L'Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci 9782406127239


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L'Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci
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Philosophies ­­­c ontemporaines sous la direction de Jocelyn Benoist et Bruno Gnassounou

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­­­L’Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci

Ouvrage publié avec le soutien de ­­­l’université Paris Nanterre

Yohann Douet

L­­­ ’Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci

PARIS CLASSIQUES GARNIER 2022

Yohann Douet est agrégé et docteur en philosophie. Il a notamment dirigé l’ouvrage ­­­ « Une nouvelle ­­­conception du monde » – Gramsci et le marxisme. Ses travaux portent sur la philosophie sociale et politique. Il est l’auteur ­­­ d’articles ­­­ sur Karl Marx, Friedrich Engels, Rosa Luxemburg, Ernst Bloch, Tran Duc Thao, Louis Althusser, Nicos Poulantzas, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe.

© 2022. Classiques Garnier, Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN 978-2-406-12723-9 (livre broché) ISBN 978-2-406-12724-6 (livre relié) ISSN 2426-0010

ABRÉVIATIONS ET MODALITÉS DE CITATION DES TEXTES

Nous utilisons les abréviations suivantes : – LP : Antonio Gramsci, Lettres de prison, Paris, Gallimard, 1971. – EP I, II et III : pour les Écrits politiques de Gramsci édités par Robert Paris (Gallimard, 1974‑1980), respectivement tomes 1, 2 et 3. – Pour les Cahiers de prison, nous indiquons les références dans ­­l’édition française des Cahiers de prison dirigée par Robert Paris (Gallimard, 1978-1996, 5 vol.), de la manière suivante : numéro du cahier (C), numéro de la note (§), numéro de la page dans le volume correspondant. Par exemple, pour une citation tirée de la note 17 du cahier 13 et située page 377 du volume 3 (cahiers 10-13), nous indiquons : C13, § 17, p. 377. Dans le cas des notes que Gramsci a réécrites, il est ­­d’usage de désigner les premières rédactions ­­comme « textes A » et les secondes ­­comme « textes C ». Les textes A (les notes qui ont été réécrites ultérieurement, donc) des cahiers 1 à 6 ­­n’ont pas été publiées et traduites dans ­­l’édition française Gallimard. Pour ces notes, nous renvoyons à ­­l’édition italienne dirigée par Valentino Gerratana (Quaderni del carcere, Einaudi, 1975, 4 vol.). Nous ­­l’indiquons en faisant précéder le numéro du cahier par Q (­­comme quaderno) et non par C. Par exemple, pour une citation située à la page 455 du premier volume (quaderni 1-5) de ­­l’édition italienne Einaudi et tirée de la note 38 du cahier 4, nous indiquons : Q4, § 38, p. 455. En règle générale, nous précisons la date de rédaction de chaque note la première fois où, dans une sous-partie, la note est citée. Les dates données sont celles établies dans le cadre de la nouvelle édition critique

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italienne. On les trouve notamment en annexe de ­­l’article : Giuseppe Cospito, « ­­L’Edizione nazionale dei Quaderni del carcere », Laboratoire italien, no 18, 2016/2 [en ligne]. Sauf indication contraire, ­­ les passages entre crochets à l’intérieur ­­ des citations sont des ajouts de notre fait.

INTRODUCTION

­­L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ EN QUESTION LA PHILOSOPHIE DE ­­L’HISTOIRE ­­CONTESTÉE

La philosophie de ­­l’histoire est ­­l’objet de multiples critiques. On l­­ ’accuse de transposer un schéma eschatologique dans un temps sécularisé1, ­­d’imposer des lois rigides au cours des événements2, de promouvoir des ­­conceptions a priori et homogénéisantes aux antipodes de la pratique réelle des historiens. Elle impliquerait une négation de la diversité empirique et de l’imprévisibilité ­­ essentielle à l’action ­­ humaine3 – négation qui est parfois ­­considérée ­­comme le pendant théorique du totalitarisme. Réfutée par les événements socio-politiques comme ­­ par les avancées intellectuelles du xxe siècle, la philosophie de l’histoire, ­­ anachronique, e 4 serait définitivement enfermée dans le xix  siècle . De plus, on dénonce fréquemment son approche fondamentalement européocentrique, qui refoulerait la multiplicité irréductible des trajectoires historiques. Tout porte à croire que « ­­l’Histoire a cessé d­­ ’être le paradigme dominant de la pensée philosophique5 ». Elle ne disparaît cependant pas du paysage intellectuel, mais est plutôt appréhendée d’une ­­ manière radicalement différente. Christophe Bouton remarque que les « catégories dominantes » à partir desquelles ­­l’histoire était pensée à « ­­l’époque des philosophies 1 2 3 4 5

Karl Löwith, Histoire et salut : les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire ­­ ­­[­1953­]­, Paris, Gallimard, 2002. Karl Popper, Misère de ­­l’historicisme [1944-1945], Paris, Plon, 1956. Hannah Arendt, « Le ­­concept ­­d’histoire : antique et moderne » [­­­1958­]­, in La crise de la ­­culture [­­ ­1961­]­, Paris, Gallimard, 2015, p. 58-120. Michel Foucault, « Sur les façons ­­d’écrire ­­l’histoire » ­­[­1967­]­, in Dits et écrits. 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, vol. 1, p. 585‑600. Florence Hulak, Sociétés et mentalités. La science historique de Marc Bloch, Paris, Hermann, 2012, p. 9.

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de ­­l’histoire » (la providence, la raison, l’humanité, ­­ le grand homme, le héros, le peuple, la téléologie, le progrès, la liberté, l’émancipation, ­­ la révolution ou l’histoire ­­ universelle) ont, au cours du xxe siècle, cédé le devant de la scène, sans disparaître totalement dans les coulisses, à des catégories différentes dont plusieurs nourrissent un certain défaitisme : la « ­­contingence », ­­l’« eschatologie », le « déclin », la « crise » (sans fin), la « fin de ­­l’histoire », ­­l’« accélération », la « catastrophe » (et son évitement), la « violence », ­­l’« ennemi », le « meurtre de masse », etc.6

Par ailleurs, un certain nombre ­­d’autres catégories, ­­comme ­­l’événement, le hasard, la situation, ­­l’époque, ­­l’action et les acteurs ou encore les causes, perdurent « avec des accentuations variables7 ». On peut dire que ­­l’« horizon de toute réflexion » sur ­­l’histoire est ­­l’« antinomie de l’histoire » ­­ qui oppose « la thèse que l’histoire ­­ a un sens (un but et une signification globale) » et « la thèse contraire ­­ qui rejette toute tentative de trouver un sens à ­­l’histoire8 ». Or il semble ­­qu’­­aujourd’hui ­­l’antinomie de ­­l’histoire soit tranchée le plus fréquemment en faveur de la seconde. Mais cette question demande à être précisée, car il existe plusieurs manières de défendre ­­l’idée ­­d’un sens de ­­l’histoire. On peut par exemple ­­s’efforcer ­­d’identifier un sujet de ­­l’histoire, les différents événements imputés à un tel acteur collectif acquérant par là une cohérence. Plusieurs interrogations apparaissent alors : Peut-on penser que le sujet de ­­l’histoire, plutôt que ­­d’être donné et transcendant, se forme au cours du processus historique et lui est immanent ? Peut-on ­­conserver la notion de sujet de ­­l’histoire tout en affirmant ­­qu’il en existe plusieurs et qu’ils ­­ sont en conflits ­­ entre eux ? On peut également – sans que cela soit exclusif – vouloir retrouver la signification du processus historique à partir de la structure même de ce dernier, ­­c’est-à-dire de la succession intelligible des époques. Si, en outre, on considère ­­ que la direction vers laquelle tend le processus historique est indéterminée, on ne recherchera pas la signification du processus dans sa totalité, en incluant l’histoire ­­ à venir, mais seulement le sens de l’histoire ­­ passée. Cette compréhension ­­ déflationniste de l’idée ­­ de sens de l’histoire ­­ fait 6 Christophe Bouton, Faire ­­l’histoire. De la Révolution française au Printemps arabe, Paris, Cerf, 2013, p. 15-16. 7 Ibid., p. 16. 8 Christophe Bouton, Le procès de ­­l’histoire. Fondements et postérité de ­­l’idéalisme historique de Hegel, Paris, Vrin, 2004, p. 22.



Introduction

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toutefois naître de nouvelles questions, qui sont au cœur de notre travail : Peut-on restituer, même rétrospectivement, ­­l’intelligibilité de la succession des époques ? Utiliser la notion d’époque, ­­ ­­conçue ­­comme une totalité unifiée et homogène, en particulier dans le cas de ­­l’époque moderne, ne revient-il pas à faire une présupposition trop lourde, voire dogmatique, escamotant la multiplicité empirique ? Le présent ouvrage a pour objet de montrer que les écrits ­­d’Antonio Gramsci, principalement ses Cahiers de prison, apportent une aide précieuse pour affronter de tels problèmes. Ses réflexions, le plus souvent formulées à ­­l’occasion de l’analyse ­­ de cas ­­concrets et liées à des enjeux pratiques, ne sacrifient jamais la singularité irréductible des situations historiques ni la ­­complexité des rapports entre les acteurs et forces en présence, et il se garde d’élaborer ­­ une philosophie de l’histoire ­­ dogmatique (déterministe ou téléologique) – il ne reprend d’ailleurs ­­ pas à son ­­compte ­­l’expression de « philosophie de ­­l’histoire ». Mais il forge un cadre et des outils théoriques (méthodes, notions ou thèses) qui rendent intelligible la ­­consistance, ­­l’unité et les lignes de force du processus historique, et permettent de penser les époques différentes qui ­­constituent ce processus, en premier lieu l’époque ­­ moderne. La manière de périodiser le processus historique, la notion ­­d’époque et la question de la modernité seront ainsi les clés de lecture à partir desquelles nous étudierons la ­­conception de ­­l’histoire élaborée par Gramsci. Avant ­­d’en venir à celle-ci, nous développerons ces trois enjeux en nous arrêtant successivement sur les modalités de périodisation nouvelles apparues dans la discipline historique, sur la critique de la périodisation et de la notion d’époque ­­ élaborée dans un cadre marxiste par les althussériens, et sur le paradoxe intrinsèque au postmodernisme. LA NOTION ­­D’ÉPOQUE ET LE PROBLÈME DE LA PÉRIODISATION EN HISTOIRE

La notion d­­ ’époque historique présuppose deux éléments fondamentaux : une « représentation discrète du temps », organisée autour de dates clés, et « la reconnaissance ­­d’une différence qualitative intrinsèque aux segments particuliers ainsi établis », à partir ­­d’un repérage des aspects similaires et distincts entre les phénomènes observés9. Elle peut être 9

Silvia Caianiello, « ­­L’enjeu épistémologique de la notion ­­d’époque entre organisme et système au xixe siècle », Annales. Économie, sociétés, civilisations, 64e année, no 1, 2009, p. 114.

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définie ­­comme une « portion du temps caractérisée par un certain nombre de traits morphologiques spécifiques10 ». On peut craindre que la notion ­­d’époque, dans la mesure où elle présuppose ­­l’idée de discontinuité, conduise ­­ à une vision de l’histoire ­­ où le devenir est suspendu – ce qu’indique ­­ du reste l’étymologie ­­ du terme. Pour éviter cet écueil et ne pas transformer le cours historique en une suite syncopée de tableaux synchroniques, l’époque ­­ doit être pensée comme ­­ une partie du processus historique. Il ­­convient de rendre ­­compte de la transition ­­d’une époque à une autre, et non seulement des traits morphologiques de chacune. Parce ­­qu’elle doit aussi être appréhendée dans son devenir, une époque ne peut être pensée d’une ­­ manière adéquate sur le mode ­­d’une totalité simple et close. Apparaît ainsi, à ­­l’interface de la philosophie de ­­l’histoire (­­comprise en un sens large) et de la discipline historique, le problème de la périodisation, ­­c’est-à-dire le problème des modalités et critères selon lesquels le cours des événements doit être saisi en ses articulations propres. La pratique de la périodisation occupe évidemment une place centrale en histoire, ne serait-ce que pour définir les différentes spécialités des 11 . historiens, et il semble tout simplement impensable de l’abandonner ­­ 12 Pour Pomian, « en un sens, toute histoire est une périodisation  ». Le xixe siècle semble avoir été l’âge ­­ d’or ­­ de cette pratique : en Allemagne, « la science historique allemande constitue ­­ la “Periodisierung” en secteur autonome de la littérature historiographique13 », et l’historicisme ­­ pénètre ­­d’autres disciplines, ­­comme ­­l’économie avec Schmoller ; en France, pour ­­s’en tenir à un seul exemple, Michelet « invente » la Renaissance avec le succès que ­­l’on ­­connaît14. Différentes critiques ont été émises ­­contre la pratique de périodisation dominante. Le durkheimien François Simiand souligne ainsi dès 1903 10 « Glossaire », in Alexandre Escudier et Laurent Martin (dir.), Histoires universelles et philosophies de ­­l’histoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 378. 11 Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper ­­l’histoire en tranches ?, Paris, Éditions Points, 2016. 12 Krzysztof Pomian, ­­L’ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p. 159. 13 Olivier Dumoulin, « La guerre des périodes », in Olivier Dumoulin et Raphaël Valéry (dir.), Périodes. La ­­construction du temps historique, Paris, Éditions de ­­l’EHESS, 1991, p. 145. 14 Lucien Febvre, « Comment Jules Michelet inventa la Renaissance » [­­­1950­]­, Le Genre humain, no 1 27, 1993/1, p. 77-83. Michelet a notamment exercé une profonde influence sur Burckhardt, « dont le livre a vraiment imposé la Renaissance en tant qu’époque ­­ historique distincte » (Krzysztof Pomian, ­­L’ordre du temps, op. cit., p. 145). Sur ces thèmes chez Gramsci, voir infra, p. 233.



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la superficialité des critères de périodisation utilisés par ­­l’histoire de son temps, ironisant sur le fait de « délimiter une étude sur ­­l’histoire de la vie économique d’une ­­ société par deux coups de poignard15 ». Plus fondamentalement, ­­l’insistance sur la périodisation peut, en tant que telle, devenir un obstacle épistémologique, ­­lorsqu’elle ­­s’accompagne de « la disposition très tenace à considérer ­­ qu’entre ­­ les faits de l’ordre ­­ le plus divers, une simultanéité ou une antériorité sont des rapports essentiels même en ­­l’absence de toute corrélation ou de toute causation démontrée ni même probable16 ». Ainsi, pour analyser de tels rapports de dépendance ou de causalité, les comparaisons ­­ transhistoriques (entre différents systèmes sociaux, de droit, politiques, de parenté, etc.) peuvent parfois être plus pertinentes que l’étude ­­ de séquences chronologiques ­­continues17. Simiand en vient plus généralement à dénoncer « ­­l’idole chronologique », ­­consistant à voir ­­l’histoire ­­comme une succession linéaire (« un rouleau ininterrompu ») de moments « indifféremment dignes d’études ­­ et comme ­­ susceptibles d’une ­­ même étude18 ». On a également suspecté les périodisations traditionnelles de produire des effets nuisibles pour la discipline historique : cantonner les historiens à des spécialités prédéfinies, enfermer leurs pensées et leurs pratiques dans des cadres rigides, hypostasier voire personnaliser les époques historiques19. Périodiser et définir des époques ferait courir le risque ­­d’imposer des catégories totalisantes et homogénéisantes à la singularité des événements et actions historiques, et à ­­l’hétérogénéité des relations historiques qui sont tissées entre eux. ­­C’est notamment en réaction à de telles difficultés q­­ u’il a été proposé de substituer à ­­l’histoire-récit une histoire par « problèmes20 » ou par « notions21 ». 15 François Simiand, « Méthode historique et science sociale » ­­[­1903­]­, Annales. Économie, sociétés, civilisations, 15e année, no 11, 1960, p. 83-119. 16 Ibid., p. 101. 17 Ibid., p. 104. 18 Ibid., p. 118. 19 Elles deviendraient ainsi « des personnages dont ­­l’influence surpasse de loin celle ­­d’Alexandre le Grand ou de Napoléon : leur efficacité détermine à ce point la perception historique que certains ne se traduisent pas et passent tels quels ­­d’une langue à ­­l’autre : Renaissance, fin-de-siècle, Quattrocento… » (Olivier Dumoulin, « La guerre des périodes », art. cité, p. 148). 20 Voir François Furet, « De l’histoire-récit ­­ à l’histoire-problème » ­­ ­­[­1975­]­, in ­­L’atelier de ­­l ’histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 73-90. 21 Voir Paul Veyne, ­­L’inventaire des différences, Paris, Le Seuil, 1976, p. 48 sqq.

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Michel Foucault a remis en cause l’« histoire ­­ globale », « qui cherche à restituer la forme d’ensemble ­­ ­­d’une civilisation, le principe – matériel ou spirituel – d’une ­­ société, la signification commune ­­ à tous les phénomènes ­­d’une période, la loi qui rend ­­compte de leur cohésion – ce qu’on ­­ appelle métaphoriquement le “visage” d’une ­­ époque22 ». Faisant référence aux travaux des historiens de son temps, en premier lieu ceux de l’École ­­ des Annales, il estime que le fait de décorréler différentes séries d’événements ­­ (relevant de durées plus ou moins longues23) et le refus de postuler une temporalité unifiée au sein de laquelle ils prendraient sens sape tout projet ­­d’histoire globale, mais aussi ­­d’« histoire événementielle » – ces deux types ­­d’histoire accordant fréquemment un privilège à la politique, et en particulier aux révolutions politiques24. La critique de la périodisation classique ­­n’implique cependant pas le rejet de tout type de périodisation. Avec Simiand, Labrousse, Bloch ou encore Braudel, c’est ­­ en réalité « une autre conception ­­ de la périodisation » qui apparaît : « Établir des séries de phénomènes homogènes, mesurables, les ordonner éventuellement de manière à ­­construire des courbes pour établir des séquences. […] À chaque ordre de fait, son rythme propre, sa respiration, en quelque sorte sa périodisation25. » Les multiples temporalités semblent s’émanciper ­­ du carcan d’un ­­ processus historique prédécoupé, et générer ­­d’un même mouvement un éventail de périodisations qui leur sont adéquates. Les innovations de la discipline historique excluent donc non seulement toute saisie intuitive ou déduction spéculative du Zeitgeist définissant une époque, mais aussi la réception passive des périodisations traditionnelles. Cela étant, ­­s’en tenir à la pluralité des temporalités, et mettre uniquement ­­l’accent sur les structures de long terme, les répétitions ou les cycles pourrait signifier abandonner une tâche importante : penser les rapports et la contemporanéité ­­ entre les événements de différents ordres temporels. Koselleck souligne que « lorsque ­­l’on thématise de longues, moyennes et courtes périodes de temps », ­­comme Braudel par exemple, « il est difficile de déterminer des relations causales entre 22 23 24 25

Michel Foucault, ­­L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 18. Sur ce point, voir aussi infra, p. 141. Michel Foucault, « Sur les façons ­­d’écrire ­­l’histoire », art. cité, p. 586. Olivier Dumoulin, « La guerre des périodes », art. cité, p. 149.



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les couches temporelles que ­­l’on a distinguées26 ». Le risque serait que ­­l’histoire perde «  sa visée synthétique, ­­c’est-à-dire ­­l’effort pour ­­connaître la totalité historique » en se contentant ­­ de « faire la somme de formes indépendantes d­­ ’histoires (économiques, politiques, religieuses, etc.)27 ». Certes, les travaux des historiens cités parviennent à éviter cet écueil. Et Braudel lui-même écrit : Ce ­­n’est pas la durée qui est tellement création de notre esprit mais les morcellements de cette durée. Or, ces fragments se rejoignent au terme de notre travail. Longue durée, conjoncture, ­­ événement ­­s’emboîtent sans difficulté, car tous se mesurent à une même échelle28.

Mais il ne précise pas c­­ omment c­­ oncevoir théoriquement, d­­ ’une manière rigoureuse, ­­l’unité et la distinction entre ces temporalités hétérogènes. Althusser le lui reprochera, ainsi qu’à ­­ Febvre et Labrousse29. UNE CRITIQUE MARXISTE DE LA PÉRIODISATION : LIRE LE CAPITAL

Althusser et ses collaborateurs tâchent de faire droit, au sein d’un ­­ cadre théorique marxiste, à la pluralité des temporalités historiques, tout en pensant ­­l’unité socio-historique ­­comme un « tout complexe ». ­­ Ce faisant, ils proposent une critique radicale de la notion d’époque, ­­ du moins telle que la ­­conçoivent à leurs yeux à la fois les philosophies de ­­l’histoire et l’historicisme ­­ – critique dont Gramsci est l’une ­­ des cibles principales30. ­­C’est dans ­­l’article ­­d’Étienne Balibar dans Lire le Capital que ­­l’on trouve la remise en cause la plus systématique de la périodisation classique. Celle-ci ­­consisterait à déterminer les « bonnes coupures » sur la « ligne du temps », afin de « ­­comprendre les phénomènes historiques dans le cadre d’une ­­ totalité autonome31 ». Dans une telle perspective, 26 Reinhart Koselleck, « Über die Theoriebedürftigkeit der Geschichtswissenschaft », in Werner Conze (dir.), Theorie der Geschichtswissenschaft und Praxis des Geschichtsunterrichts, Stuttgart, Klett, 1972, p. 18. 27 Florence Hulak, Sociétés et mentalités, op. cit., p. 29. 28 Fernand Braudel, « Histoire et sciences sociales : la longue durée » [­­­1958­]­, in Écrits sur ­­l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 76. 29 Louis Althusser, « ­­L’objet du Capital », in Louis Althusser et alii, Lire le Capital [­­ ­1965­]­, Paris, PUF, 2014, p. 279-280. 30 Voir infra, p. 117-120. 31 Étienne Balibar, « Sur les concepts ­­ fondamentaux du matérialisme historique », in Louis Althusser et alii, Lire le Capital, op. cit., p. 426-427.

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­­ l’apport du marxisme se réduirait à mettre en avant un meilleur critère de périodisation, le critère économique, avec la ­­conception des modes de production et de leur succession. D’après ­­ Balibar et Althusser, au ­­contraire, c’est ­­ la linéarité temporelle elle-même qui est rejetée par la science marxiste de ­­l’histoire et par le ­­concept de mode de production qui y joue un rôle architectonique. La ­­conception traditionnelle de la périodisation présente pour eux plusieurs problèmes. Elle est empiriste dans la mesure où elle prend le cours des événements c­­ omme donné et s’attache ­­ simplement à y repérer les discontinuités importantes ; elle ne constitue ­­ pas son propre objet, ce ­­qu’une véritable science doit faire. Elle ouvre la voie à l’essentialisme : ­­ privilégier un critère de périodisation (­­l’économie dans le cas du marxisme, mais cela vaudrait aussi pour l’art, ­­ la politique, la science ou le droit32) laisse penser qu’il ­­ ­­constitue en quelque sorte ­­l’essence des autres phénomènes historiques observés. Enfin, une telle ­­conception est historiciste en ce que ­­l’appareil théorique de la discipline historique dépend des transformations de ­­l’objet dont il est censé produire la ­­connaissance, ce qui expose la théorie marxiste au révisionnisme, et la pratique révolutionnaire à ­­l’opportunisme. Pour Balibar, le marxisme, en tant que science de ­­l’histoire, produit la théorie de son objet. Cette théorie repose sur le concept ­­ de mode de production, qui permet de c­­ oncevoir ­­l’articulation c­­ omplexe des différents éléments du tout social : ­­l’économie, toujours déterminante en dernière instance, fixe le poids respectif des différentes instances relativement autonomes du tout social (instances économique, politique, idéologique, etc.) ainsi que leurs rapports fondamentaux, et détermine en particulier ­­l’instance qui sera dominante33. La théorie marxiste de l’histoire ­­ implique un rejet de la conception ­­ classique de la périodisation, pour plusieurs raisons. D ­­ ’abord, ­­l’idée de succession linéaire, ­­continue et unique des événements, et la c­­ ontemporanéité des différents niveaux qui en est le corrélat, donnent une vision trompeuse car trop homogénéisante de la structure ­­complexe de ­­l’ensemble social, et font courir le risque de voir ­­l’histoire par le biais ­­d’une frise 32 Ibid., p. 428. 33 Par exemple, dans le mode de production féodal, l’instance ­­ idéologique (la religion) est en général dominante, alors que dans le mode de production capitaliste c’est ­­ l’économie ­­ elle-même qui ­­l’est.



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chronologique. Chacune des instances doit être étudiée dans sa spécificité, ce qui demande de faire droit à sa temporalité propre. L’intelligibilité ­­ scientifique du processus historique requiert de prendre en compte ­­ la multiplicité des logiques qui régissent la succession des événements : les rythmes des cycles et crises économiques doivent être distingués de ceux des révolutions et consolidations ­­ politiques, de l’apparition ­­ de mouvements religieux ou de la diffusion d’une ­­ nouvelle esthétique. Althusser parle d’un ­­ « entrelacement des différents temps », et affirme que la « ­­combinaison c­­ omplexe » des « différentes temporalités produites par les différents niveaux de la structure […] ­­constitue [malgré leurs] “décalages” et leurs torsions […] le temps propre du développement du processus34 ». Ensuite, l’élément ­­ déterminant (le mode de production) n’est ­­ plus pensé comme ­­ une essence imprégnant toute une séquence temporelle de sorte à en faire une époque. Voir les choses ainsi reviendrait à postuler, ­­d’une manière historiciste, ­­l’équivalence entre une détermination ­­conceptuelle et un segment chronologique. Une telle causalité expressive (mettant en jeu un rapport simple entre essence et phénomènes) cède la place non à une causalité transitive (rapport simple entre une cause et les effets ­­qu’elle produirait mécaniquement) mais à une causalité structurale (rapport de rapports, ou structure de structures), le mode de production déterminant les rapports entre les différentes instances. Il ne s’agit ­­ pas ­­d’effectuer une prise directe sur le processus historique, de condenser ­­ théoriquement ce qui serait significatif pour une période donnée, mais de produire la théorie des articulations différentielles entre les diverses instances, ainsi qu’entre ­­ leurs temporalités hétérogènes. Enfin, l’abandon ­­ du postulat historiciste établissant une correspondance biunivoque entre modes de production et époques historiques permet de penser ­­l’articulation de plusieurs modes de production au sein ­­d’une formation sociale ­­concrète, « dont on doit alors étudier les lois de coexistence et de hiérarchie35 ». Cela devra notamment déboucher sur une conception ­­ rigoureuse des périodes de transition qui sont, plus que toutes autres périodes, caractérisées « par la coexistence de plusieurs modes de production36 ». Plus généralement, « les problèmes de diachronie 34 Louis Althusser, « ­­L’objet du Capital », art. cité, p. 290. 35 Étienne Balibar, « Sur les ­­concepts fondamentaux… », art. cité, p. 430. 36 Ibid., p. 567.

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doivent eux aussi être pensés dans la problématique ­­d’une “synchronie” théorique37 ». Sans être abandonnées, des notions traditionnelles – ­­comme celle de période de transition, et donc celles de crise ou de révolution – sont ainsi profondément redéfinies. De même, il faut redéfinir le ­­concept ­­d’événement, qui était ­­jusqu’alors « ramené à ­­l’unique critère de la brièveté (de la soudaineté), donc presque cantonné dans la sphère des événements politiques38 ». On ne peut pas distinguer ­­l’événement et la structure par le critère empirique de la durée, ­­c’est-à-dire distinguer entre des événements brefs et des « non-événements, c’est-à-dire ­­ des événements longs, des permanences de longue durée (que l’on ­­ baptise à tort du nom de “structures”)39 ». De plus, il est erroné de cantonner dans des domaines différents ­­l’événement et la structure (respectivement dans la politique et dans l’économie, ­­ par exemple). Chaque instance doit être conçue ­­ à la fois ­­comme une structure et ­­comme un lieu ­­d’événementialité caractérisé par un rythme propre, et la théorie (marxiste) a pour tâche de penser rigoureusement l’unité ­­ ­­complexe ou l’articulation ­­ entre ces différentes 40 instances structurées . On peut considérer ­­ que la critique de la périodisation par les althussériens décorrèle trop radicalement la théorie et les ­­concepts historiques ­­d’un côté, et le cours empirique des événements de l’autre. ­­ La théorie des modes de production est formaliste et anhistorique, dans le sens où chacun ­­d’eux est défini par un ensemble de traits caractéristiques abstraits (modalité de l’exploitation, ­­ manière dont les instances sont combinées, ­­ etc.) et peut ainsi être recherché dans ­­n’importe quelle situation historique. Elle semble ainsi peu utile à la pratique des historiens41. De plus, les rapports et donc ­­l’unité ­­complexe entre les différentes instances (et leurs temporalités respectives) au sein ­­d’un mode de production, et les rapports entre différents modes de production au sein d’une ­­ formation sociale, restent largement indéterminés. La ­­conception althussérienne ne résout donc pas le problème de l’articulation ­­ des durées. La distinction théorique formaliste entre les différentes instances et le « découpage de 37 Ibid., p. 554. Pour Balibar, « toute théorie est synchronique dans la mesure où elle expose un ensemble systématique de déterminations conceptuelles » ­­ (ibid.). 38 Ibid., p. 427. 39 Ibid., p. 548. 40 Ibid., p. 427. 41 Pierre Vilar, « Histoire marxiste, histoire en ­­construction. Essai de dialogue avec Althusser », Annales. Économie, sociétés, civilisations, 28e année, no 1, 1973, p. 180.



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­­ l’histoire en plusieurs “histoires” » ­­qu’elle implique font plutôt courir le risque de démembrer les ensembles socio-historiques42. Malgré ces limites, le projet des althussériens met en évidence deux écueils dont doit se garder une ­­conception de ­­l’histoire, et le marxisme en premier lieu : un empirisme ­­continuiste qui ­­s’en tiendrait à enregistrer et ponctuer la série des événements se succédant dans le temps, et qui ne pourrait faire place ­­qu’à une périodisation superficielle (les coups de poignard de Simiand) ; un historicisme essentialisant qui verrait dans l’histoire ­­ une succession d’époques ­­ où chacune serait définie par un élément ou principe simple (­­l’« esprit du temps » par exemple). Nous verrons que Gramsci échappe au premier écueil, et s’attache ­­ à retrouver ce qu’il ­­ y a de structuré dans le processus historique, ses régularités et ses lignes de force, ainsi que la cohérence propre à chaque époque43. Mais il ne tombe pas pour autant dans le second : il s’efforce ­­ au ­­contraire de restituer la complexité ­­ intrinsèque du processus historique – qui fait intervenir des éléments non réductibles les uns aux autres, marqués par des temporalités hétérogènes – comme ­­ celle des époques – toutes constituées ­­ ­­d’une multiplicité de situations sociohistoriques singulières44. LE PARADOXE DE LA POSTMODERNITÉ

La vision de l’histoire ­­ comme ­­ succession de totalités épocales semble entretenir une affinité particulière avec la notion de modernité. Cette dernière est en effet ­­communément pensée ­­comme ­­l’époque actuelle, en tant qu’elle ­­ est distinguée qualitativement d’époques ­­ prémodernes (­­comme l’Antiquité ­­ et le Moyen Âge). De plus, on a fréquemment pensé la modernité ­­comme ­­l’état le plus avancé atteint par ­­l’humanité ; et certains sont allés ­­jusqu’à considérer ­­ que l’époque ­­ moderne est non seulement la dernière époque pour nous, mais en soi, et ­­qu’elle achèverait ainsi le processus historique. En ­­conséquence, ­­l’idée de postmodernité a un rapport ambivalent avec la ­­conception du processus historique ­­comme ­­constitué ­­d’époques 42 Ibid., p. 176. Cette critique est également développée longuement par E. P. Thompson dans Misère de la théorie. Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste ­­[­1978­]­, Paris, ­­L’Échappée, 2015. 43 Voir infra, p. 86-117. 44 Voir infra, p. 117-157.

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cohérentes et qualitativement différentes entre elles. ­­D’une part, la « ­­condition postmoderne », telle que ­­l’a diagnostiquée Lyotard, correspond à un abandon des « grands récits […] ­­comme la dialectique de ­­l’Esprit, l­­ ’herméneutique du sens, ­­l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse45 », au profit ­­d’une ouverture à la pluralité de jeux de langages incommensurables. Toute appréhension totalisante du processus historique ou même ­­d’une seule époque semble alors suspecte. D’autre ­­ part, la postmodernité semble bien être une époque nouvelle, succédant à la modernité : « Notre hypothèse de travail est que le savoir change de statut en même temps que les sociétés entrent dans l’âge ­­ dit postindustriel et les cultures ­­ dans l’âge ­­ dit postmoderne46. » On est donc placé face au grand récit de la disparition des grands récits47, la postmodernité se manifestant ­­comme ­­l’époque de la dissolution des époques : tel est son paradoxe essentiel. Pour Jameson, l’un ­­ des « traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants48 » que présente le postmodernisme est ainsi la « surdité à l’Histoire », ­­ la « crise de l’historicité » ­­ ou la perte du « sens du passé49 ». ­­L’absence de toute véritable capacité à se représenter le processus historique, à penser ses ruptures fondamentales et plus encore à se projeter dans un avenir qualitativement nouveau (« ­­l’angoisse de ­­l’utopie50 ») ­­s’accompagne ­­d’un accent mis sur la prolifération des différences particulières aux dépens des « abstractions périodisantes ou ­­ prédominance des catégories du synchronique totalisante51 », et d’une et du spatial sur celles du diachronique et du temporel dans « notre vie quotidienne, notre expérience psychique, et nos langages culturels » ­­ 52 ­­contrairement à la période antérieure du « haut modernisme  ». Le passé est ­­considéré ­­comme dépendant du présent, et ­­comme lui étant relatif : pour « une société privée de toute historicité », son « passé putatif ­­n’est guère plus qu’un ­­ ensemble de spectacles poussiéreux53 », de simulacres, 45 Jean-François Lyotard, La ­­condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979, p. 7. 46 Ibid., p. 11. 47 Fredric Jameson, Le Postmodernisme ou la logique ­­culturelle du capitalisme tardif ­­[­1991­]­, Paris, Éditions de ­­l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2007, p. 18. 48 Ibid., p. 17. 49 Ibid., p. 17, p. 63, p. 431. 50 Ibid., p. 459. 51 Ibid., p. 474. 52 Ibid., p. 55. 53 Ibid., p. 58.



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sécrétés et reconfigurés en fonction d’éléments ­­ actuels. De ce fait, aucune représentation périodisée du processus historique, même passé donc, ne peut acquérir une véritable ­­consistance, et encore moins représenter un fondement stable pour l’action ­­ collective54. Pour autant, lorsque l’on ­­ parle de postmodernité, on présuppose une ­­conception narrative de la temporalité qui sépare clairement un passé et un présent : auparavant nous vivions dans une société industrielle / capitaliste / moderne, maintenant nous vivons dans une société post-industrielle / désorganisée / postmoderne / postfordiste / globalisée / détraditionnalisée / individualisée / du risque / en réseaux, etc.55

On peut donc reformuler le paradoxe du postmodernisme ainsi : la dissolution de ­­l’historicité se retourne dans ­­l’affirmation d’une ­­ différence historique qualitative et même absolutisée entre présent et passé – affirmation qui est du reste analogue à la manière dont les théories de la modernité distinguent cette dernière du passé prémoderne. Jameson ­­s’efforce ­­d’échapper à ce paradoxe sans abandonner ­­l’idée de postmodernité. Pour cela, il ­­s’interdit ­­d’abord ­­d’adopter une ­­conception homogénéisante des époques historiques, et caractérise le postmodernisme par plusieurs « traits ou caractères semi-autonomes et relativement indépendants56 » – méthode proche de celle de Gramsci comme ­­ on le verra. De plus, en ­­concevant le postmodernisme ­­comme la « logique ­­culturelle » ­­d’un nouveau stade du capitalisme (le capitalisme tardif), il fait droit à ­­l’originalité de ­­l’époque ­­contemporaine sans pour autant absolutiser sa différence et la couper du processus historique : Il faut réaffirmer encore et encore […] ­­l’idée ­­d’une périodisation, à savoir que le postmodernisme ­­n’est pas la dominante ­­culturelle ­­d’un ordre social entièrement nouveau (dont la rumeur, sous le nom de « société postindustrielle », 54 Ce diagnostic est proche de celui de François Hartog, qui oppose le « présentisme » ­­contemporain au « régime d’historicité » ­­ (manière dont les catégories de présent, passé et futur sont combinées, ­­ qui constitue ­­ la ­­conscience de soi temporelle d’une ­­ communauté) ­­ futuriste, polarisé par l’attente ­­ du nouveau, qui caractérisait l’époque ­­ moderne, bornée par les dates symboliques de 1789 et de 1989 (Régimes ­­d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Le Seuil, 2003). 55 Mike Savage, « Against Epochalism : An Analysis of Conceptions of Change in British Sociology », Cultural Sociology, vol. 3, no 2, juillet 2009, p. 218. Savage parle ­­d’« épocalisme » pour désigner ce schéma, dont il analyse la prédominance dans les sciences sociales en Grande-Bretagne. 56 Fredric Jameson, Le Postmodernisme…, op. cit., p. 17.

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courut dans les médias il y a quelques années) mais seulement le reflet et le ­­concomitant ­­d’une modification de plus du capitalisme lui-même57.

Enfin, il considère ­­ le postmodernisme comme ­­ la logique culturelle ­­ « dominante » mais non exclusive de cette nouvelle période, ­­comme sa « norme hégémonique58 » : Je suis très loin de penser que la production ­­culturelle actuelle est, dans sa totalité, « postmoderne » au sens que je vais attribuer à ce terme. Le postmodernisme est pourtant le champ de forces où des élans ­­culturels très différents (que Raymond Williams a utilement qualifiés de formes « résiduelles » ou « émergentes » de production culturelle) ­­ doivent se frayer un chemin. Si nous ne parvenons pas à acquérir un sens général de dominante culturelle, ­­ nous retombons dans une vision de ­­l’histoire actuelle ­­comme pure hétérogénéité, différence aléatoire, coexistence de multiples forces distinctes dont ­­l’effectivité est indécidable59.

Jameson pense donc l­­ ’unité de l­­ ’époque c­­ ontemporaine (dans sa dimension ­­culturelle) à partir de ­­l’hégémonie du postmodernisme60, ­­contre laquelle il ­­convient de lutter. Alors que ­­l’« on est immergé dans ­­l’immédiat », et que « la conception ­­ même de la périodisation historique apparaît des plus problématiques », retrouver une profondeur historique et une représentation du processus historique en sa ­­consistance est essentiel pour espérer reconquérir une certaine « maîtrise » de l’histoire, ­­ c’est-à-dire ­­ y agir collectivement ­­d’une manière cohérente61. LA PENSÉE DE L’HISTOIRE ­­ DE GRAMSCI, UNE RÉPONSE AU POSTMODERNISME ?

Gramsci avait conscience ­­ de l’importance ­­ décisive de parvenir à une c­­ onception adéquate du processus et des époques historiques. Ses Cahiers de prison sont émaillés de réflexions qui, comme ­­ par avance, permettent Ibid., p. 19. Ibid., p. 39. Ibid. Cette présence chez Jameson de Gramsci (via Williams) est une exception : ­­c’est « le penseur du marxisme occidental dont Jameson s’est ­­ le moins inspiré » (Perry Anderson, Les origines de la postmodernité ­­[­1998­]­, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 102-103). Pour la lecture de ­­l’hégémonie par Williams, qui s’intéresse ­­ principalement à sa dimension ­­culturelle, voir Raymond Williams, Marxism and Litterature, Oxford University Press, 1977, « Hegemony », p. 108‑114. 61 Ibid., p. 550, p. 36, p. 474.

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d­­ ’affronter la crise de l’historicité ­­ contemporaine, ­­ et ce que l’on ­­ pourrait appeler le refoulement postmoderne de ­­l’histoire, tout en faisant droit à ce que les critiques des philosophies de ­­l’histoire, et celles des périodisations classiques, ont de pertinent. Si Gramsci peut ­­constituer une aide précieuse pour répondre au postmodernisme, ­­c’est ­­d’abord parce ­­qu’il partage avec ce dernier une certaine « sensibilité au multiple62 ». Il est particulièrement attentif à la pluralité des éléments et acteurs historiques, et il se garde de tout essentialisme, en particulier économique. Il ne conçoit ­­ ­­l’histoire ni à partir de structures simples ni à partir de sujets préconstitués. Pour lui, les structures et les événements historiques dépendent des rapports entre les multiples forces socio-politiques en présence, et, réciproquement, chacune de ces forces, tout en étant ­­conditionnée économiquement, se forme au cours d’un ­­ processus historique de lutte où l’activité ­­ ­­d’organisation politico-idéologique joue un rôle décisif. Ces raisons permettent de ­­comprendre pourquoi Laclau et Mouffe ont pu tenter de présenter Gramsci ­­comme un précurseur, sinon du postmodernisme, du moins de leur projet « postmarxiste63 ». Ce projet consiste ­­ à éliminer du marxisme tout ce qui relèverait de la philosophie de ­­l’histoire (déterministe ou téléologique), en premier lieu l’étapisme ­­ (la succession réglée a priori des modes de production et des classes fondamentales qui leur correspondent) et ­­l’essentialisme économique (la définition de ­­l’identité des sujets collectifs par leurs caractéristiques économiques). Cela aboutit à nier radicalement toute nécessité historique, ainsi que la possibilité de penser ­­l’espace social comme ­­ une totalité unifiée. Laclau et Mouffe soutiennent l’irréductible ­­ pluralité des acteurs sociopolitiques et ­­l’indépassable précarité de leurs identités, dans la mesure où les identités des acteurs collectifs sont intégralement définies par leurs rapports mutuels – de différenciation, ­­d’opposition, ­­d’alliance ou ­­d’hégémonie –, ­­contingents et toujours susceptibles ­­d’être modifiés64. En interprétant Gramsci ­­comme le précurseur le plus avancé de leur théorie, Laclau et Mouffe mettent en évidence à juste titre son attention 62 Leonardo Domenici, « Unificazione politica e pluralità del reale nei Quaderni del carcere », Critica marxista, 1989, no 5 (septembre-octobre), p. 75. 63 Voir Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale ­­[­1985­]­, Paris, Les Solitaires intempestifs, 2009, p. 20-21. 64 Laclau et Mouffe font référence à Saussure, chez qui la définition d’un ­­ mot dérive de ses différences avec les autres, pour penser le primat des relations sur les identités.

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au multiple, mais ils laissent de côté son effort tout aussi marqué pour penser la ­­consistance du processus historique. En effet, Gramsci ne voit pas ­­l’histoire ­­comme « une série discontinue de formations hégémoniques ou de bloc historiques65 », ­­c’est-à-dire comme ­­ la succession parfaitement ­­contingente de différentes ­­configurations de rapports entre les acteurs politiques – rapports qui redéfiniraient à chaque fois intégralement leurs identités. Au contraire, ­­ il fait droit aux régularités immanentes à la série des événements et des situations (ou configurations ­­ de rapports de forces), et pense les ­­continuités partielles du processus historique et la cohérence relative de chacune des époques. De même, il reste marxiste – et non « postmarxiste » – dans la mesure où il ­­n’abstrait pas les acteurs politiques de leurs conditions ­­ économiques. Comment comprendre ­­ que les réflexions gramsciennes semblent intégrer des éléments qui seront au cœur du postmarxisme ou du postmodernisme, tout en dépassant certaines de leurs limites ? On peut évoquer deux raisons. La première est peut-être que la pensée de Gramsci s’est ­­ construite ­­ dans un rapport intime et critique avec celle du libéral Benedetto Croce, qui a pu être décrite comme ­­ l’une ­­ des pre66 mières philosophies « postmarxistes  ». Croce, après avoir frayé avec le marxisme durant sa jeunesse, sous l’influence ­­ d’Antonio ­­ Labriola, en était rapidement venu à défendre des positions révisionnistes (refusant la théorie de la valeur, la détermination en dernière instance par ­­l’économie, etc.)67, et a par la suite développé sa propre conception, ­­ ­­l’« historicisme absolu ». Il ­­s’agissait pour lui de libérer l­­ ’histoire de tout carcan extérieur – transcendant – ­­qu’on pourrait lui imposer : cause première, fin dernière, logique abstraite ou schéma a priori régissant son cours. Il rejette ainsi toute philosophie de l­­ ’histoire, et affirme la singularité absolue de chaque situation historique ­­concrète68. Comme Croce, Gramsci fait droit à la singularité historique, et reprend d’ailleurs ­­ à son compte ­­ l’expression ­­ ­­d’« historicisme absolu » ; mais il cherche également à restituer ce ­­qu’il y a de structuré dans le processus historique, l’unité ­­ relative des époques et la logique immanente à leur succession. 65 Ibid., p. 147. 66 Eric Hobsbawm, ­­L’ère des empires. 1875-1914 [­­ ­1987­]­, Paris, Fayard, 1989, p. 345. 67 Benedetto Croce, Matérialisme historique et économie marxiste ­­[­1900­]­, Paris, Giard et Brière, 1901. [­­ ­1917­]­, Genève, Droz, 1968, chap. 4 68 Benedetto Croce, Théorie et histoire de l’historiographie ­­ « Genèse et dissolution idéale de la “philosophie de ­­l’Histoire” », p. 45-56.



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Si la pensée de Gramsci est pertinente face au défi postmoderne, ­­ c’est peut-être aussi car il était lui-même confronté ­­ à une crise de la modernité69. Il diagnostique une crise organique, ou crise de l­­ ’hégémonie bourgeoise, qui est particulièrement intense après la Première Guerre mondiale, et dont la prise du pouvoir par les fascistes est un symptôme. Cette crise s’accompagne ­­ en particulier d’un ­­ bouleversement des représentations de ­­l’histoire ­­comme progrès. Toutefois, certaines des tendances immanentes à l’époque ­­ moderne semblent poursuivre leur développement, ­­l’américanisme attestant ainsi que le dynamisme technico-économique du capitalisme n’est ­­ pas épuisé. Par ailleurs, la Révolution ­­d’Octobre et ­­l’élan ­­qu’elle a donné aux luttes des dominés ouvrent ­­l’horizon de ­­l’émancipation des subalternes dans une société à la fois égalitaire et concrètement ­­ démocratique. La crise multiforme de la modernité correspond ainsi à la possibilité, et donc à la tâche, ­­d’en réaliser les promesses. Contre une croyance dogmatique dans le progrès, Gramsci en est venu à concevoir ­­ la situation dont il est le contemporain ­­ ­­comme déchirée entre plusieurs alternatives historiques, et, contre ­­ une ­­compréhension naïve de la modernité, il ­­l’a pensée ­­d’une manière ­­complexe et problématique, mais sans pour autant abandonner l’espoir ­­ de faire triompher un progrès véritable70.

ÉTUDIER LA ­­CONCEPTION DE ­­L’HISTOIRE DE GRAMSCI LES CAHIERS DE PRISON ET LA QUESTION DE L’HISTOIRE ­­

Gramsci est emprisonné à partir du 8 novembre 1926. En février 1929, il est autorisé à écrire et entame la rédaction des Cahiers de prison, qui ne sera interrompue ­­qu’en 1935, lorsque les problèmes de santé liés à son incarcération l’empêcheront ­­ définitivement de travailler, avant de 69 Je me permets de renvoyer à Yohann Douet, « Affronter la crise de la modernité. Hégémonie et sens de l’histoire ­­ chez Antonio Gramsci », Actuel Marx, no 68, 2020/2, p. 175-192. 70 Pour les différentes significations que prend la notion de progrès chez Gramsci, voir infra, p. 281-282.

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causer sa mort le 27 avril 193771. En ouverture du premier cahier72, ainsi que dans une lettre du 25 mars 1929 à sa belle-sœur Tatiana Schucht (surnommée Tania, sœur de Giulia, ­­l’épouse de Gramsci)73 vraisemblablement destinée à être communiquée ­­ aux dirigeants communistes ­­ italiens en exil74, il écrit que ­­l’un des thèmes fondamentaux de ses réflexions sera la « théorie de l’histoire ­­ et de l’historiographie ». ­­ Son travail sera ainsi ­­consacré, pour une grande part, à repenser la ­­conception marxiste de ­­l’histoire. Le fait q­­ u’il annonce son projet en pastichant le titre de ­­l’ouvrage de Croce, Théorie et histoire de ­­l’historiographie, est significatif : Gramsci cherchera à tirer les fruits de la critique historiciste des philosophies de ­­l’histoire, notamment des versions déterministes et mécanistes du marxisme. Mais la modification de ce titre est également lourde de sens : alors que le titre de Croce suggérait – le contenu ­­ de l’ouvrage ­­ étant en réalité plus ambitieux – q­­ u’il ­­s’en tenait à une réflexion méthodologique sur ­­l’historiographie, ­­c’est-à-dire sur la manière dont l’esprit ­­ humain peut appréhender ­­l’histoire (­­l’historia rerum gestarum), la reformulation de Gramsci indique ­­qu’il se propose également ­­d’élaborer une théorie de ­­l’histoire en elle-même (les res gestae). Parallèlement aux nombreux thèmes historiques traités dans les Cahiers, on y trouve donc une réflexion proprement philosophique sur le processus historique, dont il nous faudra déterminer le statut. Malgré ce que laissent penser certaines déclarations de Gramsci datant des premiers mois de son emprisonnement75, alors qu’il ­­ pouvait espérer être libéré sous peu et ­­qu’il se devait donc de rester particulièrement prudent dans sa correspondance76, ses études sur ­­l’histoire sont loin 71 Plusieurs biographies de Gramsci sont disponibles : Giuseppe Fiori, La vie de Antonio Gramsci [­­ ­1966­]­, Paris, Fayard, 1970 ; Alastair Davidson, Antonio Gramsci : Towards an Intellectual Biography, Londres, Merlin Press, 1977 ; Giuseppe Vacca, Vita e pensieri di Antonio Gramsci, 1926-1937, Turin, Einaudi, 2012 ; Angelo ­­D’Orsi, Gramsci : una nuova biografia, Milan, Feltrinelli Editore, 2017 ; Jean-Yves Frétigné, Antonio Gramsci. Vivre, ­­c’est résister, Paris, Armand Colin, 2017. 72 C1, « Notes et remarques », p. 81. 73 LP, p. 188. 74 Giuseppe Vacca, Modernità alternative. Il Novecento di Antonio Gramsci, Turin, Einaudi, 2017, p. 58. 75 « Je suis obsédé par cette idée qu’il ­­ faudrait faire quelque chose für ewig, selon une ­­conception ­­complexe de Goethe […]. En somme, je voudrais, suivant un plan préétabli, ­­m’occuper intensément et systématiquement de quelque sujet qui m’absorberait ­­ et polariserait ma vie intérieure » (Lettre à Tania du 19 mars 1927, LP, p. 53). 76 Giuseppe Vacca, Modernità alternative, op. cit., p. 54-61.



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d­­ ’être purement désintéressées77. Une ­­conception adéquate du processus historique permet à la fois de comprendre ­­ plus justement la situation ­­contemporaine et ­­d’y faire triompher les luttes ­­d’émancipation des subalternes, dans la direction du ­­communisme. À partir de ­­l’analyse de phénomènes passés, il est possible de discerner des analogies ou des différences pertinentes (entre différentes révolutions par exemple) et de forger des notions (­­comme celles d’hégémonie, ­­ de révolution passive ou de bloc historique) qui peuvent éclairer l’action ­­ politique. Il est nécessaire de repérer les discontinuités entre la période contemporaine ­­ et la période antérieure (crise organique de l’hégémonie ­­ bourgeoise à partir de la fin du xixe siècle mondiale, rôle politique nouveau des masses, prédominance de la logique de la guerre de position, etc.) afin ­­d’orienter la stratégie ­­d’une organisation révolutionnaire. Enfin, ­­l’élaboration d­­ ’un récit historique apte à donner sens aux événements passés et à ouvrir un horizon pour l’avenir, ­­ comme ­­ le marxisme, joue un rôle important dans la formation, chez certains groupes sociaux, d­­ ’une volonté collective œuvrant au présent. Alors que les philosophies de l’histoire ­­ dogmatiques impliquent un primat de la logique de l’histoire ­­ sur l’action ­­ politique, cette dernière cheminant sur la voie tracée par la première, et que des théories de type postmoderne (­­comme celle de Laclau et Mouffe) sacrifient au ­­contraire ­­l’histoire, réduite à une série discontinue ­­d’agencements socio-politiques singuliers, pour libérer la contingence ­­ de la politique, Gramsci défend ­­l’indissociabilité dialectique de ­­l’histoire et de la politique. LES ÉTUDES GRAMSCIENNES EN FRANCE

Les études gramsciennes en France ­­commencent dans les années 19651980, Gramsci étant alors « momentanément une figure de référence78 ». ­­C’est alors que Robert Paris s’attelle ­­ à l’édition ­­ des Écrits politiques de Gramsci, publiés entre 1974 et 1980, puis à celle des Cahiers de prison, publiés entre 1978 et 1996. ­­C’est aussi à cette époque que Christine Buci-Glucksmann développe une lecture approfondie et toujours utile 77 Gramsci souligne lui-même le lien intrinsèque entre action politique et ­­compréhension de ­­l’histoire, par exemple en C10 II § 2, p. 48 [1re moitié ­­d’avril 1932]. 78 André Tosel, Étudier Gramsci. Pour une critique ­­continue de la révolution passive capitaliste, Paris, Kimé, 2016, p. 8.

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de Gramsci, dans une veine structuralo-marxiste mais qui prend le ­­contrepied de la critique althussérienne79, et qui est liée à la ligne politique de « ­­l’eurocommunisme de gauche » également représentée par Nicos Poulantzas80. Ces années sont aussi celles des principaux travaux sur Gramsci de Jacques Texier, Hugues Portelli, Maria-Antonietta Macciocchi et Jean-Marc Piotte81. Entre le début des années 1980 et le début des années 2010, les recherches consacrées ­­ à Gramsci se font beaucoup plus rares, l’œuvre ­­ ­­d’André Tosel constituant ­­ une exception à cet égard82. Depuis le début des années 2010, on assiste à une certaine reprise des études sur Gramsci. Des dossiers de revues lui ont été ­­consacrés83, ainsi que plusieurs colloques et séminaires84. De nouveaux ouvrages de synthèse85, volumes collectifs86, anthologies87, biographies88 et traductions de travaux étrangers89 ont été publiés. En 2016, Étudier Gramsci de Tosel ­­conclut magistralement presque cinquante années de 79 Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et l’État : ­­ pour une théorie matérialiste de la philosophie, Paris, Fayard, 1975. 80 Voir Yohann Douet, « ­­L’eurocommunisme, Gramsci et les althussériens », Décalages, vol 2., no 1, 2016 [en ligne]. 81 Nous renvoyons à la bibliographie en fin ­­d’ouvrage pour les publications de ces auteurs. 82 André Tosel, Praxis : vers une refondation en philosophie marxiste, Paris, Éditions sociales, 1984 ; ­­L’esprit de scission : études sur Marx, Gramsci, Lukács, Besançon, Les Belles Lettres, 1991 ; Marx en italiques, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1991 ; André Tosel (dir.), Modernité de Gramsci ? Actes du colloque franco-italien de Besançon, 23-25 novembre 1989, Paris, Les Belles Lettres, 1992. 83 Dossiers du no 57 ­­d’Actuel Marx (2015/1) dirigé par Riccardo Ciavolella, Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini ; du no 18 de Laboratoire italien (2016/2) dirigé par Romain Descendre et Fabio Frosini ; du no 128-2 des Mélanges de ­­l’École française de Rome (2016) dirigé par Niccolò Mignemi. 84 Notamment le séminaire « Lire les Cahiers de prison » organisé à ­­l’ENS Lyon par Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini depuis 2012. 85 George Hoare et Nathan Sperber, Introduction à Antonio Gramsci, Paris, La Découverte, 2013. 86 Marie-Claire Caloz-Tschopp et alii (dir.), Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci actuels, Paris, Kimé, 2018 ; Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini (dir.), La France ­­d’Antonio Gramsci, Lyon, ENS Éditions, 2021 ; Yohann Douet (dir.), « Une nouvelle ­­conception du monde » : Gramsci et le marxisme, Paris, Éditions sociales, 2021. 87 Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2011. 88 Jean-Yves Frétigné, Antonio Gramsci. Vivre, ­­c’est résister, op. cit. 89 Franco Lo Piparo, Les deux prisons de Gramsci ­­[­2012­]­, Paris, CNRS Éditions, 2014 ; Fabio Frosini, De Gramsci à Marx. Idéologie, vérité et politique ­­[­2009­]­, Paris, Éditions critiques, 2019.



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recherche sur Gramsci90. Ce regain ­­d’intérêt pour sa vie ­­comme pour son œuvre, qui touche également le grand public, ne doit pourtant pas être surestimé. En témoigne le fait que, avant le travail sur lequel ­­s’appuie le présent ouvrage91, aucune thèse de philosophie ­­n’avait été ­­consacrée à Gramsci depuis celle ­­d’Évelyne Buissière, soutenue en 199092. LA RECHERCHE RÉCENTE SUR GRAMSCI EN ITALIE ET LA MÉTHODE DIACHRONIQUE

­­L’édition intégrale des Cahiers de prison de 1975, dirigée par Valentino Gerratana chez Einaudi, qui proposait une première datation de la rédaction des notes de Gramsci, a donné une base solide pour des études rigoureuses. Le travail philologique initié par Gianni Francioni93 a abouti à corriger la datation de certains ensembles de notes et a justifié une nouvelle édition intégrale (Edizione nazionale degli scritti di Antonio Gramsci) – qui, en ce qui concerne ­­ les écrits carcéraux, comble ­­ également une lacune en publiant les traductions effectuées par Gramsci en prison qui ne figuraient pas dans ­­l’édition Gerratana94. Parce ­­qu’elle ­­n’est pas achevée à ce jour, nous ne l’utilisons ­­ toutefois pas pour indiquer les références italiennes. Les recherches gramsciennes italiennes connaissent ­­ une nouvelle ère depuis le début des années 2000, avec un nombre significatif de travaux témoignant ­­d’une grande préoccupation pour « ­­l’analyse diachronique des écrits de prison et la reconstruction de sa biographie95 ». Cette rigueur philologique est rendue nécessaire par les ­­conditions d’écriture ­­ des Cahiers, qui expliquent ­­l’inachèvement des lignes de recherche qui y sont esquissées, la difficulté à déterminer les dates de rédaction des 90 André Tosel, Étudier Gramsci, op. cit. 91 Yohann Douet, Saisir l’histoire. ­­ Conception de l’histoire ­­ et périodisation, thèse de doctorat sous la direction de Stéphane Haber, soutenue en 2018 à ­­l’Université Paris Nanterre. 92 Évelyne Buissière, Gramsci, lecteur de Machiavel : une réponse au problème de l’immanence, ­­ thèse de doctorat sous la direction de Georges Labica, soutenue en 1990 à ­­l’Université Paris X. 93 Gianni Francioni, ­­L’Officina gramsciana : ipotesi sulla struttura dei « Quaderni del carcere », Naples, Bibliopolis, 1984. 94 Giuseppe Cospito et Gianni Francioni (dir.), Quaderni del carcere, 1. Quaderni di traduzioni (1929-1932), Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 2007, 2 vol. 95 Giuseppe Vacca, « Les études récentes sur Gramsci en Italie », Laboratoire italien, no 18, 2016/2 [en ligne].

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notes ainsi que ­­l’écriture « ésopique96 » qui les caractérise, par exemple les codes utilisés par ­­l’auteur ­­lorsqu’il fait référence à des dirigeants révolutionnaires afin de ne pas attirer la suspicion de ses geôliers97. La méthode diachronique ­­conduit à étudier les écrits carcéraux en les mettant en lien avec les événements et situations politiques ­­contemporaines (­­l’Italie fasciste et ­­l’URSS en premier lieu98), à restituer ­­d’une manière ­­contextualisée certaines influences négligées (­­comme le courant pragmatiste99 ou les problématiques linguistiques100) ou à examiner à nouveaux frais certaines sources trop connues ­­ (Marx101, Engels, Labriola102, etc.). Mais il ne s’agit ­­ pas de dissoudre la pensée gramscienne dans la multiplicité de ses sources. Au ­­contraire, nombreuses sont les lectures diachroniques qui s’attachent ­­ à mettre en évidence la profonde originalité de la « philosophie de la praxis », expression par laquelle Gramsci désigne sa ­­compréhension du marxisme, irréductible au déterminisme et à ­­l’économicisme. Il apparaît que la substitution progressive dans les Cahiers de ­­l’expression « philosophie de la praxis » à celle de « matérialisme historique » ne ­­s’explique pas uniquement par la prudence de Gramsci qui l­­ ’a poussé à écrire ­­d’une manière codée, mais correspond à des innovations théoriques décisives103. Fabio Frosini souligne ainsi la centralité de la notion de praxis, qui indique chez Gramsci ­­l’unité indissoluble entre la théorie et la pratique, et entre la vérité et la politique – dans 96 « Il est parvenu à les garder avec lui [les cahiers], en les écrivant dans un langage ésopique » (Lettre de Tatiana Schut à Giulia du 5 mai 1937, inédite, conservée ­­ à l’Istituto ­­ Fondazione Gramsci, citée par Fabio Frosini, « Le travail caché du prisonnier entre “littérature” et “politique”. Quelques réflexions sur les “sources” des Cahiers de prison ­­d’Antonio Gramsci  », Laboratoire italien, no 18, 2016/2 [en ligne]). 97 Lénine devient ainsi Ilič, Ilici ou Vilici ; Staline Giuseppe Bessarione ; Trotsky Leone Davidovi, L. Davidovic Bronstein ou Leone Bronstein ; et Bordiga est désigné par son prénom, Amadeo. 98 Voir par exemple Angelo Rossi et Giuseppe Vacca, Gramsci tra Mussolini e Stalin, Rome, Fazi, 2007, et Giuseppe Vacca, Vita e pensieri di Antonio Gramsci, op. cit. 99 Chiara Meta, Antonio Gramsci e il pragmatismo : confronti ­­ e intersezioni, Florence, Le Càriti, 2010. 100 Outre ­­l’ouvrage fondateur de Franco Lo Piparo (Lingua, intellettuali, egemonia in Gramsci, Rome/Bari, Laterza, 1979), pensons aux travaux de Derek Boothman, Alessandro Carlucci ou Giancarlo Schirru. 101 Sur Marx, voir Francesca Izzo, Democrazia e cosmopolitismo in Antonio Gramsci, Rome, Carocci, 2009, chap. 1, et Fabio Frosini, De Gramsci à Marx, op. cit. 102 Un chapitre est ­­consacré à chacun de ces deux auteurs dans Guido Liguori, Sentieri gramsciani, Rome, Carocci, 2006. 103 Voir Giuseppe Vacca, « Du matérialisme historique à la philosophie de la praxis », in Yohann Douet (dir.), « Une nouvelle ­­conception du monde », op. cit., p. 39-61.



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la mesure où « toute modalité cognitive […] est interne à des rapports sociaux déterminés et conditionnée ­­ par eux104 ». En conséquence, ­­ il est impossible ­­d’appréhender le processus historique ­­d’une manière objectivante, ­­comme de ­­l’extérieur : ­­l’histoire est faite de luttes entre forces, luttes dans lesquelles l’observateur ­­ est nécessairement pris et engagé ­­d’une manière ou ­­d’une autre. La méthode diachronique permet de restituer les évolutions, innovations et ruptures dans la réflexion de Gramsci. Elle évite plusieurs écueils : présupposer la systématicité et l’homogénéité ­­ des notes des Cahiers ; leur imposer une interprétation arbitraire ; les lire ­­d’une manière téléologique, ­­comme si les différents concepts ­­ et thèses étaient présents dès l’origine. ­­ Ainsi, elle est fidèle aux préceptes énoncés par Gramsci lui-même (à propos de ­­l’interprétation de Marx) : respecter le « rythme de la pensée105 » de ­­l’auteur, et ne pas « “solliciter (sollecitare) les textes”, ­­c’est-à-dire faire dire aux textes, par amour des thèses, plus que ce ­­qu’ils ne disent réellement106 ». Pour autant, l’adoption ­­ d’une ­­ méthode ne suffit pas à elle seule à garantir la validité du travail herméneutique qui la met en œuvre. La lecture diachronique implique par exemple d’étudier ­­ les variations terminologiques entre les premières (textes A) et secondes versions (textes C) ­­d’un certain nombre de notes que Gramsci, après avril 1932, a ­­commencé à regrouper, souvent en les modifiant, dans des « cahiers spéciaux » (cahiers 10-13, 16, et 18-29), organisés ­­d’une manière thématique. Si dans certains cas le caractère relativement systématique des modifications (la substitution de « philosophie de la praxis » à « matérialisme historique » ou de « groupes sociaux » à « classes ») impose de les prendre en ­­considération, dans ­­d’autres cas le fait de ­­s’arrêter sur certaines variations plutôt que sur d’autres ­­ peut faire intervenir un choix interprétatif. Plus fondamentalement, une fois constatée ­­ une variation terminologique, il reste à en déterminer ­­l’importance et la signification ­­conceptuelle. Du reste, une application unilatérale de la méthode diachronique peut incliner à accorder son attention principalement aux ruptures et 104 Fabio Frosini, La religione dell’uomo ­­ moderno. Politica e verità nei « Quaderni del carcere », Rome, Carocci, 2010, p. 21. 105 C16, § 2, p. 193, texte A en Q4, § 1, p. 419. 106 C6, § 198, p. 152. Trad. mod. Giuseppe Cospito reprend à son compte ­­ ces préceptes méthodologiques, le premier donnant son titre à son ouvrage : Il ritmo del pensiero. Per una lettura diacronica dei « Quaderni del carcere » di Gramsci, Naples, Bibliopolis, 2011.

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évolutions, au détriment de la ­­continuité d’ensemble ­­ des réflexions carcérales de Gramsci. On peut même être conduit ­­ à considérer ­­ que de tels changements et innovations relèvent ­­d’une logique uniforme. Par exemple, Giuseppe Cospito reconstruit dans Il ritmo del pensiero ­­l’itinéraire qui mène Gramsci à abandonner le couple marxiste orthodoxe structure-superstructure pour y substituer l’idée ­­ de « rapports de forces » multiples, combinés ­­ dans des situations qui demandent à être analysées dans leur complexité ­­ propre – cet itinéraire passant par plusieurs alternatives théoriques (les couples quantité-qualité, contenu-forme, ­­ objectif-subjectif et enfin la notion de bloc historique). Malgré la richesse et ­­l’utilité de cet ouvrage, cette lecture risque de donner une image biaisée de la réflexion de Gramsci, uniformisant son évolution et la présentant ­­comme une libération progressive des carcans du matérialisme historique (­­l’économisme, le dualisme et le réductionnisme). Si la lutte de Gramsci contre ­­ les obstacles épistémologiques et politiques du marxisme mécaniste est indéniable, il nous semble plus juste de ­­comprendre cette lutte ­­comme une tension ­­constante, traversant toutes ses réflexions. Ainsi, il était vraisemblablement ­­conscient du caractère inadéquat du dualisme structure-superstructure dès les premiers mois de rédaction des Cahiers et, ­­lorsqu’il ­­l’employait, ­­c’était avec une certaine distance. Bien entendu, Gramsci innove théoriquement au fil de sa réflexion carcérale : à mesure qu’elle ­­ se déploie et s’enrichit, ­­ des termes sont abandonnés, des formulations sont assouplies ou précisées, des notions apparaissent, d’autres ­­ sont redéfinies et – souvent – élargies. Mais le risque, à faire de telles modifications la clé de lecture principale des textes de Gramsci, serait de négliger la cohérence de ces derniers. Ces textes sont difficiles à comprendre ­­ d’une ­­ manière dispersée, et ils ­­s’éclairent et se ­­complètent réciproquement : c’est ­­ par leur mise en relation non seulement diachronique mais aussi systématique que leur sens peut le mieux être dégagé. Les notes des Cahiers ne sont ni un ensemble de fragments ni un système achevé et stable : elles forment un réseau ­­complexe et ouvert, tendant à la systématicité107. Il ­­s’agit donc pour nous de reconstruire la cohérence de la ­­conception de l­­ ’histoire et de la modernité de Gramsci – qui doit parfois être retrouvée dans ses analyses de situations concrètes –, ­­ tout en faisant droit aux 107 André Tosel parle d’un ­­ « réseau théorique ouvert à prétention systématique partielle et pratique » (Étudier Gramsci, op. cit., p. 82).



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tensions qui la traversent et aux évolutions qu’elle ­­ connaît. ­­ Dans cette perspective, afin de respecter le dernier état des réflexions de Gramsci, nous nous appuierons en règle générale sur les dernières versions des notes réécrites (textes C), indiquant en bas de page les références des premières versions (textes A) et précisant les variations ­­lorsqu’elles sont significatives. Nous indiquons la date de rédaction des textes des Cahiers pour que le lecteur ait la possibilité de ­­constater lui-même les ­­continuités ­­comme les évolutions de la pensée de Gramsci108. GRAMSCI, HISTORIEN DE LA MODERNITÉ : LA LECTURE ­­D’ALBERTO BURGIO

Peu de travaux ont été spécifiquement ­­consacrés à la question de l­­ ’histoire chez Gramsci109, ceux ­­d’Alberto Burgio c­­ onstituant à cet égard une exception110. À l­­ ’écart du courant dominant des études gramsciennes en Italie, il considère ­­ que la méthode diachronique peut conduire ­­ à un fétichisme des textes et propose de lire plutôt l’ensemble ­­ des écrits de Gramsci (et même certains de ceux qui précèdent son emprisonnement) ­­comme un système. Si ce dernier ­­n’a pu être achevé, ­­c’est essentiellement pour des raisons extrinsèques (situation matérielle, difficulté à se procurer les documents nécessaires, problèmes de santé), et l’interprète ­­ se doit de le ­­compléter111. Burgio cherche ainsi à recomposer (dans Gramsci storico, dont il reprend les résultats dans Il sistema in movimento) le livre d’histoire ­­ des xixe et e xx  siècles que Gramsci aurait écrit en filigrane dans les Cahiers. Après une phase progressiste de la modernité et de ­­l’hégémonie bourgeoise, lors de laquelle, avec la croissance du capitalisme et la fin des sociétés ­­d’Ancien Régime, une logique sociale plus ouverte aurait permis certaines avancées pour les groupes subalternes malgré la persistance de la domination de classe, les contradictions ­­ historiques dérivant de cette 108 Les modalités de citation et ­­d’indication des dates sont détaillées en début ­­d’ouvrage dans la section « Abréviations et modalités de citation ». 109 Le travail ­­d’Attilio Baldan (Gramsci ­­come storico : studio sulle fonti dei « Quaderni del carcere », Bari, Dedalo Libri, 1978) est plutôt un examen de l’influence ­­ des historiens italiens et européens sur la pensée de Gramsci. 110 Voir Alberto Burgio, Gramsci storico. Una lettura dei « Quaderni del carcere », Rome/Bari, Laterza, 2003 ; Per Gramsci. Crisi e potenza del moderno, Rome, DeriveApprodi, 2007 ; Gramsci. Il sistema in movimento, Rome, DeriveApprodi, 2014. 111 Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 105-112.

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dernière auraient ­­conduit vers 1870 à l’entrée ­­ en crise des sociétés bourgeoises ; cette crise culminerait ­­ avec la Première Guerre mondiale et, malgré ­­l’apparition de phénomènes économiques (fordisme) ou politiques (fascisme) nouveaux, rien ne serait capable de relancer ­­l’élan progressiste de la première phase de l’hégémonie ­­ bourgeoise, le prolétariat étant destiné à reprendre le flambeau du progrès. Ce schéma mobilise une ­­conception de ­­l’histoire ­­comme « processus unitaire relativement cohérent, structuré et doté de sens (­­comme progrès) », qui serait gouverné par une « logique dynamique » et suivrait une « finalité immanente112 ». Burgio ­­comprend le processus historique ­­d’une manière largement linéaire, ­­comme la succession entre phases de développement (progressistes) et phases de crise (réactionnaires). Autrement dit – alors que les interprétations postulant la centralité de la notion de praxis partent plutôt des Thèses sur Feuerbach – il retrouve dans les Cahiers de prison le schéma du développement des modes de production de la Préface de 1859113. Malgré son grand intérêt, le travail de Burgio nous semble présenter plusieurs limites. Il appréhende les réflexions de Gramsci ­­d’une manière trop systématique, et oblitère certaines évolutions et tensions. Sa reconstitution de ­­l’histoire de la modernité, certes juste dans ses grandes lignes, en donne un récit trop schématique et ne fait pas droit à toute sa complexité. ­­ De plus, elle ne ­­s’accompagne pas d­­ ’une véritable réflexion épistémologique. Les notions historiques générales ­­comme celles de bloc historique, de crise, de transition, de progrès, ainsi que la notion ­­d’époque elle-même restent peu interrogées. Plus fondamentalement encore, la conception ­­ de ­­l’histoire que Burgio discerne chez Gramsci ne fait pas assez droit à son ouverture et à sa contingence ­­ relative. Fabio Frosini défend à raison que Gramsci ne voit pas ­­l’histoire ­­comme un processus régi par une logique inéluctable de la succession entre périodes de développement et périodes de crise. Ce processus est en chaque point intégralement constitué ­­ par la lutte entre forces 112 Ibid., p. 134 et p. 21. 113 « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en ­­contradiction avec les rapports de production présents, ou ce qui ­­n’en est ­­qu’une expression juridique, les rapports de propriété, à ­­l’intérieur desquels elles ­­s’étaient mues jusque-là. De formes de développement des forces productives ­­qu’ils étaient, ces rapports se changent en chaînes pour ces dernières. Alors s’ouvre ­­ une époque de révolution sociale » (Karl Marx, Préface ou « Avant-propos » ­­[­1859­]­à la Contribution à la critique de l’économie ­­ politique, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 63). Sur le rapport de Gramsci à ce texte, voir infra, p. 112-113.



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socio-politiques et, en un sens, « la crise devient la ­­condition permanente de ­­l’histoire, qui ­­n’est plus ­­conçue ­­d’une manière étapiste et unitaire […] mais plutôt ­­comme l­­ ’entremêlement ­­complexe et toujours spécifique de rapports de forces disposés, entremêlés et opposés […] sur les plans national et international114 ». Cela ne signifie pas pour autant, ­­comme le précise Frosini, que l’histoire ­­ perde sa consistance ­­ ou sa « fermeté » (durezza), ni qu’elle ­­ soit librement modelée par la praxis115. Les actions et luttes humaines qui constituent ­­ le processus historique, sont, réciproquement, conditionnées ­­ et limitées par lui. De même, on peut ajouter que ­­l’attention aux situations singulières ne doit pas ­­conduire à sacrifier une appréhension totalisante (sans être objectivante) du processus historique ni la recherche de logiques ­­d’ensemble immanentes qui peuvent être discernées en son sein. L’enjeu, ­­ à la fois théorique et pratique, est de saisir adéquatement et concrètement ­­ l’unité ­­ dialectique entre praxis et processus, et entre singularité et totalité.

OBJET ET PLAN DE ­­L’OUVRAGE

Le présent ouvrage cherche à montrer que les réflexions consignées ­­ par Gramsci dans ses Cahiers et Lettres de prison apportent une aide précieuse pour penser ­­d’une manière non dogmatique la cohérence du processus et des époques historiques, à l’encontre ­­ du refoulement de ­­l’histoire, et de la dissolution de sa consistance, ­­ dominants dans la pensée contemporaine. ­­ Si Gramsci prend souvent pour point de départ des situations, séquences ou acteurs historiques ­­concrets, les analyses ­­qu’il en propose ont pour corrélats à la fois un cadre théorique général et une réflexion stratégique révolutionnaire. La richesse et l’originalité ­­ de son œuvre tiennent ainsi à ce qu’elle ­­ a été élaborée à l’interface ­­ de ­­l’histoire, de la philosophie et de la politique – et c’est ­­ ainsi que nous nous efforcerons de la lire. Les deux premiers chapitres portent sur la ­­conception gramscienne de ­­l’histoire en général, sur son « historicisme réaliste » et non spéculatif. Le 114 Fabio Frosini, La religione dell’uomo ­­ moderno, op. cit., p. 35. 115 Ibid., p. 31.

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premier chapitre, qui adopte un angle que l­­ ’on peut qualifier d­­ ’ontologique, étudie les notions et approches fondamentales avec lesquelles Gramsci pense ­­l’histoire : ­­d’une part, il part des notions de rapports sociaux multiples, ­­d’activités humaines ­­concrètes (praxis) et de processus ouvert ; ­­d’autre part, il voit ­­l’histoire ­­comme un processus dialectique, où les sociétés sont déchirées par des ­­contradictions, qui tendent à être dépassées. Attention à la différence ­­d’une part, ambition totalisante de ­­l’autre : la richesse de sa pensée vient précisément de son effort pour ­­concilier ces deux aspects, malgré d’inévitables ­­ tensions. Le deuxième chapitre, plus proprement épistémologique, montrera comment, ­­ dans ­­l’espace théorique ouvert par ces tensions, Gramsci ­­conçoit les époques ­­comme des unités distinctes, chacune dotée d’une ­­ cohérence relative, tout en faisant droit à la singularité des situations qui les ­­composent et à la pluralité des temps qui traversent le processus historique. Ce sont en particulier les notions de bloc historique et d’hégémonie ­­ qui rendent possible une telle ­­compréhension non essentialiste de l’unité ­­ complexe, ­­ et immanente à la diversité, des époques historiques. Les trois chapitres restants seront plus directement historiques, et se ­­concentreront sur ­­l’appréhension gramscienne de ­­l’époque moderne. Le troisième chapitre sera consacré ­­ à l’hégémonie ­­ bourgeoise au cours du « long xixe siècle » (­­s’étendant entre les dates symboliques de 1789 et 1914), ­­c’est-à-dire à son affirmation douloureuse, ambivalente (a fortiori dans le cas de révolutions passives) et différenciée, ainsi ­­qu’aux crises ­­qu’elle ­­connaît. Le quatrième exposera la ­­complexité de la modernité en revenant sur les sources historiques multiples relativement indépendantes de certains de ses traits distinctifs : essor économique puis émergence du capitalisme à partir de l’An ­­ mille, prémices de démocratie dans les ­­communes italiennes de la fin du Moyen Âge, nouvelles conceptions ­­ du monde et méthodes scientifiques lors de la Renaissance, démocratisation et nationalisation de la vie religieuse après la Réforme, sécularisation et rationalisation avec les Lumières. Le cinquième et dernier chapitre examinera le tableau de la situation contemporaine ­­ brossé par Gramsci. Cette situation correspond à une crise de la modernité, et voit ­­s’affronter des tendances socio-historiques et projets hégémoniques en ­­conflit (fascisme, américanisme, régime soviétique). Chacun ­­d’eux présente à la fois des éléments réactionnaires et des éléments progressistes, mais dans des proportions et des sens radicalement différents. Avec ce diagnostic



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d­­ ’une actualité déchirée, Gramsci ­­confirme sa ­­conception ­­d’un processus historique ouvert et marqué par la ­­contingence, et affirme la possibilité ­­concrète de réaliser enfin les promesses de la modernité en faisant triompher le ­­communisme, et de donner par là un sens émancipateur à ­­l’histoire humaine. Je remercie S. Haber pour ses ­­conseils éclairants, F. Frosini, F. Hulak, R. Keucheyan, E. Renault et G. Sibertin-Blanc pour leurs précieuses remarques, R. Descendre et J.-C. Zancarini pour avoir pu travailler à leurs côtés, et J. Brahamcha-Marin, A. Feron, P. Guerpillon, V. Heimendinger, M. Leclair, J. Le Noë, U. Lojkine et C. de Vulpillières pour leurs suggestions toujours pertinentes.

PHILOSOPHIE DE LA PRAXIS, SENSIBILITÉ AU MULTIPLE ET DIALECTIQUE HISTORIQUE

Bien que, dans les Cahiers et Lettres de prison, Gramsci n’expose ­­ pas un système, la philosophie de la praxis ­­qu’il y développe possède une indéniable cohérence. Il faut donc restituer ­­l’unité du cadre théorique général déployé par ses réflexions sur ­­l’histoire et dégager les catégories les plus fondamentales qu’il ­­ mobilise. Il ­­convient en particulier ­­d’expliciter le mode d’être ­­ qu’ont, ­­ à ses yeux, les réalités et phénomènes qui apparaissent sur la scène de l’histoire et, ­­ réciproquement, la constituent, ­­ et en définitive le mode ­­d’être de l’histoire ­­ elle-même. En d’autres ­­ termes, il ­­s’agit pour nous de mettre en lumière les présupposés ontologiques de la ­­conception de ­­l’histoire qui est indissociable de la philosophie de la praxis. Nous verrons ­­d’abord que, pour Gramsci, les entités socio-historiques (groupes ou individus) ne précèdent pas les rapports sociaux mais sont formées dans et par ces derniers. De plus, il ­­conçoit ces rapports ­­comme mettant toujours en jeu des activités humaines et comme ­­ susceptibles ­­d’être modifiés par la praxis. Il apparaîtra ainsi que Gramsci présuppose une ontologie processuelle et voit ­­l’histoire ­­comme le processus ­­complexe de transformation des rapports sociaux par les activités humaines que ces rapports ­­conditionnent. Nous étudierons ensuite en quel sens la philosophie de la praxis est la ­­conscience des ­­contradictions dialectiques du processus historique. Dans les sociétés de classes, les rapports sociaux sont en effet configurés ­­ de telle sorte qu’ils ­­ produisent des contradictions ­­ au sein du processus historique, qui ­­s’avère scandé par le développement et le dépassement de certaines de ces contradictions, ­­ et ­­l’apparition de nouvelles. La dialectique des contradictions ­­ implique de saisir les ensembles socio-historiques ­­comme des totalités déchirées, qui en un certain sens tendent à ­­l’unification, notamment en raison des luttes émancipatrices menées

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par les groupes subalternes, qui pâtissent des rapports ­­d’exploitation et de domination. ­­S’ouvre ainsi ­­l’horizon de la résolution possible, non seulement de ­­contradictions particulières, mais des ­­contradictions sociales en général, dans une société sans classe – ­­communiste et démocratique. Enfin, nous chercherons à ­­comprendre ­­l’unité des deux aspects de la pensée de Gramsci qui viennent d’être ­­ évoqués : ­­d’une part, la sensibilité à la multiplicité des rapports sociaux et des activités ­­concrètes, ­­l’attention à la singularité des situations historiques et le respect de ­­l’ouverture du processus historique ; de l’autre, ­­ une vision dialectique de ce processus, avec ­­l’ambition théorique ­­d’y saisir des ­­contradictions et l’espoir ­­ de les dépasser en une totalité réconciliée. Plutôt que ­­d’y voir une incohérence ou un dualisme théorique, il ­­s’agira pour nous de montrer que Gramsci concilie ­­ ces deux exigences, et de commencer ­­ à élucider la manière dont il y parvient – élucidation qui se poursuivra au fond tout au long du présent ouvrage.

LES CATÉGORIES FONDAMENTALES DE LA PHILOSOPHIE DE LA PRAXIS : RAPPORTS SOCIAUX, ACTIVITÉ HUMAINE, PROCESSUS HISTORIQUE LE PRIMAT ONTOLOGIQUE DES RAPPORTS SOCIAUX SUR LES ENTITÉS INDIVIDUELLES ET COLLECTIVES

Pour Gramsci, les entités et subjectivités ne sont pas définies indépendamment des rapports et des processus dans lesquels elles sont prises. En ce sens, il ­­s’oppose à ce ­­qu’Emmanuel Renault appelle les « ontologies sociales substantialistes », puisque dans ces dernières la catégorie fondamentale ­­d’analyse du monde socio-historique est celle de substance, de réalité reposant sur elle-même – la substance précède et conditionne ­­ à la fois les rapports (pensés soit comme ­­ internes à une substance, soit ­­comme établis entre plusieurs ­­d’entre elles) et le devenir (pensé ­­comme devenir ­­d’une substance)1. Le refus gramscien de ­­concevoir 1 Pour la tripartition entre ontologies substantialistes, relationnelles et processuelles, en particulier pour les ontologies sociales, voir Emmanuel Renault, « Critical Theory



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les entités d­­ ’une manière isolée et figée vaut au niveau individuel ­­comme au niveau collectif. Il critique ainsi la vision de l’homme ­­ c­­ omme « individu bien défini 2 et limité  ». Cette ­­conception est pour lui un héritage du catholicisme (avec ­­l’idée d’un ­­ lien direct de chacun avec son créateur) et suppose ­­d’abstraire ­­l’individu de ses ­­conditions ­­concrètes. Au ­­contraire, « ­­l’humanité qui se reflète dans chaque individualité se ­­compose de divers éléments : 1) ­­l’individu ; 2) les autres hommes ; 3) la nature3 ». ­­L’individu ­­n’est pas une réalité simple, mais médiatisée par une multiplicité de rapports. Gramsci remet en question la notion classique de « sujet » (auteur de ses actions, et pensé en termes ­­d’introspection, de ­­conscience de soi ou ­­d’intentionnalité)4. Plutôt que de « sujet », il préfère parler de « personne5 » ou de « personnalité ». Cette notion – qui remonte à la persona (masque) du théâtre antique, via Cicéron, Hobbes, Kant – suggère moins que celle de sujet une parfaite identité à soi et permet de mieux prendre en considération ­­ la multiplicité inhérente à ­­l’être humain : Quand la ­­conception que ­­l’on a du monde ­­n’est ni critique ni cohérente, mais désagrégée et occasionnelle, on appartient simultanément à une multiplicité ­­d’hommes-masses, la personnalité (personalità) est ­­composée de façon bizarre ; on y trouve des éléments de l’homme ­­ des cavernes et des principes de la science la plus moderne et la plus avancée, on y trouve les préjugés de toutes les phases historiques passées dans ­­l’étroitesse de leur localisation, pêle-mêle avec des intuitions ­­d’une philosophie à venir, qui sera la philosophie propre au genre humain unifié mondialement6. and Processual Social Ontology », Journal of Social Ontology, vol. 2, no 1, 2015, p. 17-32. ­­ L’auteur paradigmatique des ontologies substantialistes est Aristote. En théorie sociale, Renault cite Tarde (chez qui les substances sont individuelles) ou Durkheim (qui ­­conçoit des substances collectives). 2 C10 II § 54, p. 143 [février 1933]. 3 Ibid. 4 « Le ­­concept de “sujet”, ­­compris dans le sens classique […] apparaît dans les Cahiers uniquement quinze fois, sur plus de deux mille pages ; dans la majorité des cas, Gramsci le reprend ­­comme partie d’une ­­ citation ­­d’un autre auteur ou ­­l’utilise en ­­l’empruntant au vocabulaire de ­­l’auteur ­­qu’il examine » (Peter D. Thomas, « Gramsci e le temporalità plurali », in Vittorio Morfino (dir.), Tempora multa. Il governo del tempo, Milan/Udine, Mimesis, 2013, p. 207). Voir aussi Fabio Frosini, La religione ­­dell’uomo moderno, op. cit., p. 28-29. 5 Voir Peter D. Thomas, The Gramscian Moment. Philosophy, Hegemony and Marxism, Leyde/ Boston, Brill, 2009, p. 396-405. 6 C11, § 12, p. 176 [juin-juillet 1932].

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­­ L’objectif – indissociablement politique, psychologique et pédagogique – est toutefois bien de dépasser cette multiplicité, de rendre la personnalité cohérente7. Les pensées, croyances, paroles, engagements et actions ­­d’une personne doivent tendre à une certaine unité. Mais c’est ­­ précisément parce qu’elle ­­ doit être ­­conquise que la cohérence de la personnalité ne doit pas être présupposée. Même une fois acquise, une tension ­­continue de la volonté est requise pour la maintenir, notamment ­­contre les « changements moléculaires » qui peuvent saper progressivement la « personnalité morale » d’un ­­ individu ­­s’il ne parvient pas à les ­­contrecarrer8. Le caractère ­­complexe de la personne individuelle ­­s’explique par les rapports sociaux dans lesquels elle est prise. Il ne s’agit ­­ pas de relations interpersonnelles simples et immédiates, mais de rapports sociaux multiples et intriqués : « ­­L’individu n’entre ­­ pas en rapport avec les autres hommes par simple juxtaposition, mais de manière organique dans la mesure où il fait partie ­­d’organismes qui vont des 9 plus simples aux plus complexes ­­ . » Il « participe » simultanément à un grand nombre de « sociétés » (famille, usine, syndicat, Église, nation, etc.), qui conditionnent ­­ chacune certains aspects de sa personnalité, et « ­­c’est à travers ces “sociétés” que l’individu ­­ fait partie du genre humain10 ». ­­L’individu ne doit donc pas être pensé ­­comme une substance et défini par ses qualités essentielles mais plutôt ­­conçu à partir de sa place dans les rapports sociaux. Cherchant à déterminer ce ­­qu’est un intellectuel, Gramsci écrit ainsi que l­­ ’erreur de méthode la plus répandue me semble celle ­­d’avoir cherché ce critère de distinction dans ce qui appartient de façon intrinsèque aux activités intellectuelles et non, au contraire, ­­ dans l’ensemble ­­ du système de rapports dans Peter D. Thomas, The Gramscian Moment, op. cit., p. 370-372. C15, § 9, p. 117 [février-mars 1933]. Voir aussi la lettre à Tania du 6 mars 1933, LP, p. 510511. Dans ces deux textes contemporains, ­­ Gramsci évoque sa propre situation : il craint de voir sa force de résistance peu à peu brisée par les difficultés de son emprisonnement et d’en ­­ venir à demander grâce à Mussolini, ce qui signifierait se trahir lui-même. Sur ce point, voir aussi p. 110-111. 9 C10 II § 54, p. 143. 10 Ibid., p. 144. Gramsci précise que certaines des sociétés auxquelles l’individu ­­ prend part ­­s’imposent largement à lui, et il les qualifie de « nécessaires » (famille, nation, classe, etc.) ; ­­d’autres sont, pour une plus grande part, choisies par l’individu, ­­ et sont en ce sens « volontaires » (association ­­culturelle, parti, syndicat). 7 8



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lequel celles-ci (et par ­­conséquent les groupes qui les personnifient) viennent à se trouver dans l’ensemble ­­ général des rapports sociaux11.

Certes, ­­comme ­­l’affirme Croce, « tout homme est un philosophe12 » : il parle, il pense et il adhère à une ou plusieurs ­­conceptions du monde, voire ­­contribue à les élaborer. Chez Croce, cela était lié à ­­l’idée que ­­l’être humain participe essentiellement à l’Esprit, ­­ et qu’il ­­ peut être défini par la pensée. Chez Gramsci, qui « subvertit13 » ainsi la thèse de Croce, affirmer que tout homme est un philosophe, ou plus généralement un intellectuel, prend un sens différent : cela signifie que ­­l’on chercherait en vain à distinguer les intellectuels des non-intellectuels par leurs caractéristiques propres. ­­C’est par leur situation dans les rapports sociaux ­­qu’il ­­convient de les caractériser. La catégorie de substance est tout aussi peu pertinente à un niveau collectif. Certes, le lexique de Gramsci a une résonance organiciste et holiste qui a pu paraître suspecte à certains lecteurs14. ­­S’il emploie bien entendu de nombreux ­­concepts collectifs (classe ou groupe social, État, nation, parti, etc.), ces termes ne font pas référence à des entités hypostasiées mais renvoient aux actions et rapports sociaux (entre individus ou groupes) qui constituent la réalité concrète des entités collectives. Gramsci 11 C12, § 1, p. 312 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 475-476 [octobre-novembre 1930]. 12 C11, § 12, p. 175 [juin-juillet 1932], texte A en C8, § 204, p. 373 [février-mars 1932]. 13 Pour ­­l’opération théorique de « subversion » chez Gramsci, voir Anne Showstack Sassoon, « ­­Gramsci’s Subversion of the Language of Politics », in Gramsci and Contemporary Politics. Beyond Pessimism of the Intellect, Londres / New York, Routledge, 2000, p. 42-50. 14 Franco Sbarberi voit chez Gramsci un « harmonicisme » ou un « organicisme » (Gramsci : un socialismo armonico, Milan, F. Angeli, 1986 ; et « Conflit et intégration sociale dans la pensée de Gramsci et dans le marxisme aux xixe et xxe siècles », in André Tosel (dir.), Modernité de Gramsci ? Actes du colloque franco-italien de Besançon, 23-25 novembre 1989, Paris, Les Belles lettres, 1992, p. 237-258). L’emploi ­­ d’expressions ­­ comme ­­ « organisme » ou « organique » serait un indice de ­­l’idéal normatif de Gramsci : la résorption de la pluralité sociale dans une totalité close ­­s’imposant à ses parties et la subordination de ­­l’accomplissement individuel à une organisation rationnelle de la production. En réaction à cette lecture, Étienne Balibar a proposé une interprétation fondée sur l’idée ­­ de primat des « rapports sociaux », nécessairement multiples (« Marx, Gramsci et le rapport social », in André Tosel (dir.), Modernité de Gramsci, op. cit., p. 259-269). Voir infra, p. 47. Par ailleurs, les métaphores organiques ne valident pas ­­l’interprétation organiciste : pour Gramsci, un individu appartient nécessairement à plusieurs « organismes », non à un seul ; et l’organisme ­­ – terme qui a sous sa plume une connotation ­­ bergsonienne – est toujours ouvert sur ­­l’extériorité (Gianguido Piazza, « Metafore biologiche ed evoluzionistiche nel pensero di Gramsci », in Giorgio Baratta et Andrea Catone (dir.), Gramsci e « il progresso intellettuale di massa », Milan, Unicopli, 1995, p. 133-140).

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pense ainsi ­­l’État (intégral) ­­comme « ­­l’ensemble des activités pratiques et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeante non seulement justifie et maintient sa domination, mais réussit à obtenir le consentement ­­ actif 15 des gouvernés  ». Ce n’est ­­ ni une chose subsistant par elle-même, ni un sujet autonome, mais un ensemble de rapports entre la classe dominante et les autres classes16. En ce qui ­­concerne la nation, Gramsci écrit : « La personnalité nationale (­­comme la personnalité individuelle) n’est ­­ qu’une ­­ pure abstraction si on la ­­considère hors de ­­l’ensemble international (ou social). La personnalité nationale exprime un élément “distinct” de ­­l’ensemble international, et cependant elle est liée aux rapports internationaux17. » Elle doit être ­­comprise par les multiples liens internationaux et sociaux (économiques, politiques, militaires ou culturels) ­­ dans lesquels elle est prise et qui ­­constituent son identité, notamment en la distinguant ­­d’autres éléments du système socio-historique international. Traitant des partis politiques, Gramsci fait référence à la « vanité des nations » de Vico18, selon laquelle chaque nation ­­considère être « la plus ancienne de toutes » et avoir « ­­conservé ses traditions depuis le ­­commencement du monde19 ». Selon cette logique, chaque peuple a tendance à projeter rétroactivement son identité et son état actuels sur son passé, et à penser que sa situation présente exprime son essence donnée de toute éternité. Dans le cas des partis, une vanité analogue peut ­­conduire à occulter les ­­conditions toujours spécifiques de naissance et de croissance du parti – en supposant par exemple que le parti communiste ­­ est, par essence, l’expression ­­ de la classe ouvrière. ­­L’hypostase ­­d’un groupe humain, ­­qu’il ­­s’agisse ­­d’une nation ou ­­d’un parti, et le refoulement de son histoire sont corrélatifs. Il convient ­­ donc 15 C15, § 10, p. 120 [mars 1933]. 16 ­­D’une manière proche, Nicos Poulantzas affirmera que l’État ­­ « ne doit pas être considéré ­­ ­­comme une entité intrinsèque mais […] ­­comme un rapport, plus exactement comme ­­ la condensation ­­ matérielle d’un ­­ rapport de forces entre classes et fractions de classe » (­­L’État, le pouvoir, le socialisme [­­ ­1978­]­, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2013, p. 191). 17 C19, § 2, p. 18 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en C9, § 99, p. 469 [mai-juin 1932]. Sur la notion de « distincts », voir infra, p. 77-78. 18 C14, § 70, p. 87-90 [février 1933]. Pour une étude du rapport entre Gramsci et Vico, voir Pierre Girard, « De Vico à Gramsci. Éléments pour une ­­confrontation », Laboratoire italien, no 18, 2016/2 [en ligne]. 19 Giambattista Vico, Principes d’une ­­ science nouvelle relative à la nature commune ­­ des nations [­­ ­1744­]­, Paris, Fayard, 2001, § 53, p. 52-53.



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de faire ­­concrètement ­­l’histoire du parti. Or cela signifie écrire aussi ­­l’histoire des « masses d’hommes » ­­ qui le suivent, l’histoire ­­ du « groupe social » représenté par ce parti et l’histoire ­­ des autres groupes (amis, sympathisants, adversaires, ennemis)20. Bref, « ­­l’histoire ­­d’un parti donné ne pourra ressortir que d’un ­­ tableau complexe ­­ de tout l’ensemble ­­ social et on peut donc dire ­­qu’écrire ­­l’histoire ­­d’un parti signifie écrire ­­l’histoire générale ­­d’un pays21 ». Comme pour les autres réalités collectives, ­­concevoir ­­concrètement le parti implique donc de ressaisir toute la trame des rapports dans lesquels il s’inscrit. ­­ Un ­­concept collectif ne renvoie pas à une entité transcendant le niveau individuel, mais plutôt à des réalités (État, classes, etc.) qui correspondent à un ensemble complexe ­­ de rapports sociaux ou, pourrait-on dire, à des totalités relatives qui émergent sur le fond de ces rapports sociaux. On ­­l’a vu, Gramsci utilise rarement le terme de « sujet » en général, et encore moins à un niveau collectif. Il parle souvent, au ­­contraire, de « forces » socio-politiques. ­­S’il peut utiliser la notion « volonté collective », il ­­comprend toujours une telle volonté ­­comme ­­construite historiquement – ou à ­­construire22. Autrement dit, pour Gramsci, « le sujet, capable de donner lieu à ­­l’initiative historique, ­­n’est jamais présupposé mais toujours posé, ­­c’est-à-dire toujours institué par ­­l’action politique en tant que telle23 ». Présupposer un sujet politico-historique, ou plus généralement hypostasier une entité collective conduit ­­ à un « fétichisme ». Ainsi, la représentation des événements historiques dans les interprétations idéologiques de la formation italienne pourrait être appelée « histoire fétichiste » : grâce à elle, en effet, des « personnages » abstraits et mythologiques deviennent protagonistes de ­­l’histoire24. 20 C13, § 33, p. 425-426 [juin-juillet 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 64, p. 444 [juin-juillet 1932]. 21 Ibid. 22 Pour désigner une activité collective sans utiliser la notion de sujet, nous parlerons également ­­d’acteurs historiques. 23 Roberto Finelli, « Universale ­­concreto e universale astratto nel pensiero di Antonio Gramsci » in Giorgio Baratta et Andrea Catone (dir.), Modern Times. Gramsci e la critica ­­dell’americanismo : atti del ­­convegno internazionale organizzato dal Centro di Iniziativa Politica Culturale di Roma, Milan, Diffusioni’84, ­­ 1989, p. 211-212. 24 C19, § 5, p. 33-34 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en C9, § 106, p. 477 [juinjuillet 1932]. Parmi ces « historiens idéologiques », Gramsci évoque en particulier Alfredo Oriani (1852-1909), dont le fascisme se revendiquera.

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De tels « personnages » (ici la Fédération, ­­l’Unité, la Révolution ou ­­l’Italie) sont utilisés pour expliquer rétrospectivement le phénomène historique même qui leur a donné naissance (le Risorgimento). ­­L’erreur réside, à nouveau, dans une abstraction abusive : soustraire « ­­l’événement à ­­l’ensemble de ­­l’histoire universelle, au système de rapports internationaux auquel le rattache au contraire ­­ un lien nécessaire25 ». La notion de fétichisme désigne également ­­l’image que les membres ­­d’une organisation ou ­­d’un groupe social peuvent s’en ­­ faire26 : Comment peut-on décrire le fétichisme ? Un organisme collectif est ­­constitué ­­d’individus particuliers qui forment ­­l’organisme dans la mesure où ils se sont donnés et acceptent activement une hiérarchie et une direction déterminée. Si chaque composant ­­ individuel pense ­­l’organisme collectif ­­comme une entité étrangère à lui-même, il est évident que cet organisme n’existe ­­ plus de fait, mais devient un fantasme de l’esprit, ­­ un fétiche27.

Toute organisation collective (volontaire, comme ­­ un parti, ou non, comme ­­ un État) tire son existence des activités des individus eux-mêmes et les rapports entre « le particulier » et « ­­l’organisme » ne peuvent être ­­compris ­­d’une manière «  dualiste28 ». Certes, dans des organisations bureaucratisées, ­­l’activité des individus ­­n’est pas autonome et se restreint à ­­l’obéissance, ce qui peut ­­conduire les individus à oublier leur rôle. ­­L’illusion fétichiste peut du reste être nécessaire à certaines organisations (­­comme l­­ ’Église catholique, puisque « toute forme d­­ ’intervention venant 29 du bas désagrégerait en effet l’Église ­­  ») ou régimes (le fascisme par exemple). Mais les organisations qui ont pour objectif ­­l’émancipation des 25 C19, § 5, p. 34. 26 Le terme de « fétichisme » a une longue histoire dans le marxisme, qui ne se restreint pas au « fétichisme de la marchandise » marxien. Les usages que Gramsci fait du terme font ainsi écho à la notion de « fétichisme organisationnel ». Celle-ci est apparue dans les polémiques internes au mouvement ouvrier international pour dénoncer des phénomènes de bureaucratisation ou ­­d’autoritarisme dans une organisation prolétarienne, qui risquent de la couper du mouvement des masses et de faire oublier ­­qu’elle est censée ­­n’être que le moyen de leur émancipation. Trotsky emploie par exemple l’expression ­­ « fétichisme de ­­l’organisation » pour critiquer la ­­conception du parti développée par Lénine dans Que faire ? dès 1904 (dans Nos tâches politiques, Paris, Belfond, 1970), puis continue ­­ à le faire tout au long de son œuvre. Pour sa part, Gramsci a parlé de fétichisme pour dénoncer la ­­conception sectaire du parti de Bordiga (notamment dans les Thèses présentées au Congrès de Lyon de 1926, qui a marqué sa victoire sur ce dernier). Sur Bordiga, voir p. 88. 27 C15, § 13, p. 125 [avril 1933]. 28 Ibid. Trad. mod. 29 Ibid.



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subalternes doivent, sauf à se corrompre, solliciter et intensifier ­­l’activité ­­consciente et autonome de leurs membres. En général, on peut dire, à la suite ­­d’Étienne Balibar, que Gramsci parvient à échapper à ­­l’individualisme ­­comme à ­­l’organicisme (ou holisme) parce ­­qu’il met en œuvre une « ontologie de la relation30 ». Marx avait déjà esquissé une telle ontologie, dont le fondement « ­­n’est pas individuel mais transindividuel (ou inclut toujours déjà dans le ­­concept de ­­l’individu sa relation de dépendance envers ­­d’autres individus)31 », en premier lieu dans les Thèses sur Feuerbach. Celles-ci, que Gramsci a d’ailleurs ­­ traduites en prison, ont exercé sur lui une profonde influence32. ­­C’est en particulier le cas de la sixième ­­d’entre elles : « ­­L’essence humaine ­­n’est pas quelque chose d’abstrait ­­ qui réside dans l’individu ­­ unique. Dans sa réalité effective, ­­c’est ­­l’ensemble des rapports sociaux33. » Gramsci reprend cette thèse, en mettant particulièrement ­­l’accent sur ­­l’historicité des rapports sociaux : « La “nature humaine” est ­­l’“ensemble des rapports sociaux” parce qu’elle ­­ inclut l’idée ­­ du devenir : ­­l’homme devient, il se transforme ­­continuellement avec la transformation des rapports sociaux et parce qu’il ­­ nie ­­l’“homme en général”34. » Les réflexions de Gramsci sont caractérisées par un primat des rapports sociaux sur les entités et par une critique de la catégorie de substance. Mais son ontologie implicite est moins « relationnelle » que « processuelle », dans la mesure où la catégorie fondamentale qu’il ­­ mobilise ­­n’est pas celle de rapports – ­­contrairement aux théories structuralistes ou althussériennes – mais de processus35. En effet, les rapports sont 30 Étienne Balibar, « Marx, Gramsci et le rapport social », art. cité. Voir p. 43 note 14. 31 Étienne Balibar, La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 2014, p. 236. 32 Plusieurs ­­commentateurs ont mis en évidence ­­l’importance décisive des Thèses pour Gramsci. Peter D. Thomas va ­­jusqu’à écrire ­­qu’elles « devinrent la pierre angulaire à laquelle ­­[­Gramsci­]­ne cessa de revenir dans toutes ces recherches, à tel point ­­qu’il ne serait pas exagéré de voir dans les Cahiers de prison, pris dans leur totalité, un vaste ­­commentaire et un développement à partir de ce texte, ­­l’un des plus courts de la tradition philosophique occidentale » (« Gramsci et le politique. De l’État ­­ ­­comme “événement métaphysique” à ­­l’hégémonie ­­comme “fait philosophique”  », Contretemps, no 18, 2013 [en ligne]). 33 Pierre Macherey, Marx 1845 : Les « thèses » sur Feuerbach. Traduction et ­­commentaire, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 137. 34 C7, § 35, p. 201 [février-novembre 1931]. 35 Pour Emmanuel Renault (« Critical Ontology and Processual Social Ontology », art. cité), ­­l’ontologie relationnelle trouve ses représentants les plus illustres parmi les fondateurs des sciences modernes (Galilée, Newton) qui partent de la notion de loi ­­comprise ­­comme rapport ­­constant entre des variables, puis avec Kant. Les théories sociales de Lévi-Strauss

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eux-mêmes en devenir et sont pensés à partir de leur transformation possible – même si la transformation des rapports sociaux les plus importants (­­comme les rapports de production) est exceptionnelle car elle requiert un bouleversement des rapports de forces dans ­­l’ensemble de la société. Quoi ­­qu’il en soit, les rapports ne s­­ ’imposent pas unilatéralement 36 aux individus, « ne sont pas mécaniques, mais actifs et conscients ­­  », produits par les activités humaines mêmes qu’ils ­­ déterminent, et sont donc susceptibles ­­d’être modifiés par elles. L’individu ­­ est comme ­­ le « centre de liaison37 » ou le nœud des rapports qui le conditionnent ­­ et le définissent, il peut agir sur eux. L’homme ­­ s’avère ­­ ainsi être une « série de rapports actifs (un processus) », et plus précisément « le processus de ses actes38 ». Si les termes (individus ou groupes) sont déterminés par les rapports (sociaux), les termes peuvent transformer les rapports et se transformer ainsi eux-mêmes : termes et rapports participent ­­d’une historicité processuelle ­­commune. PRAXIS ET « ACTES IMPURS »

La notion de rapports sociaux et celle d’activité ­­ humaine sont deux manières différentes ­­d’appréhender la même réalité39 : parler de rapports sociaux ­­n’a de sens qu’entre ­­ êtres humains agissants, dont les activités sont nécessairement ­­conditionnées par ces rapports et se déploient selon leurs logiques. Il y a une claire réciprocité entre les activités humaines et le processus historique qu’elles ­­ constituent ­­ et dans lequel elles sont prises. C ­­ ’est à cette réciprocité que renvoyait déjà la notion de praxis dans la troisième thèse sur Feuerbach : « La coïncidence de la modification des circonstances et de ­­l’activité humaine peut seulement être saisie et rationnellement comprise ­­ en tant que praxis révolutionnante40. » Cette

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ou de Bourdieu mettent en jeu une ontologie sociale relationnelle. Leibniz, Hegel, Bergson ou encore Dewey élaborent à l’inverse ­­ une ontologie processuelle. Le marxisme bien ­­compris repose implicitement une ontologie sociale processuelle, type ­­d’ontologie adéquat aux théories critiques. C10 II § 54, p. 143. Ibid. Ibid. Étienne Balibar souligne cette réciprocité entre rapports ­­d’une part, et praxis ou transformation de ­­l’autre, à propos de Marx, mais en précisant ­­qu’on la retrouve aussi chez Gramsci (La philosophie de Marx, op. cit., p. 222-223). Pierre Macherey, Marx 1845, op. cit., p. 82. Alors que Marx avait écrit « revolutionäre Praxis » (praxis révolutionnaire), la version publiée par Engels en 1888 donne « umwälzende Praxis »



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notion est centrale chez Gramsci, ce que montre notamment le fait ­­qu’il substitue ­­l’expression « philosophie de la praxis » (­­d’ailleurs empruntée à Antonio Labriola) à celle de matérialisme historique41. Chez Gramsci, la notion de praxis enlève toute pertinence aux dualismes entre être et pensée, homme et matière, esprit et matière ou sujet et objet42. Seul un « monisme » non réductionniste43 permet de rendre intelligible le processus historique : Que signifiera dans ce cas le terme de « monisme » ? Non pas certes le monisme matérialiste, ni le monisme idéaliste, mais ­­l’identité des ­­contraires dans ­­l’acte historique ­­concret, ­­c’est-à-dire l’activité ­­ humaine (histoire-esprit) dans le ­­concret, indissolublement liée à une certaine « matière » organisée (historicisée), à la nature transformée par l’homme. ­­ Philosophie de l’acte ­­ (praxis, développement), mais non de ­­l’acte « pur », mais bien justement de ­­l’acte « impur », réel dans le sens le plus profane et mondain du mot44. que Macherey traduit par « praxis révolutionnante ». Cette version était la seule éditée à ­­l’époque, et donc la seule ­­connue de Gramsci. Il traduit pour sa part « umwälzende Praxis » par « rovesciamento della prassi » (Quaderni di traduzioni (1929-1932), Rome, Istituto della Enciclopedia Italiana, 2007, vol. 2, p. 744), qui donne en français « renversement de la praxis ». Il suit en cela Giovanni Gentile (La philosophie de Marx [­­ ­1899­]­, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1995, bilingue). Pour ce dernier, le « renversement » en question était le moment logique où le sujet, après que son activité a produit l’objet, ­­ se reconnaît dans cet objet et renvient vers lui-même. Gramsci emploie ­­l’expression rovesciamento della prassi, sans reprendre cet arrière-plan métaphysique subjectiviste, comme ­­ synonyme de révolution (voir C8, § 182, p. 362 ; C10 II § 33, p. 83 ; C11, § 14, p. 201). Une révolution est en effet un moment historique où ­­l’activité humaine apparaît clairement comme ­­ ­­constitutive du processus historique – ce qui est certes, en un sens, est toujours le cas, mais n’est ­­ pas aussi manifeste en temps ordinaires. 41 Voir supra, p. 30. 42 C11, § 37, p. 254 [août-décembre 1932]. 43 Sur ce point, Gramsci a déjà été précédé par Antonio Labriola, même ­­s’il ­­n’est pas établi que les réflexions de ce dernier sur le « monisme » ­­l’aient directement influencé. Labriola écrit ­­qu’« il ne serait pas hors de propos de dire que la philosophie implicite du matérialisme historique est la tendance au monisme » (Antonio Labriola, « À propos de socialisme et de philosophie » [­­­1897­]­, in Essais sur la conception ­­ matérialiste de l’histoire, ­­ Paris, Vrin, 2011, p. 273). Il ­­convient pour lui de maintenir ­­l’exigence ­­d’une appréhension unitaire (moniste) de la réalité. Parce que la réalité ­­n’est ni simple ni inerte, mais est plutôt un processus de production de différences – analogue à certains égards à ­­l’activité productrice ­­qu’est le travail – le monisme ne pourra être que « tendanciel ». Malgré les similarités avec Gramsci, sa pensée est plus objectiviste, et il rabat la praxis humaine sur le travail, ce qui ­­n’est pas le cas chez Gramsci. Voir André Tosel, Marx en italiques, op. cit., p. 36-38 ; et « Introduction. Antonio Labriola ou le marxisme à “­­l’essai” », in Antonio Labriola, Essais…, op. cit., p. 54-55. 44 C11, § 64, p. 287 [juin-juillet – décembre 1932], texte A en Q4, § 37, p. 455 [septembreoctobre 1930]. Ces passages représentent les seules occurrences du terme « monisme »

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Gramsci évoque ici la première thèse sur Feuerbach, où Marx affirme que, contre ­­ le vieux matérialisme qui ne considère ­­ l’objet ­­ que comme ­­ inerte et ­­contre ­­l’idéalisme spéculatif qui ne ­­comprend ­­l’activité que ­­comme celle du sujet connaissant, ­­ il faut appréhender l’objet ­­ comme ­­ activité sensible humaine et celle-ci, réciproquement, comme ­­ objective. Gramsci fait également référence à ­­l’actualisme de Gentile, pour qui toute la réalité est produite par ­­l’Esprit, et pour qui ­­l’Esprit ­­consiste lui-même en un acte « pur », absolu et unique, sans altérité ni extériorité – acte de pensée qui crée son objet en le pensant45. Gramsci ­­considère lui aussi que la réalité doit être ­­comprise à partir des actes humains, dans le sens où la praxis ouvre et constitue ­­ le processus historique46 ; mais pour lui les actes en question sont « impurs47 ». Cela ne signifie pas que l’acte ­­ de l’esprit ­­ ou du sujet soit limité de ­­l’extérieur par la matière ou ­­l’objet : une telle ­­conception reconduirait au fond le dualisme qu’il ­­ ­­s’agit précisément de dépasser48. Gramsci affirme ­­qu’une ­­conception adéquate se doit ­­d’« unifier réellement et de mettre réellement en rapport l­­ ’homme et la nature49 », puisque la nature est toujours déjà transformée par ­­l’activité humaine et l’histoire ­­ repose nécessairement sur des déterminations naturelles. De même, il précise dans une autre note que la matière « ­­n’est pas à ­­considérer comme ­­ telle mais ­­comme socialement et historiquement organisée pour la chez Gramsci, terme qui est d’ailleurs ­­ repris à l’article ­­ de la Civiltà Cattolica discuté ici. Sans rien enlever à ­­l’importance de cette note, cela montre la réticence de Gramsci à traiter explicitement de questions métaphysiques. 45 « Notre doctrine est donc la théorie de l’Esprit ­­ comme ­­ acte qui pose son objet dans une multiplicité ­­d’objets et résout en même temps leur multiplicité et leur objectivité dans ­­l’unité du même sujet » (Giovanni Gentile, ­­L’Esprit, acte pur [­­ ­1916­]­, Paris, Alcan, 1925, p. 217). 46 Alberto Burgio écrit que pour Gramsci la praxis a un « statut ­­constituant », elle est le « lieu de production du sujet et de ­­l’objet » (Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 144). 47 Cette expression est un jeu de mots intraduisible : ­­l’italien « atti impuri » désigne les actes sexuels à visée non-reproductive, ­­condamnés par exemple dans certaines formulations du 6e ­­commandement (parfois rendu en français par « tu ne feras pas ­­d’impuretés »). 48 Le texte C (C11, § 64 [juin-juillet – décembre 1932]) présente d’ailleurs ­­ une modification significative par rapport au A (Q4, § 37, p. 455 [septembre-octobre 1930]) : alors ­­qu’on lisait dans la première version « ni “Matière” ni “Esprit” évidemment, mais “matérialisme historique” », la seconde parle de « ­­l’identité des ­­contraires dans ­­l’acte historique ­­concret ». Cette modification témoigne d’un ­­ effort pour mettre l’accent ­­ sur l’unité ­­ concrète, ­­ contre ­­ le dualisme mais aussi contre ­­ le matérialisme réductionniste. 49 C11, § 34, p. 246 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 43, p. 469 [octobre-novembre ­­ que le rejet par Lukács de la dialectique de la nature 1930]. Gramsci émet l’hypothèse dans Histoire et ­­conscience de classe – que Gramsci ­­n’a pas lu – est lié à un tel dualisme entre histoire et nature.



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production50 ». ­­L’impureté de la praxis ne doit donc pas être ­­comprise ­­comme résistance ­­d’une matière ou ­­d’un objet extérieur, mais dérive plutôt des rapports dans lesquels ­­l’activité humaine c­­ oncrète est nécessairement prise. Ces rapports sont indissociablement sociaux et matériels : « on ne peut concevoir ­­ l’homme ­­ que vivant en société », « une société humaine déterminée présuppose une société des choses déterminée » et « il ne peut y avoir de société humaine qu’autant ­­ qu’existe ­­ une société 51 des choses déterminée  ». Bien entendu, il ne faut pas « donner à ces organismes qui dépassent l’individu ­­ une signification mécaniste et déterministe (aussi bien la societas hominum que la societas rerum) », mais élaborer une doctrine dans laquelle tous ces rapports sont actifs et en mouvement en précisant bien que le siège de cette activité est la ­­conscience de ­­l’homme en tant ­­qu’individu qui ­­connaît, qui veut, qui admire, qui crée dans la mesure où déjà il connaît, ­­ veut, admire, crée, etc., et où il ne se conçoit ­­ pas ­­comme isolé, mais comme ­­ riche de possibilités que lui offrent les autres hommes et la société des choses52.

Il ­­n’y a pas d’activité ­­ séparée d’un ­­ milieu qui la rend possible, qui lui offre un champ de possibilités dont elle peut ou non se saisir pour les actualiser. Ce milieu est notamment constitué ­­ par les autres activités humaines, auxquelles un individu est nécessairement confronté. ­­ Pour Gramsci, à ­­l’inverse de Gentile, ce n’est ­­ pas ­­l’unité de ­­l’Esprit agissant 53 (le sujet absolu) qui est première mais la multiplicité concrète ­­ . Si Gramsci accorde, comme ­­ Gentile, une importance fondamentale à ­­l’activité, la ­­conception qu’il ­­ en élabore dans les Cahiers de prison est donc opposée à celle de ­­l’actualisme, et en est même à certains égards un renversement54. Il y a ici une nette rupture (une coupure épistémologique, pourrait-on C11, § 30, p. 240 [juillet-août 1932], texte A en Q4, § 25, p. 443 [mai-août 1930]. C10 II § 54, p. 144 [février 1933]. Ibid. « Une ­­conscience collective, et donc un organisme vivant, ne se forme ­­qu’après que la multiplicité s’est ­­ unifiée à travers le frottement des individus » (C15, § 13, p. 125 [avril 1933]. Trad. mod.). 54 Les interprétations qui soutiennent que Gramsci reprendrait son cadre théorique général à Gentile nous semblent donc erronées. Chez Augusto Del Noce, philosophe catholique, le rapprochement de Gramsci et de Gentile ­­constitue le prélude à un rejet total de leurs philosophies immanentistes et, à ses yeux, nihilistes (Gramsci ou le « suicide de la révolution » [­­ ­1978­]­, Paris, Cerf, 2010). Biagio De Giovanni, philosophe ­­communiste lié au PCI, voit au ­­contraire d’une ­­ manière favorable ­­l’influence de Gentile sur Gramsci : la ­­conception de la réalité ­­comme dynamique et unifiée (découlant de ­­l’idée ­­d’acte absolu chez Gentile)

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dire) dans l’évolution ­­ intellectuelle de Gramsci, puisque les articles écrits entre 1916 et 1918 sont fortement influencés par le néo-idéalisme italien, en particulier dans sa version gentilienne. Selon un « vague héraclitéisme55 », il assimile l’histoire ­­ à la vie dans sa créativité et à un devenir indéterminé. Sa source vive est l’activité ­­ humaine, libre et inconditionnée, qui produit des résultats imprévisibles, échappant aux lois et déterminismes auxquels on pourrait chercher à la soumettre. L’histoire ­­ est donc un « libre développement – fait ­­d’énergies libres qui naissent et ­­s’intègrent librement » et « la liberté est la force immanente de ­­l’histoire », qui « fait éclater tout schéma établi56 ». Dans cette perspective idéaliste, il voit en Octobre 1917 «  la révolution ­­contre Le Capital », qui ­­s’est accomplie dans des ­­conditions (un pays arriéré ­­d’un point de vue capitaliste) et selon des modalités qui ­­contredisaient toutes les prévisions du socialisme dit scientifique. Loin d­­ ’être le résultat d’un ­­ déterminisme économique, elle a été faite par ces hommes qui se rapprochent entre eux, se comprennent ­­ entre eux, développent à travers tous ces ­­contacts (qui forment la civilisation), une volonté sociale, collective ; ces hommes qui comprennent ­­ les faits économiques, les jugent, et les plient à leur volonté, ­­jusqu’à ce que celle-ci se fasse ­­l’élément moteur de ­­l’économie, ­­l’élément formateur de la réalité objective qui vit, et bouge, et devient une sorte de matière tellurique en incandescence qui peut être canalisée là où il plaît à la volonté, et comme ­­ il plaît à la volonté57.

Ainsi, « le socialisme est un acte de volonté58 ». Plus encore, « ­­l’histoire universelle est la chaîne des efforts que ­­l’homme a faits pour se libérer tant des privilèges que des préjugés et des idolâtries59 », le prolétariat

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permettrait à Gramsci de dépasser les dichotomies qui démembrent la réalité socio-historique, en particulier entre politique et économie (« Sulle vie di Marx filosofo in Italia », Il Centauro, no 9, Naples, Guida, 1983, p. 3-25). Quelles que soient leurs différences, ­­l’idée que Gramsci aurait repris le cadre actualiste ­­conduit ces deux ­­commentateurs à lui attribuer une ­­compréhension trop homogène ou « pure » de ­­l’immanence à ­­l’activité sociale et de ­­l’unité des ensembles historiques. Valentino Gerratana, « Gramsci ­­come pensatore rivoluzionario », in Franco Ferri (dir.), Politica e storia in Gramsci, Rome, Editori Riuniti, 1977, tome 2, p. 77. « Utopie », Il Grido del Popolo, 26 juillet 1918, in EP I, p. 186-187. «  La révolution ­­contre Le Capital », Il Grido del Popolo, 5 janvier 1918, in EP I, p. 136. Précisons cependant que Gramsci affirme déjà que la volonté collective du peuple russe ­­n’était pas donnée mais ­­s’est forgée dans les souffrances de la guerre et a reçu une unité et une cohérence par la propagande socialiste. « Risposta collettiva », ­­L’Avanti (édition de Turin), 17 juin 1916, in Cronache torinesi. 1913-1917, Turin, Einaudi, 1980, p. 382. «  Socialisme et ­­culture  », Il Grido del Popolo, 29 juin 1916, in EP I, p. 78.



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voulant « ajouter un nouveau maillon60 » à cette chaîne – raison pour laquelle la ­­connaissance et la ­­culture lui sont indispensables. La libre activité humaine est à la fois la source productrice de l’histoire ­­ et la fin vers laquelle elle tend. On peut donc dire avec André Tosel que le jeune Gramsci « défend la thèse idéaliste de la ­­constitution du réel historique par la volonté collective » et ­­comprend ­­l’histoire et la société à partir du présupposé ­­d’une « (inter)subjectivité collective61 » qui partage de nombreux traits avec une c­­ onception néo-idéaliste de « ­­l’intersubjectivité transcendantale fondatrice » des néo-idéalistes62. Dans les Cahiers, Gramsci se détourne de cette perspective idéaliste dans la mesure même où il développe une « analytique de la complexité ­­ des rapports de pouvoir63 » et, plus généralement, des rapports sociaux. ­­L’HISTOIRE ­­COMME PROCESSUS ­­COMPLEXE ET OUVERT

Chaque situation historique est caractérisée, pour Gramsci, par la ­­ confrontation singulière de multiples activités humaines concrètes, ­­ dans le cadre de rapports sociaux intriqués ­­d’une manière spécifique. ­­L’histoire en général est ­­comprise ­­comme le processus de transformation et de reconfiguration de ces rapports, comme ­­ ­­l’« ensemble des rapports sociaux en train de se développer64 ». La transformation de certains rapports sociaux, ou de leur agencement, advient en raison de la praxis humaine, qui joue un rôle constitutif ­­ dans le processus historique. Les rapports sociaux ne peuvent donc être pensés, ­­comme prétendent par exemple le faire les althussériens, comme ­­ purement objectifs, mais sont un enjeu des activités humaines qu’ils ­­ régissent, et correspondent ainsi à des rapports de forces. En conséquence, ­­ ­­l’histoire peut être également définie ­­comme « une lutte continuelle ­­ d’individus ­­ et de groupes pour changer ce qui existe à chaque moment donné65 ». La formation, ­­l’unification et ­­l’organisation des groupes sociaux sont des processus qui, ­­d’une part, sont ­­conditionnés par les circonstances (économiques, politiques, idéologiques) et, d’autre ­­ part, font intervenir 60 61 62 63 64 65

Ibid. André Tosel, Étudier Gramsci, op. cit., p. 77. Ibid. Ibid., p. 76. C10 I Sommaire, p. 17 [mi-avril – mi-mai 1932]. C16, § 12, p. 227 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en C8, § 156, p. 346347 [avril 1932].

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l­­ ’activité du groupe lui-même et de ses membres ainsi que celles ­­d’autres groupes sociaux – les relations entre forces socio-politiques (lutte, alliance, hégémonie/subalternité, etc.) étant partiellement ­­constitutives de chacune ­­d’elles. Gramsci affirme que ­­l’histoire doit être appréhendée en premier lieu par le « rapport dialectique66 » entre forces ainsi comprises. ­­ La philosophie de la praxis de Gramsci est un « historicisme absolu67 » qui ­­s’attache à penser ­­l’histoire ­­d’une manière « immanente68 » – termes ­­qu’il reprend à Croce pour le premier, et à la fois à Croce et Gentile pour le second. Mais il affirme que, contrairement ­­ aux philosophes néo-idéalistes qui les pensent ­­d’une manière « spéculative », il a une ­­conception « réaliste » – respectueuse de la réalité ­­concrète – de ­­l’historicisme69 ­­comme de ­­l’immanence70. Croce et Gentile, par-delà leurs différences, partent, en tant que philosophes néo-hégéliens, de la notion d’Esprit. ­­ Si ­­l’historicisme absolu de Croce implique que toute réalité est historique, ­­l’histoire elle-même est pour lui ­­l’ensemble des réalisations de ­­l’Esprit, ­­l’ensemble de ses particularisations dans des événements, actions ou pensées historiques singuliers. De même, si le néo-idéalisme implique le rejet de tout élément transcendant au profit d’une ­­ immanence pure, cette dernière est conçue ­­ comme ­­ immanence à l’Esprit. ­­ Gentile en particulier pense toute réalité ­­comme immanente à ­­l’acte éternel de pensée créateur ­­qu’est ­­l’Esprit. ­­L’immanentisme spéculatif réintroduit un élément transcendant en absolutisant ­­l’Esprit, et l’historicisme ­­ spéculatif de Croce réintroduit un élément supra-historique en absolutisant ­­l’histoire dans la mesure où elle est pensée à partir de l’Esprit. ­­ Pour Luporini, « tout historicisme hypostasie (entifica) ­­l’histoire, dit que l’histoire ­­ existe, finit par l’identifier ­­ à la totalité de la réalité ­­c’est-à-dire crée un ens rationis71 » ; l’historicisme ­­ reconduirait en tant que tel un primat du passé sur le présent et une vision continuiste ­­ du processus historique qui escamoterait ses ruptures qualitatives et serait inévitablement ­­conservatrice72. Cette critique est valide pour ­­l’historicisme 66 C15, § 25, p. 135 [mai 1933]. 67 Elle est « l“historicisme” absolu, la mondanisation et la terrestrité absolue de la pensée, un humanisme absolu de l’histoire » ­­ (C11, § 27, p. 235 [juillet-août 1932]). 68 « Il semble que seule la philosophie de la praxis soit avec conséquence ­­ sur une position “immanentiste” » (C11, § 51, p. 272 [août-décembre 1932]). 69 C10 I § 11, p. 39 [mi-avril – mi-mai 1932]. 70 C10 II § 9, p. 52 [2de moitié de mai 1932]. 71 Cesare Luporini, Dialettica e materialismo, Rome, Editori Riuniti, 1974, p. xxvi. 72 Ibid., p. xl.



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spéculatif, mais non pour l­­ ’historicisme réaliste de Gramsci73. Ce dernier ­­considère bien que « toute réalité – objet, acte ou pensée – est réalité historique74 » : c’est ­­ ­­l’aspect ontologique de son historicisme absolu. Mais il ne substantialise pas l’histoire ­­ et la conçoit ­­ ­­d’autant moins ­­comme un sujet absolu. Il la voit – ce qui est du reste en accord avec le primat qu’il ­­ accorde aux catégories de rapport et de processus sur celle ­­d’entité – ­­comme un processus ­­complexe ­­constitué par les transformations des multiples rapports entre les individus et les groupes qui y sont à ­­l’œuvre. Il ­­conçoit le présent ­­comme « un champ de forces opposées75 », et le « faire humain » ­­comme « la rencontre de forces antagonistes dans une situation donnée qui, étant donné leur degré de cohésion et de ­­conscience, produit un résultat qui ­­n’était au départ ­­qu’objectivement possible76 ». ­­C’est pour cela qu’il ­­ peut affirmer que la politique est l’histoire ­­ en acte77, et soutenir « ­­l’identité de ­­l’histoire et de la politique78 », non dans le sens où l­­ ’histoire serait produite par ­­l’acte ­­d’un sujet, mais parce que ­­l’avenir est tracé par l’issue ­­ de la lutte entre les multiples forces que ­­l’histoire a mises aux prises. ­­L’immanence « réaliste » de Gramsci signifie que toute réalité doit être vue comme ­­ située au sein « de ­­l’ensemble des rapports sociaux dans lesquels les hommes réels vivent et agissent79  ». ­­L’une des ­­conséquences de ­­l’immanence ainsi ­­comprise est ­­l’unité de la théorie et de la pratique, qui forment deux dimensions de la praxis. Les théories et conceptions ­­ du monde sont ainsi liées à des groupes sociaux et produisent des effets socio-politiques : elles sont un élément constitutif ­­ des rapports de forces 73 Fabio Frosini s’est ­­ attaché à montrer l’originalité ­­ radicale de l’historicisme ­­ gramscien, en particulier ­­contre la critique de Luporini (Fabio Frosini, « Storicismo e storia nei Quaderni del carcere di Antonio Gramsci », Bollettino filosofico, vol. 27, Università della Calabria, 2011-2012 [en ligne]). 74 Jacques Texier, Gramsci, Paris, Seghers, 1966, p. 49. 75 Leonardo Paggi, « ­­Gramsci’s General Theory of Marxism » ­­[­1973­]­, in Chantal Mouffe (dir.), Gramsci and Marxist Theory, Londres/Boston, Routledge and Kegan Paul, 1979, p. 123. 76 Ibid., p. 126. 77 C6, § 97, p. 89 [mars-août 1931]. 78 C10 II § 2, p. 48 [1re moitié d’avril ­­ 1932]. Gramsci poursuit ainsi : « Si le politique est un historien (non seulement dans le sens qu’il ­­ fait l’histoire, ­­ mais aussi en ce que, œuvrant dans le présent il interprète le passé), l’historien ­­ est un politique et dans ce sens (ce qui apparaît d­­ ’ailleurs aussi chez Croce) ­­l’histoire est toujours histoire c­­ ontemporaine et donc politique. » 79 C10 I § 8, p. 32 [mi-avril – mi-mai 1932].

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et sont immanentes au processus historique80. La vérité doit moins être pensée comme ­­ la correspondance entre la théorie et le monde objectif que ­­comme une adéquation de ­­l’activité théorique et de ­­l’activité pratique – issue ­­d’un ajustement réciproque dont le critère est la capacité de ces deux activités à se renforcer et à ­­s’intensifier mutuellement81. Cette manière de ­­comprendre la vérité ­­comme historique est ­­l’aspect épistémologique de l’historicisme ­­ absolu de Gramsci. En raison de sa conception ­­ de l’immanence ­­ et de l’historicisme, ­­ Gramsci voit le processus historique comme ­­ nécessairement ouvert : les rapports sociaux sont toujours susceptibles d’être ­­ modifiés et, puisque ­­l’identité ­­d’une force collective dépend des rapports q­­ u’elle entretient, elle ­­n’est jamais définitivement fixée. Laclau et Mouffe écrivent donc à juste titre que « ce que Gramsci appelle “historicisme absolu” est précisément le refus radical de tout essentialisme et de toute téléologie a priori82 ». Mais il serait erroné de croire que Gramsci défend des thèses postmarxistes avant ­­l’heure en pensant ­­l’identité des forces et leurs rapports ­­comme absolument ­­contingents ou fluctuants, ou en voyant ­­l’histoire ­­comme une série syncopée de configurations ­­ sociales hétérogènes83. Pour lui, le processus historique est doté ­­d’une ­­consistance et ­­d’une ­­continuité relatives, et chaque époque présente des régularités immanentes aux multiples événements et situations auxquels elle renvoie, ainsi ­­qu’une cohérence d’ensemble ­­ dont il faut rendre compte. ­­ La notion de c­­ ontradiction socio-historique est précieuse pour réaliser ces tâches théoriques, pour au moins deux raisons. ­­D’une part, c­­ onsidérer le passage à une ­­configuration socio-historique radicalement nouvelle ­­comme le dépassement de certaines ­­contradictions de la ­­configuration antérieure réintroduit une dimension de ­­continuité même dans les cas de ruptures qualitatives, et ­­contribue ainsi à leur intelligibilité. ­­D’autre part, la notion de c­­ ontradiction historique permet de penser les limites au sein desquelles ­­l’identité des forces collectives et leurs rapports peuvent varier à une époque donnée. 80 « La philosophie de la praxis ­­conçoit la réalité des rapports de connaissance ­­ humains ­­comme un élément ­­d’“hégémonie” politique » (C10 II § 6, p. 51 [mi-avril – mi-mai 1932]). 81 Voir infra, p. 91-92. 82 Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste, op. cit., p. 146. 83 Pour une discussion de la lecture gramscienne de Laclau et Mouffe, voir supra, p. 23-24, ainsi que, infra, p. 67-68.



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LA PHILOSOPHIE DE LA PRAXIS, ­­CONSCIENCE DES ­­CONTRADICTIONS HISTORIQUES PEUT-ON LÉGITIMEMENT PENSER UN ENSEMBLE SOCIAL ­­COMME ­­CONTRADICTOIRE  ?

La notion de contradiction ­­ réelle84 est centrale chez Gramsci, qui se revendique ­­d’ailleurs de l’héritage ­­ hégélien à ce propos85. Domenico Losurdo souligne que Gramsci insiste souvent sur les « ­­contradictions réelles de la vie historique86 », sur les « ­­contradictions intimes87 » de la vie sociale, sur les « ­­contradictions sociales88 » ou sur les « ­­contradictions irrémédiables89 » présentes dans toute « structure » et qui viennent à maturation et à explosion dans les crises révolutionnaires, malgré « les efforts incessants et persévérants » de la classe dominante pour les étouffer ou les tenir sous ­­contrôle90.

Pour Gramsci, les rapports sociaux sont, du moins dans les sociétés de classes, ­­configurés ­­d’une manière ­­contradictoire91. Cela signifie notamment que les groupes sociaux qui se forment dans le cadre de ces rapports sont opposés les uns aux autres ­­d’une manière systématique : « Les rapports sociaux sont exprimés par divers groupes ­­d’hommes qui se présupposent, dont ­­l’unité est dialectique et non formelle. ­­L’homme est aristocratique dans la mesure où il est serf de la glèbe92. » De tels groupes sociaux sont ainsi interdépendants et ­­s’entre-définissent ­­l’un 84 C11, § 62, p. 283 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 45, p. 471 [octobre-novembre 1930]. 85 Par opposition à une contradiction ­­ qui ne serait située que dans le langage ou la pensée, Losurdo parle de « ­­contradiction objective ». En raison du dépassement de la dichotomie subjectif/objectif dans la philosophie de la praxis gramscienne, nous privilégions ­­l’expression de « ­­contradiction réelle » – qui est ­­d’ailleurs celle employée par Gramsci. 86 C11, § 62, p. 284, texte A en Q4, § 45, p. 471. 87 C11, § 62, p. 282, texte A en Q4, § 45, p. 471. 88 C7, § 35, p. 202 [février-novembre 1931]. 89 C13, § 17, p. 377 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q4, § 38, p. 455 [octobre 1930]. 90 Domenico Losurdo, Gramsci. Du libéralisme au « ­­communisme critique » [­­ ­1997­]­, Paris, Syllepse, 2006, p. 85-86. 91 « ­­L’ensemble des rapports sociaux étant ­­contradictoire, la ­­conscience des hommes ne peut pas ne pas être contradictoire ­­ elle aussi » (C16, § 12, p. 224 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934]). 92 C7, § 35, p. 201. Trad. mod.

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l­­ ’autre, en raison de ­­l’exploitation et de la domination de ­­l’un par l­­ ’autre, et de la lutte qui les met aux prises. Parce ­­qu’ils sont à la fois unis (en une même société) et opposés (par le ­­conflit), ­­c’est-à-dire unis sur le mode de la scission, on peut rigoureusement parler de contradiction, ­­ qui est donc la forme sous laquelle la société constitue ­­ une totalité. Certains marxistes italiens, en particulier Galvano Della Volpe et son disciple Lucio Colletti, ont critiqué ­­l’application de la notion de ­­contradiction aux réalités socio-historiques – en réaction à l’influence ­­ du gramscisme et plus généralement d’un ­­ marxisme d’ascendance ­­ hégélienne en Italie dans les années 1950 et 1960. D’après ­­ Colletti, qui a formulé cette critique 93 de la manière la plus limpide , la notion de contradiction ­­ ne peut avoir cours que dans le langage, et non dans la réalité, ­­qu’elle soit physique ou socio-politique. ­­S’il est possible de se ­­contredire lorsque ­­l’on parle en affirmant A et non-A, une seule et même chose ne peut en revanche pas se voir appliquer deux prédicats ­­contradictoires. Toute réalité existante obéit au principe de non-­­contradiction : la notion de contradiction ­­ objective ou réelle ­­s’avère ainsi ­­contradictoire. Pour tout ce qui ­­n’est pas de ­­l’ordre du langage, il convient ­­ de mobiliser, à la place de la contradiction ­­ dialectique hégélienne, la notion kantienne d­­ ’« opposition réelle94 », c­­ onçue à partir du modèle newtonien de l’opposition ­­ de deux forces physiques qui annulent réciproquement leurs effets, totalement ou partiellement. Les réflexions gramsciennes échappent à cette critique, mais il faut préciser sa conception ­­ des contradictions ­­ socio-historiques. Pour cela, on peut distinguer les notions de diversité, ­­d’opposition et de ­­contradiction dans le cas des groupes sociaux95. On parlera de diversité lorsque ce qui caractérise un groupe humain en propre et le différencie donc des autres groupes ne dépend pas de ces derniers, par exemple entre les ­­cultures de deux peuples isolés. On dira ­­qu’il y a opposition dans les cas où les groupes humains sont dans un rapport antagoniste, ce qui implique ­­qu’ils se définissent partiellement l’un ­­ par l’autre ­­ (le rapport à l’ennemi ­­ 93 Lucio Colletti, « Marxisme et dialectique » ­­[­1974­]­, in Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1975, p. 59‑103. Voir également Lucio Colletti, « Contradiction dialectique et non-­­contradiction  » [­­ ­1980­]­, in Le déclin du marxisme, Paris, PUF, 1984, p. 81‑144. 94 Emmanuel Kant, Essai pour introduire en philosophie le ­­concept de grandeur négative [­­ ­1763­]­, Paris, Vrin, 1991. 95 Pour ces distinctions en général, voir Lucien Sève, « Nature, science, dialectique : un chantier à rouvrir », in Lucien Sève (dir.), Sciences et dialectique de la nature, Paris, La Dispute, 1998, p. 168-187.



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ayant une incidence sur les actions et l’identité ­­ collective de chaque groupe), mais où chacun est en premier lieu défini par ses caractéristiques propres et ­­continuerait ­­d’exister ­­d’une manière largement inchangée même si l’ennemi ­­ venait à disparaître. Enfin, on utilisera le terme de ­­contradiction lorsque, à l’inverse, ­­ chacun des deux groupes antagonistes est fondamentalement défini et ­­constitué en tant que groupe par les rapports qu’il ­­ entretient à ­­l’autre. Ainsi, il ne peut pas y avoir de bourgeoisie sans un prolétariat exploité et, réciproquement, la disparition du capitalisme impliquerait ­­l’abolition du prolétariat en tant que classe. Chacune des classes est ­­constituée en tant que classe par sa lutte ­­contre ­­l’autre – même s’il ­­ faut préciser que la lutte des classes en question se déroule à différents niveaux : économique (exploitation et résistance à celle-ci), politique (­­conservation ou remise en cause de ­­l’ordre existant), idéologique (élaboration d’une ­­ ­­culture de la classe dominée contre ­­ celle de la classe dominante), etc. Comme l’écrit ­­ Sève en commentant ­­ Hegel : « ­­L’opposition achevée peut et doit être nommée proprement ­­contradiction : chacun y a pour essence de “poser son autre, qui ­­l’exclut”. A porte en soi non-A, qui ­­n’est donc pas seulement son ­­contraire mais bien son ­­contradictoire96. » Discerner une ­­contradiction ­­c’est affirmer que le conflit ­­ est nécessaire tant que le système – ­­l’ensemble des rapports sociaux – qui donne lieu à cette contradiction ­­ n’a ­­ pas été remplacé par un autre. Certes, l’identité ­­ et les frontières des classes peuvent varier, et leur lutte peut changer de formes ou être plus ou moins intense, mais elle ne peut jamais ­­s’interrompre ­­complètement ­­comme une guerre (cas ­­d’opposition simple), sauf à dépasser la ­­contradiction historique en question. Bien que la notion de ­­contradiction soit ­­d’ascendance logique, il semble donc que l’on ­­ puisse en faire un usage pertinent pour penser certains traits fondamentaux des sociétés de classes. Il est du reste courant que les philosophies politiques et les théories sociales empruntent leurs paradigmes à d’autres ­­ domaines, depuis l’organicisme ­­ lié à une représentation du corps vivant ­­jusqu’aux ­­conceptions structuralistes de la société s’inspirant ­­ de la linguistique saussurienne, en passant par le modèle juridique des philosophies du ­­contrat social, pour ne donner que quelques exemples. Mobiliser le paradigme logique de la contradiction, ­­ médiatisé par la dialectique hégélienne, pour appréhender les rapports sociaux, et en particulier les luttes de classes, est tout aussi légitime. 96 Ibid., p. 171.

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CONTRADICTIONS ET CHANGEMENT HISTORIQUE

Gramsci utilise la notion de contradiction ­­ pour penser un ensemble social en un temps donné, mais aussi pour penser le passage à une nouvelle époque, qui peut être ­­compris ­­comme le dépassement ­­d’une ­­contradiction fondamentale. À ses yeux, les différentes conceptions ­­ des êtres humains à partir ­­d’une essence universelle homogène (leurs caractéristiques biologiques ­­communes, le fait d’avoir ­­ été créés à ­­l’image de Dieu, de participer à la vie de ­­l’Esprit, etc.) sont erronées parce ­­qu’elles ne pensent pas les êtres humains ­­d’une manière ­­concrète à partir de leurs rapports sociaux différenciés, et parce qu’elles ­­ masquent le conflit ­­ et la domination de 97 classe en escamotant les contradictions ­­ qui déchirent l’humanité ­­ . Pour autant, en historiciste ­­conséquent, il accorde une rationalité à de telles théories « utopiques » : Il est vrai que, aussi bien les religions qui affirment l’égalité ­­ des hommes en tant que fils de Dieu, les philosophies qui affirment leur égalité en tant que participant de la faculté de raisonner ont été des expressions de mouvements révolutionnaires ­­complexes [la transformation du monde classique – la transformation du monde médiéval] qui ont placé les maillons les plus puissants du développement historique98.

Les périodes les plus propices à ­­l’émergence ­­d’idéologies égalitaires sont celles où une transition entre différents « mondes » historiques est possible. Les idéaux universalistes apparaissent l­­ orsqu’une ­­contradiction sociale se manifeste dans toute son intensité, et ­­qu’elle ouvre ­­l’horizon de son propre dépassement : Les idées ­­d’égalité, de fraternité, de liberté, fermentent parmi les hommes, dans des couches ­­d’hommes qui ne se voient ni égaux ni frères des autres hommes, ni libres par rapport à eux. Ainsi est-il arrivé que dans tout soulèvement radical des foules, ­­d’une façon ou ­­d’une autre, sous des formes et des idéologies déterminées, ont été posées ces revendications99.

Les aspirations des masses subalternes donnent naissance à des idéologies qui œuvrent au dépassement de certaines contradictions ­­ (­­l’esclavage 97 C7, § 35, p. 201 [février-novembre 1931]. 98 Ibid. Le passage entre crochets est de Gramsci. 99 C11, § 62, p. 284 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 45, p. 472 [octobre-novembre 1930].



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antique dans le cas du christianisme ou le féodalisme dans celui des Lumières, par exemple), mais ont également été instrumentalisées par les classes dominantes pour masquer leur domination sous une universalité illusoire. Loin d’être ­­ garanti, le dépassement des contradictions ­­ historiques est un enjeu de lutte. Par ailleurs, si ­­l’idée de dépassement des ­­contradictions peut être utile pour périodiser le processus historique, les ­­contradictions ne sont jamais simples, et ne sont pas uniquement des ­­contradictions de classes. Il est donc nécessaire de rendre compte ­­ des différents ordres de contradictions ­­ à ­­l’œuvre dans les situations ­­concrètes que ­­l’on analyse. Gramsci formule cette idée ­­d’une manière schématique en disant ­­qu’il faudrait tenir ­­compte d’une ­­ « dimension horizontale (selon les activités économicosociales) » et « ­­d’une dimension verticale (selon les territoires)100 », ce qui est particulièrement important dans le cas italien, où l’intensité ­­ des ­­contradictions territoriales (ville-campagne, Nord-Sud) rend impossible toute résolution indépendante de la ­­contradiction proprement capitaliste. CONTRADICTIONS ET POINT DE VUE DES SUBALTERNES

En pensant le matérialisme historique comme ­­ philosophie de la praxis, Gramsci met ­­l’accent sur ­­l’unité de la théorie et de la pratique. La notion de ­­contradiction appelle précisément une telle unité : parler de ­­contradiction permet ­­d’instaurer une ­­continuité entre ­­l’analyse de phénomènes socio-politiques et une tâche pratique, dans la mesure où diagnostiquer une contradiction ­­ ­­c’est déjà exiger de la faire disparaître. De plus, parce que ­­l’on ne saurait ­­s’excepter de ­­l’immanence des rapports socio-historiques et ­­qu’adopter une position de surplomb sur ­­l’homme en général est impossible, on ne peut élaborer une théorie des ­­contradictions réaliste et historiciste ­­qu’en adoptant le point de vue de ­­l’un des termes de la ­­contradiction, celui qui a intérêt à la résoudre : La philosophie de la praxis est la pleine ­­conscience des ­­contradictions, dans laquelle le philosophe lui-même, entendu individuellement ou ­­comme ­­l’ensemble ­­d’un groupe social, non seulement ­­comprend les ­­contradictions, mais se pose soi-même comme ­­ élément de la contradiction, ­­ élève cet élément 101 au rang ­­d’un principe de ­­connaissance et par ­­conséquent d’action ­­ . 100 C13, § 17, p. 382 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q4, § 38, p. 458 [octobre 1930]. 101 C11, § 62, p. 283, texte A en Q4, § 45, p. 471.

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Elle ne cherche donc pas à occulter les contradictions ­­ mais à les résoudre réellement, car elle est « ­­l’expression de ces classes subalternes qui veulent ­­s’éduquer à ­­l’art de gouverner et qui ont intérêt à ­­connaître toutes les vérités même désagréables102 ». Une théorie sociale adéquate ne peut naître que si elle entretient un rapport organique avec, pour employer ­­l’expression de Marx, le « mauvais côté » de la contradiction, ­­ celui par lequel l’histoire ­­ peut avancer103. Afin d’exprimer ­­ la totalité de la manière la plus adéquate et de réaliser une universalité véritable, il est nécessaire d’assumer ­­ le point de vue de l’une ­­ des forces en lutte pour ­­l’hégémonie, « cette force déterminée ­­qu’on pense être progressiste104 ». Rien ne garantit que la force en question – les subalternes, et en premier lieu le prolétariat105 – s­­ ’avère en mesure de réaliser un progrès historique, ni a fortiori ­­qu’elle parvienne à résoudre les ­­contradictions historiques. Comme ­­l’écrit Gramsci, le prolétariat restera « un héritier présomptif [de la rationalité historique] tant qu’il ­­ n’aura ­­ pas donné les preuves de 106 sa vitalité  ». En définitive, « seule la lutte, avec son résultat, et même pas avec son résultat immédiat, mais avec celui qui ­­s’exprime dans une victoire permanente, dira ce qui est rationnel ou irrationnel, c’est-à-dire ­­ ce qui est “digne” de vaincre parce qu’il ­­ continue, ­­ à sa façon, et dépasse le passé107 ». Ainsi, la philosophie de la praxis est indissociable ­­d’un « pari sur la politique et ­­l’hégémonie108 », ­­c’est-à-dire sur le fait que les masses subalternes auxquelles elle est organiquement liée parviennent à ­­s’unifier et à se ­­constituer en un acteur collectif autonome à même ­­d’établir une nouvelle hégémonie, d’échapper ­­ à la subalternité (à la 102 C10 II § 41 xii, p. 120 [août-décembre 1932]. 103 Marx considérait ­­ que Proudhon s’efforçait ­­ de séparer abstraitement le bon et le mauvais côté de l’histoire ­­ pour n’en ­­ ­­conserver que le premier, sans ­­comprendre que « ­­c’est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait ­­l’histoire en ­­constituant la lutte » (Karl Marx, Misère de la philosophie [­­ ­1847­]­, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 130). Cet ouvrage de Marx est considéré ­­ par Gramsci ­­comme essentiel (C13, § 18, p. 389) notamment car il réfute la « falsification de la dialectique » par Proudhon (C16, § 16, p. 233 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en C9, § 97, p. 468 [mai 1932]). Sur la forme spécifique que prend la dialectique historique dans les révolutions passives, et les falsifications auxquelles elles peuvent donner lieu, voir infra, p. 190-191. 104 C13, § 16, p. 375 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 84, p. 305 [mars 1932]. Trad. mod. 105 Sur la spécificité du prolétariat au sein des subalternes, voir p. 298-301. 106 C11, § 52, p. 274 [août-décembre 1932], texte A en C8, § 128, p. 331 [avril 1932]. 107 C6, § 10, p. 17 [novembre-décembre 1930]. 108 Giorgio Cesarale, « Editorial Introduction : Hegemony, Philosophy of Praxis, Historicism : Peter ­­Thomas’s Gramsci  », Historical Materialism, no 22.2, 2014, p. 38.



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soumission à ­­l’initiative historique ­­d’autres groupes) et, finalement, de résoudre les ­­contradictions des sociétés de classes. Les philosophies néo-idéalistes qui ne thématisent pas explicitement leur point de vue socialement situé et qui prétendent au ­­contraire adopter le point de vue de ­­l’Esprit (point de vue universel, qui ­­n’est plus à proprement parler un point de vue) « tendent à cacher la réalité, c’est-à-dire ­­ la lutte et la ­­contradiction, même lorsqu’elles ­­ sont “formellement” dialectiques (­­comme le crocisme)109 ». Elles tombent au fond dans la même erreur que leurs adversaires qui soutiennent un réalisme métaphysique – ­­qu’il ­­convient de ne pas ­­confondre avec le « réalisme historique110 » défendu au ­­contraire par Gramsci, expression qui souligne ­­l’exigence de respecter la ­­concrétude de la réalité historique ­­contre les « abstractions spéculatives ». Les réalistes métaphysiques ­­considèrent que ­­l’on peut ­­connaître la « réalité objective du monde extérieur », ce qui repose sur le postulat absurde que ­­l’on pourrait accéder au réel indépendamment de son rapport avec les êtres humains : Il semble q­­ u’une objectivité extra-historique et extra-humaine puisse exister ? Mais qui jugera ­­d’une telle objectivité ? Qui pourra se mettre à cette sorte de « point de vue du cosmos en soi » et que signifiera un tel point de vue ? On peut parfaitement soutenir ­­qu’il ­­s’agit ­­d’un résidu du ­­concept de Dieu, justement dans sa conception ­­ mystique du Dieu inconnu111.

Tout en soutenant l’inséparabilité ­­ de ­­l’être et de la pensée, en critiquant ­­l’idée ­­d’en soi et en rejetant la transcendance divine, les néo-idéalistes postulent eux aussi un point de vue absolu, celui de ­­l’Esprit. Gramsci ne renonce toutefois pas à l’horizon ­­ d’objectivité. ­­ Il le redéfinit : « On affirme être objectif, être une réalité objective, cette réalité qui est vérifiée par tous les hommes, qui est indépendante de tout point de vue qui serait purement particulier ou propre à un groupe112. » Or, si l’humanité ­­ est profondément déchirée, il est impossible que tous ses membres partagent un même rapport à la réalité. Il faut donc construire ­­ et ­­conquérir ­­l’objectivité en unifiant ­­l’humanité : « ­­L’homme ­­connaît objectivement dans la mesure où la ­­connaissance est réelle pour tout le 109 C10 II § 41 xii, p. 120. 110 ­­L’expression « réalisme historique », opposée aux « abstractions spéculatives », apparaît en C10 I § 5, p. 26 [mi-avril – mi-mai 1932]. 111 C11, § 17, p. 213 [juillet-août 1932]. 112 C11, § 37, p. 253 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 41, p. 466-467 [octobre 1930].

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genre humain historiquement unifié dans un système ­­culturel unitaire ; mais ce processus d’unification ­­ historique advient avec la disparition des contradictions ­­ internes qui divisent la société humaine113. » Cette « lutte pour l’objectivité » ­­ est largement inachevée, puisque seules les sciences expérimentales sont parvenues – apport décisif de ­­l’époque moderne – à un degré satisfaisant ­­d’objectivité114. ­­ L’HORIZON HISTORIQUE DE LA RÉSOLUTION DES ­­CONTRADICTIONS

­­L’historicisme épistémologique de Gramsci implique que la validité et l’objectivité ­­ relatives d’une ­­ conception ­­ du monde sont nécessairement limitées socialement et historiquement. Dans la mesure où la philosophie de la praxis est une théorie des ­­contradictions qui ­­s’ancre ­­consciemment dans le point de vue des groupes subalternes en lutte, elle œuvre à renverser le monde contradictoire ­­ dont sa validité dépend, et travaille ainsi à se rendre fausse. Loin de se ­­considérer comme ­­ définitive, elle assume son historicité et s’élabore ­­ sous ­­l’horizon de son propre dépassement : « La philosophie de la praxis se ­­conçoit elle-même historiquement, ­­c’est-à-dire ­­comme une phase transitoire de la pensée philosophique115. » Sa tâche est de contribuer ­­ au passage du règne de la nécessité au règne de la liberté116. Or, dans le règne de la liberté, la pensée, les idées ne pourront plus naître sur le terrain des contradictions ­­ et de la nécessité de la lutte. Actuellement le philosophe (de la praxis) peut seulement énoncer cette affirmation générale et il ne peut aller plus loin : il ne peut en effet ­­s’évader du terrain actuel des ­­contradictions, il ne peut affirmer davantage que la généralité d’un monde sans contradictions, ­­ sans créer immédiatement une utopie117. 113 C11, § 17, p. 214, texte A en C8, § 177, p. 359 [novembre-décembre 1931]. 114 Ibid. Sur cette question, voir p. 234-235. 115 C11, § 62, p. 282 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 45, p. 471 [octobre-novembre 1930]. 116 « Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite, la domination du produit sur le producteur. […] ­­C’est le bond de ­­l’humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté » (Friedrich Engels, Anti-Dühring. M. E. Dühring bouleverse la science [­­ ­1878­]­, Paris, Éditions sociales, 1973, p. 319). 117 C11, § 62, p. 283, texte A en Q4, § 45, p. 471. On trouve chez Sartre des déclarations ­­d’une similarité frappante. Pour lui, le marxisme est « la philosophie de notre temps : il est indépassable parce que les circonstances qui ­­l’ont engendré ne ­­l’ont pas dépassé ».



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Gramsci émet alors l’hypothèse, ­­ seulement en partie ironique, selon laquelle, « tandis que le système entier de la philosophie de la praxis peut devenir caduc dans un monde unifié, nombre de ­­conceptions idéalistes ou du moins certains aspects de celles-ci, qui sont utopiques durant le règne de la nécessité, pourraient devenir “vérités” après le passage118 ». Dans les sociétés existantes, les théories idéalistes, dans la mesure où elles présupposent la liberté et l’universalité ­­ humaines sous la forme de ­­l’Esprit, sont des « utopies » liées au point de vue des intellectuels traditionnels (qui se voient comme ­­ indépendants de toute force sociopolitique), tout en masquant la lutte et en servant ainsi les intérêts des classes dominantes. À ­­l’inverse, dans une société pacifiée et libre, de telles ­­conceptions idéalistes, sans être parfaitement adéquates, seraient dotées ­­d’une certaine vérité. Dans les termes employés par Marx dans la Préface de 1859119, on peut dire que le marxisme exprime adéquatement les conditions ­­ de la dernière phase de la « préhistoire » et se doit ­­d’envisager la possibilité ­­d’un passage à une « histoire » véritable, où les êtres humains ne seraient plus clivés en classes en lutte, où les hommes agiraient librement et ­­consciemment, et où ils ­­contrôleraient rationnellement leur destin social. La dialectique des ­­contradictions de classes dépassée, la praxis humaine et le devenir historique seraient radicalement transformés120. La notion de ­­contradiction permet donc de penser la distinction entre des sociétés déchirées par la lutte des classes et un monde pacifié – distinction ­­constitutive de la ­­conception de ­­l’histoire de Gramsci même s’il ­­ considère ­­ que ­­l’on ne peut presque rien dire de cet état de liberté et ­­d’universalité, dont rien ne garantit ­­l’advenue. On peut alors ­­comprendre le statut pour la philosophie de la praxis de la thèse selon laquelle ­­l’histoire humaine a été ­­jusqu’à nos jours celle de sociétés ­­contradictoires (ou de « la lutte des classes », ­­comme dit le Manifeste). Mais, « aussitôt ­­qu’il existera pour tous une marge de liberté réelle au-delà de la production de la vie, le marxisme aura vécu ; une philosophie de la liberté prendra sa place. Mais nous n’avons ­­ aucun moyen, aucun instrument intellectuel, aucune expérience ­­concrète qui nous permette de concevoir ­­ cette liberté ni cette philosophie » (Jean-Paul Sartre, Questions de méthode ­­[­1957­]­, in Critique de la raison dialectique. Tome 1 : théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1985, p. 29 et p. 32). 118 C11, § 62, p. 285. 119 Karl Marx, Préface de 1859 à la Contribution à la critique de ­­l’économie politique, op. cit., p. 64. 120 Voir C11, § 53, p. 277 [août-décembre 1932], texte A en C8, § 238, p. 398 [mai 1932].

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Il ­­s’agit à la fois ­­d’une thèse transcendantale, car elle est la ­­condition de possibilité de toute appréhension adéquate de ­­l’histoire passée et présente, et ­­d’une thèse pratique, ­­puisqu’elle suggère ­­qu’il est possible de dépasser les contradictions ­­ de classes et qu’il ­­ faut donc agir en ce sens. La théorie ­­d’un passé et ­­d’un présent ­­conflictuels ­­d’un côté, et la pratique qui œuvre à faire advenir des rapports sociaux réconciliés de ­­l’autre, sont indissociables : une pratique non informée par la théorie serait aveugle, une théorie non élaborée à partir de cette pratique serait vide.

LE PLURALISME ET LA DIALECTIQUE ­­L’HYPOTHÈSE ­­D’UN DUALISME THÉORIQUE DE GRAMSCI

Gramsci envisage la possibilité de résoudre les contradictions ­­ qui déchirent les ensembles sociaux, et l’humanité ­­ dans son ensemble, mettant ainsi fin à ­­l’histoire telle ­­qu’on ­­l’a ­­connue ­­jusqu’à nos jours. Mais, on ­­l’a vu, il met également l’accent ­­ sur la multiplicité des activités humaines concrètes, ­­ la complexité ­­ des rapports sociaux, la singularité des situations et ­­l’ouverture du processus historique. Il discerne donc dans le processus historique une dialectique des contradictions ­­ dont la résolution ouvre l­­ ’horizon de l’unification ­­ humaine, tout en manifestant une vive « sensibilité au multiple121 ». En raison de ces deux aspects de la pensée gramscienne de ­­l’histoire, on pourrait être tenté ­­d’y voir un « dualisme théorique122 ». On dirait alors que, malgré son anti-économicisme revendiqué et la finesse de ses analyses historiques et politiques, Gramsci reste piégé dans un schéma hégéliano-marxiste délétère. Ne serait-ce ­­qu’en raison de son usage de la notion de ­­contradiction, il serait ainsi pris dans le cadre essentialiste de la philosophie de ­­l’histoire, et sa volonté ­­d’unifier la totalité sociale 121 Leonardo Domenici, « Unificazione politica… », art. cité, p. 75. 122 Cette expression est employée par Roberto Finelli, « Universale concreto… », ­­ art. cité, p. 218. On trouve une formulation claire et concise ­­ de ce type d’interprétations ­­ chez Martin Jay, « The Two Holisms of Gramsci », in Marxism and Totality, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 150-173.



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montrerait que son horizon normatif implique de nier la différence et de la ­­complexité123. ­­L’interprétation dualiste la plus influente de Gramsci est celle proposée par Laclau et Mouffe dans Hégémonie et stratégie socialiste. Ils effectuent, sans employer cette expression, une « lecture symptomale124 » des Cahiers de prison. Ils y discernent une coupure épistémologique – ­­qu’ils ne pensent pas ­­comme diachronique – entre deux problématiques, ce qui rendrait la pensée de Gramsci « incohérente en dernier lieu125  ». ­­D’une part, ils voient en lui le précurseur de leur propre conception ­­ postmarxiste, notamment car il fait droit à la ­­construction relationnelle et ­­contingente des identités collectives. Ils se réapproprient ainsi sa notion ­­d’hégémonie. Elle leur permet de comprendre ­­ que l’identité ­­ d’un ­­ acteur collectif est modifiée ­­lorsqu’il en vient à exercer une hégémonie sur ­­d’autres forces socio-politiques, ­­c’est-à-dire ­­lorsqu’il rassemble et articule politiquement des demandes sociales qui ne lui sont pas propres. Lorsque ­­s’établit un tel rapport, ­­l’identité des acteurs hégémonisés est elle aussi modifiée, de même que celle de ­­l’antagoniste principal contre ­­ qui les revendications sont dirigées. Par exemple, le fait que le prolétariat prenne en charge les griefs de la paysannerie et des intellectuels petits-bourgeois ­­contre le système économique bourgeois, transforme ­­l’identité de chacune des forces en présence : le prolétariat dépasse son corporatisme, les autres groupes deviennent plus anticapitalistes, la bourgeoisie plus répressive, etc. Pour Laclau et Mouffe, « la centralité politique de la classe ouvrière a un caractère historique, ­­contingent : elle exige de la classe ­­qu’elle sorte ­­d’elle-même, qu’elle ­­ transforme sa propre identité en y articulant une pluralité de luttes et de revendications démocratiques126 ». Ainsi, rien ne garantit, en droit, q­­ u’au sein ­­d’un espace social donné, tel groupe plutôt que tel autre devienne hégémonique, ­­qu’il rassemble sous sa bannière ces demandes et non d’autres, ­­ ou que l’ennemi ­­ principal apparaisse sous les traits de ce système particulier : tout cela est le résultat ­­d’une articulation politique contingente. ­­ D’après ­­ eux, il est tout à fait possible que l’identité ­­ des acteurs en présence ne soit pas fondée – même ­­d’une manière médiatisée – sur leurs ­­conditions économiques et ­­qu’il 123 Voir aussi p. 43 note 14. 124 Louis Althusser, « Du Capital à la philosophie de Marx », in Louis Althusser et alii, Lire le Capital [­­ ­1965­]­, Paris, PUF, 2014, p. 22. 125 Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste, op. cit., p. 143. 126 Ibid., p. 145.

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ne s’agisse ­­ donc pas de classes127. ­­C’est ce qui les amène à se détacher de Gramsci qui, à leurs yeux, reconduirait finalement le schéma dialectique et économiciste du marxisme classique, en présupposant ­­ qu’il doit toujours y avoir, dans toute formation hégémonique, un principe ­­ classe fondamentale [la unifiant unique, et [­­­que­]­celui-ci ne peut être qu’une bourgeoisie ou le prolétariat]. Ces deux principes de l’ordre ­­ social – l’unicité ­­ du principe unifiant, et son nécessaire caractère de classe – ne sont donc pas le résultat ­­contingent de la lutte hégémonique, mais le cadre structurel nécessaire au sein duquel toute lutte a lieu128.

Pour Laclau et Mouffe, bien que Gramsci refuse un déterminisme historique strict et ne considère ­­ pas comme ­­ inéluctable l’établissement ­­ de ­­l’hégémonie du prolétariat, parce que la seule alternative qu’il ­­ verrait à ­­l’hégémonie prolétarienne serait la reconstitution de ­­l’hégémonie de la bourgeoisie il réduirait le processus historique à un jeu à somme nulle et fermerait indûment le champ des possibles. De plus, en se donnant ­­comme objectif de réconcilier la totalité sociale avec elle-même, il nierait le caractère essentiellement pluriel du social, ainsi que la ­­conflictualité ­­constitutive du politique. DÉPASSER LES ­­CONTRADICTIONS SANS NIER LE MULTIPLE

Il nous semble que les deux aspects – pluraliste et dialectique – de la pensée de Gramsci que les lectures dualistes opposent sont plutôt articulés et complémentaires. ­­ D’une ­­ part, les notions générales de rapports sociaux et de praxis, ­­l’idée que les acteurs historiques individuels ou collectifs sont toujours formés historiquement, et la vision du processus historique ­­comme nécessairement ­­complexe et ouvert permettent de penser ­­l’historicité en tant que telle, quelle que soit la société ou la séquence historique étudiée. En ce sens, la « sensibilité au multiple » de Gramsci est une ­­condition de possibilité pour ­­l’analyse adéquate de tout phénomène socio-historique. D’autre ­­ part, les notions de contradiction ­­ et de totalité sociale, ­­l’idée que le dépassement de certaines de ces ­­contradictions marque le passage à une époque nouvelle, et ­­l’horizon 127 ­­L’acteur hégémonique peut, par exemple, être le mouvement écologiste, qui parviendrait à entraîner dans son sillage les mouvements démocratique et féministe, ­­l’antagoniste principal apparaissant alors sous les traits du productivisme et des groupes qui le défendent (dont certaines fractions du mouvement ouvrier). 128 Ibid., p. 143.



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­­ d’une résolution possible de toutes les ­­contradictions socio-historiques permettent de penser les phénomènes les plus massifs de ­­l’histoire passée, et de l’histoire ­­ que les luttes font au présent. ­­L’appréhension dialectique du processus historique permet de faire droit à certaines des logiques ­­d’ensemble des sociétés de classes. On peut ­­d’ailleurs envisager ­­d’étendre ce cadre théorique à des contradictions ­­ socio-historiques qui ne reposeraient pas sur un clivage de classe mais, par exemple, sur un clivage de genre (le patriarcat), bien que Gramsci n’ait ­­ pas lui-même développé cette idée. Quoi qu’il ­­ en soit, dans une société de classes, la multiplicité des activités humaines et ­­l’ensemble des rapports sociaux prennent la forme d’une ­­ totalité contradictoire. ­­ Autrement dit, les rapports sociaux établis (en premier lieu les rapports d’exploitation ­­ et de domination) donnent lieu ­­d’une manière systématique à une lutte entre au moins deux groupes sociaux – ­­l’unité de chacun de ces groupes ­­n’étant pas pour autant acquise, en particulier pour le groupe dominé, mais se formant historiquement et politiquement en fonction des rapports de forces129. Pour comprendre ­­ la ­­conception gramscienne de l’histoire, ­­ il faut renverser ­­l’interprétation dualiste – la remettre sur ses pieds. Le pluralisme de Gramsci et son attention à la différence historique ne sont pas des éléments marginaux de sa pensée qui auraient échappé presque miraculeusement au carcan ­­d’une philosophie de ­­l’histoire hégélianomarxiste impénitente. Le postulat de ses réflexions est bien plutôt que les situations historiques sont singulières et ­­qu’il faut les penser c­­ omme telles ; ­­c’est sur le fond constitué ­­ par la multiplicité de ces situations et des actions humaines ­­concrètes que l’on ­­ peut saisir des phénomènes historiques totalisants. ­­L’aspect dialectique de sa pensée ne ­­s’oppose pas à son aspect pluraliste, mais vient le ­­compléter et le spécifier lorsque cela est requis, en particulier ­­lorsqu’il ­­s’agit de penser la lutte des classes. Politiquement, l’objectif ­­ de Gramsci est bien de résoudre les ­­contradictions qui déchirent chaque ­­communauté humaine, et même ­­l’humanité dans son ensemble, mais il ne cherche pas à les réduire à une homogénéité parfaite. Il vise la réconciliation et ­­l’unification en abolissant ­­l’exploitation et la domination, pas ­­l’homogénéisation en supprimant les différences. Dans une société sans classe et donc non ­­contradictoire – du moins en termes socio-économiques –, les activités humaines et les rapports sociaux qui les régissent ne seraient plus systématiquement 129 Voir en particulier infra, p. 126-137.

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c­­ onflictuels. On peut ­­d’ailleurs supposer, même si Gramsci ne développe pas cette question, que cela ne signifie pas la disparition de la diversité ­­culturelle, ni même de désaccords, luttes et rapports de forces politicoidéologiques ponctuels ou sur des enjeux circonscrits. Si la résolution totale des contradictions ­­ doit être un horizon pour la pratique politique, Gramsci a ­­conscience que sa réalisation est ­­d’une difficulté inouïe. Pour mettre cela en lumière, André Tosel, après avoir introduit le terme de « ­­communisme logique » pour désigner l­­ ’unification du genre humain – ­­condition logique de ­­l’accès à ­­l’objectivité, identifiée à ­­l’universellement subjectif –, écrit que « cet horizon est celui ­­d’une ­­connaissance scientifique achevée, une idée régulatrice », mais que « ­­l’universel ­­concret propre aux sociétés humaines ne peut prétendre à cette unification achevée […]. Le ­­communisme logique demeure différent du ­­communisme politique qui se ­­contente ­­d’être le processus infiniment long de la production de la société réglée130 », et ne pourra donc jamais atteindre l’unité ­­ humaine visée par le communisme ­­ logique. Tosel souligne à juste titre la difficulté, pour Gramsci, d’atteindre ­­ l’horizon ­­ de la réconciliation humaine. Cela est renforcé par le fait que, dans le passé, la résolution de certaines ­­contradictions en a le plus souvent fait apparaître d’autres. ­­ S’il ­­ se poursuit, le processus d’édification ­­ du ­­communisme ­­s’étendra donc, au mieux, sur une très longue période – sur des siècles, dit Gramsci131. Toutefois, il ne parle précisément pas, ­­contrairement à Tosel, ­­d’un processus nécessairement inachevable, il ne distingue pas entre ­­communismes logique et politique et il ne fait pas de l’unification ­­ humaine une idée régulatrice. Gramsci la considère ­­ ­­comme un objectif politique : point focal des luttes émancipatrices, elle est un objectif que ­­l’on peut espérer réaliser, dans une société sans classes et sans domination. ­­S’il est aisé de distinguer analytiquement entre les notions ­­d’unification (dépassant les contradictions) ­­ et d’homogénéisation ­­ (supprimant la diversité), il est plus difficile de discerner ce qui relève de l’une ­­ ou de ­­l’autre dans les situations ­­concrètes. Certaines différences sont en effet ­­l’expression des contradictions, ­­ et les pérennisent. Ainsi, la trop grande 130 André Tosel, Étudier Gramsci, op. cit., p. 207. 131 « Marx ouvre intellectuellement une époque historique qui durera probablement des siècles, ­­c’est-à-dire ­­jusqu’à la disparition de la société politique [­­l’État dans sa dimension coercitive] et l’avènement ­­ de la société réglée [le ­­communisme] » (C7, § 33, p. 198 [février 1931]).



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hétérogénéité des conceptions ­­ du monde et des langages132 entre les membres des groupes subalternes, qui correspond à la « désagrégation (disgregazione)133 » qui les définit au fond ­­comme subalternes, nuit à leur organisation et à leur autonomie politique, et les empêche de remettre en cause les contradictions ­­ déchirant la société moderne, en particulier en Italie. Plus encore, les différences ­­culturelles recoupent des ­­contradictions sociales (entre classes, mais aussi entre dirigeants et dirigés, intellectuels et masses, Nord et Sud ou villes et campagnes). ­­C’est donc dans la perspective de la libération des subalternes que Gramsci peut prôner la formation et la diffusion d­­ ’une c­­ onception du monde (ou d­­ ’une idéologie) « totalitaire », ­­c’est-à-dire dotée ­­d’une cohérence interne ­­d’une part, et capable de se diffuser dans les masses d’autre ­­ part134. Loin ­­d’adhérer à une mystique nihiliste de l’unité ­­ pour l’unité ­­ ou de la totalité pour la 135 totalité , Gramsci c­­ onsidère que les différences socio-­­culturelles doivent être évaluées politiquement au cas par cas, afin de déterminer ­­s’il ­­convient de lutter ­­contre elles, de travailler patiemment à les transformer, ­­d’être indifférent à leur égard ou de les promouvoir. UNITÉ ET DIFFÉRENCE : LE CAS DE LA LANGUE

La réflexion linguistique occupe une place importante chez Gramsci, et a notamment contribué ­­ à la genèse de certains de ses concepts ­­ fonda136 mentaux, en premier lieu de celui d’hégémonie ­­ . Or la langue constitue ­­ 132 Voir Marcus E. Green et Peter Ives, « Subalternity and Language : Overcoming the Fragmentation of Common Sense », in Peter Ives et Rocco Lacorte (dir.), Gramsci, Language and Translation, Plymouth, Lexington Books, 2010, p. 289‑312. 133 « ­­L’histoire des groupes sociaux subalternes est nécessairement désagrégée (disgregata) et épisodique » (C25, § 2, p. 309 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935]. Trad. mod.). 134 « Le matérialisme historique aura […] ou pourra avoir cette fonction non seulement totalitaire comme ­­ ­­conception du monde, mais totalitaire dans la mesure où elle investira toute la société, jusque dans ses racines les plus profondes » (C4, § 75, p. 364 [novembre 1930]). Sur le double sens du terme totalitaire utilisé pour le catholicisme, voir C20, § 2, p. 128, texte A en Q1, § 139, p. 127, cité p. 224. 135 Voir p. 51 note 54. 136 Franco Lo Piparo, Lingua, intelletuali, egemonia in Gramsci, op. cit., p. 103-151. ­­L’auteur défend la thèse selon laquelle les études philologiques du jeune Gramsci ont exercé une influence sur ­­l’élaboration conceptuelle ­­ de la maturité, notamment en ce qui ­­concerne le ­­concept ­­d’hégémonie, dont le paradigme est ­­l’idée de « prestige » (terme forgé par Antoine Meillet et repris par Matteo Bartoli (1873-1946), avec qui Gramsci a étudié la linguistique dans sa jeunesse) possédé par certaines langues, qui explique les effets importants qu’elles ­­ peuvent exercer sur d’autres. ­­

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un exemple paradigmatique où la construction ­­ de l’unité ­­ ne supprime pas nécessairement la différence. Tout ­­d’abord, une langue est une réalité d’une ­­ ­­complexité remarquable, à la fois synchroniquement et diachroniquement. L’unité ­­ ­­d’une langue fait fond sur la multiplicité irréductible des usages linguistiques : Le « langage » est essentiellement un nom collectif, qui ne présuppose pas une chose « unique » ni dans le temps ni dans ­­l’espace. […] Le phénomène du « langage » est en réalité une multitude de phénomènes, plus ou moins cohérents et coordonnés de manière organique : à la limite on peut dire que chaque être parlant a son propre langage personnel, c’est-à-dire ­­ sa propre manière de sentir et de penser137.

Une langue n’est ­­ pas une entité ou un système clos mais est exposée à ­­l’interférence avec ­­d’autres langues138 et est sujette à une modification incessante : Le langage se transforme en même temps que se transforme toute la civilisation, par ­­l’accession de nouvelles classes à la ­­culture, par ­­l’hégémonie exercée par une langue nationale sur les autres, etc., et justement il assume métaphoriquement les mots des civilisations et des cultures ­­ précédentes139.

En raison du changement historique, les mêmes signifiants prennent des significations nouvelles, dans la mesure où la ­­conception du monde des locuteurs a changé : on emploie les termes de « désastre » ou de « disgrâce » sans penser à leur lien originel à l’astrologie ­­ ou à l’idée ­­ de 140 prédestination . ­­D’un point de vue sémantique, les termes ­­d’une langue, hantés par leurs significations passées et ouverts à de nouveaux usages, sont pris dans un processus perpétuel de déplacement de sens et l’on ­­ peut dire que « le langage est un processus ­­continuel de métaphores141 ». Cette « métaphoricalité » implique que l’on ­­ ne peut penser une langue que comme ­­ une totalité toujours « détotalisée142 ». 137 C10 II § 44, p. 129 [août-décembre 1932]. 138 Les notions ­­d’interférence et d’aire ­­ linguistique sont fondamentales dans la « linguistique spatiale » de Bartoli. 139 C11, § 24, p. 225-226 [juillet-août 1932], texte A en C7, § 36, p. 203 [février-novembre 1931]. 140 Ibid. 141 C11, § 28, p. 236 [juillet-août 1932]. 142 Martin Jay, « The Two Holisms of Gramsci », art. cité, p. 160-162.



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Ensuite, Gramsci ne refuse pas la diversité des langues nationales. Dans sa jeunesse, il a certes pu écrire qu’« en ­­ travaillant pour l’avènement ­­ de ­­l’Internationale […] les socialistes travailleront pour l­­ ’avènement possible de la langue unique143 », ou que la « libération de la classe ouvrière » pourrait avoir pour c­­ onséquence « la formation d­­ ’ensembles linguistiques (­­complessi verbali) […] par rapport auxquels les langues nationales actuelles auraient le même rôle que celui des dialectes ­­d’­­aujourd’hui144 ». Mais il ne ­­s’agit que ­­d’hypothèses peu développées et énoncées dans le cadre ­­d’un débat sur ­­l’espéranto, qui est au c­­ ontraire longuement et sévèrement critiqué – critique qui se poursuit dans les Cahiers – en tant que projet ­­consistant à imposer par en haut une langue créée artificiellement par quelques intellectuels, sans lien avec les pratiques linguistiques et les situations socio-­­culturelles ­­concrètes145. Quoi ­­qu’il en soit, rien dans les Cahiers ne permet de déterminer si Gramsci prévoit et souhaite, ou non, que l’unification ­­ sociale de l’humanité ­­ s’accompagne ­­ de son unification linguistique. Il affirme au contraire ­­ explicitement que les langues nationales permettent la formation de sentiments riches et d’une ­­ pensée subtile ; qu’elles ­­ entretiennent entre elles des rapports de réciprocité en ce qu’elles ­­ peuvent être traduites ­­l’une en ­­l’autre, exprimant le monde de manières spécifiques ; et que la maîtrise de plusieurs langues est ainsi un idéal, bien que difficile à mettre en œuvre146. La valorisation des langues nationales semble cependant liée à une dépréciation des dialectes : Celui qui parle seulement le dialecte ou ­­comprend la langue nationale à des degrés divers, celui-là participe nécessairement d’une ­­ conception ­­ du monde plus ou moins restreinte et provinciale, fossilisée, anachronique par rapport aux grands courants de pensée qui dominent l­­ ’histoire mondiale. Ses intérêts seront restreints, plus ou moins corporatistes ou économistes, non pas universels147.

Il est souhaitable que les individus de tous les groupes sociaux maîtrisent la langue nationale. ­­L’absence ­­d’une telle langue nationale c­­ ommune crée 143 « La lingua unica e l’Esperanto », ­­ Il Grido del popolo, 16 février 1918, in La Città futura, 1917-1918, Turin, Einaudi, 1982, p. 672. 144 «  Cronache di ­­cultura  », ­­L’Ordine nuovo, 14 juin 1920, in ­­L’Ordine nuovo. 1919-1920, Turin, Einaudi, 1987, p. 556-557. 145 Sur la critique gramscienne de l’espéranto, ­­ voir Peter Ives, Language and Hegemony in Gramsci, Londres, Pluto Press, 2004, p. 55‑60. 146 C11, § 12, p. 177 [juin-juillet 1932]. 147 Ibid.

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des « frictions148 » dans les masses populaires, favorise leur désagrégation et renforce la scission avec les classes dominantes et les intellectuels (avec le cas du latin, par exemple). Mais cela ne signifie pas qu’il ­­ faille œuvrer à faire disparaître les dialectes, qui sont plutôt renvoyés à la sphère privée et au choix personnel. Gramsci considère ­­ même, dans le cas de dialectes dotés d’une ­­ valeur linguistique particulière (gaélique irlandais ou français du Val d’Aoste, ­­ par exemple), qu’ils ­­ devraient être 149 protégés publiquement . De plus, ­­l’unification de la langue nationale ne devra pas être « imposée bureaucratiquement (selon une théorie ou un modèle “rationnel” prédéterminé150) », mais être « ouverte, rendue possible par ­­l’existence de ­­conditions adéquates et nécessaires, et obtenues à travers la participation active de larges et diverses sections de la population », ­­c’est-à-dire reposer sur ­­l’interaction ­­concrète entre groupes sociaux et régions151. Enfin, même dans le cas hypothétique d­­ ’une aire linguistique où toute diversité locale et sociale aurait disparu, la langue ne serait pas tant une réalité homogène que le moyen par lequel les différences individuelles peuvent ­­s’exprimer et se développer152. Une langue commune ­­ ­­n’est pas « une unique interprétation dominante de tout ce qui arrive dans le monde et de toute l’activité ­­ humaine. Des perspectives différentes, voire opposées, peuvent être exprimées dans ce langage153 ». À ce titre, « le langage est une métaphore fascinante puisque sa structure même, ce qui le constitue ­­ en tant que langage, est aussi ce qui permet la création de sens différents en son sein154 ». Certes, une langue ne se réduit pas à 148 C29, § 2, p. 368 [avril [?] 1935]. 149 Voir Alessandro Carlucci, Gramsci and Languages. Unification, Diversity, Hegemony, Leyde/ Boston, Brill, p. 189. Gramsci ­­considère ­­d’ailleurs que ce fut une erreur de ne pas laisser sa nièce Edmea (fille de son frère Gennaro) parler en sarde « ­­lorsqu’elle était toute petite » : « Cela a nui à sa formation intellectuelle et a imposé une camisole de force à son imagination » (Lettre du 26 mars 1927 à sa sœur Teresina, LP, p. 58). 150 Gramsci critique ainsi le projet ­­d’Alessandro Manzoni qui, après ­­l’unification politique de ­­l’Italie, a cherché à l­­ ’unifier linguistiquement en imposant à tout le territoire la version ­­qu’il ­­considérait être la plus noble de ­­l’italien : le toscan de Dante, Boccace et Pétrarque. Voir par exemple C23, § 40, p. 264, texte A en Q1, § 73, p. 82. 151 Alessandro Carlucci, Gramsci and Languages, op. cit., p. 17. 152 Le « ­­conformisme linguistique national unitaire […] place sur un plan plus élevé ­­l’“individualisme” expressif parce qu’il ­­ crée un squelette plus robuste et homogène pour ­­l’organisme linguistique national dont tout individu est le reflet et ­­l’interprète » (C29, § 2, p. 368). 153 Peter Ives, Language and Hegemony in Gramsci, op. cit., p. 114. 154 Ibid., p. 69.



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une telle structure rendant possible ­­l’expression et le développement de pensées personnelles différentes. Elle charrie également des significations participant de ­­conceptions du monde déterminées155, et ­­l’unification linguistique favorise l’unification ­­ idéologique. Mais même dans le cas où ­­l’unification idéologique aurait été achevée, ­­c’est-à-dire dans le cas où une conception ­­ du monde cohérente (« totalitaire ») se serait diffusée dans tout ­­l’espace social, cela ­­n’impliquerait pas ­­l’homogénéité des pensées personnelles. On peut en effet considérer, ­­ précisément par analogie avec une langue, qu’une ­­ conception ­­ du monde partagée n’est ­­ pas tant un ensemble de représentations, croyances et d’idées ­­ reçues passivement par les individus, qu’un ­­ milieu intellectuel qui leur permet de se ­­comprendre réciproquement, d’agir ­­ ensemble sans annuler leurs singularités, et de développer une pensée personnelle complexe ­­ et articulée. Ainsi, une conception ­­ du monde diffusée dans un groupe social (le marxisme dans le prolétariat, par exemple) ne tranche pas en tant que telle tout débat (politique notamment), et peut au ­­contraire ­­constituer un cadre c­­ ommun qui favorise la formulation des désaccords. En raison de la ­­complexité essentielle à toute langue, de ­­l’acceptation voire de la valorisation de la pluralité des langues nationales, du rapport non coercitif de la formation d­­ ’une langue c­­ ommune à partir de dialectes divers et de l’idée ­­ ­­qu’une même langue rend possible une multiplicité ­­d’expressions, le paradigme linguistique suggère que, pour Gramsci, ­­l’unification se distingue radicalement de l’uniformisation. ­­ Comme ­­l’écrit Alessandro Carlucci, il peut y avoir un plus haut degré ­­d’autonomie et de diversité dans le monde unifié que dans l’humanité ­­ actuelle, divisée et déchirée par les conflits. ­­ Il en va de même pour le langage, où une bonne maîtrise d’un ­­ langage unitaire ­­n’exclut pas la possibilité de styles et ­­d’usages personnels, ou de variations locales, et n’empêche ­­ pas nécessairement le maintien des langues locales ­­comme éléments de répertoires bilingues156.

155 « Dans la plus petite manifestation ­­d’une activité intellectuelle quelconque, le “langage”, se trouve ­­contenue une ­­conception déterminée du monde » (C11, § 12, p. 175). 156 Alessandro Carlucci, Gramsci and Languages, op. cit., p. 17.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

SAISIR ­­L’UNITÉ IMMANENTE À LA COMPLEXITÉ : ­­ BLOC HISTORIQUE ET HÉGÉMONIE

La pensée non homogénéisante de l’unité ­­ développée par Gramsci est loin de se cantonner aux seuls phénomènes linguistiques. Les indéniables tensions qui existent entre son pluralisme et sa vision dialectique ne rendent pas sa ­­conception de ­­l’histoire incohérente mais ouvrent plutôt ­­l’espace théorique où se forgent ses notions les plus novatrices. Si qualifier d’« architectoniques » ­­ les notions de bloc historique et ­­d’hégémonie serait inapproprié puisque les réflexions des Cahiers ne forment pas un système, elles se situent néanmoins à un haut niveau de généralité, contribuent ­­ à fixer le sens de nombreuses autres notions et thèses et ­­constituent deux des nœuds les plus centraux et les plus denses du réseau ­­conceptuel gramscien157. Or elles jouent un rôle crucial dans ­­l’effort gramscien ­­consistant à saisir ­­l’unité immanente à la ­­complexité socio-historique158. La notion de bloc historique – souvent ­­comprise à tort ­­comme une alliance de classes159 – désigne ­­l’unité dialectique de la structure et des superstructures : La structure et les superstructures forment un « bloc historique », c­­ ’est-à-dire que ­­l’ensemble complexe ­­ et ­­contradictoire des superstructures est le reflet de ­­l’ensemble des rapports sociaux de production. […] Le raisonnement s’appuie ­­ sur la réciprocité nécessaire entre structure et superstructure (réciprocité qui ­­constitue justement le processus dialectique réel)160.

Le bloc historique est donc ­­l’unité ­­complexe des différents moments relativement autonomes de la société – chacun d’eux ­­ correspondant 157 On trouve cette idée chez Derek Boothman, Traducibilità e processi traduttivi. Un caso : A. Gramsci linguista, Pérouse, Guerra Edizioni, 2004, p. 104-105. 158 Si ces deux notions se situent en un certain sens au même niveau de généralité, l’expression ­­ « bloc historique » apparaît évidemment bien moins fréquemment que celle ­­d’hégémonie dans les écrits carcéraux de Gramsci (une dizaine ­­d’occurrences). 159 Hugues Portelli a réfuté cette interprétation dans Gramsci et le bloc historique, Paris, PUF, 1972. On pourra se reporter au chapitre 5 de la thèse qui a donné lieu au présent ouvrage (Saisir ­­l’histoire, op. cit., p. 247-299), où sont exposées une analyse développée de la notion de bloc historique et une tentative plus poussée de démonstration de sa centralité dans les Cahiers. Nous en reprenons les principaux résultats ici et aux pages 191 à 197. 160 C8, § 182, p. 362 [décembre 1931]. La première occurrence du terme « bloc historique », que Gramsci déclare emprunter à Georges Sorel, se trouve en Q4, § 15, p. 437 [mai-août 1930]. Pour une présentation synthétique de la notion, voir Pasquale Voza, « Blocco storico », in Guido Liguori et Pasquale Voza (dir.), Dizionario gramsciano. 1926-1937, Rome, Carocci, 2009.



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à un type spécifique ­­d’activités et de rapports sociaux (économiques, politiques, idéologico-­­culturels, juridiques, militaires, etc.). En tant que tel, le bloc historique est une totalité relative qui émerge de la trame de ces rapports et activités multiples. Nous verrons plus loin comment ­­ la notion de « traductibilité réciproque » entre domaines d’activité ­­ permet à Gramsci de préciser ­­l’unité immanente à la ­­complexité qui caractérise le bloc historique161. La « stabilisation des multiples rapports de force en un “bloc historique”162 » est un équilibre provisoire et asymétrique entre les différentes forces collectives, dans la mesure où il correspond à la perpétuation de la domination et de ­­l’hégémonie de ­­l’une ­­d’elles sur les autres. Ainsi, les rapports de force font bloc, un bloc historique, quand une classe fondamentale ­­comme la bourgeoisie capitaliste réussit à traduire sa domination dans la structure économique en capacité de domination politique étendue aux trois niveaux de ces rapports [de forces politico-idéologiques]163 et en lui donnant sa dimension militaire164.

La formation, le maintien, les crises et la disparition ­­d’un bloc historique sont l’effet ­­ de rapports de forces complexes ­­ – se déployant à différentes échelles et dans différentes sphères – entre groupes sociaux, eux-mêmes largement formés dans et par ces rapports. Gramsci précise le concept ­­ de bloc historique en faisant référence à des notions de Croce165 dont il déplace le sens : les « ­­contraires » et les « distincts166 ». Il écrit que « la distinction entre ­­contraires et 161 Voir notamment p. 196. 162 Évelyne Buissière, Gramsci, lecteur de Machiavel, op. cit., p. 228. 163 Sur les trois degrés des rapports de forces politiques, voir p. 128-130. 164 André Tosel, Étudier Gramsci, op. cit., p. 158. 165 Le cahier 10, dont sont tirés une grande partie des passages cités dans les pages suivantes, a explicitement pour fil c­­ onducteur une réflexion critique sur « la philosophie de Benedetto Croce ». 166 Croce établit un rapport de distinction entre les quatre moments de ­­l’Esprit (esthétique, logique, économique, éthique), ­­c’est-à-dire entre ses quatre types ­­d’activités (imaginationexpression, pensée logique, volonté économique, volonté morale), chacune correspondant à une catégorie fondamentale (le beau, le vrai, ­­l’utile, le bon). La distinction ­­n’abolit cependant pas ­­l’unité entre ces moments, qui sont co-impliqués dans la mesure où ils se présupposent réciproquement (pour une première formulation de cette conception, ­­ voir Benedetto Croce, Thèses fondamentales pour une esthétique comme ­­ science de l’expression ­­ et linguistique générale [­­ ­1900­]­, Nîmes, Champ social, 2006, p. 54). Croce distingue entre

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distincts répond à une exigence réelle167 » et que ­­l’on peut penser le bloc historique c­­ omme « ­­l’unité des ­­contraires et des distincts168 ». Chez Gramsci, la « dialectique des contraires » ­­ renvoie à la dialectique des forces en lutte dans le cadre ­­d’un système socio-historique ­­contradictoire – ­­contradiction qui à la fois déchire et ­­constitue ce système et qui tend à être dépassée dans un nouveau système de rapports. La « dialectique des distincts » ou plutôt le « principe de “distinction”169  » – ­­puisqu’à proprement parler « il n’est ­­ de dialectique que la dialectique des ­­contraires170 » – renvoie à l’unité ­­ complexe ­­ entre les moments distincts du tout social, ou entre les rapports sociaux de différents types. Pour Gramsci, « dans une philosophie de la praxis la distinction ne se situera certes pas entre les moments de l’Esprit ­­ absolu, mais entre les degrés de la superstructure171 », et des distinctions peuvent ainsi être discernées entre les différents moments des superstructures (politique, droit, idéologie, sens commun, ­­ philosophie, science, etc.), ou encore entre les dimensions coercitive et hégémonique des superstructures172. Toujours est-il ­­qu’il faut à ses yeux traduire la notion idéaliste ­­d’Esprit par la notion marxiste de superstructures, et penser les moments des superstructures ­­comme à la fois unis et distincts. De plus, la notion de bloc historique implique de respecter « ­­l’unité du processus du réel » et de ne pas « séparer » les superstructures de la structure173. Gramsci ce rapport de distinction et celui ­­d’opposition (ou de ­­contradiction) – que Hegel aurait ­­confondu – et ­­considère que la notion ­­d’opposition ­­n’est valide ­­qu’au sein ­­d’une catégorie spécifique, pour penser une activité d’une ­­ manière ­­concrète (il ­­n’y a pas ­­d’art sans ­­l’opposition beauté/laideur, etc.) : « Le vrai ­­n’est pas au faux dans le même rapport ­­qu’au bien ; le beau ­­n’est pas au laid dans le même rapport ­­qu’à la vérité philosophique. Vie sans mort et mort sans vie sont deux faussetés opposées, dont la vérité est la vie, laquelle est ­­connexion de vie et de mort, ­­d’elle-même et de son ­­contraire. Mais vérité sans bonté et bonté sans vérité ne sont pas deux faussetés qui s’annulent ­­ dans un troisième terme : ce sont de fausses conceptions, ­­ qui se résolvent en une connexion ­­ de degrés, dans laquelle vérité et bonté sont à la fois distinctes et unies » (Benedetto Croce, Ce qui est vivant et ce qui est mort de la Philosophie de Hegel ­­[­1907­]­, Paris, Giard et Brière, 1910, p. 75). 167 C10 II § 41 x, p. 116 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 56, p. 503 [mai 1930]. Sur ce point, voir Giuseppe Prestipino, « Dialettica », in Fabio Frosini et Guido Liguori (dir.), Le parole di Gramsci. Per un lessico dei « Quaderni del carcere », Rome, Carocci, 2004, p. 55‑73. 168 C13, § 10, p. 366 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 61, p. 292 [février 1932]. 169 C10 II § 59, p. 152 [février-mai 1933]. 170 C10 II § 41 x, p. 117. 171 C13, § 10, p. 366, texte A en C8, § 61, p. 292. 172 C12, § 1, p. 314 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 476 [octobre-novembre 1930]. 173 C10 II § 41 i, p. 102 [août 1932], texte A en C7, § 1, p. 172 [novembre 1930].



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envisage donc également « ­­d’introduire le concept ­­ de distinction au sein de la structure », et se demande ­­comment « distinguer dans le système des rapports sociaux entre les éléments “technique”, “travail”, “classe”, etc. compris ­­ de façon historique et non “métaphysique”174 ». Bien que Gramsci ne développe pas ces hypothèses, il semble considérer ­­ que ­­l’on peut discerner de telles distinctions non seulement au sein des superstructures, mais également au sein de la structure. Le marxisme bien compris ­­ implique de penser la structure ­­comme un ensemble de rapports sociaux susceptibles d­­ ’être transformés par ­­l’activité humaine, et interdit de ­­l’appréhender – ­­contrairement aux accusations de Croce – ­­comme un « dieu caché » qui déterminerait le processus historique tout en y échappant175, même si elle est ­­l’élément le plus stable de ce processus et est dotée ­­d’une véritable « ­­consistance176 ». Enfin, on peut indéniablement établir une distinction entre la structure et les superstructures, dans la mesure où les secondes ne sauraient être réduites à la première (elles ne sont pas de simples apparences177) et où elles possèdent une autonomie relative. La notion de bloc historique ouvre la possibilité de saisir les scansions et différenciations propres du processus historique178. Elle permet en effet, sans occulter la ­­complexité et le devenir perpétuel des phénomènes socio-historiques, de faire droit aux régularités et à la cohérence d’une ­­ époque. Elle permet également de discerner le passage à une autre époque, ­­lorsqu’un nouveau bloc historique ­­s’affirme, ­­c’est-à-dire lorsque les rapports sociaux transformés se cristallisent en une nouvelle totalité relative, ce qui correspond au dépassement de certaines ­­contradictions179. Autrement dit, cette notion peut remplir un certain nombre de fonctions de périodisation180 qui, dans la tradition marxiste, notamment suite 174 C13, § 10, p. 366, texte A en C8, § 61, p. 292. 175 C10 I § 8, p. 32 [mi-avril – mi-mai 1932]. 176 C10 II § 41 i, p. 102. 177 C10 I § 8, p. 32 ; C10 II § 41 i, p. 102 ; C13, § 10, p. 366, texte A en C8, § 61, p. 292. 178 Christine Buci-Glucksmann cite ­­comme exemple ­­l’analyse gramscienne des révolutions bourgeoises (« Bloc historique », in Gérard Bensussan et Georges Labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme ­­[­1982­]­, Paris, PUF, 1999, p. 104). 179 « Une initiative politique appropriée est toujours nécessaire pour libérer la poussée économique des entraves de la politique traditionnelle, ­­c’est-à-dire pour modifier la direction politique de certaines forces qu’il ­­ est nécessaire d’absorber ­­ afin de réaliser un nouveau bloc historico-économique (blocco storico-economico), homogène et sans ­­contradictions internes » (C13, § 23, p. 408-409 [juin 1932 – novembre 1933]. Nous soulignons). 180 Voir aussi infra, p. 192-193.

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à la Préface de 1859, sont en général attribuées à la notion de « mode production », assez rarement utilisée dans les Cahiers181. La perpétuation ­­d’un bloc historique ­­s’explique d­­ ’abord par le maintien de la domination de certains groupes sociaux sur d’autres. ­­ Mais ce rapport ­­n’est stable que ­­s’il ­­s’accompagne ­­d’une hégémonie182, ­­d’une certaine organisation du « ­­consentement (­­consenso) » – quand bien même celui-ci serait-il de faible intensité et cantonné à des groupes restreints183. Du reste, ­­l’hégémonie aussi bien que la domination reposent en définitive sur ­­l’État en tant ­­qu’il est « ­­l’ensemble des activités pratiques et théoriques grâce auxquelles la classe dirigeante non seulement justifie et maintient sa domination, mais réussit à obtenir le ­­consentement actif des gouvernés184 ». ­­L’État est ici ­­compris en son sens intégral185, ­­c’est-à-dire ­­comme l’unité ­­ dialectique de ces deux éléments distincts que sont, ­­d’une part, la « société politique », ­­l’État au sens strict, dans sa dimension répressive et coercitive, et, ­­d’autre part, la « société civile », 186 la « trame “privée” de l’État ­­  » ou « ­­l’ensemble des organismes dits 181 Les emplois de ­­l’expression sont du reste assez divers dans les Cahiers : elle apparaît dans le sens lâche de techniques de production, artisanales ou industrielles (C8, § 125, p. 328 ; C22, § 13, p. 207), lorsque Gramsci cite la Préface de 1859 (C11, § 29, p. 238, texte A en Q4, § 19, p. 441-442), ­­lorsqu’il traite de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit intrinsèque au mode de production capitaliste (C10 II § 36, p. 86), pour affirmer qu’il ­­ faut juger du caractère productif ou non des travailleurs en fonction du mode de production (C12, § 1, p. 316) ou encore pour rappeler que la crise économique a son origine dans les « modes de production et ­­d’échange » (C15, § 5, p. 112). 182 « Un système social ­­n’est intégré que lorsque s’édifie ­­ un système hégémonique sous la direction ­­d’une classe fondamentale qui en ­­confie la gestion aux intellectuels : alors se réalise un bloc historique » (Hugues Portelli, Gramsci et le bloc historique, op. cit., p. 11). 183 ­­L’italien « ­­consenso » peut être traduit à la fois par ­­consentement et par consensus. ­­ Nous privilégions le premier terme car ­­l’hégémonie, loin d’abolir ­­ la domination et le ­­conflit, en est indissociable (raison pour laquelle on ne peut pas dire à proprement parler qu’elle ­­ est ­­consensuelle) ; de même, le ­­consenso est toujours organisé et souvent non spontané, même si Gramsci décrit parfois ­­l’hégémonie sous sa forme pure ou idéale (qui ne pourrait donc pas être réalisée sans reste) comme ­­ celle d’un ­­ groupe qui dirigerait les autres groupes sociaux avec leur participation volontaire et active. Sur les différentes modalités de ­­l’hégémonie, voir infra, p. 160-178. 184 C15, § 10, p. 120 [mars 1933]. 185 ­­C’est dans le cahier 6 que Gramsci forge la notion ­­d’État intégral (elle apparaît pour la première fois en C6, § 10, p. 18, en novembre ou décembre 1930). Il écrit que : « État = société politique + société civile, c’est-à-dire ­­ hégémonie cuirassée de coercition » (C6, § 88, p. 83 [mars-août 1931]). Et il définit ­­l’État « dans son sens intégral » par la formule « dictature + hégémonie » (C6, § 155, p. 126 [novembre 1931]). Le cahier 6 a pu être décrit ­­comme le « cahier de l’État » ­­ (Gianni Francioni, ­­L’officina gramsciana, op. cit., p. 75). 186 C1, § 47, p. 89 [février-mars 1930].



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vulgairement “privés187” », premier lieu ­­d’exercice – et de ­­contestation – de ­­l’hégémonie. ­­L’État stabilise et fixe les ­­contradictions, et rend par là possible la permanence de la totalité relative ­­qu’est le bloc historique. Il en est donc un élément essentiel, et il produit des effets décisifs sur les autres rapports sociaux – y ­­compris les rapports économiques. ­­L’État peut ainsi être vu comme ­­ la « forme concrète ­­ d’un ­­ monde économique 188 déterminé  ». Il joue un rôle constitutif ­­ à l’égard ­­ de la structure économique, notamment en garantissant son cadre juridique, en premier lieu le droit de propriété189. Le rapport ­­d’exploitation détermine les coordonnées et constitue ­­ le fondement du rapport de pouvoir, qui en retour ­­l’intensifie et le reproduit190. Pour Gramsci, l’hégémonie ­­ assure une certaine unité et stabilité au bloc historique, mais sans abolir les rapports de forces sous-jacents. Il ­­conçoit ainsi « le moment de ­­l’hégémonie et du ­­consentement » ­­comme « la forme nécessaire du bloc historique concret » ­­ qui ne peut pas être dissociée du « ­­contenu économico-social191 », ni du « moment de la force et de la lutte192 ». Croce a cherché à développer une histoire éthico-politique, qui étudie le processus historique à partir des idéaux collectifs qui y sont à ­­l’œuvre, ­­comme le christianisme, le nationalisme, la démocratie, le ­­communisme ou – idéal le plus important du xixe siècle à ses yeux – le libéralisme. Il s’agit ­­ en d’autres ­­ termes d’une ­­ histoire des « religions », si par ce terme on désigne toute « ­­conception de la réalité » accompagnée « ­­d’une éthique correspondante193 », apte à ­­constituer une base pour la vie morale mais aussi pour ­­l’action historique – le libéralisme étant notamment ­­conçu ­­comme la « religion de 187 C12, § 1, p. 314 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 476 [octobre-novembre 1930]. 188 C10 II § 61, p. 157 [février-mai 1933], texte A en Q1, § 150, p. 133 [mai 1930]. Sur le rapport de ­­l’État à la classe dominante, voir p. 186-187. 189 « Toute forme de propriété étant liée à ­­l’État […] ­­l’État intervient à chaque instant dans la vie économique, qui est un tissu continu ­­ de passages de propriétés » (C6, § 10, p. 19 [novembre-décembre 1930]). 190 « ­­L’État, s’étant ­­ identifié à un groupe social, l’intervention ­­ étatique […] est la ­­condition préalable de toute activité économique collective ; cette intervention est un élément du marché déterminé, et peut-être le marché lui-même. En effet, il ­­s’agit de la même expression politico-juridique du fait ­­qu’une marchandise déterminée (le travail) est préalablement dépréciée, est placée dans des conditions ­­ d’infériorité ­­ compétitive ­­ et paie pour tout le système donné » (C10 II § 20, p. 63 [juin 1932]). 191 C10 I Sommaire, p. 19 [mi-avril – mi-mai 1932]. Trad. mod. Voir aussi C10 I § 12, p. 41. 192 Lettre à Tania du 9 mai 1932, LP, p. 424. Voir le passage cité p. 191-192. 193 Benedetto Croce, Histoire de l’Europe ­­ au xixe siècle, Paris, Folio, 1994, p. 57.

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la liberté194 ». Pour Gramsci, cette méthode a le mérite, en particulier ­­contre le réductionnisme économique, de mettre en évidence le moment de ­­l’hégémonie et de la « forme éthico-politique ». Mais elle l­­ ’absolutise, escamote le moment du conflit, ­­ et distord par conséquent ­­ le processus historique en le présentant ­­d’une manière excessivement pacifiée, à des fins apologétiques : ­­ L’histoire éthico-politique, en tant ­­qu’elle fait abstraction du ­­concept de bloc historique dans lequel le ­­contenu économico-social et la forme éthico-politique ­­s’identifient ­­concrètement dans la reconstitution des différentes périodes historiques, ­­n’est rien ­­d’autre ­­qu’une présentation polémique de philosophèmes 195 plus ou moins intéressante, elle n’est ­­ pas de l’histoire ­­ .

Gramsci cherche pour sa part à forger et à pratiquer une « histoire intégrale196 » qui ne sera pas simplement une histoire de ­­l’élément éthico-politique, des groupes dirigeants et du système de domination actuel, mais une histoire du bloc historique et de ­­l’hégémonie dans leurs différentes dimensions, c’est-à-dire ­­ également une histoire du ­­contenu économico-social, des groupes subalternes et des possibles non réalisés197. Le bloc historique est un ensemble de rapports sociaux de différents types, dont le devenir dépend des luttes et ­­contradictions entre forces collectives. L­­ ’hégémonie désigne ­­l’unité que, étant donnée la multiplicité des forces en ­­conflits, ­­l’une ­­d’entre elles peut produire – unité nécessairement relative et provisoire dans la mesure où la société est ­­contradictoire. 194 Ibid., chap. 1, p. 41-59. 195 C10 II § 13, p. 43 [2de moitié de mai 1932], texte A en C8, § 240, p. 399 [mai 1932]. Sur ­­l’« hypostase » du moment de l’hégémonie, ­­ voir C10 I § 7, p. 29. 196 Gramsci souhaite par exemple « faire une histoire intégrale du christianisme [en y incluant] le christianisme populaire et pas seulement celui des intellectuels » (C10 II § 61, p. 156-157). Voir aussi C10 I Sommaire, p. 19, et C10 I § 12, p. 41. ­­L’expression d­­ ’« histoire intégrale » apparaît chez Croce (« Storia economico-politica e storia etico-politica », La Critica, vol. 22, 1924, p. 338), mais elle désigne chez lui ­­l’histoire éthico-politique. Cette dernière s’identifie ­­ à l’histoire ­­ en général, par opposition aux histoires spéciales (histoire économique, juridique, militaire, etc.). En effet, les domaines d’activité ­­ correspondant à ces histoires spéciales, ­­s’ils ­­conservent une certaine autonomie, sont tous impliqués par l’activité ­­ éthico-politique, elles en sont à la fois les conditions, ­­ les instruments et la matière : un certain idéal collectif présuppose, utilise et informe la vie économique, la législation, la pratique militaire, etc. ­­L’histoire éthico-politique est ainsi la seule « histoire qui soit vraiment ­­l’histoire » (« ­­L’histoire parmi les histoires : ­­l’histoire éthico-politique » [­­ ­1926­]­, in Benedetto Croce, Théorie et histoire de ­­l’historiographie, op. cit., p. 219). 197 Sur la critique par Gramsci, à ­­l’aide de la notion de bloc historique, de ­­l’histoire du xixe siècle de Croce, voir p. 191-192.



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La stabilité du bloc historique dépend du maintien de l’hégémonie, ­­ et parler du déploiement de l’hégémonie ­­ n’a ­­ de sens que dans le cadre ­­d’un bloc historique : ces deux notions se définissent réciproquement. ­­L’une comme ­­ ­­l’autre sont du reste, pour le dire avec E. P. Thompson, des « termes » ou « ­­concepts-charnière » (junction terms, junction-­­concepts), dans la mesure où elles « relèvent à la fois de la structure et du processus (­­comme la “classe” ou le “mode de production”, qui se situeront toujours à la frontière des deux)198 », même s’il ­­ ­­convient de préciser que la dimension processuelle englobe chez Gramsci la dimension structurelle et est en ce sens la plus fondamentale.

CONCLUSION

Dans le cadre de son ontologie processuelle, Gramsci ­­conçoit ­­l’histoire ­­ comme un processus complexe ­­ de transformation des rapports sociaux par les activités et luttes que ces mêmes rapports ­­conditionnent. ­­L’approche dialectique offre un éclairage ­­complémentaire sur le changement historique, conduisant ­­ à le comprendre ­­ à partir du dépassement des ­­contradictions, les périodes de stabilité correspondant à leur neutralisation ou à leur développement provisoirement imperceptible. Les deux aspects de la philosophie de la praxis – attention à la multiplicité ouverte des rapports et acteurs sociaux ; appréhension totalisante des époques par leurs ­­contradictions –, loin de la rendre incohérente, sont au ­­contraire ­­conjugués pour édifier un « historicisme réaliste » apte à penser le processus historique dans sa réalité ­­concrète et ­­d’une manière immanente. Cette thèse sera mise à ­­l’épreuve dans les chapitres suivants, mais les notions de bloc historique et ­­d’hégémonie, qui ­­combinent les deux aspects de la pensée gramscienne, semblent en donner une première ­­confirmation. Le bloc historique peut en effet être pensé ­­comme ­­l’unité dialectique 198 Edward P. Thompson, Misère de la théorie, op. cit., p. 213. Thompson écrit ainsi que le ­­concept de mode de production, ­­d’abord structurel, « réapparaît sous la forme ­­d’une pression déterminante à l’intérieur ­­ ­­d’un processus historique complexe », ­­ et que l’on ­­ peut considérer ­­ la classe « soit ­­comme ­­l’élément structurant du mode de production, soit ­­comme le produit imprévisible du déroulement historique » (p. 304).

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de la structure et des superstructures relativement autonomes ou, en ­­d’autres termes, ­­comme la totalité formée par ­­l’intrication de rapports sociaux distincts et plus ou moins déterminants (économiques, politiques, idéologiques, etc.). Le devenir de cette totalité relative dépend des rapports de forces entre groupes et, tout particulièrement, de ­­l’affirmation, de la crise ou du remplacement de l’hégémonie ­­ de l’une ­­ des forces collectives. Les notions de bloc historique et ­­d’hégémonie représentent ainsi les premiers indices de ­­l’effort gramscien pour penser les époques historiques c­­ omme des ensembles cohérents et présentant des régularités partielles, sans être pour autant homogènes, étant donné ­­qu’elles sont caractérisées par des ­­contradictions spécifiques entre groupes sociaux, et par des distinctions entre sphères sociales ; cet effort sera ­­l’objet du prochain chapitre. Concevoir la possibilité que le processus historique tende vers une résolution des c­­ ontradictions demande aussi à conjuguer ­­ les deux aspects de la philosophie de la praxis. ­­L’affirmation, même hypothétique, que ­­l’histoire peut tendre à la réconciliation exposerait à un écueil finaliste si l’on ­­ ne diagnostiquait pas cette possibilité à partir ­­d’un examen de la réalité ­­concrète. Or il apparaîtra progressivement, dans la suite de cet ouvrage, que cette réconciliation dialectique ne devient ­­concrètement possible q­­ u’à ­­l’époque moderne, et cela en raison de certains de ses traits caractéristiques (développement économique, démocratisation relative, politique de masse, etc.) – traits qui sont cependant loin ­­d’épuiser la ­­complexité de cette époque. C’est ­­ dans une situation historique particulière, et sous la ­­condition de rapports sociaux spécifiques et de luttes émancipatrices à l’issue ­­ indéterminée que se dégage l’horizon ­­ de ­­l’unification humaine.

L­­ ’«  HISTORICISME RÉALISTE  » DE GRAMSCI ET LES DIFFÉRENCES HISTORIQUES

La tension ontologique entre multiplicité et totalité, ­­constitutive de la ­­conception gramscienne du processus historique, ouvre la possibilité de discerner à même le cours des événements des époques cohérentes et qualitativement distinctes les unes des autres, sans les penser ­­comme chacune définie par un principe simple1. Il nous faut maintenant étudier l’approche ­­ théorique développée dans les Cahiers pour ­­comprendre les différences historiques, que ce soit entre époques ou au sein ­­d’une même époque. On examinera ­­d’abord ­­comment Gramsci rend ­­compte ­­d’une manière indissociable des discontinuités et des ­­continuités dans le processus historique. Cela est crucial à ses yeux afin de faire droit aux transformations historiques réelles sans prendre des changements superficiels pour des bouleversements fondamentaux – cela pour des raisons à la fois théoriques et politiques. Son attention aux ruptures historiques décisives ne le ­­conduit toutefois pas à voir le processus historique comme ­­ une succession ­­d’époques homogènes. On verra que Gramsci, échappant aux critiques des althussériens ­­contre la « problématique historiciste », ­­s’efforce c­­ onstamment de penser la ­­complexité historique. Cela se traduit de plusieurs manières : il forge une méthode ­­d’analyse de chaque situation dans sa singularité, en distinguant différents niveaux de rapports de forces ; il conçoit ­­ la succession ­­concrète des événements sans l­­ ’enfermer dans un schéma théorique prédéfini ; il pluralise les temporalités et les rythmes historiques ; et il offre des éléments ­­d’épistémologie (abstraction déterminée, analogie 1

Peu importe ici ­­qu’un tel principe soit c­­ ompris d­­ ’une manière idéaliste (­­comme un Zeitgeist par exemple) ou matérialiste (­­comme un mode de production dans ­­l’usage ­­qu’en font les versions économicistes du marxisme).

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historique, spécificité épistémologique du présent) grâce auxquels il peut affirmer ­­l’unité entre théorie et réalité historique sans pour autant réduire la première à une simple expression de la seconde.

CONTINUITÉS ET DISCONTINUITÉS DU PROCESSUS HISTORIQUE ­­L’HISTORICISME GRAMSCIEN ­­CONTRE LE ­­CONTINUISME

­­L’historicisme de Gramsci implique de faire droit aux différences et transformations historiques et exclut d’appréhender ­­ ­­l’histoire à partir de lois immuables qui ­­s’appliqueraient uniformément au cours des événements. Mais un historicisme qui ne verrait dans ­­l’histoire ­­qu’un pur changement ou une série de situations absolument singulières la rendrait inintelligible et dissoudrait sa ­­consistance. Dans les deux cas, ­­l’erreur est ce que l’on ­­ pourrait appeler le continuisme : ­­ celui des lois ­­d’un côté, celui du devenir de ­­l’autre. Gramsci discerne à la fois des régularités au sein du processus historique et des ruptures le scandant en époques diverses. On peut dire que son historiciste réaliste2 est non-­­continuiste, structuré ou « vertébré3 ». Ainsi, il peut écrire que les « forces matérielles de production sont ­­l’élément le moins variable du développement historique » et permettent « la reconstruction ­­d’un squelette solide du devenir historique4 ». Il critique Croce qui, dans ses travaux historiques, ne ­­s’intéresse ­­qu’à ­­l’aspect éthico-politique de ­­l’histoire, et « représente des “personnages” désossés, sans squelette, des chairs flasques 5 et tombantes même sous le fard des Vénus littéraires de l’écrivain ­­  ». Au ­­contraire, le marxisme bien compris ­­ examine « ­­l’anatomie » des sociétés humaines (selon ­­l’expression de la Préface de 18596), tout en ­­considérant Sur l’historicisme réaliste, voir notamment supra, p. 54. Biagio De Giovanni parle du « caractère “structuré”, “vertébré” de ­­l’histoire de Gramsci » (« Crisi organica e Stato in Gramsci », in Franco Ferri (dir.), Politica e storia in Gramsci, op. cit., tome 1, p. 223). 4 C11, § 30, p. 240 [juillet-août 1932]. Trad. mod. 5 C10 I § 13, p. 44 [2de moitié de mai 1932]. 6 Karl Marx, « Avant-propos » [­­­1859­]­à la Contribution à la critique de ­­l’économie politique, op. cit., p. 62. 2 3



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que « la “couleur de la peau” fait “bloc” avec la structure anatomique et avec toutes les fonctions physiologiques » : « On ne peut pas penser que ­­l’individu “écorché” soit le vrai “individu”, ni non plus l­­ ’individu “désossé”, sans squelette7. » Gramsci prend garde à ce que ­­l’historicisme ne mène aux écueils de ­­l’empirisme (soumission au donné historique immédiat), du scepticisme ou relativisme (incertitude quant à nos connaissances ­­ et à nos valeurs ­­considérées comme ­­ transitoires) et, plus encore, de l’opportunisme. ­­ Il déplore le caractère rudimentaire des vieux partis politiques, l’empirisme ­­ immédiat de toute action ­­constructive (y ­­compris celle de ­­l’État), ­­l’absence dans la vie italienne de tout mouvement « vertébré » possédant ses propres capacités de […], le manque de perspective histodéveloppement permanent et continu ­­ rique dans les programmes de parti, d’une ­­ perspective construite ­­ « scientifiquement » ­­c’est-à-dire avec sérieux et scrupule, fondant sur tout le passé les buts à atteindre dans l’avenir ­­ et à proposer au peuple comme ­­ une nécessité 8 à laquelle il doit collaborer consciemment ­­ .

Pour espérer dépasser le caractère informe de la politique italienne et ­­l’absence de cohérence des différents acteurs collectifs une représentation du processus historique dans sa consistance ­­ est ainsi requise. Comme le remarque Gramsci à propos des thèses de Croce : Si les faits sociaux sont imprévisibles et si le ­­concept de prévision lui-même ­­n’est ­­qu’un mot […] il ne reste plus ­­qu’à résoudre, au coup par coup et suivant des critères immédiats, les problèmes pratiques particuliers posés par le développement historique […] et dans ces ­­conditions ­­l’opportunisme est la seule ligne politique possible9.

Il est impératif pour une force politique, a fortiori pour le mouvement ouvrier, d­­ ’établir des régularités historiques, de faire certaines prévisions et de déterminer les éléments fondamentaux des différentes époques – surtout ceux de l’époque ­­ ­­contemporaine – afin de pouvoir distinguer les transformations décisives des changements secondaires et les 7 8 9

C10 I § 13, p. 43, texte A en C8, § 240, p. 399 [mai 1932]. Voir aussi C10 II § 41 xii, p. 121, texte A en Q4, § 15, p. 437. C19, § 5, p. 36-37 [juillet-août 1934 – février 1935]. C13, § 1, p. 355 [mai 1932 – novembre 1933]. Sur ­­l’opportunisme, voir aussi C3, § 119, p. 329-330.

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objectifs stratégiques des simples objectifs tactiques. Le réformisme ou le révisionnisme des directions de certaines organisations ouvrières, ­­comme celle du PSI10, sont liés à ­­l’incapacité ou au refus de voir de telles distinctions. ­­L’importance de rester ferme sur des principes et des éléments ­­d’analyses politiques ne signifie pas ­­qu’il faille se rendre aveugle au grain des événements, et Gramsci dénonce au ­­contraire ­­l’écueil symétrique de ­­l’opportunisme, le dogmatisme. ­­L’une des figures incarnant cette tendance dans les Cahiers est Amadeo Bordiga (prédécesseur et rival de Gramsci à la tête du ­­PCd’I), qui faisait largement découler sa ligne politique des lois ­­d’airain de ­­l’économie ­­qu’à ses yeux le marxisme avait énoncées11. ­­L’erreur de Bordiga est au moins triple : économicisme, ­­l’histoire étant réduite à son déterminant économique ; sectarisme, la force politique supposée être la seule fidèle à la vérité théorique étant conduite ­­ à se couper des autres forces ; dogmatisme, le cours des événements historiques étant censé obéir à des lois prédéfinies. Pour Gramsci, même si ­­l’on tient à parler de « lois » pour des événements ou rapports humains, elles ne peuvent avoir le même sens que des lois de la nature. Une loi ne peut que décrire ­­d’une manière approximative certaines régularités que l’on ­­ peut repérer a posteriori pour une période historique : les lois « émergent de ­­l’activité des hommes et des femmes et dépendent, par-dessus tout, des rapports sociaux qui structurent la ­­ modifiés. société12 », rapports susceptibles d’être ­­C’est en particulier le cas des lois économiques13. Il est erroné pour Gramsci de chercher à trouver des lois économiques valables absolument : elles sont dialectiquement liées aux autres rapports sociaux et sont relatives à une époque donnée. Une économie « intégrale14 » et ­­concrète, ni spécu10 Rappelons que Gramsci a été membre du PSI jusqu’à ­­ la fondation du PCd’I ­­ en janvier 1921. 11 C9, § 26, p. 423 [mai 1932]. Dans cette note, Gramsci renvoie dos à dos ce dogmatisme économiciste et ­­l’opportunisme qui met trop ­­l’accent sur ­­l’élément ­­culturel de son ancien camarade de ­­l’Ordine nuovo, Angelo Tasca. Il fait référence au débat de 1912 entre Tasca et Bordiga, alors tous deux dirigeants de l’organisation ­­ de jeunesse du PSI. 12 Esteve Morera, ­­Gramsci’s Historicism. A Realist Interpretation, Londres / New York, Routledge, 1990, p. 102. 13 Voir Giuliano Guzzone, Gramsci e la critica dell’economia ­­ politica. Dal dibattito sul liberismo al paradigma della « traducibilità », Rome, Viella, 2018, passim. 14 Michael Krätke, « Antonio ­­Gramsci’s Contribution to a Critical Economics », Historical Materialism, no 19.3, 2011, p. 101.



­­L’« HISTORICISME RÉALISTE » DE GRAMSCI

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lative ni formaliste, doit ainsi ­­s’appuyer sur une ­­conception de ­­l’histoire et une périodisation. Il émet à ce propos ­­l’hypothèse (­­contestable) selon laquelle Ricardo aurait profondément inspiré Marx non seulement par ses théories proprement économiques (notion de valeur) mais aussi ­­d’un point de vue épistémologique, en ce ­­qu’il aurait pressenti l­­ ’historicité des lois économiques, notamment avec la méthode du « posé que15  ». ­­D’après Gramsci, ­­l’économie classique ricardienne – ­­contrairement à ­­l’économie néo-classique formelle ou économie « pure16 » ultérieure – indexerait ses résultats sur certaines prémisses historiques ­­qu’elle présupposerait explicitement. L’« économie ­­ critique », le marxisme, développerait cette intuition historiciste en se livrant à l’étude ­­ concrète ­­ de telles prémisses, encore laissées dans ­­l’ombre par Ricardo. S’attachant ­­ à préciser cela, Gramsci introduit la notion de « marché déterminé17 », qui est au fond ­­l’objet de ­­l’économie marxiste. Le « marché déterminé est ­­l’ensemble des activités économiques ­­concrètes ­­d’une formation sociale déterminée, prises dans leurs lois d’uniformité, ­­ c’est-à-dire ­­ “abstraites”, mais sans que l’abstraction ­­ cesse d’être ­­ historiquement déterminée18 ». Plus précisément, un marché déterminé équivaut à un « rapport déterminé des 15 C11, § 52, p. 275 [août-décembre 1932], texte A en C8, § 128, p. 331 [avril 1932]. Sur les raisons pour lesquelles Gramsci attribue à Ricardo une telle méthode, voir Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx. Les Conflits d’interprétation ­­ chez les économistes et les philosophes, 1883-1983, Presses Universitaires de Lyon, 1986, p. 222-223. Son ami Piero Sraffa, qui préparait une édition intégrale des écrits de Ricardo et à qui Gramsci avait fait part de ses réflexions par ­­l’intermédiaire de Tania (Lettre à Tania du 30 mai 1932, LP, p. 429-430) ne partageait pas l’enthousiasme ­­ de Gramsci envers les conceptions ­­ philosophiques et épistémologiques de Ricardo (Lettre à Tania pour Gramsci du 21 juin 1932, in Piero Sraffa, Lettere a Tania per Gramsci, Rome, Editori Riuniti, 1991, p. 74). 16 C10 II § 32, p. 81 [juin-août 1932]. 17 C8, § 216, p. 385 [mars 1932]. Gramsci tire cette expression de ce passage de l’économiste ­­ néo-classique Pasquale Jannaccone : « Les deux expressions de libre ­­concurrence et de monopole ne sont que deux formules pour exprimer synthétiquement le concours ­­ d’un ­­ certain nombre de ­­conditions, dont la présence rend déterminé le marché, tandis que ­­l’absence ­­d’une seule le rend indéterminé » (« Sienza critica e realtà economia », La Riforma Sociale, novembre-décembre 1930, p. 524). Ce n’est ­­ que pour un marché déterminé (dans une situation ­­d’équilibre stable, soit de ­­concurrence parfaite soit de monopole) que ­­l’on pourra prévoir un certain nombre de paramètres, notamment les prix ­­d’équilibre. Gramsci déplace toutefois le sens de la notion puisqu’il ­­ considère ­­ que ce sont des conditions ­­ historiques (et en premier lieu un rapport de forces) qui « déterminent » le marché, non des ­­conditions formelles et arbitraires (­­comme ­­l’hypothèse ­­d’une ­­concurrence pure et parfaite ou celle ­­d’un monopole absolu). 18 C10 II § 32, p. 80. Pour la notion épistémologique d’abstraction ­­ déterminée, voir infra, p. 148-150.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

forces sociales dans une structure déterminée de l’appareil ­­ de production », cette c­­ onfiguration socio-économique étant elle-même « garantie (­­c’est-à-dire rendu permanente) par une superstructure politique, juridique et morale déterminée19 ». Ce ­­n’est donc ­­qu’à la condition ­­ de la stabilité relative des rapports de force, et de la permanence des institutions fondamentales, que des « automatismes » (ou des lois) économiques ­­s’imposent aux « initiatives individuelles », et rendent possible « une certaine mesure de “prévisibilité”20 ». Ricardo aurait eu la juste intuition, éclaircie ensuite par Marx, que les seules lois économiques que l’on ­­ peut rigoureusement ­­concevoir sont des « lois de tendance », ­­comme la loi de la baisse du taux de profit21. Ces lois restent « immanentes » à l’histoire, ­­ ne s’exceptent ­­ pas de ­­l’ensemble ­­complexe des activités humaines et des rapports sociaux, et sont caractérisées par une « nécessité » qui ­­n’est que ­­conditionnelle et relative22. Plus encore, l’économie ­­ critique, ou plutôt la « critique de l’économie ­­ politique », ne se contente ­­ pas d’analyser ­­ « de façon réaliste les rapports de forces qui déterminent le marché » : « Elle en approfondit les contradictions, ­­ elle en évalue les modifications possibles (modificabilità) liées à l’apparition ­­ de nouveaux éléments et à leur renforcement, et elle fait apparaître la “caducité” de la science ­­qu’elle critique, dont elle montre ­­qu’elle est remplaçable23. » Son but est précisément de changer les lois économiques du capitalisme qui, tout en émergeant de l’ensemble ­­ des activités humaines en interaction, ­­s’imposent à elles de manière ­­contraignante. Les écueils de ­­l’opportunisme et du dogmatisme montrent que les erreurs politiques sont étroitement liées à des erreurs proprement philosophiques (historicisme « invertébré » ­­d’une part, déterminisme économique de l’autre). ­­ La tâche de forger un historicisme adéquat, capable d’appréhender ­­ le processus historique dans ses articulations fondamentales sans l’enfermer ­­ dans le carcan de lois inconditionnelles, est pour Gramsci un impératif politique et une exigence proprement philosophique.

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C11, § 52, p. 273, texte A en C8, § 128, p. 330. Ibid. C10 II § 36, p. 86 [juin-août 1932]. C10 II § 9, p. 53 [2de moitié de mai 1932]. C11, § 52, p. 276, texte A en C8, § 128, p. 331.



­­L’« HISTORICISME RÉALISTE » DE GRAMSCI

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LA RAISON ET L’HISTOIRE ­­

­­L’historicisme épistémologique de Gramsci repose sur ­­l’unité dialectique de la théorie et de la pratique, conçues ­­ ­­comme deux dimensions de la praxis. Toute pratique humaine, même la plus chaotique24, ­­s’accompagne d’une ­­ théorie correspondante, en ce ­­qu’elle possède un aspect intellectuel, réflexif et conscient, ­­ et met ainsi en jeu, au moins implicitement, une certaine ­­conception du monde. Réciproquement, toute théorie ­­s’ancre dans la vie et ­­l’action de certains individus ou groupes sociaux, influence cette vie et cette action, et produit, même à un niveau minimal, des effets pratiques sur la situation ­­concrète où elle ­­s’inscrit. Gramsci fait ainsi plusieurs fois allusion25 à la thèse du jeune Marx selon laquelle « la théorie devient elle aussi un pouvoir matériel dès lors ­­qu’elle ­­s’empare des masses26 ». En ce sens, la théorie et la pratique sont toujours indissociables. Mais une théorie ou conception ­­ du monde peut affaiblir la pratique à laquelle elle est liée, et réciproquement. La lutte émancipatrice d’un ­­ acteur (individuel ou collectif) peut être minée par la représentation illusoire qu’il ­­ a de sa situation, ou par l’idéologie ­­ (au sens négatif du terme) dans laquelle il est pris. Il faut donc œuvrer à ce que la théorie et la pratique s’intensifient ­­ l’une ­­ l’autre ­­ – ce qui interdit du reste une réduction unilatérale de la théorie à la pratique, et en particulier son instrumentalisation à des fins politiques immédiates. Gramsci parle ­­d’un processus « ­­d’identification  » : Si se pose le problème d’identifier ­­ théorie et pratique, il se pose en ce sens : ­­construire, sur une pratique déterminée, une théorie qui, coïncidant et ­­s’identifiant avec les éléments décisifs de la pratique elle-même, accélère le processus pratique en acte, en rendant la pratique plus homogène, puisque ­­conforme, plus efficace dans tous ses éléments, ­­c’est-à-dire en les renforçant au 24 « Puisque notre action est le résultat de volontés différentes, avec des degrés différents ­­d’intensité, de ­­conscience, ­­d’homogénéité, avec ­­l’ensemble tout entier de la volonté collective, il est clair que la théorie correspondante et implicite sera elle aussi une ­­combinaison de croyances et de points de vue tout aussi désordonnés et hétérogènes. Cependant il y a adhésion ­­complète de la théorie à la pratique dans ces limites et dans ces termes » (C15, § 22, p. 133‑134 [mai 1933]). 25 C7, § 21, p. 186 ; C11, § 13, p. 199, texte A en C8, § 175, p. 358 ; C11, § 62, p. 282-283, texte A en Q4, § 45, p. 471 ; C13, § 18, p. 392. 26 Karl Marx, « Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction » [­­ ­1844­]­, in Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Éditions sociales, 2018, p. 292.

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maximum ; ou bien, étant donné une certaine position théorique, organiser ­­l’élément pratique indispensable à sa mise en œuvre. ­­L’identification de la théorie et de la pratique est un acte critique, par lequel on démontre que la pratique est rationnelle et nécessaire et la théorie réaliste et rationnelle27.

On ne dira donc pas ­­qu’une théorie est vraie parce ­­qu’elle correspond à un donné objectif extérieur, auquel aucun point de vue absolu ne donne accès, mais parce que la théorie et la pratique sont dans une certaine mesure en adéquation : elles se sont évaluées réciproquement, et se sont ajustées de sorte à se renforcer mutuellement – la théorie acquérant cohérence, diffusion et effectivité ; la pratique efficacité, justification et légitimité. Les théories sont immanentes à l’histoire, ­­ et leur vérité ­­conditionnée historiquement, non parce ­­qu’elles refléteraient passivement leur temps mais parce ­­qu’elles en sont un élément constitutif. ­­ Lors des changements historiques importants ou des périodes de crise, la stabilité des rapports théorico-pratiques est remise en cause, les ­­conceptions du monde expriment moins bien les pratiques et les masses ­­n’adhèrent plus aux idéologies antérieures. Ainsi, « le problème de ­­l’identité de la théorie et de la pratique se pose surtout dans certaines périodes historiques, dites de transition, ­­c’est-à-dire au mouvement de transformation plus rapide28 ». Identifier les ruptures historiques est nécessaire pour déterminer les limites de validité des théories. Gramsci affirme l’importance ­­ de « ­­l’opération mentale quelque peu ardue et difficile » qui consiste ­­ à penser une affirmation philosophique ­­comme vraie dans une période historique déterminée, ­­c’est-à-dire ­­comme expression nécessaire et inséparable ­­d’une action historique déterminée, ­­d’une praxis déterminée, mais qui se voit dépassée et « rendue vaine » dans une période postérieure, et cela sans tomber pour autant dans le scepticisme et le relativisme moral et idéologique, ­­c’est-à-dire ­­concevoir la philosophie ­­comme historicité29.

­­ est possible d’échapper S’il ­­ au scepticisme et au relativisme moral, ­­c’est ­­qu’il y a un sens, à une époque donnée, à parler de vérité et de rationalité. 27 C15, § 22, p. 134. 28 Ibid. 29 C11, § 14, p. 200 [juillet-août 1932], texte A en C8, § 174, p. 357 [novembre 1931]. Voir également C10 II § 40, p. 93.



­­L’« HISTORICISME RÉALISTE » DE GRAMSCI

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On peut dégager des normes théoriques et pratiques immanentes à ­­l’histoire – non des principes abstraits et formels – en déterminant les tendances fondamentales de ­­l’époque, et les forces collectives les plus vives et expansives. Gramsci ­­s’appuie sur la thèse hégélienne selon laquelle le rationnel est réel et le réel historique est rationnel30. Il voit ainsi en Hegel « le véritable fondateur de l’immanentisme », ­­ dans la mesure où « la doctrine de ­­l’identité du réel et du rationnel » nie la transcendance de ­­l’idéal ou du devoir-être abstrait par rapport à leur réalisation effective, et ­­considère ­­qu’en identifiant ainsi « la valeur de la réalité à celle de son histoire », il a posé « la base fondamentale de tout l’historicisme ­­ moderne31 ». Bien entendu, établir une identité immédiate entre rationalité et réalité ­­n’est pas acceptable. Cela reviendrait à donner à toute réalité historique ­­l’onction de ­­l’Esprit, à justifier ­­l’ordre établi et au fond à nier la notion même de valeur en considérant ­­ tout existant comme ­­ justifié. Gramsci se revendique32 de la lecture donnée par Engels de la thèse hégélienne : Chez Hegel, tout ce qui existe ­­n’est nullement réel (wirklich) ­­d’emblée. ­­L’attribut de la réalité ne ­­s’applique chez lui qu’à ­­ ce qui est en même temps nécessaire ; « la réalité dans son déploiement ­­s’avère être la nécessité » ; […] La réalité ­­n’est aucunement, ­­d’après Hegel, un attribut qui revient de droit en toutes circonstances et en tout temps à un état de choses social ou politique donné. Tout au contraire. ­­ La République romaine était réelle, mais l’Empire ­­ romain qui la supplanta ne l’était ­­ pas moins. La monarchie française de 1789 était devenue si irréelle, ­­c’est-à-dire si dénuée de toute nécessité, si irrationnelle, ­­qu’elle dut être nécessairement abolie par la grande Révolution dont Hegel parle toujours avec le plus grand enthousiasme. Ici la monarchie était par ­­conséquent l’irréel ­­ et la Révolution le réel33.

Non seulement le rationnel change au cours du temps et devient irrationnel avant de disparaître, mais à une époque donnée il existe des éléments qui ne sont plus (ou pas encore) nécessaires historiquement et, en ce sens, ne sont pas véritablement réels. 30 « Ce qui est rationnel est effectif (wirklich) ; et ce qui est effectif est rationnel » (G.W.F. Hegel, Préface aux Principes de la philosophie du droit ­­[­1820­]­, Paris, PUF, 2013, p. 129). 31 C10 II § 4, p. 49 [1re moitié ­­d’avril 1932]. 32 C11, § 18, p. 215 [juillet-août 1932], texte A en C8, § 219, p. 388 [mars 1932]. 33 Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande [­­ ­1886­]­, Paris, Éditions sociales, 1980, bilingue, p. 9-11.

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Hegel lui-même se donnait les moyens de distinguer entre les traits fondamentaux d’une ­­ époque et l’ensemble ­­ des autres éléments présents. Il distingue entre Realität, l’ensemble ­­ des faits, de ce qui advient empiriquement dans le temps et ­­l’espace, et Wirklichkeit, « ce qui, du réel, peut être pensé ­­comme rendant raison de soi34 », terme qui peut être traduit par « effectivité ». C’est ­­ à la Wirklichkeit et non à la Realität que le rationnel ­­s’identifie, et cela non immédiatement : « Il y a mouvement, acheminement, acclimatation plus ou moins ardue35. » Cette identification est un processus, une tendance historique, qui peut passer par des événements aussi violents que des révolutions. Comme Hegel ou Engels, Gramsci se garde de reconnaître ­­comme rationnel tout ce qui existe en un temps donné. Il qualifie ­­d’« anachronique » ce qui a perdu sa nécessité, par exemple des courants ­­culturels (le nationalisme en Italie36) ou des types de pratiques politiques (celles des dirigeants politiques traditionnels37) qui sont dépassés par le processus historique, notamment en ce qu’elles ­­ ne répondent plus aux besoins des masses. Gramsci écrit de même que « ­­l’une des questions les plus importantes » pour un parti politique – qui est censé ­­d’après lui être lié à une classe sociale – est « sa capacité à réagir ­­contre l’esprit ­­ de routine, ­­contre les tendances à se momifier et à devenir anachronique » ; les partis doivent « ­­s’adapter aux tâches nouvelles et aux époques nouvelles » et suivre le « développement des rapports de force ­­d’ensemble (et donc de la position relative de leurs classes)38 ». Les partis doivent faire preuve de « tempestività » ou « tempismo » (sens de ­­l’époque) afin ­­d’échapper au « processus ­­d’“anachronisation” » qui menace tout type ­­d’organisation39. ­­L’un des dangers principaux vient de la bureaucratie, qui tend ­­constamment à « ­­constituer un corps solidaire, qui existe pour luimême et se sent indépendant de la masse40 ». ­­L’anachronisme caractérise fréquemment des couches sociales liées à des organisations très hiérarchisées (état-major et caste militaire 34 Jean-François Kervégan, « ­­L’institution de la liberté », présentation de G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit., p. 19. 35 Ibid. 36 C19, § 5, p. 40 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en C9, § 127, p. 497 [septembrenovembre 1932]. 37 C12, § 1, p. 328 [mai-juin 1932]. 38 C13, § 23, p. 401 [juin 1932 – novembre 1933], texte A en C7, § 77, p. 224 [décembre 1931]. Trad. mod. 39 C7, § 77, p. 224-225. 40 C13, § 23, p. 401, texte A en C7, § 77, p. 224.



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« fossilisés41 ») ou bureaucratisées (­­l’Église catholique « momifiée42 »). La logique bureaucratique est décisive ici, et montre que dans certains cas les éléments historiques sont anachroniques non seulement car ils sont dépassés par les temps nouveaux, mais aussi parce ­­qu’ils y résistent activement : ils suivent leur logique propre ­­comme ­­s’ils ­­s’abstrayaient du reste de la totalité socio-historique. Dans ces cas, Gramsci a tendance à ­­ parle plutôt de « fossilisation » parler de « momification43 », alors qu’il ­­lorsqu’il ­­s’agit ­­d’une simple persistance du passé. Ces phénomènes peuvent être éclairés à l’aide ­­ de la notion d’« intel­­ lectuels traditionnels ». Ces derniers, contrairement ­­ aux « intellectuels organiques », ne sont pas liés organiquement à un groupe social « essentiel44 » à une époque donnée (la bourgeoisie et le prolétariat à ­­l’époque moderne) – même ­­s’ils ont pu l’être ­­ dans le passé, comme ­­ « la catégorie des ecclésiastiques ­­[­qui­]­ peut être ­­considérée ­­comme la catégorie intellectuelle organiquement liée à ­­l’aristocratie foncière45 » dans le féodalisme. Les intellectuels traditionnels ont une représentation ­­d’eux-mêmes anhistorique : ils « éprouvent avec un “esprit de corps” le sentiment de leur continuité ­­ historique ininterrompue », ressentant une forte solidarité envers les intellectuels passés, et « se posent ­­comme autonomes et indépendants du groupe social dominant46 ». Mais ils restent évidemment situés dans l’ensemble ­­ des rapports sociaux (en tant que personnel de ­­l’État, de ­­l’Église ou de ­­l’une des autres institutions ou organisations ­­constituant ­­l’appareil hégémonique établi) et produisent des effets socio-historiques qui ­­consolident la position de la classe dominante (bien que moins ­­consciemment et systématiquement que les intellectuels organiques de cette dernière). À l’exception ­­ des intellectuels organiques des classes subalternes, ce sont tous les intellectuels, traditionnels ­­comme organiques, que ­­l’on peut caractériser ­­comme « les “­­commis” du groupe dominant pour ­­l’exercice des fonctions 41 Respectivement C1, § 133, p. 120 [février-mars 1930] et C12, § 1, p. 324 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 482 [octobre-novembre 1930]. 42 C20, § 4, p. 134 [juillet-août 1934 – premiers mois [?] de 1935]. 43 Voir Robert Jackson, « Subalternity and the Mummification of Culture in ­­Gramsci’s “Prison Notebooks” », International Gramsci Journal, vol. 2, no 1, p. 201-225. On trouve cette expression sous la plume de Croce (par exemple dans Théorie et histoire de ­­l’historiographie, op. cit., p. 89). 44 C12, § 1, p. 310, texte A en Q4, § 49, p. 475. 45 Ibid. Trad. mod. 46 C12, § 1, p. 311, texte A en Q4, § 49, p. 475.

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subalternes de ­­l’hégémonie sociale et du gouvernement politique47 ». Si les intellectuels traditionnels ont tendance à devenir anachroniques, ils ­­n’échappent pas à ­­l’immanence historique : ­­c’est même précisément en étant anachroniques et en ­­s’efforçant ­­d’occulter leur situation socio-historique qu’ils ­­ participent ­­d’une manière spécifique à leur temps : leur « auto-position48 » a des ­­conséquences politico-idéologiques significatives, notamment en ce ­­qu’elle ­­contribue à dissimuler l’antagonisme ­­ social. La notion gramscienne d’anachronisme ­­ est donc ambivalente : les phénomènes anachroniques, bien ­­qu’irrationnels et dépourvus de vitalité historique, sont des éléments constitutifs ­­ de la totalité socio-historique. ­­L’exemple de l’Église ­­ catholique est paradigmatique dans la mesure où elle est anachronique à l’époque ­­ moderne mais où l’on ­­ ne peut en faire abstraction, surtout en Italie49. Gramsci ne réduit pas ­­l’histoire au rationnel mais la voit comme ­­ une dialectique entre rationnel et irrationnel : Dans chaque instant de l’histoire ­­ en devenir il y a lutte entre le rationnel et ­­l’irrationnel. Entendons par irrationnel ce qui ne triomphera pas en dernière analyse, ce qui ne deviendra jamais histoire effective, mais qui en réalité est rationnel lui aussi parce ­­qu’il est nécessairement lié au rationnel, et ­­qu’il est 50 un moment dont il faut tenir compte ­­ .

Il est difficile de prévoir avant le déroulement des faits ce qui représentera un élément fondamental d’une ­­ époque, et le partage entre rationnel et irrationnel ne pourra être établi définitivement ­­qu’a posteriori, en fonction de ­­l’issue de la lutte : seul ce qui aura obtenu une « victoire permanente51 » ­­s’avérera être – pour un temps – rationnel. Gramsci distingue dans le processus historique des éléments profonds et des éléments plus superficiels52. Les premiers, dans la mesure où ils dessinent les lignes de force de leur époque, peuvent être pensés comme ­­ rationnels. Parmi les seconds, ceux qui ont perdu leur vitalité historique et sont en décalage avec les éléments nécessaires, voire qui ­­s’y opposent, doivent être pensés ­­comme irrationnels. Mais ­­l’immanentisme de Gramsci exclut tout dualisme entre ce qu’il ­­ y aurait ­­d’essentiel et d’inessentiel ­­ à 47 C12, § 1, p. 314, texte A en Q4, § 49, p. 476. 48 C12, § 1, p. 311, texte A en Q4, § 49, p. 475. 49 Voir infra, p. 241-245. 50 C6, § 10, p. 17 [novembre-décembre 1930]. 51 Ibid. 52 Voir aussi infra, p. 99-101.



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une époque donnée, et son historicisme interdit de rejeter des éléments hors de notre compréhension ­­ rationnelle de l’histoire ­­ au prétexte ­­qu’ils seraient en désaccord avec ce qui est censé définir ­­l’époque. Il se doit donc de restituer les ruptures entre époques sans perdre la ­­continuité du processus historique, et de penser la différence relative entre éléments profonds et superficiels sans perdre son unité : en un mot, de saisir la dialectique entre ­­l’essentiel et ­­l’inessentiel à ­­l’œuvre dans ­­l’histoire. Un ensemble de couples théoriques émaillant les Cahiers de prison, en résonances réciproques, permettent ­­d’éclairer cette dialectique. LES COUPLES DIALECTIQUES DE ­­L’HISTORICISME VERTÉBRÉ

Faire époque et durer Gramsci s’interroge, ­­ à propos de plusieurs phénomènes historiques, sur leur capacité à faire époque, c’est-à-dire ­­ à marquer l’advenue ­­ d’une ­­ nouveauté historique radicale53. Il envisage que ­­l’apparition de l­­ ’idée de progrès – qui naît et se diffuse en lien avec la maîtrise de la nature permise par les grandes découvertes scientifiques – « représente un événement ­­culturel fondamental, faisant époque (tale da fare epoca)54  »  ; il semble ­­d’ailleurs ­­considérer que ­­c’est effectivement le cas, dans la mesure où cette idée est à la fois le signe, et l’un ­­ des éléments ­­constitutifs, de l’entrée ­­ dans l’ère ­­ moderne55. Gramsci emploie aussi ­­l’expression l­­ orsqu’il analyse ­­l’affaire Dreyfus. Celle-ci fait partie des « mouvements historico-politiques » qui « certes ne sont pas des révolutions, mais ne sont pas ­­complètement réactionnaires », ­­c’est-à-dire qui ont un « ­­contenu relativement “progressiste”, en ce ­­qu’ils indiquent ­­qu’il y avait dans la société des forces latentes au travail que les anciens dirigeants n’ont ­­ pas su exploiter, même si ce sont des forces “marginales”, mais qui ne sont pas absolument progressistes dans la mesure où elles ne peuvent pas “faire époque”56 ». En effet, si la séquence historique de ­­l’affaire Dreyfus a vu ­­l’activation et la victoire de forces socio-politiques progressistes, la lutte ­­s’est pour ­­l’essentiel 53 La distinction entre « faire époque » et « durer » a été analysée précisément par Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 112-118. 54 C10 II § 48, p. 134 [décembre 1932]. Trad. mod. 55 Voir infra, p. 235-236. 56 C14, § 23, p. 39 [janvier 1933]. Trad. mod.

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déroulée entre deux camps du « bloc social dominant57 » et donc sur le terrain de l’hégémonie ­­ bourgeoise, qui ­­n’a pas été remise en cause. Dans une autre note, Gramsci se demande si ­­l’américanisme peut en lui-même « ­­constituer une “époque” historique » et réaliser graduellement des transformations historiques fondamentales ­­comme les « révolutions passives » du xixe siècle, ou ­­s’il prépare plutôt « une “explosion”, c’est-à-dire ­­ un bouleversement de type français58 ». Il ne tranche pas cette alternative d’une ­­ manière univoque, aucune des deux possibilités envisagées n’étant ­­ satisfaisante59. Enfin, dans un texte écrit quelques mois avant l’arrêt ­­ de la rédaction des Cahiers, Gramsci, après avoir souligné la nouveauté historique représentée par ­­l’« absolutisme » fasciste, affirme : « Il faut soigneusement exclure toute apparence […] ­­d’appui aux tendances “absolutistes” et on peut obtenir cela en insistant sur le caractère “transitoire” (au sens ­­qu’il ne fait pas époque, non pas au sens du “peu de durée”) du phénomène60. » Il ajoute que l­­ ’on c­­ onfond trop souvent « ne pas faire époque » avec le peu de durée « temporelle » ; on peut « durer » longtemps, relativement, et ne pas « faire époque » ; les forces de viscosité de certains régimes sont souvent insoupçonnées, surtout si ceux-ci sont « forts » de la faiblesse des autres61.

Le fascisme peut durer, mais il ne fera pas époque. Malgré les transformations notables auxquelles il est lié et sur lesquelles Gramsci s’attarde, ­­ il reconduit les ­­contradictions socio-historiques antérieures et ne les résout pas, ce en quoi il est transitoire62. Comme ­­l’écrit Burgio, alors que la durée est ici « la modalité de déroulement ­­d’un temps inerte, pure quantité que ­­l’on peut mesurer adéquatement en termes chronologiques », faire époque « implique précisément de briser ce ­­continuum ». Il faut pour cela ­­ l’irruption ­­d’une forme historique nouvelle qui – ­­s’étant déjà développée au sein de la précédente – survient pour remplir la durée, ­­qu’elle bouleverse avec un événement (ou un processus) qui modifie le rythme, l’intensité, ­­ la 57 58 59 60 61 62

Idem. C22, § 1, p. 178 [2de moitié de 1934]. Sur ce point, voir p. 258-263. C14, § 76, p. 98 [mars 1935]. Trad. mod. Ibid. Voir p. 275-282.



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direction du mouvement historique, en lui imprimant une accélération en tranchant dans le sens du progrès63.

Le critère de la capacité à faire époque est moins la durée quantitative que la nouveauté qualitative – liée au dépassement de c­­ ontradictions historiques antérieures –, comme ­­ avec la Révolution française et la Révolution de 1917 mais aussi, bien que ­­d’une manière plus ambivalente, avec les révolutions passives du xixe siècle. Ces événements ou séquences historiques correspondent en effet à l’émergence ­­ de blocs historiques radicalement nouveaux et à l­­ ’affirmation de rapports sociaux qualitativement différents de ceux qui prédominaient64. À l’inverse, ­­ des phénomènes qui ne font pas époque c­­ omme ­­l’américanisme ou le fascisme ­­consistent en définitive, malgré leur grande ­­complexité, en des reconfigurations du bloc historique capitaliste qui lui permettent de durer en lui apportant une certaine « viscosité ». De tels phénomènes occultent, neutralisent ou déplacent les ­­contradictions ; ils sont, en ce sens, moins rationnels ­­qu’un mouvement historique qui les dépasserait réellement et ferait ainsi époque. Une telle désarticulation entre ce qui serait historiquement rationnel, et ce qui est simplement existant, peut dans certains cas être pensée avec la notion de crise, que Gramsci a caractérisé ainsi : « La crise ­­consiste justement dans le fait que l’ancien ­­ meurt » – mais ne veut pas disparaître, pourrait-on ajouter – « et que le nouveau ne peut pas naître65. »

Organique et occasionnel Pour étudier les différentes périodes historiques, et en particulier celles de crise, Gramsci établit une distinction entre « les mouvements organiques (relativement permanents) » et des mouvements « ­­qu’on peut appeler de ­­conjoncture (et qui se présentent ­­comme occasionnels, immédiats, presque accidentels) », qui dépendent des premiers mais dont « la signification ­­n’est pas ­­d’une grande portée historique66 ». Le fait ­­qu’une crise dure « plusieurs dizaines d’années » ­­ signifie que dans la structure se sont révélées (sont venues à maturité) des ­­contradictions irrémédiables et que les forces politiques qui travaillent positivement à la 63 Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 114-115. 64 Voir infra, p. 180-184. 65 C3, § 34, p. 283 [juin-juillet 1930]. 66 C13, § 17, p. 376-377 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q4, § 38, p. 455 [octobre 1930].

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­­ conservation et à la défense de la structure elle-même s’efforcent ­­ cependant ­­d’y remédier à ­­l’intérieur de certaines limites et de les surmonter67.

Autrement dit, les mouvements organiques qui dessinent une tendance vers une nouvelle « forme sociale » ne parviennent pas à se traduire sur le « terrain de ­­l’occasionnel », où ­­continuent de prévaloir des forces ­­conservatrices68. On pourrait craindre que cette distinction fasse resurgir une ­­compréhension dualiste du devenir historique, et cela en deux sens. ­­D’un côté, si les événements situés sur le terrain de ­­l’occasionnel ne pouvaient que modifier la vitesse du mouvement organique, non sa direction, l’histoire ­­ serait vouée à emprunter, tôt ou tard, la trajectoire tracée par le mouvement organique : on retomberait dans un dualisme, au sein du processus historique, entre ce qui est ­­contingent et ce qui est nécessaire (sa trajectoire unilinéaire). De ­­l’autre, si Gramsci cantonnait les mouvements organiques à la structure économique et identifiait le terrain de ­­l’occasionnel aux luttes politiques ­­contingentes, on reconduirait un dualisme entre économie et politique, ou entre structure et superstructures. Mais il serait erroné de tirer ces conclusions ­­ de la distinction gramscienne. ­­D’une part, Gramsci affirme la nécessité de penser le « lien dialectique entre les deux ordres de mouvements69 ». Si les mouvements organiques dessinent les tendances historiques dont la réalisation dépendra des événements, l’échec ­­ à les réaliser modifiera la direction de ces mouvements eux-mêmes. Par exemple, ­­l’incapacité de la bourgeoisie de la Renaissance, en Italie, à établir une hégémonie à l’échelle ­­ nationale, et à opérer la transition à un bloc historique nouveau, à partir des germes de capitalisme et de pouvoir politique bourgeois dans les ­­communes, a eu ­­d’après Gramsci des conséquences ­­ profondes et de long terme (absence de dynamisme économique, profusion de catégories sociales parasitaires), qui contribuent ­­ même à expliquer le phénomène fasciste70. De plus, il ­­n’y a pas une seule manière de dépasser les ­­contradictions historiques – elles-mêmes toujours multiples – et ­­d’inaugurer une nouvelle époque historique. Les Cahiers ­­s’attachent précisément à exposer la différence 67 Ibid. 68 Ibid. 69 C13, § 17, p. 377, texte A en Q4, § 38, p. 455. 70 Voir infra, p. 227-230.



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radicale entre la Révolution française et les révolutions passives (en particulier le Risorgimento), qui toutes correspondent à ­­l’affirmation ­­d’une ­­l’hégémonie bourgeoise et à ­­l’émergence ­­d’un bloc historique moderne71. Il est donc clair que Gramsci ne cherche pas à construire ­­ un grand récit de l’histoire ­­ humaine ; même pour le passé, il ne soutient pas ­­l’unilinéarité du cours historique72. ­­D’autre part, on ne saurait rabattre la distinction entre organique et occasionnel sur celle entre structure et superstructures. Même si ­­l’on peut ­­considérer que les rapports économiques sont, dans ­­l’ensemble et le plus fréquemment, les rapports sociaux les plus permanents et consistants, ­­ et que la structure est ainsi « le point de référence et ­­d’impulsion dialectique pour les superstructures73 », les éléments et mouvements historiques profonds ne sont pas exclusivement économiques. Par exemple, Gramsci établit une distinction entre des « idéologies historiquement organiques, qui sont nécessaires à une structure donnée » et « des idéologies arbitraires, rationalistes, “voulues” » : les premières « “organisent” les masses humaines ­­[­et­]­forment le terrain où les hommes évoluent, prennent ­­conscience de leur position, luttent », et sont ainsi ­­constitutives ­­d’un bloc historique ; les secondes, abstraites et formalistes, « ne créent rien ­­d’autre que des mouvements individuels, des polémiques », et sont incapables de jouer un rôle historique véritable74. De même, si la politique est le lieu de luttes dont ­­l’issue est dans une certaine mesure ­­contingente, elle met en jeu un ensemble ­­d’organisations et ­­d’institutions, en premier lieu les appareils étatique et hégémonique, que ­­l’on ne peut pas étudier uniquement sur le terrain de ­­l’occasionnel75.

71 Voir infra, p. 180-184. 72 Il rejette du reste explicitement toute imposition sur le processus historique d’une ­­ « loi déterministe de développement linéaire et rectiligne » (C19, § 5, p. 33-34 [juillet-août 1934 – février 1935]). 73 C10 II § 41 x, p. 116 [août-décembre 1932]. Gramsci a assoupli sa formulation initiale, ­­puisqu’il parlait de « causalité » dialectique dans le texte A (Q4, § 56, p. 503 [mai 1930]). Cela témoigne de son effort pour éviter le dualisme, sans abandonner ­­l’idée d’un ­­ primat des rapports économiques. 74 C7, § 19, p. 185 [novembre 1930 – février 1931]. 75 Voir infra, p. 120-130.

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Grande politique et petite politique Gramsci distingue par ailleurs deux grands types ­­d’activités politiques en fonction de leurs enjeux. La politique bien ­­comprise, la « grande politique », « haute politique » ou « politique créatrice76 », a pour enjeu fondamental le changement qualitatif du rapport de forces entre les groupes sociaux, qu’il ­­ s’agisse ­­ d’œuvrer ­­ à ces bouleversements historiques ou de ­­s’y opposer. Autrement dit, « la grande politique ­­comprend les questions liées à la fondation des nouveaux États, à la lutte pour la destruction, la défense, la ­­conservation de structures organiques économico-sociales déterminées77 ». La « petite politique » (ou « politique ­­d’équilibre, de ­­conservation ») se limite au ­­contraire à une ­­compétition pour occuper des positions prédéterminées dans le cadre de l’appareil ­­ étatique (politique et administratif), et à la gestion l’ordre ­­ existant. Elle correspond donc aux « questions partielles et quotidiennes qui se posent à ­­l’intérieur ­­d’une structure déjà établie à cause des luttes pour la prééminence entre les diverses fractions d’une ­­ même classe politique78 ». Gramsci précise que, pour certains dirigeants ­­conservateurs dotés ­­d’une réelle vision stratégique – ­­comme Giovanni Giolitti –, cela peut être « de la grande politique que de tenter ­­d’exclure la grande politique de ­­l’intérieur de la sphère de la vie de l’État ­­ et de tout réduire à de la petite 79 politique  ». Quant aux autres, leurs actions ­­s’expliquent simplement par la défense myope de leurs intérêts immédiats. Parmi les acteurs d’une ­­ politique créatrice et émancipatrice évoqués dans les Cahiers, un rôle paradigmatique est joué par cette avant-garde de la classe bourgeoise qu’ont ­­ été les jacobins, que Gramsci voit comme ­­ des précurseurs des bolcheviks80. Or si les jacobins ont pu œuvrer à 76 77 78 79 80

C15, § 72, p. 181 [juillet-septembre 1933]. Trad. mod. C13, § 5, p. 361 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 48, p. 286. Ibid. Ibid. Le jeune Gramsci critiquait sévèrement le jacobinisme, ­­qu’il ­­considérait ­­comme un mouvement abstrait et formaliste, et auquel il opposait la Révolution russe (voir « Notes sur la révolution russe », Il Grido del Popolo, 29 avril 1917, in EP 1, p. 118-121). Quelques années plus tard, sa position avait changé, peut-être après avoir pris ­­connaissance – vraisemblablement d’une ­­ manière indirecte – des parallèles entre jacobins et bolcheviks revendiqués par Lénine lui-même. Il a aussi été profondément inspiré par les réflexions ­­d’Albert Mathiez sur ­­l’analogie entre révolutionnaires français et russes, notamment dans ­­l’article « Le bolchevisme et le jacobinisme » (Scientia, XXVII, 1920), ­­qu’il a fait publier en italien en 1921 dans ­­l’Ordine nuovo. Sur cette question, voir Jean-Claude Zancarini,



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­­l’avènement ­­d’une société radicalement nouvelle81 ­­c’est ­­qu’ils ont su privilégier « les intérêts historiques de la classe future » sur « les intérêts corporatifs du petit groupe qui dirigeait82 ». La grande politique émancipatrice s’appuie ­­ ainsi sur les intérêts fondamentaux d’une ­­ classe en lutte et sur des mouvements historiques profonds. Son problème intrinsèque apparaît alors : le sujet dont elle s’efforce ­­ de faire triompher les intérêts (« la classe future ») ne lui préexiste pas, puisque c’est ­­ dans une certaine mesure à elle de le ­­constituer ; et, si ­­l’on peut discerner des tendances et mouvements historiques, il est impossible de prévoir avec certitude leur issue. Pour Gramsci, « prévoir signifie seulement bien voir le présent et le passé en tant que mouvement : bien voir, ­­c’est-à-dire identifier avec exactitude les éléments fondamentaux et permanents du processus. Mais il est absurde de penser à une prévision purement “objective”83 ». Autrement dit, « on ne peut prévoir “scientifiquement” que la lutte », analyser les forces ­­qu’elle met aux prises et le terrain où elle se déroule, « mais non ­­[­prévoir­]­ ses moments ­­concrets, qui ne peuvent pas ne pas résulter de forces opposées en ­­continuel mouvement84 ». Si une prévision objective ou scientifique est impossible, un autre type de prévision est cependant indissociable de la grande politique, tout ­­comme la théorie est indissociable de la pratique85 : « On “prévoit” réellement dans la mesure où ­­l’on agit, dans la mesure où ­­l’on applique un effort volontaire et donc où l’on ­­ c­­ ontribue c­­ oncrètement à créer le résultat “prévu”86. » Il est nécessaire pour une force socio-politique de faire des conjectures ­­ sur ­­l’avenir et de ­­s’y projeter : il lui faut discerner les débouchés probables de la lutte ­­qu’elle mène et dans laquelle elle est prise ; et, pour avoir une cohérence, son action doit être orientée par un « “programme” à faire triompher87 ». De plus, se projeter vers un état à « ­­L’union de la ville et de la campagne », in Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini (dir.), La France ­­d’Antonio Gramsci, op. cit., p. 103-111. 81 Voir infra, p. 167-170. 82 C6, § 89, p. 85 [mars-août 1931]. 83 C15, § 50, p. 161 [mai-juin 1933]. 84 C11, § 15, p. 202 [juillet-août 1932], texte A en C8, § 197, p. 369 [février-mars 1932]. 85 Sur la ­­conception gramscienne de la prévision et ses différentes modalités, voir Nicola Badaloni, « Gramsci : la filosofia della prassi ­­come previsione », in Eric Hobsbawm et alii (dir.), Storia del marxismo. Vol. III : Il marxismo nell’età ­­ della Terza Internazionale, Turin, Einaudi, 1981, tome 2, p. 251-340. 86 Ibid. 87 C15, § 50, p. 161.

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venir – à la fois le prévoir et s’efforcer ­­ de le réaliser – produit un effet de subjectivité et joue un rôle dans la constitution ­­ même d’une ­­ telle force collective, en cristallisant la « volonté collective88 » autour d’une ­­ représentation partagée du processus historique et de son sens. Même si elle ­­n’est pas scientifique ou objective, la prévision ainsi ­­comprise ­­n’est pas ­­condamnée à être « arbitraire89 ». Non seulement elle peut ­­s’appuyer sur ­­l’analyse des rapports de forces qui constituent ­­ la situation présente90 et sur l’étude ­­ des tendances qui s’y ­­ déploient, mais l’effort ­­ pour faire advenir un état historique déterminé donne lui-même une forte impulsion pour « identifier les éléments nécessaires à la réalisation de ­­[­cette­]­ volonté91 », raison pour laquelle une certaine projection vers l’avenir ­­ favorise une appréhension adéquate du présent. Alors que la petite politique ­­s’en tient au donné, la grande politique a affaire au possible. Plus précisément, il ­­s’agit pour elle ­­d’actualiser un possible c­­ oncret et historique, qui au présent ­­n’est ­­qu’une tendance ou une virtualité, et n’existe, ­­ pour employer un terme qui apparaît fréquemment dans les Cahiers, ­­qu’« en germe (in germe ou in nuce)  ». Gramsci ­­conçoit ces possibilités ­­concrètes ­­comme des éléments ­­constitutifs des situations et époques historiques92. Il échappe ainsi à deux écueils symétriques : le marxisme mécaniste qui appréhende le processus historique comme ­­ intégralement déterminé, et abolit de ce fait ­­l’excès du possible sur le réel et ­­l’écart entre ­­l’avenir et le présent93 ; et ­­l’historicisme opportuniste qui, en ­­s’adaptant absolument à son présent et en se fondant en lui, se rend aveugle à tout ce qui pourrait le dépasser. Si Gramsci voit chaque situation ­­comme ouverte sur et par des possibilités non encore réalisées, il existe des situations exceptionnelles (périodes de ­­conflits et surtout situations révolutionnaires) où des possibilités historiques ­­contradictoires se manifestent avec une intensité particulièrement forte. Les possibilités historiques ­­s’ancrent 88 C11, § 15, p. 202. 89 C15, § 50, p. 161. 90 Sur l’analyse ­­ des situations ­­comme ensembles complexes ­­ de rapports de forces, voir en particulier p. 146. 91 Ibid. 92 « La possibilité n’est ­­ pas la réalité, mais elle est aussi une réalité : que l’homme ­­ puisse ou ne puisse pas faire une chose donnée, est important pour évaluer ce que ­­l’on fait réellement » (C10 II § 48, p. 136 [décembre 1932]). 93 Gramsci écrit ainsi que le fatalisme économiste « ne tient pas ­­compte […] du facteur “temps” » (C13, § 23, p. 408 [juin 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 40, p. 430 [juin 1932]).



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dans les éléments organiques du processus historique, mais le fait ­­qu’elles soient actualisées ou non se joue aussi sur le terrain de l’occasionnel, ­­ et dépend notamment de la capacité de certaines forces politiques à saisir le « moment opportun » dans de telles situations exceptionnelles : Il faut chercher à être la force déterminante, vu que la production ­­d’événements réels est le résultat d’une ­­ ­­combinaison de forces contradictoires. ­­ Cela doit être ­­compris dans différents sens car on peut être la force déterminante non seulement parce que l’on ­­ est la force quantitativement prédominante (ce qui ­­n’est pas toujours possible ni réalisable), mais aussi parce que ­­l’on est la force qualitativement prédominante. Et ­­l’on peut atteindre ce dernier résultat si ­­l’on a de l’esprit ­­ d’initiative, ­­ si l’on ­­ saisit le « moment opportun », si l’on ­­ maintient sa volonté dans un état de tension ­­continu, de manière à être en mesure de bondir au moment choisi (sans avoir besoin de longs préparatifs qui laissent passer l’instant ­­ le plus favorable)94.

Être et devoir-être La différence entre la petite et la grande politique peut encore être précisée, en disant que, ­­contrairement à la première, la seconde ne ­­s’en tient pas à ­­l’être brut mais est tendue vers la réalisation d’un ­­ devoir-être. Gramsci oppose ainsi la figure de Guichardin, ­­qu’il décrit c­­ omme un « diplomate » qui se meut uniquement dans les « équilibres » et les « cadres juridiques » existants, à celle de Machiavel, qui est « un véritable politique ». Ce dernier « est ­­l’homme ­­d’un camp, aux passions puissantes, un politique en acte, qui veut créer de nouveaux rapports de forces et qui, par là même, ne peut pas ne pas ­­s’occuper du “devoir-être”, sans le ­­comprendre certes au sens moral95 ». Le devoir-être ne peut être « réaliste », ­­comme chez Machiavel, que ­­s’il est ­­concrètement possible et conditionné ­­ historiquement. Dans le cas ­­contraire, il ­­s’agit ­­d’un devoir-être « fumeux » et abstraitement moral, incarné dans les Cahiers par une troisième figure, celle de Savonarole96. Penser la spécificité du politique (Machiavel) entre diplomatie (Guichardin) et morale-religion (Savonarole) requiert de concevoir ­­ adéquatement la « réalité effective (realtà effettuale)97 ». Celle-ci étant un 94 95 96 97

C9, § 65, p. 445 [juillet-août 1932]. C13, § 16, p. 375 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 84, p. 304 [mars 1932]. Ibid. Cette expression est celle ­­qu’emploie Machiavel ­­lorsqu’il revendique étudier « la realtà effettuale della cosa » (Le Prince / Il Principe [­­ ­1513­]­, bilingue, Paris, Gallimard, 1995, chap. xv, p. 196).

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« rapport de forces en ­­continuel mouvement et en continuel ­­ changement ­­d’équilibre98 », ­­l’activité politique ­­consiste à « employer sa force à créer un nouvel équilibre entre des forces qui existent et agissent réellement, en se fondant sur cette force déterminée ­­qu’on pense être progressiste et en accroissant sa puissance pour la faire triompher99 ». Il ­­s’agit toujours de « se mouvoir sur le terrain de la réalité effective, mais pour la dominer et la dépasser (ou ­­contribuer à le faire) » : le devoir-être ­­s’avère être « du ­­concret (­­concretezza), [­­ ­et­]­même la seule interprétation réaliste et historiciste de la réalité100 ». Gramsci peut ainsi redéfinir la morale elle-même en termes historiques ­­concrets, et éviter le relativisme sans pour autant transcender ­­l’histoire : Il faut chercher le fondement scientifique ­­d’une morale du matérialisme historique dans ­­l’affirmation : « La société ne se propose de résoudre que des tâches pour lesquelles existent déjà des ­­conditions de résolution101. » Si les ­­conditions existent, la résolution des tâches devient « devoir », la « volonté » devient liberté102.

Agir en vue du devoir-être authentique présuppose d’avoir ­­ saisi adéquatement la situation historique et les ­­contradictions qui la structurent, pour être en mesure d’y ­­ discerner – et de s’identifier ­­ à – la force la plus progressiste, c’est-à-dire ­­ celle qui est la plus à même d’agir ­­ pour dépasser ces ­­contradictions. Lorsque sont données « les c­­ onditions nécessaires et suffisantes » pour que puissent être « résolues historiquement » certaines tâches déterminées, celles-ci doivent ­­l’être, parce que « tout manquement au devoir historique augmente le désordre inévitable et en prépare de plus grands103 ». Mais ­­l’on ­­n’aura « démontré » que ces ­­conditions étaient données que post factum, si les forces qui avaient pris en charge la réalisation des tâches en question triomphent104. Il existe 98 C13, § 16, p. 375, texte A en C8, § 84, p. 304. 99 Ibid. Trad. mod. 100 Ibid. 101 Karl Marx, Préface de 1859 à la Contribution à la critique de l’économie ­­ politique, op. cit., p. 64. 102 C7, § 4, p. 173 [novembre 1930]. Dans une autre note, Gramsci reformule l’impératif ­­ catégorique pour l’historiciser ­­ et le politiser : « Celui qui agit […] “doit” agir selon un “modèle” qu’il ­­ voudrait voir répandu parmi tous les hommes, ­­conformément à un type de civilisation pour l’avènement ­­ duquel il travaille ou pour la conservation ­­ duquel il “résiste” aux forces qui le désagrègent » (C11, § 58, p. 280 [août-décembre 1932]). 103 C13, § 17, p. 377 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q4, § 38, p. 455 [octobre 1930]. 104 Ibid.



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donc toujours une inéliminable marge ­­d’incertitude quant à ce qui doit être fait politiquement. La manière dont Gramsci conçoit ­­ le devoir-être politique implique une certaine ­­compréhension de ­­l’idée de « mission » des acteurs historiques, et notamment des classes sociales : Dans la conception ­­ de la « mission historique » ne pourrait-on pas découvrir une racine téléologique ? Et de fait en de nombreux cas cette conception ­­ prend une signification équivoque et mystique. Mais en ­­d’autres cas elle a une signification qui, après le concept ­­ kantien de la téléologie, peut être soutenue et justifiée par la philosophie de la praxis105.

Gramsci réagit ici au rejet par Boukharine dans son Manuel populaire106, à partir d’un ­­ point de vue mécaniste, de toute téléologie. Certes, Gramsci refuse de postuler une téléologie extérieure107, et en particulier de penser ­­l’histoire comme ­­ un sujet ou une entité assignant des « missions » à des groupes sociaux ou à des grands hommes. Mais il écrit que l’on ­­ peut légitimement utiliser la notion de mission historique si on la redéfinit ­­comme Kant l­­ ’a fait pour la téléologie108. Tout ­­comme chez Kant il peut être subjectivement nécessaire de penser en termes de finalité – appréhender les organismes « ­­comme si (als ob) » ils étaient finalisés ­­d’une manière interne, est une ­­condition de leur intelligibilité ; penser l­­ ’histoire humaine comme ­­ si elle était régie par le progrès est une ­­condition pour que ­­l’action morale ne soit pas désespérante –, la philosophie de la praxis peut dans certains cas ­­concevoir l’activité ­­ d’un ­­ groupe social ­­comme si elle correspondait à la poursuite d’une ­­ mission historique, même s’il ­­ est possible que l’acteur ­­ historique en question ne remplisse pas cette mission, ou que ­­l’on se trompe sur la mission en question. Il ne ­­s’agit pas ­­d’affirmer, ­­d’une manière dogmatique, que tel ou tel groupe social se voit assigner des fins de l’extérieur ­­ par ­­l’histoire. Celle-ci ­­n’étant 105 C11, § 23, p. 224 [juillet-août 1932], texte A en C7, § 46, p. 209 [novembre 1931]. Voir également C11, § 35, p. 247-248, textes A en Q4, § 16, p. 438, Q4, § 27, p. 445 et C8, § 239, p. 398-399. 106 Nikolaï Boukharine, La théorie du matérialisme historique. Manuel populaire de sociologie marxiste ­­[­1921­]­, Paris, Anthropos, 1969, chap. 1, p. 17-30. Rappelons que Gramsci a critiqué longuement la ­­compréhension du marxisme présentée dans cet ouvrage, cette critique étant le fil ­­conducteur du cahier 11. 107 C11, § 52, p. 275 [août-décembre 1932]. 108 Sur ­­l’idée de mission historique chez Gramsci, et la référence à Kant, voir Fabio Frosini, La religione dell’uomo ­­ moderno, op. cit., p. 133 sqq.

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pas une entité ou un sujet mais un processus ­­complexe et ouvert de transformation des rapports sociaux, il s’agit ­­ plutôt d’envisager ­­ que ce processus tende vers une plus grande harmonie, dans la stricte mesure où les rapports sociaux génèrent des contradictions ­­ qui appellent leur propre dépassement, jamais garanti ; et il s’agit ­­ de penser ­­l’unité et ­­l’identité ­­d’un acteur collectif ­­comme intrinsèquement liées à ­­l’objectif (la mission) vers lequel tend la lutte ­­commune à ses membres. En ce sens, la ­­constitution du prolétariat, et des subalternes en général, en tant que groupe social unifié, organisé et capable ­­d’agir d’une ­­ manière autonome, est intrinsèquement liée à ­­l’intensification de leur lutte pour dépasser la domination capitaliste et les contradictions ­­ de classes. Pour Gramsci, dans ­­l’activité historique [des groupes subalternes], il y a une tendance à l’unification, ­­ fût-ce à des niveaux provisoires, mais cette tendance est ­­continuellement brisée par l­­ ’initiative des groupes dominants […]. Les groupes subalternes subissent toujours l­­ ’initiative des groupes dominants même quand ils se rebellent et se soulèvent : seule la victoire « permanente » brise, et pas immédiatement, la subordination109.

Si l’on ­­ peut considérer ­­ la réconciliation humaine qui est à l’horizon ­­ de la praxis et des luttes des groupes subalternes comme ­­ leur mission historique, cette tâche ne consiste ­­ au fond en rien d’autre ­­ qu’en ­­ leur propre unification et émancipation : il s’agit ­­ ­­d’une finalité immanente, qui ­­n’est autre que le dépassement de leur ­­condition de subalternité. La référence à Kant ­­s’avère ainsi inadéquate110 : Gramsci ­­n’affirme pas simplement la nécessité subjective ­­d’espérer que ­­l’histoire soit unifiée et ait un sens, mais ­­l’exigence de lutter effectivement dans ­­l’histoire pour y faire advenir un sens qui corresponde aux fins propres des subalternes.

109 C25, § 2, p. 309 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935]. 110 Frosini souligne également que la référence à Kant, en plus ­­d’être vague, est insatisfaisante pour Gramsci, dans la mesure où elle reconduit le dualisme entre théorique et pratique sur le plan de ­­l’histoire : entre l’histoire ­­ empirique et factuelle ­­d’une part, et l’histoire ­­ finalisée et rationnelle de l’autre ­­ (Fabio Frosini, La religione dell’uomo ­­ moderno. op. cit., p. 147-152).



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Quantité et qualité Pour Gramsci, le changement historique ne doit être compris ­­ ni en termes exclusivement quantitatifs ni exclusivement qualitatifs. Rabattre ­­d’une manière scientiste – « sociologique111 » – les phénomènes sociohistoriques sur les lois quantitatives qui sont censées les régir, et en particulier, dans le cas du marxisme mécaniste, sur la croissance des forces productives, empêcherait de concevoir ­­ les discontinuités historiques, et occulterait le rôle de la praxis dans le processus histoire : La loi de causalité, la recherche de la régularité, de la normalité, de ­­l’uniformité, se substituent à la dialectique historique. Mais ­­comment, de cette façon de former les concepts, ­­ peut-on déduire le dépassement, le « renversement de la praxis112 » ? ­­L’effet, mécaniquement, ne peut jamais dépasser la cause ou le système des causes, et donc ne peut avoir ­­d’autre développement que celui, plat et vulgaire, de ­­l’évolutionnisme113.

Boukharine, en faisant du matérialisme une sociologie dans son Manuel populaire, « réduit une ­­conception du monde à un formulaire mécanique qui donne ­­l’impression ­­d’avoir toute ­­l’histoire en poche114 ». Les lois quantitatives – d’équilibre ­­ ou d’évolution – ­­ portant sur les phénomènes socio-historiques ne peuvent posséder une validité relative que si le cadre historique formé par les rapports sociaux fondamentaux (le mode de production, le type d­­ ’État, les rapports d­­ ’exploitation, de domination, etc.) reste stable. Or, lorsque les masses populaires subalternes font irruption sur la scène de l’histoire, ­­ la ­­continuité de la vie et des pratiques sociales antérieures est brisée, les rapports de forces sont bouleversés et les « lois » quantitatives deviennent anachroniques. Gramsci écrit : « ­­L’action politique tend justement à faire sortir les foules de la passivité, ­­c’est-à-dire à détruire la loi des grands nombres ; comment ­­ alors celle-ci peut-elle être 115 retenue en tant que loi sociologique  ? » Cela signifie réciproquement que le mécanisme et l’objectivisme, ­­ du moins dans le cas du marxisme, correspondent à la passivité politique et à la condition ­­ de subalternité 111 Gramsci désigne par le terme de « sociologie » la tentative ­­d’établir les lois scientifiques, objectives et abstraites de la société (voir par exemple C11, § 26, p. 230). 112 Pour la signification de cette expression, qui renvoie en premier lieu à ­­l’idée de révolution, voir p. 48 note 40. 113 C11, § 14, p. 201 [juillet-août 1932], texte A en C8, § 186, p. 364 [décembre 1931]. 114 C11, § 25, p. 226 [juillet-août 1932]. 115 C11, § 25, p. 227, texte A en C7, § 6, p. 174 [novembre 1930].

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116 des masses, c’est-à-dire ­­ au fait qu’elles ­­ subissent l’histoire ­­ , que leur 117 histoire est « nécessairement désagrégée et épisodique  ». Pour autant, voir ­­l’histoire c­­ omme ­­l’advenue de phénomènes toujours qualitativement nouveaux – produits par exemple, dans une perspective néo-hégélienne, par le sujet absolu ­­qu’est ­­l’Esprit – représenterait un obstacle pour ­­comprendre les régularités et la ­­consistance du processus historique. Tâchant ­­d’éviter à la fois la réduction du processus historique à une simple évolution linéaire et sa dissolution en une multiplicité ­­d’événements épars, Gramsci mobilise le couple quantité-qualité :

Dans la philosophie de la praxis la qualité est toujours liée à la quantité et même peut-être est-ce dans un tel lien que se trouve ce ­­qu’il y a de plus originel et de plus fécond en elle. En fait ­­l’idéalisme hypostasie ce quelque chose de plus, la qualité, et en fait une entité en soi, l’« esprit », ­­ ­­comme la religion en avait fait la divinité. Mais s’il ­­ y a hypostase de la part de la religion et de ­­l’idéalisme, c’est-à-dire ­­ abstraction arbitraire et non ce processus de distinction dans ­­l’analyse qui est pratiquement nécessaire pour des raisons pédagogiques, il y a aussi hypostase de la part du matérialisme vulgaire, qui « divinise » une matière hypostasiée118.

Gramsci utilise la dialectique entre quantité et qualité pour étudier plusieurs types de phénomènes. Cette idée recoupe sa réflexion sur sa propre situation psychologique au cours de son incarcération. Il ­­s’inquiète en effet de voir sa force de résistance morale brisée par la violence de sa situation119. Résolu à ne pas capituler politiquement, Gramsci craint que ses conditions ­­ de vie ne sapent imperceptiblement, d’une ­­ manière « moléculaire », la fermeté de sa position ­­jusqu’à ­­l’amener à se trahir lui-même : Il est curieux qu’en ­­ général on soit moins indulgent pour les changements « moléculaires » que pour les changements brusques. Or le mouvement 116 C11, § 12, p. 187-188 [juin-juillet 1932], texte A en C8, § 205, p. 373-374 [février-mars 1932]. Gramsci précise dans ce même passage ­­qu’une ­­compréhension déterministe de ­­l’histoire peut toutefois, notamment dans le cas du marxisme mécaniste qui prétend avoir établi scientifiquement que le prolétariat triomphera, exercer un effet en retour sur les forces subalternes et ­­constituer un stimulant provisoire pour leur volonté de lutte, notamment après une série de défaites. 117 C25, § 2, p. 309 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935]. Trad. mod. 118 C11, § 32, p. 244 [août 1932], texte A en Q4, § 32 [septembre-octobre 1930], p. 451. Trad. mod. 119 Voir aussi p. 42 note 8.



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« moléculaire » est plus dangereux, car alors qu’il ­­ montre chez le sujet la volonté de résister, il « fait entrevoir » (à celui qui y réfléchit) un changement progressif de la personnalité morale qui, à un certain moment, de quantitatif devient qualitatif, ­­c’est-à-dire ­­qu’il ne ­­s’agit plus en fait de la même personne, mais de deux120.

Tout en faisant droit à la volonté du sujet et à sa capacité ­­d’action sur et dans son milieu, Gramsci souligne que cette volonté – individuelle ici, mais cela serait a fortiori vrai pour une volonté collective – est elle-même ­­conditionnée par ­­l’ensemble des transformations moléculaires produites par le milieu. La notion de changement moléculaire, et l­­ ’idée du passage dialectique du quantitatif en qualitatif, sont liées au primat ontologique que Gramsci accorde aux rapports et aux processus sur les entités. Gramsci a également recours au couple dialectique quantité-qualité pour distinguer différents types de phénomènes historiques – ici deux types de césarismes121 : Le césarisme de César et de Napoléon Ier a été, pour ainsi dire, de caractère quantitatif-qualitatif, autrement dit il a représenté la phase historique de passage ­­d’un type ­­d’État à un autre type ­­d’État, passage au cours duquel les nouveautés furent si nombreuses et ­­d’une telle importance ­­qu’elles représentèrent une complète ­­ révolution. Le césarisme de Napoléon III fut seulement quantitatif, et de façon limitée ; il n’y ­­ eut pas de passage d’un ­­ type d’État ­­ à un autre, mais seulement « évolution » du même type d’État, ­­ suivant une ligne ininterrompue122.

Contrairement aux ruptures qualitatives qui contribuent ­­ à « faire époque », représentées ici par le Premier Empire pensé dans la ­­continuité de la Révolution française, les transformations relevant du changement quantitatif sont décrites ­­comme une « évolution » – la croissance ­­d’un élément déjà donné –, et s’avèrent ­­ n’être ­­ que des modifications relativement secondaires correspondant à la simple « durée » ­­d’une forme sociale et ­­d’un type ­­d’État. Il pourrait sembler que la manière dont Gramsci ­­conçoit le passage de la quantité en qualité reprend la lecture la plus fréquente de la Préface de 1859 : les ruptures historiques qualitatives (révolutions), qui ­­concernent 120 C15, § 9, p. 117 [février-mars 1933]. 121 Sur la question du césarisme, voir infra, p. 277-280. 122 C13, § 27, p. 418 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 136, p. 504 [novembre 1932].

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les superstructures et la vie sociale dans ce ­­qu’elle a de vécue et de ­­consciente, seraient le résultat ­­d’un changement ­­d’abord quantitatif, la croissance des forces productives. Une telle compréhension ­­ du passage ­­d’une époque historique en une autre a le mérite de concilier ­­ continuité ­­ et discontinuité. Mais elle laisse penser que la rupture qualitative serait ­­l’effet passif de la variation quantitative de la production économique, érigée au rang de réalité essentielle, et ­­qu’une « époque de révolution sociale123 » serait pensable sur le même mode qu’une ­­ transition de phase en thermodynamique (le passage de ­­l’eau de ­­l’état liquide à ­­l’état gazeux ­­lorsqu’elle atteint 100oC par exemple124). Or Gramsci rejette une telle ­­conception du passage de la quantité en qualité : on ne peut pas « se ­­contenter de simples jeux de mots, ­­comme ceux sur ­­l’eau que le changement de température fait changer ­­d’état (glacé, liquide, gazeux) ce qui est un fait purement mécanique déterminé par un agent externe (le feu, le soleil ou l’évaporation ­­ de l’acide ­­ carbonique solide, etc.)125 ». Plus généralement, il s’attache ­­ dans différents passages des Cahiers à éviter les ­­conclusions déterministes qui pourraient être tirées de la Préface de 1859126, ce ­­qu’il parvient à faire notamment grâce à son élaboration ­­d’une ­­conception nouvelle du processus historique partant de la notion de rapports de forces127. Il écrira aussi que la notion de révolution passive128 – qui permet ­­d’analyser des transformations historiques ­­d’ampleur ne ­­s’accompagnant pas ­­d’une révolution populaire – doit conduire ­­ à 123 Karl Marx, Préface de 1859 à la Contribution…, op. cit., p. 63. Pour le passage dans son ensemble, voir p. 34 note 113. 124 ­­C’est ­­l’un des exemples utilisés par Engels dans l’Anti-Dühring, ­­ op. cit., chap. xii, p. 156. 125 C11, § 32, p. 243 [août 1932]. Gramsci a vraisemblablement ajouté cette précision, qui ­­n’était pas présente dans le texte A (Q4, § 32, p. 451 [septembre-octobre 1930]), afin ­­d’éviter toute ­­compréhension déterministe-objectiviste de ses réflexions, le paradigme thermodynamique ­­n’étant pas préférable au paradigme mécaniste. Plus encore ­­qu’Engels, Gramsci vise ici Boukharine, qui reprend de tels exemples dans son Manuel populaire (op. cit., p. 79 sqq.). 126 C10 II § 6, p. 50 ; C11, § 29, p. ; C11, § 29, p. 238, texte A en Q4, § 19, p. 441-442 ; C13, § 17, p. 376, texte A en Q4, § 38, p. 355 ; C15, § 17, p. 128-129 ; C15, § 62, p. 176. Pour une interprétation précise de la lecture critique par Gramsci de la Préface et de ses évolutions, voir Fabio Frosini, La religione ­­dell’uomo moderno, op. cit., p. 189-226. 127 Cette conception ­­ est exposée pour la première fois dans une note commençant ­­ par une reformulation et une analyse du texte de Marx : Q4, § 38, p. 455 [octobre 1930], repris en C13, § 17, p. 376 [mai 1932 – novembre 1933]. Sur la notion de rapports de forces, voir p. 126-137. 128 Pour cette notion, voir p. 178-197.



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«  développer  ­­d’une façon critique129 » les principes théoriques donnés par Marx dans la Préface, puisqu’elle ­­ implique de penser d’une ­­ manière plus ­­complexe le changement historique130. Loin ­­d’indiquer simplement un effet de seuil dans le changement historique, la dialectique de la quantité et de la qualité met ­­l’accent, pour Gramsci, sur la dimension subjective du changement historique, ou plutôt sur le rôle ­­constitutif de la praxis dans le processus historique (qualité), tout en faisant droit à ses régularités et ses tendances immanentes, économiques en particulier131. De plus, les « forces opposées en ­­continuel mouvement » au sein du processus historique ne sont jamais « réductibles à des quantités fixes, ­­puisqu’en elles la quantité devient ­­continuellement qualité132 ». La ­­confrontation des forces politiques ­­n’est pas pensable sur le mode ­­d’un équilibre newtonien qui reposerait sur une ­­comparaison quantitative des différentes forces physiques, car chacune de ces forces est un groupe socio-politique, porteur d’un ­­ projet, d’une ­­ conception ­­ du monde et d’une ­­ stratégie, caractérisé par un certain niveau de cohésion, ­­d’organisation et de ­­conscience partagée par ses membres. C’est ­­ pour cela que les facteurs purement quantitatifs (la richesse, la puissance matérielle ou le nombre) ne suffisent pas pour prévoir ­­l’issue ­­d’un ­­conflit, même ­­s’ils peuvent bien sûr circonscrire le champ des possibles propre à une situation donnée. La ­­conversion de la quantité en qualité renvoie à ­­l’unité dialectique entre les aspects objectif et subjectif des forces (et facteurs) en présence, et du processus historique lui-même : Quantité et qualité. ­­Puisqu’il ne peut exister de quantité sans qualité et de qualité sans quantité (une économie sans une ­­culture, une activité pratique sans intelligence et vice versa), toute opposition de ces deux termes est un non-sens du point de vue rationnel133. 129 C15, § 17, p. 128-129 [avril-mai 1933] ; voir aussi C15, § 62, p. 176 [juin-juillet 1933]. 130 Sur ce point, outre l’interprétation ­­ de Frosini citée ci-dessus, voir Peter D. Thomas, « ­­Gramsci’s Revolutions : Passive and Permanent », Modern Intellectual History, vol. 17, no 1, mars 2020, p. 117-146. 131 « ­­L’économie étudie ­­[­les­]­lois de tendance en tant ­­qu’expressions quantitatives des phénomènes, dans le passage de l’économie ­­ à l’histoire ­­ générale, le concept ­­ de quantité absorbé par celui de qualité et par la dialectique de la quantité qui devient qualité [quantité = nécessité ; qualité = liberté. La dialectique quantité-qualité est identique à celle de nécessité-liberté] » (C10 II § 9, p. 53-54 [2de moitié de mai 1932]). 132 C11, § 15, p. 202 [juillet-août 1932]. Trad. mod. 133 C10 II § 50, p. 138 [février 1933].

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Ici, la dialectique de la quantité et de la qualité ne doit pas être c­­ omprise ­­d’une manière chronologique (­­comme un ensemble de transformations donnant lieu à une rupture historique), mais d­­ ’une manière logique (­­l’indissociabilité du quantitatif-objectif et du qualitatif-subjectif). Il faut prendre en compte ­­ les deux dimensions – chronologique et logique – de la dialectique quantité-qualité pour appréhender adéquatement le processus historique134.

Histoire et antihistoire On peut mentionner un dernier couple catégoriel à partir duquel Gramsci cherche à penser le processus historique dans sa dialectique propre. Il trouve son origine dans un ouvrage ­­d’Adriano Tilgher publié en 1928, Storia e antistoria. ­­L’auteur y soutenait que ­­l’historicisme néo-idéaliste – celui de Croce en premier lieu – était incapable de donner une impulsion à ­­l’action et à la création. En c­­ onsidérant tout événement historique c­­ omme rationnel, cet historicisme ­­conduirait à ­­contempler ­­l’histoire avec détachement et, au fond, indifférence. Parce ­­qu’il affirme la relativité historique de toute entreprise, « ­­l’Historicisme est radicalement incapable de se justifier lui-même et 135 de fonder une Action véritablement créatrice d’histoire ­­  ». Pour Tilgher, seule ­­l’« antihistoire » – ­­l’engagement pratique intransigeant en vue de ­­l’accomplissement d­­ ’une tâche déterminée et la croyance en sa vérité absolue et donc anhistorique – peut donner naissance à de la nouveauté historique. Croce donna une réponse indirecte à cette critique dans son texte « Antistoricismo136 ». Il explicite sa position en distinguant deux moda134 Pour Giuseppe Cospito, Gramsci utilise le couple quantité-qualité, à une certaine époque de la rédaction des Cahiers, ­­comme une alternative au couple structure-superstructure (Il ritmo del pensiero, op. cit., p. 184-196). Ce serait également le cas des couples ­­contenu-forme et objectif-subjectif et de la notion de bloc historique. Gramsci dépasserait finalement la dichotomie structure-superstructure ainsi que toutes les alternatives provisoires évoquées avec la distinction entre les différents niveaux des rapports de forces. Nous pouvons faire au moins deux objections à cette interprétation. ­­D’une part, la notion de bloc historique reste centrale dans ­­l’économie ­­conceptuelle des Cahiers (voir supra, p. 76-83). ­­D’autre part, les couples catégoriels cités, ­­s’ils peuvent être utilisés moins fréquemment à partir ­­d’une certaine date, ne perdent pas pour autant toute pertinence : ils ­­s’enrichissent entre eux, et avec les notions de bloc historique et de rapports de forces, chacun de ces éléments théoriques apportant un éclairage spécifique sur le processus historique, même si certains (­­comme quantité-qualité ou subjectif-objectif) doivent être ­­compris ­­d’une manière partiellement métaphorique (voir infra, p. 136-137). 135 Adriano Tilgher, Storia e antistoria, Reti, Biblioteca editrice, 1928, p. 53. 136 Benedetto Croce, « Antistoricismo », La Critica, no 28, 1930, p. 401‑409. Il ­­s’agit à ­­l’origine ­­d’une ­­conférence au VIIe Congrès international de philosophie d’Oxford, ­­ en 1930. Nous



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lités ­­d’antihistoricisme. La première est ­­l’activisme pur, représenté en art par le futurisme, qui rejette le passé au nom de la création d’un ­­ avenir en rupture radicale avec ce qui l’a ­­ précédé. Ce courant reconnaît encore une pertinence à la notion ­­d’histoire, même ­­s’il ne la décline plus ­­qu’au futur. Ce ­­n’est pas le cas de la seconde modalité ­­d’antihistoricisme, qui ne s­­ ’intéresse q­­ u’aux vérités absolues et éternelles, et porte en détestation ce qui relève du relatif et du contingent. ­­ Cette modalité particulière de rejet de ­­l’historicité peut être liée, en art, à un classicisme voire à un académisme outranciers ; ­­d’un point de vue philosophique, il peut ­­s’agir ­­d’une ­­conséquence du catholicisme dogmatique, mais également ­­d’un formalisme rigide issu de ­­l’esprit des Lumières. Pour Croce, le premier de ces courants ­­n’est au fond que de ­­l’irrationalisme sans principe et sans idéal, et le second un rationalisme abstrait cherchant à ­­s’imposer rigidement à la vie humaine. Il suggère implicitement que le fascisme, en ce ­­qu’il ­­conjugue nihilisme et rhétorique révolutionnaire ­­d’un côté, et autoritarisme et fanatisme de l’autre, ­­ peut être considéré ­­ ­­comme une synthèse de ces deux modalités ­­d’antihistoricisme qui, en apparence opposées, sont en réalité ­­complémentaires137. Du reste, les attaques ­­contre ­­l’historicisme sont également des attaques ­­contre le libéralisme : « Sentiment libéral et sentiment historique sont, en vérité, à ce point inséparables qu’on ­­ n’a ­­ jamais trouvé de l’histoire ­­ une meilleure définition ­­qu’en la disant “histoire de la liberté”, parce que ­­c’est par celle-ci seulement ­­qu’elle prend un sens, par celle-ci seule ­­qu’elle se fait intelligible138.  » Pour Croce, tout ­­comme ­­l’historicisme ­­s’attache à exposer la rationalité de ­­l’histoire et ­­l’insertion des libertés humaines dans ­­l’œuvre collective de l’Esprit, ­­ le libéralisme s’efforce ­­ de mettre en place les conditions ­­ pour que les intérêts et valeurs individuelles puissent ­­s’harmoniser. Gramsci fait référence à plusieurs reprises au texte de Tilgher139, à la 141 discussion implicite avec Croce140 et à la notion d’antihistoire ­­ . Pour citerons la traduction française : « Antihistoricisme », Revue de Métaphysique et de Morale, tome 38, no 1 (janvier-mars 1931), p. 1‑12. 137 Même ­­s’il ne ­­l’affirme pas explicitement dans ce texte, Croce ­­considère également le ­­communisme ­­comme un mouvement antihistorique. 138 Ibid., p. 9. 139 C26, § 5, p. 324, texte A en Q1, § 28, p. 23 ; C3, § 135, p. 335-336. 140 C10 II § 28, p. 70, textes A en C8, 203, p. 372 et C8, 210, p. 377 ; C10 I § 3, p. 22 ; C10 II § 41 ix, p. 115. 141 C4, § 64, p. 362 ; C6, § 10, p. 19 ; C10 II § 41 xiv, p. 124, texte A en C8, § 27, p. 274.

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lui, cette polémique reprend dans des termes nouveaux un débat « qui ­­s’est déroulé à la fin du siècle dernier dans les termes du naturalisme et du positivisme » et un problème déjà posé à ­­l’époque précédente, notamment par Hegel : « Savoir si la nature et l’histoire ­­ procèdent par “sauts” ou seulement par une évolution graduelle et progressive142 ». En termes politiques, la question de ­­l’antihistoire, des sauts, est tout simplement celle de la révolution, du « renversement de la praxis143 ». Gramsci partage certes avec Croce le rejet du révolutionnarisme verbal et de ­­l’activisme inconsidéré dont le fascisme et Mussolini lui-même ­­constituent un paradigme : On peut admettre que tant de fantoches nietzschéens révoltés en paroles ­­contre tout ­­l’existant, contre ­­ les conventions, ­­ etc., aient fini par écœurer et ôter tout sérieux à certaines attitudes […]. Contre le titanisme dans les manières, le velléitarisme, l’abstraction, ­­ il faut prôner la nécessité d’être ­­ « sobres » dans les paroles et les attitudes extérieures pour qu’il ­­ y ait justement plus de force dans le caractère et dans la volonté ­­concrète144.

Mais Gramsci refuse le ­­continuisme et ­­l’approche spéculative de Croce, qui appréhende l­­ ’histoire à travers le prisme de ­­l’harmonie. Pour Gramsci, toute volonté de changement radical ne peut évidemment pas être dénoncée sous prétexte ­­qu’elle relèverait de ­­l’antihistoire. D’après ­­ lui, avec le débat entre histoire et antihistoire, « le problème est mal posé : en réalité il ­­s’agit de savoir faire la différence entre ce qui est “arbitraire” et ce qui est “nécessaire”, entre ce qui est “individuel” et ce qui est “social” ou collectif145 ». ­­L’historicisme « vertébré » de Gramsci ­­consiste précisément à discerner de telles distinctions dans la réalité historique ­­concrète. À ses yeux, l’histoire ­­ ne se réduit pas à l’histoire ­­ telle qu’elle ­­ est ­­comprise dans ce débat, ­­c’est-à-dire à la somme de ce qui a été réalisé historiquement : ­­l’histoire (intégrale146) est plutôt ­­l’unité dialectique du réel et du possible concret. ­­ De plus, le rationnel et l’historiquement ­­ réel ne sont pas immédiatement identifiés : les éléments irrationnels sont eux aussi, en un sens, constitutifs ­­ de la réalité historique dans sa complexité ; ­­ 142 C10 II § 28, p. 70 [juin 1932], textes A en C8, § 203, p. 372 et C8, § 210, p. 377-378 [février-mars 1932]. 143 C10 II § 28, p. 71. 144 Ibid. 145 C8, § 210, p. 377. 146 Pour la notion d’histoire intégrale, voir p. 82 et p. 156-157.



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et il existe des possibilités ­­concrètes non réalisées dont ­­l’actualisation aurait été, ou serait, rationnelle – dans la mesure où elle ­­contribuerait à résoudre des contradictions ­­ historiques. ­­S’efforçant ­­d’échapper aux écueils symétriques de ­­l’historicisme néoidéaliste et du marxisme mécaniste, Gramsci développe un historicisme structuré, vertébré et non c­­ ontinuiste, à même de faire droit aux ruptures historiques entre époques. Dans cette perspective, il tisse un réseau ­­complexe de notions (faire époque et durer ; organique et ­­conjoncturel ; grande politique et petite politique ; être et devoir-être ; quantité et qualité ; histoire et antihistoire). Conscient du risque de démembrer le processus historique en éléments essentiels et inessentiels, et prenant garde à ne pas retomber dans le dualisme, il met l’accent ­­ sur la nature dialectique de ces couples catégoriels. Mais l’on ­­ pourrait craindre que la mise en lumière de discontinuités historiques fondamentales ne ­­conduise Gramsci à voir le processus historique comme ­­ une succession linéaire d’époques ­­ qualitativement distinctes entre elles et homogènes en elles-mêmes. Il s’agit ­­ donc maintenant d’étudier ­­ la manière dont Gramsci pense la différence historique non plus entre époques, mais au sein de chacune d’elle. ­­

PENSER LA ­­COMPLEXITÉ HISTORIQUE LA CRITIQUE ALTHUSSÉRIENNE DE ­­L’HISTORICISME

Les critiques portées par Althusser et ses collaborateurs contre ­­ la « problématique historiciste147 » dénoncent le fait de voir chaque époque ­­comme une unité homogène pouvant être ­­connue par son principe 147 Pour cette expression, voir par exemple Louis Althusser, « ­­L’objet du Capital », art. cité, p. 333. En ce qui concerne ­­ les critiques althussériennes de l’historicisme ­­ résumées ici, nous nous appuyons sur les textes d’Althusser ­­ publiés dans Pour Marx et Lire le Capital, et sur Pouvoir politique et classes sociales de Nicos Poulantzas. Althusser ­­comme Poulantzas prendront plus tard leurs distances avec les ­­conceptions que nous exposons ici. Pour une étude synthétique du rapport d’Althusser ­­ à Gramsci, voir Vittorio Morfino, « Althusser lecteur de Gramsci », Actuel Marx, 2015/1, no 57, p. 62‑81. Pour une lecture ambitieuse de Gramsci exposée comme ­­ une réponse à la critique philosophique d’Althusser ­­ dans ses différents aspects, voir Peter. D. Thomas, The Gramscian Moment op. cit., p. 243-439.

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essentiel, q­­ u’il s­­ ’agirait simplement ­­d’exprimer dans la pensée. Or il nous semble que les réflexions de Gramsci, ­­contrairement à ce ­­qu’affirment les althussériens, ne peuvent pas être rabattues sur une telle problématique. Étudier en quoi Gramsci échappe aux critiques althussériennes de ­­l’historicisme nous permettra donc de ­­comprendre plus précisément sa ­­conception de la complexité ­­ historique. Exposons brièvement les quatre principales critiques en question. Pour Althusser, le fait que l­­ ’objet réel à ­­l’horizon de la recherche soit ou non historique ne devrait avoir que peu ­­d’incidence sur la nature des concepts ­­ forgés par la pratique théorique pour connaître ­­ l’objet ­­ de 148 pensée . La première erreur épistémologique de ­­l’historicisme serait donc de nier que « la ­­connaissance de ­­l’histoire ­­n’est pas plus historique que ­­n’est sucrée la ­­connaissance du sucre149 ». Dans le cadre de la problématique historiciste ainsi ­­comprise, une théorie vraie exprime en pensée l’essence ­­ de son époque (ou le sujet historique qui définit essentiellement cette époque) : cette théorie est donc vouée, à terme, à être remplacée. Son relativisme rend impossible le développement ­­d’une épistémologie ­­consistante qui permettrait de concevoir ­­ la validité transhistorique d’une ­­ théorie adéquate. La problématique historiciste mène par ailleurs à l’empirisme, ­­ dans la mesure où elle voit la production des ­­concepts historiques ­­comme une simple opération ­­d’extraction et de dégagement à partir du donné historique. Elle se ­­condamne à manquer la spécificité et la complexité ­­ de la pratique théorique, et à sacrifier un usage rigoureux des abstractions au profit de notions impressionnistes prétendument tirées de la réalité historique concrète. ­­ La critique althussérienne vise, en deuxième lieu, la conception ­­ « expressive » de la totalité sociale – pour laquelle « chaque partie est pars totalis immédiatement expressive du tout qui l’habite ­­ en personne150 » – que présupposerait la problématique historiciste151. Cette dernière impliquerait en effet ­­d’appréhender ­­l’ensemble des phénomènes socio-historiques ­­d’une époque donnée ­­comme autant ­­d’expressions ­­d’un principe simple (dans le sens où, par exemple, la rationalisation peut être vue ­­comme ­­l’essence de la modernité), qui les imprégnerait tous. 148 Louis Althusser, « Du Capital à la philosophie de Marx », art. cité, p. 40‑41. 149 Louis Althusser, « ­­L’objet du Capital », art. cité, p. 292. 150 Louis Althusser, « Du Capital à la philosophie de Marx », art. cité, p. 9. 151 Voir ibid. p. 8 sqq. ; et Louis Althusser, « ­­L’objet du Capital », art. cité, p. 277.



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Ce principe ­­s’exprimerait dans les sphères politique, juridique, morale, religieuse, etc., et la tâche de la théorie serait précisément de l’exprimer ­­ également dans la sphère de la pensée. ­­L’historicisme serait indissociable ­­d’une telle ­­conception essentialiste des époques historiques, que ­­l’on pourrait appeler illusion épocale. Dans cette perspective, ­­l’histoire serait vue ­­comme la succession ­­d’époques ainsi ­­comprises, le temps historique comme ­­ linéaire et unifié, et le présent comme ­­ toujours simple et 152 « ­­contemporain  » à lui-même. Troisièmement, ­­l’historicisme, dans le champ du marxisme du moins, reconduirait sans ­­l’avouer ­­l’économicisme et, plus exactement, ­­l’essentialisme économique, sous une nouvelle forme. Certes, Lukács, Korsch ou Gramsci153 cherchent, notamment en revenant à la philosophie de Hegel, à rejeter le marxisme mécaniste et à revaloriser l’activité ­­ humaine subjective aux niveaux superstructurels (politique, ­­culturel, idéologique, philosophique, etc.). Mais, ­­d’après Althusser, ces auteurs ne ­­considéreraient ­­comme véritablement objectif, dans ­­l’ensemble social, que le niveau économique. Ils appréhenderaient les sphères superstructurelles ­­comme différentes formes sous lesquelles est exprimé subjectivement un contenu ­­ essentiel et objectif déterminé par la structure économique. Autrement dit, dans la perspective historiciste telle que la comprend ­­ Althusser, les superstructures seraient ­­d’abord définies c­­ omme différentes modalités de prise de ­­conscience des nécessités structurelles ; ­­c’est en tant que telles qu’elles ­­ peuvent réagir sur la base et, éventuellement, la transformer. En ­­conséquence, il serait vain de chercher les lois objectives – et les structures – propres aux sphères superstructurelles. Enfin, la quatrième critique considère ­­ que, pour l’historicisme, ­­ en raison de son économicisme inavoué, les relations entre classe en soi et classe pour soi, structure et superstructure, et objectif et subjectif se recouperaient largement et que, dans chacune d’elles, ­­ le premier terme aurait une priorité indissociablement logique et chronologique sur le second. Les historicistes comprendraient ­­ le passage de la classe en soi à la classe pour soi comme ­­ un développement historique découlant ­­d’une détermination ­­conceptuelle. Par exemple, ­­l’histoire de la prise de ­­conscience de son être social par le prolétariat, qui est aussi ­­l’histoire de sa lutte pour ­­s’en libérer, serait vue ­­comme le déploiement temporel 152 Louis Althusser, « ­­L’objet du Capital », art. cité, p. 328. 153 Ibid., p. 311.

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de son essence économique, fixée par sa position dans la structure qui le définit comme ­­ la classe exploitée au sein du capitalisme. Autrement dit, le déroulement chronologique serait ­­conçu ­­comme ­­l’expression dans le temps d’un ­­ contenu ­­ logique déterminé – cette correspondance entre ­­l’ordre chronologique et ­­l’ordre logique dérivant du postulat de ­­l’identité de ­­l’histoire (réelle) et de la théorie (vraie) qui fonde la problématique historiciste. Aux yeux des althussériens, une telle réduction de périodes historiques entières au schéma théorique de la subjectivation superstructurelle de l’objectivité ­­ structurelle est à refuser catégoriquement car elle empêche de ­­comprendre adéquatement ­­l’autonomie relative des superstructures et la manière dont elles sont structurées à leurs niveaux propres. La problématique historiciste conduirait ­­ donc à l’écueil ­­ d’une ­­ ­­compréhension exagérément homogène des époques historiques, à la fois en réduisant la pratique théorique à ­­l’expression en pensée de son époque, en escamotant la pluralité des temps historiques, en voyant les éléments du tout social ­­complexe comme ­­ différentes expressions ­­d’une même essence économique et en rabattant la succession concrète ­­ des événements sur un schéma théorique abstrait. Examinons dans quelle mesure et en quel sens ­­l’historicisme réaliste de Gramsci échappe à ces critiques. RÉDUCTIONNISME ÉCONOMIQUE, AMPHIBOLOGIE DE LA STRUCTURE ET DISTINCTION DES RAPPORTS DE FORCES

Commençons par la troisième des critiques évoquées, qui vise ­­l’économicisme qui accompagnerait ­­l’historicisme. Elle peut être reformulée ainsi : la problématique historiciste présupposerait implicitement que seule la base économique (la structure) est une réalité véritablement déterminée et objective (structurée). En ­­d’autres termes, la critique revient à dénoncer ­­l’amphibologie154 entre les deux sens que le terme « structure » peut prendre dans la tradition marxiste – amphibologie 154 Le terme ­­d’amphibologie n­­ ’est pas employé par Althusser dans sa critique de l­­ ’historicisme, mais les althussériens mettent fréquemment en évidence les « jeux de mots » qui seraient au fondement des conceptions ­­ auxquelles ils s’opposent. ­­ L’article ­­ de Jacques Rancière dans Lire le Capital ­­s’attache ainsi à débusquer les « amphibologies » du jeune Marx, qui ne se serait pas encore libéré de la problématique idéologique du sujet (« Le ­­concept de critique et la critique de l’économie ­­ politique des Manuscrits de 1844 au Capital », in Louis Althusser et alii, Lire le Capital, op. cit., « ­­L’amphibologie et son fondement », p. 96‑103).



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qui serait constitutive ­­ de la problématique historiciste. ­­D’une part, depuis la Préface de 1859, le terme de « structure (Struktur) » désigne la base économique, ce qui sera aussi appelé plus tard ­­l’infrastructure, ­­d’une formation sociale. ­­D’autre part, le terme de « structure » désigne un cadre, doté ­­d’une certaine objectivité, qui ­­contraint, voire détermine, certaines pratiques humaines. En ce second sens, qui ­­n’est ­­d’ailleurs pas exclusivement marxiste, on peut parler de structure pour étudier ­­n’importe quelle sphère ­­d’activité et de vie sociale : rien dans sa définition ­­n’implique de le cantonner à l’économie. ­­ Or, pour les althussériens, la problématique historiciste limite abusivement le structurel à la structure économique, ce qui revient à confondre ­­ les deux sens du terme. À ­­l’inverse, la véritable problématique marxiste tirerait sa fécondité de ce qu’elle ­­ appréhende toute « région » du « ­­continent Histoire » ­­comme une structure, ­­comme un domaine aussi rigoureusement déterminé et objectif que l’instance ­­ économique. Cela ne signifie pas que chaque phénomène socio-historique puisse être intégralement expliqué par des mécanismes produisant des résultats prévisibles, les althussériens mettant au ­­contraire ­­l’accent sur ­­l’imprévisibilité ­­d’événements historiques réels ­­comme les révolutions et sur la singularité des conjonctures ­­ concrètes. ­­ Cela signifie plutôt qu’une ­­ théorie rigoureuse visant à produire une ­­connaissance objective se doit de ­­construire son objet ­­d’étude – toujours abstrait, à un certain degré – en le considérant ­­ ­­comme structuré et déterminé. Ainsi, l’objet ­­ de la science de l’histoire ­­ prend la forme 155 ­­d’un «  tout ­­complexe toujours-déjà-donné  », ou ­­d’une « structure à dominante » ­­consistant en l’articulation ­­ de plusieurs « instances » (économie, politique, idéologie), elles-mêmes structurées selon des modalités spécifiques. Autrement dit, il ­­s’agit ­­d’étudier une structure de structures : bien qu’il ­­ faille, pour ne pas simplement les juxtaposer ­­d’une manière pluraliste, rendre compte ­­ de l’unité ­­ des instances dans le tout ­­complexe, chacune ­­d’elles, ­­c’est-à-dire chaque région du ­­continent Histoire, doit être étudiée théoriquement à son niveau propre, avec autant de rigueur et de scientificité que pour la structure économique. Il faut donc s’interdire ­­ de comprendre ­­ les différentes instances comme ­­ 156 relevant ­­d’une même « pratique sociale » (ou « praxis ») , mais bien 155 Voir par exemple Louis Althusser, Pour Marx ­­[­1965­]­, Paris, La Découverte, 2005, p. 213. 156 ­­L’insistance sur la pluralité des pratiques, et la critique des philosophies de la praxis – en particulier dans sa version gramscienne – pour l’avoir ­­ négligée, restera constante ­­ chez

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plutôt prendre la mesure de leur hétérogénéité, et en particulier de la pluralité des rythmes temporels qui les caractérisent. ­­D’après Poulantzas, la problématique historiciste rendrait en particulier impossible le développement ­­d’une véritable théorie marxiste du politique, qui fasse droit à sa spécificité et à son autonomie relative157. Elle tend en effet à cantonner les éléments structurels à ­­l’économie (amphibologie de la structure) et, corrélativement, à assimiler la politique à ­­l’activité humaine transformatrice en général. Dans une perspective historiciste, ne « seraient […] ­­compris dans le domaine du politique non pas un niveau structurel particulier et une pratique spécifique mais en général ­­l’aspect “dynamique” – “diachronique” de tout élément, appartenant à ­­n’importe quel niveau de structures ou de pratiques d’une ­­ formation sociale158 ». Au contraire, ­­ la problématique althussérienne permet ­­d’analyser théoriquement les pratiques transformatrices correspondant à chaque niveau du tout social, en partant des structures qui régissent les pratiques, et dont ces dernières sont indissociables. Développer une véritable théorie marxiste du politique (un « examen théorique des structures politiques159 »), et au fond de n’importe ­­ quelle autre instance, présuppose donc de rejeter l’amphibologie ­­ de la structure. Gramsci est-il pris au piège de cette amphibologie ? Cantonne-t-il le structurel à ­­l’économique ? On a vu, en particulier avec la notion de bloc historique et la thèse de ­­l’unité dialectique entre mouvements organiques et ­­conjoncturels, ­­qu’il ne sépare pas d’une ­­ manière dualiste la structure et les superstructures160, et ­­n’assimile pas les mouvements organiques à la première et les mouvements ­­conjoncturels aux secondes161. Un certain nombre ­­d’autres éléments indiquant que Gramsci échappe à ­­l’amphibologie peuvent être mentionnés. Il parle fréquemment des domaines superstructurels comme ­­ étant véritablement structurées. Il emploie ainsi les expressions « structure Althusser, même après son tournant anti-théoriciste entamé à la fin des années 1960, et la mise au premier plan de la thèse de « ­­l’unité de la théorie et de la pratique sous le primat de la pratique ». Voir Guillaume Sibertin-Blanc, Préface à Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non-philosophes, Paris, PUF, 2014, p. 9‑35. 157 Je me permets de renvoyer ici à Yohann Douet, « Althusser, Poulantzas et le problème de ­­l’autonomie de la politique », ­­L’Homme et la Société, no 209, 2019/1, p. 159-181. 158 Nicos Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, op. cit., vol. 1, p. 33. 159 Ibid., p. 38. 160 Sur ce point, voir supra p. 76-83. 161 Voir p. 99-101.



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étatique (struttura statale)162 » ; « structure politique163 » ; « structure des partis politiques164 » ; « structure de la culture » ­­ et « structure bureaucratico-militaire de ­­l’État » (en Chine)165 ; « structure idéologique de la classe dominante166 » ; « structure compacte ­­ des démocraties modernes167 ». Il utilise ­­d’autres notions dénotant une stabilité, une ­­consistance et une régularité propres aux niveaux superstructurels : « appareil politico-idéologique168 », « bloc idéologique169 » et, surtout, « appareil hégémonique (apparato egemonico ou apparato ­­dell’egemonia)170 ». De même, après avoir souligné qu’en ­­ Italie le sentiment national était resté « subjectif » et n’était ­­ pas lié à « la réalité, à des facteurs ou à des institutions objectives », Gramsci énumère les éléments de la réalité sociale pouvant présenter une telle dimension objective : la langue, la ­­culture, les partis, les journaux, ­­l’Église, le Parlement, ­­l’université et ­­l’école, la ville, les organisations privées comme ­­ la maçonnerie, les universités populaires, ­­l’armée, les syndicats ouvriers, « la Science (destinée au peuple – les médecins, les vétérinaires, les chaires ambulantes, les hôpitaux) », le théâtre et le livre171. Gramsci est donc loin de cantonner la notion de « structure » à ­­l’économie. Il semble du reste avoir affronté directement les difficultés posées par l’homonymie ­­ du terme. C’est ­­ ce que l’on ­­ constate ­­ à la lecture des deux versions d’une ­­ note consacrée ­­ à critiquer l’explication ­­ par Boukharine ­­d’un phénomène ­­culturel (philosophie, science, art, etc.) par sa « structure matérielle » immédiate, c’est-à-dire ­­ par son « instrument technique » ou son soubassement matériel (bibliothèques, laboratoires, 162 Q1, § 152, p. 135 ; C3, § 42, p. 287 ; C13, § 13, p. 372, texte A en C8, § 114, p. 321 ; C19, § 1, p. 16, texte A en C9, § 89, p. 461. 163 C15, § 47, p. 158 ; C19, § 28, p. 92, texte A en Q1, § 114, p. 102. 164 C13, § 23, p. 399. 165 C5, § 23, p. 403-404. 166 C3, § 49, p. 297. 167 C13, § 7, p. 364. 168 C19, § 3, p. 22. 169 C19, § 24, p. 61, texte A en Q1, § 44, p. 42. 170 C13, § 37, p. 434, texte A en C1, § 48, p. 59 ; C6, § 81, p. 72 ; C6, § 87, p. 82 ; C6, § 136, p. 116 ; C6, § 137, p. 117 ; C7, § 80, p. 226 ; C8, § 179, p. 360 ; C10 II § 12, p. 55. Gramsci emploie toujours ce terme au singulier. Si les auteurs qui ­­s’y réfèrent parlent souvent ­­d’« appareils hégémoniques » au pluriel, ­­c’est probablement en raison ­­d’un rapprochement avec la notion ­­d’«  appareils idéologiques ­­d’État  » ­­d’Althusser, lui-même d’ailleurs inspiré par Gramsci sur cette question. 171 C6, § 94, p. 88. Trad. mod.

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instruments musicaux, etc.). Dans la version initiale, Gramsci affirme que de tels phénomènes sont des superstructures qui ont une « structure matérielle », mais leur caractère reste celui de superstructures : leur développement ­­n’est pas « immanent » à leur « structure matérielle » particulière mais à la structure matérielle de la société. Une classe se forme sur la base de sa fonction dans le monde productif : le développement et la lutte pour le pouvoir et pour la ­­conservation du pouvoir créent les superstructures qui déterminent la formation ­­d’une « structure matérielle spéciale » pour leur diffusion, etc. La pensée scientifique est une superstructure qui crée les « instruments scientifiques » ; la musique est une superstructure qui crée les instruments musicaux. En termes logiques ­­comme chronologiques on a : structure sociale – superstructure – structure matérielle de la superstructure172.

Gramsci reconnaît qu’un ­­ domaine superstructurel est lié à une « structure matérielle » mais, plutôt que ­­d’expliquer la superstructure par ce soubassement matériel – ce qui fragmenterait la réalité sociale en une multiplicité d’éléments ­­ juxtaposés – il renverse ­­l’ordre de priorité : ­­c’est la superstructure qui explique les instruments techniques lui correspondant. Il propose ainsi une construction ­­ ­­complexe où, sur le fond de la structure (sociale), s’édifient ­­ les superstructures qui, à leur tour, sécrètent leurs propres structures (matérielles). Bien que sensible à la différence entre les deux sens du terme structure, il maintient une analogie entre, d’une ­­ part, le rapport entre pratiques humaines et ­­conditions matérielles, et, d’autre ­­ part, le rapport entre superstructures et structure. La version réécrite de cette note montre que Gramsci a poussé plus loin sa réflexion et a cherché à éviter les difficultés liées à la dichotomie structure-superstructure173. Il affirme dorénavant que la manière dont Boukharine pose le problème est intrinsèquement viciée, et qu’il ­­ ne faut pas essayer de le résoudre en ces termes, ce qu’il ­­ faisait encore dans la première version : Cette façon de poser la question rend les choses inutilement compliquées. ­­ En partant de cette façon baroque de penser, toute une série de questions baroques surgissent : par exemple, les bibliothèques sont-elles des structures 172 Q4, § 12, p. 433-434 [mai-août 1930]. 173 Voir Giuseppe Cospito, « Struttura-superstruttura » in Fabio Frosini et Guido Liguori (dir.), Le parole di Gramsci, op. cit., p. 230-231 ; et Id., Il ritmo del pensiero, op. cit., p. 29-31.



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ou des superstructures ? Et les laboratoires de savants ? […] Il est certain que tout cela est une déviation infantile de la philosophie de la praxis, déterminée par la ­­conviction baroque que plus ­­l’on recourt à des objets « matériels », plus on est orthodoxe174.

Même ­­s’il ­­continue à ­­considérer que la base économique est dotée ­­d’une ­­consistance plus grande, Gramsci considère ­­ que les domaines superstructurels possèdent une réelle objectivité sociale, qui n’est ­­ pas une simple émanation de ­­l’objectivité économique. Il suggère également que ­­l’objectivité de la réalité sociale, ou la « matérialité institutionnelle » pour utiliser une expression de Poulantzas175, doit être distinguée de la matérialité physique. Par ailleurs, les différentes superstructures sont relativement autonomes par rapport à la base économique, qui n’est ­­ déterminante qu’en ­­ 176 dernière instance . Loin de simplement exprimer la structure, elles doivent également être ­­comprises à partir de leurs logiques propres, qui contribuent ­­ à expliquer les phénomènes historiques. Ainsi, « bien des actes politiques sont dus à des nécessités internes ­­d’organisation [­­ ­et­]­sont liés […] au besoin de donner une cohérence à un parti, à un groupe, à une société177 ». Par exemple, les « luttes idéologiques » au sein de l’Église, ­­ où « la majorité de ces discussions sont liées à des nécessités […] ­­d’organisation », ne peuvent être expliquées directement par des éléments économiques. Gramsci prend l’exemple ­­ de la querelle du filioque qui a abouti au schisme entre catholiques et orthodoxes. Ce ­­n’est pas la structure de l’Occident ­­ qui peut expliquer l’affirmation ­­ que le Saint-Esprit vient du Père et du Fils (filioque), ni la structure de ­­l’Orient européen ­­l’idée ­­qu’il ne vient que du Père. Cela ­­s’explique par la structure de différences entre les Églises (« un principe de distinction et de cohésion interne »), et il aurait été possible que chacune affirme ­­l’inverse, tant qu’elles ­­ se distinguaient par là. 174 C11, § 29, p. 238 [juillet-août 1932]. 175 Nicos Poulantzas, ­­L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 87-181. 176 « Il faut se rappeler […] ­­l’affirmation ­­d’Engels selon laquelle ­­l’économie ­­n’est ­­qu’“en dernière analyse” le ressort de l’histoire » ­­ (C13, § 18, p. 389 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q4, § 38, p. 462 [octobre 1930]). Engels emploie les expressions « indépendance » ou « autonomie relative » (relativen Selbständigkeit), et « déterminante en dernière instance » (ou « analyse ») dans sa lettre à Conrad Schmidt du 27 octobre 1890 (in Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach, op. cit., p. 159). 177 C7, § 24, p. 189-190 [février 1931].

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Gramsci fait donc droit aux logiques et structures propres aux domaines superstructurels. Il ­­n’en reste pas moins que les domaines politique et idéologique semblent être chez lui plus propices au déploiement ­­d’une activité autonome que le domaine économique. Il lui arrive, pour appréhender certains processus historiques, ­­d’avoir recours au schéma théorique ­­d’une succession diachronique entre éléments de la structure et éléments de la superstructure, ou entre les aspects des groupes sociaux relevant de l’en ­­ soi et du pour soi. Il peut en ce sens assimiler métaphoriquement la structure au passé : « ­­L’ensemble des forces matérielles de production est en même temps une cristallisation de toute l­­ ’histoire passée et la base de l’histoire ­­ présente et à venir, c’est ­­ un document et en même temps une force active actuelle de propulsion178. » L­­ ’étude des forces de production permet « la reconstruction d­­ ’un canevas solide du devenir historique », parce q­­ u’elles sont « ­­l’élément le moins variable dans le développement historique179 ». Pour autant, ni le domaine économique ni les autres instances ne sauraient être ­­conçus ­­comme purement objectifs, ­­comme veulent le faire les althussériens : leur objectivité reste relative, dans la mesure où la praxis y joue un rôle ­­constitutif180, et où ils sont conditionnés ­­ par l’ensemble ­­ ­­complexe des rapports de forces. ­­C’est en particulier sa ­­conception des rapports de forces qui permet à Gramsci de parer le risque d’un ­­ dualisme structure-superstructure qui démembrerait l’ensemble ­­ social, tout en traduisant et conservant ­­ les apports théoriques de ce couple notionnel. Cette traduction théorique est symbolisée par le changement de titre de la note C4, § 38 ­­lorsqu’elle est réécrite en C13, § 17, « rapports entre structure et superstructures » devenant « analyse des situations – rapports de forces181 ». Les notions élaborées dans cette note, d’ailleurs ­­ pour l’essentiel ­­ dès la première rédaction, sont décisives. Partant du postulat selon lequel toute situation historique met en jeu des forces qui peuvent entrer en interaction ou en conflit ­­ selon différentes modalités, Gramsci ­­s’attache à analyser les degrés ou « moments fondamentaux » dans 178 C11, § 30, p. 240 [juillet-août 1932], texte A en Q4, § 25, p. 444 [mai-août 1930]. Voir aussi C10 II § 59, p. 151-152. 179 Ibid. 180 Voir supra, p. 48-53. 181 Q4, § 38, p. 455 [octobre 1930], repris en C13, § 17, p. 376 [mai 1932 – novembre 1933].



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une « situation » – ou dans un « équilibre de forces » ­­comme il l’écrit ­­ ailleurs182 –, et distingue trois types de rapports de forces : socio-économiques ; politiques ; militaires. Le premier de ces moments correspond à un rapport de forces sociales étroitement lié à la structure, objectif, indépendant de la volonté des hommes, qui peut être mesuré à l’aide ­­ de systèmes de mesure des sciences exactes ou physiques. Sur la base du degré de développement des forces matérielles de production ont lieu les regroupements sociaux, chacun ­­d’eux représentant une fonction et ayant une position donnée dans la production même183.

Les rapports de ce type sont les moins variables : le nombre d­­ ’entreprises, la population ­­d’un pays et sa répartition en différentes classes sociales ne se modifient en règle générale que lentement et progressivement. ­­C’est en ce sens que les rapports de forces de ce type sont caractérisés par une forte « objectivité », et peuvent être appréhendés approximativement ­­comme la base de la société, à partir de laquelle se développent ces rapports de forces plus fluctuants que sont les rapports politiques et militaires. Autrement dit, il ­­s’agit de ­­l’élément qui détermine dans la plus large mesure – même si ce ­­n’est pas le seul – les possibilités historiques ­­concrètes : Cette organisation fondamentale permet ­­d’étudier ­­s’il existe dans la société les conditions ­­ nécessaires et suffisantes pour sa transformation ; elle permet, autrement dit, de ­­contrôler le degré de réalisme et ­­d’actualisation possible des diverses idéologies qui sont nées sur le terrain même de cette organisation, le terrain des contradictions ­­ qu’elle ­­ a engendrées au cours de son développement184.

On ­­l’a vu, cela ne signifie pas que seuls les rapports de forces « étroitement liés à la structure » soient relativement objectifs, permanents et structurés. Les organisations étatiques ou les ­­configurations idéologiques peuvent être caractérisées par un fort degré de stabilité, et sont ­­constitutives des situations historiques ainsi que des possibilités ­­concrètes qui s­­ ’y présentent. En parlant ­­d’objectivité pour les rapports de forces socio-économiques, Gramsci met ainsi en évidence leur régularité historique plus forte, non 182 C15, § 17, p. 129 [avril-mai 1933]. 183 C13, § 17, p. 380, texte A en Q4, § 38, p. 457. 184 Ibid.

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une propriété ontologique qui caractériserait uniquement le domaine économique et le distinguerait des autres domaines du tout social. Avant ­­d’en venir au deuxième moment distingué par Gramsci – les rapports de forces politiques –, central et particulièrement ­­complexe, faisons quelques remarques sur le troisième moment, qui correspond au « rapport des forces militaires », censé être « immédiatement décisif dans chaque cas185 ». C’est ­­ sur ce terrain de l’affrontement ­­ direct que l’issue ­­ ­­d’une lutte sera tranchée, déterminant quelle possibilité ­­s’actualisera aux dépens des autres ; en ce sens, il ­­s’agit de la dimension des luttes où la ­­contingence est la plus nette. Gramsci prend toutefois garde à distinguer deux degrés au sein même de ce type de rapports de forces : « Le degré militaire au sens strict, ou degré technico-militaire, et le degré ­­qu’on peut appeler politico-militaire186 ». Ce dernier est le plus important car ­­c’est à ce niveau que se déterminent à la fois la taille et la qualité des forces en présence. Du reste, l’affrontement ­­ direct entre deux forces ­­constituées est exceptionnel puisque dans le cas des ­­conflits de classes, il ­­n’a lieu que dans les situations insurrectionnelles ; pour autant, même dans les périodes de stabilité relative, la domination ­­d’une classe est garantie par sa supériorité militaire, sa capacité répressive, ­­concentrée en temps normal dans ­­l’appareil ­­d’État. Il en va d’ailleurs ­­ de même pour le rapport d­­ ’oppression militaire exercé par un État sur une nation qui cherche à parvenir à son indépendance en tant qu’État. ­­ Le rapport n’est ­­ pas purement militaire, il est politico-militaire, et en effet un tel type ­­d’oppression serait inexplicable sans l’état ­­ de désagrégation sociale du peuple opprimé et sans la passivité de la majorité de sa population187.

En définitive, si ­­l’on prend en ­­considération le « degré politico-militaire », et non le seul degré « technico-militaire », le rapport de forces militaire apparaît moins fluctuant et indécis, et la solidité de l’appareil ­­ d’État ­­ ­­s’avère cruciale. Plus généralement, la capacité de mobilisation « militaire » des acteurs collectifs en présence obéit à une logique politique. Venons-en au deuxième moment distingué par Gramsci : « Le moment du rapport des forces politiques, ­­c’est-à-dire ­­l’évaluation du degré ­­d’homogénéité, de ­­conscience de soi et ­­d’organisation atteint par 185 C13, § 17, p. 382, texte A en Q4, § 38, p. 458. 186 C13, § 17, p. 382-383, texte A en Q4, § 38, p. 458. 187 C13, § 17, p. 383, texte A en Q4, § 38, p. 459, moins développé.



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les différents groupes sociaux188. » Il « ouvre un espace de manœuvre bien plus vaste », car il ­­n’est pas « ­­conditionné par la structure ­­comme le premier niveau » et ­­n’est pas « ­­conditionné par la ­­contingence de la bataille comme ­­ le troisième niveau189 ». Le niveau proprement politique « peut être à son tour analysé et décomposé en plusieurs degrés, qui correspondent aux différents moments de la conscience ­­ politique collective, tels ­­qu’ils se sont manifestés ­­jusqu’ici dans ­­l’histoire190 ». Le premier de ces moments est « ­­l’économico-corporatif » : la solidarité et la ­­conscience ne ­­concernent que le groupe professionnel, non la classe dans son ensemble. Le second moment191, correspond au ­­contraire à une certaine organisation et action collective du groupe social dans son intégralité. Les membres du groupe ont conscience ­­ de leur ­­communauté ­­d’intérêt économique, les ouvriers ­­s’organisant par exemple en tant ­­qu’ouvriers par-delà les branches et les différences de statut. Ils peuvent émettre des revendications politiques et poser leurs problèmes au niveau de ­­l’État, mais ils ne le font encore que pour obtenir ­­l’égalité politicojuridique et des réformes dans « les cadres fondamentaux existants192 », non pour les renverser. Dans les termes de Lénine dont Gramsci reprend ­­l’héritage, il s­­ ’agit ­­d’une c­­ onscience « trade-unioniste », encore en deçà de la formulation ­­d’une politique révolutionnaire193. Au troisième niveau, le groupe dépasse ses intérêts économiques immédiats et transcende ses revendications partielles. Il lutte pour une réorganisation globale de la société, qui consiste ­­ à remplacer l’ordre ­­ économique existant, renverser le pouvoir étatique de la classe ­­jusqu’alors dominante et remettre radicalement en cause les ­­conceptions du monde qui ­­constituaient le « ciment194 » de ­­l’ancien bloc historique. Il ­­s’agit de « la phase la plus nettement politique ; elle marque le passage de la structure à la sphère des superstructures ­­complexes195 ». Le groupe peut prétendre à l­­ ’hégémonie, 188 C13, § 17, p. 380, texte A en Q4, § 38, p. 457. 189 Michele Filippini, Using Gramsci. A New Approach, Londres, Pluto Press, 2017, p. 11-12. 190 C13, § 17, p. 380, texte A en Q4, § 38, p. 457. 191 Dans le texte A (Q4, § 38, p. 457 [octobre 1930]), Gramsci désignait ce second moment ­­comme la phase « économico-politique », mais a abandonné cette expression dans la réécriture de la note. 192 C13, § 17, p. 381, texte A en Q4, § 38, p. 457. 193 Lénine, Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement ­­[­1902­]­, in Œuvres, Paris, Éditions sociales, 1965, tome 5, p. 382. 194 C11, § 12, p. 180 ; C10 II § 41 iv, p. 107. 195 C13, § 17, p. 381, texte A en Q4, § 38, p. 457.

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en prenant en charge les intérêts de groupes alliés et subordonnés, et en ­­confinant les groupes trop rétifs aux « marges de l­­ ’histoire196  ». ­­C’est donc la phase dans laquelle les idéologies qui avaient germé antérieurement deviennent « parti », en viennent à se mesurer et entrent en lutte, ­­jusqu’à ce que ­­l’une seule ­­d’entre elles, ou, du moins, une ­­combinaison seulement de plusieurs d’entre ­­ elles, tende à prévaloir, à ­­s’imposer, à se propager dans toute ­­l’aire sociale, en déterminant non seulement l’unité ­­ des fins économiques et politiques, mais aussi ­­l’unité intellectuelle et morale, en situant toutes les questions autour desquelles la lutte fait rage non sur le plan corporatif, mais sur un plan « universel » et en instaurant ainsi l­­ ’hégémonie d­­ ’un groupe social fondamental sur une série de groupes subordonnés197.

­­ L’hégémonie d’un ­­ groupe social correspond ainsi à la stabilisation provisoire ­­d’un certain rapport de forces (non ­­l’homogénéisation des forces sociales) et à une pacification relative dans la lutte sociale (non son abolition)198. La notion de rapports de forces permet donc à Gramsci d’éviter ­­ le dualisme entre structure et superstructure, et de penser les différents niveaux de ­­l’ensemble social ­­comme étant tous – bien que dans des proportions et selon des modalités diverses – à la fois structurés et ouverts à la praxis. Il nous reste cependant à préciser le sens de cette analyse des rapports de forces, en particulier eu égard à sa dimension temporelle, afin de déterminer si elle est sujette à la quatrième critique althussérienne, selon laquelle la problématique historiciste réduirait des périodes entières du processus historique au schéma abstrait du passage de ­­l’objectif (en soi) au subjectif (pour soi). MOMENTS DES RAPPORTS DE FORCES ET PHASES HISTORIQUES

Pour désigner chacun des trois « moments » différenciés du moment (ou degré) politique, Gramsci parle également de « phases ». Ce terme suggère que la relation entre les trois moments du politique est à penser ­­comme un développement historique. De fait, les phases en question renvoient à l­­ ’accroissement au cours du temps du niveau d­­ ’organisation et 196 « Aux marges de ­­l’histoire » est le titre du cahier 25 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935] ­­consacré aux groupes sociaux subalternes. Sur les différents sens du terme « subalterne », voir p. 301. 197 C13, § 17, p. 381, texte A en Q4, § 38, p. 457-458. 198 Voir notamment supra, p. 80-83.



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d­­ ’autonomie d­­ ’un groupe social, ainsi que de la cohérence et de ­­l’efficacité de ses luttes. Un groupe subalterne peut bien sûr ne pas parvenir à passer à une phase supérieure, pour différentes raisons : ses membres peuvent ­­s’en tenir à leurs intérêts économiques immédiats et à une conscience ­­ de classe corporatiste ; les représentants politiques du groupe peuvent renoncer à remettre en cause globalement la domination (par intérêt personnel, opportunisme ou réformisme) ; les militants révolutionnaires qui agissent en son sein peuvent échouer à diffuser leurs ­­conceptions et à faire adopter leurs projets à une échelle de masse ; la répression du groupe dominant peut réussir ; ce dernier peut coopter des individus ou des organisations issus du groupe dominé (« transformisme199 »), ou réaliser certaines transformations historiques tout en neutralisant son activité (révolutions passives). Il est clair que la poursuite du développement historique ­­jusqu’à la phase supérieure du rapport de forces politique est ­­contingente. Néanmoins, lorsqu’il ­­ est employé dans le cas des trois moments du politique, le terme de « moment » est employé en son sens diachronique, historique ou chronologique. À ­­l’inverse, les trois « degrés » (socio-économique, politique et militaire) des rapports de forces en général sont des « moments » en un sens ­­d’abord synchronique, analytique ou logique du terme. En effet, tout ensemble socio-historique présente nécessairement ces différentes dimensions : on ne peut pas ­­concevoir un rapport de forces socio-économique indépendamment de tout rapport politique et de tout rapport militaire. Cela étant, ces trois dimensions des rapports de forces se transforment au cours du temps, et elles ont une importance variable selon les situations : « Le développement historique oscille ­­continuellement entre le premier [socio-économique] et le troisième moment [­­ ­militaire­]­, avec la médiation du second [­­­politique­] 200 ­ . » La rupture de ­­l’équilibre du rapport de forces à un certain niveau se transmet souvent aux autres. Un tel « processus de développement201 » part le plus souvent du niveau socio-économique pour parvenir au niveau militaire, en passant par le niveau politique : une crise économique peut par exemple aboutir à une insurrection ; ou, plus fondamentalement, des processus économiques (­­comme le développement du capitalisme) 199 Sur la notion de transformisme, voir p. 162 note 16. 200 C13, § 17, p. 383 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q4, § 38, p. 458 [octobre 1930]. 201 C13, § 17, p. 385, texte A en Q4, § 38, p. 460.

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font naître puis croître quantitativement une force socio-politique (le prolétariat), qui pourra alors gagner en capacité ­­d’action politique, ­­jusqu’à éventuellement être en mesure de renverser le système établi. Toutefois, rien ne garantit que de tels « processus de développement » ­­s’accomplissent jusqu’au ­­ bout, ni ­­qu’ils suivent cet ordre : une transformation du rapport de forces politique ou militaire peut déclencher une crise économique ; ­­l’établissement de l­­ ’hégémonie d­­ ’un nouveau groupe social peut favoriser la croissance économique et transformer ainsi les rapports de force socio-économiques, etc. Si dans ­­l’ensemble les rapports socio-économiques ont une certaine priorité, il existe de nombreuses séquences historiques où ­­l’ordre ­­d’explication doit être inversé, ou ­­s’avère difficile à établir, les différents types de rapports étant trop intriqués. Mais, quelle que soit la situation ou la séquence historique, ­­l’analyse qui en est faite doit mobiliser les trois moments – socio-économique, politique et militaire – du rapport de forces. Revenons à la notion de « phases ». Gramsci ­­l’emploie dans ­­d’autres notes pour désigner, ­­comme il le fait lorsqu’il ­­ distingue les différentes phases du rapport de forces politique, une étape d’un ­­ développement dont ­­l’ordre est déterminé théoriquement. Cela implique que, bien que le passage à une phase supérieure soit ­­contingent, il est en quelque sorte attendu : il constitue ­­ un critère théorique à partir duquel on peut appréhender le processus historique réel, et représente dans certains cas un objectif dont la réalisation est souhaitable. Donnons plusieurs exemples, où le découpage et le nombre des phases peuvent du reste être différents. Lorsque Gramsci étudie ­­l’effet des ­­conditions historiques sur le développement de la philosophie de la praxis, il distingue trois phases202. La « phase économico-corporative », qui renvoie à une situation où le prolétariat, et les groupes dominés en général, sont cantonnés aux deux premières phases du rapport de forces politique, correspond à une prédominance des aspects mécanistes et économicistes dans le marxisme203. La « phase de lutte pour ­­l’hégémonie dans la société civile », où le rapport 202 C11, § 65, p. 288 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 46, p. 473 [octobre-novembre 1930]. ­­L’idée de correspondance entre les différentes phases du développement sociopolitique et celles de la théorie marxiste est explicitement empruntée à Rosa Luxemburg, « Arrêts et progrès du marxisme » [­­­1903­]­, in David Riazanov, Friedrich Engels et Rosa Luxemburg, La Confession de Karl Marx, Paris, Spartacus, 1969, p. 28-32. 203 Sur ce point, voir aussi p. 110 note 116.



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de forces que le prolétariat entretient avec la bourgeoisie a atteint sa troisième phase, offre les ­­conditions les plus favorables à une « science de la politique » marxiste. Enfin, une fois atteinte la « phase étatique », qui ­­s’ouvre après la victoire révolutionnaire, « toutes les superstructures doivent se développer », tout comme ­­ leur théorie, « sous peine de dissolution de ­­l’État  ». Ailleurs, Gramsci affirme que, pour étudier la « ligne de développement » des groupes subalternes « vers ­­l’autonomie intégrale », il faut prendre en considération ­­ six phases (les trois dernières faisant écho aux trois phases du rapport de forces politique) : 1) La formation objective des groupes sociaux subalternes à cause du développement et des changements qui se produisent dans le monde de la production économique […] 2) leur adhésion active ou passive aux formations politiques dominantes, leurs tentatives d’influer ­­ sur les programmes de ces formations pour imposer leurs propres revendications […] ; 3) la naissance de nouveaux partis des groupes dominants pour maintenir le consentement ­­ et le contrôle ­­ des groupes subalternes ; 4) les formations propres des groupes subalternes pour des revendications de caractère restreint et partiel ; 5) les nouvelles formations qui affirment l’autonomie ­­ des groupes subalternes mais dans les cadres anciens ; 6) les formations qui affirment ­­l’autonomie intégrale204.

Gramsci ajoute que cette liste pourrait « être encore précisée par des phases intermédiaires et des combinaisons ­­ de plusieurs phases ». Dans ­­d’autres notes, il parle de la « phase économico-corporative de ­­l’État  » (­­qu’il distingue ­­d’une phase «  hégémonique  » ultérieure205). Cette notion est d­­ ’abord utilisée pour analyser une période historique qui n’est ­­ pas parvenue à déboucher sur une phase hégémonique : l’Italie ­­ médiévale206. Si les républiques communales ­­ de cette époque ont représenté un germe ­­d’État moderne, elles sont restées « économico-corporatives » dans la mesure où elles ­­n’ont servi que les intérêts économiques immédiats de la bourgeoisie et se sont avérées ­­n’être ­­qu’un moyen de domination pour cette classe207. Une « phase économico-corporative » correspond à 204 C25, § 5, p. 312-313 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935], texte A en Q3, § 90, p. 372-373 [août 1930]. Trad. mod. 205 C11, § 53, p. 277 [août-décembre 1932], texte A en C8, § 238, p. 398 [mai 1932]. 206 Voir notamment C6, § 13, p. 22, et C8, § 185, p. 363. On trouve ­­d’autres occurrences de ­­l’expression, toujours à propos de la Renaissance italienne, en C6, § 7, 43, 85, 86, 116, et C8, § 124. 207 Voir infra, p. 227-230.

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une période historique où ­­l’activité sociale dans les superstructures est sous-développée par rapport à la structure208. Cela s’explique ­­ notamment par le fait que les classes dominantes ne les investissent pas d’une ­­ manière organique, soit parce ­­qu’elles ne parviennent ou ne cherchent pas à exercer une véritable hégémonie et s’en ­­ tiennent principalement à la fonction répressive de ­­l’État (cas des ­­communes italiennes), soit parce que les superstructures ont une importance secondaire dans la situation en question, même en ce qui concerne ­­ le déploiement de l’hégémonie ­­ (­­l’américanisme, où « ­­l’hégémonie naît de ­­l’usine209 »). Gramsci donne une allure presque cyclique à la succession des phases ­­qu’il étudie. Traitant de la « forme “spéculative” » que prend « toute ­­conception du monde, à une phase déterminée de son histoire », il écrit : Toute culture ­­ a son moment spéculatif ou religieux, qui coïncide avec la période ­­d’hégémonie ­­complète du groupe social ­­qu’elle exprime, et peut-être coïncide exactement avec le moment dans lequel l’hégémonie ­­ de pensée, précisément pour cette raison (pour réagir à la désagrégation), se perfectionne dogmatiquement, devient une « foi » transcendantale : ­­c’est pourquoi ­­l’on observe que toute époque que l’on ­­ appelle décadente (dans laquelle se produit une désagrégation du vieux monde) est caractérisée par une pensée raffinée et hautement « spéculative ». La critique, par ­­conséquent, doit résoudre la spéculation dans ses termes réels ­­d’idéologie politique, ­­d’instrument ­­d’action pratique ; mais la critique elle-même aura une phase spéculative à elle, qui en marquera ­­l’apogée210.

La phase spéculative ­­d’une ­­conception du monde désigne son plus haut degré de développement et de cohérence interne – Gramsci parle aussi de sa phase « classique211 » –, et peut être mise en correspondance avec ­­l’hégémonie de la force socio-politique à laquelle la ­­conception du monde en question est dialectiquement liée. Mais ce gain en systématicité peut se faire aux dépens de sa prise sur la réalité. La phase de décadence de ­­l’hégémonie que Gramsci évoque ici est liée dans le domaine politique à ­­l’affirmation de forces antagonistes et dans le domaine théorique à 208 Voir aussi C11, § 12, p. 186 [juin-juillet 1932], texte A en C8, § 169, p. 353 [novembre 1931]. 209 C22, § 2, p. 183 [2de moitié de 1934], texte A en Q1, § 61, p. 72 [février-mars 1930]. Trad. mod. Sur ce type d’hégémonie, voir infra, p. 250-254. 210 C11, § 53, p. 277, texte A en C8, § 238, p. 398. 211 Par exemple en C11, § 22, p. 222. L­­ ’expression « phase classique » se retrouve fréquemment chez Croce.



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­­ l’émergence d’une ­­ philosophie critique. Le paradigme de cette thèse générale est ­­l’émergence de forces politiques – le prolétariat en premier lieu – contestant ­­ ­­l’hégémonie de la bourgeoisie qui ­­s’était établie après la Révolution française et l’élaboration ­­ de la philosophie de la praxis dépassant la philosophie hégélienne, traduction théorique l’hégémonie ­­ bourgeoise212. Faisant fond sur la « désagrégation du vieux monde », les forces subalternes auront à leur tour, pour établir une hégémonie nouvelle, à passer par un processus de transformation ­­complexe, difficile et incertain. La tendance à ­­l’unification des subalternes, immanente à leur activité, « est ­­continuellement brisée par ­­l’initiative des groupes dominants », et ­­l’on ne peut donc la démontrer « ­­qu’après ­­l’achèvement du cycle historique, si celui-ci se ­­conclut par un succès213 », ce « cycle » historique ­­n’étant véritablement achevé que lorsque les classes subalternes parviennent à « devenir “État”214 ». Il ne faut toutefois pas donner trop de poids à la métaphore du cycle. Si elle advient, l’unification ­­ et ­­l’accession à l’autonomie ­­ du prolétariat et des masses subalternes en général, loin d’enclencher ­­ un cycle similaire au précédent, ouvrira une époque historique radicalement nouvelle où les contradictions ­­ de classes seront abolies215. Un schéma de succession de phases est un outil d’analyse ­­ souple, non un carcan imposé au processus historique. Gramsci esquisse des « lignes de développement216 » simplement possibles, immanentes à ­­l’ensemble intriqué des activités et luttes humaines, lesquelles détermineront si le passage à une phase supérieure se réalisera ou non. La notion de phase ne doit pas être c­­ onfondue avec celle de période ou ­­d’époque, qui renvoient à une séquence d’un ­­ processus historique réel, quand bien même cette séquence serait-elle appréhendée à partir ­­d’un nombre restreint de traits fondamentaux. Lorsque Gramsci distingue des phases, il ne prétend pas livrer directement une ­­connaissance d’une ­­ période particulière, il forge un outil théorique abstrait et général, que l’on ­­ peut utiliser – au prix de certaines variations – pour analyser différentes périodes. En raison de ce statut épistémique spécifique des schémas théoriques qu’il ­­ utilise, Gramsci échappe à la critique althussérienne selon laquelle il réduirait 212 Sur ce point, voir p. 191-197. 213 C25, § 2, p. 309 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935]. 214 C25, § 5, p. 312, texte A en Q3, § 90, p. 372. 215 C11, § 53, p. 277, texte A en C8, § 238, p. 398. Voir supra, p. 64-66. 216 C25, § 5, p. 312, texte A en Q3, § 90, p. 372.

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le processus historique concret ­­ à un schéma abstrait et présupposerait une identité immédiate de la réalité historique et du concept. ­­ Cette critique ­­considérait en particulier que la problématique historiciste ­­conduisait les marxistes à imposer sur ­­l’histoire réelle le modèle de la subjectivation superstructurelle de ­­l’objectivité structurelle. Certaines affirmations de Gramsci peuvent laisser penser ­­qu’il tombe dans cet écueil. ­­Lorsqu’il revient sur ses luttes de jeunesse dans le mouvement des usines de Turin durant le biennio rosso (1919-1920), Gramsci affirme ­­qu’un mouvement de ce type « tend à rendre “subjectif” ce qui est “objectivement” donné217 », dans le sens où les déterminations économiques étaient ressaisies politiquement (les conseils ­­ reposant sur la structure de ­­l’organisation de la production dans ­­l’usine). De même, il élabore la notion de « catharsis » – terme emprunté à ­­l’esthétique de Croce – pour désigner « le passage du moment purement économique (ou égoïstico-passionnel) au moment éthico-politique : l’élaboration ­­ supérieure de la structure en superstructure dans la conscience ­­ des hommes », ajoutant que « cela signifie aussi le passage de “­­l’objectif au subjectif” et de la “nécessité à la liberté”218 ». Pourtant, le paradigme de la prise de ­­conscience (ou du passage de l’objectif ­­ en subjectif) qui apparaît ici n’est ­­ pas le plus profond dans la pensée de Gramsci (notons ­­d’ailleurs ­­l’utilisation des guillemets). ­­C’est plutôt le paradigme de ­­l’organisation qui est fondamental pour lui : une classe se constitue ­­ en tant que classe, et avance vers son unification et son autonomie réelle, dans la mesure où elle s’organise ­­ (selon des modalités qui peuvent être extrêmement diverses), ce processus étant lui-même indissociable des luttes ­­contre d’autres ­­ groupes sociaux. ­­C’est du reste cette ­­conception qui correspond au cadre ontologique des réflexions de Gramsci : le primat qu’il ­­ accorde aux rapports et aux processus sur les entités rend impossible de présupposer un sujet qui, d’abord ­­ inconscient, pourrait ensuite prendre ­­conscience de lui-même219. ­­C’est ce paradigme de ­­l’organisation qui est développé avec la distinction des trois moments 217 C9, § 67, p. 447 [juillet-août 1932]. 218 C10 II § 6, p. 50 [mi-avril – mi-mai 1932]. Voir aussi C11, § 67, p. 300, texte A en Q4, § 33, p. 452 ; C10 I § 6, p. 29 ; C10 I § 10, p. 37. Sur la notion de catharsis, voir Ernst Jouthe, Catharsis et transformation sociale dans la théorie politique de Gramsci, Québec, Presses de ­­l’Université de Québec, 1990. 219 Je me permets de renvoyer à Yohann Douet, « Sens et enjeux de la notion ­­d’inconscient chez Marx et Engels », in Alexandre Feron (dir.), ­­L’Inconscient, Paris, Lambert-Lucas, 2020, p. 103-121.



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ou phases du rapport de forces politique. Il faut ainsi ­­comprendre le « processus cathartique220 » ­­comme le passage à une phase supérieure du rapport de forces politique, c’est-à-dire ­­ ­­ comme le dépassement de ­­l’économico-corporatif vers une phase plus hégémonique. Si ­­l’on peut aussi dire que ce processus correspond à un passage du structurel au superstructurel, ­­c’est dans la mesure où le groupe social a développé des organisations qui lui sont propres et une ­­conception du monde cohérente ; ­­s’il s’agit ­­ ­­d’un gain en subjectivité et en liberté, c’est ­­ dans le sens où le groupe social ­­s’organise et agit ­­d’une manière plus autonome, cohérente et efficace. Les formules où Gramsci évoque l’idée ­­ de passage diachronique de ­­l’objectif en subjectif (ou de la nécessité en liberté) ne doivent donc pas être prises en un sens littéral. Ces termes ­­d’ascendance métaphysique demandent à être traduits en termes réalistes et historicopolitiques, en particulier à l’aide ­­ de la notion de rapports de forces, qui devient toujours plus centrale au cours de la rédaction des Cahiers221. LA PLURALITÉ DES TEMPS HISTORIQUES

Selon la deuxième critique des althussériens, la problématique historiciste, présupposant une ­­conception expressive de la totalité, tomberait dans une illusion épocale : elle réduirait chaque époque à une essence ou un principe simple et verrait ­­l’histoire ­­comme la succession linéaire de telles époques homogènes. Or, pour ­­qu’il soit possible ­­d’effectuer une «  coupe ­­d’essence222 » sur une époque donnée et de retrouver dans les différentes sphères sociales, sous des aspects différents, le même principe fondamental, il faut que le présent de chacun des niveaux distincts du tout social « coïncide avec tous les présents des autres ; ­­qu’ils soient donc ­­contemporains223 ». Autrement dit, il faut exclure la pluralité des temps historiques. Les Cahiers résistent cependant à une telle interprétation et de nombreux passages semblent plutôt anticiper la c­­ onception althussérienne des temporalités hétérogènes224. En raison de sa « sensibilité au multiple », 220 C10 II § 6, p. 50. 221 Giuseppe Cospito, Il ritmo del pensiero, op. cit., p. 209-217. 222 Louis Althusser, « ­­L’objet du Capital », art. cité, p. 328. 223 Ibid. 224 Peter Thomas a proposé une réfutation de la critique d’Althusser ­­ à partir de l’idée ­­ de pluralité temporelle chez Gramsci (The Gramscian Moment, op. cit., p. 282-291). Il écrit

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Gramsci ne peut discerner la cohérence ­­d’une époque ­­qu’à même la multiplicité des situations et la pluralité des temps. Gramsci ­­considère ­­qu’une époque historique ­­n’est pas uniquement définie par des éléments présents mais reste marquée par le passé dont elle présente de nombreux résidus, ou plus exactement par le poids de plusieurs passés (« chaque groupe social a sa “tradition”, son “passé”, et il estime ­­qu’il ­­s’agit ­­d’un passé unique et global225 »), ainsi que par des tendances divergentes et des projets en lutte faisant signe vers des avenirs incompatibles. Traitant du cas particulier du langage, il ne le conçoit ­­ pas comme ­­ un système de significations synchronique, mais ­­comme un « processus ­­continuel de métaphores226 », où la signification d­­ ’un terme dépend à la fois de ses usages présents et de ses significations passées. En ce qui ­­concerne ­­l’homme qui ­­n’a pas dépassé ­­l’incohérence du sens ­­commun, il écrit que sa personnalité manifeste « des éléments de l’homme ­­ des cavernes et des principes de la science la plus moderne et la plus avancée, […] des préjugés de toutes les phases historiques passées […] pêle-mêle avec les intuitions ­­d’une philosophie à venir227 ». Comme l­­ ’écrit Razmig Keucheyan, « chaque personne ou groupe de personnes n’est ­­ pas nécessairement ­­l’expression des mêmes périodes historiques : certains peuvent être ­­contemporains de leur époque, ou même en avance sur elle, d’autres ­­ posséder une personnalité qui renvoie à des périodes historiques passées228 ». Gramsci discerne ainsi de la « discordance des temps229 » à différents niveaux : pour la totalité sociale dans son ensemble, dans ses différentes sphères, entre les groupes sociaux, au sein de chacun d’eux ­­ et même dans chaque personne. Certes, il cherche à concevoir ­­ les éléments fondamentaux qui donnent leur cohérence à une époque afin, dans le cas de ­­l’époque moderne du moins, de faire triompher ceux de ces éléments qui sont les plus progressistes. Mais cela ­­n’exclut pas et au contraire ­­ exige de faire droit à tout ce qui est ­­contradictoire, c­­ onflictuel, divergent, anachronique ou prématuré. Pour lui, notamment que « le présent est nécessairement non identique à lui-même, et ­­composé de nombreux “temps” qui ne coïncident pas mais se rencontrent les uns les autres dans une incompréhension mutuelle » (p. 283). Ses arguments inspirent certains de ceux développés dans ce point. Voir également son article, « Gramsci e le temporalità plurali », art. cité. 225 C10 II § 50, p. 152 [février 1933]. 226 C11, § 28, p. 236 [juillet-août 1932]. Voir supra, p. 72. 227 C11, § 12, p. 176 [juin-juillet 1932]. Voir supra, p. 41. 228 Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, op. cit., p. 97. 229 Pour cette notion, voir Daniel Bensaïd, La discordance des temps : essais sur les crises, les classes, ­­l’histoire, Paris, Éditions de la Passion, 1995.



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chaque époque ou chaque milieu est ­­contradictoire et […] on [exprime et] correspond à sa propre époque ou à son propre milieu en les combattant ­­ vigoureusement autant qu’en ­­ collaborant aux formes de vie officielle. […] Des époques progressistes dans le domaine de la pratique peuvent ne pas avoir encore eu le temps de se manifester dans le domaine de la création esthétique et intellectuelle, ou peuvent être dans ce domaine arriérées, philistines, etc.230

Les phénomènes relevant de domaines distincts de la réalité sociale sont ainsi caractérisés par des rythmes de développement différents. Il existe de nombreux cas de désynchronisation entre des phénomènes relevant de la structure et d’autres ­­ de la superstructure. Par exemple, il est fréquent ­­qu’une crise économique majeure ne débouche pas mécaniquement et immédiatement sur un bouleversement politique : les effets qu’elle ­­ produit au niveau proprement politique sont complexes ­­ et suivent un rythme qui leur est propre. Dans les sociétés capitalistes avancées, c’est ­­ notamment l­­ ’importance du décalage entre le temps politique et celui des fluctuations économiques qui impose ­­d’adopter une stratégie de « guerre de position » plutôt que de guerre de mouvement231. La structure doit ­­d’ailleurs, on ­­l’a vu, être également appréhendée selon le temps long du développement des « forces matérielles de production […], ­­l’élément le 232 moins variable » dans l’histoire ­­ . En ce qui concerne ­­ les phénomènes idéologico-­­culturels, Gramsci note que, en général, « les transformations ­­culturelles […] sont lentes et graduelles, parce que […] la culture ­­ est le produit ­­d’une élaboration ­­complexe233 ». Surtout, les phénomènes ­­culturels sont eux-mêmes très hétérogènes : Les changements dans les modes de pensée, dans les croyances, dans les opinions, ­­n’ont pas lieu par « explosions » rapides, simultanées et généralisées, ils se produisent en revanche presque toujours par « ­­combinaisons successives », selon des « formules » très disparates et impossibles à maîtriser « ­­d’autorité  ». […] Dans le domaine de la culture, ­­ les diverses strates idéologiques se ­­combinent de façon variée et ce qui est devenu « ferraille » en ville est encore « ustensile » en province234. 230 C15, § 53, p. 167 [mai-juin 1933]. ­­L’ajout entre crochets est de Gramsci. 231 Voir notamment C13, § 24, p. 409-413 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C7, § 10, p. 176-178 [novembre 1930]. 232 C11, § 30, p. 240 [juillet-août 1932], texte A en Q4, § 25, p. 443 [mai-août 1930]. 233 C24, § 3, p. 294 [2de moitié de 1934]. 234 Ibid.

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Le temps historique de la science est également spécifique. La science est, en un sens, une « superstructure, une idéologie235  » ­­comme les autres ­­conceptions du monde, notamment car elle a des ­­conditions et produit des effets socio-historiques, mais elle ­­s’en distingue à au moins deux égards. ­­D’une part, elle intensifie le progrès économique par ses découvertes. ­­D’autre part, étant en droit partageable par tous, elle tend ­­concrètement à ­­l’universalité et préfigure ainsi la réconciliation de ­­l’humanité avec elle-même236. Pour ces deux raisons, elle anticipe les modifications possibles des autres sphères de la vie sociale. En outre, les résultats scientifiques peuvent se diffuser relativement rapidement dans des contextes ­­ sociaux différents, et ils seront largement permanents : dans la mesure où elle respecte le critère de ­­l’universalité, la science de ­­l’époque bourgeoise pourra par exemple être ­­conservée lors ­­d’une époque nouvelle. Les exemples de désynchronisation cités montrent que, pour Gramsci, les phénomènes relevant de l­­ ’économie, de la politique, de la linguistique, de la science, etc. ne peuvent être conçus ­­ comme ­­ différentes expressions ­­d’un même principe essentiel. De plus, chacun de ces ordres de phénomènes historiques c­­ onsiste en une multiplicité ­­d’activités – individuelles et collectives – entretenant des rapports complexes ­­ et éventuellement ­­conflictuels. Gramsci écrit par exemple : La philosophie ­­d’une époque ­­n’est pas la philosophie de tel ou tel philosophe, de tel ou tel groupe ­­d’intellectuels, de telle ou telle grande division des masses populaire : ­­c’est la combinaison ­­ de tous ces éléments qui tend vers une direction donnée et dont l’aboutissement ­­ devient règle d’action ­­ collective, devient «  histoire  » ­­concrète et ­­complète (intégrale)237.

Même en s’en ­­ tenant à un ensemble de phénomènes du même ordre, on ne saurait utiliser la notion ­­d’« époque » en niant sa diversité interne. Le tableau du processus historique qui semble se dégager des réflexions gramsciennes est donc moins celui ­­d’une succession ­­d’époques homogènes coupant ­­d’une manière univoque le fil linéaire du temps que celui d’un ­­ ensemble de rythmes multiples. 235 C11, § 38, p. 254 [août-décembre 1932]. 236 C11, § 17, p. 214 [juillet-août 1932], texte A en C8, § 177, p. 359 [novembre-décembre 1931]. Voir infra, p. 235. 237 C10 II § 17, p. 60-61 [juin 1932].



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On trouve donc dans les Cahiers, formulés d’une ­­ manière plus souple que celle d’Althusser ­­ et de ses collaborateurs, « les rudiments […] ­­d’une théorie des différents temps qui ­­s’entrecroisent dans ­­l’histoire238 », que ­­l’on peut rapprocher de celle de Braudel. Pour ce dernier, les phénomènes socio-historiques sont de trois types : les événements, régis par un temps court, et qui sont à la mesure de ­­l’individu, de sa vie quotidienne, de ce dont il a conscience ; ­­ les phénomènes conjoncturels, ­­ qui s’étendent ­­ sur quelques dizaines ­­d’années, et correspondent à des cycles, inter-cycles ou crises ; les phénomènes structurels, qui doivent être étudiés à une échelle séculaire, et ­­comprennent « certains cadres géographiques, certaines réalités biologiques, certaines limites de la productivité, voire telles ou telles ­­contraintes spirituelles », les « cadres mentaux » pouvant aussi être des « prisons de longue durée239 ». Si Gramsci traite rarement de questions géographiques ­­d’une manière directe, il ­­s’attarde sur ­­d’autres phénomènes de longue durée. Ainsi, pour ­­comprendre le caractère cosmopolite des intellectuels italiens et le fait qu’ils ­­ soient détachés des masses nationales-populaires il faut remonter à l’antiquité, ­­ « quand ­­l’Italie, qui avait Rome sur son territoire, devint le creuset des classes 240 ­­cultivées de tous les territoires de l’Empire ­­  ». Cette longue durée est articulée à des phénomènes d’échelle ­­ temporelle plus réduite : la décadence des cités italiennes après ­­l’échec du mouvement progressiste des communes, ­­ à la fin du Moyen Âge ; la persistance de la séparation entre les intellectuels et le peuple après le Risorgimento ; la crise organique de la société italienne, particulièrement intense après la Grande Guerre. Les différentes temporalités s’intègrent ­­ ainsi dans un tableau qui évoque la métaphore maritime utilisée par Braudel pour illustrer la manière dont les trois ordres chronologiques se ­­conjuguent – la marée représentant le temps long, la houle les cycles ­­conjoncturels, ­­l’écume la multiplicité des événements. On pourrait craindre que la pluralité des temps historique mise en évidence par Gramsci rende impossible la périodisation et la saisie de ­­l’unité relative de chaque époque. Le fait q­­ u’il y ait des temps historiques distincts selon les ordres de phénomènes étudiés semble en effet ­­s’opposer 238 Esteve Morera, ­­Gramsci’s Historicism, op. cit., p. 85. 239 Fernand Braudel, « Histoire et sciences sociales : la longue durée », art. cité, p. 51-52. 240 C3, § 88, p. 322 [août 1930]. Pour ­­d’autres notes sur la question : C8, § 22, p. 271 ; C12, § 1, p. 319, texte A en Q4, § 49, p. 478 ; C19, § 5, p. 40, texte A en C9, § 127, p. 497 ; C17, § 33, p. 283 ; C21, § 1, p. 147. Sur l’antiquité ­­ romaine, voir infra, p. 216-218.

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à ­­l’effort pour discerner des discontinuités transversales entre époques – dans la mesure où un changement ­­d’époque semble signifier ­­qu’une rupture se produit simultanément aux différents niveaux (économique, politique, militaire, etc.). Dans cette perspective, on considérerait ­­ donc que les Cahiers présentent deux présupposés implicites incompatibles – unité de ­­l’époque, pluralité des temps – et ­­l’on en viendrait à proposer une lecture dualiste du cadre épistémologique à partir duquel Gramsci appréhende le processus historique241. Une telle lecture serait toutefois erronée. La sensibilité de Gramsci à l’hétérogénéité ­­ temporelle ne le conduit ­­ pas à démembrer la réalité historique en une série de régions indépendantes dont on pourrait dégager les lois et les rythmes propres en faisant abstraction des autres régions ; ce sont plutôt les ­­conceptions althussériennes que l’on ­­ peut suspecter de tomber dans cet écueil. Dans les Cahiers, les différents ordres de phénomènes historiques ne sont ni des ensembles clos – un même phénomène peut relever de plusieurs d’entre ­­ eux –, ni des domaines indépendants – ils sont toujours intriqués. Ainsi, ils sont tous traversés par la lutte des classes, qui se déploie aux différents niveaux de rapports de forces et dans les différentes sphères sociales (tout en étant à chaque fois réfractée d­­ ’une manière spécifique). Chaque sphère sociale est un lieu et un enjeu de ­­conflits entre des forces socio-politiques, entre des projets hégémoniques. On peut ainsi saisir ­­l’unité relative ­­d’une « époque », ­­comme on le verra au chapitre suivant, par ­­l’hégémonie ­­qu’une force ou une classe parvient – provisoirement et dans une certaine mesure – à établir, ­­c’est-à-dire par la praxis collective qui dessine les coordonnées fondamentales du bloc historique, tout en gardant à l’esprit ­­ que cette praxis socio-historique prédominante ne s’impose ­­ pas unilatéralement ni sans résistances, et ­­qu’elle ­­connaît elle-même des décalages et des désynchronisations. Il faut toutefois reconnaître une tension constitutive, ­­ au cœur de la ­­conception gramscienne de ­­l’histoire, entre le repérage des discontinuités historiques (entre époques) et l’attention ­­ à l’hétérogénéité ­­ temporelle (entre types de phénomènes socio-historiques). Michele Filippini parle en ce sens ­­d’une « structure duelle du temps gramscien242  », ­­conjuguant 241 Sur les lectures dualistes de Gramsci, voir p. 66-68. 242 Michele Filippini, Using Gramsci, op. cit., p. 107. Voir plus généralement le chap. 6 (« Temporality », p. 105-121), sur lequel nous nous appuyons dans ce paragraphe.



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deux logiques. D’une ­­ part, il y a bien une distinction et une dialectique entre discontinuité et ­­continuité, entre des événements qui « font époque » et la simple durée qui correspond à la perpétuation de ­­l’existant. Mais cela ne signifie pas que le processus historique serait pensable ­­comme un déroulement linéaire où, exceptionnellement, un saut ponctuel ferait passer ­­d’un état stable et homogène à un autre243. ­­C’est ­­qu’il faut, ­­d’autre part, prendre en ­­considération la multiplicité des temporalités sociales – les décalages temporels entre acteurs sociaux – qui constituent ­­ le contenu ­­ réel de ce qui apparaît superficiellement ­­comme une durée homogène. En effet, la perpétuation de l’ordre ­­ existant correspond à l’incapacité ­­ des masses subalternes, tiraillées entre des temporalités multiples, à agir avec cohérence de sorte à le renverser. Une période de stabilité relative signifie ­­qu’un groupe social parvient à maintenir sa domination et son hégémonie sans difficultés importantes, grâce à la désagrégation des subalternes, sachant que, lorsque ces derniers font irruption « simultanément » sur la scène de l’histoire, ­­ ­­l’ordre dominant entre en crise244. Autrement dit, ­­l’hétérogénéité temporelle est le revers de ­­l’homogénéité apparente de ­­l’époque. La lutte émancipatrice des subalternes implique de dépasser la désynchronisation entre leurs multiples temporalités – par exemple entre les temporalités sociales caractérisant ­­d’un côté la vie et les luttes des paysans du Mezzogiorno, et d’un ­­ autre celles des prolétaires du Nord de ­­l’Italie. Dans la perspective de cette synchronisation, il ­­convient de dévoiler ­­l’uniformité illusoire du présent, qui camoufle la domination. Si l’on ­­ peut comprendre ­­ ainsi la manière dont s’articulent ­­ les deux dimensions de la structure duelle du temps historique aux yeux de Gramsci, l’idée ­­ de pluralité des temps historiques, ou d’hétérogénéité ­­ temporelle, demande à être précisée. D’une ­­ part, elle renvoie au fait que les groupes sociaux ont des rapports au temps divers, que ce soit dans leurs traditions et mémoires du passé, leurs expériences vécues au quotidien, les modalités de leurs actions collectives ou leur horizon ­­d’attente quant à l’avenir. ­­ En ce sens, une force hégémonique, précisément parce 243 Ainsi, Filippini estime que Burgio, qui a mis en évidence à juste titre la dialectique de la durée et de ce qui fait époque, la ­­comprend ­­d’une manière trop linéaire car il ­­n’a pas fait droit à la pluralité des temporalités historiques – Thomas et Frosini mettant quant à eux surtout l’accent ­­ sur cette seconde dimension de la structure duelle du temps gramscien. De Frosini, voir en particulier « “Spazio-tempo” e potere alla luce della teoria ­­dell’egemonia », in Vittorio Morfino (dir.), Tempora multa, op. cit., p. 225-254. 244 C13, § 1, p. 358 [mai 1932 – novembre 1933].

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q­­ u’elle est hégémonique, impose dans une certaine mesure sa temporalité propre aux autres groupes sociaux qui, placés dans une position défensive, ne peuvent avoir qu’une ­­ histoire « désagrégée et épisodique245 ». Elle possède notamment une certaine maîtrise stratégique de la temporalité de ­­l’affrontement sans commune ­­ mesure avec les autres forces, alliées ou antagonistes. Il existe également, on l’a ­­ dit, une disparité entre les temporalités subalternes (entre les différents groupes, à ­­l’intérieur d’un ­­ groupe particulier et même au sein d’une ­­ personnalité individuelle), cette disparité subalterne ­­constituant à la fois ­­l’effet et la ­­condition de la prédominance de la force hégémonique. ­­C’est une telle pluralité ­­ ­­combattue des temporalités246 qui doit être mise en évidence afin d’être dans la perspective de ­­l’émancipation des subalternes. ­­D’autre part, ­­l’hétérogénéité temporelle renvoie aux rythmes propres à différents ordres de phénomènes historiques dans le sens où, par exemple, le temps de la politique n’est ­­ pas celui de l’économie. ­­ Même si les changements de ­­configurations socio-historiques modifient les rapports entre ces différents rythmes, et si des dispositifs ­­comme la planification (économique, mais aussi ­­culturelle247) permettent de coordonner plusieurs de ces rythmes (en les subordonnant au rythme de la politique), chercher à abolir leur hétérogénéité serait absurde. Précisons que, s’il ­­ nous semble pertinent de distinguer analytiquement entre temporalités (des groupes sociaux) et rythmes (des ordres de phénomènes historiques), ces deux dimensions sont, dans la réalité historique, unies dialectiquement. Ainsi, le rythme propre aux phénomènes idéologiques doit se ­­comprendre à partir de la temporalité spécifique du groupe social préposé à l’élaboration ­­ et à la diffusion des ­­conceptions du monde – les intellectuels. Gramsci a écrit, dans son dernier texte avant son emprisonnement : « Les intellectuels se développent lentement, beaucoup plus lentement que n’importe ­­ quel autre groupe social, cela tient à leur nature même et à leur fonction 245 C25, § 2, p. 309 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935]. Trad. mod. 246 Afin ­­d’éclaircir la question des temps multiples chez Gramsci, nous proposons de distinguer les notions de « temporalités » et de « rythmes ». Nous désignons par le terme « temporalités » – étant donnée sa connotation ­­ subjective – les différentes manières dont les groupes et acteurs sociaux construisent ­­ et vivent le temps, et par « rythmes » les différentes modalités de succession et ­­d’enchaînement des phénomènes, selon la sphère ­­d’activité sociale étudiée, le terme de rythme suggérant une ­­conception du temps ­­comme immanent à la succession des événements, non ­­comme un ­­contenant vide et abstrait. 247 Sur ce point, voir infra p. 292.



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historique. Ils représentent toute la tradition culturelle ­­ ­­d’un peuple, ils 248 veulent en résumer et en synthétiser toute l’histoire ­­ . » Tout en devant être utilisée avec souplesse, la distinction entre rythmes et temporalités permet d’expliciter ­­ la conception ­­ gramscienne de la pluralité des temps historique. On sait que la cohérence relative ­­d’une époque découle de la mise en place ­­d’un système hégémonique relativement stable, et donc de la prédominance ­­continuée de la temporalité ­­d’un groupe social particulier sur celles des autres groupes. Il reste à ­­comprendre ­­comment Gramsci peut penser à la fois les différences de rythmes entre types de phénomènes historiques et les discontinuités entre époques, alors que de telles discontinuités d’ensemble ­­ semblent présupposer la synchronisation des rythmes. Dans les termes métaphoriques de Braudel, on peut dire que, si les événements ordinaires sont ­­comparables à l’écume ­­ des vagues, subissant ­­l’effet des mouvements profonds de la marée et de la houle, il ­­n’en va pas de même des événements qui font époque au sens de Gramsci : ceuxci seraient plutôt semblables à des tourbillons qui transformeraient la circulation des masses d’eau ­­ et modifieraient durablement les courants marins. Braudel lui-même semble avoir envisagé une telle « coïncidence » des temps historiques, en particulier dans le cas des révolutions : Si de grandes coupures tronçonnent les destins de l­­ ’humanité, si, au lendemain de leur déchirure, tout se repose en termes nouveaux et que rien ne vaille plus de nos outils ou de nos pensées d’hier ­­ la réalité de ces coupures relève de ­­l’histoire. Y a-t-il, ou ­­n’y a-t-il pas, exceptionnelle et brève coïncidence entre tous les temps variés de la vie des hommes ? Immense question qui est nôtre. Toute progression lente ­­s’achève un jour, le temps des vraies révolutions est aussi le temps qui voit fleurir les roses249.

Pour Gramsci, lors d’une ­­ situation révolutionnaire, « le mouvement de ­­ conjoncture se fait mouvement organique », et ­­l’occasion est donnée du « réglage ­­commun » des multiples temps historiques250. Les rythmes distincts (crise économique, politique, etc.) ­­s’entremêlent de sorte à former, pour reprendre une expression ­­d’Althusser, une « unité de rupture251 », 248 « Quelques thèmes de la question méridionale » [­­­1926­]­, in EP III, p. 349. 249 Fernand Braudel, « Positions de l’histoire ­­ en 1950 » [­­­1950­]­, in Écrits sur ­­l’histoire, op. cit., p. 30‑31. 250 André Tosel, Étudier Gramsci, op. cit., p. 91-92. 251 Louis Althusser, « Contradiction et surdétermination », in Pour Marx, op. cit., p. 98-99.

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ou, comme ­­ ­­l’écrit Bensaïd, « un nœud de temporalités désaccordées où surgit la possibilité événementielle du changement252 ». De même, lors des périodes historiques correspondant à l’affirmation ­­ d’une ­­ nouvelle hégémonie et à la formation d’un ­­ bloc historique, qui peuvent notamment faire suite à une révolution réussie ­­comme la Révolution française, les rythmes des différentes sphères sociales sont bouleversés : ­­l’établissement ­­d’un nouveau type ­­d’État accélère le développement du nouveau mode de production auquel il est lié, impulse la diffusion de la nouvelle ­­conception du monde qui ­­s’était élaborée progressivement dans la période antérieure, etc. Du reste, de telles synchronisations sont toujours relatives : nous verrons que Gramsci peut, avec la notion de traductibilité des ­­cultures nationales, saisir la cohérence ­­d’une époque naissante (la modernité) non pas ­­contre, mais au cœur même des écarts de rythmes entre sphères sociales (économie, politique, idéologie), ainsi ­­qu’entre situations nationales (Angleterre, France, Allemagne)253. Il existe donc des ­­configurations historiques (en particulier les situations révolutionnaires et les périodes de transition) qui manifestent une nette coïncidence des rythmes historiques. Mais toute situation sociohistorique est caractérisée par la co-présence ­­d’ordres de phénomènes historiques possédant chacun son rythme propre, que ces derniers soient synchronisés ou non. On peut dire que Gramsci est un « théoricien de la c­­ onjoncture », en définissant toute ­­conjoncture ou situation historique ­­comme la « rencontre de temporalités spécifiques qui débouchent sur un “événement”254 », et en sachant qu’un ­­ tel événement peut marquer une rupture ou, bien plus fréquemment, ­­s’inscrire simplement dans la durée de ­­l’ordre existant. ­­C’est seulement par ­­l’analyse ­­concrète des situations que l­­ ’on peut c­­ omprendre pourquoi certaines ouvrent la possibilité d’un ­­ changement significatif, et constituent ­­ ce que Gramsci appelle parfois des « nœuds historiques255 ». 252 Daniel Bensaïd, « La notion de crise révolutionnaire chez Lénine. Retour sur le mémoire de maîtrise » [texte issu de ses archives personnelles, daté de 2001 ou 2002], Inprecor, no 642-643, août-septembre 2017 [en ligne]. 253 Voir infra, p. 191-197. 254 Juan Carlos Portantiero, « Gramsci y el análisis de coyuntura (algunas notas) », Revista Mexicana de Sociología, vol. 41, no 1, janvier-mars 1979, p. 60. Précisons que Gramsci parle plutôt de situation que de conjoncture. ­­ 255 Voir par exemple C15, § 70, p. 180. Un nœud historique se définit par le fait que s­­ ’y « “­­concentre” un réseau de relations ­­contradictoires qui ouvrent la possibilité de parvenir à un changement



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SINGULARITÉ HISTORIQUE ET GÉNÉRALITÉ THÉORIQUE : ÉLÉMENTS ­­D’ÉPISTÉMOLOGIE HISTORICISTE

Les réflexions gramsciennes manifestent une indéniable tension entre ­­ l’unité relative des différentes époques et la complexité ­­ intrinsèque à toute situation historique, qui apparaissent notamment ­­comme traversées de temps différents. Il faut maintenant étudier une seconde tension, étroitement liée à la première : entre la généralité des ­­concepts théoriques et la singularité de chaque situation. Il ­­s’agit pour Gramsci à la fois ­­d’analyser le singulier en lui-même et de produire la ­­connaissance de logiques ­­d’ensemble et de régularités à partir de la multiplicité historique. Il ­­considère ainsi, en empruntant la distinction paradigmatique de Vico, qu’il ­­ faut réunifier la philologie, qui cherche à établir le certain, et la philosophie, qui vise le vrai256. Et il écrit, par exemple, que « si la philologie est ­­l’expression méthodologique de ­­l’importance ­­qu’il y a à ce que les faits particuliers soient établis et précisés dans leur “individualité” hors de toute ­­confusion, on ne peut exclure ­­l’utilité pratique ­­d’identifier certaines “lois de tendance” plus générales257 ». La première des critiques althussériennes portait précisément sur le rapport ­­d’identité entre théorie et réalité historique. En raison de significatif dans le développement ­­d’un processus historique » (Fabio Frosini, « ­­Qu’est-ce que la “crise ­­d’hégémonie” ? Remarques sur ­­l’histoire, la révolution et la visibilité chez Gramsci », in Yohann Douet (dir.), « Une nouvelle conception ­­ du monde », op. cit., p. 73). 256 « ­­L’expérience sur laquelle se fonde la philosophie de la praxis ne peut être schématisée ; ­­c’est ­­l’histoire même dans son infinie variété et multiplicité, dont ­­l’étude peut donner lieu à la naissance de la “philologie” ­­comme méthode ­­d’érudition dans ­­l’établissement des faits particuliers et à celle de la philosophie entendue ­­comme la méthodologie générale de ­­l’histoire » (C11, § 25, p. 226 [juillet-août 1932], texte A en C7, § 6, p. 174 [novembre 1930]). Voir aussi C10 I § 8, p. 32 et C11, § 9, p. 172. André Tosel décrit ainsi l’unité, ­­ chez Vico, entre philologie et philosophie, ainsi qu’entre ­­ « certum » et « verum », à propos de ­­l’appréhension philosophique de ­­l’histoire : « ­­L’histoire idéale éternelle [­­l’histoire en tant qu’elle ­­ est régie par la logique cyclique des corsi] ne constitue ­­ en rien un schéma qui prédétermine ­­d’en haut le cours des choses, une ­­construction théorique abstraite, mais elle est la structure immanente des rapports soutenant l’histoire ­­ concrète ­­ et singulière […]. Le vrai de ­­l’histoire idéale éternelle ­­n’est que la formalisation ou ­­condensation des résultats certifiés dans l’interprétation ­­ de ces documents [objet de la philologie]. Ce certain ­­n’est objet de savoir à son tour que ­­lorsqu’est possible son interprétation seconde dans les règles ou “ordini” qui régissent l’histoire ­­ faite et certifiée et qui relèvent de la philosophie. Il n’est ­­ de philosophie que de l’histoire ­­ certaine et certifiée, que sur la base de la philologie. Et il ­­n’est de vraie philologie que par et pour la philosophie » (André Tosel, « Gramsci face à Vico ou Vico dans Gramsci », in Riccardo Pineri (dir.), Présence de Vico, Montpellier, Éditions Main-­­d’œuvre, 1996, p. 52). 257 C11, § 25, p. 227, texte A en C7, § 6, p. 174.

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cette identité, l’historicisme ­­ rendrait impossible toute épistémologie ­­consistante : il nierait la spécificité de la pratique théorique, la ­­connaissance vraie ­­n’étant que ­­l’expression de son temps dans le domaine de la pensée ; il empêcherait tout usage rigoureux des abstractions, ces dernières étant assimilées à l’essence ­­ de la réalité qu’il ­­ s’agirait ­­ simplement de dégager. Il est vrai que, pour Gramsci, toute théorie, en tant ­­qu’elle est unie à la pratique, est située historiquement, et que les ­­concepts ­­qu’il élabore sont indexés, dans une certaine mesure, sur les cas singuliers ou les périodes particulières qui ont été ­­l’occasion de leur formulation. Mais ­­l’on trouve dans les Cahiers une réflexion précise sur le statut des abstractions en jeu dans l’étude ­­ de l’histoire ­­ – abstractions qui ne sauraient être réduites à une essence fondant la réalité historique –, ainsi que sur les procédés théoriques qui permettent de produire des notions historiques générales, notamment ­­l’analogie.

Abstractions déterminées Gramsci affirme à la fois le primat du singulier et la nécessité de la généralité théorique : Certes la philosophie de la praxis se réalise dans l’étude ­­ concrète ­­ de l’histoire ­­ passée et dans l’activité ­­ actuelle de création d’une ­­ nouvelle histoire. Mais on peut pourtant faire la théorie de ­­l’histoire et de la politique, puisque si les faits sont toujours individuels et soumis au changement dans le flux du mouvement historique, les ­­concepts, eux, peuvent être théorisés : autrement on ne saurait même pas ce ­­qu’est le mouvement ou la dialectique et on tomberait dans une nouvelle forme de nominalisme258.

Les notions forgées et utilisées par Gramsci sont intrinsèquement historiques : « Leur dimension temporelle les définit autant que leurs caractéristiques synchroniques. Chacun d’eux ­­ est une abstraction qui saisit une série de phénomènes reliés entre eux au cours ­­d’une période de temps donnée, et non simplement une série de propriétés dans un tout statique259. » Même un élément relativement permanent de l’ensemble ­­ social, ­­comme la structure économique, doit être saisi dans son devenir historique et non pensé d’une ­­ manière purement synchronique. Gramsci 258 C11, § 26, p. 230-231 [juillet-août 1932]. 259 Esteve Morera, ­­Gramsci’s Historicism, op. cit., p. 83.



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souligne ainsi la « difficulté d’identifier ­­ au fur et à mesure la structure de manière statique (­­comme un instantané photographique) », ­­puisqu’il ­­ n’est pas dit que [les tendances du développement de la structure] doivent nécessairement se réaliser. Une phase structurelle ne peut être concrètement ­­ étudiée et analysée que ­­lorsqu’elle a accompli tout son processus de développement, et non pendant le processus lui-même, sinon par hypothèse et si ­­l’on déclare explicitement ­­qu’il ­­s’agit ­­d’une hypothèse260.

En raison de cette historicité intrinsèque de la théorie, Gramsci écrit que, ­­ est nécessaire, dans le flux ­­continuel des événements, de déterminer s’il des concepts ­­ sans lesquels on ne pourrait pas ­­comprendre la réalité, il faut aussi, et ­­c’est même obligatoire, poser et rappeler que si ­­l’on peut distinguer logiquement réalité en mouvement et ­­conception de la réalité, on doit les ­­concevoir historiquement comme ­­ une unité inséparable261.

­­ L’abstraction est nécessaire, mais elle doit être historiquement déterminée, par opposition à une simple « généralisation ou “indétermination”262 ». Alors que dans ce dernier cas on produit des notions par une opération de généralisation qui ignore les ensembles pertinents et leurs limites, dans le premier, on respecte ce que l’on ­­ pourrait appeler, avec Korsch, un « principe de spécification historique263 ». Par exemple, lorsque le marxisme parle de capitalistes, [­­­il­]­abstrait la multiplicité individuelle des agents économiques de la société moderne. Mais cette abstraction se fait, précisément, dans le cadre historique ­­d’une économie capitaliste, et non ­­d’une activité économique en général dont les catégories sont une abstraction de tous les agents économiques apparus au cours de ­­l’histoire mondiale et réduits de manière vague et indéterminée à l’homme ­­ biologique264.

Gramsci applique la distinction entre abstraction déterminée et généralisation à la notion d’homo ­­ œconomicus265. Celle-ci est souvent comprise ­­ 260 C7, § 24, p. 189 [février 1931]. 261 C10 II § 1, p. 46-47 [1re moitié ­­d’avril 1932]. 262 C10 II § 32, p. 80 [juin-août 1932]. 263 Pour Karl Korsch, le « premier des principes fondamentaux » du marxisme est « le principe de la spécification historique de tous les rapports sociaux. Marx conçoit ­­ en effet dans leur singularité historique toutes les institutions et tous les rapports existant au sein de la société bourgeoise » (Karl Marx [­­ ­1938­]­, Paris, Champ Libre, 1971, p. 37). 264 C10 II § 32, p. 80. 265 Il en va de même pour la notion de « marché déterminé » : voir supra, p. 89-90.

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­­ d’une manière anhistorique, ­­comme une « vague “nature humaine” identique dans l’espace ­­ et dans le temps » en lien notamment avec le « postulat hédoniste » selon lequel toutes les activités humaines seraient régies par la recherche du plus grand plaisir266. Au ­­contraire, un bon usage de la notion suppose de ­­l’historiciser, pour ­­qu’elle renvoie à la subjectivité économique correspondant à un système économique déterminé, à « ­­l’abstraction des besoins et des opérations économiques ­­d’une forme de société donnée267 ». En ce sens, on peut dire que chaque « forme sociale » a « son “homo œconomicus”, sa propre activité économique268 ».

Analogies historiques La pensée de Gramsci est plus « analogique » ­­qu’« analytique269 ». On trouve dans les Cahiers de nombreuses notions et thèses historiques forgées par le moyen ­­d’une analogie270, ­­d’une ­­comparaison ou ­­d’un rapprochement. Les analogies peuvent être établies entre deux domaines ­­d’activité, comme ­­ la distinction entre guerre de mouvement et guerre de position utilisée pour la lutte politique271. Plus souvent, elles sont tissées entre différentes époques. Le paradigme du Prince de Machiavel est utilisé pour ­­concevoir l­­ ’action historique des jacobins et surtout celle du Parti ­­communiste vu ­­comme Prince moderne272. Gramsci retravaille 266 C10 II § 32, p. 81 (voir également C10 II § 30, p. 72). Gramsci fait référence au principe exposé par ­­l’économiste italien Maffeo Pantaleoni, dans ses Principi di Economia pura (1889). Voir Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx, op. cit., p. 221. 267 C10 II § 27, p. 69 [juin 1932]. 268 C10 II § 15, p. 58 [juin 1932]. 269 Valentino Gerratana, Introduction à Piero Sraffa, Lettere a Tania per Gramsci, op. cit., p. xlvii. 270 Le terme ­­d’analogie ­­n’est pas pris ici dans son sens technique ­­d’identité stricte de rapports mais en un sens plus souple : comme ­­ une opération intellectuelle consistant ­­ à relever des similitudes entre des phénomènes, qui peuvent être distingués par ­­d’autres traits. Gramsci lui-même semble ­­considérer que le sens technique ­­convient à l’anatomie ­­ mais non à l’histoire. ­­ Il rejette ainsi le « principe de Cuvier », principe « de la corrélation entre les parties organiques simples ­­d’un corps, selon lequel on peut, à partir d’une ­­ petite partie de celui-ci […], reconstruire le corps tout entier » (C14, § 29, p. 44-45 [janvier 1933]). 271 La première occurrence est en C1, § 133, p. 118-120 [février-mars 1930]. Elle ­­n’est pas propre à Gramsci. Par exemple, en 1910, dans le cadre ­­d’une polémique ­­contre Rosa Luxemburg, Karl Kautsky avait repris à l’historien ­­ militaire Hans Delbrück l’opposition ­­ entre « stratégie de l’épuisement » ­­ et « stratégie de renversement », et s’était ­­ prononcé en faveur de la première dans la situation allemande (Perry Anderson, Sur Gramsci ­­[­1976­]­, op. cit., p. 108-114). 272 C13, § 1, p. 353-359 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 21, p. 268-270 [janvierfévrier 1932]. ­­L’expression « Prince moderne » apparaît en Q4, § 10, p. 432 [mai-août 1930].



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ainsi, par la médiation de Machiavel, une analogie prégnante dans la tradition bolchevik, entre la Révolution française et la Révolution russe, et deux notions centrales des Cahiers (jacobinisme et Prince moderne) ­­s’ancrent dans ce dispositif analogique. ­­L’idée de « Réforme intellectuelle et morale » des masses populaires – ­­qu’est censé accomplir le Prince moderne – fait évidemment écho à la Réforme protestante273. ­­D’autres notions, comme ­­ celles de « lorianisme » et de « brescianisme274 », sont ­­construites par antonomase. La notion de césarisme repose elle sur un « jeu de miroirs275 » entre des références multiples : à Jules César bien entendu, mais aussi à Louis-Napoléon Bonaparte, Bismarck, Boulanger ou Mussolini. Quant à l­­ ’idée de révolution passive, Gramsci la développe pour penser le Risorgimento, par « analogie négative276 » avec la Révolution française. En prenant appui sur une remarque de Hobsbawm pour qui ­­l’Italie joue chez Gramsci le rôle de « microcosme » du capitalisme mondial277, Burgio va ­­jusqu’à affirmer que toutes les réflexions des Cahiers devraient être lues sur fond de cette analogie fondamentale278. Les notions générales citées ont été élaborées à partir de cas singuliers par le biais de procédés analogiques. La signification de ces notions reste ainsi marquée par ces cas ; elle sera infléchie si elle est utilisée 273 Cette formule vient du reste ­­d’Ernest Renan, La Réforme intellectuelle et morale [­­ ­1871­]­, Paris, Calmann Lévy, 1929. 274 Le « brescianisme » fait référence au jésuite Antonio Bresciani (1798-1862), et renvoie plus généralement aux intellectuels et hommes de lettres à tendance réactionnaire dont les œuvres sont caractérisées par leur ­­condescendance voire leur mépris envers le peuple (voir Marina Paladini Musitelli, « Brescianesimo », in Fabio Frosini et Guido Liguori (dir.), Le parole di Gramsci, op. cit., p. 35-54). Le « lorianisme » fait référence à Achille Loria (18571943) et renvoie à un type d’intellectuels ­­ positivistes, sévissant surtout dans les sciences sociales, dont Gramsci décrit la pensée comme ­­ mécaniste, grossière voire fantasque (voir Jole Silvia Imbornone, « Lorianismo, loriani », in Guido Liguori et Pasquale Voza (dir.), Dizionario gramsciano, op. cit., p. 487-489). 275 Francesca Antonini, « Interpreting the Present from the Past : Gramsci, Marx and the Historical Analogy », in Francesca Antonini et alii (dir.), Revisiting ­­Gramsci’s Notebooks, Leyde/Boston, Brill, 2019, p. 166. 276 « Il existe […] une analogie négative entre la Révolution française, active, et ­­d’autres transitions, à commencer ­­ par le Risorgimento italien, que l’on ­­ peut penser comme ­­ étant sa négation déterminée, donc comme ­­ son “aspect passif” » (Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 137). 277 Eric Hobsbawm, « Gramsci and Political Theory », Marxism Today, no 7, juillet 1977, p. 206. 278 Alberto Burgio, « Giudizi analogici e comparatistica ­­ storica nei Quaderni del carcere », in Attualità del pensiero di Antonio Gramsci, Rome, Accademia nazionale dei Lincei / Bardi Edizioni, 2016, p. 81.

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pour d’autres. ­­ Gramsci écrit qu’il ­­ ne faut pas considérer ­­ ses réflexions sur le césarisme ­­ comme des schémas rigides, mais seulement comme ­­ des critères pratiques ­­d’interprétation historique et politique. Dans les analyses ­­concrètes d­­ ’événements réels, les formes historiques sont déterminées et presque « uniques ». César représente une c­­ ombinaison de circonstances réelles très différente de celle que représente Napoléon Ier, tout ­­comme Primo De Rivera de celle représentée par Jivkovitch, etc.279

De même, le sens de la notion ­­d’hégémonie se modifie en fonction de la société étudiée (France révolutionnaire, Italie du Risorgimento, etc.), et plus encore en fonction du groupe social qui ­­l’exerce (­­l’hégémonie prolétarienne œuvrant au dépassement de la domination de classe alors que ­­l’hégémonie bourgeoise y est indissociablement liée). ­­L’hégémonie ­­n’est pas pensable ­­comme un genre identique à lui-même, auquel on ajouterait simplement une différence spécifique pour obtenir une espèce particulière (bourgeoise, prolétarienne, etc.). La signification de ce ­­concept pris abstraitement est nécessairement vague : non à cause ­­d’un manque de rigueur de Gramsci, mais parce ­­qu’elle doit être spécifiée en fonction de la situation singulière à laquelle on ­­l’applique, cette dernière étant mise en regard avec d’autres ­­ cas. Les notions théoriques jouent le rôle ­­d’opérateurs permettant ­­d’établir des analogies, ­­comparaisons, ou rapprochements entre de telles situations historiques. Ainsi, il serait inexact de dire que les notions socio-historiques générales sont produites par une abstraction effectuée sur des cas particuliers pour en dégager les éléments ­­communs. Le « général » des notions gramscienne vient plutôt des relations tissées entre de multiples cas singuliers : il est ­­comme le « précipité » de cet ensemble ­­d’opérations analogiques et ­­comparatives. ­­S’il est possible d’établir ­­ des analogies et d’étendre ­­ les notions audelà des situations à propos desquelles elles ont été forgées, autrement dit si le nominalisme absolu doit être rejeté, c’est ­­ parce que plusieurs situations historiques ont des traits communs ­­ et que le processus historique est structuré, présente des « régularités280 ». Mais il ­­convient de 279 C13, § 23, p. 406 [juin 1932 – novembre 1933]. 280 Voir Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 133-138 ; et « Giudizi analogici… », art. cité, p. 80-84.



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ne pas établir d’analogies ­­ à partir de ressemblances superficielles et en ignorant les différences : Trouver l’identité ­­ réelle derrière la différenciation et la contradiction ­­ apparente, et trouver la diversité fondamentale derrière l’identité ­­ apparente, ­­c’est le don le plus délicat, incompris et pourtant essentiel, du critique des idées et de l’historien ­­ du développement historique281.

­­ L’application légitime d’une ­­ notion générale dépend des écarts que ­­l’on discerne entre différents ­­contextes et époques et repose sur une périodisation juste qui, en retour, ne peut être établie que grâce à une théorie de l’histoire ­­ correcte. Du reste, Gramsci met explicitement en garde ­­contre un usage abusif – insuffisamment historicisé – de ­­l’analogie, ­­lorsqu’il discute ­­l’ouvrage de ­­l’historien socialiste Ettore Ciccotti, Confronti Storici (1929) et la recension favorable qu’en a fait le philosophe néo-idéaliste Guido De Ruggiero, ce dernier saluant l­­ ’usage de l­­ ’analogie historique par Ciccotti. Pour Gramsci, les deux auteurs en présentent une version erronée : De Ruggiero « justifie la méthode “analogique” de Ciccotti ­­comme étant la reconnaissance de ­­l’identité fondamentale de ­­l’esprit humain282 ». Et on lit en effet cette profession de foi crocienne sous la plume de De Ruggiero : dans le domaine historique, l’analogie ­­ signifie que le contenu ­­ de la vie est toujours changeant, tandis que les formes fondamentales de l’esprit ­­ humain sont toujours constantes. ­­ Il est donc licite ­­d’interpréter le passé avec le présent ou, plus exactement, ­­d’interpréter le passé ­­comme le présent à la lumière des attitudes fondamentales, identiques en tout temps, de ­­l’esprit283.

De Ruggiero rapporte la multiplicité des situations historiques à ­­l’identité éternelle de ­­l’Esprit. Ciccotti lui-même, sans certes avoir recours à une telle armature spéculative, néglige les différences de ­­contexte pour se livrer à des ­­comparaisons massives, par exemple entre les réformes agraires des Gracques et les lois napoléoniennes de 1806 qui ont supprimé le régime féodal dans le royaume de Naples. Or, pour Gramsci, de telles 281 C24, § 3, p. 293 [2de moitié de 1934], texte A en Q1, § 43, p. 33-34 [février-mars 1930]. 282 C11, § 9, p. 172 [décembre 1932], texte A en Q3, § 15, p. 300 [mai 1930]. 283 Guido De Ruggiero, « Confronti storici, di Ettore Ciccotti », La Critica, XXVIII, I, 20 janvier 1930, p. 59.

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similitudes ne sont valides que « ­­jusqu’à un certain point » et « en un certain sens » : pour les ­­comprendre, il faut donc préciser les différences entre les sociétés en question, et rappeler par exemple que « dans ­­l’État antique ou médiéval, la centralisation, tant politico-territoriale que sociale […] était minime284 ». Contrairement à ce que dénonce la critique althussérienne, les réflexions des Cahiers esquissent bien une démarche épistémologique précise. Loin de chercher à extraire et à exprimer une essence sousjacente aux phénomènes historiques, Gramsci forge des notions générales en tissant des liens analogiques entre des cas singuliers, et cherche à produire l’intelligibilité ­­ du processus et des époques historiques en ­­commençant par mettre en regard des situations ­­concrètes. Il peut ainsi écrire, en reprenant à Croce l’expression ­­ de « ­­comparaison elliptique », que « tout le langage n’est ­­ qu’une ­­ série de comparaisons ­­ elliptiques ­­[­et­]­que ­­l’histoire est une comparaison ­­ implicite entre le passé et le présent (­­l’actualité historique) ou entre deux moments distincts du développement historique285 ».

Spécificité épistémologique du présent et unité du processus historique Le présent a pour Gramsci un certain privilège épistémologique, pour au moins deux raisons. D’une ­­ part, le point de vue à partir duquel on appréhende le processus historique est nécessairement inscrit dans la situation ­­contemporaine286 et les catégories à notre disposition pour étudier le passé lui sont liées. Par exemple, la science économique est ­­conditionnée par ­­l’époque moderne : Ce ­­n’est pas par hasard que la science économique est née à ­­l’époque moderne, lorsque la diffusion du système capitaliste a répandu un type ­­d’homme économique relativement homogène, créant ainsi les ­­conditions réelles qui ont fait ­­qu’une abstraction scientifique devenait relativement moins arbitraire et 287 moins vide de sens qu’auparavant ­­ . 284 C25, § 4, p. 311 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935], texte A en Q3, § 18, p. 303 [juin 1930]. 285 C10 II § 41 vi, p. 112 [août-décembre 1932], texte A en C7, § 42, p. 206 [novembre 1931]. 286 C10 II § 2, p. 48 [1re moitié ­­d’avril 1932]. 287 C10 II § 37, p. 87 [juin-août 1932].



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Les « régularités » et « automatismes » qui sont ­­l’objet de la science économique moderne n’ont ­­ pas toujours existé288. Il a fallu la « diffusion du système capitaliste », le « développement de la bourgeoisie en tant que classe “­­concrètement mondiale” et donc la formation ­­d’un marché mondial suffisamment dense pour ­­qu’on puisse isoler et étudier des lois de régularités nécessaires289 ». Gramsci précise certes que la « régularité ou ­­l’automatisme peuvent être d­­ ’un genre différent aux diverses époques et ­­[­que­]­cela créera divers types de “sciences”290 ». Mais il ­­n’empêche que les catégories économiques et, plus généralement, la science économique (libérale ou marxiste) sont ­­conditionnées par le capitalisme, et portent par excellence sur lui. ­­S’il est possible de les utiliser pour étudier ­­d’autres époques, on ne peut le faire que cum grano salis, ­­c’est-à-dire en rendant ­­compte de la différence entre ces ­­contextes historiques291 (par exemple, une société où le marché n’est ­­ pas aussi désencastré et internationalisé ­­qu’à l­­ ’époque capitaliste ne peut pas être caractérisée par des régularités économiques du même type). ­­D’autre part, en raison de ­­l’unité du processus historique, la ­­connaissance du présent est la meilleure source de c­­ onnaissance du passé : Chaque phase historique réelle laisse son empreinte dans les phases successives qui dans un certain sens en deviennent le meilleur document. Le processus de développement historique est une unité dans le temps, ce qui fait que le présent ­­contient tout le passé et ce qui est « essentiel » du passé se réalise dans le présent sans résidu « inconnaissable », qui serait la véritable « essence ». Ce qui s’est ­­ « perdu », ­­c’est-à-dire ce qui ne ­­s’est pas transmis de manière dialectique dans le processus historique, était en soi insignifiant, était une « scorie » accidentelle et contingente, ­­ de la chronique et non de ­­l’histoire, un épisode superficiel et, en dernière analyse, négligeable292.

Mais cette ­­conception pose problème : si ­­l’historien ne doit considérer ­­ ­­comme essentiels que les éléments du passé qui ont ­­contribué à faire ­­l’histoire et à produire le présent, ne négligera-t-il pas les forces subalternes 288 C10 II § 57, p. 148 [février-mai 1933]. 289 C10 II § 9, p. 53 [2de moitié de mai 1932]. 290 C10 II § 57, p. 148. 291 Cette idée est proche de celle défendue par Marx dans son Introduction de 1857 aux Grundrisse : « ­­S’il est donc vrai que les catégories de ­­l’économie bourgeoise possèdent une certaine vérité pour toutes les autres formes de société, cela ­­n’est à prendre que cum grano salis » (Contribution à la critique de ­­l’économie politique, op. cit., p. 53). 292 C7, § 24, p. 190 [février 1931].

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ou vaincues ? ­­N’écrira-t-il pas uniquement une histoire des classes dominantes et hégémoniques ? Ne risque-t-il pas ­­d’appréhender l’histoire ­­ humaine seulement à partir des sociétés européennes, puisque leur ­­culture et leur mode de production se sont imposés au monde entier293 ? ­­C’est ce que certains passages laissent penser : « De même que, dans un certain sens, dans un État, ­­l’histoire est l­­ ’histoire des classes dirigeantes, de même, dans le monde, ­­l’histoire est l­­ ’histoire des États hégémoniques. ­­L’histoire des États subalternes ­­s’explique par l­­ ’histoire des États hégémoniques294. » Pour Gramsci, « ­­jusqu’à une époque très récente le “monde” ­­n’existait pas et il ­­n’existait pas de politique mondiale295 » : ce sont les ­­conquêtes européennes qui ont réalisé ­­l’unité de ­­l’histoire humaine. En raison de « ­­l’hégémonie de la c­­ ulture occidentale sur la ­­culture mondiale tout entière », les autres cultures ­­ – qui semblent condamnées ­­ à perdre 296 leur autonomie à ses yeux  – ne participent au « processus ­­d’unification “hiérarchique” de la civilisation mondiale […] ­­qu’en tant ­­qu’elles sont devenues des éléments ­­constitutifs de la ­­culture européenne, la seule historiquement ou concrètement ­­ universelle, à savoir en tant qu’elles ­­ ont ­­contribué au processus de la pensée européenne et ont été assimilées par celle-ci297 ». Ainsi, les réflexions gramsciennes semblent grevées par ce que Thompson appelle « ­­l’énorme ­­condescendance de la postérité298 » envers les modes de vie et les luttes qui ne parviennent pas à ­­s’imposer historiquement. De plus, il semble homogénéiser les époques passées en escamotant les éléments qui auront disparu à ­­l’époque ultérieure, et accentuer la c­­ ontinuité du processus historique, alors même q­­ u’il s­­ ’efforce le plus souvent d’éviter ­­ de tels écueils. ­­L’indéniable tension sur ces questions entre différentes réflexions des Cahiers doit cependant être nuancée. Ce qui, dans le présent, ­­constitue un document du passé est avant tout la structure économique et les forces productives, élément le plus stable et cumulatif du processus historique299 : il ­­n’en va pas nécessairement de même pour ­­d’autres sphères 293 Sur ce point, voir p. 214-216. 294 C15, § 5, p. 114 [février 1933]. 295 C2, § 16, p. 157 [mai 1930]. 296 Pour ­­l’Inde et la Chine, voir C7, § 62, p. 216 (note citée p. 215 note 18). 297 C15, § 61, p. 174‑175 [juin-juillet 1933]. 298 Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise ­­[­1963­]­, Paris, Le Seuil, 2012, p. 19. 299 C10 II § 59, p. 151-152 [février-mai 1933].



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sociales. Par ailleurs, en réponse à la critique de « ­­condescendance » de Gramsci envers les vaincus, il c­­ onvient de rappeler ses multiples réflexions sur la notion de subalternité. Il fait preuve, au cours de la rédaction des Cahiers, ­­d’une attention de plus en plus soutenue à la « résidualité (residualità)300 » de ­­l’histoire. À ses yeux, « toute trace ­­d’initiative autonome de la part des groupes subalternes devrait […] être ­­d’une valeur inestimable pour l’historien ­­ intégral301 ». Ce dernier ne doit pas ­­s’en tenir à ce qui du passé ­­s’est actualisé dans le présent, mais ­­s’efforcer de discerner ce qui dans les situations réelles est resté à ­­l’état de possible (­­l’antihistoire302) : il doit également, comme ­­ ­­l’écrit Benjamin, prendre ­­l’histoire à «  rebrousse-poil303 ».

CONCLUSION

Gramsci affronte directement le problème de la différence historique, q­­ u’il s­­ ’agisse des rapports de c­­ ontinuité et de discontinuité entre époques, ou de la ­­complexité de ­­l’histoire, même au sein ­­d’une époque relativement unifiée. ­­D’une part, ­­l’historicisme gramscien est « vertébré », il ­­s’oppose aux approches continuistes ­­ du processus historique ; tout en considérant ­­ ­­qu’il ­­n’y a de rationalité que dans ­­l’histoire, il ne voit pas cette dernière ­­comme une somme ­­d’événements qui auraient tous reçu ­­l’onction de la raison par le simple fait d’avoir ­­ été accomplis ; il élabore un ensemble de couples notionnels (durer et faire époque, mouvements organiques et occasionnels, grande et petite politiques, être et devoir-être, quantité et qualité, histoire et antihistoire) qui permettent ­­d’appréhender plus précisément la dialectique historique. D’autre ­­ part, Gramsci se donne les moyens théoriques de penser la ­­complexité historique en elle-même, dans ses différentes dimensions : la distinction des moments de ­­l’ensemble social et des rapports de forces ; la multiplicité des situations singulières ; 300 Leonardo Domenici, « Unificazione politica… », art. cité, p. 68. 301 C25, § 2, p. 309 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935], texte A en Q3, § 14, p. 300 [juin 1930]. 302 Voir supra, p. 114-117. 303 Walter Benjamin, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, « Sur le concept ­­ d­­ ’histoire », thèse VII, p. 433.

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la pluralité des temps historiques ; l­­ ’irréductibilité réciproque de la théorie et ­­l’histoire. Mettre en évidence une telle ­­complexité ­­n’implique pas de dissoudre la cohérence propre à chaque époque et ne s’oppose ­­ pas au fait de repérer les scansions historiques décisives. On trouve plutôt, au cœur de la ­­conception gramscienne de ­­l’histoire, la tâche de tenir ensemble, ­­d’un côté, la cohérence de chaque époque et, de l’autre, ­­ la multiplicité des situations rassemblées par une telle époque ainsi que la pluralité des temps historiques qui la traversent. ­­C’est notamment en vue de cette tâche – qui ne saurait être réalisée sans certaines tensions – qu’il ­­ forge et utilise les deux notions étroitement liées de bloc historique et ­­d’hégémonie. Nous avons déjà avancé qu’il ­­ cherchait à saisir ­­l’unité immanente à la ­­complexité à ­­l’aide de la notion de bloc historique et ­­d’hégémonie304. Au chapitre suivant, nous étudierons comment ­­ Gramsci mobilise ces notions pour penser la cohérence d’une ­­ époque historique particulière, le long xixe siècle.

304 Voir p. 76-83.

L­­ ’HÉGÉMONIE BOURGEOISE, ENTRE RÉVOLUTIONS ET CRISES

L­­ ’hégémonie est peut-être la notion la plus centrale pour la conception ­­ gramscienne du processus historique. C’est ­­ notamment pour penser des situations historiques de crise, de transition ou de révolution ­­qu’elle est forgée, approfondie et infléchie. Octobre 1917 et ses suites, en particulier la stratégie du front unique et la NEP1, mais aussi les aspects ­­culturels et linguistiques2 des politiques de construction ­­ du socialisme dans la jeune URSS, ont influencé d’une ­­ manière décisive les réflexions gramsciennes. Pourtant, les Cahiers ­­s’attardent beaucoup moins sur de tels phénomènes historiques, correspondant à ­­l’affirmation d’une ­­ hégémonie prolétarienne, que sur ­­l’histoire de l­­ ’hégémonie bourgeoise dans ­­l’Europe du long xixe siècle (1789-1914)3, qui ­­constitue en un sens le laboratoire théorique de Gramsci. C’est ­­ précisément parce que son objectif est le triomphe ­­d’une hégémonie nouvelle ­­contre ­­l’hégémonie bourgeoise4 ­­qu’il accorde une attention aussi soutenue à la ­­constitution de la bourgeoisie en classe hégémonique, et à sa crise. Si ­­l’hégémonie bourgeoise permet de comprendre ­­ la cohérence de l’histoire ­­ du long xixe siècle, elle a pu se former au cours de processus très différents selon les pays, prendre des modalités diverses selon les situations et varier en intensité comme ­­ en extension. Nous commencerons ­­ par étudier la multiplicité des formes que peut revêtir l’hégémonie, ­­ que l’opposition ­­ paradigmatique entre Révolution française et Risorgimento permet d’explorer ­­ sans pour autant Peter Thomas met ­­l’accent sur ces deux éléments (The Gramscian Moment, op. cit., p. 238-241). Pour une analyse de ces politiques qui mobilise la notion ­­d’hégémonie, voir Craig Brandist, The Dimensions of Hegemony. Language, Culture and Politics in Revolutionary Russia, Londres, Haymarket Books, 2016. 3 Peter Thomas a aussi utilisé cette expression d’Eric ­­ Hobsbawm pour étudier la pensée gramscienne (The Gramscian Moment, op. cit., p. 141-143). 4 « Détruire une hégémonie et en établir une nouvelle » est « un moment nécessaire du renversement de la praxis », ­­c’est-à-dire de la révolution (C10 II § 41 xii, p. 119 [aoûtdécembre 1932]).

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­­ l’épuiser. La mise en évidence de types ­­d’hégémonies ne reposant pas principalement sur un ­­consentement actif et spontané ­­conduira ensuite à examiner une forme spécifique de changement historique, la révolution passive, indispensable pour ­­comprendre l­­ ’établissement des blocs historiques bourgeois sur le ­­continent européen. Il ­­s’agira enfin de se pencher sur les crises de ­­l’hégémonie bourgeoise, sachant ­­qu’elles représentent un point de vue privilégié pour comprendre ­­ ­­l’hégémonie, laquelle fait toujours fond, même ­­lorsqu’elle est expansive, sur une conflictualité ­­ sociale première.

LES FORMES DE L’HÉGÉMONIE ­­ BOURGEOISE HÉGÉMONIE ET DOMINATION

Gramsci assimile fréquemment ­­l’hégémonie à la « direction » (politique et ­­culturelle) et au « ­­consentement (­­consenso)5 », en ­­l’opposant à la « domination » et à la « coercition », et place en général « ­­l’hégémonie sociale » du côté de la société civile, et la « domination » du côté de ­­l’« appareil de coercition de ­­l’État » et du « gouvernement politique6 ». Il déploie une série ­­d’oppositions – qui se recoupent dans une large mesure – entre domination et hégémonie, force et consentement, ­­ violence et civilisation, moment individuel et moment universel, etc., et éclaire ces oppositions en mobilisant la métaphore du Centaure, à la fois animal et humain, forgée par Machiavel pour penser la double nature du pouvoir7. Par ailleurs, les deux types de pouvoir distingués par Gramsci tendent à être exercés sur des groupes sociaux différents : « Un groupe social est dominant par rapport aux groupes adverses, qu’il ­­ tend à “liquider” ou à soumettre en employant même la force armée, et il est dirigeant des groupes proches et alliés8. » 5 6 7 8

Sur ce terme et sa traduction française, voir p. 80 note 183. Voir par exemple C12, § 1, p. 314 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 476 [octobrenovembre 1930]. C13, § 14, p. 373 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 86, p. 306 [mars 1932]. C19, § 24, p. 59 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en Q1, § 44, p. 41 [février-mars 1930].



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Dans quelques passages, Gramsci utilise toutefois le terme ­­d’hégémonie en un sens plus large9, le moment de la force étant alors intégré à celui de ­­l’hégémonie plutôt que ­­d’y être opposé. Par exemple, ­­lorsqu’il examine « ­­l’exercice “normal” de ­­l’hégémonie sur le terrain devenu classique du régime parlementaire », il écrit ­­qu’elle « est caractérisée par la ­­combinaison de la force et du ­­consentement qui ­­s’équilibrent de façon variable, sans que la force ­­l’emporte trop sur le ­­consentement, voire en cherchant à obtenir que la force apparaisse appuyée sur le consentement ­­ de la majorité10 ». Les deux acceptions du terme ne sont toutefois pas sur le même plan. ­­D’une part, le sens large ­­n’est que rarement utilisé, et ­­n’est pas défini explicitement, ­­contrairement au sens étroit. ­­D’autre part, le sens étroit qui assimile ­­l’hégémonie au ­­consentement et à la persuasion semble être plus un idéal-type ou, pour employer une expression gramscienne, une « hypothèse-limite (ipotesi-limite)11  », ­­qu’une réalité ­­concrète. Dans l’histoire ­­ effective, les deux « natures » du Centaure machiavélien ne peuvent pas être séparées : ­­l’hégémonie est indissociable de la coercition ; la direction et la domination doivent être appréhendées dans leur intrication, ­­comme ­­contribuant toutes deux à assurer la « suprématie » ­­d’un groupe social12. Ainsi, pour Gramsci, qui donne ici à la notion d’État ­­ un sens intégral, « on pourrait dire ­­qu’État = société politique + société civile, c’est-à-dire ­­ hégémonie cuirassée de coercition13 ». De plus, entre les deux pôles du consentement ­­ spontané et de la domination violente, il existe dans ­­l’histoire concrète ­­ de multiples phénomènes intermédiaires. Gramsci peut par exemple affirmer que, lors de la Première Guerre mondiale, les classes dominantes ont 9 10 11 12

13

On trouve la distinction entre acceptions étroite et large du terme dans Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx, op. cit., p. 250. C13, § 37, p. 434 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q1, § 48, p. 59 [février-mars 1930]. Gramsci utilise cette expression pour caractériser la notion libérale ­­d’État-gendarme (C26, § 6, p. 327 [fin 1934 – premiers mois de 1935]. Trad. mod.). « La suprématie d’un ­­ groupe social se manifeste de deux façons : comme ­­ “domination” et c­­ omme “direction intellectuelle et morale” » (C19, § 24, p. 59 [juillet-août 1934 – mai 1935]). Le texte A ­­n’utilisait pas la notion de suprématie (rare dans les Cahiers) mais celui de domination : « Une classe est dominante de deux manières, c’est-à-dire ­­ qu’elle ­­ est “dirigeante” et “dominante” » (Q1, § 44, p. 41 [février-mars 1930]). C6, § 88, p. 83 [mars-août 1931]. Sur ­­l’État intégral, voir supra p. 80-81, et en particulier la note 185.

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« demandé ou imposé par la force le consentement ­­ des masses14 ». Il a pu aussi écrire : Entre le ­­consentement et la force se situe la corruption-fraude [qui est caractéristique de certaines situations où l’exercice ­­ de la fonction hégémonique est difficile, ­­l’emploi de la force présentant trop de dangers], ­­c’est-à-dire ­­l’action visant à priver de nerf et à paralyser le ou les antagonistes, en en accaparant les dirigeants, soit de façon voilée, soit, en cas de danger pressant, ouvertement, pour jeter le trouble et le désordre dans les rangs de ­­l’ennemi15.

La corruption et la fraude, ­­comme le transformisme16, permettent de garantir une certaine stabilité sociale, en maintenant les masses subalternes dans une position passive, sans devoir recourir à la force ni à la menace directe. De même, bien que le pouvoir judiciaire soit ­­d’abord un élément de la coercition étatique (« les tribunaux comme ­­ fonction répressive et négative »), il joue également un rôle « éthique » en « éduquant » la population en ­­conformité avec les intérêts des classes dominantes17. Bien ­­comprise, la notion ­­d’opinion publique ­­conduit également à relativiser ­­l’opposition entre coercition et ­­consentement, en particulier dans un régime où le pouvoir a le monopole des moyens ­­d’information et de propagande : Ce que ­­l’on appelle « opinion publique » est en rapport étroit avec ­­l’hégémonie politique ; ­­c’est le point de ­­contact entre la « société civile » et la « société politique », entre le ­­consentement et la force. Lorsque ­­l’État veut entreprendre une action peu populaire, il ­­commence par créer de manière préventive ­­l’opinion publique adéquate, il organise et il centralise certains éléments de la société civile18.

Ailleurs, soulignant la profusion en Italie des « œuvres pieuses et des legs de bienfaisance », Gramsci affirme que « ces éléments sont à étudier ­­comme des liens nationaux entre gouvernants et gouvernés, comme ­­ 14 C13, § 23, p. 400 [juin 1932 – novembre 1933]. 15 C13, § 37, p. 434. Les crochets sont de Gramsci. 16 Gramsci appelle « transformisme (trasformismo) » la pratique politique des classes dominantes ­­consistant à coopter des personnalités ou des groupes issus des classes subalternes. Le transformisme est caractéristique de la situation italienne, où il ­­constitue une « forme de la révolution passive » à partir des années 1870 (C10 I § 13, p. 44 [2de moitié de mai 1932]). 17 C8, § 179, p. 360 [décembre 1931]. 18 C7, § 83, p. 228 [décembre 1931]. Trad. mod.



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des facteurs ­­d’hégémonie19 », mais ­­d’une hégémonie paternaliste qui manifeste et reconduit la passivité et la domination des subalternes20. Les phénomènes hybrides ou ambivalents cités (fraude, corruption, transformisme, rôle idéologique de la justice, influence étatique sur ­­l’opinion publique, domination par la charité) montrent que, si la distinction analytique entre domination-coercition et hégémonie-­­consentement est théoriquement éclairante, il est vain de chercher à retrouver cette dichotomie sous sa forme pure dans la réalité concrète. ­­ Il est préférable ­­d’analyser ­­l’hégémonie en situation et de manière différenciée. ­­L’UBIQUITÉ DE ­­L’HÉGÉMONIE

Il faut éviter de cantonner ­­l’hégémonie à la sphère ­­culturelle21, ou à un autre domaine particulier de ­­l’ensemble social. L’hégémonie ­­ ­­n’est pas uniquement une question d’idées ­­ ou de batailles des idées : même si l’on ­­ s’en ­­ tient aux éléments relevant de la société civile, les processus hégémoniques ont une « matérialité » dans les « appareils préposés à la création du ­­consentement22 » (Gramsci parlant ainsi ­­d’« appareil hégémonique23 »). Par ailleurs, le fait que plusieurs éléments ­­constitutifs de la société politique (parlement, tribunaux, etc.) produisent des effets hégémoniques montre que, si ­­l’hégémonie ­­s’appuie de manière privilégiée sur la société civile, elle ne s’y ­­ limite pas – la société civile étant du reste unie dialectiquement à la société politique dans ­­l’État intégral. Non seulement l’hégémonie ­­ est indissociablement ­­culturelle et politique, mais elle a également une dimension économique : Sans doute, l’hégémonie ­­ présuppose-t-elle qu’on ­­ tienne compte ­­ des intérêts et des tendances des groupes sur lesquels ­­s’exercera ­­l’hégémonie, que ­­l’on parvienne à un certain équilibre de ­­compromis, en ­­d’autres termes que le groupe dirigeant fasse des sacrifices ­­d’ordre économico-corporatif, mais il est également hors de doute que ces sacrifices et ce compromis ­­ ne peuvent 19 C14, § 56, p. 71 [février 1933]. 20 À ­­l’inverse, Gramsci ­­considère dans ce passage que les services publics participent ­­d’une hégémonie ­­comprise ­­comme « démocratie au sens moderne ». 21 Kate Crehan appelle interprétations « légères (lite) » de ­­l’hégémonie celles qui la décorrèlent de son ancrage de classe et occultent sa matérialité (Gramsci, Culture, and Anthropology. Berkeley, University of California Press, 2002, p. 172). 22 Guido Liguori, « Stato-società civile », in Fabio Frosini et Guido Liguori (dir.), Le parole di Gramsci, op. cit., p. 221. 23 Pour cette expression, voir p. 123 note 170.

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pas concerner ­­ l’essentiel, ­­ car si l’hégémonie ­­ est d’ordre ­­ éthico-politique, elle ne peut pas ne pas être également économique, elle ne peut pas ne pas avoir pour fondement la fonction décisive que le groupe dirigeant exerce dans le noyau décisif de l’activité ­­ économique24.

Dans une société de classes, une hégémonie véritable ne pourra être exercée que par la classe économiquement dominante, qui, pour cela, ne doit cependant pas rester rivée à ses intérêts économico-corporatifs25. Parce qu’elle ­­ implique que les dominants prennent en compte ­­ certains intérêts économiques des subalternes – quand bien même les ­­concessions matérielles seraient-elles très limitées –, ­­l’hégémonie ne peut pas être ­­conçue comme ­­ un endoctrinement idéologique ou une manipulation politique, ni comme ­­ une adhésion désintéressée des masses aux valeurs et croyances (morales, religieuses, etc.) dominantes. Quant à la lutte pour ­­l’hégémonie menée par les organisations subalternes, outre ­­qu’elle ­­s’ancre dans les luttes économiques (syndicales notamment), elle requiert un projet de transformation économique radicale. Le Prince moderne (le parti communiste) ­­ doit indiquer une direction politique menant à la ­­constitution ­­d’une « volonté collective nationale-populaire », et diffuser une c­­ onception du monde (dont le cœur est le marxisme) exprimant adéquatement la situation des subalternes, afin de réaliser une « réforme intellectuelle et morale », qui « ne peut pas ne pas être liée à un programme de réforme économique », ce dernier étant « précisément la manière ­­concrète dont se présente toute réforme intellectuelle et morale26 ». Gramsci analyse même une situation historique où ­­l’hégémonie est ­­d’abord économique : ­­l’américanisme. Dans ce cas, « ­­l’hégémonie naît de ­­l’usine et ­­n’a besoin, pour ­­s’exercer, que du ­­concours ­­d’un nombre limité ­­d’intermédiaires professionnels de la politique et de ­­l’idéologie27 », notamment en raison des incitations salariales impliquées par l’organisation ­­ fordiste de la production. Ces éléments sont toutefois ­­conjugués à une « propagande idéologique et politique très habile » et 24 C13, § 18, p. 388 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q4, § 38, p. 461 [octobre 1930]. 25 Pour cette notion, voir notamment p. 129. 26 C13, § 1 [mai 1932 – novembre 1933], p. 358-359, texte A en C8, § 21, p. 270 [janvierfévrier 1932]. 27 C22, § 2, p. 183 [2de moitié de 1934], texte A en Q1, § 61, p. 72 [février-mars 1930]. Trad. mod.



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à un usage de la « force » (destruction du syndicalisme ouvrier à base territoriale)28. De plus, Gramsci met en lumière des phénomènes hybrides ­­comme les initiatives « puritaines » des industriels et de ­­l’État américain qui cherchent, par des moyens coercitifs (la prohibition en particulier), à aménager le milieu social, à créer « une nouvelle façon de vivre, de penser et de sentir la vie » et, en définitive, à faire apparaître un type de travailleur plus productif et docile29. Le rapport complexe ­­ entre forces historiques qu’est ­­ ­­l’hégémonie prend donc appui sur des éléments relevant des différents domaines de ­­l’ensemble social. En raison de la pluralité des dimensions de ­­l’hégémonie, on peut dire qu’elle ­­ est « douée d’ubiquité ­­ et innerve tout l’éventail ­­ des relations de pouvoir30 ». HÉGÉMONIE ET DIFFÉRENCES HISTORIQUES

On peut distinguer différents types ­­d’hégémonies d­­ ’abord en fonction de la classe qui ­­l’exerce. Même si des décalages et des tensions peuvent se manifester, il existe une correspondance tendancielle entre ­­l’identité du groupe social dominant, la nature de ­­l’hégémonie établie, le type ­­d’État et ­­l’organisation économique : ­­ est vrai ­­qu’aucun type ­­d’État ne peut éviter de passer par une phase S’il économico-corporative, on peut en déduire que le contenu ­­ de l’hégémonie ­­ politique du nouveau groupe social qui a fondé ce nouveau type ­­d’État doit être en priorité ­­d’ordre économique : il ­­s’agit de réorganiser la structure et les rapports réels entre les hommes et le monde économique ou de la production31.

Dans une société capitaliste, seule la bourgeoisie peut établir une hégémonie relativement stable ; dire que le prolétariat a ­­conquis l­­ ’hégémonie signifie que ­­s’est engagé un processus de dépassement du capitalisme. Il est évident que Gramsci pense cette nouvelle hégémonie, et lutte pour 28 Ibid. 29 C22, § 11, p. 200 [2de moitié de 1934], texte A en Q4, § 52, p. 489 [novembre 1930]. 30 Alberto Burgio, Per Gramsci, op. cit., p. 128. Voir aussi Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 219-221. 31 C8, § 185, p. 363 [décembre 1931]. Cette note porte sur ­­l’échec historique de la bourgeoisie italienne des ­­communes à former un État stable et une véritable hégémonie, faute ­­d’avoir dépassé sa phase « économico-corporative ». Il est possible que Gramsci fasse également référence, d­­ ’une manière indirecte, à la situation de l­­ ’URSS, et à la faiblesse hégémonique du pouvoir soviétique (voir Giuseppe Vacca, Modernità alternative, op. cit., p. 145).

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son avènement32. Il salue Lénine pour avoir établi un nouvel « appareil hégémonique33 ». Le terme d’hégémonie ­­ avait été initialement utilisé par Plekhanov et par les bolcheviks34 pour désigner la direction par le prolétariat des différents groupes sociaux en lutte (paysannerie, petite bourgeoisie) au cours du processus révolutionnaire, et était une pièce maîtresse dans ­­l’élaboration ­­d’une stratégie politique ­­communiste. Gramsci lui-même l’avait ­­ repris en ce sens dans ses écrits pré-carcéraux entre 1924 et 192635, notamment dans les « Quelques thèmes de la question méridionale » ­­d’octobre 192636, où il démontrait la nécessité pour le prolétariat de ­­s’allier avec les masses paysannes, en particulier du Sud. Pour autant, dans les Cahiers, Gramsci parle peu de l’hégémonie ­­ du prolétariat37. ­­C’est l’apport ­­ de la notion ­­d’hégémonie à ­­l’analyse de situations où la classe bourgeoise prédomine et à une théorie de ­­l’histoire dont le pivot est l’époque ­­ capitaliste qui passe au premier plan. Ajoutons que, s’il ­­ évoque l’hégémonie ­­ de la classe féodale, et semble par exemple ­­considérer que ­­l’Église a ­­constitué la « société civile » et ­­l’« appareil ­­d’hégémonie38 » de cette dernière, il ne ­­s’y attarde pas. On peut également distinguer différents types d’hégémonie ­­ en fonction des modalités selon lesquelles elle est exercée. En raison du lien dialectique entre hégémonie et domination, le pouvoir de classe présente toujours ces deux aspects, combinés ­­ ­­d’une manière spécifique. Certes, si 32 « ­­L’“appareil de gouvernement” spirituel ­­s’est brisé et il y a crise, mais ­­c’est aussi une crise de diffusion des idées, qui conduira ­­ à une nouvelle “hégémonie”, plus sûre et plus stable » (C1, § 76, p. 100 [février-mars 1930]). 33 C10 II § 12, p. 55 [2de moitié de mai 1932]. La conception ­­ de l’hégémonie ­­ et la réalisation ­­d’une hégémonie nouvelle par Lénine sont mentionnées à deux autres reprises : C7, § 33, p. 198 [février 1931] et C7, § 35, p. 202 [février-novembre 1931]. 34 Voir notamment Perry Anderson, Sur Gramsci, op. cit., et Giuseppe Cospito, « Egemonia/ egemonico nei Quaderni del carcere (e prima) », International Gramsci Journal, vol. 2, 2016, no 1, p. 49-88. 35 Le terme apparaît sous la plume de Gramsci dans sa traduction ­­d’une biographie de Lénine par Zinoviev publiée dans le premier numéro de la troisième série de ­­l’Ordine Nuovo, le 10 mars 1924. Il l’utilise ­­ ensuite régulièrement. Voir Francesco Giasi, « I ­­comunisti torinesi e ­­l’“egemonia del proletariato” nella rivoluzione italiana. Appunti sulle fonti di “Alcuni temi della quistione meridionale” di Gramsci », in Angelo ­­D’Orsi (dir.), Egemonie, Naples, Dante & Descartes, 2008, p. 147-186. 36 EP III, p. 332. 37 Giuseppe Vacca, « ­­Dall’“egemonia del proletariato” alla “egemonia civile”. Il concetto ­­ di egemonia negli scritti di Gramsci fra il 1926 e il 1935 », in Angelo ­­D’Orsi (dir.), Egemonie, op. cit., p. 77-122. 38 C6, § 87, p. 82 [mars-août 1931].



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l­­ ’un des aspects est très peu marqué, on peut en faire abstraction. Ainsi, Gramsci écrit que, lorsque la bourgeoisie est dynamique socialement et historiquement (notamment après le renversement de l’Ancien ­­ Régime), son pouvoir suit une logique hégémonique, et que, à ­­l’inverse, « lorsque se produit un arrêt […] on retourne à la ­­conception de l­­ ’État en tant que force pure39 ». De même, dans le cas du Risorgimento, il peut évoquer une « dictature sans hégémonie40 ». Mais ces formules indiquent la faiblesse de ­­l’un des aspects du pouvoir (domination ou hégémonie), non ­­qu’il est absolument absent. Il est évident ­­qu’aucun pouvoir de classe ­­n’est purement ­­consensuel, mais il ne pourrait pas non plus se maintenir durablement par la seule coercition : « Un État sans “hégémonie” a-t-il jamais existé41 ? », se demande rhétoriquement Gramsci. Il est donc moins pertinent de distinguer les périodes historiques entre périodes ­­d’hégémonie et de domination que de préciser la modalité de ­­l’hégémonie, ainsi que sa force ou sa faiblesse. De même, il faut déterminer l’intensité ­­ de la lutte pour ­­l’hégémonie : ­­s’il ­­n’est pas parfaitement rigoureux de dire que peuvent coexister deux « hégémonies » dans un ensemble social – le terme de c­­ ontre-hégémonie ­­n’apparaissant d­­ ’ailleurs jamais dans les Cahiers –, ­­l’hégémonie établie est généralement ­­contestée par un autre « principe hégémonique42 », plus ou moins puissant. LE PARADIGME JACOBIN ET LE RISORGIMENTO

Le type ­­d’hégémonie bourgeoise paradigmatique aux yeux de Gramsci est l’hégémonie ­­ jacobine. Il ­­considère que la Révolution française, poussée à ses limites extrêmes par les jacobins, a permis de satisfaire des intérêts fondamentaux des classes populaires, et notamment des paysans (­­l’élimination intégrale du féodalisme, un certain partage des terres, le suffrage universel, etc.). De telles avancées, ainsi que la ­­conscription de ­­l’an II, ont permis que « les grandes masses de paysans 39 40 41 42

C8, § 2, p. 255 [janvier 1932]. Voir infra, p. 198-201. C15, § 59, p. 173 [juin-juillet 1933]. C8, § 227, p. 392 [avril 1932]. « Un principe hégémonique (éthico-politique) triomphe après ­­l’avoir remporté sur un autre principe […]. Il y a donc toujours eu une lutte entre deux principes hégémoniques, entre deux “religions” » (C10 I § 13, p. 42 [2de moitié de mai 1932]). Dans la première version de ce texte, Gramsci écrivait ­­qu’« il y a toujours une lutte entre deux hégémonies » (C8, § 227, p. 392 [avril 1932]) : la réécriture laisse penser ­­qu’à ses yeux il était incorrect de parler de deux hégémonies coexistantes, même sur un mode ­­conflictuel.

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fassent simultanément irruption dans la vie politique43 », et que se forme une « volonté collective nationale-populaire44 » transcendant partiellement ­­l’opposition entre groupes ruraux et urbains. Ces phénomènes se sont accompagnés ­­d’une « réforme intellectuelle et morale45 » avec la mise à bas de certaines des anciennes idéologies, une élévation générale du niveau culturel, ­­ et un effort de sécularisation qui a pris une forme à la fois radicale et paradoxale (­­culte de ­­l’Être suprême46). Ces différents processus se conjuguent ­­ dans une hégémonie particulièrement forte et progressiste : ­­ est vrai que les jacobins « forcèrent la main », il est vrai aussi que cela eut S’il toujours lieu dans le sens du développement historique réel, car non seulement ils organisèrent un gouvernement bourgeois (et firent de la bourgeoisie la classe dominante), mais ils firent plus, ils créèrent ­­l’État bourgeois, ils firent de la bourgeoise la classe nationale dirigeante, hégémonique, c’est-à-dire ­­ ­­qu’ils donnèrent au nouvel État une base permanente, ils créèrent la compacte ­­ nation française moderne47.

­­ L’hégémonie en question est toutefois marquée par des « limites de classes », et les jacobins sont « toujours restés sur le terrain de la bourgeoisie », c­­ omme le montrent le maintien de la loi Le Chapelier de 1791 (qui interdit l’auto-organisation ­­ des travailleurs), et ­­l’instauration de la loi sur le « maximum » (maximum des prix puis – mesure appliquée plus rigoureusement – des salaires)48. Faisant affleurer une nouvelle ­­contradiction socio-politique, entre les différents éléments du « bloc urbain » (la bourgeoisie et le prolétariat), la Révolution a fini par « déchaîner des forces élémentaires que seule une dictature militaire [celle de 43 C13, § 1, p. 358 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 21, p. 269 [janvier-février 1932]. Trad. mod. 44 Ibid. 45 Ibid. 46 Cette « initiative » des jacobins « apparaît ­­comme une tentative pour créer une identité entre l­­ ’État et la société civile, pour unifier de façon dictatoriale les éléments ­­constitutifs de ­­l’État pris dans son sens organique le plus large (­­l’État proprement dit, et la société civile), dans une recherche désespérée pour tenir en main toute la vie populaire et nationale. Mais elle apparaît aussi comme ­­ la première racine de l’État ­­ moderne laïc, indépendant de l’Église, ­­ qui cherche et qui trouve en lui-même, dans la ­­complexité de sa vie, tous les éléments de sa personnalité historique » (C6, § 87, p. 82 [mars-août 1931]). 47 C19, § 24, p. 75 [juillet-août 1934 – février 1935]. 48 Ibid.



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49 Napoléon] devait réussir à contenir ­­  ». Le « réveil forcé des énergies populaires pour les rallier à la bourgeoisie50 » était dangereux. Contrairement à la Révolution française, le Risorgimento correspond à une hégémonie non pas « intégrale » mais « minimale51 ». Les libéraux « modérés » dirigés par Cavour réunirent sous leur hégémonie le mouvement d­­ ’unification italien en un « bloc national », dont faisait également partie leur principal rival, le parti ­­d’action de Mazzini – Cavour étant « le représentant de la révolution passive-guerre de position et Mazzini celui de l’initiative ­­ populaire-guerre de mouvement52 ». Incapables de s’adresser ­­ aux masses populaires et notamment de proposer un programme adapté aux besoins réels de la paysannerie, privés de base sociale (sauf dans la petite-bourgeoisie urbaine), ces derniers ne purent entrer ­­concrètement en ­­compétition pour ­­l’hégémonie. De leur côté, les modérés « réussirent à installer ­­l’appareil (le mécanisme) de leur hégémonie intellectuelle, morale et politique […] sous des formes et avec des moyens que l’on ­­ peut appeler “libéraux”, ­­c’est-à-dire à travers ­­l’initiative individuelle, “moléculaire”, “privée”53 ». Liés organiquement à un « groupe social relativement homogène » (les « hautes classes », en premier lieu la bourgeoisie), les modérés ont c­­ onstitué un groupe cohérent de dirigeants et ­­d’intellectuels, à même d’exercer ­­ « de façon “spontanée”, une puissante attraction sur la masse des intellectuels de tous niveaux qui existaient dans la péninsule à ­­l’état “diffus”, “moléculaire”54 ». Les modérés ont fait droit aux intérêts des classes dominantes de l’Ancien ­­ Régime (aristocratie et propriétaires terriens semi-féodaux), notamment du Mezzogiorno, plutôt ­­qu’à ceux des masses paysannes, et ­­n’ont pas obtenu le consentement ­­ actif de la majorité de la population. Leur hégémonie sur les autres partis nationalistes et sur les intellectuels leur a cependant permis de « décapiter » les masses populaires55, qui sont de ce fait restées passives. Pour cette raison, on peut dire qu’elles ­­ ont ­­consenti au cours

49 C19, § 24, p. 77 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en Q1, § 44, p. 53 [février-mars 1930]. 50 Ibid. 51 Ces termes sont empruntés à Joseph V. Femia, ­­Gramsci’s Political Thought. Hegemony, Consciousness, and the Revolutionary Process, Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 46-49. 52 C15, § 11, p. 121-122 [mars-avril 1933]. 53 C19, § 24, p. 60, texte A en Q1, § 44, p. 41. 54 C19, § 24, p. 59-60, Q1, § 44, p. 40-42. 55 C19, § 26, p. 85 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en Q1, § 43, p. 38 [février-mars 1930].

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des événements et que, en ce sens, les modérés ont exercé sur elles une hégémonie indirecte et faible, secondaire par rapport à la domination56. ­­L’hégémonie bourgeoise ­­s’est établie en Italie sur des bases bien moins fermes q­­ u’en France : les dirigeants du Risorgimento « prétendaient vouloir créer un État moderne en Italie et ils produisirent une chose bâtarde, ils prétendaient susciter une classe dirigeante élargie et énergique et ils ­­n’y parvinrent pas, ils prétendaient insérer le peuple dans le cadre de ­­l’État et ils n’y ­­ réussirent pas57 ». Malgré cela, l’hégémonie ­­ des modérés sur les autres forces politiques et leur pouvoir ­­d’attraction sur les intellectuels montrent que la bourgeoisie est réellement progressiste, ­­c’est-à-dire fait progresser réellement la société tout entière, non seulement en satisfaisant à ses exigences essentielles, mais en élargissant continuellement ­­ ses propres cadres pour ­­continuer à ­­s’emparer de nouvelles sphères de l’activité ­­ économico-productive58.

Dans le cas de l­­ ’Italie, les principales avancées ont été ­­l’unification nationale, la remise en cause – certes imparfaite – des hiérarchies sociales de ­­l’Ancien Régime et, à terme, un développement économique lié au capitalisme. Le paradigme jacobin peut laisser penser que ­­l’hégémonie ­­s’identifie à « la capacité d’une ­­ classe à universaliser ses propres revendications au cours de la lutte, en redéfinissant continûment ­­ ses propres objectifs et en ­­conquérant ainsi un rôle de guide des forces subalternes, […] en somme à la capacité de mobiliser la population en en faisant un “peuple”59 ». Du reste, ­­c’était une telle ­­conception ­­d’ascendance bolchévique de ­­l’hégémonie que Gramsci, dans ses écrits pré-carcéraux, avait développée à propos du prolétariat. Dans les Cahiers, tout en accordant une place particulière à cette forme ­­d’hégémonie et en la valorisant normativement, il en étudie également d’autres. ­­ De fait, pour minimale ­­qu’elle soit, ­­l’hégémonie risorgimentale est elle aussi une hégémonie, que ­­l’on peut qualifier, avec Frosini, de « post-jacobine60 ». 56 « La direction politique est devenue un aspect de la fonction de domination » (C19, § 24, p. 59). 57 C19, § 28, p. 95-96 [juillet-août 1934 – février 1935]. 58 C19, § 24, p. 60-61, texte A en Q1, § 44, p. 42. 59 Fabio Frosini, « Hégémonie : une approche génétique », Actuel Marx, 2015/1, no 57, p. 32. ­­L’auteur appelle « théorie standard » de ­­l’hégémonie cette manière de la concevoir. ­­ 60 Fabio Frosini, « ­­L’egemonia e i “subalterni” : utopia, religione e democrazia », International Gramsci Journal, vol. 2, 2016, no 1, p. 127.



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HÉGÉMONIES POST-JACOBINES ET GUERRE DE POSITION

Dans l­­ ’histoire des sociétés européennes, la distinction entre hégémonie intégrale et hégémonie minimale est liée à la fin du cycle révolutionnaire français avec la défaite de Napoléon. Outre la « faiblesse relative de la bourgeoisie italienne », le caractère non jacobin du Risorgimento ­­s’explique ainsi par « le changement du climat historique en Europe après 181561 » et par la peur de déclencher des luttes socio-politiques ­­d’une intensité comparable ­­ à celles de la Grande Révolution, peur qui ­­s’intensifie encore après 1848. Gramsci précise d­­ ’ailleurs que le « spectre » que craignaient les « hautes classes » en Italie avant 1859 ­­n’était pas tant celui du ­­communisme que celui ­­d’un soulèvement de type français impliquant les masses paysannes et aboutissant à une redistribution des terres62. Pour ­­d’autres sociétés européennes, ­­comme ­­l’Allemagne, des éléments supplémentaires interviennent pour expliquer le renoncement de la bourgeoisie à une politique franchement progressiste et en rupture avec les anciennes classes dominantes : le développement économique et l’émergence ­­ du prolétariat63. Que ce soit en France ou pour le continent ­­ européen dans son ensemble, ­­l’inflexion du processus historique qui advient en 1815 ne marque tou64 tefois pas un arrêt de la lutte de la bourgeoisie pour l’hégémonie ­­  : Il est ­­connu que la « Restauration65 » est seulement une expression métaphorique ; en réalité il ­­n’y eut aucune restauration effective de ­­l’Ancien Régime, mais seulement une nouvelle organisation des forces, dans laquelle les c­­ onquêtes révolutionnaires des classes moyennes furent limitées et codifiées66. 61 C19, § 24, p. 77. 62 C15, § 76, p. 183 [septembre 1933]. 63 Gramsci explique ainsi la « permanence au pouvoir en Allemagne des Junkers et du Kaiser malgré le grand développement capitaliste » : « Le rapport de classes créé par le développement industriel (­­l’hégémonie bourgeoise atteignant son point limite, et les positions des classes progressistes étant inversées), a ­­conduit la bourgeoisie à ne pas lutter à fond ­­contre l­­ ’Ancien Régime, mais à en laisser subsister en partie la façade afin d’abriter ­­ derrière elle sa domination réelle » (C19, § 24, p. 78, texte A en Q1, § 44, p. 53-54). 64 Voir infra, p. 180-184. 65 Pour Gramsci, la période de la Restauration ne concerne ­­ pas uniquement la France, mais tout le continent ­­ européen (voir notamment la citation p. 180). 66 C16, § 9, p. 213 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934]. Gramsci écrit ailleurs que « toute restauration est une ­­combinaison de substance, sinon de forme, entre l’ancien ­­ et le nouveau » (C25, § 7, p. 316 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935], texte A en Q3, § 71, p. 348 [août 1930]), dans le cadre ­­d’une réflexion ­­consacrée à la Contre-Réforme, ­­qu’il

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Ainsi, au cours du xixe siècle, se met peu à peu en place, d’une ­­ manière inégale et plus ou moins avancée selon les pays67, un type ­­d’hégémonie bourgeoise qui diffère du type jacobin, tout en partageant certaines de ses caractéristiques. Gramsci écrit : Le développement du jacobinisme (de ­­contenu) et de la formule de la révolution permanente mise en œuvre au cours de la phase active de la Révolution française a trouvé son « perfectionnement » juridico-­­constitutionnel dans le régime parlementaire qui, dans la période la plus riche en énergies « privées » dans la société, réalise l’hégémonie ­­ permanente de la classe urbaine sur l­­ ’ensemble de la population, sous la forme hégélienne du gouvernement disposant d’un ­­ consentement ­­ organisé en permanence (mais l’organisation ­­ du consentement ­­ est laissée à l’initiative ­­ privée, il a donc un caractère moral ou éthique, parce qu’il ­­ est, d’une ­­ manière ou d’une ­­ autre, donné « volontairement »)68.

Gramsci parle ­­d’un « développement du jacobinisme (de ­­contenu) » car la bourgeoisie exerce une activité hégémonique en direction des masses, cherche à s’appuyer ­­ sur elles (tout en les maintenant dans leur position subalterne), et se revendique du peuple-nation. Mais les processus hégémoniques en question ne prennent plus la forme ­­d’une mobilisation directe, comme ­­ dans le cas des jacobins. L’hégémonie ­­ passe d’abord ­­ par la médiation d’institutions ­­ « libérales » : un régime parlementaire et ­­constitutionnel ; la société civile – relativement autonome par rapport à la société politique – où le ­­consentement peut être organisé par des initiatives privées. L’hégémonie ­­ bourgeoise est en outre liée à l’élargissement ­­ de la « base économique », qui ouvre la possibilité aux membres « les plus riches en énergie et en esprit ­­d’entreprise » des « classes inférieures » de ­­s’élever ­­jusqu’aux classes dirigeantes69. Le niveau de vie des groupes subalternes peut également être amélioré dans une certaine mesure, surtout lorsqu’ils ­­ sont autorisés à ­­s’organiser syndicalement (point sur ­­ considère comme ­­ un phénomène plus réactionnaire que les restaurations du xixe siècle. Sur la Contre-Réforme, voir p. 241-245. 67 Le passage ci-dessous, tiré de C13, § 37 (« Notes sur la vie nationale française »), part ­­d’une analyse du cas français, mais Gramsci donne une portée plus générale à ses réflexions, qui valent aussi dans une certaine mesure pour le reste de l’Europe ­­ (suite au passage cité, il fait référence, bien que d’une ­­ manière indéterminée, à la situation ­­d’autres pays). 68 C13, § 37, p. 432 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q1, § 48, p. 58 [février-mars 1930]. 69 Ibid. Trad. mod.



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lequel l’hégémonie ­­ post-jacobine peut dépasser la « limite » rencontrée par les jacobins avec la loi Le Chapelier70). Les masses, dont ­­l’inclusion dans la vie politique est réelle mais partielle et insatisfaisante, et dont de nombreuses revendications fondamentales restent sans réponse, sont cependant une source constante­ ­­  d’instabilité : Ce processus voit se succéder alternativement les tentatives d­­ ’insurrection et les répressions impitoyables, les élargissements et les restrictions du droit de vote, la liberté ­­d’association et les restrictions ou les suppressions de cette liberté, la liberté dans le domaine syndical mais non dans le domaine politique71.

La réalisation de ­­l’hégémonie bourgeoise est indissociable de luttes intenses, et ­­s’accompagne nécessairement ­­d’un usage de la coercition. ­­C’est ­­d’ailleurs à la suite de ces réflexions sur le « jacobinisme de ­­contenu » que Gramsci en vient à caractériser l’hégémonie ­­ « parlementaire » ­­comme 72 une « ­­combinaison de la force et du consentement ­­  ». La dimension ­­conflictuelle de ­­l’hégémonie bourgeoise est manifeste en France, même après 1815. Gramsci ­­considère que la Révolution, ­­comprise comme ­­ un phénomène « organique », dure ­­jusqu’en 1870 : ­­ ’est seulement en 1870-1871, avec la tentative de la Commune, que s­­ ’épuisent C historiquement tous les germes nés en 1789, ce qui veut dire que non seulement la nouvelle classe qui lutte pour le pouvoir vainc les représentants de la vieille société, qui ne veut point ­­s’avouer définitivement dépassée, mais ­­qu’elle écrase également les groupes tout nouveaux qui soutiennent que la nouvelle structure issue du bouleversement commencé ­­ en 1789 est déjà dépassée, et elle démontre ainsi sa vitalité dans son affrontement avec l’ancien ­­ aussi bien ­­qu’avec le tout nouveau73.

On assiste ainsi à « quatre-vingts ans de bouleversements » qui se produisent « par vagues toujours plus longues : 1789 – 1794 – 1799 – 1804 – 1815 – 1830 – 1848 – 187074 ». Pour le continent ­­ européen dans son ensemble, Gramsci distingue une période de « guerre de mouvement (politique) » qui correspond à ­­l’arc historique inauguré par la Révolution Ibid. Ibid. C13, § 37, p. 434, texte A en Q1, § 48, p. 59. C13, § 17 [mai 1932 – novembre 1933], p. 379, texte A en Q4, § 38, p. 456 [octobre 1930]. 74 Ibid. 70 71 72 73

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française (1789-1815), et une « longue guerre de position » de 1815 à 187075, sachant que cette seconde période reste marquée par des phases de guerre de mouvement cruciales ­­comme en 184876. Les hégémonies post-jacobines se caractérisent par le fait que la mobilisation des masses en un peuple-nation – principal ressort de ­­l’hégémonie jacobine – a un rôle secondaire par rapport au ­­contrôle, autre « forme de ­­l’hégémonie77 ». Il s’agit ­­ d’abord ­­ de neutraliser ou ­­d’enrégimenter les luttes des subalternes, et de contrecarrer ­­ leurs tendances à l’activité ­­ autonome. À proprement parler, mobilisation et ­­contrôle sont deux modalités indissociables de ­­l’hégémonie bourgeoise, dont elles définissent la structure « biface78 », mais elles peuvent intervenir en des proportions très différentes. Comme l’écrit ­­ Frosini, « plus la politique s’élargit, ­­ en intégrant en son sein des masses considérables ­­ de population, plus les moyens de contrôle ­­ doivent se développer, sachant que par “­­contrôle” on entend ici la direction dans une situation de proximité79  ». Le ­­contrôle est notamment mis en œuvre par les « intellectuels » – ­­l’ensemble des personnes remplissant des « fonctions ­­d’organisation et de ­­connexion80 », pas uniquement celles exerçant une activité ­­d’élaboration ­­culturelle. Font partie des intellectuels « des figures apparemment éloignées telles que le philosophe professionnel, le prêtre, ­­l’entraîneur sportif, le journaliste, le policier, ­­l’ingénieur, ­­l’économiste, ­­l’instituteur, le médecin, etc.81 ». Le ­­contrôle s’étend ­­ ­­d’une manière capillaire et insidieuse, et trouve des relais dans des activités quotidiennes et des professions en apparence anodines. Ainsi, « la catégorie des intellectuels […] ­­s’est accrue de façon inouïe dans le monde moderne » : Le système social démocratico-bureaucratique en a élaboré des masses imposantes qui ­­n’étaient pas toutes justifiées par les nécessités sociales de la production même si elles ­­l’étaient par les nécessités politiques du groupe fondamental dominant82. 75 C10 I § 9, p. 35 [mi-avril – mi-mai 1932]. 76 Sur 1848, voir par exemple C16, § 9, p. 213. 77 Fabio Frosini, « De la mobilisation au ­­contrôle : les formes de ­­l’hégémonie dans les Cahiers de prison de Gramsci », Mélanges de l’École ­­ française de Rome-Italie et Méditerranée modernes et ­­contemporaines, no 128-2, 2016 [en ligne]. 78 Fabio Frosini, « ­­L’egemonia e i “subalterni”… », art. cité, p. 130. 79 Fabio Frosini, « De la mobilisation au ­­contrôle… », art. cité. 80 C12, § 1, p. 314 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 476 [octobre-novembre 1930]. 81 Fabio Frosini, « De la mobilisation au ­­contrôle… », art. cité. 82 C12, § 1, p. 315-316.



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On assiste progressivement à une massification socio-­­culturelle – la « standardisation des grandes masses de la population (­­communications, journaux, grandes villes, etc.)83 » – et à un ­­contrôle plus poussé des processus de formation de volontés collectives en leur sein (en particulier avec le « régime des partis84 »). La logique des luttes politiques se modifie : La technique politique moderne s’est ­­ complètement ­­ transformée après 1848, après l­­ ’expansion du parlementarisme, du régime des associations syndicales et des partis, après la formation des vastes bureaucraties étatiques et « privées » (politico-privées, de partis et de syndicats) et les transformations qui se sont produites dans l­­ ’organisation de la police au sens large, ­­c’est-à-dire pas seulement dans le service étatique consacré ­­ à la répression de la délinquance, mais dans l’ensemble ­­ des forces organisées par l’État ­­ et par les particuliers pour sauvegarder la domination politique et économique des classes dirigeantes85.

Gramsci parle, pour l­­ ’affrontement politique, ­­d’un « passage de la “guerre de mouvement” à la “guerre de position”, qui se produisit en Europe après 1848 », et ajoute que « le même passage eut lieu après 1871, etc.86 ». Du point de vue des groupes dominants, il faut contrôler ­­ et encadrer les masses subalternes, politiquement et idéologiquement ; du point de vue des subalternes, il devient nécessaire de s’organiser ­­ et de lutter selon une temporalité longue, ­­d’abord sur le terrain de la société civile, avant de viser le renversement du pouvoir ­­d’État. Gramsci précise, que, après 1848, pour le cas du Risorgimento du moins, si « la forme ­­concentrée et simultanée » de ­­l’intervention populaire, ­­c’est-à-dire ­­l’insurrection, « était rendue impossible par la technique militaire de ­­l’époque », ­­c’était « seulement en partie » : « Elle fut impossible dans la mesure où on ne fit pas précéder la forme ­­concentrée et simultanée d’une ­­ préparation politique et idéologique de longue haleine, préparée organiquement pour réveiller les passions populaires et en rendre possibles la ­­concentration et ­­l’éclatement simultané87. » Gramsci écrit dans une autre note que, « au cours de la période […] les rapports qui suit 1870, avec l’expansion ­­ coloniale de l’Europe ­­ ­­d’organisation internes et internationaux de l’État ­­ deviennent plus 83 C8, § 195, p. 368 [février 1932]. 84 Ibid. 85 C13, § 27, p. 416-417 [novembre 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 133, p. 501 [novembre 1932]. Trad. mod. 86 C15, § 11, p. 123 [mars-avril 1933]. 87 Ibid., p. 123-124.

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­­complexes et plus ­­compacts (massicci)88 ». Les relations entre pays européens ­­s’apaisent provisoirement et se développent, leurs rivalités se déploient sur les autres ­­continents, l’impérialisme ­­ permettant en outre une fixation des rapports internes du fait des surprofits tirés des colonies. Il ajoute quelques lignes plus loin : La structure ­­compacte des démocraties modernes, aussi bien ­­comme organisations ­­d’État que ­­comme ensemble ­­d’associations dans la vie civile, ­­constitue pour ­­l’art politique l­­ ’équivalent des tranchées et des fortifications permanentes du front dans la guerre de positions : alors qu’auparavant, ­­ le mouvement était « toute » la guerre, etc., elles le réduisent à n’être ­­ qu’un ­­ élément « partiel89 ».

Le passage de la guerre de mouvement à la guerre de position ­­s’avère ainsi lié à au moins deux éléments : ­­l’impérialisme et surtout les sociétés démocratiques de masse. Quelques mois plus tôt, Gramsci avait cerné sous sa forme la plus nette la logique ­­d’affrontement socio-politique spécifique qui, même ­­s’il pensait peut-être d’abord ­­ à ­­l’Italie fasciste, valait à des degrés divers pour la plupart des sociétés européennes de son temps : La guerre de position demande ­­d’énormes sacrifices à des masses illimitées de population ; il faut donc une concentration ­­ inouïe de l’hégémonie ­­ et, par ­­conséquent, une forme de gouvernement plus « interventionniste », qui prenne ­­l’offensive plus ouvertement ­­contre les opposants et organise ­­d’une manière permanente ­­l’«  impossibilité  » ­­d’une désintégration interne : ­­contrôle de tous genres, politiques, administratifs, etc., renforcement des « positions » hégémoniques du groupe dominant, etc.90

Dans de telles situations, la guerre de mouvement ne permet que de « ­­conquérir des positions non décisives ». À ­­l’inverse, lorsque « seules ­­comptent les positions décisives, […] on passe à la guerre de siège, serrée, difficile, qui requiert des qualités exceptionnelles de patience et ­­d’esprit inventif. En politique le siège est réciproque, malgré toutes les apparences91 ». Si, pour Gramsci, il est indiscutable que l’Europe ­­ occidentale92 de ­­l’après-guerre appartient à une période où la guerre de position est 88 89 90 91 92

C13, § 7, p. 364 [mai 1932 – novembre 1933]. Ibid. C6, § 138, p. 118 [août 1931]. Ibid. Gramsci situe le début de la phase de guerre de position en Russie en mars 1921 (C10 I § 9, p. 35). Voir infra, p. 265.



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prédominante, on remarque à la lecture des citations précédentes qu’il ­­ situe le début de cette période à des dates différentes (1815, 1848, 1870-1871), selon ce qu’il ­­ veut mettre en lumière. ­­Lorsqu’il affirme que ­­l’Europe a c­­ onnu une guerre de mouvement de 1789 à 1815 et une guerre de position de 1815 à 1870, il suggère que, après 1815, ce sont moins des insurrections et mobilisations populaires que des initiatives par en haut – cherchant à la fois à maintenir un contrôle ­­ sur les subalternes et à modifier plus ou moins largement ­­l’ancien ordre social – qui ont présidé aux changements historiques, selon la logique des révolutions passives. Il ­­s’agit là ­­d’un ­­constat historique, et il n­­ ’était pas inéluctable que la guerre de mouvement ne produise pas ­­d’effets décisifs à cette époque (notamment en 1848). Au ­­contraire, après 1848, pratiquer la guerre de mouvement est une erreur stratégique, elle est désormais anachronique93. Cela est d­­ ’autant plus vrai après 1870-1871, date qui marque notamment ­­l’établissement d’une ­­ république bourgeoise en France, et l’achèvement ­­ de ­­l’unification nationale en Allemagne et en Italie. Les modifications de ­­l’hégémonie bourgeoise (de sa modalité, de son intensité ou de son extension) sont donc liées aux grandes transformations affectant les sociétés européennes, cristallisées dans des dates symboliques comme ­­ 1789, 1815, 1848 ou 1870. Si Gramsci accorde un privilège normatif à l’hégémonie ­­ jacobine, le long xixe siècle présente à ses yeux des ­­configurations hégémoniques multiples, ­­qu’il faut analyser en elles-mêmes. Les hégémonies post-jacobines, certes, reposent le plus souvent sur un ­­consentement plus faible et moins spontané, des secteurs importants de la population ne participant pas activement aux processus historiques en cours. Pour ces raisons, Gramsci peut parfois sous-estimer la rationalité (selon ses propres ­­conceptions94) de tels processus, par exemple ­­lorsqu’il critique âprement le Risorgimento. Mais les hégémonies post-jacobines constituent ­­ bien pour lui un type ­­d’hégémonie à part entière, ne serait-ce que parce ­­qu’elles manifestent des modalités nouvelles des rapports de force (­­contrôle et guerre de position), et donnent un rôle particulièrement important aux intellectuels et à ­­l’État, ­­conçus en un sens élargi. Du reste, les hégémonies post-jacobines sont extrêmement 93 ­­C’était déjà la thèse d’Engels : ­­ « Le mode de lutte de 1848 est périmé aujourd’hui ­­ sous tous les rapports » (Introduction de 1895 à Les luttes de classes en France. 1848-1850 [­­ ­1850­]­, Paris, Éditions sociales, 1984, p. 58). 94 Voir supra, p. 91-97.

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diverses : elles apparaissent à ­­l’époque de la Restauration, avec le développement graduel d’institutions ­­ à la fois libérales, conservatrices ­­ et élitistes ; elles se développent dans des sociétés que Gramsci qualifie de « démocratiques » parce que l’inclusion ­­ des masses dans la vie politique – ­­qu’elles soient encadrées par en haut ou q­­ u’elles possèdent leurs propres organisations – est toujours plus importante ; dans ­­l’après-guerre, en premier lieu avec le fascisme, la logique de la guerre de position et de ­­l’hégémonie ­­comme ­­contrôle ­­connaît une forme encore plus radicale. Correspondant à une rupture nette avec l’Ancien ­­ Régime et les groupes alors dominants, la Révolution française a instauré, par le moyen de la mobilisation des masses, une logique sociale où les rapports entre classes ne sont plus intriqués à des rapports statutaires entre ordres ou états95, et a établi un bloc historique qualitativement nouveau. Elle a indubitablement fait époque. Il nous faut maintenant nous demander si ­­c’est également le cas des révolutions passives du xixe siècle, liées à des hégémonies post-jacobines.

LES RÉVOLUTIONS PASSIVES DU XIXe SIÈCLE ORIGINE DE ­­L’EXPRESSION

­­L’expression « révolution passive » a été forgée par Vincenzo Cuoco (1770-1823) dans le cadre de son analyse de ­­l’échec de la République parthénopéenne (janvier-juin 1799), à laquelle il avait participé96. Pour Cuoco, cette révolution a été passive car elle ­­n’a pas été faite par le peuple, ayant initialement triomphé grâce aux troupes françaises. Cela 97 ne la condamnait ­­ toutefois pas nécessairement à l’échec ­­ . Mais les 95 Voir infra, p. 198. 96 Vincenzo Cuoco, Saggio storico sulla rivoluzione di Napoli / Essai historique sur la révolution de Naples ­­[­1801­]­, Paris, Les Belles Lettres, 2004, bilingue, p. 106 et p. 171. 97 Pour Cuoco, une révolution passive peut triompher si ses dirigeants parviennent à se lier au peuple et gagnent son consentement, ­­ sans brusquer ses opinions. Cuoco sera de plus en plus partisan de la modération politique et du changement par réformes. Sur ­­l’histoire de la notion, et notamment ses usages chez Cuoco, voir Antonio Di Meo, « La “rivoluzione passiva” da Cuoco a Gramsci : Appunti per ­­un’interpretazione », Filosofia italiana, vol. 9, no 2, 2014, p. 1-32 [en ligne].



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révolutionnaires – les jacobins napolitains – ont plaqué abstraitement un modèle politique étranger, sans répondre aux aspirations et besoins des masses. Ces dernières sont restées dans un état ­­d’indifférence voire ­­d’hostilité à ­­l’égard de la révolution, qui a finalement été vaincue. Gramsci a pris ­­connaissance de cette notion par ­­l’intermédiaire de Croce98. ­­L’expression « révolution passive99 » apparaît dans les Cahiers en novembre 1930 : Vincenzo Cuoco a appelé révolution passive la révolution qu’a ­­ ­­connue ­­l’Italie ­­comme ­­contrecoup des guerres napoléoniennes. Le concept ­­ de révolution passive me semble pertinent non seulement pour ­­l’Italie, mais aussi pour les autres pays qui ont modernisé leur État au moyen d’une ­­ série de réformes ou de guerres nationales, sans passer par la révolution politique de type radical-jacobin100.

Gramsci assimile cette expression à celle de « révolution sans révolution101 » ­­qu’il avait employée à propos du Risorgimento102. Par la suite, en faisant référence à la notion de « révolution-restauration » ­­d’Edgar Quinet103, il se demande : Peut-on rapprocher ce ­­concept de Quinet de celui de révolution passive de Cuoco ? ­­L’un et l­­ ’autre exprimeraient le fait historique de l’absence ­­ d­­ ’initiative populaire dans le déroulement de l­­ ’histoire italienne et le fait que le « progrès » y serait une réaction des classes dominantes à la ­­contestation sporadique et 98 Benedetto Croce, Préface à la 4e édition de La rivoluzione napoletana del 1799, Bari, Laterza, 1926, p. ix-x. 99 Pour une présentation synthétique, voir Pasquale Voza, « Rivoluzione passiva », in Fabio Frosini et Guido Liguori (dir.), Le parole di Gramsci, op. cit., p. 189-207. 100 C4, § 57, p. 360 [novembre 1930]. 101 La formule vient probablement du discours de Robespierre du 5 novembre 1792, sur le jugement de Louis XVI, où il ­­s’oppose à la tenue ­­d’un procès : « Citoyens, voulez-vous une révolution sans révolution ? » 102 Q1, § 44, p. 41. Cette note est écrite en février-mars 1930, mais Gramsci ajoute entre crochets l’expression ­­ « révolution passive » après novembre 1930. Dans la deuxième version de cette note, il précise la « révolution sans révolution » en ajoutant « révolution sans Terreur », tout en conservant ­­ le rapprochement avec la révolution passive (C19, § 24, p. 59-60 [juillet-août 1934 – février 1935]). 103 Quinet écrit à propos de l’Italie ­­ que « ses révolutions sont des restaurations » (Les révolutions ­­d’Italie, Paris, Chamerot, 1848, p. 1), au sens où les changements révolutionnaires (­­comme ­­l’affranchissement des républiques ­­communales de la fin du Moyen Âge) y sont vécus ­­comme la restauration ­­d’un état passé (de grandeur, de liberté, etc.) plutôt que ­­comme une nouveauté historique. Gramsci qui n’a ­­ pas l’ouvrage ­­ à disposition semble employer le terme de restauration ­­d’abord dans le sens classique de retour à ­­l’Ancien Régime.

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inorganisée des masses populaires, progrès accompagné de « restaurations » récupérant une partie des exigences populaires : des « restaurations progressistes » donc, ou des « révolutions-restaurations » ou même des « révolutions passives104 ».

Ce rapprochement hypothétique sera par la suite ­­considéré ­­comme acquis105. Une « révolution passive » se caractérise ainsi par la dialectique « révolution-restauration106 », ou entre « ­­conservation et innovation107 ». ­­L’ŒUVRE DES RÉVOLUTIONS PASSIVES

Pour Gramsci, il ­­n’y a jamais de pures restaurations historiques, et les restaurations ­­d’après 1815 sont même à certains égards progressistes108. Dans un texte dont la première version précède d’ailleurs ­­ l’apparition ­­ de ­­l’expression « révolution passive » dans les Cahiers, il écrit : Réactions nationales ­­contre ­­l’hégémonie française et naissance des États modernes européens non par explosions révolutionnaires comme ­­ la révolution originelle française, mais par petites vagues réformistes successives. Les « vagues successives » sont ­­constituées ­­d’une ­­combinaison de luttes sociales, ­­d’interventions venant du haut, du genre monarchie éclairée, et de guerres nationales, avec une prédominance de ces deux derniers phénomènes. La période de la « Restauration » est, de ce point de vue, la plus riche en développements : la restauration devient la forme politique dans laquelle les luttes sociales trouvent des cadres suffisamment élastiques pour permettre à la bourgeoisie ­­d’arriver au pouvoir sans ruptures bruyantes et sans ­­l’appareil terroriste français109.

En Europe, des mouvements politiques modernes (libéralisme­­ constitutionnalisme, nationalisme, etc.) qui se sont développés après la 104 C8, § 25, p. 273 [janvier-février 1933], repris en C10 II § 41 xiv, p. 124 [août-décembre 1932]. 105 C8, § 36, p. 278 ; C8, § 39, repris en C10 II § 41 xiv, p. 124 ; C8, § 51, p. 287 ; C10 I § 6, p. 28 ; C15, § 11, p. 123. 106 C16, § 16, p. 233 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en C9, § 97, p. 468 [mai 1932]. 107 C8, § 27, p. 274 [janvier-février 1932]. Trad. mod. Repris en C10 II § 41 xiv, p. 124 [août-décembre 1932]. 108 Voir p. 171, en particulier note 66. 109 C10 II § 61, p. 155 [février-mai 1933], texte A en Q1, § 151, p. 134 [mai 1930]. Ce texte A ne parlait pas encore « ­­d’interventions venant du haut, du genre monarchie éclairée », mais uniquement « ­­d’une ­­combinaison de luttes sociales de classes et de guerres nationales, avec une prédominance de ces dernières ».



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Révolution française ont été influencés par elle tout en lui étant opposés (que cette opposition ­­consiste en une lutte nationale contre ­­ les armées napoléoniennes, ou dans ­­l’effort pour éviter une révolution active110). Cette dialectique de l’influence ­­ et de l’opposition ­­ se retrouve dans le domaine théorique, par exemple dans les Discours à la notion allemande de Fichte111, ou dans la philosophie politique de Hegel, qui donne une formulation théorique du « jacobinisme (de ­­contenu)112  » – ­­l’idéalisme allemand en général pouvant être vu comme ­­ une traduction de la Révolution française113. Gramsci ne nie certes pas le caractère « réactionnaire » de personnages ­­comme Metternich et d’institutions ­­ comme ­­ la Sainte-Alliance. Il écrit plus généralement que « toute ­­l’histoire depuis 1815 montre ­­l’effort fait par les classes dirigeantes pour empêcher la formation d’une ­­ volonté collective [nationale-populaire], pour maintenir le pouvoir “économicocorporatif” dans un système international d’équilibre ­­ passif114 ». Mais, dans ce cadre étouffant ­­l’activité des subalternes, des transformations ­­d’ampleur ont néanmoins été réalisées. Gramsci voit la « période des révolutions passives » ­­comme « la période de la recherche des formes ­­[­supérieures­]­, de la lutte pour les formes, car le ­­contenu ­­s’est déjà affirmé dans les révolutions anglaises, françaises, et les guerres napoléoniennes115 ». Plus exactement, puisque cette formulation pourrait laisser penser que les révolutions passives correspondraient à la mise en forme ­­d’un ­­contenu essentiel donné116, Gramsci décrit les « restaurations-révolutions  » ­­comme « ­­l’aspect “passif” de la grande révolution 110 Précisons que cette expression n’est ­­ pas employée par Gramsci. 111 Voir C10 II § 43, p. 128 [août-décembre 1932]. 112 C13, § 37, p. 432 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q1, § 48, p. 58 [février-mars 1930]. Voir supra, p. 172. 113 Voir infra, p. 191-197. 114 C13, § 1, p. 358 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 21, p. 268 [janvier-février 1932]. 115 C8, § 240, p. 399 [mai 1932]. Ce passage appartient à une série de notes critiques sur ­­l’Histoire de ­­l’Europe de Croce. Parce que Croce ­­commence son étude en 1815 (­­l’arrêtant en 1870), Gramsci en déduit que ce travail fait abstraction du moment le plus « actif » de l’histoire ­­ européenne (1789-1815), et constitue ­­ un « traité des révolutions passives » (C8, § 236, p. 397). Sur ­­l’histoire éthico-politique de Croce, voir supra, p. 81-82. Gramsci critique aussi dans certaines de ces notes, mais en s’y ­­ attardant moins, le choix de Croce ­­d’avoir fait ­­commencer son Histoire de ­­l’Italie en 1870, après les luttes du Risorgimento (C10 I § 9, p. 33 ; C10 I § 41x, p. 116 ; Lettre à Tania du 9 mai 1932, LP, p. 424). 116 Remarquons que la citation précédente est tirée d’un ­­ texte A, et ­­n’est pas reprise dans la réécriture presque immédiate de la note (C10 I § 13, p. 43-44 [2de moitié de mai 1932]).

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qui débuta en France en 1789, et qui déborda dans le reste de ­­l’Europe avec les armées républicaines et napoléoniennes, donnant un violent coup d’épaule ­­ aux vieux régimes et en causant, non pas ­­l’effondrement immédiat ­­comme en France, mais la corrosion “réformiste” qui a duré ­­jusqu’en 1870117 ». C’est ­­ en quelque sorte le second moment – en un sens à la fois logique et chronologique – dans la formation ­­d’un nouveau bloc historique à ­­l’échelle européenne, différencié selon les régions sur lesquelles il s’étend. ­­ Au cours de cette période, les exigences, qui eurent en France une expression jacobino-napoléonienne, furent satisfaites à petites doses, de manière légale et réformiste, et […] ­­l’on parvint à sauver la position politique et économique des vieilles classes féodales, à éviter la réforme agraire et surtout à éviter que les masses populaires ne traversent une période ­­d’expériences politiques ­­comme celles ­­qu’a ­­connues la France dans les années du jacobinisme, en 1831, en 1848118.

Autrement dit, il s’agit ­­ de répondre à des exigences similaires à celles que la Révolution française a exprimées, mais d’une ­­ manière radicalement autre, les contextes ­­ étant différents, ne serait-ce que parce qu’une ­­ révolution véritable a eu lieu et que la bourgeoisie veut éviter que cela se reproduise. Les révolutions passives vont ainsi mettre fin à la majeure partie des institutions et rapports sociaux de type féodal, aux monarchies absolues et au monopole de la ­­conception chrétienne du monde119. Elles vont, malgré leurs insuffisances, former des États modernes à certains égards : unifiés territorialement, caractérisés par un système juridico-administratif plus cohérent qu’auparavant, ­­ partiellement laïcisés, s’accompagnant ­­ ­­d’un certain degré de pluralisme politico-idéologique et d’une ­­ société civile relativement autonome par rapport à la société politique. Plus généralement, elles renvoient au passage à une société bourgeoise, où la logique des rapports de classes est plus ouverte, les distinctions formelles entre ordres ou états fermés perdant en grande partie leur importance. Ces transformations historiques correspondent à l’établissement ­­ d’une ­­ hégémonie bourgeoise de type post-jacobin, et plus exactement d’une ­­ 117 C10 I § 9, p. 34 [mi-avril – mi-mai 1932]. Trad. mod. 118 Ibid. 119 « Le roi en France et le Pape à Rome devinrent les chefs de leurs partis respectifs, et non plus les représentants indiscutés de la France ou de la Chrétienté » (C16, § 9, p. 213 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934]). Sur la laïcisation, voir p. 221-224.



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hégémonie libérale : Gramsci voit dans les révolutions passives du xixe siècle la réalisation du « libéralisme120 », en prenant ce dernier en un sens large, en tant que « ­­conception générale de la vie et […] forme 121  ». nouvelle de civilisation étatique et de culture ­­ Au cours de ces différents processus, la bourgeoisie s’unifie ­­ et se ­­constitue en classe dominante et hégémonique. En Italie, la « formation de la classe dirigeante », outre un ­­compromis avec les anciennes classes dominantes, est passée notamment par le transformisme, qui implique la réduction des différentes tendances politiques bourgeoises et petites-bourgeoises issues du Risorgimento à la ligne libérale, et marque en quelque sorte le couronnement de la révolution passive : De 1860 à 1876, le Parti d’Action, ­­ mazzinien et garibaldien, fut absorbé par la Monarchie, laissant un résidu insignifiant qui continua ­­ à vivre comme ­­ Parti Républicain […]. On qualifia ce phénomène du nom de « transformisme » mais il ne ­­s’agissait pas ­­d’un phénomène isolé ; ­­c’était un processus organique qui se substituait, dans la formation de la classe dirigeante, à ce qui ­­s’était produit en France avec la Révolution et avec Napoléon, et en Angleterre, avec Cromwell122.

Plus généralement, Gramsci en vient à écrire que ­­ peut appliquer au concept l’on ­­ de révolution passive (et on peut en trouver ­­l’illustration dans le Risorgimento italien) le critère interprétatif des modifications moléculaires qui en fait modifient progressivement la ­­composition antérieure des forces et qui deviennent donc la matrice de nouvelles modifications123.

La révolution passive a donc eu pour effet de promouvoir le développement de la bourgeoisie, et cela même d’un ­­ point de vue économique. En Italie, où ­­l’économie « était très faible et le capitalisme à ses débuts », et où « il ­­n’existait pas de bourgeoisie économique forte et fournie », il fallait « créer les ­­conditions générales pour que [­­ ­les­]­forces économiques puissent naître et se développer sur le modèle des autres pays124 », et 120 C10 I § 9, p. 34, texte A en C8, § 236, p. 397. 121 C19, § 2, p. 17 [juillet-août 1934 – février 1935]. 122 Lettre à Tania du 6 juin 1932, LP, p. 432. 123 C15, § 11, p. 122. Gramsci poursuit en illustrant cette logique générale par une référence au Risorgimento : « On a vu ainsi, dans le Risorgimento italien, comment ­­ le passage au cavourisme [après 1848] ­­d’éléments toujours nouveaux du Partito ­­d’Azione a modifié progressivement la ­­composition des forces modérées, liquidant le néo-guelfisme ­­d’une part, et appauvrissant d’autre ­­ part le mouvement mazzinien. » 124 C6, § 78, p. 68 [mars 1931].

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­­ l’État adopta même – en particulier à partir des années 1880 – une politique interventionniste et protectionniste pour développer l’industrie ­­ (« fabriquer les fabricants125 »). Malgré les différences qualitatives avec une révolution populaire, les révolutions passives du xixe siècle ont donc radicalement modifié les rapports sociaux de classes : Les vieilles classes féodales sont dégradées : de dominantes, elles deviennent « gouvernementales » mais elles ne sont pas éliminées et on ne tente pas de les liquider en tant ­­qu’ensemble organique : de classes elles deviennent des « castes », avec des caractères ­­culturels et psychologiques déterminés, mais leurs fonctions économiques ne sont plus prépondérantes126.

Que ce soit en termes de rapports économiques, politiques, idéologiques ou sociaux, les révolutions passives correspondent à des transformations historiques fondamentales, et ­­l’on peut donc dire ­­qu’elles font époque127. De ce fait, dans la mesure où elles participent du « grand mouvement européen du xixe siècle128 », du « mouvement européen qui a pris sa source dans la Révolution française129 », on peut les qualifier de progressistes130. 125 C19, § 24, p. 65, texte A en Q1, § 44, p. 45 ; C19, § 7, p. 65, texte A en C9, § 110, p. 484. 126 C10 II § 61, p. 155-156 [février-mai 1933], texte A en Q1, § 151, p. 134 [mai 1930]. En Angleterre également, ­­l’aristocratie a été dépossédée de sa domination féodale et joue le rôle « ­­d’intellectuels traditionnels » et de « couche dirigeante » (C12, § 1, p. 321-322 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 480 [octobre-novembre 1930]). Or rien ne laisse penser que, pour Gramsci, l’Angleterre ­­ soit passée, comme ­­ les pays continentaux, ­­ par une révolution passive après la Révolution française. Au ­­contraire, il considère ­­ ­­qu’elle a ­­connu une « révolution bourgeoise » radicale, avec Cromwell et les « têtes rondes » ­­qu’il ­­compare aux jacobins (C19, § 24, p. 78 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en Q1, § 44, p. 53-54 [février-mars 1930]). 127 Elles « ­­constituent une “époque” historique » sous la forme ­­d’un « développement graduel » (C22, § 1, p. 178 [2de moitié de 1934]). 128 C19, § 5, p. 35 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en C9, § 107 [juillet 1932]. 129 C15, § 72, p. 94 [juillet-septembre 1933]. 130 Voir Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 116-124 et 242-266. Burgio estime qu’on ­­ peut penser schématiquement les révolutions passives du xixe siècle par une dialectique à trois termes : ancienne classe dominante (aristocratie), nouvelle classe dominante (bourgeoisie), masses populaires. Elles sont progressistes en ce qu’elles ­­ aboutissent au dépassement de la formation sociale féodale et de l’ancienne ­­ classe dominante (ibid., p. 262-263). ­­D’après lui, les révolutions passives que ­­l’on peut discerner au xxe siècle (fascisme et américanisme) doivent au ­­contraire être ­­comprises à partir ­­d’une dialectique à deux termes (classes dominantes et masses populaires), et sont régressives en ce ­­qu’elles ont pour effet essentiel de maintenir le système capitaliste et de servir les classes qui y dominent. Sur cette question, voir p. 262-263 et en particulier la note 79.



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LES RAPPORTS INTERNATIONAUX ET LE RÔLE DE ­­L’ÉTAT

Les rapports internationaux sont un élément significatif pour les révolutions proprement dites : « ­­L’esprit jacobin, audacieux, téméraire est certainement lié à ­­l’hégémonie exercée si longtemps par la France en Europe131. » Mais ils sont plus importants encore pour les révolutions passives, notamment en raison de l’influence ­­ d’une ­­ révolution active advenue ailleurs, et de la faiblesse relative de la bourgeoisie nationale. En Italie, la bourgeoisie ­­s’était développée d’une ­­ manière précoce, donnant lieu au mouvement des ­­communes à la fin du Moyen Âge, avant de péricliter132. ­­S’en est suivi un « état ­­d’arriération et de stagnation » dans « ­­l’histoire politique et sociale de l’Italie ­­ du xvie au xviiie siècle ». Or Gramsci précise que cet état « était dû en grande partie à la prépondérance des rapports internationaux sur les rapports intérieurs, paralysés et glacés133 », ce qui renvoie à la fragmentation de la péninsule en de multiples petits États, au poids d’une ­­ entité politico-idéologique à visée cosmopolitique ­­comme la Papauté ou encore aux interventions et pressions incessantes de puissances étrangères (France, Espagne, Autriche, etc.). Dans un tel ­­contexte, ­­l’impulsion à ­­l’unification politique et à la modernisation sociale est venue de l’extérieur : ­­ « Facteur négatif et passif, la situation internationale est devenue un facteur actif après la Révolution française et les guerres napoléoniennes134. » Même la victoire finale du mouvement ­­d’unification nationale a été ­­l’effet ­­d’un changement ­­d’équilibre entre les grandes puissances européennes, à savoir ­­l’intervention de Napoléon III du côté du Piémont contre ­­ l’Autriche, ­­ sachant que « dans ­­l’alliance Napoléon eut une hégémonie illimitée et le Piémont une place trop dépendante135 ». Les principales formes prises par les révolutions passives, les guerres nationales et les interventions venant du haut (les luttes sociales étant de moindre importance)136, sont liées au poids des rapports internationaux. Cela est évident dans le cas des guerres nationales, et ­­s’explique aisément dans celui des réformes par en haut, puisque les modernisations 131 C19, § 24, p. 78 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en Q1, § 44, p. 54 [février-mars 1930]. 132 Voir infra, p. 227-230. 133 C13, § 13, p. 372 [mai 1932 – novembre 1933]. 134 C6, § 78, p. 67 [mars 1931]. 135 C23, § 32, p. 251 [2de moitié de 1934]. 136 C10 II § 61, p. 155-156 [février-mai 1933], texte A en Q1, § 151, p. 134 [mai 1930].

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institutionnelles et économiques sont surdéterminées par des rivalités, pressions et influences internationales137. Dans ces deux cas, ­­l’État semble être le sujet qui préside au processus. Il s’agit ­­ là d’une ­­ caractéristique essentielle des révolutions passives. Traitant du rôle du Piémont dans le Risorgimento, Gramsci écrit : Ce fait est de la plus grande importance pour le concept ­­ de « révolution passive » : non pas qu’un ­­ groupe social soit le dirigeant d’autres ­­ groupes, mais ­­qu’un État, même limité en puissance, soit le « dirigeant » du groupe qui, lui, devrait être dirigeant, et puisse mettre à la disposition de celui-ci une armée et une force politico-diplomatique138.

Le processus de formation de la bourgeoisie, tout comme ­­ sa ­­constitution et son maintien en tant que classe dominante et hégémonique, dépendent très étroitement de l’État, ­­ qui possède une forte autonomie relative par rapport aux déterminants économiques139. Il faut toutefois préciser deux choses. D’une ­­ part, pour Gramsci, l’idée ­­ que « ­­l’État n’est ­­ pas un instrument extérieur à la classe dominante mais joue un rôle dans son unification/­­constitution140 », même si ce rôle est particulièrement net lors des révolutions passives, est vraie dans toute situation historique141. ­­D’autre part, cette relation interne entre la classe dominante-hégémonique et l’État ­­ n’implique ­­ pas seulement l’autonomie ­­ de l’État ­­ par rapport à cette classe, mais également le caractère relatif de cette autonomie. 137 Pour une interprétation des révolutions passives à partir de la notion – issue de Trotsky – de développement inégal, vues comme ­­ impliquant une centralité particulière de l’État, ­­ voir Adam D. Morton, Unravelling Gramsci. Hegemony and Passive Revolution in the Global Political Economy, Londres, Pluto Press, 2007. 138 C15, § 59, p. 172 [juin-juillet 1933]. 139 « La c­­ onception de ­­l’État selon la fonction productive des classes sociales ne peut ­­s’appliquer mécaniquement à ­­l’interprétation de ­­l’histoire italienne et européenne de la Révolution française à la fin du xixe siècle. Bien ­­qu’il soit certain que, pour les classes productives fondamentales (bourgeoisie capitaliste et prolétariat moderne), ­­l’État ­­n’est concevable ­­ que ­­comme la forme ­­concrète d’un ­­ monde économique déterminé, d’un ­­ système de production déterminé, il n’est ­­ pas sûr que le rapport entre la fin et les moyens soit aisément repérable et prenne ­­l’aspect ­­d’un schéma simple et évident au premier coup ­­d’œil » (C10 II § 61, p. 157 [février-mai 1933]). Dans le passage correspondant du texte A (Q1, § 150 [mai 1930]), on ne trouvait ni la première phrase, ni la fin de la seconde (« il n’est ­­ pas sûr… »). Gramsci ne soulignait donc pas encore ­­l’autonomie relative de l’État ­­ lors des révolutions passives. 140 Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et ­­l’État, op. cit., 1975, p. 159. 141 ­­C’est dans la « coïncidence » entre un certain type d’État ­­ et un certain « monde économique » que « réside l’unité ­­ de la classe dominante, qui est à la fois économique et politique » (C10 II § 61, p. 157, texte A en Q1, § 150, p. 133).



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Même lors des révolutions passives, l’État ­­ ne saurait être conçu ­­ ­­comme un sujet indépendant ou transcendant : il doit être appréhendé ­­comme lié d’une ­­ manière complexe ­­ à la classe dominante et hégémonique et, plus généralement, comme ­­ immanent à ­­l’ensemble complexe ­­ des rapports de forces. ­­L’État (intégral) est à la fois ­­l’instrument des classes dominantes, un terrain où se déroulent les luttes de classes, et le nom même du processus ­­d’unification des classes dominantes142. RÉVOLUTIONS PASSIVES ET ABSOLUTISATION DE ­­L’ÉTAT ET DE ­­L’HISTOIRE

Si les révolutions passives ne font pas réellement de ­­l’État un absolu, elles sont propices aux théories qui le conçoivent ­­ ­­comme tel : Lorsque la poussée du progrès ­­n’est pas étroitement liée à un ample développement économique local […] mais ­­n’est que le reflet du développement international qui envoie vers la périphérie ses courants idéologiques, nés sur la base du développement productif des pays les plus avancés, alors le groupe porteur des idées nouvelles ­­n’est pas le groupe économique mais la couche des intellectuels, et […] ­­l’État est ­­conçu comme ­­ une chose à part, un absolu rationnel. […] Ce motif est fondamental pour comprendre ­­ historiquement ­­l’idéalisme philosophique moderne et il est lié au mode de formation des États modernes d’Europe ­­ continentale, ­­ en tant que « réaction-dépassement national » de la Révolution française143.

­­L’idéalisme moderne ­­constitue ­­l’une des formes les plus cohérentes de ­­l’idéologie organique des catégories sociales liées à ­­l’appareil ­­d’État (au sens intégral), et en premier lieu des intellectuels. Chez Hegel, l’histoire ­­ est absolutisée en tant que réalisation de ­­l’Esprit, qui ­­s’incarne dans différents types d’États ; ­­ le philosophe – ­­l’intellectuel suprême – est le scribe de l’Esprit ; ­­ et c’est ­­ sur l’activité ­­ des intellectuels en tant que masse – les fonctionnaires, groupe dont ­­l’intérêt propre est ­­l’intérêt de la société dans son ensemble – que repose l’État ­­ dans sa forme accomplie. L’absolutisation ­­ de l’histoire ­­ vient fonder l’absolutisation ­­ du rôle de ­­l’État et des intellectuels. Gramsci salue toutefois Hegel pour avoir accordé, bien que ­­d’une manière spéculative, une centralité philosophique à ­­l’histoire, le qualifiant ­­d’historiciste. De même, il salue le rôle crucial de la contradiction ­­ dans 142 Voir Guido Liguori, Sentieri gramsciani, op. cit., p. 24. 143 C10 II § 61, p. 157-158 [février-mai 1933]. Trad. mod.

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sa pensée : « À cheval sur la Révolution française et la Restauration », traduisant la première et participant philosophiquement à la seconde, « il a dialectisé les deux moments de la vie de la pensée, matérialisme et spiritualisme », même si « la synthèse ­­qu’il propose “marche sur la tête”144 ». Par-delà le cas de Hegel, il faut étudier la période de la Restauration ­­comme période ­­d’élaboration de toutes les doctrines historicistes modernes, y ­­compris la philosophie de la praxis, qui en est le couronnement, et qui du reste fut élaborée à la veille de 1848, quand la Restauration croulait de toute part et que le pacte de la Sainte-Alliance ­­s’en allait en lambeaux145.

L­­ ’historicisme, en un sens, exprime théoriquement la période des restaurations ­­d’après 1815 lors de laquelle sont reprises ­­d’une autre manière certaines des transformations historiques advenues lors de la Grande Révolution. Dans la continuité ­­ de celle-ci, l’historicisme ­­ est à même de voir dans ­­l’histoire la production de nouveautés irréductibles au passé ; mais, c­­ ontemporains des révolutions passives, la plupart des historicismes ont tendance à absolutiser l’État ­­ et à concevoir ­­ l’histoire ­­ d’une ­­ manière spéculative. La philosophie de la praxis ­­constitue une exception à cet égard, mais elle ­­s’ancre précisément dans une situation historique où la logique de la révolution passive était remise en cause, ­­comme ­­l’a montré la guerre de mouvement européenne de 1848. Les révolutions passives inclinent à ­­concevoir ­­l’histoire ­­comme se déroulant en quelque sorte dans le dos des hommes, dans la mesure où des transformations historiques d’ampleur ­­ s’accomplissent ­­ sans participation active des masses. Dans certains cas, ces transformations semblent même ­­s’effectuer sans que quiconque les ait réellement projetées. En ce sens, Gramsci affirme que « ­­c’est un jugement “dynamique” ­­qu’il faut porter sur les “Restaurations” qui seraient une “ruse de la Providence” (astuzia della provvidenza) au sens de Vico146 ». Il écrit encore, quelques semaines plus tard : Risorgimento italiano. Sur la révolution passive. Protagonistes, les « faits » pour ainsi dire, et non les « hommes individuels ». Comment, sous une enveloppe 144 C16, § 9, p. 211 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en Q4, § 3, p. 424 [mai 1930]. 145 C16, § 9, p. 213, texte A en Q4, § 24, p. 442. 146 C15, § 11, p. 121 [mars-avril 1933]. Trad. mod.



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politique déterminée, les rapports sociaux fondamentaux se modifient nécessairement et de nouvelles forces politiques effectives surgissent et se développent, qui influent indirectement, d­­ ’une pression lente mais incoercible, sur les forces officielles qui elles-mêmes se modifient sans ­­s’en apercevoir ou presque147.

Cela ne signifie toutefois pas que ­­l’histoire se déroule ­­d’une manière objective lors des révolutions passives. Ces dernières ­­n’annulent pas le rôle ­­constitutif de la praxis humaine, et il ­­convient de rendre ­­compte des ruses de la providence elles-mêmes à partir des rapports de forces socio-politiques148. LA RÉVOLUTION PASSIVE COMME ­­ STRATÉGIE HÉGÉMONIQUE

On peut dire avec Peter Thomas que la révolution passive « ­­n’a pas été rendue nécessaire par la structure économique, ni ­­n’était inscrite dans la modernité comme ­­ son telos », et que les Cahiers ne proposent pas un « grand récit » qui rendrait ­­compte ­­d’une manière uniforme de la période 1815-1914, ni même 1815-1870149. Il faut plutôt, aux yeux de Gramsci, restituer la conflictualité ­­ sous-jacente à la ­­continuité et à ­­l’impersonnalité apparentes des processus en question. Ces derniers reposent en effet sur les actions et luttes des différents groupes sociaux (anciennes et nouvelles classes dirigeantes ; classes dominées urbaines, rurales, etc.), et des courants politiques les représentant. La centralité de ­­l’État et la relative passivité des masses populaires témoignent de la réussite d’une ­­ stratégie politique spécifique, visant à neutraliser ­­l’antagonisme subalterne. Si le Risorgimento a été une révolution passive et non active ­­c’est parce que les Modérés ont obtenu et conservé ­­ ­­l’hégémonie sur le parti 151 ­­d’Action150 : parce que la « thèse » l’a ­­ emporté sur l’« antithèse ­­  ». Certes, l’adoption ­­ d’une ­­ meilleure stratégie de la part des forces 147 C15, § 56, p. 168 [juin-juillet 1933]. 148 Gramsci critique ailleurs le recours à la notion de « ruse de la providence qui naturellement explique tout » par les « philosophes spéculatifs », dans une note dirigée contre ­­ De Ruggiero, collaborateur de Croce (C10 II § 31 [juin-août 1932], p. 78, texte A en C8, § 213, p. 394-395 [mars 1932]). 149 Peter D. Thomas, « Modernity as “passive revolution” : Gramsci and the Fundamental Concepts of Historical Materialism », Journal of the Canadian Historical Association, vol. 17, no 2, 2006, p. 74. 150 C15, § 11, p. 121-123. 151 Ibid., p. 123.

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représentant l’antithèse ­­ (notamment une politique adaptée en direction des masses paysannes et méridionales) n­­ ’aurait pas changé ­­complètement la nature du processus historique, ­­conditionné aussi par d­­ ’autres éléments (faible développement du capitalisme, rôle des puissances étrangères, etc.), mais cela aurait changé « ­­l’équilibre résultant de la confluence ­­ de ces deux activités », et ­­l’État italien aurait pu s’établir ­­ sur des bases « plus modernes152 ». Du reste, si les mazziniens ont échoué à élaborer une ligne politique juste c’est ­­ parce qu’ils ­­ n’ont ­­ pas compris ­­ que les Modérés poursuivaient une stratégie de révolution passive, et parce que, contrairement ­­ à ces derniers, ils ­­n’ont pas su prendre acte, après 1848, du « passage de la lutte politique de la “guerre de mouvement” à la “guerre de position”153 ». Pour Gramsci, la révolution passive ­­n’est évidemment pas un « programme » (de transformation historique sans lutte sociale intense), ­­comme elle ­­l’a été pour « les libéraux italiens » du Risorgimento, mais « un critère d’interprétation ­­ en l’absence ­­ d’autres ­­ éléments actifs de façon dominante154 ». À ses yeux, dans l’histoire ­­ réelle l’antithèse ­­ tend à détruire la thèse, et la synthèse sera un dépassement, mais sans que l’on ­­ puisse établir a priori ce qui, de la thèse, sera « ­­conservé » dans la synthèse, sans que l’on ­­ puisse « ­­compter » a priori les 155 coups comme ­­ sur un « ring » réglé de manière conventionnelle ­­ .

Le fait que, dans les révolutions passives, le ­­conflit semble au ­­contraire être ainsi réglé, est en réalité la conséquence ­­ de la victoire de la thèse – dans une situation où l’antithèse ­­ n’a ­­ pas pu ou su mener la lutte jusqu’au ­­ bout. La thèse subsume ­­l’antithèse : elle incorpore des éléments qui en sont issus (revendications, individus, groupes, etc.), et se modifie partiellement, mais sans laisser libre cours au protagonisme des masses. Elle parvient en quelque sorte à être à la fois juge et partie, dans la mesure où elle ne laisse au ­­conflit la possibilité de se déployer que dans des limites circonscrites, ­­comme dans le cadre d’un ­­ pluralisme superficiel (libéral-parlementaire). Que le processus historique suive une telle logique ­­n’a donc rien de nécessaire. Lorsque Proudhon156, Gioberti, les historiens modérés du 152 Ibid., p. 122. 153 Ibid. 154 C15, § 62, p. 176 [juin-juillet 1933]. 155 C10 I § 6, p. 28 [mi-avril – mi-mai 1932]. 156 Sur Proudhon, voir p. 62 note 103.



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Risorgimento ou encore Croce présupposent « “de manière mécanique” que, dans le processus dialectique, l’antithèse ­­ doit “­­conserver” la thèse pour ne pas détruire le processus lui-même », ils « mutilent » et « domestiquent » la dialectique historique157. Du reste, une telle conception ­­ de la dialectique est typique des intellectuels, qui se ­­considèrent ­­comme les arbitres et les médiateurs des luttes politiques réelles, ­­comme ­­l’incarnation de la « catharsis » du moment économique au moment éthico-politique, autrement dit la synthèse du processus dialectique même, synthèse qu’eux-mêmes ­­ « manipulent » de manière spéculative158.

Cette tendance est accentuée lors des révolutions passives, lors desquelles ­­l’autonomie relative des intellectuels et celle de ­­l’État sont particulièrement marquées comme ­­ on l’a ­­ vu. Pour Gramsci au contraire, ­­ « chaque membre de l’opposition ­­ dialectique doit chercher à être lui-même tout entier et jeter dans la lutte toutes ses ressources politiques et morales, […] ­­c’est seulement ainsi qu’il ­­ y a un dépassement réel159 ». Critiquant le « morphinisme politique qu’exhalent ­­ Croce et son historicisme160 », il ­­s’attache à théoriser les stratégies de révolution passive des classes dominantes – que l’on ­­ ne peut bien entendu pas réduire aux formules abstraites sur le rapport thèse-antithèse – pour mieux lutter ­­contre elles. LA FORMATION DU BLOC HISTORIQUE MODERNE ET LA TRADUCTIBILITÉ DES ­­CULTURES NATIONALES

Pour Gramsci, ­­c’est à partir de 1789, non de 1815 ­­comme le fait Croce161, ­­qu’il ­­convient ­­d’écrire ­­l’histoire de ­­l’Europe. Les événements de 1789 à 1815 « bouleversèrent tout le monde civil de ­­l’époque162 », et représentèrent le moment le plus décisif pour la formation d’un ­­ nouveau bloc historique, non seulement en France mais sur tout le ­­continent européen : Si on peut écrire une histoire de l’Europe ­­ ­­conçue comme ­­ formation d’un ­­ bloc historique, celle-ci ne peut exclure la Révolution française et les guerres 157 C10 I § 6, p. 28, texte A en C8, § 225, p. 391 [avril 1932]. Trad. mod. 158 Ibid., p. 29. Le texte A ne présentait pas de passage correspondant. 159 C15, § 11, p. 122-123. 160 C15, § 62, p. 176 [juin-juillet 1933]. 161 Voir p. 181 note 115. 162 C10 II § 41 x [août-décembre 1932], p. 117, texte A en Q4, § 56, p. 504 [mai 1930].

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napoléoniennes, qui du bloc historique européen constituent ­­ la prémisse « économico-juridique », le moment de la force et de la lutte. Croce isole le moment suivant, celui où les forces précédemment déchaînées se sont équilibrées, « cathartisées » pour ainsi dire, fait de ce moment un fait en soi, et ­­construit son paradigme historique163.

Si l­­ ’histoire de ­­l’Europe entre 1789 et 1870 correspond à l’établissement ­­ progressif ­­d’un nouveau bloc historique, il ­­convient de ne pas homogénéiser ce processus. Il prend en effet des formes différentes selon les pays et les moments (entre la France et ­­l’Italie par exemple). On sait du reste que la cohérence relative ­­d’une époque historique doit être pensée ­­comme immanente à la multiplicité de situations singulières, et à la pluralité des temps historiques. De plus, la notion de bloc historique ne désigne pas une entité simple, mais l­­ ’unité dialectique ­­d’un ensemble de rapports sociaux (relevant de la structure et des superstructures), dont ­­l’importance respective diffère, mais ­­qu’il ­­convient de ne pas réduire les uns aux autres. Il faut donc préciser la manière dont Gramsci ­­conçoit la ­­complexité propre au processus de formation du bloc historique moderne en Europe. Si sa conception ­­ s’oppose ­­ explicitement à ­­l’histoire éthico-politique crocienne, qui abstrait un moment du processus et ­­s’en tient à la période 1815-1870, elle implique certains décalages avec une compréhension ­­ marxiste plus classique de l­­ ’époque moderne, identifiée au développement du mode de production capitaliste. Dans cette perspective, la situation paradigmatique et la plus avancée est ­­l’Angleterre, et la genèse de la modernité capitaliste doit ­­d’abord être pensée comme ­­ accumulation primitive. Or c’est ­­ plutôt la France que Gramsci prend ­­comme paradigme, et il considère ­­ la Révolution française comme ­­ le « pivot164 » de ­­l’histoire moderne, tout en retraçant différentes sources de la modernité ­­comme on le verra au chapitre suivant. Il affirme ­­d’ailleurs que « le processus est en Angleterre assez différent de ce qu’il ­­ est en France ». En effet, « le nouveau regroupement social [la bourgeoisie], né sur la base de l’industrialisme ­­ moderne, connaît ­­ un développement économicocorporatif surprenant, mais dans le domaine intellectuel-politique, il 163 Lettre à Tania du 9 mai 1932, LP, p. 424. 164 André Tosel, « Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci face aux promesses et ambiguïtés de la démocratie », in Marie-Claire Caloz-Tschopp et alii (dir.), Rosa Luxemburg…, op. cit., 2018, p. 73.



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procède à tâtons », du fait des ­­compromis passés avec « la vieille classe terrienne », qui ­­conserve une « suprématie politique-intellectuelle et est assimilée, en tant ­­qu’intellectuels traditionnels et strate dirigeante, par le nouveau groupe au pouvoir165 ». En Angleterre, ­­l’économie (capitaliste) est bien plus développée que les éléments politiques et intellectuels du bloc historique moderne. En France, « qui représente un type achevé de développement harmonieux de toutes les énergies nationales166 », les rythmes de ces différents domaines sont moins désynchronisés, vraisemblablement parce que la Révolution a marqué une rupture radicale avec ­­l’ancien bloc historique dans toutes ses dimensions. Notons que Marx lui-même érige la France en paradigme historique, en ce qui ­­concerne ­­l’aspect politique des luttes de classes. Il reprend ainsi à Moses Hess l’idée ­­ de « triarchie » européenne, comme ­­ lorsqu’il ­­ écrit que « le prolétariat allemand est le théoricien du prolétariat européen, tout comme ­­ le prolétariat anglais en est l’économiste ­­ et le prolétariat français le politique167 ». Mais il semble que cette « “division du travail” européen » entre en tension avec l’idée ­­ qu’« il ­­ y a un rapport nécessaire entre le développement des forces productives, la lutte économique et le déploiement de la lutte politique168 ». Or une tension similaire est présente chez Gramsci : entre diversité des situations nationales et pluralité des rythmes d’un ­­ côté, unité du processus historique européen de ­­l’autre. ­­C’est dans ­­l’espace théorique ouvert par cette tension ­­qu’il faut ­­comprendre ­­l’usage qu’il ­­ fait de la notion de traduction169. Dire que deux éléments d’un ­­ ensemble historique se traduisent réciproquement implique de les ­­considérer ­­comme à la fois étroitement unis et irréductibles. Cette métaphore ­­conceptuelle peut venir modaliser en un sens anti-réductionniste ­­d’autres métaphores utilisées au sein du marxisme pour penser la totalité sociale : métaphore architecturale 165 C12, § 1, p. 321 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 480 [octobre-novembre 1930]. Trad. mod. 166 C12, § 1, p. 320, texte A en Q4, § 49, p. 479. 167 Karl Marx, « Gloses critiques en marge de l’article ­­ “le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un prussien” », in Œuvres III. Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p. 413. 168 Pierre Dardot et Christian Laval, Marx, prénom : Karl, Paris, Gallimard, 2012, p. 255. 169 Sur cette notion, voir Derek Boothman, Traducibilità e processi traduttivi, op. cit. ; Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini « De la traduction à la traductibilité : un outil ­­d’émancipation théorique  », Laboratoire italien, no 18, 2016/2 [en ligne] ; Fabio Frosini, « Sulla “traducibilità” nei Quaderni di Gramsci », Critica marxista, 2003, no 6, p. 29-38, et Id., La religione ­­dell’uomo moderno, op. cit., p. 31-33 et p. 167-177.

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(structure-superstructures), métaphore du reflet, de l’expression, ­­ etc.170 Examinons la manière dont Gramsci développe cette intuition. Il reprend l’idée ­­ selon laquelle il existerait une correspondance entre la politique française et la philosophie allemande171, en ajoutant parfois ­­l’économie anglaise, et utilise à ce propos la notion de traductibilité172. ­­D’après lui, il est possible de traduire réciproquement ces différents langages « scientifiques et intellectuels » ou ­­cultures nationales, et la philosophie de la praxis est la ­­conception du monde la plus apte à le faire173. Il la pense comme ­­ la synthèse créatrice entre les trois domaines 174 de savoir en question, « ­­convertibles » ­­l’un en l’autre ­­ . Parler de traductibilité réciproque de la pratique (française) et de la théorie (allemande) implique de les ­­concevoir à la fois ­­comme identiques et distinctes, et de ne pas ­­considérer l’une ­­ ­­comme le négatif de ­­l’autre. Frosini montre que, lorsque Gramsci réécrit les notes 170 Développant plus loin que Gramsci lui-même le potentiel anti-réductionniste de la métaphore, André Tosel ­­considère ­­qu’elle permet de penser une politique ­­d’émancipation globale ne visant pas l­­ ’uniformité, si ­­l’on conçoit ­­ sur le mode de la traduction réciproque le rapport entre différentes luttes subalternes : lutte des classes, féminisme, écologie, luttes de libération nationale-populaire, etc. (Gianfranco Rebucini et André Tosel, « De Spinoza à Gramsci : entretien avec André Tosel », Période, mai 2016 [en ligne]). De même, en pensant le rapport entre différentes nations et ­­cultures ­­comme traduction, on peut voir émerger un « universel hégémonique, non impérial, non impérialiste » (André Tosel, Étudier Gramsci, op. cit., p. 247). 171 Gramsci ­­s’efforce de retracer ­­l’histoire du parallèle entre « le mouvement politique français » et « la réforme philosophique allemande » des années 1790 : apparu chez Baggesen, Fichte et Schaumann, il a été développé par Hegel, repris par Heine, Spaventa et Carducci (qui rapproche Robespierre et Kant), et se retrouve chez Marx (dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, La Sainte Famille, les Thèses sur Feuerbach) puis Engels (dans le Ludwig Feuerbach) : voir C11, § 49, p. 267-269 [avril 1932], texte A en C8, § 208, p. 375-376 [février-mars 1932]. 172 Gramsci a été influencé par une déclaration de Lénine faite au IVe ­­congrès de ­­l’Internationale ­­communiste, selon laquelle les marxistes révolutionnaires ­­n’avaient pas su « traduire » en langage européen, et en particulier en italien, les expériences, stratégies et théories propres à la situation russe. Il mentionne ce discours en C11, § 46, p. 264, texte A en C7, § 2, p. 172, et le faisait déjà dans un article du 28 juillet 1925 « ­­L’organisation par cellules et le IIe Congrès mondial » (EP III, p. 210). Voir Romain Descendre et JeanClaude Zancarini « De la traduction à la traductibilité », art. cité. 173 C11, § 47, p. 264 [août-décembre 1932]. 174 C11, § 65, p. 288 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 46, p. 472 [octobre-novembre 1930]. Cette idée a une longue histoire au sein du marxisme, notamment chez Kautsky (Les trois sources du marxisme : l’œuvre ­­ historique de Marx [­­ ­1908­]­, Paris, Spartacus, 1977) et Lénine (« Les trois sources et les trois parties ­­constitutives du marxisme » ­­[­1913­]­, in Œuvres, op. cit., tome 19, p. 13-18). Chez Gramsci, ­­contrairement à Kautsky et Lénine, ­­l’apport français réside dans le jacobinisme, non dans le socialisme utopique.



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où figure une ­­comparaison entre politique française et philosophie allemande, il supprime les formules laissant entendre que seule la première serait dotée ­­d’une positivité historique, et que la seconde serait marquée par le manque ou ­­l’absence175. ­­L’idéalisme allemand, qui traduit la Révolution française, est un élément constitutif ­­ des révolutions passives – il les exprime théoriquement et y produit des effets réels, en tant ­­qu’idéologie liée à la position des intellectuels et au rôle de ­­l’État –, et possède ainsi une rationalité et une effectivité historiques propres. Pour Gramsci, la traductibilité présuppose ­­qu’une phase donnée de la civilisation a une expression ­­culturelle « fondamentalement » identique, même si le langage est historiquement différent, déterminé par les traditions particulières de chaque ­­culture nationale et de chaque système philosophique, par la prédominance de ­­l’activité intellectuelle ou pratique, etc.176

­­ C’est la cohérence propre à une époque qui rend possible la traduction réciproque entre différents éléments (politique française, philosophie allemande, etc.). Cette cohérence semble d’abord ­­ reposer sur la similarité entre les bases économiques des différentes sociétés : Deux structures fondamentalement semblables ont des superstructures « équivalentes » et réciproquement traduisibles quel que soit le langage national particulier. Les contemporains ­­ de la Révolution française avaient ­­conscience de ce fait177.

Cette formulation met en évidence les ­­conditions de possibilité économiques-matérielles de la traductibilité. Mais Gramsci ne prend pas en un sens littéral la métaphore architecturale, et refuse la dichotomie structure-superstructure. Il serait donc plus ­­conforme à sa pensée de dire que la traductibilité entre des éléments historiques appartenant à différentes sociétés est fondée, non sur leurs seules bases économiques, mais sur les rapports sociaux – non exclusivement économiques – qui y sont les plus déterminants, ou encore sur les coordonnées fondamentales 175 Fabio Frosini, La religione ­­dell’uomo moderno, op. cit., p. 168-173. Il ­­s’appuie en particulier sur la réécriture de Q1, § 150-151, p. 132-134 [mai 1930], en C10 II § 61, p. 155-159 [février-mai 1933]. 176 C11, § 47, p. 264. Trad. mod. 177 C11, § 49, p. 269, texte A en C8, § 208, p. 376.

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des blocs historiques en question. Comme ­­l’écrivent Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, la traductibilité réciproque des savoirs et des champs de réalité exprime justement « ­­l’unité du processus du réel178 ». Une unité garantie par la ­­conception de la réalité ­­comme « bloc historique », où le rapport entre économie et politique, structure et superstructure, est conçu ­­ comme ­­ une « dialectique dynamique » […]. Dès novembre 1930, Gramsci repense donc le marxisme à partir de ­­l’idée de traduction afin non seulement de ­­combattre les schématismes qui ­­conduisent à voir en lui une séparation artificielle du réel en « noumènes » économiques et « apparences » politiques et idéologiques mais aussi afin de ­­l’éloigner de tout réductionnisme dogmatique179.

Ce ­­n’est pas parce ­­qu’ils expriment un même principe de leur temps (quand bien même serait-il ­­conçu en termes économiques) que des éléments sont réciproquement traduisibles, mais parce qu’il ­­ existe une similarité entre les unités complexes ­­ (les blocs historiques) dont ces éléments sont des parties ­­constitutives. Cette similarité doit en outre être appréhendée ­­d’une manière dynamique. Au tournant des xviiie et xixe siècles, ­­l’Angleterre, la France et ­­l’Allemagne ne sont pas caractérisées par un type de bloc historique identique. C’est ce ­­ que montre précisément le fait que dans chacun de ces pays un élément est plus avancé que dans les autres : dynamisme capitaliste, luttes politiques, élaborations intellectuelles. Mais Gramsci considère ­­ que ces éléments tendent à former un bloc historique moderne relativement cohérent à ­­l’échelle européenne : ­­c’est cette tendance à la cohérence – et non une identité essentielle – qui fonde la traductibilité. À un moment historique donné, il existe des « “impulsions” nationales » qui ne trouvent pas (encore) ­­d’analogue dans les autres sociétés ; mais ces impulsions ­­s’inscrivent dans un mouvement c­­ ommun, se c­­ onjuguent dans le « progrès réel de la civilisation180 », qui ­­consiste précisément ici dans la formation ­­d’un nouveau bloc historique. Ainsi, la pensée allemande (­­l’historicisme en premier lieu), ne se réduit pas à l’expression ­­ appauvrie du mouvement révolutionnaire français, à ­­l’empreinte que la pratique aurait laissée dans la théorie ; elle est aussi 178 C7, § 1, p. 169-172 [novembre 1930]. 179 Romain Descendre et Jean-Claude Zancarini, « De la traduction à la traductibilité », art. cité. 180 C11, § 48, p. 266 [août-décembre 1932].



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un élément ­­constitutif et irréductible de ­­l’époque moderne. La transition à une nouvelle époque n’est ­­ ni cantonnée à une sphère sociale unique, ni réduite à un seul rythme historique, ni localisée en un seul pays. Néanmoins, si les autres moments historiques ne sauraient y être réduits, la Révolution française donne l’impulsion ­­ décisive : Peut-on imaginer Hegel sans la Révolution française, sans Napoléon et ses guerres, donc sans les expériences vitales et immédiates ­­d’une période historique foisonnante de luttes intenses, de misères, une période où le monde extérieur écrase l’individu ­­ et lui fait toucher terre, l’aplatit ­­ contre ­­ la terre, où toutes les philosophies passées ont été critiquées par la réalité de manière aussi péremptoire181 ?

Les événements révolutionnaires « mirent en branle la “totalité” sociale, le genre humain ­­concevable, tout “­­l’esprit”182 ». Ce faisant, ils rendirent visible ­­l’unité du processus historique, que Gramsci ­­conçoit avec la notion de bloc historique mais que Hegel a pensée avec celle d’Esprit : ­­ « Voilà pourquoi Napoléon peut apparaître à Hegel ­­comme “­­l’esprit du monde” à cheval183 ! » Et c’est ­­ précisément parce qu’ils ­­ mirent en lumière la cohérence complexe ­­ du bloc historique naissant que les révolutionnaires rendirent possible la traduction entre économie, politique et philosophie – traduction que les penseurs allemands mirent en œuvre ­­consciemment184. Ces derniers sont ainsi parvenus à « ­­l’identification, ne serait-elle que spéculative, entre ­­l’histoire et la philosophie, ­­l’action et la pensée », puis, avec la philosophie de la praxis, à une unité adéquate de la pratique et de la théorie, et à une ­­conception juste de la traduction entre différents types ­­d’activité humaine185.

181 C10 II § 41 x, p. 117 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 56, p. 504 [mai 1930]. 182 Ibid. 183 Ibid. 184 Voir p. 194 note 171. 185 Ibid.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

­­L’HÉGÉMONIE EN CRISES EXPANSIVITÉ ET CRISE DE L’HÉGÉMONIE ­­ BOURGEOISE

Entre 1789 et 1870, le potentiel hégémonique de la bourgeoisie semble avoir été étroitement lié à sa capacité à présider, sous des formes très diverses, à la formation d’États ­­ et de sociétés (relativement) modernes. Il est donc vraisemblable que, une fois ce processus de formation achevé pour ­­l’essentiel, l’hégémonie ­­ bourgeoise soit affectée d­­ ’une certaine tendance à la crise – qui ne se réalise toutefois pas ­­d’une manière mécanique. La mise en place de sociétés modernes correspond à un mouvement expansif où les ordres fermés sont dépassés au profit ­­d’une logique sociale plus ouverte, même si elle n’en ­­ est pas moins une logique antagoniste de classes186. Faisant fond sur le dynamisme économique capitaliste et la prétention à ­­l’universalité du système juridico-politique moderne (fondé sur la citoyenneté), la classe bourgeoise se définit elle-même « ­­comme un organisme ­­continuellement en mouvement, capable ­­d’absorber, en ­­l’assimilant à son niveau culturel ­­ et économique, toute la société », de sorte que « la fonction de ­­l’État dans son ensemble est transformée : ­­l’État devient éducateur187 ». Mais la classe bourgeoise finit par être « saturée », se désagréger et se fermer sur elle-même188. Gramsci distingue donc deux types de périodes historiques : celles où la bourgeoisie « fait progresser réellement la société tout entière, non seulement en satisfaisant à ses exigences essentielles, mais en élargissant ­­continuellement ses propres cadres pour ­­continuer à ­­s’emparer de nouvelles sphères de ­­l’activité économicoproductive » ; et celles où, la bourgeoisie ayant « épuisé sa fonction », « le bloc idéologique tend à se désagréger, et alors à la “spontanéité” peut succéder la “coercition” sous des formes de moins en moins larvées, 189 ­­jusqu’aux mesures de police proprement dites et aux coups d’État ­­  ». Ce basculement entre deux moments du pouvoir bourgeois est un schéma abstrait, au même titre que le schéma de succession des phases 186 Alberto Burgio, Gramsci storico, op. cit., p. 25. 187 C8, § 2, p. 255 [janvier 1932]. 188 Ibid. 189 C19, § 24, p. 60-61 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en Q1, § 44, p. 42 [févriermars 1930].



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du rapport de forces politique par exemple190. Dans la réalité ­­concrète, les deux moments – « expansif » et « répressif191 » – sont toujours entremêlés, à des degrés divers. L­­ ’hégémonie bourgeoise, même dans ses moments les plus expansifs, est indissociable d’une ­­ résistance des subalternes. Ainsi, ­­l’État moderne implique la « subordination [des autres groupes sociaux] à ­­l’hégémonie active du groupe dirigeant et dominant », et « abolit donc certaines autonomies [celles caractérisant les différents groupes sociaux subalternes lors des époques antérieures] qui renaissent cependant sous 192 ­­d’autres formes, partis, syndicats, associations culturelles ­­  ». La tendance à ­­l’autonomie des subalternes prendra nécessairement la forme de ­­l’organisation sur le terrain de la société civile, au sein de ­­l’État intégral, et sera synonyme de lutte contre ­­ l’hégémonie ­­ bourgeoise. Ces éléments ­­d’organisation et cette lutte tendue vers ­­l’autonomie, en ­­s’intensifiant, joueront un rôle fondamental dans la crise. Par ailleurs, la fin de ­­l’expansivité de ­­l’hégémonie bourgeoise, même ­­lorsqu’elle ­­s’accompagne de son entrée en crise, ne signifie pas sa disparition pure et simple. Une fois accomplis les changements historiques les plus importants des révolutions passives, la bourgeoisie ­­continue de mettre en œuvre une stratégie hégémonique visant à neutraliser les énergies populaires en les absorbant. Ainsi, en Italie, le transformisme est une « forme de la révolution passive » particulièrement importante à partir des années 1870193, et il est encore accentué à partir des années 1900 dans la mesure où l’on ­­ passe d’un ­­ « transformisme “moléculaire” » cooptant des individus à un transformisme « de groupes » entiers194. Bien entendu, les modalités de ­­l’hégémonie peuvent être transformées : on ­­l’a vu, à partir des années 1870 (en raison notamment de l’impérialisme ­­ et de la massification), la logique de la guerre de position s’impose, ­­ et ­­l’hégémonie prend toujours plus la forme du ­­contrôle195. La crise d’hégémonie ­­ ne pouvant être réduite à un schéma abstrait – aussi utile soit-il –, Gramsci s’attache ­­ à rendre compte ­­ de ses origines profondes et ­­complexes, et des événements singuliers qui interviennent 190 Voir supra, p. 128-137. 191 Sur ces termes, voir C6, § 170, p. 136. 192 C25, § 4, p. 312 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935], texte A en Q3, § 18, p. 303 [juin 1930]. Sur les États prémodernes, voir infra, p. 213-214. 193 C10 I § 13, p. 44 [2de moitié de mai 1932]. 194 C8, § 36, p. 278 [février 1932]. 195 Voir supra, p. 174-178.

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pour la précipiter ou ­­l’actualiser. Les tendances à la « crise organique196 » se développent en Europe au moins à partir des années 1870, mais la Grande Guerre et la révolution de 1917 ­­constituent le moment où elle se cristallise véritablement. À partir d’une ­­ réflexion sur l’après-guerre, ­­ Gramsci, laissant ici de côté les importantes spécificités nationales, écrit ainsi que la crise ­­d’hégémonie de la classe dirigeante se produit soit parce que la classe dirigeante a essuyé un échec dans ­­l’une de ses grandes entreprises politiques, pour laquelle elle avait demandé ou imposé par la force le consentement ­­ des masses (­­comme dans le cas de la guerre), soit parce que de grandes masses (surtout de paysans et de petits bourgeois intellectuels) sont passées tout ­­d’un coup de la passivité politique à une certaine activité et présentent des revendications qui, dans leur ensemble chaotique, ­­constituent une révolution. On parle de « crise d’autorité », ­­ et c’est ­­ précisément cela la crise d’hégémonie ­­ ou la crise de l’État ­­ dans son ensemble (nel suo ­­complesso)197.

Se profile ainsi la menace – ou la promesse – ­­d’une rupture fondamentale affectant le processus historique, d’un ­­ bouleversement du bloc historique et de ­­l’ensemble des rapports sociaux. Pour Gramsci, une crise, si elle est un « phénomène organique », peut recouvrir toute une « période historique » et « se prolonger sur des dizaines ­­d’années198 ». Liées étroitement au développement de « ­­contradictions irrémédiables » dans la structure économique, et à la résistance des forces politiques ­­conservatrices à une transformation en profondeur de cette dernière, les « crises fondamentales » ne sont pas pour autant exclusivement « déterminées par les crises économiques199 ». La guerre, pas plus que l’activité ­­ soudaine des masses populaires ou petites bourgeoises, ne saurait être réduite à son arrière-plan économique. Différents ordres de causalité se conjuguent ­­ dans la crise, et ses sources doivent être appréhendées à différentes échelles temporelles. 196 ­­L’expression « crise organique » apparaît notamment dans le titre de C13, § 23, p. 399 (citée ci-après). Pour ­­d’autres emplois de cette expression en ce sens, voir C12, § 1, p. 326, et C13, § 17, p. 377. Notons que Gramsci parle également de « crises organiques » en un sens purement économique, pour les distinguer des crises « occasionnelles » (C22, § 15, p. 212, texte A en Q3, § 11, p. 297), de « ­­conjoncture » (C8, § 216, p. 386) ou « cycliques » (C9, § 61, p. 441). Sur la notion de « crise organique », voir notamment Biagio De Giovanni, « Crisi organica e Stato in Gramsci », art. cité. 197 C13, § 23, p. 400 [juin 1932 – novembre 1933]. Trad. mod. 198 C13, § 17 [mai 1932 – novembre 1933], p. 377, texte A en Q4, § 38, p. 455 [octobre 1930]. 199 C13, § 17, p. 383.



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La guerre et la révolution de 1917 expriment et renforcent à la fois la crise de l’hégémonie ­­ bourgeoise : Tout le monde reconnaît que la guerre de 1914-1918 représente une fracture historique, au sens que toute une série de questions qui ­­s’accumulaient de façon moléculaire avant 1914 se sont additionnées en modifiant la structure générale du processus précédent : il suffit de penser à l’importance ­­ qu’a ­­ prise le phénomène syndical, terme général où s’additionnent ­­ différents problèmes et différents processus de développement, de diverses importances et de significations différentes (parlementarisme, organisation industrielle, démocratie, libéralisme, etc.), mais qui objectivement reflète le fait ­­qu’une nouvelle force sociale s­­ ’est ­­constituée, q­­ u’elle a un poids qui ­­n’est plus négligeable, etc., etc.200

­­ L’émergence sur la scène de ­­l’histoire ­­d’une « nouvelle force sociale » (le mouvement ouvrier) apparaît ­­comme le facteur décisif de la crise organique, dans la mesure où elle actualise les « ­­contradictions irrémédiables » que Gramsci évoquait. Comme il ­­l’écrit : Il semble que la seule voie pour rechercher l­­ ’origine de la décadence des régimes parlementaires soit de chercher dans la société civile, et dans cette voie on ne peut certes se passer ­­d’étudier le phénomène syndical ; et encore, non pas le phénomène syndical dans son sens élémentaire, d’associationnisme ­­ de tous les groupes sociaux pour une fin quelconque, mais le phénomène typique par excellence, c­­ ’est-à-dire des éléments sociaux de formation nouvelle, qui auparavant ­­n’avaient pas « voix au chapitre », et qui du seul fait ­­qu’ils ­­s’unissent modifient la structure politique de la société201.

Le processus d­­ ’unification et d­­ ’organisation du prolétariat est indissociable ­­d’autres phénomènes historiques comme ­­ la démocratie de masse, et la phase monopoliste et impérialiste du capitalisme. La Première Guerre mondiale fait fond sur ces éléments (mobilisation de masse, industrie moderne, rivalités inter-impérialistes, etc.), et joue en retour un rôle décisif dans le déclenchement des révolutions prolétariennes. CRISE DE L’ÉTAT ­­ INTÉGRAL ET SITUATION RÉVOLUTIONNAIRE

Une crise ­­d’hégémonie ­­comme celle de ­­l’après-guerre, tout en étant ancrée dans les c­­ ontradictions structurelles et liée à des crises économiques (1919-1922 en Italie, hyperinflation de 1923 en Allemagne, Grande 200 C15, § 59, p. 173 [juin-juillet 1933]. 201 C15, § 47, p. 158 [mai 1933].

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Dépression de 1929, etc.), se déploie sur le terrain de ­­l’État intégral. ­­C’est en premier lieu la « base historique202 » de ce dernier qui est touchée, à savoir la société civile et l’appareil ­­ ­­d’hégémonie de la classe dominante. Ainsi, « pendant la période de l’après-guerre, ­­ ­­l’appareil hégémonique se fissure et c’est ­­ en permanence que l’exercice ­­ de l’hégémonie ­­ devient difficile et aléatoire203 ». Cette fissuration se traduit par une crise du personnel et des organisations politiques (difficulté à former des gouvernements, corruption, multiplication des partis, dissensions internes204) et par une « crise de la représentation politique205 » (détachement des groupes sociaux de leurs partis traditionnels206). Gramsci précise ailleurs certaines des causes de la « désagrégation » de ­­l’appareil hégémonique qui, « dans la période de ­­l’après-guerre », a affecté « tous les États du monde » : mise en mouvement chaotique et désordonné des masses ; démobilisation des classes moyennes qui durant la guerre occupaient des fonctions de ­­commandement ; incapacité des « forces antagonistes » à proposer une solution progressiste207. À ­­l’échelle de plusieurs décennies, ­­l’activité et ­­l’organisation du prolétariat et des autres groupes subalternes ­­comptent parmi les causes fondamentales de la crise organique. Mais si la crise dure, ­­c’est notamment parce que les groupes sociaux « progressistes et novateurs » ne parviennent pas plus que les « groupes sociaux régressifs et ­­conservateurs » à dépasser leur « phase initiale économico-corporative208 ». C’est ­­ en ce sens que la crise consiste ­­ « dans le fait que l’ancien ­­ meurt et que le nouveau ne peut pas naître » et représente un « interrègne209 ». C’est ­­ la faiblesse des organisations des subalternes et leurs défaillances (bureaucratisation, réformisme, stratégie inconséquente, erreurs tactiques, etc.) qui, entre autres, empêchent que la crise se résolve en une révolution populaire. La conception ­­ gramscienne de la crise se détourne autant ­­d’une philosophie de l’événement ­­ pur, absolument ­­contingent et imprévisible, que d’une ­­ théorie déterministe, évolutionniste et continuiste ­­ de 202 C7, § 28, p. 192 [février 1931]. 203 C13, § 37, p. 434 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en Q1, § 48, p. 59 [février-mars 1930]. 204 Ibid. 205 Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et ­­l’État, op. cit., p. 120. 206 C13, § 23, p. 400 [juin 1932 – novembre 1933], texte A en Q4, § 69, p. 513 [novembre 1930]. 207 C7, § 80, p. 226 [décembre 1931]. 208 C6, § 10, p. 18 [novembre-décembre 1930]. 209 C3, § 34, p. 283 [juin-juillet 1930].



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l­­ ’histoire210. Si elle a des racines historiques profondes, la crise, ­­lorsqu’elle est la plus intense, ouvre des possibilités de ruptures historiques décisives, qui peuvent être saisies ou non. Le Prince moderne qu’est ­­ le parti ­­communiste doit alors, plus que jamais, faire preuve de volontarisme et ­­d’agilité tactique – sachant que les classes dominantes ont en général une plus grande capacité de s’orienter ­­ et de se réorganiser rapidement 211 que les classes subalternes . Cela doit être concilié ­­ avec l’exigence ­­ de mener également la lutte politique dans une temporalité plus distendue, le parti devant construire ­­ et organiser une volonté collective nouvelle, et diffuser une critique de masse de l’hégémonie ­­ dominante en vue d’une ­­ réforme intellectuelle et morale. De même, il faut penser ensemble le rythme complexe ­­ de la crise organique gramscienne et celui, plus ponctuel et ramassé, de la « situation révolutionnaire212 » dont parle Lénine, cette dernière pouvant au fond être identifiée à un moment particulier de la crise organique – moment de crise intense lors duquel les révolutionnaires peuvent l’emporter ­­ s’ils ­­ savent agir correctement. Ainsi, « le concept ­­ gramscien de crise organique, crise historique ou crise de ­­l’hégémonie, ajoute quelque chose au concept ­­ léniniste de crise révolutionnaire : précisément ­­l’élargissement de ­­l’État213 ». La crise de l’hégémonie ­­ bourgeoise que théorise Gramsci est donc une crise de ­­l’État dans son intégralité. Plus précisément, ­­c’est une crise du type ­­d’État prédominant en Europe occidentale avant 1914 : l’État ­­ libéral, qui ­­consiste en une unité dialectique entre la société politique 214 et la société civile (« trame “privée” de l’État ­­  »). Parce ­­qu’elle repose sur « ­­l’initiative individuelle, “moléculaire”, “privée”215 », la société civile est relativement autonome à ­­l’égard de la société politique. La crise de cette configuration ­­ de pouvoir est liée à l’entrée ­­ des masses populaires216 dans la vie étatique, qui doit elle-même être ­­comprise en 210 Voir Fabio Frosini, « ­­Qu’est-ce que la “crise d’hégémonie” ? », ­­ art. cité. 211 C13, § 23, p. 400. 212 Lénine, La faillite de la IIe Internationale [­­ ­1915­]­, in Œuvres, op. cit., tome 21, p. 216-217. 213 Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et ­­l’État, op. cit., p. 120. 214 C1, § 47, p. 89 [février-mars 1930]. 215 C19, § 24, p. 60 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en Q1, § 44, p. 40 [février-mars 1930]. 216 Pour Michele Filippini, la crise de ­­l’hégémonie bourgeoise correspond à la « transition à la politique de masse » (Using Gramsci, op. cit., 2017, p. 104). Si cette transformation est fondamentale, il faut cependant prendre garde à ne pas réduire à ce seul élément la crise en question.

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rapport à des processus organiques ­­comme le « phénomène syndical », et à des événements plus ponctuels comme, ­­ en Italie, l’universalisation ­­ du suffrage en 1913 ou la mobilisation à partir de 1915. CRISE ORGANIQUE ET CRISE DU CAPITALISME

Pour Gramsci, la crise n’annonce ­­ pas un effondrement217 du capitalisme, mais correspond plutôt à une fissuration ou une désagrégation de ­­l’hégémonie bourgeoise. La crise économique est néanmoins une dimension fondamentale de la crise organique, et ­­s’explique elle-même par un ensemble de facteurs de différents ordres et échelonnés temporellement. Gramsci en vient ainsi, dans un texte assez tardif, à décrire la crise de 1929218 ­­comme un « processus complexe, ­­ comme ­­ dans beaucoup d’autres ­­ phénomènes », où « les causes et les effets ­­s’entremêlent et se chevauchent », et affirme ­­qu’il ­­s’agit « ­­d’un développement et non ­­d’un événement219 ». Il poursuit : L­­ ’après-guerre tout entier est une crise, avec des tentatives pour y remédier, qui de temps en temps réussissent dans tel ou tel pays, et rien de plus. Pour certains (et peut-être pas à tort), la guerre elle-même est une manifestation de la crise, voire sa première manifestation ; la guerre fut justement la réponse politique et organisée des responsables. (Cela montrerait ­­qu’il est difficile dans les faits de séparer la crise économique des crises politiques, idéologiques, etc., même si ­­c’est scientifiquement possible, ­­c’est-à-dire par un travail ­­d’abstraction)220.

Cela étant, « la crise a des origines internes, dans les modes de pro221 duction et donc d’échange ­­  », dans les contradictions ­­ fondamentales des blocs historiques bourgeois : « rapports respectifs de classes222 », 217 Gramsci ne critique pas la théorie de ­­l’effondrement de Henryk Grossmann, ­­n’ayant pu lire que deux ­­comptes-rendus de Das Akkumulations- und Zusammenbruchgesetz des kapitalistischen Systems (voir C7, § 41, p. 205-206 et C10 II § 33, p. 83). Il s’attaque ­­ toutefois à Rosa Luxemburg pour avoir surestimé le poids de « ­­l’élément économique immédiat (crise, etc.) » (C13, § 24, p. 410, texte A en C7, § 10, p. 176). Une interprétation catastrophiste du devenir du capitalisme était par ailleurs soutenue par le Komintern, d’autant ­­ plus après 1929 : « Au VIe Congrès [juillet-août 1928] le Rapport de Boukharine sur ­­l’économie mondiale avait fourni les coordonnées de ­­l’interprétation “catastrophiste” de la grande crise et avait prévu un “nouveau 1914” » (Giuseppe Vacca, Modernità alternative, op. cit., p. 141). 218 Voir Jean-Pierre Potier, « La crise des années Trente vue par Antonio Gramsci », in André Tosel (dir.), Modernité de Gramsci ?, op. cit., p. 109-122. 219 C15, § 5, p. 111 [février 1933]. 220 Ibid. 221 Ibid., p. 112. 222 Ibid., p. 111.



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baisse tendancielle du taux de profit223, ­­contradiction entre la tendance capitaliste à ­­l’internationalisation du ­­commerce et les logiques politicoéconomiques nationalistes224. La crise ­­n’est au fond que ­­l’intensification d’éléments ­­ essentiels du capitalisme lui-même : « Le développement du capitalisme a été, si ­­l’on peut ­­s’exprimer ainsi, une “crise ­­continuelle225”, un mouvement très rapide ­­d’éléments qui ­­s’équilibraient et se neutralisaient226. » Les périodes normales présupposent une instabilité première. Frosini en vient ainsi à élargir encore la notion de crise jusqu’à ­­ la rendre coextensive au processus historique dans son ensemble : Gramsci repense c­­ omplètement le rapport entre histoire et crise, entre structure et c­­ onjoncture, faisant de l’histoire ­­ non la prémisse d’une ­­ crise qui ­­consisterait dans l’explosion ­­ ­­d’une série de contradictions ­­ qui se seraient accumulées dans le temps linéaire du « développement », mais la stratégie réussie de sa « désactivation ». La crise devient la condition ­­ permanente de ­­l’histoire, qui ­­n’est plus ­­conçue ­­d’une manière étapiste et unitaire […] mais plutôt ­­comme ­­l’entremêlement complexe ­­ et toujours spécifique de rapports de forces227.

Si faire de la crise un paradigme pour appréhender le processus historique est suggestif, précisons toutefois que Gramsci continue ­­ ­­d’employer la notion de crise en l’opposant ­­ à des périodes de stabilité relative. CRISE ­­D’HÉGÉMONIE ET CRISE DU SENS DE L’ÉPOQUE ­­

Les temps de crise, et d’autant ­­ plus les moments où la crise devient ­­consciente et fait ­­l’objet ­­d’une saisie intellectuelle ou affective, sont les situations où se manifeste avec le plus de force le désarroi face à la prolifération immaîtrisable des événements, à leur incohérence chaotique et, en définitive, au manque de sens de ­­l’époque. Pour Gramsci, dans une période de crise historique, on perd « la capacité ­­d’être une époque », et l’on ­­ est placé devant l­­ ’absence ­­d’un ordre moral et intellectuel, ­­c’est-à-dire ­­l’absence de développement historique cohérent. La société tourne sur elle-même, comme ­­ un chien ­­ 223 C10 II § 36, p. 84-85 [juin-août 1932]. 224 C15, § 5, p. 112 [février 1933]. 225 Pour cette expression, voir Pasquale Voza, Gramsci e la « ­­continua crisi », Rome, Carocci, 2008. 226 C15, § 5, p. 112. 227 Fabio Frosini, La religione dell’uomo ­­ moderno, op. cit., p. 35.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

qui veut se mordre la queue, mais cette apparence de mouvement n’est ­­ pas développement228.

­­ ’est avec l’hégémonisation C ­­ des temporalités particulières des différents groupes sociaux par celle du groupe dominant, et la mise en cohérence relative des rythmes des multiples sphères sociales dans un bloc historique stabilisé par une hégémonie ferme, que les temporalités discordantes et les rythmes hétérogènes229 peuvent s’agencer ­­ en un ensemble apte à être saisi ­­comme une époque. Le sentiment de ne pas « être une époque230 » tire donc son origine d’une ­­ crise ­­d’hégémonie, qui sape également toute représentation c­­ onsistante du processus historique, et ­­s’accompagne ainsi de ce que l’on ­­ pourrait appeler une crise du sens de ­­l’histoire. Gramsci ­­s’attache à penser de la manière la plus juste la crise actuelle de ­­l’hégémonie bourgeoise afin ­­d’œuvrer à ­­l’établissement de ­­l’hégémonie du prolétariat et des subalternes en général. Cette hégémonie, éminemment difficile à réaliser, serait d’un ­­ type absolument nouveau, et en quelque sorte paradoxal, dans la mesure où elle ne serait pas le corrélat ­­d’une domination de classe, mais se révélerait synonyme d’activité ­­ autonome des masses231. Aux yeux de Gramsci, dans la situation de crise de la modernité qu’il ­­ affronte, seule cette hégémonie pourrait véritablement redonner un sens à l’histoire, ­­ du point de vue des subalternes232.

CONCLUSION

La notion ­­d’hégémonie – ­­l’organisation du ­­consentement – renvoie à des types de subordination plus complexes ­­ et subtils que la coercition, dont elle est toutefois indissociable dans les sociétés de classes. Cette notion permet d’approfondir ­­ ­­l’analyse du pouvoir, et même de le redéfinir – ce en quoi une ­­confrontation avec les ­­conceptions de Foucault 228 C23, § 47, p. 268 [2de moitié de 1934]. 229 Voir supra, p. 137-146. 230 Titre de la note C23, § 47, p. 268. 231 Voir infra, p. 282-302. 232 Voir supra, p. 61-64. Je me permets également de renvoyer à Yohann Douet, « Affronter la crise de la modernité », art. cité.



­­L’hégémonie bourgeoise, entre révolutions et crise

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ne peut qu’être ­­ fructueuse233. L’hégémonie, ­­ qui correspond à diverses manières ­­d’agir sur la subjectivité des individus et des groupes sociaux et de modifier le champ des actions possibles qui leur est ouvert, doit être examinée dans ses modalités historiques spécifiques. Elle peut ainsi consister ­­ à éveiller et à organiser une volonté collective chez les masses populaires, comme ­­ dans le cas de ­­l’hégémonie jacobine, où la dimension de consentement ­­ spontané et de mobilisation est nettement marquée sans pour autant être exclusive. Dans ­­d’autres situations, par exemple lors de révolutions passives, l’hégémonie ­­ prend une forme à la fois plus restreinte et qualitativement différente. Elle repose alors sur le maintien des subjectivités subalternes dans un état de désagrégation, et sur la neutralisation de leur activité autonome, que ce soit en suscitant la résignation ou en ayant recours à des dispositifs de ­­contrôle. Dans tous les cas, ­­l’hégémonie est un phénomène relationnel et processuel. Elle ­­n’existe ­­qu’en acte, et elle doit être vue ­­comme partiellement diffuse et, ­­comme on le lit parfois dans les Cahiers, « moléculaire234 ». En ce sens, on a pu dire que Gramsci a esquissé, avant Foucault, une « microphysique du pouvoir235 ». Cela ne le ­­conduit pas à abandonner ­­l’idée de centralité du rôle de l’État, ­­ mais plutôt à redéfinir celui-ci comme ­­ « ­­l’unité immanente de l’institution ­­ de gouvernement et de la “société civile” […] ce qui signifie que “tout est politique”, tout est “de la politique”, tutto è politica236 ». ­­L’hégémonie ­­n’est pas aussi anonyme que le pouvoir 233 ­­L’air de famille entre les notions gramsciennes ­­d’hégémonie et de direction ­­d’une part, et celles de pouvoir et de gouvernement comme ­­ « ­­conduite des conduites » ­­ chez Foucault ­­d’autre part, est frappante. Pensons à ce passage : « La “­­conduite” est à la fois ­­l’acte de “mener” les autres (selon des mécanismes de coercition plus ou moins stricts) et la manière de se ­­comporter dans un champ plus ou moins ouvert de possibilités. ­­L’exercice du pouvoir ­­consiste à “­­conduire des conduites” ­­ et à aménager la probabilité. Le pouvoir, au fond, est moins de ­­l’ordre de ­­l’affrontement entre deux adversaires, ou de ­­l’engagement de ­­l’un à l’égard ­­ de l’autre, ­­ que de l’ordre ­­ du “gouvernement”. […] Gouverner, en ce sens, c’est ­­ structurer le champ ­­d’action éventuel des autres. Le mode de relation propre au pouvoir ne serait donc pas à chercher du côté de la violence et de la lutte, ni du côté du ­­contrat et du lien volontaire […] : mais du côté de ce mode ­­d’action singulier – ni guerrier ni juridique – qui est le gouvernement » (Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir » ­­[­1982­]­, in Dits et écrits. 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, vol. 4, p. 237). 234 Par exemple, C19, § 24 [juillet-août 1934 – février 1935], p. 60, texte A en Q1, § 44, p. 40 [février-mars 1930]. 235 Giorgio Baratta, Le rose e i quaderni. Il pensiero dialogico di Antonio Gramsci, Rome, Carocci, 2003, p. 244. 236 Jacques Bidet, Foucault avec Marx, Paris, La Fabrique, 2014, p. 54. ­­L’expression « tutto è politica » apparaît en C7, § 35, p. 202 [février-novembre 1931].

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tel que le conçoit ­­ Foucault237, ­­puisqu’elle trouve son unité complexe ­­ et relative dans le foyer constitué ­­ par le groupe social – la classe – qui ­­l’exerce. Le sujet de l’hégémonie ­­ n’est ­­ toutefois pas présupposé aux 238 processus hégémoniques  : il est à bien des égards constitué ­­ au cours de ces processus, et par eux. La notion ­­d’hégémonie n­­ ’est pas uniquement analytique, mais également pratique et stratégique : Gramsci se penche sur l­­ ’hégémonie bourgeoise pour faire triompher une hégémonie tendue vers le dépassement des c­­ ontradictions de classe. Cet enjeu pratique des réflexions de Gramsci ne les cantonne cependant pas à la période dont il est le ­­contemporain, ­­l’après-guerre. Non seulement la portée analytique de ses concepts ­­ et thèses est plus large, mais ­­c’est en grande partie à ­­l’occasion de ses réflexions sur la formation du bloc historique bourgeois moderne qu’il ­­ développe des notions aussi fondamentales que celles d’hégémonie ­­ ou de révolution passive. Réciproquement, la notion d’hégémonie ­­ bourgeoise ­­constitue un fil directeur qui permet de concevoir ­­ le long xixe siècle ­­comme un ensemble relativement cohérent, alors même ­­qu’elle prend des formes multiples selon les situations. Du reste, ­­l’hégémonie, nécessairement exposée à des contestations, ­­ n’abolit ­­ pas la conflictualité ­­ sociale, ni les temporalités subalternes239. Lorsque ­­l’hégémonie se désagrège, les temporalités hétérogènes prolifèrent, et l’on ­­ peut dire que l’époque ­­ elle-même entre en crise. 237 Comme le résume Bidet, « Foucault ne nous dit pas qui exerce l’art ­­ de gouverner. […] En se ­­concentrant sur la pratique elle-même, désignée comme ­­ un “art” de gouverner, Foucault parvient, en définitive, à se dispenser de la désignation de ­­l’agent  » (ibid., p. 57-58). Certains passages de Foucault nuancent toutefois sa ­­conception du pouvoir ­­comme anonyme, et atténuent donc ­­l’opposition avec Gramsci. Il a pu écrire que, si « une classe dominante » ­­n’est pas une « donnée préalable », elle ­­n’est pas non plus une simple « abstraction » (« Le jeu de Michel Foucault » [entretien, 1977], in Dits et écrits, op. cit., vol. 3, p. 306). Ainsi, « au xixe siècle, à travers toutes sortes de mécanismes ou d’institutions ­­ – parlementarisme, diffusion de l’information, ­­ édition, expositions universelles, Université – le pouvoir bourgeois a pu élaborer de grandes stratégies, sans pour autant qu’il ­­ faille leur supposer un sujet » (ibid., p. 310). Pour Foucault, « ­­qu’une classe devienne classe dominante, ­­qu’elle assure sa domination et que cette domination se reconduise, c’est ­­ bien l’effet ­­ d’un ­­ certain nombre de tactiques efficaces, réfléchies, fonctionnant à ­­l’intérieur des grandes stratégies qui assurent cette domination. Mais entre la stratégie, qui fixe, reconduit, multiplie, accentue les rapports de forces, et la classe qui se trouve dominante, vous avez une relation de production réciproque » (ibid., p. 307). 238 Voir supra, p. 40-48. 239 Voir supra, p. 142-145.



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La ­­conception non réductionniste du long xixe siècle ­­comme époque ­­d’avènement de la modernité bourgeoise q­­ u’esquisse Gramsci demande à être précisée et complétée ­­ en deux directions. D’un ­­ côté, il faut retracer les sources historiques multiples de la modernité, pour faire droit à sa ­­complexité propre et pour la saisir en ses éléments ­­constitutifs, étroitement liés mais non réductibles les uns aux autres : ce sera ­­l’objet du prochain chapitre. De l’autre, ­­ il faut étudier la manière dont Gramsci appréhende – notamment avec les armes théoriques qu’il ­­ a forgées pour ses analyses du xixe siècle – la période historique dont il est le ­­contemporain, ouverte par la Première Guerre mondiale et la révolution de 1917. Il ­­s’agira dans le dernier chapitre de mettre en lumière la spécificité de cette période, déchirée entre la crise persistante de ­­l’hégémonie bourgeoise, les tentatives divergentes de reconstruction de cette hégémonie sur de nouvelles bases (américanisme et fascisme en premier lieu), et sa ­­contestation radicale au nom d’une ­­ modernité alternative dont le régime soviétique se présente ­­comme ­­l’incarnation.

GENÈSES DE LA MODERNITÉ EUROPÉENNE

Gramsci évitant ­­l’écueil de ­­l’illusion épocale1, sa ­­conception de la modernité ne saurait se réduire à un grand récit. Le chapitre précédent a montré qu’il ­­ n’y ­­ a pas une seule transition à l’époque ­­ moderne, ou du moins que cette transition est multiforme, ­­l’affirmation du bloc historique moderne et de ­­l’hégémonie bourgeoise passant par des processus différents selon les situations, même s’ils ­­ sont intriqués entre eux. De même, Gramsci ­­n’affirme pas ­­l’existence ­­d’une origine unique de la modernité. Celle-ci a des sources plurielles, correspondant à des phénomènes historiques distincts, qui doivent être pensés selon leurs rythmes propres. Les analyses gramsciennes de périodes passées sont ainsi liées à des enjeux actuels dans la mesure où elles permettent ­­d’approfondir notre ­­conception de la modernité en retraçant ses sources, tout en permettant de mieux ­­comprendre les spécificités des formations sociales ­­contemporaines en les inscrivant dans une histoire longue (­­l’histoire des intellectuels en Italie contribuant ­­ par exemple à expliquer le manque ­­d’unité entre élite c­­ ultivée et masses populaires, la faiblesse de l­­ ’hégémonie bourgeoise et le triomphe du fascisme). Dans ce chapitre, il s’agira ­­ dans un premier temps de revenir sur la place de ­­l’époque moderne dans le processus historique européen et mondial, et d’exposer ­­ brièvement les réflexions gramsciennes sur les époques prémodernes (­­l’Antiquité et surtout le Moyen Âge), ce qui nous permettra de mettre en lumière, par ­­contraste, certains traits propres à la modernité. On en viendra dans un second temps à l’étude ­­ des sources de la modernité examinées dans les Cahiers, telles que la prospérité économique après l’An ­­ mille, la Renaissance, la Réforme ou les Lumières. On restituera ainsi les ­­contextes ­­d’apparition d’un ­­ certain nombre de phénomènes historiques (développement du capitalisme, unification nationale, démocratisation, 1 Voir supra, p. 137-146.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

laïcisation, conceptions ­­ philosophiques immanentistes, idée de progrès, processus de rationalisation, etc.) qui, unis dialectiquement entre eux, ­­s’avéreront ­­constitutifs de la modernité – leur unité dialectique pouvant être pensée par analogie avec la traductibilité réciproque entre économie anglaise, politique française et philosophie allemande2.

LES ÉPOQUES DE ­­L’HISTOIRE EUROPÉENNE SIGNIFICATIONS DU TERME « MODERNE » ET PÉRIODISATION DES TYPES ­­D’ÉTAT

Le terme « moderne » a plusieurs sens dans les Cahiers. Gramsci l­­ ’emploie souvent ­­comme synonyme de ­­contemporain ou ­­d’actuel. Dans certains de ces cas, il ­­l’utilise pour qualifier les rapports socio-politiques caractérisant son temps, qui sont apparus et se sont développés progressivement à partir de la seconde moitié du xixe siècle, du moins dans les pays ayant ­­connu un développement important du capitalisme : il parle de « structure ­­compacte des démocraties modernes3 », de « technique politique moderne4 » (pour souligner le caractère crucial de la guerre de position5) et, bien entendu, de Prince moderne (qui doit être un parti et non plus un individu). Mais le terme peut aussi renvoyer à une échelle temporelle plus vaste : pris en ce sens, « le “moderne” a pour Gramsci des racines dans ­­l’âge des ­­communes et embrasse jusqu’à ­­ la société future6 ». Gramsci discerne dans les Cahiers une période intermédiaire (la période des monarchies absolues7) entre le Moyen Âge et ­­l’époque moderne ainsi ­­comprise. Toutefois, en certaines occasions, il considère ­­ cette période intermédiaire comme ­­ la première phase de l’époque ­­ moderne, si bien 2 Voir supra, p. 191-197. 3 C13, § 7, p. 364 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 52, p. 288 [février 1932]. 4 C13, § 27, p. 416 [novembre 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 133, p. 501 [novembre 1932]. 5 Voir supra, p. 175. 6 Giuseppe Prestipino, « Moderno », in Guido Liguori et Pasquale Voza (dir.), Dizionario gramsciano, 1926-1937, op. cit., p. 547. 7 Voir infra, p. 221-224.



Genèses de la modernité européenne

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que cette dernière en vient alors à embrasser tout ce qui suit le Moyen Âge. Il écrit par exemple que « Dante clôt le Moyen Âge (une phase du Moyen Âge) alors que Machiavel indique qu’une ­­ phase du monde moderne a déjà réussi à élaborer ses questions et les solutions correspondantes ­­d’une façon déjà fort claire et approfondie8 ». Gramsci peut également opposer les types d’État « antique » ­­ et 9 « médiéval » au type « moderne  ». Dans les deux premiers types, « la centralisation, tant politico-territoriale que sociale (et ­­l’une ­­n’est après tout qu’en ­­ fonction de l’autre), ­­ était minime10 ». Cela correspondait à un État, qui était, en un sens, un bloc mécanique de groupes sociaux et souvent de races différentes : à l’intérieur ­­ de la pression politico-militaire qui ne ­­s’exerçait de façon aiguë qu’à ­­ certains moments, les groupes subalternes avaient une vie propre, à eux, leurs propres institutions, etc., et parfois ces institutions avaient des fonctions dans l’État ­­ qui faisaient de celui-ci une fédération de groupes sociaux avec des fonctions différentes non subordonnées, ce qui, dans les périodes de crise, donnait une évidence extrême au phénomène du « double gouvernement ». Le seul groupe interdit de toute vie propre, collective et organisée, était celui des esclaves (et des prolétaires non esclaves) dans le monde classique et celui des prolétaires, des serfs de la glèbe et des colons dans le monde médiéval11.

­­ L’État moderne « substitue au bloc mécanique des groupes sociaux leur subordination à l’hégémonie ­­ active du groupe dirigeant et dominant, il abolit donc certaines autonomies, qui renaissent cependant sous ­­d’autres formes, partis, syndicats, associations ­­culturelles12  » : ­­c’est un État intégral, qui ­­consiste en ­­l’unité dialectique de la société politique et de la société civile, la seconde étant relativement indépendante de la première. Parmi les États modernes, certains ne présentent pas cette caractéristique : les « dictatures ­­contemporaines », qui « abolissent C6, § 85, p. 77-78 [mars 1931]. Gramsci écrit ailleurs que Dante est l’expression ­­ de la période de « passage du Moyen Âge à l’ère ­­ moderne » (C9, § 121, p. 493 [septembrenovembre 1932]). Il est en accord avec Engels : « ­­C’est un Italien – le Dante, à la fois le dernier poète du Moyen Âge et le premier poète moderne » (Préface de 1893 à l’édition ­­ italienne du Manifeste du parti ­­communiste, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 204). 9 C25, § 4, p. 311‑312 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935], texte A en Q3, § 18, p. 303 [juin 1930]. 10 Ibid. 11 Ibid. 12 C25, § 4, p. 312, texte A en Q3, § 18, p. 303. 8

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légalement ces formes nouvelles ­­d’autonomie elles-mêmes et ­­s’efforcent de les incorporer à l’activité ­­ de l’État : ­­ la centralisation légale de toute la vie nationale dans les mains du groupe dominant devient “totalitaire”13 » – Gramsci pensant vraisemblablement au fascisme et au nazisme14. Dans la périodisation que présuppose ce passage, le qualificatif « moderne » est utilisé pour renvoyer à une époque qui commence, ­­ sur le ­­continent européen, non avec la prédominance de la guerre de position (après 1848 ou 1870), ni avec ­­l’intensification de la crise de ­­l’hégémonie bourgeoise après 1917-1918, mais avec le processus de formation de ­­l’État bourgeois (dont la date la plus décisive est 1789, ou 1793) et plus généralement du bloc historique moderne. Tout en s’inscrivant ­­ dans ­­l’époque moderne ainsi ­­comprise, la période ­­contemporaine15 (qui fait suite à la Première Guerre mondiale) voit apparaître des traits distinctifs supplémentaires (en particulier un nouveau type d’État ­­ dictatorial). Même si Gramsci, dans les Cahiers, ­­n’utilise pas ­­d’une manière systématique les termes « moderne » et « ­­contemporain » selon cette distinction sémantique, elle nous semble être particulièrement adéquate à sa ­­conception du processus historique européen, et nous la suivons donc dans le présent ouvrage. HISTOIRES SITUÉES ET HISTOIRE MONDIALE

Gramsci est conscient ­­ ­­qu’il est difficile ­­d’appliquer la tripartition entre « histoire antique », « histoire médiévale » et « histoire moderne » à toutes les régions du monde, et que ­­l’« histoire universelle » est fréquemment et indûment réduite à la seule histoire européenne en raison de ­­l’impérialisme occidental16. Il justifie cependant de s­­ ’en tenir, du moins provisoirement, à un point de vue européen17. ­­D’une part, les intellectuels (au sens large) et les ­­cultures du monde entier « ont assimilé ­­[­les­]­diverses phases » du passé ­­culturel européen, et il est en 13 Ibid. 14 Alors que le texte A (de juin 1930) parlait de « la dictature ­­contemporaine », le texte C (entre juillet-août 1934 et les premiers mois de 1935) parle « des dictatures ­­contemporaines » : il semble que Gramsci utilise le pluriel parce qu’une ­­ nouvelle « dictature ­­contemporaine » de ce type, le régime nazi, a été établie entretemps. Je remercie Fabio Frosini pour cette observation. 15 Le prochain chapitre est consacré à cette période. 16 C7, § 62, p. 216 [octobre 1931]. 17 Sur la question de l’eurocentrisme ­­ de Gramsci, voir aussi supra, p. 156.



Genèses de la modernité européenne

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un certain sens devenu le leur18. ­­D’autre part, le point de vue à partir duquel on appréhende ­­l’histoire doit être lié aux enjeux pratiques et politiques ; or le plus important pour Gramsci est de comprendre ­­ la situation européenne, et de diffuser une telle compréhension ­­ chez les subalternes19. En droit, certes, chaque situation singulière devrait être replacée dans ­­l’histoire mondiale ; mais cet horizon de la philosophie de la praxis ­­n’est pas immédiatement atteignable. Autrement dit, une « histoire mondiale20 », dans le sens ­­d’une histoire parfaitement objective et indépendante de tout point de vue particulier (­­comme celui privilégiant ­­l’histoire européenne) ­­n’est pas immédiatement réalisable, à la fois parce que les documents manquent sur certaines régions et époques, parce que les catégories à partir desquelles on pense l’histoire ­­ sont indexées sur certains contextes, ­­ et parce que les études historiques sont toujours liées – plus ou moins directement – à des enjeux situés21. Gramsci affirme à ce propos que « le concept ­­ hégélien de l’“esprit ­­ du monde” qui s’incarne ­­ dans tel ou tel pays est une manière métaphorique ou imagée d’attirer ­­ l’attention ­­ sur ce problème méthodologique22 ». Les histoires particulières ­­n’en restent pas moins inextricablement liées, et prises dans la multiplicité des rapports complexes ­­ tissés entre elles. ­­C’est la densité de leurs liens qui détermine l’échelle ­­ géographique la plus pertinente pour écrire l’histoire, ­­ échelle qui peut varier selon les époques : locale, nationale, ­­continentale ou, à ­­l’avenir peut-être, mondiale. Gramsci, tout en ­­continuant à privilégier l’échelle ­­ nationale, semble 18 Ibid. Gramsci semble ­­considérer que ce processus ­­d’assimilation est voué à ­­s’imposer : si « les civilisations de ­­l’Inde et de la Chine résistent à ­­l’introduction de la civilisation occidentale », celle-ci « finira pourtant par ­­l’emporter ». Il affirme toutefois que cela donnera lieu à des « frictions » entre la civilisation moderne et les ­­cultures non occidentales, et émet ­­l’hypothèse selon laquelle ces frictions pourront accélérer la « rupture entre le peuple et les intellectuels, et [­­­favoriser­]­la formation de la part du peuple de nouveaux intellectuels formés dans la sphère du matérialisme historique » (ibid.). 19 C14, § 63, p. 78 [février 1933]. 20 Gramsci emploie également ce terme, à plusieurs reprises, dans le cadre d’une ­­ discussion de la Brève histoire du monde de H. G. Wells, publiée en 1922, où l’auteur ­­ cherche à écrire une histoire mondiale qui ne soit pas centrée sur ­­l’Europe (voir C5, § 42, p. 417‑418, C14, § 63, p. 78, et les lettres à son frère Carlo du 28 septembre 1931 et à son fils Delio de janvier 1937, LP, p. 345 et p. 586). 21 C10 II § 61, p. 156 [février-mai 1933]. 22 Ibid.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

par exemple considérer ­­ que ­­l’échelle ­­continentale gagne en pertinence pour penser les événements historiques ­­contemporains en Europe23. Du reste, même si la plupart du temps c’est ­­ à l’échelle ­­ nationale qu’il ­­ analyse les processus par lesquels ­­s’est établie ­­l’hégémonie bourgeoise au xixe siècle, il peut aussi parler de la « formation d’un ­­ bloc historique » sur ­­l’ensemble du ­­continent européen24. Il faut mettre en œuvre dans ­­l’étude de ­­l’histoire une dialectique entre national et international à certains égards analogue à celle que doit suivre la lutte politique : « Le développement va en direction de ­­l’internationalisme, mais le point de départ est “national”, et c’est ­­ de ce point de départ qu’il ­­ faut partir. Mais la perspective est internationale et ne peut être que telle25. » En définitive, Gramsci appréhende l­­ ’histoire mondiale d’abord ­­ par l’histoire ­­ européenne, et étudie fréquemment ­­l’histoire européenne à travers le prisme italien, raison pour laquelle il ­­s’intéresse tout particulièrement aux « périodes de ­­l’histoire européenne et mondiale qui ont eu un reflet dans ­­l’histoire de la péninsule26 ». CÉSAR ET LA RUPTURE ÉPOCALE DE ­­L’ANTIQUITÉ ROMAINE

Gramsci recherche dans ­­l’Antiquité romaine ­­l’une des sources du caractère « cosmopolite » – ou « déterritorialisé », pourrait-on dire – des intellectuels italiens. À propos de « la période de ­­l’histoire romaine qui marque le passage de la République à l’Empire », ­­ il écrit que César et Auguste, en réalité, modifient radicalement la position relative de Rome et de la péninsule dans ­­l’équilibre du monde classique, en enlevant à ­­l’Italie son hégémonie « territoriale » et en transférant cette fonction hégémonique à une classe « impériale » ­­c’est-à-dire supranationale. […] ­­C’est le début du processus de « dénationalisation » de Rome et de la péninsule qui deviennent par la suite un « terrain cosmopolite27 ». 23 « Il existe ­­aujourd’hui une ­­conscience ­­culturelle européenne et il existe une série de manifestations ­­d’intellectuels et ­­d’hommes politiques qui soutiennent la nécessité ­­d’une union européenne : on peut dire aussi que le processus historique tend vers cette union et qu’il ­­ existe de nombreuses forces matérielles, qui ne pourront jamais se développer que dans le cadre de cette union : si d’ici ­­ X années cette union se réalise, le mot “nationalisme” aura la même valeur archéologique que le “municipalisme” ­­aujourd’hui » (C6, § 78, p. 68 [mars 1931]). 24 Lettre à Tania du 9 mai 1932, LP, p. 424. Voir supra, p. 191-192. 25 C14, § 68, p. 84 [février 1933]. Voir infra, p. 298. 26 C19, § 1, p. 15 [juillet-août 1934 – février 1935]. 27 Ibid., p. 15‑16.



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Sans transformer en profondeur la structure socio-économique, César inaugure une « époque nouvelle […] dans laquelle ­­l’Orient a un poids si grand ­­qu’il finit par écraser ­­l’Occident et par amener une fracture entre 28 les deux parties de l’Empire ­­  ». Le « régime aristocratique-corporatif » dominé par ­­l’aristocratie romaine cède la place à un « régime démocratico-bureaucratique29 », au sein duquel les intellectuels ­­composant la bureaucratie impériale jouent un rôle crucial, Gramsci parlant aussi de « démocratie impériale-territoriale » en raison de ­­l’« octroi de la citoyenneté aux peuples ­­conquis30 ». Gramsci oppose ainsi sa propre interprétation « anti-italique31 » de César et de ­­l’Empire romain aux mythes nationalistes diffusés par la propagande fasciste. Par-delà cette dimension polémique, on trouve ici un type de réflexion récurrent chez Gramsci : l’élaboration ­­ de « figures32 » qui ­­condensent symboliquement un certain nombre de traits morphologiques33 propres à une époque ou à une transition épocale, en prenant appui sur la « fonction historico-mondiale34 » réelle accomplie par ces personnages historiques. ­­L’action de César est exaltée (« le nœud historico-politique est tranché par César avec son épée35 ») à la fois car elle est un élément décisif du passage entre deux époques, et parce ­­qu’elle représente symboliquement cette transition36. Gramsci met ainsi en évidence la transformation de certaines coordonnées sociales fondamentales (géographie du pouvoir, rôle de ­­l’État, sociologie des intellectuels), que ­­l’on peut voir ­­comme un passage du particularisme « italique » et aristocratique à ­­l’universalisme abstrait de ­­l’Empire et de sa bureaucratie37. 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37

Ibid., p. 16. C8, § 22, p. 271 [mai 1932]. C8, § 191, p. 366 [décembre 1931]. C17, § 33, p. 283 [septembre-novembre 1933]. Michele Ciliberto, « Gramsci e Guicciardini. Per ­­un’interpretazione “figurale” dei Quaderni del carcere », Rinascimento, no 53, 2013, p. 157-175. Michele Ciliberto parle ainsi de « méthode morphologique et symbolique » (« Cosmopolitismo e Stato nazionale nei Quaderni del carcere », in Figure in charoscuro. Filosofia e storiografia nel novecento, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2001, p. 329). Ibid., p. 327. C19, § 1, p. 16 [juillet-août 1934 – février 1935]. Rappelons que César était l’un ­­ des archétypes du grand homme aux yeux de Hegel. On retrouve cet universalisme abstrait dans le fait que « la capitale de ­­l’Empire était là où résidait ­­l’Empereur, un point mobile » (C17, § 21, p. 272 [septembre-novembre 1933]).

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Cet universalisme abstrait ou cosmopolitisme perdurera en Europe pendant tout le Moyen Âge, et plus longtemps encore en Italie : « Commence à Rome cette catégorie ­­d’intellectuels “impériaux” qui se poursuivra dans le clergé catholique, et laissera tant de traces dans toute l’histoire ­­ des intellectuels italiens avec leur caractéristique de “cosmopolitisme” ­­jusqu’au xviiie siècle38. » LE MOYEN ÂGE : COSMOPOLITISME ECCLÉSIASTIQUE ET DÉSAGRÉGATION TERRITORIALE

Le porteur par excellence du cosmopolitisme médiéval est ­­l’Église catholique. Il arrive à Gramsci de la désigner, même si l’emploi ­­ de ces expressions pour une période prémoderne peut paraître étrange, ­­comme la « société civile » ou « ­­l’appareil ­­d’hégémonie » du « groupe dirigeant », ­­l’aristocratie, qui ­­n’avait pas son propre « appareil » ou sa propre « organisation culturelle ­­ et intellectuelle39 ». Gramsci emploie de telles expressions en raison de ­­l’analogie ­­qu’il discerne entre la place ­­qu’occupait l’Église ­­ dans les rapports sociaux du Moyen Âge et celle ­­qu’occupe la société civile bourgeoise dans le bloc historique moderne. On pourrait ­­d’ailleurs envisager ­­d’étendre de la même manière la notion de bloc historique et de parler de bloc historique féodal pour désigner ­­l’unité dialectique des rapports économiques féodaux et des rapports socio-politiques (­­comme la religion et l’Église ­­ catholiques, et le pouvoir politique des seigneurs) avec lesquels ils étaient enchevêtrés. ­­L’Église a eu « le monopole pendant longtemps (pendant toute une phase historique qui est même caractérisée en partie par ce monopole) de certains services importants : l’idéologie ­­ religieuse, c’est-à-dire ­­ la philosophie et la science de ­­l’époque, ainsi que ­­l’école, ­­l’instruction, la morale, la justice, la bienfaisance, l’assistance, ­­ etc.40 ». Elle possédait donc le « monopole des superstructures41 » (idéologiques du moins). Elle jouait encore ­­d’autres rôles dans les rapports de forces médiévaux : par exemple, ­­l’enrôlement dans ses rangs des enfants les plus prometteurs des masses populaires (de la paysannerie notamment), qui pouvaient de la sorte faire carrière et échapper à leur condition, ­­ était l’une ­­ des causes 38 39 40 41

C8, § 22, p. 271 [mai 1932]. C6, § 87, p. 82 [mars-août 1931]. C12, § 1, p. 310 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 475 [octobre-novembre 1930]. Ibid., p. 311.



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de ­­l’incapacité des subalternes à former leurs propres intellectuels et à élaborer une idéologie autonome42. Il ne s’agit ­­ pas de dire que l’Église ­­ assurait si parfaitement sa fonction de reproduction de la domination que toute lutte était impossible, mais plutôt que les luttes tendaient à prendre une forme religieuse, voire à se dérouler à ­­l’intérieur de ­­l’appareil ecclésiastique : Les mouvements hérétiques du Moyen Âge, en tant que réaction simultanée à la politisation de l’Église ­­ et à la philosophie scolastique, qui en fut une expression, sur la base des conflits ­­ sociaux déterminés par la naissance des ­­communes, ont été une rupture entre les masses et les intellectuels dans ­­l’Église, rupture « cicatrisée » par la naissance de mouvements populaires religieux réabsorbés par l’Église ­­ dans la formation des ordres mendiants et dans une nouvelle unité religieuse43.

­­ L’Église avait également un pouvoir politique significatif, bien que ­­d’abord symbolique : pensons à la « forme de souveraineté supranationale (suzeraineté) qui était formellement reconnue au pape au Moyen Âge, ­­jusqu’aux monarchies absolues, et par la suite encore sous une autre forme ­­jusqu’en 184844 ». Enfin elle avait un rôle économique important : elle participait à l’exploitation ­­ féodale45, tout en mettant en œuvre en ­­contrepartie une certaine redistribution. À la campagne, les monastères représentaient de véritables laboratoires pour de nouvelles méthodes ­­d’organisation du travail collectif, et Gramsci émet ­­l’hypothèse selon laquelle ils auraient ­­constitué ­­l’une des origines du féodalisme, dans la mesure où le prestige q­­ u’ils possédaient, la rigueur de leurs règles (­­comme celle de Saint Benoît) et le fait ­­qu’ils aient été à ­­l’écart des troubles des villes leur auraient permis ­­d’offrir une protection aux colons (­­contre le fisc ou les bandes armées) en échange de travail46. ­­L’Église était à la fois ­­l’intellectuel organique collectif de la classe dominante47, et une partie 42 Voir C12, § 1, p. 310, et C16, § 11, p. 219, texte A en Q4, § 53, p. 495. 43 C11, § 12, p. 183‑184 [juin-juillet 1932]. 44 C16, § 11, p. 216 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en Q4, § 53, p. 494 [novembre 1930]. 45 « Le paysan n’était ­­ pas moins taillable par l’Église ­­ que par les seigneurs féodaux » (C1, § 128, p. 117 [février-mars 1930]). 46 Gramsci développe cette thèse à partir des travaux de ­­l’historien Luigi Salvatorelli (C5, § 74, p. 448-449 [octobre-novembre 1930]). 47 Hugues Portelli précise à juste titre que « ­­l’Église ­­n’est devenue que progressivement ­­l’intellectuel organique de la classe dominante », Gramsci distinguant ainsi quatre

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de celle-ci : « La catégorie des ecclésiastiques peut être ­­considérée c­­ omme la catégorie intellectuelle qui est liée de façon organique à l’aristocratie ­­ foncière : elle était juridiquement ­­l’égale de ­­l’aristocratie, avec laquelle elle partageait ­­l’exercice de la propriété féodale de la terre et ­­l’usage des privilèges d’État ­­ liés à la propriété48. » ­­L’aristocratie se définissait quant à elle par le « monopole de la capacité technico-militaire », dont la perte a d’ailleurs ­­ précipité la « crise du féodalisme49 ». Le pouvoir politique était partagé entre de nombreux seigneurs, Gramsci parlant à ce propos de « désagrégation territoriale50 », phénomène que ­­l’on pourrait décrire ­­comme une « souveraineté fragmentée51 ». Alors que l’Église ­­ est cosmopolite et se présente ­­comme universelle, le pouvoir politique le plus effectif (celui des seigneurs) est local, et correspond à des rapports particuliers (de dépendance personnelle), même s’il ­­ existe aussi des centres de pouvoir prétendant symboliquement à ­­l’universalité (­­comme le Saint-Empire). Le Moyen Âge semble ainsi écartelé entre un universalisme idéologico-­­culturel et un particularisme politico-économique, avant que ces deux niveaux ne ­­convergent partiellement dans ­­l’État-nation – ce dernier ­­s’imposant ­­comme le nœud le plus dense des rapports politico-idéologique, et ­­comme une instance de régulation puis d’organisation ­­ économique incontournable. La configuration ­­ médiévale a produit des effets particulièrement forts et prolongés en Allemagne et en Italie, « qui ont été le siège d’une ­­ institution et ­­d’une idéologie universalistes52 » (le Saint-Empire et ­­l’Église) polarisant la vie politique et les énergies intellectuelles, alors même que ­­d’autres pays européens entraient dans la première phase de formation des États modernes.

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périodes : « celle de ­­l’apparition du catholicisme ­­comme mouvement révolutionnaire, son ralliement au Bas-Empire, sa mutation ­­comme intellectuel organique de la classe féodale et la crise ­­d’hégémonie qui éclate avec les hérésies » (Gramsci et la question religieuse, Paris, Anthropos, 1974, p. 53). C12, § 1, p. 310 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 475 [octobre-novembre 1930]. Ibid. C12, § 1, p. 322, texte A en Q4, § 49, p. 480. Perry Anderson, Lineages of the Absolutist State, Londres, New Left Books, 1974, p. 407. C12, § 1, p. 322 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 480 [octobre-novembre 1930].



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MACHIAVEL, LA PÉRIODE DES MONARCHIES ABSOLUES ET LA LAÏCISATION DE LA POLITIQUE

Gramsci identifie parfois, à la suite du féodalisme, entre le xve siècle et la Révolution française, une « période des monarchies absolues53 ». ­­L’« âge du mercantilisme et des monarchies absolues » est en particulier marqué par la formation ­­d’une « structure d­­ ’État à tendance unitaire54 ». ­­L’Italie, pour différentes raisons (présence de la papauté, développement trop précoce et immature de la bourgeoisie des ­­communes, influences étrangères, émigrations des intellectuels « progressistes55  »), ­­n’a pas ­­connu ce processus. Mais, dans plusieurs pays européens, les monarchies absolues ont ­­constitué ­­l’« enveloppe » qui a permis efficacement à la bourgeoisie de se développer, économiquement et ­­culturellement, bien que le pouvoir politique lui échappât – ou peut-être grâce à cela56. La figure de Machiavel éclaire ce processus. Il écrit dans une situation marquée par ­­l’absence ­­d’unité étatique nationale, mais il est « ­­l’expression nécessaire de son temps57 », en ce qu’il ­­ a su traduire théoriquement ce que certaines monarchies européennes réalisaient pratiquement : Machiavel subit ­­l’exemple de la France et de ­­l’Espagne, qui sont parvenues à une organisation étatique et territoriale vigoureusement unitaire. […] Machiavel est tout entier un homme de son temps et sa science politique représente la philosophie de l’époque, ­­ qui tend vers l’organisation ­­ des monarchies nationales absolues, vers la forme politique qui permet et facilite le développement ultérieur des forces productives bourgeoises. […] Le Prince doit mettre un terme à l’anarchie ­­ féodale58.

Dans sa pensée politique transparaissent les problèmes fondamentaux de son temps : laïcisation de la vie politique, unification nationale, établissement de relations relativement harmonieuses entre groupes sociaux urbains et ruraux (notamment en défendant la création de milices nationales intégrant les paysans, préfigurant ce que les jacobins 53 C5, § 123, p. 478 [novembre-décembre 1930]. 54 C19, § 1, p. 15 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en C9, § 89, p. 461 [mai 1932]. 55 Gramsci parle dans le cas de l­­ ’Italie du « caractère désagrégateur ­­d’émigrations personnelles qui, loin de faire retour sur la base nationale pour la renforcer, contribuent ­­ au ­­contraire à rendre impossible la ­­constitution ­­d’une base nationale solide » (C12, § 1, p. 320, texte A en Q4, § 49, p. 479). 56 Voir infra, p. 228-229. 57 C13, § 13, p. 369 [mai 1932 – novembre 1933]. 58 C13, § 13, p. 369-370, texte A en Q1, § 10, p. 9 [juin-juillet 1929]. Trad. mod.

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réaliseront59). Gramsci écrit même que Machiavel, « qui vivait à l­­ ’époque du mercantilisme, a précédé son temps sur le plan politique », et a « anticipé certaines exigences qui ont trouvé plus tard leur expression chez les physiocrates60 ». Or ces derniers « représentent la rupture avec le mercantilisme et avec le régime des corporations61 », notamment parce qu’ils ­­ ne se sont pas intéressés exclusivement à la bourgeoisie et au ­­commerce, mais ont mis en évidence le rôle économique de la paysannerie et de la production agricole, et ont bien mieux compris ­­ les interdépendances économiques à l’échelle ­­ de toute la société. Machiavel, en théorisant la formation ­­d’une volonté collective nationale-populaire qui intégrerait les groupes urbains (en premier lieu la bourgeoisie) mais aussi les masses paysannes, a également ­­compris l­­ ’importance décisive de telles interdépendances. En définitive, il ­­s’avère être à la fois radicalement ­­contemporain de son époque et en avance sur elle, dans la mesure où il saisit avec une grande lucidité les problèmes qui se font jour en son temps, qui ne seront résolus – parfois seulement en partie – qu’avec ­­ ­­l’établissement ­­d’un État-nation et ­­d’une hégémonie bourgeoise. Parmi ces problèmes, il y a ­­l’exigence d’une ­­ laïcisation du pouvoir, que Machiavel formule en affirmant que la politique doit se rendre indépendante de la religion et de ­­l’Église62. Gramsci évoque plusieurs pays où la laïcisation a été initiée par des monarchies absolues, éclairées (joséphisme en Autriche63) ou non (gallicanisme en France64), ­­l’anglicanisme pouvant être rapproché de ces situations65. Il remarque toutefois aussi que, dans des régions protestantes (Provinces-Unies, Allemagne), le processus de laïcisation a pris des formes radicalement différentes (paradoxales, d’ailleurs, ­­ dans la mesure où elles passent par un réveil religieux66). Dans tous les cas, l’idée ­­ de laïcisation67 présente C13, § 1, p. 358 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 21, p. 269 [janvier-février 1932]. C13, § 13, p. 372-373. Ibid., p. 371. Voir par exemple C5, § 127, p. 493. C14, § 55, p. 69 [février 1933]. Du fait de ­­l’influence politique cruciale de ­­l’Autriche en Italie aux xviiie et xixe siècles, cette limitation du pouvoir de l’Église ­­ ­­constitue l’une ­­ des sources du processus ­­d’unification national italien (C6, § 78, p. 67 [mars 1931]). 64 C12, § 1, p. 320 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 479 [octobre-novembre 1930]. 65 Gramsci cite un article qui en traite en C6, § 22, p. 26-27. 66 Voir infra, p. 237-241. 67 Même si la notion occupe une place théorique importante, le terme de « laïcisation » lui-même apparaît peu dans les Cahiers (celui de « sécularisation » étant complètement ­­ absent). Une exception notable est C13, § 1, p. 359 [mai 1932 – novembre 1933] (texte

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dans les Cahiers ne renvoie pas au fait de cantonner la foi et la pratique religieuse à la sphère privée (les frontières du public et du privé étant du reste un enjeu politique aux yeux de Gramsci), ni de séparer vie religieuse et vie politique. En un sens, cette séparation existait déjà au Moyen Âge, ce dont témoigne le décalage entre universalisme ecclésiastique-religieux et particularisme politique. En un autre sens, cette séparation ne s­­ ’est jamais réalisée : les États laïcs utilisent fréquemment les religions traditionnelles pour leurs propres fins, et ­­l’on peut ­­considérer différentes idéologies modernes (nationalisme, libéralisme, ­­communisme) ­­comme des religions, si ­­l’on reprend la définition large de la religion donnée par Croce (« ­­conception du monde […] dotée d’une ­­ règle de ­­conduite correspondante68 »). Gramsci ­­considère même ­­comme un cas paradigmatique de laïcisation l’organisation ­­ par l’État ­­ d’une ­­ religion alternative (le ­­culte de la Raison et de ­­l’Être suprême des jacobins69). Les rapports ­­d’unité-distinction entre sphères de ­­l’ensemble social sont ­­complexes et se reconfigurent de multiples façons au cours du temps : ­­l’idée de séparation entre sphère religieuse et sphère politique est trop indéterminée pour penser la transformation historique qu’a ­­ été la laïcisation. Cette dernière signifie plutôt que l’Église ­­ a perdu le « monopole ­­ des acteurs en présence, des superstructures70 » : elle ­­n’est plus que l’un et les croyances religieuses ne sont plus admises comme ­­ évidentes mais font ­­l’objet de ­­contestations et doivent être défendues ­­contre des idéologies concurrentes. ­­ Ainsi, en Italie, « après 1848 », date où la laïcisation est devenue irréversible en Italie, « le catholicisme et l’Église ­­ “doivent” avoir leur propre parti pour se défendre, et reculer le moins possible ; il ne leur est plus possible de parler […] ­­comme ­­s’ils étaient ­­convaincus ­­d’être le fondement (premessa) nécessaire et universel de toute manière de penser et ­­d’agir71 ». ­­L’Église « a perdu son autonomie de mouvement et ­­d’initiative », et est « seulement une force subalterne72 ». La religion

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A en C8, § 21, p. 270 [janvier-février 1932]), où il est question du Prince moderne, qui doit devenir « la base ­­d’un laïcisme moderne et ­­d’une laïcisation ­­complète de toute la vie et de tous les rapports relatifs aux mœurs ». C10 II § 31, p. 73-74 [juin-août 1932]. Voir supra, p. 81-82. C6, § 87, p. 82 [mars-août 1931]. C12, § 1, p. 310, texte A en Q4, § 49, p. 475. C20, § 1, p. 123-124 [juillet-août 1934 – premiers mois [?] de 1935], texte A en Q1, § 38, p. 27 [février-mars 1930]. C20, § 2, p. 128 [juillet-août 1934 – premiers mois [?] de 1935], texte A en Q1, § 139, p. 127 [février-mars 1930].

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catholique, « de conception ­­ totalitaire qu’elle ­­ était (au double sens du mot : une ­­conception totale du monde propre à une société toute entière), devient partielle (au double sens là aussi) et doit avoir son propre parti73 ». L’Église ­­ ne choisit plus « le terrain et les moyens de la lutte », mais doit reprendre ceux de ses adversaires, « ­­l’organisation politique de masse » (avec ­­l’Action catholique, « réaction ­­contre ­­l’apostasie imposante de masses entières »)74. La laïcisation signifie donc que, loin ­­d’en être séparée, l’Église ­­ est directement partie prenante des luttes politiques et doit se plier à leur logique, voire ­­qu’elle est soumise aux initiatives ­­d’autres acteurs politiques, ­­l’État en premier lieu. La période des monarchies absolues voit donc apparaître certains problèmes ou tendances (nationalisation, intégration, laïcisation) qui ­­constitueront des éléments fondamentaux des blocs historiques modernes. On ne saurait toutefois penser l­­ ’époque moderne uniquement c­­ omme le résultat de cette période de transition immédiatement antérieure (que Gramsci ­­considère d’ailleurs ­­ parfois ­­comme la première phase de la modernité75), sauf à retomber dans une vision linéaire du processus historique, comme ­­ enchaînement ­­d’époques simples. Les sources de la modernité sont multiples, et doivent être étudiées selon les rythmes historiques qui leur sont propres, ce qui peut impliquer de remonter jusqu’au ­­ cœur du Moyen Âge.

LES SOURCES DE LA MODERNITÉ ­­L’AN MILLE ET SES SUITES

Gramsci discerne, autour de ­­l’An mille, un tournant dans ­­l’histoire du Moyen Âge : à cette date « ­­commence la réaction contre ­­ le régime féodal », et « les deux ou trois siècles qui suivent voient une transformation profonde de ­­l’organisation économique », dans la mesure où « ­­l’agriculture se renforce, les industries et les commerces ­­ renaissent, ­­s’étendent et ­­s’organisent76 », le trafic maritime s’intensifie, ­­ et le droit 73 Ibid. 74 Ibid. 75 Voir supra, p. 212-214. 76 C5, § 123, p. 478 [novembre-décembre 1930].



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romain resurgit pour codifier et organiser ces nouveaux rapports économiques77. ­­C’est le début ­­d’un « mouvement progressiste78 » qui correspond au développement d’un ­­ nouveau groupe social, la bourgeoisie, « force 79 motrice économique de l’Europe ­­  ». Gramsci s’appuie ­­ sur les travaux 80 de ­­l’historien Henri Pirenne , qui a élaboré une version influente de ce ­­qu’Ellen Meiksins Wood a appelé le « modèle de la c­­ ommercialisation », selon lequel la naissance du capitalisme viendrait de l’intensification ­­ du ­­commerce, de la croissance des villes et des groupes sociaux urbains81. Gramsci ne se ­­contente toutefois pas de prendre tel quel ce modèle : ­­comme on le verra, il met l’accent ­­ sur les éléments que requiert la poursuite du développement du capitalisme, à savoir un certain type de ­­culture, d­­ ’État et, en définitive, de bloc historique. Par ailleurs, Gramsci insiste sur le caractère « spécifiquement moderne » du capitalisme, et critique à plusieurs reprises les thèses de Corrado Barbagallo qui, après Theodor Mommsen et ­­contrairement à Giuseppe Salvioli, affirmait ­­l’existence ­­d’un capitalisme antique82. Le capitalisme ne saurait être pensé simplement ­­comme le développement quantitatif ­­d’éléments présents antérieurement (en particulier le commerce). ­­ Toujours est-il que Gramsci discerne en ­­l’An mille le passage du « féodalisme absolu » au « féodalisme moyen » (­­jusqu’au xve siècle), marqué par l­­ ’apparition du tiers état sur les scènes économique et politique. Dans certaines situations, notamment en Italie, on a même la ­­constitution ­­d’un nouveau type d’organisation ­­ socio-politique où le pouvoir est exercé par les groupes urbains, la bourgeoisie avant tout : les ­­communes. ­­L’essor C3, § 87, p. 322 [août 1930]. C17, § 8, p. 261 [septembre-novembre 1933]. Trad. mod. C6, § 10, p. 18 [novembre-décembre 1930]. Trad. mod. Henri Pirenne, Les villes du Moyen Âge. Essai ­­d’histoire économique et sociale, Bruxelles, Lamertin, 1927. Cité en C5, § 123, p. 479, et dans la lettre à Giulia du 20 mai 1929, LP, p. 196. 81 Ellen Meiksins Wood, L ­­ ’origine du capitalisme. Une étude approfondie [­­ ­1999­]­, Montréal, Lux, 2009, p. 17-51. Wood critique cette conception ­­ et défend un modèle alternatif affirmant que les rapports sociaux capitalistes sont apparus non dans les villes mais dans les campagnes (en Angleterre), et que, avant le développement de ces rapports, les bourgeois ­­commerçants ou artisans des villes ­­n’étaient pas capitalistes. Pour une reconstruction de la conception ­­ gramscienne de ­­l’émergence du capitalisme en lien avec ces débats, voir Yohann Douet, « Gramsci and the Rise of Capitalism », in Francesca Antonini et alii (dir.), Revisiting ­­Gramsci’s Notebooks, op. cit., p. 339-353. 82 C11, § 11, p. 173 [décembre 1932], texte A en Q3, § 112, p. 382 [août-septembre 1930]. Voir aussi C16, § 6, p. 199, texte A en Q4, § 60, p. 505-506 ; C7, § 15, p. 182 ; et la lettre à Giulia du 10 février 1930, LP, p. 228. 77 78 79 80

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économique et ­­l’autonomie politique des ­­communes ­­s’accompagnent ­­d’une efflorescence culturelle, ­­ Gramsci parlant de « première Renaissance83 ». Cette période de l­­ ’histoire médiévale c­­ ontribue ­­d’une manière cruciale au processus de formation de la modernité, en ce ­­qu’elle correspond à ­­l’émergence de la bourgeoisie84. En un sens, est posée en ­­l’An mille la première pierre d’une ­­ « grande arche85 » qui s’étend ­­ au moins jusqu’à ­­ la Révolution française, ­­jusqu’à ce que la bourgeoisie puisse « se présenter ­­comme un “État” intégral, avec toutes les forces intellectuelles et morales nécessaires et suffisantes pour organiser une société ­­complète et parfaite86 ». Bien entendu, si ­­l’on peut voir ainsi, rétrospectivement, ­­l’histoire longue de la bourgeoisie, il ­­n’était pas garanti que le développement socio-économique capitaliste se poursuive, que la bourgeoise se ­­constitue en classe autonome puis hégémonique, qu’un ­­ État intégral et un bloc historique modernes se forment : tout cela a dépendu de rapports de forces multiples, et de luttes à l’issue ­­ ouverte dans une certaine mesure. La ­­contingence relative de la genèse ­­complexe de la modernité trouve du reste un écho dans sa précarité ­­contemporaine. Ainsi, pour Gramsci, un phénomène comme ­­ le nazisme témoigne de la fragilité des acquis de la modernité, et du fait que la bourgeoisie ­­n’en est plus le porteur historique : Ce n’est ­­ que maintenant (1935), après les manifestations de brutalité et ­­d’ignominie inouïe de la « ­­culture » allemande dominée par ­­l’hitlérisme, que quelques intellectuels se sont rendu ­­compte de la fragilité de la société moderne – dans toutes ses expressions contradictoires, ­­ mais nécessaires dans leur c­­ ontradiction – qui était née de la première Renaissance (après ­­l’An mille) 83 C28, § 1, p. 351 [premiers mois de 1935]. Dans une autre note, Gramsci fait remonter cette première Renaissance ­­jusqu’à Charlemagne (C20, § 4, p. 134 [juillet-août 1934 – premiers mois [?] de 1935]). 84 Gramsci est ici en accord avec Labriola, pour qui ­­l’Italie, la France méridionale et ­­l’Espagne « furent le terrain sur lequel a c­­ ommencé la première histoire de la bourgeoisie, ­­c’est-à-dire de la civilisation moderne. ­­C’est dans cette première phase que ­­l’on retrouve toutes les prémisses de toute la société capitaliste », phase qui a trouvé « sa forme parfaite dans les ­­communes italiennes  » (Antonio Labriola, « En mémoire du Manifeste des ­­communistes  » [­­ ­1895­]­, in Essais…, Paris, Vrin, 2010, p. 124-125). 85 Nous utilisons en en déplaçant le sens une expression employée par Edward P. Thompson pour parler de la révolution bourgeoise anglaise, pensée ­­comme un processus et non ­­comme un événement ponctuel (« The Pecularities of the English » [­­­1965­]­, in Poverty of Theory, Londres, Merlin, 1978, p. 47). Elle a été reprise par Philip Corrigan et Derek Sayer pour désigner le processus complexe ­­ de formation de l’État ­­ anglais entre le xe et le xixe siècles (The Great Arch. English State Formation as Cultural Revolution, Oxford, Basil Blackwell, 1985). 86 C6, § 10, p. 18.



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et qui ­­s’était imposée ­­comme dominante à travers la Révolution française et le mouvement ­­d’idées connu ­­ sous les noms de « philosophie classique allemande » et d’« économie ­­ classique anglaise87 ». LES ­­COMMUNES ITALIENNES

La situation italienne est particulièrement intéressante aux yeux de Gramsci : la forme politique de la ­­commune médiévale, où la bourgeoisie exerçait directement le pouvoir, représentait une « phase économico-corporative88 » de l’État ­­ moderne, mais cette phase n’a ­­ pas été dépassée en une phase supérieure, et la bourgeoisie a décliné. La ­­commune ­­n’était pas une forme politique apte à ménager les intérêts particuliers des groupes sociaux non bourgeois. Un lourd fardeau fiscal pesait sur les classes urbaines inférieures89, et la ­­commune exploitait et opprimait les paysans des alentours (avec le système du ­­contado où un comité ­­ corporatif bourgeois exerçait les droits féodaux autrefois possédés par le seigneur). Ainsi, la bourgeoisie ­­communale « ­­n’est pas parvenue à créer un État “ayant le consentement ­­ 90 des gouvernés” et susceptible de se développer  ». ­­L’absence de relation hégémonique avec les campagnes recoupe ­­l’absence d’unité ­­ territoriale, à la fois en raison du maintien de la fragmentation proprement féodale de ­­l’espace (privilèges locaux, barrières douanières, municipalisme), et de la division politique en Italie. Ce manque d’hégémonie ­­ a également une dimension proprement culturelle : ­­ il ­­n’existe pas de sentiment national et les intellectuels sont séparés des masses populaires, alors même que certains ­­d’entre eux, établis dans ­­d’autres pays, y exercent une activité « de progrès », participant à « ­­l’organisation des États modernes en tant ­­qu’élément technique dans l’armée, ­­ dans la politique, dans les métiers 91 ­­d’ingénieurs, etc.  ». Gramsci parle de la « fonction cosmopolitique des intellectuels italiens92 », à la fois pour les intellectuels appartenant à ­­l’Église, et pour les laïcs. Cette « fonction cosmopolitique » éclaire la raison ou une des raisons de la chute des ­­com­­­­munes médiévales, ­­c’est-à-dire du gouvernement ­­d’une classe économique qui ­­n’a pas su se créer sa propre 87 88 89 90 91 92

C28, § 1, p. 351 [premiers mois de 1935]. C6, § 13, p. 22 [décembre 1930]. Voir supra, p. 133. Ibid. Ibid. C17, § 3, p. 258 [septembre-novembre 1933]. Il donne ce titre à différentes notes : C5 § 37, 74, 82, 83, 100, 147, 150.

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catégorie d’intellectuels ­­ et donc exercer une hégémonie et pas seulement une dictature ; les intel­lectuels italiens n’avaient ­­ pas un caractère populaire93 national mais cosmopolite sur le modèle de l’Église ­­ .

Pour Gramsci, les ­­communes furent « un État corporatif qui ne réussit pas à dépasser ce stade et à devenir un État intégral comme ­­ le proposait en vain Machiavel, qui à travers l’organisation ­­ de l’armée ­­ voulait organi­ser ­­l’hégémonie de la ville sur la campagne94 ». Cantonné à une échelle locale, limité à ses fonctions de répression et ­­d’exploitation des subalternes, ­­l’État corporatif est en décalage par rapport au cosmopolitisme de la sphère ­­culturelle (cléricale ­­comme laïque). La bourgeoisie ­­n’a pas pu ni su « se former en classe indépendante et autonome du fait de son incapacité à subordonner les intérêts personnels et immédiats à des programmes à long terme95 », et est ainsi restée piégée dans les rapports sociaux féodaux. En un sens, « la bourgeoisie toscane et la bourgeoisie bolognaise étaient plus en retard idéologique96 ment que Frédéric II, l’empereur ­­ médiéval. Paradoxes de l’histoire ­­  ». ­­L’empereur germanique et roi de Sicile Frédéric II (1194-1250) était à certains égards plus moderne et national que les cités italiennes libres ­­contre lesquelles il luttait, sans parler de la Papauté : Frédéric II était-il encore lié au Moyen Âge ? Certainement. Mais il est également vrai ­­qu’il ­­s’en détachait : sa lutte ­­contre ­­l’Église, sa tolérance religieuse, le fait ­­qu’il se soit servi de trois civilisations, hébraïque, latine et arabe, et ­­qu’il ait essayé de les amalgamer, le place hors du Moyen Âge. C’était ­­ un homme de son temps, mais il pouvait réellement fonder une société laïque 97 et nationale et il fut plus italien qu’allemand ­­ .

Plus tard et dans ­­d’autres pays européens, il ­­s’est avéré ­­qu’une période de transition caractérisée par un État relativement autonome à l­­ ’égard de ­­l’ancienne classe dominante (­­l’aristocratie féodale) ­­comme de la nouvelle (la bourgeoisie) était ce ­­qu’il y avait de plus propice au développement du capitalisme : « ­­L’enveloppe de la monarchie […] a mieux permis à la bourgeoisie française de se développer que la ­­complète autonomie 93 94 95 96 97

Lettre à Tania du 7 septembre 1933, LP, p. 333. Ibid. C15, § 70, p. 180 [juillet 1933]. C5, § 123, p. 486 [novembre-décembre 1930]. C6, § 61, p. 51 [décembre 1930 – mars 1931].



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économique atteinte par la bourgeoisie italienne98. » La monarchie absolue a ainsi permis aux « groupes sociaux urbains qui se constituent ­­ de façon moléculaire » au Moyen Âge ­­d’atteindre une « phase de maturation plus élevée99 ». Elle a permis non seulement ­­l’unité nationale, mais également « ­­l’expansion mondiale de l’Espagne, ­­ de la France, de ­­l’Angleterre, du Portugal100 ». En Italie, à partir du xve siècle, l’activité ­­ économique de la bourgeoisie et le (proto-)capitalisme qui lui correspondant ont commencé ­­ à régresser : On préférait investir les richesses acquises en biens fonciers et tirer un revenu assuré de l’agriculture ­­ plutôt que les risquer à nouveau dans des voyages ou des investissements à l’étranger. ­­ Mais comment ­­ s’est ­­ produite cette chute ? Les éléments qui y ont contribué ­­ sont nombreux : les luttes de classes très dures dans les villes ­­communales, les faillites pour insolvabilité des débiteurs royaux […], ­­l’absence ­­d’un grand État qui protégeât ses citoyens à ­­l’étranger : la cause fondamentale en réside dans la structure même de l’État ­­ communal ­­ qui ­­n’a pas su se développer en un grand État territorial. C’est ­­ alors que s’est ­­ enraciné en Italie l’esprit ­­ rétrograde qui fait penser que la seule richesse assurée est la propriété foncière101.

La « décadence de ­­l’esprit d’initiative ­­ capitaliste chez la bourgeoisie urbaine », l­­ ’échec des c­­ ommunes italiennes (fréquemment remplacées par des principautés, ou passées sous le joug ­­d’une puissance étrangère), et plus généralement la « désagrégation et la dissolution » de la bourgeoisie des ­­communes102, ont produit une longue « stagnation historique103 ». Ce n’est ­­ qu’entre ­­ 1750 et 1850 que l’Italie ­­ sortira – progressivement et péniblement – de cette stagnation, avec la « formation et le développement » ­­d’une « nouvelle bourgeoise104 », et enfin le Risorgimento. Mais même alors, il reste de lourdes séquelles : ­­l’une des forces opposées en Italie à une unification nationale-populaire de type jacobin fut la « bourgeoisie rurale », cet « héritage de parasitisme laissé aux temps modernes par la décomposition, en tant que classe, de la bourgeoisie 98 C5, § 123, p. 483. 99 C19, § 1, p. 16 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en C9, § 89, p. 461 [mai 1932]. 100 C17, § 8, p. 261 [septembre-novembre 1933]. 101 C6, § 43, p. 41 [décembre 1930 – mars 1931]. 102 C8, § 3, p. 255 [janvier 1932]. 103 C22, § 2, p. 181 [2de moitié de 1934]. 104 C8, § 3, p. 255.

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­­ communale (les cent villes, les villes du silence)105 ». Du reste, Gramsci voit dans la bourgeoisie rurale étriquée de son temps un appui fondamental du fascisme. Les réflexions de Gramsci sur le mouvement des ­­communes se rapprochent ­­d’une histoire contrefactuelle, ­­ dans la mesure où il ­­s’attache à restituer les possibilités immanentes au processus historique, et où il se demande implicitement ce qui aurait pu faire emprunter une autre voie à ce dernier. Cela revient en ­­d’autres termes à identifier les facteurs requis pour que le capitalisme émerge et se stabilise, et Gramsci dessine donc par là, comme ­­ en négatif, certaines grandes lignes d’une ­­ ­­conception générale de la transition à ce mode de production – transition qui requiert le passage à un nouveau type d’État ­­ et à une politique hégémonique. Par ailleurs, le fait que le capitalisme, du moins sous une certaine forme, puisse apparaître et se développer un temps avant de péricliter en raison ­­d’éléments politiques et ­­culturels a de claires implications anti-déterministes et anti-économicistes106. Enfin, il est possible que l’analyse ­­ gramscienne des communes ­­ italiennes ait encore un autre enjeu : ­­l’idée selon laquelle une société qui, tout en reposant sur un nouveau type d’activité ­­ économique, ne dépasserait pas une forme politique économico-corporative, serait vouée à dégénérer, fait peut-être écho à la situation soviétique, Gramsci étant ­­conscient de la perte ­­d’expansivité de la Révolution prolétarienne après le triomphe du stalinisme, en particulier en direction de la paysannerie107.

105 C13, § 1, p. 357-358 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 21, p. 268-269 [janvier-février 1932]. 106 Althusser – en s’inspirant ­­ vraisemblablement de Gramsci sans toutefois le citer – utilise cet exemple historique en ce sens : « Le mode de production capitaliste est né […] puis est mort dans quelques villes italiennes du xive (le long du Pô). ­­Qu’un mode de production puisse mourir après être né, que le mode de production capitaliste puisse mourir, puisse être mort plusieurs fois après être né, quel scandale ! Car il est entendu ­­qu’il ne peut mourir que pour céder la place au socialisme. Simplement, il a disparu de la formation sociale qui le portait. Car elle avait la forme de la ville. Il fallait la nation (Machiavel) » (Louis Althusser, « Livre sur ­­l’impérialisme » [­­­1973­]­, in Écrits sur ­­l’histoire, Paris, PUF, 2018, p. 170). 107 Pour cette hypothèse de lecture, soutenue notamment par Giuseppe Vacca, voir supra, p. 165 note 31. Sur la nature « économico-corporative » du régime soviétique, voir infra, p. 292-297.



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­­L’AMBIVALENCE DE LA RENAISSANCE

Gramsci distingue deux « renaissances » successives : « La Renaissance italienne spontanée, qui c­­ ommence après ­­l’An mille et fleurit artistiquement en Toscane », et la « Renaissance au sens c­­ ulturel » dont l­­ ’humanisme est ­­l’élément essentiel108. Né dans la dépendance des princes et seigneurs qui avaient su ­­s’emparer du pouvoir suite aux crises des républiques ­­communales, accompagnant la « perte de l’initiative ­­ bourgeoise et [­­­la­]­ transformation des bourgeois en propriétaires terriens », ­­l’humanisme « fut un trait réactionnaire dans la culture ­­ parce que toute la société était en train de devenir réactionnaire109 ». La seconde Renaissance dans son ensemble, qui concerne ­­ principalement les élites, « doit être ­­considérée ­­comme un mouvement réaction­naire et répressif par rapport 110 au développement des communes ­­  ». L’un ­­ des aspects et des symboles de cette régression est le changement affectant le rapport au temps et à 111  » : alors que les ­­l’histoire, le passage à un autre « régime d’historicité ­­ e e hommes du xi au xiv  siècles « se mettent en mesure de sentir et de vivre intensément le présent, par la suite au ­­contraire se forme une couche ­­d’intellectuels qui sentent et revivent l’Antiquité ­­ et qui ­­s’éloignent de plus en plus de la vie populaire, parce que la bourgeoisie (en Italie) entre en décadence ou décline jusqu’à ­­ la fin du xviiie siècle112 ». Gramsci est pourtant de plus en plus sensible, au cours de la rédaction des Cahiers à ­­l’ambivalence de la seconde Renaissance et à ses aspects progressistes113. Dans des notes tardives, il souligne ainsi la divergence entre deux tendances au sein de ­­l’humanisme, en Italie même : une tendance purement culturelle ­­ (artistique et intellectuelle), coupée des masses nationales-populaires et d­­ ’esprit cosmopolite (ce que symbolise sa revalorisation du latin)114 ; et l­­ ’humanisme civil, « politico-éthique », qui reprend sous d­­ ’autres formes ­­l’élan progressiste de la période précédente, et dont le principal représentant est Machiavel, qui a ­­compris que « la Renaissance ne peut être telle sans la fondation ­­d’un État national115 ». 108 C17, § 33, p. 283 [septembre-novembre 1933]. 109 C7, § 68, p. 221 [octobre 1931]. 110 Lettre à Tania du 7 septembre 1933, LP, p. 333. 111 Voir p. 21 note 54. 112 C5, § 123, p. 481 [novembre-décembre 1930]. 113 Fabio Frosini, La religione ­­dell’uomo moderno, op. cit., p. 281-283. 114 C15, § 64, p. 178 [juin-juillet 1933]. 115 C17, § 33, p. 283 [septembre-novembre 1933].

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En outre, même si ­­l’humanisme ­­culturel a pris à certains égards « le caractère ­­d’une restauration  », ­­ comme toute restauration il assimila et développa, mieux que la classe révolutionnaire qu’il ­­ avait étouffée politiquement, les principes idéologiques de la classe vaincue qui n’avait ­­ pas su sortir des limites corporatives et se créer toutes les superstructures ­­d’une société intégrale116.

En Italie, « cette élaboration resta “en l­­ ’air” ­­[­et­]­demeura le patrimoine d­­ ’une caste intellectuelle117 », et c­­ ’est à ­­l’étranger que les intellectuels et leurs innovations ­­culturelles trouvèrent leur effectivité historique et jouèrent un rôle progressiste (notamment en participant à ­­l’organisation ­­d’États modernes). Gramsci peut donc parler du « double aspect de ­­l’Humanisme et de la Renaissance, qui furent essentiellement réactionnaires du point de vue national-populaire et progressistes ­­comme expression du développement ­­culturel des groupes intellectuels italiens et européens118 ». En ce sens, il concilie ­­ ­­d’une manière ­­complexe deux grandes traditions historiographiques119 : celle, remontant à De Sanctis120, qui met l’accent ­­ sur les aspects élitistes et formalistes de la Renaissance ; et celle qui, à partir de Burckhardt121, en fait « le point de départ ­­d’une nouvelle époque pour la civilisation européenne, celle du progrès, le berceau de l’homme ­­ moderne122 ». LA « RÉVOLUTION ­­CULTURELLE » DE LA MODERNITÉ : IMMANENCE, RATIONALITÉ EXPÉRIMENTALE, PROGRÈS

Malgré son ambivalence, la Renaissance semble bien avoir constitué ­­ – avec la Réforme ­­comme on le verra – « une révolution ­­culturelle », qui a modifié le rapport à la divinité et donc à ­­l’Église, et que l­­ ’on peut c­­ omprendre 123 ­­comme « le passage de la pensée transcendante à l’immanentisme ­­  ». Ce phénomène recoupe un trait, relevé du reste par Burckhardt ­­comme par 116 C5, § 123, p. 488-489. 117 Ibid. 118 C29, § 7, p. 373 [avril [?] 1935]. 119 Sur ce point, voir Michele Ciliberto, « Rinascimento e riforma nei Quaderni di Gramsci », in Figure in charoscuro, op. cit., p. 91‑123. 120 Voir notamment le chapitre 12, consacré ­­ au Cinquecento, de sa Storia della letteratura italiana [­­ ­1870­]­, Turin, Einaudi / Paris, Gallimard, 1996, p. 380-415. 121 Jacob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie ­­[­1860­]­, Paris, Le Livre de Poche, 1988. 122 C17, § 3, p. 257 [septembre-novembre 1933]. 123 C15, § 29, p. 137 [mai 1933].



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De Sanctis : ­­l’affirmation de ­­l’«  individualisme124 », et d’une ­­ « nouvelle mentalité » qui implique une « prise de distance » à ­­l’égard des entités supra-individuelles et de « tous les liens médiévaux, qu’il ­­ s’agisse ­­ de la 125 religion ou de l­­ ’autorité, de la patrie, de la famille  ». La « Renaissance est une grande révolution ­­culturelle » parce que ­­l’on a « inauguré une nouvelle forme de ­­culture, c’est-à-dire ­­ une nouvelle forme de ­­l’effort pour créer un nouveau type d’homme ­­ dans les classes dominantes126 ». La foi inébranlable en Dieu, le monopole idéologique incontesté de l’Église ­­ qui en est le corrélat, ainsi que la structure sociale verticale et « de caste », hiérarchisée et segmentée, qui enserrait la société, correspondaient à une pensée en termes de transcendance (« le transcendant formait la base de la culture ­­ 127 médiévale  »). Bien sûr, ces phénomènes historiques étaient, ­­comme tout autre, le produit de l’entremêlement ­­ et du conflit ­­ des activités humaines, et la transcendance apparente n’était ­­ qu’une ­­ forme spécifique se dessinant ­­d’une manière immanente aux rapports sociaux. Mais ­­l’on peut dire ­­qu’émerge avec la Renaissance une tendance à résorber ­­l’inadéquation entre cette forme et l’immanence ­­ sur laquelle elle fait fond : il semble que ce soit ainsi que Gramsci interprète128 ­­l’affirmation de Michelet – rendue célèbre par Burckhardt129 – selon laquelle la Renaissance est la « découverte du monde et de ­­l’homme ». On trouve dans ces réflexions gramsciennes l’écho ­­ de la conception ­­ néo-idéaliste de la modernité sous le signe de ­­l’immanence130. On lit chez Gentile que l­­ ’époque de la modernité ­­consiste précisément en la lente et graduelle c­­ onquête du subjectivisme, la lente et graduelle identification de ­­l’être et de la pensée, de la vérité et de l’homme : ­­ ­­c’est la fondation célébrée durant des siècles du regnum hominis, ­­l’instauration ­­d’un véritable humanisme131. 124 Ibid. 125 C17, § 3, p. 257. 126 C17, § 1, p. 255 [septembre-novembre 1933]. 127 Ibid. 128 Ibid. 129 Jacob Burckhardt, La Civilisation…, op. cit., tome 2, partie 4, p. 171‑287. 130 Gramsci écrit ainsi que « religion de la liberté signifie simplement foi en la civilisation moderne qui ­­n’a pas besoin de transcendances ni de révélations, car elle ­­contient en soi sa propre rationalité et sa propre origine » (Lettre à Tania du 6 juin 1932, LP, p. 431), sachant que la « religion de la liberté » désigne chez Croce le libéralisme en tant qu’idéal ­­ éthico-politique caractérisant l’époque ­­ moderne (voir supra, p. 81-82). 131 Giovanni Gentile, « Il concetto ­­ della storia della filosofia » [­­­1908­]­, in La riforma della dialettica hegeliana, Florence, Sansoni, 1975, p. 114.

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Mais Gramsci se garde ­­d’ériger ­­l’immanence en essence de la modernité132. Du reste, la ­­conception néo-hégélienne de ­­l’immanence (­­comme immanence à ­­l’Esprit) est inadéquate et spéculative133. Le « couronnement134 » de la pensée immanentiste moderne doit plutôt être cherché dans la philosophie de la praxis, qui est ­­l’« “historicisme” absolu, la mondanisation et la terrestrité absolue de la pensée, un humanisme absolu de ­­l’histoire135 ». Réalisant d’une ­­ manière adéquate l’unité ­­ – ou ­­l’immanence réciproque – de la théorie et de la pratique, la philosophie de la praxis semble à même de produire une profonde réforme intellectuelle et morale, et de dépasser ce que Gramsci diagnostique ailleurs ­­comme une « crise de transition vers ­­l’homme moderne », qui correspond à « ­­l’abandon critique des vieilles ­­conceptions transcendantales avant que ­­l’on ait encore trouvé un ubi ­­consistam moral et intellectuel nouveau, qui donne les mêmes certitudes que ce que l’on ­­ a abandonné136 ». ­­L’unité adéquate de la théorie et de la pratique a d’abord ­­ été réalisée dans les sciences expérimentales. On peut penser, même si Gramsci ne ­­l’affirme pas explicitement, que cette révolution scientifique est une dimension de la « révolution ­­culturelle » initiée par la Renaissance. Quoi ­­qu’il en soit, il ­­s’agit là ­­d’un élément décisif dans la genèse de ­­l’époque moderne : L­­ ’affermissement de la méthode expérimentale divise l­­ ’histoire en deux mondes, deux époques, et inaugure le processus de dissolution de la théologie et de la métaphysique, inaugurant du même coup le processus de développement de la pensée moderne, dont le couronnement est dans la philosophie de la praxis. ­­L’expérience scientifique est la première cellule de la nouvelle méthode de production, de la nouvelle forme ­­d’union active entre ­­l’homme et la nature. Le savant expérimentateur est aussi un ouvrier, non un pur penseur, et sa pensée est ­­continuellement contrôlée ­­ par la pratique et vice versa. Tant et si bien que se forme ­­l’unité parfaite de la théorie et de la pratique137. 132 Contrairement à ce que soutient Augusto Del Noce, pour qui Gramsci radicaliserait encore l’immanentisme ­­ de Gentile : voir p. 51 note 54. 133 Voir supra, p. 48-53. 134 C11, § 34, p. 246 [août-décembre 1932] ; C16, § 9, p. 211 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en Q4, § 3, p. 424 [mai 1930]. 135 C11, § 27, p. 235 [juillet-août 1932]. 136 Lettre à Giulia du 5 septembre 1932, LP, p. 453. Il formule l’idée ­­ de « crise de transition vers ­­l’homme moderne » lors ­­d’une réflexion sur le pessimisme de Giacomo Leopardi (1798-1837). 137 C11, § 34, p. 246 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 47, p. 473 [octobre-novembre 1930]. Trad. mod.



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La validité des théories peut être vérifiée pratiquement par tout membre de la ­­communauté scientifique et, en droit, par tout être humain. En tant que telle, « la science expérimentale a été ­­jusqu’ici le terrain sur lequel une […] unité ­­culturelle [du genre humain] a obtenu son extension maximale138 », ce qui signifie que cette sphère circonscrite de ­­l’activité humaine a été le lieu ­­d’une « disparition des ­­contradictions internes qui divisent la société humaine139 ». Réalisation partielle de ­­l’universalité ­­concrète, la modernité scientifique est aussi une préfiguration de la réconciliation totale de ­­l’humanité, ­­l’histoire étant brisée en deux par ­­l’ouverture de cet horizon. On en déduit à nouveau, ­­d’une autre manière, que la philosophie de la praxis, parce qu’elle ­­ est la théorie des contradictions ­­ qui œuvre à leur abolition, est le « couronnement » de la modernité140. Un autre phénomène signale un changement de ­­conception du monde décisif : la naissance de ­­l’idée de progrès qui, dans la mesure où elle participe à la formation de la modernité, « représente un événement ­­culturel fondamental, qui fait époque141 ». Pour Gramsci, la naissance et le développement de ­­l’idée de progrès correspondent à la ­­conscience diffuse que ­­l’on a atteint un certain rapport entre la société et la nature (et on inclut dans le ­­concept de nature celui de hasard et ­­d’« irrationalité »), tel que les hommes dans leur ensemble sont plus sûrs de leur avenir, peuvent concevoir ­­ « rationnellement » des plans ­­d’ensemble de leur vie142.

Le progrès est une idéologie, mais une idéologie organique, qui pénètre au plus profond des subjectivités. Le rapport des êtres humains à ­­l’histoire a changé, un régime ­­d’historicité orienté vers ­­l’avenir ­­commence à être prédominant. Ainsi, Gramsci écrit de la « Querelle des anciens et des modernes  » ­­qu’elle eut une grande importance ­­culturelle et une signification progressiste ; elle fut ­­l’expression ­­d’une ­­conscience largement répandue de ­­l’existence ­­d’un développement historique et du fait que l’on ­­ était entré désormais de plain-pied dans une nouvelle phase historique mondiale, qui renouvelait entièrement tous les modes ­­d’existence ; cette ­­conscience possédait un dard venimeux dirigé ­­contre 138 C11, § 17, p. 214 [juillet-août 1932], texte A en C8, § 177, p. 359 [novembre-décembre 1931]. 139 Ibid. 140 Voir aussi supra, p. 61-64. 141 C10 II § 48, p. 134 [décembre 1932]. Trad. mod. 142 Ibid.

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la religion catholique, laquelle est c­­ ontrainte de soutenir que plus nous reculons dans ­­l’histoire, plus nous devons trouver les hommes parfaits, ­­puisqu’ils sont alors plus proches des communications ­­ de l’homme ­­ avec Dieu143.

Bien entendu, les bouleversements ­­culturels évoqués (dissolution des anciennes transcendances et apparition de conceptions ­­ humanistes, rationalité scientifique et méthodes expérimentales, foi dans le progrès) ne font pas époque à eux seuls, mais sont intriqués avec des phénomènes socio-économiques et politiques. Ils sont très largement ­­conditionnés par le mouvement des ­­communes précédant l’humanisme, ­­ par la croissance quantitative des forces productives et de la maîtrise humaine de la nature, et plus généralement par ­­l’émergence ­­d’une bourgeoisie urbaine et d­­ ’un type de société plus fluide qui échappe partiellement aux carcans traditionnels. En retour, les découvertes scientifiques « réagissent sur la structure144 » économique, et le progrès, en tant qu’« idéologie ­­ démocratique […], a servi à former les États constitutionnels ­­ modernes145 ». Ces différents phénomènes, qui entretiennent entre eux des relations ­­d’affinité, seront dialectiquement unis dans la formation du bloc historique moderne. Malgré les apports de la Renaissance et de ses suites, elle est en défaut, aux yeux de Gramsci, sur un point fondamental : elle ­­n’est pas nationale-populaire. Dans cette mesure, on peut ­­considérer, pour reprendre le couple ­­conceptuel de De Sanctis146, ­­qu’elle se rapporte à la Réforme comme ­­ la science se rapporte à la vie. Malgré son aspect rudimentaire, voire grossier, ­­d’un point de vue culturel, ­­ qui explique pourquoi une longue tradition intellectualiste – symbolisée par la figure ­­d’Érasme147 – ­­l’a considérée ­­ avec dédain, la Réforme a été organique143 C16, § 6, p. 199 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en Q4, § 60, p. 505 [novembre 1930]. 144 C11, § 38, p. 254 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 7, p. 430 [mai 1930]. 145 C10 II § 48, p. 133-134. 146 « De Sanctis a fortement senti l’opposition ­­ “Réforme-Renaissance”, ­­c’est-à-dire précisément entre Vie et Science qui était dans la tradition italienne ­­comme une faiblesse de la structure nationale-étatique » (C23, § 8, p. 230 [2de moitié de 1934], texte A en C9, § 42, p. 432 [juin 1932]). Gramsci fait référence à son discours inaugural prononcé à ­­l’université de Naples le 16 novembre 1872, publié sous le titre « La Scienza et la Vita », in Francesco De Sanctis, Saggi critici, Bari, Laterza, 1965, tome 3, p. 161-186. 147 En déclarant que « là où Luther apparaît, la ­­culture meurt », Érasme a parfaitement formulé ­­l’attitude de « ­­l’homme de la Renaissance vis-à-vis de la Réforme protestante » (C10 II § 41 i, p. 95 [août 1932], texte A en C7, § 1, p. 170 [novembre 1930]).



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ment liée aux masses populaires. C’est ­­ ­­d’abord en ce sens que « Luther et la Réforme ont été à ­­l’origine de toute la philosophie et de toute la civilisation moderne148 ». LA RÉFORME ET LES LUMIÈRES

Gramsci discerne, à ­­l’œuvre dans toute ­­l’histoire de ­­l’Église, une tendance démocratique qui, reprise par différents mouvements hérétiques et par la Réforme contre ­­ l’Église ­­ officielle, puis par la Révolution française elle-même, s’est ­­ avérée constitutive ­­ du bloc historique moderne149. Il écrit : L­­ ’Église en tant que communauté ­­ de fidèles a conservé ­­ et a développé certains principes politico-moraux en opposition avec l’Église ­­ en tant qu’organisation ­­ cléricale, jusqu’à ­­ la Révolution française, dont les principes sont ­­[­ceux­]­ de la ­­communauté des fidèles contre ­­ le clergé, ordre féodal, allié au roi et aux nobles150.

Il a ainsi existé, dès les origines du christianisme, une certaine démocratie ­­concrète et substantielle qui lui était intrinsèquement liée. ­­C’était dans ­­l’Antiquité un phénomène qualitativement nouveau, opposé aux logiques socio-politiques en vigueur à l’époque ­­ de l’Empire ­­ romain, même si ce phénomène a pris la forme d’une ­­ lutte « passive151 », ne visant pas ­­l’affrontement des masses avec le pouvoir. La Réforme est une « prémisse de la modernité152 » dans la mesure où elle actualise la tendance démocratique que l’on ­­ a évoquée, tout 148 Lettre à Tania du 1er décembre 1930, LP, p. 269. Gramsci précise que « les historiens et Croce lui-même », qui appartient pourtant à la tradition intellectualiste, le reconnaissent. 149 On peut voir ici une analogie avec ­­l’idée de Hegel selon laquelle la naissance du christianisme marque l’apparition ­­ sur la scène de l’histoire ­­ du principe subjectif, qui sera notamment revivifié avec le protestantisme, et se révélera essentiel à la modernité (voir par exemple G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, PUF, 2013, § 358, p. 556). Pour Gramsci ­­l’élément crucial est toutefois l’activité ­­ des masses, non la valeur de la personne. 150 C1, § 128, p. 117 [février-mars 1930]. 151 « Un autre élément historique qu’il ­­ faut rappeler est le développement du christianisme dans ­­l’Empire romain, ­­comme le phénomène actuel du gandhisme en Inde et la théorie de la non-résistance au mal de Tolstoï qui se rapprochent beaucoup de la première phase du christianisme (avant ­­l’édit de Milan). Le gandhisme et le tolstoïsme sont des théorisations naïves et teintées de religion de la “révolution passive” » (C15, § 17, p. 129 [avril-mai 1933]). Voir également C6, § 78, p. 68-69 [mars 1931]. 152 C5, § 42, p. 418 [octobre-novembre 1930].

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en y associant un mouvement de nationalisation. Ce dernier ­­s’incarne notamment dans ­­l’utilisation, par les grands réformateurs, de la langue vernaculaire et non du latin symbole du cosmopolitisme ecclésiastique. Plus généralement, la réforme luthérienne et le calvinisme suscitèrent, là où ils se répandirent, un vaste mouvement populaire national […]. La phase de développement populaire a permis aux pays protestants de résister tenacement et victorieusement à la croisade des armées catholiques, et ainsi naquit la nation allemande, ­­comme ­­l’une des plus vigoureuses de ­­l’Europe moderne153.

Le réveil des énergies nationales-populaires grâce à la Réforme, notamment au cours de la lutte ­­contre un ennemi à la fois étranger et catholique, a vraisemblablement joué un rôle – même si Gramsci ne formule pas explicitement cette hypothèse – dans la trajectoire singulière des PaysBas, où ­­l’on observe « un passage organique de la commune ­­ à un régime qui n’était ­­ plus féodal154 », alors qu’en ­­ Italie, où se trouve le siège de ­­l’Église catholique, la bourgeoisie entre en décadence après le xve siècle. Engels faisait déjà de la Réforme la première des trois batailles décisives (avec les Révolutions anglaise et française) qui ont ­­constitué les points culminants ­­ de « la longue lutte de la bourgeoisie contre ­­ le 155 féodalisme  ». Gramsci, pour c­­ omprendre les liens entre protestantisme et modernisation capitaliste, mobilise également ­­d’autres références, notamment ­­L’Éthique protestante et ­­l’esprit du capitalisme156. Les thèses de Weber étaient ­­d’ailleurs dans l’air ­­ du temps : des intellectuels rattachés au courant « néo-protestant », dont plusieurs sont fréquemment cités dans les Cahiers (Alfredo Oriani, Guido Dorso, Piero Gobetti, Mario Missiroli, etc.), soutenaient plus ou moins directement ou métaphoriquement qu’une ­­ réforme religieuse était nécessaire pour que ­­l’Italie échappe enfin à son arriération157. Toujours est-il que Gramsci reprend à son ­­compte ­­l’idée ­­d’une transformation 153 C16, § 9, p. 210 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en Q4, § 3, p. 423 [mai 1930]. 154 C5, § 123, p. 478 [novembre-décembre 1930]. 155 Friedrich Engels, Introduction à la première édition anglaise [­­­1892­]­, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Paris, Éditions sociales, 1977, bilingue, p. 45. 156 Il a lu en prison la traduction italienne publiée dans les Nuovi studi en plusieurs livraisons entre mai 1931 et octobre 1932, mais connaissait ­­ déjà les thèses principales grâce à Croce. 157 Voir Fabio Frosini, La religione ­­dell’uomo moderno, op. cit., p. 251-252.



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de la ­­conception de la grâce, qui « logiquement » devait entraîner le plus grand fatalisme et la plus grande passivité, en une pratique réelle d’entreprise ­­ et ­­d’initiative sur une échelle mondiale, qui en a été au ­­contraire la ­­conséquence dialectique et a formé ­­l’idéologie du capitalisme naissant158.

Le phénomène analysé par Weber ne vaut toutefois que pour le calvinisme, ce dont Gramsci est ­­conscient159. Or, à ses yeux, c’est ­­ le protestantisme dans son ensemble, et peut-être même davantage sa branche luthérienne si l’on ­­ se fie aux exemples qu’il ­­ donne, qui joue un rôle décisif dans l’émergence ­­ de la modernité. Bien ­­qu’elle ne soit pas à négliger, l’impulsion ­­ psychologique à l’activité ­­ économique donnée par la croyance en la prédestination et la recherche de la certitudo salutis semble secondaire par rapport à l’effet ­­ proprement socio-politique de la Réforme : la formation d’une ­­ volonté collective nationale-populaire. Par ailleurs, si ­­d’un point de vue théorique la Réforme reste évidemment une doctrine religieuse et est en cela moins immanentiste et moderne que la Renaissance humaniste, elle apparaît, ­­d’un point de vue pratique, comme ­­ un mouvement de masse qui promeut une réappropriation de la foi, du dogme et de la liturgie par la ­­communauté elle-même. Ainsi, non seulement elle actualise une tendance démocratique, mais elle réalise une immanence concrète ­­ de la théorie-idéologie à la pratique sociale, et représente en ce sens, paradoxalement peut-être, une avancée de la laïcité160. On comprend ­­ alors le rapprochement effectué par Gramsci entre la Réforme et les Lumières : La France fut déchirée par les guerres de religion, avec la victoire apparente du catholicisme, mais elle connut ­­ une grande réforme populaire au xviiie siècle avec les Lumières, le voltairianisme, ­­l’Encyclopédie, réforme qui prépara et accompagna la Révolution de 1789 ; il s’est ­­ agi réellement ­­d’une grande réforme intellectuelle et morale du peuple français, plus complète ­­ que la réforme luthérienne allemande, car elle embrassa également les grandes masses paysannes de la campagne et elle eut un fond laïque très prononcé, tentant 158 C7, § 44, p. 208 [novembre 1931]. 159 C11, § 12, p. 189 [juin-juillet 1932]. Voir aussi la citation de Croce donnée en C16, § 9, p. 209-210, texte A en Q4, § 3, p. 423. 160 « ­­L’universalisme médiéval […] a eu plus ­­d’influence en Italie ­­qu’en Allemagne, où ­­l’Empire et la laïcité ont triomphé bien plus tôt qu’en ­­ Italie, pendant la Réforme » (C6, § 35, p. 34 [décembre 1930]).

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de substituer à la religion une idéologie entièrement laïque représentée par le lien national et patriotique161.

Il ne faut pas chercher ­­l’élément essentiel des Lumières dans une « floraison immédiate de haute culture » ­­ (qui n’a ­­ eu lieu que « pour la science politique sous la forme d’une ­­ science positive du droit ») mais dans les transformations idéologiques auxquelles elle correspond chez les masses populaires (nationalisation, laïcisation, démocratisation). Ainsi ­­comprises, les Lumières représentent la partie la plus systématique du mouvement général « ­­d’élaboration et de diffusion de ­­l’esprit bourgeois162 » dans la France du xviiie siècle. Il s­­ ’agit là d­­ ’un mouvement profond et « moléculaire », « qui demande une analyse capillaire très poussée163 ». Gramsci voit le modèle ­­d’une telle analyse dans le travail de Bernard Groethuysen164 qui « a eu la patience ­­d’analyser minutieusement le recueil de sermons et de livres de dévotion sortis avant 1789, pour reconstituer les points de vue, les croyances, les ­­comportements de la nouvelle classe en formation165 ». Groethuysen a « étudié les rapports entre le catholicisme français et la bourgeoisie au cours des deux siècles qui ont précédé 1789 », à partir de « toute la littérature pieuse de ces deux siècles166 », et il a montré que le catholicisme lui-même a progressivement intégré les inclinations à la rationalité et les préoccupations pratiques de la bourgeoisie, et a été modifié dans le sens ­­d’une certaine laïcisation par l’esprit ­­ bourgeois en train de s’affirmer. ­­ Tout cela illustre ce que Gramsci décrit ailleurs comme ­­ « le travail d’où ­­ naît une volonté collective avec un certain degré ­­d’homogénéité, ce degré qui est nécessaire et suffisant pour provoquer une action coordonnée et simultanée dans le temps et ­­l’espace géographique167 ». Les luttes politiques ­­d’un groupe social, ­­comme la bourgeoisie lors de la Révolution française (cas paradigmatique de ce que Gramsci appelle quelques lignes plus haut une « explosion synthétique168 »), sont à replacer dans 161 C16, § 9, p. 210, texte A en Q4, § 3, p. 423. 162 C6, § 101, p. 94 [mars-août 1931]. 163 C8, § 195, p. 368 [février 1932]. 164 Bernard Groethuysen, Origines de ­­l’esprit bourgeois en France. I : ­­L’Église et la Bourgeoisie, Paris, Gallimard, 1927. 165 Lettre à Giuseppe Berti du 8 août 1927, LP, p. 109. 166 Voir aussi la lettre à Tania du 22 avril 1929, LP p. 237. 167 C8, § 195, p. 368. 168 Ibid., p. 367.



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la profondeur historique des multiples « processus moléculaires169 » qui ont abouti à la formation d’une ­­ volonté collective relativement unifiée. La Révolution française semble donc en un sens être le corrélat de la Réforme, voire son accomplissement, Gramsci la qualifiant de « Réforme libérale-démocratique170 ». La tendance proprement démocratique et populaire n’est ­­ d’ailleurs ­­ pas le seul élément de continuité ­­ que Gramsci relève entre la Révolution française et la religion chrétienne. Ainsi, les « immortels principes de 89 », les droits de l’homme, ­­ reprennent, par le biais de la notion de « droits naturels », la notion chrétienne de personne humaine – ­­c’est-à-dire la conception ­­ de la personne comme ­­ absolue et comme ­­ abstraite des rapports sociaux. La Révolution peut, à cet égard, être qualifiée d’« hérésie », ­­ et ­­l’on peut dire, « ­­d’un point de vue ­­conceptuel », que les « principes de la Révolution ne dépassent pas la religion » mais « appartiennent à la même sphère mentale171 ». CONTRE-RÉFORME, CATHOLICISME ET ANTI-MODERNITÉ

Si certains phénomènes historiques participant à la genèse de la modernité, ­­comme la Réforme et même par certains aspects la Révolution française, s’inscrivent ­­ dans la ­­continuité du christianisme, Gramsci voit dans l’Église ­­ catholique l’une ­­ des tendances anti-modernes les plus puissantes. Les poussées à la modernité ont mis en crise, de diverses manières, le « bloc catholique-féodal172 ». Réciproquement, le catholicisme tel qu’il ­­ se reconfigure à la suite de la Contre-Réforme constitue ­­ pour Gramsci un paradigme de l’anti-modernité ­­ – ­­l’« esprit “moderne” » étant « essentiellement contraire ­­ à la Contre-Réforme173 ». ­­C’est notamment ­­contre sa critique démocratique, incarnée en premier lieu par la Réforme, que ­­l’Église eut à mener une lutte sans merci. Elle a cherché à maintenir non seulement la croyance dogmatique en la transcendance mais aussi l’autorité ­­ de ­­l’appareil clérical, ce qui a sapé son ancrage dans les masses populaires : Avec la Contre-Réforme, la papauté avait modifié de façon essentielle la structure de son pouvoir : elle ­­s’était aliéné les masses populaires, elle était 169 Ibid., p. 368. 170 C20, § 4, p. 134 [juillet-août 1934 – premiers mois [?] de 1935]. 171 C27, § 2, p. 366-367 [premiers mois de 1935]. 172 Voir Hugues Portelli, Gramsci et la question religieuse, op. cit., chap. 3, p. 91-121. 173 C25, § 7, p. 316 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935].

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devenue l’instigatrice ­­ de guerres meurtrières, elle s’était ­­ ­­confondue irrémédiablement avec les classes dominantes174.

Après avoir examiné les « ­­contradictions du xvie siècle », Gramsci écrit également que la Contre-Réforme ne pouvait pas être et elle ne fut pas un dépassement de cette crise qu’elle ­­ étouffa de façon autoritaire et mécanique. On ­­n’était plus chrétien, on ne pouvait pas être non chrétien : on tremblait devant la mort et on tremblait aussi devant la vieillesse. On se posa des problèmes trop importants et on s’avilit : ­­ on était par ailleurs séparé du peuple175.

­­ L’ordre des Jésuites (« Champions et représentants » de la « ContreRéforme176 ») symbolise le tournant pris par la politique ecclésiastique : « Ordre religieux, ­­d’origine réactionnaire et autoritaire, de caractère répressif et “diplomatique” », sa naissance « a marqué le raidissement de ­­l’organisme catholique177 ». Depuis lors, « le catholicisme est devenu “jésuitisme” » et les nouveaux ordres religieux ­­n’ont plus ­­qu’une « signification “disciplinaire” sur la masse des fidèles, ils sont des ramifications et des tentacules de la Compagnie de Jésus, […] instruments de “résistance” pour conserver ­­ les positions politiques acquises et non pas forces rénovatrices de développement178 ». Lecteur de la revue des Jésuites, La Civiltà Cattolica, Gramsci revient à de nombreuses reprises dans les Cahiers sur leur histoire ainsi que sur leur situation présente. Leur intelligence tactique et leur formalisme subtil leur ont permis de ­­conserver leur puissance, de garantir un équilibre fragile entre les différentes forces déchirant le catholicisme (intégristes, modernistes, 179 etc.), et au fond de permettre à l’Église ­­ elle-même de durer, dans le sens que Gramsci donne à ce terme en l’opposant ­­ à « faire époque180 ». La durée de ­­l’Église s’explique ­­ à la fois par sa rigidité et sa massivité, et par sa diversité interne. 174 C19, § 2, p. 19 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en C9, § 99, p. 469-470 [maijuin 1932]. 175 C5, § 91, p. 464 [octobre-novembre 1930]. 176 C5, § 66, p. 442-443 [octobre-novembre 1930]. 177 C11, § 12, p. 184 [juin-juillet 1932], texte A en C8, § 220, p. 389 [mars 1932]. 178 Ibid. 179 Pie XI, pape de 1922 à 1939, sans être issu de leurs rangs, était d’ailleurs ­­ réputé très proche des Jésuites. 180 Voir supra, p. 97-99.



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En lien avec sa formation néo-idéaliste, Gramsci a partagé très tôt une ­­conception critique du catholicisme. En 1916 déjà, il pouvait opposer frontalement le « Syllabus181 », produit de l’autoritarisme ­­ catholique, et Hegel, symbole de la civilisation moderne : « Alors que tout se rénove et renaît, la Papauté tranche un par un les liens au réel qui pourraient encore en faire une force active dans l’histoire », ­­ à l’inverse ­­ de ­­l’immanentisme idéaliste allemand qui abolit les dualismes en identifiant « le divin et ­­l’humain, ­­l’idée et ­­l’acte, ­­l’esprit et ­­l’histoire182 ». Il soutenait que dans la lutte entre le Syllabus et Hegel, ­­c’est Hegel qui a vaincu, parce que Hegel, ­­c’est la vie de la pensée qui ne ­­connaît pas de limites et qui se pose elle-même ­­comme quelque chose de transitoire, de dépassable, quelque chose qui se renouvelle sans cesse ­­comme ­­l’histoire et suivant ­­l’histoire, et que le Syllabus, ­­c’est la barrière, c’est ­­ la mort de la vie intérieure, c’est ­­ un problème de ­­culture, non pas un fait historique183.

Cette opposition est reprise explicitement dans les Cahiers, le libéralisme politique et culturel ­­ prenant toutefois la place de l’immanentisme ­­ hégélien : « Dans un langage crocien on peut dire que la religion de la liberté ­­s’oppose à la religion du Syllabus qui nie ­­complètement la civilisation moderne. » En ce sens, « la philosophie de la praxis est une “hérésie” de la religion de la liberté car elle est née sur le même terrain que la civilisation moderne184 ». Gramsci considère ­­ ­­l’absence de vitalité sociale et historique du catholicisme ­­comme flagrante, depuis plusieurs centaines ­­d’années. Le paradoxe est évidemment ­­qu’il ait continué ­­ ­­d’exister et de rester aussi puissant si longtemps – son influence politique s’accroissant ­­ même après la Première Guerre mondiale, avec la fondation en 1919 du parti de masse qu’était ­­ le Parti populaire italien, puis avec les accords du Latran en 1929 qui virent le fascisme accepter l’autonomie ­­ de l’Église ­­ et lui réserver un rôle significatif dans le domaine éducatif. La persistance du catholicisme en tant que force socio-politique malgré son caractère anachronique185 démontre que ­­l’époque moderne ­­n’est pas ­­constituée 181 Recueil de 1864 énumérant les « erreurs » ­­condamnées par l’Église ­­ et le pape Pie IX, dont un certain nombre touchaient au « libéralisme moderne ». 182 « Le “Syllabus” et Hegel », in EP I, p. 73-74. 183 Ibid. 184 C10 I § 13, p. 44 [2de moitié de mai 1932]. 185 Voir supra, p. 96-97.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

que d’éléments ­­ modernes, ce qui réfute toute théorie homogénéisante ou téléologique de la modernité qui la réduirait par exemple à la rationalisation ou à la laïcisation. De plus, la Contre-Réforme entretient des rapports complexes ­­ avec certains des phénomènes intervenant dans la genèse de la modernité. Elle prend certes pour cible, outre le protestantisme, les aspects progressistes de la Renaissance et de ­­l’humanisme ; et elle « étouffe le développement intellectuel186 ». Elle a ainsi pu impulser un certain nombre de résistances individuelles : ­­ L’Humanisme précisément, ­­c’est-à-dire un certain individualisme, fut le terrain propice à la naissance des Utopies et des constructions ­­ politico-philosophiques : l’Église, ­­ avec la Contre-Réforme, se détacha définitivement des masses des « humbles » pour servir les « puissants » ; des intellectuels tentèrent individuellement de trouver, par les Utopies, la solution ­­d’une série de problèmes vitaux des humbles, ­­c’est-à-dire ­­qu’ils cherchèrent un lien entre les intellectuels et le peuple187.

Mais la Contre-Réforme marque aussi le couronnement de la décadence du mouvement des ­­communes, dans laquelle ­­s’ancre la seconde Renaissance. Plus précisément, le cosmopolitisme, ­­l’aristocratisme et le formalisme de l’humanisme ­­ ont préparé la réaction ecclésiastique. Dans ce ­­contexte, la référence à ­­l’Antiquité et à la romanité « ­­n’est ­­qu’un simple élément utilisé à des fins politiques et ne peut créer une culture ­­ de lui-même188 ». La Renaissance est amenée à déboucher nécessairement sur la Contre-Réforme, ­­c’est-à-dire sur la défaite de la bourgeoisie née avec les ­­communes, et sur le triomphe de la romanité, mais vue ­­comme pouvoir du Pape sur les consciences ­­ ou ­­comme tentative de retour au Saint Empire romain : une farce après la tragédie189.

Si la Contre-Réforme est un phénomène très largement réactionnaire – bien plus proche ­­d’une restauration pure que les dites restaurations du xixe siècle190 – elle est néanmoins inextricablement liée aux phénomènes progressistes ­­qu’elle ­­combat, et ­­s’inscrit dans la ­­continuité de phénomènes 186 C5, § 85, p. 454 [octobre-novembre 1930]. 187 C25, § 7, p. 316. 188 C5, § 123, p. 482 [novembre-décembre 1930]. Trad. mod. 189 Idem. 190 Voir supra, p. 180-184.



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ambivalents ­­comme la Renaissance. Ainsi, « ­­comme toutes les restaurations, elle ne fut pas un bloc homogène, mais une combinaison ­­ de substance, sinon de forme, entre l’ancien ­­ et le nouveau191 ». En ce sens, elle fut l’une ­­ des « petites étapes » qui, sur près de « neuf siècles », ont permis à l’Église ­­ ­­d’évoluer pour ­­s’adapter dans une certaine mesure à la modernité en train de ­­s’affirmer192. ­­C’est par sa capacité à innover (avec la fondation de l’ordre ­­ jésuite par exemple) que sa résistance à la modernité peut avoir des effets historiques profonds et durables, en Europe et a fortiori en Italie. Gramsci écrit que la Révolution française est « ­­l’événement qui mit fin à la Contre-Réforme et répandit l’hérésie ­­ libérale, [et a été] bien plus efficace ­­contre ­­l’Église que ­­l’hérésie protestante193 ». Mais si la Révolution française a « ­­contraint ­­l’Église à se raidir plus encore, et à se momifier en un organisme absolutiste et formaliste dont le pape est le chef nominal194 », elle n’a ­­ pas signé la fin du poids socio-politique de ­­l’Église. Ce poids semble du reste encore plus important dans ­­d’autres régions du monde. Pour l’Amérique ­­ latine, Gramsci souligne le caractère structurant des cadres de la civilisation espagnole et portugaise des xvie et xviie siècles, que caractérisent la Contre-Réforme et le militarisme parasitaire. Les cristallisations qui, dans ces pays ­­aujourd’hui encore, opposent une résistance, sont le clergé et la caste militaire, deux catégories ­­d’intellectuels traditionnels fossilisées dans la forme que leur a donnée la mère patrie européenne195.

191 C25, § 7, p. 316, texte A en Q3, § 71, p. 348. 192 C2, § 90, p. 228 [août-septembre 1930]. 193 C25, § 7, p. 316. 194 C20, § 4, p. 134 [juillet-août 1934 – premiers mois [?] de 1935]. 195 C12, § 1, p. 324 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 482 [octobre-novembre 1930]. Sur ­­l’analyse gramscienne des sociétés latino-américaines, voir Alvaro Bianchi, « Gramsci interprète du Brésil », Actuel Marx, no 57, 2015/1, p. 96-111 ; et Dora Kanoussi et alii (dir.), Studi gramsciani nel mondo. Gramsci in America Latina, Bologne, Il Mulino, 2011.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

CONCLUSION

Les acquis de la « civilisation moderne » sont, aux yeux de Gramsci, menacés par certaines réalités historiques ­­contemporaines, ­­comme le nazisme196. Précaire, la modernité est également inachevée197, et il revient aux luttes subalternes ­­d’honorer ses promesses immanentistes et universalistes. La philosophie de la praxis, expression théorique des subalternes, dialectisant haute c­­ ulture et c­­ ulture populaire, « présuppose la Renaissance et la Réforme, la philosophie allemande et la Révolution française, le calvinisme et ­­l’économie classique anglaise, le libéralisme laïc et ­­l’historicisme qui est à la base de toute la ­­conception moderne de la vie198 ». La ­­construction du ­­communisme dans son ensemble présuppose une activité de synthèse analogue, ­­consistant à « travailler à ­­l’élaboration ­­d’une élite, mais on ne peut détacher ce travail du travail d’éducation ­­ des masses, ces deux activités au contraire ­­ ne faisant ­­qu’une, et c’est ­­ [ ] justement cela qui ­­complique le problème … . Il ­­s’agit donc ­­d’avoir en même temps une Réforme et une Renaissance199 ». Le marxisme dans ses dimensions théoriques comme ­­ pratiques a pour tâche de récapituler et ­­d’achever les différents moments (aux sens logique et historique) du processus de genèse de la modernité : d’œuvrer ­­ à la réalisation d’une ­­ modernité intégrale. Ce processus long, complexe, ­­ inégal, conflictuel ­­ et relativement ­­contingent ne doit donc pas être ­­conçu comme ­­ le développement ­­d’une essence ou l’instanciation ­­ progressive d’un ­­ principe dont on pourrait repérer la première incarnation en un point précis de ­­l’histoire universelle, que ce soit l­­ ’An mille, 1492 ou 1789. La modernité doit être appréhendée ­­comme l’intrication ­­ de différents éléments (économie marchande puis capitaliste, rationalisation et scientifisation, nationalisation, entrée des masses populaires dans la vie politique, laïcisation, immanentisme, etc.) qu’il ­­ n’est ­­ pas possible de réduire les uns aux autres, que ce soit en 196 Voir supra, p. 226-227. 197 Nous reprenons ici librement ­­l’expression de Jürgen Habermas, « La modernité : un projet inachevé », Critique, no 413, octobre 1981, p. 950-967. 198 C16, § 9, p. 211 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en Q4, § 3, p. 424 [mai 1930]. 199 C7, § 43, p. 207 [novembre 1931].



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les déduisant tous à partir d’un ­­ élément privilégié (­­comme les rapports de production capitalistes, un certain degré dans la prise de conscience ­­ de ­­l’Esprit par lui-même, la démocratie politique ou la rationalité), ou en les subsumant sous un même esprit du temps. Cela ne signifie pas pour autant que la modernité soit pensable comme ­­ la simple agrégation ou juxtaposition de ces traits caractéristiques, ni même comme ­­ leur combinaison ­­ absolument ­­contingente. Tous ces éléments entrent en ­­consonance par leurs déterminations propres, s’influencent ­­ et se ­­conditionnent les uns les autres, et se traduisent réciproquement, ­­comme ­­l’atteste la cohérence du bloc historique moderne200. Si les phénomènes historiques que nous avons examinés se révèlent rétrospectivement être des éléments ­­constitutifs de ce bloc historique, il ­­n’était pas garanti ­­qu’ils émergent et se ­­consolident, ni ­­qu’ils se ­­conjuguent ­­comme ils ­­l’ont fait. En cohérence avec son refus de toute absolutisation spéculative, Gramsci restitue l­­ ’historicité de ces processus, et les conçoit ­­ comme ­­ reposant sur des activités humaines multiples et à bien des égards ­­conflictuelles201. Pour penser intégralement cette historicité, il doit rendre ­­compte des forces luttant pour une organisation sociale et des conceptions ­­ du monde opposées aux éléments modernes. Ces forces anachroniques, dont le paradigme est ­­l’Église, doivent donc elles aussi être pensées comme ­­ constitutives ­­ de l’époque ­­ moderne dans 202 . sa réalité historique concrète ­­ À ­­l’issue de ­­l’étude de ­­l’hégémonie bourgeoise au cours du long xixe siècle, et de ­­l’analyse des sources historiques différenciées de la modernité, celle-ci ­­s’avère ambivalente, précaire et inachevée. Mais ­­c’est dans la situation de crise ­­contemporaine que Gramsci ­­s’attache à saisir les limites et ­­contradictions de la modernité dans toute leur radicalité.

200 Voir supra, p. 191-197. 201 Voir supra, p. 48-53. 202 Voir supra, p. 91-97.

LES ALTERNATIVES HISTORIQUES DE LA PÉRIODE CONTEMPORAINE ­­

Gramsci pense son temps ­­comme tiraillé entre des c­­ ontemporanéités alternatives1. À ses yeux, ­­l’actualité historique se caractérise, plus encore que les périodes passées, par une intrication de tendances opposées, de stratégies en conflit, ­­ de trajectoires divergentes. Certes, pour lui, toute époque est contradictoire ­­ et le temps historique est pour ainsi dire toujours éclaté. Mais Gramsci est davantage frappé par la discordance des phénomènes historiques qui constituent ­­ son présent, dans la mesure où ­­l’issue de la lutte reste ouverte. Cela est encore accentué dans la période de ­­l’après-guerre, où la crise de la modernité bourgeoise est manifeste. Les différentes forces socio-politiques en présence développent des stratégies hégémoniques visant à dépasser cette crise en des directions opposées. Gramsci ­­s’attarde peu sur les stratégies de maintien ­­d’une hégémonie bourgeoise libérale classique, qui sont surtout mises en œuvre dans des pays capitalistes où la crise est moins aigüe, à la fois en raison de la relative stabilité de leurs structures sociale, économique et politique, et de leur victoire lors de la Première Guerre mondiale. C’est ­­ le cas de la France, où les crises parlementaires bien réelles ne prennent toutefois pas un tour radical, où la Grande Dépression se caractérise par « sa grande lenteur de développement », et où plus généralement « ­­l’hégémonie bourgeoise est très forte, et dispose de beaucoup de réserves2 ». Les Cahiers ­­n’offrent pas non plus d’analyse ­­ développée des projets hégémoniques sociaux-démocrates, qui pour ­­l’essentiel n’existaient ­­ pas encore. Gramsci ­­s’attache surtout à penser trois phénomènes historiques saillants : ­­l’américanisme, le fascisme et le socialisme soviétique. ­­L’étude de ces réalités radicalement divergentes forme un triptyque qui dépeint 1 Nous reprenons en le modifiant le titre de ­­l’ouvrage de Giuseppe Vacca, Modernità alternative, op. cit., afin de suivre la distinction entre les termes moderne et contemporain ­­ mise en évidence supra, p. 212-214. 2 C13, § 37, p. 435 [mai 1932 – novembre 1933].

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

une période de lutte entre différentes possibilités exclusives. La réalisation des promesses de la modernité semble à l’ordre ­­ de jour alors même que ses acquis sont menacés, et une « alternative épocale3 » entre révolutions actives et passives se fait jour. Cette dernière dichotomie et le triptyque évoqué précédemment ne se recoupent cependant pas. ­­L’enjeu est précisément, pour Gramsci, de savoir si, et en quel sens, ­­l’américanisme et le fascisme peuvent être vus comme ­­ des révolutions passives, et si le régime soviétique de son temps doit être pensé ­­comme ­­l’héritier de la révolution de 1917 ou ­­comme son fossoyeur. Le sens historique de chacun de ces phénomènes est ambivalent, obscur, et demande à être élucidé. Nous examinerons donc chacun ­­d’eux dans sa ­­complexité propre, afin de déterminer la place qu’ils ­­ peuvent occuper dans l’histoire ­­ mondiale. Il s’agira ­­ notamment de montrer qu’en ­­ dépit du diagnostic subtil que Gramsci propose des hégémonies américaniste et fasciste et de son analyse approfondie des traits par lesquels ces phénomènes ­­s’assimilent à des révolutions passives, il ­­n’abandonne pas la thèse marxiste selon laquelle, dans la situation contemporaine, ­­ seule une révolution des masses subalternes peut véritablement faire époque, et inaugurer un bloc historique nouveau porteur d’un ­­ authentique progrès.

­­L’AMÉRICANISME, RELANCE DE LA DYNAMIQUE HISTORIQUE CAPITALISTE ? ­­L’HÉGÉMONIE FORDISTE

­­ L’analyse gramscienne de l’américanisme ­­ et du fordisme4, en ce ­­qu’elle envisage sérieusement une relance de ­­l’hégémonie bourgeoise, se démarque notamment des théories de la stagnation5, du pourrisse3 4

5

Giorgio Baratta, « Americanismo e fordismo », in Fabio Frosini et Guido Liguori (dir.), Le parole di Gramsci, op. cit., p. 32. Gramsci a rassemblé un grand nombre de ses réflexions ­­consacrées à ce thème dans le cahier 22. Les notes le ­­composant sont toutes datées de la seconde moitié de ­­l’année 1934. Pour cette raison, nous ne précisons pas dans la suite de ce chapitre les dates de rédaction des notes de ce cahier. Les théories « néostagnationnistes » étaient alors largement partagées dans le Komintern (Alessio Gagliardi, « Il problema del corporativismo nel dibatitto europeo e nei



ALTERNATIVES HISTORIQUES DE LA PÉRIODE ­­CONTEMPORAINE 251

ment ou plus encore de ­­l’effondrement du capitalisme, en mettant en lumière la dynamique historique qui peut le caractériser dans la période ­­contemporaine. Ainsi, « pour Gramsci, ce ­­n’est pas le capitalisme qui est moribond – ­­comme le pensait Lénine –, mais seulement le vieux capitalisme. […] Le capitalisme ­­connaît moins une “stabilisation relative” (Boukharine) ­­qu’une nouvelle “floraison” : américanisme et fordisme6 ». Le fordisme implique « un nouveau mécanisme d’accumulation ­­ et de distribution du capital financier », ne passant pas par une « couche ploutocratique » d’épargnants ­­ parasitaires (­­comme en Italie), mais « directement fondé sur la production industrielle7 ». Dans le même temps, on assiste à un accroissement des forces productives permis par la rationalisation (tayloriste) du processus de production et par ­­l’intensification du travail. Le niveau relativement élevé des salaires, que les gains de productivité rendent possibles, permet d’inciter ­­ les travailleurs à accepter le surcroît ­­d’efforts, de sélectionner les plus aptes à mettre en œuvre les nouvelles techniques8, ainsi que de reproduire leur force du travail9. ­­L’une des conditions ­­ de la rationalisation économique est ainsi ­­l’élaboration « ­­d’un nouveau type humain, ­­conforme au nouveau type de travail et de processus de production10 », qui demande une « phase ­­d’adaptation psycho-physique à la nouvelle structure industrielle, et cela grâce aux hauts salaires11 ». Gramsci considère ­­ que ce processus ­­d’élaboration d’un ­­ nouveau type de travail et de travailleurs n’en ­­ est 12 ­­qu’à sa « phase initiale et donc (en apparence) idyllique   ». On ­­n’assiste encore à « aucune floraison “superstructurelle”, ­­c’est-à-dire ­­qu’on ­­n’a pas encore posé le problème fondamental de ­­l’hégémonie13 ». Cette dernière est en quelque sorte sécrétée spontanément par les cycles de la production et de la distribution : « ­­L’hégémonie naît de ­­l’usine et n’a ­­ besoin,

6 7 8 9 10 11 12 13

Quaderni », in Francesco Giasi (dir.), Gramsci nel suo tempo, Rome, Carocci, 2008, tome 2, p. 637). Giorgio Baratta, « Socialisme, américanisme et modernité chez Gramsci », in André Tosel (dir.), Modernité de Gramsci, op. cit., p. 149. C22, § 1, p. 177-178. Trad. mod. C22, § 13, p. 206, texte A en C9, § 72, p. 452 [août-septembre 1932]. C22, § 11, p. 200. C22, § 2, p. 183, texte A en Q1, § 61, p. 72 [février-mars 1930]. Ibid. Ibid. Ibid.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

pour ­­s’exercer, que du ­­concours ­­d’un nombre limité ­­d’intermédiaires professionnels de la politique et de ­­l’idéologie14. » Pour Gramsci, ce ­­n’est pas en disant que la société américaine est soumise au règne du quantitatif, ­­comme on le fait souvent, qu’on ­­ la décrit le plus adéquatement, mais en ­­constatant ­­qu’elle présente peu de médiations : « La “structure” domine le plus immédiatement les superstructures », et « celles-ci sont “rationalisées” (simplifiées et en nombre réduit)15. » ­­L’aspect « idyllique » des relations sociales, ­­comme la rareté des médiations, sont toutefois des phénomènes provisoires. Ils correspondent à une phase particulière de ­­l’américanisme, où les luttes subalternes sont encore peu développées et où le mouvement ouvrier ne ­­s’est pas encore adapté aux nouvelles méthodes productives et ­­n’a rien à opposer ­­d’autre que des syndicats de métier corporatifs, type ­­d’organisation qui, notamment parce ­­qu’il exclut de la lutte les ouvriers non qualifiés, doit être dépassé : La lutte qui se déroule en Amérique […] est encore une lutte pour la propriété du métier, contre ­­ la « liberté industrielle », ­­c’est-à-dire semblable à celle qui ­­s’est déroulée en Europe au xviiie siècle, il est vrai dans ­­d’autres ­­conditions. Le syndicat ouvrier américain est plus une expression corporative de la propriété des métiers qualifiés ­­qu’autre chose, et en ce sens sa liquidation, réclamée par les industriels, a un aspect « progressiste16 ».

Par ailleurs, ­­l’hégémonie ne ­­s’appuie pas uniquement sur les hauts salaires et les avantages sociaux : elle a recours, nonobstant le faible développement des éléments superstructurels, à une « propagande idéologique et politique très habile » et à un usage parcimonieux de « la force (destruction du syndicalisme ouvrier à base territoriale)17 ». Notons que, lors de la réécriture de ses textes, Gramsci a ajouté que ­­l’absence de « floraison » superstructurelle se vérifiait « avant la crise de 192918 ». Il semble qu’il ­­ ait perçu qu’avec ­­ la Grande Dépression la situation avait changé, et que ­­l’État allait devoir assumer un rôle plus important pour gérer les effets de la crise et répondre à l’intensité ­­ 14 15 16 17 18

Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Le texte A (Q1, § 61) est écrit en février ou mars 1930, sachant que la réécriture (C22, § 2, p. 183) est datée de la seconde moitié de 1934 ­­comme le reste du cahier 22.



ALTERNATIVES HISTORIQUES DE LA PÉRIODE ­­CONTEMPORAINE 253

nouvelle des luttes subalternes19 : la phase idyllique de l’américanisme ­­ était terminée. Déjà avant la crise « le nouvel industrialisme20 » fordiste ­­s’accompagnait ­­d’un ensemble de phénomènes affectant les différentes sphères de la vie 21 sociale : promotion du « progrès de l’hygiène ­­  », « réglementation » des rapports et de l’« instinct » ­­ sexuels ainsi que de l’organisation ­­ des 22 23 familles , lutte ­­contre ­­l’alcoolisme , etc. Par un ensemble de pressions sociales (surveillances et enquêtes des employeurs), de normes religieuses (puritanisme) ou de lois (prohibition), on cherche à adapter le travailleur à la nouvelle production. ­­L’un des enjeux ­­concrets est que les salaires soient dépensés « “rationnellement” […], pour entretenir, renouveler et si possible accroître sa force musculaire-nerveuse, et non pour la détruire ou ­­l’entamer24 ». Même s’ils ­­ peuvent bien sûr rencontrer des obstacles25 ou être 26 grevés par des contradictions ­­ , ces phénomènes permettent à la fois de maximiser la productivité (en évitant la « dépravation alcoolique et sexuelle27 ») et de diffuser des pratiques et idéologies ­­consolidant ­­l’hégémonie dominante. Celles-ci peuvent du reste se cristalliser en une « idéologie d’État », ­­ qui se « grefferait sur le puritanisme traditionnel » et « se présenterait ­­comme un retour à la morale des pionniers, au “vrai” américanisme, etc.28 ». Du reste, Gramsci ­­n’est pas hostile à ces entreprises normalisatrices en tant que telles, et semble les ­­considérer ­­comme le corrélat ­­d’une production rationalisée, même dans une société socialiste : « Les nouvelles méthodes de travail sont indissociables ­­d’une 19 Michele Battini, « Alcune osservazioni su “americanismo e fordismo” », in Franco Ferri (dir.), Politica e storia in Gramsci, op. cit., tome 2, p. 321 ; Terenzio Maccabelli, « La “grande trasformazione” : i rapporti tra Stato ed economia nei Quaderni del carcere », Foedus. Culture Economie e Territori, no 20, 2008, p. 53-54. 20 C22, § 11, p. 200, texte A en Q4, § 52, p. 490 [novembre 1930]. 21 C22, § 3, p. 185, texte A en Q1, § 62, p. 73 [février-mars 1930]. 22 C22, § 3, p. 186, texte A en Q1, § 62, p. 74. 23 C22, § 11, p. 199, texte A en Q4, § 52, p. 489. 24 C22, § 11, p. 200, Q4, § 52, p. 490. 25 « La prohibition, qui aux États-Unis était une ­­condition nécessaire au développement du nouveau type de travailleur ­­conforme à une industrie fordisée, a été abandonnée à cause de ­­l’opposition de forces marginales, encore arriérées, et certes pas à cause des industriels ou des ouvriers » (C22, § 1, p. 177). 26 Voir infra, p. 258-263. 27 C22, § 11, p. 200, texte A en Q4, § 52, p. 490. 28 C22, § 11, p. 201, texte A en Q4, § 52, p. 490.

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

nouvelle façon de vivre, de penser et de sentir la vie : on ne peut obtenir des succès dans un domaine sans obtenir des résultats tangibles dans ­­l’autre29. » LES ­­CONDITIONS HISTORIQUES DE ­­L’AMÉRICANISME

­­L’hégémonie bourgeoise américaniste est – du moins dans sa première phase – particulièrement forte. Elle est toutefois ­­conditionnée par les spécificités du bloc historique états-unien. ­­D’abord, le capitalisme américain ­­n’est pas marqué par les séquelles du féodalisme : « ­­L’absence de ces sédimentations visqueusement parasitaires laissées par les phases historiques précédentes a fourni une base saine à ­­l’industrie et surtout au ­­commerce30. » Les « sédimentations » en question renvoient à des couches de population « parasitaires », qui sont au contraire ­­ surreprésentées en Italie : grands propriétaires terriens du Mezzogiorno entretenant des rapports quasi-féodaux avec les paysans ; « petite et moyenne bourgeoisie composée ­­ de “retraités” et de “rentiers”, […] couche de population économiquement passive qui non seulement tire sa subsistance du travail primitif [­­­métayage­]­ ­­d’un nombre déterminé de paysans, mais en plus réussit à épargner31 » ; « ­­l’administration de ­­l’État », la petite bourgeoisie qui lui est liée, et plus généralement les intellectuels traditionnels ­­qu’ils soient fonctionnaires, au service de ­­l’Église ou indépendants ; les « serviteurs et laquais directement au service » des propriétaires susmentionnés, et une grande partie de la population des villes du Mezzogiorno qui l’est ­­ indirectement (artisanat, commerce, ­­ métiers ambulants, etc.)32. À l’inverse ­­ de la « vieille structure sociale 29 C22, § 11, p. 199, texte A en Q4, § 52, p. 489. Sur les aspects rigoristes et à certains égards réactionnaires des réflexions gramsciennes (qui se ressentent de ­­l’influence de Sorel) portant sur les mœurs et sur la situation des femmes, voir Sandra Salomon, « Gramsci face à Sorel : histoire de déplacements et de transferts », in André Tosel (dir.), Modernité de Gramsci, op. cit., p. 31-84. 30 C22, § 2, p. 182, texte A en Q1, § 61, p. 71 [février-mars 1930]. ­­L’absence de classes intermédiaires ­­commerçantes est ­­l’une ­­conditions qui ont rendu possible la gestion et ­­l’organisation des transports et de la vente des marchandises par les entreprises productrices elles-mêmes (dont Ford est le paradigme), et donc ­­l’intégration de ces activités économiques à ­­l’activité productive. 31 Pour Gramsci, cette manière de générer de l’épargne ­­ est à la fois inique (elle repose sur la surexploitation des paysans) et particulièrement inefficace (la quantité de capital épargné est très faible par rapport au travail effectué). 32 C22, § 2, p. 180-181, texte A en Q1, § 61, p. 71.



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et démographique de l’Europe », ­­ et a fortiori de ­­l’Italie, ­­l’Amérique présente « une “­­composition démographique rationnelle” [­­­qui­]­ ­­consiste en ce qu’il ­­ ­­n’existe pas de classes numériquement importantes qui ­­n’aient une fonction essentielle dans le monde de la production, c’est-à-dire ­­ de classe absolument parasitaire33 ». Les spécificités américaines expliquent non seulement sa vigueur économique mais aussi le développement très limité des sphères superstructurelles. La rareté des intellectuels traditionnels a pour corrélat 34 ­­l’absence de « grandes “traditions historiques et culturelles” ­­  ». De même, la faiblesse des groupes subalternes dans la lutte des classes ­­s’explique notamment par leur manque de maturité sociale et politique. Ainsi, « ­­l’absence de cette phase historique européenne marquée, jusque dans le domaine économique, par la Révolution française a laissé les masses populaires américaines à l’état ­­ brut : il faut ajouter à cela l’absence ­­ d’homogénéité ­­ nationale, le mélange des ­­cultures-races, le problème noir35  ». ­­L’incapacité déjà notée de dépasser un niveau ­­d’organisation syndicale de type corporatiste est une illustration de ­­l’arriération politique des subalternes dans le pays capitaliste le plus avancé, Gramsci qualifiant même la liquidation de tels syndicats de « progressiste36 » ­­comme on ­­l’a vu. Plus généralement, si les capitalistes jouent un rôle progressiste37, ­­c’est ­­d’abord parce ­­qu’ils établissent les ­­conditions socio-économiques du développement ultérieur de ­­l’activité et des luttes subalternes. Gramsci voit par ailleurs une analogie entre la situation américaine et celle de ­­l’Italie des ­­communes médiévales, qui sont toutes deux 38 marquées par une « phase économico-corporative de l’État ­­  ». Le fait que les États-Unis n’aient ­­ pas dépassé la phase économico-corporative pour une phase éthico-politique39 ­­s’explique notamment par ceci ­­qu’ils n’ont ­­ pas connu ­­ les douleurs de l’enfantement ­­ de la modernité bourgeoise. Cependant Gramsci envisage explicitement que la « phase 33 34 35 36 37

C22, § 2, p. 178-179, texte A en Q1, § 61, p. 70. C22, § 2, p. 182. Ibid., p. 183-184. C22, § 2, p. 183, texte A en Q1, § 61, p. 72. Gramsci parle des « initiatives » économiques et sociales fordistes ­­comme allant « dans le sens du progrès » (C22, § 1, p. 177). 38 C14, § 11, p. 25 [décembre 1931 – janvier 1932]. Sur les ­­communes, voir supra, p. 227-230. 39 C15, § 30, p. 138 [mai 1933]. Trad. mod.

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économico-corporative de ­­l’histoire américaine40 » soit entrée en crise après 1929. Cela supposerait que la « classe financière » et la « classe politique41 », qui aux États-Unis étaient ­­jusqu’alors « la même chose », se différencient, ­­c’est-à-dire que ­­l’État acquière une certaine autonomie par rapport aux groupes socio-économiques dominants. Gramsci ajoute que la crise en question et « ­­l’entrée dans une phase nouvelle » n­­ ’apparaîtront « clairement que si on assiste à une crise des partis historiques (républicain et démocrate), et à la création d’un ­­ puissant parti nouveau qui organise en permanence la masse de ­­l’Homme ordinaire42 », ajoutant que « les germes ­­d’un tel développement existaient déjà (parti progressiste) mais la structure économico-corporative a ­­jusqu’à maintenant réagi ­­contre eux de manière efficace43 ». Par ailleurs, de telles transformations historiques ­­s’accompagneraient de la formation ­­d’une intelligentsia à certains égards comparable ­­ aux Encyclopédistes français du xviiie siècle44 – ces intellectuels organiques de la bourgeoisie émergente qui surent forger et diffuser une ­­culture dépassant les intérêts immédiats de cette classe45. En définitive, on peut dire que le dynamisme du capitalisme et ­­l’hégémonie bourgeoise aux États-Unis sont ­­conditionnés par les spécificités historiques de ce pays et par la faible intensité de la conflictualité ­­ sociale avant 1929 et semblent donc destinés à être profondément redéfinis, voire remis en cause, par la crise de la première phase, économicocorporative, de ­­l’américanisme. LES LIMITES DE L’AMÉRICANISME ­­

Étant donnée la spécificité des ­­conditions historiques de ­­l’américanisme, ce phénomène ne se diffusera pas aisément dans d’autres ­­ contextes. ­­ Les sociétés européennes ne sont pas assez rationnelles démographiquement, dans la mesure où il y existe trop de groupes sociaux parasitaires. Or 40 C8, § 89, p. 307 [mai 1932]. 41 Gramsci reprend ces termes à Giuseppe Antonio Borgese (1882-1952), dont il discute ici un article. 42 Expression de Borgese, à nouveau. 43 Ibid. Si l’on ­­ sait ­­aujourd’hui qu’il ­­ n’est ­­ pas apparu de troisième parti capable de rompre la logique du bipartisme qui reproduisait la passivité politique des subalternes, on peut estimer que les différentes mesures du New Deal ont bien marqué une autonomisation relative de ­­l’État à ­­l’égard des capitalistes (financiers en particulier) et un dépassement de la phase économico-corporative de l’américanisme. ­­ 44 Cette ­­comparaison vient de Borgese, Gramsci en soulignant la pertinence (ibid., p. 308). 45 Ibid.



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­­ l’Europe souhaiterait avoir les avantages économiques du dynamisme fordiste sans avoir à ­­s’attaquer à ­­l’« armée de parasites » qui « dévore des masses énormes de plus-value46 », ce qui est illusoire. De même, il serait erroné de croire que ­­l’Italie fasciste tend à ­­s’approcher ­­d’une société de type américain, puisque ­­ l’américanisation exige un milieu donné, une structure sociale donnée (ou la volonté résolue de la créer) et un certain type d’État. ­­ Cet État est ­­l’État libéral […] au sens […] de la libre initiative et de ­­l’individualisme économique qui parvient avec ses moyens propres, en tant que « société civile », par son développement historique même, au régime de la ­­concentration industrielle et du monopole47.

Dans ­­l’Europe de ­­l’après-guerre, seuls quelques éléments de fordisme pourront donc être greffés sur les sociétés européennes, « sous des formes particulièrement brutales et insidieuses, moyennant la coercition la plus extrême48 ». Il existe également des difficultés intrinsèques à la généralisation et à la pérennisation de l’américanisme. ­­ ­­L’organisation fordiste de la production doit être pensée comme ­­ « ­­l’ultime tentative du processus par lequel l’industrie ­­ cherche à dépasser la loi de la baisse tendancielle du taux de profit49 », par ­­l’intensification du travail et l’augmentation ­­ de la productivité. Or il existe une « limite dans ­­l’introduction de nouvelles machines automatiques50 » : il ­­n’est pas possible d’étendre ­­ indéfiniment ­­l’automatisation. De plus, il y aura vraisemblablement une résistance psycho-physique des forces humaines à l’intensification ­­ de l’activité. ­­ Par ailleurs, les profits importants des entreprises mettant en œuvre des techniques nouvelles ­­s’expliquent aussi par ­­l’avantage compétitif ­­ ­­qu’elles acquièrent par là ; lorsque ces techniques seront généralisées, cet avantage n’existera ­­ plus. De même, les « hauts salaires sont une forme transitoire de redistribution51 » : ils permettent initialement de sélec46 47 48 49

C22, § 2, p. 178-179. C22, § 6, p. 192, texte A en Q1, § 135, p. 125 [février-mars 1930]. C22, § 2, p. 178. C22, § 1, p. 177-178. Trad. mod. Sur le lien entre l­­ ’analyse gramscienne des c­­ ontre-tendances à la baisse du taux de profit et le capitalisme organisé, voir Biagio De Giovanni, « Crisi organica e Stato in Gramsci », art. cité, p. 231 sqq. 50 C10 II § 41 vii, p. 113 [août-décembre 1932], texte A en C7, § 34, p. 199 [février-novembre 1931]. Trad. mod. 51 Ibid.

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tionner les travailleurs prêts à supporter un nouveau type de production plus intense et pénible, mais cette raison poussant les employeurs à les verser disparaîtra lorsque toutes les entreprises auront adopté les nouvelles méthodes, les ouvriers étant alors ­­contraints de s’y ­­ adapter sous la menace du chômage52. Les hauts salaires sont donc limités à une « aristocratie ouvrière53 », localisée aux États-Unis, et pour une période limitée. La généralisation de ­­l’américanisme ne ­­s’accompagnera pas de celle des hauts salaires et est ainsi destinée à saper cet aspect progressiste. ­­L’AMÉRICANISME PEUT-IL FAIRE ÉPOQUE ?

Dans la note qui fait office d’introduction ­­ aux réflexions sur le fordisme et l’américanisme ­­ rassemblées dans le cahier 22, Gramsci se donne la tâche suivante : Savoir si l’américanisme ­­ pourrait constituer ­­ une « époque » historique, ­­c’est-à-dire s’il ­­ pourrait déterminer un type de développement graduel analogue à celui des « révolutions passives » du siècle dernier, que nous avons examinées ailleurs, ou si au ­­contraire il ne représente ­­qu’une accumulation fragmentaire ­­d’éléments destinés à provoquer une « explosion », ­­c’est-à-dire un bouleversement de type français54.

On sait que ­­l’américanisme a une véritable « portée objective » en raison de son dynamisme économique et parce ­­qu’il est « le plus grand effort collectif réalisé ­­jusqu’à présent pour créer, avec une rapidité inouïe et une conscience ­­ du but à atteindre jamais vue dans ­­l’histoire, un type de travailleur et ­­d’homme nouveau55 ». Mais ­­l’américanisme semble néanmoins être un phénomène transitoire : il correspond, du moins dans les formes ­­qu’il a prises avant 1929, à une ­­configuration économicocorporative ; son dynamisme économique et sa capacité hégémonique semblent voués à s’épuiser, ­­ avec la généralisation des innovations et le développement des luttes sociales. À cela ­­s’ajoutent des ­­contradictions sociales générées par ­­l’américano-fordisme, qui menacent sa stabilité. Certes la « rationalisation » a rendu possible « des inventions essentielles » qui « déterminent une 52 53 54 55

C22, § 13, p. 205, texte A en Q4, § 52, p. 491 [novembre 1930]. Ibid. C22, § 1, p. 178. C22, § 11, p. 199, texte A en Q4, § 52, p. 493 [novembre 1930].



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diminution des coûts, et donc élargissent les marchés de ­­consommation, unifient des masses humaines toujours plus vastes, etc.56 ». Mais, parce ­­qu’elle a « saturé57 » le marché mondial, elle a rendu nécessaire « la création artificielle de nouveaux besoins dans la ­­consommation populaire58 ». Or il semble presque impossible de créer de nouveaux « besoins » dont la satisfaction soit essentielle, avec de nouvelles industries ­­complètement originales, au point de déterminer une nouvelle période de civilisation économique correspondant à celle du développement de la grande industrie. Ou alors ces « besoins » sont propres à des couches de la population socialement non essentielles et dont la diffusion serait malsaine (cf. ­­l’invention de la « soie artificielle » qui satisfait le besoin de luxe apparent des couches moyennes)59.

Plus généralement, un écart de moralité se creuse entre les hautes classes, qui se détachent de plus en plus de l’éthique ­­ de l’effort ­­ et de l’austérité ­­ ­­qu’elles professent, et les basses classes sur lesquelles pèsent les rigueurs de la nouvelle organisation productive. Les premières ­­connaissent même une « crise de libertinage60 ». De plus, alors que les désirs individuels ­­s’affirment, « la coercition morale exercée par l­­ ’appareil étatique et social » se renforce et engendre des « crises morbides » : « ­­l’énorme diffusion pendant l’après-guerre » ­­ de la psychanalyse en est le symptôme61. Du reste, même dans les masses laborieuses, une « crise de moralité » est possible, après une « crise de chômage durable et étendue62 » – Gramsci laissant entendre, ­­comme Sorel avec sa « morale des producteurs63 », ­­qu’il existe un lien intrinsèque entre travail productif et bonnes mœurs. Un obstacle encore plus important au développement de l­­ ’américanisme est que « les forces subalternes, qui devraient être “manipulées” et rationalisées en vue des nouveaux objectifs, résistent nécessairement64 ». Même lorsque la lutte semble absente les travailleurs ne sont pas purement malléables, ­­comme ­­l’indique ­­l’important turn-over qui ­­contraint 56 C15, § 26, p. 136 [mai 1933]. 57 C10 II § 41 vii, p. 113 [août-décembre 1932], texte A en C7, § 34, p. 199 [février-novembre 1931]. 58 C15, § 26, p. 136. 59 Ibid. 60 C22, § 10, p. 196-197, texte A en Q1, § 158, p. 136 [mai 1930]. 61 C22, § 1, p. 178. 62 C22, § 11, p. 200, texte A en Q4, § 52, p. 490. 63 Georges Sorel, Réflexions sur la violence ­­[­1908­]­, Genève/Paris, Entremonde, 2013, chap. 7, p. 181‑210. Voir supra, p. 254 note 29. 64 C22, § 1, p. 177.

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les capitalistes à offrir des salaires relativement élevés. Pour Gramsci le taylorisme, du fait de la mécanisation des gestes ­­qu’il implique, « laisse le cerveau libéré pour ­­d’autres occupations65 », notamment celle de former « un ensemble de réflexions peu conformistes », ­­ étant donné que ­­l’ouvrier « ne recueille aucune satisfaction immédiate [de son travail], et qu’il ­­ comprend ­­ qu’on ­­ veut faire de lui un singe savant66 ». Gramsci ­­s’arrête peu sur les effets psychologiquement et physiquement destructeurs du taylorisme et ­­considère dans ­­l’ensemble la rationalisation économique ­­comme potentiellement progressiste, notamment parce ­­qu’elle permet une croissance des forces productives. Il n’en ­­ reste pas moins que cette rationalisation est à ses yeux nécessairement limitée et ­­contradictoire tant ­­qu’elle est mise en œuvre par les capitalistes, ­­d’une manière unilatérale et coercitive. Par ­­contraste avec la coercition exercée par la classe dominante sur les classes dominées, Gramsci estime – en pensant vraisemblablement à l’URSS – ­­ que doit se mettre en place « une coercition d’un ­­ type nouveau, dans la mesure où elle sera exercée par ­­l’élite d’une ­­ classe sur sa propre classe, ce qui ne peut être ­­qu’une autocoercition, à savoir une autodiscipline. (Alfieri se faisant attacher à sa chaise67)68 ». Il semble considérer ­­ que le progrès authentique correspondrait à la réalisation de la rationalisation productive par le prolétariat et les subalternes eux-mêmes, avec la médiation de leurs élites politiques et de leurs intellectuels organiques, tout en ayant ­­conscience des difficultés que cela pose69. On ne peut véritablement actualiser les virtualités progressistes entrevues avec l’américanisme ­­ ­­qu’au sein d’un ­­ 65 C22, § 12, p. 204, texte A en Q4, § 52, p. 493. 66 Ibid. 67 Gramsci fait référence à une anecdote racontée dans ses mémoires par ­­l’écrivain Vittorio Alfieri (1749-1803) : ce dernier, afin de résister à sa passion amoureuse qui le poussait à rejoindre sa maîtresse, se faisait attacher à la chaise de son bureau par son valet. 68 C22, § 10, p. 198. Le texte A en Q1, § 158, p. 139 ­­n’évoquait pas le rôle de « ­­l’élite » de la classe, et soulignait simplement le fait que, « étant donné ­­qu’il ­­n’y avait ­­qu’une seule classe », il fallait parler d’autodiscipline. ­­ Cet ajout indique peut-être une attention plus marquée aux dangers d’accaparement ­­ du pouvoir de la part de ces élites. 69 Sur ­­l’autodiscipline prolétarienne et révolutionnaire, voir infra, p. 285. Gramsci souligne le risque que ­­l’autodiscipline organique des subalternes ne se mette pas en place, mais que ­­l’industrialisation et la rationalisation productive s’accompagnent ­­ plutôt d’une ­­ discipline de type militaire passant par des moyens de « coercition externes », ce qui déboucherait sur « une forme de bonapartisme » (C22, § 11, p. 198, texte A en Q4, § 52, p. 489 [novembre 1930]). Dans cette note, cette possibilité est incarnée par la figure de Trotsky (voir p. 298 note 232), mais ­­l’on ne saurait exclure que Gramsci fasse référence, indirectement, au stalinisme (voir p. 296 note 227, et p. 298-299).



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bloc historique radicalement nouveau, caractérisé non seulement par une production rationnelle, mais aussi par une démocratie ­­concrète de masse embrassant le domaine économique et par une ­­culture profondément émancipatrice. Gramsci écrit ainsi dans une lettre à son épouse : L­­ ’homme moderne devrait être la synthèse de ces traits qui sont […] hypostasiés ­­comme autant de caractères nationaux (­­l’ingénieur américain, le philosophe allemand, ­­l’homme politique français) en recréant, pour ainsi dire, ­­l’homme italien de la Renaissance, le type moderne de Léonard de Vinci devenu homme-masse ou homme collectif tout en maintenant sa forte personnalité et son originalité individuelle. Une mince affaire, ­­comme tu vois70.

En définitive, la signification historique de ­­l’américanisme ­­s’avère profondément limitée en raison de son caractère de classe : […] à un nouveau Que l’on ­­ n’ait ­­ pas affaire, dans le cas de l’américanisme ­­ type de civilisation, on le voit à ce que rien ­­n’est changé dans le caractère des groupes fondamentaux ni dans leurs rapports : c’est ­­ un prolongement organique et une intensification de la civilisation européenne, que le climat américain a revêtue d’un ­­ épiderme nouveau71.

Les « solutions » que propose ­­l’américano-fordisme aux problèmes historiques « ne peuvent être envisagées et tentées que dans le cadre nécessaire des conditions ­­ contradictoires ­­ de la société moderne, ce qui détermine des ­­complications, des positions absurdes, des crises économiques et morales à tendance souvent catastrophique, etc.72 ». Certes, les innovations économiques définissant le capitalisme organisé de type fordiste « résultent de la nécessité immanente de parvenir à ­­l’organisation ­­d’une économie selon un programme (economia programmatica)73 », et esquissent « le passage […] du vieil individualisme économique à l’économie ­­ 74 selon un programme  », ­­c’est-à-dire régulée et partiellement planifiée (vraisemblablement par les entreprises monopolistiques). Mais si cette tendance produit des effets réels, une véritable rationalisation économique 70 71 72 73

Lettre à Giulia du 1er août 1932, LP, p. 443-444. C22, § 15, p. 212, texte A en Q3, § 11, p. 297 [mai 1930]. C22, § 1, p. 177. Il s’agit ­­ d’une ­­ expression largement utilisée dans les débats italiens des années 1930, en particulier par les théoriciens fascistes du corporatisme (Terenzio Maccabelli, « La “grande trasformazione”… », art. cité, p. 54). 74 C22, § 1, p. 177. Trad. mod.

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– supposant une planification intégrale – ne pourra être réalisée sans un bouleversement des rapports de forces entre classes : Ce n’est ­­ pas des groupes sociaux « ­­condamnés » par le nouvel ordre que l’on ­­ peut attendre la reconstruction, mais de ceux qui, par la ­­contrainte et au prix de la souffrance, sont en train de créer les bases matérielles de ce nouvel ordre : ils « doivent » inventer le système de vie « original », et non de marque américaine, qui pourra transformer en « liberté » ce qui ­­aujourd’hui est « nécessité75 ».

Revenons pour conclure ­­ à la question que se pose Gramsci : ­­l’américanisme peut-il être assimilé aux révolutions passives du xixe siècle ou est-il une période préalable à une « explosion » révolutionnaire à la française76 ? En vérité cette alternative ne peut pas être tranchée unilatéralement. D’une ­­ part, l’américanisme ­­ renvoie à des transformations historiques importantes : il repose sur des innovations et un dynamisme économique réels et répond à certaines aspirations des classes populaires (accroissement du niveau de vie, bonnes mœurs, etc.). En ce sens, il présente des traits progressistes, comme ­­ les révolutions du xixe siècle. Par ailleurs, même si Gramsci entrevoit une crise de la phase économico-corporative de la société américaine, cela ne signifie pas qu’elle ­­ débouchera sur une explosion révolutionnaire. On sait du reste que cela ­­n’est pas advenu mais que la crise a plutôt mené à ­­l’édification ­­d’un État intégral, avec le New Deal77. ­­D’autre part, les Cahiers ­­s’attardent sur différentes limites et ­­contradictions de ­­l’américanisme : certains de ses éléments (hauts salaires, c­­ onflits sociaux faibles, etc.) sont transitoires et, dans la mesure où il est spécifique à la situation américaine, il ne peut pas être généralisé. Cela est lié au fait que l’américanisme ­­ ne dépasse pas les ­­contradictions de classes capitalistes – ­­contrairement aux révolutions passives du xixe siècle qui, malgré toutes leurs insuffisances aux yeux de Gramsci, ont ­­conduit au dépassement du féodalisme et des anciens régimes. L’américanisme ­­ déplace donc les contradictions ­­ antérieures sans les dépasser et ne peut pas faire époque au sens fort, même ­­s’il peut ­­s’avérer capable de durer78. Ses tendances et virtualités progressistes, liées notamment à la rationalité productive, ne pourront ­­s’actualiser que dans 75 C22, § 15, p. 211, texte A en Q3, § 11, p. 296-297. 76 C22, § 1, p. 178. 77 Voir supra, p. 256 note 43. 78 Voir supra, p. 97-99.



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un bloc historique radicalement nouveau, reposant sur un système socioéconomique communiste ­­ et sur l’activité ­­ autonome des subalternes. Si ­­l’américanisme ­­n’est pas un simple agrégat d’expédients ­­ superficiels en vue du maintien du statu quo et ­­s’il peut être pensé ­­comme une révolution passive, il ­­s’agit ­­d’une révolution passive ­­d’un type différent de celles du xixe siècle, dans la mesure où il ne correspond pas à une transformation des coordonnées les plus fondamentales du bloc historique79. ­­L’américanisme, outre son intérêt propre, constitue ­­ également pour Gramsci un c­­ ontrepoint pour appréhender la situation italienne. ­­Lorsqu’il met en avant certains des traits propres à ­­l’américanisme (efficacité, dynamisme, rationalité), il révèle des faiblesses de la société italiennes. De plus, le fascisme lui-même cherche à s’approprier ­­ certains apports du capitalisme fordiste, par la médiation d’un ­­ État doté d’un ­­ rôle crucial.

EN QUEL SENS LE FASCISME EST-IL UNE RÉVOLUTION PASSIVE ? LA RÉVOLUTION PASSIVE COMME ­­ TENDANCES ET ­­COMME PROGRAMME IMPLICITE

Loin de se contenter ­­ de dénoncer la nature réactionnaire du fascisme, Gramsci pose dans toute sa radicalité la question de son sens historique. Il s’interroge, ­­ d’une ­­ manière plus explicite que dans le cas de ­­l’américanisme, sur les similarités entre le fascisme et les révolutions passives du xixe siècle. Son approche de cette question a évolué au cours de la rédaction des Cahiers. En mai 1930, suite à son analyse80 de la « naissance des États modernes européens » au xixe siècle par « vagues successives » après « ­­l’explosion française », il se demandait si « ce “modèle” de formation des 79 Sur la distinction entre révolutions passives du xixe et du xxe siècles, voir Franco De Felice, « Rivoluzione passiva, fascismo, americanismo in Gramsci », in Franco Ferri (dir.), Politica e storia in Gramsci, op. cit., p. 163-164. Burgio reprend (voir p. 184 note 130) cette distinction, mais a tendance à sous-estimer la nouveauté réelle des révolutions passives du xxe siècle, et à les penser principalement comme ­­ différentes modalités de stabilisation du capitalisme. 80 Voir supra, p. 180-184.

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États modernes » pouvait « se répéter dans d’autres ­­ conditions », ­­ faisant référence à la situation contemporaine ­­ des différents pays européens, et avant tout à ­­l’Italie, après la révolution russe81. Il répondait alors que cette possibilité était « à exclure, du moins pour les grands États82 ». Entre février et mai 1933 il reprend cette note, complexifie ­­ le problème et ne le tranche plus aussi unilatéralement : « Ce “modèle” de formation des États modernes peut-il se répéter dans ­­d’autres conditions ? ­­ Faut-il exclure cette possibilité de manière absolue ou bien peut-on dire ­­qu’il peut y avoir, au moins en partie, des développements semblables sous la forme de ­­l’avènement d’économies ­­ selon un programme (economie 83 programmatiche)  ? » ­­L’attention de Gramsci aux transformations historiques ­­qu’implique le fascisme ­­s’est donc progressivement accentuée. Plus généralement, il en vient à discerner différentes « analogies entre la période qui a suivi la chute de Napoléon et celle qui a suivi la guerre de 1914-1918 », ­­comme la division territoriale qui a suivi une guerre européenne et la « tentative […] de donner une organisation juridique stable aux rapports internationaux (Sainte-Alliance et Société des Nations) », et écrit que la plus importante des analogies sur lesquelles il convient ­­ de s’arrêter ­­ concerne ­­ les « révolutions passives84 ». Même s’il ­­ ­­n’y a pas eu ­­d’équivalent des ­­conquêtes napoléoniennes, il est évident pour lui que la Grande Guerre, ainsi que l’affirmation ­­ du mouvement ouvrier (le « phénomène syndical ») en particulier en Russie où il a triomphé, ont représenté une « fracture historique85 ». Si Gramsci semble envisager que des révolutions passives aient commencé ­­ dans différents pays européens, il ne se penche véritablement que sur le cas du fascisme italien. Il se demande ainsi si ce dernier peut être comparé ­­ 86 e au « libéralisme modéré et ­­conservateur  » du xix  siècle. À ses yeux, ­­ l’Europe a connu ­­ de 1789 à 1870 une guerre de mouvement (politique) avec la Révolution française et de 1815 à 1870 une longue guerre de position ; à 81 Q1, § 151, p. 134. 82 Ibid. 83 C10 II § 61, p. 156. Trad. mod. Sur ­­l’expression « economia programmatica », voir supra, p. 261 note 73. 84 C15, § 59, p. 173 [juin-juillet 1933]. 85 Ibid. Voir supra, p. 201. 86 C10 I § 9, p. 34 [mi-avril – mi-mai 1932], texte A en C8, § 236, p. 397 [avril 1932]. Ces réflexions partent de la critique de l’Histoire ­­ de l’Europe ­­ au xixe siècle de Croce (voir supra, p. 181 note 115).



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­­ l’époque actuelle, la guerre de mouvement ­­s’est déroulée politiquement de mars 1917 à mars 1921 et elle est suivie par une guerre de position dont le représentant pratique (pour l’Italie), ­­ mais idéologique, pour ­­l’Europe, est le fascisme87.

La guerre de mouvement commence ­­ avec la révolution russe, et s’achève ­­ en mars 1921 – mois qui marque à la fois la fin de la guerre russo-polonaise et donc de l’espoir ­­ d’exporter ­­ rapidement la révolution en Europe occidentale, ­­l’échec de l’insurrection ­­ en Allemagne et l’adoption ­­ de la NEP en Russie. Le fascisme tâchera de ­­s’approprier certains éléments liés à la révolution active russe (ayant trait à la mobilisation des masses, à l’organisation ­­ de l’économie ­­ ou encore à de nouvelles techniques politiques) en les modifiant profondément et en neutralisant leur caractère émancipateur, à la fois pour réagir aux luttes des subalternes et pour tâcher de gérer les ­­contradictions du capitalisme. Dans ce ­­contexte, Gramsci se penche sur « ­­l’hypothèse idéologique » selon laquelle, avec le fascisme, la révolution passive résiderait en ce que, en vue d’accentuer ­­ l’élément ­­ « plan de production », ­­l’intervention législative de ­­l’État et l­­ ’organisation corporative introduiraient des modifications plus ou moins profondes dans la structure économique du pays. On accentuerait ainsi la socialisation et la coopération de la production sans toucher (ou en se limitant seulement à la régler et à la ­­contrôler) à ­­l’appropriation individuelle et de groupe du profit88.

La rationalisation productive et la réorganisation économique visées par le fascisme, notamment par le moyen du corporatisme, peuvent ainsi apparaître, « dans le cadre ­­concret des rapports sociaux italiens », ­­comme étant « peut-être la seule solution pour développer les forces productives de l’industrie ­­ sous la direction des classes dirigeantes traditionnelles, en ­­concurrence avec les formations industrielles plus avancées des pays qui monopolisent les matières premières et qui ont accumulé des capitaux imposants89 », en premier lieu les États-Unis. En ce sens, le fascisme semblerait avoir la révolution passive pour « programme90  », ­­comme les libéraux modérés du Risorgimento, même si ce programme est dans une 87 88 89 90

C10 I § 9, p. 35, texte A en C8, § 236, p. 397. C10 I § 9, p. 34. Ibid., p. 34-35. C15, § 62, p. 176 [juin-juillet 1933]. Voir supra, p. 190.

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large mesure implicite ­­puisqu’il n’est ­­ pas ouvertement revendiqué ni ­­complètement ­­conscient91. Dans la première rédaction de la note citée au paragraphe précédent, Gramsci, se demandant si le fascisme « ­­n’était pas précisément la forme de révolution passive propre au xxe siècle comme ­­ le libéralisme a été celle du xixe siècle92 », développait ­­l’hypothèse ainsi : La révolution passive se vérifierait dans la transformation « réformiste » de la structure économique, en partant d’une ­­ économie individuelle pour arriver à une économie selon un plan (économie dirigée) ; ­­l’avènement d’une ­­ « économie moyenne (economia media) », entre l’économie ­­ individualiste pure et l’économie ­­ selon un plan en un sens intégral, permettrait le passage à des formes politiques et culturelles ­­ plus avancées, sans cataclysmes radicaux et sans destruction de masse. Le « corporatisme » pourrait être ou devenir, en se développant, cette forme économique moyenne de caractère « passif93 ».

Il ­­s’interrogeait donc sur la possibilité ­­d’une troisième voie (fondée sur le corporatisme) entre l’économie ­­ capitaliste libérale (« individualiste pure ») et une économie « intégralement planifiée » caractérisant le socialisme. Dans la version réécrite, même ­­s’il ­­n’exclut pas explicitement cette possibilité, il adopte des formulations plus prudentes et il ajoute une précision cruciale sur le statut de l’idée ­­ examinée : Savoir si un tel schéma peut se traduire en pratique, et dans quelle mesure et sous quelles formes il le pourrait, ce sont des questions qui ont une importance relative : ce qui est politiquement et idéologiquement important, ­­c’est que ce schéma peut avoir et a effectivement la vertu de susciter une période ­­d’attente et d’espoir, ­­ en particulier chez certains groupes sociaux italiens, la grande masse des petits bourgeois urbains et ruraux par exemple, et donc de maintenir le système ­­d’hégémonie et les forces de coercition militaires et civiles à la disposition des classes dirigeantes traditionnelles94.

Quelle que soit ­­l’ampleur des transformations effectives que le fascisme produira, il n’en ­­ aura pas moins eu des effets politico-idéologiques, et même construit ­­ une certaine hégémonie, notamment chez les classes 91 Gramsci peut ainsi écrire que Ugo Spirito, ­­l’un des principaux théoriciens fascistes du corporatisme, est « à mettre parmi les théoriciens (plus ou moins inconscient […]) de la “révolution passive ou révolution-restauration” » (C15, § 36, p. 144 [mai 1933]). 92 C8, § 236, p. 397 [avril 1932]. Trad. mod. 93 Ibid. Trad. mod. 94 C10 I § 9, p. 35 [mi-avril – mi-mai 1932].



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moyennes. ­­C’est vraisemblablement en raison de ces effets politicoidéologiques que Gramsci désigne le « schéma » étudié – selon lequel le fascisme est capable de réaliser une rationalisation économique par le moyen d’une ­­ révolution passive – par l’expression ­­ ­­d’« hypothèse idéologique95 » (ou tout simplement par le terme ­­d’« idéologie » quelques lignes plus loin). De même, si le fascisme peut être le « représentant 96 idéologique » de la guerre de position dans toute l’Europe ­­ ­­c’est parce que le programme implicite de révolution passive dont il semble avoir initié la réalisation a pu être érigé en modèle dans ­­d’autres situations. ­­C’est ­­d’abord dans ­­l’Histoire de ­­l’Europe de Croce que Gramsci estime trouver ­­l’hypothèse idéologique en question, où elle serait présente ­­d’une manière inavouée. La valorisation acritique et unilatérale, dans cet ouvrage, des révolutions passives libérales du xixe siècle aurait eu « pour but de créer un mouvement idéologique analogue à celui de ­­l’époque que Croce analyse », et aurait ainsi donné une « justification intellectuelle » au fascisme dans la mesure où celui-ci apparaît comme ­­ 97 le mouvement analogue au libéralisme du siècle précédent . Ce faisant, Croce aurait « ­­contribué à épurer [le fascisme] de caractéristiques secondaires : des caractéristiques d’ordre ­­ superficiel et romantique mais qui n’en ­­ sont pas moins irritantes pour la correction classique de Goethe98 ». Gramsci semble dire ici que Croce, en dépit des enjeux idéologiques de ses conceptions, ­­ aurait eu l’intuition ­­ juste selon laquelle le fascisme doit moins être ­­compris par ses aspects irrationnels (exaltation de la violence, professions de foi en l’homme ­­ nouveau, « gladiatorisme balourd qui ­­s’autoproclame action et ne modifie que le vocabulaire, et non pas les choses, le geste extérieur, et non ­­l’homme intérieur99  ») ­­qu’à partir des tendances à la révolution passive qui lui sont immanentes, même si elles ne se réaliseront que partiellement. Tâchons maintenant de préciser les transformations historiques effectives que produit le fascisme aux yeux de Gramsci. 95 96 97 98

C10 I § 9, p. 34. Cette expression est absente du texte A. C10 I § 9, p. 35, texte A en C8, § 236, p. 397. C10 I § 9, p. 34, texte A en C8, § 236, p. 397. C10 I § 9, p. 34. Gramsci assimile Croce à Goethe en raison de son attachement au classicisme. 99 C22, § 5, p. 188-189 [2de moitié de 1934], texte A en C1, § 92 [février-mars 1930]. Gramsci pense ici à Mussolini, mais aussi à la philosophie de Gentile.

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POLITIQUE ÉCONOMIQUE ET CENTRALITÉ DE L’ÉTAT ­­

La centralité de l’État ­­ dans le fascisme le rapproche – ­­contrairement à ­­l’américanisme – des révolutions passives classiques. Gramsci s’arrête ­­ notamment sur son rôle économique : L­­ ’État se trouve investi ­­d’une fonction de premier ordre dans le système capitaliste en tant ­­qu’entreprise (holding ­­d’État) ­­concentrant ­­l’épargne qui sera mise à la disposition de ­­l’industrie et de ­­l’activité privée, en tant ­­qu’investisseur à moyen et à long terme (création en Italie des divers Instituts, du Crédit mobilier, de reconstruction industrielle, etc. ; transformation de la Banque ­­commerciale, renforcement des Caisses ­­d’épargne, création de nouvelles formes ­­d’épargne postale, etc.)100.

­­L’État doit ­­s’insinuer dans « ­­l’organisation de la production et des échanges » et limite ainsi la logique de la ­­concurrence et ­­l’arbitraire des décisions privées. Ce rôle économique est encore renforcé par le protectionnisme, la tendance à ­­l’autarcie ou le « sauvetage de grandes entreprises au bord de la faillite101 ». Malgré l’amélioration ­­ réelle du système d’investissement ­­ – trait ­­qu’il partage avec ­­l’américanisme – les dispositifs économiques mis en place par le fascisme ont des fondements contradictoires. ­­ Une grande partie de ­­l’épargne trouve sa source dans la surexploitation semi-féodale des paysans par les propriétaires terriens102, preuve que la modernité du système ­­n’est que superficielle. En outre, si « ­­l’État ­­[­fasciste­]­ semble avoir sa base politico-sociale chez les “petites gens” et les intellectuels » – la croissance de ­­l’appareil ­­d’État donnant de fait des débouchés à la petite bourgeoisie, qu’il ­­ arrive à Gramsci de désigner comme ­­ la « classe 103 militaire-bureaucratique  » – « en réalité sa structure demeure ploutocratique et il est impossible de briser les liens qui l’unissent ­­ au grand capital financier104 ». En définitive, si l’État ­­ fasciste est à l’origine ­­ de certaines innovations économiquement rationnelles, elles sont limitées et ­­contradictoires, bien plus nettement que dans le cas de ­­l’américanisme. Il y a un gouffre 100 C22, § 14, p. 208, texte A en C9, § 8, p. 412 [avril-mai 1932]. 101 C22, § 14, p. 209, texte A en C9, § 8, p. 412. 102 Ibid. 103 C13, § 23, p. 406 [juin 1932 – novembre 1933], texte A en Q4, § 66, p. 511 [novembre 1930]. 104 C22, § 14, p. 209-210. Sur le lien entre fascisme et capital financier, voir Alberto Burgio, Gramsci storico, op. cit., p. 194-202.



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entre les réalisations partielles de la politique économique fasciste et ­­l’idéologie du régime, qui repose sur « ­­l’exaltation de l’État ­­ en général, ­­conçu ­­comme quelque chose ­­d’absolu105 ». POLITIQUE TOTALITAIRE, CORPORATISME ET HÉGÉMONIE

Des intellectuels organiques du fascisme ­­comme Gentile ou son disciple Ugo Spirito (1896-1979) affirment « ­­l’identité entre individu et État », dans la mesure où ils nient la distinction « entre société civile et société politique, entre dictature et hégémonie106 ». La puissance de l­­ ’État – censé être tout – est supposée emporter par elle-même ­­l’assentiment de chacun. De telles conceptions ­­ sont évidemment spéculatives et idéologiques ; elles sont toutefois liées à des transformations historiques réelles qui ont affecté la nature de ­­l’État et de ­­l’hégémonie sous le fascisme. Par opposition aux États libéraux correspondant à une hégémonie bourgeoise classique, le fascisme est ­­l’une des « dictatures ­­contemporaines » qui « abolissent légalement ­­[­les­]­formes nouvelles ­­d’autonomie elles-mêmes et ­­s’efforcent de les incorporer à ­­l’activité de l­­ ’État », et où « la centralisation légale de toute la vie nationale dans les mains du groupe dominant devient “totalitaire”107 ». Le régime fasciste représente un cas – peut-être paradigmatique – de guerre de position, cette dernière impliquant une « ­­concentration inouïe de ­­l’hégémonie » et une « forme de gouvernement […] qui ­­[­prend­]­­­l’offensive ouvertement ­­contre les opposants et organise ­­d’une manière permanente ­­l’impossibilité ­­d’une désagrégation interne  » par des « ­­contrôles de tous genres108 ». La mobilisation des masses par le régime, qui est réelle, est viciée et hétéronome109. Surtout, de multiples 105 C22, § 14, p. 209. Sur ­­l’absolutisation de l­­ ’État dans les révolutions passives du xixe siècle, voir supra, p. 185-187. 106 C10 II § 7, p. 51 [2de moitié de mai 1932]. 107 C25, § 4, p. 311-312 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935], texte A en Q3, § 18, p. 303 [juin 1930]. Voir supra, p. 212-214. Le terme totalitaire a été utilisé à propos du fascisme à la fois par ses opposants comme ­­ par ses partisans, à partir de 1924. Précisons que Gramsci ­­n’utilise pas le substantif « totalitarisme ». 108 C6, § 138, p. 118 [août 1931]. Voir supra, p. 176. 109 Pensant à ­­l’évidence au fascisme, Gramsci parle ­­d’un parti « de masses, qui, en tant que masses, ­­n’ont ­­d’autre fonction politique que celle ­­d’une fidélité ­­d’ensemble, de type militaire […]. La masse ­­n’est ici ­­qu’une simple masse de “manœuvre” et elle est “occupée” par des prédications morales, des exhortations sentimentales, des mythes messianiques qui lui font attendre ­­l’âge fabuleux dans lequel toutes les ­­contradictions et les misères présentes seront automatiquement résolues » (C17, § 37, p. 287 [septembre-novembre 1933]).

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formes inédites de c­­ ontrôle des masses se déploient dans la société civile110. Les éléments de l’appareil ­­ hégémonique qui leur donnent leur effectivité relèvent directement, pour une grande part, soit de ­­l’État, soit du parti unique : il en va ainsi des journaux, de la propagande, des syndicats et corporations, et des associations culturelles, ­­ de loisir ou de jeunesse. Le parti lui-même dépend de l’État ­­ et est largement confondu ­­ avec lui (« Mussolini se sert de ­­l’État pour dominer le Parti, et du Parti, seulement 111 partiellement, dans les moments difficiles, pour dominer l’État ­­  »). Sans que cela justifie ­­d’occulter la distinction entre force et ­­consentement, les activités et rapports sociaux relevant de la société politique et ceux relevant de la société civile sont toujours plus intriqués, sous le primat de la société politique – le parti ­­constituant ­­l’un des facteurs fondamentaux de cette coalescence. Dans ­­l’État intégral libéral classique, on pourrait dire que la société civile est subsumée112 formellement sous la société politique : les « organismes dits vulgairement “privés”113 » de la société civile produisent leurs effets hégémoniques – voire, dans le cas des organisations subalternes, remettent en cause l’hégémonie ­­ établie – ­­d’une manière relativement indépendante de la société politique, même si cette dernière, lieu premier d’unification ­­ et d’action ­­ collective de la classe dominante, a la possibilité ­­d’abolir les organisations civiles et fixe en dernière instance les limites du public et du privé. Dans l­­ ’État intégral totalitaire (fasciste ici), on aurait plutôt une subsomption réelle114 : la société civile et les processus de production du ­­consentement qui ­­s’y effectuent sont directement contrôlés ­­ et organisés par la société politique, ce qui 110 « Le caractère de masse des partis modernes, leurs ramifications dans la société civile et la diffusion, qui en découle, ­­d’un réseau capillaire, dans différentes strates de la société, ­­d’“agents volontaires de ­­l’autorité” rend possible un ­­contrôle absolument inconnu dans les périodes précédentes » (Franco De Felice, « Rivoluzione passiva, fascismo, americanismo in Gramsci », art. cité, p. 191). 111 C2, § 75, p. 215 [février [?] 1929]. 112 Peter Thomas parle de « subsomption » pour penser le rapport entre société civile et société politique (The Gramscian Moment, op. cit., p. 70), sans toutefois distinguer deux types de subsomption. 113 C12, § 1, p. 314 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 47 [octobre-novembre 1930]. 114 Nous nous inspirons librement ici de la distinction ­­conceptuelle entre subsomptions formelle et réelle du travail par le capital (selon que le processus de production est organisé ou non par ce dernier) énoncée par Marx dans Le Capital. Critique de l’économie ­­ politique. Livre premier ­­[­1867­]­, Paris, PUF, 1993, chap. xiv, p. 571, et développée dans Le chapitre vi : manuscrits de 1863-1867. Le Capital, Livre I, Paris, Éditions sociales, 2010, p. 179-210 (publié uniquement en 1933, à Moscou, sous la direction de David Riazanov, et donc inconnu de Gramsci).



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signifie, pour le dire « vulgairement », que le privé relève directement du public. La logique totalitaire ­­d’identification des sociétés politique et civile sous le contrôle ­­ de la première, est à distinguer rigoureusement ­­d’une ­­configuration simplement «  autoritaire115 », en vigueur notamment « en Orient » (dont le paradigme est ­­l’autocratie tsariste), où seule la société politique est développée, la société civile étant « primitive et sans forme (gelatinosa)116 ». Dans l’une ­­ des notes les plus tardives des Cahiers, tout en parlant de « nouvel absolutisme » pour désigner le régime fasciste, Gramsci souligne ­­qu’« entre le vieil absolutisme renversé par les régimes constitutionnels ­­ et le nouvel absolutisme il existe une différence essentielle, qui fait ­­qu’on ne peut pas parler de régression117 », ni de répétition. Pour lui, ­­l’abolition formelle du parlementarisme n­­ ’abolit pas « son ­­contenu, l­­ ’individualisme, ceci dans la signification précise ­­d’“appropriation individuelle” du profit et ­­d’initiative économique pour le profit capitaliste individuel118 ». Se met ainsi en place un « parlementarisme noir » ou « implicite » (les luttes ­­d’influence entre factions au sein du régime). Il précise que ce phénomène « existe en fonction de nécessités historiques actuelles », « est un “progrès” en son genre », et que retourner au parlementarisme traditionnel serait une « régression antihistorique119 ». Les raisons pour lesquelles Gramsci fait ces affirmations étonnantes ne sont pas entièrement explicites. Il affirme que même là où le parlementarisme traditionnel « “fonctionne” publiquement, ­­c’est le “parlementarisme noir” qui est effectif120 ». On pourrait faire l’hypothèse ­­ que Gramsci reconnaît au fascisme le mérite de ne plus voiler ­­l’antagonisme sous les formes de la démocratie bourgeoise. Mais, s’il ­­ est vrai que Gramsci sous-estime parfois l’importance ­­ des formes démocratiques, il serait ­­contraire à son cadre de pensée de les considérer ­­ comme ­­ de simples illusions épiphénoménales à dissiper. Il affirme ainsi que si le « terrain légal » et parlementaire est aboli c’est ­­ « parce ­­qu’il devient une source ­­d’organisation et de réveil des forces 115 Franco De Felice, « Rivoluzione passiva… », art. cité, p. 192. 116 C7, § 16, p. 183 [novembre-décembre 1930]. 117 C14, § 74, p. 97 [mars 1935]. 118 Ibid., p. 96. Trad. mod. La notion de « parlementarisme noir » semble également valoir pour une formation sociale qui, tout en ayant dépassé le capitalisme, en subit encore les séquelles, puisque Gramsci ­­l’utilise aussi pour analyser la situation soviétique (voir infra, p. 296). 119 Ibid., p. 97. 120 Ibid.

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sociales latentes et assoupies », cette abolition étant donc « le symptôme (ou prévision) ­­d’une intensification des luttes et non le ­­contraire121 ». En réalité, ­­l’intensification de ­­l’activité politique des masses subalternes a mis en crise le parlementarisme traditionnel, et Gramsci ­­considère cette crise ­­comme irréversible. Contrairement aux anciennes stratégies politiques bourgeoisies, les dispositifs socio-politiques fascistes correspondent à des « nécessités actuelles » car ils prennent acte de cette situation nouvelle, même si ­­c’est dans la perspective de réorganiser ­­l’hégémonie des classes dominantes qu’ils ­­ font droit à la politique de masse. Le fascisme vise un retour au « corporatisme », mais pas au sens « Ancien Régime », au sens moderne du mot, quand la « corporation » ne peut pas avoir de limites fermées et exclusives, comme ­­ elle en avait dans le passé ; aujourd’hui ­­ c’est ­­ un corporatisme à « fonction sociale », sans restriction héréditaire ou ­­d’un autre genre122.

­­ L’analogie entre le fascisme et ­­l’Ancien Régime, ­­qu’elle soit établie à partir de ­­l’idée ­­d’absolutisme ou de corporatisme, reste donc superficielle aux yeux de Gramsci. Le corporatisme est une innovation historique ­­d’importance, élément essentiel de la nouvelle hégémonie fasciste, dans la mesure où il se présente à la fois ­­comme une réorganisation de ­­l’économie, comme ­­ un nouveau type de médiation politique liée directement au monde productif123 et ­­comme la mise en œuvre de ­­l’idéologie de ­­l’harmonie entre capital et travail. Certains théoriciens fascistes ont pensé le corporatisme comme ­­ le meilleur moyen ­­d’américaniser le capitalisme italien. On voit alors « la corporation ­­comme un bloc industriel-productif autonome » entre capitalistes et travailleurs, « destiné à résoudre dans un sens moderne et nettement capitaliste le problème du développement futur de ­­l’appareil économique italien, contre ­­ les éléments semi-féodaux et parasitaires de la société qui prélèvent une trop grosse part de plus-value124 ». Le corporatisme serait ainsi « la ­­condition de l’introduction ­­ en Italie des 121 C14, § 76, p. 98 [mars 1935]. Trad. mod. 122 Ibid. 123 Le Conseil national des corporations (­­composé de représentants des organisations patronales et des syndicats de salariés), créé en 1930, était censé représenter et coordonner les secteurs économiques, groupés en corporations (les « fonctions sociales » dont parle Gramsci). 124 C22, § 6, p. 190, texte A en Q1, § 135, p. 124 [février-mars 1930]. Parmi les théoriciens défendant ces conceptions, ­­ Gramsci fait en particulier référence à Nino Massimo Fovel (1880-1941).



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systèmes américains les plus avancés dans le domaine de la production et du travail125 ». Mais Gramsci doute que de telles conceptions ­­ correspondent à des forces socio-politiques significatives et relève de nombreux obstacles à leur réalisation, comme ­­ le poids des couches parasitaires et de l’appareil ­­ d’État ­­ ou la ­­contre-attaque idéologique des franges ­­conservatrices et «  ruralistes126 ». Le rôle principal du corporatisme pour le fascisme est celui d’une ­­ « police économique » – requise par les difficultés de la situation, a fortiori après 1929 – plutôt qu’une ­­ « nouvelle politique économique » de rationalisation127. Plus généralement, la politique économique fasciste a « eu pour fonction de soutenir des positions menacées dans les classes moyennes et non ­­d’éliminer cellesci », et de « créer de nouveaux rentiers », de nouveaux privilèges et des « cadres sociaux fermés128 ». Certes, il est abstraitement possible que le corporatisme soit la forme – juridique notamment – dans laquelle « une réorganisation technico-économique se réalise sur une grande échelle129 ». Mais, à la question de savoir si cela va effectivement advenir, c’est-à-dire ­­ si, avec le corporatisme fasciste, « on va assister à l’une ­­ de ces “ruses de la Providence” à la Vico, par lesquelles les hommes, sans se le proposer et sans le vouloir, obéissent aux impératifs de ­­l’histoire130 », Gramsci répond que, « pour ­­l’instant, on est porté à en douter131 ». Il envisage la possibilité que « la politique corporative » procède « par étapes très lentes, presque insensibles, qui modifieraient la structure sociale sans secousses brutales : un enfant, si étroitement ­­qu’il soit langé, se développe et grandit quand même » ; mais même si des « forces économiques » importantes œuvraient en ce sens (ce qui est incertain), « un tel processus serait si long et rencontrerait tant de difficultés ­­qu’entre-temps de nouveaux intérêts peuvent se constituer ­­ et s’opposer ­­ avec ténacité à son développement, ­­jusqu’à le briser net132 ». Il semble donc que, pour 125 Ibid., p. 189. 126 C22, § 2, p. 184, texte A en Q1, § 61, p. 72 [février-mars 1930]. 127 C22, § 6, p. 191, texte A en Q1, § 135, p. 125. 128 C22, § 6, p. 193, texte A en Q1, § 135, p. 125. 129 C22, § 6, p. 192, texte A en Q1, § 135, p. 125. 130 Comme cela avait été le cas lors de la période des restaurations après 1815 : voir supra, p. 188-189. 131 C22, § 6, p. 192. Trad. mod. Cette formulation (de la seconde moitié de 1934) est plus nuancée que celle du texte A (Q1, § 135, p. 125 [février-mars 1930]), dans lequel Gramsci, se posant la même question, répondait que « ­­l’on est nécessairement porté à le nier ». 132 C22, § 6, p. 193, texte A en Q1, § 135, p. 125.

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Gramsci, le lien entre corporatisme fasciste et rationalisation économique soit assez lâche133. Un autre théoricien du corporatisme ­­comme Ugo Spirito ­­s’arrête sur les enjeux socio-politiques du corporatisme. Contrairement à des « syndicalistes traditionnels » au sein du fascisme comme ­­ Edmondo Rossoni, Spirito défend un « corporatisme intégral » qui absorberait et remplacerait le syndicalisme, caduc puisque « le classisme aurait été dépassé par le corporatisme et par une certaine forme d’économie ­­ régulée et programmatique134 ». Gramsci critique le postulat idéologique selon lequel une « corporation propriétaire135 » utopique rendrait possible une authentique collaboration des classes et dissoudrait leurs ­­contradictions. Pour lui, « tant que l’ouvrier ­­ ­­d’une part et ­­l’industriel ­­d’autre part devront se préoccuper du salaire et du profit, il est évident que le syndicalisme de type ancien ne sera pas dépassé et ne pourra pas être absorbé dans d’autres ­­ institutions136 ». Cela étant, il considère ­­ que la tendance que ­­[­Spirito­]­et les autres personnes de son groupe représentent, est un « signe des temps ». ­­L’exigence d’une ­­ « économie selon un plan » […] est ­­l’expression encore « utopique » de ­­conditions en cours de développement qui, elles, exigent ­­l’« économie selon un plan137 ».

Les ­­conceptions de Spirito, que ce dernier a pu ­­condenser dans ­­l’expression « ­­communisme hiérarchique138 », sont illusoires et irréalisables. En tant ­­qu’il échafaude une solution non révolutionnaire à des problèmes actuels, il est néanmoins un théoricien, ou plutôt un idéologue, de la révolution passive139. Les théorisations du corporatisme évoquées, même si elles ne sont pas dominantes au sein du fascisme140, révèlent ainsi, pour Gramsci, que le projet corporatiste est un élément essentiel de la stratégie fasciste de 133 Luisa Mangoni, « Il problema del fascismo nei Quaderni del carcere », in Franco Ferri (dir.), Politica e storia in Gramsci, op. cit., tome 1, p. 428. 134 C15, § 39, p. 147 [mai 1933]. Trad. mod. 135 C15, § 36, p. 144 [mai 1933] ; C22, § 6, p. 191. 136 C15, § 39, p. 148-149. 137 C8, § 216, p. 386 [mars 1932]. 138 Alessio Gagliardi, « Il problema… », art. cité, p. 644. 139 Voir p. 266 note 91. 140 Les thèses de Spirito ont été âprement critiquées au second ­­congrès d’études ­­ syndicales et corporatives tenu à Ferrare en mai 1932, ce dont Gramsci est informé (voir Fabio Frosini, « Nation-peuple et nation-rhétorique, les dilemmes du fascisme et la question



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révolution passive. ­­S’il est évident ­­qu’il ne pourra pas apporter toutes les transformations socio-économiques que ses partisans annoncent, le corporatisme peut susciter, tout ­­comme la perspective de révolution passive dans son ensemble, un ­­consentement important dans la population, ce en quoi il ­­contribue à ­­l’hégémonie fasciste. La petite bourgeoisie, en particulier, verrait ­­d’un bon œil une réorganisation socio-économique donnant un rôle central à l’État ­­ et mettant fin aux conflits ­­ de classe. Pour autant, si le projet corporatiste était mené à bien, elle en pâtirait certainement, la modernisation de ­­l’économie impliquant une diminution du poids des classes intermédiaires non-productives. Gramsci, dans les Cahiers, ­­conçoit donc le fascisme non comme ­­ un simple « système réactionnaire », mais c­­ omme un « système totalitaire141 » correspondant à une reconfiguration radicale de la société politique, de la société civile et de leurs rapports. Tout en reposant sur une coercition brutale, le pouvoir fasciste organise une hégémonie réelle, bien que limitée et ­­contradictoire. Cette hégémonie, fondée sur des formes nouvelles et multiples de contrôle, ­­ est liée à une stratégie de révolution passive dont le corporatisme est un élément constitutif ­­ et paradigmatique. LE SENS HISTORIQUE ­­CONTRADICTOIRE DU FASCISME : TENDANCES MODERNISATRICES, CÉSARISME RÉGRESSIF, PUISSANCES OBSCURES

Étant donnée la ­­complexité du phénomène fasciste, Gramsci ne peut que ­­l’appréhender ­­d’une manière dialectique, dans ses différentes dimensions et dans ses différents aspects (sa réalité immédiate, mais aussi les potentialités de lutte qui ­­s’ouvrent avec lui). Dans le domaine strictement économique le fascisme a pu ­­conduire à une certaine croissance des forces productives, bien que limitée et vraisemblablement vouée à ­­s’épuiser. ­­D’un point de vue politique, malgré la domination violente et la répression qui est au fondement du régime, Gramsci peut aussi y discerner des éléments qui pourraient à terme avoir des effets historiques progressistes. Il en va ainsi de l’organisation ­­ des masses et de leur insertion dans la « vie étatique », par-delà les séparations séculaires en Italie entre les intellectuels et le peuple, entre villes et de la démocratie dans les Cahiers de prison d’Antonio ­­ Gramsci », in Marie-Claire CalozTschopp et alii (dir.), Rosa Luxemburg…, op. cit., p. 211-212). 141 Franco De Felice, « Rivoluzione passiva… », art. cité, p. 189.

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campagnes, entre le Nord et le Mezzogiorno. Gramsci part du constat ­­ suivant : Dans le Midi prédomine encore le type de ­­l’avocaillon (paglietta), qui assure le ­­contact entre la masse paysanne, les propriétaires, et ­­l’appareil ­­d’État ; dans le Nord, c’est ­­ le type du « technicien » ­­d’usine, qui sert de lien entre la masse ouvrière et les entrepreneurs : la liaison avec ­­l’État était assurée par les organisations syndicales et les partis politiques, dirigés par une couche entièrement nouvelle ­­d’intellectuels142.

Il ajoute que « ­­l’actuel syndicalisme d’État, ­­ impliquant la diffusion systématique, à ­­l’échelle nationale, de ce type social, ­­d’une manière plus cohérente et ­­conséquente que ne pouvait le faire le vieux syndicalisme, est ­­jusqu’à un certain point et en un certain sens un instrument ­­d’unification morale et politique143 ». La prétention fasciste ­­d’avoir réalisé ce que le Risorgimento n’avait ­­ su achever, une unité nationale véritable, est en partie juste : il produit un effet d’homogénéisation ­­ politico-­­culturelle. Reste que cette unification relative ­­s’accomplit sous les formes viciées de ­­l’embrigadement et de l’inculcation ­­ idéologique, neutralisant toute initiative autonome des masses. La potentialité progressiste de ­­l’unification ne pourra être actualisée ­­qu’après le renversement du fascisme, en étant réappropriée par ­­l’activité des subalternes et en premier lieu du prolétariat. Par ailleurs, l’abolition ­­ du parlementarisme peut conduire ­­ à une intensification des contradictions. ­­ En effet, « quand une lutte peut ­­s’arranger légalement, elle n­­ ’est certainement pas dangereuse : ­­c’est quand ­­l’équilibre légal est reconnu impossible ­­qu’elle le devient144  ». ­­D’une manière analogue, il faut ­­s’attendre à ce que les organisations et espaces de la société civile relativement autonomes qui ont été abolis légalement par les dictatures ­­contemporaines et intégrés à l’État ­­ intégral totalitaire resurgissent en tant que ­­conflits au sein de ce dernier. Gramsci ­­s’attache depuis le début des années 1920 à diagnostiquer les contradictions ­­ du 142 C19, § 26, p. 82-83 [juillet-août 1934 – février 1935]. Si ­­l’hypothèse avancée était la même, le texte A (Q1, § 43, p. 36 [février-mars 1930]) ne parlait pas de « syndicalisme d’État » ­­ mais de « corporatisme ». Gramsci semble avoir voulu éviter le terme de corporatisme, trop marqué par la propagande et les théorisations fascistes, et adopter une caractérisation plus analytique. 143 Ibid. 144 C14, § 76, p. 98 [mars 1935].



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fascisme145 et, en janvier 1926, dans une intervention à la commission politique à la veille du 3e Congrès du PCd’I à Lyon, il avait déclaré : « Il ­­convient ­­d’examiner la stratification du fascisme même, car, étant donné le système totalitaire que le fascisme tend à instaurer, ce sera dans le sein même du fascisme que tendront à resurgir les conflits ­­ qui ne peuvent se manifester par d’autres ­­ voies146. » Togliatti développera cette idée dans les cours ­­qu’il donne à ­­l’École internationale léniniste de Moscou entre janvier et avril 1935 : Le terrain des syndicats fascistes est le terrain le plus mobile dans les cadres de la dictature fasciste et du fascisme : le terrain le plus mobile parce que les rapports de classe ­­s’y reflètent ­­d’une manière directe et immédiate. ­­C’est la preuve de l’exactitude ­­ de l’affirmation ­­ de Lénine selon laquelle toute organisation de masse des travailleurs, même la plus réactionnaire, devient inévitablement un lieu où se déroule la lutte des classes, devient un point de départ de la lutte des classes. Cela ­­constitue notre point de départ pour déterminer la tactique du travail à accomplir dans les syndicats fascistes147.

Si Gramsci envisage que ­­l’organisation des masses subalternes par le fascisme soit potentiellement progressiste, ­­c’est dans le sens où elle ouvre de nouvelles perspectives au déploiement de la lutte des classes. ­­L’aspect régressif du fascisme apparaît nettement, à ­­l’inverse, dans les réflexions sur le « césarisme148 ». L’un ­­ des enjeux de ces réflexions était de cerner plus précisément le phénomène fasciste – le fait que le terme fasse écho à la place de la Rome antique dans la propagande fasciste étant significatif à cet égard149. Défini schématiquement, le césarisme consiste, ­­ alors q­­ u’il existe un « équilibre catastrophique » entre deux forces en lutte, 145 Voir par exemple « Les deux fascismes », Ordine Nuovo, 25 août 1921, in EP II, p. 151-153. 146 « Intervento alla Commissione politica del PCd’I », in La costruzione del Partito ­­comunista. 1924-1926, Turin, Einaudi, 1971, p. 486, cité et traduit par Fabio Frosini dans « Nationpeuple… », art. cité, p. 201-202. 147 Palmiro Togliatti, Corso sugli avversari. Le lezioni sul fascismo, Turin, Einaudi, 2010, p. 80. 148 Pour ­­l’étude la plus approfondie du césarisme chez Gramsci, voir Francesca Antonini, Caesarism and Bonapartism in Gramsci : Hegemony and the Crisis of Modernity, Leyde/Boston, Brill, 2020. Sur le rôle de cette notion dans la conception ­­ gramscienne du fascisme, voir également Luisa Mangoni, « Cesarismo, bonapartismo, fascismo », Studi Storici, année 17, no 3, juillet-septembre 1976, p. 1-61, et Alessio Gagliardi, « Tra rivoluzione e ­­controrivoluzione. ­­L’interpretazione gramsciana del fascismo  », Laboratoire italien, no 18, 2016 [en ligne]. 149 Walter Adamson, « ­­Gramsci’s Interpretation of Fascism », Journal of the History of Ideas, vol. 41, no 4, octobre-décembre 1980, p. 628.

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en ­­l’irruption ­­d’un troisième terme qui décide de la situation. Ce dernier (classiquement incarné dans une « grande personnalité “héroïque” ») peut jouer un rôle « progressiste » (César, Cromwell ou Napoléon Ier par exemple) ou « de régression » (Napoléon III, Bismarck, etc.), selon celle des deux forces ­­qu’il favorise (dans une certaine mesure)150. ­­S’ajoute à cela une autre distinction : le caractère absolu ou relatif de ­­l’antagonisme entre les forces socio-politiques. Dans certains cas, ceux de César et Napoléon Ier par exemple, les forces distinctes et opposées, ne ­­l’étaient pas au point ­­qu’il leur était « absolument » impossible de parvenir à une fusion et une assimilation réciproques au terme ­­d’un processus moléculaire, ce qui ­­s’est produit effectivement, au moins partiellement (suffisamment toutefois quant aux fins historico-politiques de la cessation de la lutte organique fondamentale et donc du dépassement de la phase catastrophique)151.

Ainsi, il était possible de trouver des compromis ­­ entre optimates et populares dans le cas de César, ou, dans le cas de Napoléon, entre noblesse et bourgeoisie – ce qu’a ­­ d’ailleurs ­­ également montré la période de la Restauration. De tels ­­compromis ont rendu possibles des transformations historiques ­­d’ampleur et des « phases historiques de passage ­­d’un type ­­d’État à un autre type ­­d’État, passage au cours duquel les nouveautés furent si nombreuses et d’une ­­ telle importance qu’elles ­­ représentèrent 152 une ­­complète révolution  ». « Dans le monde moderne », ­­c’est-à-dire ici la période dont Gramsci est ­­contemporain, l­­ ’équilibre porteur de perspectives catastrophiques ne s’instaure ­­ pas entre des forces qui, en dernière analyse, pourraient se fondre et ­­s’unifier, fût-ce au terme ­­d’un processus laborieux et sanglant, mais entre des forces dont l’opposition ­­ est historiquement incurable et même ­­s’approfondit particulièrement avec ­­l’avènement de formes césaristes153. 150 C13, § 27, p. 415 [novembre 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 133, p. 500 [novembre 1932]. Trad. mod. Gramsci précise ailleurs que le césarisme ne saurait se ­­comprendre par le seul rapport des « classes fondamentales » : il faut prendre en ­­compte leur diversité propre, ainsi que ­­d’autres forces socio-politiques, citant en exemple les groupes militaires et les paysans dans le cas du coup d’État ­­ de Louis-Napoléon Bonaparte (C14, § 23, p. 39 [janvier 1933]). 151 C13, § 27, p. 417, texte A en C9, § 136, p. 503 [novembre 1932]. 152 C13, § 27, p. 418, texte A en C9, § 136, p. 504. 153 Ibid. Trad. mod.



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Il est désormais clair que l’antagonisme ­­ entre bourgeoisie et prolétariat est « incurable ». De plus, alors que ­­l’armée avait un rôle décisif pour les césarismes ­­jusqu’à Napoléon III (notamment lors de ­­l’accession au pouvoir), Gramsci précise que ce n’est ­­ plus le cas dans le « monde moderne », ce qu’il ­­ rattache aux transformations de la « technique politique154 » ; en revanche, la police, comprise ­­ en un sens élargi155, joue dorénavant un rôle central, a fortiori sous le fascisme. Par ailleurs, Gramsci affirme qu’il ­­ peut apparaître « une solution césariste, même en ­­l’absence ­­d’un César, même en ­­l’absence ­­d’une personnalité “héroïque” et représentative156 ». Il estime que les gouvernements reposant sur une coalition transversale constituent ­­ le « degré initial » du césarisme, rappelant que le pouvoir fasciste reposait initialement, en octobre 1922, sur un tel gouvernement, avant ­­d’évoluer par étapes, entre 1922 et 1926, jusqu’à ­­ un césarisme ayant « une forme plus pure et permanente, encore que même celle-ci ne soit pas immobile ni statique157 ». Si l’on ­­ croise les deux critères distingués par Gramsci (progressiste/ réactionnaire ; antagonisme absolu/relatif), il semble que le fascisme puisse être pensé ­­comme un césarisme « absolument régressif158 ». Cela ne doit toutefois pas amener à nier sa capacité à produire des transformations d’ampleur ­­ et à durer. Gramsci précise que dans le monde moderne aussi, le césarisme dispose ­­d’une certaine marge, plus ou moins grande suivant les pays et leur poids relatif dans la structure 154 C13, § 27, p. 416, texte A en C9, § 133, p. 501. Voir supra, p. 175. 155 La police désigne ici « ­­l’ensemble des forces organisées par l’État ­­ et par les particuliers pour sauvegarder le pouvoir politique et économique des classes dirigeantes » – des « partis “politiques” entiers » et des « organisations économiques ou ­­d’un autre genre » ­­s’avérant être « des organisations de police politique ayant un caractère ­­d’information et de prévention » (ibid.). 156 Ibid. 157 Ibid. On peut ­­d’ailleurs penser que, pour Gramsci, la fonction césariste ­­n’est pas uniquement accomplie par Mussolini mais aussi par le parti fasciste. Francesca Antonini – voyant une analogie avec le cas du Prince moderne, qui ne saurait non plus être un individu – parle de « césarisme collectif » (Caesarism …, op. cit., p. 199-200). Gramsci remarque ailleurs que le parti fasciste (unique et totalitaire) se voit de plus en plus attribuer le rôle, autrefois joué par la Couronne, ­­d’incarnation de la souveraineté et ­­d’arbitrage entre fractions des groupes dominants (C7, § 93, p. 235 [décembre 1931]), et doit se présenter comme ­­ une « force impartiale » (C13, § 21, p. 399 [novembre 1932 – novembre 1933]). 158 Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 395.

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mondiale car une forme sociale a « toujours » des possibilités marginales de développement ultérieur et d’aménagement ­­ ultérieur de son organisation et, surtout, elle peut compter ­­ sur la faiblesse relative de la force progressiste antagoniste, qui dérive de la nature et du mode de vie particulier de celle-ci, faiblesse qu’il ­­ lui faut maintenir159.

Mais, dans la « dialectique révolution-restauration », « ­­l’élément restauration » ­­l’emporte nettement, plus encore ­­qu’avec Napoléon III par exemple. Ce dernier défendait certes les intérêts fondamentaux des classes dominantes ­­contre les subalternes, mais à une époque où la société bourgeoise avait encore d­­ ’importantes « possibilités de développement », que le Second Empire a ­­contribué à actualiser160. La crise au cours de laquelle Louis-Napoléon Bonaparte a pris le pouvoir ­­n’était pas organique mais « momentanée », liée aux divisions internes de la bourgeoisie plus qu’à ­­ l’intensité ­­ des luttes 161 subalternes . Dans la période d’après-guerre, ­­ caractérisée par une crise organique, les possibilités de développement sont bien plus réduites. En raison de ses tendances modernisatrices ­­d’une part, et de son caractère politiquement régressif de ­­l’autre, Burgio a parlé de « rationalisation régressive162 » à propos du fascisme tel que le ­­comprend Gramsci. Frosini a quant à lui utilisé ­­l’expression de « modernisation passive163 ». Ces formulations ont chacune leur pertinence mais ne doivent pas ­­conduire à négliger ­­d’autres éléments, qui ­­s’avèrent hétérogènes voire opposés aux tendances fascistes à la rationalisation ou à la modernisation (­­qu’elles soient à l’œuvre ­­ dans la structure économique, l’organisation ­­ des masses ou les techniques de lutte idéologique) même si l’on ­­ prend en ­­considération leurs effets socio-politiques délétères. Le fascisme laisse en effet libre cours à l’activité ­­ de « puissances obscures164 », déjà renforcée 159 C13, § 27, p. 418, texte A en C9, § 136, p. 504. Trad. mod. 160 Gramsci ­­considère même que le césarisme de Napoléon III, bien que régressif car prenant le parti des classes dominantes, a également eu un rôle « objectivement progressiste » dans la mesure où il a œuvré au développement de la société bourgeoise. Même si Gramsci ne le précise pas, tout porte à croire ­­qu’il pourrait affirmer la même chose de Bismarck, dirigeant de la révolution passive allemande (voir Francesca Antonini, Caesarism …, op. cit., p. 144-145). 161 Ibid. On retrouve à nouveau l’influence ­­ de ­­l’analyse du 18 Brumaire par Marx. 162 Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., chap. 16 (p. 393-413). Cette expression nous semble plus adéquate que celle de « modernité archaïque » (Alberto Burgio, Gramsci storico, op. cit., p. 168-210). 163 Fabio Frosini, « Nation-peuple… », art. cité, p. 209. 164 C13, § 23, p. 399 [juin 1932 – novembre 1933]. Voir Alberto Burgio, Gramsci. Il sistema in movimento, op. cit., p. 396-399.



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par la crise organique (finance, armée, bureaucratie étatique, Église), celles-ci obéissant à leurs intérêts étroits et à des logiques irrationnelles (spéculation, expansionnisme militaire, ­­conservation des positions et de la hiérarchie, conception ­­ du monde anti-moderne). Autrement dit, à côté de son net aspect moderniste – qui peut receler des virtualités progressistes notamment en tant que points ­­d’appui pour les luttes subalternes – le fascisme n’élimine ­­ pas, et parfois même promeut, des 165 éléments anachroniques de la formation sociale italienne : maintien de rapports semi-féodaux dans le Mezzogiorno, protection des rentiers, Concordat avec ­­l’Église166, ou encore mise en circulation ­­d’idéologies passéistes (ruralisme167, mythe de la Rome antique). Le fascisme est tiraillé entre des rythmes socio-historiques divergents. On comprend ­­ donc que Gramsci, tout en étant particulièrement attentif aux modernisations entreprises par le régime fasciste dans différents domaines de la vie sociale, les considère ­­ comme ­­ contradictoires ­­ et limitées. Ces transformations historiques ne modifient ni la structure de classe antérieure ni le capitalisme et elles sont entreprises « sous la direction des classes dirigeantes traditionnelles168 », quel ­­qu’ait pu être ­­l’ancrage sociologique et idéologique du fascisme, notamment à ses débuts, dans la petite bourgeoisie. Il existe, corrélativement à la coercition étouffante du régime fasciste (en particulier contre ­­ les organisations ouvrières) et à sa fonction de maintien dans la passivité politique des masses subalternes, une hégémonie fasciste réelle ; mais elle s’avère ­­ être une modalité – certes profondément nouvelle – de l’hégémonie ­­ bourgeoise. En définitive, Gramsci souligne le « caractère “transitoire” (au sens ­­qu’il ne fait pas époque, non pas au sens du “peu de durée”) » du fascisme, en ajoutant que certains régimes peuvent durer longtemps sans faire époque, en raison de leurs « forces de viscosité », et surtout ­­s’ils « sont “forts” de la faiblesse des autres, même suscitée169 ». On peut dégager, suite à l’étude ­­ de la conception ­­ gramscienne de ­­l’américanisme et du fascisme, les critères de progrès q­­ u’il mobilise implicitement. Ils sont au nombre de trois : croissance des forces productives (modernisation et rationalisation économiques) ; activité autonome et 165 Voir supra, p. 94-97. 166 Voir C16, § 14, p. 231-233, texte A en C14, § 44, p. 37-38. 167 C22, § 2, p. 184, texte A en Q1, § 61, p. 72 [février-mars 1930]. 168 C10 I § 9, p. 35 [mi-avril – mi-mai 1932]. 169 C14, § 76, p. 98 [mars 1935]. Trad. mod. Voir supra, p. 97-99.

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émancipation des masses subalternes, puis accroissement de leur pouvoir social ; capacité à faire époque, c’est-à-dire ­­ à instaurer un bloc historique radicalement nouveau dépassant des ­­contradictions antérieures. Ces trois critères sont partiellement liés. La rationalisation économique peut être une ­­condition de ­­l’activité des masses subalternes, qui présuppose un certain niveau de développement intellectuel, ­­d’organisation et ­­d’unification, à une échelle nationale. Réciproquement, ­­l’analyse de l’américanisme ­­ par Gramsci montre ­­qu’il adhère à la thèse marxiste selon laquelle le développement des forces productives ne sera réellement libéré que dans une société socialiste, dans la mesure où il nécessite une véritable planification ; il ­­s’agirait évidemment là ­­d’un nouveau bloc historique. Ces trois critères n’en ­­ restent pas moins distincts, et en tension les uns avec les autres. On peut observer, à court terme du moins, un progrès économique sans autonomie des subalternes, ­­comme sous ­­l’américanisme et, dans une moindre mesure, le fascisme. De même, nous avons vu que, pour Gramsci, les révolutions passives du xixe siècle, alors même que, par définition, elles dépossèdent largement les subalternes de leur capacité d’initiative ­­ socio-politique, ont été progressistes au troisième sens en ce qu’elles ­­ correspondent à une nouvelle structure de classe – ce ­­qu’en revanche on ne peut pas dire leurs analogues du xxe siècle. Seules les révolutions actives marquent un progrès dans les trois sens du terme.

SOCIALISME EXISTANT ET ÉMANCIPATION DES SUBALTERNES LA « POLITIQUE TOTALITAIRE » ET LE CENTRALISME DÉMOCRATIQUE

L­­ ’URSS présente un trait ­­commun avec ­­l’Italie fasciste : ­­l’abolition de ­­l’État libéral, ­­constitutionnel et parlementaire classique. Dans les deux cas se met en place un système socio-politique où le parti joue un rôle décisif. Et dans les deux cas, on a une « politique totalitaire », qui tend 1) à obtenir que les membres ­­d’un parti déterminé trouvent dans ce seul parti toutes les satisfactions ­­qu’avant ils trouvaient dans une multiplicité ­­d’organisations, c’est-à-dire ­­ à rompre tous les fils qui liaient ces membres à des organismes ­­culturels étrangers au parti ; 2) à détruire toutes les autres



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organisations ou à les incorporer dans un système où le parti est le seul régulateur170.

Mais Gramsci distingue deux types de politiques totalitaires : 1) quand le parti en question est porteur d’une ­­ nouvelle ­­culture ; on a alors une phase progressiste ; 2) quand ce parti veut empêcher ­­qu’une autre force, porteuse d’une ­­ nouvelle ­­culture, devienne « totalitaire » ; on a alors, objectivement, une phase de régression, réactionnaire, même si la réaction (­­comme cela se produit souvent) ­­n’avoue pas être réactionnaire et cherche à apparaître elle-même porteuse ­­d’une nouvelle ­­culture171.

La notion de politique « totalitaire » ­­n’est pas nécessairement critique pour Gramsci. Les deux types – progressiste et réactionnaire – ­­qu’il distingue ici renvoient vraisemblablement aux régimes soviétique et fasciste. Le critère qui les différencie est la nouveauté ou non de la « ­­culture » dont les partis totalitaires sont porteurs, et, par extension, celle du type de bloc historique ­­qu’ils cherchent à établir ou à maintenir172. Il semble donc reconnaître une forme similaire dans les deux cas (dépassement de ­­l’État libéral, rôle central du parti), mais avec un contenu ­­ historique de classe différent. La pensée dialectique et ­­concrète de Gramsci ne saurait toutefois ­­s’en tenir à une telle dichotomie abstraite entre forme et contenu. ­­ Il revient ainsi sur la question du caractère progressiste des partis ­­communistes (au pouvoir ou non) dans une note ultérieure. ­­D’une part, il mobilise un critère proche de celui que ­­l’on vient ­­d’exposer. Partant du postulat selon lequel un parti politique (­­qu’il représente les groupes dominants ou subalternes) remplit une fonction « policière » au sens large, ­­c’est-à-dire de « tutelle ­­d’un certain ordre politique et légal », Gramsci distingue entre un exercice répressif et réactionnaire de cette fonction, et un exercice expansif et progressiste. La fonction policière ­­d’un parti « est progressiste quand elle tend à maintenir dans les limites de la nouvelle légalité les forces réactionnaires spoliées et à hausser au niveau de la nouvelle légalité les masses arriérées. Elle est régressive quand elle tend à opprimer les forces vives de l’histoire ­­ et à maintenir une légalité 170 C6, § 136, p. 117 [août 1932]. 171 Ibid. Trad. mod. 172 Cela recoupe le troisième sens de la notion de progrès que ­­l’on a distingué au point précédent.

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dépassée, anti-historique, devenue extrinsèque173 ». D’autre ­­ part, il met en évidence un critère plus immanent et dialectique, celui du rapport démocratique à ­­l’activité des masses : Quand le parti est progressiste, il fonctionne « démocratiquement » (au sens ­­d’un centralisme démocratique), quand le parti est régressif, il fonctionne « bureaucratiquement » (au sens d’un ­­ centralisme bureaucratique). Dans ce dernier cas le parti est un pur exécutant, non délibérant ; il est alors techniquement un organe policier, et son nom de parti politique est une pure métaphore de caractère mythologique174.

Ces deux critères peuvent-ils être en contradiction ? ­­ Un parti peut-il ­­contribuer à libérer les « forces vives de l’histoire » ­­ sans pour autant être démocratique ? Il semble que oui, si l’on ­­ entend par « forces vives » les forces productives. Mais si les forces vives renvoient aux masses subalternes, leur libération ne pourrait être ­­conciliée avec une absence de démocratie. Certes Gramsci, fidèle à la tradition léniniste, soutient la nécessité d’une ­­ discipline militante et révolutionnaire ainsi que ­­l’importance d’une ­­ direction résolue à la tête du parti. Mais le parti, le Prince moderne, est censé ­­s’identifier à « ­­l’ensemble des activités pratiques et théoriques issues des classes subalternes, visant leur autonomie et leur hégémonie175 » : en tant que tel, il se doit de reposer sur une démocratie ­­concrète. Le « problème du parti176 » est de concilier ­­ son autorité avec une véritable démocratie à la base – problème qui n’est ­­ que plus criant après la révolution. La formule de « centralisme démocratique » permet, sinon de le résoudre, du moins de le poser plus précisément. Il s’agit ­­ d­­ ’un « centralisme » en mouvement, c’est-à-dire ­­ une adéquation permanente de ­­l’organisation au mouvement réel, une régulation des poussées d’en ­­ bas par les commandements ­­ d’en ­­ haut, l’insertion ­­ permanente des éléments qui surgissent des profondeurs de la masse dans le cadre solide de l’appareil ­­ de 173 C14, § 34, p. 49 [janvier 1933]. 174 Ibid. Trad. mod. 175 ­­C’est la définition que Panagiotis Sotiris donne du Prince moderne, par analogie avec ­­l’État intégral « défini par Gramsci ­­comme “ensemble des activités pratiques et théoriques” assurant ­­l’hégémonie de la bourgeoisie » (Panagiotis Sotiris, « Vers un front uni intégral. Quelques axes stratégiques pour un laboratoire du communisme », ­­ Période, juin 2018 [en ligne]). 176 Sur ce problème et sur les mesures et dispositifs plus concrets ­­ que Gramsci envisage pour le résoudre, je me permets de renvoyer à Yohann Douet, « Gramsci et le problème du parti », Contretemps, mars 2017 [en ligne].



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direction qui assure la ­­continuité et ­­l’accumulation régulière des expériences. […] Il exige une unité organique entre théorie et pratique, entre couches intellectuelles et masses populaires, entre gouvernants et gouvernés177.

La démocratie ainsi conçue ­­ doit avoir pour corrélat la diffusion dans ­­ l’organisation (et à terme dans la société dans son ensemble) d’une ­­ discipline bien ­­comprise, comme ­­ « rapport continu ­­ et permanent entre gouvernants et gouvernés qui réalise une unité collective », non pas certes ­­comme une prise ­­d’ordres passive et servile, comme ­­ l­­ ’exécution mécanique d’une ­­ consigne ­­ (ce qui peut être pourtant nécessaire dans des circonstances données, comme ­­ par exemple au milieu d’une ­­ action déjà décidée et commencée), ­­ mais comme ­­ une assimilation consciente ­­ et lucide de la directive à réaliser. La discipline ­­n’annule donc pas la personnalité au sens organique, mais limite seulement ­­l’arbitraire et ­­l’impulsivité irresponsable, sans parler de la vaine fatuité de ­­s’illustrer178.

Ainsi, on pourra ­­consentir à ne pas avoir de droit de regard sur la tactique, parce que l’on ­­ partage les exigences stratégiques, à l’élaboration ­­ desquelles on a participé. Plus généralement, ­­l’autodiscipline repose sur ­­l’intériorisation ­­d’une nouvelle ­­culture, ­­d’objectifs politiques généraux et de grands principes d’action, ­­ eux-mêmes forgés en commun ­­ à partir ­­d’une situation socio-économique partagée, sur laquelle on peut alors agir collectivement. Pour Gramsci, « dans les partis, la nécessité est déjà devenue liberté et de là naît la très grande valeur politique […] de la discipline interne d’un ­­ parti et donc la valeur de critère d’une ­­ telle discipline pour évaluer la force ­­d’expansion des différents partis179 ». Au centralisme démocratique, Gramsci oppose le centralisme bureaucratique, où la direction et ­­l’appareil de ­­l’organisation ­­s’autonomisent, si bien ­­qu’« il finit par ne plus y avoir ­­d’unité, mais un marais superficiellement calme et “muet” […], un “sac de pommes de terre”, ­­c’est-à-dire une juxtaposition mécanique ­­d’“unités” individuelles sans lien entre elles180 ». Coupé de sa base, le parti ­­n’est plus capable d­­ ’élaborer une ligne juste, et sombre dans l’opportunisme ­­ ou le dogmatisme. En pensant plutôt à ce second écueil, Gramsci désigne aussi la logique opposée au centralisme 177 C13, § 36, p. 429-431 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 68, p. 448-449 [juillet-août 1932]. 178 C14, § 48, p. 62-63 [février 1933]. 179 C7, § 90, p. 233 [décembre 1931]. 180 C13, § 36, p. 431, texte A en C9, § 68, p. 449.

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démocratique par une autre expression : « centralisme organique181 ». Cette expression était utilisée par Bordiga pour désigner sa propre conception ­­ – rigide et dirigiste – du parti, vu comme ­­ ­­l’« organe » du prolétariat agissant au nom de ce dernier, et non comme ­­ une « partie » avancée en interaction avec le reste de la classe comme ­­ le défendait Gramsci182. Il ne ­­s’agit pas uniquement de revenir sur les anciennes polémiques ­­contre son rival et prédécesseur à la tête du ­­PCd’I : il semble que sa critique du sectarisme et du dogmatisme liés au « centralisme organique » vise aussi la ligne dite de troisième période (classe ­­contre classe, caractérisation des sociaux-démocrates comme ­­ sociaux-fascistes, etc.) adoptée officiellement par le Komintern lors de son 6e Congrès (septembre 1928), ainsi que ­­l’autoritarisme de la politique stalinienne183. Ces remarques comportent ­­ peut-être même une dimension autocritique, Gramsci ayant en effet été ­­l’un des artisans de la « bolchévisation » du ­­PCd’I, mise en œuvre après le 5e Congrès du Komintern184. Gramsci ajoute encore un élément à son analyse des régimes nonlibéraux progressistes. Pour lui, « dans la réalité de certains États » – il pense probablement ici ­­d’abord aux États socialistes –, le parti ­­s’avère être le véritable « chef de ­­l’État », même si, ­­d’une manière différente « de ce que prévoit le droit constitutionnel ­­ traditionnel, [­­­il­]­ne règne ­­[­pas­]­ni ne gouverne au sens juridique ». Ce parti a le « pouvoir de fait », il exerce la fonction ­­d’hégémonie et par ­­conséquent ­­d’équilibre entre des intérêts différents, dans la « société civile », qui, pourtant, est si étroitement mêlée en fait à la société politique que tous les citoyens sentent que c’est ­­ lui qui au contraire, ­­ règne et gouverne. Sur cette réalité qui est en ­­continuel mouvement, on ne peut créer un droit ­­constitutionnel de type traditionnel, mais seulement un système de principes qui affirment ­­comme étant la fin de ­­l’État sa propre fin, sa propre disparition, ­­c’est-à-dire la réabsorption de ­­l’État dans la société civile185. 181 Par exemple C14, § 48, p. 62 (voir aussi C3, § 56 ; C6, § 128 ; C11, § 67, texte A en Q4, § 33 ; C13, § 38, texte A en C1, § 49). 182 Précisons que Gramsci peut parfois revaloriser le terme « organique » et ­­l’attribuer au centralisme démocratique, dans le sens où ce dernier rend possible un rapport organique du parti avec les classes subalternes et le mouvement historique (C13, § 36, p. 429, texte A en C9, § 68, p. 448). 183 Voir Giorgio Baratta, « Socialisme, américanisme… », art. cité, p. 151, et Giuseppe Vacca, Modernità alternative, op. cit., p. 207. 184 Voir Peter D. Thomas, « ­­L’hypothèse ­­communiste et la question de ­­l’organisation », Période, janvier 2015 [en ligne]. 185 C5, § 127, p. 497 [novembre-décembre 1930].



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Le caractère progressiste du parti au pouvoir dans un État socialiste est donc lié à son activité ­­concrète tendant à faire disparaître ­­l’État. Ce critère est toutefois problématique dans la mesure où aucune autre garantie n’est ­­ donnée à ­­l’exception ­­d’un ensemble de principes admis dans le parti. La pensée de Gramsci est ici confrontée ­­ au risque, intrinsèquement lié à la politique révolutionnaire, que la période historique de transition censée mener à « ­­l’autonomie intégrale186 » des subalternes soit ­­compromise par des déviations oppressives. ÉTAT, SOCIÉTÉ RÉGLÉE ET AUTOGOUVERNEMENT

Le régime soviétique se caractérise aux yeux de Gramsci par une ­­ contradiction en acte et – ­­c’est du moins ce ­­qu’il espère – motrice entre une situation présente marquée par ­­l’étatisme et ­­l’horizon ­­d’une résorption attendue de la société politique dans la société civile. D’après ­­ lui, il faut ­­construire, « dans ­­l’enveloppe de la société politique », « une société civile ­­complexe et bien articulée, où chaque individu se gouverne lui-même mais sans que cet autogouvernement entre en conflit ­­ avec la société politique, en en devenant au contraire ­­ le prolongement normal, le ­­complément organique187 ». Or, pour cela, une période de statolâtrie est nécessaire et même souhaitable pour certains groupes sociaux qui, avant la venue de la vie étatique autonome, ­­n’ont pas ­­connu une longue période de développement ­­culturel et moral propre et indépendant (­­comme il était possible dans la société médiévale et dans les gouvernements absolus, étant donnée l­­ ’existence juridique des États ou ordres privilégiés) : cette « statolâtrie » ­­n’est rien ­­d’autre que la forme normale de « vie étatique », ­­d’initiation au moins à la vie étatique autonome et à la création ­­d’une « société civile » autonome qu’il ­­ était historiquement impossible de créer avant la venue à la vie étatique indépendante188.

Le terme de statolâtrie189 renvoie ici au ­­concept de dictature du prolétariat, pouvoir ­­d’exception censé rendre possible la fin du pouvoir politique (au 186 C25, § 5, p. 313 [juillet-août 1934 – premiers mois de 1935], texte A en Q3, § 90, p. 373 [août 1930]. 187 C8, § 130, p. 332 [avril 1932]. 188 Ibid. 189 Le terme de statolâtrie est étroitement lié au fascisme : il est utilisé par le pape Pie XI pour dénoncer le c­­ ulte de l­­ ’État organisé par le nouveau régime, et apparaît (positivement) sous la plume de Gentile dès 1924 (par exemple « Stato etico e statolatria », Giornale critico della filosofia italiana, no 5, 1924, p. 467-468). Que Gramsci utilise ce terme pour

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sens de pouvoir séparé reproduisant la domination de classe), et peut-être également à la radicalisation stalinienne de cette thèse avec l’idée ­­ de la nécessité d’un ­­ « renforcement » de l’État ­­ en URSS190. La suite du texte laisse penser que Gramsci, sans condamner ­­ unilatéralement le régime soviétique de son temps ni ­­considérer ­­qu’il représente nécessairement une impasse historique, ­­s’inquiète de ses évolutions possibles : Une telle « statolâtrie » ne doit pas être abandonnée à elle-même et ne doit surtout pas se transformer en fanatisme théorique et être conçue ­­ comme ­­ « perpétuelle » : elle doit justement être critiquée afin ­­qu’elle se développe et produise de nouvelles formes de vie étatique, où ­­l’initiative des individus et des groupes soit « étatique », même si elle n’est ­­ pas due au « gouvernement des fonctionnaires » (rendre « spontanée » la vie étatique)191.

La phase de statolâtrie doit donc être circonscrite, et il ­­s’agit ­­d’en préparer le dépassement. Par ailleurs, ce qui lui succédera ne sera pas une simple « administration des choses192 », mais plutôt une diffusion de la politique dans tout ­­l’ensemble social, alors ­­qu’elle était auparavant cantonnée à ­­l’État. ­­C’est ce que signifie la reformulation par Gramsci du dépérissement de ­­l’État ­­comme absorption de la société politique par la société civile. Précisons que, pour lui, la période de transition, nécessaire pour que « ­­l’État disparaisse et se dissolve tendanciellement dans la société réglée193 », est une « époque historique qui durera probablement des siècles194 ». La société civile devra donc être largement développée et profondément redéfinie. En effet, pour Gramsci, la société civile a en règle générale un appréhender la réalité soviétique témoigne de ­­l’intrication de ses réflexions sur le fascisme et sur le socialisme. 190 Staline soutient que dans un ­­contexte ­­d’« encerclement » capitaliste et durant la période de transition dont l’« aggravation ­­ de la lutte des classes » est ­­l’une des caractéristiques essentielles, seul le renforcement – et non la simple persistance – de l’État ­­ peut permettre son dépérissement ultérieur (voir « De la déviation de droite dans le PC.(b) de ­­l’U.R.S.S. » [avril 1929], in Joseph Staline, Les questions du léninisme, Paris, Norman Béthune, 1970, tome 1, p. 342-347). 191 C8, § 130, p. 332-333. Trad. mod. 192 « Le gouvernement des personnes fait place à ­­l’administration des choses et à la direction des opérations de production. ­­L’État n’est ­­ pas “aboli”, il s’éteint » ­­ (Friedrich Engels, AntiDühring, op. cit., p. 320). Cette expression vient de Saint-Simon. 193 C6, § 88, p. 83 [mars-août 1931]. Trad. mod. 194 C7, § 33, p. 198 [février 1931]. Michele Filippini remarque que ces lignes ­­constituent le seul passage des Cahiers où Gramsci semble ­­considérer que le passage au ­­communisme est garanti, et il le fait bien entendu pour insister sur la longue durée de ce processus (A New Approach, op. cit., 2017, p. 51).



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c­­ ontenu de classe intrinsèque. Elle est étroitement liée – bien que d’une ­­ manière différente et avec plus de médiations que la société politique – aux groupes sociaux dominants et hégémoniques. Elle ne peut pas être interprétée en un sens libéral195 ­­comme un espace neutre où les classes et partis pourraient entrer en ­­compétition librement et sans biais. Si elle représente un terrain de lutte, dans la mesure où toutes les organisations qui la ­­constituent ne sont pas, ou pas seulement, des instruments des groupes dominants, il ­­s’agit ­­d’un terrain favorable, en temps normal, à ces derniers. Appliquée aux sociétés de classes, la notion de société civile est ainsi une notion historique et stratégique utilisée pour analyser les modifications des appareils ­­d’hégémonie successifs et les possibilités différenciées de lutte ­­qu’ils offrent aux subalternes. Mais, ­­lorsqu’elle est appliquée à la période de transition et à la société post-révolutionnaire, la notion a un rôle critique et normatif : elle permet ­­d’évaluer le régime en place, le socialisme réellement existant, en fonction du degré de développement de la société civile et de résorption de la société politique en son sein. Gramsci peut alors assimiler la société civile à ­­l’« autogouvernement », la société politique étant présentée comme ­­ le « gouvernement des fonctionnaires » (­­c’est-à-dire la bureaucratie)196. Du reste, Gramsci écrivait dès 1919 : Le type de l’État ­­ prolétarien […] ­­n’est pas le parlementarisme, mais ­­l’autogouvernement des masses par l’intermédiaire ­­ de leurs propres organes électifs ; ce ­­n’est pas la bureaucratie de carrière mais les organes administratifs créés par les masses elles-mêmes avec la participation réelle des masses à ­­l’administration du pays et à ­­l’œuvre socialiste de ­­construction. La forme ­­concrète de l’État ­­ prolétarien est le pouvoir des Conseils ou d’organisations ­­ semblables197.

Bien que la voie pour l’atteindre ­­ soit désormais plus ardue, ­­l’autogouvernement garde la même importance dans les Cahiers. Si Gramsci ne ­­l’affirme pas explicitement, on peut voir les soviets et les différents types de conseils ­­ comme ­­ des organisations de la société civile propres aux groupes subalternes, ­­qu’il ­­s’agira ­­d’étendre, de ­­complexifier 195 Pour une telle lecture, voir l’article ­­ aussi influent que critiqué de Norberto Bobbio, « Gramsci e la ­­concezione della società civile », in Saggi su Gramsci, Milan, Feltrinelli, 1990, p. 38-65. 196 C8, § 130, p. 332. 197 « ­­L’internationale ­­communiste  », Ordine Nuovo, 24 mai 1919, in EP I, p. 228-230.

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et de ramifier, afin de maintenir sous ­­contrôle la bureaucratie spécialisée et autonomisée puis d’assurer ­­ à terme la totalité de ses fonctions. La transcendance de l’appareil ­­ ­­d’État par rapport à la société civile doit en définitive être abolie, ce qui signifie notamment mettre fin à la séparation entre le personnel de l’État ­­ et le reste de la société. Cela passe par le développement « de nouvelles formes de vie étatique, où ­­l’initiative des individus et des groupes soit “étatique”, même si elle ­­n’est pas due au “gouvernement des fonctionnaires” (rendre “spontanée” la vie étatique)198 » ; et cela présuppose que les individus aient atteint un niveau ­­d’éducation suffisant et aient assez intériorisé les normes et ­­conceptions communes ­­ adéquates à la société nouvelle pour être 199 capables ­­d’autodiscipline . Gramsci évoque certains moyens permettant ­­d’avancer vers un tel résultat : renforcer ­­l’« unité du travail manuel et intellectuel » et établir « un lien plus étroit entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif (permettant aux fonctionnaires élus de ­­s’intéresser 200 non seulement au contrôle, ­­ mais à l’exécution ­­ des affaires de l’État) ­­  ». Bien entendu, la ­­conception du passage au ­­communisme que Gramsci ne fait qu’esquisser ­­ présente des tensions significatives : entre le rôle de l’État ­­ et son dépérissement annoncé dans la société civile ; entre ­­l’autonomie individuelle et le poids de la collectivité et de ­­l’intériorisation des normes ; entre ­­l’autogouvernement (et donc l’effectivité ­­ de la délibération ­­commune) et la détermination des objectifs politiques, voire des valeurs éthiques, par les nécessités économico-techniques. Concernant ce dernier point, Gramsci écrit qu’ ­­ il faut faire « liberté » de ce qui est « nécessaire », mais pour cela il faut reconnaître une nécessité « objective », ­­c’est-à-dire qui soit objective principalement pour le groupe dont on parle. Il faut pour cela se référer aux rapports techniques de production, à un type déterminé de civilisation économique, qui, pour être développé, demande une façon déterminée de vivre, des règles déterminées de conduite, ­­ une certaine coutume201.

La ­­conception gramscienne du communisme ­­ et de la liberté socio-politique cherche ainsi à ­­concilier les exigences objectives (rôle de ­­l’État dans 198 C8, § 130, p. 333. 199 Sur la notion d’autodiscipline, voir p. 260 et p. 285. 200 C13, § 36, p. 428 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 21, p. 420 [mai 1932]. 201 C16, § 12, p. 225 [juin-juillet 1932 – 2de moitié de 1934], texte A en C8, § 153, p. 344 [avril 1932].



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la transition, irréductibilité des ­­conditions économiques) et ­­l’horizon émancipateur (autogouvernement collectif et autodétermination individuelle). Mais ­­l’on peut estimer que ce problème ­­n’a pas reçu de solution entièrement satisfaisante dans les Cahiers, ­­comme le laissent penser les lignes ci-dessus, où est esquissée une image de la liberté comme ­­ simple adaptation à une nécessité matérielle202. Dans le communisme ­­ visé par Gramsci, la bipartition entre société politique et société civile perd son sens. Il ­­n’existera plus ­­qu’un éventail complexe ­­ de fonctions et de rapports immanents à la société civile. Dans la mesure où il ne peut plus être mis en regard de celui de société politique, le terme même de société civile perd sa pertinence. Gramsci a pu parler de « société réglée » pour désigner le nouveau bloc historique qu’il ­­ ­­s’agit ­­d’établir. Pour lui, il faut que la période de transition corresponde à une société où « ­­l’unité historique de la société civile et de la société politique est ­­comprise dans un sens dialectique (­­j’entends ­­d’une dialectique réelle et non pas seulement ­­conceptuelle) et où ­­l’État est conçu ­­ comme ­­ susceptible d’être ­­ dépassé par la société “réglée”203 ». Il précise que « dans cette société le parti dominant ne se confond ­­ pas organiquement avec le gouvernement ; c’est ­­ un instrument pour le passage de la société civile et politique à la “société réglée”, dans la mesure où il les absorbe toutes deux, pour les dépasser (et non en perpétuer les ­­contradictions)204 ». Le net « refus ­­d’identifier le parti avec ­­l’État205 » durant la phase socialiste, évident dans ce passage, accompagne la mise en garde ­­contre la « statolâtrie » : le parti ­­communiste doit ­­conserver sa fonction critique après la révolution. Outre le dépérissement de la société politique, ­­l’avènement de la société réglée impliquerait une autre modification décisive : l’abolition ­­ de ­­l’extériorité des logiques économiques par rapport à la vie sociale. Il ­­s’agit en un certain sens ­­d’intérioriser dans la société civile (devenue société réglée), et de faire passer sous le contrôle ­­ des organisations et institutions qui la ­­constituent, les contraintes ­­ et les mécanismes aveugles propres à la sphère économique. La planification est évidemment le dispositif premier pour réaliser une telle suture entre économie 202 Voir la conclusion ­­ de ce chapitre, p. 306-308. 203 C6, § 65, p. 55-56 [décembre 1930 – mars 1931]. 204 Ibid. 205 Carlos Nelson Coutinho, ­­Gramsci’s Political Thought, Leyde/Boston, Brill, 2012, p. 91.

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et société civile ou, dans les termes de Gramsci, pour faire passer la nécessité en liberté : Si l’on ­­ réfléchit bien la revendication même d’une ­­ économie selon un plan, ou économie dirigée, est destinée à faire pièce à la loi statistique entendue mécaniquement, ­­c’est-à-dire produite par ­­l’accumulation ­­contingente ­­d’une infinité ­­d’actes arbitraires individuels, même si cette économie devra se fonder sur la statistique, ce qui ne signifie pas la même chose : en réalité la ­­conscience humaine se substitue à la « spontanéité » naturaliste206.

Gramsci a également pour projet de développer des « plans » pour les sphères superstructurelles207. Il envisage par exemple une « littérature selon un plan208 », ce qui ne signifie pas la réduire à une simple propagande mais – ­­d’une manière réfléchie et collective – inciter, favoriser ou créer les ­­conditions de certains types d’activité ­­ et ­­d’œuvres artistiques. 210 Il parle aussi de « plan » pour le journalisme209 ou encore pour l’école ­­ , même si, dans les notes où il se penche sur ces exemples, la planification ­­qu’il propose ne vaut pas uniquement pour une société socialiste. Dans ces différents cas, la planification, si elle est bien menée, peut permettre un ­­contrôle démocratique sur ces sphères sociales, par le moyen des diverses organisations et institutions de la nouvelle société civile. Bien entendu, de tels dispositifs de planification font courir le risque d’une ­­ dérive autoritaire ­­s’ils deviennent les instruments immédiats des groupes au pouvoir. Vraisemblablement ­­conscient de ce danger, Gramsci ­­n’y ­­consacre toutefois pas de développements spécifiques. UN RÉGIME « ÉCONOMICO-CORPORATIF »

Pour Gramsci, la transition post-révolutionnaire est dans un premier temps marquée par la politique totalitaire et la statolâtrie (qui implique une unité étroite de la société civile et de la société politique) même si ces éléments doivent être contrebalancés ­­ par la perspective du 206 C11, § 25, p. 227 [juillet-août 1932]. Le lien entre planification et liberté collective aux yeux de Gramsci est également attesté en C14, § 66, p. 81 [février 1933] (repris en C24, § 1, p. 286 [2de moitié de 1934]) et en C14, § 68, p. 84 [février 1933]. 207 C13, § 11, p. 368 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 62, p. 293 [février 1932]. 208 C14, § 65, p. 79 [février 1933]. 209 C24, § 1, p. 286 [2de moitié de 1934], texte A en C14, § 66, p. 81 [février 1933]. 210 C12, § 1, p. 326 [mai-juin 1932], texte A en Q4, § 49, p. 483 [octobre-novembre 1930].



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dépérissement de ­­l’État211. Cette perspective assure une fonction critique en ce ­­qu’elle évite la c­­ onfusion entre société politique et société civile qui ne pourrait que renforcer la tendance de ­­l’État totalitaire à se perpétuer. Ailleurs, il suggère ­­qu’après la phase initiale « où ­­l’État sera égal au Gouvernement, et où ­­l’État ­­s’identifiera à la société civile », et avant la résorption ­­complète de ­­l’État dans la « société réglée », on devra « passer à une phase ­­d’État-veilleur de nuit212, ­­c’est-à-dire ­­d’une organisation coercitive qui protégera le développement des éléments de la société réglée en ­­continuel essor, et réduira donc graduellement ses interventions autoritaires et ­­contraignantes213 ». Gramsci rattache cela à la tâche de « dépasser les phases extrêmes “économico-corporatives” », sachant que « ­­l’identification entre État et Gouvernement est une expression de la forme économico-corporative, c’est-à-dire ­­ de la confusion ­­ entre société 214 civile et société politique  ». Il semble ainsi que la notion de phase « économico-corporative » soit particulièrement pertinente, aux yeux de Gramsci, pour analyser le régime soviétique de son temps215, même ­­s’il ­­considère que celui-ci pourra évoluer ultérieurement de plusieurs manières, divergentes voire ­­contradictoires. Les corrélats idéologiques de cette phase politique primitive et marquée par le primat de ­­l’économie sont le fatalisme et le mécanisme. Il s’agit ­­ donc, dans les domaines pratique comme ­­ théorique, de dépasser cette phase en élaborant une politique hégémonique (non sectaire) et une ­­conception du monde historiciste (non mécaniste). Les textes de Gramsci pointent le danger ­­d’un blocage historique de ­­l’Union soviétique dans cette première phase, notamment à cause du stalinisme, mais soulignent également ­­qu’il était nécessaire de passer par cette phase, et qu’elle ­­ recèle en ce sens des virtualités progressistes, 211 C8, § 130, p. 332-333 [avril 1932]. Trad. mod. 212 Gramsci écrit ailleurs que cette notion (mise en avant, du reste, par les libéraux) désigne « un État dont les fonctions sont limitées à la sauvegarde de l’ordre ­­ public et au respect des lois », ajoutant ­­qu’il s’agit ­­ ­­d’une « hypothèse-limite » (C26, § 6, p. 327 [fin 1934 – premiers mois de 1935], texte A en Q5, § 69, p. 503 [octobre-novembre 1930]). 213 C6, § 88, p. 83 [mars 1931]. Trad. mod. 214 Ibid., p. 82. Trad. mod. Voir Francesca Antoinini, Caesarism …, op. cit., p. 181-182. 215 Cette thèse est notamment défendue par Giuseppe Vacca dans Modernità alternative, op. cit. 135-149. Vacca soutient toutefois que Gramsci ­­considère le socialisme soviétique ­­comme un cas de révolution passive, à côté du fascisme et de ­­l’américanisme, ce que nous tâchons de réfuter plus loin.

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c­­ omme la planification économique ou les tendances – même largement non actualisées – au développement d’une ­­ nouvelle ­­culture. Il écrit : S­­ ’il est vrai ­­qu’aucun type ­­d’État ne peut éviter de passer par une phase primitive économico-corporative, on peut en déduire que le c­­ ontenu de l­­ ’hégémonie politique du nouveau groupe social qui a fondé ce nouveau type ­­d’État doit être en priorité ­­d’ordre économique : il ­­s’agit de réorganiser la structure et les rapports réels entre les hommes et le monde économique ou de la production. Les éléments formant la superstructure ne peuvent être que rares et ils auront un caractère de prévision et de lutte mais avec des éléments « de planification » encore rares : le projet ­­culturel sera surtout négatif : une critique du passé tendant à faire oublier, à détruire ; les lignes de la construction ­­ seront encore de « grandes lignes », des ébauches qui pourront (et devront) être modifiées à tout instant afin ­­d’être cohérentes avec la nouvelle structure en formation216.

Même à la date relativement avancée à laquelle il écrit cette note (mars 1932), Gramsci c­­ onsidère donc le caractère rudimentaire de la c­­ ulture en URSS non pas tant ­­comme un symptôme de son inévitable dégénérescence que c­­ omme le signe de la possibilité d­­ ’une efflorescence future. De même, à partir ­­d’un texte de Mirsky217 sur les débats philosophiques en URSS entre les courants « dialecticien » et « mécaniste218 », tous deux insatisfaisants, il réitère sa défense de la grossière ­­culture soviétique (« les commencements ­­ d’un ­­ monde nouveau, toujours âpres et rocailleux, sont supérieurs au déclin ­­d’un monde à ­­l’agonie et aux chants du cygne ­­qu’il produit219 ») ainsi que son acte de foi dans son avenir (« le dépérissement du “fatalisme” et du “mécanisme” indique un grand tournant historique220 »). Pour ces raisons, il semble que le caractère « économico-corporatif » du socialisme soviétique ne signifie pas pour Gramsci qu’il ­­ s’agisse ­­d’un type de révolution passive ­­contemporaine (aux côtés par exemple du fascisme et de l’américanisme). ­­ Cette thèse a été notamment soutenue par Christine Buci-Glucksmann, qui a mobilisé ­­l’argument de « ­­l’étatisation » de la transition, c­­ ’est-à-dire du fait que les transformations caractérisant le régime soviétique étaient mises en œuvre « par en haut », 216 C8, § 185, p. 363-364 [décembre 1931]. 217 Dimitri P. Mirsky, « The Philosophical Discussion in the C.P.S.U. in 1930-1931 », The Labour Monthly, vol. 13, no 10, octobre 1931, p. 649-656. 218 Voir Roger Zapata, Luttes philosophiques en URSS. 1922-1931, Paris, PUF, 1983. 219 C11, § 12, p. 194 [juin-juillet 1932]. 220 Ibid.



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par un État dirigiste221. Cette observation juste ne suffit toutefois pas à prouver que Gramsci comprenne ­­ la situation soviétique à partir de la notion de révolution passive, qu’il n’utilise ­­ du reste jamais à propos de ­­l’URSS. D’abord, ­­ les politiques jacobines elles-mêmes, paradigme de révolution active, ont en un sens été mises en œuvre « par en haut ». Et, surtout, le régime soviétique trouve son origine dans la révolution de 1917, qui a indéniablement reposé sur la participation active des masses populaires. Même si Gramsci a conscience ­­ que l’élan ­­ donné par ces événements révolutionnaires ­­s’est largement épuisé, ils ont néanmoins fixé les coordonnées fondamentales du processus ultérieur. De plus, rien ­­n’indique que Gramsci ait discerné dans ­­l’histoire soviétique ­­d’après 1917 une inflexion ­­comparable à celles symbolisées par Thermidor, le 18 Brumaire ou 1815 dans ­­l’histoire française ­­d’après 1789, alors même que de telles analogies étaient très fréquentes chez les critiques du stalinisme (et même du bolchévisme)222. Gramsci reconnaissait, et cela dès avant son incarcération223, la perte ­­d’expansivité et de puissance hégémonique du régime soviétique, qui n’a ­­ pu qu’être ­­ accentuée par ­­l’autoritarisme et la brutalité criminelle de Staline, notamment envers les paysans. Mais il ne semble pas avoir considéré ­­ ces éléments comme ­­ irréversibles, ­­puisqu’à ses yeux ­­l’adoption d’une ­­ politique hégémonique par le régime, et plus généralement le dépassement de sa phase économico-corporative, restaient concrètement ­­ possibles. Une autre interprétation soutient que Gramsci voyait dans le régime soviétique non pas tant une révolution passive ­­qu’un « césarisme progressiste224 », ­­comparant implicitement Staline à Cromwell ou à Napoléon Ier225. Mais elle nous semble également ­­contestable. Dans les Cahiers, la notion 221 Christine Buci-Glucksmann, « State, Transition and Passive Revolution », in Chantal Mouffe (dir.), Gramsci and Marxist Theory, op. cit., p. 219. 222 Voir Tamara Kondratieva, Bolcheviks et Jacobins. Itinéraire des analogies, Paris, Payot, 1989. 223 Gramsci estimait que le prestige du socialisme soviétique était menacé par les dissensions entre les dirigeants du PCUS – ­­c’est-à-dire à la fois par l’opposition ­­ de Trotsky, Zinoviev et Kamenev et par l’attitude ­­ de la majorité dirigée par Staline : voir la lettre à Togliatti du 26 octobre 1926, in EP III, p. 316. 224 Domenico Losurdo, « Gramsci, la Russie soviétique et la critique du populisme », in Yohann Douet (dir.), « Une nouvelle ­­conception du monde », op. cit., 2021, p. 101. Giuseppe Vacca a également émis cette hypothèse (« ­­L’URSS stalinienne dans ­­l’analyse des Cahiers de prison » [­­ ­1988­]­, in André Tosel (dir.), Modernité de Gramsci ?, op. cit., p. 175-176), mais, sans la renier explicitement, il ne la mentionne plus dans Modernità alternative, op. cit. 225 Sur ces deux personnages historiques, voir C13, § 27, p. 415 [novembre 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 133, p. 500 [novembre 1932].

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de césarisme ­­n’est pas employée en lien avec ­­l’URSS. De plus, il serait difficile de déterminer les forces sociales entre lesquelles Staline et la direction bureaucratisée du parti auraient été placées, ­­conformément à la ­­conception gramscienne du césarisme, en position d­­ ’arbitre. Enfin, ­­s’il est vrai que Gramsci rapproche la figure de Trotsty et celle de Bonaparte226, ­­l’hypothèse selon laquelle ses critiques de Trotsky viseraient en réalité Staline, faite par certains ­­commentateurs227, nous semble, même si elle était avérée, constituer ­­ une chaîne de rapprochements (Staline-TrotskyBonaparte-césarisme progressiste) trop distendue pour fonder une interprétation du stalinisme ­­comme césarisme progressiste. ­­L’attitude de Gramsci à ­­l’égard du socialisme soviétique semble ­­consister en une critique – de plus en plus marquée, même si ­­l’on peut juger ­­aujourd’hui q­­ u’elle reste insuffisante – de ­­l’autoritarisme stalinien et de la ligne sectaire, économiciste et dogmatique adoptée par le PCUS et le Komintern à partir de la fin des années 1920, plutôt ­­qu’en une ­­condamnation du régime soviétique en lui-même. Ce dernier est à ses yeux le produit ­­d’une expérience historique émancipatrice ­­d’une portée inouïe, dont il s’agit ­­ de reprendre l’élan, ­­ ­­d’intensifier les effets et de conjurer ­­ les déviations, en adoptant une politique hégémonique. Pour Gramsci, la réalité socio-politique, même dans une société post-révolutionnaire, est une intrication ­­complexe de rapports de forces : ennemis extérieurs, résistances des anciennes classes dominantes, revendications de certaines fractions des subalternes et luttes entre lignes politiques alternatives au sein des dirigeants du régime. Ces dernières peuvent prendre une forme proche du « parlementarisme noir » diagnostiqué pour le fascisme228. Dans ­­l’une des dernières notes des Cahiers, Gramsci en vient à s­­ ’interroger ainsi : « La liquidation de Leone Davidovitch ­­[­Trotsky­]­ ­­n’est-elle pas un épisode de la liquidation “aussi” du parlement “noir” qui subsistait après l’abolition ­­ du parlement “légal”229 ? » Sans que cela implique de défendre le parlementarisme noir en tant que tel, Gramsci ­­s’inquiète donc de sa « liquidation » par le stalinisme, ­­c’est-à-dire de la suppression de toute expression, même implicite, d’une ­­ ligne alternative – suppression 226 Voir infra, p. 297-298. 227 Voir Giuseppe Vacca, « ­­L’URSS stalinienne… », art. cité p. 165-187 ; et Francesco Benvenuti et Silvio Pons, « ­­L’Unione Sovietica nei Quaderni », in Giuseppe Vacca (dir.), Gramsci e il Novecento, Rome, Carocci, 1999, p. 93-124. Sur cette hypothèse, voir aussi p. 298-299. 228 Voir supra, p. 271. 229 C14, § 76, p. 98 [mars 1935].



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qui risquerait de réduire à néant toute possibilité d’auto-correction ­­ et ­­d’auto-critique réelle du processus révolutionnaire230. Rappelons que, quelques semaines avant son emprisonnement, Gramsci s’était ­­ opposé à une telle liquidation : Nous voulons être sûrs que la majorité du C.C. ­­d’U.R.S.S. n’a ­­ pas ­­l’intention ­­d’écraser l’adversaire ­­ dans la lutte et qu’elle ­­ est disposée à éviter les mesures extrêmes. ­­L’unité de notre parti frère de Russie est nécessaire au développement et au triomphe des forces révolutionnaires mondiales. […] Les dommages causés par une faute commise ­­ par le Parti uni sont facilement réparables, les dommages que causerait une scission ou un état prolongé de scission latente peuvent être irréparables ou fatals231.

Il soutenait alors la majorité de Staline (qui défendait le socialisme dans un seul pays et la poursuite de la NEP) contre ­­ la minorité de Trotsky (ce dernier prônant la stratégie de la révolution permanente et la collectivisation de ­­l’agriculture) notamment parce ­­qu’il ­­considérait que seule la politique de la majorité était apte à construire ­­ une solide hégémonie du prolétariat sur la paysannerie. À ­­l’époque de la rédaction des Cahiers, la situation avait radicalement changé, puisque Staline avait repris à Trotsky le projet de collectivisation de ­­l’agriculture et l’avait ­­ mis une œuvre avec une très grande brutalité. HÉGÉMONIE COMMUNISTE, ­­ VOLONTÉ COLLECTIVE NATIONALEPOPULAIRE ET INTERNATIONALISME

Un dernier élément à prendre en compte ­­ dans l’évaluation ­­ du socialisme réellement existant est la dialectique entre hégémonie nationale-populaire et horizon internationaliste (ou « cosmopolite »). Selon Gramsci, Trotsky proposerait une fausse solution à ce problème : l’idée ­­ de révolution permanente, appliquée à la question des relations internationales, impliquerait ­­d’exporter la révolution depuis la Russie à ­­d’autres pays et de militariser des rapports de forces qui devraient être politiques : Gramsci, pensant à la diffusion de certains acquis de la 230 Et non une autocritique « hypocrite » semblable à celle prônée par certains intellectuels fascistes ­­comme dépassement du pluralisme parlementaire, c­­ ontre qui Gramsci polémique implicitement ici (C14, § 74, p. 96 [mars 1935]). Comme le remarque Robert Paris dans la note qu’il ­­ consacre ­­ à ce paragraphe, il est probable que Gramsci pense également à ­­l’URSS. 231 Lettre du 14 octobre 1926 au Comité Central du PCUS, in EP III, p. 314.

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Révolution française par les armes, voit ici un danger de « napoléonisme (napoleonismo)232 ». Trotsky, à ­­l’image de la plupart des dirigeants de la IIe Internationale avant Lénine, penserait avec des « ­­concepts non nationaux », et défendrait un internationalisme « vague et purement idéologique (au mauvais sens du terme) » qui ne peut que paralyser les analyses et actions ­­concrètes233. Chaque situation nationale étant le « résultat ­­d’une ­­combinaison “originale” unique », il faut affirmer que, même si « le développement va en direction de l­­ ’internationalisme […] le point de départ est “national”, et c’est ­­ de ce point de départ qu’il ­­ faut partir234 ». Le « labeur ­­continu pour distinguer l’élément ­­ “international” et “unitaire” dans la réalité nationale et locale, est en réalité ­­l’action politique ­­concrète, la seule activité productrice de progrès historique235 ». Pour Gramsci, « ­­c’est dans le ­­concept ­­d’hégémonie que se nouent les exigences de caractère national », et ­­c’est à partir de lui ­­qu’il ­­convient de ­­comprendre les différentes échelles de l’action ­­ politique : Une classe de caractère international [le prolétariat], dans la mesure où elle guide des couches sociales strictement nationales (les intellectuels), et même souvent moins encore que nationales, particularistes et municipalistes (les paysans), doit « se nationaliser », dans un certain sens, et ce sens doit ­­d’ailleurs être c­­ ompris de façon assez large, car avant que se forment les ­­conditions d­­ ’une économie selon un plan mondial, il faut traverser des phases multiples où peuvent entrer des ­­combinaisons régionales (de groupes de nations) variées236.

Il ­­s’en déduit que la stratégie du socialisme dans un seul pays ne peut être viable que si elle a pour corrélat une véritable politique hégémonique envers les autres classes subalternes et en particulier envers la paysannerie, et ­­qu’elle perd au contraire ­­ son intérêt si elle s’accompagne ­­ ­­d’une politique sectaire et brutale comme ­­ sous Staline. C’est ­­ en ce 232 C14, § 68, p. 85 [février 1933]. Notons que Gramsci souligne ailleurs le risque de « bonapartisme » lié à la conception ­­ autoritaire de l’industrialisation ­­ et aux projets de « militarisation du travail » défendus par Trotsky dans le cadre du débat sur les syndicats en 1920 et 1921 (exposés notamment dans Terrorisme et ­­communisme ­­[­1920­]­) : C22, § 11, p. 198, texte A en Q4, § 52, p. 489 [novembre 1930]. Voir p. 260 note 69. 233 C14, § 68, p. 84. 234 Ibid. 235 C13, § 36, p. 430-431 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C9, § 68, p. 449 [juilletaoût 1932]. 236 C14, § 68, p. 84. Trad. mod.



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sens que l’on ­­ peut se demander si le retour de Gramsci sur le débat du milieu des années 1920 entre Staline et Trotsky, ainsi que sa critique de ce dernier comme ­­ bonapartiste237, ne vise pas implicitement et ironiquement la ligne adoptée par la direction du PCUS et du Komintern à partir de 1928-1929238. Quoi ­­qu’il en soit, l’internationalisme ­­ abstrait et mécanique ­­d’une part, le nationalisme cynique et opportuniste de ­­l’autre, ­­constituent aux yeux de Gramsci deux écueils symétriques qui brisent la dialectique entre différentes échelles qui doit caractériser la lutte pour l’émancipation ­­ des subalternes. La politique communiste ­­ doit être tendue – sans pour autant en faire son objectif ultime – vers la réalisation d’une ­­ unité nationalepopulaire véritable, a fortiori dans les pays comme ­­ la Russie, ou l’Italie ­­ dans une moindre mesure, où les processus ­­constitutifs ­­d’un bloc historique moderne n’ont ­­ pas été pleinement accomplis (réformes agraires, ­­construction ­­d’un État rationnel, laïcisation, nationalisation des masses populaires). Mais ­­s’il est nécessaire ­­d’en passer par un moment de « nationalisation du territorial239 », afin de faire entrer les masses dans la vie politique240, il importe de ne pas ­­comprendre cette exigence selon un schéma étapiste rigide. Nous savons que, pour plusieurs penseurs marxistes, la Russie, du fait même de son arriération se traduisant par le maintien de ­­communautés primitives pouvant ­­constituer une base pour ­­l’édification ­­d’un ­­communisme moderne (Marx241) et par sa faiblesse dans la chaîne impérialiste (Lénine242), avait ­­constitué un terrain particulièrement propice aux activités révolutionnaires. Or il semble ­­qu’aux yeux de Gramsci la situation de l’Italie ­­ soit analogue : les insuffisances du processus de nationalisation, la faiblesse de la territorialisation de sa population (qui se traduit en particulier par l’émigration ­­ économique 237 Voir supra, p. 298 note 232. 238 Voir supra, p. 296 note 227. 239 Francesca Izzo, Democrazia e cosmopolitismo in Antonio Gramsci, op. cit., 2009, p. 127. 240 Izzo parle ainsi de « ­­l’héritage “démocratique” de l’époque ­­ moderne », dont l’un ­­ des éléments fondamentaux est « le lien entre fonctions intellectuelles et peuple », autrement dit ­­l’unification relative « de la raison et de la vie » (ibid., p. 136). 241 Karl Marx, Préface de 1882 à l’édition ­­ russe du Manifeste du parti communiste, ­­ op. cit., p. 171. Voir aussi la lettre de Marx à Véra Zassoulitch (1881) et ses brouillons, in Maurice Godelier (éd.), Sur les sociétés précapitalistes. Textes choisis de Marx, Engels, Lénine, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 318-342. 242 « La solidité ­­d’une chaîne dépend de celle de son maillon le plus faible », titre de ­­l’article de la Pravda du 9 juin (27 mai) 1917, in Lénine, Œuvres, op. cit., tome 24, p. 535-536.

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dans d’autres ­­ pays européens, aux États-Unis ou en Amérique du Sud), la ­­contribution des Italiens à la ­­construction du monde moderne (les intellectuels lors de la Renaissance, les ouvriers à son époque) et le poids du cosmopolitisme dans son histoire depuis l’Antiquité ­­ représentent autant de ressources pour la transition à un internationalisme réel et ­­concret, ne serait-ce que parce que cette tradition cosmopolite peut ­­constituer un sérieux obstacle au « nationalisme et à l’impérialisme ­­ militariste caractéristiques du fascisme243 ». Ainsi, le cosmopolitisme italien traditionnel devrait se transformer en un cosmopolitisme de type moderne, capable ­­d’assurer les meilleures ­­conditions de développement à l­­ ’homme-travail italien, où q­­ u’il se trouve dans le monde. Non pas le citoyen du monde en tant que civis romanus ou en tant que catholique, mais ­­comme producteur de civilisation. […] Le peuple italien est le peuple le plus intéressé « nationalement » à une forme moderne de cosmopolitisme. Pas seulement l’ouvrier, ­­ mais le paysan et en particulier le paysan du Sud. […] La « mission » du peuple italien consiste ­­ à reprendre le cosmopolitisme romain et médiéval, mais sous la forme la plus moderne et la plus avancée244.

Les spécificités de la situation italienne ne signifient pas que la tâche de construire ­­ une volonté collective nationale-populaire véritable ne soit pas à ­­l’ordre du jour en Italie : il ­­s’agit plutôt de préciser les caractéristiques ­­d’une telle volonté collective, qui devrait dans ce cas être particulièrement imprégnée d’internationalisme. ­­ Du reste, cette tâche ­­s’inscrit, ­­comme ailleurs, sous ­­l’horizon ­­d’une tâche ­­d’encore plus grande ampleur – l’édification ­­ du communisme ­­ à ­­l’échelle internationale : « La perspective est internationale et ne peut être que telle245. » Les remarques précédentes sont utiles pour traiter la question du populisme chez Gramsci. Le populisme attribué à Gramsci a été critiqué ­­comme un abandon ­­d’une politique révolutionnaire de classe, notamment par des commentateurs ­­ liés à des courants d’extrême ­­ gauche (bordiguistes, 246 ­­d’inspiration trotskyste ou opéraïste ) ­­s’attaquant à ­­l’opportunisme du PCI. À l’inverse, ­­ il a pu être valorisé et considéré ­­ ­­comme une source 243 C19, § 5, p. 40 [juillet-août 1934 – février 1935], texte A en C9, § 127, p. 496 [septembrenovembre 1932]. 244 Ibid. 245 C14, § 68, p. 84. 246 Voir respectivement Christian Riechers, Antonio Gramsci. Marxismus in Italien, Francfort, Europäische Verlagsanstalt, 1970 ; Perry Anderson, Sur Gramsci, op. cit. ; Alberto Asor Rosa, Scrittori e popolo, Rome, Samonà e Savelli, 1965.



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­­ d’inspiration, en particulier par Laclau et Mouffe247 pour qui l’idée ­­ de ­­construction hégémonique d’une ­­ volonté collective nationale-populaire permet ­­d’échapper à ­­l’essentialisme du marxisme classique248. En réalité, ­­contrairement au présupposé commun ­­ à ces lectures opposées, Gramsci ne déplace pas l’accent ­­ de la catégorie de classe à celle de peuple mais ­­considère la ­­construction ­­d’une hégémonie nationale-populaire ­­comme la stratégie de lutte de classe adaptée à certaines situations historiques, ­­comme dans ­­l’Italie de son temps. On peut ainsi ­­comprendre la dialectique entre peuple (ou volonté collective nationale-populaire) et classe par analogie avec la dialectique entre échelles nationale et internationale : la perspective doit être « prolétarienne » – viser l’établissement ­­ ­­d’un nouveau bloc historique sur la base de ­­l’intérêt historique du prolétariat au dépassement de toute ­­contradiction de classes – mais « le point de départ » doit être populiste, ­­c’est-à-dire résider dans ­­l’articulation des intérêts des différents groupes sociaux subalternes ­­constituant le peuple. En ce sens, il y a chez Gramsci deux acceptions du terme subalterne, ou deux types de groupes subalternes : ­­d’une part, les groupes sociaux 249 cantonnés « aux marges de l’histoire ­­  » – par exemple les paysans, et a fortiori ceux du Mezzogiorno –, qui ne parviennent pas à véritablement développer leur autonomie et à hausser le rapport de forces politique avec les classes dominantes à un degré supérieur250 ; ­­d’autre part, il existe parmi les subalternes des « classes sociales qui luttent pour l’hégémonie ­­ et qui tout en ­­n’étant pas encore hégémoniques sont néanmoins des “classes fondamentales”251 », c­­ omme la bourgeoisie avant ­­l’établissement de blocs historiques modernes ou le prolétariat depuis la seconde moitié du xixe siècle. Ajoutons que Gramsci, loin de se cantonner au niveau national, voit au ­­contraire la désarticulation entre cette échelle et les interdépendances économiques internationales ­­comme ­­l’une des « ­­contradictions fondamentales » de la « société actuelle » : « Alors que la vie économique a 247 Ernesto Laclau, La raison populiste ­­[­2005­]­, Paris, Le Seuil, 2008 ; Íñigo Errejon et Chantal Mouffe, Construire un peuple. Pour une radicalisation de la démocratie [­­ ­2015­]­, Paris, Cerf, 2017. 248 Voir supra, p. 67-68. 249 Titre du cahier 25 ­­consacré aux groupes subalternes. 250 Voir supra, p. 130-137. 251 Guido Liguori, « Le c­­ oncept de subalterne chez Gramsci », Mélanges de ­­l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et ­­contemporaines, no 128-2, 2016 [en ligne]. Pour ­­l’expression « classes fondamentales », voir notamment C10 II § 61, p. 157 [février-mai 1933].

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­­ comme prémisse nécessaire l’internationalisme ­­ ou mieux le cosmopolitisme, la vie de ­­l’État ­­s’est développée toujours plus dans le sens du “nationalisme”, du “se suffire à soi-même”, etc.252  » Si ­­l’État-nation ­­s’est avéré être la forme ­­d’État paradigmatique de ­­l’époque moderne, le primat de ­­l’échelle nationale est ­­conditionné socio-historiquement et peut être dépassé, la crise ­­contemporaine (de 1929) manifestant précisément sa tension avec le cosmopolitisme capitaliste. Cela est toutefois insuffisant pour considérer ­­ que, ­­d’après Gramsci, l’époque ­­ de la fin des États-nations (ou de la centralité du niveau national pour la lutte politique) soit ouverte253, du moins tant que la révolution n’aura ­­ pas triomphé à une échelle internationale. ­­L’internationalisme est bien ­­l’une des potentialités propres à ­­l’époque ­­contemporaine, mais son triomphe ­­n’est en rien garanti. Par ailleurs on sait que les phénomènes ­­contemporains étudiés par Gramsci ­­comme ­­l’américanisme, le fascisme et le socialisme soviétique doivent être saisis dans leurs mouvements de diffusion internationale et dans leurs interdépendances : ­­l’URSS a été la source d’un ­­ puissant élan révolutionnaire qui a intensifié la lutte et ­­l’organisation des subalternes dans le monde entier ; ­­l’Italie fasciste est ­­l’un des bastions les plus importants dans la guerre de position de la part des classes dominantes à l’échelle ­­ européenne ; et les États-Unis ont vu apparaître de nouvelles modalités ­­d’organisation rationnelle de la production, de la circulation, de la distribution et de l’investissement ­­ qui tendent à être mises en œuvre – avec certains ajustements et de nombreuses limites – dans de nombreuses autres sociétés. On voit donc se dessiner plusieurs internationalismes possibles : cosmopolitisme purement économique d’un ­­ capitalisme américanisé étendu à la surface du globe ; internationalisme prolétarien au service de la politique de puissance de ­­l’URSS ; domination du globe par un impérialisme victorieux, par exemple de type fasciste ; ou encore « nouveau cosmopolitisme » véritable, ­­c’est-à-dire réalisation d’une ­­ universalité ­­concrète. Le tiraillement entre ces différentes virtualités internationalistes et entre différents types de replis nationaux, est ­­l’une des caractéristiques fondamentales de ­­l’époque ­­contemporaine telle ­­qu’elle est analysée dans les Cahiers. 252 C15, § 5, p. 112 [février 1933]. 253 Il nous semble que Francesca Izzo tend à surestimer l’importance ­­ du « cosmopolite » pour Gramsci dans la situation ­­contemporaine, aux dépens du national : voir Democrazia e cosmopolitismo, op. cit., p. 123-137.



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CONCLUSION

À partir des analyses de l’américanisme, ­­ du fascisme et du socialisme soviétique, tâchons de déterminer dans quelle mesure ­­l’époque ­­contemporaine de Gramsci est dotée ­­d’une unité relative. On peut ­­d’abord discerner une analogie, même si elle ­­n’est pas signalée explicitement dans les Cahiers, entre, d’une ­­ part, les traductions réciproques établies entre les « ­­cultures nationales » de la France (politique révolutionnaire), de ­­l’Allemagne (philosophie idéaliste) et de la Grande-Bretagne (économie capitaliste) au tournant du xviiie et du xixe siècles254 et, ­­d’autre part, les rapports entre l’URSS ­­ (issue de la révolution de 1917, bien que l’élan ­­ en ait été perdu et les principes trahis), ­­l’Italie (où ­­l’historicisme néohégélien est particulièrement fort, bien que sous une forme spéculative) et les États-Unis (où se manifeste un dynamisme renouvelé de la production capitaliste, bien que les ­­contradictions de la société bourgeoise ne soient pas supprimées). Ce parallèle placerait en un sens Gramsci dans une position analogue à celle des fondateurs de la philosophie de la praxis, qui proposaient une synthèse créatrice des trois sources dont ils étaient les héritiers : dans les deux cas, il s’agirait ­­ de faire fructifier et de corriger le meilleur de la philosophie idéaliste, d’intégrer ­­ tout en les dépassant les avancées technico-économiques réalisées par la classe dominante, et avant tout de poursuivre en ­­l’adaptant à de nouveaux ­­contextes le mouvement de lutte des subalternes. Les deux triades en question sont cependant profondément différentes. La première dessinait les coordonnées fondamentales du bloc historique bourgeois-moderne, dont le processus de formation, certes heurté et ­­complexe, se réalisait à ­­l’échelle européenne. Le second ­­s’établit plutôt entre trois pôles où sont empruntées des trajectoires divergentes : ­­l’unité du monde actuel ­­s’affirme du conflit ­­ lui-même. Si la révolution passive fasciste repose comme ­­ e celles du xix  siècle sur la neutralisation du mouvement populaire, elle ne peut pas être comprise ­­ comme ­­ une modalité pour la nouvelle classe fondamentale ­­d’acquérir un pouvoir social par une voie alternative à celle des révolutions actives, mais plutôt ­­comme une lutte contre ­­ une telle évolution. Ce qui lie le fascisme et le socialisme soviétique n’est ­­ pas 254 Voir supra, p. 191-197.

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un ensemble de tâches historiques partagées mais avant tout la guerre de position qui les met aux prises. Le fascisme ne peut être ­­considéré ­­comme une révolution passive que si ­­l’on fait droit aux profondes différences avec les révolutions passives du siècle antérieur. Quant à ­­l’américanisme, ­­s’il partage certains éléments le rapprochant des révolutions passives, il s’en ­­ éloigne par ­­d’autres – rôle secondaire de l’État ­­ (du moins jusqu’à ­­ 1929), innovations socio-économiques qui ne semblent pas être immédiatement liées à une captation-neutralisation de poussées populaires –, Gramsci ­­n’employant ­­l’expression que d­­ ’une manière interrogative à son propos. Enfin, ­­l’URSS ne nous semble pas pouvoir être analysée rigoureusement comme ­­ une révolution passive, malgré ­­l’épuisement du souffle révolutionnaire que ­­l’on peut y ­­constater et les désastres et crimes du stalinisme. Il ­­n’est donc pas possible de penser ­­l’époque ­­contemporaine simplement ­­comme étant une époque de révolution passive. Un trait ­­commun des situations analysées par Gramsci est le développement et la ­­complexification de la société civile et des organisations de masse qui la constituent. ­­ Contrairement à ce que suggèrent certains ­­commentateurs qui parlent d’autonomisation ­­ de la société civile255, il nous semble que le développement de cette dernière ­­s’accompagne plutôt de son hétéronomie, que ce soit par rapport à la structure (cas américain) ou à la société politique (fascisme et socialisme statolâtre). ­­L’autonomie de la société civile semble plutôt être une caractéristique de la modernité libérale classique, celle du long xixe siècle, qui est entrée en crise. Pour Gramsci, le meilleur espoir de reconstruction de ­­l’autonomie de la société civile est le développement et la victoire d’un ­­ authentique mouvement de lutte vers le ­­communisme. On peut également envisager ­­l’hypothèse256 selon laquelle Gramsci aurait diagnostiqué à ­­l’époque ­­contemporaine une « transformation morphologique257 », à savoir la coalescence de ­­l’économique et du politique, en particulier du fait de l’expansion ­­ du champ des interventions socio-économiques de ­­l’État, cette transformation ­­s’accompagnant ­­d’une 255 Carlos Nelson Coutinho, ­­Gramsci’s Political Thought, op. cit., p. 66 et p. 82-84. 256 Voir Biagio De Giovanni, « Crisi organica e Stato in Gramsci », art. cité, et « Lenin and Gramsci : State, Politics and Party », in Chantal Mouffe (dir.), Gramsci and Marxist Theory, op. cit., p. 257-288 ; ou, plus récemment, Terenzio Maccabelli (« La “grande trasformazione”… », art. cité, p. 32-60). 257 Biagio De Giovanni, « Lenin and Gramsci… », art. cité, p. 271.



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«  diffusion de ­­l’hégémonie258 » et ­­d’une « diffusion de la politique259 » à tous les niveaux de la société. Cette idée recoupe largement la thèse de « ­­l’élargissement de ­­l’État  » de Buci-Glucksmann260 et est liée (­­comme chez De Giovanni) à une lecture de Gramsci en premier lieu comme ­­ théoricien de la révolution à ­­l’Ouest, dans les sociétés capitalistes avancées. Mais si une tendance à l’entrelacement ­­ du politique et de l’économique ­­ se retrouve dans plusieurs situations analysées par Gramsci, elle est loin ­­d’être homogène. ­­L’intervention accrue de ­­l’État dans ­­l’économie obéit à des logiques et prend des formes très différentes en Italie et en URSS. Quant aux États-Unis le rôle économique (et hégémonique) de ­­l’État, ­­d’après Gramsci, est beaucoup moins important, du moins avant 1929. Une autre caractéristique souvent remarquée dans ­­l’analyse gramscienne de la période qui lui est c­­ ontemporaine est l­­ ’idée de massification261. Gramsci la soutient explicitement dans une note intitulée « ­­L’homme-individu et ­­l’homme-masse » : « La tendance au conformisme ­­ est plus répandue et plus profonde dans le monde c­­ ontemporain q­­ u’autrefois : la standardisation de la manière de penser et d’agir ­­ prend une extension nationale, voire ­­continentale. La base économique de l’homme ­­ collectif : grandes usines, taylorisation, rationalisation, etc.262 » Si un mouvement de massification traverse les différentes situations, il ­­convient de spécifier ce terme selon les ­­contextes. Aux États-Unis, elle advient tout d’abord ­­ sous la forme de la production et de la ­­consommation de masse corrélatives du fordisme : ­­c’est un phénomène avant tout économique. ­­L’Italie, où la production et la ­­consommation des masses populaires restent modestes, connaît ­­ une massification que ­­l’on pourrait qualifier de sociale en ce ­­qu’elle est ­­d’abord ­­l’effet (­­comme dans le reste de l’Europe ­­ occidentale) des organisations de masses (syndicats, partis mais aussi Action catholique), de la mobilisation militaire causée par la Grande Guerre, puis de ­­l’embrigadement de différents secteurs de la société par les organisations fascistes. Enfin, en Russie, ­­c’est peut-être ­­l’aspect politique de la massification qui est le plus frappant, avec la participation et l’activité ­­ autonome des masses 258 Ibid. 259 Ibid., p. 275. 260 Christine Buci-Glucksmann, Gramsci et ­­l’État, op. cit., chap. 3, p. 87-134. 261 Voir par exemple Michele Filippini, Una politica di massa, Rome, Carocci, 2015 et Dario Ragazzini, Leonardo nella società di massa : teoria della personalità in Gramsci, Bergame, Moretti & Vitali, 2002. Voir supra, p. 203 note 216. 262 C7, § 12, p. 179 [novembre-décembre 1930].

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subalternes dans la vie politique à partir de février 1917. Même ­­s’il ­­ne considère vraisemblablement pas la perte de puissance des subalternes ­­comme irréversible, Gramsci a ­­conscience que cette massification politique est mise en péril par le stalinisme. Or elle est nécessaire pour « faire époque » et produire un progrès authentique, en faisant advenir un bloc historique qualitativement nouveau en ce ­­qu’il aurait dépassé certaines des contradictions ­­ fondamentales des sociétés de classes. Venons-en enfin à la question de la rationalisation à ­­l’époque ­­contemporaine. Gramsci ne ­­comprend pas son temps ­­comme ­­l’époque du triomphe uniforme de la rationalité. Il met ainsi en lumière ses aspects irrationnels, ­­qu’il ­­s’agisse de survivances archaïques ou de ­­contradictions générées par les nouvelles logiques socio-politiques. Mais il ­­n’en valorise pas moins les différents processus de rationalisation et semble ­­considérer ­­qu’il faut travailler à leur pleine réalisation. Cependant, Gramsci semble pris dans certaines équivocités dans la mesure où il ne distingue pas clairement la rationalité en finalité de la rationalité en valeur263, ni la « modernisation capitaliste techno-productive » de la modernisation « émancipatrice éthico-politique264 ». Ces lacunes problématiques sont corrélatives ­­d’une valorisation unilatérale de ­­l’efficacité en tant que telle. Ainsi, dans la sphère politique, Gramsci présente parfois la puissance du Parti ­­communiste (le Prince moderne) ­­comme une valeur ultime : En se développant, le Prince moderne bouleverse tout le système des rapports intellectuels et moraux, en tant que son développement signifie précisément que tout acte est ­­conçu c­­ omme utile ou nuisible, vertueux ou scélérat, uniquement en ce ­­qu’il a ­­comme point de référence le Prince moderne lui-même, et dans la mesure où il sert à accroître son pouvoir ou à s’y ­­ opposer. Le Prince prend la place dans les ­­consciences de la divinité et de ­­l’impératif catégorique, il devient la base ­­d’un laïcisme moderne et ­­d’une laïcisation ­­complète de toute la vie et de tous les rapports relatifs aux mœurs265.

Dans le domaine économique, selon une perspective « productiviste266 », Gramsci sous-estime les aspects aliénants de la « rationalisation » 263 Jacques Texier, « Rationalité selon la fin et rationalité selon la valeur dans Les Cahiers de la Prison », Actuel Marx, no 4, 1988, p. 97-117. 264 André Tosel, « Époques de la mise en époques ou ­­l’époque entre nominalisme et réalisme » in Domenico Losurdo et André Tosel (dir.), Die Idee der historischen Epoche ; ­­L’idée ­­d’époque historique, Francfort, Peter Lang, 2004, p. 69. 265 C13, § 1, p. 359 [mai 1932 – novembre 1933], texte A en C8, § 21, p. 270 [janvier-février 1932]. 266 Jacques Texier, « Rationalité selon la fin… », art. cité, p. 104.



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tayloro-fordiste et va jusqu’à ­­ présenter la croissance des forces productives ­­comme le principe normatif suprême : Quel est le point de référence pour le nouveau monde en gestation ? Le monde de la production, le travail. Le plus grand utilitarisme doit régir toute analyse des institutions morales et intellectuelles à créer et des principes à diffuser : la vie collective et individuelle doit être organisée pour le rendement maximal de ­­l’appareil de production267.

­­ ’après Texier, « au lieu d’une D ­­ hiérarchisation des différentes catégories de valeurs orientatives (bien/mal, utile/nuisible, efficace/inefficace) sous la domination de la catégorie du bon ou du bien, on assiste à leur alignement ou à leur réduction à la catégorie de l’efficace : ­­ force du parti, rende268 ment de la production  ». Pour lui, ce schéma est « une des tendances présentes dans les Cahiers de la Prison », ­­qu’il se propose « ­­d’éliminer en prenant appui sur la tendance opposée269 », celle qui fait de Gramsci un penseur de ­­l’élaboration collective et autonome de principes normatifs, non réductibles à des exigences techniques. Bien que ces tensions soient indéniablement présentes chez Gramsci – elles se retrouvent par exemple dans les différents sens que prend le terme de progrès chez lui270 –, il nous semble ­­qu’une telle « lecture dualiste271 » laisse de côté certaines intuitions fondamentales de Gramsci. Sa valorisation de la rationalité en tant que telle s’explique ­­ notamment par sa vision sans concession ­­ de la société italienne comme ­­ manquant de rationalité en termes à la fois technico-économiques, sociaux et politiques. Il attache une importance particulière à la rationalité instrumentale et à la croissance des forces de production moins pour elles-mêmes que parce ­­qu’il ­­s’agit de ­­conditions nécessaires (certes non suffisantes) du type de société ­­qu’il s­­ ’agit ­­d’édifier. Son productivisme ­­n’est pas le symptôme ­­d’une pulsion prométhéenne et ­­d’un retour du refoulé économiciste mais le corrélat d­­ ’un projet hégémonique dans la perspective duquel le progrès technico-économique est la ­­condition d’une ­­ société laissant toute sa place à ­­l’activité autonome des masses subalternes. Ainsi, à ses yeux, dans le processus de transition post-révolutionnaire à une société réglée, « le développement des forces 267 C7, § 12, p. 180. 268 Jacques Texier, « Rationalité selon la fin… », art. cité, p. 116. 269 Ibid. 270 Voir supra, p. 281-282. 271 Voir supra, p. 66-68.

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économiques sur les nouvelles bases et ­­l’instauration progressive de la nouvelle structure atténueront les c­­ ontradictions qui ne peuvent manquer de réapparaître, et ayant créé un nouveau “­­conformisme” par le bas, elles permettront de nouvelles possibilités ­­d’autodiscipline, ­­c’est-à-dire de liberté même individuelle272 ». Cette affirmation exagérément optimiste établit un lien trop direct entre avancées économiques et résolution des problèmes socio-politiques. Mais elle atteste que, pour Gramsci, la rationalité technico-économique ­­n’acquiert toute sa valeur que dans la perspective d’une ­­ société émancipée.

272 C7, § 12, p. 180.

CONCLUSION Pour une philosophie de ­­l’histoire démocratique Il est légitime de dire, même si leur auteur ne reprend pas cette expression à son ­­compte, que les Cahiers esquissent une philosophie de ­­l’histoire. Cette expression peut désigner, en un sens faible, la réflexion philosophique sur les notions qui permettent de penser les phénomènes historiques (classe, groupe social, force politique, société, événement, période, époque, crise, révolution, etc.). Elle peut aussi renvoyer, en un sens fort, à une vision totalisante du cours des événements historiques, qui ­­s’attache à en restituer la cohérence et ­­l’unité, voire à en discerner la rationalité et le sens. Il est évident que Gramsci contribue ­­ à la philosophie de l’histoire ­­ dans le premier sens, notamment en développant des notions ­­comme celles de bloc historique, ­­d’État intégral, ­­d’hégémonie ou de révolution passive. Mais on retrouve également dans ses textes carcéraux les linéaments ­­d’une philosophie de ­­l’histoire en un sens fort, bien que non dogmatique. Gramsci cherche à rendre intelligibles la ­­consistance, ­­l’unité, les lignes de force et les grandes scansions du processus historique – du moins de celui de l’Europe ­­ continentale – ­­ tout en faisant droit à l’ouverture ­­ de ce processus, à sa dimension contingente, ­­ et au rôle constitutif ­­ ­­qu’y joue la praxis humaine. Il envisage que l’histoire, ­­ à ­­l’époque moderne en particulier, soit dotée d’un ­­ sens (à la fois une direction et une signification rationnelles), mais il ne peut que parier sur la réalisation de ce sens, dans la mesure où elle a pour condition ­­ l’intensification ­­ de ­­l’activité et des luttes autonomes des subalternes jusqu’au ­­ dépassement des ­­contradictions de classes. Il ­­s’agit donc d­­ ’une philosophie de ­­l’histoire ­­d’un type nouveau, à plusieurs égards. Elle est immanente au processus historique, ne faisant pas exception à l’immanence ­­ intégrale qui définit ce dernier1. Chez Gramsci, les ­­conceptions de ­­l’histoire entretiennent 1

Voir p. 53-56.

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– ­­comme les philosophies et les ­­conceptions du monde en général – une relation d­­ ’identité dialectique avec ­­l’histoire elle-même ; elles doivent être ­­comprises dans leurs liens à des situations et à des acteurs socio-politiques déterminés. Cela reste vrai dans le cas particulier de la ­­conception de ­­l’histoire propre à la philosophie de la praxis, qui est intrinsèquement liée aux groupes subalternes2. Les conceptions ­­ de l’histoire, ­­ telles que les conçoit ­­ Gramsci, non seulement expriment l’histoire ­­ (­­d’une manière créative), mais y produisent des effets sociaux, culturels ­­ et politiques, et peuvent de ce fait être considérées ­­ comme ­­ pratiques. La différence spécifique de la philosophie de ­­l’histoire marxiste, du moins telle que la ­­comprend et la développe Gramsci, par rapport à ­­d’autres ­­conceptions de l’histoire ­­ est d’assumer ­­ son immanence, et de produire ses effets en connaissance ­­ de cause (en tant que « pleine ­­conscience des ­­contradictions3 ») afin ­­d’œuvrer à une certaine maîtrise du processus historique par ses acteurs. Ainsi, elle s’avère ­­ également être réflexive, en ce qu’elle ­­ analyse sa propre situation dans l’histoire, ­­ et le rôle qu’elle ­­ peut y jouer. Pour penser les différenciations internes au processus historique – exigence fondamentale pour un historicisme structuré ou « vertébré » – Gramsci mobilise, en premier lieu à propos de la modernité, une ­­conception non réductionniste des époques historiques4. Il ­­comprend une époque ­­comme une séquence historique qui, bien que ­­composée de situations historiques irréductiblement singulières, peut néanmoins être saisie à partir d’un ­­ ensemble de traits communs ­­ ou tendanciellement partagés. Ces éléments ­­constitutifs d’une ­­ époque sont relativement autonomes les uns par rapport aux autres : ­­c’est le cas d’un ­­ point de vue chronologique, ­­puisqu’ils ­­n’apparaissent pas au même moment5 et peuvent être caractérisés par des rythmes ou temporalités historiques ­­ entredifférents6 ; ­­c’est aussi le cas du point de vue des rapports qu’ils tiennent entre eux, raison pour laquelle la notion de traductibilité réciproque est fructueuse pour concevoir ­­ ­­l’unité immanente à la ­­complexité ­­d’une époque, ou d’un ­­ bloc historique7. La périodisation ne saurait donc 2 3 4 5 6 7

Voir p. 61-64. C11, § 62, p. 283 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 45, p. 471 [octobre-novembre 1930]. Voir p. 157-158. Voir p. 224-245. Voir p. 137-146. Voir p. 191-197.



Conclusion

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se réduire à appliquer un critère simple, ­­qu’il soit objectif (niveau des forces productives, mode de production) ou subjectif (moment de ­­l’Esprit incarné dans un peuple, classe-sujet ­­conçue d­­ ’une manière essentialiste). Pour Gramsci, les forces socio-politiques constitutives ­­ de l’histoire ­­ sont toujours multiples, et sont définies par les rapports q­­ u’elles entretiennent entre elles, ces rapports de forces ayant eux-mêmes plusieurs moments8. La persistance ­­d’un bloc historique, qui permet de saisir les régularités et la cohérence d’une ­­ époque, s’explique ­­ par la stabilité relative de tels rapports en raison de la domination et de ­­l’hégémonie de ­­l’une des forces en présence, qui est bien entendu remise en cause lors des périodes de crise. Ainsi, ­­l’histoire de ­­l’époque moderne est ­­d’abord celle de ­­l’hégémonie bourgeoise. Gramsci analyse et critique plusieurs autres conceptions ­­ de ­­l’histoire, qui ­­contribuent à définir les situations historiques auxquelles elles appartiennent, en fonction du degré auquel elles y sont diffusées. Par exemple, à ses yeux, ­­l’émergence de la foi dans le progrès, liée aux avancées scientifiques et à la mise en place du mode de production capitaliste, « fait époque », et constitue ­­ ­­l’un des traits saillants de la genèse de la modernité9. À ­­l’inverse, la seconde Renaissance, marquée par ­­l’Humanisme, a eu pour corrélat un nouveau rapport au temps, ­­l’Antiquité étant alors érigée en modèle indépassable, ce qui est le symptôme de la dimension réactionnaire de ces phénomènes historiques ambivalents10. Les philosophies de ­­l’histoire classiques de ­­l’idéalisme allemand ­­s’inscrivent pour leur part dans le mouvement éminemment ­­complexe d’affirmation ­­ du bloc historique moderne, notamment suite à la Révolution française11. En retour, leur manière de concevoir ­­ l’histoire ­­ ­­comme une totalité dotée de sens – chez Hegel en particulier – a pu ­­constituer un corrélat idéologique de la formation des États modernes lors des révolutions passives du xixe siècle, au cours desquelles elles ont ainsi joué un rôle significatif. Enfin, les crises ­­d’hégémonie peuvent provoquer une crise du sens de ­­l’époque12. Une telle image de ­­l’histoire (ou du moins ­­d’une séquence historique) ­­comme stagnante, incohérente voire chaotique, revers de ­­l’incapacité à en produire une représentation 8 9 10 11 12

Voir p. 40-48 et p. 126-137. Voir p. 235-236. Voir p. 231. Voir p. 195-197. Voir p. 205-206.

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­­ consistante, possède des traits ­­communs avec le présentisme postmoderne13. Toujours est-il que l’un ­­ des aspects de l’étude ­­ du processus historique ­­consiste à examiner les ­­conceptions de ­­l’histoire qui ont pu ­­s’y déployer. Ce retour critique sur ­­d’autres conceptions ­­ de ­­l’histoire ­­s’avère ainsi être un élément ­­constitutif de la philosophie de la praxis, dans la mesure où elle est ­­consciente de sa propre historicité, et bien entendu de celle des autres ­­conceptions. La réflexivité de la philosophie de la praxis sur son immanence et son caractère pratique l’amène ­­ nécessairement à thématiser les effets socio-politiques ­­qu’elle vise à produire, et qui sont censés ­­contribuer à ­­constituer – en ­­l’organisant, ­­l’unifiant et ­­l’intensifiant – la subjectivité collective des subalternes et en premier lieu du prolétariat. En tant que telle, elle est indissociablement liée à des organisations de lutte, notamment au parti ­­communiste révolutionnaire. Pour Gramsci, la pensée de ­­l’histoire est indispensable à la politique – du moins à la grande politique14. Repérer les coordonnées spécifiques de la situation présente, ainsi que les discontinuités avec les époques antérieures, est décisif pour établir une stratégie à même de modifier les rapports de forces à ­­l’échelle ­­d’une société et ­­d’établir une nouvelle hégémonie. Il ne ­­s’agit ni de déduire théoriquement les actions à entreprendre à partir ­­d’une supposée science de ­­l’histoire (dogmatisme), ni de produire un récit historique calqué sur la pratique du moment (opportunisme), mais de travailler à ­­l’adéquation de la théorie et de la pratique en évaluant les hypothèses faites sur le processus historique en fonction du succès ou de ­­l’échec des stratégies mises en œuvre, tout en éclairant les situations ­­concrètes à partir de la ­­conception de ­­l’histoire. La philosophie de la praxis ­­s’accompagne donc ­­d’une ­­conception de ­­l’histoire qui retrouve dans cette dernière un sens précaire et incertain, ­­conception toute entière tendue vers ­­l’action collective et la production ­­d’effets de subjectivité. Elle peut être dite ouverte sur ­­l’histoire, à plusieurs égards : elle se modifie et ­­s’enrichit perpétuellement grâce à une ­­connaissance plus c­­ oncrète du passé et à l­­ ’analyse des nouvelles situations qui se présentent à elle ; elle est ouverte sur les pratiques q­­ u’elle est censée exprimer et qu’elle ­­ a pour but ­­d’intensifier ; et elle est ouverte sur les pensées des subalternes, ­­qu’elle cherche à transformer, en acceptant de se transformer elle-même à leur contact. ­­ De ce point de vue, Gramsci 13 Voir p. 22-25. 14 Voir p. 102-105.



Conclusion

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correspond lui-même au portrait ­­qu’il dresse du « nouveau type de philosophe » ­­qu’est le « philosophe démocratique » : Un philosophe ­­convaincu que sa personnalité ne se limite pas à sa personne physique mais ­­qu’elle est un rapport social actif qui modifie le milieu ­­culturel. Lorsque le « penseur » se ­­contente de sa propre pensée, « subjectivement » libre, c’est-à-dire ­­ abstraitement libre, il tombe ­­aujourd’hui dans le ridicule : ­­l’unité de la science et de la vie est une unité active, et ­­c’est là seulement que se réalise la liberté de pensée ; ­­c’est un rapport maître-élève, philosophe-milieu ­­culturel dans lequel agir et duquel tirer les problèmes qu’il ­­ faut inéluctablement poser et résoudre ; ­­c’est le rapport philosophie-histoire15.

Conformément à son ontologie anti-substantialiste16, Gramsci ­­considère que l’intellectuel, ­­ ou le philosophe en particulier, ne saurait – pas plus que ­­n’importe quel individu – être pensé ­­comme isolé : « La personnalité historique d­­ ’un philosophe individuel dépend ­­[­aussi­]­du rapport actif qui existe entre lui et le milieu c­­ ulturel ­­qu’il veut modifier, milieu qui réagit sur le philosophe et qui, en ­­l’obligeant à une autocritique continuelle, ­­ fonctionne en tant que “maître”17. » Il est un rapport à ce milieu, et plus précisément un rapport « actif », tendu vers la transformation de ce dernier, vers l’élaboration ­­ et la systématisation des conceptions ­­ du monde qui, lorsqu’elles ­­ restent implicites dans le sens ­­commun des masses subalternes, sont le plus souvent incohérentes et désagrégées. Le philosophe démocratique reconnaît et assume cette ouverture essentielle sur la réalité historique, ouverture que Gramsci désigne ici comme ­­ le « rapport philosophie-histoire ». L’histoire ­­ englobe la philosophie, et la produit ; la philosophie a pour objet premier l’histoire, ­­ et y produit des effets déterminants. Bien compris, ­­ le rapport philosophie-histoire se prolonge dans la dialectique entre les intellectuels et les masses ; il s’agit ­­ là d’un ­­ rapport dialectique, où chacun des termes trouve sa ­­complétude dans et par ­­l’autre, puisque « ­­l’élément populaire “sent”, mais ne ­­comprend pas ou ne sait pas toujours [et où] ­­l’élément intellectuel “sait”, mais ne comprend ­­ pas ou surtout ne “sent” pas toujours18 ». Aux 15 C10 II § 44, p. 130-131 [août-décembre 1932]. Sur la notion de « philosophe démocratique », voir Benedetto Fontana, Hegemony and Power. On the Relation between Gramsci and Machiavelli, Londres/Minneapolis, University of Minnesota Press, 1993, p. 99-115. 16 Voir supra, p. 40-48. 17 C10 II § 44, p. 130. 18 C11, § 67, p. 299 [août-décembre 1932], texte A en Q4, § 33, p. 451-452 [septembreoctobre 1930].

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yeux de Gramsci, c’est ­­ dans et par l’organisation ­­ politique que peut se réaliser entre les intellectuels « démocratiques » et les masses populaires une telle dialectique, et ­­qu’il est possible d’en ­­ tirer toute la puissance ­­qu’elle recèle pour intensifier les luttes subalternes. Les Cahiers de prison, en raison à la fois de la pensée ouverte qui y est mise en œuvre et de leur objectif d’émancipation, ­­ nous offrent une philosophie de l’histoire ­­ démocratique.

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INDEX

Adamson, Walter : 227 Alexandre le Grand : 13 Alfieri, Vittorio : 260 Althusser, Louis : 11, 15-19, 28, 47, 53, 67, 85, 117-123, 126, 130, 137, 141142, 145, 147, 154, 230 Anderson, Perry : 22, 150, 166, 220, 300 Antonini, Francesca : 151, 277, 279-280 Arendt, Hannah : 9 Aristote : 41 Asor Rosa, Alberto : 300 Auguste : 216 Badaloni, Nicola : 103 Baggesen, Jens Immanuel : 194 Baldan, Attilio : 33 Baratta, Giorgio : 207, 250-251, 286 Barbagallo, Corrado : 225 Bartoli, Matteo : 71-72 Battini, Michele : 253 Benjamin, Walter : 157 Benoît de Nursie : 219 Bensaïd, Daniel : 138, 146 Benvenuti, Francesco : 296 Bergson, Henri : 43, 48 Berti, Giuseppe : 240 Bianchi, Alvaro : 245 Bidet, Jacques : 207-208 Bismarck (Von), Otto : 151, 278, 280 Bloch, Marc : 14 Boccace : 74 Bordiga, Amadeo : 30, 46, 88, 286 Borgese, Giuseppe Antonio : 256 Boukharine, Nikolaï : 107, 109, 112, 123-123, 204, 251

Boulanger, Georges : 151 Bourdieu, Pierre : 48 Bouton, Christophe : 9-10 Brandist, Craig : 159 Braudel, Fernand : 14-15, 141, 145 Bresciani, Antonio : 151 Boothman, Derek : 30, 76, 193 Buci-Glucksmann, Christine : 27-28, 79, 186, 202-203, 294-295, 305 Buissière, Evelyne : 29, 77 Burckhardt : 12, 232-233 Burgio, Alberto : 33-34, 50, 97-99, 143, 151-152, 165, 184, 198, 263, 268, 279-280 Caianiello, Silvia : 11 Carducci, Giosuè : 194 Carlucci, Alessandro : 30, 74-75 Cavour, Camillo : 169 César, Jules : 111, 151-152, 216-217, 278-279 Ciccotti, Ettore : 153 Cicéron : 41 Ciliberto, Michele : 217, 232 Colletti, Lucio : 58 Corrigan, Philip : 226 Cospito, Giuseppe : 29, 31-32, 114, 124, 137, 166 Crehan, Kate : 163 Croce, Benedetto : 24, 26, 43, 54-55, 77-79, 81-82, 86-87, 95, 114-115, 134, 136, 154, 179, 181, 189, 191-192, 223, 233, 237-239, 264, 267 Cromwell, Oliver : 183-184, 278, 295 Coutinho, Carlos Nelson : 291, 304

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

Cuoco, Vincenzo : 178-179 Dante : 74, 213 Dardot, Pierre : 193 Davidson, Alastair : 26 De Felice, Franco : 263, 270-271, 275 De Giovanni, Biagio : 51, 86, 200, 257, 304-305 Delbrück, Hans : 150 Della Volpe, Galvano : 58 Del Noce, Augusto : 51, 234 De Ruggiero, Guido : 153, 189 De Sanctis, Francesco : 232-233, 236 Descendre, Romain : 28, 37, 103, 193194, 196 Dewey, John : 48 Di Meo, Antonio : 178 Domenici, Leonardo : 23, 66, 157 ­D’Orsi, Angelo : 26 Dorso, Guido : 238 Dreyus, Alfred : 97 Dumoulin, Olivier : 12-14 Durkheim, Emile : 41 Engels, Friedrich : 30, 48, 64, 93-94, 112, 125, 132, 177, 194, 213, 238, 288 Érasme : 236 Escudier, Alexandre : 12 Febvre, Lucien : 12 Femia, Joseph V. : 169 Feuerbach, Ludwig : 34, 47-48, 50, 93, 125, 194 Fichte, Johann Gottlieb : 181, 194 Filippini, Michele : 129, 142-143, 203, 288, 305 Finelli, Roberto : 45, 66 Fiori, Giuseppe : 26 Fontana, Benedetto : 313 Ford, Henry : 254 Foucault, Michel : 9, 14, 206-208 Fovel, Nino Massimo : 272 Francioni, Gianni : 29, 80 Frédéric II : 228

Frétigné, Jean-Yves : 26, 28 Frosini, Fabio : 28, 30-31, 34-35, 37, 41, 55, 107-108, 112-113, 143, 147, 170, 174, 193-195, 203, 205, 214, 231, 238, 274, 277, 280 Furet, François : 13 Gagliardi, Alessio : 250, 274, 277 Galilée : 47 Gentile, Giovanni : 49-51, 54, 233-234, 267, 269, 287 Gerratana, Valentino : 29, 52, 150 Giasi, Francesco : 166 Giolitti, Giovanni : 102 Girard, Pierre : 44 Gobetti, Piero : 238 Goethe (von), Johann Wolfgang : 26, 267 Gramsci, Carlo : 215 Gramsci, Delio : 215 Gramsci, Edmea : 74 Gramsci, Gennaro : 74 Green, Marcus E. : 320 Groethuysen, Bernard : 240 Grossman, Henryk : 204 Guichardin, François : 105 Guzzone, Giuliano : 88 Haber, Stéphane : 29, 37 Hartog, François : 21 Hegel, G.W.F. : 48, 57-59, 78, 91, 93-94, 116, 119, 135, 181, 187-188, 194, 197, 215, 217, 237, 243, 311 Heine, Heinrich : 194 Hess, Moses : 193 Hoare, George : 28 Hobbes, Thomas : 41 Hobsbawm, Eric : 29, 151, 159 Hulak, Florence : 9, 15, 37 Imbornone, Jole Silvia : 151 Ives, Peter : 71, 73-74 Izzo, Francesca : 30, 299, 302 Jackson, Robert : 95



Index

Jameson, Fredric : 20-22 Jannaccone, Pasquale : 89 Jay, Martin : 66, 72 Jivkovitch, Petar : 152 Kamenev, Lev : 295 Kanoussi, Dora : 245 Kant, Emmanuel : 41, 47, 58, 107-108, 194 Kautsky, Karl : 150, 194 Kervégan, Jean-François : 94 Keucheyan, Razmig : 28, 37, 138 Kondratieva, Tamara : 295 Korsch, Karl : 119, 149 Koselleck, Reinhart : 14-15 Krätke, Michael : 88 Labica, Georges : 29 Labriola, Antonio : 24, 30, 49, 226 Labrousse, Ernest : 14 Laclau, Ernesto : 23, 27, 56, 67-68, 301 Laval, Christian : 193 Le Goff, Jacques : 12 Leibniz, Gottfried Wilhelm : 48 Lénine : 23, 27, 56, 67-68, 301 Léopardi, Giacomo : 234 Lévi-Strauss, Claude : 47 Liguori, Guido : 30, 163, 187, 301 Lo Piparo, Franco : 28, 30, 71 Loria, Achille : 151 Losurdo, Domenico : 57, 295 Louis XVI : 179 Löwith, Karl : 9 Lukács, Georg : 50, 119 Luporini, Cesare : 54-55 Luther, Martin : 236-239 Luxemburg, Rosa : 132, 150, 192, 204 Lyotard, Jean-François : 20 Maccabelli, Terenzio : 253, 261, 304 Macciocchi, Maria-Antonietta : 28 Macherey, Pierre : 47-49 Machiavel, Nicolas : 105, 150-151, 160161, 213, 221-222, 228, 230-231

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Manzoni, Alessandro : 74 Marx, Karl : 30-31, 34, 46-50, 62, 65, 70, 87, 89-91, 106, 112-113, 120, 149, 155, 193-194, 270, 280, 299 Mathiez, Albert : 102 Mazzini, Giuseppe : 169, 183 Meillet, Antoine : 71 Meta, Chiara : 30 Metternich (von), Klemens Wenzel : 181 Michelet, Jules : 12, 233 Mirsky, Dimitri P. : 294 Missiroli, Mario : 238 Mommsen, Theodor : 225 Morera, Esteve : 88, 141, 148 Morfino, Vittorio : 117 Morton, Adam David : 186 Mouffe, Chantal : 23, 27, 56, 67-68, 301 Mussolini, Benito : 42, 116, 151, 267, 270, 279 Napoléon Ier : 13, 111, 152, 169, 171, 183, 197, 264, 278, 295 Napoléon III : 111, 151, 185, 278-280 Newton, Isaac : 47 Oriani, Alfredo : 45, 238 Paggi, Leonardo : 55 Paladini Musitelli, Marina : 151 Pantaleoni, Maffeo : 150 Paris, Robert : 27, 297 Pétrarque : 74 Piazza, Gianguido : 74 Pie IX : 243 Pie XI : 242, 287 Piotte, Jean-Marc : 28 Pirenne, Henri : 225 Pomian, Krzysztof : 12 Pons, Silvio : 296 Popper, Karl : 9 Portantiero, Juan Carlos : 146 Portelli, Hugues : 28, 76, 80, 219, 241 Potier, Jean-Pierre : 89, 150, 161, 204

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

Poulantzas, Nicos : 28, 44, 117, 122, 125 Prestipino, Giuseppe : 78, 212 Primo De Rivera, Miguel : 152 Quinet, Edgar : 179 Ragazzini, Dario : 305 Rancière, Jacques : 120 Rebucini, Gianfranco : 194 Renan, Ernest : 151 Renault, Emmanuel : 37, 40-41, 47 Riazanov, David : 270 Ricardo, David : 89-90 Riechers, Christian : 300 Robespierre, Maximilien : 179, 194 Rossi, Angelo : 30 Rossoni, Edmondo : 274 Salomon, Sandra : 254 Salvatorelli, Luigi : 219 Salvioli, Giuseppe : 225 Savage, Mike : 21 Savonarole : 105 Sayer, Derek : 226 Sbarberi, Franco : 43 Schaumann, J.C.G. : 194 Schmoller (von), Gustav : 12 Schirru, Giancarlo : 30 Schucht, Giulia : 26, 30, 225, 234, 261 Schucht, Tatiana : 26, 30, 42, 81, 89, 181, 183, 192, 216, 228, 231, 233, 237, 240 Showstack Sassoon, Anne : 43 Sibertin-Blanc, Guillaume : 37, 122 Simiand, François : 12-14, 19 Sorel, Georges : 76, 254, 259

Spaventa, Bertrando : 194 Spirito, Ugo : 266, 269, 274 Sperber, Nathan : 28 Sraffa, Piero : 89, 150 Staline, Joseph : 30, 288, 295-299 Tarde, Gabriel : 41 Tasca, Angelo : 88 Texier, Jacques : 28, 55, 306-307 Thomas, Peter D. : 41-42, 47, 62, 113, 117, 137, 143, 159, 189, 270, 286 Thompson, Edward P. : 19, 83, 156, 226 Tilgher, Adriano : 114-115 Tolstoï, Léon : 237 Tosel, André : 27-29, 32, 49, 53, 70, 77, 145, 147, 192, 194, 306 Trotsky, Léon  : 30, 46, 186, 260, 295-299 Vacca, Giuseppe : 26, 29-30, 165-166, 204, 230, 249, 286, 293, 295-296 Veyne, Paul : 13 Vico, Giambattista : 44, 147, 188, 273 Vilar, Pierre : 18 Voza, Pasquale : 76, 179, 205 Weber, Max : 238-239 Wells, Herbert George : 215 Williams, Raymond : 22 Wood, Ellen Meiksins : 225 Zancarini, Jean-Claude : 28, 37, 102, 193-194, 196 Zapata, Roger : 294 Zassoulitch, Véra : 299 Zinoviev, Grigori : 166, 295

TABLE DES MATIÈRES

Abréviations et modalités de citation des textes . . . . . . .    7 Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .    9 ­­L’histoire et la modernité en question . . . . . . . . . . . . . . . . . . .    9 La philosophie de ­­l’histoire ­­contestée . . . . . . . . . . . . . . . . .    9 La notion ­­d’époque et le problème de la périodisation en histoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   11 Une critique marxiste de la périodisation : Lire le Capital . . . .   15 Le paradoxe de la postmodernité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   19 La pensée de ­­l’histoire de Gramsci, une réponse au postmodernisme ?  . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   22 Étudier la ­­conception de ­­l’histoire de Gramsci  . . . . . . . . . . . .   25 Les Cahiers de prison et la question de l’histoire . . . . . . . . . . ­­   25 Les études gramsciennes en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   27 La recherche récente sur Gramsci en Italie et la méthode diachronique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   29 Gramsci, historien de la modernité : la lecture ­­d’Alberto Burgio . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   33 Objet et plan de ­­l’ouvrage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   35 Philosophie de la praxis, sensibilité au multiple et dialectique historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   39 Les catégories fondamentales de la philosophie de la praxis : rapports sociaux, activité humaine, processus historique . . . . .   40 Le primat ontologique des rapports sociaux sur les entités individuelles et collectives  . . . . . . . . . . . . . .   40 Praxis et « actes impurs » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   48 ­­L’histoire ­­comme processus ­­complexe et ouvert . . . . . . . . . .   53

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

La philosophie de la praxis, ­­conscience des ­­contradictions historiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   57 Peut-on légitimement penser un ensemble social ­­comme ­­contradictoire  ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   57 Contradictions et changement historique . . . . . . . . . . . . . .   60 Contradictions et point de vue des subalternes . . . . . . . . . .   61 ­­L’horizon historique de la résolution des ­­contradictions . . . .   64 Le pluralisme et la dialectique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   66 ­­L’hypothèse d’un ­­ dualisme théorique de Gramsci . . . . . . . .   66 Dépasser les ­­contradictions sans nier le multiple . . . . . . . . .   68 Unité et différence : le cas de la langue  . . . . . . . . . . . . . . .   71 Saisir ­­l’unité immanente à la ­­complexité : bloc historique et hégémonie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   76 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   83 ­­L’« historicisme réaliste » de Gramsci et les différences historiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   85 Continuités et discontinuités du processus historique  . . . . . . .   86 ­­L’historicisme gramscien ­­contre le ­­continuisme . . . . . . . . . .   86 La raison et l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ­­   91 Les couples dialectiques de l’historicisme ­­ vertébré  . . . . . . .   97 Penser la ­­complexité historique  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  117 La critique althussérienne de l’historicisme . . . . . . . . . . . . ­­  117 Réductionnisme économique, amphibologie de la structure et distinction des rapports de forces . . . . . . 120 Moments des rapports de forces et phases historiques . . . .  130 La pluralité des temps historiques . . . . . . . . . . . . . . . . . .  137 Singularité historique et généralité théorique : éléments ­­d’épistémologie historiciste . . . . . . . . . . . . . . . .  147 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  157 ­­L’hégémonie bourgeoise, entre révolutions et crises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  159 Les formes de ­­l’hégémonie bourgeoise  . . . . . . . . . . . . . . . . .  160 Hégémonie et domination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  160 ­­L’ubiquité de ­­l’hégémonie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  163



Table des matières

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Hégémonie et différences historiques . . . . . . . . . . . . . . . .  165 Le paradigme jacobin et le Risorgimento  . . . . . . . . . . . . . .  167 Hégémonies post-jacobines et guerre de position  . . . . . . .  171 Les révolutions passives du xixe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . .  178 Origine de ­­l’expression . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  178 ­­L’œuvre des révolutions passives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180 Les rapports internationaux et le rôle de l’État . . . . . . . . .  185 ­­ Révolutions passives et absolutisation de ­­l’État et de ­­l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  187 La révolution passive comme ­­ stratégie hégémonique . . . . .  189 La formation du bloc historique moderne et la traductibilité des ­­cultures nationales  . . . . . . . . . . . .  191 ­­L’hégémonie en crises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  198 Expansivité et crise de ­­l’hégémonie bourgeoise . . . . . . . . .  198 Crise de ­­l’État intégral et situation révolutionnaire . . . . . .  201 Crise organique et crise du capitalisme . . . . . . . . . . . . . . . 204 Crise ­­d’hégémonie et crise du sens de ­­l’époque . . . . . . . . .  205 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  206 Genèses de la modernité européenne . . . . . . . . . . . . . . . .  211 Les époques de l’histoire ­­ européenne  . . . . . . . . . . . . . . . . . .  212 Significations du terme « moderne » et périodisation des types ­­d’État  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  212 Histoires situées et histoire mondiale . . . . . . . . . . . . . . . .  214 César et la rupture épocale de l’antiquité ­­ romaine  . . . . . .  216 Le Moyen Âge : cosmopolitisme ecclésiastique et désagrégation territoriale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  218 Machiavel, la période des monarchies absolues et la laïcisation de la politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  221 Les sources de la modernité  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  224 ­­L’An mille et ses suites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  224 Les ­­communes italiennes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  227 ­­L’ambivalence de la Renaissance  . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  231 La « révolution ­­culturelle » de la modernité : immanence, rationalité expérimentale, progrès . . . . . . . . .  232 La Réforme et les Lumières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  237

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L’HISTOIRE ET LA MODERNITÉ CHEZ ANTONIO GRAMSCI

Contre-Réforme, catholicisme et anti-modernité . . . . . . . .  241 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  246 Les alternatives historiques de la période ­­contemporaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  249 ­­L’américanisme, relance de la dynamique historique capitaliste ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  250 ­­L’hégémonie fordiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  250 Les ­­conditions historiques de ­­l’américanisme . . . . . . . . . .  254 Les limites de ­­l’américanisme  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  256 ­­L’américanisme peut-il faire époque ? . . . . . . . . . . . . . . . .  258 En quel sens le fascisme est-il une révolution passive ? . . . . . .  263 La révolution passive comme ­­ tendances et comme ­­ programme implicite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  263 Politique économique et centralité de l’État . . . . . . . . . . .  268 ­­ Politique totalitaire, corporatisme et hégémonie . . . . . . . .  269 Le sens historique ­­contradictoire du fascisme : tendances modernisatrices, césarisme régressif, puissances obscures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  275 Socialisme existant et émancipation des subalternes  . . . . . . .  282 La « politique totalitaire » et le centralisme démocratique . . .  282 État, société réglée et autogouvernement  . . . . . . . . . . . . .  287 Un régime « économico-corporatif » . . . . . . . . . . . . . . . . .  292 Hégémonie communiste, ­­ volonté collective nationale-populaire et internationalisme  . . . . . . . . . . . . .  297 Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  303 Conclusion Pour une philosophie de ­­l’histoire démocratique  . . . . . . . . . . . .  309 Bibliographie  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  315 Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  333