducation, qu’elles administrent leurs propres affaires et se dressent dans ce grand mouvement révolutionnaire pour faire elles-mêmes la révolution. Qu’au cours de la lutte révolutionnaire, les masses apprennent à distinguer le vrai du faux, l’action cor­ recte de l’action incorrecte. On ne peut établir un ordre révolutionnaire en posant d’avance un ensemble de restrictions3. 1. Xiao Xidong The Fifty Days in 1966. The Politics of Memory and Oblivion (1966 nian de 50 tian: jiyi yu yiwang de zhengzhi), . 2. Mao Zedong, « Bombardez le quartier général », Beijing Information, n° 33, 11 août 1967. 3. Sur le document programme de la GRCP, voir «  Éditorial  », Hongqi (Drapeau rouge), n° 10, 1966. Cet éditorial est attribué à Mao.

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Mao estime qu’une partie de la direction du PCC tente de restaurer le capitalisme. L’intervention de Nie Yuanzi et de ses collègues démontre que les masses désirent participer à un mouvement de masse contre la ligne révisionniste qui se manifeste par la profonde bureaucratisation de l’appa­ reil d’État. Seul un grand mouvement, en fait une révolution, peut, estime Mao, changer le cours des choses. Un parti communiste ne sert à rien s’il n’est pas en mesure d’appuyer et de mener des mouvements de masse. Par la suite, les références à la Commune de Paris vont devenir de plus en plus explicites dans les interventions de Mao et dans celles des promoteurs de la GRCP. Leur position finira par l’emporter. Le comité central du PCC condamne les tentatives de réprimer la Révolution culturelle : Les représentants de la bourgeoisie qui sont infiltrés dans le Parti, dans le gou­ vernement, dans l’armée et dans les différents secteurs du domaine culturel constituent un ramassis de révisionnistes contre-révolutionnaires. Si l’occasion s’en présentait, ils arracheraient le pouvoir et transformeraient la dictature du prolétariat en dictature de la bourgeoisie. Certains de ces gens-là ont été per­ cés à jour par nous, d’autres ne le sont pas encore ; ils se trouvent à présent au milieu de nous. […] Dans la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, dans la lutte entre la vérité marxiste et l’absurdité de la bourgeoisie, il n’est donc pas question d’égalité. […] La vieille social-démocratie et le révisionnisme moderne nient catégoriquement que l’histoire plusieurs fois millénaire de l’humanité est celle de la lutte des classes ; ils nient catégoriquement la nécessité de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, de la révolution menée par le prolétariat contre la bourgeoisie, et la dictature exercée par le prolétariat sur la bourgeoi­ sie. […] La lutte que nous menons contre eux ne peut donc être qu’une lutte à mort, nos rapports avec eux ne sont en aucune façon des rapports d’égalité, c’est l’oppression d’une classe par une autre, c’est-à-dire la dictature du proléta­ riat sur la bourgeoisie1.

La Déclaration en 16 points En août, la direction du PCC se réunit à l’occasion de la onzième session plénière du huitième comité central. La politique de Mao l’emporte, d’où la « décision du comité central du PCC concernant la GRCP », autrement connue comme la déclaration en 16 points2 . D’entrée de jeu, elle déclare que la GRCP, c’est la lutte des classes : Bien que renversée, la bourgeoisie tente de corrompre les masses et de conqué­ rir leur cœur au moyen de la pensée, de la culture, des mœurs et des coutumes anciennes des classes exploiteuses en vue de sa restauration. Le prolétariat doit 1. Circulaire du 16 mai 1966 du comité central du PCC, dans La Grande Révolution culturelle prolétarienne, Recueil de documents importants, Beijing, Éditions en lan­ gues étrangères, 1970. 2. Décision du comité central du PCC sur la GRCP, 8 août 1966.

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faire le contraire : opposer une riposte frontale à chaque défi lancé par la bour­ geoisie dans le domaine idéologique et transformer la physionomie morale de toute la société avec la pensée, la culture, les mœurs et les coutumes nouvelles qui sont propres au prolétariat.

L’initiative de la GRCP émane des masses : Dans la Grande Révolution culturelle prolétarienne, les masses ne peuvent que se libérer par elles-mêmes, et l’on ne peut en aucune façon agir à leur place. Il faut avoir confiance dans les masses, s’appuyer sur elles et respecter leur esprit d’initiative. Le président Mao nous a toujours enseigné qu’une révolution ne peut s’accomplir avec tant d’élégance et de délicatesse, ou avec tant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme. Que les masses s’éduquent dans ce grand mouvement révolutionnaire, et opèrent la distinc­ tion entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, entre les façons d’agir correctes et incorrectes !1

Les organisations de masse qui fleurissent dans la société doivent être considérées comme les organes d’un nouveau pouvoir en émergence : Les groupes et les comités de la Révolution culturelle ainsi que d’autres formes d’organisation, créés par les masses dans de nombreuses écoles et de nombreux organismes, sont quelque chose de nouveau et d’une grande importance his­ torique. Ils sont les meilleures formes nouvelles d’organisation dans lesquelles les masses s’éduquent elles-mêmes sous la direction du Parti communiste. […] Ils sont des organes du pouvoir de la Révolution culturelle prolétarienne. Par conséquent, ces groupes ne doivent pas être des organisations temporaires, mais des organisations de masse permanentes appelées à fonctionner longtemps. Ils conviennent non seulement aux établissements d’enseignement et aux orga­ nismes d’État, mais aussi, pour l’essentiel, aux usines, mines et entreprises, aux quartiers de villes et aux villages2 .

Les rapports entre les mouvements de masse et le Parti communiste sont complexes, le PCC lui-même étant divisé : Pour de nombreux organismes, les responsables comprennent très mal encore leur rôle de dirigeants dans cette grande lutte, et leur direction est loin d’être sérieuse et efficace. Ils se cramponnent aux vieux règlements, ne veulent pas rompre avec les procédés routiniers ni aller de l’avant. Pris à l’improviste par le nouvel ordre révolutionnaire des masses, ils voient leur direction dépassée par la situation et par les masses. […] Pour certains autres organismes, la direc­ tion est contrôlée par des éléments qui se sont infiltrés dans le Parti, détiennent des postes de direction, mais s’engagent dans la voie capitaliste. Ces éléments 1. Point 4 de la Décision du comité central du PCC sur la GRCP, op. cit. 2. Point 8, ibid.

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au pouvoir cherchent par conséquent tous les prétextes pour réprimer le mou­ vement de masse. Et quand ils se sentent très isolés et ne peuvent plus conti­ nuer à agir de la même façon, ils ont recours à d’autres intrigues en frappant les gens dans le dos, en répandant de fausses rumeurs, en brouillant autant qu’ils le peuvent la distinction entre révolution et contre-révolution afin d’attaquer les révolutionnaires1.

Même si le parti est «  infiltré  » par des éléments réactionnaires, la Déclaration en 16 points ne va pas jusqu’à prôner sa dissolution. Le PCC peut être réformé : Le Comité central du Parti demande aux comités du Parti à tous les éche­ lons de persévérer dans la juste direction, d’accorder la primauté à l’audace, de mobiliser sans réserve les masses, d’en finir avec cet état de faiblesse et d’impuissance, d’encourager les camarades qui ont commis des erreurs, mais qui veulent les corriger, à rejeter le fardeau de leurs fautes et à se joindre à la lutte, de relever de leurs fonctions les responsables engagés dans la voie capi­ taliste, et de leur reprendre la direction pour la rendre aux révolutionnaires prolétariens2 .

Pour se transformer, le PCC doit entreprendre un travail en profondeur : Les comités du Parti aux différents échelons doivent suivre les instructions don­ nées depuis des années par le président Mao, appliquer la ligne de masse dite « partir des masses pour retourner aux masses », et se faire d’abord des élèves des masses avant de devenir leurs maîtres3.

La GRCP doit être l’occasion pour les masses de créer un nouveau sys­ tème inspiré de la Commune de Paris : Il est nécessaire d’appliquer un système d’élection générale semblable à celui de la Commune de Paris, pour élire les membres des groupes et des comités de la Révolution culturelle et les représentants aux congrès de la Révolution cultu­ relle. Les listes des candidats doivent être proposées par les masses révolution­ naires après d’amples consultations, et les élections n’auront lieu qu’après des discussions répétées de ces listes par les masses. Les masses ont à tout moment le droit de critiquer les membres des groupes et comités de la Révolution cultu­ relle et les représentants élus aux congrès de la révolution culturelle. Lesdits membres et représentants peuvent être remplacés par élection ou révoqués par les masses après discussions s’ils se montrent incompétents4. 1. Point 3, ibid. 2. Ibid. 3. Point 16, ibid. 4. Point 9, ibid.

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Dans les écoles où la mobilisation des jeunes bat son plein, on précise : Les groupes, comités et congrès de la révolution culturelle dans les établisse­ ments d’enseignement doivent être composés essentiellement de représentants des étudiants et élèves révolutionnaires. En même temps, ils doivent com­ prendre un certain nombre de représentants du corps enseignant et du person­ nel administratif révolutionnaire1.

Les propositions maoïstes s’arrêtent cependant au secteur militaire où le pouvoir reste monopolisé par la Commission militaire du Comité cen­ tral du Parti et du Département politique général de l’Armée populaire de libération. Ailleurs, le texte préconise les alliances de « partage de pouvoir » entre les masses en mouvement, les membres « encore révolutionnaires » du parti et les cadres administratifs. Ce système dit de « triple alliance » succé­ dera à la GRCP. La Commune de Shanghai Au début de 1967, les ouvriers rebelles de Shanghai avec les étudiants et la faction maoïste du PCC établissent une nouvelle structure du pouvoir. Le 5 février, la Commune de Shanghai est mise en place. La référence au concept de Commune n’est pas fortuite bien que les partisans de la GRCP ne soient pas allés jusqu’à renier le rôle du PCC et de l’État2. De nouvelles formes apparaissent pour remplacer les anciennes structures étatiques, notamment en ce qui concerne l’armée, la police, le système judiciaire, la division hiérarchique du travail. Concrètement, les budgets dévolus à l’armée et à la bureaucratie sont réduits. L’armée est encouragée à s’impliquer dans la production et à devenir une grande école de la révolution en assumant, du moins en partie, ses propres dépenses. Le comité du PCC de Shanghai est aboli de même que le Comité populaire de la ville (l’équivalent d’un conseil municipal). La Commune qui les remplace dispose d’un budget inférieur à celui dont disposaient antérieurement ces deux organes. En unifiant la struc­ ture du parti et celle du gouvernement, la Commune de Shanghai se rap­ proche de l’idéal communal de Marx pour qui l’organe du pouvoir devait être unique, puisque « La Commune devait être non pas un organisme parle­ mentaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois3 ». 1. Ibid. 2. Contrairement à ce qu’affirment Alain Badiou et Slavoj Žižek, dans Mao Zedong, De la pratique et de la contradiction, présenté par Slavoj Žižek, avec une lettre d’Alain Badiou et la réponse de Slavoj Žižek, Paris, La Fabrique, 2008. 3. Karl Marx, La Guerre civile en France (1871), .

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En plus des représentants du parti et de l’armée, les administrateurs de la Commune doivent émaner des gens ordinaires, en particulier des ouvriers, qui sont élus ou recommandés par les organisations de masse auxquelles ils sont affiliés. En fait, même les vieux cadres doivent être recommandés par les organisations de masse, faute de quoi ils ne peuvent siéger dans le nou­ vel organe de pouvoir. Tous les délégués des organisations à la Commune doivent rendre régulièrement des comptes. Soumis à la supervision de leurs organisations, ils peuvent être révoqués en tout temps. Tous les représen­ tants des travailleurs, quelle que soit la position qu’ils occupent dans la Commune, reçoivent le même salaire que celui qui leur était alloué dans leur emploi précédent. Le travail manuel est requis pour tous les adminis­ trateurs. Les écarts de salaire des dirigeants de l’organe du pouvoir et les masses sont réduits. Le système légal est altéré. Les fonctions et les pouvoirs des organes de sécurité politique sont radicalement réduits. Le bureau du procureur est aboli. Ces mesures, selon ce que Marx en avait dit, sont prises pour proté­ ger la société de l’État, pour diminuer l’influence de l’État et même engager un processus de dissolution de l’État. De la même manière, le développe­ ment de la milice populaire sous le contrôle des masses a pour conséquence de diminuer le rôle de l’armée permanente, en incorporant notamment le département des forces armées dans la milice. La Commune de Shanghai devient ainsi un « semi-État », en marche vers une société communale sans État1.

1. NdT. La Commune de Shanghai ne durera que quelques semaines. Combinées aux pressions de l’appareil du parti et de l’armée, les dissensions internes conduisent à son démantèlement et au rétablissement des organes antérieurs de l’État. Néan­ moins, le pouvoir ouvrier reste fort à Shanghai et impose au PCC de respecter cer­ tains des objectifs de la GRCP, en particulier ceux relatifs à la réduction des écarts salariaux et à la dé-hiérarchisation de l’organisation du travail. La ligne maoïste est officiellement dominante lors du neuvième congrès du PCC (1969). L’agitation ouvrière et étudiante se poursuit, bien que le PCC ait promulgué la fin de la GRCP. La lutte dans le PCC continue jusqu’en 1976 et après la mort de Mao, avec l’élimi­ nation de la faction maoïste. Peu après, Deng revient au pouvoir et impose le tour­ nant vers le capitalisme, lequel devient manifeste au cours des années 1980 et 1990.

Quatrième partie Ruptures et continuités



Nous avons parcouru quelques-unes des grandes étapes qui ont marqué l’histoire de l’AIT et de ses « héritiers ». Dans cette quatrième partie, nous tentons de déterminer ses liens, ses continuités et ses ruptures avec les luttes et les mouvements populaires contemporains. Un nouveau cycle de luttes Vers la fin des années 1970, un nouveau cycle de luttes de classes se met en place. Les victoires qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale sont mises en péril par l’essor d’une nouvelle forme de capitalisme plus agressif et plus déterminé : le néolibéralisme. Les gains des classes populaires sont en par­ tie annihilés par ce grand « retournement ». Dans les pays capitalistes, une partie importante de la population est poussée dans une situation de préca­ rité et même de pauvreté. Les organisations syndicales sont confinées à des batailles défensives. Dans le tiers-monde ou ce qu’on appelle aujourd’hui le « Sud global », les avancées des luttes de libération nationale et du mouve­ ment de décolonisation sont brisées par le retour en force d’un impérialisme traditionnel, lequel se conjugue avec les pratiques prédatrices des entreprises multinationales et des institutions comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Par ailleurs, l’Union soviétique implose sous le poids de ses propres contradictions et des pressions de l’Empire états-unien qui se réorganise après ses défaites au Vietnam et ailleurs. Très rapidement, une nouvelle série de guerres est amorcée au Moyen-Orient, dans plusieurs régions de l’Afrique et dans les Balkans, en plein cœur de l’Europe. Une nouvelle stabilisation du capitalisme mondial sous l’hégémonie réaffirmée des États-Unis semble débuter dans les années 1990. En 1994, les États-Unis, avec l’appui de leur allié-subalterne du Canada et des élites mexicaines, signent l’Accord de libre-échange des Amériques (ALÉNA). C’est le premier accord du genre qui restructure l’économie et la société de toute une région selon les priorités de l’Empire. Peu après, les négocia­ tions multilatérales de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont relancées dans la foulée du « succès » de l’ALÉNA. Un projet d’Accord mul­ tilatéral sur l’investissement (AMI) est négocié en secret pour imposer les mêmes principes de libéralisation financière, de réglementation, de privati­ sation tous azimuts et de « protection » des investisseurs contre les États et

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leur souveraineté nationale. Cette mondialisation néolibérale vise à consoli­ der l’emprise du capital. L’AIT et ses fondateurs ne l’avaient-ils pas prédite ? Premières résistances Cependant, de cette nouvelle transnationalisation néolibérale du capital apparaît un nouveau contexte de luttes populaires tout aussi transnational. Ici et là, des foyers de résistance par-delà les frontières se développent. Le 1er janvier 1994 (le jour même où l’ALÉNA est promulgué), une lutte inat­ tendue fait irruption dans le sud du Mexique, dans la province du Chiapas, peuplée majoritairement de paysans autochtones. Ces paysans sont parti­ culièrement menacés quand le gouvernement libéralise l’achat des terres communales et ouvre le marché des produits agricoles aux produits nordaméricains. Isolée au début, cette mobilisation capte peu à peu l’attention des peuples du Mexique et d’ailleurs en Amérique latine. Au tournant des années 1990, des mouvements de masse font obstacle aux restructurations néolibérales mises de l’avant, en Europe en particu­ lier, par des partis sociaux-démocrates alors au pouvoir, comme en France. En 1995, une grande mobilisation ouvrière force le gouvernement dirigé par le Parti socialiste français à reculer. Peu après commence une série de manifestations « antimondialisation ». En 1996, à l’appel des zapatistes, se déroule au Mexique une « Première rencontre intercontinentale pour l’hu­ manité et contre le néolibéralisme ». En 1999, à Seattle, sur la côte ouest des États-Unis, une coalition hétéroclite formée de syndicalistes, d’écologistes et autres groupes paralyse pendant quelques heures la conférence ministérielle de l’OMC. Avec un certain mimétisme militant, se produisent ensuite, lors des Sommets du G8, un peu partout en Europe, des manifestations et des affrontements avec la police. Une logique sommet/contre-sommet prend alors forme. Au cours des années 2000, l’accent se déplace en Amérique du Sud qu’on appelle souvent « latine », bien qu’une grande partie de la population soit autochtone et parle d’autres langues que l’espagnol ou le portugais. Les multitudes se mettent en mouvement pour renverser des gouvernements, comme en Argentine. Des systèmes étatiques sont disloqués sous l’assaut de communautés urbaines et rurales en Bolivie et en Équateur. Instaurée au Venezuela en 1998 avec la première élection d’Hugo Chávez, une « vague rose » mène dans la plupart des pays au sud du Rio Grande à des coalitions progressistes. Rapidement cependant, les impératifs de la realpolitik et des exigences de gestion du pouvoir isolent graduellement la gauche élue de sa base et du mouvement, dont l’exemple le plus éloquent, sinon le plus déce­ vant, est celui de Luiz Inácio Lula da Silva au Brésil. Néanmoins, la lutte

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populaire se poursuit. Au printemps  2006, une coalition d’organisations syndicales, sociales, politiques et communautaires crée l’Assemblée popu­ laire des peuples d’Oaxaca au Mexique à la suite d’un soulèvement visant à démettre le gouvernement local. En Argentine, le mouvement des piqueteros, après plus de dix années de lutte, décide d’aller au-delà des piquets de grève dans l’espace public et opte pour stratégie offensive d’organisation des chômeurs et des chômeuses en occupant des usines abandonnées pour y décréter l’autogestion ouvrière. Une nouvelle vague internationaliste Avec ce nouvel essor des luttes dans plusieurs régions du monde se pose (à nouveau) la question de la solidarité, même de la coordination transna­ tionale des luttes. Cela est plus clair en Amérique latine, grâce à la proximité politique et culturelle. Une coordination est mise en place, en particulier pour résister au projet d’étendre à tout l’hémisphère le cadre contraignant de l’ALÉNA (le projet dit de la Zone de libre-échange des Amériques ou ZLÉA). Cette coordination, qui inclut également des réseaux des ÉtatsUnis, du Canada et du Québec, exerce une grande influence dans la mise à l’écart de ce projet, ce qui constitue un grave échec pour les États-Unis. Des liens sont établis également dans le monde syndical, entre les organisations paysannes, environnementales, qui sont toutes conscientes de la nécessité de mener des luttes à l’échelle mondiale contre un capitalisme mondialisé. Les choses font un bond en avant en 2001 avec la création du Forum social mondial (FSM). C’est au départ une initiative surtout brésilienne, liée aux grands mouvements populaires comme le Mouvement des sans terre (MST), la Centrale unique des travailleurs (CUT) ainsi que plusieurs réseaux liés à l’Église catholique, avec l’appui très actif de mouvements et d’ONG internationales, notamment le mouvement ATTAC. Convoqué à Porto Alegre, qui est alors une ville « laboratoire » (une alliance progres­ siste domine la vie municipale depuis dix ans), le FSM se forge peu à peu une identité sur une base antinéolibérale, démocratique, inclusive, évitant toute hiérarchisation et exclusion. Assez souvent d’ailleurs, les débats sur et dans le FSM font référence à l’expérience de l’AIT. Dans sa forme égale­ ment, le FSM fait écho à l’Internationale puisqu’il se veut « un espace plu­ riel et diversifié, non confessionnel, non gouvernemental et non partisan, qui articule de façon décentralisée, en réseau, des instances et mouvements engagés dans des actions concrètes, au niveau local ou international, visant à bâtir un autre monde1 ». 1. Extraits de la Charte du Forum social mondial adoptée par le conseil international en 2001, .

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À la recherche de nouveaux outils Plus récemment, depuis le début des années 2010, des mouvements populaires ont relancé les mobilisations. Pensons notamment aux Indignados (Espagne) et aux initiatives similaires ailleurs en Europe, au « Printemps arabe », qui a touché plusieurs pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, aux actions décentralisées des collectifs Occupy aux États-Unis et au Canada, au « Printemps érable » du mouvement étudiant au Québec en 2012, pour ne mentionner que ceux-là. Dans tous ces mouvements, les revendications locales et nationales sont au premier plan : halte aux politiques d’austérité, refus des privatisations des secteurs publics, dénonciation des politiques fis­ cales au service du 1 % de la population, etc. En même temps, il ressort de toute cette effervescence une conscience nette et explicite qui inclut la dimension internationale. Ce n’est plus tellement de la « solidarité interna­ tionale » (des organisations qui en appuient d’autres), mais une perspective internationaliste, découlant du fait que l’adversaire (le capitalisme néolibéral) est mondialisé, qu’il opère au moyen non seulement des institutions (OMC, Banque mondiale, Fonds monétaire international, Union européenne), mais au moyen d’un nouveau dispositif normatif, à la fois politique et légal, et qui homogénéise, jusqu’à un certain point, les contextes et les affrontements sur le plan local et national. Cependant, il subsiste un dilemme sur le plan des formes d’articula­ tion mises de l’avant. Pour la plupart des mouvements populaires, il n’est pas question de construire de structures ressemblant de près ou de loin à la Deuxième ou à la Troisième Internationale. Il n’est pas question d’impo­ ser un point de vue ou même une stratégie. On se contente donc de pro­ cessus favorisant les échanges qui peuvent, selon le contexte, déboucher sur des actions minimalement coordonnées (c’est ce qu’on a vu en février 2003 lorsque plusieurs millions de personnes sont descendues dans la rue contre l’invasion imminente de l’Irak). Ces contraintes apparaissent pour certains comme de réels blocages qui limitent la portée des mouvements populaires. D’autres estiment cependant que toute tentative de centralisation ou même de coordination renforcée sera vouée à l’échec. C’est ainsi que ce contexte explique en partie le renouveau d’intérêt pour la Première Internationale en qui, contrairement à celles qui l’ont suivie, on se reconnaît davantage. Les textes qui suivent Cette réflexion est entamée par Gustave Massiah et Christophe Aquiton, deux piliers de la mouvance altermondialiste en France, qui proposent des pistes d’analyse des pratiques contemporaines de l’internationalisme, avec des références à l’AIT. Dans une autre contribution sur les Indignados et le

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mouvement Occupy, Pascale Dufour et Héloïse Nez décortiquent de grands mouvements nationaux cherchant également des solidarités au-delà des frontières. Pour sa part, Pierre Mouterde trace un bilan d’un mouvement latino-américain nourri du rêve de Simón Bolívar et de l’internationalisme de l’hémisphère sud. Enfin, Thomas Collombat propose une réflexion sur l’évolution du syndicalisme international et la place qu’il occupe sur la scène de l’altermondialisme.

Chapitre 12 L’AIT et le mouvement altermondialiste contemporain : parcours croisés Gustave Massiah1

Dans l’histoire des mouvements populaires, l’AIT, l’Association interna­ tionale des travailleurs, souvent appelée Première Internationale, n’est pas le point d’origine, mais un moment particulièrement important et fonda­ teur. Elle donne son sens politique au mouvement ouvrier qui joue un rôle symbolique et emblématique pour tous les mouvements sociaux contem­ porains. Pour sa part, le Forum social mondial (FSM) n’est pas le point d’arrivée, mais le moment actuel. Dans cette contribution, nous proposons quelques hypothèses sur les défis et caractéristiques du mouvement alter­ mondialiste actuel, tout en cherchant dans l’histoire de l’AIT quelques élé­ ments de réflexion permettant de placer ces questions dans une perspective historique. Internationalisation du capitalisme et internationalisation des résistances La crise contemporaine articule plusieurs dimensions – économiques et sociales (inégalités sociales et précarisation), idéologiques (démocratie mal­ menée, idéologie sécuritaire, poussées xénophobes et racistes, corruption), géopolitiques (fin de l’hégémonie des États-Unis, crise du Japon et de l’Eu­ rope, montée de nouvelles puissances), écologique avec la mise en danger de l’écosystème planétaire. Selon Fernand Braudel, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’organisation du monde est entrée en contra­ diction avec l’écosystème planétaire. Plus précisément, les mouvements actifs au Forum social de 2009 à Belém (Brésil) parlaient d’une triple crise emboîtée : • Une crise du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste. 1. Gustave Massiah est professeur retraité d’économie et de sciences sociales à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette.

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• Une crise du système capitaliste lui-même qui combine la contradiction spécifique du mode de production, celle entre capital et travail, celle entre les modes de la production et les modes de la consommation et celle entre les modes productivistes et les contraintes de l’écosystème planétaire. • Une crise de civilisation qui découle de l’interpellation des rapports entre l’espèce humaine et la nature qui ont défini la modernité occidentale et qui ont marqué certains des fondements de la science contemporaine. D’emblée, au début du processus, le Forum social s’est défini comme un espace de discussions et d’échanges permettant aux mouvements de déve­ lopper une perspective de résistance à l’échelle internationale. Les alternatives proposées au Forum social mondial s’opposent à un proces­ sus de mondialisation capitaliste commandé par les grandes entreprises mul­ tinationales et les gouvernements et institutions internationales au service de leurs intérêts. Elles visent à faire prévaloir, comme nouvelle étape de l’histoire du monde, une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme, ceux de tous les citoyens et citoyennes de toutes les nations, et l’en­ vironnement, étape soutenue par des systèmes et institutions internationaux démocratiques au service de la justice sociale, de l’égalité et de la souveraineté des peuples1.

Cette perspective se retrouve dans celle proposée par Marx, laquelle deviendra une référence centrale dans le processus de développement de l’AIT2 . Un mouvement historique Le mouvement altermondialiste prolonge et renouvelle plusieurs mou­ vements qui ont marqué les luttes sociales depuis 100 ans : le mouvement des libertés démocratiques, le mouvement ouvrier, le mouvement pour les droits économiques, sociaux et culturels, le mouvement des droits des femmes, le mouvement paysan, le mouvement de la décolonisation et des droits des peuples, le mouvement écologiste, le mouvement des peuples autochtones. Tous ces mouvements se retrouvent dans les forums sociaux mondiaux. 1. Extrait de la Charte de principes du FSM adoptée en 2002, . 2. NdÉ. De bien des manières, cette proposition des mouvements altermondialistes hérite des formulations de l’AIT et de Marx qui caractérisaient le capitalisme comme un système mondial produisant une crise structurelle permanente. Par conséquent, le mouvement anticapitaliste devait être de facto international.

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L’AIT se réfère aussi à des mouvements historiques qui l’ont précédé. Explicitement, elle accorde une grande importance à la Révolution fran­ çaise de 1789 et 1793. Elle est aussi imprégnée par la révolution des natio­ nalités de 1848. L’AIT inscrit sa démarche dans l’histoire longue à partir des travaux historiques et philosophiques, en particulier des remarquables travaux de Marx et d’Engels qui servent de soubassements à ses débats. Ce sont sur ces bases, sur ces prolongements et sur de nouvelles bases que se situent les débats du mouvement altermondialiste. L’AIT promeut une nou­ velle approche, une conception entièrement nouvelle. Elle s’appuie sur une analyse des classes sociales et ambitionne de construire le prolétariat en tant qu’acteur politique conscient et organisé. Elle invente l’expression histo­ rique du mouvement ouvrier et indique un nouveau chemin dans lequel s’inscrivent le mouvement altermondialiste et le processus des forums sociaux mondiaux. La construction des bases sociales Le débat sur les bases sociales de l’altermondialisme renvoie à l’analyse de la structure des classes dans les sociétés actuelles et à l’échelle mondiale. La lutte des classes ne se réduit pas à l’affrontement entre la classe ouvrière et la bourgeoisie. La prolétarisation touche aujourd’hui toutes les couches sociales qui ne sont pas dominantes. Ce sont celles qui participent au mou­ vement altermondialiste. Ariel Salleh, qui se définit comme féministe, écosocialiste et altermondialiste1, introduit la notion de «  meta-industrial workers », constituant une « meta-industrial class ». Elle désigne « les pay­ sans, les mères, les pêcheurs et cueilleurs, qui sont en dehors de la sphère du capital et travaillent directement selon les cycles naturels et qui répondent aux besoins vitaux quotidiens de la majorité de la population du globe ». C’est la configuration que l’on trouve dans les forums sociaux mondiaux, constate Ariel Salleh. Ceux-ci peuvent donc, d’une certaine façon, se défi­ nir comme une manière de construire une alliance des différentes couches dominées qui seraient d’accord pour mener la lutte ensemble pour un autre monde. En mettant en avant la diversité, le mouvement altermondialiste avance que toutes les luttes contre l’oppression ont leur légitimité. Les luttes pour les droits des femmes ont servi de référence dans leur confrontation avec les luttes prioritaires. Les mouvements de femmes ont affirmé que leurs droits n’étaient pas des contradictions secondaires et qu’elles ne les subor­ donneraient pas à d’autres. C’est la base de la diversité qui est l’une des caractéristiques des Forums sociaux mondiaux. 1. Ariel Salleh, «  The meta-industrials, WSF, Occupy, and Rio+20  », CEDETIM, .

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Selon l’AIT, c’est le prolétariat qui peut et doit mener la lutte contre le capital et c’est autour de cette classe que doivent se construire les alliances. Certes, l’AIT n’ignore pas la complexité des sociétés et l’existence d’autres classes et couches sociales. Pour construire l’alliance de classes, l’AIT, et sur­ tout Marx et Engels, mettent en avant l’idée que le prolétariat, dans sa lutte pour son émancipation, est porteur de l’émancipation de toute la société. « Le mouvement prolétarien », écrivaient-ils dans le Manifeste, « est le mou­ vement spontané de l’immense majorité au profit de l’immense majorité1 ». La convergence des mouvements L’altermondialisme se construit dans la convergence des mouvements, autour de quelques principes  : celui de la diversité et de la légitimité de toutes les luttes contre l’oppression, celui de l’orientation stratégique pour l’accès universel et l’égalité des droits, celui d’une nouvelle culture politique qui lie engagement individuel et collectif. À plusieurs reprises, la notion de mouvement se précise par rapport à celles des partis, des sociétés civiles et des peuples. En 1984, à Hiroshima, à l’invitation du mouvement social japonais, des mouvements asiatiques et des intellectuels proposent de lancer une alliance mondiale des peuples (Global alliance of people). Ils se posent la question de savoir qui va construire cette alliance. Un militant indien, Vinod Raina, raconte en ces termes la réponse qui se précise dans ces débats : « Ce sont les mouvements qui construiront l’alliance des peuples. Ce ne sont pas les partis, ni les associations, ni les ONG, ce sont les mouvements sociaux et citoyens2 .  » Cette proposition va cheminer ; elle trouvera sa maturation et caractérisera les futurs forums sociaux mondiaux. En 1989, bicentenaire de la Révolution française, le sommet du G7 à Paris est contesté par toutes les personnes qui voulaient se faire l’écho du «  tiers état  » de la planète. Cette contestation fait suite à la mobilisation qui a accueilli l’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale en 1988, à Berlin. Devant l’instrumentalisation du bicentenaire de la Révo­ lution française, l’appel « Dette, apartheid, colonies, ça suffit comme ci ! » organise, au point d’arrivée d’une manifestation syndicale et citoyenne, un concert géant à la Bastille. Les 15 et 16 juillet 1989, le « Premier Sommet des sept peuples parmi les plus pauvres » dénonce la philosophie même du G7 et prend son contre-pied. En 1996, à l’appel des zapatistes, se concrétise 1. Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste (1847), . 2. Intervention au débat stratégique du Conseil international du Forum social mon­ dial, Rabat, 2009.

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au Mexique une « Première rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme ». Les nouveaux mouvements sont l’un des défis posés au mouvement alter­ mondialiste ! Depuis 2011, des mouvements massifs, quasi insurrectionnels, témoignent de l’exaspération des peuples. Ce qui émerge à partir des places, c’est une nouvelle génération qui s’impose dans l’espace public. Cette nou­ velle génération construit, par ses exigences et son inventivité, une nouvelle culture politique. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à tra­ vers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, l’affirmation de l’autoorganisation et de l’horizontalité. Elle tente de redéfinir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Elle recherche des manières de lier l’individuel et le collectif. Ce n’est pas un changement du rapport au politique, mais un processus de redéfinition du politique. Les nouveaux mouvements marquent la tran­ sition entre les mouvements de contestation de la dernière phase du cycle ouvert par le néolibéralisme et les mouvements anti-systémiques de la phase à venir. L’hypothèse de travail est que les deux ensembles de mouvements vont participer à la mutation qui aboutira à la naissance des mouvements de la nouvelle période, à celle qui succédera à la crise du néolibéralisme dont les issues ne sont pas encore déterminées. Les mouvements plus anciens de l’al­ termondialisme devront tirer les leçons de leurs avancées et de leurs limites. Comme le FSM, l’AIT a regroupé des mouvements divers, des associa­ tions, des corporations de métiers, des mutualités, des syndicats, des formes primitives de partis. L’AIT a été le creuset d’unification de ces différents mouvements. La pluralité des mouvements Les débats politiques dans le processus sont constants et divers. Une pre­ mière distinction a dissocié un temps une ligne « anti-néolibérale » d’une ligne « anticapitaliste ». Elle a perdu de son acuité avec une plus large accep­ tation de l’actualité du dépassement du capitalisme. Une deuxième distinc­ tion a séparé ceux qui voudraient se contenter d’un espace des forums et ceux qui souhaiteraient trouver d’autres formes de type « Internationale ». Elle a perdu aussi de son acuité depuis qu’il est admis que des prolonge­ ments possibles ne remettent pas en cause l’intérêt de l’espace des forums et la nécessité de leur mutation. Cette distinction se prolonge avec ceux qui donnent la priorité aux alliances nationales entre certains gouvernements et les mouvements sociaux de leur pays. Une troisième distinction tend à sépa­ rer les mouvements sociaux d’un côté et les ONG de l’autre. Cette distinc­ tion se heurte à la difficulté de dissocier les mouvements sociaux de certains

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mouvements citoyens des ONG ; et aussi au fait qu’il y a des ONG réfor­ mistes et des ONG radicales et qu’il y a aussi, dans les mouvements sociaux, des radicaux et des réformistes. Aucune de ces distinctions ne manque d’in­ térêt ou de pertinence, mais elles ne construisent pas une séparation entre deux lignes qui structureraient le débat politique des forums. À l’instar de l’AIT, le FSM a donc aussi pour but de « généraliser et d’unifier les mouve­ ments spontanés de la classe ouvrière, mais non de leur prescrire ou de leur imposer un système doctrinal quel qu’il soit1 ». Une nouvelle culture politique Cette nouvelle culture politique peut être caractérisée à partir de quelques propositions, dont la diversité des mouvements et leur convergence, les acti­ vités auto-organisées et la recherche de formes d’autorité ne reposant pas sur la hiérarchie. Le processus des forums sociaux mondiaux se diffuse. La nouvelle culture politique imprègne les initiatives et les mobilisations bien au-delà du processus. Dans l’organisation des Forums sociaux mon­ diaux, le comité d’organisation est formé par les mouvements du pays d’ac­ cueil. Des propositions d’activités autogérées sont faites librement par les mouvements par Internet. Un effort d’agglutination tente de faire conver­ ger les propositions qui sont proches. Ainsi, au FSM de Tunis en 2013, 5 085  mouvements inscrits ont tenu 1 200 activités autogérées. Les deux derniers jours des assemblées de convergence (34 à Tunis) regroupent les associations qui cherchent à définir des programmes d’actions et de mobi­ lisations communes. L’égalité des droits Dans les forums sociaux mondiaux, qui sont les moments majeurs du processus des FSM, deux préoccupations sont présentes : la définition de mesures immédiates à imposer par rapport aux conséquences de la crise sur les conditions de vie des couches populaires et la nécessaire définition d’une orientation alternative. Elles définissent la pensée stratégique, l’articulation entre la question de l’urgence et celle de la transformation structurelle. L’orientation alternative qui s’est dégagée dans le FSM est celle de l’accès aux droits pour toutes et tous et de l’égalité des droits, du local au planétaire. On peut organiser chaque société et le monde autrement que par la logique dominante de la subordination au marché mondial des capitaux. Les mou­ vements sociaux préconisent une rupture, celle de la transition sociale, éco­ 1. Extrait des Instructions pour les délégués du Conseil central provisoire de l’AIT sur les différentes questions à débattre au Congrès de Genève (3-8 septembre 1866), .

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logique et démocratique. Ils mettent en avant de nouvelles conceptions, de nouvelles manières de produire et de consommer. Cette rupture est engagée dès aujourd’hui à travers les luttes, car la créativité naît des résistances et des pratiques concrètes d’émancipation qui, sur le plan local et au plan mon­ dial, préfigurent les alternatives. Les forums thématiques associés au proces­ sus approfondissent l’orientation stratégique, celle de l’égalité des droits et des mobilisations contre la logique du capitalisme. Ils portent et anticipent une nouvelle génération de droits (les « droits de la Nature », la liberté de circulation, la souveraineté alimentaire). Conclusion Le mouvement altermondialiste, qui se définit au départ contre le néo­ libéralisme, est confronté au temps long du capitalisme et de la civilisation occidentale. Il n’est pas toujours facile de prendre du recul par rapport à la prégnance du néolibéralisme secoué, mais toujours dominant. Le temps long des mouvements donne le recul nécessaire. Le mouvement ouvrier s’est construit depuis le milieu du 19e siècle. Il a connu une période d’avancées de 1905 à 1970. Malgré les guerres et les fascismes, il a réussi des révolutions en Russie, en Chine et dans plusieurs pays du monde ; à travers son alliance avec les mouvements de libération nationale, il a quasiment encerclé les puissances coloniales ; il a imposé des compromis sociaux et un Welfare State dans les pays du centre capitaliste. Depuis le milieu des années 1970, une période de 40 ans de défaites et de régressions du mouvement social dans les pays décolonisés a été ouverte dans les pays qui avaient connu des révo­ lutions et dans les pays industrialisés. Les bouleversements et la crise pour­ raient caractériser la fin de cette longue période de régressions, sans que l’on puisse définir précisément ce qui va suivre. Une orientation alternative à la mondialisation capitaliste comporte plu­ sieurs enjeux. Elle comporte l’enjeu d’une nécessaire démocratisation. Elle comporte un enjeu majeur, celui d’une nouvelle phase de la décolonisation qui correspondrait, au-delà de l’indépendance des États, à l’autodétermination des peuples. Elle met sur le devant de la scène les questions de l’épuisement des ressources naturelles, particulièrement de l’eau, du climat, de la bio­ diversité, du contrôle des matières premières, de l’accaparement des terres. Elle nécessite un renouvellement culturel et civilisationnel. Les interrogations essentielles sur la démocratie et sur les formes d’orga­ nisation progressent à partir des luttes et des mobilisations, de la recherche de pratiques nouvelles et d’un effort continu d’élaboration. Une part de ce qui est nouveau cherche son chemin à l’échelle d’une génération et n’est visible qu’à l’échelle des grandes régions et du monde. C’est à cette échelle

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que se construisent de nouveaux mouvements sociaux et citoyens qui modi­ fient les situations et ouvrent la possibilité à de nouvelles évolutions. Les enjeux de la nouvelle révolution se précisent : la définition de nou­ veaux rapports sociaux et culturels ; de nouveaux rapports entre l’espèce humaine et la Nature ; la nouvelle phase de la décolonisation ; la réinvention de la démocratie. Ce sont les défis du mouvement altermondialiste. L’AIT a été capable de se dépasser et de s’élever à l’échelle d’une histoire en train de se faire. Elle a permis à la classe ouvrière de se définir comme un acteur de cette histoire et de contribuer à la changer. Le monde a changé et continue de changer, même si les fondements que l’AIT avait mis en évi­ dence restent importants. La décolonisation, les droits des femmes, l’éco­ logie, l’impératif démocratique introduisent de nouvelles nécessités. Il faut aussi faire la part des échecs sur la route de l’émancipation  : le deuil des régimes issus de la décolonisation ; le deuil du soviétisme ; le deuil de la social-démocratie fondue dans le néolibéralisme.



Chapitre 13 L’altermondialisme, amorce d’une nouvelle phase Christophe Aguiton1

Le mouvement altermondialiste, qui émerge à la fin des années 1990, est souvent décrit comme le porteur d’un nouvel internationalisme. Pour cela, il serait tentant d’établir une chronologie dans laquelle les luttes contre le capitalisme et toutes les oppressions et dominations auraient « progressé » au fur et à mesure de la construction des regroupements internationaux. Ainsi, l’AIT serait perçue comme la « Première » Internationale par les personnes qui se reconnaissaient dans les Internationales subséquentes2 . Fait à noter cependant, l’AIT a été formée au cœur de la phase de mon­ dialisation du milieu du 19e siècle, et en cela, elle a été confrontée à des questions comparables à celles que doit affronter le mouvement altermon­ dialiste. Par contre, les autres initiatives internationales se sont constituées dans des périodes où l’essentiel des leviers économiques des pays les plus importants restait dans l’orbite des États-nations, ce qui a surdéterminé le cadre dans lequel les différentes forces du mouvement ouvrier ont développé leurs visions programmatiques et stratégiques, et dans un contexte où un ensemble de transformations et de mutations prend corps : • Déconstruction par paliers de la première mondialisation et apparition d’un nouveau « stade » du capitalisme, l’impérialisme (analysé par Hob­ son, Hilferding, Rosa Luxemburg et Lénine). • Rationalisation de l’organisation « scientifique » du travail dans les entre­ prises, le taylorisme ; émergence de syndicats et de partis de masse, comme l’analyse Max Weber, et stabilisation, dans les pays avancés, d’une classe ouvrière concentrée dans les centres industriels. 1. Christophe Aguiton est chercheur à Orange Labs (Paris), chez France Télécom. 2. La Deuxième Internationale a été portée par les grands partis de la social-démocratie européenne jusqu’à 1914, la Troisième Internationale est issue de la révolution des soviets, la Quatrième Internationale a été construite par Trotski et les dissidents du communisme « stalinisé », puis il y a eu les grands regroupements de mouvements du tiers-monde comme la Tricontinentale, etc.

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• Construction, grâce à la vague d’inventions permettant la deuxième révolution industrielle, de grands réseaux techniques, qui se développent de façon très centralisée : électricité, téléphone, etc. • Suprématie de la stratégie élaborée par von Clausewistz, le théoricien et inventeur de la géopolitique basée sur la recherche de la « bataille déci­ sive » ; etc. Ce cadre programmatique s’appuie aussi sur des idéaux et des principes établis antérieurement, mais qui sont entrés en application à une échelle élargie au début du 20e siècle ; idéaux et concepts hérités des Lumières, mis en œuvre sous la forme particulière du vote majoritaire et de l’élection de représentants ; principes de l’ordre westphalien, où seuls les États peuvent être objets et sujets de l’ordre international. Il est possible de résumer l’orien­ tation des mouvements et partis se réclamant du socialisme, tel qu’elle s’est constituée au 20e siècle, dans le contexte dont nous venons de rappeler les éléments principaux, en la séparant schématiquement en trois niveaux. Conquérir l’État et transformer la société et l’économie Tous les mouvements de cette époque partagent un même but. Il s’agit de faire les premiers pas vers le socialisme, ce qui passe par la prise du pou­ voir d’État et l’utilisation de cet outil pour réaliser l’appropriation collec­ tive des moyens de production et la planification de l’économie. La prise du pouvoir implique le passage à un pouvoir de nature qualitativement dif­ férente, comme l’a théorisé Marx dans La guerre civile en France et comme l’admettent les socialistes qui différencient l’exercice du pouvoir, voire son occupation relativement aux risques fascistes, de la prise du pouvoir. L’ap­ propriation collective des moyens de production se traduit, en pratique, par la nationalisation des grands groupes industriels et financiers qui – rap­ pelons-le – étaient pour l’essentiel des groupes nationaux. Pour le mouve­ ment ouvrier, l’État peut légitimement se substituer au secteur privé. Mieux encore, cette prise de contrôle va dans le sens d’un progrès lié à la rationa­ lisation économique et à la constitution de monopoles. Dès 1892 dans son ouvrage Le programme socialiste, Karl Kautsky, le principal théoricien de la Deuxième Internationale, indique que l’action de l’État va dans le sens d’une évolution conduisant à la société socialiste. Plus tard, Lénine va dans la même direction, en valorisant les avancées du capitalisme allemand : Donnons avant tout un exemple très concret de capitalisme d’État. monde sait quel est cet exemple  : l’Allemagne. Nous trouvons dans le «  dernier mot  » de la technique moderne du grand capitalisme et ganisation méthodique au service de l’impérialisme des bourgeois et des

Tout le ce pays de l’or­ junkers.

L’altermondialisme, amorce d’une nouvelle phase

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Supprimez les mots soulignés, remplacez l’État militaire, l’État des junkers, l’État bourgeois et impérialiste, par un autre État, mais un État de type social différent, ayant un autre contenu de classe, par l’État soviétique, c’est-à-dire pro­ létarien, et vous obtiendrez tout l’ensemble de conditions qui donne le socia­ lisme. Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une orga­ nisation d’État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits. Nous, les marxistes, nous l’avons toujours affirmé ; quant aux gens qui ont été incapables de comprendre au moins cela (les anar­ chistes et une bonne moitié des socialistes révolutionnaires de gauche), il est inutile de perdre même deux secondes à discuter avec eux1.

Cette vision est celle de tout le mouvement ouvrier, pas uniquement celle des partis politiques, et elle ne se limite pas à des formations se récla­ mant du marxisme. En Grande-Bretagne, par exemple, les trade-unions votent une première fois en 1894 une motion pour la nationalisation de la terre, des mines et de tous les moyens de production et d’échanges. Cette position politique est celle de petits courants socialistes électoralistes, dont les fabiens, un courant socialiste foncièrement antimarxiste. Des stratégies différentes Le deuxième niveau, celui de la stratégie, est ce qui concentre les diver­ gences et justifie la séparation entre les différents courants et les Internatio­ nales. Séparation entre les gens qui défendent la voie parlementaire, ceux qui se réclament de la révolution et, enfin, les différentes variantes de modèles combinés de victoire parlementaire et de mobilisations de masse. Et, chez les révolutionnaires, séparation à nouveau, en particulier dans les pays du tiersmonde, entre les tenants de l’insurrection centrée sur les centres urbains et les partisans de la « guerre prolongée », eux-mêmes divisés entre un modèle asiatique insistant sur la distinction entre parti, armée et masses et le modèle « guévariste », plus « mouvementiste ». Le rôle de la classe ouvrière et du parti Le troisième niveau, celui des forces nécessaires à la mise en œuvre de ces stratégies et à la réalisation du socialisme, est moins polémique. Le pro­ létariat est la seule classe à même de porter réellement jusqu’au bout un tel projet, mais comme il n’est pas capable de le penser spontanément, il faut constituer un parti qui guide ce processus, un parti convaincu du caractère 1. Vladimir I. Lénine, Sur l’infantilisme de gauche et les idées petites-bourgeoises (1918), .

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scientifique de son objectif et de sa méthode et qui doit pour cela être dirigé par les intellectuels, selon Kautsky, ou se constituer en «  intellectuel col­ lectif », selon Lénine. Conséquence logique de la séparation entre la classe ouvrière et son parti et du caractère scientifique du projet à réaliser, le parti doit tenir un rôle dirigeant, en particulier dans son rapport aux syndicats et mouvements de masse. Un rôle dirigeant affirmé de façon instrumentale par la social-démocratie allemande, puis par les Partis communistes, mais qui a évolué vers des formes de domination moins brutales que la « courroie de transmission1 », comme la conquête de l’hégémonie ou même la définition du rôle du parti comme « débouché des luttes », formule qui continue à lui conférer un rôle supérieur. Ce rappel nous permet de voir l’écart qui existe entre cette culture politique, cette vision stratégique et programmatique et celles du mouvement altermondialiste comme celles portées par l’AIT. Quelles alternatives au capitalisme ? Au 19e siècle, lors de l’émergence des théories socialistes et commu­ nistes, l’aspiration la plus répandue est celle de coopératives ou d’associations ouvrières de production, pour permettre de s’émanciper du salariat. Ces asso­ ciations sont fondées sur un capital commun, inaliénable et indissoluble, qui tire des « communs » paysans, issus du monde féodal, le principe d’une sépa­ ration entre une propriété collective et inaliénable et une capacité d’usage qui permet à la personne de participer à la production matérielle. Des coo­ pératives d’achat ainsi que des mutuelles et sociétés de secours et d’assistance gérées par les travailleurs complètent le rôle des coopératives de production et assurent les tâches de solidarité face à la maladie ou la vieillesse. Le programme de l’AIT est dans la continuité de cette perspective. L’Adresse inaugurale, dont la rédaction finale est assurée par Karl Marx, défend le triomphe du mouvement coopératif et surtout des manufactures coopéra­ tives. Le débat dans l’AIT ne porte pas sur le rôle nécessaire des coopératives, mais sur la capacité de transformer graduellement le système capitaliste par leur développement progressif. Contre les proudhoniens qui défendent ces positions, Marx et Bakounine soutiennent l’idée que rien de définitif n’est possible sans remettre en cause le pouvoir politique de la bourgeoisie, ce que précise l’Adresse inaugurale de l’AIT : « La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière2. » 1. Pour les Partis communistes, les mouvements populaires et les syndicats devaient être des « courroies de transmission » entre le parti et les masses. Ils étaient en fin de compte des instruments du parti. 2. Karl Marx, Manifeste [sic] inaugural de l’Association internationale des travailleurs (1864), .

L’altermondialisme, amorce d’une nouvelle phase

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Il faut presque un siècle pour que la question des biens communs revienne au centre des discussions des mouvements sociaux – à travers le mouvement altermondialiste. À la base de ce retour en grâce, on a bien sûr le bilan négatif des expériences d’économies administrées, mais aussi le rejet des privatisations qui se multiplient dès les années 1980 et, plus générale­ ment, du pouvoir exorbitant acquis par les entreprises multinationales. La phase actuelle de mondialisation change également la donne en fragilisant la crédibilité des programmes basés sur les nationalisations et la planifica­ tion de l’économie. Ceux-ci étaient crédibles quand, dans chacun des prin­ cipaux pays, on trouvait l’essentiel des branches industrielles et que celles-ci étaient sous le contrôle de capitaux nationaux. Cependant, la mondialisa­ tion accélère la spécialisation des pays qui voient disparaître des pans entiers de leurs appareils productifs pendant que dans leurs secteurs de spécialisa­ tion, les entreprises deviennent des multinationales, dont l’activité se déve­ loppe majoritairement en dehors des frontières de leur pays d’origine, ce qui réduit le champ de crédibilité des nationalisations à ce qui relève tradition­ nellement du secteur public et du secteur bancaire. La lutte contemporaine pour les biens communs Dans ce contexte, de nouvelles catégories de «  biens communs  » ont émergé : les biens communs de la connaissance, du logiciel libre à des pro­ ductions comme Wikipédia ou le développement de revues universitaires libres de droits, et les biens naturels comme les océans, l’atmosphère ou le climat, qui sont menacés aujourd’hui par les activités humaines. Ces nouvelles catégories de biens communs ont ceci de particulier qu’elles vont de pair avec la définition de nouveaux droits universels : un « droit d’ac­ cès à la connaissance » pour les biens communs qui relèvent de ce registre et pour ce qui est des biens communs naturels d’une troisième, voire d’une quatrième, génération de « droits fondamentaux ». Après les droits civils et politiques et les droits économiques et sociaux, commencent à être définis des droits généraux comme « le droit de vivre dans un environnement équi­ libré et respectueux de la santé », qui a été intégré à la Constitution de la République française en 2005, voire, de façon plus large encore, les « droits des non humains », dont la planète Terre, que défendent aujourd’hui auprès de l’ONU la Bolivie et l’Équateur. Ce lien aux droits fondamentaux va donner un nouvel essor à la notion de « biens communs » qui ne se limite plus aux communs issus du monde agricole et forestier ou des coopératives de production et de consomma­ tion. Les communs permettent de penser une propriété collective en sortant de l’opposition binaire – loi du marché contre sphère publique comprise

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comme sphère institutionnelle gérée par l’État au sens large. Le logiciel libre Wikipédia, les semences paysannes, la gestion des forêts par les populations indigènes qui y vivent depuis des temps immémoriaux ou les coopératives sont autant de biens collectifs qui ne dépendent pas de l’État et sont gérés directement par ceux qui y travaillent ou veillent à leur développement. Il ne s’agit pas, pour le mouvement altermondialiste, de nier qu’il existe, dans le monde contemporain, un grand nombre de services et d’infrastruc­ tures techniques qui ne pourront être assurés et développés que par des ser­ vices publics et des entreprises nationales (éducation, santé, transports, etc.). Le retour de la thématique des « communs » permet de retrouver une préoc­ cupation qui était présente dans la culture politique de l’AIT : défendre et promouvoir les initiatives autonomes des travailleurs et des consommateurs comme alternative au capitalisme.



Chapitre 14 Les nouveaux sentiers des Indignados et d’Occupy Pascale Dufour et Héloïse Nez1

Mettre en dialogue les expériences de l’AIT avec celles des mouvements sociaux récents, comme les Indignados européens et le mouvement Occupy en Amérique du Nord, est instructif. Il nous permet de poser plusieurs questions souvent évacuées. Notamment, peut-on avoir une interprétation linéaire du développement de la contestation contre le capitalisme au fil des siècles, en mettant en exergue les filiations – directes ou indirectes – entre ces deux moments de luttes ? Au-delà du jeu des ressemblances-différences, cette mise en perspective permet également d’éclairer certaines transforma­ tions de nos sociétés capitalistes avancées, tant sur le plan des acteurs de la lutte que sous l’aspect de la construction des solidarités transnationales. Afin de circonscrire notre propos, nous limitons cette mise en relation temporelle aux cas des Indignados en Espagne et des Occupiers aux ÉtatsUnis. Des diffirences importantes existent entre les différents mouvements anti-austérité en Europe2, et il aurait été hors de notre portée, dans le cadre de ce travail, de rendre justice à cette diversité. Notre analyse s’appuie sur un recensement de la littérature existante et sur une enquête de terrain réali­ sée à Madrid depuis la fin mai 2011, à partir principalement d’observations participantes lors d’assemblées et de manifestations. Ce chapitre est composé de trois parties. La première, plus générale, nous permet de situer les mouvements Occupy et Indignados par rapport à l’idée de la lutte des classes. En effet, certains slogans militants remettent directe­ ment en question la structure de classes de nos sociétés de capitalisme finan­ cier, opposant le 1 % des plus riches aux 99 % restants. Néanmoins, au-delà des mots, la dénonciation des inégalités économiques extrêmes ne suffit pas 1. Pascale Dufour est professeure de science politique à l’Université de Montréal ; Héloïse Nez est maître de conférences en sociologie à l’Université de Tours (UMR Citeres). 2. Social Movement Studies, « Special issue. Occupy ! », vol. 11, nos 3-4, 2012, p. 14742837 ; Marcos Ancelovici, Pascale Dufour et Héloïse Nez (dir.), Street Politics in the Age of Austerity. From the Indignados to Occupy, Amsterdam, Amsterdam University Press, à paraître.

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à créer une nouvelle lutte des classes. Les transformations du capitalisme au cours des 30 dernières années ont certes fait émerger une classe de gens « très » privilégiés, mais elles ont également rendu plus complexes les différences de statut social et les régimes d’inégalité1. Sur le plan sociologique, les travaux montrent également que les plus mobilisés ne sont pas les plus démunis des sociétés en crise, mais plutôt une frange éduquée de la jeunesse dont l’in­ sertion dans le monde du travail est largement compromise. Des différences significatives existent aussi entre les deux continents, qu’il est important de mettre en évidence par une sociologie aussi précise que possible des militants. Bref, le moteur des luttes ne peut se réduire à une opposition de classes. La seconde partie abordera plus précisément la question de la place et du rôle des syndicats dans les mouvements récents, en considérant les cas de l’Espagne et des États-Unis. En effet, ici aussi, des différences importantes existent entre les deux sociétés, lesquelles relèvent à la fois de la place et du rôle du syndicalisme dans chaque espace national, mais aussi des dyna­ miques dans le champ des mouvements sociaux. Si les connexions ont été plus rapidement établies entre les Occupiers américains et certains syndicats, elles ont fait davantage débat en Espagne du fait d’une défiance importante des Indignados à l’égard du syndicalisme institutionnalisé. Elles se sont sol­ dées, dans les deux cas, malgré des actions communes, par des différends quant aux stratégies à privilégier et aux formes d’organisation à adopter. Finalement, la dernière partie abordera la question des solidarités trans­ nationales et de l’internationalisation de la contestation. Nous verrons que les Indignados et les Occupiers sont des militants ancrés nationalement qui demandent à l’État national de transformer ses politiques pour mieux répar­ tir la richesse. Cependant, ils travaillent, en même temps, à la construction de solidarités au-delà de leurs frontières, dans la perspective de faire conver­ ger les luttes et de transformer le monde. Héritiers de la Première Interna­ tionale, ils s’en distinguent également par le caractère moins planifié de la transnationalisation en cours. Le conflit de classe au cœur des luttes actuelles ? La majorité des observateurs du mouvement Occupy aux États-Unis a mis en évidence son rôle dans la remise à l’ordre du jour public de la ques­ tion des inégalités sociales2 . Le slogan d’Occupy, « Nous sommes les 99 % », faisait directement appel à l’idée de la confiscation des richesses par une minorité de personnes extrêmement riches qui s’opposeraient à la vaste 1. François Dubet, « Régimes d’inégalité et injustices sociales », Sociologies, 18 octobre 2011, . 2. Par exemple, Noam Chomsky, Occupy, Brooklyn, Zuccotti Park Press, 2012.

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majorité des citoyens américains. Cette thématique de l’extrême inégalité suffit-elle pour remettre à l’avant-plan la lutte des classes, au cœur de la fon­ dation de l’AIT ? Nous répondrons par la négative en avançant deux arguments : • Ce qui est dénoncé par Occupy et le mouvement des Indignados, c’est la financiarisation de l’économie de marché, son outrecuidance, ses excès, moins sa logique de fonctionnement. La question centrale soulevée par les militants en 2011 est plus l’appropriation excessive des richesses par une infime minorité, son caractère immatériel et déconnecté de la vie des citoyens ordinaires, le pouvoir excessif et non démocratique des institu­ tions bancaires nationales et internationales, et beaucoup moins le fait que dans le système capitaliste, la production de richesses repose sur une injustice fondamentale analysée par Marx : l’appropriation par des capi­ talistes des moyens de production. • Sur le plan plus sociologique, les gens mobilisés sont plus des personnes qui sont en situation ou à risque de déclassement que le « lumpenprolé­ tariat » moderne, vivant dans des situations de grande pauvreté ou pré­ carité. Autrement dit, et malgré les différences entre les deux continents, les Indignados et les Occupiers ne représentent pas l’équivalent de la classe ouvrière et, en ce sens, ils peuvent difficilement soutenir une lutte dont le moteur serait le conflit de classes. 1. Ce qui est dénoncé : « Nous sommes les 99 % » La dénonciation des transformations récentes du système économique capitaliste, c’est-à-dire le processus de financiarisation de l’économie et l’ac­ croissement important des inégalités, représente un point commun des mouvements. Chez les Indignados espagnols, cette dénonciation du système économique s’accompagne d’une critique très forte du système politique en place (et la précède même), ce qui est moins le cas aux États-Unis. En bref, et pour simplifier, le point d’entrée dans la contestation est avant tout éco­ nomique aux États-Unis alors qu’il est surtout politique en Espagne, comme en témoignent les principaux slogans (« Nous sommes les 99 % » aux ÉtatsUnis ; « Ils ne nous représentent pas » en Espagne) et les lieux choisis pour installer les campements. En effet, à la Puerta del Sol à Madrid, où se trouve le siège du gouvernement régional, une plaque indiquant le «  kilomètre zéro de l’Espagne » et, à 500 mètres, la Chambre des députés, symbolise le pouvoir politique et la centralité de la décision ; alors que la Bourse à New York ou la Réserve fédérale à Boston sont davantage des icônes du pouvoir économique et financier international.

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Sur le plan économique, les militants des deux continents dénoncent la stagnation, voire le recul, des salaires bas et moyens (ainsi que la forte augmentation du chômage en Espagne, qui touche plus de 20 % de la population active quand émerge le mouvement des Indignados) et l’explo­ sion des salaires de l’élite financière. Leurs slogans et discours ont nette­ ment favorisé une repolarisation du débat (eux contre nous), qui permet de repenser une forme de conflictualité sociale globale. Par ailleurs, un lien est établi, dans les discours militants, entre la corruption de cette élite financière et la corruption-collusion du personnel politique au ser­ vice de cette élite. Les identités et intérêts des 99 % seraient, pour le coup, orphelins de représentation politique, et les systèmes politique et écono­ mique en crise. Au-delà du discours binaire, qui pourrait favoriser le retour d’une forme de lutte des classes, il demeure complexe d’identifier clairement un ennemi précis : qui est l’élite financière ? Comment s’attaque-t-on à une banque ou à un système bancaire, à des organisations internatio­ nales telles que le FMI ou la Banque mondiale ? Les difficultés rencon­ trées par les militants depuis 2011 ne sont pas très différentes de celles qui ont toujours handicapé les militants altermondialistes depuis la fin des années 1990. À la différence des luttes ouvrières des débuts de l’in­ dustrialisation, la figure du « patron » ne peut plus être le point d’ancrage de la contestation. D’ailleurs, la mouvance altermondialiste et les mobilisations  post2011 ont été confrontées à des problèmes semblables de construction interne de solidarités. Il est vrai que les mouvements récents, tout comme une partie des altermondialistes, refusent de se constituer en mouve­ ment unifié (nous y reviendrons) – mettant l’accent sur l’expérimentation des alternatives ici et maintenant, plutôt que sur la constitution d’une force sociale unifiée qui pourrait avoir un impact politique plus classique. Néanmoins, ce refus n’est pas uniquement le résultat d’un choix idéolo­ gique décidé a priori, mais aussi de difficultés pratiques à construire une solidarité forte et, surtout, durable entre des personnes disparates. Si les ouvriers de la Première Internationale se retrouvaient dans la dénoncia­ tion de l’aliénation provoquée par la domination d’une classe sur une autre, les Indignados et les Occupiers partagent peu une conscience de classe commune. Comment construire du « commun » entre un jeune de 25 ans diplômé de l’université, issu d’une famille de la classe moyenne, un ouvrier non qualifié de 45 ans, licencié, et une jeune mère migrante sans formation ? Pour y voir plus clair, il est nécessaire de préciser qui sont ces nouveaux mobilisés.

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2. Qui sont les mobilisés ? Les travaux de recherche permettent de répondre partiellement à cette question qui présente des difficultés méthodologiques. Notamment, la nature même des mouvements sociaux à l’étude, au caractère éruptif et pro­ visoire, implique que des équipes de chercheurs soient très rapidement pré­ sentes sur les lieux avec nombre de questionnaires prêts à l’emploi, et ce, sur une période relativement longue, pour avoir une image la plus juste possible des participants. Les portraits sociologiques, aussi imparfaits soient-ils, nous permettent tout de même de préciser quelques traits caractéristiques, parfois assez éloignés des représentations médiatiques qui en ont été faites. En Espagne1, les Indignados représentent une population très intergéné­ rationnelle et hautement éduquée. Les étudiants et les chômeurs ont bien sûr participé au mouvement, mais la majorité des répondants a déclaré être dans une situation financière relativement bonne. Ils étaient cepen­ dant inquiets pour leur avenir et critiques des dirigeants politiques et éco­ nomiques en place. Par ailleurs, les participants déclaraient voter dans une proportion plus grande que la moyenne de la population, pour la plupart ne pas appartenir à des groupes sociaux ou politiques, et s’identifiaient davan­ tage à des idéologies politiques de gauche. Aux États-Unis, le portrait est sensiblement différent. À New York, les occupants de Wall Street étaient majoritairement composés de jeunes adultes éduqués, avec peu de diversité de classes ou culturelle2 . La plupart vivaient des difficultés d’insertion sur le marché du travail et les plus jeunes (les moins de 30 ans) avaient des dettes importantes. La majorité des per­ sonnes impliquées activement dans la mobilisation avait connu des expé­ riences militantes préalables dans les groupes communautaires, les syndicats, les organismes de défense des droits des migrants, des groupes antiguerre ou groupes de femmes, et même des formations politiques. La plupart avaient été des partisans d’Obama aux élections de 2008, mais plusieurs étaient déçus du gouvernement en place. 1. Des enquêtes ont été réalisées sur les campements de Salamanque (Kerman Calvo, Teresa Gómez-Pastrana et Luís Mena, « Movimiento 15M: ¿quiénes son y qué rei­ vindican? », Zoom Político, Fundación Alternativas, n° 4, p. 4-17) et Bilbao (Javier Arellano et coll., 15-M Bilbao. Estudio de dinámicas sociales en torno a las movilizaciones del 15-M en Bilbao, Vitoria Gasteiz, Servicio Central de publicaciones del Gobierno Vasco, 2012), puis à Madrid (Tiina Likki, « 15M revisited. A diverse movement united for change », Zoom Político, Fundación Alternativas, n° 11, p. 1-16). 2. Ruth Milkman, Stephanie Luce et Penny Lewis, Changing the subject. A bottom-up account of Occupy Wall Street in New York City, 2013, .

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Comme on le voit, la question du déclassement – et de la peur du déclas­ sement – est plus importante chez les mobilisés que la lutte des classes en tant que telle. Ce sont les difficultés à accéder à l’emploi ou à un niveau de vie congruent sur le plan de la qualification qui sont en cause dans les deux sociétés, de même que l’absence de perspective (comme l’indique clairement le slogan « Searching for a future »). Même si les deux groupes de mobilisés se distinguent par l’âge (plus intergénérationnel en Espagne et plus jeune aux États-Unis), ils se comparent sous l’angle de la « frustration relative1 ». Selon cette théorie, ce ne sont pas les plus démunis d’une société qui se révoltent et s’engagent dans une action collective, mais ceux pour qui la perception du bien-être projeté est en décalage par rapport à leurs attentes. Critiquée à plusieurs reprises pour son aspect mécanique, la théorie de Ted Gurr revient à l’ordre du jour, tant la situation des mobilisés correspond aux situations qu’il a décrites. Étant plutôt des jeunes éduqués (et donc endettés dans le cas des jeunes États-Uniens), ayant fait les efforts et sacrifices néces­ saires pour bien fonctionner dans l’économie de marché, l’absence de pers­ pective d’avenir, la crainte du chômage ou de ne pas accéder aux emplois convoités peuvent créer une situation de frustration qui favorise la mobilisa­ tion. Évidemment, le potentiel mobilisateur des inégalités perçues et vécues varie d’un pays à l’autre et en fonction des époques. Aux États-Unis, les tra­ vaux montrent qu’il existe une plus forte acceptation des inégalités que dans les pays du nord de l’Europe ou qu’en France, parce que les États-Uniens croient davantage aux possibilités de mobilité sociale que les autres sociétés – même si, dans les faits, les États-Unis présentent une mobilité moindre que la France2 . Sans statuer sur la validité de cette théorie, retenons que depuis les années  1970, la structure de classes des sociétés s’est effectivement trans­ formée. On a beaucoup parlé du rétrécissement de la classe moyenne qui accompagne la croissance fulgurante des très fortes inégalités. Nous rete­ nons aussi le processus d’individualisation des situations inégalitaires qui ne permet plus de réduire la discussion des inégalités à une question d’ap­ partenance à une classe sociale. Aujourd’hui, les inégalités se développent selon des logiques multiples d’appartenance culturelle, de genre, d’orienta­ tion sexuelle, etc. À ce propos, François Dubet parle de régimes complexes d’inégalités qui rendent peu opérants la réflexion sur la stratification sociale et ses effets en termes de classes sociales3. S’il joue un rôle mobilisateur et fait parler d’inégalités sociales, le slogan « Nous sommes les 99 % » ne per­ 1. Ted Gurr, Why Men Rebel, Princeton, Princeton University Press, 1970. 2. Dubet, « Régimes d’inégalité et injustices sociales », op. cit. 3. Ibid.

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met pas de penser cette complexité des inégalités contemporaines et des rap­ ports de domination1 et empêche de considérer les différenciations internes aux 99 %2 . En fin de compte, les mobilisations post-2011 ont bel et bien réhabilité le conflit à propos de la structure économique des sociétés. Cependant, ce conflit ne s’organise plus autour de la lutte d’une classe contre une autre, mais se décline en de multiples sources potentielles de domination, particu­ lièrement difficiles à combattre. C’est dans ce contexte que le mouvement ouvrier et les syndicats ont dû trouver leurs places. La place ambiguë du syndicalisme Cette complexification des rapports de domination a fait l’objet de débats récurrents dans les assemblées des Indignados à Madrid, notamment dans le quartier populaire de Vallecas, qui se caractérise par une tradition politique ancrée dans le mouvement ouvrier. Dans cette assemblée de quar­ tier, des syndicalistes – essentiellement des hommes âgés de 50 à 70 ans – créent un groupe de travail «  sur le travail  ». Lorsqu’ils décident de se nommer « mouvement ouvrier », à l’assemblée générale du 16 juillet 2011, des Indignados réagissent, en particulier de jeunes femmes  : «  C’est bien le “mouvement ouvrier”, mais il y a des gens qui ne sont pas ouvriers ici, nous sommes des artistes, des indépendants, etc. J’en ai ras le bol qu’on parle toujours des ouvriers, vous dites que vous ne vous sentez pas repré­ sentés, mais je ne me sens pas représentée par vous !  » ; «  Il y a quelque chose que je n’ai pas bien compris, c’est le groupe “sur le travail” ou “le mouvement ouvrier” ? Le mouvement ouvrier, c’est le nom d’un syndicat ? » Le porte-parole du groupe de travail « sur le travail » défend alors un dis­ cours focalisé sur la classe ouvrière, qui rencontre peu d’écho dans l’assem­ blée : « C’est devenu excluant de dire “ouvrier”, mais ce n’est pas nous qui avons inventé les classes sociales et il y a une fierté à être ouvrier ! » Ces vifs échanges soulignent les difficultés à définir le mouvement des Indignados, une minorité défendant une organisation de la classe ouvrière et une ana­ lyse en termes de lutte des classes, alors que la plupart se retrouvent autour d’une identité beaucoup plus large sans référence directe à l’appartenance de classe. Comme nous l’avons vu, la base sociale du mouvement est cependant davantage liée au monde du travail qu’aux secteurs les plus vulnérables de la 1. Marcos Ancelovici, « Le mouvement Occupy et la question des inégalités : ce que le slogan “Nous sommes les 99 %” dit et ne dit pas », dans Francis Dupuis-Déri (dir.), Par-dessus le marché ! Réflexions critiques sur le capitalisme, Montréal, Écoso­ ciété, 2012. 2. Jeffrey Juris et coll., « Negotiating power and difference within the 99 % », Social Movement Studies, vol. 11, nos 3-4, p. 434-440.

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société : « Bien que le mouvement essaie d’éviter une identification fermée avec la classe ouvrière traditionnelle, on ne peut pas nier que la majorité des participants appartiennent aux classes travailleuses dans un sens large qui inclurait les classes moyennes. […] Les activistes se définissent aussi en réfé­ rence au monde du travail, bien qu’ils revendiquent plus une diversité de figures et de situations de travail qu’une identité fermée de travailleur, d’ou­ vrier ou de prolétaire1. » Au-delà des conflits sur les termes, c’est la place du syndicalisme qui est ici interrogée. À l’assemblée générale de Vallecas, le 2 juillet 2011, le porte-parole du groupe « sur le travail » propose « qu’on se prépare à sou­ tenir la grève générale que peuvent convoquer les syndicats alternatifs de base », ce qui suscite des réticences parmi la majorité des participants : « La grève a été une conquête importante de la classe ouvrière, on a obtenu des choses de cette manière-là, mais aujourd’hui on doit envisager d’autres outils. Il faut repenser beaucoup de choses qui ont été établies, y compris par la classe ouvrière.  » Pourquoi l’héritage du mouvement ouvrier et les modes d’action du syndicalisme sont-ils aussi directement remis en ques­ tion par les Indignados ? Il faut d’abord voir que la légitimité des syndicats majoritaires – Commissions ouvrières (CCOO) et l’Union générale des tra­ vailleurs (UGT) – est fortement remise en cause depuis la signature d’un accord sur la réforme des retraites, le 4 février 2011, de telle sorte qu’ils sont également visés par le slogan « Ils ne nous représentent pas ». Histo­ riquement, ces confédérations syndicales ont emprunté un mode d’action modéré, depuis la transition démocratique, ce qui n’a cessé de susciter des conflits au sein du mouvement social espagnol2 . D’ailleurs, la manifesta­ tion du 15 mai 2011, point de départ des Indignados (d’où l’appellation, plus répandue en Espagne, de « mouvement du 15-M »), n’est pas convo­ quée par des syndicats ou des partis politiques, mais par des collectifs qui se sont constitués sur Internet (ainsi que certains groupes plus anciens, comme Attac-Espagne). On peut y voir non seulement une critique de l’action syn­ dicale institutionnalisée, mais également un effet du chômage et de la pré­ carisation du travail, en particulier chez les jeunes : « Devant la disparition des espaces de réunion sur les lieux de travail, Internet devient le point de rencontre virtuel de nombreux jeunes militants. L’augmentation de la pré­ 1. Ángel Calle et José Candón, « Sindicalismo y 15M », dans Marta Cruells et Pedro Ibarra (dir.), La democracia del futuro : del 15M a la emergencia de una sociedad civil viva. Madrid, Icaria Editorial, 2013, p. 164. 2. Robert Fishman, « On the significance of public protest in Spanish democracy », dans Jacint Jordana et coll.  (dir.),  Democracia,  Politica  I  Societat.  Homenatge  a Rosa Viros, Barcelona, Universitat Pompeu Fabra, 2012. 

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carité et de l’emploi temporaire de la jeunesse, qui est l’acteur principal du mouvement du 15-M, limite l’utilité du syndicat comme outil de lutte1. » La position que les Indignados expriment dans les assemblées à l’égard des syndicats est toutefois plus ambiguë que par rapport aux partis poli­ tiques, car plusieurs participants sont par ailleurs des militants syndicaux, même s’ils interviennent à titre individuel. Les assemblées de quartiers apparaissent, en particulier, comme un « espace de confluence entre vieux et nouveaux militants2 », où des personnes ayant déjà une expérience militante (dont des syndicalistes) trouvent un nouvel espace d’expression et d’enga­ gement3. Une différenciation y est rapidement établie entre les syndicats « de base » ou « combatifs », avec lesquels des alliances et des actions com­ munes sont possibles, et les syndicats majoritaires faisant l’objet de critiques virulentes. Comme l’expliquent Ángel Calle et José Candón dans leur ana­ lyse des liens des syndicats avec les Indignados, « le mouvement du 15-M a plus fonctionné comme un espace de mobilisation que comme un mouve­ ment en lui-même, et rapidement il a accueilli au sein de cet espace com­ mun le secteur du militantisme plus lié aux conflits du travail4 ». Comme à Vallecas, des groupes de travail « sur le travail » ont ainsi été créés dans de nombreuses assemblées de quartiers, tandis que des syndicalistes ont pris part au mouvement. Des manifestations communes ont également été organisées entre les Indignados et les syndicats,  même si les points de départ des rassemblements ont parfois été différenciés pour manifester les désaccords d’une partie des Indignados à l’égard de l’action syndicale institutionnalisée. À travers ces connexions avec les luttes issues du monde du travail, les Indignados ont eu une influence sur le syndicalisme. Comme le démontre Sophie Béroud5 à partir d’entretiens avec des responsables des CCOO et de l’UGT, les syndicats ont cherché à montrer qu’ils échappaient à la critique de l’institutionnalisation et de la césure avec la société civile. Ils ont égale­ ment diversifié leurs formes d’intervention depuis le mouvement du 15-M : de façon unitaire, les deux principales confédérations syndicales ont provo­ qué deux grèves générales en 2012, alors qu’elles en avaient seulement orga­ nisé cinq entre 1975 et 2010. Sophie Béroud montre ainsi que le mouvement 1. Calle et Candón, op. cit., p. 155-156. 2. Patricia García, « El 15-M : de vuelta al barrio como espacio de lo político », Revista internacional de pensamiento político, n° 7, 2012, p. 291-310. 3. Sophie Béroud, « Crise économique et contestation sociale en Espagne : des syn– dicats percutés par les mouvements sociaux ? », Critique internationale, no 65, 2014, p. 27-42. 4. Calle et Candón, op. cit., p. 165-166. 5. Béroud, op. cit.

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du 15-M n’est pas une séquence de mobilisation isolée : outre ces deux grèves générales, il est suivi par d’importantes mobilisations sectorielles dans les ser­ vices publics affectés par les coupes budgétaires. Ces « marées » de différentes couleurs (verte pour l’éducation, blanche pour la santé, etc.) se sont organi­ sées sous la forme d’assemblées, sous l’influence directe du mouvement des Indignados1. C’est le cas de la « marée verte », initiée dans la communauté autonome de Madrid, puis diffusée dans d’autres régions espagnoles, qui s’est structurée à partir d’assemblées locales dans chaque établissement, où des comités de défense de l’école publique ont été mis en place. Ce mode d’or­ ganisation a toutefois provoqué des conflits avec les représentants syndicaux, comme en témoigne cet échange entre une enseignante, Clara, et une respon­ sable syndicale, María, à une réunion de professeurs d’enseignement secon­ daire dans une ville au sud de Madrid, le 13 octobre 2011 : « Clara – Il y a les syndicats, mais les professeurs, nous voulons un système d’assemblées, on n’est pas tous dans un syndicat, mais on a le droit de donner notre opinion. María – Aux CCOO, 11 000 personnes ont voté pour nous aux dernières élections, on représente plus de 14 000 adhérents. […] Ce sont ceux qui ont le plus de représentation qui peuvent impulser un mouvement fort, nous avons l’expérience, sans cela, il n’y a pas la force suffisante. » Plus généralement, les leaders syndicaux espagnols critiquent l’absence de structure et le refus de toute forme organisationnelle stabilisée chez les Indignados2. Si on retrouve finalement le même conflit aux États-Unis, la situation se présente initialement d’une autre manière, des collaborations étant recher­ chées et tissées très rapidement et localement entre des mouvements Occupy et plusieurs syndicats. Ces derniers sont perçus comme de potentiels alliés par les Occupiers, car ils partagent des revendications communes dans la lutte contre les inégalités et apportent un soutien financier, matériel et humain aux campements et manifestations organisées à l’automne 20113. Ces collaborations sont toutefois limitées dans le temps et dans l’espace. L’alliance entre Occupy Oakland et l’un des principaux syndicats de débar­ deurs constitue l’expérience la plus aboutie, avec l’organisation d’une grève générale le 2 novembre 2011 (la première aux États-Unis depuis 1946) et une action qui a entraîné la fermeture de plusieurs ports de la côte ouest le 12 novembre 20114. Elle a toutefois été de courte durée, à cause de désac­ 1. Ramón Adell, « Re-movilización social en contexto de crisis », Madrid, Congrès de la Fédération espagnole de sociologie, 10 juillet 2013. 2. Béroud, op. cit. 3. Jenny Pickerill et John Krinsky, « Why does occupy matter ? », Social Movement Studies, vol. 11, nos 3-4, p. 282. 4. Josh Healey, « Whose streets ? Our streets ! », Red Pepper, n° 183, 2012, p. 41-43, .

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cords sur les tactiques à suivre et les questions de direction. De la même manière, des tensions sont apparues entre Occupy Wall Street (qui consti­ tue, aux yeux de nombreux Occupiers, un prolongement d’une journée d’ac­ tion organisée par les syndicats le 12 mai 2011) et des syndicats qui avaient manifesté une solidarité croissante à l’égard du mouvement, à mesure que celui-ci se développait. Le conflit s’est cristallisé, ici aussi, autour des formes d’organisation, entre la structure formalisée du mouvement syndical et les pratiques horizontales d’organisation et de prise de décisions par consensus des Occupiers, influencées par les mouvements anarchistes1. Comme on le voit, il n’y a pas une alliance naturelle des milieux mili­ tants syndicaux avec les mobilisations post-2011, même si, de part et d’autre de l’Atlantique, les militants tentent de construire des stratégies d’action commune. Au-delà des tensions, liées aux dynamiques politiques et sociales nationales évoquées, des questionnements similaires émergent dans la construction des solidarités transnationales et la possibilité de l’in­ ternationalisation de la lutte. Luttes nationales, internationalisation et construction de solidarités transnationales La Première Internationale visait la coopération à travers le monde de la classe ouvrière pour mettre fin au capitalisme. L’internationalisme ouvrier de l’époque était fondé sur une vision cosmopolite comme objectif ultime, mais se construisait à partir des États-nations existants. Ainsi, les sections de l’AIT représentaient des pays (et non des corps de métiers ou des secteurs de production). Cet internationalisme ouvrier était aussi porteur d’idéolo­ gies et de stratégies contradictoires, qui finiront par mener à sa perte. Men­ tionnons, notamment, deux éléments qui font écho aux luttes actuelles : la question du mode d’organisation interne et celle des alliances possibles avec le monde politique partisan. Avec les Indignados et les Occupiers (et avant eux, les militants altermon­ dialistes), il n’y a pas une volonté de l’internationalisation au sens de la création d’une organisation internationale. Au contraire, cela est source de débats et de divisions. Comment travailler à la transformation sociale mon­ diale sans s’unir (ou se fondre) dans une organisation commune ? Comme chez les anarchistes de l’époque, on trouve une grande résistance parmi les militants au principe de la délégation de pouvoir et au système représentatif fondé sur les partis politiques. Cependant, cette méfiance à l’égard des par­ tis est aujourd’hui moins fondée sur la peur de la compromission auprès de 1. Benjamin Shepard, « Labor and Occupy Wall Street. Common causes and uneasy alliances », The Journal of Labor and Society, vol. 15, 2012, p. 121-134.

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l’État et de ses politiques réformistes, qui éloignent la perspective du grand soir, et beaucoup plus sur une méfiance à l’endroit de «  l’avant-garde  » organisationnelle qui cherchera à tout coup à instrumentaliser la lutte à ses propres fins. Autrement dit, le rejet des organisations formelles touche également la forme syndicale (fonctionnant de manière hiérarchique, avec des délégués)  ou les groupes sociaux plus institutionnalisés, et pas seule­ ment les partis. Ce qui est en cause, c’est bien la crainte de l’unité forcée nécessaire au fonctionnement des organisations. Bien sûr, les militants des places occupées entretiennent des relations de méfiance avec les acteurs poli­ tiques partisans et sont peu portés à créer des alliances explicites avec les par­ tis politiques – même si certaines initiatives récentes en Espagne (comme la formation de Podemos pour une candidature aux élections européennes en 2014) sont promues par des Indignados, sans faire consensus au sein du mouvement. Il nous semble toutefois que la critique porte plus sur la forme elle-même que sur les liens existants entre les partis et le système de représentation politique ou avec « l’appareil d’État ». Avant même l’émergence des mouvements Indignados et Occupy, le débat qui illustre le mieux ce conflit est sans doute celui qui oppose, au sein de la mouvance altermondialiste, les partisans de la conversion des Forums sociaux mondiaux (FSM) en force sociale et politique plus unifiée de lutte contre la mondialisation (une sorte de Cinquième Internationale) à ceux qui tra­ vaillent pour le maintien des forums sociaux comme espaces non délibératifs n’appartenant à aucune représentation collective1. Les premiers reprochent aux seconds de ne pas avoir résolu la grande question du relais politique mondial de ces luttes en l’absence de volonté claire de le faire. Autrement dit, comment les Forums sociaux mondiaux peuvent-ils devenir des leviers puis­ sants ou efficaces de résistance politique s’ils n’ont pas de suite politique orga­ nisée ? Les partisans du forum-espace valorisent le respect de la diversité et la célébration des différences ; ils mettent de l’avant une méthodologie par­ ticulière (l’espace ouvert), inscrite dans la Charte de Porto Alegre de 2001, comme garante de ces finalités et comme moyen d’atteindre une conver­ gence des luttes. Cette convergence serait le résultat non pas d’un travail organisationnel, mais d’un travail militant d’apprentissage mutuel. En cela, les partisans du forum-espace sont davantage en phase avec la diversification des régimes d’inégalité dont nous avons parlé dans la première partie. Cette position ne signifie donc pas qu’il n’y a pas de travail de coopération entre les réseaux militants au-delà des frontières nationales – l’expérience des FSM est justement un lieu physique devant permettre la construction de ces solidari­ 1. Par exemple, Janet Conway, Edges of Global Justice. The World Social Forum and its « other », Londres and New York, Routledge, 2013.

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tés mondiales –, mais plutôt que la recherche de coopération résulte de pra­ tiques militantes et non d’une orientation imposée. Pour une partie des observateurs, il faut souligner les continuités de l’alter­ mondialisme des années 2000 avec les luttes des Indignados et des Occupiers à partir de 2011, notamment sur le plan du rejet des structures organisation­ nelles formelles et du discours critique par rapport à la démocratie représen­ tative1. En cela, les filiations entre les mouvements sont claires. Néanmoins, pour plusieurs autres observateurs, la différence entre les mouvements récents et l’altermondialisme est le retour au national et aux revendications qui concernent l’État-nation2. Dans un contexte de crise économique, ce retour au national serait tout à fait normal; il éloignerait, cependant, la pers­ pective de la transnationalisation ou de la création de forces mondialisées. En cela, les militants des places occupées seraient plus proches des activistes de la Première Internationale qui cherchaient à construire une coopération inter­ nationale à partir de l’ancrage national des militants. Cet argument demeure un peu faible dans la mesure où les contextes dans lesquels se déroulent ces luttes sont réellement distincts, au point où les mots ne revêtent plus tout à fait la même signification. Par exemple, dans les milieux syndicaux, on est passé d’une conception de la coopération inter­ nationale où les organisations du Nord venaient en aide ou en soutien aux organisations du Sud à une conception où les syndicats du Nord et du Sud travaillent ensemble, parce qu’ils se sont rendu compte de l’interdépendance des conditions des travailleurs  : phénomène de délocalisation, conditions de travail au Nord et au Sud, etc. Le même phénomène existe pour les soli­ darités paysannes ou les solidarités entre femmes du monde. Ces formes de transnationalisation, que l’on retrouve chez les Indignados et les Occupiers, sont basées sur la construction de solidarités entre des militants et entre des réseaux, afin de construire de nouvelles échelles de luttes par-delà les fron­ tières nationales. Ces pratiques de transnationalisation (échanges, appren­ tissages, soutien mutuel, coordination d’actions mondiales) ne passent pas forcément par des revendications qui ciblent des institutions interna­ tionales (ce qui est possible, mais pas obligatoire). Il s’agit d’un processus en construction, basé sur un travail militant quotidien, plus que d’un mot d’ordre idéologique, comme lors de la Première Internationale. 1. Par exemple : Marianne Maeckelbergh, « Horizontal democracy now. From alter­ globalization to occupation », Interface, vol. 4, n° 1, 2012, p. 207-234. 2. Par exemple : Donatella della Porta et Alice Mattoni, « Patterns of diffusion and the transnational dimension of protest in the movements of the crisis : An introduc­ tion », Donatella della Porta et Alice Mattoni (dir.), Spreading Protest. Social Movements in Times of Crisis, Colchester, ECPR Press, 2014, p. 1-18.

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Par exemple, les Indignados espagnols accordent, dès le départ, une grande importance à la diffusion internationale de leur mouvement, avec la création d’une commission « d’extension internationale » visant à diffu­ ser le « modèle » du campement de Puerta del Sol dans d’autres pays. La dif­ fusion de la lutte et de ses formes d’action, en particulier les pratiques de démocratie interne, s’opère par Internet, les réseaux sociaux et des contacts directs – principalement via la diaspora espagnole et des militants faisant le voyage, à New York par exemple1. Des apprentissages d’un site à l’autre sont ainsi liés à la mobilisation d’acteurs transnationaux comme les migrants et à la circulation internationale de militants, mais aussi à la traduction de documents (à l’instar du manifeste de l’assemblée générale de Puerta del Sol traduit en vingt langues). La résonance transnationale de ces mouvements dépend aussi du partage de conditions structurelles et de l’existence de réseaux d’inspiration libertaire ou anarchiste2 . Des actions transnationales ont également été organisées, à partir de la commission « d’extension inter­ nationale » de Puerta del Sol et du réseau international « Take the square », comme la convocation d’une manifestation « globale » le 15 octobre 2011 qui aurait rencontré un écho dans 1 040 villes de 90 pays3. On peut ici sou­ ligner des liens avec la tradition de l’internationale ouvrière, en particulier la journée internationale des travailleurs célébrée dans de nombreux pays le 1er mai. En d’autres mots, des liens transnationaux sont créés et modifient le cours même des actions et des luttes nationales, mais les militants résistent fortement à l’idée de structurer trop formellement la lutte mondiale. Conclusion En fin de compte, un certain nombre d’héritages et de filiations peut être repéré entre les expériences de l’AIT et les mouvements Indignados et Occupy, comme la prédominance de la lutte contre les inégalités sociales ou la ten­ tative de créer des solidarités internationales à partir d’un ancrage national. Ce qui ressort toutefois de l’analyse des mouvements actuels, à partir des cas espagnol et états-unien, ce sont davantage les facteurs de démarcation à l’égard de l’AIT quant à la place beaucoup moins centrale des classes sociales et de la lutte sociale en leur sein, leur relation plus ambiguë et complexe avec le syndicalisme et les conflits liés au travail, ainsi que leurs formes d’organi­ 1. Eduardo Romanos, « From Tahrir to Puerta del Sol to Wall Street. A comparison of two diffusion processes within the new transnational wave of protest », Colloque Street Politics in the Age of Austerity, Montréal, 21 février 2013. 2. « A global movement for real democracy ? The resonance of anti-austerity protest from Spain and Greece to Occupy Wall Street », dans Ancelovici, Dufour et Nez, op. cit. 3. , consulté le 1er novembre 2011.

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sation et de démocratie interne. Cette dernière dimension constitue proba­ blement l’un des principaux apports des mouvements Indignados et Occupy, qui ont réussi à diffuser auprès d’un large public des pratiques démocra­ tiques jusque-là confinées dans des cercles militants. Comme le souligne Jeffrey Juris1, l’enjeu reste toutefois de rendre plus accessibles ces procédures de prise de parole et de décisions aux groupes dominés de la société, à com­ mencer par les ouvriers et les gens de couleur.

1. Juris et coll., op. cit.



Chapitre 15 L’Amérique latine – laboratoire pour l’internationalisme du 21e siècle ? Pierre Mouterde1

Si l’Amérique latine a pu apparaître à beaucoup comme un laboratoire de l’internationalisme du 21e siècle et si, à partir du milieu des années 1990, elle est parvenue à réactualiser avec force quelques-uns de ses principes les plus nobles, en particulier dès 1994 avec l’insurrection zapatiste, il faut cependant rappeler que la volonté de développer des orientations internationalistes depuis une perspective de gauche ne date pas d’hier. Tant s’en faut ! L’idée que l’on puisse, lorsque l’on appartient aux classes ouvrières et populaires, promouvoir des luttes allant bien au-delà des frontières nationales est sinon vieille comme le monde, remonte au moins au 19e siècle européen, comme en fait foi à la manière d’une indéniable balise, le fameux «  Prolétaires de tous les pays, unissez-vous  » que l’on trouve à la fin du Manifeste du Parti communiste écrit en 1847 par Marx et Engels. L’internationalisme moderne a donc d’abord pris naissance au cœur du 19e siècle européen et les formes organisationnelles, qu’il a pu successivement revêtir, scandent les grands moments d’un long cycle historique qui, ainsi que l’imaginent des auteurs comme Wallerstein ou Arrighi, a été initié en 1848 et fermé en 19892, mais dont on reste, qu’on le veuille ou non – en ce début de 21e siècle – les héritiers directs. Pour le meilleur comme pour le pire ! Et si depuis « la décennie pivot » des années 1980 et le « grand basculement du monde3 » qui s’y est opéré, nous sommes entrés dans un nouveau cycle 1. Pierre Mouterde est professeur retraité de philosophie du Cégep de Limoilou (Québec). 2. Voir Samir Amin, Giovanni Arrighi, André Gunder Frank et Immanuel Wallers­ tein, Le grand tumulte ? Les mouvements sociaux dans l’économie-monde, Paris, La Découverte, 1991. 3 « Le grand basculement du monde » : expression que nous empruntons à Michel Beaud et qui renvoie pour nous au redéploiement – sous le coup de la régulation néolibérale (s’initiant au début des années  1980) – du capitalisme à l’échelle du monde ; redéploiement combiné aux niveaux politique et culturel aux effets de la perte de crédibilité des grands mouvements sociopolitiques anti-systémiques

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historique rebrassant toutes les cartes en la matière, il n’en demeure pas moins utile de garder en tête cette période de longue durée qui chevauche les 19e et 20e siècles et dont nous restons tant et tant redevables. Ne serait-ce que pour se donner les moyens de mettre les choses en perspective et de saisir ce que les expériences internationalistes latino-américaines d’aujourd’hui peuvent avoir apporté de neuf en la matière. Ce sera là notre projet : tenter de faire apercevoir comment les pratiques internationalistes latino-américaines du début du 21e siècle, par-delà toutes leurs richesses et innovations prometteuses, n’ont pas réussi à échapper à une série de difficultés auxquelles s’étaient déjà heurtées les générations passées d’internationalistes. Comment, depuis le surplomb éclairant que nous offre le recul du passé, il nous serait possible aujourd’hui d’en mieux appréhender la portée. En effet, lorsqu’on revient à grands traits sur l’histoire des trois internationales de la fin du 19e siècle et du début du 20e et qu’on tente au fil de leurs avancées et régressions respectives d’en faire le bilan, on s’aperçoit qu’elles se sont colletées avec deux problèmes-clés : celui de la forme – sociale ou politique ? – que devaient d’abord revêtir leurs interventions ; celui, ensuite, du type de solidarité et d’alliances à mettre en œuvre lorsqu’on accédait au pouvoir gouvernemental ou commençait à se trouver d’un point de vue politique dans une position hégémonique. Or – c’est ce que nous chercherons à montrer –, ces deux questions sont restées fichées au cœur des pratiques internationalistes latino-américaines contemporaines sans avoir pu être réglées ou même être en voie d’être dépassées. Songez à titre d’exemple à la rébellion zapatiste ou aux forums sociaux de Porto Alegre, ou peut-être à la lutte contre la Zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) et au réveil des luttes indigènes ou à la constitution du mouvement paysan Vía Campesina ; ou plus encore à la naissance de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) et aux expériences révolutionnaires en cours au Venezuela, en Équateur et en Bolivie ! Certes, toutes ces luttes nous font bien apercevoir comment en Amérique latine ont peu à peu émergé, à partir du milieu des années 1990 et du début des années  2000, de nouvelles pratiques internationalistes fort originales et prometteuses. Cependant, elles nous indiquent aussi les difficultés qu’elles ont rencontrées pour se renforcer et s’élargir durablement. Donnant l’impression que les particularités à partir desquelles elles avaient (s’initiant à la fin des années  1980)  : le communisme, la social-démocratie et le nationalisme populaire. D’où aussi la formule de « décennie pivot des années 1980 » au cours de laquelle se combinent ces deux séries d’événements : socio-économique d’un côté, et politique et culturel de l’autre.

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d’abord émergé ainsi que les questions non résolues du cycle historique précédent semblent les avoir marquées en profondeur, faisant obstacle à tout renforcement durable de leur part et nous renvoyant au passage à cet inéluctable poids de l’histoire dont Marx disait déjà qu’il pouvait peser « comme un cauchemar sur les cerveaux des vivants ». Le contexte latino-américain Peut-être faut-il tout d’abord faire ici quelques mises en contexte concernant l’Amérique latine elle-même, car sans elles on ne comprendra rien des particularités du renouveau internationaliste qui y a vu le jour. Le « grand basculement du monde » des années 1980 que nous avons évoqué plus haut et qui se trouve au point de départ du cycle historique dans lequel nous sommes entrés a pris en Amérique latine une forme bien particulière. En effet, dans ce sous-continent, le redéploiement du capitalisme, avec la mise en place de la régulation néolibérale, s’est effectué de manière dramatique par la mise en place de dictatures de sécurité nationale extrêmement violentes1. Ces dictatures militaires ne se sont pas seulement chargées de faire passer brutalement leur pays d’un paradigme économique keynésien à un paradigme néolibéral, mais elles se sont en même temps employées à réprimer très durement le mouvement ouvrier et populaire, en particulier les mouvements et partis de gauche qui, au cours des années 1960-1970 et dans le sillage de la révolution cubaine, avaient partout réveillé des volontés collectives de changement social et politique. Et cela de manière tragique, puisqu’elles leur ont infligé une véritable défaite, tant économique que politique, militaire et culturelle. Se conjuguant à la chute du mur de Berlin, puis au démembrement de l’ex-URSS, cette défaite a été lourde de conséquences  et elle explique dans un premier temps l’état de désorientation des forces de gauche toutes tendances confondues ainsi que les positions essentiellement défensives que le mouvement ouvrier latino-américain sera amené à prendre, y compris quand, à partir de la fin des années  1980 et du début des années  1990, commencent à se réinstaller dans le cône sud des régimes de démocratie représentative. Il est vrai que cette situation difficile se bonifiera progressivement à la fin des années 1990 et au début des années 2000, dans la mesure où, en dépit des effets excluants du néolibéralisme et des distorsions qu’il entraîne, 1. En Amérique centrale – au cours de la décennie des années 1980 –, ce sera surtout par le biais de guerres de basse intensité conduisant à des démocraties sous tutelle internationale que les mouvements ouvriers et populaires de cette région finiront par être contenus, puis défaits.

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l’économie de l’Amérique latine connaîtra de forts et persistants taux de croissance, tirée en avant par la demande chinoise en produits primaires (pétrole, minerais, etc.) ainsi que par la montée en force des économies émergentes comme celle du Brésil, profitant au passage du relatif retrait des États-Unis au sud de l’Amérique. C’est ce qui permettra à l’Amérique latine de passer plus facilement que d’autres à travers la crise financière de 2008 et de saisir de nouvelles occasions de développement socio-économique. Cependant, elle le fera en restant bien loin des recommandations de la Commission économique pour l’Amérique latine (CÉPAL) de l’industrialisation par substitution d’importations des années 1960, car il s’agira d’abord et avant tout de reprendre le chemin de l’extractivisme et de l’exportation massive de biens ou de matières premières. Chemin qui, s’il ouvre la possibilité de disposer à court terme de revenus rentiers importants, ne permet pas de s’extraire des dynamiques du développement inégal imposé par les pays industrialisés avancés. On se retrouve ainsi, en ce début du 21e siècle, devant un panorama sociopolitique à la fois complexe et contrasté, où le poids des défaites politiques du passé se combine à des ouvertures nouvelles, mais aussi aux indéniables limites qu’emportent avec elles les nouvelles donnes de la division internationale du travail. L’étincelle zapatiste Quoi qu’il en soit au point de départ c’est – comme l’indique Michaël Lowy – dans « un contexte de déroute et de désorientation de la gauche, qu’a surgi, comme une étincelle lumineuse dans l’obscurité, le soulèvement zapatiste de 19941 ». Ayant eu comme catalyseur l’entrée en vigueur, le 1er janvier 1994, de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) et les attaques directes au droit de propriété communale qu’il représentait pour les communautés indigènes du Chiapas, la rébellion zapatiste a rapidement attiré l’attention, et pas seulement au Mexique, partout au monde. Car, avec son soulèvement armé – expression de son radicalisme –, mais aussi, en même temps, sa capacité d’entrer habilement en négociation avec le gouvernement fédéral et de s’adresser au peuple mexicain et au monde entier, elle a brusquement mis de l’avant de nouvelles pratiques de luttes et de résistance au capitalisme néolibéral. 1. Michaël Lowy, «  Faut-il une Cinquième Internationale ?  », Inprecor, . L’article est une ver­ sion mise à jour, revue et corrigée par l’auteur, qui a paru tout d’abord au Mexique dans la Revista Rebeldia (zapatiste).

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Des pratiques qu’incarne parfaitement le personnage emblématique du sous-commandant Marcos et qui, tout en se revendiquant de l’héritage révolutionnaire du passé, vont prendre un cours tout à fait particulier. En effet, la question autochtone y trouvera pour elle-même non seulement ses lettres de noblesse, mais encore le discours qu’on y tient va chercher, loin des divisions politiques héritées du passé, à reprendre sur le mode du métissage les acquis conjugués du  marxisme guévariste, des pratiques insurrectionnelles d’Emiliano Zapata, de la culture maya et de la tradition anarchiste mexicaine. Un cocktail bigarré qui, néanmoins, se concrétisera à travers deux axes d’intervention à la fois très simples et très rassembleurs : « Pour l’humanité et contre le néolibéralisme. » Manière de combiner luttes intransigeantes contre les politiques néolibérales et aspirations à un combat aux dimensions universelles pensées à travers le vocable de « l’humanité » à laquelle on s’adresse cette fois-ci comme à un tout, même si on se revendique en même temps des traditions autochtones et de la citoyenneté mexicaine au moyen d’un télescopage de diverses identités volontairement assumées. La « première rencontre intercontinentale pour l’humanité et contre le néolibéralisme », qui se tiendra dans les montagnes du Chiapas en 1996, en sera à sa manière l’expression organisationnelle la plus claire. Elle peut même apparaître dans un sens comme l’acte de naissance du mouvement altermondialiste, lui qui se fera connaître du grand public un peu plus tard, à Seattle en 1999 et surtout dans les premiers grands forums sociaux de Porto Alegre, au Brésil, à partir de 2001. Même si cette «  première rencontre  intercontinentale  » de 1996 n’a pas pu se répéter sur le même modèle ni donner vie très longtemps à un réseau de solidarité spécifique, elle n’en a pas moins donné l’élan de départ, marqué de sa matrice toutes les expériences qui suivront. Avec qui sont déjà en germe quelques-unes des préoccupations qui seront au cœur du mouvement altermondialiste  : cette méfiance des formes d’intervention politique du passé1, combinée à la place centrale accordée aux mouvements sociaux, anciens (mouvement syndical, mouvement des pobladores, etc.) comme nouveaux (féministe, indigène, écologiste, etc.). Car il ne faut pas l’oublier – c’est là le paradoxe –, c’est à partir d’un mouvement social spécifique et non traditionnel (le mouvement autochtone, il est vrai doté parallèlement d’une structure politico-militaire [Ejército Zapatista de Liberación Nacional – EZLN], que l’idéal internationaliste 1. Nous nous référons ici aux trois grands projets sociopolitiques antisystémiques que le cycle précédent nous a légués (le communisme, la social-démocratie et le natio­ nal-populisme) ainsi qu’à toutes leurs variantes respectives, en ce qui concerne notamment le communisme, le castrisme et le guévarisme, etc.

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du passé a été revisité et, à sa manière, réactualisé par les zapatistes. Ce n’est sans doute pas sans raison que le sous-commandant Marcos a tant insisté sur ce qui deviendra – au fil même des échecs de toutes ses tentatives d’élargissement de la lutte – l’axe central des communautés zapatistes  : l’idée « d’exercer le pouvoir plutôt que le prendre » et d’essayer de mettre en pratique ce principe au moyen de l’organisation de gouvernements zapatistes autonomes (caracoles), aussi réduits à l’échelle locale soient-ils par ailleurs ! Il faut dire que le sous-commandant Marcos cherche ici à prendre spontanément ses distances des pratiques de la gauche traditionnelle qui n’avait pas accordé non seulement beaucoup d’importance à la condition autochtone (et surtout à la dimension culturelle de sa lutte), mais encore – clientélisme ou stalinisme du passé obligent – avait réduit à peau de chagrin les idéaux de la démocratie populaire et participative. D’où son désir de revaloriser les formes de la démocratie directe ainsi que sa méfiance envers toute forme de pouvoir politique d’État ! Il n’en demeure pas moins que l’on croise ici – et ce n’est pas un hasard puisqu’il s’agit de commencements, et plus précisément de recommencements – quelques-uns des questionnements initiaux de la Première Internationale. À presque voir son ombre continuer à planer sur les débats d’aujourd’hui. À l’époque1, il s’agissait de savoir si l’émancipation sociale des travailleurs était inséparable de leur émancipation politique (c’est finalement la politique qui sera adoptée au deuxième congrès de 1867), puis de manière plus précise si l’on devait ou non participer à «  la politique bourgeoise gouvernementale », en se présentant aux élections et en s’organisant sous forme de partis. Et c’est sur cette dernière question qu’on s’est alors divisé (1872), les anarchistes bakouniniens se refusant à « toute action ayant pour but d’opérer la transformation sociale au moyen de réformes politiques nationales », alors que les marxistes privilégiaient « les candidatures ouvrières […] comme un moyen d’agitation qui ne doit pas être négligé2 ». 1. C’est en 1864 qu’a été créée à Londres l’Association internationale des travailleurs, qu’on appellera bientôt « Première Internationale », une Internationale qui, à la dif­ férence de tentatives parallèles qui prendront corps à cette époque, s’emploiera à faire ressortir très clairement son caractère prolétarien comme sa dimension antica­ pitaliste, notamment par la revendication de l’abolition du salariat. 2. Extraits des résolutions divergentes votées lors du congrès régional de la fédération romande de l’Internationale des travailleurs en avril 1870. Cité dans « Association internationale des travailleurs  », Wikipédia, . Ces différends seront d’ailleurs à l’ori­ gine de l’effritement de la Première Internationale et correspondront à une période momentanément plus difficile incarnée par l’écrasement de la Commune de Paris en 1871.

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Pour les internationalistes latino-américains des années  2000, cette question de la politique et de la forme qu’elle devrait prendre dans la perspective d’une intervention internationaliste a aussi été une pierre d’achoppement. Comme si la crise de crédibilité des programmes et des partis politiques traditionnels de gauche ainsi que la fragilité des projets politiques contemporains tentant d’en dépasser les apories (comme la révolution bolivarienne d’Hugo Chávez) interdisaient d’en lever encore toutes les hypothèques. L’enracinement de Porto Alegre Bien que présente de manière souterraine, c’est ainsi que la question politique sera en permanence repoussée ou plus justement esquivée lors de la constitution du mouvement altermondialiste ; mouvement qui tout d’abord prendra conscience de son existence à Seattle en 1999 avant de s’organiser sur un mode plus durable et systématique lors des premiers grands forums sociaux altermondialistes de Porto Alegre (2001-2002-2003-2005). Il est vrai que la mobilisation citoyenne, qui se cristallise à Seattle, symbolise à sa manière un tournant, mieux encore, une formidable bouffée d’oxygène tant elle semble soudain capable de rassembler des forces jusque-là éparses. Depuis l’Amérique latine, elle apparaît même comme ce relais qui a donné aux intuitions premières des zapatistes un second souffle et leur a permis de se doter d’une indéniable dimension internationale « Nord-Sud » avant de rebondir à nouveau au Sud, à Porto Alegre, pour s’y enraciner plus en profondeur. Voilà, en effet, qu’au cœur même d’une métropole états-unienne, pour s’opposer au sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), se retrouvent au coude à coude, acteurs du Sud et ceux du Nord, représentants d’organisations syndicales, sociales, populaires, féministes, écologistes et religieuses, militants paysans et indigènes, etc. Voilà aussi que, d’une manière semblable au sous-commandant Marcos, on y dénonce un même ennemi – le néolibéralisme – et qu’on commence à s’entendre sur quelques revendications phares comme l’abolition de la dette des pays du Sud, la suppression des paradis fiscaux, l’imposition d’une taxe sur les transactions financières, un moratoire sur les produits transgéniques, etc. Et on le fait, en multipliant des manifestations rebelles à travers le monde ainsi qu’en se lançant dans l’organisation des forums sociaux mondiaux d’un nouveau genre. C’est ainsi que naîtra le premier forum social mondial. Se présentant comme la réplique « sociale et populaire » du Forum économique mondial de Davos (lieu de rendez-vous des élites néolibérales), il s’est tenu pour

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la première fois en 2001, à Porto Alegre, au sud du Brésil, et s’emploiera à approfondir quelques grands thèmes mobilisateurs et rassembleurs (« Le monde n’est pas une marchandise », « Un autre monde est possible », « Non à la guerre !  »), en réunissant chaque fois plus de participants provenant du monde entier : environ 10 000 en 2001 ; 50 000 en 2002 ; 120 000 en 2003, 155 000 en 20051. Il le fera d’autant plus facilement, que l’Amérique latine est – en ce début des années 2000 – en pleine effervescence sociale et politique, apparaissant même à l’avant-garde des luttes anti-néolibérales à l’échelle du monde. Dans le sillage du coup de tonnerre de la crise argentine de 2001 et de ses dramatiques conséquences sur de larges secteurs de la population, on assiste partout dans le sous-continent à une radicalisation des luttes sociales et politiques. C’est le temps en effet où le Venezuela bolivarien du président Chávez résiste avec succès aux tentatives de déstabilisation et de coup d’État de la droite nantie du pays, où la Bolivie et l’Équateur sont secoués par de vastes mobilisations sociales et indigènes et où de grands mouvements sociaux brésiliens comme le Mouvement des sans-terre (MST) ou la Centrale unique des travailleurs (CUT) accumulent des forces significatives pendant que le Parti des travailleurs (PT) de Lula semble de plus en plus apte à briguer la présidence du Brésil en multipliant d’ores et déjà comme à Porto Alegre, des expériences de gestion participative prometteuses. En somme, c’est le temps où en maints pays on note un réveil des aspirations de gauche et où les premiers forums sociaux mondiaux qui se tiendront à Porto Alegre apparaîtront comme une extraordinaire caisse de résonance internationaliste et comme ce lieu de rencontre et d’échange où toutes ces luttes, tous ces espoirs de changement, toutes ces richesses de points de vue, dans leur diversité même, peuvent être discutés, mis en perspective et répercutés dans le monde entier. Il reste que si ce mouvement a pu, au fil des différents forums sociaux mondiaux, prendre conscience de sa force et se coordonner autour de quelques revendications concrètes non négligeables, cette volonté d’unité s’est toujours heurtée à l’obstacle non seulement de l’extrême diversité des individus et des mouvements qui y participaient, mais aussi à celui du type de coordination qui a fini par s’y installer. Car derrière cette immense diversité se cachent, en termes d’organisation et de coordination, non pas des organisations politiques internationalistes 1. En 2004, le Forum social mondial aura lieu à Mumbai – 80 000 participants. En 2006  sera organisé un forum polycentrique à Bamako, Karachi et Caracas. Puis en 2007, il sera organisé à Nairobi (Kenya), et de nouveau en Amérique latine, en 2009, à Belém, puis à Dakar en 2011 et à Tunis en 2013.

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enracinées et représentatives, mais des forces tout à la fois très diversifiées et en même temps assez localisées : une poignée d’intellectuels de renom (Samir Amin, Walden Bello, Boaventura Sousa Santos, Noam Chomsky, François Houtart, Vandana Shiva, Immanuel Wallerstein, etc.) ainsi qu’un petit nombre d’institutions (comme Le Monde diplomatique) ou d’ONG et surtout de grands mouvements sociaux qui, au fil des ans, en ont assuré la pérennité et l’unité (la Vía Campesina, le MST, la Confédération paysanne, la CUT brésilienne et l’Association pour la taxation des transactions financières et l’action citoyenne – ATTAC). Il s’agit donc d’une coalition, composée d’intellectuels, d’ONG et de mouvements sociaux venant essentiellement de l’Amérique latine et de l’Europe, qui a présidé à son essor et dont le cœur militant se trouve relié d’abord à de puissants mouvements sociaux. Si cette coalition a permis ainsi de coordonner une myriade d’opposants au néolibéralisme jusqu’alors isolés et désorientés, en faisant découvrir leur richesse et en leur redonnant pendant un temps légitimité et force, elle n’est point parvenue à les rassembler autour d’un projet positif d’ordre politique qui aurait permis de leur donner un second souffle et de leur assurer une cohérence sur le long terme. La preuve en est la relative stagnation et perte d’intérêt que connaîtront les forums sociaux mondiaux après 2007-2008. La preuve en est aussi et surtout ces multiples alternatives politiques à la mondialisation néolibérale qui n’ont cessé de s’y côtoyer sans se rapprocher (allant de la simple régulation du système capitaliste à la transformation révolutionnaire de type socialiste) ainsi que cette difficulté à aborder de front les questions d’ordre plus politique et stratégique, questions dont la résolution était pourtant la condition à tout élargissement du mouvement. Il n’en demeure pas moins que le mouvement altermondialiste a été plusieurs fois poussé à s’interroger sur cette impasse. Déjà au forum social de 2005 – sans doute l’acmé de ce type de mobilisation – Hugo Chávez, alors président de la République bolivarienne du Venezuela, avait annoncé devant un parterre de militants altermondialistes enthousiasmés qu’au Venezuela la lutte au néolibéralisme était en train de prendre le chemin d’une lutte pour le socialisme : « Le capitalisme ne sera pas transcendé dans le cadre du système lui-même, mais dans le cadre du socialisme », invitant du même coup son auditoire à construire « le socialisme du 21e siècle ». Et un an plus tard, en janvier 2006 à Caracas (l’un des trois centres où se déployait cette année-là le Forum social mondial), il ira encore plus loin  en appelant solennellement les participants à «  élaborer un plan d’action politique global pour vaincre l’impérialisme et sauver la planète de la destruction. [...] La lutte pour un monde meilleur, de paix et de justice, n’est pas seulement possible; elle est nécessaire, pas pour demain, mais

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maintenant. [...] Ce serait terrible si le Forum social mondial devenait un festival annuel de tourisme révolutionnaire. » Cet appel – et la critique sous-jacente qu’il impliquait – a cependant été loin d’être bien reçu, tant nombreux ont été ceux qui l’ont considéré comme… une malencontreuse intromission d’ordre politique dans les affaires internes du forum ! Preuve s’il en est de l’acuité du problème et des difficultés qu’a eues le mouvement altermondialiste du début des années  2000 à penser de manière combinée les dimensions sociales et politiques de son intervention. Car si l’enracinement dans les mouvements sociaux, et donc le caractère social qui en découle, garantit en dernière instance sa dimension démocratique et populaire, il n’est pas suffisant en lui-même pour lui permettre de durer dans le temps et de s’élargir. Il a besoin aussi d’un indispensable fil à plomb politique unificateur. Encore faut-il avoir des modèles stimulants à portée de main pour choisir d’aller résolument dans ce sens ! Des luttes internationalistes menées depuis l’État En effet, on retrouve ici, dans cette intervention plus politique d’Hugo Chávez, l’autre pan ou versant de ces préoccupations internationalistes latino-américaines : celui qui s’est développé cette fois-ci, non pas d’abord depuis les forums sociaux mondiaux, mais depuis certaines politiques gouvernementales ou nationales ayant pris corps en Amérique latine dans la première décennie des années 2000. C’est d’ailleurs ce qui nous permet au passage de croiser cette fois-ci les lointains questionnements qui ont secoué la Deuxième ou même la Troisième Internationale, à la toute fin du 19e et au début du 20e siècle. Pendant qu’au début du 21e siècle, le mouvement altermondialiste se nourrissait de mobilisations grandissantes, se sont développés dans trois pays de l’Amérique latine, à partir d’interventions d’abord politiques et électorales, des processus de transformation sociale non négligeables, prenant respectivement le nom de révolution « bolivarienne » au Venezuela (à partir de 1998), d’«  indigène  » en Bolivie (à partir de 2005) et de « citoyenne » en Équateur (à partir de 2006). Des processus qui, tant par leur massivité que leur radicalisme, se sont heurtés à une série de problèmes de fond touchant autant à la question des alliances qu’à celle du type de politique internationaliste que l’on peut mener lorsque l’on gouverne un État sur la base d’un projet de gauche. Nous renvoyant du coup à des débats très anciens et en même temps brûlants d’actualité. Rappelez-vous à la fin du 19e et au début du 20e siècle : ces questions d’alliances et de solidarité internationale ont surgi et commencé à être en

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débat quand les forces du mouvement ouvrier international ont investi le champ du politique avec succès, en se constituant en partis politiques de masses comme dans le cas de la Deuxième Internationale (1889-19141). Ou un peu plus tard quand elles sont parvenues à prendre le pouvoir gouvernemental dans l’ex-Russie tsariste et se sont lancées dans une politique de changement révolutionnaire, comme dans le cas de la Troisième Internationale (1919-19432). Chaque fois, il leur a fallu alors déterminer les types d’alliances à privilégier, puis une fois au pouvoir, les types de solidarité internationale à développer. Or dans le contexte contemporain qui est le leur, ces deux questions-clés se sont retrouvées au cœur des préoccupations gouvernementales d’Hugo Chávez, d’Evo Morales et, dans une moindre mesure, de Raphaël Correa. Mais pas plus qu’à l’époque de la Deuxième et de la Troisième internationale, elles n’ont pu être résolues avec succès. En effet, même si en ce début des années  2000, ces trois processus révolutionnaires ont emprunté des chemins différents, même s’ils ne sont pas tous traversés par la même radicalité, ils ont pu néanmoins incarner de facto des politiques de rupture par rapport au cours néolibéral dominant promu par les États-Unis et ont dû, pour ce faire, développer au-delà du seul cadre national des politiques de solidarité internationale particulièrement novatrices. L’ALBA, dont l’acronyme évoque en castillan «  l’aube  », est en effet à ses débuts le symbole même d’une politique d’alliance internationaliste et militante. De surcroît, une manière de faire renaître le vieux rêve de Simón Bolívar, celui d’une Amérique enfin unie, capable de se tenir debout devant tous les projets de contrôle ou d’annexion impérialistes. Mise énergiquement de l’avant par Hugo Chávez, elle a  cherché non seulement à en finir avec la ZLÉA, qu’elle parvient d’ailleurs, avec l’aide du mouvement altermondialiste, à enterrer à Mar de la Plata en 2005, mais aussi et surtout à lui opposer un projet de solidarité internationale alternatif. C’est ainsi que l’ALBA, née en 2001, mais décollant véritablement à partir de 2004 après un premier accord Venezuela-Cuba, finira par réunir des pays comme le Venezuela, Cuba, la Bolivie, l’Équateur, le Nicaragua, 1. La Deuxième Internationale a été fondée par Friedrich Engels en 1889 et s’est effon­ drée en 1914 avec l’appui de ses sections à la guerre de 1914-1918 et à leur rallie­ ment aux gouvernements qui l’ont promue. Elle s’est reconstituée dans les années 1920, avec une orientation définitivement réformiste. 2. La Troisième Internationale a été fondée en 1919 par Lénine, mais après sa mort, en 1923, elle tendra à perdre son caractère révolutionnaire des premiers moments en se muant en un instrument de défense inconditionnel de la politique soviétique de la construction du socialisme dans un seul pays.

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quelques îles des Caraïbes et, même pendant un temps, le Honduras, autour d’un projet de collaboration favorisant les échanges égalitaires Sud-Sud dans la perspective d’une aide mutuelle au développement et d’un renforcement de « l’État social, non dans l’intérêt des élites, mais dans celui des peuples ». L’accord pétrole/médecins passé entre Cuba et le Venezuela, permettant la fourniture en pétrole de Cuba en échange de l’envoi massif de médecins cubains au Venezuela, en est alors le paradigme par excellence. Il faut dire cependant que l’ALBA rencontrera vite des limites, parce qu’elle est apparue comme un vecteur de solidarité entre les pays les plus attachés à remettre en cause l’hégémonie états-unienne et parce que tout ce que compte l’Amérique latine de forces conservatrices se liguera contre elle. Il faut dire aussi que les indéniables velléités internationalistes qu’elle incarnait perdront au fil des ans de leur mordant ; les idéaux du départ laissant peu à peu la place à des politiques de collaboration étatique et d’intégration économique latino-américaine qui, bien qu’aspirant à briser l’hégémonie US, perdront leur caractère premier de solidarité entre les peuples. De quoi ainsi souvent faire passer au premier plan, au nom du pragmatisme, les préoccupations géopolitiques et économiques des États au détriment de la prise en compte des conditions de vie sociale et politique des populations locales, particulièrement de leurs secteurs populaires. Au-delà de la multiplication d’organismes conjoints (Telesur, la Banque du Sud, la Banque de l’ALBA, Radio Sur, etc.), l’entrée du Venezuela dans le Marché commun du Sud (Mercosur) en 2004 et surtout la constitution de la Communauté d’États latino-américains et caraïbes (CELAC) en 2011 seront la manifestation de ce tournant plus pragmatique, avec toutes les ambiguïtés qu’il comporte. En 2011, lorsque le Printemps arabe commencera à connaître ses premières difficultés, les politiques ouvertement «  campistes1  » d’Hugo Chávez, d’Evo Morales et de Raphaël Correa renforceront encore cette impression d’ambiguïté. En effet, en ramenant les déterminants de fond de leur politique étrangère au bon vieux préjugé populaire voulant que «  les ennemis de mes ennemis soient mes amis  » et en considérant ainsi qu’après les luttes qu’ils menaient contre les États-Unis, des tyrans ou des despotes comme Mouammar Khadafi de Libye ou Bachar El Assad de Syrie doivent être considérés comme des alliés ou même comme des «  amis  », Hugo Chávez a eu tendance à faire passer la solidarité des États avant celle 1. Position politique héritée de la guerre froide opposant les États-Unis à l’Union soviétique, qui a amené nombre de dirigeants latino-américains voulant se défendre de l’emprise états-unienne à pratiquer une politique étrangère de défense incondi­ tionnelle du « camp » de l’URSS et de ses alliés.

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des peuples. Avec tous les dérapages en la matière dont pourtant les avatars des Internationales passées nous avaient montré les dangers, en particulier quand la Troisième Internationale s’est muée en simple instrument de défense de l’État soviétique bureaucratisé et stalinisé. En novembre 2009, Hugo Chávez avait pourtant, à l’occasion d’une rencontre de partis de gauche tenue à Caracas, tenté d’explorer une autre avenue, plus militante et plus explicitement liée à la solidarité des peuples : celle de la formation d’une Cinquième Internationale, «  une nouvelle Internationale sans manuel et sans obligation, expliquait-il alors […], un espace où les partis, mouvements et courants d’orientation socialiste peuvent coordonner une stratégie commune de lutte contre l’impérialisme et pour le renversement du capitalisme par le socialisme  ». En même temps, cette initiative, qui avait été totalement improvisée, ne donnera lieu à aucune suite digne de ce nom, dans la mesure où les partis présents, provenant de 30 pays différents, représentaient un arc-en-ciel passablement hétéroclite de perspectives politiques caractérisées par de profondes divergences programmatiques et stratégiques. Elle sera vite oubliée et ne sera jamais relancée, confirmant ainsi la persistance du tournant pragmatique mentionné plus haut. Laboratoire à demi ! L’éclairage historique que nous avons privilégié le montre bien  : si l’Amérique latine a été effectivement un laboratoire pour l’internationalisme du 21e siècle, elle ne l’a été qu’à demi, de manière incomplète, ouvrant sans conteste de nouvelles avenues, mais sans avoir pu aller au-delà de certaines impasses léguées par les Internationales du passé. Cela aussi bien si l’on se place du point de vue des mouvements sociaux présents aux forums sociaux mondiaux, que si on se situe du point de vue de gouvernements de gauche qui, comme ceux de Chávez, Morales et Correa, ont cherché à stimuler depuis l’État de nouvelles formes d’internationalisme. Si à la lumière du formidable échec des pays dits socialistes et de la délégitimation des grandes alternatives sociopolitiques anti-systémiques du siècle passé, on conçoit aisément l’importance de pouvoir être enraciné dans des mouvements sociaux, à la manière de garde-fous nous protégeant des travers d’une politique non démocratique, on ne peut pas cependant oublier les vertus d’une action sociopolitique unificatrice et rassembleuse, indispensable pour penser la transformation sociale à long terme et au-delà des frontières nationales. C’est donc cette même dialectique du social et du politique sur laquelle avaient buté les Internationales passées que nous retrouvons aujourd’hui,

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mais réactualisée par les données du nouveau cycle historique dans lequel nous sommes entrés et, en même temps, marquée à la fois par cette réticence à donner priorité à l’action politique et par cette impuissance à en renouveler en profondeur les paradigmes émancipateurs. C’est à n’en pas douter ce que nous montrent les avancées comme les impasses gisantes au creux des pratiques internationalistes latino-américaines des années 2000.



Chapitre 16 Qu’est devenu l’internationalisme syndical ? Thomas Collombat1

Bien qu’il ait vu le jour il y a 150 ans avec la fondation de l’Associa­ tion internationale des travailleurs (AIT), l’internationalisme syndical n’a jamais été autant d’actualité. La mondialisation néolibérale, le rôle de plus en plus important joué par les firmes multinationales, l’internationalisa­ tion des systèmes de production et la financiarisation du capitalisme sont autant d’éléments appelant à une mondialisation de l’action syndicale et à une solidarité plus forte que jamais entre les organisations de travailleurs et de travailleuses2 . Pourtant, les obstacles sont nombreux. Partout, l’affaiblissement des syn­ dicats sur le plan national les mène à prioriser leurs activités, souvent au détriment du volet international. Les difficultés économiques et le chômage réveillent également les réflexes concurrentiels et nationalistes et rendent difficile une réflexion globale sur les dynamiques de l’économie politique internationale. En lieu et place, « l’armée industrielle de réserve » dénoncée par Marx joue plus que jamais son rôle d’obstacle à la construction d’une conscience de classe internationaliste. Ce chapitre porte sur l’internationalisme syndical contemporain. En particulier, il interroge sa capacité à offrir aux travailleurs et à leurs organi­ sations des espaces et des outils pour établir un nouveau rapport de force dans une économie mondialisée. Nous adoptons une approche dialec­ tique du syndicalisme, inspirée notamment des travaux de Hyman3 et de Gagnon4, qui met l’accent sur la position contradictoire du mouvement 1. Thomas Collombat est professeur de science politique au Département des sciences sociales à l’Université du Québec en Outaouais (Gatineau). 2. Voir notamment Jeffrey Harrod et Robert O’Brien (dir.), Global Unions ?, New York, Routledge, 2002 ; Ronaldo Munck, Globalisation and Labour, New York, Zed Books, 2002 ; et Andreas Bieler, Ingemar Lindberg et Devan Pillay (dir.), Labour and the Challenges of Globalization, Ann Arbor, Pluto Press, 2008. 3. Richard Hyman, Industrial Relations. A Marxist Introduction, Basingtoke, Macmil­ lan, 1975. 4. Mona-Josée Gagnon, « Le syndicalisme : du mode d’appréhension à l’objet sociolo­ gique », Sociologie et sociétés, vol. 23, n° 2, 1991, p. 79-95.

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syndical dans le système capitaliste et sur sa capacité à développer des résis­ tances et des alternatives, mais aussi à favoriser le statu quo et les rapports de pouvoir. L’internationalisme syndical peut prendre une grande variété de formes. Depuis des alliances ponctuelles jusqu’à des organisations très structurées, en passant par des relations bilatérales entre syndicats ou des campagnes ciblées sur un enjeu ou un milieu de travail. Nous nous concentrons ici sur sa forme la plus durable, mais aussi sur celle qui est l’héritière directe de l’AIT, soit l’internationalisme syndical institutionnalisé. Concrètement, il s’agit pour nous d’étudier un groupe d’organisations en particulier, les orga­ nisations syndicales internationales (OSI). Celles-ci, fondées par les orga­ nisations syndicales nationales afin de se doter de forums internationaux, mais aussi développer des politiques et des actions communes, ont existé presque sans interruption depuis 150 ans et constituent donc un objet pri­ vilégié au moyen duquel analyser les dynamiques plus larges de l’internatio­ nalisme syndical. Après un bref retour historique sur le développement des OSI, nous nous concentrerons successivement sur les deux principaux types d’OSI : politiques (qui rassemblent les centrales syndicales) et sectorielles (qui ras­ semblent les syndicats par branches ou corps de métier). Finalement, nous proposerons une grille analytique sur les tensions et les contradictions carac­ térisant les OSI contemporaines. Les OSI : une brève histoire L’histoire de l’internationalisme syndical institutionnalisé se confond, dans un premier temps, avec celle de l’internationalisme socialiste. Dans l’AIT, syndicats, partis politiques et autres groupes de réflexion partagent la même organisation. Cette cohabitation se poursuit dans la Deuxième Internationale, créée en 1889, mais des distinctions s’opèrent toutefois assez rapidement. Dès 1901, les syndicats se dotent de leur propre struc­ ture, d’abord intégrée à l’Internationale, mais qui s’en détache progressi­ vement : le Secrétariat syndical international (SSI). Il s’agit de la première organisation durable rassemblant strictement des centrales syndicales sur le plan international1. Parallèlement, une autre forme d’internationalisme syndical naît au tournant du siècle : celle basée sur les branches et secteurs d’activité. Avant même que le SSI ne voie le jour, les Secrétariats professionnels internatio­ 1. Michel Dreyfus, «  The emergence of an international trade union organization (1902-1919) », dans Anthony Carew et coll. (dir.), The International Confederation of Free Trade Unions, New York, Peter Lang, 2000, p. 25-72.

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naux (SPI) commencent à être créés. Idéologiquement proches de la famille socialiste, ils sont toutefois autonomes du SSI et rassemblent des syndicats de branches plutôt que des centrales. On en comptait déjà 17 en 1902, cou­ vrant la plupart des grands secteurs économiques. La question du lien entre les OSI politiques (rassemblant les centrales) et les OSI sectorielles (basées sur la branche) va devenir récurrente au sein de l’internationalisme syndical et anime toujours aujourd’hui de nombreux débats. En 1913, les syndicats prennent leur pleine autonomie de la Deuxième Internationale et le SSI se transforme en Fédération syndicale internatio­ nale (FSI). La Première Guerre mondiale stoppe net le développement de la nouvelle organisation, la plupart de ses affiliés optant pour le soutien à leurs gouvernements respectifs et se retrouvant ainsi dans des camps ennemis. Au sortir de la guerre, en 1919, la FSI est relancée1. Les syndicats britan­ niques en deviennent des acteurs centraux, notamment du fait de l’affai­ blissement considérable du syndicalisme allemand. L’American Federation of Labor (AFL) participe activement aux discussions au congrès fondateur, mais décide en fin de compte de ne pas joindre la FSI. Ce n’est pas un hasard si la FSI est relancée la même année que naît l’Organisation interna­ tionale du travail (OIT). Ces deux institutions appartiennent au même pro­ jet idéologique, d’orientation réformiste, visant à favoriser le dialogue social et l’atteinte de compromis entre le travail et le capital afin de rendre le capi­ talisme « acceptable » et ainsi limiter l’attrait du communisme. La révolution bolchevique de 1917 et la fondation subséquente de l’Union soviétique ont, en effet, créé les divisions que l’on sait au sein du mouvement socialiste, menant dans de nombreux pays à des scissions au sein des organisations politiques entre révolutionnaires et réformistes. Ces divisions se sont également reproduites dans le mouvement syndical. Dès le second congrès de la Comintern (la Troisième Internationale) en 1920, l’Internationale des syndicats rouges (ISR) est créée pour rallier les syndicats d’obédience communiste. Finalement, le début des années 1920 correspond également à la consoli­ dation d’une troisième famille idéologique, le syndicalisme chrétien. Inspiré de l’encyclique Rerum Novarum de 1891, il ne se dote de centrales syndi­ cales dignes de ce nom qu’après la Première Guerre mondiale. Refusant de rejoindre tant l’ISR que la FSI, jugées trop radicales et laïques, il lance sa propre « Internationale », la Confédération internationale des syndicats chrétiens (CISC), en 1919. 1. Geert Van Goethem, «  Confliciting interests  : The International Federation of Trade Unions (1919-1945) », dans Carew et coll. (dir.), op. cit., p. 73-164.

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Tout en conservant leur autonomie organisationnelle, les SPI firent le choix explicite de collaborer étroitement avec la FSI et de s’inscrire ainsi dans le cadre du syndicalisme réformiste représenté par cette dernière. L’ISR, la CISC et leurs successeurs se doteront éventuellement de leurs propres struc­ tures sectorielles qui, contrairement aux SPI, leur seront organiquement subordonnées. Toutefois, les SPI se montreront toujours plus ouverts idéo­ logiquement que la FSI et accueilleront à plusieurs reprises dans leurs rangs des syndicats sectoriels dont les centrales nationales étaient elles-mêmes affi­ liées aux internationales communistes ou chrétiennes. Figure 1 Les organisations syndicales internationales depuis 1919, par courant idéologique

1919 1921

1937

1945

1949

1968

Communiste ISR FSM

FSM

Réformiste

CISL

FSI



2006

Chrétien CISC CMT

CSI

Légende : ISR : Internationale des syndicats rouges FSI : Fédération syndicale internationale CISC : Confédération internationale des syndicats chrétiens FSM : Fédération syndicale mondiale CISL : Confédération internationale des syndicats libres CMT : Confédération mondiale du travail CSI : Confédération syndicale internationale Source : l’auteur.

Ce triptyque idéologique a caractérisé les OSI politiques jusqu’à la pre­ mière décennie du 21e siècle, à quelques exceptions près (voir figure 1). Lorsque Staline a lancé la stratégie du Front populaire dans les années 1930, l’ISR a opté pour sa dissolution (1937) dans l’espoir d’une unification avec la FSI. Là encore, la guerre met un frein à ces discussions, qui sont toute­ fois rapidement reprises au lendemain du conflit et débouchent en 1945

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sur la création de la Fédération syndicale mondiale (FSM)1. Cette fragile unité entre communistes et réformistes, à laquelle les syndicats chrétiens ont refusé de se joindre, a été de courte durée puisque dès 1949, les affiliés non alignés sur Moscou quittent la FSM pour lancer la Confédération interna­ tionale des syndicats libres (CISL). La guerre froide a cristallisé l’opposition entre la CISL et la FSM, cha­ cune étant accusée de ne jouer qu’un rôle de courroie de transmission des pouvoirs politiques à l’œuvre dans l’affrontement entre l’Est et l’Ouest, et donc de ne porter que peu d’attention aux authentiques enjeux syndicaux2 . Quant à la CISC, rebaptisée en 1960 Confédération mondiale du travail (CMT) afin d’élargir son audience au-delà de la stricte sphère du syndi­ calisme chrétien, elle n’est jamais parvenue à jouer le rôle de porte-parole des non alignés qu’elle cherchait à obtenir. Avec la chute de l’Union sovié­ tique et des régimes qui lui étaient alliés, la FSM a connu une baisse consi­ dérable de son nombre de membres et de son influence, au point de devenir aux yeux de nombreux observateurs une coquille vide. Pendant ce temps, la CMT perdait elle aussi des membres au profit de la CISL, qui est deve­ nue l’OSI hégémonique, rassemblant bien au-delà de sa base historique anticommuniste. Ce mouvement de réalignement des OSI politiques a été complété en 2007 avec le lancement de la Confédération syndicale internationale (CSI)3. Essentiellement le produit de la fusion entre la CISL et la CMT, elle a permis à des centrales précédemment non affiliées de rejoindre la nouvelle Inter­ nationale. Elle consacre surtout l’hégémonie du réformisme comme idéolo­ gie de référence de la large majorité des organisations syndicales nationales, tout en acceptant une diversité politique en son sein qui n’avait été observée auparavant dans aucune OSI. L’action sectorielle : renouveau de l’internationalisme ? Manifestations les plus anciennes de l’internationalisme syndical ins­ titutionnalisé, les SPI n’avaient pas échappé à la torpeur dans laquelle la guerre froide avait plongé les OSI politiques. Elles ont toutefois été parmi les premières à tenter de renouveler leurs pratiques, en particulier pour 1. Anthony Carew, « A false dawn. The World Federation of Trade Unions », dans Carew et coll. (dir.), op. cit., p. 165-186. 2. Robert O’Brien, «  Workers and world orders  : The tentative transformation of the international union movement », Review of International Studies, n° 26, 2000, p. 533-555. 3. Sid Ahmed Soussi, « Les rapports Nord/Sud dans le mouvement syndical interna­ tional : le poids de l’histoire et la rigidité des structures », Revue québécoise de droit international, hors-série, 2012, p. 102-127.

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faire face à l’accélération du phénomène de la mondialisation néolibérale et aux transformations profondes des chaînes de production et de valeur qu’elle a impliquées. En 2000, les SPI marquèrent leur volonté d’évolution en adoptant une nouvelle appellation : les Fédérations syndicales interna­ tionales (FSI). Organisations basées sur les branches, les FSI avaient développé une expertise sur les enjeux spécifiques des industries qu’elles représentaient ainsi qu’avec les employeurs de leurs secteurs. À partir du milieu des années 1990, elles ont commencé à développer de nouveaux outils de représen­ tation et de négociation internationales, les Accords-cadres internationaux (ACI), destinés à encadrer l’activité des entreprises multinationales1. Un ACI est négocié entre une FSI et une multinationale et prévoit les conditions minimales devant être respectées par l’entreprise dans l’ensemble de ses établissements à travers le monde. On y trouve notamment des rap­ pels des principes mis de l’avant par l’OIT en ce qui concerne les condi­ tions de travail, la non-discrimination, le travail des enfants ou encore la liberté syndicale. Si l’ampleur et la profondeur des ACI varient d’un accord à l’autre, tous doivent voir à la mise en place d’un mécanisme de contrôle paritaire, incluant à la fois des représentants de l’employeur et de la FSI, les distinguant ainsi des « codes de conduite » adoptés volontairement par cer­ taines multinationales, dont l’application réelle fait cependant débat. L’apparition des ACI a donné lieu à une littérature assez abondante2, souvent marquée par un grand optimisme à leur égard, y voyant là une preuve du réveil de l’internationalisme syndical et de sa capacité à affronter le capital mondialisé. Plusieurs écueils doivent toutefois être notés. Malgré une croissance incontestable du nombre d’ACI signés, force est de constater que l’immense majorité d’entre eux le sont encore avec des multinationales européennes. Plus habituées aux négociations transnationales imposées par les réglementations européennes, elles ont été les plus enclines à aller de l’avant avec l’internationalisation partielle de leurs relations du travail. Les multinationales nord-américaines, asiatiques ou même des nouvelles puis­ 1. Reynald Bourque, Les accords-cadres internationaux (ACI) et la négociation collective internationale à l’ère de la mondialisation, Genève, Institut international d’études sociales, 2005. 2. Voir notamment Jane Wills, « Bargaining for the space to organize in the global economy : A review of the Accor-IUF Trade Union Rights Agreement », Review of International Political Economy, vol. 9, n° 4, 2002, p. 675-700 ; Peter Fairborther et Nikolaus Hammer, « Global unions. Past efforts and future prospects », Relations industrielles/Industrial Relations, vol. 60, n° 3, 2005, p. 405-431 ; et Richard Croucher et Elizabeth Cotton, Global Unions, Global Business, Londres, Middlesex University Press, 2009.

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sances économiques du Sud manifestent par contre d’évidentes résistances à ce type de pratiques et ne semblent pas prêtes à ouvrir les discussions. Par ailleurs, même lorsqu’ils sont signés, les ACI peuvent présenter des fai­ blesses. Ils sont parfois critiqués par des syndicalistes du Sud pour avoir été négociés essentiellement dans un cadre européen, sans prise en compte des besoins et des capacités des organisations syndicales des pays en développe­ ment, où les ACI sont pourtant censés être les plus utiles. De même, les ACI peuvent contribuer à renforcer une certaine hiérarchie de la « main-d’œuvre mondialisée » entre d’une part, les personnes travaillant pour une multina­ tionale et bénéficiant de la protection, même relative, de l’accord, et d’autre part, celles œuvrant chez les sous-traitants ou dans l’économie informelle et échappant de fait à ce type d’initiative. Tableau I Les fédérations syndicales internationales Nom

Nombre de syndicats affiliés

Nombre de tra­ vailleurs représen­ tés (en millions)

Internationale du bâtiment et du bois (IBB)

317

N/D

Internationale de l’éducation (IE)

394

30

Fédération internationale des journalistes (FIJ)

150

IndustriALL

7721

Fédération internationale des ouvriers du transport (ITF)

681

Union internationale des travailleurs de l’ali­ mentation, de l’agriculture, de l’hôtellerie-res­ tauration, du tabac et des branches connexes (UITA)

336

12

Internationale des services publics (ISP)

650

20

Union Network International (UNI)

900

20

0,5 50 4,5

Source : sites Internet des différentes FSI, février 2013. 1. Le nombre de syndicats affiliés à IndustriALL n’étant pas disponible sur le site Internet de l’organisation, nous avons additionné le nombre de syndicats affiliés aux trois FSI ayant fusionné pour fonder IndustriALL en 2012. Les adhésions interna­ tionales multiples de certains syndicats multisectoriels pourraient avoir légèrement gonflé ce chiffre.

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Une autre dynamique importante caractérise les FSI ces dernières années : les fusions. À l’image des processus d’intégration verticale observés chez certaines multinationales, mais aussi des fusions entre grands syndi­ cats sectoriels, ce qui a été constaté aussi bien en Allemagne qu’en GrandeBretagne, aux États-Unis ou au Canada, des FSI dont les secteurs étaient de plus en plus intégrés ont décidé de se rassembler (voir le Tableau 1). Les deux plus notables ont été la création de l’Union Network Internatio­ nal (UNI) en 2000 à la suite de la fusion de cinq FSI représentant des tra­ vailleurs dans différents domaines des services privés, et le lancement de IndustriALL en 2012 à la suite de la fusion des FSI de la métallurgie, de la chimie, des mines et du secteur textile. Comme dans la plupart des cas de fusions syndicales toutefois, ces mouvements cachent aussi l’affaiblisse­ ment de certaines organisations qui ne pouvaient plus subsister sans unir leurs forces à d’autres. La faiblesse des taux de syndicalisation dans de nom­ breuses branches, en particulier du secteur privé, a conduit les FSI à cher­ cher à générer des économies d’échelle, mais aussi à consolider leur rapport de force par rapport à des employeurs de plus en plus agressifs et puissants. Le « nouvel internationalisme » de la CSI ? Lors de sa fondation à Vienne en 2006, la CSI se proposait d’être bien plus que la simple fusion des organisations réformistes et chrétiennes l’ayant pré­ cédée. Elle prétend en effet dans son programme vouloir pratiquer un « nou­ vel internationalisme1 ». Cette expression, particulièrement présente dans la littérature critique des OSI, cherche à qualifier des pratiques plus empreintes de démocratie et d’égalité que celles caractérisant l’internationalisme syndi­ cal institutionnel traditionnel2. Elle traduit également une volonté de rendre l’action syndicale internationale plus liée aux réalités quotidiennes des tra­ vailleurs. Appliqué aux OSI politiques, le « nouvel internationalisme » vise essentiellement à les faire sortir de la dynamique de la guerre froide et de l’éloignement que celle-ci a entraîné entre les structures et leurs membres. Avant même la fondation de la CSI, la CISL avait elle-même engagé un processus de renouveau. Désormais détachée de ses racines anticommu­ nistes, elle avait attiré à elle des centrales auparavant non affiliées (comme la Central Única dos Trabalhadores brésilienne) ou issues de la CMT (comme 1. CSI, Programme de la CSI, novembre 2006, . 2. Peter Waterman, Globalization, Social Movements and the New Internationalisms, New York, Continuum, 2001 ; Pablo Ghigliani, « International trade unionism in a globalizing world : A case study of new labour internationalism », Economic and Industrial Democracy, vol. 26, n° 3, 2005, p. 359-382.

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la Confédération des syndicats nationaux québécoise ou la Confédération française démocratique du travail). La disparition du sigle de la CISL et de la référence au « syndicalisme libre » (qui se définissait en opposition aux syndicats communistes) a permis de poursuivre cet élargissement, en parti­ culier aux organisations issues de la FSM (comme la Confédération géné­ rale du travail française). Force est de constater que la CSI est aujourd’hui l’OSI la plus représentative et la plus idéologiquement diversifiée de l’his­ toire moderne du syndicalisme. La CSI a également repris la pratique de la CISL du Rapport annuel des violations des droits syndicaux1. Celui-ci n’est pas sans rappeler les initiatives similaires de certaines ONG de défense des droits de la personne, dont Amnistie internationale, et vise à sensibiliser l’opinion publique mondiale aux cas les plus flagrants de répression antisyndicale. Si l’approche visant à considérer les droits syndicaux comme une partie intégrante de l’ensemble plus vaste des droits de la personne peut sembler plus proche de l’idéolo­ gie libérale que des principes socialistes à l’origine de l’internationalisme, elle permet toutefois de positionner la CSI comme un acteur de référence international et de rendre plus visible le lien entre ses actions et la situation concrète de militants syndicaux sur le terrain. Un autre champ que la CISL puis la CSI ont essayé d’investir est celui de la réglementation internationale des normes du travail. Devant l’accéléra­ tion de la mondialisation et la multiplication des accords de libre-échange, les conventions internationales de l’OIT, qui avaient été historiquement le cadre de référence privilégié des OSI, ne semblaient plus suffire à la tâche. La première grande campagne d’importance lancée à cet égard par la CISL a visé l’inclusion d’une « clause sociale » dans les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)2 . L’échec de cette campagne ainsi que les divisions qu’elle a entraînées entre les syndicats du Nord et ceux du Sud ont mis fin à cette stratégie3. En outre, les blocages des négociations à l’OMC et le recours de plus en plus massif aux accords bilatéraux ont rendu relative­ ment caduques les initiatives en direction de l’OMC. Sous le mandat du Chilien Juan Somavía à la tête de l’OIT (1999-2012), celle-ci s’engagea dans une nouvelle stratégie  : la promotion du «  travail 1. CSI, Pays à risque. violations des droits syndicaux, juin 2013, . 2. Robert O’Brien et coll. (dir.), Contesting Global Governance. Multilateral Economic Institutions and Global Social Movements, New York, Cambridge University Press, 2000. 3. Mark Anner, ICFTU Campaign for Core Labour Standards in the WTO, Oslo, The Norwegian Confederation of Trade Unions, 2001.

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décent1 ». Cette nouvelle notion, mise de l’avant par Somavía dès son pre­ mier discours, visait essentiellement à diffuser plus largement les normes du travail élaborées à l’OIT et à dépasser les barrières formelles et institu­ tionnelles limitant le nombre de travailleurs touchés par ces normes. Avec le « travail décent », l’OIT veut voir ses normes adoptées par les autres organi­ sations internationales, en particulier celles œuvrant dans le secteur écono­ mique et commercial, mais aussi toucher l’ensemble des travailleurs, surtout les plus pauvres, qui la plupart du temps ne bénéficient pas des protections d’une organisation syndicale. Rapidement, la CISL/CSI soutient l’initiative du « travail décent ». Elle organise une Journée mondiale du travail décent et intègre ce champ lexi­ cal à ses communications et ses résolutions. Il en va de même avec un autre projet issu de l’OIT, le socle universel de protection sociale, sur lequel la CSI a eu une grande influence2 . Lancé en 2011, il fut ensuite repris par différentes instances de l’ONU. Il s’agit là encore de promouvoir des normes minimales de protection sociale dans chaque pays et d’encoura­ ger leur développement horizontal (ampleur de la population couverte) et vertical (générosité des protections accordées). Celles-ci touchent l’en­ semble des travailleurs, mais accordent une place prépondérante aux orga­ nisations syndicales dans la mise en place et la gestion des systèmes de sécurité sociale. Cette proximité renouvelée entre l’OIT et la CSI s’est très explicitement traduite lorsque, au terme du mandat de Juan Somavía, l’ancien secrétaire général de la CSI, Guy Ryder, a été nommé pour lui succéder à la tête de l’OIT. L’implication syndicale à l’OIT n’est bien entendu pas une nou­ veauté, mais un alignement politique important semble exister depuis les dernières années entre celle-ci et la CSI. Face à l’absence d’un État mon­ dial, les OSI politiques ont toujours cherché à devenir les interlocuteurs syndicaux des différents centres de décision, formels ou informels, ayant un impact sur la mondialisation. L’histoire récente semble indiquer qu’au lieu de tenter d’influencer des organisations qu’elle sait imperméables aux reven­ dications syndicales, la CSI se concentre à renforcer la crédibilité de l’OIT au sein du concert international. Finalement, il convient de noter qu’un autre déséquilibre historique a tenté d’être corrigé par la CSI et par les autres OSI dans les dernières années  : le déséquilibre géographique. L’ensemble des OSI a été histori­ quement dominé par les organisations syndicales du Nord, et en parti­ 1. Marieke Louis, L’Organisation internationale du travail et le travail décent, Paris, L’Harmattan, 2011. 2. Bob Deacon, Global Social Policy in the Making, Bristol, Policy Press, 2013.

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culier par leurs affiliés européens1. Encore aujourd’hui, la CSI comme les FSI ont leur siège en Europe et les Européens sont surreprésentés tant au sein de leur personnel que de leurs plus hauts dirigeants. Dans les Amé­ riques, cette caractéristique s’est doublée de la tendance hégémonique his­ torique des syndicats états-uniens sur le reste du continent, si bien qu’on a pu parler à une certaine époque de « Monroeisme ouvrier ». Sans nier la persistance de l’influence états-unienne dans la région ni la volonté d’orga­ nisations syndicales européennes d’y développer des liens et d’y conduire des programmes, il faut reconnaître que l’organisation régionale de la CSI pour les Amériques, la Confédération syndicale des Amériques (CSA), n’a plus grand-chose à voir avec sa prédécesseure sous la guerre froide, l’Or­ ganisation régionale interaméricaine du travail (ORIT). Basée à São Paulo (Brésil), la CSA est aujourd’hui essentiellement dirigée par des syndica­ listes latino-américains issus d’organisations démocratiques et indépen­ dantes. Elle a pris des positions très claires contre le libre-échange tel que pratiqué par les États-Unis et elle reflète, tant dans sa structure que dans ses politiques, les orientations d’un syndicalisme latino-américain authen­ tiquement progressiste2 . Tensions et contradictions de l’internationalisme syndical Ce rapide survol de l’histoire longue et plus récente des OSI permet de dégager certaines lignes de force. En particulier, il révèle les tensions et les contradictions qui ont traversé l’internationalisme syndical depuis ses débuts. Sous un régime capitaliste, le syndicalisme est un objet intrinsèque­ ment contradictoire. Même lorsqu’il vise une réforme radicale ou un ren­ versement du système, il contribue également au maintien de ce système en en corrigeant les pires excès. Par ailleurs, la pratique de la démocratie syndi­ cale peut aussi poser de nombreux défis et même entraîner des effets pervers. Ce n’est pas un hasard si l’une des études fondatrices de l’analyse des dérives oligarchiques des organisations démocratiques portait sur des groupes issus du mouvement ouvrier3. Les OSI n’échappent pas à ces constats. Nous avançons en particulier trois axes d’analyse permettant une meilleure compréhension de ces struc­ tures : le premier porte sur le rapport entre idéologies et organisations, et 1. Thomas Collombat, « Le débat sur l’eurocentrisme des organisations syndicales inter­ nationales : une perspective des Amériques », Politique européenne, n° 27, p. 177-200. 2. Thomas Collombat, Several Souths. The Dynamics of the International Labour Movement in the Americas, Ottawa, Carleton University, thèse de doctorat, 2011. 3. Roberto Michels, Political Parties. A Sociological Study of the Oligarchical Tendencies of Modern Democracy, New York, The Free Press, 1962.

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en particulier sur la tension unité-diversité ; le second touche aux stratégies adoptées par les OSI et à leur répertoire d’actions parfois contradictoires allant de la diplomatie à la mobilisation ; enfin, le troisième concerne le fonctionnement interne de ces organisations et leur capacité à générer aussi bien des dynamiques d’émancipation que des tendances hégémoniques. Unité-diversité La nécessité de l’unité est une caractéristique essentielle du mouvement ouvrier. Le fait que cette unité doive se faire, y compris sur le plan inter­ national, apparaît clairement dans la dernière phrase du Manifeste du parti communiste avec la désormais célèbre formule : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Les analyses néomarxistes ont été abondantes sur ce point1, mettant de l’avant le déséquilibre inhérent entre travail et capital, mais surtout la différence profonde entre les logiques d’action collective de ces deux entités. L’unité du travail n’est en rien « naturelle » et représente un défi permanent de conciliation d’intérêts contradictoires et de création d’une identité collective. Dès ses débuts, le mouvement ouvrier a également été caractérisé par une grande diversité. On pense bien entendu à la diversité des métiers et des secteurs représentés en son sein et qui ont souvent trouvé leur expression dans la constitution d’organisations par branches (au niveau international, les FSI). Mais on pense également à la diversité idéologique qui, malgré les appels à l’unité répétés par chacun, a surtout été un facteur de divisions organisationnelles, et ce, dès les premiers temps de l’AIT. Le triptyque com­ muniste-réformiste-chrétien, qui a longtemps caractérisé la scène syndicale internationale, en fait foi. Les évolutions récentes au sein des OSI semblent indiquer un retour de balancier en direction de l’unité. Sur le plan politique, la CSI est aujourd’hui l’organisation la plus représentative et incorpore dans ses rangs une diver­ sité idéologique rarement atteinte dans les internationales syndicales. Sur le plan sectoriel, les fusions entre FSI effacent de plus en plus les distinctions par branche ou par corps de métier, privilégiant une unité d’action face à des employeurs eux-mêmes de plus en plus concentrés. Cette unité organisationnelle a toutefois un prix dont le montant est encore difficile à déterminer. Si elle est débarrassée des obsessions anticom­ munistes ou des références confessionnelles de ses prédécesseures, la CSI semble aujourd’hui se situer dans un certain flou idéologique. Cette confu­ sion ne lui est pas propre puisqu’elle touche l’ensemble de la social-démo­ 1. Claus Offe et Helmut Wiesenthal, « Two logics of collective action : Theoretical notes on social class and organizational form », Political Power and Social Theory, vol. 1, 1980, p. 67-115.

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cratie et du réformisme depuis la chute de l’Union soviétique. Plus qu’une matrice idéologique pouvant contribuer à l’émergence d’idées alternatives au capitalisme financiarisé, la CSI reflète plutôt aujourd’hui le plus petit dénominateur commun entre ses membres. À cet égard, elle est sans doute plus comparable à une « ONU syndicale », dont l’objectif premier est de rassembler largement et d’encourager les échanges, qu’aux Internationales originelles, plus marquées par un projet politique et idéologique précis. Quant aux FSI, les grandes fusions qu’elles ont opérées dans les dernières années posent les mêmes défis que les fusions observées sur le plan national. À force de rassembler des secteurs de plus en plus disparates, on en vient à s’interroger sur leur identité et sur ce qui les différencie de la CSI. Que dire, en effet, d’une FSI comme Union Network International (UNI) dont le nom ne réfère plus à aucun secteur spécifique et qui rassemble autant des postiers, des coiffeurs, des acteurs que des typographes ou des travailleurs du secteur bancaire ? La distinction existe encore sur la nature du travail syn­ dical accompli, les FSI s’occupant par exemple d’enjeux de syndicalisation et de négociation. L’identité professionnelle a cependant toujours été un vecteur fort de solidarité au sein du mouvement syndical, et sa dissolution pourrait entraîner des problèmes à terme. Diplomatie-mobilisation Richard Hyman soutient que les OSI oscillent constamment entre trois figures : l’agitateur, le bureaucrate et le diplomate1. Il résume par là les dif­ férentes stratégies ayant pu être adoptées par l’internationalisme syndical au long de l’histoire, mais aussi les débats pouvant avoir eu lieu en leur sein quant aux directions à prendre. Si le côté «  agitateur  » a incontesta­ blement marqué les origines des Internationales, en particulier autour des débats entre socialistes, sociaux-démocrates et anarchistes, c’est la figure du bureaucrate qui devint dominante par la suite – elle cohabite de façon crois­ sante avec celle du diplomate. Dès la création de la FSI et de l’OIT au lendemain de la Première Guerre mondiale, les OSI deviennent des outils diplomatiques internationaux et doivent apprendre à conjuguer avec les règles et les coutumes de la négocia­ tion internationale. La négociation collective n’est bien entendu pas étran­ gère aux organisations syndicales, mais elle s’appuie, quand faite sur le plan local ou national, sur une mobilisation collective afin de construire un rap­ port de force face aux employeurs. Cette dynamique est très difficile, voire 1. Richard Hyman, «  Shifting dynamics in international trade unionism  : Agita­ tion, organization, bureaucracy, diplomacy », Labor History, vol. 46, n° 2, 2005, p. 137-154.

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impossible à reproduire sur le plan international. Le cadre des négociations, qu’elles soient d’ordre politique ou industriel, y est beaucoup moins formel et la capacité syndicale d’exercer des pressions sur ses interlocuteurs doit s’appuyer sur d’autres ressources. Cette désarticulation entre négociation et mobilisation a des consé­ quences importantes sur les OSI. En promouvant la figure du diplomate, elle contribue à une spécialisation et à une professionnalisation des diri­ geants syndicaux internationaux. Les directions prises par la CISL puis la CSI renforcent cette tendance. En cherchant à influencer la «  gouver­ nance mondiale », elles adoptent des pratiques et des stratégies propres à la sphère des organisations internationales conventionnelles et dont la spécifi­ cité syndicale est peu visible. Ces actions sont nécessaires, mais elles ouvrent la porte aux critiques percevant les OSI comme trop détachées des réalités quotidiennes des travailleurs et éloignées des enjeux syndicaux. Les FSI sont sans doute, au sein des OSI, celles qui souffrent le moins de cette distance. En négociant avec des multinationales des accords devant avoir un impact concret sur les travailleurs, elles transfèrent sur le plan inter­ national les pratiques familières des relations de travail conventionnelles. Certaines d’entre elles cherchent également à s’impliquer de façon plus active dans des campagnes de syndicalisation ou dans des initiatives de ren­ forcement des organisations syndicales, notamment auprès de leurs affiliés les plus fragilisés sur le plan national ou local. Ici, ce sont les limites des syn­ dicalismes nationaux qui viennent le plus souvent freiner ces ambitions. Comment mobiliser et avoir un impact lorsque les organisations affiliées elles-mêmes ne représentent qu’une part de plus en plus faible de la maind’œuvre ? Et comment réussir à mobiliser l’ensemble de ses affiliés pour n’en défendre que quelques-uns, soit ceux subissant les conditions les plus diffi­ ciles pour pratiquer l’action syndicale ? Émancipation-hégémonie Les valeurs d’égalité sont au cœur de la raison d’être du syndicalisme. Quel que soit son ancrage idéologique, l’action syndicale porte en elle un projet d’émancipation et de suppression de la mise en concurrence des forces individuelles de travail. À l’international, cette ambition prend en particu­ lier la forme d’une volonté de libération des peuples opprimés ou d’élimina­ tion des inégalités internationales mises en place par le système capitaliste. Le bilan des OSI à cet égard est là encore contrasté. Leur eurocentrisme historique est dû tant à l’ancienneté et à la force des syndicalismes européens qu’au fait que le joug colonial a longtemps empêché le développement d’un syndicalisme libre et autonome dans les pays du Sud. Par la suite, l’inter­

Qu’est devenu l’internationalisme syndical ?

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nationalisme syndical est loin d’avoir été exempt de dynamiques hégémo­ niques. L’attitude des syndicats états-uniens en Amérique latine en est un exemple patent1. Ici, les organisations syndicales ont au contraire porté un projet hégémonique en se faisant les alliées fidèles de leurs gouvernements respectifs. Au-delà de cette apparente soumission au pouvoir politique, c’était bien un anticommunisme farouche qui animait plusieurs sections et représentants de l’AFL-CIO dans leur lutte acharnée contre d’autres orga­ nisations syndicales du continent. On est ici aux antipodes de tout projet émancipateur, mais bien dans la consolidation et l’élargissement d’un projet hégémonique, voire impérialiste. La fin de la guerre froide a certes permis d’atténuer en grande partie ces tendances. La CSI ne se définit plus aujourd’hui par son opposition aux idées communistes et elle accueille en son sein une plus grande diver­ sité d’organisations. Cela a également un impact sur les dynamiques régio­ nales. En Amérique latine, la CSA est devenue une plateforme intéressante pour le syndicalisme latino-américain et porte un projet anti-hégémonique clair2 . Elle contribue également à faire entendre une voix du Sud au sein des instances de la CSI et à porter des candidatures pour les postes à res­ ponsabilités au siège de la CSI. Il semble toutefois que l’Amérique latine soit la région non européenne la plus avancée à cet égard. Là encore, la fai­ blesse des syndicalismes africains (bien que la Confederation of South Afri­ can Trade Unions tende de plus en plus à jouer un rôle de leader régional) et la répartition très inégale des effectifs de la CSI en Asie (notamment l’ab­ sence quasi totale d’affiliés en Chine) est un facteur important dans les diffi­ cultés rencontrées par ces régions pour faire porter leur voix au sein des OSI. Par ailleurs, l’eurocentrisme est loin d’avoir disparu. Lors de la fondation de la CSI et de la CSA, en 2006-2007, force a été de constater que l’une des organisations les plus actives pour conduire les discussions à cet égard entre les syndicats latino-américains a été… une fondation européenne. La Fondation Friedrich-Ebert, officiellement liée au Parti social-démocrate allemand, mais travaillant étroitement auprès des organisations syndicales3, exerce beaucoup d’influence dans le champ de l’internationalisme syndical, particulièrement en Amérique latine. Si un processus de réappropriation des structures syndicales internationales par les organisations locales est 1. Kim Scipes, AFL-CIO’s Secret War against Developing Country Workers, New York, Lexington Books, 2010. 2. Achim Wachendorfer, « Hacia una nueva arquitectura sindical en América Latina ? », Nueva Sociedad, n° 211, 2007, p. 32-49. 3. Dorota Dakowska, Le pouvoir des fondations. Des acteurs de la politique étrangère allemande, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

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incontestablement à l’œuvre dans cette région, le jeu des influences et les tentations hégémoniques n’ont pas pour autant disparu. Finalement, les FSI évoluent de façon variable sur la question des équi­ libres régionaux. Si de plus de plus de postes à haute responsabilité sont occupés par des syndicalistes du Sud, les structures régionales autonomes n’existent pas partout. À cet égard, l’UNI est assez avancée puisqu’elle dis­ pose d’organisations régionales en son sein dont les organes exécutifs et décisionnels sont élus par les affiliés de chaque région. D’autres FSI sont encore sur un mode plus centralisé, avec des bureaux régionaux dont le per­ sonnel politique comme administratif continue d’être désigné directement par la direction internationale. Conclusion Cent cinquante ans après la fondation de l’AIT, l’internationalisme syn­ dical institutionnalisé existe toujours. Ses dynamiques reflètent celles de ses affiliés et l’affaiblissement de nombreux syndicalismes nationaux a des répercussions importantes sur les OSI. La capacité de celles-ci à influer sur l’évolution du cours de la mondialisation ou à faire appliquer des normes internationales sur le terrain dépend en grande partie du rapport de force des syndicats nationaux et locaux. Pourtant, les OSI tentent de se renouve­ ler et ont su se défaire de plusieurs carcans idéologiques comme bureaucra­ tiques, qui ont étouffé leurs actions pendant des décennies. Cela dit, comme toutes les organisations syndicales, les OSI sont tra­ versées par d’importantes contradictions, certaines communes à l’ensemble du mouvement ouvrier, d’autres propres à leur dimension internationale. Les trois axes que nous avons exposés dans ce texte permettent d’appré­ hender ces tensions dans une perspective historique en touchant à la fois aux liens entre structures et idéologies (unité-diversité), aux stratégies utili­ sées (diplomatie-mobilisation) et aux équilibres régionaux et géopolitiques (hégémonie-émancipation). Ils réaffirment la nécessité d’approcher l’inter­ nationalisme syndical dans son historicité et en prenant en compte tant son identité ouvrière que sa dimension internationale. Seule cette mise en contexte analytique permettra d’identifier le potentiel émancipateur comme les tendances conservatrices de l’action collective des organisations de tra­ vailleurs et de travailleuses à l’heure de la mondialisation.

Conclusion Thierry Drapeau et Pierre Beaudet

C’est l’heure des brasiers, il n’y a rien d’autre à voir que la lumière. José Martí1

Nous voilà rendus au terme d’une incroyable aventure politique et intel­ lectuelle dont le souvenir persiste chez les générations militantes. Rétroac­ tivement, on ne peut qu’être frappé par le côté presque magique de l’AIT. Cette initiative, somme toute soutenue par une poignée de personnes agis­ sant dans des conditions de grande adversité, est devenue, malgré sa très courte existence, une référence-clé dans l’imaginaire des résistances. Il s’est produit autour de l’AIT un « moment », lequel est à la fois l’apothéose des mouvements d’émancipation des périodes précédentes, mais également le point de départ d’une grande vague qui s’étend du 20e siècle à aujourd’hui. Dans ces quelques réflexions qui tiennent lieu de conclusion, nous voulons rappeler les grandes étapes de cette aventure pour mieux comprendre ce qui a été véritablement légué aux mouvements contemporains. De l’épopée démocratique à la rupture socialiste Au tournant du 19e siècle, le monde européen reste le théâtre d’une bataille titanesque de l’ancien ordre féodal, monarchiste et réactionnaire, d’une part, avec une nouvelle convergence sociale autour de l’idée de la démocratie au sens large du terme, d’autre part. La Révolution de 1789 est certes un moment décisif de cet affrontement, mais elle ne clôt pas ce chapitre ; elle l’ouvre en l’élargissant à une couche sociale qui finit par être définie comme le « prolétariat ». Tout au long du siècle qui suit, à travers les convulsions de l’Empire aux grands mouvements démocratiques de 1830 à 1848 jusqu’à la Commune de 1871 et au-delà, l’affrontement se poursuit dans le pays de la « grande révolution ». Le projet républicain de tendance plébéien se répand partout en Europe, jusque dans les Amériques. Toutefois, ce projet est étouffé par les dominants, y compris la bourgeoisie naissante, laquelle préfère s’allier aux anciens régimes pour subjuguer les couches populaires. La « démocratie » 1. Traduction libre de « Es la hora de los hornos, en que no se ha de ver más que la luz », dans José Martí, « Carta a José Delores Poyo, 5 de diciembre de 1891 », Obras completas, tome 1, La Havane, Editorial nacional de Cuba, 1963-1973, p. 275.

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reste un domaine réservé à une petite minorité. Bref, le vieux monde n’en finit plus de mourir. Dans les pays capitalistes «  modernes  » (l’Angleterre, la France, la Bel­ gique, les Pays-Bas, l’Allemagne), la lutte se déploie contre les dominants, qui ont fabriqué des verrous qui empêchent non seulement le peuple de parler, mais qui en outre perpétuent leur domination et leur exploitation tout en lui donnant un caractère de plus en plus international. Dans ces pays, les classes populaires, comme l’explique Marx, luttent pour une « vraie » démocratie, qui doit devenir « sociale », inclusive, et surtout s’attaquer aux graves pro­ blèmes sociaux issus des bouleversements du capitalisme de l’époque. Dans ce qui est à l’époque la « périphérie » en Europe du Sud dans les vastes inter­ stices des Empires tsariste, ottoman et austro-hongrois, la démocratie, même formelle, n’existe pas. L’oppression sociale la plus archaïque se combine avec un système centralisé et hiérarchisé, qui nie l’existence même d’une majorité des peuples en question, surtout lorsqu’ils sont « minoritaires ». Aussi, dans cette partie du monde, l’étendard de la démocratie porte le rêve de l’émanci­ pation nationale. Peu à peu se déploie une configuration de l’émancipation hors du monde européen jusqu’aux États-Unis et aux premières révoltes qui éclatent dans ce qui n’est pas encore le tiers-monde. Du coup, une concep­ tion amplifiée de l’émancipation prend corps ; les « travailleurs » du monde entier sont blancs, noirs, jaunes, métis, certains sont libres, d’autres esclaves. C’est dans ce contexte inégal et bigarré que l’AIT surgit comme un projet démocratique « authentique » et inclusif, où se conjuguent les revendications pour briser toutes les barrières protégeant un pouvoir discriminatoire et arbi­ traire quel qu’il soit, formellement « démocratique » ou parlementaire, ou encore sous la forme d’États absolutistes ou coloniaux. Le développement du capitalisme transforme la société. Dans les régimes politiques encore englués dans l’ancien système surgit un nouvel acteur, la bourgeoisie. Comme l’expliquent Marx et Engels, le capitalisme méta­ morphose l’exploitation et la subjugation des classes populaires, puisque la bourgeoisie « n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles condi­ tions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois1 ». Néan­ moins, la nouvelle classe dominante bouscule tout et «  tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée ». De plus, le nouveau système crée un autre acteur, le prolétariat, dont la force de travail est achetée comme n’importe quelle marchandise, laquelle permet la reproduction et l’accumu­ lation du capital. Au début, écrit Marx, ce prolétariat affronte les vestiges de l’ancien système et se retrouve avec la bourgeoisie à combattre les enne­ 1. Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste (1847), .

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mis de son ennemi. Peu à peu cependant, sa lutte passe à un autre niveau. À partir de grèves et de résistances localisées surgit l’idée qu’un nouveau projet est pensable et nécessaire. En 1848, dans plusieurs pays européens, bourgeoisies et prolétariats s’affrontent. Pour les couches populaires, la lutte pour la liberté ne peut pas déboucher si elle ne devient pas en même temps une lutte pour l’égalité et, même au-delà, une lutte anticapitaliste. De cette nécessité se produit un grand mouvement européen en 1848, qui accentue les clivages, conduit à la guerre civile aux États-Unis et aboutit à la Com­ mune de Paris en 1871. Le moment de rupture Quand les prolétaires parisiens, selon l’expression consacrée, « montent à l’assaut du ciel », ce double mouvement démocratique et social parvient à son paroxysme. Dès la fin des années 1860, la montée des grèves est obser­ vable presque partout. Des mouvements républicains réclamant l’émancipa­ tion nationale se radicalisent, deviennent en partie anticapitalistes. L’idée de l’internationalisme prend forme dans la lutte même, d’abord autour d’ap­ puis concrets entre les mouvements ouvriers, puis, de plus en plus, sur des questions préoccupant l’ensemble des mouvements : la lutte pour limiter la semaine de travail et pour le droit d’association, l’appui aux luttes démo­ cratiques en Pologne, en Irlande, contre l’esclavage aux États-Unis, etc. Tous ces combats apparaissent légitimes et nécessaires pour l’affirmation d’un projet prolétarien. De cela émergent plusieurs batailles d’idées durant lesquelles l’influence des références antérieures, partiellement utopistes (de Fourier à Proudhon), partiellement volontaristes (l’insurrectionnalisme de Blanqui), diminue au profit de l’analyse matérialiste promue par Marx et ses partisans. Certes, jusque dans les années 1880, ces débats touchent peu de gens, même s’ils pénètrent dans les mouvements. Concrètement, l’AIT n’est évidemment pas l’« organisatrice » des luttes de l’époque, encore moins de la Commune, d’autant plus que ses partisans sont une petite minorité parmi ceux qui dirigent l’insurrection parisienne. L’Internationale est une sorte de « laboratoire » où se produit l’accumulation des forces et des idées qui se matérialiseront dans les années subséquentes. Lors de la Commune, le projet prolétarien devient « palpable », car pour la première fois, « de simples ouvriers osèrent toucher au privilège gouvernemental de leurs “supérieurs naturels”, les possédants, et, dans des circonstances d’une difficulté sans exemple, accomplirent leur œuvre modestement, consciencieusement et efficacement1 ». 1. Karl Marx, La guerre civile en France (1871), .

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Après la Commune, il appert que l’AIT a fait son temps. Ses chica­ neries internes et interminables sont symptomatiques d’une situation où le consensus antérieur ne tient plus la route. Les mouvements insurrec­ tionnels sont grandement affaiblis par la répression d’une part, mais éga­ lement par le fait qu’ils perdent leur efficacité, y compris dans les États hautement répressifs ou l’action légale est très restreinte (en Russie tsa­ riste par exemple). Effectivement, la lutte de masse, ancrée sur un solide travail d’organisation à la fois politique, légal, économique et syndical devient le modus operandi de la plupart des mouvements. Cette concep­ tion promue par Marx devient dominante en Europe à la fin du 19e siècle. On peut alors penser que le cœur du projet de l’AIT, du moins tel qu’il avait été conçu par Marx, finit par l’emporter, en se réinventant et en se redéfinissant. Toutefois, cela a un effet pervers. En Angleterre, les tradeunions atteignent un tel niveau d’autonomie organisationnelle – surtout après le Trade Union Act de 1871 qui améliore et sécurise le statut légal des trade-unions – que l’implication au sein de l’AIT devient dès lors super­ flue, voire caduque. L’histoire bascule à nouveau Néanmoins, les luttes d’émancipation continuent de chercher leur voie. En dépit de l’avancée des partis sociaux-démocrates et des droits arrachés par les travailleurs, le capitalisme continue sa marche inéluctable vers l’ac­ cumulation, la concurrence et la crise. L’expansion du capitalisme dans le monde, au moyen notamment du pillage colonial, joue un rôle dans cette montée des contradictions. Les anciens pouvoirs (France, Angleterre) et les pouvoirs « émergents » (Allemagne, Japon, États-Unis) se préparent à entrer dans une crise de longue durée qui éclate au moment de la Première Guerre mondiale. C’est alors que les grands partis qui se prétendent héritiers de l’AIT et de Marx éclatent en mille morceaux, incapables de promouvoir une politique dynamique à la hauteur des défis. Il y a une importante exception et c’est la Russie. Pour des raisons complexes, le socialisme en Russie a suivi un autre che­ min, en phase avec ce pays « sans bon sens » qu’est la Russie, un pays à la fois féodal et capitaliste. Le mouvement populaire radicalise la tradition socialedémocrate, affronte l’État et, en 1917, se retrouve à sa propre surprise au pou­ voir. La Deuxième Internationale meurt et s’érige alors un nouveau projet internationaliste autour d’une Troisième Internationale qui reprend l’utopie de la Commune de Paris. La destruction de l’État, et non sa simple « cap­ ture », est remise à l’ordre du jour, sous la forme d’un nouveau pouvoir (les soviets), apte à imposer la « dictature du prolétariat », qui est selon Lénine,

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« une démocratie pour les pauvres, pour le peuple et non pour les riches1 ». Une fois brisée définitivement la résistance des dominants, «  les hommes s’habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, rebattues durant des millénaires dans toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l’État2 ». Quelque temps après l’élaboration de cette proposition, la révolution européenne échoue, en particulier en Allemagne. En Russie, la guerre civile et le volontarisme des bolcheviques conduisent à une crispation du régime, puis à la destruction du projet soviétique. Les dissidents autour de Trotsky et de la Quatrième Internationale ne réussissent pas à relancer les luttes. Néanmoins, l’élan révolutionnaire se poursuit, surtout en Orient. De vastes mouvements de libération nationale et anti-impérialiste prennent leur élan. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (laquelle n’est en réalité que la deuxième phase de la Première), l’émancipation nationale et sociale triomphe en Chine et « contamine » le continent, où vit la moitié de l’hu­ manité, en particulier en Indochine. Dans les pays capitalistes, les domi­ nants ont l’intelligence de négocier un « grand compromis » avec les classes populaires révoltées, ce qui aboutit à la gestion des conflits (keynésianisme) et à l’adoucissement des contradictions sociales. Avancées, reculs, relances Dans les années 1960, les luttes populaires s’étendent en Amérique latine (la Révolution cubaine) et en Afrique (comme en Angola et en Afrique du Sud). Aux États-Unis, le mouvement pour les droits civiques combiné aux coalitions antiguerre et aux frondes ouvrières ébranle l’Empire, sans le renver­ ser. En Europe, une longue période de résistances amorcée en mai 1968 remet à l’ordre du jour la transformation de la société. En Chine, la révolte contre la bourgeoisie rouge (la Révolution dite « culturelle ») se présente pendant quelque temps comme une nouvelle voie, mais son échec empêche la création d’une nouvelle Internationale, en dépit du fait que l’« internationalisme pro­ létarien » associé à l’Union soviétique devient un cadavre ambulant après la répression soviétique en Hongrie, en Pologne et surtout en Tchécoslovaquie, envahie par l’Armée soviétique en 1968. De plus, on cherche des moyens pour articuler un internationalisme d’un nouveau style. Pendant un temps, l’appel de la Tricontinentale associé aux Che Guevara, Amilcar Cabral et Mehdi Ben Barka semble attrayant, mais l’épopée des 1. Vladimir I. Lénine, L’État et la révolution (1917), . 2. Ibid.

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luttes armées se heurte à des régimes militarisés solidement appuyés par l’impérialisme états-unien et, malgré le rêve du Che, il ne se produit aucun « autre » Vietnam1. L’expérience et le souvenir de l’AIT s’estompent dans cette période exaltée, suivie dans les années 1980 de reculs importants, caractérisés par une nouvelle offensive capitaliste et impérialiste. Des coalitions anti-impérialistes se créent dans certaines régions du monde (Afrique australe, Amérique centrale), mais sans être en mesure de reprendre l’idée de l’AIT et des Internationales, laquelle consiste à coordonner les luttes et les résistances. Au tournant des années 1990, les premières fissures apparaissent dans l’édifice du capitalisme mondialisé – le même système qui sévit depuis la transition du 19e siècle. Les bonnes vieilles pratiques impérialistes (pil­ lage, prédation, conquête) reviennent à l’ordre du jour (l’URSS n’existe plus, donc l’Empire états-unien a la voie libre pour agir sans entraves). Dès lors, le noyau dur du capitalisme mondial cherche à changer les para­ mètres politiques et juridiques pour imposer ses lois à travers les traités dits de « libre-échange » et les politiques des institutions financières internatio­ nales comme le FMI et la Banque mondiale. Ces politiques de choc créent de terribles dévastations dans le Sud, d’où les grandes révoltes qui éclatent en Amérique latine, impulsées, pour ainsi dire, par l’insurrection zapatiste (1994). La révolte se propage en Europe, en Asie et en Afrique pendant que, dans les Amériques, la « vague rose » conquiert une partie du pouvoir à travers de vastes mobilisations qui débouchent sur le départ de la voyoucratie néolibé­ rale. En 2007-2008, la crise s’aggrave dans les pays capitalistes. Surgissent alors de nouvelles mobilisations comme celles des Indignados, du mouve­ ment Occupy, de la révolte grecque, du « Printemps érable » au Québec, du « Printemps arabe » et de plusieurs autres foyers de luttes. Tous ces mouvements sont alors irrigués par un nouvel internationa­ lisme qui prend racine dans l’expérience quotidienne directe de la lutte et qui agit de manière décentralisée et pluraliste, comme c’est le cas du Forum social mondial. L’imaginaire de l’AIT revient alors sur le devant de la scène : auto-émancipation, pluralité des perspectives, adéquation entre la forme et le contenu (notamment sur le plan de la démocratie), action positive pour inclure les catégories de gens traditionnellement exclues (immigrants, jeunes, femmes, autochtones). Au cours des dernières années, des problématiques similaires (sans être identiques) se multiplient un peu partout. Comme hier, les mouvements affrontent la résilience des dominants, leur capacité de per­ 1. Ernesto Che Guevara, Message à Tricontinentale (1967), ,

Conclusion 261

vertir, de détourner, de coopter et de constamment reconstruire les « tran­ chées » de l’État, qui entravent l’avancement des luttes populaires. L’AIT, d’hier à aujourd’hui Avec cette effervescence, de nouvelles recherches explorent des sentiers inédits, ce qui veut dire, paradoxalement, relire le passé. Le « retour » à Marx observé partout illustre le sentiment des nouvelles générations militantes, selon lequel il faut comprendre la trajectoire des luttes passées. La relec­ ture de Marx, de l’AIT, des propositions anarchistes, sociales-démocrates, communistes, n’est pas un exercice strictement universitaire, mais permet de nouvelles interpellations, voire la création de nouvelles méthodologies. Quelques idées ressortent de cet immense dialogue croisé engageant des multitudes d’un bout à l’autre de la planète : • Le capitalisme est un construit historique, un projet qui n’a rien de « naturel » et qui a été imposé au moyen de luttes de classes et qui, de la même manière, peut être « déconstruit ». De plus, le capitalisme est un système qui combine plusieurs niveaux de hiérarchisation sociale – les classes, le genre, l’ethnicité, la race, la nationalité –, autour de fondements comme l’accumulation pour l’accumulation et la marchandisation. Bref, sans penser qu’il est à la veille de s’écrouler, le capitalisme ne peut pas être réformé. Il porte la crise comme les nuages portent la pluie. • Comme l’histoire semble le suggérer, et à l’instar de Marx sur le rôle des syndicats, les mouvements populaires anticapitalistes doivent avan­ cer sur plusieurs chemins en même temps. Ils doivent être des outils de la résistance, entraver, dévier l’assaut des dominants, dans une lutte pour la survie qui est, en fin de compte, incessante. Également, ils doivent se transcender eux-mêmes et porter un projet d’émancipation qui implique l’abolition des hiérarchies, des pouvoirs coercitifs, des hégémonies impo­ sées. Ceci veut dire que les luttes immédiates, les « petites » luttes – la « guerre d’escarmouche », disait Marx – ne sont jamais si « petites » que cela, car elles préfigurent la société post-capitaliste qui est l’horizon de l’utopie. Cela signifie également une capacité de construire des conver­ gences, de vastes coalitions, permettant d’engager des luttes, des résis­ tances, des mouvements diversifiés (et non de les « homogénéiser » ou de les niveler). C’est une guerre de « positions », de longue durée, avec des avancées et des reculs. • Plus que jamais, les mouvements populaires n’ont pas le choix d’être internationalistes. Ce n’est pas seulement parce que le capitalisme est

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international. L’essence du projet exige l’abolition des inégalités entre les peuples. Le socialisme, l’émancipation, est incompatible avec toutes les formes de subjugation, coloniales ou néocoloniales ou même « post­ coloniales ». Les dominés sont certes différents d’une nation à l’autre par l’histoire et les luttes qui ont configuré des sociétés distinctes. Toutes ces sociétés, devenues capitalistes, fonctionnent selon les mêmes principes, même si les classes dominantes sont habiles pour utiliser ces principes d’une façon hétérogène, reproduisant donc les différences qui deviennent des antagonismes entre les nations et même au sein des nations, entre ceux qui sont d’« ici » et ceux qui sont d’« ailleurs ». La lutte pour la transformation est alors inconcevable si elle ne se répercute pas à une échelle plus grande que celle des États-nations historiquement consti­ tués. L’internationalisme est une lutte consciente et décisive contre cette hiérarchisation des peuples et promeut, dans son esprit même, cette idée que les humains font fondamentalement partie d’une même « patrie », celle de l’humanité. À nous maintenant d’achever ce long et important travail d’unité éman­ cipatrice des travailleurs et des travailleuses du monde entier !

Dans la même collection : David Camfield, La crise du syndicalisme au Canada et au Québec. Réinventer le mouvement ouvrier. Anithe de Carvalho, Art rebelle et contre-culture. Création collective underground au Québec, 1967-1977. Centrale de l’enseignement du Québec, L’école au service de la classe dominante. James D. Cockcroft, Le Mexique d’hier et d’aujour­d’hui. Révolution et contrerévolution, 1910-2010. Confédération des syndicats nationaux, Ne comptons que sur nos propres moyens. Fédération des travailleurs du Québec, L’État rouage de notre exploitation. Louis Gill, Art, politique, révolution. Manifestes pour l’indépendance de l’art – Borduas, Pellan, Dada, Breton, Rivera, Trotsky. Manon Guilbert et Michel Larose, Lockout au Journal de Montréal. Enjeux d’un conflit de travail. Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde, Hugo Chávez et la révolution bolivarienne. Promesses et défis d’un processus de changement social. Ilan Halevi, Islamophobie et judéophobie. L’effet miroir. Benoît Marsan, « Battez-vous, ne vous laissez pas affamer ! » Les communistes et la lutte des sans-emploi pendant la Grande Dépression. Roland Pfefferkorn, Genre et rapports sociaux de sexe. Ghislaine Raymond, Le « partenariat social ». Sommet socio-économique de 1996, syndicats et groupes populaires. Michel Roche (dir.), Capitalisme, néolibéralisme et mouvements sociaux en Russie. Marcel Saint-Pierre, Une abstention coupable. Enjeux politiques du manifeste Refus global. Ahmed Shawki, Black and Red. Les mouvements noirs et la gauche aux États-Unis, 1850-2010. François-Guy Touchette, Les murs murent ! Affiches de mouvements sociaux et politiques du Québec.

Achevé d’imprimer en août 2015 par les travailleurs et travailleuses de l’Imprimerie Gauvin, Gatineau (Québec) pour le compte de M Éditeur C. P. 221, Saint-Joseph-du-Lac Québec, J0N 1M0