Le livre du cannabis - le XXIe siècle sera-t-il psychédélique? Une Anthologie 2825706205, 9782825706206

Rassemble une anthologie de textes sur la drogue récréative et interdite. Six parties délimitent des époques précises, d

199 77 20MB

French Pages 795 Year 1999

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Le livre du cannabis - le XXIe siècle sera-t-il psychédélique? Une Anthologie
 2825706205, 9782825706206

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TIGRANE HADENGUE

HUGO VERLOMME

MICHKA

LE LIVRE DU

CANNABIS Le XXIe siècle sera-t-il psychédélique ?

une anthologie

Seon ÉDITEUR

4

LE LIVRE DU

CANNABIS Zarathoustra boit du bhang Edgar Morin plane en Californie

Descartes inhale au pays des coffee-shops

André Malraux compare le haschich à l'opium Stephen Jay Gould découvre les joints thérapeutiques

Picasso et Apollinaire rencontrent le cannabis à Montmartre Balzac goûte au dawamesk... bien que Baudelaire prétende le contraire

Flaubert imagine un roman dont le héros halluciné au seul parfum du haschich Howard Marks, ex-importateur de hasch à la tonne, dévoile ses 43 identités Terence McKenna propose son manifeste psychédélique pour le 3e millénaire Réunis pour la première fois, des centaines de textes, petits ou grands, offrent un panorama unique sur des siècles de folles extases et de brutale répression.

Sous un angle jusque-là méconnu ou censuré, Le Livre du cannabis trace le portrait de plus de 100 auteurs : classiques (Gautier, Dumas, Baudelaire, Nerval, Rimbaud,

Jarry...), précurseurs (Kerouac, Michaux, Burroughs, Ginsberg, Leary...),

musiciens, poètes, écrivains, voyageurs (Mezzrow, Monfreid, Crowley, Bowles, Gysin, Corso, Alan Watts, Andrews, Vinkenoog...), philosophes, sociologues, ethnologues, psychiatres, médecins ou avocats (Moreau de Tours, Walter Benjamin, Jünger, Grinspoon, Sami-Ali, Coppel, Lebeau, Stengers,

Caballero, Ingold, Nadelmann, Szasz...), romanciers, journalistes (Hunter Thompson, Muriel Cerf, Delany, Fante, T.C. Boyle, Dantec, de l'Écotais, Djian, Lucio Mad, Géné, Patrick Carré, Russell Banks...), maîtres jardiniers ou activistes (Ed Rosenthal, Clarke, Rubin, Herer, Galland, Emery, Dennis Peron...). Le tout est saupoudré d'inédits (lettres, traductions, textes d'archives) et de brèves

rencontres : Robert Mitchum, Gertrude Stein, Anais Nin, Errol Flynn, Nietzsche,

Max Jacob, Giraudoux, Barthes, Louis Armstrong, Sellers, Alexandra David-Néel, Moitessier, Cumonsky, Sagan, Genet, Graham Greene, les Rois mages, et bien d’autres...

Tigrane Hadengue : après des études de lettres et de musicologie, il publie des poèmes, puis un roman jeunesse où s'illustre sa passion du vin (Jonathan et le secret des vignes, 1996). Bibliophile, il mène également des recherches iconographiques sur le cannabis (L'Empereur est nu), et travaille dans l'édition.

HugoVerlomme : Michka : ses livres suivent le écrivain de mer, voyageur, tracé de sa vie (navigation sur scénariste, coauteur avec un voilier, Le Grand départ et la Michka du Dossier vert d’une vie sur l'eau ; naissance au sein d’une nature sauvage, À mains drogue douce, il écrit des romans (Mermere, 1978 ; nues). Après Le Dossier vert La Nuit des dauphins, 1997), des d'une drogue douce ( 1978), elle fictions jeunesse (L'Homme écrit deux autres livres sur le des vagues, 1992), les sujet (Le Cannabis est-il une différentes versions du Guide drogue ?, 1993 ; Le Chanvre, des voyages en cargo, ainsi renaissance du cannabis, 1995) que des essais sur la glisse, et s'engage pour la libération les cétacés, l'océan. de l'herbe.

LE LIVRE DU CANNABIS

Des mêmes auteurs Tigrane Hadengue -

Jonathan et le secret des vignes (roman), Flammarion, Castor Poche, 1996, 1997

Hugo Verlomme -

Cowabunga ! Surf Saga, Le Chêne, 1976

-

Détour (roman), Le Dernier Terrain Vague, 1977

-

Mermere (roman), JC Lattès, 1978, 1989 (Prix Fiction)

-

Le Dossier vert d’une drogue douce (coauteur Michka), Laffont, 1978

-

Larima Baie (roman), JC Lattès, 1985

-

Les Enfants du Capitaine Nemo (avec J. Rougerie), Arthaud, 1986

-

Fous de Glisse (coauteur A. Hurel), Albin Michel, 1990

-

Le Manuel du jeune Robinson (4 volumes), Fleurus, 1992

-

L’Homme des vagues (roman), Gallimard Jeunesse, 1992

(Prix Versele, Prix Pithiviers, Prix Saint-Exupéry, Prix de la ville de Marseille)

-

Le Guide des voyages en cargo, JC Lattès 1993, 1995, 1996

-

Les Indiens de la Ville Lumière (roman), Gallimard Jeunesse, 1995

-

La Nuit des dauphins (roman), JC Lattès, 1997

-

Une Vague pour Manu (roman), Gallimard Jeunesse, 1998

-

Le Nouveau guide des voyages en cargo, J.C Lattès, 1998

Michka -

Le Grand départ et la vie sur l'eau, Albin Michel, 1977

-

Le Dossier vert d’une drogue douce (coauteur Hugo Verlomme), Laffont, 1978 À Mains nues, Albin Michel, 1983

-

La Spiruline, une algue pour l’homme et la planète, Georg, 1990, 1992

-

Le Cannabis est-il une drogue ? (Petite histoire du chanvre), Georg, 1993

-

Le Chanvre, renaissance du cannabis, Georg, 1995

Conception & réalisation de la couverture Tigrane Hadengue, Saskia van den Bosch, Christian Gaudin © Copyright 1999 GEORG EDITEUR, Editions Médecine et Hygiène, Département livre Georg, 46 ch. de la Mousse, CH-1225 Chêne-Bourg/Genève

Droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays. ISBN 2-8257-0620-5

Tigrane Hadengue Hugo Verlomme Michka

LE LIVRE DU CANNABIS Le XXIe siècle sera-t-il psychédélique ?

Une anthologie

avec la participation de Saskia van den Bosch

eorg ÉD™©

7

Sommaire □

1 L’herbe aux millions de pages

19

2 Renaissance psychédélique et penseurs de l’après-prohibition 1990-1999 •

Le manifeste psychédélique de Terence McKenna (inédit en français, 1992) Stephen Gaskin (1996, citation)

• •

Patrick Carré: le pis d’or de la lune (1992) JP Géné: les vingt ans du 18 joint (1996) Andrew Weil (1996, citation)





Dan Baum : la folie américaine de la Guerre à la drogue (inédit en français, 1996)

49

Terence McKenna (citation)

52

Les dernières notes de William S. Burroughs (1997, encadré)

53

Howard Marks, alias Mr Nice : du haschich à la tonne (inédit en français, 1996) Alex Garland (1996, citation)



27 39 40 45 48

Descartes épinglé par Frédéric Pagès (1996) Noam Chomsky (1998, citation)

54

63 64 67



Isabelle Stengers et Olivier Ralet : le défi hollandais vu par deux philosophes (1991) • Adriaan Jansen : géographie économique des coffee-shops (1991) Paul Krassner (1997, citation)



Rodolphe Ingold et Mohamed Toussirt : cannabis made in France (1998) Jerry Mandel (1997, citation)



Lucio Mad, Herbe et Poésie B (1998)

68

71 77

78 86 87

LE LIVRE DU CANNABIS

8



Benoît Duteurtre (1999, 1989, encadré) Michka, une femme dans l’herbe (1995)



Jean-Pierre Galland (1995, encadré) Muriel Cerf, tao et ganja (1999)

91 93

L’Observatoire Géopolitique des Drogues (1996, citation)

97 98 99

Philippe Djian : un peu d’herbe au fil des pages (1993) 101 George Andrews : de la Beat Generation aux extraterrestres (inédit, 1998) 106 • Simon Vinkenoog, Amsterdam - Paris : Hindu-Kush Salut (lettre inédite, 1996) 112 • Lynn Zimmer et John Morgan déboulonnent les vieux mythes (inédit en français, 1997) 118 • •



Rapports officiels (1894 à 1995) Denis Richard, drogues et pharmacologie (1999, 1996)

122 126



Poèmes du narguilé (encadré) Yann de l’Écotais, entre thym et herbe (1997)

131 132



Jean-Marie Lamblard : le kif, jumeau damné du chanvre (1996)

Phix ( 1996, citation) • • •



L’Homo Cannabinus de Chris Conrad (1993) Jonathan Brook: Joints Express (1995)

Michael Aldrich (1998, citation) Lester Grinspoon, contre la dictature pharmacologique (1993)

Jonathan Ott ( 1997, citation) Stephen Jay Gould : le cannabis m’a aidé à guérir (1993)

Beverly Potter et Dan Joy (1998, citation) • “Saint” Dennis Peron de San Francisco (inédit en français, 1995) Stephen Gaskin ( 1996, citation) •

Ed Rosenthal : cultiver son herbe (et son médicament) (inédits en français, 1997, 1996, 1987)

Michael Hornburg (1995, citation)



134 136

137 141 146

147 151

152 154

155 157 158 166

Jorge Cervantes ( 1999, encadré) Steven Hager : nous avons la vérité pour nous (inédit en français, 1990)

167

Citation de Charles T. Tart ( 1996, citation)

170

169

SOMMAIRE



Marc Emery témoigne (avec humour) devant le Sénat canadien (inédit en français, 1996)

Henri Chaveron, Le chocolat comme drogue douce (1997, citation)

• • • •

9

171 176

Daniel Cohn-Bendit ( 1998, citation) 176 Dana Larsen : bénir ceux qui nous maudissent (inédit en français, 1997) 177 Robert C. Clarke: préserver le stock génétique (1998, 1981) 179 Le courage du procureur Georges Apap (1993) 183 Roland C. Wagner (1991, citation) 188 Jean-Pierre Galland: “Je reste” (1993) 189 La pétition de Léon Schwartzenberg (1994)

195



Michel Rosenzweig (1998, citation) Ras I Ry, ganja rasta (1991)

195 196



Mœbius (1991, citation) Phillip Baker: les lions blessés de Kingston(1994)

199 200



Richard Stratton (1990, encadré) Russell Banks et I-Man (1995)



Dean Latimer (1995, citation) Francis Caballero et la légalisation contrôlée (1993)

202 204 207 208



Francis Caballero, à propos de Thomas Szasz (1994) Thomas Szasz: le droit d’absorber toute substance (1992)

211 212

Boris Cyrulnik ( 1998, citation) • Ethan A. Nadelmann: penser l’après-prohibition (1992,1990)

217

218



Bernard Moitessier (1994, 1993, encadré) 225 B. Wongar: du konopla serbe dans le bush australien (1994) 228



Terence McKenna (citation) Maurice G. Dantec, THC et ADN (1995) John Trudell (1992, citation)

229 230 232

LE LIVRE DU CANNABIS

10

3 Adorateurs de l’Herbe et victimes de la Guerre à la drogue 1970-1989 •

Abasse Ndione: yamba et littérature au Sénégal (1982-87) 235

• •

Jim Nisbet: un gros deal (1989) Le joint quantique de A.C. Weisbecker (1986)

Gabriel Nahas (1976, citation)



• •





239 243

Geneviève Dormann (1989, citation)

244

Anne Coppel, Christian Bachmann : imageries du vertige ( 1989)

245

Anne Rice (1985, citation) La révolution chanvrée de Jack Herer (1985) t Le petit lopin de marijuana de Norman Mailer (1984) Philippe Djian (1984, citation)



238

Philippe Sollers (1983, citation) T. C. Boyle: la force de frappe anti-sinsemilla (1984)

Kem Nunn (1984, citation) Arnould de Liedekerke : opium et haschich à la Belle Époque (1984)

248 249 254

257 257 258

262 263

Wolfgang Schivelbusch, Histoire des stimulants (1980, encadré) 265 Ernst Abel : les douze mille premières années (inédit en français, 1980) 266 Laurence Cherniak (1979, citation)

272 273



Jacques Brosse : la magie du chanvre (1979)



Michka, à mains nues (1982, 1978)



John Fante: “pauvre papa aveugle” (1985, édition posthume) 284

Andrew Weil (1975, citation)

Norman Mailer (1979, citation)



276 283

Solomon H. Snyder (1971, citation)

286

Stephen King (1981, citation)

286

Samuel Delany : souvenirs d’un maître de la science-fiction (inédit en français, 1979) 287 “J’étais le dealer de J. F. Kennedy” ( 1974, citation)



275

Hugo Verlomme, le rêve et l’océan (1978, 1973)

Charles Duits (1978, citation)

290 291

294

SOMMAIRE

• •





• • • •

• • •



• • •



Daniel Mallerin, à propos de Charles Duits (1978, encadré) Yves Véquaud : à chacun son haschich (1974) Emmett Grogan (1972, citation) Séda: du kif pour les mutants du futur (1980) Tahar Ben Jelloun (1973, citation)

1 1

295 296 302 303 304

Dennis Peron, Lettre de prison (inédit en français, 1979) 305 Georges Khal et Jean Basile: «pot» et révolution psychédélique au Québec (1977, 1980) 306 James Crumley (1978, citation) 311 Bertrand Lebeau: qui sont les barbares ? (inédit, 1977) 312 Sterling Hayden (1978, citation) 314 Hans-Georg Behr ( 1982, encadré) 315 L’Appel du 18 joint (1976) 316 Gabriel Nahas: éliminer le chanvre, agent de l’infection (1976) 319 Claude Olievenstein (1979, citation) 321 Jacques Lacarrière, la mastoura et le testament du fumeur (1975) 322 Muriel Cerf, le voyage dans le voyage (1974) 326 Charles Duchaussois (1971, citation) 329 Roland Barthes (1975, citation) 329 Patrick Allain: profil de l’intoxiqué occidental (1973) 330 Philippe Sollers (1973, citation) 334 John Hopkins, l’art du kif à Tanger (1968 à 1979) 335 Peter Haining : Haschich Club au Maroc (inédit en français, 1975) 338 L’Herbe bleue (1971, encadré) 340 Alexander Sumach : où vont les milliards de la prohibition ? (inédit en français, 1973) 341 David Hoye (1973, citation) 342 Alan Watts : l’avenir de l’extase (1972) 343 Andrew Weil (1972, citation) 344 Sami-Ali, psychanalyse et haschich en Égypte (1971) 345 Lester Grinspoon, l’histoire d’une reconversion (inédit en français, 1971) Charles T Tart (1971, citation) Elmore Leonard (1978, citation)

Hunter S. Thompson, marijuana et parano à Las Vegas (1971)

350 355 355

356

12



• • • •



LE LIVRE DU CANNABIS

Gilbert Shelton (citation) Gregory Corso : l’herbe est une plante, pas une drogue (lettre inédite, 1970)

358

359

John Lennon ( 1970, citation) Brigitte Axel, une hippie sur la route des Indes (1970)

361 362

Françoise Sagan ( 1969, citation) René Barjavel: love à Katmandou (1969) Ernst Jünger, le haschich et les dandys parisiens (1970) Albert Hofmann (1970, citation)

364 366

370

Edgar Morin: «we can fly !» (1970) Gabriel Nahas (1976, citation)

371 374

Norman Spinrad et l’Acapulco Gold (1969, encadré) Jerry Rubin: la marijuana révolutionnaire (1970)

375 376

363

Margaret Mead (1969, citation)

379

Jean Genet (1986, citation)

379

4 Beatniks et psychonautes, les défricheurs 1946-1969 •

André Malraux, tout connaître, tout essayer (1967, 1939)

Clara Malraux (1969, citation) Un poème de Hector Leuck ( 1996) • •

Clara Malraux et la roue du chanvre (1966) Timothy Leary, grand prêtre psychédélique (1966)

Alexander T. Shulgin (1968, citation) •

383

389 390

391 396 406

Graham Greene (1969, citation) 406 Allen Ginsberg, le poète catalyseur (inédit en français, 1966) 407



William S. Burroughs (1969, citation) William S. Burroughs, comète underground (1961) Alain Dister ( 1997, citation)

414 415 422



Les mystères marocains de Brion Gysin (1965-68)

423



John Rosevear (1967, citation) Ira Cohen : chaque geste est éternel ( 1966)

426 427

Errol Flynn ( 1959, citation)

431

SOMMAIRE



13

Paul Bowles, un gentleman à Tanger (1962, 1946) Henri Michaux (1961, citation)





Mohamed Mrabet, conteur haschichin (1969) Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature (1966, encadré) Jim Carroll (1964, encadré) Henri Michaux, le regard du faucon (1961, 1956)

432 437 438 446

447 448

Rapport La Guardia : les tea-pads, ancêtres des coffee-shops (1944, citation)

455

Terry Southern (1960, encadré)

455

Jean-Luc Douin, à propos de Jack Kerouac (1998, citation) • Jack Kerouac, héros malgré lui (1957) • George Morris Carstairs : Shiva et Bacchus (inédit en français, 1954)

456 457

463

Terry Southern (1960, citation)

468

Alexandra David-Néel (vers 1960, encadré)

469

Aldous Huxley (1956, citation) • Les fondants au haschich de Alice B. Toklas (1954)

470 471

Diana Souhami, à propos de Gertrude Stein et d’Alice B. Toklas (1991)

473

Robert Mitchum (1948, citation)

474



Mezz Mezzrow, jazzman et ambassadeur de la marijuana (1946)

475

Albert Goldman, à propos de Mezz Mezzrow (1979, citation)

487

Hugues Panassié (1938, citation)

487

Louis Armstrong, une vie sous le signe de l’herbe (encadré)

488

5 La Fin d’un âge d’or 1900-1938 •

Harry Anslinger, assassin de la marijuana (inédit en français, 1937)

493



Dizzy Gillespie (à propos de 1937, citation) 500 Henry de Monfreid, écrivain, aventurier, trafiquant (1933) 501



Boxcar Bertha (1937, encadré) Roger Gilbert-Lecomte et Mr Morphée (1930)

506 507

LE LIVRE DU CANNABIS

14

Théo Varlet (1930, encadré)



Anaïs Nin (1936, citation) Maurice Magre: alcool, opium, haschich (1929)



Louis Lewin ( 1924, encadré) Henry de Monfreid (1933, citation) Walter Benjamin : du haschich à Marseille ( 1928)



André Warnod et les pilules vertes de Montmartre (1925)

Henry de Monfreid (1933, citation)

Hermann Hesse ( 1927, citation) Roland Dorgelès (1949, citation)

509 509 510

512 513 513 514

518 519

521



Fernande Olivier (1933) et Jean-Paul Crespelle (1964), à propos de Picasso, Modigliani, Apollinaire, Max Jacob et les autres... (encadré) Une haschichomanie de Jules Claretie (1913)

522 524



Claude Farrère (1911, citation) Aleister Crowley, le possédé des drogues (1908)

528 529

Anaïs Nin, à propos de Aleister Crowley (1934, citation) •

• •

Jean Giraudoux ( 1909, citation) Gabriel de Lautrec, un regard moderne sur le dieu vert (1938)

535 535

536

Paul-Jean Toulet, à propos de Gabriel de Lautrec et de Curnonsky (1900, citation)

545

Curnonsky, Prince des gastronomes (1958, citation)

545

José Vincent, mort imminente ou renaissance (1900) La bibliographie de Pascal Brotteaux (1934)

546 548

6 Mangeurs de haschich et cannabinologie au XIXe siècle 1800-1899 •

Les Mille Nuits et Une Nuit du docteur Mardrus (1899-1904)

571

Sami-Ali, à propos des Mille et Une Nuits (1971, citation)

578

Lo Duca, à propos des Mille et Une Nuits (1969, citation)

578

SOMMAIRE

15



Alfred Jarry : du haschich pour un déserteur (1897)

579



J. M. Campbell (1894, encadré) Adolphe Retté: les ivresses d’un symboliste (1890)

582 583



Un poème de Victor Michal (1889) Tolstoï, repenti moralisateur (1890)

586 587

Friedrich Nietzsche ( 1888, citation)

590

Paul-Jean Toulet et le gandia (1888, 1886, encadré) • André Theuriet : le blé, la vigne et le chanvre, mamelles de la France (1888)

Guy de Maupassant (1887, encadré) Un poème de Stanislas de Guaita ( 1884) • Jules Giraud, fondateur de la Cannabinologie (1905, 1888, 1881)

Papus (fin XIXe, encadré)

591 592 594 595 596 612

• • • •

Richet : Le temps cannabique vu par un prix Nobel (1877, encadré) Jean Richepin : Blasphèmes d’académicien (1884, poème) Illuminations haschichines d’Arthur Rimbaud (1873) Charles Cros: une sensation de haschich (1873, poèmes) E. Cardon et son musée du fumeur (1866) Baudelaire ou l’ambiguïté (1860, 1851)

613 614 615 617 619 622



Balzac goûte au dawamesk (1845, extraits de deux lettres) Flaubert et la tentation du haschich (1861)

640 641



Paul Dimoff, à propos de La Spirale (1948)

641

Lettre de Flaubert à Baudelaire (1860)

645

Notes de Flaubert pour La Spirale (1861)

646

Maurice Nadeau, à propos de La Spirale (1965)

647

Extraits de la correspondance de Flaubert (1850) 648 Eugène Fromentin: le kief et la passion des oiseaux (1858) 649 Édouard Delessert: réveillon cannabique à Jérusalem (1857) 651

Fitz Hugh Ludlow, «le Mark Twain du haschich» (inédit en français, 1857)

Mary C. Hungerford (1884, encadré) Bayard Taylor, globe-trotter et écrivain à succès (inédit en français, 1855)

661

666 667

Les bonnes recettes du Dr Bouchardat (1849, encadré)

674

Victor Robinson (1910, citation)

675

LE LIVRE DU CANNABIS

16

• • •

Louis Alphonse Cahagnet: extases et spiritualisme (1850) 676 Les visions politiques de François Lallemand (1848) 680 Nerval et les béatitudes du kief (1847) 684 Louisa May Alcott ( 1869, encadré) 691



Un peu d’ambroisie pour Alexandre Dumas (1846)

693



Gérard Depardieu, à propos du Comte de Monte-Cristo (1998, citation) George Sand, le chanvre et la datura (1846)

699 700



Adolphe Pictet, à propos de George Sand (1838) Théophile Gautier, prince des Hachichins (1846, 1843)

703 704

Lettre de Boissard de Boisdenier (1845) •



H.-H. Kane (1883, encadré) Moreau de Tours, haschich et psychiatrie (1845)

709

726 727

Claude Olievenstein, à propos de Moreau de Tours (1979, citation) 732 Aubert-Roche, pionnier du cannabis thérapeutique (1840) 733 Édit de Napoléon Bonaparte (1800, encadré) 739

7 Retour aux sources sacrées L’herbe aux mille noms •

Chanvre et cannabis Linné; Cari Sagan; Schultes et Hofmann

743



Une éclipse de mille ans Marcandier; le chevalier Chardin; Prosper Alpin; Jean Wier; les Mongols; le Talmud

744



Rabelais et le Pantagruélion Pline l’Ancien, Jacques Boulenger

748



Le cheik Haidar et l’herbe des dévots Maqrizy ; Ibn Chirazi ; Hildegarde de Bingen ; les gnostiques

752



L’herbe de la Bible Nabuchodonosor; Ezequiel; Moïse; les rastas; Mithra; Jésus; les Rois mages

756

SOMMAIRE

17



Phéniciens, Dogons, Romains George Andrews; Marcel Griaule et Germaine Dieterlen; Théodose

759



Hérodote et le chanvre scythe Démocrite; Théophraste; Mircea Eliade; Jack Frazier; les Assyriens

761



Les mystères du Népenthès Coleridge; Thomas de Quincey; Pascal Brotteaux; Diodore de Sicile; E.W. Lane; William Emboden Jr; Hiero II

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Le secret des noms Sara Benetowa; Mircea Eliade; les anciens Iraniens; Zarathoustra ; Ahura Mazda

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Le haschich sacré des soufis Ernst Abel; Peter Lambom Wilson; Fuzuli

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L’énigme du Soma Rig-Véda; Philippe de Félice; Indra; Jean-Louis Brau; Vishnou; Shiva; Bouddha; Schultes et Hofmann; Timothy Taylor; Tim White; Bob Marley; les pharaons; Khufu; dates anciennes et vestiges archéologiques

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La Chine et “Ma” Ernst Abel; la dynastie Chou; Shen Nung; Hua T’o; Michael Aldrich

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Richard E. Schultes

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Remerciements

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Index des noms propres

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1 L’herbe aux millions de pages

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Le cannabis est la drogue interdite la plus consommée au monde.

Aucune autre drogue ne provoque tant de passions, aucune ne suscite une telle abondance d’écrits.

Certains considèrent le cannabis comme un précieux allié per­ mettant d'accéder à des niveaux de conscience supérieurs, d’autres comme un ennemi de l’individu et de la société, qu'il faut éradiquer de la planète.

Un défi pour le futur Réaliser une anthologie de textes sur le cannabis tient de la gageure: outre les classiques incontournables, il existe une quantité vertigineuse d'auteurs ayant écrit sur le sujet depuis des généra­ tions — signatures illustres ou méconnues, dont certaines réservent bien des surprises. Chacun apporte son éclairage particulier sur la relation tumul­ tueuse entre ('Occident et cette plante venue d'Orient — relation tissée de répulsion et d’amour, de drames et de chefs-d'œuvre.

Nous avons choisi, pour ce panorama, de remonter le temps. L'histoire commence de nos jours, à l'aube du Troisième Millé­ naire, au moment où notre attitude face aux drogues — avec leurs multiples ramifications planétaires — est l’un des grands enjeux du futur. Au fil des pages nous remontons vers les origines, dix mille ans avant notre ère, car le cannabis — à la fois fibre, médicament et drogue — est l'une des plus anciennes plantes-compagnes de l’humanité.

Les nombreux textes et citations réunis ici composent une mosaïque, un vaste état des lieux, à la veille de changements inéluctables. La plupart ont été écrits en français ou en anglais; ces deux langues sont en effet intimement liées à l'histoire du cannabis en Occident.

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LE LIVRE DU CANNABIS

La France et l'Angleterre ont largement participé à la redécou­ verte des propriétés psychoactives du chanvre au XIXe siècle, lors des guerres coloniales (invasion de l'Egypte par Bonaparte, de l'Inde par les Britanniques). Et c'est aux Etats-Unis que le cannabis a pénétré la société blanche. C'est là qu'est née sa prohibition mondiale, et que les droits du citoyen sont le plus bafoués en son nom. Paradoxalement les Etats-Unis sont également le premier producteur de marijuana au monde, et l’un des pays où s’élaborent les scénarios pour sortir de cette prohibition planétaire. Quant à la France, elle demeure l'un des derniers verrous prohibitionnistes dans une Europe en pleine mutation. La répression anticannabis sévit aujourd'hui un peu partout dans le monde. Pourtant, comme le montre cette anthologie, herbe et haschich sont présents à tous les niveaux de la société. Combien de temps peut-on encore l’ignorer ?

L’histoire revisitée (mode d’emploi) Six parties délimitent des époques distinctes, depuis l’actuel débat sur la légalisation du cannabis, jusqu’aux sources sacrées dans l'Antiquité. Le lecteur peut choisir de remonter le temps dans le sens du livre, vers les racines, pour mieux comprendre les origines de la situation actuelle. Mais il peut aussi - zigzaguant au gré des citations, des encadrés- rebondir d'un auteur l’autre, par références croisées, ou cheminer au hasard, en quête d'inédits, de perles rares. (Certains auteurs qui ont écrit sur le sujet durant une longue période peuvent être présentés dans deux parties à la fois).

Enfin, autre option pour le lecteur curieux: se reporter au volu­ mineux index des noms propres; il y fera d'étonnantes découvertes et y retrouvera peut-être ses auteurs préférés... tout en revisitant l'histoire officielle et les manuels scolaires.

Des modes d’absorption du cannabis Drogue sacrée du continent indien, le cannabis y est souvent consommé sous forme de boisson (le bhang). En Orient, il entre dans la confection de friandises traditionnelles (dawamesk ou majoun).

l’herbe aux millions de pages

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Drogue «récréative» en Occident, il y est généralement fumé sous forme de joint, avec ou sans tabac. Selon qu’on le fume, comme aujourd'hui, ou qu’on le mange, comme c’était le cas en France jusqu'au début du XXe siècle, les effets du cannabis varient du tout au tout, allant d'une légère euphorie passagère (pour une bouffée de chanvre) à un voyage halluciné de plusieurs heures (pour un gâteau au hasch). Cette dis­ parité d'effets explique la gamme des expériences relatées ici.

De l’orthographe cannabique Le vocabulaire propre au cannabis et à ses diverses préparations ou utilisations est d’une grande richesse, correspondant à l'implan­ tation séculaire de cette substance dans de nombreuses cultures. Venus de langues diverses, ces mots ont connu de multiples orthographes. Ainsi le mot haschich a-t-il été orthographié hachich, hatchis, hachych, haschisch, etc. Ce vocabulaire évolutif est plus vivant que jamais, le jive du Harlem des années trente ayant cédé le pas à I’ «argot» rasta, rap, ou verlan. Les orthographes originales ont été respectées.

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Renaissance psychédélique et penseurs de l’après-prohibition 1990-1999

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Le manifeste psychédélique de Terence McKenna □

La Nourriture des dieux En quête de l’arbre de la connaissance originelle Une histoire radicale des plantes, des drogues et de l’évolution humaine 1992 Après l’explosion de l’ère psychédélique avec ses grands penseurs des drogues (Huxley, Leary, Burroughs, Ginsberg, etc.), les EtatsUnis sont entrés dans une répression brutale et la Guerre à la drogue. L'émergence de l’écrivain scientifique et explorateur Terence McKenna, né en 1946, marque le renouveau d'intérêt pour les hallucinogènes dans la société américaine des années 1990, notamment chez les jeunes. Diplômé de l'université de Berkeley, en Californie, McKenna se plonge dans «l'ethnopharmacologie de la transformation spirituelle». Il a aussi fondé une théorie, la Novelty Theory, branche de la dynamique des fractales. McKenna a voyagé à la rencontre des chamanes (Amazonie, Asie tropicale, Himalayas), partageant avec eux leurs potions magiques. On l'a surnommé «gourou psychédélique» et Timothy Leary l’a lui-même intronisé en l’appelant «le Leary des années 1990». Avec son visage juvénile de lutin facétieux, McKenna est aussi un conférencier qui fait une forte impression sur ses audi­ toires, en particulier lorsqu'il évoque l'an 2012, le calendrier Maya ou les extraterrestres. Ses sujets de prédilection sont le chamanisme et l'utilisation rituelle des plantes hallucinogènes à travers les âges. Il vit à Hawaii, où il s'occupe d'un jardin botanique d’espèces menacées présentant un intérêt pour l'ethnopharmacologie. Il a participé à un livre en forme de Trialogues (1992) avec le biologiste Rupert Sheldrake et le mathématicien Ralph Abraham. Il travaille égale­ ment avec des groupes de musique. Son site internet reçoit des mil­ liers de visites et Terence McKenna fait lui-même l'objet de nombreux relais sur le web. Il a publié entre autres un guide des champignons «magiques» (en compagnie de son frère Dennis), et un recueil d'essais, The Archaic revival (1991) sous-titré: Spéculations sur les champignons psy­ chédéliques, l’Amazonie, la réalité virtuelle, les OVNIs, l'évolution, le chamanisme, la renaissance de la Déesse et la Fin de ('Histoire.

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Voici l’introduction, sous forme de manifeste, à La Nourriture des dieux, son premier livre à être publié en français. On trouvera, à la suite de cette introduction, son point de vue sur l'histoire du cannabis.

Un manifeste POUR UNE NOUVELLE FAÇON

DE PENSER LES DROGUES

Un spectre hante la culture planétaire - le spectre des drogues. La notion de dignité humaine, créée pendant la Renaissance et affinée par les valeurs démocratiques de la civilisation occidentale moderne, semble sur le point de disparaître. Les médias clament que l’aptitude humaine aux comportements obsessionnels et aux dépendances a réalisé un mariage satanique avec la pharmacologie, le marketing et les transports rapides. Des produits chimiques autrefois obscurs se trouvent désormais en libre concurrence sur un marché global largement dérégulé. Dans le Tiers-Monde des gou­ vernements et des nations entières sont réduites au servage par des marchandises légales et illégales qui provoquent des comporte­ ments obsessionnels. Cette situation n’est pas nouvelle, mais elle empire. Récemment encore, les cartels internationaux des drogues étaient d’obéissantes créatures au service de gouvernements et de services secrets à la recherche d’argent «invisible» avec lequel financer leurs propres comportements obsessionnels institutionnalisés. Aujourd’hui ces cartels se sont transformés, grâce à la croissance sans précédent de la demande en cocaïne, en éléphants solitaires si puissants que leurs créateurs eux-mêmes commencent à se sentir mal à l’aise. Nous sommes assaillis par le triste spectacle de la Guerre à la drogue mené par des institutions gouvernementales paralysées par la léthargie et l’inefficacité, ou clairement en collusion avec les cartels qu’ils ont pour mission de détruire. Il est impossible de jeter quelque lumière sur cette situation pandémique d’usage et d’abus de drogues sans entreprendre une sérieuse réévaluation de notre situation présente, ainsi qu’un examen de quelques modalités anciennes, presque oubliées, de comportements relatifs aux drogues. On ne saurait surestimer l’importance de cette tâche. L’auto-administration de substances psychoactives, légales et illégales, va aller croissant dans la culture globale du futur.

TERENCE MCKENNA

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Une réévaluation angoissante Toute réévaluation de notre usage de substances diverses doit com­ mencer par la notion d’habitude: «une pratique ou une tendance établie». Familières, répétitives, et passant largement inaperçues, les habitudes sont simplement les choses que nous faisons. « L’homme est pétri d’habitudes» dit un vieil adage. La culture est largement affaire d’habitudes, apprises des parents et de l’entourage, et lentement modi­ fiées par des changements de contexte ou des innovations inspirées. Pourtant, si lentes que ces transformations de la culture puissent nous paraître, elles offrent le spectacle d’un renouveau sauvage et incessant par rapport aux modifications des espèces et des écosys­ tèmes, plus lentes que celles des glaciers. Si la nature incarne un principe d’économie, la culture, au contraire, est bien l’exemple de l’innovation par l’excès. Lorsque nous sommes consumés par nos habitudes, lorsque la dévotion que nous y apportons dépasse les normes établies par notre culture, nous les nommons «obsessions». Dans de telles situa­ tions il nous semble que la dimension proprement humaine du librearbitre est, en quelque sorte, violée. Presque tout peut devenir sujet d’obsession: lire le journal du matin, posséder des objets matériels (le collectionneur), du terrain et des propriétés (le bâtisseur d’empire), ou encore l’exercice du pouvoir (le politicien). Nombreux sont les collectionneurs, mais rares sont les gens qui ont l’occasion de s’adonner à leur obsession au point de devenir bâtisseurs d’empire ou politiciens. Les obsessions des gens ordinaires s’attachent à l’«ici et maintenant», au règne de la gratification immé­ diate par le sexe, la nourriture et les drogues. On appelle « toxico­ manie» l’obsession pour certains composés chimiques que l’on trouve dans les aliments et les drogues (on parle aussi de métabolites).

Toxicomanies et obsessions sont propres au genre humain. Il est certain qu’une ample évidence anecdotique démontre l’existence d’un goût pour des états intoxiqués chez les éléphants, les chimpanzés, ainsi que chez certains papillons. Mais tout comme nous distinguons les capacités linguistiques des chimpanzés ou des dauphins de celles de l’homme, nous constatons que ces comportements animaux sont extrêmement différents de leurs contreparties humaines. Habitude. Obsession. Toxicomanie. Ces mots sont comme des jalons sur le chemin d’une diminution croissante du libre-arbitre. La négation du libre-arbitre est implicite dans la notion de toxi­ comanie, et notre culture prend les toxicomanies au sérieux, en

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particulier les toxicomanies exotiques et peu familières. Au dixneuvième siècle l’opiomane était un «possédé de l’opium», image qui évoquait la possession démoniaque, c’est-à-dire une force exté­ rieure au sujet. Au vingtième siècle la notion du toxicomane comme possédé a été remplacée par celle de malade. Avec cette notion, le rôle du libre-arbitre se réduit jusqu’à disparaître tout à fait : après tout, nous ne sommes pas responsables des maladies que nous héritons ou que nous pouvons contracter. Chez l’homme d’aujourd’hui les valeurs culturelles sont, plus que jamais, déterminées par le choix conscient de dépendances chimiques. Dès le milieu du dix-neuvième siècle, avec une efficacité et une vitesse toujours accrues, la chimie organique a mis entre les mains des chercheurs, des médecins et finalement de tout un chacun, une inépuisable corne d’abondance de drogues synthétiques. Ces drogues sont plus puissantes et plus actives que leurs parents natu­ rels, leur effet dure plus longtemps et, dans certains cas, elles créent beaucoup plus d’accoutumance. (Notons une exception, la cocaïne qui, bien qu’étant un produit naturel, est particulièrement destruc­ trice une fois raffinée, concentrée et injectée). L’arrivée d’une culture de communication globale a entraîné la disponibilité illimitée d’informations concernant des plantes récréa­ tives, aphrodisiaques, stimulantes, sédatives ou psychédéliques, découvertes par des humains curieux qui vivaient dans des contrées éloignées, autrefois inaccessibles au reste de la planète. Au momentmême où ce flot d’informations botaniques et ethnographiques déferlait sur le monde occidental, greffant d’autres habitudes cultu­ relles aux nôtres et nous donnant plus de choix que jamais, de grands progrès étaient accomplis dans la synthèse de molécules organiques complexes, ainsi que dans la compréhension de la machinerie molé­ culaire des gènes et de l’hérédité. Ces nouvelles découvertes et tech­ nologies contribuent à créer une culture très différente sur le plan du génie psychopharmacologique. Des drogues sur mesure telles que le MDMA, connue sous le nom d’Ecstasy, et les stéroïdes anabolisants qu’utilisent les athlètes et les adolescents pour stimuler leur dévelop­ pement musculaire, annoncent une ère d’interventions pharmacolo­ giques toujours plus efficaces et fréquentes, dans le but de modifier notre apparence, nos performances et nos émotions. L’idée que l’on puisse réguler, à l’échelle planétaire, des centaines et bientôt des milliers de substances synthétiques faciles à produire, très recherchées mais illégales, est effroyable pour quiconque espère en un monde futur plus ouvert et moins enrégimenté.

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Une renaissance Archaïque [...] Il est évident que nous ne pouvons pas continuer à réfléchir aux drogues selon les schémas anciens. En tant que société globale, nous devons créer une nouvelle image de référence pour notre culture, une image qui unifie les aspirations de l’humanité avec les besoins de la planète et ceux de l’individu. L’analyse de l’incomplé­ tude existentielle qui nous est propre et qui nous pousse à établir des relations de dépendance et de toxicomanie avec des plantes et des drogues, démontre qu’à l’aube de l’histoire nous avons perdu quelque chose de précieux, dont l’absence nous a rendu malades de narcissisme. Seul le rétablissement, par l’usage de plantes psy­ choactives, de la relation que nous avions développée avec la nature avant la chute dans l’histoire, peut nous offrir l’espoir d’un futur ouvert et humain. Avant de nous lancer d’une manière irrévocable vers la chimère d’une culture sans drogues, pour laquelle il faudrait abandonner l’idéal d’une société planétaire libre et démocratique, nous devons nous poser quelques questions difficiles : Pourquoi sommes-nous, en tant qu’espèce, si fascinés par les états de conscience modifiée ? Quel a été l’impact de ces derniers sur nos aspirations esthétiques et spi­ rituelles ? Qu’avons-nous perdu en niant la légitimité des pulsions individuelles vers l’usage de substances permettant un accès per­ sonnel au transcendantal et au sacré ? Répondre à ces questions nous amènera, je l’espère, à mesurer pleinement ce qu’il en coûte de nier la dimension spirituelle de la nature pour la considérer seule­ ment comme une «ressource» à exploiter. Une discussion appro­ fondie de ces thèmes n’est pas de nature à rassurer les maniaques du contrôle, ni les fanatiques religieux, ni les fascistes de tout poil. Savoir quelles relations nous établissons, en tant que société et en tant qu’individus, avec les plantes psychoactives, à la fin du ving­ tième siècle, suscite une question plus large : comment avons-nous été modelés, au cours du temps, par les alliances mouvantes que nous avons conclues et brisées avec différents membres du règne végétal, tandis que nous cheminions dans le labyrinthe de l’histoire ? Dans notre culture, le mythe primordial d’Ur commence avec le Jardin d’Eden, lorsque le fruit de l’Arbre de la Connaissance est mangé. Si nous n’apprenons pas les leçons de notre passé, cette histoire pourrait bien finir par une planète empoisonnée, des forêts qui ne seraient plus que souvenirs, une cohésion biologique détruite, et notre héritage ancestral transformé en terres dévastées, étouffées par les mauvaises herbes. Si quelque chose nous a échappé dans les

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tentatives que nous avons faites par le passé pour mieux com­ prendre nos origines et notre place dans la nature, nous est-il possible d’examiner à nouveau ces données et de comprendre désor­ mais non seulement notre passé mais aussi notre futur d’une façon nouvelle ? Si nous pouvons retrouver notre sens perdu de la nature en tant que mystère vivant, de nouvelles perspectives vont certaine­ ment s’ouvrir à nous dans l’aventure culturelle qui nous attend. C’est là l’occasion de sortir du désolant nihilisme historique qui caractérise notre culture patriarcale et profondément dominatrice. La possibilité nous est donnée de retrouver la jouissance Archaïque d’une relation quasi symbiotique avec les plantes psychoactives, source de compréhension et de coordination qui coule du monde végétal vers le monde humain. Les mystères de notre propre conscience et de nos pouvoirs d’in­ trospection sont, d’une manière ou d’une autre, reliés à cette voie de communication avec l’esprit invisible que les chamanes décrivent comme celui de la nature vivante. Pour les chamanes et les cultures chamaniques, l’exploration de ce mystère a toujours été une alter­ native crédible à une vie confinée dans une culture matérialiste. Ceux d’entre nous qui vivent dans des démocraties industrielles peu­ vent choisir: explorer dès à présent ces dimensions peu familières ou attendre que la destruction de la planète vivante mette toute explo­ ration hors propos.

Un nouveau

manifeste

Les temps sont venus, dans le grand discours naturel que constitue l’histoire des idées, de repenser soigneusement notre fascination pour l’usage habituel de plantes psychoactives et physioactives. Nous devons tirer les enseignements des excès du passé, en particu­ lier des années 1960, sans tomber dans le «non à la drogue» pas plus que dans le «goûtez-y, ça vous plaira». Nous ne pouvons pas non plus prétendre que la société se divise en deux camps, ceux qui en usent et les autres. Il nous faut aborder ces questions d’un point de vue global, jusque dans leurs implications historiques et évolu­ tionnistes les plus profondes. Le rôle qu’a joué l’alimentation en induisant des mutations chez les premiers humains, ainsi que l’influence des métabolites exotiques dans l’évolution de leur neurochimie et de leur culture, reste un ter­ ritoire inexploré. L’adoption d’un régime omnivore par les homi­ nidés primitifs et leur découverte du pouvoir de certaines plantes les

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firent émerger hors du courant de l’évolution animale pour les placer dans la puissante vague du langage et de la culture. Nos ancêtres éloignés découvrirent que la consommation de certaines plantes supprime l’appétit, affaiblit la douleur, provoque de soudaines explosions d’énergie, immunise contre certains pathogènes et synergise les activités cognitives. Ces découvertes nous placèrent sur le long chemin de l’introspection. Lorsque nous devînmes des omni­ vores capables de se servir d’outils, l’évolution elle-même se trans­ forma. Le lent processus de modification de notre forme physique fut remplacé par la définition rapide de formes culturelles grâce à l’élaboration de rituels, de langages, d’écritures, d’aptitudes mnémoniques et de technologies. Ces changements capitaux furent largement le fruit de synergies entre les humains et de nombreuses plantes, de leur interaction, et de la façon dont ils évoluèrent ensemble. Une estimation honnête de l’impact des plantes sur les fondements des institutions humaines démontrerait leur rôle primordial. A l’avenir, la mise en œuvre de solutions d’équilibre inspirées du monde végétal, telles la croissance zéro d’une population, l’extraction d’hydrogène à partir d’eau de mer ou encore des programmes de recyclage massifs, pourraient aider à réorganiser nos sociétés et la planète elle-même dans une direction néo-Archaïque plus holistique, qui prenne davantage en compte les nécessités écologiques. Il existe un lien de causalité étroit entre la répression qui touche la fascination humaine pour les états de conscience modifiés et la situation périlleuse dans laquelle se trouvent aujourd’hui toutes les formes de vie sur Terre. En interdisant l’accès à l’extase chama­ nique, nous tarissons la source rafraîchissante de l’émotion qui découle naturellement d’une relation quasi-symbiotique avec la pla­ nète Terre. Il en résulte des comportements sociaux inadaptés, qui encouragent la surpopulation, la mauvaise gestion des ressources et l’empoisonnement de l’éco-système. Aucune culture au monde ne se trouve sous l’emprise d’une narcose aussi profonde que celle de l’occident industriel, insensible aux conséquences de ces comporte­ ments inadaptés. Nous maintenons une attitude du type «les affaires continuent comme à l’ordinaire» dans une atmosphère sur­ réaliste de crises montantes et de contradictions irréductibles. En tant qu’espèce il nous faut reconnaître la profondeur de notre dilemme historique. Nous continuerons à jouer perdant tant que nous tolérerons que des mandarins gouvernementaux ou scientifiques décrètent les points sur lesquels la curiosité humaine peut légitimement se porter et ceux qui lui sont interdits. De telles

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restrictions à l’imagination humaine sont à la fois dégradantes et absurdes. Le gouvernement ne fait pas seulement obstacle à la recherche sur les substances psychédéliques qui pourraient faire pro­ gresser la médecine ou la psychologie, il prétend aussi interdire les usages religieux ou spirituels de ces produits. L’utilisation de plantes psychédéliques à des fins religieuses est affaire de droits civiques; son interdiction équivaut à la répression d’une sensibilité religieuse légi­ time. En réalité ce n’est pas seulement une sensibilité religieuse qui est réprimée, mais l’essence même de la sensibilité religieuse, l’expé­ rience du religio fondée sur la relation entre les plantes et les humains qui était déjà en place bien avant les débuts de l’histoire. Nous ne pouvons remettre à plus tard une honnête réévaluation des coûts et bénéfices d’une consommation habituelle de plantes et de drogues, en comparaison avec les coûts et bénéfices de leur inter­ diction. Notre culture globale elle-même risque de succomber à un effort orwellien visant à éliminer le problème par un terrorisme poli­ cier et militaire qui porte à la fois sur les consommateurs de drogues à l’intérieur de notre pays et sur les producteurs dans le TiersMonde. Cette réponse répressive est surtout alimentée par une peur irraisonnée, elle-même fruit de la désinformation et d’une mécon­ naissance des données historiques. Certains préjugés culturels profondément ancrés expliquent que l’esprit occidental se fasse brusquement anxieux et répressif lors­ qu’il s’agit des drogues. Les états de conscience modifiés induits par ces substances révèlent que notre vie mentale repose sur une base physique. Les drogues psychoactives défient donc la notion chré­ tienne de l’inviolabilité de l’âme et de son statut ontologique spéci­ fique. De même elles contredisent la conception moderne de l’ego, de son inviolabilité et de ses structures de contrôle. En résumé, la confrontation avec les plantes psychédéliques remet en question toute la vision du monde de la culture dominatrice. Nous reviendrons fréquemment sur ce thème de l’ego et de la culture dominatrice au cours de ce réexamen de l’histoire. En fait cette terreur que ressent l’ego face à la dissolution des frontières entre soi et le reste du monde constitue l’arrière-plan de la répres­ sion des états de conscience modifiés; plus généralement, cette terreur explique la répression du féminin, de tout ce qui est étranger ou exotique, ainsi que des expériences transcendantales. Au cours des temps préhistoriques mais post-Archaïques, c’est-à-dire entre 5000 et 3000 ans avant J.-C., les sociétés fondées sur le partenariat ont été remplacées par des envahisseurs patriarcaux, ce qui a entraîné la suppression de l’expérimentation menée par les chamanes sur la

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nature. Dans ces sociétés hautement organisées, la tradition archaïque fut remplacée par celle du dogme, du clergé, du patriarcat, de la guerre, et finalement par des valeurs dominatrices nommées «rationnelles et scientifiques». Jusqu’ici j’ai utilisé, pour définir certains styles culturels, les termes de «dominateur» et de «partenariat» sans plus d’explica­ tions. Je dois ces termes à Riane Eisler et à son importante remise en perspective de l’histoire, Le Calice et l’Epée. Eisler avance l’hy­ pothèse que des modèles de sociétés fondées sur le «partenariat» ont précédé les formes d’organisations sociales «dominatrices», et que ces dernières sont venues concurrencer les sociétés de partena­ riat, puis les ont soumises. Les cultures dominatrices sont hiérar­ chisées, paternalistes, matérialistes et dominées par les individus de sexe masculin. Eisler estime que les tensions entre ces deux modes d’organisation (partenariat ou domination), ainsi que l’expression envahissante du modèle dominateur, sont responsables de notre aliénation vis-à-vis de la nature, de nous-mêmes et des autres. Eisler effectue une brillante synthèse entre l’émergence de la culture humaine dans l’ancien Proche-Orient et le débat politique actuel sur la nécessité de féminiser la culture, de dépasser le schéma de domination masculine pour construire un futur viable. Son analyse de la politique des sexes a élevé le débat au-dessus des chicaneries vouées à célébrer ou à dénigrer tel ou tel ancien «patriarcat» ou «matriarcat». Le Calice et l’Epée introduit la notion de sociétés de «partenariat» ou de «domination»; il démontre, à partir des données archéologiques disponibles, que durant de nombreux siècles et sur de vastes territoires, les sociétés de l’ancien Moyen-Orient basées sur le partenariat ont vécu sans guerre et sans bouleversement majeur. La guerre et le patriarcat sont apparus avec les valeurs dominatrices.

L’héritage dominateur Notre culture, empoisonnée à la fois par les sous-produits toxiques de la technologie et par une idéologie égocentrique, est l’héritière malheureuse de l’attitude dominatrice pour laquelle modifier sa conscience au moyen de plantes ou de produits divers est intrinsè­ quement mauvais et reflète une attitude onaniste, perverse et anti­ sociale. Je défendrai le point de vue selon lequel la suppression de la gnose chamanique et de la dissolution extatique de l’ego nous a privés du sens de l’existence, qu’elle a fait de nous des ennemis de la

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nature, de nous-mêmes et de nos descendants. Nous sommes en train de tuer la planète afin de conserver les présomptions culturelles de l’ego dominateur. Il est temps de changer. Plus loin, McKenna se penche sur l'histoire du cannabis dans son chapitre intitulé «La ballade des tisserands rêveurs: cannabis et culture».

Le cannabis était associé au côté ésotérique, donc secret, de la reli­ giosité hindoue et musulmane. La spiritualité ésotérique, les pra­ tiques yogiques des saddhus et l’importance accordée à l’expérience directe du transcendant sont des aspects de la vénération du can­ nabis en Inde. J. Campbell Oman, un observateur des coutumes indiennes à la fin du dix-neuvième siècle, écrivit :

Ce serait une étude philosophique intéressante que de retracer l’influence de ces puissants stupéfiants sur l’esprit et le corps des moines itinérants qui les utilisent régulièrement. Nous pouvons être certains que ces potions au chanvre, connues depuis les pre­ miers temps dans l’Est, sont en partie responsables de leurs folles rêveries.

Le cannabis comme

style culturel

Oman touche ici à un thème particulièrement fécond : la façon dont une culture toute entière peut être imprégnée d’attitudes et de pré­ supposés, engendrés par une plante ou une substance psychoactive particulière. Il est permis de supposer que le style architectural et les motifs décoratifs de Mughal Dehli ou de l’Ispahan du dixième siècle dérivent en quelque sorte des visions du hashisch, ou que celui-ci en a été l’inspiration. Il est également permis de supposer que l’alcool a canalisé le développement de formes sociales et de représentations culturelles propres à l’Europe féodale. Les présup­ posés esthétiques et le style sont des indices du type de compréhen­ sion et du niveau de conscience adoptés par une société. Chaque relation avec une plante tendra à accentuer certaines préoccupa­ tions et à en minimiser d’autres. Les débordements de style et les mises en scène esthétiques de soi-même sont généralement voués à l’anathème dans la mentalité pratique des cultures dominatrices. Ces cultures, privées de toute

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tradition vivante d’utilisation des plantes qui ont pour effet de dis­ soudre le conditionnement social, considèrent pareils déploiements comme une prérogative féminine. Les hommes qui montrent ce genre de préoccupation sont souvent perçus comme des homo­ sexuels parce qu’ils ne se conforment pas aux standards acceptés du comportement masculin au sein de la société dominatrice. Les cheveux longs, que l’on vit apparaître chez les hommes lorsque l’usage de la marijuana se répandit aux Etats-Unis dans les années 1960, constituent l’exemple type d’un afflux de valeurs apparem­ ment féminines découlant de l’usage d’une plante qui gomme les frontières du soi. Les réactions hystériques face à une modification aussi mineure mirent en évidence le sentiment d’insécurité ressenti par l’ego masculin confronté à tout ce qui peut être perçu comme tendant à rétablir un mode de partenariat. Dans ce contexte il est intéressant de noter que le cannabis comporte des plants mâles et des plants femelles distincts. L’identi­ fication des plantes femelles, les soins à leur prodiguer et leur propagation occupent toute l’attention du cultivateur qui s’intéresse aux propriétés stupéfiantes de cette plante. Cela tient au fait que seule la femelle de l’espèce produit de la résine. Non seulement le mâle ne produit aucune drogue utilisable, mais lorsque son pollen atteint la plante femelle, celle-ci commence à grainer, ce qui met un terme à la production de résine. C’est donc en quelque sorte une coïncidence heureuse que les effets subjectifs induits par le cannabis, aussi bien que les soins et l’attention nécessaires à l’obtention d’une résine de qualité, se combinent pour renforcer la protection et la célébration du féminin. Parmi la foule de plantes enivrantes qui peuplent la terre, seuls les champignons surpassent le cannabis dans la promotion des valeurs sociales ou du type d’équilibre sensoriel qui caractérisent les sociétés originelles de partenariat. Comment expliquer autrement la persécution sans relâche de l’usage du cannabis, alors que, tout l’indique, il figure parmi les plus bénignes des substances entraînant l’ivresse ? Ses conséquences sociales sont négligeables au regard de celles entraînées par l’alcool. Le cannabis est anathème dans la cul­ ture dominatrice parce qu’il déconditionne les utilisateurs face aux valeurs acceptées. Le cannabis, lorsqu’il est intégré à un style de vie, a un effet psychédélique subliminal qui place la personne en contact intuitif avec un comportement moins compétitif, moins orienté vers un but. C’est pourquoi la marijuana n’est pas bienvenue dans les bureaux, alors qu’une drogue comme le café, qui renforce les valeurs de la culture industrielle, y est encouragée. L’usage du cannabis est

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perçu très justement comme hérétique, comme un manque de loyauté envers les valeurs de domination masculine et de stratifica­ tion hiérarchique. La légalisation de la marijuana est donc un sujet complexe: il s’agit de légitimiser un facteur social qui pourrait modifier notre système de valeurs centrées sur l’ego. La légalisation et la taxation du cannabis pourraient fournir un revenu susceptible d’effacer notre déficit budgétaire. Au lieu de cela, nous continuons à dépenser des millions de dollars pour supprimer la marijuana, ce qui a pour effet de créer une classe criminelle dans des communautés qui sont par ailleurs parfaitement respectueuses de la loi. Comme nous l’avons vu, le mépris de la société pour l’utilisateur de cannabis reflète son mépris pour les valeurs communautaires et féminines. Comment expliquer autrement le besoin incessant qu’éprouvent les médias de répudier l’usage des drogues psychédé­ liques, ainsi que les expériences sociales «underground» des années soixante ? La peur ressentie par le milieu institutionnel face aux «flower children» des années soixante se comprend si l’on considère qu’il se trouva confronté à un idéal de partenariat sans distinction de sexe, rendu possible par une diminution du sentiment d’impor­ tance que chacun apporte à sa propre personne. [...]

Le cannabis au vingtième siècle L’histoire du cannabis aux Etats-Unis depuis Ludlow a tout d’abord été heureuse. Son usage n’y était ni stigmatisé ni popularisé. Cette situation ne changea qu’au début des années trente, lorsque les croisades de Harry J. Anslinger, Commissaire aux Stupéfiants, créèrent une hystérie publique. Anslinger semble avoir agi en partie en collusion avec des compagnies chimiques et pétrochimiques amé­ ricaines, dont l’intérêt était d’éliminer le chanvre en tant que concurrent dans le domaine des lubrifiants, de l’alimentation, des plastiques et des fibres. Anslinger et la presse à sensation nommèrent le cannabis «l’herbe de la mort». William Randolph Hearst popularisa le terme «marijuana» dans l’intention claire de le lier à une classe sociale défavorisée, à la peau foncée, dont on se méfiait. Pourtant la science n’a toujours pas réussi à définir précisément les objections à l’utili­ sation habituelle du cannabis. Les préalables gouvernementaux aux financements de la recherche ont pour conséquence que «César n’entend que ce qui est agréable à César».

TERENCE MCKENNA

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En dépit de toutes les pressions exercées à son encontre, l’usage du cannabis n’a fait que croître, au point qu’aujourd’hui cette plante pourrait bien être la première production agricole des Etats-Unis. C’est l’un des aspects les plus constants du grand changement de paradigme que j’appelle ici la Renaissance Archaïque. Cela signifie que la tendance naturelle à restaurer l’équilibre psychologique propre à la société de partenariat ne se laisse pas interrompre facile­ ment lorsqu’elle a trouvé un outil adéquat. Ce qui rend le cannabis détestable au regard des valeurs bourgeoises contemporaines est précisément ce qui fait son prix pour la Renaissance Archaïque. Il diminue la puissance de l’ego, modère l’esprit de compétition, pro­ voque une remise en question de l’autorité et renforce la notion que les valeurs sociales n’ont qu’une valeur relative. Le cannabis n’a pas son pareil parmi les drogues pour satisfaire le désir inné de dissoudre les frontières de notre ego, tout en laissant intactes les structures de la société ordinaire. Si chaque alcoolique, chaque utilisateur de crack, était un fumeur de joint, et si les fumeurs ne fumaient rien d’autre, les conséquences sociales du «problème de la drogue» seraient radicalement transformées. Tou­ tefois nous ne sommes pas prêts, en tant que société, à envisager la possibilité de dépendances autogérées, ni que l’on puisse choisir intelligemment les plantes avec lesquelles faire alliance. Finalement, et peut-être en désespoir de cause, cela se produira pourtant. Terence McKenna, La Nourriture des dieux (En quête de l'arbre de la connaissance originelle. Une histoire radicale des plantes, des drogues et de l’évolution humaine) © Georg éditeur, 1998 (traduit de l’américain par O. Valenti et J. Falquet; pour le texte ci-dessus : traduction inédite des auteurs) *

Stephen Gaskin

Il est plus important d’être honnête avec ses enfants que de fumer de l’herbe. Dites-leur que vous fumez, ou alors arrêtez. Cannabis Spirituality, High Times Books, New York, 1996

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Patrick Carré : le pis d’or de la lune □ Les Petits chaos de l’étudiant Liu 1992

Fou des langues, de leurs poèmes et de leurs mythes, Patrick Carré (né en 1952) s'est d'abord imposé comme ardent sinologue, traducteur ébloui de poètes tels que Han-chan et Wang Wei, de mystiques tels que Houei-nong et Houang-po, ce qui ne l'a pas empêché d’étudier et de traduire plusieurs merveilles de «la bibliothèque de Babel tibétaine». Son amour de la Chine ancienne combiné à sa passion des mots ont donné un roman historique, Le Palais de nuages, prix du premier roman 1989, qui l'a fait connaître du grand public. Par la suite sont venus d'autres romans (Yavana, Un Rêve tibétain), des essais, des traductions. Patrick Carré, qui s'est maintes fois perdu en Asie, démontre son éclectisme avec ce roman débridé, Les Petits chaos... où, dans les hauteurs himalayennes et les sous-sols parisiens, très allégorique­ ment s’accouplent un jeune linguiste surdoué, un bassiste rock (l'auteur lui-même pratique le mi-la-si) et une informaticienne punk. Une histoire d’irisation générale où l'on constate que la bonne herbe pousse même en Chine.

Le brouhaha avait redoublé. On n’entendait plus la musique. Etique, pâle et commentante, la patronne passait derrière chacun, distribuant sur les paumes grandes ouvertes une généreuse pincée de quelque chose de sombre qui déclenchait des hourras. — Grass ! — Hierba ! — Ganja ! — Saa 33 ! — C’est de la beu, déclara Moragine après examen olfactif. — De la quoi...? osa Liu Gao. La patronne dit que c’est du chanvre indien, que les vieux Naxis ont l’habitude d’en chiquer après manger. — Ils chiquent la beu, ces gens-là ? Ils la fument pas ? Demandelui ! — Non, traduisit Liu Gao. Elle dit que c’est vous, les Occiden­ taux, qui fumez le chanvre. Le squelette poudré de la patronne riait en montrant sa luette.

PATRICK CARRÉ

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— Ben oui, l’herbe, ça se fume. A présent, Liu Gao semblait perplexe : que pouvait bien leur faire ce chanvre indien qui les excitait tous autant ? Une drogue ? Un poison, comme on dit en chinois? Joyeux poison en tout cas! Hormis la bière, la guitare, les dicos et le sommeil, Liu Gao n’avait recours à aucune drogue. — C’est bon ? demanda-t-il timidement. — L’herbe ? C’est excellent. Surtout servie de la sorte par une charmante personne en plein Naxiland. Aux anges de nouveau, sur orbite de cristal : le père Donatien. A l’autre bout de la table, des italo-anglophones avaient allumé un énorme joint conique. — Un dix-huit-feuilles, précisa Moragine. Des gens se levèrent pour partir. Des gens qui craignaient la fumée. Drug. Smoke. Forbidden... Déjà, à la plus proche des petites tables, un grand rouquin en pyjama ouïghour à rayures et calot hal­ luciné confectionnait une pipe à eau au moyen d’une canette défoncée. Quand les portes furent refermées, la patronne voulut prendre la parole. On fit semblant de l’écouter. — Elle dit, souffla Liu Gao à Moragine, que puisque nous aimons ça, elle sait où il y en a un plant immense, et elle va le chercher. En effet, elle enfila un imperméable en plastique transparent et sortit à son tour en se bagarrant avec un vilain parapluie. Quelques minutes plus tard, le temps pour Moragine de tirer une bouffée sur le gros joint, la patronne était de retour. Chargée d’un plant d’herbe mâle plus haut qu’elle, dont les grandes feuilles pendaient, élastiques, alourdies de pluie, la patronne attendit la fin des ova­ tions pour proposer une séance de photos-souvenirs. Chacun des fêtards - ou presque, et certainement pas Liu Gao - alla poser à côté d’elle, l’arbre magique entre eux, glacial d’averses et moelleux comme massepain vert. Moragine se laissa immortaliser dans l’ap­ pareil photo de l’Italienne, ce qui donna lieu à une vive discussion entre elle et son Marcello où Liu Gao affirma reconnaître «nombre de napolitanismes». — Comment ! s’étonna Moragine. Tu connais l’italien aussi ? — Non. Deux ou trois points de morphologie et de syntaxe. — Faut être fou pour aimer ça. Tiens... — Non, merci. — Hein ? Quoi ? Tu ne fumes pas ? Moragine paraissait offusqué. — Euh, si, mais pas de la drogue.

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Moragine tendit le joint à l’Italien d’en face. — Ce n’est pas de la drogue. C’est de l’herbe. — Give it to me ! ordonna Liu Gao au Rital qui bogartait sérieu­ sement. Comme il les avait tous vus faire, il téta au pis d’or de la lune, avala le plus d’ambroisie qu’il pouvait, tenta de la retenir dans son ventre et ses poumons prêts à exploser, et explosa. Une toux d’Etna lui peignit la gueule en rouge ; il se leva, s’excusa, se rassit - le joint de yunnanaise atterrit à l’autre bout de la table, d’où il était parti. Naxis, touristes et routards riaient de bon cœur. Ce n’était pas une herbe triste: elle vous entraînait dans «les tempêtes chloroformées du Tong aï chou aï, la Guerre du Noir et du Blanc, où les Naxis ont décidé de s’ébattre à jamais, manichéens à leur manière et dans l’hilarité du feu». Du moins, retour de sa quinte, Liu Gao le jurait-il à Moragine «à peine pété»... A peine pété - mais Steve R. Vaughan remettait ça et Liu Gao qui délirait fort se tut soudain. Son regard resta fixement fixé sur rien jusqu’au morceau suivant dont je ne me souviens plus. Mora­ gine songea à l’officier maigrichon avec qui il avait voyagé jusqu’au Kham: le petit bonhomme s’était délecté de Hendrix, Satriani, Vai... Il revit l’étrange colonel qui l’avait déposé ici le matin même et prétendait aimer Paganini à la folie. Et là, un francophone du Sichuan - pété comme un coing, me direz-vous - semblait prendre à son tour un pied d’enfer à se couler dans les flots cristallins de la guitare... Que aficionados en Chine profonde ! Liu Gao revint à lui ; les yeux vitreux, il demanda : — Qui était-ce ? Moragine déclara alors que S. R. Vaughan était l’unique et véri­ table héritier de Jimi Hendrix. Liu Gao répondit virtuosité et beauté de la virtuosité - Moragine avait déjà entendu ça sur Mars ou Aldébaran -, exercices, gammes jusqu’au sang, Paganini... Il ignorait tout du rock ; et du hard - imaginez ! — Tu ne connais pas Hendrix - Moragine est-il plus troublé que choqué? - et tu prétends jouer de la guitare solo... Attends, on va soigner ça. Il avait emporté une douzaine de cassettes, douze fois quatrevingt-dix minutes de bon hard. Il lui fallut quelques instants pour extraire de son sac Electric Ladyland de Hendrix, sommet guitaristique inégalé... — On demandera tout à l’heure à la patronne si elle veut bien le mettre. Avant... Comment tu te sens? Euh, c’est quoi ton nom déjà? Liu...

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— Gao. Je me sens bien. C’est fini. — Eh ben moi, j’ai envie de pisser ! — La patronne dit qu’on pisse derrière Mao. Ils n’étaient plus que six étrangers assis à la grande table; la patronne et le personnel mangeaient à une table ronde. Le grand plant d’herbe mâle - qui ne défonce pas -, où chacun s’était abon­ damment servi en partant, vautré contre le mur de ciment, ressem­ blait à un sapin de Noël suicidaire rescapé des eaux. Un couple de Japonais, un couple d’Américains et Liu Gao, les yeux rivés sur les doigts de Moragine en train d’égrener un peu de haschisch népalais - oui oui, il y en a un chouia à vendre, un minichouia super-cher, ouais mais faut goûter d’abord, faut aussi que mon pote du Sichuan apprenne ce qui est bon... — Aoi mitsu no kijô de wa, susurra la Nippone dans les cheveux de laquelle Moragine s’était quelque peu essuyé en entrant dans le petit restaurant. — Isn’t it great to share a good pipe of hash here in communist China ? — Où «faire pipi» se dit «aller derrière Mao»... Eh, t’es pas maostalgique, toi au moins, Gao ? — Surtout pas ! Un voile traîna sur son visage doré... Enfin, une éclaircie. — Je suis anarchiste, forcément ! — Moi aussi ! exulta Moragine. Hé, demande à la patronne si ça ne la gêne pas qu’on fume du chanvre venu d’ailleurs, du népalais. — C’est plus fort que ce qu’on a fumé tout à l’heure ? — Et comment ! Mais avant tout, c’est différent. Spécial Hendrix : tu vas voir. Liu Gao alla parler à la patronne ; elle n’arrêtait pas de rire. — Elle dit qu’elle s’en moque, que la police ne connaît rien aux plantes, que jamais personne n’identifiera l’odeur de ton truc. — Alors ça roule, s’écria Moragine. Bam bahulahe! Il fit rougir sa vieille Falcon, se drapa dans un champignon de fumée liquide et recracha des flammes bleues qui vinrent mourir dans le feuillage encore touffu du pied de chanvre. — Tiens ! Il tendit la pipe à Liu Gao et alla porter Electric Ladyland à la patronne qui disparut dans la cuisine. «And The Gods Made Love»: deux coups de pistolet au fond d’un trou noir, puis des torrentsxle sperme, de «pâte glacée aux bulles de nuit fraîche agré­ mentées de sirop de rose»...

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Les premières guitares gazouillantes de «Have You Ever Been To Electric Ladyland» eurent un effet immédiat sur le docteur en lin­ guistique de l’université du Sichuan. Bien pété cette fois, Moragine observa la chair de poule sur les avant-bras de femme de son voisin chinois. Il sentit la pupille de Liu Gao vaciller avec la sienne, son iris s’affoler, se couvrir de plumes de martin-pêcheur, son oreille se répandre en ondulants damiers dans l’espace immaculé du boui-boui. — Alors ? demanda le Français au Chinois. — Je me sens vraiment bien. Merci. Comme si j’avais joué moimême, travaillé pendant trois heures de suite... C’est extraordinaire le son de la guitare électrique : quelles couleurs ! — Tu l’as dit, Freddy... Fais pas gaffe à «Crosstown Traffic», t’as le temps, mais tiens-toi prêt pour «Voodoo Child» ! — Un enfant vaudou? — Et tout et tout !

Orphelin magique, il s’était laissé emporter par les lions de la mon­ tagne. Quand sa voix eut mué, il enfourcha un aigle et vola jusqu’aux confins de l’infini. Initié à tous les mystères, l’aigle le ramena ici et se transforma en anneau de Saturne : qu’il le passe à son doigt, il serait omniprésent, visible et invisible, omniscient. De nouveau, il vola, il vola mieux qu’avec des ailes. Il survola les mines de soufre de Jupiter, les cristalleries de Vénus; il lança des flèches de désir à toutes les belles endormies des milliards d’univers, à toutes il offrit le plaisir qui ne retombe jamais. Puis il se rapprocha de la Terre par des océans de méthane. Dans le creux de son oreille, un oiseau mouche venait picorer - il bourdonnait si fort qu’il l’aurait rendu fou. Silence abrupt : il flottait dans les jardins liquides qui miroitent au-dessus des nouveaux sables rouges de l’Arizona. Des infirmières fées volantes lui instillaient du miel de bleuet dans les lobes fron­ taux. Il survola la Californie; au loin, New York se noyait. Lui, il tendait la main à une idée. Vrai : la nuit où il vint au monde, la Lune vira au rouge brasier d’enfer. Quelques jours plus tard, quand elle fut de nouveau sur pied, sa mère l’emporta dans la montagne. Elle hurla : — Seigneur Dieu ! La bohémienne avait raison. Et tomba raide morte. Patrick Carré, Les Petits chaos de l'étudiant Liu © Editions Albin Michel, 1992

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JP Géné : les vingt ans du 18 joint □ Le Droit au pétard 1996

Journaliste de société présent aux débuts du journal Libération, où il resta jusqu’en 1995, Jean-Paul Généraux, dit «Géné», est devenu plus particulièrement spécialisé dans la gastronomie, l'Inde, les drogues. Il a été l'un des principaux initiateurs (en com­ pagnie de Frédéric Joignot) du célèbre Appel du 18 joint, lancé en 1976 (p. 316). Vingt ans plus tard, Géné plaide toujours pour «le droit au pétard», titre du texte paru pour cette date anniversaire dans Le Monde daté du 19 juin 1996.

A^)ilà vingt ans, le 18 juin 1976, Libération publiait « l’Appel du

18 joint» qui demandait la dépénalisation du cannabis, de son usage, de sa possession, de sa production et de son introduction sur le ter­ ritoire français en quantités suffisantes pour la consommation cou­ rante. Il se terminait par ces mots : « Ce texte n’est pas un appel à la consommation. Il vise seulement à mettre fin à une situation absurde.» Deux décennies plus tard, force est de constater que l’absurdité n’a fait qu’empirer, les récents épisodes sur le terrain sportif en étant la dernière illustration. Qu’on puisse en 1996 suspendre en France un gardien de but professionnel1 parce qu’on a trouvé de vagues traces de THC dans ses urines est proprement stupéfiant. Qu’on le fasse en criant au dopage sur la place publique est carré­ ment hallucinant. Toutes celles et tous ceux qui savent d’expérience que le cannabis est tout sauf un produit dopant à consommer avant une épreuve sportive ont assisté éberlués à ce show médiatico-moral. Ils forment l’écrasante majorité des fumeurs de pétards, occasionnels ou régu­ liers, dont on ne parle jamais parce qu’ils ne font jamais parler d’eux. A tous les âges, dans tous les métiers et dans tous les milieux, des 1 II s’agissait de Fabien Barthez, futur champion du monde [N.d.A.J

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centaines de milliers de personnes consomment quotidiennement en France plusieurs quintaux d’herbe ou de shit, sans causer le moindre trouble à la société et à leur santé. Personne n’ose le dire, tant le tabou est fort, tant les risques sont réels d’être mis au ban de la nation ou inscrit à l’ANPE, tant il paraît vain de s’attaquer à la pensée unique en matière de drogue, même douce, alors que les rapports officiels reconnaissent les uns après les autres la non-dangerosité du cannabis pour la santé.

Sans

honte et sans provocation,

DES CENTAINES DE MILLIERS DE CITOYENS RÉCLAMENT CE DROIT ET LE LIBRE ACCÈS AU CANNABIS

Il est temps aujourd’hui de dire : assez. Assez d’entendre raconter tout et n’importe quoi sur le cannabis par des gens de tous horizons qui n’ont qu’un point commun : leur a priori hostile au cannabis sans avoir jamais fumé un joint. Oseraient-ils la ramener avec la même suffisance sur les vins de Bourgogne ou d’ailleurs sans en avoir jamais bu un verre ? Assez d’entendre répéter inlassablement la théorie de l’escalade obligatoire du pétard à la seringue, aussi stupide que celle qui ferait de tout buveur de beaujolais un alcoolique virtuel. Va-t-on inter­ dire le beaujolais parce que l’alcool tue 12000 personnes par an, alors que le cannabis est pourchassé sans avoir la moindre overdose à son palmarès ? Assez d’avoir à galérer sur un marché clandestin, source d’ar­ naques sur les tarifs, la qualité ou la quantité. Malgré la prohibition, on trouve facilement en France de quoi rouler un pétard. A la ville comme à la campagne. A quoi sert dans ces conditions une loi inap­ plicable et inappliquée, sinon à entretenir la prospérité des trafi­ quants ? Assez de voir proclamer l’interpellation annuelle de plus de 40 000 usagers petits revendeurs de cannabis comme une victoire dans la guerre à la drogue perdue depuis longtemps. Les deux tiers des affaires de drogue traitées par les différents services de police concernent le cannabis. Est-ce vraiment là la cible prioritaire pour lutter contre le fameux «fléau»? Assez enfin de l’arrogance et de l’incompétence d’un Etat qui en quinze ans a nommé douze Madame ou Monsieur Antidrogue et reçoit avec les honneurs de la République le monarque du pays leader en France sur le marché du haschich. Au nom de quelle

JP GÉNÉ

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morale ces élites dirigeantes, expertes en factures comme en « amen­ dements buvette», peuvent-elles interdire le pétard qui ne fait de mal à personne ? Décider de fumer un pétard est une affaire d’ordre strictement personnel. D’autres préfèrent le cigare, le jogging ou la pétanque. Dès lors que la consommation raisonnable de cannabis ne nuit pas à autrui, ne crée pas de troubles à l’ordre public et n’aggrave pas le déficit de la «Sécu», au nom de quoi peut-on priver un citoyen du droit de fumer son pétard ? A plus forte raison lorsqu’à la boutique du coin on vend au grand jour des montagnes d’alcool, de tabac et de médicaments divers. Répéter de telles évidences frise la banalité, mais rien n’y fait. La France reste le seul pays en Europe avec la Belgique à pratiquer une politique rétrograde en matière de cannabis. Pis, on enregistre depuis peu une recrudescence des plaintes contre des organes de presse ou des journalistes accusés de faire l’apologie du pétard dans leurs écrits. Le récent procès intenté par Gabriel Nahas à Michka et au docteur Lebeau qui mettaient en doute la nature «scientifique» de ses expériences s’inscrit dans cette tendance : tolérance zéro sur le pétard. Avis aux récalcitrants: l’article L 630 du code de la santé publique reprend du service actif. Dans le même temps, les ligues anti-alcooliques comme les confréries vineuses tiennent chapitres séparés mais reconnus. Le CIRC (Collectif d’information et de recherche cannabiques), la seule organisation qui s’efforce de faire entendre un autre discours sur le pétard, est soumis à des harcèlements perpétuels par la police et par la justice. Ces entraves à la liberté d’expression sont scandaleuses. Aujourd’hui, en France, il est interdit d’écrire ou de crier dans la rue: «Je revendique le droit au pétard». Vingt ans après «FAppel du 18 joint», comment en est-on arrivé là, malgré une croissance de la consommation et du marché ? Sim­ plement parce que de plus en plus d’usagers ont exercé ce droit sans le revendiquer, indifférents à une politique absurde vouée à l’échec, l’essentiel étant de fumer et de ne pas se faire prendre, quitte à sup­ porter le mensonge et l’hypocrisie. C’est à ce genre d’attitudes qu’on voit la force d’un tabou. Voilà vingt-cinq ans, 343 femmes immédiatement baptisées «salopes» en brisaient un autre en demandant le droit à l’avortement et en décla­ rant l’avoir pratiqué. Elles défiaient ouvertement la loi parce qu’elles en avaient assez de l’hypocrisie ambiante, assez des avortements clandestins commis dans les pires conditions à des prix prohibitifs, assez de la dictature morale qui interdisait aux femmes la libre

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disposition de leur corps et de leur sexualité, assez de lois qui n’étaient plus faites que pour être violées. Elles ont obtenu globale­ ment gain de cause parce qu’elles ont osé et qu’elles ont lutté. Peut-être est-il temps d’oser dire, comme elles jadis, que des centaines de milliers de citoyens ont fumé, fument et fumeront du cannabis. Que sans honte et sans provocation ils réclament, à l’occasion du vingtième anniversaire de «l’Appel du 18 joint», le droit au pétard et le libre accès au cannabis. Le Droit au pe'tard© JP Géné, in: Le Monde, 19 juin 1996

Andrew Weil

— Comment changeriez-vous les lois concernant le cannabis ? — En avançant pas à pas; par exemple en commençant par auto­ riser les gens à faire pousser un certain nombre de plantes pour leur propre consommation ou à détenir une certaine quantité de mari­ juana pour leur propre usage. S’ils en détiennent plus, ils doivent payer une amende ou subir une action légale. Voyons alors comment la société réagit à un tel changement. Je pense qu’il faut opérer de façon graduelle. Mais j’autoriserais certainement l’utilisation du can­ nabis thérapeutique. Interview par Gregory Daurer, in: High Times, janvier 1996

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Dan Baum : la folie américaine de la Guerre à la drogue □ Smoke and Mirrors

The War on drugs and the politics of failure 1996

Cet ouvrage très documenté émane d'un ancien journaliste du Wall Street Journal, qui a aussi écrit pour le Washington Post ou le Los Angeles Times. Pour son premier livre, Dan Baum s'est livré à une enquête approfondie de plusieurs années, interviewant plus de deux cent personnes, examinant sans complaisance les rouages de la faramineuse «Guerre à la drogue» menée aux Etats-Unis depuis Richard Nixon, qui charrie des milliards de dollars dont on se demande à qui ils profitent le plus, tant est grande la collusion entre trafiquants et agents du gouvernement. Smoke and Mirrors a été acclamé par la grande presse américaine comme un livre salutaire, ce qui n’empêche pas cette «absurdité» de continuer. En juillet 1998, le «tsai de la drogue» américain Barry McCaffrey, en visite aux Pays-Bas, déclarait que la métaphore de «Guerre»à la drogue avait fait son temps et qu’il fallait la remplacer par une autre: il ne s’agit plus désormais d'une «guerre» mais d’un «cancer».

« Méfie-toi de ceux chez qui le désir de punir est fort» Friedrich Nietzsche

Depuis plus d’un quart de siècle, les Etats-Unis déchaînés enfon­ cent les portes et emprisonnent des gens sous le prétexte de protéger les citoyens des drogues interdites. Alors que des centaines de mil­ liards de dollars ont été engloutis dans la Guerre à la drogue, nul ne peut clamer victoire. Et pourtant nous continuons à mettre en œuvre la politique la plus coûteuse, la plus inefficace,'la plus illu­ soire et la plus destructrice qu’un gouvernement puisse mener. C’est en 1914 que pour la première fois le pays fit appel à la police pour contrôler l’utilisation de certaines drogues. Mais la Guerre à la drogue, sous ce nom et dans l’esprit que nous lui connaissons, est née au cours de la campagne présidentielle de 1968.

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Le pays découvrit alors que le mot «drogues» pouvait remplacer toute une série de problèmes trop complexes pour être discutés simplement. La métaphore guerrière fut couronnée de succès pour Richard Nixon cette année-là. Elle continue à marcher pour des personna­ lités politiques de tous bords, de Jesse Jackson à Jesse Helms, car chacun a une bonne raison d’y souscrire: les parents affolés par le comportement de leurs enfants adolescents, la police en manque de financement, les politiciens conservateurs flattant la colère morale de leurs électeurs, les politiciens libéraux cherchant l’occasion de démontrer leur fermeté, les présidents qui ont besoin d’une diversion à divers scandales, les Blancs - et les Noirs - pour «expliquer» les banlieues déshéritées, les journaux pour leur Une, les espions et les colonels pour dénoncer un ennemi qui remplace les Communistes... La Guerre à la drogue concerne toutes sortes de choses, mais rarement les drogues elles-mêmes. Pour maintenir cette précieuse métaphore, nous dépensons folle­ ment. Si l’on additionne le budget fédéral, celui de l’Etat et celui des municipalités, les Américains dépensent davantage pour la Guerre à la drogue que pour la sécurité sociale : 120 milliards de dollars sous le seul président Bush. Même la passion du milieu des années 1990 pour les restrictions budgétaires n’a pas atteint le budget antidrogues. Sous Bill Clinton, la Guerre à la drogue continue à consumer les finances fédérales davantage que les ministères d’Etat, du Com­ merce et de l’intérieur réunis. Pendant que l’on discute de savoir si le pays peut se permettre d’aider les pays en voie de développement, l’Agence pour la protection de l’environnement ou le Fonds Natio­ nal pour les Arts et les Lettres, le budget fédéral de lutte contre la drogue dépasse tous ceux-ci combinés. Mais l’argent n’est qu’une partie du prix à payer. Pendant que le débat fait rage pour savoir si les lois sur les armes à feu ou la pro­ tection des zones humides violent la Constitution, la Guerre à la drogue concentre des pouvoirs de police sans précédent à l’intérieur des villes, éliminant quasiment les droits garantis par le Quatrième Amendement et transformant le Procureur général en une sorte de vice-roi urbain qui peut distribuer des sanctions sans procès préa­ lable. La Guerre à la drogue étouffe les tribunaux jusqu’à les rendre inopérants. Le nombre de ceux qui sont emprisonnés dans les pri­ sons fédérales pour infractions à la loi sur les stupéfiants est supé­ rieur aux emprisonnements, tous crimes confondus, pour la seule année 1980. La Guerre à la drogue criminalise toute une génération d’Américains d’origine africaine; elle est la raison principale pour

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laquelle un tiers des hommes noirs de moins de vingt ans sont sous le contrôle de la justice - prison préventive, peines de prison, contrôle judiciaire. Pire, la Guerre à la drogue aggrave les problèmes de drogue. Qu’il s’agisse du sac [héroïne] à Da Nang, du crack dans le Bronx ou du cannabis hydroponique hyperpuissant des cours de récréation, la répression policière a régulièrement pour effet d’inciter les gens à importer, vendre et utiliser des drogues toujours plus puissantes, de façon de plus en plus dangereuse. Coûteuse, destructrice et n’atteignant pas ses buts avoués, la Guerre à la drogue est une folie gouvernementale qui dépasse large­ ment les plus folles accusations d’abus, de gâchis et de fraude profé­ rées par Rush Limbaugh et Ross Perot. Et pourtant nous allons bravement de l’avant, utilisant un langage guerrier, acceptant que la Guerre fasse des victimes. Nous sommes enferrés dans un cercle vicieux. Que le plus léger contact avec les drogues puisse nous coûter notre emploi, notre foyer ou notre liberté ne fait que renforcer notre conviction que les drogues émettent un mal surnaturel, comme la Kryptonite. Appelez cela des dégâts collatéraux : l’une des choses détruites par la Guerre à la drogue est notre capacité à trouver une voie vers une approche raisonnable de l’abus des drogues. Comme Jocelyn Elders l’a appris à ses dépens, mettre en question, de la façon la plus légère qui soit, une prohibition aussi sévère, rejoint ce qui se rapproche le plus, dans ce pays, de l’interdiction de s’ex­ primer. Pour l’instant tout chemin éloignant de l’excès est piégé. Nous sommes coincés. Dan Baum, alors journaliste, se souvient du jour de l'investiture de Bill Clinton, et de tous les espoirs qu’elle fit naître:

Un numéro du journal Rolling Stone avec Bill Clinton en couverture se trouvait sur une table. C’était surtout d’avoir un représentant de la génération du «baby-boom» à la Maison Blanche qui faisait naître l’espoir qu’une politique des drogues plus humaine remplace la Guerre à la drogue. Bill Clinton n’avait-il pas grandi dans le rock’n roll, n’avait-il pas été étudiant dans les années 1960? Il avait mani­ festé contre la guerre au Viêt-Nam. Même s’il n’avait jamais inhalé [la fumée d’un joint], il faisait partie d’une génération qui avait pris des drogues et son propre frère était un usager. Il n’y avait pas de gouffre culturel entre Clinton et les 70 millions d’Américains qui avaient fumé de l’herbe. Clinton pouvait penser que le cannabis était mauvais pour la santé. Il pouvait même penser qu’il conduisait à une

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escalade vers les drogues dures. Mais il comprenait sûrement que la marijuana n’était pas l’instrument de l’Antéchrist, et que les fumeurs de joints, même s’ils avaient tort, n’étaient pas «immoraux». La perspective du moindre adoucissement à l’égard du cannabis nous remplissait d’espoir, car une chose apparaissait clairement après ces vingt-cinq années de Guerre à la drogue : c’est la mari­ juana - et pas le crack, la cocaïne ou l’héroïne -, qui constitue, sur le plan politique, la plus importante des drogues illégales. Le can­ nabis ne tue pas les gens qui l’utilisent, il ne génère pas de batailles armées dans les rues des villes, il n’enrichit pas les seigneurs de la drogue dans des pays étrangers, il n’incite pas les femmes à aban­ donner leur bébé - c’est précisément pour cela qu’il trace une ligne de démarcation entre les lois sur les drogues qui ont pour but le salut public et celles qui visent les relations publiques. Sans l’interdiction de la marijuana le «problème de drogue» de ce pays serait minuscule. Il n’y aurait pas onze millions d’utilisateurs réguliers de drogues illégales aux Etats-Unis, il n’y en aurait que deux millions. Parmi ceux-ci, environ 350 000 consomment de la cocaïne tous les jours. Avec le demi-million d’héroïnomanes, ils constituent le cœur de notre véritable «problème de drogue»: un problème tra­ gique, difficile à résoudre, mais statistiquement insignifiant. Smoke and Mirrors © Dan Baum, 1996; Back Bay Books, Little Brown and Co. Reproduit avec l’autorisation de International Creative Management, Inc. (Traduction inédite des auteurs, 1998)

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Terence McKenna

La sagesse de la Terre parle par les plantes psychédéliques... Elles ont bercé l’enfance de l’humanité. Nous avons enregistré le message des plantes hallucinogènes au plus profond de nos neurones; grâce à des transmetteurs chimiques, les exophéromones, les molécules traversent la barrière qui sépare le végétal de l’animal. (P- 27)

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William S. Burroughs Notes 25 Mai

Qui sont ces affreux contre la drogue ? Bon Dieu d’où viennent-ils ? « La marijuana fait baisser la mémoire immédiate, modifie la coor­ dination, provoque le cancer des poumons. » (Et pourrit le cerveau et les valeurs morales). La réalité : le cannabis est une des drogues les meilleures contre la nausée et augmente l’appétit et le bien-être général. Elle stimule aussi les centres visuels dans le cerveau. Le cannabis m’a procuré de nombreuses et excellentes images. Je n’emploie rien d’autre dans ma salade quotidienne et «quelle réussite!» Quelques bouffées du téton vert et je peux voir des thèmes multiples au clair et au-delà. Alors pourquoi cette excitation sur cette substance inoffensive et gratifiante ? Qui êtes-vous, qui voyez la vérité comme un tel danger ? [...] 1er Août

[Dernière note écrite par l’auteur la veille de sa mort, le 2 Août 1997] L’amour, qu’est-ce que c’est ? L’antidouleur le plus naturel. Voilà ce que c’est. L’AMOUR. © Burroughs D.R. (traduit par Gérard-Georges Lemaire)

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Howard Marks, alias Mr Nice : du haschich à la tonne □ Mr Nice 1996

Howard Marks (qui parla le gallois avant l'anglais) étudia la phy­ sique, puis la philosophie des sciences à Oxford avant de découvrir sa vocation de contrebandier. Connu sous le nom «Marco Polo)), il a été l'un des plus grands trafiquants de cannabis du monde. Dans les années 1970-1980, «l'homme le plus recherché d'Angleterre» s'est caché derrière 43 fausses identités, 89 numéros de téléphones et 25 sociétés, faisant du commerce d'un bout à l’autre de la pla­ nète. Au sommet de sa carrière, on a dit qu’il entretenait des liens avec des organisations aussi diverses que la CIA, la Mafia, 1’1 RA ou leMI6. Une opération d'envergure internationale menée par la DEA (Drug Enforcement Agency des Etats-Unis), se solda par son arres­ tation, puis sa condamnation à 25 ans de prison dans l'un des péni­ tenciers les plus durs des Etats-Unis (Terre Haute, dans l'Indiana). Libéré après y avoir passé sept ans, il est devenu une figure de l’antiprohibitionisme en Angleterre, où il est une véritable star depuis les années 1970, époque où ses démêlés avec la police faisaient la Une des quotidiens. Son autobiographie, Mr Nice, est un best-seller qui vaut à son auteur de nombreuses interventions sur scène et dans les médias. En voici trois extraits. Etrangement, comme le raconte ici Howard Marks, le nom d’emprunt d'apparence si britannique sous lequel il est le plus connu, Mr Nice, est en réalité celui de la ville française des Alpes-Maritimes... Voici les premières lignes du livre :

Je commençais à manquer de passeports utilisables. D’ici quelques

semaines je comptais me rendre à San Francisco pour y recevoir plusieurs centaines de milliers de dollars d’une personne désireuse d’utiliser ses connections avec moi et avec un agent des douanes américaines ripoux qui travaillait dans le secteur importation de l’aéroport international de San Francisco.

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Quelques années plus tôt on m’avait déclaré l’homme le plus recherché de Grande-Bretagne, contrebandier du haschich entrete­ nant des liens avec la mafia italienne, la Fraternité de l’Amour Eternel, l’IRA et les Services Secrets britanniques. J’avais besoin d’une nouvelle identité, c’était vital. J’en avais déjà grillé une ving­ taine, qui reposaient pour la plupart sur un passeport, un permis de conduire ou d’autres documents, mais elles avaient toutes été per­ cées à jour soit par des amis soit par des ennemis, ou compromises par leur présence sur des circuits douteux dans les parages d’ar­ naques récentes. Nous avons roulé jusqu’à Norwich. Après deux rendez-vous délicats avec des intermédiaires, on me présenta un type gentil nommé Donald. Je n’arrivais pas à dire si c’était un buveur, un fumeur de pétards ou un sobre. Sa cuisine ne livrait aucun indice. Il avait l’air normal, sauf que ses yeux dansaient comme ceux d’un méchant. — On peut parler tranquillement ici, dit-il en m’emmenant dans la cabane de jardin. — Don, j’ai besoin d’un passeport qui puisse résister à toutes les vérifications. — Tu peux prendre le mien. Je n’en ai plus besoin. Mais il y a un petit problème. — C’est quoi? — Je viens de faire douze ans de prison, sur une condamnation à perpétuité pour meurtre. Ceux qui ont été condamnés pour meurtre sont titulaires d’un casier judiciaire et pourtant ils sont rarement refoulés aux frontières. On les considère comme une menace pour les particuliers plutôt que pour la société elle-même, contrairement aux trafiquants de drogue et aux terroristes. — Je t’en donne un million, déclarai-je, et quelques centaines de mille de temps à autre pour des compléments. Je pensais à un permis de conduire, une carte de sécu., une carte de bibliothèque. La moindre carte de membre du club de billard local, qu’on obtient à peu de frais et sans preuve d’identité, suffit à assurer la crédibilité nécessaire. — C’est la meilleure affaire qu’on m’ait jamais proposée. — Quel est ton nom de famille, Don ? demandai-je. J’en avais traîné d’assez affreux par le passé. — Neece. — Comment ça s’écrit ? — N-I-C-E, comme la ville sur la côte d’Azur.

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Don pouvait bien prononcer son nom à sa guise. Pour moi, j’avais fait le choix de le prononcer différemment. Je m’apprêtais à devenir : Mr Nice.

Où l’on découvre l'univers carcéral, largement fourni en prisonniers par la prohibition des stupéfiants, et notamment celle du cannabis: — Marks ! hurla le maton, quel est ton matricule ? — 41526-004, murmurai-je, encore profondément ensommeillé. On utilisait mon numéro plus souvent que mon nom, et je le connaissais aussi bien. — Ramasse ton bordel, ordonna-t-il, tu t’en vas. Je commençais à émerger du sommeil. «Ouais, je m’en vais.» J’allais quitter El Reno. A El Reno, dans l’Oklahoma, les locaux de transit du Bureau Fédéral des Prisons accueillent entre mille et deux mille prisonniers fédéraux, qui se font manipuler, contrôler et généralement mal­ mener par quelques centaines de gardiens. Le passage par El Reno est obligatoire pour tout prisonnier en attente de transfert d’une prison fédérale à une autre. Même pour aller du Nord-Dakota au Sud-Dakota, il faut passer par El Reno. J’y étais passé cinq fois. Certains avaient plus de cinquante passages à leur actif. Le coût, l’absence de logique et d’efficacité, sont le dernier souci des monstres de la bureaucratie américaine ; et les contribuables ne sont que trop heureux de dépenser des fortunes au nom de la lutte contre le crime. Une place de prison coûte plus cher au contribuable amé­ ricain qu’une place d’université. L’Amérique présente un taux d’in­ carcération au moins cinq fois plus élevé que la plupart des autres nations industrialisées, tant la conviction est ancrée dans les esprits que c’est la meilleure façon de lutter contre le crime. La surpopula­ tion est endémique. Les conditions de détention sont effroyables et varient de l’isolement dans une cellule sans fenêtre avec privation sensorielle à la brutalité futile. La plupart du temps, les prisonniers sont transférés à El Reno dans des avions confisqués par le gouvernement des Etats-Unis aux cartels colombiens de la cocaïne. Ces derniers ont gagné des mil­ liards grâce à la lutte que mène l’Amérique contre la drogue. On compte au moins deux gros transporteurs pouvant contenir une bonne centaine de prisonniers et un grand nombre d’avions plus petits d’une capacité maximum de trente passagers. Il y a chaque jour entre trois et six cents prisonniers à l’arrivée ou au départ. Les arrivées ont lieu en fin d’après-midi ou en soirée; les départs en

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début de matinée. Les voyages en avion gracieusement offerts par le Bureau Fédéral des Prisons sont éreintants. Ma seule consolation venait du fait que ce vol serait le dernier de plus d’une douzaine effectués sur cette ligne aérienne, surnommée Taulair. Je devais être libéré dans trois semaines. La date de ma libération coïncidait avec celle de Mike Tyson. Je venais de passer six ans et demi en prison pour avoir transporté une herbe bénéfique d’un lieu à un autre, alors qu’il venait de faire trois ans pour viol. «Ramasser mon bordel» se résumait à mettre mes draps sales dans une taie d’oreiller. Les effets personnels sont interdits à El Reno. Je ramassai mon bordel. Je me retrouvai parqué avec soixante ou soixante-dix prisonniers dans une cellule provisoire, en attendant les formalités d’usage. Une vérification minutieuse de nos noms, matricules, empreintes digitales, et photographies permettait de s’assurer de notre identité. Une lec­ ture attentive de notre dossier médical permettait de cocher la bonne case au cas où nous étions affligés d’une maladie terriblement conta­ gieuse comme le Sida ou la Tuberculose. On nous fit déshabiller l’un après l’autre pour le rituel minutieux de la fouille à corps. Bien en vue et bien trop près, à mon goût, de trois écœurants ploucs de l’Oklahoma, je me passai les doigts dans les cheveux, je secouai la tête, je tirai sur mes oreilles pour montrer la cire qu’elles contenaient, j’ouvris la bouche, sortis mon dentier « Bureau des Prisons», levai les bras pour montrer mes aisselles, soulevai mes couilles, décalotai mon sexe, me retournai pour montrer la plante de mes pieds et, enfin, me baissai et écartai les fesses pour que les trois ploucs puissent traiter mon anus comme un téléscope. Un prisonnier fédéral doit se sou­ mettre à cette série d’examens humiliants chaque fois qu’il reçoit une visite de sa famille, d’un ami, de son conseiller religieux, ou de son avocat et à chaque sortie ou entrée de prison. Je m’y étais plié des mil­ liers de fois. Les trois ploucs-voyeurs sortirent les mêmes blagues que ne se lassent pas de faire tous les matons à l’occasion de la fouille : — Je reconnais ce trou-là. Tu n’es pas déjà passé par ici il y a trois ans ? Pendant que se déroulaient les formalités de sortie, je m’enquis auprès des autres prisonniers de leur destination. Je devais m’as­ surer qu’on n’allait pas m’envoyer n’importe où, par erreur, comme cela arrivait fréquemment. L’erreur était parfois volontaire et faisait partie d’une stratégie appelée la «thérapie au diesel». Cette punition était souvent utilisée contre les prisonniers indisciplinés qu’on trans­ férait sans arrêt pour briser tous leurs contacts. Le «traitement» pouvait durer jusqu’à deux ans. J’étais censé aller à Oakdale, en

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Louisiane, en tant que non-ressortissant en fin de peine, pour les joyeuses formalités qui me permettraient de quitter les Etats-Unis et de retrouver la civilisation. J’eus un instant de panique lorsque certains compagnons de fouille mentionnèrent la Pennsylvanie comme leur lieu de destination; d’autres pensaient aller dans le Michigan. Pour des raisons de sécurité, les prisonniers ne sont jamais informés de leur destination (ni même parfois de leur date de départ). Je finis par trouver quelqu’un qui pensait aller à Oakdale. C’était un trafiquant de Marie-jeanne, intelligent et doux, qui atten­ dait avec patience et nostalgie de finir une peine de dix ans pour retrouver son pays bien-aimé, la Nouvelle-Zélande. Il m’informa que le vol d’El Reno à Oakdale dure juste une heure. Nous aperçûmes l’heure: deux heures du matin. On nous remit nos vêtements de voyage : une chemise sans manches et sans poches, des socquettes, des dessous de corps, et une paire de chaussons de plage, très fins, fabriqués en Chine. Puis vint le moment que tout le monde déteste, pire que la fouille, le harnachement de lourd métal : menottes aux poignets, chaînes à la taille reliées aux menottes par d’autres chaînes, bracelets aux chevilles et, pour celui qui, comme moi, est décrit comme un sujet violent ou susceptible de tenter de s’évader, une «boîte noire». Ce lourd morceau de métal est une sorte de pilori portable sans trou pour la tête, qui rend les menottes rigides et empêche tout mouvement indépendant des mains. Il est attaché par des chaînes et des cadenas aux chaînes de la taille. Je n’ai jamais cherché à m’évader d’où que ce soit et je n’ai jamais causé de dommages physiques, ni même menacé quiconque. Cependant, selon les renseignements fournis au Bureau Pénitentiaire Fédéral Américain par l’agent spécial Craig Lovato de la brigade des stups américaine, je suis un universitaire d’Oxford, agent secret au service des Britanniques, et, apparemment, je peux m’évader de lieux dans lesquels Houdini ne parviendrait même pas à pénétrer. Nous fûmes à nouveau placés en cellule provisoire. Il s’était écoulé deux ou trois heures depuis notre réveil; il s’en écoulerait encore deux ou trois avant que nous ne montions dans le bus qui nous conduirait à l’aéroport de la ville d’Oklahoma. Nous étions assis, en train de discuter, comparant les conditions de détention dans différentes prisons, à peu près de la même manière que je discutais autrefois des avantages et des inconvénients des plus grands hôtels. Quelques mégots qui avaient miraculeusement échappé à la fouille firent leur apparition et on se les disputa âprement. Dans ces moments-là, j’étais vraiment content d’avoir cessé de fumer du tabac (après trente-cinq ans d’usage à peu près constant).

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Les prisonniers claquaient et tintinnabulaient de toutes leurs chaînes au fur et à mesure qu’ils se rendaient d’un pas traînant jusqu’au siège de toilettes solitaire et accomplissaient la gymnastique acrobatique nécessaire au débraguettage et au déculottage. Le règlement fédéral stipule que les prisonniers doivent être nourris au moins une fois toutes les quatorze heures. Chaque prisonnier reçut un sac en papier brun contenant deux œufs durs, un «jus de fruits de la jungle» sous emballage de carton, une pomme et une barre de céréales. Une furieuse foire d’échange de ces denrées s’établit. Les portes de la cellule de transit s’ouvrirent et nous sortîmes, bras nus, par une température inférieure à zéro, pour être à nouveau comptés et comparés à nos photos. Nous fûmes ensuite palpés et non plus fouillés, puis dirigés vers un bus bien heureusement chauffé. Une radio hurlait les deux genres de musique familières aux ploucs de l’Oklahoma : la Country et la Western. Les routes verglacées ralentissaient le trajet jusqu’à l’aéroport. Après une longue attente dans le couloir d’embarquement, les gar­ diens nous remirent enfin aux officiers de la police des Etats-Unis. Pas un d’entre eux ne ressemblait à Wyatt Earp. Ils étaient chargés du transport d’un état à l’autre des propriétés de l’Etat, dont les pri­ sonniers. Certains étaient des femmes, ou presque. Bientôt je verrais de vraies hôtesses de l’air; et puis ma femme. Après une heure de vol nous nous posâmes sur un terrain mili­ taire. On appela des noms et certains passagers nous quittèrent. Mon nom fut omis. Je m’affolais jusqu’à ce que je m’aperçoive que le Néo-Zélandais était toujours à bord; mais lui-même semblait soucieux. Les nouveaux prisonniers qui montèrent nous apprirent que nous étions à Memphis. On décolla à nouveau et, au bout d’une heure, nous atterrissions réellement à l’aéroport d’Oakdale. Un bus nous conduisit à la prison où nous fûmes désenchaînés, fouillés, nourris et soumis au traitement d’usage. Je commençais à me réjouir à l’avance des aménagements que l’on trouve dans la plupart des prisons fédérales : tennis, stade, bibliothèque. Le traitement administratif des prisonniers est un procédé long et irritant, mais la plupart d’entre nous l’avait déjà subi une dou­ zaine de fois. Tout nouvel arrivant doit être examiné par un médecin-adjoint et rencontre un conseiller d’orientation. Chaque prisonnier doit également recevoir de la nourriture et des vêtements approximativement à sa taille. Le déroulement de ces activités appa­ remment simples prend plusieurs heures.

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Le rôle du conseiller d’orientation consiste à décider si un prison­ nier peut être autorisé à rejoindre la population carcérale. Dans le cas contraire le prisonnier est envoyé au mitard, prison très incon­ fortable à l’intérieur même de la prison. On décide de séparer un pri­ sonnier de ses congénères pour diverses raisons. Il arrive que le prisonnier en fasse lui-même la demande : s’il a été prévenu qu’il était attendu, dans cette nouvelle prison, par quelqu’un qui souhaite régler une vieille dette de jeu ou de drogue. Il peut être terrifié par les risques de viol ou de racket, ou craindre que l’on découvre qu’il est un mouchard. Parfois, surtout lorsque la libération est imminente, un prisonnier peut souhaiter l’isolement pour éviter des embrouilles imprévues. Il est important d’éviter les castagnes de hasard. D’autre part les prisonniers sont tenus d’occuper un emploi rémunéré, et l’un des rares moyens d’éviter le travail est d’être enfermé au mitard. Il est toujours possible de demander à y être hébergé : y entrer est extrê­ mement facile, en sortir extrêmement difficile. La plupart du temps, le conseiller d’orientation décide qui va où, et il peut invoquer les motifs les plus futiles pour envoyer quelqu’un au mitard : un passé de violences, des tentatives d’évasion, des contacts avec des gangs, une attitude généralement insolente sont autant de prétextes à un court séjour, au moins. Mon dossier était rempli de soi-disant tentatives d’évasion absurdes mais je ne pensais pas qu’elles puissent poser pro­ blème ici étant donné le peu de temps qu’il me restait à faire. Nous étions le 3 mars et ma libération conditionnelle était prévue pour le 25. Le moment aurait été mal choisi pour se faire la belle, mais l’ap­ plication de la loi américaine interdit l’usage du bon sens. En dépit de plusieurs braves tentatives, je n’avais pas pissé depuis plus de douze heures. Bien des chapitres plus loin, les périples de Marks nous mènent à la frontière de l’Afghanistan:

Enfin nous atteignîmes l’enceinte d’un vaste fort en bois, dont l’in­ térieur abritait la manufacture de haschich. Des ballots en peaux de chèvre étaient empilés un peu partout. Je me demandais à quelle qualité de produit correspondaient les peaux qui étaient à la fois noires et blanches. Au centre du fort on voyait ce qui semblait être un alignement d’échafaudages. Un très vieil homme à barbe blanche nous avait accompagnés, marchant à côté de la voiture tandis que nous roulions à l’intérieur de l’enceinte. Nous nous arrêtâmes à proximité des échafaudages. Le vieil homme prit Malik dans ses bras. Les deux hommes ne cachaient pas leurs larmes.

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Ces échafaudages étaient en réalité des leviers rudimentaires, d’une hauteur d’environ deux mètres. A l’une des extrémités de la bascule était fixée une grande pierre presque parfaitement sphé­ rique, suspendue à quelque trois mètres de haut par deux Afrîdî qui maintenaient l’autre extrémité du levier au sol. Directement audessous du rocher menaçant, un grand feu flambait dans un trou. Une immense poêle en recouvrait presque complètement l’orifice, comme si elle devait servir à la préparation d’une paella géante. On y déversait le contenu des peaux. Toutes les dix secondes, les deux Afrîdî lâchaient la bascule. La grosse pierre s’abattait sur la poêle à paella, réduisant en poudre les sommets résineux des plantes cou­ pées, puis ils la ramenaient rapidement en l’air. Lentement, mais de façon perceptible, le contenu de la poêle se transformait en une sorte de pâte épaisse brun foncé. Cette transformation de la structure moléculaire permettait de dégager au maximum le potentiel psy­ choactif de la plante. Fumer la récolte à l’état brut ne marchait pas. Quand la pâte fut suffisamment liquide, on la versa dans des moules en bois, contenant chacun un demi kilo environ. Le sceau distinctif de Gerry était apposé sur chaque plaque, tandis que la pâte durcis­ sait. En refroidissant, la plaque se contractait et sautait quasiment d’elle-même hors du moule. Huit mille plaques étaient déjà prêtes. Il en restait douze mille autres à faire. Les habitations des travailleurs bordaient l’intérieur des murs du fort. Le vieil homme nous conduisit à sa hutte. C’était un logis plus que modeste. Seul indice du vingtième siècle, un climatiseur bruyant avec son générateur. Une merveilleuse senteur se dégageait de la plus petite des deux chambres qui abritait les huit mille plaques en train de refroidir. Après avoir placé un échantillon dans un narguilé, on me le tendit cérémonieusement. L’exercice était assez superflu. Entre le joint fumé à Rawalpindi, la majesté des montagnes, l’altitude, le choc culturel et le phéno­ mène Clinton inversé - inhaler, sans fumer, les émanations de la poêle à paella - j’allais être défoncé quoi que je fume. Cependant la défonce pouvait peut-être encore augmenter, et à cet égard, le goût est un bon indicateur. J’aspirai deux bonnes bouffées. Mon état s’in­ tensifia. J’appréciai la saveur. Tous les regards étaient fixés sur moi. Devais-je m’exclamer «fantastique» ou me contenter d’un «pas mal»? Allais-je dire que le produit valait chaque centime de ses deux millions de dollars, ou le traiter de merde de chameau en leur demandant de me proposer quelque chose de meilleur ? Je sortis un paquet de Rizla et demandai qu’on m’en donne un peu pour rouler un joint. J’expliquai que j’étais plus habitué à cette manière de

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fumer et pourrais ainsi mieux juger de la qualité. J’aspirai quelques bouffées et tendis le joint à Malik. — Vous êtes satisfait, D. H. Marks? — Très. On avait sacrifié un agneau en mon honneur. Il y avait trois plats. En premier, des morceaux de rognons d’agneau enveloppés de graisse croustillante. En second, de l’agneau rôti. En troisième, de la graisse d’agneau. Le tout arrosé de Coca-Cola pakistanais. Pendant le trajet de retour à Landi Khotal, je demandai à Malik si les gens de la manufacture savaient ou non que le haschich était une denrée illégale en Occident. — Ils ne comprendraient pas sens de la question. Ils font com­ merce honorable. La seule loi, ici, c’est loi de la nature, pas loi des riches. Loi de la nature, ça ne veut pas dire loi de la jungle, plutôt comme vos Dix Commandements. — Que se passerait-il si Philip Morris ou John Player débarquait ici en déclarant que désormais c’est à eux qu’il faut vendre? — Même avec policier, ils ne passeraient pas l’entrée. Croyezmoi, D. H. Marks, vous êtes premier homme non-Afrîdî à entrer dans cette fabrique de haschich. Les Afrîdî font business avec gens qu’ils connaissent. C’est à D. H. Marks qu’ils vendent, pas à John Player ou Philip Morris. Je me laissai aller à de doux fantasmes non dépourvus de mégalomanie.

Enfin, un extrait où l'on voit transparaître, outre l’humour de l'au­ teur, son amour pour le rugby, l’herbe et son pays de Galles natal. — Ouais, j’aimerais bien voir l’indépendance du pays de Galles, Roy. Il pourrait en résulter quelques changements majeurs. — Que ferais-tu si tu gouvernais le pays, Howard ? — J’en interdirais l’entrée à tous les Néo-Zélandais, à moins que le gouvernement de Nouvelle-Zélande ne déclare officiellement que la défaite de l’équipe galloise des All Blacks à Cardiff Arms Park en 1972 était due à un coup interdit. — Je crains que l’heure du rugby gallois ne soit passée, Howard. On verra ça cet été lors de la tournée des Gallois en NouvelleZélande. Mais sérieusement, que ferais-tu si tu dirigeais le pays ? — La première chose que je ferais serait de légaliser la mari­ juana. Chacun aurait le droit d’en fumer à l’intérieur du pays et la culture du cannabis serait activement encouragée. Il n’y aurait pas d’embargo sur l’importation de marijuana dans le pays de Galles.

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— Bien des gens, moi le premier, seraient d’accord là-dessus. Mais que ferais-tu de drogues comme l’héroïne ? Les maintiendraistu dans l’illégalité ? — Non. Je les légaliserais toutes. Mais pour des raisons diffé­ rentes. Je voudrais que le cannabis soit vendu, acheté ou échangé pour ce qu’il est : une plante bénéfique dépourvue de danger. Les substances entraînant une dépendance, toxiques ou dangereuses, devraient être librement accessibles, mais accompagnées d’une information complète et exacte sur leurs effets particuliers. Si les gens veulent vivre malades et défoncés en permanence, qu’ils le fassent, tant qu’ils savent ce qu’ils absorbent. La société peut se permettre de subventionner l’existence de cette petite minorité qui, malheureusement, ne voit pas d’autre issue pour elle-même. — Ferais-tu autre chose, ou le fait de légaliser la dope résou­ drait-il automatiquement tous les problèmes ? — La légalisation résoudrait pas mal de choses. Mais pour sûr j’abolirais aussi les centrales nucléaires et les forces armées et je libé­ rerais tous les fonds attachés à la défense militaire. Il n’y aurait plus de gens très riches ou très pauvres. Et de l’emploi pour tous. Tu sais, quoi, les projets habituels... Howard Marks, Mr Nice © Newtext Ltd, 1996 (Traduction inédite de Yona Chavanne, Odette Grille, et des auteurs, 1998) A paraître en français

Alex Garland

«Attrape.» Un point rougeoyant traversa l’obscurité et atterrit sur le lit en une courte pluie d’étincelles. C’était le joint qu’il avait commencé de fumer. Je l’ai attrapé pour qu’il ne brûle pas les draps. «Ouais, dit le type qui riait en douce, je t’ai bien eu. Je t’ai vu ramasser le mégot. » Pendant un instant, je n’ai pas vu par où prendre cette situation. Je ne pouvais m’empêcher de penser : Et si j’avais été vraiment endormi? Les draps se seraient enflammés et j’aurais pu être brûlé vif. Je lui ai tendu le joint et je lui ai demandé : «Tu veux que je te le rende ? » La Plage (1996), Hachette Littératures, 1998

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Descartes épinglé par Frédéric Pagès □

Descartes et le cannabis 1996

Né en 1950, Frédéric Pagès enseigne la philosophie pendant dix ans, avant d’opter en 1985 pour le journalisme et plus précisément le Canard Enchaîné. «Persuadé que la philosophie est aussi (sur­ tout?) un mode de vie», il s'intéresse de près aux biographies des philosophes et a notamment publié sur ce sujet Le Philosophe sort à cinq heures (1993). Frédéric Pagès s’est livré à une enquête aussi érudite qu'es­ piègle concernant les années hollandaises de Descartes, qui avait choisi de fuir la France pour s'installer aux Pays-Bas, où il passa plus de vingt ans de sa vie d'adulte, la période la plus productive de sa carrière. Enquêtant à Amsterdam, aussi bien dans les bibliothèques que dans les coffee-shops, Frédéric Pagès fait ainsi d’étranges décou­ vertes sur ce célèbre philosophe qui, aux yeux de beaucoup, symbolise l'esprit français. Descartes narcotouriste... Je préférai sourire et commandai un jus d’orange. Le patron du Bogt van Gune commanda une pincée de «California orange». En deux mouvements de doigts et un coup de langue, il en fit une ciga­ rette. En fait de café, nous étions dans l’un des nombreux «coffee­ shops» d’Amsterdam, ces estaminets où se consomment en toute légalité différentes variétés de cannabis, affichées sur un menu, avec photos de la plante à l’appui. On y commande ses quelques grammes d’herbe comme chez nous un verre de beaujolais. Le dénommé Tobie tira longuement sur sa «California»: — Pas sérieuse, ma thèse ? Alors trouvez une meilleure raison à l’exil hollandais de notre philosophe national : fumer en paix et au meilleur prix une herbe sélectionnée... Et je le prouve: primo, Descartes fréquentait les fumeries. Où donc aurait-il rencontré Hélène ? Deusio, non seulement Descartes fumait mais il trafiquait. Com­ ment expliquez-vous autrement ses déménagements incessants en Hollande ?

FRÉDÉRIC PAGÈS

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Tertio, il raconte lui-même plusieurs expériences «flashantes» qui ont pour origine certaine la consommation d’herbe. Je suis désolé pour vous et pour l’image que les Français ont de Descartes. Mais renseignez-vous. Et méfiez-vous: je suis un carté­ sien averti, je connais très bien sa vie. Puis-je vous offrir un peu de « California orange» ? — Non, merci, je ne fume pas, ni tabac ni cannabis. — Vous avez tort. Comme son nom l’indique, l’inspiration passe par les narines. — Je tiens à garder mes idées claires et distinctes, expliquai-je en cartésien. Il me tendit la main : — Je dois m’absenter trois jours loin d’Amsterdam. Renseignezvous sur le séjour hollandais de Descartes. Et revenez dès mon retour me donner le résultat de votre enquête. Trouverez-vous une meilleure explication que la mienne? J’en doute... Du flair! De l’audace ! Cher compatriote et néanmoins ami, je vous salue ! Et il disparut. [...] J’étais à ce point d’embarras quand je rencontrai Mgr Huet. Sous sa calotte d’évêque d’Avranches, il cachait un esprit far­ ceur. En 1692, Daniel Huet publie une fausse vie de Descartes dans laquelle il imagine le philosophe toujours vivant, centenaire robuste retiré dans les solitudes glacées de la Laponie. Mgr Huet a sa petite idée sur la nuit du 10 novembre qu’il récrit à sa façon, en faisant parler Descartes: «Et comme j’étais au fort de mes méditations, il m’arriva pendant une nuit qui suivit une soirée du jour saint Martin après avoir un peu plus fumé qu’à l’ordinaire [souligné par l’auteur] et ayant le cerveau tout en feu, de me sentir saisi en dormant d’une espèce d’enthousiasme. » Ainsi donc, déjà au XVIIe siècle, on racontait que Descartes avait abusé de l’herbe. Du tabac, pas du cannabis... L’attaque de Huet est d’autant plus blessante qu’elle vise le cerveau de Descartes, «tout en feu» sous l’effet du tabac. Aujourd’hui, on ne ferait pas grand tort à la réputation d’un philosophe en l’accusant de vider un paquet de Gauloises par jour. Mais au XVIIe siècle, les fumées montent... Lisez les Passions de l’âme et mettez une cigarette au bec de l’homo cartesianus qui y est décrit. L’esprit du tabac ne peut manquer de se mêler à ses esprits animaux, modifiant ses humeurs, ses imaginations et ses pensées. Dans cette vision très vaporeuse du corps humain, le tabac agit par voie cérébrale, en ce

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point vital où s’opère l’union de l’âme et du corps : la fameuse glan­ dule. Dans une anatomie cartésienne, le tabac est forcément une drogue dure. Accuser Descartes d’avoir fumé? Durissime!... La malveillance n’a pas d’âge.

La belle affaire ! Oui. Descartes a fumé probablement du tabac. Mais pour expliquer son départ aux Pays-Bas, il y avait bien d’autres rai­ sons que je récapitulai et ramassai mentalement en «une revue géné­ rale», appliquant fidèlement la cinquième règle de la méthode. Je tenais mon sujet uno intuitu (d’un seul regard). Au soir de ce troi­ sième jour, l’esprit serein, je m’en allai d’un pas résolu exposer mes arguments à mon philosophe de bistrot ou plutôt de cannabistrot. Il était à la même table avec le même chien. Monsieur Grat accueillit mon arrivée avec un jappement d’hostilité. Quant à son maître, il arborait toujours le même sourire ironique. — Alors, vous avez trouvé pourquoi Descartes n’est pas resté en France ?, me demanda-t-il, sûr de son fait. A ce moment, une femme fit son apparition à la porte et se dirigea vers nous. C’était une amie de Tobie. Elle avait une quaran­ taine d’années, de longs cheveux châtains qui tombaient sur ses hanches, des yeux très vifs et très bleus comme on en voit sur les toiles de Vermeer. — Je vous présente Bonnie, philosophe belge. Je connaissais ce nom, réputé en philosophie. Bonnie S. avait publié plusieurs ouvrages de haute volée. J’étais flatté de faire sa connaissance. Après les salutations d’usage, Tobie me demanda d’exposer mes arguments. Ce que je fis. Bonnie écoutait en fumant une cigarette, Tobie en fermant les yeux, me laissant croire qu’il dormait. Il n’en était rien et il m’inter­ rompit quand j’évoquai la «stupeur» décrite dans les Méditations. — Savez-vous que quand Descartes doute de l’existence des hommes qu’il voit passer dans la rue et se demande s’il ne s’agit pas de mannequins à chapeaux, il tient le même raisonnement que les psychotiques ? J’évitai cette diversion et continuai mon exposé. Quand j’expli­ quai que Descartes avait probablement fumé du tabac mais que, pour le cannabis, la preuve restait à faire, les yeux de Tobie cligno­ tèrent d’une lueur méphistophélique : Vous êtes fait ! Dans le piège à rat ! A partir du moment où vous admettez que Descartes a fumé du tabac, vous admettez qu’il a fumé du cannabis.

FRÉDÉRIC PAGÈS

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Il sortit de sa poche un livre intitulé L’Embarras des richesses, l’ouvrit à une page marquée d’avance et lut ceci : « La coutume qu’avaient les brasseurs de remonter leurs produits par des substances hallucinogènes ou susceptibles de provoquer des transes, telles que les graines de jusquiame noire, la belladone et les pommes épineuses, remontait au moins à la fin du Moyen Age... Roessingh, l’historien de l’industrie hollandaise du tabac, n’écarte pas la possibilité qu’une partie de la marchandise ait pu être «saucée» avec du Cannabis sativa, bien connu des Hollandais qui avaient voyagé dans le Levant et l’Orient indien. » C’est extrait d’un livre savant et sérieux, conclut-il en me montrant la couverture du livre de Simon Schama. — C’est une possibilité... Vous en faites une certitude. En bon cartésien, j’écarte tout ce qui est douteux ou probable... Sans s’émouvoir de mes remarques, Tobie continuait : — Qui dit marine à voile dit chanvre, c’est-à-dire cannabis, dont c’est le nom latin. Sans chanvre, pas de cordages ni de voiles. Or les Hollandais étaient aux XVIe et XVIIe siècles les meilleurs naviga­ teurs du monde: le cap Horn, le Spitzberg, les atolls des Tuamotu, la Tasmanie, ils les ont découverts. Ils ont fondé la NouvelleZélande et la ville de Nouvelle-Amsterdam qui deviendra New York. Ils connaissaient tous les usages du chanvre et toutes les variétés, à tisser ou à fumer. Leurs tabagies, leurs musicos étaient les premiers coffee-shops. Et toute l’Europe le savait bien, expliqua-t-il en se tournant vers la jeune femme. Frédéric Pagès, Descartes et le cannabis © Editions Mille et une nuits, 1996

Noam Chomsky

La marijuana est connue pour ne pas être très nocive. Ce que cela veut dire, c’est qu’on estime généralement qu’elle n’est pas bonne pour vous, mais le café ne l’est pas non plus, pas plus que le thé ou les gâteaux au chocolat. Ce serait de la folie de criminaliser le café, même s’il est nocif. Les Etats-Unis sont l’un des seuls pays à poser le pro­ blème en termes moraux. Interview par John Veit, in: High Times, avril 1998

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Isabelle Stengers et Olivier Ralet : le défi hollandais vu par deux philosophes □

Drogues, le défi hollandais 1991 Isabelle Stengers, née en 1949, a fait ses études de chimie à l’uni­ versité libre de Bruxelles, puis a bifurqué vers des études de philo­ sophie pour comprendre autrement ce qu’elle avait appris des scientifiques. Elle conçoit sa pratique comme inséparable d'un travail mené avec ceux dont elle interroge l'œuvre ou les pro­ blèmes, qu'il s'agisse d’Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie avec qui elle a publié La Nouvelle Alliance et Entre le temps et l'éternité, ou d'un psychanalyste hérétique, praticien de l'hypnose, Léon Chertok (Le cœur et la raison). Citons également Médecins et sorciers, avec Tobie Nathan. Ce qu'on appelle philosophie des sciences va, pour elle, des grandes questions portant sur la science (L’invention des sciences modernes, Cosmopolitiques] aux problèmes qui font intervenir science, politique et éthique (Sciences et pouvoirs]. Ce qui se traduit également par un engagement politique dans les luttes traduisant les exigences de «ce pari que nous appelons démocratie» (Ligue des Droits de l’Homme). Elle enseigne à l'université de Bruxelles. Olivier Ralet, belge lui aussi, né en 1955, est un philosophe spé­ cialisé en politiques publiques et en prévention. Il est cofondateur du groupe belge d'auto-support d’usagers de drogues, et expert «drogues» pour la Ligue belge des Droits de l’Homme. Dans Drogues, le défi hollandais, les auteurs observent l'excep­ tion hollandaise en matière de politique des drogues, notamment à la lumière de la géographie unique des Pays-Bas. Ce petit texte venait en contrepoint à un colloque sur la toxicomanie qui s’est tenu en 1990 en Belgique.

Selon les Néerlandais, l’Etat n’a pour rôle ni de sanctionner les

différences, ni de les «normaliser». La «normalisatie» est conçue comme un processus social spontané : l’existence d’un groupe «différent» devient «normale» pour l’ensemble de la société, et ce

ISABELLE STENGERS & OLIVIER RALET

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groupe produit ses propres «normes» de fonctionnement. Ce double processus dialectique relève de la société civile et non des res­ ponsables politiques. En revanche, les lois et les réglementations, qui sont de la responsabilité du politique, sont des ingrédients inévi­ tables du processus de «normalisatie», et c’est à ce niveau que se trouvent mises en rapport la question de la gestion d’une société et celle de son devenir. Lorsque l’Etat français interdit les drogues venues du Sud, ou lorsqu’il accepte, contraint et forcé, que les seringues soient remises en vente libre, il cherche à influer les normes des groupes que concer­ nent ces lois et règlements. Les partisans d’une dépénalisation de l’usage des drogues espèrent, eux, qu’une réglementation adéquate aura une influence favorable sur les normes de consommation. La singularité néerlandaise est de poser explicitement le problème de la «normalisatie» c’est-à-dire de reconnaître explicitement que l’Etat a affaire à un processus qu’il ne maîtrise pas, mais a pour devoir de «contrôler» puisque, en tout état de cause, il en est partie prenante. Le terme de «contrôle» sonne, lui aussi, très mal aux oreilles françaises. Il implique une manipulation, une prise de pouvoir d’au­ tant plus redoutable qu’elle est sournoise. Aux Pays-Bas, ce terme ne définit pas un programme de pouvoir mais l’impératif de ne pas se résigner à l’impuissance. Afin d’expliquer leur propre singularité, les Néerlandais soulignent leur spécificité géo-historique : « Même un facteur aussi apparemment anhistorique que la géographie doit être perçu à la lumière de l’histoire et de la culture. Il s’agit dans notre cas d’une vérité particulièrement évidente, comme l’atteste le dicton “Dieu a fait le monde, mais les Hollandais ont créé les Pays-Bas”. Ici, en effet, le paysage est souvent l’œuvre de l’homme, un tiers du pays étant formé d’anciens marais, de lacs, ou même d’étendues de mer asséchées et converties en précieuses terres de culture. L’abon­ dance de l’eau a toujours été pour l’observateur extérieur la carac­ téristique la plus frappante des Pays-Bas : eau qui représente tout à la fois une menace et une ressource vitale, exigeant l’édification de digues et barrages, et attirant ce peuple à la navigation et au com­ merce. Les Néerlandais n’ont jamais conquis la mer, mais ils ont réussi à contrôler cet ancien ennemi. A coup sûr ce facteur naturel a fourni un stimulus important à l’attitude réaliste et pragmatique des Néerlandais à l’égard de la vie en général, et à l’égard de leur poli­ tique au sujet des drogues en particulier». [...] Il est possible que la singularité géo-historique des Pays-Bas ne constitue qu’une justification a posteriori de la singularité politique et culturelle actuelle de ce pays, le choix d’un type de mobilisation,

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et non de l’autre. Il reste qu’elle accompagne et permet de raconter le choix fait par cette société: celui de ne pas faire «comme si». Ne pas faire comme si une loi était toute-puissante : on n’empêchera pas plus les gens de se droguer que les marées de se perpétuer, telle est la vérité à laquelle les Néerlandais ont choisi de faire face. Ne pas faire non plus comme si le processus de «normalisatie» devait être res­ pecté dans son ineffable spontanéité: il en est de la «normalisatie» comme des marées, certaines peuvent être catastrophiques. [...] Au-delà de la question de la politique des drogues, s’ouvre la ques­ tion du sens que prendra pour nous «la singularité néerlandaise». Les Néerlandais sont les premiers à affirmer que les solutions qu’ils ont mises au point ne sont pas, comme telles, transposables aux autres pays, car toute solution doit intégrer la culture et l’histoire spécifiques du lieu où elle est censée s’appliquer. Mais la leçon néerlandaise ne se résume pas aux «bus méthadone» ou aux «junkiebonden» comme tels, elle tient au style politique qui a rendu possible cette double invention «scandaleuse». Peut-être sa meilleure expression est-elle au fond la «parabole» de la singularité géo-historique des Pays-Bas dans ses rapports à la mer: parabole d’un pays qui s’interdit de faire comme si les choses devaient finir par se soumettre aux impératifs, comme si les menaces, si on les ignore, devaient finir par disparaître tels de mauvais rêves. Or la situation des Pays-Bas dans ses rapports à la mer est devenue, elle, un symbole éminemment transposable. Un peu partout se fomentent des histoires, histoires de climat, histoires d’eau, histoires de sol, histoires de peuples, dont nous cherchons à penser qu’elles s’arrangeront d’elles-mêmes, qu’elles ne seront pas si graves que ça, et que tout pourra continuer «comme d’habitude». La parabole néerlandaise illustre le lien entre l’éthique démocra­ tique, qui requiert une position des problèmes posés au collectif sug­ gérant et anticipant que ses membres sont capables de les comprendre, de les discuter, de se les approprier, et la lucidité technique, qui requiert une mise en rapport dynamique entre l’exploration des problèmes et l’invention des moyens d’y faire face. C’est la parabole d’un pays qui aurait pris au sérieux la question de l’histoire, qui définirait l’éthique en matière de gestion collective tant par la mise en problème que par la mise en histoire des problèmes.

[Fin du livre] Isabelle Stengers et Olivier Ralet, Drogues, le défi hollandais © Les Empêcheurs de penser en rond, 1991

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Adriaan Jansen : géographie économique des coffee-shops □

Cannabis à Amsterdam

Une géographie du haschisch et de la marijuana 1991 Adriaan C.M. Jansen, né en 1942, a enseigné pendant trente ans à la faculté de géographie économique de l’université d’Amsterdam, où il continue à mener ses recherches. Il a appliqué sa spécialité aux coffee-shops. Dans Cannabis à Amsterdam, il en étudie aussi bien la répartition géographique que le fonctionnement économique et humain, tout en jouant le rôle de conseiller auprès de l'organisation regroupant les commerçants qui vendent du cannabis au détail.

Nous sommes mardi soir, le 30 juin 1989, à dix-huit heures

quarante-cinq. Je décide de me mettre au travail. Le Tweede Kamer (La Deuxième Chambre) est l’un des coffee­ shops les plus remarquables du centre d’Amsterdam. Bien qu’il soit situé dans une ruelle étroite, sa devanture n’indique nullement qu’on y vend des drogues douces. C’est même l’inverse d’une invite qui se lit sur l’une des fenêtres, sous la forme d’un panneau «Attention au chien». Un gros chien se trouve en effet sur les lieux, mais la mise en garde n’est pas nécessaire : il est l’ami de tout le monde. Quand on entre dans le coffee-shop, on découvre que son nom est pleinement justifié : il mesure moins de 16m2 et l’ameublement évoque un salon de la période Art Déco. Sur la table se trouvent des journaux, des magazines, des bandes dessinées. Des gens jouent aux échecs, lisent, bavardent, et fument. Le public est assez jeune. Il y a des adolescents. Cette pièce joue bien évidemment le rôle de salle de séjour pour tous ceux qui louent une chambre en ville ou qui cher­ chent une alternative au salon de leurs parents. Mais ce n’est peutêtre pas une coïncidence si le terme de Tweede Kamer désigne également la Chambre des députés au parlement hollandais. Devant moi une fille commande pour 5 florins [1 florin = environ 3,30 FF]

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du hasch marocain le moins cher. Celui-ci est pesé sur une balance électronique. La fille se roule un joint, puis en offre une bouffée au vendeur et à un garçon qui lui était encore inconnu un instant aupa­ ravant. Il y a maintenant beaucoup de monde au Tweede Kamer. Bon nombre de clients viennent y acheter du hasch, mais la plupart repartent dès qu’ils ont fait leurs achats. Les ventes oscillent entre 5 et 25 florins. Etonnamment, de nombreux clients ne s’enquièrent ni du prix ni des variétés d’herbe ou de hasch disponibles. Leurs commandes, «donne-moi pour 10 florins de colombienne» ou «mets-moi un gramme de ton meilleur marocain», montrent qu’ils sont des clients fidèles n’ignorant rien des prix ni des variétés dispo­ nibles. Le choix, qui change peu, est d’ailleurs assez limité. Sur le mur derrière le comptoir on peut voir une sorte d’emploi du temps pour la semaine. Flip, Rob et Milo se partagent les heures de travail. Je demande à Rob un gramme de son meilleur hasch marocain (15 florins) et une tasse de café. De nombreux clients viennent d’ar­ river et je dois attendre ma tasse de café. Mais cela m’est égal. Je vais rester ici une demi-heure en tout cas. On boit surtout des sodas dans ce coffee-shop, et mon café n’est pas frais - il est même tout juste consommable, si bien qu’il m’est offert par la maison. Quelques ins­ tants plus tard, quand Rob lui-même manifeste le désir de prendre un café, je lui recommande fortement d’en faire une cafetière fraîche. Les clients de ce coffee-shop sont très amicaux. En quelques minutes je me trouve mêlé à la conversation. Pendant ce temps les affaires battent leur plein. Dans la dernière demi-heure le volume des ventes de hasch et d’herbe a atteint 185 florins - contre 10 flo­ rins seulement pour les boissons. Peu après dix-neuf heures quinze, je quitte les lieux. Vers dix-neuf heures vingt-cinq, j’entre dans un coffee-shop nommé Siberië. Quelques mois auparavant, j’avais raconté au patron que je m’apprêtais à finir un livre sur le goût de la bière. Il avait trouvé cela drôle. Ce soir je lui apporte un exemplaire de ma prose. Le calme règne dans la boutique. Quatre lycéens jouent au babyfoot, un Turc assez âgé parle avec le patron et un jeune homme, sans doute originaire d’Espagne, lit le journal. En plus du patron il y a une serveuse et un vendeur. Le vendeur n’est pas le même que la der­ nière fois, mais la mallette dans laquelle les drogues douces sont exposées n’a pas changé. J’offre au patron le bouquin promis. Il en est ravi et souligne son utilité: hier soir encore il parlait d’ouvrir un pub. Il apprécie particulièrement ma proposition n°8: «La signifi­ cation sociale des coffee-shops d’Amsterdam devrait être définie en

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termes positifs. » Je lui dis que je pense écrire en anglais sur les drogues douces. Cela lui plaît. Cela lui plaît même tellement que je me sens contraint de tempérer son ardeur missionnaire: «Tu ne crois tout de même pas que Nancy Reagan serait emballée par mon projet ? Laisse tomber ! Tu es vraiment trop optimiste. » Mais son zèle ne connaît pas de limites: «Les choses bougent, non? On pro­ gresse. Il y a longtemps que nous avons les connaissances pour construire un monde meilleur; mais maintenant on commence à s’en rendre compte. Même les scientifiques se tournent vers la sagesse des anciens Chinois. Bon, d’accord, il aura fallu quelques milliers d’années pour en arriver là. Ça se comprend, vu notre héri­ tage chrétien. Mais nous y sommes - tu vas voir. On va enfin pouvoir créer un monde meilleur. »[...] Le Siberië est plus calme et plus spacieux que le Tweede Kamer. Il offre un grand choix de boissons ainsi qu’un excellent café, comme en témoigne d’ailleurs la machine à expresso, présente dans la plupart des coffee-shops. Des clients jouent aux cartes ou au baby-foot. Il y a aussi un jeu d’adresse de fabrication artisanale dans lequel un klaxon de vélo sanctionne les erreurs. Tous les visi­ teurs n’achètent pas nécessairement du haschisch ou de l’herbe, et tout le monde ne paye pas. Un homme qui revient de la plage com­ mande un yaourt, le mange, puis s’en va. Entrent deux hommes originaires du Surinam. L’un d’eux raconte qu’on lui a volé sa veste. Il aimerait bien fumer un joint avec son copain et demande une avance. Le propriétaire lui fait promettre de le rembourser dès le lendemain. (J’ai des raisons de penser que ces deux-là utilisent aussi des drogues dures. On les voit souvent du côté du « Pont des Pilules», un endroit proche de chez moi où circulent des drogues dures. De légères inflammations rougissent leurs joues creuses). Le hasch et l’herbe vendus ici sont pré-emballés dans de petits sachets en plastique d’une valeur de 10 à 25 florins. Les sachets à 10 florins sont les plus demandés. Le propriétaire se tourne vers moi : «A ton avis, quel est le meilleur coffee-shop d’Amsterdam?» J’hésite (je n’en ai aucune idée): «C’est difficile à dire. Il y en a plein. J’aime bien le tien. Le Tweede Kamer et le Runners aussi; la musique n’y est pas trop forte, on peut discuter tranquillement. Et puis en plus, ils pèsent à la demande. Mais au Tweede Kamer le café est vraiment épouvantable. Tu connais un autre coffee-shop à Amsterdam où il n’y a pas d’expresso?» Il ne répond pas à ma question. «Je connais le Tweede Kamer. Franchement je le trouve un peu cher. Je ne connais pas le Runners. Où se trouve-t-il?»

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Rendre visite à ses concurrents fait apparemment partie des habi­ tudes du patron. Peut-être le Runners sera-t-il le prochain sur sa liste ? Au bout d’un moment il coupe un melon en tranches et le distribue aux clients. Puis il roule un joint pour quatre. L’Espagnol, le Turc (qui cherche apparemment du boulot dans le quartier) et moi-même fumons avec lui ce joint roulé d’une main professionnelle, mais un peu trop fort. Comme d’habitude, le hasch et l’herbe reviennent dans la discussion. Je lui parle d’une étude selon laquelle la consommation de drogues douces a diminué chez les jeunes Hollandais. Il se montre sceptique, critique les chiffres officiels. Il fait remarquer qu’il y a encore à Amsterdam des gens qui n’aiment pas admettre qu’ils sont consommateurs de drogues douces. Certains clients en achètent pour des amis qui n’oseraient jamais franchir la porte d’un coflfee-shop. Je ne sais si cela suffit à invalider les chiffres officiels, mais le fait est que je connais moi aussi des fumeurs de drogues douces qui se refusent à aller les chercher eux-mêmes. Il est vingt heures trente. Dans l’heure qui s’achève, il s’est vendu pour 80 florins de hasch et d’herbe. Le coffee-shop Bulldog I, l’un des plus anciens de la ville, est situé en bordure du quartier «chaud». Au rez-de-chaussée on y vend des sodas, du café et du thé. Depuis plus de dix ans une grande variété de drogues douces y est vendue au sous-sol. Un panneau éla­ boré mentionne deux haschs libanais, deux afghans, deux maro­ cains, un népalais et cinq variétés d’herbe. Le prix est fixe : 25 florins. Seule la quantité varie. Pour certaines variétés la maison fait des offres spéciales à 100 florins. Une seule variété est offerte en sachets de 10 florins. Il est évident que les prix ne prêtent pas à discussion. Un client demande 10 florins de népalais (seul l’afghan est vendu de cette manière). Il a beau discuter, rien n’y fait. Les affaires sont calmes. Dans la demi-heure qui s’est écoulée j’ai enregistré un volume de vente de 185 florins seulement. Le comptoir destiné aux ventes à emporter, installé récemment pour accélérer le service, semble tout à fait inutile. Les étrangers fréquentent volontiers ce coflfee-shop. Et la clien­ tèle y est nettement plus âgée que dans les deux autres coffee-shops auxquels j’ai rendu visite ce soir (sans doute bon nombre de clients du Bulldog I lui sont-ils fidèles depuis sa création). Il est facile de reconnaître les étrangers à leur langage, mais d’autres caractéris­ tiques les différencient des Hollandais. Les étrangers sont méfiants. Ils ont peur de se faire rouler. Ils inspectent le contenu de chaque sachet, essayent de faire baisser les prix, et mettent longtemps à se décider. La plupart des Hollandais ne jettent qu’un coup d’œil

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au menu : leur achat ne leur prend guère plus de temps que celui d’un paquet de cigarettes. En plus du comptoir pour la marchandise à emporter, le Bulldog offre une abondance de sièges, aussi bien au rez-de-chaussée qu’au sous-sol où de confortables banquettes bordent trois murs. Comme d’habitude, des postes de télévision aux quatre coins de la pièce dif­ fusent un mauvais film violent de série B. Le volume du son rend la conversation difficile. Contrairement à ce qui se passe au rez-dechaussée, personne ne parle. Les gens regardent les écrans, boivent et fument. L’usage des banquettes est réservé à ceux qui prennent des consommations, comme l’indique une pancarte. Mais cette règle n’est pas appliquée de manière stricte ; réprimandé, un Américain explique qu’il a bu son café au rez-de-chaussée et qu’il veut mainte­ nant fumer ici. On lui fiche la paix. J’engage la conversation avec un garçon de Sittard, une ville du sud des Pays-Bas ; je lui demande s’il est facile de s’y procurer des drogues douces. Cela semble être le cas. Mais quand je lui demande le nombre de coffee-shops, il n’en mentionne qu’un. Par contre on y trouve de nombreux «vendeurs d’appartement». Viennent-ils à Amsterdam ? Cela expliquerait les transactions parfois importantes auxquelles il m’arrive d’assister dans les coffee-shops. A vingt et une heures trente, j’entre au Hard Rock Café - un nom déposé, sans doute originaire des Etats-Unis. Il y fait très sombre. La musique à fond, illustrée par des clips vidéo sur trois écrans, oblige à passer commande en langage gestuel. Plus de la moitié des clients de cette boîte bondée sont étrangers. Le choix de drogues douces proposées à la vente est large : une quinzaine de variétés pro­ venant de différentes parties du monde. Des gâteaux et des bonbons au hasch sont aussi proposés, de même que des pipes et des T-shirts portant le logo du coffee-shop agrémenté d’une feuille de mari­ juana. Le poster du Hard Rock Café est gratuit, tout comme celui du Bulldog. Bien évidemment la saison touristique est entamée. En une demi-heure, le volume de vente des drogues douces - gâteaux et bonbons compris - atteint 180 florins. Pour la première fois de la soirée je me trouve dans un établisse­ ment où l’on vend plus de boissons que de drogues douces. C’est aussi le premier établissement où l’on sert des boissons alcoolisées. A quelques minutes de marche du Hard Rock Café se trouve le Happy Family. En entrant j’ai l’impression d’être l’unique client. Il y a quatre autres personnes dans cette grande pièce mais elles semblent

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toutes avoir un rapport de travail avec la maison. L’heure avancée explique peut-être l’absence d’autres clients, mais j’en doute. Je me suis déjà rendu au Happy Family à des heures plus favorables et le volume de vente y semble en constante perte de vitesse. Je le regrette d’autant plus que ce coffee-shop, annexe d’un pub, se trouve bien évidemment situé sur le front de la guerre aux drogues dures. Dans presque tous les coffee-shops d’Amsterdam on peut voir un pan­ neau rédigé en plusieurs langues : «Pas de drogues dures, pas d’agression, pas de vente d’objets volés. En cas de non-respect de ce règlement, la police sera immé­ diatement appelée. » Au fil du temps cette pancarte est devenue inutile dans la plupart des coffee-shops; mais pas au Happy Family. Et ici on n’appelle pas la police quand le règlement n’est pas respecté. J’y ai vu à deux reprises quelqu’un qui avait fait usage de drogues dures se faire jeter assez rudement à l’aide d’une batte de base-bail. Si la suspicion se porte vers une personne qui va aux toilettes, il n’est pas rare que le propriétaire la suive afin de s’assurer qu’elle n’y prend pas de drogues dures. Jadis, le Happy Family attirait un certain nombre de marginaux et de déshérités. Le thé et le café y sont offerts. Un petit déjeuner gratuit y est servi à qui le souhaite, jusqu’à dix heures du matin. Le Happy Family fonctionne un peu comme un centre de l’Armée du Salut, avec les alléluias en moins. Il faisait partie d’une chaîne de centres de jeunesse subventionnés. Mais il y a quelques années, des membres du Conseil municipal ont suggéré publiquement que le Happy Family vendait chaque année pour des millions de florins de drogues douces. Cette allégation n’a jamais été prouvée, mais elle a néanmoins attiré l’attention du percepteur des impôts. La question fut présentée au Parlement et la presse internationale elle-même s’en est emparée. Les quelques centaines de milliers de florins de sub­ ventions alloués au Happy Family lui ont été retirés et son rôle de centre pour la jeunesse a rapidement décliné. Mais il y a une autre raison à ce déclin. La plupart des gens n’aiment pas se trouver confrontés aux pauvres et aux marginaux. Et le nombre des coffee­ shops d’Amsterdam a considérablement augmenté en quelques années. Je quitte les lieux à vingt-trois heures. Il n’y a pas eu la moindre vente de drogues douces et une seule boisson à 6 florins. Pendant ma visite de ces coffee-shops, il n’y a eu aucune vente de drogues dures. J’en suis certain. Il n’y a pas eu non plus la moindre raison de penser qu’une telle transaction pouvait s’accomplir au dehors. J’arrive à la même conclusion matin, midi et soir quand je

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rends visite à différents coffee-shops. Il est tout à fait exceptionnel qu’il en soit autrement. Pour se faire une opinion correcte des drogues douces aux Pays-Bas, la personne privée, l’étranger, le scien­ tifique ou l’homme politique disposent de différentes sources d’in­ formation. Une visite aux coffee-shops semble la démarche la plus évidente ; elle est pourtant largement négligée. A. C. M. Jansen, Cannabis à Amsterdam, Une géographie du haschisch et de la marijuana © Editions du Lézard, 1994 (traduit du néerlandais par Muriel Vandermeulen avec la collaboration de Michka)

Paul Krassner

Finalement à Berkeley, dans un meeting contre la guerre, Stew Albert avait de l’herbe thaï. Je compris soudain pourquoi nous avions une guerre dans le sud-est asiatique. Pour protéger les récoltes ! Puis je fis connaissance avec la colombienne. J’avais un rendez-vous mais pas de voiture et mon amie devait passer me prendre, mais elle était un peu en retard. C’était une herbe dont deux bouffées suffisaient, mais je fumai le joint entier. Avant même qu’elle arrive j’avais écrit dans ma tête toute une petite fable qui allait devenir «Les Contes de Langue Fu». Je découvrais qu’il existait une relation entre la créativité et le fait de fumer de l’herbe. Interview par Steven Hager, in: High Times, novembre 1997

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Rodolphe Ingold et Mohamed Toussirt: cannabis made in France □

Le Cannabis en France 1998

Rodolphe Ingold, anthropologue et psychiatre, a introduit en France les méthodes ethnographiques appliquées au domaine de la santé, et fondé en 1982 l’IREP (Institut de recherche en épidémio­ logie de la pharmacodépendance), dont les travaux sont reconnus au-delà de nos frontières. Mohamed Toussirt est sociologue et enseignant à l’Université de Paris VIII. Cette étude ethnographique, première du genre en France, basée sur de nombreux témoignages et observations de terrain, décrit les pratiques liées à l’usage du cannabis dans l’Hexagone, aussi bien dans les villes et les banlieues que dans les sites ruraux où le cannabis est cultivé clandestinement. L’étude est préfacée par le professeur Henrion (membre de l'Académie de Médecine), qui fut chargé par le gouvernement de diriger une commission pour une nouvelle politique des drogues (prévenue d’avance par le Ministère de l'intérieur que toute dépé­ nalisation du cannabis était exclue, la Commission avait néanmoins fini par la recommander, après plusieurs mois d’enquête). «Cette enquête», écrit le professeur Henrion à propos de Cannabis en France, «apporte des réponses précises et fort intéressantes à plusieurs questions: qui consomme le cannabis? pourquoi? dans quelles condi­ tions se fait la première rencontre? quel produit est consommé et comment? mais aussi que pensent les usagers eux-mêmes? et cela avec la plus grande objectivité. »

La

culture

Les données et témoignages dont nous disposons ne nous permet­ tent pas de dresser un véritable historique de cette pratique qui consiste à cultiver des plants de cannabis pour sa propre consom­ mation et éventuellement celle de son entourage. Il s’agit cependant d’une pratique ancienne dont nous retrouvons des traces tout au

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long des années soixante-dix et quatre-vingts, soit à titre individuel, soit dans le cadre de petits groupes de personnes ou communautés vivant généralement en milieu rural (Cévennes, Lot, région MidiPyrénées). Il s’agissait, pour les personnes qui en font état aujour­ d’hui, de pratiques tout à fait artisanales consistant à planter une ou plusieurs graines dans la nature ou sur un balcon et qui produisaient des plantes de qualités très variables quant à la teneur en THC : la «locale» avait la réputation de ne pas supporter la comparaison avec d’autres herbes cultivées en Afrique, aux Antilles, en Amérique du Sud ou aux Etats-Unis. Les cultivateurs, quant à eux, se voyaient plutôt comme des amateurs qui produisaient leur cannabis davan­ tage par curiosité que pour en tirer un produit de bonne qualité. Il semble que cette situation se soit très largement modifiée dans le courant des années quatre-vingts et plus spécialement à partir de 1990. Pendant cette période, l’information a commencé à circuler: il est possible de cultiver du cannabis et d’obtenir des produits de grande qualité, tout au moins à partir de graines sélectionnées et au prix de certains efforts. Des cultivateurs américains et hollandais avaient développé des techniques efficaces : grâce à une sélection des graines et à d’autres procédés, ils produisaient de la Sinsemilla, c’est-à-dire des plants femelles très riches en THC et n’ayant pas été fécondés. Ceci devenait possible dans des climats très différents les uns des autres, y compris des climats tempérés. A cela s’ajoutait la possibilité de cultiver le ou les plants dans des appartements, voire dans des caves, des greniers ou des placards, en été comme en hiver. Les consommateurs de cannabis ont vu dans ces nouvelles tech­ niques une opportunité heureuse leur permettant d’obtenir de l’herbe - produit souvent préféré à la résine -, ceci à un prix modéré, sans trop de dangers et en dehors de tout trafic clandestin.

C’est dommage d’ailleurs qu’on trouve peu d’herbe. Avant, l’herbe, on en trouvait beaucoup plus facilement que mainte­ nant. En ce moment, on trouve moins de graines. J’aimerais trouver des graines pour en faire pousser dans mon jardin. Quand j’étais étudiante, j’avais plusieurs plants. Là, je vais essayer d’en trouver, des graines, pour un petit pétard d’herbe de temps en temps, c’est sympa. Je suis pour laisser les gens cultiver. Comme ça, tu connais la provenance. C’est une qualité que tu contrôles, parce que le pro­ blème du business, c’est que tu trouves facilement de la merde. Fumer naturel, c’est mieux et pour fumer de la qualité, il faut moins d’intermédiaires.

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Certains regroupements d’usagers (CIRC notamment) ont vu là également un moyen de militer pour la dépénalisation du cannabis, tandis que d’autres y ont vu la possibilité de produire et de revendre un produit très demandé sur le marché en évitant toute pratique de passage des frontières. Les graines sélectionnées sont devenues lar­ gement disponibles, en Hollande et en France, étant vendues ou données. En quelques années cette pratique s’est largement répandue, correspondant autant aux besoins des consommateurs qu’à leur curiosité. Tout irait mieux pour tout le monde si on pouvait cultiver quelques pieds et ne pas se sentir coupable vis-à-vis de la loi du fait de fumer du hachisch qui ne nuit à personne. Il faut surtout que les gens sachent que fumer du cannabis n’implique pas une consommation ultérieure de drogues dures, bien au contraire. J’ai goûté à tout et je reste une fervente de la consommation de joints, et anti drogues dures.

Cette pratique de la culture va de pair avec une attitude qui pose le cannabis comme une drogue, certes, mais comme une drogue qui ne devrait pas être interdite. Celui qui en cultive cesse donc poten­ tiellement d’être condamnable tant qu’il n’en cultive qu’en quantités modérées, pour son usage personnel et sans la revendre. L’herbe, soit j’ai des copains qui en font pousser un peu et ils m’en donnent un petit peu, soit, cela m’est arrivé de la planter moimême. L’an dernier notamment, j’en ai planté suffisamment pour moi et ça a duré un moment. Pendant ce temps-là j’ai fait des éco­ nomies. Bon, il est vrai que j’en ai donné à quelques copains, mais j’en ai pas vendu, parce que je voulais pas. Ça n’a aucun intérêt si je la vends. Après, au bout d’un moment, ça me manquera à moi et il faudra que je rachète. Donc, j’en ai donné, cadeau, gentiment, c’est tout.

Je cultive à peu près 2,5 k d’herbe. Ça, j’en donne pas mal à des copains, parce que quand je ne suis pas là, c’est des copains qui viennent qui me les arrosent. Je donne des consignes. Bon, j’en donne pas mal. Je ne vais pas tout fumer. Sur les 2,5 k, je vais avoir 1 k pendant l’hiver en permanence. Mais l’autre (1,5 k) je le donne. Dans une soirée, il y en avait qui voulaient de l’herbe, je leur en ai donné.

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Un autre point mérite d’être souligné tant il revient de façon per­ manente dans les discours: cette plante est «belle», «élégante», «décorative», elle «sent bon», elle est «intéressante». Elle est d’ailleurs l’objet de tous les soins. Certains usagers très épisodiques ne la cultivent que comme élément décoratif, dans un jardin ou un appartement Ce point est encore souligné par mille et une petites histoires où il est question d’une personne qui remarque un plant de cannabis, ne le reconnaît pas pour tel et demande le nom de cette «jolie plante». On nous a raconté, par exemple, l’histoire de ce jeune enfant qui se promène dans un jardin, repère un plant de can­ nabis discrètement installé dans un bosquet et qui s’extasie devant lui, négligeant toutes les autres plantes, ceci malgré les efforts de ses parents pour l’en distraire... J’essaye de cultiver mais ça ne prend pas. Dans l’appartement, c’est pas bien. Quand j’habitais dans le sud, j’avais 49 pieds, en pleine campagne. J’adore cette plante, la feuille est belle. Ça sent bon. Un des attraits des consommateurs pour la plante provient du fait qu’elle s’adapte extraordinairement bien à tous les milieux et que l’homme peut la façonner comme il le veut. Il peut obtenir, au moyen de la taille, des plants géants pouvant mesurer plusieurs mètres de hauteur ou bien, inversement, des plants «bonzaïfiés» mesurant de trente centimètres à un mètre. Il peut encore la faire pousser en espalier, comme un arbre fruitier ou une vigne. Elle s’adapte à tous les environnements pourvu que la main de l’homme aide la nature. C’est ainsi, par exemple, que nous avons rencontré un usager parisien produisant chaque année environ huit plants de bonne qualité, d’environ trente centimètres de hauteur, poussant sous une lucarne, dans un espace d’à peine un mètre cube. J’ai mes plants suspendus dans ma bibliothèque, en haut. J’ai ma petite boîte (boîte à cigarettes) et quand elle est vide, je vais en rechercher là-haut (me montre).

Elle ne plante que dans des endroits où il y a des orties. L’ortie aime l’eau, comme cela elle n’a pas besoin d’aller arroser et de plus l’ortie en se décomposant est un engrais vert. Cette année ses pieds avaient presque deux mètres de haut. Avant il cultivait 1 à 2 pieds dans son jardin. La dernière fois qu’il en a eu, il les a semés involontairement en vidant le cendrier dans lequel se trouvaient les graines dans un parterre de fleurs.

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Chaque année elle fait pousser 5 à 6 plants pour sa consommation personnelle et celle de son mari, mais depuis deux ans alors que les pieds sont cachés dans des friches, on lui vole. Ses amis lui en donnent donc régulièrement.

Un autre point d’intérêt est le caractère dioïque, sexué, de cette plante: certains pieds sont (ou deviennent) mâles, tandis que d’autres sont (ou deviennent) femelles. Il y a là, pour les planteurs, une dimension mystérieuse, humaine, de la plante. Il arrive en outre, parfois, que certains plants soient androgynes, à la fois mâles et femelles. Ce point est d’un grand intérêt pratique puisque seuls sont consommables les plants femelles : ce sont dans les fleurs portées par elles que se trouvent les plus grandes quantités de principe actif. Celui qui veut produire des plants femelles encore plus riches en THC doit les cultiver en dehors de la présence de pieds mâles, faute de quoi les fleurs produiront des graines. Il doit donc être à même de reconnaître les plants mâles afin de les détruire à temps et ne conserver que les plants femelles. Toutes sortes de procédés sont connus des usagers soit pour encourager la graine à donner un plant femelle, soit pour reconnaître le sexe des jeunes plants. Là encore, toutes sortes de petites anecdotes circulent sur ce thème, y compris celle de ce malheureux planteur qui, par une erreur funeste, détruisit un jour tous ses plants femelles et ne conserva que les mâles. Le cannabis, enfin, est une plante annuelle, c’est-à-dire qu’elle meurt à la fin de la belle saison. Cependant, il nous a été rapporté que, dans des conditions favorables, certains plants peuvent tra­ verser plusieurs saisons. C’est ainsi, par exemple, qu’un planteur de la Drôme nous montra avec fierté un plant femelle qui avait trois ans et qui lui servait exclusivement à produire des graines : il ense­ mençait telle ou telle branche de cette plante avec un pied mâle et se constituait une réserve de graines. Les graines font très généralement l’objet de soins attentifs: elles correspondent à un capital très précieux et varié. Certains usagers les conservent de façon soigneuse, ne les mélangeant pas les unes avec les autres, de telle sorte qu’en les plantant ils savent de quelle variété il s’agit ou quelle est leur provenance. Un des planteurs que nous avons rencontré disposait à lui seul d’une bonne trentaine de variétés qui avaient effectivement des morphologies et des couleurs très différentes. L’entretien et la surveillance des plants s’organisent de façons différentes selon que ces derniers sont cultivés en plein air ou en intérieur. En plein air, le planteur doit concilier deux impératifs : la

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discrétion et un bon ensoleillement. Le plant, autant que possible, doit être peu visible de l’extérieur et ne pas être placé à l’ombre. Ceci est réalisable dans les jardins privés clos de murs. S’il n’existe pas de murs, les planteurs peuvent faire pousser d’autres plantes qui mas­ queront l’existence des plants de cannabis. Q : Tu cultives ? R : Oui, mais l’été seulement. Je ne fais pas pousser sous lampes. Ceux qui font pousser sous lampes, avec 4 néons et 6 plants d’herbe, ils récoltent 2 ou 3 k de têtes. Q : Tu cultives dans ton jardin ? R : Oui, dans la cabane, là. Je retire une tôle pour que le soleil puisse pénétrer. Je les fais pousser bien au soleil d’abord dans le jardin, c’est caché par l’arbre. Donc, personne ne voit. Générale­ ment, je fais pousser deux plants par année et je les fais sécher en les retournant. Surtout, tu ne balances pas d’eau bouillante aux pieds, parce que à mon avis tu frustres la plante, bien que ce soit un bon moyen paraît-il de faire monter la sève d’un coup. Tu sèches dans un endroit très sec et aéré. Et plus longtemps elle sèche, plus elle a de goût, moins il y a de chlorophylle dans les feuilles. Je fais sécher dans la cabane.

Sinon, ils pourront également faire pousser leurs plants en pleine nature, en dégageant certains endroits et en les choisissant autant que possible à l’écart des chemins. Mais, dans ces cas, ils redoutent toujours d’être découverts, soit par des gendarmes ou des chasseurs, soit par d’autres consommateurs susceptibles de faire la récolte avant eux. Les lieux où peuvent se réaliser de telles plantations sont très divers : à la campagne, ce sont les forêts, les rives d’un cours d’eau, un flanc de montagne... ; en ville ou en ban­ lieue, ce sont des terrains inhabités, des bords de route ou d’auto­ route, des jardins publics... Dans un appartement, le planteur se soucie moins du problème de la discrétion et davantage de la question de l’ensoleillement. Idéa­ lement, il plantera le cannabis sur une terrasse, à l’abri si possible des regards étrangers. Sinon, il choisira un endroit proche d’une fenêtre dans l’appartement ou bien, encore, installera une lampe destinée à compenser l’absence ou l’insuffisance du soleil. En franchissant un pas de plus, il peut cultiver ses plants dans un endroit totalement dénué de lumière : un placard ou un grenier par exemple. Mais il devra alors s’équiper: une lampe, un ventilateur. Certains planteurs organisent des serres artificielles dans une grange ou un grenier :

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ils l’équipent d’un vaste système d’éclairage qui fonctionne plus de douze heures par jour (néons ou lampes à infrarouge) et prennent garde d’assurer une bonne ventilation du local. Dans ces cas, les plants sont en principe plantés dans des pots qui contiennent de la terre, qui sont régulièrement arrosés et dans lesquels ils ajoutent régulièrement de l’engrais. Enfin, pour le planteur qui ne dispose pas d’espace et qui ne veut pas manipuler de terre, il a encore la pos­ sibilité de pratiquer une culture hydroponique : les racines des plantes sont plongées dans un mélange d’eau et de sels minéraux dont la composition est rigoureusement surveillée. Dans ces der­ niers cas, la croissance de la plante se trouve sous le contrôle exclusif de l’homme qui la fait croître et fleurir à volonté. Mais, le plus souvent, les procédés utilisés actuellement restent de nature classique, artisanale. Le planteur comprend peu à peu, année après année, les besoins de la plante et il s’organise de façon à pouvoir la conserver du mois d’avril au mois d’octobre (décembre pour le sud de la France). Ceci pose certaines difficultés et notam­ ment celle du gardiennage pendant les vacances. Dans les jardins et éventuellement les appartements ce sont les voisins, les amis ou les parents qui sont mobilisés pour arroser les plantes. Dans d’autres cas, pour des raisons de commodité, certaines personnes se trans­ forment en nourrices ou en baby sitters de plants de cannabis, ayant pour mission d’arroser les pots pendant une à plusieurs semaines.

La première fois qu’elle a fait pousser des plants, elle en avait fait une bordure dans son jardin. Son père trouvait cette plante jolie, et il sarclait régulièrement les pieds. Mais il n’a pas compris quand elle les a mis à sécher dans son grenier... ayant découvert que c’était «de la drogue» il y a eu un conflit familial, elle a quitté la localité quelques mois mais elle continuait à expliquer que fumer du cannabis n’était pas nocif, moins nocif que l’alcool. Actuelle­ ment ses parents savent qu’elle continue de fumer régulièrement et ont accepté la position de leur fille. Ses parents sont des agricul­ teurs. Elle habite dans un petit village et il lui arrive parfois de fumer lors d’une fête de village. Malgré quelques réticences, la majorité du village tolère le point de vue de «l’enfant du village», son père est conseiller municipal. La moisson est l’un des moments très délicats de la culture. Faite trop tôt, la plante sera pauvre en THC. Faite trop tard, elle aura perdu beaucoup de sa puissance. Il existe de multiples pro-

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cédés pour identifier le moment opportun, y compris celui qui consiste à examiner les fleurs femelles à l’aide d’une loupe permet­ tant de suivre l’évolution de la constitution des gouttelettes de résine dans les fleurs. En pratique, cependant, les planteurs font plutôt confiance aux tests qu’ils réalisent épisodiquement en consommant de temps en temps une partie de la plante. Ces dégus­ tations se font volontiers avec d’autres personnes qui donneront leur avis. Une petite histoire qui nous a été rapportée est celle de ce planteur qui disposait d’un seul pied et qui, peu à peu, avait consommé toutes les feuilles de son plant : il s’était retrouvé, à la fin de la saison, avec une plante qui mesurait près de deux mètres de haut et qui ne disposait, en tout et pour tout, que d’une maigre feuille sommitale. Une fois que le moment de la récolte a été choisi, reste encore la question de savoir comment la réaliser et comment concevoir le conditionnement de ce qui a été récolté. Il s’agit, pour les planteurs, d’un moment décisif. Certains ne l’envisagent que dans certaines conditions, la pleine lune ou à la suite d’un ou plusieurs jours d’en­ soleillement intense. D’autres pensent qu’il convient d’arracher la plante avec ses racines, d’ébouillanter ces dernières et de faire sécher le tout, la tête en bas, dans un lieu sombre et aéré. D’autres se contentent de prélever tout ou partie de la plante en distinguant les fleurs, les feuilles et les tiges. Les experts, quant à eux, prennent soin de préparer la récolte des semaines auparavant en supprimant peu à peu les feuilles (qui sont conservées ou fumées) et en ne gar­ dant pour la récolte à proprement parler que les fleurs. Lorsque les plants sont secs, ce qui prend environ un à deux mois, le produit de la récolte est conservé dans des bocaux ou dans des boîtes. Mais, là encore, certaines difficultés doivent être réso­ lues : il faut tout d’abord disposer d’un espace (sombre et aéré) et ne pas craindre la forte odeur caractéristique qui s’échappe des plantes ainsi réunies. Parfois, le planteur est pressé et entreprend le séchage de sa récolte dans un four. Parfois, enfin, il entreprend d’augmenter la teneur en THC de son produit en le chauffant. Le procédé consiste à disposer les feuilles et les fleurs sommairement séchées dans une boîte strictement étanche et opaque et de placer cette der­ nière à proximité d’une source de chaleur pendant quelques heures ou davantage. Le mélange ainsi constitué «travaille», «moisit» et devient transformable en petites briques réputées plus fortes et mieux transportables. Nous l’avons vu, les pratiques de culture sont très diversifiées et relativement sophistiquées. Pour les consommateurs en général (et

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beaucoup moins pour les planteurs professionnels qui sont motivés par des raisons de profit) il s’agit de la mise en œuvre d’un ensemble de techniques qui sont acquises de façon progressive, par l’exemple, les échanges d’expériences et toutes sortes de publications égale­ ment : livres en français et en anglais, mais aussi petits documents ronéotypés qui passent de main en main. Rodolphe Ingold et Mohamed Toussirt, Le Cannabis en France (préface du professeur Roger Henrion) © Editions Anthropos, 1998

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Jerry Mandel

En 1960 ou 1961 j’étais chez des gens lorsqu’un joint passa dans la pièce. «Comment fait-on?» ai-je demandé, parce que je ne fumais pas de cigarettes. Et il ne m’arriva strictement rien : je ne savais pas inhaler la fumée. Aussi je m’achetai un paquet de cigarettes, m’enfermai dans mon bureau et appris à inhaler. A la suite de quoi je devins accro aux cigarettes, ce qui me causa des problèmes cardiaques. Mais j’avais appris à inhaler. La fois suivante, lorsqu’un joint passa à ma portée, j’inhalai. Eh bien, c’était intéressant. Dans les 24 heures je m’étais découvert de nou­ veaux intérêts intellectuels. Mais je ne pouvais tout simplement pas comprendre - et je ne comprends toujours pas - ce qu’on peut avoir contre la marijuana. Certainement rien qui justifie son interdiction. Interview par Gregory Daurer, in : High Times, décembre 1997

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Lucio Mad, Herbe et Poésie B □

Paradis B 1998 Ecrivain, voyageur, journaliste, gonzo-reporter, metteur en scène de théâtre, Lucio Mad fait partie d'une mouvance particulière, qu'il a lui-même créée (avec Gabor Rassov, Raymond Chanté et Ignoble S.): la Poésie B. Il signe nouvelles et chroniques dans la presse ; la rapologie le reconnaît sous le nom de Professeur Lu. Ses grandes passions, le cannabis, l'Afrique, se mêlent allègrement dans ses romans, Les Trafiqueurs et Paradis B (parus dans «La Noire»), ainsi que dans Dakar en barre et Bamako! Licencieux, irrévérencieux, Lucio Mad n'en possède pas moins une solide cul­ ture classique. Paradis B, «thriller course-poursuite, urbain, défoncé, anti­ social et mystique» se déroule entre New York, Paris et l'Afrique. «Paradis B, celui des fumeurs, des magouilleurs, de tous ceux qui sont en avance sur la dinguerie de leur temps, de ceux qui ne veulent plus jamais travailler, ni flipper mais se reposer peinard pour l’éternité.» Lucio Mad est l’un des rares auteurs français à chanter les louanges de sa muse, l’herbe, le hasch, la ganja, le yamba... C’est au cours de l’un de ses nombreux voyages en Afrique que son chemin croisera celui d’un écrivain sénégalais, lui aussi grand ama­ teur de yamba, Abasse Ndione (p. 235). Poète, parolier, romancier, Lucio Mad participe bien sûr aux spectacles de Poésie B, avec divers musiciens, acteurs et chanteurs, «pour que vivent le groove et la dinguerie pure !» Voici un extrait de Paradis B, la confession d’une femme écrivain et médecin, éprise de bonne B.

Je suis curieuse d’esprit et ouverte. A chaque endroit de ma vie je traque les préjugés comme les a priori. Et comme je ne suis pas spé­ cialement peureuse... C’est sans doute le goût et la passion du haschich qui m’ont amenée, plus tard, à maîtriser mes consomma­ tions de cocaïne, d’héroïne, de médicaments divers. Haschichomane (le terme n’est pas très joli) ou haschichéenne (?) convaincue,

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déterminée, je ne pouvais devenir accro à une autre drogue. Impos­ sible. J’espère sincèrement fumer du haschich toute ma vie. Entre gens intelligents, ces fameux «hommes de bonne volonté», on consacre beaucoup de débats sérieux au haschich. Ils se résument tous à une seule et sempiternelle question : est-ce bon ou mauvais ? Sous-entendu pour la santé. Dans le milieu médical on rigole tous franchement. Sont-ils cons ! Et retardataires. Il faut savoir que, scientifiquement, le haschich ou la marijuana sont aussi inoffensifs que le thé par exemple. Foi de médecin. Le problème, si problème il y a, est social, psychologique et, éventuellement, économique. Tout ça ne me regarde pas. La découverte du haschich a changé ma vie, elle a révolutionné mon existence, en mieux. Par exemple, je n’écris plus sans fumer. Cela ne me viendrait absolument pas à l’idée. Ecrire sans fumer? Idiot. Sous l’emprise de la fumée les mots viennent beaucoup plus facilement, et prolifiques, les phrases s’enchaînent facilement, je me permets des nouveautés, des impasses, des ellipses, je prends des risques dans le choix de certaines tournures, je suis joyeuse là où je peinais, euphorique et concentrée quand je m’énervais, mon imagi­ nation se développe en liberté, je crois en ce que j’écris, je m’amuse, je rigole toute seule et à haute gorge, je m’excite tout d’un coup, je décolle sur la syntaxe. Et le lendemain lorsque je me relis, je ne trouve rien de ridicule dans mon texte, bien au contraire, jamais je n’aurais cru autant, et aussi bien, écrire. La facilité de mon expres­ sion, la clarté de ce que je défends, me surprend même. Le haschich est mon compagnon fidèle dans l’écriture, quotidien, et d’une façon générale de ma vie. Le haschich est mon confort. Je fume le matin pour accompagner mon café - c’est bon ! -, un peu de haschich noir que je mélange au tabac de ma cigarette, des Kool mentholés. La menthe et le haschich bercent le restant de ma matinée de leurs effluves magiques et doux. Mais l’herbe, la marijuana, en feuilles et en têtes, a également toutes mes faveurs. D’ailleurs, après avoir fumé au début beaucoup de haschich, par commodité surtout car il est très aisé de s’en procurer fort discrètement, je fume de l’herbe maintenant. L’herbe m’éclaire encore plus l’esprit. Le cannabis ce n’est pas l’alcool, pas de maux de tête vertigineux, ni d’aigreurs d’estomac, de teint blême ou violacé, de bouche pâteuse, d’haleine fétide, de renvois bilieux, de fatigue cérébrale totale, d’idées noires au réveil. Non, mais du rose dans les nuages, un arc-en-ciel perma­ nent dans ma vie, des étoiles tout autour de moi, une lucidité sans la moindre censure, et des nuits lourdes et profondes, un sourire extatique tout le long.

LUCIO MAD

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Le sexe, la drogue, le cul, les paradis artificiels - ils sont réels il faut bien comprendre ça ! -, l’amour, les idées, la pensée, la liberté... Je me suis promis de tout changer. On dit de moi que j’ai une forte volonté. On n’a encore rien vu. Lucio Mad, Paradis B © Editions Gallimard, 1998

Au cours de l’été 1998, le quotidien Libération a demandé à des auteurs de la Série Noire d’écrire une nouvelle en s’inspirant d’un fait-divers paru dans le journal. Ainsi commence Fume! Fume! Fume! de Lucio Mad: Spéciale dédicace à tous les fans et tous les artistes de la Poésie B, et pour Abasse évidemment.

U

ne bonne grosse magouille de fume, c’était sûr, fallait que ça tombe sur moi ! La ganja, le shit, la weed, le canna, c’est mon domaine privilégié, mon business obligé, un choix pour vivre, manger, payer mon loyer, mes vacances, l’éducation de mes enfants (quand j’en aurai) et même faire quelques économies substantielles. Eh oui on a beau dealer, la retraite, les vieux jours, c’est aussi une réalité. Pour le produit à fumer en lui-même, je consomme sans complexe bien sûr, mais je ne suis pas monomaniaque, je ne déteste pas la coke non plus. Non, je plaisante, loin de moi l’autodestruction, et j’ai d’autres passions également, le football et tous les sports en général, les jolies femmes en lingerie sexy, en guêpière, en jupette, en talons, petits seins-petites fesses rebondies, la poésie (française et surréaliste), le funk’n roll, le reggae, la fête et puis aussi l’Afrique, les ruelles de sable au Ghana, Accra la nuit, tous mes amis. Bon, je vends de la fume, je n’ai jamais fait que ça pour palper de la thune, mais j’essaye d’être pas trop con ni borné. Enfin, il faut savoir que dans mon biz’ c’est pas mal d’être un peu intelligent, bref, d’avoir de bonnes idées. Résumons la situation : je suis né à Rotterdam en Hollande, il y a une petite trentaine d’années, mais bon, la Hollande je m’en fous un peu, dans ma jeunessse, mes potes, c’étaient des bons gars du Surinam: je me souviens d’eux, Edgar, Hasselbaink, Winston, Bogarde, Clarence, Pat et les autres, putain on passait de bons

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moments ! Dennis Brown, Bob Marley, Gregory Isaac, Spear, on écoutait la musique même en rêvant ! La nuit on jouait aux cartes, on fumait des pétards, le jour on pionçait comme des salauds, les gonzesses étaient canon ! Aujourd’hui, alors que je les ai perdus de vue depuis un bail de temps, je ne doute de rien : mes copains, j’en suis sûr, sont toujours autant rastas qu’à la première heure, et purs, et durs. La Hollande, c’est des souvenirs maintenant. Aucune nos­ talgie. Les Bataves, avec leurs lois soi-disant libérales et progres­ sistes à la con (démagogie, je vous dis !), leurs coffee-shops légalisés - véritable ghetto du défoncé -, ils m’ont coupé l’herbe sous le pied. C’est le cas de le dire. Alors j’ai émigré en France. France terre d’accueil et de culture ! France magnifique jardin d’Eden où toutes les plus belles natures sont représentées et se mélangent pour le bonheur des Français, la Pointe du Vent en Bretagne et les vagues sauvages à Saint-Jean-de-Luz, la montagne dans les Alpes, le Ventoux, Virenque qui gagne le Tour de France ! et la campagne, les châteaux, la Loire, tous les trésors de France ! Je me suis installé à Paris, la Ville Lumière. Il faut le dire, le monde entier rêve de vivre à Paris. Je me suis intégré très facilement à la vie parisienne. Certes, Paris est une ville extrêmement chère et pas mal corrompue, mais j’ai pu bien magouiller tranquillement. Les Parisiennes et les Parisiens sont gros fumeurs, tous, et prati­ quement sans exception, ce sont également des aristocrates du confort et du bon-vivre, ils apprécient le service, le moindre effort, le Parisien n’aime pas se faire chier. Et puis, à l’époque, j’ai ren­ contré un mec, Abdul, un Paki de Londres qui mixait à Pigalle, à L’Enfer et aux Folies. Un pur DJ dans le style Bally Sagoo sous influence Nusrat, de ces gars qui font du son, de l’Asian dub et jungle en Angleterre. Abdul, c’est un dingue de religion, il a trois femmes, trois copines, trois maîtresses, trois amoureuses, trois petites amies, et il fume bien dix grammes de haschisch de première qualité par jour. On était faits pour s’entendre. Le mix, les gogos à poil sur les platines, en vinyle, en dentelle, les douches, de cham­ pagne, quand même des extas (et parfois par poignées je dois l’avouer), les teu-boi, les ti-par, les ré-soi, etc. Un temps j’ai perdu ma vie. Mais c’est à cette existence un peu inconséquente que je dois ma rencontre cruciale avec Abdul. Vite fait on est devenus potes, les joints on adorait, les filles tournaient, je kiffais la musique... Alors logiquement on s’est associés et on a créé une entreprise inspirée des méthodes américaines : livraison gratuite. Free delivery en américain. Le principe est simple, on prend les commandes de fume par téléphone ou bipper, on fait du vélo (bon

LUCIO MAD

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héritage de ma culture hollandaise), on livre à domicile, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et bien sûr les week-ends et les jours fériés, samedi trois heures du matin, le 1er mai en plein après-midi, Livraison gratuite assurée, en un tour de main, à fond de train. Fume! Fume! Fume! © Lucio Mad, in: Libe'ration, 16 juillet 1998

Benoît Duteurtre, entre lettres, herbe, et musique Né en 1960, écrivain, journaliste, musicien et anticonformiste, Benoît Duteurtre a publié entre autres plusieurs romans (Tout doit dispa­ raître, Gaieté parisienne) dans lesquels passe souvent un nuage de

cannabis.

Au milieu de la passerelle, Rachid admirait le coucher de soleil, irisé par les gaz d’une zone industrielle voisine. Il venait de fumer deux pétards avec les dealers du parc Éluard. Le ciel rouge dégouli­ nait entre les grandes tours des Saules comme une carte postale d’Amérique ; aux balcons s’accrochaient les innombrables vasques blanches des antennes paraboliques. Appuyé sur la rambarde, Rachid observait les automobiles qui fonçaient sous ses pieds vers la province. Les carrosseries miroitaient dans les dernières lueurs du jour et il songeait : «Je suis en France, à quelques kilomètres de Paris ; des voitures filent sur l’autoroute. Je me tiens entre ciel et terre, au cœur d’une cité géante. Il me reste un bout à fumer. Main­ tenant, il faut que je retrouve mon cousin... » Dans le brouillard des joints, Rachid restait immobile, bercé par les moteurs de bagnoles qui se succédaient quelques mètres plus bas; il releva la tête, éclaté par les transformations du soleil sur les parois des tours. Les idées se mélangeaient dans sa tête. Il ne savait plus exactement où il se rendait - sauf cette obsession qui revenait, chaque fois que l’excitation du hasch retombait : «trouver Karim ». Les Malentendus, Éditions Gallimard, 1999

Ma séance de sport accomplie, je pouvais à nouveau, en toute quiétude, me livrer pendant une semaine aux petits excès qui m’ai­ daient à extirper mes tourments morbides. De retour chez moi,

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j’allumais une bonne cigarette de hachisch grâce à laquelle je retrouvais peu à peu mon calme. Cette douce drogue m’aidait à devenir plus fort, plus sensible, plus combatif. Elle puisait en moi d’abondantes ressources d’enchantement, d’imagination que j’avais pu croire perdues. Je passais du martyre d’une adolescence attardée à la sérénité de l’adulte créateur, de la dépression à la joie, de la pau­ vreté à la réussite sociale, de la faiblesse au talent. Rongé par le quotidien, je m’en sortais grâce à la toxicomanie. Je redécouvrais le plaisir d’un morceau de musique joué chaque jour, de mieux en mieux et toujours différemment. Celui d’une improvi­ sation hâtivement notée. Sport, cannabis, petite ligne de cocaïne à l’occasion, toujours suffisamment de champagne au frais, quelques réceptions chez des amis riches et bien élevés. Ainsi se reconsti­ tuaient durablement mes forces. À peine échappé de la mort, je découvrais les attraits d’une nouvelle vie, aussi ennuyeuse mais tel­ lement plus confortable, tellement plus libre. L’Amoureux malgré lui, Éditions Gallimard, 1989

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Michka, une femme dans l’herbe □

Le Chanvre, renaissance du cannabis 1995 Après une licence de lettres à la Sorbonne, Michka enseigne le français en Angleterre et au Canada, puis se fait connaître comme navigatrice: à la suite de plusieurs années passées à bord de voi­ liers, elle publie en 1977 un livre qui demeure, vingt ans plus tard, un classique de la vie pratique en mer, Le Grand départ et la vie sur l'eau. S’intéressant aux plantes, à l’alimentation, à la santé, au jardi­ nage et à l'agriculture biologiques, elle jette dans Le Dossier vert d’une drogue douce — en 1978, avec Hugo Verlomme (p. 291) — un regard panoramique sur le cannabis. Cet ouvrage, qui fera date, développe déjà les thèses antiprohibitionnistes et les vertus du chanvre. Les livres de Michka restent proches de sa vie. A mains nues (p. 276) raconte de façon semi-fictive son existence dans les mon­ tagnes sauvages de l'Ouest canadien et la naissance «au naturel». Mais le cannabis revient au centre de ses priorités dans les années 1990 avec un nouveau livre très documenté, Le Cannabis estil une drogue ? En 1995, Michka est poursuivie en diffamation pour un article intitulé « La Croisade du professeur Nahas... ou l’art de la désinformation», paru dans le magazine Maintenant. Elle comparaît aux côtés du docteur Bertrand Lebeau (p. 312), de Médecins du Monde, également poursuivi. Des experts internationaux viennent les soutenir, dont John Morgan et Lynn Zimmer (p. 118), Denis Richard (p. 126), Isabelle Stengers (p. 68), Anne Coppel (p. 245), Jean-Pôl Tassin (de l’INSERM), ainsi que deux anciens ministres de la Santé, Bernard Kouchner et Léon Schwartzenberg (p. 195). Au terme d'un procès suivi par les médias français et étrangers, Michka, surnommée «pasionaria de la marijuana» par Le Monde, «égérie du cannabis)) par Libération, est condamnée à payer un franc symbolique. Ayant publié deux livres sur le cannabis, elle pensait en avoir terminé avec ce sujet, qui est revenu s'imposer à elle en 1994 avec Le Chanvre, renaissance du cannabis (imprimé sur papier chanvre).

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Le chanvre, cette vieille compagne de l’humanité, est l’une des pre­ mières plantes que nous ayons semée : nos ancêtres le récoltaient déjà avant même de devenir agriculteurs et sédentaires. Ses longues fibres, souples et solides, nous ont donné les premiers liens. Tordues, elles se sont faites fil, ficelle, cordages (on peut voir, à la Corderie Royale de Rochefort de ces cordes épaisses comme des cuisses, des­ tinées aux ancres de la Marine). Filées, puis tissées, les fibres du chanvre nous ont également habillés: des chemises de Marie de Médicis, apportées d’Italie, si fines qu’elles suscitaient l’admiration, jusqu’aux rugueuses camisoles des Africains embarqués comme esclaves au port de Nantes... Le chanvre nous a donné les bâches des chariots partant à la conquête de l’Ouest, il nous a donné le canevas des toiles exposées au Louvre, ou des tapisseries des Gobelins (canevas, de l’ancien français chanevas, fait de chanvre, avec influence du picard canevach ). Il nous a donné les filets des pêcheurs et les voiles des navires. Sans lui, point de caravelle partant à la découverte de nouveaux mondes... Rabelais, dans son Tiers Livre, lui reconnaît «tant de vertus, tant d’énergie, tant de perfection, tant d’effets admirables» qu’il le nomme Pantagruélion.

Quelle différence y a-t-il entre le chanvre et le cannabis ? Aucune. Il s’agit de la même plante. Les deux mots font toutefois référence à des utilisations différentes. Toutes les variétés de chanvre/cannabis contiennent de la fibre; elles contiennent toutes, en quantités variables, du THC (la substance psychotrope qui fait du cannabis «un dangereux stupéfiant»). A l’heure actuelle, seules les variétés contenant moins de 0,3 % de THC peuvent être légalement cultivées en France. Chanvre, cannabis, marijuana, ces noms aux connota­ tions si différentes, font référence à la même plante, Cannabis sativa. Nous le savions vaguement. Désormais le mouvement chanvre ne nous permet plus de l’oublier. Le chanvre avait disparu de nos vies. Il appartenait aux musées. Le voilà qui revient en force. Nous redécouvrons à la fois ses vertus écologiques et son étonnante versatilité : aliments, peintures, mai­ sons, vêtements, papier. De nouveaux produits apparaissent tous les jours... La folie du chanvre déferle sur l’Amérique, la Hollande, l’Al­ lemagne, la Suisse. Elle a créé un nouveau secteur d’économie en pleine croissance. De nouvelles entreprises se mettent en place, à un rythme étonnant. De nouvelles technologies s’élaborent en

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Chine ou en Allemagne, en Hongrie ou en France, pour fabriquer, à partir du chanvre, un papier non-polluant qui préserve les forêts, des maisons en matériaux sains, des vêtements en fibre naturelle cultivée sans herbicides ni pesticides, une huile diété­ tique ou des « cannaburgers » 100% végétaux. Pendant ce temps, des malades s’unissent pour réclamer le droit de faire pousser eux-mêmes leur médicament, plutôt que de dépendre des labora­ toires pharmaceutiques. La feuille de chanvre, (identique à la feuille de marijuana, sym­ bole oublié des années 1970), renaît sur les tee-shirts, les boucles d’oreille... et même sur les pots de crème pour le visage, les bou­ teilles d’huile de table ou les rames de papier. Le pétard lui-même participe à ce retour; invisible pendant des années, le voilà qui pointe à nouveau le bout de son nez dans les paroles des chansons, du rap, dans les films. En toute logique, notre redécouverte de la fibre ne devrait pas modifier notre perception de la fumée. Mais ces choses-là n’ont rien à voir avec la logique, sinon il y a longtemps que le statut du can­ nabis aurait été aligné sur celui de l’alcool ou du tabac. Toujours l’inattendu surgit: le chanvre est la chose la plus impor­ tante qui soit arrivée au cannabis depuis vingt-cinq ans. Celui-ci arrive au seuil d’un nouvel âge. Comment ne pas reprendre la plume ? [Fin de l’introduction]

Le chanvre va sauver le monde - ainsi va le credo des fous de chanvre. Le fait que cette profession de foi soit outrancière, absurde même, n’ôte rien à l’importance de ce phénomène de société qu’est la redécouverte du chanvre. Le mouvement chanvre fait partie de ces événements imprévisibles qui, se jouant des futurologues, vien­ nent prendre l’Histoire par surprise. La prohibition du cannabis, imposée par les Etats-Unis à partir de 1937, aura eu toutes sortes d’effets pervers. Elle a créé un gigan­ tesque commerce illégal et des masses d’argent clandestin, assorties d’un égal potentiel de corruption. Elle a aussi entraîné la disparition du chanvre dans de nombreux pays. Plus étonnant encore, elle est en train de créer un secteur d’économie parfaitement légal et florissant, malgré un contexte dit de crise. Bien sûr, la doctrine des fous de chanvre est excessive. Mais n’estce pas la tendance de toute doctrine ? Ce caractère excessif ne

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contribue-t-il pas à sa diffusion même? Un message tel que «le chanvre va sauver le monde» est d’une simplicité... messianique. Quoi qu’il en soit, le mouvement puise à de profondes racines. Sa force principale, ce qui explique réellement sa progression fulgu­ rante, est d’opérer une jonction entre deux tendances - on pourrait dire deux utopies - demeurées jusque-là distinctes. D’un côté on trouve les anciens contestataires, ceux qui organi­ saient des Smoke-in et manifestaient pour la paix. A ces vétérans (ils atteignent la cinquantaine) sont venus s’ajouter ceux qui, dans la génération suivante, considèrent également l’herbe (le shit) comme un moyen pacifique de changer le monde. C’est-à-dire des gens qui persistent à voir la marijuana comme une clef capable d’ouvrir les portes de la perception, un outil propice au développement per­ sonnel. Avec eux on trouve aussi de simples fumeurs de cannabis, sans idéologie particulière, mais tout bonnement las d’être traités de «drogués». Leur message est simple: laissez-nous fumer notre pétard en paix, tout comme nous vous laissons boire votre pastis. Le mouvement comprend un second courant : des gens d’origines diverses, qui ont en commun d’aspirer à une société plus respec­ tueuse du vivant. Tous voudraient voir une agriculture non-toxique remplacer notre agriculture chimique, les industriels adopter des techniques non-polluantes, et n’utiliser que des ressources renouve­ lables. Ils savent que le monde végétal est notre mère nourricière. Autour des années 1930, nous nous sommes focalisés sur le pétrole. En le brûlant, nous avons libéré du gaz carbonique emmagasiné pendant des millions d’années, entraînant un réchauffement de l’at­ mosphère (l’effet de serre) que nous ne maîtrisons nullement. Il nous faudra bientôt renoncer à cette apparente facilité qui nous coûte si cher, pour retrouver la seule ressource renouvelable non-polluante : les plantes (ou plus précisément les plantes de culture biologique, c’est-à-dire cultivées sans engrais chimiques ni pesticides de syn­ thèse). Il nous faudra aussi apprendre - une partie de la recherche de pointe s’oriente dans ce sens - à extraire des plantes non seule­ ment notre nourriture, mais aussi des vêtements, des maisons, et bien d’autres choses encore... Bref, ces deux tendances - respect du monde naturel et désir de liberté pour les consommateurs de cannabis - nourrissent le mou­ vement chanvre, et c’est ce qui fait sa force. Pour beaucoup de jeunes c’est une façon symbolique d’exprimer des valeurs qui leur sont chères : primo le cannabis est entré dans les mœurs de certaines tranches d’âge pour n’en plus ressortir; secundo la planète ne peut soutenir indéfiniment une croissance économique qui s’effectue au

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détriment du monde naturel. L’incapacité à prendre en compte ces réalités, qui contribue au désintérêt des jeunes pour la politique, ali­ mente le mouvement chanvre. Paradoxe apparent : ce mouvement contestataire se traduit par un business florissant. Réhabiliter le chanvre, cela veut dire dans la pratique, le cultiver, en tirer des pro­ duits dérivés, et les vendre. Il a fallu, pour donner vie à l’utopie, y introduire le commerce. En un sens, cela renforce le mouvement : c’est parce qu’il s’insère dans la société qu’il la change. Mais c’est aussi son talon d’Achille. La contestation qui l’inspire saura-t-elle survivre à la commerciali­ sation ? Le mouvement chanvre et ceux qui l’ont initié seront-ils récupérés par l’économie de marché?... Question subsidiaire : jus­ qu’où auront-ils réussi à infléchir le cours de l’Histoire avant d’être avalés par elle ? Michka, Le Chanvre, renaissance du cannabis © Georg éditeur, 1995

Observatoire Géopolitique des Drogues (OGD)

Depuis le début des années 1990, les Pays-Bas satisfont environ 60% de leur consommation d’herbe avec des variétés cultivées localement, essentiellement en appartement, par quelque 50 000 Néerlandais. Le développement de techniques agronomiques extrêmement sophisti­ quées a connu une formidable accélération à la fin des années 1980. Il a bénéficié de l’arrivée de cultivateurs américains fuyant la sévère répression organisée depuis 1982 par la DEA aux Etats-Unis, où plus de trente personnes purgent actuellement une peine de prison à vie pour avoir cultivé la plante à grande échelle et où, depuis août 1994, la loi fédérale punit de la peine de mort la culture de plus de 60 000 plants. Atlas mondial des drogues, Presses Universitaires de France, 1996

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Le Droit du cannabis Le droit des drogues se moque des principes fondamentaux du droit républicain. Cependant, le problème majeur que le droit du can­ nabis pose au juriste est certainement la profonde atteinte qu’il porte à la crédibilité de la loi elle-même. Le droit du cannabis est aujourd’hui le régime juridique de plu­ sieurs millions de Français, de millions de citoyens cannabinophiles qui prennent jour après jour la mesure exacte des dangers sanitaires et sociaux posés par le cannabis. A ces millions de citoyens, quelle image la loi donne-t-elle d’ellemême? La loi cannabique a tort. Elle est largement inappliquée et totalement inapplicable. En plus, elle apporte quotidiennement la preuve de sa propre faillite ! Cette démonstration permanente de faillibilité ne risque-t-elle pas, dans l’esprit de nombreux cannabinophiles, de rejaillir sur la crédi­ bilité de la loi ? Je viole la loi cannabique, tout le monde viole la loi cannabique, et puis quoi ? Quelle est, pour moi, la valeur de la loi ? Lorsque je fume l’herbe de mon jardin, je suis un criminel, me dit le code pénal. Quel sens cela a-t-il ? La tradition juridique républicaine enseigne que la règle de droit est générale, permanente, abstraite et obligatoire. Dans la tradition révolutionnaire, la loi est liée à la souveraineté de la nation ellemême. Toutes deux sont également idéales, exemplaires et absolues. La loi n’est règle de droit que lorsqu’elle est appliquée, respectée et crainte. Elle n’a pas vocation à remplir une valeur de symbole. A défaut, ce sont ses fondements, son autorité, sa légitimité, son prestige même qui s’en trouvent remis en cause. Jean-Pierre Galland (p. 189), Fumée clandestine II © Editions du Lézard, 1995

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Muriel Cerf, tao et ganja □

Servantes de P Œil 1999

Au début des années 1970, en pleine époque des «routards», plu­ sieurs romans ont raconté «la route», de Paris à Katmandou, ainsi que le voyage intérieur, les expériences spirituelles et psychédé­ liques. L'Anfivoyage de Muriel Cerf, (p. 326) l’un des plus forts, est un livre emblématique qui révéla cet auteur à la plume élégante et écorchée. André Malraux lui écrivit: ((Vous possédez un don des dieux, le talent narratif». Depuis, Muriel Cerf n'a cessé d'écrire, plus d’une quinzaine de romans (Le Diable vert (prix Valéry Larbaud), Les Rois et les Voleurs, Amérindiennes, Une Passion, Le Verrou, Julia M. ou le premier regard, Ogres, Une vie sans secret...).

Dans ses blue-jeans blancs à l’endroit des fesses et sa chemise écossaise à l’encolure ouverte sur sa peau couleur de thé, Carmina Rose apparut du côté des pousses de cannabis qu’elle désignait du doigt en priant Annabel d’en prendre bien soin, «car, comme celle dont on frotte les paupières des humains dans Le Songe d’une nuit d’été, c’est l’herbe de l’amour et de l’oubli », dit-elle, puis elle mima le premier et le troisième des célèbres singes du Jingoro, au temple de Nikko, ces singes d’une Sagesse qui était celle du pays d’où elle venait avec ses yeux bleus et bridés de métisse, elle mit les mains en conque sur ses oreilles, ensuite sur sa bouche, et sur ses yeux bleus et bridés, puis derrière son dos : « Les choses de la vie ne sont que bulles d’air, rosée miroitante ou lueur de l’éclair, ainsi doivent-elles être contemplées... mais sans qu’il soit question de les ignorer, pas plus que le temps exceptionnel qu’il fait aujourd’hui ni la robe de madras rouge si gaie, si courte et toute neuve, ni les mules de résille noire que tu portes là ! », observa-t-elle, à propos du Sûtra immuable et d’une coquetterie à laquelle Annabel, maintenant, pouvait donner libre cours. Et, poursuivit-elle, elle ne ferait pas mine de cacher son sexe de ses mains comme le quatrième singe du Jingoro parce que, du monde du sexe, les mystères étaient loin d’être éclaircis, et qu’elle s’avouait, quant à sa curiosité des terres inexplorées (on avait bien essayé à la lueur d’une bougie - la psychanalyse), être davantage la

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fille de son père, le docteur Rose, cet esprit scientifique et librepenseur dont Steven parlait dans son bouquin, que de sa sorcière chinoise de mère dont il parlait aussi... Que si nous allions par-là, l’une de ses plus profondes satisfactions posthumes était de savoir Steven enfin marié à une femme aussi insoucieuse du péché qu’un nourrisson laotien qui se caresse entre deux étals de mangues et de papayes, dans l’odeur de la saumure, sur un marché près du Mékong - Mékong est ce que j’ai fait de mieux, si l’on veut aller par là aussi... Toutes choses, et les marches du temple de Luang Prabang savonnées par la mousson, toutes choses que Steven racon­ tait très bien dans son ouvrage, racontait si bien que le succès n’au­ rait pas dû le prendre au dépourvu (oh, je sais, après le premier article à sa louange, trois nuits à somnambuler dans la maison en prodigant de vifs remerciements à une armée d’inconnus... c’est qu’à aucun égard il n’a changé, qu’il s’exprime toujours énormé­ ment dans son sommeil et qu’il a toujours la reconnaissance facile...). Puis: — La publication du mien, où l’on retrouve toute l’histoire des Rose, n’avait sincèrement pas d’utilité, si jamais de tenter d’éterniser quoi que ce soit en avait la moindre ! » s’exclamat-elle et Steven, s’il n’avait rien pu saisir du conciliabule, identifia sur le champ chacun des deux éclats de rire qu’il entendit dans le jardin; Annabel remonta, plongée dans ses pensées et taisant les paroles de Carmina Rose, qui «se fichait comme d’une guigne que personne ne voulût publier son manuscrit, car seul importait le plaisir qu’elle avait pris à l’écrire - car il n’y avait d’exemple à suivre, en matière de création, que celui des moines tantriques mettant des jours et des nuits à peindre de gigantesques mandalas pour mieux les effacer, le sens de cet exercice se trouvant dans le seul geste d’apposer la couleur parfaite sur la structure parfaite, afin que l’image restât un pur support de méditation...» Ensuite, respirant un bon coup, à partir des talons, à la manière des taoïstes, elle avait exigé qu’on brûlât le double du manuscrit qui jaunissait en vain dans la soupente, et ajouté: «Chercher la connaissance, signifie accumuler de jour en jour; chercher le Tao, perdre de jour en jour», avant de disparaître entre les plants de ganja, la tombe du chien et la ruche à miel. Servantes de l’Œil © Muriel Cerf, 1998; Actes Sud, 1999

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Philippe Djian : un peu d’herbe au fil des pages □

Sotos 1993

Ecrivain français hors catégorie, Philippe Djian (né en 1949) s’est fait connaître avec 37°2 /e matin (1985), porté à l'écran par J.-J. Beneix. Il a publié une quinzaine de livres (Zone érogène, Echine, Lent dehors, parmi d’autres), des entretiens et des recueils de nou­ velles. Son style cadencé évoque celui des meilleurs romans noirs américains, et sa voix envoûtante est à nulle autre pareille. Djian est devenu un auteur incontournable de la littérature française moderne, l’un des plus lus de sa génération. Discret et nomade, il écrit des livres imprégnés des différentes régions du monde où il a choisi de séjourner, les Etats-Unis notam­ ment, ou le Pays Basque, comme dans Sotos. En Suisse, Djian retrouve son ami rocker Stéphan Eicher dont il est parolier. Non conformiste, fluide et sensuel, il est l’un des rares romanciers français dans lequel puisse se reconnaître aussi bien la jeunesse d'aujourd’hui qu'une génération nourrie de «sexe, drogue et rock n'roll».

Seigneur ! Où était la Californie... ? ! Où étaient ces filles sans his­ toires... ? ! Où était celle qui l’avait illuminé, l’avait raccompagné chez lui au petit matin, en conduisant d’une main sur le bridgeway, l’autre ayant disparu dans sa braguette cependant que la radio dif­ fusait Instant Karma (We all shine on). — Est-ce que tu en veux... ? demanda-t-elle, le bras tendu vers lui. Il fit signe que non. — Ça tombe bien. L’heure est à l’économie. Dans ce genre de situation, Giovanna disait ou faisait quelque chose qui trahissait aussitôt son changement d’humeur. Il était à ce point habitué qu’une simple moue disgracieuse - mais pas n’importe laquelle - aux lèvres de sa mère l’avertissait qu’il n’y avait pratique­ ment plus rien à fumer dans la maison. Il réfléchit une seconde. Une part de son esprit venait d’ouvrir un œil. — Est-ce que tu sais où est le problème..., demanda-t-il. — A quel propos... ?

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Manifestement, elle ne le suivait pas très bien. Elle devait le prendre pour un idiot, un type qui ne connaissait rien et qu’elle se préparait mal à supporter. Avant de poursuivre, il en conclut que ce serait très agréable quand elle viendrait lui manger dans la main. — Le problème est de savoir à qui s’adresser... — Ça va. Ne me fais pas rire... S’il y en avait, je ne serais pas la dernière à l’apprendre, crois-moi sur parole. Il roula sur le ventre afin de la voir gober son hameçon. — Tu me mets dans une situation embarrassante..., soupira-t-il. Je pourrais t’aider mais je n’aimerais pas que tu te sentes trop ridi­ cule après ce que tu viens de m’annoncer... Elle n’allait pas se donner à lui pour un peu d’herbe, il s’en dou­ tait bien. Mais elle ne pourrait plus l’ignorer. Et pour commencer, il lui avait donné rendez-vous à onze heures du soir, tout près de chez lui, c’était à prendre ou à laisser. Quel type aurait pu se vanter d’avoir dicté ses conditions à Ethel Sarramanga... ? ! Il avait conscience d’avoir frappé fort et juste. Elle lui avait glissé un dernier regard avant de remonter dans la voiture de son père. Mais il s’était affairé, comme si elle lui était sortie de l’esprit. Giovanna était dans le salon, occupée à dessiner des costumes pour Le Roi Lear. Il s’installa à côté d’elle et ils échangèrent quelques mots auxquels ni l’un ni l’autre ne prêtèrent attention. Penché en avant, il louchait sur une boîte de cigares qui aurait pu contenir les reliques de la famille Jaragoyhen, eu égard aux soins qu’on lui prodiguait - emballage spécial, transport en bagage accompagné, surveillance étroite - au cours de chaque déménage­ ment et à la priorité qu’elle avait sur le reste au moment où l’on débouclait les valises. En fait d’ossements et de cendres, elle renfer­ mait du papier à rouler, un paquet de petits cartons retenus par un élastique et diverses boîtes en fer-blanc, plus ou moins garnies de machins à fumer, selon les périodes. Enfant, c’était sans doute la seule chose qu’il ne pouvait pas toucher dans la maison, sans qu’une main s’abattît sur la sienne. Chaque fois qu’il détestait sa mère, il pensait au coffret à cigares, au plaisir qu’il aurait à l’enterrer, le foutre par la fenêtre ou le jeter au feu. Mais c’était trop risqué. Il sentait confusément que c’était la chose à ne pas faire. Un jour, il s’était rendu compte que sa mère le surveillait. Elle s’était mis dans la tête qu’il en fumait en cachette et tâchait d’avoir de vraies conversations avec lui, d’aborder la question en douceur. Elle l’observait avec le plus grand intérêt lorsqu’il reniflait ses échan­ tillons. Mais alors, il n’obéissait qu’à une curiosité distraite, refer­ mait le tout avec indifférence. Ne l’ayant jamais pris en flagrant

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délit, elle se grattait la tête. Jamais elle n’aurait imaginé qu’au fond de la remise, derrière un tas de planches abandonnées et sous des sacs, Jôhnny Walker lui souriait de toutes ses dents. Tandis qu’elle se demandait tout haut si l’on ne pourrait pas égayer la tenue de Cordélia - elle pensait à un motif psychédélique -, il tripota machinalement le coffret de sa mère, évalua en bâillant l’état des stocks et le jugea, ainsi qu’il s’y attendait, d’un niveau trop modeste pour y pratiquer des coupes sombres. Et puis Ethel Sarramanga ne lui avait rien promis d’assez fou pour qu’il se résolût à ôter le pain de la bouche de sa mère. Il traversa la cour, sous un ciel bas, ténébreux et très excitant, pour rejoindre son père au garage. Steven et Mickey étaient avec lui, en train de bricoler des planches de surf. Ils en avaient reçu tout un lot par avion, ainsi que du matériel pour les remettre en état et les revendre. Ils ne semblaient pas au bout de leurs peines. Parfois, Vito ne comprenait même pas ce qu’ils fabriquaient, mais comme ça ne l’intéressait pas, il ne disait rien. Jim convainquait tous ses copains que construire une planche était un jeu d’enfant. Sauf que lui était l’un des meilleurs shapers de toute la côte californienne. On aurait dit que Steven et Mickey préparaient du petit bois pour l’hiver ou travaillaient sur une machine infernale ou donnaient dans l’art moderne. [...] Il attrapa le sac de Mickey, jeté dans un coin de sa chambre, imaginant déjà un double-fond ou une poche secrète qui le rendi­ rent nerveux. Mais le paquet d’herbe se trouvait sur le dessus, glissé dans une chaussette qui avait presque la taille d’un salami. Il se servit assez largement et renvoya le sac dans un coin. De sous son lit, il tira celui de Steven, s’y pencha et finit par mettre la main sur un bon bloc de népalais qu’il entailla aussitôt avec son couteau de poche. Puis il le replaça dans sa boîte à savon, qui dès lors fermait correctement. Sur sa part, il préleva d’honnêtes échantillons, les glissa dans une enveloppe qu’il coinça dans sa ceinture. Quant au reste, qu’il estimait à une dizaine de rendez-vous, pour peu qu’il sût bien manoeuvrer, il l’enveloppa et le fourra dans un gant de base-bail qui ne lui servait plus à rien, sinon à décorer son mur. Il retourna sur son lit pour le contempler. Il était signé par Sandy Koufax, des L.A. Dodgers mais tout à coup, il prenait une autre valeur. Il se releva pour le changer de place et l’accrocher à la tête de son lit. Même s’il avait pris sa retraite, des tas de gens continuaient d’adorer Sandy Koufax. Depuis que Steven et Mickey étaient arrivés, les heures des repas étaient chamboulées. Parfois, Vito devait se confectionner des

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sandwiches. S’il y avait des légumes à éplucher, Steven se portait volontaire et deux heures plus tard, un joint éteint aux lèvres, il était occupé à tailler de minutieuses dentelles dans une épluchure de pomme de terre tandis que les autres imitaient les cris des oiseaux de nuit et s’extasiaient sur la véranda. A onze heures, Steven déposait sur la table son curry de veau, avec bananes et cacahuètes. A onze heures vingt, Vito retrouva Ethel Sarramanga non loin de chez lui, au bord de l’océan, un endroit qu’on appelait le « Cou­ loir» parce que en été, les voitures venaient s’y garer en file indienne, entre la barrière et les dunes, et de préférence à la tombée de la nuit. C’était un coin que la municipalité avait décidé d’éclairer pour contrer sa vocation de baisodrome mais les lampadaires subissaient de continuelles dégradations dès que les beaux jours se profilaient et l’on s’était résigné à ne plus changer les ampoules qu’à la fin de l’au­ tomne, histoire de profiter de la jolie guirlande qui, de la ville, chevauchait la falaise. Il repéra la M.G. de Vincent Delassane-Vitti qui tournait au ralenti, à une centaine de mètres. Quant à la fille, elle écrasa furieu­ sement sa cigarette du bout du pied en soufflant vers le sol un long jet de fumée, de la taille d’une épée à deux mains. Il l’examina une seconde. — Ecoute... Si c’est ça je m’en vais tout de suite. Elle faillit s’étrangler. Peut-être avait-elle imaginé trente-six façons de le mettre en pièces tandis qu’elle rongeait son frein. Il lui laissa le temps de réfléchir. Parfois Giovanna piquait des colères noires contre ses dealers, mais elle finissait toujours à leurs pieds. Il continua de l’examiner tranquillement tandis qu’elle se dégonflait. — Bon, ne perdons plus de temps..., dit-elle. Elle était géniale. Elle représentait tout ce qu’il aimait et tout ce qu’il détestait. Il ne savait pas s’il avait envie de la tenir dans ses bras ou de la démolir sur place. Ils se fixèrent un court instant. Ce qui ne les empêcha pas de dormir, car les effets de ce contact mirent de longs mois à remonter à la surface. Mais bien des années plus tard, abordant le sujet, ils devaient convenir que tout s’était joué dans cet espèce de mouchoir de poche. Il conclut d’ailleurs ce rapide échange par un demi-sourire aux commissures dédaigneuses, dosé au millimètre. Puis il fouilla dans sa chemise, plongea la main vers la ceinture de son pantalon, sous l’œil atterré d’Ethel Sarramanga qui recula d’un pas pour s’adosser à la barrière. Le fait est que l’enveloppe qu’il lui tendit était d’une tiédeur agréable, et toute empreinte de son odeur corporelle, si ça

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l’intéressait. Il se jura que la prochaine fois, la marchandise sortirait directement de son slip. Elle saisit l’enveloppe du bout des doigts, l’agita au-dessus du vide, dans l’air marin qui bouillonnait et chassait les microbes. Une fille coriace. Qui ne devait pas mouiller facilement. Il y avait du bras de fer à l’horizon. Puis elle se décida à examiner le contenu de la chose et dit : — C’est tout...? ! — Rassure-toi. Il y en aura d’autre... — Quand ? — Tu n’auras qu’à me faire signe. Elle hocha vaguement la tête, baissa de nouveau les yeux sur la livraison. — Ah, la la... C’est peu... ! — Ouais. Tu me l’as déjà dit. Il ne voyait pas le chemin s’ouvrir devant eux. Cette première rencontre ressemblait plutôt à un goulet étranglé où l’on butait à chaque pas, mais il ne pouvait rien y faire. Comment s’y prenait-on pour être aimable avec une fille pareille ? A quelle gentillesse pensaitelle alors qu’elle l’observait fixement ? Et voilà qu’elle tirait des billets de sa veste et lui demandait si ça allait. Il garda les mains dans ses poches. Il ne se souvenait pas qu’ils aient discuté d’un prix quelconque. Elle avait sans doute un don pour tout flanquer par terre. Il regrettait de la trouver si belle, éprouva un sentiment de rage envers lui-même d’avoir aussi bon goût. — Je ne veux pas d’argent. C’est un cadeau. Philippe Djian, Sotos © Editions Gallimard et Philippe Djian, 1993

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George Andrews : de la Beat Generation aux extraterrestres □

Texte inédit 1998

George Andrews, poète et écrivain américain, est plus particuliè­ rement connu pour son ouvrage The Book of Grass [Le Livre du chanvre], une anthologie de textes relatifs au cannabis, cosignée en 1967 avec Simon Vinkenoog (p. 112). Il a connu les folies répressives de l’Amérique des années 1940 aussi bien que les hommes de la beat generation, ou les premiers artistes américains installés au Maroc. Marié à une Française d'origine russe, George Andrews écrit sa poésie en anglais et en français. Voici comment Simone Benmussa présentait ses poèmes dans le quotidien Combat en juillet 1974: «George Andrews doit bien être quelque part dans le monde. Je l’ai perdu et j’aimerais le retrouver par le moyen de cette page — c’est dire que j’ai peu de chances. Il a disparu. Il doit errer de pays en prisons, de cafés en chambres d'amis. Andrews a été avec ses amis Ginsberg, Ferlinghetti, Corso, Kerouac, etc. à l'origine du mou­ vement de la Beat Generation. Comme ces poètes, Andrews a fait ce qu'il ne fallait pas faire: il porte un regard poétique sur ce qu'il n'était pas convenu d'appeler “poésie", il parle de la drogue avec une connaissance parfaite des rapports entre elle et son propre corps, il “dit" ses poèmes et les fait échapper ainsi au livre, il redé­ couvre la parole.» Lorsqu’il fut emprisonné à Fresnes (où il vivra Mai 68) pour quelques grammes de haschich, des personnalités telles que JeanLouis Barrault, Arthur Adamov, Henri Michaux, André Pieyre de Mandiargues, Alain Jouffroy ou Maurice Nadeau se mobilisèrent pour l'en faire sortir. En 1975 il publie une nouvelle anthologie liée aux drogues, Drugs and magic (rééditée en 1997), puis se passionne pour les OVNIs et les entités extraterrestres présentes parmi nous à notre insu. Il tra­ vaille également sur les expériences destinées à contrôler l'esprit auxquelles se livrent aujourd'hui certains chercheurs militaires.

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Le parcours humain de George Andrews est parsemé de can­ nabis, tout au long d’un demi-siècle de pratique, d'observation et de réflexion sur cette plante unique en son genre. Nous lui avons demandé de retracer lui-même son itinéraire. Ayant des liens étroits avec la France, (il a même traduit Nerval), il a écrit ce texte direc­ tement en français.

Je suis né le 7 avril 1926 à New York City. Mon père était médecin,

spécialiste en dermatologie, auteur d’un livre utilisé dans les écoles médicales. Enfant, j’avais l’intention de devenir médecin moi-même. Quand j’avais onze ans, mes parents ont divorcé, un grand choc qui a remis en question tout mon système de valeurs. Sept ans plus tard, alors que j’étais à l’université en préparation à l’école de médecine, j’ai décidé que je voulais devenir écrivain plutôt que médecin. J’ai voulu choisir moi-même les livres que je devais étudier hors du cadre universitaire. A dix-huit ans j’allais dans les boîtes de nuit pour écouter mes orchestres et musiciens de jazz préférés, tels que Sidney Bechet, Willie the Lion Smith, Lester Young, Billie Holiday, Bunk Johnson et Wild Bill Davison. Lors d’une de ces soirées, un musicien amical m’a donné un « reefer» comme on disait à l’époque. Je l’ai fumé et fort apprécié, mais j’avais peur à cause des articles dans la presse, selon lesquels l’usage de marihuana risquait de me transformer en tueur ambulant, en criminel fou, qui allait probablement mourir de façon violente en pleine jeunesse. Maintenant que j’ai 72 ans et que je me souviens de cela, je rigole. Mais à l’époque cela m’a pris trois ans pour com­ prendre que tout ce battage dans les médias était un énorme men­ songe. C’est donc à partir de 1947, lorsque j’avais 21 ans, que j’ai commencé à fumer de façon journalière. Cela fait maintenant plus d’un demi-siècle que je plane à peu près tous les jours. Très tôt j’ai décidé de faire ce que je pouvais pour percer le ballon de l’énorme mensonge, mais je ne savais pas encore comment m’y prendre. J’avais 21 ans lorsque j’ai rencontré Tatiana Znamensky, d’ori­ gine russe mais de nationalité française. Je l’ai épousée deux semaines après l’avoir rencontrée. Nous avons voyagé, parfois en auto-stop, à New Orleans (où j’ai été débardeur), Acapulco, et San Francisco (où j’ai été garçon de café). Notre premier enfant est né après notre retour à New York, où j’ai travaillé dans une librairie. Après la naissance de notre deuxième enfant, nous sommes allés rendre visite à mes beaux-parents, que je n’avais pas encore rencon-

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très et qui habitaient près de Valenciennes. Puis nous sommes allés au Maroc, où j’ai trouvé du travail comme pointeur dans une base aérienne en construction près de Marrakech. Pendant tout ce long séjour au Maroc, nos enfants d’âge scolaire sont restés en France chez mes beaux-parents, nous rendant visite pendant les vacances. Nous avions cinq enfants. Après quelques années à Marrakech, nous avons passé plus de dix ans à Tanger, où j’ai rencontré Paul Bowles, Brion Gysin et William Burroughs. Parfois on fumait ensemble. Je n’ai rencontré Tenessee Williams qu’une fois, et n’ai pas eu l’occasion de fumer avec lui. Quant à Ginsberg, je l’ai rencontré plusieurs fois, mais il n’y avait pas beaucoup de communication entre nous. Je ne m’entendais pas avec Corso. Je m’entendais bien en revanche avec Ira Cohen, avec qui j’ai pris de la mescaline. J’avais mangé le peyotl pour la première fois avec Harry Smith à New York quand j’avais 23 ans. J’ai pris du LSD environ 300 fois entre 1964 et 1974, mais je ne l’ai utilisé que très rarement depuis. Mon dernier voyage avec un hallucinogène majeur (champignons psilocybes) date de 1984. J’ai à plusieurs reprises essayé l’opium, l’héroïne et la cocaïne, mais je n’en ai jamais fait une habitude. J’avais l’impression que si je prenais ces substances de façon régulière, j’aurais tôt ou tard des ennuis avec ma santé. Pour bien planer on doit être en bonne santé, autrement on ne fait que supprimer provisoirement la douleur. J’ai bu de l’alcool en excès, surtout entre 14 et 18 ans. Après avoir goûté à l’herbe, l’ivresse de l’alcool me semblait fade, et en plus, toxique. Aucune gueule de bois avec l’herbe ! Après avoir fumé de l’herbe ou du hasch ou les deux ensemble, toujours à l’état pur, sans mélange avec du tabac, à peu près tous les jours pendant plus de cinquante ans, je ne suis pas accroché, puisque je peux m’arrêter sans problème lorsque les cir­ constances sont défavorables. Mais je dois admettre que, quoique pas accroché, j’en ai besoin, car je fonctionne mieux avec que sans. A Tanger j’avais ouvert un petit café qui a bien marché jusqu’au moment où la police nous a obligé à le fermer parce qu’on y fumait trop ouvertement. Ensuite je fus moi-même arrêté pour possession d’herbe, ce qui a mis fin à ce séjour au Maroc. Je ne fus pas expulsé, mais les huit jours passés en prison m’ont ôté tout désir de m’établir définitivement au Maroc, comme j’avais eu l’intention de le faire. Peu avant mon départ de Tanger, j’ai rencontré un éditeur anglais intéressé par mon idée de faire un livre au sujet de l’herbe, intitulé The Book of Grass. Ira Cohen a suggéré que je prenne contact avec Simon Vinkenoog à Amsterdam. Je lui ai écrit et il m’a répondu en m’invitant à Amsterdam pour discuter du projet.

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Depuis plusieurs années mes poèmes paraissaient dans des petites revues éphémères qui ne duraient pas plus d’un ou deux numéros. Il m’arrivait d’avoir spontanément envie d’écrire de la poésie en français, seulement lorsque j’étais dans l’état que Baude­ laire appelle «le kief» dans Les Paradis artificiels. Dans le langage d’aujourd’hui il y a très peu de mots pour exprimer les phénomènes lumineux et la sensation d’être hors du temps qui caractérisent cet état. Ces poèmes étaient mes carnets de voyages. J’ai fait de mon mieux pour exprimer l’inexprimable. Je me suis promené dans les couloirs interdits du rêve :

tout est en jeu à chaque instant pas d’argent et les flics sur ma piste la route sans fin se déroule je franchis le seuil de l’infini mon souffle vide l’espace et remplit le vide c’est le kif qui parle par ma bouche que dit l’arbre à ses rameaux la misère est un tyran aussi morte que le Minotaure cauchemar vivant et roi du monde combat féroce dans les couloirs du labyrinthe coup de glaive qui descend le monstre phrase qui tranche le nœud au centre du soleil l’œil de l’infini regarde à travers son rideau de feu toute l’énergie du corps se vide dans le cerveau l’oiseau-serpent dresse sa tête l’œuf de ce monde va couver nous évoluerons au-delà de la terre nous deviendrons des animaux célestes avant que l’arbre de la vie ne soit ramifié en animal et végétal avant la guerre entre espèces un soleil originel a explosé en soleils innombrables qui ont éparpillé la vie dans le néant la systole suit la diastole du cœur du ciel les soleils innombrables vont imploser dans le soleil originel tout ce qui est lumière sera néant le vent souffle à l’oreille que l’arbre de la vie est mûr pour la récolte Nous avons donc déménagé de Tanger. Tatiana est restée à Valenciennes pendant que j’allais à Amsterdam pour travailler avec Simon Vinkenoog sur The Book of Grass. Simon était d’une

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gentillesse et d’une hospitalité extraordinaires. Nous avons travaillé ensemble sur le manuscrit, qui était à moitié achevé au moment où j’ai dû me rendre à Londres sur la demande de l’éditeur. Il restait beaucoup de travail à faire pour mettre le manuscrit au point. L’édi­ teur s’est enfin déclaré satisfait avec le texte, et a procédé au tirage. L’édition originale de Peter Owen Ltd. fut suivie par une édition américaine, Grove Press en 1968, puis par Penguin en 1971 et par Fayard, à Paris en 1971. En 1968 l’un de mes recueils de poèmes fut publié par Trigram Press à Londres. En avril 1968, je fus pris dans un contrôle de police à Paris avec une trentaine de grammes de hash en poche. J’ai donc passé Mai 68 dans la prison de Fresnes où je suis resté deux mois et demi. De retour à Londres, j’ai collaboré avec David Solomon, auteur de Marihuana Papers, à Drugs and Sexuality pour Panther (Londres), puis The Coca leaf and Cocaine Papers (Harcourt Brace Jovanovich, New York et Londres, 1976). Par la suite Panther m’a donné une substantielle avance pour écrire Drugs and Magic. Tandis que je tra­ vaillais sur ce livre j’ai vu mon premier OVNI, une expérience qui a changé le sens de mes recherches. Mon livre suivant s’intitulait Extra-Terrestrials Among Us, (Llewellyn, 1986), suivi par ExtraTerrestrial Friends and Foes (IllumiNet, 1993). En 1992 Tatiana est morte d’un cancer, entourée par toute la famille. En 1994 je vécus une expérience de «missing time» («temps manquant») à la suite de l’approche d’un globe de lumière sur une route isolée. Bien que Extra-Terrestrials Friends and Foes traite des OVNIs et de leurs occupants, j’ai pu y parler un peu du chanvre; en voici quelques extraits :

En 1863 le président Abraham Lincoln abolit l’esclavage aux Etats-Unis avec sa Proclamation d’Emancipation. En 1990 le Sénateur Phil Gramm et le Congressiste Newt Gingrich ont res­ tauré l’esclavage aux Etats-Unis avec leur projet de loi H.R. 4079, basé sur l’utilisation de la drogue au lieu de la couleur de peau. Vous pouvez désormais écoper de vingt ans de réclusion si vous possédez une cigarette de marihuana, punition à laquelle vous ne survivrez probablement pas, car vous serez utilisé comme esclave, forcé à bout de fusil de nettoyer les énormes dépôts toxiques créés par les véritables gouvernants de cette nation, qui achètent et vendent les politiciens comme nous le faisons avec les pommes de terre: les corporations multinationales derrière le

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Pentagone, arrogantes et offensives, fournisseurs de ce qu’ils appellent «la Défense». Est-ce que l’armée d’esclaves conscrits par la loi Gramm/Gingrich pourrait être utilisée non seulement comme source de travail pour les entrepreneurs de «la Défense» au Pentagone, mais aussi périodiquement pour obtenir du sang, des extraits glandulaires, de la moelle osseuse et des «dons» d’organes? Comme réservoir biologique?... H.R. 4079 était tellement outrageant que le Congrès n’osa pas l’approuver ouvertement. Il le mit en pièces et le fit passer mor­ ceau par morceau dans d’autres lois, et il est maintenant presque entièrement ratifié de cette façon, «sous la table». Il n’y a aucune opposition des membres du Congrès à ce que le reste passe de la même façon. Qu’aurait pensé George Washington de tout cela? George Washington tenait un journal quotidien, écrit de sa main. Les 12 et 13 mai 1765, il avait alors 33 ans et vivait tran­ quillement à Mount Vernon, sans être encore impliqué dans les politiques révolutionnaires. Ce qu’il a écrit dans son journal pour ces dates dit : «J’ai semé du chanvre dans des trous boueux des marais.» L’interprétation conventionnelle est que Washington fai­ sait pousser du chanvre pour ses fibres et non de la marihuana riche en résine avec son pouvoir médicinal. Cependant cette interprétation conventionnelle est contredite par ce qui est inscrit dans son journal du 7 août de la même année : «J’ai commencé à séparer le chanvre mâle du chanvre femelle - un peu tard.» Si le chanvre est élevé pour ses fibres, les plantes mâles ne sont pas normalement séparées des plantes femelles. La raison pour laquelle on sépare les plants mâles des femelles au milieu de l’été, avant que les femelles ne soient fécondées, c’est parce qu’elles produisent alors une résine plus puissante et riche, un type de marihuana maintenant connu sous le nom de «sinsemilla». Le fait que le «Père de la nation» des Etats-Unis ait noté de sa propre main qu’il a séparé les plantes mâles des femelles «trop tard» constitue une évidence irréfutable qu’il faisait pousser ces plantes pour leur utilisation médicinale... Avez-vous jamais songé au fait que plus la consommation de drogue est illégale et sévèrement punie, plus son trafic est profitable ? George Andrews, Texte inédit, 1998 © D.R.

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Simon Vinkenoog, Amsterdam - Paris : Hindu-Kush Salut □ Lettre inédite 1996

Pionnier au sein du mouvement Provo, le Néerlandais Simon Vinkenoog fume du cannabis depuis près d’un demi-siècle, en sui­ vant son itinéraire personnel. Dès le début des années soixante, sa condamnation à neuf mois de prison pour quelques grammes d'herbe favorisa, aux Pays-Bas, le débat sur le cannabis. Fougueux poète et écrivain, il fut coauteur avec George Andrews (p. 106) d’une anthologie réunissant des textes de diverses époques sur l'herbe: The Book of Grass (1967). Il est aussi le traducteur en néer­ landais de Ira Cohen (p. 427). En 1992, Simon Vinkenoog joua le rôle de juge à l’une des pre­ mières Cannabis Cup, organisée chaque année à Amsterdam par le magazine américain High Times. Voici comment Lou Stathis, journa­ liste de ce magazine, le décrivit à cette occasion : Baudelaire (Ch.): Œuvres, p. 277. 2 On reconnaît ici les deux thèmes auxquels Michel Foucault consacre son Histoire de la folie (Plon, Paris 1961) et Les mots et les choses (Gallimard, Paris 1966). 3 Moreau de Tours, Du haschisch, p. 8.

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connaissance, au poids terrible de ce mot qui signifie littéralement : médicament musqué ! Ainsi, ce qui est ici associé à la maladie fait là-bas partie intégrante des croyances populaires relatives à la santé. La raison n’en sort pas perdante au change. Mais l’adhésion totale à un système de valeurs, inconscient de ses limites, amène fatalement à la méconnaissance de l’originalité d’autres cultures, quelque «décadentes», «primitives» ou «inférieures» qu’elles paraissent du dehors4. Le livre de Moreau de Tours est à cet égard fort instructif: il y est notamment question des «mœurs dissolues de l’Orient»5, de l’indifférence des «Arabes» (on est pourtant au Caire !) à l’égard de la musique militaire fraîchement importée d’Europe et de «l’avidité que montraient les mêmes individus à entendre les sons discordants d’une mauvaise flûte et d’une espèce de tambour de basque en usage parmi eux»6. Ainsi, l’interrogation scientifique est indissolublement liée à un système culturel qui, lui, dessine son horizon et ses possibilités a priori7. Là, l’investigation psychologique trouve dans l’anthropologie sa prolongation naturelle. [...]

4 C’est ce que C. Lévi-Strauss appelle «l’illusion archaïque». Voir : Les struc­ tures élémentaires de la parenté, p. 98 et suiv., Mouton, Paris 1967. 5 Moreau de Tours: Ibid., p. 67. 6 Ibid., p. 81. - On rencontre les mêmes jugements de valeurs sous la plume de Bouquet dans son étude déjà citée. Cette attitude de rejet qui a toutes les carac­ téristiques d’un refoulement culturel, trouve son complément dans le mouve­ ment psychédélique grâce à quoi s’effectue le retour du refoulé. En renouant avec une mystique orientale, «cette libération artificielle et privée» indique, sur un mode déformé, une qualité nécessaire de libération sociale: la révolution devra être aussi une révolution dans la perception pour pouvoir, dans la recons­ truction matérielle et intellectuelle de la société, bâtir «le nouvel environnement esthétique». Marcuse (H.): Vers la libération, p. 74. Denoël, Paris 1969. 7 Je suis ici Devereux qui définit la culture à la fois «comme une expérience intérieure et comme une manière de vivre le vécu. En effet, l’individu qui parti­ cipe à une culture ne la vit pas seulement comme quelque chose d’externe qui le ballotterait comme des courants contraires plus ou moins organisés. S’il n’est pas définitivement psychotique, il vit sa culture comme quelque chose de pro­ fondément intériorisé, quelque chose qui est partie intégrante de sa structure et de son économie psychique. Il suffit donc de préciser que la culture est surtout une manière d’apréhender à la fois les composantes particulières et la configu­ ration générale du monde de l’homme ou de son espace vital (Lebensraum). Devereux (G.): Essais d'ethnopsychiatrie générale, p. 365. Gallimard, Paris 1970.

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SAMI-ALI

Fondées sur «deux études remarquables» (Phénomène de consom­ mation du haschisch, et La consommation du haschisch, Le Caire, 1962 et 1964), les observations de Sami-Ali sur la pratique du haschich en Egypte nous apportent de précieuses informations concernant la façon dont il est consommé, là où il est intégré à la culture.

Le climat social

Il est d’observation courante que, contrairement au mode de prise propre à l’opium, la consommation du haschisch a lieu dans un groupe dont il importe d’étudier les principales caractéristiques. Dans la vaste majorité des cas (97 %), le haschisch se prend de préférence le soir, ce qui a pour conséquence de diminuer les inci­ dences fâcheuses sur la productivité dans la mesure où les effets immédiats de l’intoxication sont estompés le lendemain. Mais le tableau change de fond en comble lorsque le nombre des doses passe de deux à plus par jour (chez 10% des sujets). Quant aux cir­ constances sociales dans lesquelles le haschisch est communément absorbé, les récitals de la diva «Oum Kalsoum»8 viennent en tête avec 94 %, suivis des fêtes (88 %) et des mariages (85 %)9. A l’exception de trois personnes pratiquant la consommation solitaire, tous les sujets interrogés déclarent s’adonner collectivement au haschisch. Des réunions périodiques sont organisées qui com­ prennent en moyenne entre 4 et 6 personnes de professions et de niveaux socio-culturels aussi différents que possible. Toutefois, un climat de rapprochement amical et de simplicité ne tarde pas à régner surtout entre gens du même métier. Les thèmes de conversation les plus fréquents sont la sexualité (81 %), le travail (69 %), des sujets généraux d’intérêt social (64 %) ou familial (55 %)10. Mais ces thèmes ne sont jamais traités avec sérieux : immanquablement, ils font l’objet d’une élaboration humoristique sous forme d’histoires drôles

8 II est difficile à une oreille occidentale, formée au système harmonique, de saisir la force envoûtante d’une mélopée qui se développe en se répétant avec des variations fondées sur des écarts imperceptibles (le quart de ton). Et comme l’ar­ tiste s’ingénie à épuiser les possibilités d’improvisation qu’offre la phrase chantée, la progression s’opère par exhaustion successive du champ du possible. La durée s’étire indéfiniment. C’est cette temporalité particulière si proche du temps haschaschique qui doit rendre compte de la fascination exercée par une telle voix éminemment capable de créer les joies passives du bercement. 9 Taati el-haschisch (La consommation du haschisch), p. 184. 10 Ibid.

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rapportées ou improvisées sur le champ11. Souvent, une compétition spirituelle s’engage entre deux ou plusieurs membres qui s’appli­ quent à inventer des variations comiques, saugrenues, imprévisibles. Les groupes du haschisch sont parfois pourvus d’un meneur dont on exige certaines qualités personnelles, en particulier qu’il soit «modeste» (85%), «spirituel» (85%), «loquace» (82%), «géné­ reux» (80%). On comprend dès lors pourquoi sont mal tolérés des individus qu’on décrit comme «sans humour» (37%) ou «avares» (30 %)11 12. L’observation directe ajoute à cette esquisse quelques nuances révélatrices. Le ton prévalant reste, en dépit des réactions affectives qui varient d’un sujet à l’autre, celui de la bonne humeur et du bien-être tant physique que moral. Cet état peut céder par moments à des accès de dépression qui se traduisent par un soudain mutisme et un désintéressement à l’endroit de la conversation en cours. Cependant, la joie finit toujours par triompher, une joie calme, paisible, qui demeure en deçà de l’explosion maniaque13. Par ailleurs, les mani­ festations agressives, d’une extrême rareté, empruntent le détour de la taquinerie, de la plaisanterie malicieuse et de l’élaboration comique. Si d’aventure, une dispute vient à éclater, les membres du groupe s’emploient aussitôt à en dissiper les causes. On sauvegarde de la sorte un climat de détente qu’une impulsion mal contrôlée risque à tout instant de troubler14. Aussi, adopte-t-on à l’égard des formes frustes d’agression une attitude réprobatrice dont les raisons hédoniques immédiates (jouir de la drogue et de la bonne compa­ gnie) sont loin de pouvoir épuiser la motivation inconsciente. Quoi qu’il en soit, la possibilité qu’offre le haschisch de partager avec autrui un plaisir participant davantage de la sérénité que de l’exci­ tation, s’accompagne d’une valorisation narcissique considérable puisque non seulement on est satisfait de soi, mais encore on se sent d’emblée capable de résoudre sans effort tous les problèmes qui se posent au fur et à mesure15. Voici comment quatre sujets, au niveau socio-culturel modeste, expriment ce sentiment: «Quand je me drogue, il me semble que je m’attaque aux problèmes avec précision mais je ne cherche pas à m’imposer...»; «Je suis attentif à tout ce 11 12 13 tion 14 15

Ibid. Ibid. Saad El-Maghrabi: Zahirat taati el-haschisch (Phénomène de consomma­ du haschisch), pp. 332-333. Ibid. Ibid.

SAMI-ALI

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qui se passe autour de moi et mes sens sont aiguisés » ; « Drogué, je conçois des projets que j’exécute illico, en état d’absorption médita­ tive»; «J’ai l’impression, lorsque je suis drogué, que je vaux mieux que quiconque, que mon intelligence est supérieure à celle des autres et que je suis apte à leur clouer le bec»16. Les pulsions intériorisées ne peuvent trouver d’autres voies de décharge qu’une activité fan­ tastique intense débouchant sur un humour collectif, fortuit et nécessaire tout ensemble. L’usage du haschisch est donc marqué par la modération et la répu­ gnance à tout excès. Deux considérations supplémentaires le corro­ borent : l’extraordinaire rareté des cas de psychose cannabique aiguë parmi les malades admis aux hôpitaux psychiatriques du Caire (moins de 1 % par an), ainsi que l’absence totale de crimes à carac­ tère violent commis sous l’influence directe de la drogue17. Rien de surprenant, dès lors, que le haschisch soit tenu pour un excellent antidote contre l’agressivité, au point d’être préféré à l’alcool dont l’action, de l’avis même des gens qui en ont fait l’expérience, est étroitement associée à la violence physique18. C’est pourquoi une ten­ dance générale se dessine qui consiste à renoncer à l’alcool au profit du haschisch et jamais l’inverse19. Sans doute l’interdiction religieuse, univoque à l’endroit de l’un, équivoque au sujet de l’autre, vient-elle renforcer le choix préférentiel d’une drogue généralement considérée comme «haïe» mais non proscrite par le Livre Sacré20. L’humour s’accommode de cet ensemble de conditions qui ne sont pas nécessairement conciliables. Sami-Ali, Le haschisch en Egypte, Essai d’anthropologie psychanalytique, Editions Payot, 1971; Editions Dunod © Bordas, 1988

16 17 18 19 20

Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid.

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Lester Grinspoon, l’histoire d’une reconversion □

Marihuana reconsidered 1971

Né en 1928, Lester Grinspoon enseigne la psychiatrie à la Harvard Medical School et en dirige le Bulletin sur la Santé Mentale. A la fin des années soixante il se pencha sur certaines études scientifiques douteuses, fréquemment mises en avant pour justifier la répression anticannabis. Cette pseudo-science est scrupuleusement passée au crible d'un esprit critique et toujours bienveillant. Comme Grinspoon le raconte ailleurs (p. 147), ce travail entraîna une réelle reconversion de sa part, lui faisant découvrir qu’il avait subi, «comme tant d’autres Américains, un véritable lavage de cerveau». Il en naquit un livre, Marihuana reconsidered, qui demeure un clas­ sique d’une parfaite actualité.

sur la cognition et la coordination motrice. Diverses études continuent à indiquer un léger fléchissement de la mémoire à court terme, du temps de réaction, de l’attention, de l’estimation de la durée, de la coordination motrice et de l’aptitude au calcul, lié à la dose absorbée. Le cannabis réduit la capacité à la conduite automobile, mais vraisemblablement pas autant que l’ivresse liée à l’alcool; contrairement à ce dernier, il n’augmente pas l’agressivité. Toutefois le même genre de précaution est nécessaire lorsqu’on conduit sous son influence. La recherche expérimentale récente confirme l’opi­ nion des usagers expérimentés qui affirment pouvoir contrôler l’in­ tensité et la qualité de leur état en se laissant «redescendre» si nécessaire pour accomplir certaines tâches. [...] Réactions d’angoisse extrême et psychose. [...] La plus fréquente des réactions adverses à la marihuana se manifeste par un état d’an­ goisse extrême, parfois accompagné d’idées paranoïdes, qui toute­ fois atteint rarement la panique. La personne qui en est victime interprète ses propres affects émotionnels ou perceptifs comme symptômes de maladie, de mort imminente ou de démence. Elle

LESTER GRINSPOON

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peut également imaginer que les autres participants la critiquent, lui sont hostiles, la ridiculisent subtilement ou veulent la dénoncer à la police. Le simple fait de réconforter cette personne permet le plus souvent de dissiper les idées paranoïdes, généralement peu enraci­ nées - une attitude réconfortante étant d’ailleurs le meilleur remède à toute réaction d’angoisse aiguë, quelle qu’en soit l’origine. Le novice prenant la drogue pour la première fois, ou dans un environ­ nement déplaisant ou étranger, court plus de risque de réagir de la sorte qu’un usager expérimenté, à l’aise dans son milieu et parmi ses compagnons; cette réaction est rarissime lorsque la marihuana est un attribut familier de la scène sociale. L’éventualité d’une montée d’angoisse est directement proportionnelle à la dose absorbée et décroît pour un usager expérimenté, le plus vulnérable étant l’usager novice qui, par inadvertance (et cela précisément parce qu’il n’est pas familier du produit), absorbe une dose importante provoquant des changements somatiques et perceptifs auxquels il n’est pas pré­ paré. L’angoisse et la paranoïa sont d’ailleurs amplifiées et justifiées jusqu’à un certain point, dans nos pays, par la peur assez rationnelle d’une arrestation; ces symptômes sont moins courants dans les contrées où l’usage du chanvre n’est pas réprimé, ou en tout cas moins sévèrement. Cette réaction d’angoisse profonde n’est aucu­ nement assimilable à une psychose : il n’y a pas d’hallucinations «authentiques» et l’aptitude à ressentir le réel - nécessaire pour qu’un «traitement» par réconfort réussisse - demeure intacte. L’angoisse et les pensées paranoïdes qui caractérisent une réac­ tion de panique aiguë ressemblent à une version atténuée d’épisodes effrayants - communément appelés mauvais «trips» - lors d’une expérience au LSD ou avec une autre substance psychédélique. Cer­ tains adeptes de l’utilisation du LSD en psychothérapie ont affirmé qu’un état de conscience altérée provoqué artificiellement suscite une résurgence du refoulé. Bien que l’on puisse se demander si le LSD est vraiment apte à faire ressurgir ou désactiver la totalité du refoulé, il n’en reste pas moins que ses effets suggèrent souvent d’im­ portantes altérations des défenses de l’ego. Ces altérations permet­ tent sans doute l’accès à de nouvelles modalités conceptuelles et perceptives; certaines d’entre elles, surtout si elles dérivent directe­ ment du processus primaire, peuvent s’avérer effrayantes, spéciale­ ment en l’absence d’un entourage réconfortant et positif à même de faciliter l’intégration de nouveaux pans de conscience dans l’orga­ nisation de l’ego. Ainsi les expériences psychédéliques peuvent s’ac­ compagner de grande angoisse, spécialement quand la drogue est prise dans un environnement délétère; dans une bien moindre

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mesure, la même chose est vraie du cannabis. Les expériences effrayantes liées au LSD sont parfois revécues en flash-back et ce phénomène aussi a été rapporté (bien que rarement) en ce qui concerne le cannabis. On estime que les usagers de marihuana ayant aussi l’expérience du LSD ou d’autres psychédéliques sont plus exposés aux flash-back que ceux qui n’ont jamais utilisé d’autres drogues. Il se peut que ces flash-backs soient des tentatives d’inté­ gration des dérivés de processus primaire ou autre matériel incons­ cient ayant entamé les défenses de l’ego au cours de l’expérience psychédélique ou cannabique. Les recherches récentes n’ont pas confirmé l’existence d’une réaction plus grave dite psychose du cannabis. Les rares occur­ rences d’une telle réaction, lorsqu’on les examine de près, peuvent être attribuées à la présence de troubles psychiatriques sous-jacents, ou à l’usage d’autres drogues. Une enquête menée auprès de 35 000 soldats américains aboutit à la conclusion que le cannabis à lui seul ne déclenche quasiment jamais de psychose; des études récentes faites sur des usagers chroniques de cannabis à la Jamaïque, en Grèce et au Costa Rica, s’accordent sur ce point. L’étude portant sur la ganja, puissante préparation de cannabis fumée en Jamaïque, n’indique pas que la drogue ait jamais été cause d’admission en hôpital psychiatrique. Les personnes sujettes à des réactions répé­ tées d’angoisse extrême sont considérées comme «n’ayant pas la tête pour la ganja» et évitent simplement d’en prendre; il n’existe pas de psychose reconnue de la ganja. Un rapport récent sur la lit­ térature relative au cannabis et à la psychose aboutit à la conclu­ sion que les résultats de ces études sont «limités et souvent contradictoires». Il semble encore possible que le cannabis puisse déclencher une psychose chez des personnes dont l’ego est si vul­ nérable que toute pressurisation ou modification de conscience importante pourrait avoir sur eux le même effet. Mais s’il était vrai que cette drogue déclenche régulièrement des psychoses, le fait serait désormais établi avec certitude puisque l’on compte 12 mil­ lions de fumeurs de marihuana réguliers aux Etats-Unis, ainsi qu’un nombre important d’usagers chroniques à l’étranger, consommateurs de cannabis à haute dose. Pourtant il y a encore des gens pour qui tous ces indices accu­ mulés pèsent moins qu’un certain article signé H. Kolansky et WT. Moore, publié en avril 1971 dans le Journal of the American Medical Association. L’accueil réservé à cette étude relève plus de l’histoire d’une société que de l’histoire médicale et scientifique ; en Floride, par exemple, un juge a déclaré que désormais, cet article montrant

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sans équivoque les dangers de la marihuana, il emprisonnerait tous les contrevenants auxquels il aurait affaire. Bien que l’étude de Kolansky et Moore soit depuis longtemps discréditée en tant que travail scientifique, elle est encore citée à l’occasion par les détrac­ teurs de la marihuana ; jusqu’à très récemment, les articles contre la marihuana ont bénéficié d’une circulation plus large et d’une audience plus attentive que ne le méritait la qualité de leur contenu. Kolansky et Moore faisaient état de trente-huit patients rencontrés dans le cadre de leur pratique psychiatrique ; tous avaient fait usage de cannabis et souffert ultérieurement d’une forme ou d’une autre de psychopathologie; huit étaient devenus psychotiques. L’étude n’étant pas prospective, elle ne permettait donc pas d’établir un lien de causalité certaine. Pourtant une analyse rétrospective, moins raf­ finée, est à même de fournir les éléments de contrôle permettant la suppression de variables superflues; cela, Kolansky et Moore ont négligé de le faire. En recherche clinique les études de cas particu­ liers ont aussi leur utilité, puisqu’elles peuvent servir de fil conduc­ teur à de futures expérimentations ; mais les symptômes décrits par Kolansky et Moore sont trop variés, trop flous et leur lien direct avec l’usage du cannabis trop incertain, pour fournir un quelconque indice utile à une recherche ultérieure. Prenons par exemple le cas d’un jeune garçon ayant développé tardivement une psychose après qu’un homosexuel plus âgé l’ait séduit, et en outre initié au cannabis. Là où la plupart des psy­ chiatres attribueraient un rôle central à l’acte de séduction, Kolansky et Moore ne voient que la marihuana. Ils infèrent en outre que lorsque le garçon est hospitalisé et guérit, c’est la suppression de la marihuana plutôt que le traitement ou l’évolution naturelle de la maladie qui lui permet de retrouver la santé. Le fait que les patients et leurs parents aient souvent eux-mêmes attribué ces symptômes au cannabis ne doit pas être pris en compte ; les parents peuvent avoir transféré leur sentiment de culpabilité et les patients peuvent avoir fourni inconsciemment à Kolansky et Moore les données que ceuxci espéraient, afin de réaliser leur désir de plaire au thérapeute, ce qui, comme chacun sait, est l’un des effets du transfert. Le Journal of the American Medical Association n’aurait probablement jamais accepté cet article si la rédaction avait eu pour seule idée de fournir des observations médicales sensées. Les choses ayant tout de même progressé depuis 1971, il est probable que ce magazine n’accepterait pas de publier aujourd’hui une étude aussi peu fiable. [...] Dépendance et accoutumance. Des réactions semblables à de légers symptômes de manque ont été rapportées chez des animaux de

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laboratoire à qui l’on avait administré pendant une longue période d’énormes doses de delta-1-tetrahydrocannabinol (Al-THC), et occasionnellement chez des êtres humains étudiés en laboratoire; mais aucun syndrome de carence clinique n’a pu être relevé chez des usagers réguliers de cannabis à titre récréatif, pas même chez certains Jamaïcains pouvant absorber jusqu’à 420 mg de THC par jour. Personne non plus n’a pu démontrer la présence d’une accou­ tumance pharmacologique chez des personnes utilisant le cannabis à des fins récréatives; il semble au contraire que même de faibles doses permettent aux usagers expérimentés de ressentir les effets désirés. «Une accoutumance comportementale» a été rapportée chez des animaux de laboratoire, probablement une manière d’ap­ prendre à compenser ou à diriger les effets d’une intoxication à haute dose quand il le faut, et cette «accoutumance» existe sans doute aussi chez les êtres humains; on peut supposer que cet apprentissage aide les Jamaïcains à effectuer de durs labeurs phy­ siques parallèlement à l’absorption de larges doses. Certains tests conduits sur des êtres humains révèlent également une accoutu­ mance, en fonction de la dose, à divers effets psychologiques et phy­ siologiques. Quel que puisse être la nature ou le degré d’accoutu­ mance ou d’absence d’accoutumance qui, selon les circonstances, apparaît parallèlement à l’usage de marihuana, il n’en résulte pas là de véritable problème pour l’usager ou la société. Aucun rapport ne fait état du besoin d’augmenter la dose pour retrouver l’euphorie originale ou éviter de tomber dans la détresse. Bien que l’on ait démontré depuis longtemps que le cannabis ne crée pas de dépendance physique et n’entraîne pas un taux d’accou­ tumance significatif, on lui reproche souvent de donner lieu à une dépendance psychologique malsaine. Cette notion ne veut cependant pas dire grand-chose ; presque toute habitude destinée à satisfaire un besoin ou un désir, qu’elle soit relative à la drogue ou non, peut être décrite en terme de dépendance psychologique. Certaines dépen­ dances sont banales ou bénignes; la question importante est de savoir si telle ou telle habitude lèse l’individu ou la société. Un test (pas le seul, évidemment), est de savoir si une personne qui désire se débarrasser d’une habitude éprouve de la difficulté à le faire. Les usa­ gers de marihuana ont plus rarement ce sentiment que les habitués d’autres drogues plus dangereuses tels l’alcool ou le tabac. Les quelques personnes susceptibles d’une dépendance psychologique au cannabis seraient également susceptibles d’autres types de dépen­ dance psychologique; il est vraisemblable qu’elles souffrent d’an­ goisse, d’un état dépressif ou de sentiments d’inadéquation. Dans de

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tels cas, la condition de départ représente un problème plus grave que la tentative de soulager cet état avec la marihuana. La dépendance au cannabis, lorsqu’elle existe, est certainement moins dangereuse pour la santé que la dépendance à l’alcool ou au tabac. Lester Grinspoon, Marihuana reconsidered © Harvard University, 1971; Lester Grinspoon, 1994 (Traduction inédite de Yona Chavanne, 1998) *

Charles T. Tart

Il semble que, lors d’une consommation faible ou modérée, le can­ nabis potentialise la sociabilité... Certains, lors d’une consommation importante, décrivent le plaisir amoureux comme une extase indi­ cible, un mélange et une fusion d’essence et d’énergie qui les mène l’un dans l’autre par-delà les limites de l’espace et du temps. On Being Stoned: A Psychological Study of Marijuana, Palo Alto, 1971

Elmore Leonard

Mickey tira sur la cigarette [d’herbe colombienne]. L’odeur ne lui plut pas. Elle la tendit à Louis qui tira à son tour, la rendit et prit leurs verres vides. Elle remarqua, en le regardant sortir de la pièce, qu’il ne soufflait pas la fumée. Elle tira sur la cigarette et essaya de la garder aussi. Quand Louis revint avec les verres pleins, elle parla, un peu sur­ prise et déçue: — Je ne sens rien. — Ma foi, vous avez le temps. Si vous ne voulez pas rentrer chez vous, nous pourrons toujours traîner ici et nous défoncer. — Je ne comprends pas. Vous le savez? Il y a tant de choses que je ne comprends pas. Et vous ? — Soyez heureuse, dit Louis. Qu’est-ce que vous voulez de plus? — Et vous, qu’est-ce que vous voulez de plus ? Elle se pencha pour lui tendre le joint et Louis le prit. La joyeuse kidnappée, Éditions Gallimard, Série Noire, 1979

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Hunter S. Thompson, marijuana et parano à Las Vegas □

Las Vegas Parano

1971 Né en 1938 au Kentucky, Hunter Thompson fait ses études à l’uni­ versité de Columbia avant de devenir correspondant de presse au Brésil. Ayant parcouru un bout de route avec les Hell’s Angels, il se fait connaître en écrivant un livre à leur sujet. Il s'installe ensuite au Colorado, où il élève des chiens et des cochons sauvages, puis par­ ticipe à une tentative des «freaks» (vie alternative, contre-culture) pour entrer en politique, se présentant vainement au poste de shérif. Il se décrit alors lui-même comme un «anarchiste aux yeux fous, défoncé jusqu’à la moelle, qui écume le pays en décapotable rouge et en crachant le feu.)) Devenu journaliste au magazine Rolling Stone, Hunter Thompson couvre l’élection présidentielle de 1972 dans son style typique, qu'il appellera le «gonzo journalisme)) (il se surnommait Docteur Gonzo) ; à ses yeux rien n’est sacré, et il n'hésite pas à mentionner les préférences des candidats en matière de drogues. «Le gonzo journalisme exige le talent d’un maître journaliste, l’œil d'un photo­ graphe et les couilles en bronze d’un acteur.)) Las Vegas Parano fut d'abord publié par Rolling Stone sous le pseudonyme de Raoul Duke. Voici comment le journaliste Jonathan Raban décrit Hunter Thompson dans le London Magazine: « C’est une super-merde : mauvaise langue, fuyant, vicieux. Il vit de cartes de crédit annulées, sème les flics de la route, terrorise des filles de passage et des femmes de chambre. Il vit chaque expérience avec un mépris ennuyé; sa principale distraction c'est de décharger des armes à feu illé­ gales dans l'air vide du désert; il s'envoie en l'air avec tous les produits chimiques connus de la Côte Ouest, juste pour sentir quelque chose.» Transposé au cinéma par Terry Gilliam en 1998 (avec Johnny Depp dans le rôle de Thompson), le roman met en scène deux com­ pères qui absorbent diverses drogues par poignées, au cours d'aventures rocambolesques... Dans l'extrait suivant, ils tentent d’écouter la conférence d'un spécialiste fidèlement inspiré de certains scientifiques en croisade contre le cannabis.

HUNTER S. THOMPSON

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Passons aux choses sérieuses, Premier jour du Congrès sur les drogues nom des procureurs de ce comté, je vous souhaite la bienvenue. «Nous devons faire capituler la Culture de la Drogue dans ce pays !... pays... pays... » L’écho rebondissait jusqu’à l’arrière dans une confusion totale. «Le surnom d’un mégot de joint1 vient du fait qu’il ressemble à un cafard... cafard... cafard... » «Qu’est-ce que c’est que ces conneries qu’ils sont en train de raconter? murmura mon avocat. Il faut être complètement défoncé à l’acide pour croire qu’un joint peut ressembler à une saleté de cafard ! » Je haussai les épaules; il était évident que nous nous étions fourrés dans un rassemblement digne de la préhistoire. La voix d’un «expert de la drogue» du nom de Bloomquist sortait comme de la friture des haut-parleurs les plus proches: «...quant à ces ‘flash­ backs’, le patient ne peut jamais être fixé; il pense que tout est ter­ miné et il se remet pour six mois... et puis sapristi ! voilà tout le voyage qui lui retombe dessus. » Bloomquist est l’auteur d’un livre de poche intitulé La Mari­ juana qui - à en croire la couverture - «dit les choses comme elles sont.» (Il est aussi l’inventeur de la théorie du joint-cafard...) Toujours selon la couverture de son livre, il est «professeur associé de chirurgie clinique (anesthésiologie) à la faculté de méde­ cine de l’université de Sud-Californie»... en même temps qu’ «une autorité bien connue en matière d’abus de drogues dangereuses». Le docteur Bloomquist « a participé à des entretiens télévisés diffusés par toutes les chaînes du pays, a été conseiller auprès d’organismes officiels, a été membre de la Commission sur l’intoxication aux stu­ péfiants et à l’alcool du Conseil de l’Association médicale améri­ caine sur la santé mentale». Ses connaissances sont publiées et répandues à une échelle massive, assure son éditeur. Il est à n’en pas douter un des gros pontes du réseau de maquereaux universitaires à la gomme qui se font payer entre cinq cents et mille dollars la passe pour faire des conférences aux tribus de flics. Le livre du docteur Bloomquist est un ramassis de merdes en bonne et due forme. A la page 49, il explique les «quatre niveaux» dans l’univers du cannabis: «Cool, Super, Chouette, et Très Dur» dans cet ordre décroissant. «Le type très dur peut difficilement être cool, explique Bloomquist. Il n’est pas ‘dans le coup’, c’est-à-dire 1 Mégot de joint : roach. Cafard : cockroach.

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qu’il n’est pas ‘branché’. Mais s’il arrive à ‘se brancher’, il monte d’un cran et se retrouve ‘chouette’. Et s’il parvient à approuver ‘les trucs qui passent’, il devient ‘super’. A la suite de quoi, avec beau­ coup de chance et de persévérance, il peut s’élever au rang de ‘cool’. » Bloomquist écrit comme quelqu’un qui aurait un jour bravé Tim Leary dans une réunion de campus et qui aurait dû payer toutes les consommations. Et c’est probablement quelqu’un comme Leary qui lui avait dit le plus sérieusement du monde que dans la culture de la drogue, les lunettes de soleil sont appelées «pare-claques». Bref, c’est le genre de dangereuses idioties qui étaient distribuées sous forme de bulletins ronéotés dans les casiers des commissariats de police. Ainsi : RECONNAISSEZ LES DROGUÉS QUI VOUS ENTOU­ RENT. VOTRE VIE PEUT EN DÉPENDRE ! Vous ne verrez pas ses yeux à cause de ses pare-claques, mais ses articulations seront blanches à cause de sa tension interne et son pantalon sera couvert d’une croûte de sperme séché due à ses masturbations continuelles lorsqu’il ne trouve pas de victime à violer. Il chancellera et bafouillera lorsqu’on lui posera des ques­ tions. Il ne respectera pas votre insigne. Le drogué n’a peur de rien. Il attaque, même sans motif, avec toute arme qu’il arrive à attraper - y compris la vôtre. PRENEZ GARDE. Tout agent appréhendant un individu soupçonné d’intoxication à la mari­ juana doit procéder dès le départ avec la force maximale. Un quart de seconde d’avance sur lui peut généralement être béné­ fique pour votre survie. Bonne chance. Le Chef. Hunter S. Thompson, Las Vegas Parano (1971) © U.G.E. Poche, Éditions 10/18, 1994 (traduit de l’américain par Philippe Mikriammos)

Gilbert Shelton

L’herbe fait mieux passer les périodes sans argent que l’argent les périodes sans herbe. Les Fabuleux Freak Brothers

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Gregory Corso : l’herbe est une plante, pas une drogue □

Lettre inédite 1970 Gregory Corso, qui a écrit plusieurs recueils de poèmes (Bomb, Long five man, Gasoline), est moins connu que les grands noms de la beat generation. Il est cependant l'un des personnages clefs de cette époque. Selon le critique rock Alain Dister, «truand, drogué, beau gosse, il reste emblématique des personnages qui hantent le par­ cours de Ginsberg ou Kerouac.)) Dans les années 1950 Corso suit le chemin des «beats». Voya­ geant des Etats-Unis vers la France, il séjourne quelque temps avec Ginsberg au Beat Hotel, rue Gît-le-Cœur à Paris, avant de partir pour le Maroc. Kerouac (Corso lui a dédié son recueil majeur, Sentiments élégiaques américains ) dit de lui : «Je pense que Gregory Corso et Allen Ginsberg sont les deux meilleurs poètes américains. [...] Gregory était un jeune dur du Lower East Side qui s'est envolé comme un ange par-dessus les toits. )) Toute sa vie, Gregory Corso s'est consacré à la poésie, avec le mystère de la mort pour thème central, faisant de nombreuses lec­ tures de poèmes. L'original de cette lettre inédite (écrite en réponse à on ne sait quelle sollicitation) porte pour seule date « 1970 ». Elle offre un éclairage sur les rapports que le poète entretient avec l'écriture, la créativité, les drogues, et «l’herbe vagabonde.»

Je ne sais pas ce que vous souhaitez - et je voudrais me plier à votre souhait bien que je n’aie pas écrit le moindre poème depuis des siècles - mais est-ce bien un poème que vous voulez ? Vous dites que vous allez publier quelque chose sur la littérature née des drogues et se rapportant à elles. Alors voilà. Je peux écrire sur commande - disons un poème sur l’incendie du porte-avions Saratoga, qui a fait sept morts et que je vois en cet instant précis dans le port du Pirée. Si c’est le Saratoga

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qui vous intéresse - disons que c’est lui - et qu’au lieu d’écrire sur lui, j’écris sur la route qui mène d’Athènes au Pirée? Eh bien c’est la même chose quand on écrit sous l’effet des drogues - écrire à propos de la drogue n’est rien ; et Michaux le prouve - il prend une drogue et écrit non pas sur ce qu’elle lui fait voir, mais sur la drogue elle-même ! Ecrire sur ce que l’on ressent, c’est comme prendre une échelle pour monter très haut, voir très loin, mais ne parler que de l’échelle elle-même. Je ne me suis jamais abandonné à ce pouvoir, dans mon opinion ce n’est pas de l’art - pour moi la prison a été une échelle; c’est pourquoi je n’écris que rarement sur la prison. J’écris sur ce qui se trouve devant moi - si vous voulez comprendre l’invisible, examinez le visible J’ai écrit sous l’effet du peyotl, de l’herbe, du H, du whisky, de la benzédrine, de l’enthousiasme, d’une muse - écrire sous peyotl est une expérience magnifique, on voit les personnages jouer et le produit final est souvent rejeté, absurde, mais bon tout de même écrire sous herbe est varié - parfois, oui, très bon, d’autres fois non, très mauvais, et sombre; il me vient beaucoup d’ombre quand j’écris avec l’herbe, je préfère l’utiliser pour parler; avec le H, j’ai beaucoup écrit, surtout de la prose, mais lente, très lente, car le H fait hésiter le courant - sous benzédrine (il y a trois ans) on va à une telle vitesse qu’on n’arrive nulle part, juste des masses de pages dac­ tylographiées, toutes mortes, c’est la façon qui produit le plus et construit le moins C’est très souvent en voyage que j’écris de la poésie quand j’en écris, pendant le voyage et sur le voyage, et j’ai beaucoup voyagé dans toute l’Europe, sans jamais rester longtemps nulle part - c’est donc la drogue du changement, des lieux, qui me rend plus efficace Les drogues ne sont pas mon point fort - elles ne m’ont pas ins­ piré, ne m’inspirent pas, je peux écrire à tout moment, avec ou sans drogue, ai juste fini un roman, suis en train de faire une pièce de théâtre et puis seulement espérer que revienne la muse, car la poésie est la seule voie, plus grande que toutes les drogues - les drogues ne vous font pas faire quoi que ce soit, c’est vous qui vous le faites faire, et comme je viens de le dire, l’air est une drogue suffisante, nous y sommes tous accros. Je suis convaincu que l’herbe est TRÈS importante - pas pour écrire, mais pour modifier l’état de conscience. Je pense que c’est l’herbe qui a fait sortir l’homme néolithique de sa caverne, qui l’a fait vivre dehors, l’herbe est une plante, pas une drogue, comme la rose, ô comme la beauté de la rose nous drogue, et de même le

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cannabis - une herbe vagabonde qui, j’en jurerais, libérera noncha­ lamment l’homme de l’esclavage. vôtre vôtre gregory Peut-être cette lettre suffit-elle ? Vous pouvez la publier. Gregory Corso, Lettre inédite, 1970 © D.R. (Traduction inédite des auteurs, 1998)

John Lennon

On [Les Beatles] a fumé un joint aux toilettes du Palais, parce qu’on était nerveux à l’idée de rencontrer la Reine Elisabeth. [...] Mais on rigolait quand même - on avait juste fumé un joint dans les toilettes de Buckingham Palace... Help a été fait avec des joints. Pour A Hard Day’s Night j’étais sous pilules. Ça ce sont des drogues, des drogues bien plus fortes que l’herbe... Je suis sous pilules depuis l’âge de quinze ans, non, depuis l’âge de dix-sept ou dix-neuf... Depuis que je suis devenu musicien... j’ai tou­ jours eu besoin d’une drogue pour survivre. in: National Enquirer, juillet 1970

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Brigitte Axel, une hippie sur la route des Indes □

H 1970 Dans ce livre, Brigitte Axel (qui avait déjà écrit en 1968 un roman intitulé Le Voyage ambigu] relate les tribulations d'une voyageuse sur « la route» au début des années 1970. A ce moment-là, l'auteur a déjà quitté son petit bateau de l’île Saint-Louis depuis quatre ans pour mener une «vie aventureuse» et visiter l'Europe, l'Afrique du Nord, les Etats-Unis, le Mexique, le Népal, l’Inde, le Pakistan, l'Afghanistan, l’Iran, la Turquie et la Grèce. Comme l’annonce le texte de présentation de H: «On parle beaucoup, dans la presse, à la radio, au cinéma et dans les livres de ‘/’aventure hippie’ qui, par la Turquie et l'ancienne Perse, conduit les jeunes en rupture de bourgeoisie jusqu'aux paradis artificiels de l'Inde. Il s'agit toujours de documents de seconde main ou romancés. Ici une jeune fille raconte sans fard, sans justification ni glorification, dans toute sa vérité bouffonne, parfois dramatique, parfois exaltante, cette aven­ ture qui a représenté pour elle une quête de l’absolu.» Au début du livre, Brigitte Axel décrit l’ambiance de Matalla, en Crète, qu’elle appelle «Hippie-place».

Je suis à Matalla depuis plus de deux mois et demi ; je connais tout le monde, les restaurateurs, les vignerons et chaque hippie. J’ai reçu une couverture de laine d’un fidèle et généreux soupirant vigneron qui nous invite souvent à dîner pour jouir de ma présence. Notre grotte ne désemplit pas. Jour et nuit nous faisons de la musique et des fritures que les garçons vont patiemment pêcher à l’aide de ficelles et d’épingles de nourrice. Nous menons la vie sauvage, dans le mépris de l’avenir et le bonheur parfait. Quelques hippies débarquent de l’Inde et de l’Afghanistan; ces héros voyageurs errants nous séduisent; ils nous apportent leurs expé­ riences magiques et du haschisch qui enfin s’introduit dans nos sobres coutumes. Immédiatement, nous le préférons au vin grec et faisons plus de cas de ce que nous fumons que de ce que nous buvons.

BRIGITTE AXEL

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Je renonce au vin et me consacre uniquement au chilom. Je peux dire que, grâce à la drogue, je renonce à l’alcool, ce fléau terrible qui tue et détruit la santé. La drogue, comparativement, tue très peu; le haschisch est inof­ fensif, à mon avis, et sa mauvaise réputation le rend très attractif. L’ère psychédélique de Matalla commence ; les patrons avant-gardistes des restaurants découvrent dans quelque fond de tiroir du hasch turc. Nous nous peignons la face et le corps à l’aquarelle et nous nous enfermons dans les grottes pour fumer en cercle et méditer. Henri, quand il fume, se croit obligé de rester sinistrement immobile et méditatif, Pétra s’aligne sur son style. Marc dit quand il est saoul: «Je suis complètement bourré», et quand il fume: «Je suis complètement défoncé. » Quant à moi, je trouve que c’est fantastique à tous points de vue. Ça me donne de l’imagination supplémentaire, aiguise tous mes sens et me permet de papillonner avec plus de grâce et de faire toutes choses avec une conscience sublimée. [...] Le peuple de haschisch et d’opium est doux, tendre et tranquille. J’aime ces ombres amoureuses de liberté qui préfèrent l’angoisse de la mort à l’ennui de la routine. Je suis de bonne humeur, mon carac­ tère violent et contenu est devenu calme et enjoué. J’aime être belle et bien lavée, j’aime que me voir réconforte et qu’on m’apprécie pour ce genre d’excentricité. Brigitte Axel, H © Editions Flammarion, 1970

Françoise Sagan

Je ne vois pas du tout pourquoi on met les gens en prison parce qu’ils fument du haschich. Ce sont les gens normaux qui sont anormaux. in: Le Magazine Littéraire, novembre 1969

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René Barjavel: love à Katmandou □

Les Chemins de Katmandou 1969

Fils de boulanger, René Barjavel (1911-1985) est né dans la Drôme. Après divers métiers il devient journaliste, puis chef de fabrication de l’éditeur Denoël. Son premier roman (Ravage, 1943) est un précur­ seur de la science-fiction, racontant la disparition de l'électricité et le retour à une vie simple. Succès immédiat, étudié aujourd'hui dans les lycées, le livre s'est vendu à plus d'un million d’exemplaires. Par la suite Barjavel écrit une vingtaine de livres, romans, chro­ niques, nouvelles, dont une partie (les «romans extraordinaires») continue dans la veine de la science-fiction, (Le Voyageur imprudent, La Nuit des temps, Le Grand secret), il collabore à de grands jour­ naux, et écrit pour le cinéma (notamment les fameux Don Camillo). Barjavel refusait le monde technologique qui nous coupe de nos racines et, écologiste convaincu (Lettre ouverte aux vivants qui veu­ lent le rester), il s'attristait de voir disparaître les coquelicots du bord des routes.

Dé Sven lui a dit: liberté, amour. Love. Amour pour toutes les créa­

tures. Dieu est amour. L’homme doit retrouver la voie de l’amour. Au bout de l’amour, il trouvera Dieu. Parfois, il lui faut fumer quelques bouffées de marihuana. Alors elle s’enfonce de nouveau dans le fleuve de brouillard, mais c’est un brouillard tiède et rose, dans lequel elle se sent bien, comme lorsqu’on est sur le point de s’endormir et qu’on se détache du poids du monde. Elle habite avec Sven, Karl et Brigit, dans une chambre que Karl a louée, il y a deux lits pas très larges, un réchaud à gaz et un poêle à pétrole. Sven a peint des fleurs sur les murs. Karl et Brigit sont de Hambourg. Depuis que Sven leur a parlé de Katmandou, ils ont décidé de partir avec lui. Le soir, ils allument le poêle à pétrole et des bougies. Ils n’aiment pas l’électricité. A la flamme d’une bougie, Sven allume une cigarette qu’ils se passent de l’un à l’autre. Elles sont difficiles à trouver, et chères. A Katmandou, on trouve le hachisch au marché, en vente libre, tout naturellement, comme le

RENÉ BARJAVEL

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persil en Europe. Et personne ne vous interdit quoi que ce soit. C’est le pays de Dieu. Liberté, Love. Le hachisch n’est pas plus cher que le persil, peut-être moins. Jour après jour, Jane a senti la carapace de peur, d’égoïsme, d’in­ terdictions, d’obligations, de rancunes, que son éducation et ses rela­ tions avec les autres humains avaient cimentée autour d’elle, se fendre, s’écailler, tomber, disparaître entièrement. Elle est délivrée, il lui semble qu’elle est née une deuxième fois, ou plutôt qu’elle vient seulement de naître, dans un monde où les êtres ne se font plus la guerre, mais se tendent les mains avec le sourire de l’amitié. Sven lui a expliqué : la société qui oblige et qui interdit est mau­ vaise. Elle rend l’homme malheureux, car l’homme est fait pour être libre, comme un oiseau dans la forêt. Rien n’appartient à personne, tout est à chacun. L’argent qui permet d’accumuler des biens per­ sonnels est mauvais. Le travail, qui est une obligation, est mauvais. Il faut quitter cette société, vivre en marge d’elle, ou ailleurs. La combattre est mauvais. La violence est mauvaise car elle crée des vainqueurs et des vaincus, elle remplace d’anciennes contraintes par des obligations nouvelles. Toutes les relations entre humains qui ne sont pas celles de l’amour sont mauvaises. Il faut quitter la société, s’en aller. Quand nous serons assez nombreux à l’avoir quittée, elle s’écroulera d’elle-même. Sven prend sa guitare et chante. Jane se sent légère, libérée. Elle sait que le monde où elle vivait auparavant est horrible et absurde. Elle est maintenant en dehors de lui. Elle le regarde comme une prison dont elle vient de sortir. Derrière ses portes de fer et ses murs hérissés de verre, les prisonniers continuent de se battre et de se déchirer. Elle a pitié d’eux, elle les aime, mais elle ne peut rien pour eux, il faut qu’ils fassent eux-mêmes l’effort de sortir. Elle peut les appeler et leur tendre les mains, elle ne peut pas briser les portes. Elle, maintenant, est dehors au soleil, dans la paix, avec ses amis, dans l’amour. Ils ont jeté les armures et les armes, ils sont nus, ils sont libres. La cigarette passe de l’un à l’autre. Sven chante le nom de Dieu. God. Love. Dehors il y a du brouillard ou pas, c’est sans importance. Dans la chambre, il y a la lumière d’or des bougies. L’odeur de la marihuana se mélange à celle de la cire et du pétrole. Ils sont déli­ vrés. Ils font l’amour, un peu, comme un rêve. Love. Barjavel, Les Chemins de Katmandou © Presses de la Cité, 1969

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Ernst Jünger, le haschich et les dandys parisiens □

Approches, drogues et ivresse 1970

Ernst Jünger (1895-1998), romancier et essayiste allemand, s’engage en tant que volontaire lors de la Première Guerre mondiale, et en revient couvert de blessures, bardé de médailles. Il publie en 1920 Orages d'acier, un premier livre magistral sur la guerre, qui le rend célèbre, notamment en France grâce à André Gide. Une image mili­ tariste le suivra tout au long de sa carrière, malgré sa réprobation du nazisme, qui sera mise en question au point de déclencher une véritable polémique. La fin de sa vie se partage entre des voyages lointains et sa retraite dans un petit village de Souabe, où il meurt à l’âge de cent trois ans. Comme l’écrit Julien Hervier, spécialiste de cet auteur: «Jünger puise aussi son inspiration dans des expériences plus risquées. Tout ce qui permet de dépasser l’appréhension banale des choses le fascine : le vin, mais aussi la drogue dont les visions sont à l'origine de Visite à Godenholm ( 1952). » Les anecdotes de Approches, drogues et ivresse relatent entre autres les expériences personnelles de Jünger et ses observations sur l'opium, les champignons et les cactus hallucino­ gènes, la mescaline, ou encore la cocaïne. Quant au LSD, il y fut initié par son découvreur, Albert Hofmann lui-même, dont Jünger fut l’ami.

A PROPOS DU HASCHISCH

Le jugement sur la situation devrait précéder l’action. C’est ce que

conseillent bien des proverbes, dont certains sont vénérables. D’autre part, la bonne vieille maxime: «On s’assagit à l’école du malheur» garde toute sa validité. Quand nous nous en tirons sans trop de dégâts, nous avons appris - pour notre profit, et peut-être celui d’autrui. Bien qu’il convienne de mettre en garde contre toutes les drogues, il semble qu’on doive, quant au haschisch, redoubler de prudence, parce qu’il provoque des réactions imprévisibles, et parfois violentes.

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Deux à trois grammes de l’extrait suffisent, selon Lewin, à procurer l’ivresse ; et même une fraction de cette quantité, dans de bonnes pré­ parations. Il mentionne expressément les infusions de moka comme contre-poison. Ce qui se passe quand on a pris une dose trop forte n’est pas pré­ visible; en tout cas, on s’est lancé dans une aventure qui peut se terminer fâcheusement. Le nom de la plante, cannabis, a ses origines et ses parentés dans des langues très anciennes, comme l’assyrien : konabos était un mot grec qui désignait le vacarme. Il fait allusion aux accès, tantôt de gaieté, tantôt d’excitation et d’agressivité, par lesquels se manifeste l’ivresse du haschisch. Quand le calife fait sa ronde avec son vizir, tard dans la journée, il entend dans une cabane des éclats de rire, des ordres, des menaces. Ils y pénètrent et y trouvent un mangeur de haschisch qui se distrait solitairement, et dont ils se font un souffredouleur. Un autre est assailli au bain public, par des illusions des sens, en partie terrifiantes, en partie divertissantes. D’autre part, le récit attribue à la drogue, à laquelle il donne le nom de bangh ou de bandsch, des effets purement narcotiques. Elle sert à insensibiliser des victimes que l’on veut faire disparaître. Ainsi, dans le conte de l’esclave Ghanem ensorcelé par l’amour, la dame Zobéide fait boire à une esclave qui risque de devenir sa rivale du bangh ou du «bendsch», comme l’appelle la traduction que j’ai sous la main. C’était, selon le conteur, «un morceau de bendsch crétois, si grand qu’un éléphant, s’il n’avait fait que le flairer, aurait dû dormir d’une nuit à la suivante». L’insensibilisation rapide pourrait donc être provoquée par la dose, si forte qu’elle ne laisse même pas éclore l’inquiétude. D’autre part la drogue doit agir diversement selon les tempéraments, et sus­ citer l’agitation chez l’un, chez l’autre la torpeur. Tout cela naît de la même racine, comme l’épine et la rose, et peut s’observer dans le comportement de toute tablée de buveurs. Ce fait même mis à part, un seul produit peut un jour vous animer, tandis qu’il vous dépri­ mera le lendemain. L’issue est incertaine, et le risque croît quand on force la dose. De là vient que l’ivresse qui vise à la conjuration, comme le blot, est précédée d’une phase d’attente, d’angoisse et d’étouffement, qui peut s’aggraver jusqu’à l’illusion de la mise à mort. C’est peut-être un trait propre à la nature du haschisch qu’il pénètre et s’empare d’une région par à-coups. L’histoire des pays orientaux est riche en récits qui décrivent de pareilles irruptions, et des peines draconiennes par lesquelles l’Etat cherche à les endiguer.

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Depuis peu de temps, en Amérique du Nord et en Europe, le haschisch se consomme, et surtout se fume en quantités croissantes : chacun le sait. Il en résulte une forme particulière de vie en commun, et aussi de criminalité. Nous ne pouvons encore évaluer l’extension et la portée exacte de ce phénomène. En comparaison, les «voyages» entrepris voici plus de cent années par certains littérateurs, à Paris, n’ont qu’à peine laissé de traces, ils n’ont jamais mené plus loin que le stade expérimental, et auraient sombré dans l’oubli, comme d’autres modes, si Baudelaire ne leur avait élevé un monument dans ses Paradis artificiels. Il est vrai que dans toute mode, un courant des profondeurs se manifeste, qui, souvent difficile à discerner, ride la surface de l’eau. Ce qui comporte d’ailleurs une explication du fait que les modes donnent si souvent l’impression du comique - ce n’est pas seulement un effet de l’insolite, mais aussi celui d’un avertissement monté des profon­ deurs. Aussi, l’objet de la mode, après un instant de stupéfaction, est saisi par tous avec avidité. Mieux que l’opium, le haschisch s’accordait à la critique et au dégoût de la civilisation propres au dandysme. D’un point de vue métaphysique, il vous fait pénétrer dans des profondeurs moindres ; de plus, il ne vous arrache pas à la société, quoiqu’il en isole. Les habitués de l’hôtel Pimodan avaient coutume, moins de s’en­ ivrer que de se mettre en train, une petite cuiller de confiture au haschisch y suffisait. Dans cet état, ils pouvaient se promener dans la rue, aller souper, se rendre au théâtre. On pourrait songer à l’ac­ tion d’une ivresse intense - qui du reste ne tardait pas à devenir assez violente pour tenir le voluptueux captif de son charme - le fumeur avait, comme le dit Baudelaire, le sentiment d’être « fumé par sa pipe». De telles formules d’une bizarre justesse, dans les­ quelles il décrit l’intensité croissante de cette manie, abondent dans son essai. La musique est conçue comme une opération arithmé­ tique, au cours de laquelle les notes se transcrivent en chiffres, cependant que leur caractère sensuel et langoureux subsiste. Même phénomène quant à la grammaire : le substantif s’avance royale­ ment à travers la phrase, revêtu par l’adjectif d’un voile transparent, le verbe survient sous l’apparence ailée d’un ange. Au théâtre, la scène, avec ses personnages et ses acteurs, semble infiniment menue ; tout est plus lointain, mais cerné d’un contour plus net, et sert en même temps de tremplin à l’envol vers les empires du songe, sans que l’enchaînement ni la logique de la pièce en soient altérés - au contraire, les absences des rêveurs y introduisent de nouvelles finesses.

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Le dandysme parisien est plus civilisé que celui de Brummel, qui ne se sentait pas obligé d’entretenir des réserves artistiques, et particulièrement littéraires. Ils ont en commun la distance prise à l’égard du monde ambiant, et celle-ci s’harmonise avec des états d’âme tels qu’en procure le haschisch. Un sentiment étrange de froid est produit par un grand nombre de stimulants, qui modifient aussi le cycle vital, et provoque une impression désagréable - mais Baudelaire est en proie à l’idée qu’il a reçu le privilège de jouir de la fraîcheur en plein été, quand il se trouve au théâtre. On y voit les acteurs et les spectateurs sous des formes minuscules, comme s’il les regardait à travers un télescope colossal et retourné. La perception et la sensibilité s’aiguisent d’une manière qui vous emplit d’angoisse. L’un des convives est tout d’abord ravi par la pré­ sence de la beauté, puis épouvanté par la question du sort de son intelligence et de ses organes, si ses nerfs continuent à s’affiner. Cependant, il ne peut arrêter cette subtilisation; l’ivresse l’emporte, comme un cheval emballé qui galope vers l’abîme. Dans ce contexte, Baudelaire mentionne le fait que le haschisch peut parfois, sans raison discernable, agir plus violemment qu’à l’accoutumée. En tout ceci, on a l’impression que nulle approche n’est réalisée. L’ivresse demeure l’une des stations sur la voie qui mène au zéro absolu, l’au­ berge d’une brève halte, une tente bariolée que l’on déploie pour une seule nuit. Le monde ambiant est déjà devenu très vide; ses inventions impliquent le dessein infâme de «diminuer la liberté humaine et l’in­ dispensable douleur» - cette remarque se rattache à un passage sur le chloroforme. Le petit fragment de pâte est semblable à la tente que la Péri Banou donne au prince Ahmed. Repliée, elle tient dans le creux d’une noix, mais on peut y loger une armée entière lorsqu’on la déploie. Elle est faite d’air tissé. Les petits cénacles parisiens s’y adonnent à des plai­ sirs tantôt bizarres, tantôt esthétiques. Si l’ivresse prend un tour favorable, les choses se mettent à luire, comme recouvertes d’une fine couche de laque; elles sont tout imprégnées de beauté. La condition en est la présence d’un principe spirituel, qui sait trans­ porter cette beauté sur le monde d’alentour. Un marchand de bœufs, disent à peu près les Paradis artificiels, ne rêverait que de troupeaux de bêtes destinées à l’abattoir. Les visions sont donc ramenées à une exaltation et un raffine­ ment de l’imagination, non à la survenue d’un principe étranger. C’est ce que dénote déjà le titre de l’œuvre. Baudelaire la conclut, mi

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par conviction profonde, mi par prudence, sans doute, en mention­ nant l’objection principale qu’on peut opposer à la drogue: que c’est un égarement de l’homme que de s’en remettre aux pharma­ ciens et aux enchanteurs, lorsqu’il veut gagner le ciel. Il désigne, comme voies authentiques et glorieuses vers le Paradis, le jeûne, la prière et le travail, et aussi «les danses les plus nobles». Ce sont les mêmes moyens que Goethe cite dans son Chercheur de trésors, après avoir mis en garde contre «les vaines conjurations». Le poème est superbe, jusqu’au vers: «Ne fouille plus la terre en vain»; c’est là que le grand augure touche à sa limite. L’application pratique ne m’enchantait guère, dès la première fois où j’entendis ces vers - ce fut ma mère qui me les lut. Il n’est jamais vain de fouiller le sol, à condition de creuser assez profondément. Où que nous poussions la bêche, tout point est également éloigné du centre. Chaque pas amène plus près du but ; c’est également vrai des régressions. Ernst Jünger, Approches, drogues et ivresse © Editions de la Table Ronde et Christian Bourgois Editeur, 1973 (traduit de l’allemand par Henri Plard)

Albert Hofmann

Que se passerait-il dans l’hypothèse où la consommation de hachisch se généraliserait en Occident ?[...] A mon avis, il s’agit là moins d’un problème médical que culturel. Les effets du hachisch cadrent bien avec la philosophie introvertie des pays d’origine de cette drogue. Ils semblent en contradiction avec la conception occidentale du monde qui, façonnée par l’Antiquité et la Chrétienté, est surtout fondée sur le contrat actif avec le monde extérieur et autrui. La continuité de la civilisation occidentale serait-elle maintenue si l’usage oriental du hachisch venait à s’y implanter de manière généralisée ? «Les Hallucinogènes», in : La Recherche, Juillet 1970

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Edgar Morin : «we can fly!» □

Journal de Californie 1970 Né en 1921, Edgar Morin fut « résistant au nazisme, puis résistant au stalinisme». Théoricien de la complexité, sociologue du monde contemporain, il est directeur de recherche émérite au CNRS, où il préside le comité scientifique Sciences et citoyens. C'est l'un des penseurs français les plus connus à l’étranger. Se définissant à soixante-treize ans comme un «étudiant perma­ nent», il fait sauter les barrières entre les disciplines pour mieux élargir sa pensée, puisant dans tous les domaines, cosmologie, science de l’Univers, astronomie, physique, micro-physique, philoso­ phie, écologie, préhistoire. En 1998, il a été nommé par le ministre de l'Education pour réfléchir sur une transformation en profondeur du système éducatif français. Edgar Morin a écrit de nombreux ouvrages d'anthropologie fondamentale ou de réflexion sur le XXe siècle. Lors d'une invitation à l’institut d'études biologiques Salk aux Etats-Unis, il plonge dans la Californie de 1969, «terre en transe», «tête chercheuse du vaisseau spatial Terre». Il en revient avec cet attachant Journal de Californie, débridé, riche d’expériences et de rencontres.

H. RETROUVÉE

Il y a quatre ans, H. fuma pour la première fois de l’herbe. Elle découvrit alors, dans un disque déjà mille fois entendu, des sons et des délicatesses musicales qu’elle n’avait jamais perçus jusqu’alors; elle se dit qu’il y avait sans doute, non seulement des sons, mais des couleurs, des perceptions, des sentiments auxquels elle pouvait, devait s’ouvrir. Elle regarda les gens autour d’elle et les vit autre­ ment ; elle vit là la mesquinerie et là la bonté, elle eut horreur des faux visages et voulut vivre dans la vérité. Elle était mariée avec un biologiste, garçon extrêmement sympathique, avec qui elle est restée en excellents termes, elle avait quatre enfants. Elle changea de vie.

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Elle ne voulait nullement échapper à la famille, au contraire, elle s’est rapprochée de ses enfants, partageant leur philosophie et leur attitude spontanée devant la vie ; elle s’est éloignée de la vie bour­ geoise, elle a cessé d’être une femme d’universitaire. Sa maison de Larkspur, dans les bois, parmi les arbres géants, est devenue un foyer ouvert jour et nuit: la porte n’est jamais fermée. H. s’est mise à tisser, elle a installé un métier dans une chambre et elle s’est livrée à son inspiration ; elle enseigne depuis un an ou deux au centre d’art de M., à une centaine de miles au nord, sur la côte. Là vivait une grande commune de jeunes. La maison de Larkspur est devenue une maison à demi communale. Des hippies viennent, ils fument, pei­ gnent, dessinent, font des objets néo-archaïques, à l’indienne. Ils peuvent se doucher, se coucher, manger quelque chose. Ils jouent des tambours (il y a quatre drums africains dans le living); ils jouent de la flûte. Il y a quelque chose d’idyllique, de bucolique, d’extraor­ dinaire dans cette maison de la liberté et de la communauté. Le dernier-né des enfants d’H. s’est construit avec un copain une maison cachée dans le bois où ils vont parfois passer la nuit; la nuit de notre arrivée, ils avaient ramené un chevreuil, et le lendemain, ils décou­ paient et fumaient l’animal, à la manière indienne, avec un assai­ sonnement supplémentaire d’herbe à Marie-Jeanne. Tout cela semble vivre en dehors de l’argent, de la civilisation industrielle, de l’organisation, de la contrainte. [...] Trois journées capitales. Je suis exactement au foyer de ce qui me fascine. La première soirée après les déboires et les difficultés sur la route, est un bain de douceur avec H. retrouvée, telle qu’elle est devenue, c’est-à-dire elle-même (devenir, c’est se trouver), avec des jeunes inconnus et inconnues ; sympathie immédiate, fulgurante entre elle et Johanne. Oui, nous sommes maintenant sur notre rive. Paix, joie, on boit du vin, on fume de l’herbe, on est ensemble. H. nous dit que la vraie rupture, la vraie mutation a eu lieu il y a quatre ans, avec l’expérience généralisée de l’herbe. Expérience capi­ tale, qui d’après elle modifie la vision du monde. Le farniente, consi­ déré comme fainéantise et vacuité selon le puritanisme du travail, est devenu intensité, plénitude, expansion du moi, fraternisation avec autrui, communion avec le monde. Cela a catalysé, accéléré, précipité la formation du néo-rousseauisme et de la nouvelle culture, l’un et l’autre liés, l’un et l’autre feed-back anthropologiques provoqués par la civilisation technicienne-industrielle-urbaine-bourgeoise. C’est un néo-tribalisme, quelque chose de très archaïque qui surgit de la pointe avancée de la modernité. Ce néo-tribalisme n’est que très peu macluhanien mais il l’est un peu (par l’influence des médias).

EDGAR MORIN

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Ils veulent être des bons sauvages, ils veulent être des Indiens, ils veulent être des robinsons-vendredis, ils veulent être et ne pas être... Images fugitives ; le vendredi matin, au soleil, devant la maison, Nick et Skyfish jouent de la flûte, une fille fait de la couture. Beaucoup de jeunes, avec leurs barbes et leurs longs cheveux, ont un visage christique. Ils sont doux et graves. De plus en plus, je vois dans cette gravité une grande tristesse. [...]

America

Le tabac contribue au cancer, à l’infarctus du myocarde. Il est auto­ risé. La marijuana est inoffensive, elle est interdite. Oui, mais non: car la marijuana provoque une expérience qui contredit radicale­ ment tout le système des valeurs activistes sur lesquelles repose la société occidentale, alors que le tabac détruit les êtres humains, mais sans corrompre les structures sociales. La prohibition de la mari­ juana se comprend sociologiquement. (Mais sans doute la mari­ juana pourrait être intégrée, c’est la marijuana dans le contexte juvénile-hippie qui est révolutionnante, mais elle peut s’intégrer dans un autre contexte où sa fonction deviendrait différente: exemple au Viêt-Nam, tout le front fume, parce que la marijuana fait oublier). Elle peut s’intégrer comme l’alcool. La publicité cigarette T. V. chasse le spectre du cancer par une flo­ raison d’images d’air pur, nature, eau, ciel, sève. [...]

We can fly

Samedi, pot party chez les Z. Le bon mélange d’herbe, de tequila, de nourriture mexicaine, de danse, m’enlève toute anxiété ; c’est cela pour moi l’euphorie: un état naturel; mais cet état est perpétuelle­ ment contrarié par une angoisse permanente, qui prend mille formes : hâte, impatience, anxiété, souci, remords, etc. Or, me voilà, par cette grâce, rendu à mon état naturel, au sens rousseauiste, à mon innocence. Je goûte ici et là deux ou trois bouches pulpeuses d’Américaines, et c’est aussi mon désir naturel, constamment inhibé qui s’exprime ; de même que les chiens se précipitent pour flairer les parties de leurs congénères de rencontre, moi je suis instinctivement porté à goûter les bouches des femmes rencontrées ou simplement croisées dans la rue. Une constante micro-répression m’empêche de le faire et je ne sais pas encore si la micro-répression n’est pas pire

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que la grande, qui s’impose avec la puissance indiscutable d’un quasi-instinct. Oui, j’étais doucement content: ni l’hébétude, ni la béatitude, ni même le bonheur ou l’euphorie, mais quelque chose de plus primitif qui en était comme le tronc commun, qui les contenait en puissance comme dans un vase. Alors que d’habitude, je m’inquiète de voir Johanne s’avancer dans le royaume de l’alcool, j’étais sans soucis. Le retour fut très beau. A deux heures du matin, après nous être chacun emmitouflé, nous avons foncé dans la Mini-moke, offerts à tous les vents, sur Y Interstate 5. «On vole, on vole», nous écriionsnous, extasiés. Yeah ! We can fly !

E.S.P. Extrasensorialperception (que donne le pot à ses bienheureux). Edgar Morin, Journal de Californie © Editions du Seuil, 1970

Gabriel Nahas

L’acceptation si complète du cannabis pour des raisons en apparence parfaitement valables à ceux qui l’utilisent est le propre des sociétés stratifiées et stagnantes. Haschich, cannabis et marijuana : le chanvre trompeur © Presses Universitaires de France, 1976

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Norman Spinrad et VAcapulco Gold Lorsqu'il publie Jack Barron et l’éternité en 1969, Norman Spinrad,

Américain pétri de rock, obsédé par l’influence des médias sur la société, crée un véritable choc. Immortalité, érotisme, légalisation

des drogues, manipulation des esprits, sont les sujets de Jack Barron, qui valurent à son auteur des ennuis avec la censure. Ce

roman de science-fiction l’a imposé comme l'un des maîtres du genre. Parisien d'adoption, il est l’auteur de nombreux livres (dont Rock Machine, Les Miroirs de /’Esprit, Les Années fléaux), et l'on peut

constater aujourd'hui à quel point ce texte était visionnaire.

Jack Barron sourit, incline la tête, laisse la place à un commercial d’Acapulco Golds : Péon mexicain menant son âne sur le sentier escarpé d’une mon­ tagne volcanique aux versants couverts par la jungle; voix fruitée, autoritaire, genre Encyclopedia britannica: «Sur les Hautes Terres du Mexique existait jadis une variété savoureuse de mari­ juana désignée sous le nom d’Acapulco Golds à l’époque de la contrebande. » Coupe franche vers le même péon prélevant à la faux un pied de marijuana et le chargeant sur son âne. «Réputé pour sa qualité et ses propriétés supérieures, Y Or d’Acapulco était réservé à un petit nombre en raison de sa rareté et des... » Mouvement latéral vers un garde-frontière fouillant une sorte d’insipide Pancho Villa d’opérette... «... problèmes soulevés par son importation. » Vue aérienne d’une plantation de marijuana aux alignements géométriques. «Aujourd’hui, la meilleure variété de graines du Mexique associée aux techniques américaines d’agriculture et de contrôle des moyens de production ont permis d’aboutir à une qualité de marijuana inégalable par sa pureté, son goût, sa dou­ ceur et... ses propriétés relaxantes. Disponible maintenant dans trente-sept Etats: (gros plan d’un paquet d’Acapulco Golds rouge et or) Acapulco Golds, la meilleure cigarette américaine à la mari­ juana et... naturellement, cent pour cent non cancérigène. » Jack Barron et l’éternité (1969) © Editions Robert Laffont, 1971 (traduit par Guy Abadia)

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Jerry Rubin : la marijuana révolutionnaire □

Do it ! 1970 Jerry Rubin «croisement hybride de gauchiste et de hippie fleuri» est, avec Abbie Hoffman, à l’origine du mouvement yippie qui vint en réaction aux trop doux hippies. Les Yippies prônent la subver­ sion par tous les moyens, y compris le scandale ou la violence si nécessaire, contre le totalitarisme d’une Amérique qu'ils écrivent «Amérikkke» en référence au Klu Klux Klan. Militants contre la guerre du Viêt-nam et favorables à une dépénalisation du can­ nabis, ils organisent des marches sur le Pentagone et les premiers «Smoke-ln». En pleine révolution psychédélique, Jerry Rubin sug­ gérait de verser un peu de LSD dans les canalisations d'eau des grandes villes... Do if ! (sous-titré Scénarios de la Révolution), paraît aux EtatsUnis comme un brûlot, d’autant que le livre est précédé d'une introduction d’Eldridge Cleaver, militant noir «Black panther» qui s'était présenté aux élections présidentielles de 1968 en pro­ posant Jerry Rubin comme vice-président. Eldridge Cleaver est clair: «Je peux me joindre à Jerry [...] autour du désir absolu de détruire l’ordre social existant aux Etats-Unis d’Amérikkke.» Plus tard Jerry Rubin semble renier son passé révolutionnaire et se lance dans de fructueuses opérations boursières à Wall Street. Cela lui vaut les foudres fratricides de Abbie Hoffman (qui se suicide en 1989). Quant à Jerry Rubin, il meurt en 1994, renversé par une voi­ ture, un jour qu'il traversait en dehors des passages protégés.

La marijuana est illégale ? Bravo ! La marijuana fait de chacun un dieu.

Défonce-toi et tu auras envie de brancher le monde entier. On ne dit jamais «ma came», on dit toujours «notre came». Tout est à tous. C’est la drogue communiste.

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L’herbe transforme le milieu ambiant. Toutes les barrières qui nous protègent les uns des autres sont abolies. L’herbe voyage à travers une chambre comme un baiser sans cesse en mouvement. Fume un joint dès le matin. Et plane, plane toute la journée. La journée de huit heures, voilà l’ennemi. Quand on est défoncé au hasch, on ne jouit que d’une chose: l’instant qui passe. Une minute dure une heure; une heure passe comme une minute. « Merde, j’ai oublié que j’avais un rancard ! » Les rendez-vous, les horaires, l’heure, les délais, plus rien de cela n’existe. On ne fait plus que ce qu’on veut, quand on veut. La marijuana est le théâtre de rue de l’esprit. La marijuana, c’est la destruction des écoles. L’enseignement conditionne. Le hasch déconditionne. L’école fait de nous des cyniques. Le hasch fait de nous des rêveurs. L’enseignement fixe toutes nos capacités mentales sur des «sujets», des «catégories», des séparations, des concepts. Le hasch brouille tout dans nos cerveaux et le monde devient un fouillis complet. Nous nous roulons par terre en nous tordant de rire quand les profs, les experts, les psychologues (nos soi-disant maîtres) se met­ tent à nous analyser, à débattre de notre culture et du hasch. Nous réagissons comme les sauvages d’Afrique quand Margaret Mead leur est apparue armée d’un stylo-bille et d’un bloc-notes. Quelqu’un qui parle du hasch sans en avoir jamais fumé, c’est comme une bonne sœur qui pexerait sur le sexe. Le seul expert, c’est celui qui en prend. Une famille qui se défonce est une famille unie. L’herbe est une drogue magique parce qu’elle saute par-dessus le fossé des générations. Nous devons tous brancher nos vieux. La mari­ juana rajeunit les vieux; elle ravive tout le passé qu’ils ont refoulé. Mais il n’y a pas beaucoup d’adultes qui osent seulement tirer une taffe. Ils en parlent comme leurs parents parlaient de la mas­ turbation. Combien de mômes - des milliers? - ont été bouclés dans les hôpitaux psychiatriques par leurs parents parce qu’ils fumaient du hasch ! L’école n’est pas aussi efficace que la prison; mais quand on est entré dans un hôpital psychiatrique, on n’en sort plus. Les profs ont peur de se faire inviter par les étudiants: et si des fois on leur passait un joint? C’est illégal. Et si c’est illégal, ils risquent de se faire arrêter. Et s’ils se font arrêter, ils perdent leur boulot. La logique de la peur. On n’a rien à apprendre de gens qui ont peur.

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En 1968 l’usage de la marijuana s’est généralisé dans l’armée. Et en 1969 c’est le mauvais moral, et même l’insubordination qui se sont généralisés. Comment se fait-il que l’herbe inspire le Viêt-cong alors qu’elle annihile toute volonté de se battre chez les troufions amé­ ricains? N’importe quel fumeur vous le dira: la marijuana, c’est un sérum de vérité. Les Viêt-congs défendent leurs parents, leurs enfants, leurs foyers; leur sacrifice est héroïque et noble. Tandis que les Américains se battent pour quelque chose d’impalpable, d’invisible, quelque chose à quoi on ne peut même pas croire. Leur sacrifice est absurde et inutile. «Pourquoi que j’irai crever sur Hamburger Hill ?» demande le soldat américain fumeur de hasch, tout en visant à la tête l’officier qui vient de lui donner l’ordre de prendre une colline que les Viêt-congs sont seuls à vouloir vraiment. Si le Pentagone essaie d’éliminer l’usage du hasch dans l’armée, il devra détruire l’armée pour y arriver. Mais si on laisse les trou­ fions se défoncer, les casernes seront bientôt aussi agitées et incon­ trôlables que les universités. Qu’est-ce qui se passera quand les appelés rentreront chez eux ? «Oui, on est assez grands pour faire la guerre et se faire tuer, mais pas pour fumer de l’herbe ? » Les gauchistes disent : je proteste. Les hippies disent : je suis. L’herbe a détruit le gauchisme en tant que mouvement minori­ taire et a construit à sa place une nouvelle culture de la jeunesse. L’herbe nous a dit que notre vie est en jeu, pas nos consciences. En tant que «drogués», nous sommes immédiatement confrontés au monde réel : les cochons, la taule, les juges, les procès, les flics des stups déguisés, la paranoïa, la guerre contre les parents. Toute une génération de fumeurs de fleurs a été déclarée hors-laloi. Il y a plus de deux cent mille personnes en taule pour possession de marijuana. Tant qu’un seul d’entre eux restera en prison, nous sommes tous des prisonniers. C’est la solidarité des salives. L’herbe nous dit de nous foutre de la loi et des tribunaux. A qui se fier : à Richard Milhous Nixon ou à nos propres sens ? Nous sommes ce qui nous défonce. Les poivrots boivent en Suisses. Ils se saoulent et ils sont dégueu­ lasses. Ils dégueulent partout. Ils tombent dans les vapes. L’alcool affaiblit les sens. Les haschischins fument ensemble. La défonce nous rapproche les uns des autres. Nous nous interpénétrons. Comment faire la révolution sans être ensemble ?

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Légalisez la marijuana, la société se déglinguera. Continuez à l’interdire, vous aurez bientôt une révolution. Jerry Rubin, Do it!© Editions du Seuil, 1971 (traduit de l’américain par le gang yippie de Paris)

Margaret Mead

La marijuana est loin d’être aussi nocive que l’alcool. [...] Elle n’est pas dangereuse sauf prise dans des quantités énormément excessives. [...] Nous nuisons à notre pays, à nos lois et à la relation entre jeunes et vieux par cette prohibition. Ceci est bien plus grave qu’aucun abus de son usage. [...] La marijuana ne causant pas d’accoutumance et n’ayant pas de propriétés nocives reconnues, elle est moins dange­ reuse que l’alcool et les cigarettes; sa vente devrait être légale et libre pour tous à partir de l’âge de seize ans. Déclaration devant la Sous-commission du Sénat américain, 1969

Jean Genet

Il fallait dormir, n’est-ce pas ? Vers la fin de la nuit, après les discus­ sions, les démêlés, les whiskies et la marijuana, il faut dormir. Il y avait beaucoup d'ulcères à l'estomac parmi les Panthères [Black Panthers].

[•••] Il y eut, je crois, sur la Terre elle-même une sorte de floraison prin­ tanière : échecs américains au Vietnam-Nord, cheveux longs, panta­ lons jeans dits unisexes, diamant à un seul lobe, aux poignets et au cou bijoux berbères, déambulation pieds nus, coupes de cheveux afro, couples de garçons chevelus, barbus, trop affectueux, en pleine rue baisers de ces couples, kif, L.S.D. utilisés en public, passage d’un seul joint à neuf ou dix bouches, longues spirales de fumée allant d’un estomac à la bouche grande ouverte d’un amant et la même spirale, s’amincissant à peine, de bouche en bouche, d’estomac en estomac, ou, afin de l’écrire plus vite, une floraison de jeunesse non printanière mais au Moyen-Orient déjà estivale, presque à son automne et pres­ sentant un rude hiver. Un captif amoureux, Éditions Gallimard, 1986

Beatniks et psychonautes, les défricheurs 1946-1969

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André Malraux, tout connaître, tout essayer □ Le Règne du Malin, 1939-1940 (roman inachevé, inédit jusqu’en 1996) Le Règne du Malin dans l’édition originale des Antimémoires, 1967 (appendice, 1996)

En 1996, vingt ans après la mort de Malraux à Verrières-le-Buisson, ses cendres furent transférées au Panthéon, faisant entrer dans l’Histoire par la grande porte cet homme au destin singulier qui avait un penchant notoire pour les drogues. Pourtant les biographies qui lui ont été consacrées n’y font que de brèves allusions. Ainsi, dans Signé Malraux, le philosophe Jean-François Lyotard note-t-il pudiquement que Malraux «cherche dans le tabac et l'amphétamine, dans l’alcool, des énergies de supplément)), ou qu’ ((il s'intoxiquait passionnément)), évoquant encore ((l’ébriété du malheur, des drogues)). Homme entouré de tragédies, personnelles et planétaires, Malraux le survolté semble avoir vécu plusieurs vies. Après la mort de l'aventurier devenu homme politique, son rapport aux drogues est gommé. Né en 1901, Malraux quitte l’école à dix-sept ans et n'en plonge que mieux dans les musées, les bibliothèques, les théâtres. Il s’installe à Paris, cherche des livres rares pour le libraire-éditeur René-Louis Doyon, écrit pour plusieurs revues d’avant-garde. Il rencontre Daniel Henry Kahnweiler, grand marchand et penseur de l'art moderne, régnant déjà au cœur d’un vivier d’artistes qui ne cesse­ ront de fasciner Malraux, tels André Masson, Léger, Gris, Klee, Braque, Picasso, Radiguet, Artaud, Max Jacob, Bataille, Reverdy, Leiris, Apollinaire, Desnos, Gertrude Stein, Erik Satie. C’est Kahn­ weiler qui publie le premier livre de Malraux en 1921: Lunes en papier, illustré par Léger (réédité cinquante ans plus tard, illustré cette fois par Masson). Malraux épouse alors Clara Goldschmidt (p. 391) qui partage sa vie aventureuse. André lui fait goûter du chanvre indien rapporté par lui d’Extrême-Orient, et de l’opium lorsqu'ils voyagent en Indo­ chine. Il part pour le Cambodge où il est condamné, en 1924, à trois ans de prison ferme pour pillage de ruines. Grâce à la solidarité de nombreux intellectuels et artistes français, Malraux est finalement

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relaxé. Il retourne à Saigon, défend les droits des Annamites et par­ ticipe à la fondation du journal L'Indochine (rebaptisé L'Indochine enchaînée). Viennent ensuite La Tentation de (’Occident (1926), et plusieurs romans, dont La Voie royale (1930, prix Interallié) et La Condition humaine (1933, prix Goncourt). Lors de la montée du nazisme, Malraux se rapproche du commu­ nisme. Il participe à la fondation de la Ligue mondiale contre l'anti­ sémitisme, s'engage contre Franco dès le début de la guerre civile espagnole et en ressort colonel. D'une guerre l'autre, Malraux lutte contre l'Allemagne, est capturé en 1940, parvient à s’échapper et rejoint la Résistance. Il rencontre le général de Gaulle en 1945. Au fil des ans, Malraux approfondit sa réflexion sur la création artis­ tique, écrivant des milliers de pages sur l'art, avec, outre l’Esquisse d’une psychologie du cinéma (1946), trois trilogies: Les Voix du silence (1951), le Musée imaginaire de la sculpture mondiale (1952-55), La Métamorphose des dieux (1957 à 1976). Fasciné par le général de Gaulle, Malraux devient son ministre des Affaires culturelles en 1959, jusqu'au départ du général en 1969. Malraux fait nettoyer les monuments de Paris, confie à Chagall le nouveau plafond de l'Opéra Garnier, crée les Maisons de la Culture, fonde l'Orchestre de Paris et devient l’ambassadeur de la culture française dans le monde, rencontrant entre autres Mao, Kennedy, Nehru. La gloire l'accompagne au-delà de sa mort, en 1976. Le haschich a eu sa place dans les Antimémoires, considérés par Malraux comme l'une de ses oeuvres majeures («livre admirable dans les trois dimensions», selon la formule du général de Gaulle). L'édition originale des Antimémoires (1967) est modifiée une pre­ mière fois pour l'édition «revue» de 1972 (Folio), puis pour l’édi­ tion «définitive» de 1976 (Pléiade), qui constitue la première partie du Miroir des limbes. Les modifications affectant les Antimémoires au fil des remaniements successifs vont toujours dans le même sens: moins de farfelu, plus de sérieux. Le cannabis figure dans deux scènes de l'édition originale, mais disparaît de l'édition «revue et augmentée», publiée en poche. La première de ces deux scènes se retrouve (quoique différente de l'édition originale des Antimémoires) dans une oeuvre antérieure : Le Règne du Malin (1939-40), roman inachevé, demeuré inédit jus­ qu'en 1996. Quant à la seconde scène, ne figurant dans aucune œuvre définitive, elle est aujourd'hui reléguée dans un appendice intitulé «Le Règne du Malin dans les Antimémoires» (tome III des œuvres de Malraux, en Pléiade), où elle est citée quasiment à l'identique de l’édition originale des Antimémoires.

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Romancé à partir d’une histoire vraie, Le Règne du Malin (qui s’appuie sur un roman de Maurice Soulié, Marie Ier, roi des Sedangs], rédigé autour de 1939 (et parfois mentionné sous le titre Mayrena), n'apparaît qu’en 1967, fondu dans l'édition originale des Antimé­ moires sous la forme du «scénario de Clappique». Malraux prend ses distances avec Le Règne du Malin en le plaçant au sein des Anti­ mémoires, le transformant en scénario de film, imaginé par un per­ sonnage de fiction (Clappique, peu sérieux et mythomane). La première des deux scènes haschichines connaît donc deux versions. Seuls les bibliophiles ont aujourd'hui accès à la version originale, encore plus vivante et pittoresque que la version auto­ risée, présentée ici.

Le Règne du Malin (extrait du chapitre III)

Le délégué avait tenu à faire honneur de la soumission au sergent. Mercurol appelé à Hanoi, félicité, avait touché une prime. Depuis longtemps («Pour tout connaître, tu comprends, tu comprends, faut tout essayer») il rêvait de prendre du haschich, qui coûtait assez cher. Ce qui fut fait. Une heure après, il dégringolait et rebondissait sur les mon­ tagnes russes du chanvre ; puis, commença une frénésie érotique. L’action du haschich est cyclique, formée de grands cercles d’ivresse séparés par des moments de commune lucidité. Au sortir du premier cercle, Mercurol filait, les pieds en dehors, à la paillotebordel la plus voisine. Trois heures plus tard, il revenait, ayant accompli des prouesses, mal dormi et mangé coup sur coup deux repas qui n’avaient pas apaisé la fringale du haschich. Allongé sur son lit, il commençait à engloutir, fruit après fruit, un régime de bananes, quand un planton vint le prévenir qu’il était convoqué d’urgence chez le colonel. Celui-ci, comme chacun, interrogea le héros de Cao-Bang sur son exploit ; le héros, moustaches symétriques et barbe dans l’axe, le regard à tous les coins de la pièce, opiniâtrement au garde-àvous, bien que le colonel l’eût invité à s’asseoir, répondait à peine, très intimidé. Il était capable d’engueuler un gouverneur général hostile; mais la bienveillance des puissants le désarmait. Depuis quelques minutes, il regardait fixement la poitrine du colonel. Tout à coup:

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«Vos boutons sont pas comme les autres, mon colonel.» Celui-ci, surpris, les toucha de la main. Le sergent Mercurol, jusque-là plutôt engoncé, sourit comme un angelot : «C’est drôle, c’est... ça c’est vraiment drôle alors, des boutons. Un, deux, trois, quatre... » Et d’éclater de rire. Et de se tordre. «Qu’est-ce que c’est, sergent? Vous avez la fièvre?» Ça y ressemblait assez ; mais ce n’était qu’un commencement. Le rire disparut, escamoté. Mercurol continua, sentimental : «Ah, le p’tit quatrième, m’colonel, vous pouvez pas vous figurer comme il me plaît... je l’aime, moi, le p’tit quatrième. Oui, oui, un p’tit soleil...» Bien que protégé par son bureau, le colonel avait reculé de deux pas. Mais le sergent qui s’était incliné vers lui revenait à un garde-àvous parfait, en même temps que son visage grimaçant prenait un calme de réveil, à peine tendu par un effort de mémoire. «Merci», dit-il, retrouvant l’instant où le colonel lui avait dit de s’asseoir. Il s’assit. Puis la question du colonel parvint à sa conscience. «Alors, ce qui m’a le plus impressionné, mon colonel ? Ben, mon colonel... Quand il faut le faire, on le fait... A ma manière... Je me suis faufilé...» Mais le haschich, dont le cycle reprenait, très faible encore, com­ mençait à lui donner de l’assurance. «Y a pourtant une chose, c’est quand ils sont partis. Parce qu’il était méfiant, le Dé-Tham; il se méfiait, il se méfiait tout le temps... Alors il a voulu que je sois à son camp la dernière nuit. C’était dans une clairière, pas très grande, le campement mal tenu, des tas de boîtes de conserve vides, parce qu’ils avaient pillé un... » Il ne trouva pas le mot, fit un geste, le retour du haschich le délivrait décidément de son bafouillage et de sa timidité: «Alors, comme il se méfiait, hein, tous ses chefs étaient dans le bois. Y avait que lui dans la clai­ rière, et puis moi assis, une boîte de conserves qui me piquait les fesses, seulement je pouvais pas bouger parce que... enfin bon. Alors je le regarde, ah ça alors ! je le voyais pas, enfin je voyais pas sa figure, seulement sa grande ombre, il est grand pour un Anna­ mite. Et il leur gueulait qu’ils avaient combattu ensemble, et qu’ils avaient tous bien défendu l’Annam contre les Français ensemble, et que c’était bien, et que lui, p’t’être il allait mourir, peut-être pas, et que bon. Puis alors il a gueulé qu’il croyait qu’on le torturerait pas; qu’on avait promis. Mais que p’t’être on le torturerait quand même pour savoir où étaient ses chefs. Et que le seul moyen sûr pour qu’il

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le dise pas (parce qu’il était toujours méfiant), c’était qu’il le sache pas. Puis il a dit: «Vous m’avez compris, maintenant allez-vous en et pour toujours et laissez-moi. » Dans les cinq minutes après, il crie : « Qui reste ? » Des bois, il est bien venu cinquante voix, y en avait presque pas de partis... Alors il a encore gueulé, puis il a attendu, puis il a encore demandé. Aux voix, y en avait pas la moitié de partis. Moi comme j’étais assis, je le regardais d’en bas, alors je voyais que son grand corps noir sur les étoiles. Puis il a encore appelé. Là, ça a été plus long... » Le haschich revenait, et donnait au récit, avec une précision dont Mercurol eût été d’ordinaire incapable, une intensité contagieuse. «Mais il y en avait encore beaucoup. P’t’être dix. Il a encore crié. Après, y restait dans les trois voix. Ça a été encore plus long; ceux-là sans doute qu’ils voulaient pas s’en aller. Puis, une fois, per­ sonne a répondu ; alors il a crié encore, pour s’assurer. Ça faisait un silence, un silence !... Alors il m’a tapé sur l’épaule. Y avait plus que nous deux au milieu des boîtes de conserves. Je l’ai emmené. » Il était clair que le sergent, les deux coudes sur la table et les mains tremblantes, n’était pas dans un état normal. Le colonel, pris par la maladresse fiévreuse du récit, rêvait sur la grande ombre droite du chef rebelle au milieu de sa clairière, et les voix de moins en moins nombreuses, et les boîtes de conserve sous les étoiles dans le silence retrouvé... Il regarda distraitement Mercurol: ses mous­ taches bougeaient nerveusement, comme si ses lèvres eussent hésité entre le rire et les sanglots ; son regard était de nouveau arrêté sur les boutons dorés, et une larme coula en rigole vers sa barbe trem­ blotante. «... mon p’tit soleil, mon pauv’petit soleil !... — Est-ce que... vous ne seriez pas simplement saoul, par hasard ? ! » Comment un homme ivre à pleurer eût-il raconté ainsi une his­ toire aussi longue? Voilà qu’il pleurait maintenant à chaudes larmes. « La question est sans intérêt, m’colonel ! Sans intérêt qu’elle est, la question ! On la résoudra jamais ! Jamais, la pauv’question !... Mais le p’tit quatrième bouton, ah pourquoi que vous êtes dur avec lui, bouton-bouton, que vous êtes pas meilleur avec lui, boutonbouton-bouton, que vous le foutez en boîte, des huit jours qu’il reste sans boire...» Et, sanglotant d’attendrissement, les deux mains tendues par­ dessus le bureau vers la poitrine du colonel qui reculait en appelant le planton :

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«Ah! c’est que j’I’aime, moi, m’colonel, le p’tit bouton, que quand j’avais huit ans j’en avais un comme ça, tout pareil, à ma petite culotte...» Les plantons étaient arrivés à temps pour l’empêcher de lécher le dolman, mais son avancement était devenu douteux. André Malraux, Le Règne du Malin © Editions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade (Œuvres complètes, tome III), 1996

Dans les Antimémoires de 1967, cette première scène se concluait par: